BRIAN HERBERT & KEVIN J. ANDERSON DUNE L’axe de la planète Arrakis est à angle droit par rapport au rayon de son orbite. Ce monde n’est pas un vrai globe, mais plutôt une toupie en rotation, renflée à l’équateur et concave aux pôles. Comme si ce monde était artificiel, produit de connaissances anciennes. Rapport de la Troisième Commission Impériale sur Arrakis. Sous le ciel poussiéreux, à la clarté des lunes jumelles, les Fremen de la razzia, furtifs, couraient entre les rochers. Ils se fondaient dans l’âpre environnement comme s’ils étaient taillés dans la même roche. Des hommes rudes qui vivaient dans un environnement rude. Mort aux Harkonnens. Ils avaient tous prêté le même serment. C’était encore l’heure tranquille qui annonce l’aurore. Stilgar, leur chef, un Fremen de haute taille à la barbe noire précédait les meilleurs de ses guerriers, souple comme un fauve. Nous devons n’être plus que des ombres dans la nuit. Des ombres armées de couteaux. Dans le silence, il leva la main et ses hommes s’arrêtèrent. Il écoutait, il prenait le pouls du désert ténébreux. Ses yeux du bleu de l’ibad exploraient les grands escarpements qui se profilaient sur le fond du ciel comme de gigantesques sentinelles figées. Les deux lunes dérivaient lentement et les flaques d’obscurité bougeaient et changeaient sans cesse, pareilles à des pseudopodes vivants. Les Fremen entamèrent l’escalade d’un éperon. Leurs yeux accoutumés à la nuit leur révélaient la sente aussi étroite qu’abrupte taillée dans la roche. Stilgar n’était jamais venu dans ce secteur du désert, mais il lui paraissait étrangement familier. Son père lui avait décrit le chemin que leurs ancêtres avaient tracé jusqu’au Sietch Hadith, jadis le plus important de tous les refuges secrets, depuis longtemps abandonné. Hadith… Un mot qui venait d’un vieux chant Fremen sur les moyens de survivre dans le désert. Comme beaucoup de Fremen, il avait cette histoire gravée dans l’âme… Un conte à propos de la trahison et de la guerre civile qui remontait aux premières générations de Dune, lorsque les Zensunni y avaient atteint le terme de leur errance. La légende voulait que toutes les interprétations de ce chant aient leur origine dans ce sietch sacré. Mais les Harkonnens ont violé notre sanctuaire. Tous les hommes du commando ressentaient la même révulsion devant ce sacrilège. Là-bas, au Sietch du Mur Rouge, on faisait une marque sur une dalle pour chaque ennemi tué. Cette nuit, ils allaient verser encore plus de sang. Les hommes suivaient en file leur chef tandis qu’il gravissait la piste rocailleuse. Bientôt, ce serait l’aube et ils avaient encore tant d’ennemis à massacrer. Ici, à l’abri des regards de l’Imperium, le Baron Harkonnen s’était servi du Sietch Hadith pour dissimuler ses stocks illicites d’épice. Ils n’apparaissaient sur aucun des inventaires adressés à l’Empereur. Une telle quantité de Mélange représentait une fortune. Shaddam ignorait tout de ce trafic, mais les Harkonnens ne pouvaient le dissimuler aux yeux vigilants des hommes du désert. Dans le misérable village de Bar Es Rashid, à la base de la chaîne, les Harkonnens avaient installé un poste de veille avec des gardes postés dans les falaises. Une protection qui ne constituait nullement un obstacle pour les Fremen qui avaient depuis longtemps creusé des galeries et des puits d’accès à partir des grottes. Autant de chemins secrets… Stilgar repéra une déviation et suivit les traces subtiles en quête de l’entrée dissimulée du sietch. À la clarté basse des lunes, il discerna une flaque d’ombre sous une saillie de la roche. Se laissant tomber à quatre pattes, il s’avança et sentit très vite sous ses doigts l’ouverture qu’il avait espérée, humide et fraîche, sans le sceau de sécurité habituel. Gaspillage. Aucune lueur, aucune trace de gardes. Stilgar se glissa dans l’orifice et tendit la jambe vers le bas jusqu’à rencontrer une saillie sur laquelle il bloqua le talon de sa botte. Il procéda de même avec l’autre pied, trouva un deuxième point d’appui, puis un autre ensuite. Il descendit ensuite degré par degré, et distingua très vite, plus bas, une lueur jaune à l’endroit où le boyau s’inclinait sur la droite. Il remonta alors en levant la main pour faire signe aux autres de le suivre. En atteignant le bas des marches, il trouva une vieille coupe de cuisine. Il ôta les embouts de ses narines et sentit une odeur de viande crue. Un appât destiné aux petits prédateurs ? Un piège ? Brusquement figé, il chercha autour de lui des capteurs. Est-ce qu’il avait déjà déclenché une alarme silencieuse ? À quelques pas devant lui, il entendit alors des pas, puis une voix avinée : — J’en tiens un autre. Je m’en vais te le balancer dans l’enfer des kulons. Avec deux de ses fidèles combattants, Stilgar plongea dans un boyau latéral en extirpant son krys à la lame laiteuse de son fourreau. Dans cet espace confiné, leurs pistolets maula auraient été trop bruyants. Dès que les deux gardes Harkonnens passèrent en titubant devant eux en rotant leur bière d’épice, Stilgar et Turok s’élancèrent et leur tombèrent sur le dos. Avant même qu’ils aient pu pousser un cri, les Fremen leur tranchèrent la gorge et appliquèrent aussitôt des éponges sur leurs blessures afin d’absorber leur sang précieux. Puis ils s’emparèrent de leurs armes alors même que les gardes étaient encore agités de soubresauts. Stilgar prit un fusil laser pour lui et en tendit un autre à Turok. Tout au fond du boyau, des brilleurs accrochés à la voûte distribuaient une clarté blafarde. Le commando progressa rapidement en direction du cœur du sietch ancien. Ils rencontrèrent bientôt un système de convoyeur qui reliait la crypte secrète à l’extérieur et Stilgar décela la senteur de cannelle du Mélange. Elle devint très vite plus intense à mesure qu’ils descendaient. Les brilleurs, ici, ne distillaient plus qu’une vague lueur orangée. Ils rencontrèrent des crânes et des corps en décomposition. Ceux de villageois ou de prisonniers Fremen qui avaient été fracassés contre la muraille pour servir de trophées. Ils bouillaient de rage. Les Harkonnens s’étaient livrés à leur sport favori. Stilgar entrevit Turok, dont le regard fouillait le couloir en quête d’autres ennemis à massacrer. Il s’avança lentement et perçut bientôt des voix et des bruits métalliques. Ils pénétrèrent dans une alcôve. Un parapet bas surplombait une grotte immense. Stilgar imaginait facilement les milliers d’hommes du désert qui avaient vécu là, bien avant l’arrivée des Harkonnens, avant l’Empereur… Avant même que le Mélange soit devenu la substance la plus précieuse de l’univers. Au centre de la grotte se dressait une structure octogonale, bleu sombre et argent, entourée de rampes. Alentour, d’autres structures avaient été disposées. L’une d’elles était en cours de construction : des éléments de plassmétal étaient éparpillés sur le sol et sept ouvriers étaient en plein travail. Les maraudeurs se glissèrent dans l’ombre jusqu’au niveau de la grotte. Turok et les autres, serrant les armes qu’ils avaient prises aux Harkonnens, se mirent en position dans plusieurs alcôves en surplomb. Trois hommes gravirent en courant la rampe qui faisait le tour de la plus grande structure octogonale. Ils disparurent au sommet, puis revinrent très vite en agitant les mains à l’adresse de Stilgar. Six gardes venaient de mourir sous les lames silencieuses des krys. Désormais, ils n’avaient plus à se déplacer furtivement. En bas, deux commandos braquèrent leurs pistolets maula sur les gardes ébahis et leur ordonnèrent de monter les marches. Exténués, le visage creusé, ils obtempérèrent comme s’ils se souciaient peu de savoir qui étaient leurs nouveaux maîtres. En fouillant les couloirs alentour, les Fremen découvrirent un casernement souterrain. Une vingtaine de gardes y étaient affalés parmi les bouteilles de bière d’épice qui jonchaient le sol. L’odeur du Mélange imprégnait la salle. Railleurs, les Fremen se lancèrent à l’attaque, frappant à coups de poing et de pied rageurs, tailladant avec leurs krys sans infliger de plaie fatale. Très vite, les Harkonnens hébétés furent désarmés et rassemblés dans la grotte. La haine brûlant dans ses veines, Stilgar considéra les épaves Harkonnens, les sourcils froncés. On espère toujours affronter un ennemi honorable. Mais il n’y en a aucun cette nuit. Même ici, bien à l’abri dans la grotte, ces hommes avaient goûté au précieux Mélange sur lequel ils étaient censés veiller. Et le Baron l’ignorait sans doute. — Je veux qu’on les torture à mort, sur-le-champ, fit Turok, le regard noir dans la clarté de rouille des brilleurs. Lentement. Tu as vu ce qu’ils ont fait à leurs prisonniers. Stilgar l’interrompit d’un geste. — Tu les feras torturer plus tard. Il faut d’abord qu’ils se remettent au travail. Il inspecta les rangs des Harkonnens en grattant sa barbe noire. Le remugle de la peur se mêlait à l’odeur épaisse du Mélange. D’une voix basse, mesurée, il proféra une menace qui lui avait été suggérée par Liet Kynes, leur chef. — Cette réserve d’épice est illicite, et viole les ordres impériaux. Tout le Mélange stocké ici sera confisqué et les faits seront rapportés à Kaitain. Liet, son ami, récemment nommé Planétologiste Impérial sur Arrakis s’était rendu sur Kaitain afin de solliciter une entrevue avec l’Empereur Padishah Shaddam IV. Le voyage à travers la galaxie jusqu’à la planète-capitale de l’Imperium dépassait la compréhension du simple habitant du désert qu’était Stilgar. — C’est un Fremen qui dit ça ? ricana un capitaine à demi soûl, un petit homme au front haut, aux bajoues tremblotantes. — C’est l’Empereur qui le dit. C’est en son nom que nous prenons possession de ce stock. Les yeux indigo de Stilgar étaient fixés sur le capitaine au visage cramoisi. Mais, dans son regard abruti, il n’y avait même pas la moindre trace de peur. Vraisemblablement, il ignorait ce que les Fremen faisaient de leurs prisonniers. Il le découvrirait bien assez tôt. — Allez : videz-moi ces silos ! aboya Turok. Il était en compagnie des esclaves qu’ils avaient libérés mais qui semblaient trop épuisés pour se réjouir de voir les Harkonnens obéir dans la seconde. — Nos ornis ne vont plus tarder et il va falloir charger tout ça. Le soleil s’était levé et calcinait déjà le désert. Stilgar était au bord de l’anxiété. Les prisonniers s’éreintaient depuis des heures. Ce raid prenait plus de temps qu’ils ne l’avaient prévu, mais ils avaient tant à gagner. Sous la surveillance de Turok et de ses hommes qui gardaient leurs armes braquées, les Harkonnens hargneux chargeaient les sacs de Mélange sur les bandes de convoyage qui reliaient les issues de la falaise à l’aire d’atterrissage. À l’extérieur, des Fremen assuraient le déchargement. Un pareil trésor, à lui seul, équivalait la mise à sac de toute une planète. À quel usage le Baron destinait-il une telle fortune ? À midi, selon le plan précis qui avait été établi, Stilgar entendit les premières explosions dans le village de Bar Es Rashid, tout en bas : le deuxième commando, parfaitement coordonné, donnait l’assaut au poste de surveillance Harkonnen. Quatre omis sans marque se mirent à tourner autour de l’éperon rocheux, attendant que les hommes de Stilgar les guident vers les dalles d’atterrissage. Très vite, les esclaves libérés et les Fremen du commando commencèrent le chargement. Il ne restait que peu de temps avant la fin de l’opération. Stilgar fit aligner les Harkonnens au long d’une saillie qui surplombait à la verticale les baraques poussiéreuses de Bar Es Rashid. Épuisé par la corvée et la peur, le capitaine Harkonnen aux bajoues était maintenant pleinement conscient Sous son front en sueur, ses yeux étaient marqués par la terreur. Stilgar se planta devant lui et le scruta avec un mépris total. Puis, sans un mot, il leva son krys et l’étripa, du pubis au sternum. Le capitaine eut un hoquet de surprise en voyant ses entrailles et son sang se répandre sous le soleil brûlant. — Quel gaspillage d’eau, marmonna Turok, qui se tenait à proximité. Quelques Harkonnens pris de panique tentèrent de s’échapper, mais les Fremen les rattrapèrent, jetèrent certains dans le vide avant de poignarder les autres. Quant à ceux qui étaient restés sur la saillie, ils furent massacrés rapidement et sans souffrance. Mais, pour les lâches, les Fremen prirent leur temps. On ordonna aux travailleurs de charger les corps dans les ornithoptères avec les cadavres à demi putréfiés qui avaient été trouvés dans les couloirs du sietch. Lorsqu’ils seraient de retour au Sietch du Mur Rouge, les hommes de Stilgar se chargeraient de porter les restes des Harkonnens jusqu’aux distilles de mort afin de recueillir jusqu’à la dernière goutte de leur eau si précieuse pour la tribu. Et Hadith, désacralisé, serait abandonné ainsi, vide, sietch fantôme désormais. Un avertissement que le Baron ne manquerait pas de comprendre. Les omis repartirent dans le ciel clair du début d’après-midi et les hommes de Stilgar quittèrent en courant le sietch ancien pour le désert brûlant, leur mission achevée. Lorsque le Baron Harkonnen découvrirait qu’on lui avait volé son stock d’épice et massacré ses gardes, il exercerait des représailles contre Bar Es Rashid, même si ses innocents villageois n’étaient pour rien dans le raid. Stilgar décida donc, avec un pli amer sur les lèvres, d’emmener toute la population vers un autre sietch lointain où elle serait en sécurité. Là, ils apprendraient à devenir des Fremen et, s’ils ne coopéraient pas, on les tuerait. En regard de leur vie sordide à Bar Es Rashid, Stilgar leur faisait une faveur. Quand Liet Kynes serait de retour de Kaitain après son entrevue avec l’Empereur, il apprendrait avec joie cette prouesse des Fremen. 2 L’humanité n’a qu’une science : la science du mécontentement. L’Empereur Padishah Shaddam IV, Décret en réponse aux actes de la Maison Moritani. Sire, accordez-nous votre pardon. J’implore une faveur, Sire. Pour une grande part, l’Empereur Shaddam Corrino IV trouvait ses obligations quotidiennes fastidieuses. Lorsqu’il était monté sur le Trône du Lion d’Or, il avait d’abord connu une période d’exaltation, mais à présent, en promenant son regard sur la salle d’audience impériale, il avait le sentiment que le pouvoir attirait les parasites sycophantes autant que le sucre en poudre attire les cafards. Il oubliait une à une les suppliques, se contentant de lever la main pour délivrer ou non ses faveurs. Sire, je demande justice. Je ne requiers qu’un peu de votre temps, Sire. Alors qu’il était encore Prince Héritier, Shaddam n’avait cessé de comploter pour accéder au trône. À présent, d’un simple claquement de doigts, il pouvait élever un roturier méritant à la noblesse, détruire des planètes entières ou bien provoquer l’effondrement de Grandes Maisons. Mais l’Empereur de l’Univers Connu lui-même ne pouvait gouverner à son gré. Ses décisions se heurtaient sur tous les fronts aux intérêts de ceux qui tiraient les ficelles de la politique. La Guilde Spatiale ou bien encore le Combinat des Honnêtes Ober Marchands, la CHOM. Et les familles nobles se querellaient entre elles tout autant qu’avec lui. Sire, veuillez prêter l’oreille à mon problème. Soyez clément, Sire. Le Bene Gesserit l’avait aidé à consolider son pouvoir durant les premières années de son règne. Mais à présent les sorcières – y compris sa propre épouse – chuchotaient dans son dos, elles effilochaient le tissu même de l’Imperium et créaient des schémas nouveaux qu’il ne parvenait pas lui-même à discerner. Sire, je vous supplie d’entendre ma requête. C’est une chose tellement mineure, Sire. Mais lorsque le Projet amal aboutirait enfin – lorsqu’il disposerait après tant d’années de recherche d’une source d’épice artificielle sur Ix – la face de l’Imperium serait changée. Amal. C’était un nom magique. Mais les noms étaient une chose et la réalité était bien différente. Les derniers rapports en provenance d’Ix, toutefois, étaient encourageants. Ces maudits Tleilaxu annonçaient enfin qu’ils avaient abouti dans leurs expériences. Il attendait la preuve finale avec les premiers échantillons. L’épice… Grâce à laquelle on tirait toutes les ficelles des marionnettes de l’Imperium. Bientôt, je disposerai de ma propre source et Arrakis pourra pourrir pour autant que je m’en soucie. Le Maître Chercheur Hidar Fen Ajidica n’aurait pas osé se targuer d’une réussite sans fondement Néanmoins, le Comte Hasimir Fenring, l’ami d’enfance de Shaddam, son conseiller philosophe, était parti pour Ix afin de s’assurer de la véracité de la nouvelle. Sire, mon sort est entre vos mains. Que tous saluent notre bienveillant Empereur ! Du haut de son trône de cristal, Shaddam se permit un sourire mystérieux et les suppliants sourcillèrent, déconcertés. Derrière l’Empereur, deux femmes à la peau cuivrée, en robes d’écailles de soie dorée, escaladèrent les marches et allumèrent les torches ioniques, de part et d’autre du trône. Des éclairs verts et bleus crépitèrent dans les globes, pareils à des veines pulsantes de lumière, trop intenses pour le regard. Une senteur piquante d’ozone se répandit dans la salle, comme après un orage, tandis que les flammes sifflaient. Après les cérémonies et pompes de circonstance, Shaddam avait pris place sur le trône avec près d’une heure de retard : pour dire à sa façon le peu d’importance qu’il accordait à ces audiences. Mais les suppliants, eux, étaient sommés de se présenter avec ponctualité sous peine de voir leur rendez-vous annulé. Beely Ridondo, le Chambellan de la Cour, s’était avancé devant le trône, chauve, mais les sourcils fournis. Il frappa le sol de pierre de son bâton sonique. Le tintement fût si violent qu’il sembla à chacun que les fondations du Palais tremblaient. Puis il entreprit de déclamer longuement les noms et titres de Shaddam avant de déclarer la session ouverte. Il redescendit ensuite les marches du dais d’un pas allègre. Shaddam se pencha en avant avec une expression sévère sur son visage mince. Une nouvelle journée sur le Trône du Lion d’Or venait de commencer… La matinée s’écoula ainsi qu’il l’avait redouté : un récital interminable de problèmes mesquins. Mais il s’efforça de se montrer attentif, de montrer toute la compassion d’un grand monarque. Il avait déjà chargé plusieurs historiens d’enregistrer et de magnifier le moindre détail de sa vie et de son règne. Profitant d’une brève interruption, le Chambellan consulta la liste des audiences sur le volumineux registre impérial. Shaddam, lui, but quelques gorgées de café à l’arôme puissant de Mélange. L’effet immédiat fut comme une secousse électrique. Pour une fois, le cuisinier avait bien su le doser. Chaque tasse, délicate comme une coquille d’œuf, était décorée d’un motif unique. Et chaque tasse dans laquelle Shaddam avait bu était détruite afin que nul autre n’ait le privilège de se servir de la même porcelaine fine. — Sire ? Tout en débitant des noms complexes sans même consulter ses notes, Ridondo adressa un regard déconcertant à Shaddam. Même s’il n’était pas un Mentat, le Chambellan avait une mémoire formidable qui lui permettait de suivre en détail une journée complète de l’Empereur. — Sire, un visiteur vient d’arriver et requiert une audience dans l’instant. — Ils disent tous cela. Quelle Maison représente-t-il ? — Il n’appartient pas au Landsraad, Sire. Et pas plus à la CHOM ou à la Guilde. Shaddam émit un son grossier. — En ce cas, la décision est évidente, Chambellan. Je ne puis perdre mon temps avec des roturiers. — Il n’est pas… exactement un roturier, Sire. Il s’appelle Liet Kynes et vient d’Arrakis. Shaddam était soudain irrité : quelle audace ! Un homme qui pensait qu’il pouvait débarquer comme ça et demander audience à l’Empereur d’un Million de Mondes ! — Si je souhaite parler à l’une de ces racailles du désert, je le convoquerai. — Il s’agit de votre Planétologiste Impérial, Sire. Votre père l’a nommé afin d’enquêter sur l’épice. Je crois qu’il a adressé de nombreux rapports. Shaddam bâilla. — Oui, je me souviens maintenant. Tous plus ennuyeux les uns que les autres. Pardot Kynes, cet excentrique qui avait passé la plus grande partie de sa vie sur Arrakis, qui avait manqué à ses devoirs pour devenir un indigène, préférant la poussière et la chaleur infernale à la splendeur de Kaitain. — J’ai perdu tout intérêt pour les déserts. Surtout parce que, désormais, l’amal a abouti. — Je comprends vos réticences, Sire, mais Kynes pourrait repartir et rameuter les travailleurs du désert. Qui peut savoir quelle influence il a sur eux ? Ils pourraient décider une grève générale immédiate pour diminuer la production d’épice et abattre le Baron Harkonnen. Il demanderait des renforts Sardaukar et à partir de là… Shaddam leva une main aux ongles impeccablement manucurés. — Il suffit ! Je comprends votre point de vue. (Ridondo annonçait toujours plus de conséquences qu’un Empereur ne souhaitait en entendre.) Faites-le entier. Mais qu’on le nettoie au préalable. Liet Kynes trouvait le Palais Impérial impressionnant, mais il était habitué à un autre style de grandeur. Rien n’était plus spectaculaire que l’immensité absolue de Dune. Il avait affronté des vents Coriolis monstrueux. Il avait chevauché des vers gigantesques. Il avait vu la végétation apparaître et croître dans des conditions totalement inhospitalières. Un simple mortel installé sur un trône, aussi précieux qu’il fût, ne pouvait se mesurer à de pareilles choses. Liet avait la peau huileuse : les serviteurs impériaux l’avaient frictionné avec leur lotion. Ses cheveux étaient imprégnés de parfums de fleurs et tout son corps empestait le déodorant. Les Fremen, dans leur sagesse, considéraient que le sable suffisait à nettoyer le corps autant que l’esprit. Dès qu’il serait de retour, Liet Kynes avait la ferme intention de se rouler tout nu sur une dune et de s’offrir à la morsure du vent pour redevenir vraiment propre. Il avait tenu à garder son distille sophistiqué, et on le lui avait donc pris pour le démanteler afin de rechercher des armes secrètes ou des appareils d’écoute. Les éléments en avaient tous été nettoyés et lubrifiés, la moindre surface vaporisée avec des agents chimiques bizarres avant que les agents de la sécurité impériale ne le lui restituent. Liet doutait que son habit du désert, nécessaire à sa survie, fonctionne désormais correctement. Il serait obligé de le jeter. Quel gaspillage ! Mais il était le fils du grand prophète Pardot Kynes, leur Umma, et les Fremen seraient innombrables à lui demander l’honneur de lui confectionner un nouvel habit du désert. Ils avaient un unique but en commun : la prospérité de Dune. Mais Kynes seul pouvait se présenter devant l’Empereur et solliciter ce qui leur était nécessaire. Ces hommes de l’Imperium comprennent si peu de chose. Sa cape fauve chinée flottait derrière lui. Sur Kaitain, ça n’était qu’un vêtement grossier, mais il le portait comme une parure royale. Le Chambellan annonça sèchement son nom, comme s’il s’offensait de ce que Kynes n’eût aucun titre de noblesse ou de rang politique suffisamment digne. Kynes ne se souciait même pas de marcher avec élégance et ses lourdes bottes temag martelaient le sol. Il s’arrêta devant le dais et déclara d’une voix sonore, sans s’incliner : — Empereur Shaddam, je dois vous parler au sujet de l’épice et d’Arrakis. Les courtisans restèrent bouche bée devant une pareille audace. L’Empereur s’était roidi, visiblement offensé. — Tu es bien hardi, Planétologiste. Et stupide aussi. Crois-tu que je ne connaisse rien des problèmes essentiels de mon Imperium ? — Je crois, Sire, que les Harkonnens vous ont fourni de fausses informations, afin de dissimuler leurs véritables activités à vos yeux. Shaddam haussa un sourcil roux et se pencha un peu plus en avant, le regard rivé sur Liet. Le Planétologiste enchaîna : — Les Harkonnens sont comme des chiens sauvages qui s’acharnent sur le désert. Ils exploitent les petites gens, les indigènes. Le taux de mortalité pour les moissonneuses d’épice dépasse largement ceux des puits d’esclaves de Poritrin ou de Giedi Prime. Je vous ai adressé de nombreux rapports concernant ces atrocités, de même que mon père avant moi. Je vous ai également fait parvenir un plan à long terme détaillé sur la plantation d’herbes et de broussailles susceptibles de restaurer la plus grande partie de la surface de Dune – je veux dire Arrakis – afin qu’elle soit habitable. (Liet ménagea une brève pause.) Je ne puis que conclure que vous n’avez pas pris connaissance de ces rapports étant donné que je n’ai reçu aucune réponse et que vous n’avez pris aucune mesure. Shaddam serra nerveusement les accoudoirs du Trône du Lion d’Or. Les torchères ioniques grondèrent, imitant de piteuse manière la gueule de Shai-Hulud. — J’ai beaucoup à lire, Planétologiste, et tant de problèmes qui me prennent du temps. Les Sardaukar de la garde se rapprochèrent, réagissant à l’humeur assombrie de leur Empereur. — Et rien de tout cela ne serait moins important que l’avenir de la production de Mélange, n’est-ce pas ? La réplique de Liet choqua Shaddam autant que les courtisans présents. Et les gardes se tinrent prêts à sortir leurs épées du fourreau. Indifférent, Liet poursuivit : — J’ai demandé du matériel nouveau, des équipes de botanistes, de météorologistes et de géologues. Et aussi des experts en sociologie afin de m’aider à déterminer comment les habitants du désert peuvent survivre comme ils le font alors que vos Harkonnens souffrent d’autant de pertes en vies humaines. Le Chambellan en avait suffisamment entendu. — Planétologiste, on ne saurait exiger quoi que ce soit de l’Empereur. Shaddam IV seul décide de ce qui est important et de la façon dont les ressources sont réparties par son auguste main. Liet Kynes ne fut en rien impressionné par ce laquais. Pas plus qu’il ne l’était par son maître. — Et rien n’est plus important pour l’Imperium que l’épice. Ce que je propose à l’Empereur, c’est que l’Histoire se souvienne de lui comme d’un visionnaire, dans la tradition du Prince Héritier Raphaël Corrino. Devant cet affront, Shaddam se dressa – ce qu’il faisait rarement lors des audiences. — Il suffit ! Il était sur le point d’appeler un bourreau, mais la raison prévalut. De très peu. Car il pouvait encore avoir besoin de cet homme, se dit-il. Et puis, dès que le Projet amal serait engagé, il aurait le plaisir de voir ce Kynes assister à la déchéance absolue de sa chère planète désertique qui, bientôt, ne serait plus rien aux yeux de l’Empire. Et c’est d’un ton absolument serein qu’il déclara : — Le Comte Hasimir Fenring, mon Ministre Impérial de l’Épice, devrait arriver ici, sur Kaitain, dans la semaine. Si vos requêtes sont motivées, ce sera à lui d’y répondre. Les Sardaukar s’avancèrent dans la seconde, empoignèrent Liet Kynes et le reconduisirent au-dehors au pas de charge. Il ne se débattit pas : il avait maintenant sa réponse. Il avait compris que l’Empereur Shaddam était aussi égoïste qu’aveugle et il n’avait plus aucun respect pour le personnage, même si son pouvoir s’étendait sur tant de soleils et de mondes. Les Fremen seuls se chargeraient du devenir de Dune, et que l’Imperium aille au diable. Ceux qui sont à demi vivants réclament ce qui leur manque… mais le récusent lorsqu’on le leur présente. Ils craignent la preuve de leur insuffisance. Attribué à sainte Serena Butler, Apocryphe du Jihad. Dans la salle des banquets de Castel Caladan, serviteurs et domestiques en livrée élégante entretenaient une apparence normale alors que leur Duc n’était plus que l’ombre de lui-même. Des servantes habillées de robes aux couleurs vives s’activaient dans les corridors dallés. Des cierges brillaient dans toutes les niches, répandant une senteur de muscade. Mais les repas les plus gourmands, la porcelaine la plus fine et toute l’argenterie somptueuse ne parvenaient pas à chasser la tristesse qui s’était abattue sur la Maison des Atréides, non plus que la musique douce. Chacun ici ressentait le chagrin sans pouvoir rien y faire. Dame Jessica était installée dans une chaise de bois d’Elacca sculpté non loin du Duc, place qui lui revenait au titre de concubine. Leto Atréides, le cheveu noir, se dressait de toute sa haute taille en bout de table, remerciant distraitement les serviteurs qui présentaient les plats. Il y avait de nombreux sièges vides autour de la table – beaucoup trop. Pour essayer d’atténuer le chagrin déchirant de Leto, Jessica avait discrètement fait ôter la petite chaise qui avait été fabriquée spécialement pour Victor, le fils défunt de son Duc. Même avec son éducation de Bene Gesserit, elle n’était pas parvenue à apaiser la douleur de Leto et elle souffrait pour lui. S’il avait su l’écouter, elle aurait eu tant de choses à lui dire. Face à face, de part et d’autre de la table, il y avait Thufir Hawat, le Mentat, et Gurney Halleck, avec son visage balafré d’ex-contrebandier. D’habitude, Gurney se plaisait à les distraire d’une petite chanson en s’accompagnant à la balisette, mais pour l’heure il était préoccupé par l’expédition clandestine sur Ix que lui et Thufir allaient entreprendre afin d’essayer de détecter les faiblesses éventuelles des défenses Tleilaxu. Thufir, avec son cerveau de Mentat qui fonctionnait comme un ordinateur des temps lointains, serait indispensable dans cette mission. Gurney, lui, savait se glisser dans des lieux étrangers et s’en échapper dans les pires circonstances. À deux, ils pourraient bien réussir là où tous les autres avaient échoué… — Je reprendrais bien un peu de vin blanc, annonça Duncan Idaho en brandissant sa coupe. Une servante se précipita vers lui avec une bouteille de nectar doré de Caladan. Duncan vida sa coupe en quelques lampées et la leva pour qu’on le resserve. Dans le silence tendu, Leto se tourna vers les portes comme s’il attendait la venue d’un nouveau convive. Ses yeux étaient deux éclats de glace grise. Le clipper du ciel explosât, flambait comme une torchère… Rhombur mutilé et brûlé. Et Victor mort… Plus tard, il avait appris que tout cela était du fait de son ex-concubine jalouse, Kailea, la mère de Victor. Folle de honte et de chagrin, elle s’était jetée du haut du donjon. Une cuisinière franchit le seuil de la cuisine et lui présenta un plateau. — Notre plat le plus exquis, Mon Seigneur. Nous l’avons créé en votre honneur. C’était un poisson-perroquet enveloppé dans des herbes aromatiques craquantes. Des aiguilles de romarin étaient piquées dans sa chair rose et le fond du plat était garni de baies de genièvre qui scintillaient comme des billes de jais. La fille servit à son Duc la partie la plus succulente du filet, mais rien n’y fit : Leto gardait le regard fixé sur l’entrée de la salle. Il attendait. Et il entendit enfin des pas lourds, un bourdonnement de moteurs. Il se leva brusquement, avec une expression attentive mais soucieuse. Et Tessia, Sœur du Bene Gesserit, entra alors dans la salle d’un pas fluide. Elle s’arrêta pour balayer la table d’un regard, remarqua les sièges et le sol dallé dont on avait ôté les tapis et hocha la tête. — Il se remet merveilleusement bien, mon Duc, mais nous devons nous montrer patients. — C’est lui qui se montre patient pour nous tous, répliqua Leto, tandis qu’une trace d’espoir se dessinait sur son visage. Le Prince Rhombur Vernius entra d’une démarche hésitante mais précise, due à l’activité musculaire électrofluide, à l’interaction complexe des ligaments de shigavrille et des microfibres du système nerveux. Sur son visage couturé, fait de peau naturelle autant qu’artificielle, on lisait une intense concentration. La sueur perlait sur son front cireux. Il était vêtu d’une toge courte de tissu léger dont le revers était orné du fier symbole de l’hélice de pourpre et de cuivre de la Maison Vernius effondrée désormais. Tessia fit mine de se précipiter vers lui, mais Rhombur leva un index de métal et de polymères pour lui intimer de rester à sa place et de le laisser faire seul. Dans l’explosion du clipper, son corps avait été réduit à un fragment déchiqueté de chair. Il avait perdu tous ses membres et la moitié du visage, la plupart de ses organes avaient été arrachés ou broyés. Pourtant, on avait réussi à le maintenir en vie, à lui faire reprendre connaissance, même s’il ne subsistait plus qu’un simple brandon de la flamme vive de sa jeunesse. Il était comme le passager d’un véhicule mécanique auquel on avait donné une apparence humaine. — Je fais aussi vite que possible, Leto. — Rien ne presse. Je m’en voudrais si tu tombais et cassais quoi que ce soit : la table par exemple. — Très drôle. Leto avait le cœur serré en voyant son ami ainsi. Ils avaient péché ensemble, ils avaient partagé les mêmes jeux, fais la fête et échafaudé des plans stratégiques sur des dizaines d’années à venir. Les ignobles Tleilaxu voulaient des échantillons génétiques des Atréides et des Vernius et ils avaient tenté de faire chanter Leto au plus profond de son chagrin. Ils lui avaient proposé, en échange des restes mutilés de Rhombur, son meilleur ami, de faire pousser un ghola dans une cuve axolotl à partir des cellules de son enfant mort afin qu’il retrouve Victor. Leur haine pour la Maison des Atréides était profondément ancrée – et plus intense encore à l’égard de la Maison Vernius, qu’ils avaient renversée sur Ix. Les Tleilaxu ne visaient qu’à mettre la main sur des chaînons ADN propres des Atréides et des Vernius. À partir des restes de Victor et de Rhombur, ils pourraient créer autant de gholas qu’ils voulaient, clones, assassins, duplicata en séries. Mais Leto avait rejeté leur proposition. Et il avait loué les services du docteur Wellington Yueh, de l’école Suk, un expert dans le remplacement des membres. — Merci à tous pour ce festin en mon honneur, dit Rhombur en contemplant les multiples plats et couverts. Je serais navré que tout ait refroidi. Leto applaudit avec conviction et Duncan et Jessica se joignirent à lui en souriant. Jessica, avec ses talents d’observation aigus, devina des larmes dans les yeux de son Duc. Le docteur Yueh était entré à la suite de son patient. Il tenait un bloc de données et consultait les impulsions émises par les systèmes cybernétiques de Rhombur. Dans son visage jaunâtre, ses lèvres mauves s’arrondirent en une expression de satisfaction. — Excellent. Vous fonctionnez exactement comme prévu, même si quelques composants nécessitent un réglage en finesse. Avec la souplesse d’un furet, il contourna le Prince qui avançait à pas lents. Tessia lui avança un siège. Les nouveaux membres de Rhombur étaient puissants et solides, mais sans grâce. Ses mains évoquaient des gants d’armure et ses bras pendaient comme deux rames électroniques. Il sourit en voyant le gros poisson que la cuisinière venait de servir. — Ça sent délicieusement bon. Docteur Yueh, croyez-vous que je pourrais en déguster un peu ? Il tourna lentement la tête vers Yueh, comme si elle était montée sur roulement à billes. Le docteur Suk caressa sa longue moustache. — Contentez-vous d’y goûter. Il y a encore beaucoup à faire au niveau de votre appareil digestif. Rhombur regarda Leto. — Il semble que je doive consommer plus de piles que de dessert pendant quelque temps. Il s’installa à table et les autres l’imitèrent. Leto leva son verre dans l’intention de porter un toast, mais une expression d’angoisse apparut sur son visage et il se contenta d’une simple gorgée. — Je suis tellement désolé que cela vous soit arrivé, Rhombur. Ces… prothèses mécaniques sont… ce que j’ai trouvé de mieux. La gratitude et la contrariété se mêlèrent sur le visage de Rhombur. — Par les enfers vermillon, Leto, cessez de vous excuser ! Si vous cherchez la culpabilité à tout prix, nous y perdrons la raison et la Maison des Atréides s’effritera en quelques années. Il leva le bras, fit tourner sa main au niveau du poignet et l’examina. — Ce n’est pas si mal que ça. En fait, c’est merveilleux. Le docteur Yueh est un génie, vous savez. Vous devriez le garder aussi longtemps que possible. Yueh fit un effort visible pour ne pas se montrer radieux devant ce compliment. — N’oubliez pas que je viens d’Ix et que j’apprécie donc les prodiges de la technologie, reprit Rhombur. J’en suis désormais un vivant exemple. Si quelqu’un est mieux placé que moi pour s’adapter à cette situation, j’aimerais le rencontrer. Depuis des années, le Prince d’Ix en exil attendait son heure, fournissant un minimum de soutien au mouvement de résistance de sa planète ravagée, occupée par l’ennemi, des armes et des explosifs provenant de l’arsenal des Atréides. Durant les derniers mois, Rhombur était devenu plus fort, physiquement aussi bien que mentalement. Il n’était plus qu’une fraction de l’homme qu’il avait été, mais jour après jour il évoquait l’absolue nécessité de reconquérir Ix. À tel point que Leto et même sa concubine Tessia devaient parfois le ramener au calme. Finalement, Leto avait accepté de prendre le risque d’envoyer Gurney et Thufir en reconnaissance. Il avait désormais ses propres raisons, il était déterminé à entreprendre une action positive face aux récentes tragédies qu’il avait vécues. Il ne s’agissait plus de savoir si une attaque était possible mais comment et quand ils pourraient passer à l’action. Tessia déclara sans lever les yeux : — Ne sous-estimez pas la force de Rhombur. Vous devez savoir comment on s’adapte pour survivre, mieux que tous ceux que je connais. Jessica ne put que remarquer le regard d’adoration de Tessia. Elle et Rhombur étaient ensemble depuis des années, durant lesquelles elle n’avait cessé d’encourager son Prince à soutenir la cause des résistants d’Ix afin qu’il soit rétabli au pouvoir. Elle avait été à son côté dans les pires épreuves, et ne l’avait pas quitté depuis le désastre. Lorsqu’il avait repris conscience, Rhombur lui avait dit : — Je suis surpris que tu sois restée. — Je resterai aussi longtemps que tu auras besoin de moi, avait-elle répondu. Elle était comme un tourbillon, supervisant le nouvel agencement de leurs appartements en même temps que les appareils qui devaient faciliter la vie de Rhombur, se dévouant à chaque seconde pour qu’il reprenne des forces. — Quand le Prince se sera remis, avait-elle annoncé, il mènera lui-même le peuple d’Ix à la victoire. Jessica ne savait pas si la jolie brune n’était guidée que par son cœur ou si elle obéissait à des instructions secrètes des Sœurs. Elle-même avait reçu des instructions draconiennes de sa préceptrice et mentor, la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam. Depuis son enfance, elle l’avait toujours écoutée et lui avait obéi. À présent, le Bene Gesserit voulait que le Duc combine ses gènes aux siens. Les Sœurs lui avaient ordonné sans ambages de séduire Leto pour qu’elle donne naissance à une fille Atréides. Mais elle en était venue à éprouver un sentiment peu familier, interdit pour cet homme sombre et morose : de l’amour. Et elle s’était rebellée en refusant d’être enceinte de ses œuvres. Puis, après la mort de Victor et la crise de dépression destructrice de son Duc, elle avait conçu un fils, envers et contre tous les ordres des sœurs. Mohiam allait se sentir trahie et serait certainement très déçue. Mais rien n’interdisait à Jessica d’avoir une fille de Leto plus tard. Dans son fauteuil renforcé, Rhombur replia le bras gauche et glissa la main dans la poche de sa toge. Il y cueillit un papier du bout des doigts et le déplia avec difficulté. — Observez la finesse du contrôle de motricité, dit Yueh. C’est mieux que ce que j’espérais. Vous vous êtes entraîné, Rhombur ? — Constamment. (Le Prince leva le papier.) Chaque jour, des souvenirs me reviennent. Ceci est le meilleur croquis que j’aie pu faire de quelques tunnels d’accès obscurs sur Ix. Très utile pour Gurney et Thufir. — Les autres issues se sont révélées trop dangereuses, commenta le Mentat. Depuis des dizaines d’années, des espions avaient tenté d’infiltrer les défenses Tleilaxu. Quelques Atréides y étaient parvenus mais n’avaient jamais reparu. Mais la plupart n’avaient jamais réussi à se glisser jusqu’à la cité souterraine. Pourtant, Rhombur, fils du Comte Dominic, avait fouillé dans sa mémoire pour tenter de retrouver le schéma des systèmes de sécurité et des accès secrets au monde souterrain. Durant sa longue convalescence, des détails obscurs qu’il avait cru effacés à jamais lui étaient revenus. Des détails susceptibles de faire la différence. Rhombur se servit une généreuse portion de poisson-perroquet qu’il piqua de sa fourchette avant de remarquer le regard désapprobateur de Yueh. Il reposa son morceau et en prit un autre, plus modeste. Leto observait son reflet flou sur le mur d’obsidienne bleue. — Certaines familles du Landsraad sont comme des loups qui guetteraient la moindre défaillance pour m’attaquer. Les Harkonnens, entre autres. Depuis la catastrophe du clipper, Leto s’était endurci et il refusait de se taire face à l’injustice. Tout aussi ardemment que Rhombur, il avait besoin de changer les choses sur Ix. Il faut faire savoir dans tout l’Imperium que la Maison des Atréides est aussi forte que jamais. 4 Quand nous essayons de dissimuler nos pulsions les plus intérieures, tout notre être crie à la trahison. Enseignement Bene Gesserit. Dame Anirul se désolait de voir agoniser Lobia la Diseuse de Vérité sur une natte tissée, dans son pauvre appartement. Oh, mon amie, tu méritais tellement mieux. La vieille Sœur s’était affaiblie ces dernières années tout en se raccrochant à la vie avec ténacité. Plutôt que de retourner à l’École Mère de Wallach IX, ainsi qu’elle en avait le droit, Lobia avait insisté pour continuer sa tâche au service du Trône du Lion d’Or. Son esprit extraordinaire – qu’elle appelait « mon bien le plus précieux » – était toujours aussi vif. Au titre de Diseuse de Vérité Impériale, elle décelait les mensonges et les propos de trahison autour de Shaddam IV, bien que l’Empereur ne lui montrât guère de reconnaissance. Et maintenant elle s’en allait, les yeux levés vers Anirul, qui se penchait sur elle à contre-jour des brilleurs afin que Lobia ne pût voir ses larmes. La vieille Sœur avait été sa confidente la plus proche dans l’immense Palais Impérial, pas seulement une amie Bene Gesserit, mais aussi une femme pleine d’entrain, une personne fascinante avec qui partager ses secrets et ses pensées. Mais Lobia se mourait. — Tout va aller mieux, dit Anirul, dans le silence glacial de la pièce aux murs de plasspierre qui pénétrait ses os. Je crois que vous reprenez des forces. La voix de Lobia, quand elle lui répondit, fut comme un craquement de feuilles sèches. — Ne mens jamais à une Diseuse de Vérité… surtout si elle est au service de l’Empereur. Ne t’ai-je donc rien appris ? Lobia luttait pour garder son souffle, la poitrine palpitante, et dans son regard trouble Anirul lut une trace de joie désabusée. — J’ai appris que vous étiez entêtée, mon amie. Vous devriez m’autoriser à appeler les Sœurs Médicales. Yosha saurait soigner votre mal. — La Communauté n’a plus besoin de moi vivante, mon enfant, même si tu le souhaites. Faut-il que je te réprimande parce que tu as des sentiments, ou bien puis-je nous éviter à toutes deux ce désagrément ? Lobia toussa et se mit en stase apaisante de pause prana bindu en inspirant deux fois à fond pour parfaire le rituel. Son souffle se fit très doux, comme si elle était redevenue une jeune fille, ignorant encore les soucis des mortels. — Nous ne sommes pas destinées à vivre éternellement, bien qu’avec les voix de l’Autre Mémoire, il pourrait en être autrement. — Mère Lobia, je pense que vous devez prendre plaisir à défier mes idées. Elles avaient tant de fois nagé ensemble dans les canaux souterrains du Palais, s’étaient affrontées dans des parties fiévreuses de jeux stratégiques des heures durant, l’une ne l’emportant sur l’autre que par quelques nuances subtiles. Anirul ne voulait pas abandonner tout cela. La vieille Diseuse de Vérité résidait dans le luxueux Palais Impérial, mais il n’y avait aucune décoration dans ses appartements, pas un seul tapis sur les planchers de bois dur. Elle avait ôté les peintures des murs, enlevé les carpettes somptueuses venues de mondes lointains et effacé le film prismatique des fenêtres. — Tout ce confort de l’être ne fait que semer la confusion dans l’esprit, avait-elle déclaré à Anirul. Les objets personnels sont un gaspillage de temps et d’énergie. — N’est-ce pas l’esprit humain qui crée tout ce luxe ? avait rétorqué Anirul. — Les esprits supérieurs créent des choses merveilleuses, mais les obtus les convoitent pour leur seule valeur. Je préfère n’être pas des leurs. Ces discussions me manqueront tant quand elle ne sera plus là… Sous le poids du chagrin, Anirul se demanda si l’Empereur avait seulement remarqué l’absence de la vieille Diseuse de Vérité. Pourtant, depuis des dizaines d’années, elle avait travaillé pour lui, elle avait su déceler la moindre goutte de transpiration, la plus légère inclinaison de tête, le pli des lèvres le plus subtil, les changements de tonalité des voix… Sans un mouvement, Lobia ouvrit soudain les yeux et dit : — Il est temps. L’effroi était soudain un charbon ardent dans le cœur d’Anirul. Elle chuchota : Je ne connaîtrai pas la peur ; car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. — Je comprends, Mère Lobia. Je suis prête à vous aider. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Refoulant ses larmes, Anirul se força à garder son attitude stricte de Bene Gesserit. Elle se pencha et posa les doigts sur la tempe parcheminée de Lobia, comme si elle s’inclinait sur un tapis de prière. Il lui restait une tâche importante à accomplir avant que Lobia ne s’en aille. Elle ne voulait pas perdre le plaisir de leurs conversations, de leur amitié tout au fond de ce Palais. Mais la Diseuse de Vérité n’allait pas l’abandonner tout à fait. — Partagez avec moi, Lobia. Il y a suffisamment de place en moi pour tous vos souvenirs. Tout au fond de sa conscience, Anirul perçut la clameur de la multitude des vies, leur excitation. C’était l’Autre Mémoire qu’elle portait, l’enregistrement génétique de toutes les expériences vécues par ses ancêtres, toutes les Sœurs qui l’avaient précédée. Elle était la Mère Kwisatz et son esprit était particulièrement réceptif aux pensées et aux vies de celles qui avaient été à travers toutes les générations. Et bientôt, Lobia à son tour ferait partie de l’Autre Mémoire. Sur son front, elle sentait le pouls faiblissant de la vieille femme. Son cœur s’arrêta, leurs deux esprits s’ouvrirent… et le flot se rua tel un torrent brisant un barrage. La vie de Lobia se déversa dans Anirul, elle recueillit ses souvenirs, toutes les couleurs de sa personnalité, et jusqu’au moindre fragment des données qu’elle avait accumulées durant sa longue existence. Un jour, le moment venu, elle retransmettrait ces informations à une Sœur plus jeune. C’était ainsi que la mémoire collective de la Communauté était préservée et constamment accessible à toute Bene Gesserit. Vidée de son existence, Lobia se recroquevilla comme une cosse desséchée avec un soupir longtemps retenu. Désormais, le livre de ses jours était inscrit en Anirul, elle avait sa place dans le chœur de la multitude des voix. Et Anirul pourrait consulter chacun de ses souvenirs à son gré. Ainsi, elles se retrouveraient et passeraient d’autres moments ensemble… Entendant soudain une voix douce qui l’appelait, Anirul jeta un regard de côté et masqua instantanément ses émotions. Elle ne pouvait prendre le risque de montrer une telle faiblesse devant une autre Sœur, même dans des circonstances douloureuses. Sur le seuil, une jeune Acolyte charmante lui faisait signe. — Une visite importante, ma Dame. Suivez-moi. Anirul répondit d’un ton calme qui la surprit elle-même : — Sœur Lobia est morte. Nous devons informer la Mère Supérieure que l’Empereur va avoir besoin d’une nouvelle Diseuse de Vérité. Anirul eut un dernier regard, bref et désolé, pour sa vieille confidente qui gisait, froide et vide, sur la natte dure, et se retira d’un pas furtif. La jeune Acolyte la regarda, étonnée, et accepta la nouvelle sans un mot. Elle la précéda jusqu’à l’élégant salon privé où attendait la Révérende Mère Mohiam. Grisonnante, émaciée, Mohiam portait la traditionnelle robe aba noire des Sœurs. Avant qu’elle ait pu prendre la parole, Anirul lui annonça le décès de Lobia d’un ton tranchant et dépourvu d’émotion. Mohiam ne parut pas surprise. — Moi aussi, Dame Anirul, je vous apporte des nouvelles depuis longtemps prévues. Vous les trouverez particulièrement réconfortantes dans cette circonstance douloureuse. (Elle s’exprimait en un langage ancien, depuis longtemps oublié, qu’aucune oreille étrangère n’aurait compris.) Jessica, au moins, porte l’enfant du Duc Leto Atréides. — Ainsi qu’il lui a été ordonné. Une part de tristesse s’effaça du visage d’Anirul et elle se raccrocha à la perspective de cette nouvelle vie. Après des millénaires d’un plan méticuleux, les visées du Bene Gesserit allaient enfin fructifier. La fille qui était en gestation dans la matrice de Jessica deviendrait la mère de l’être tant attendu, le Kwisatz Haderach, le messie manipulé par la Communauté. Oui, cette journée n’était pas aussi noire après tout. 5 Si chaque être humain avait le don de prescience, ce serait chose absurde. Car à quoi pourrait-il donc l’appliquer ? Norma Cenva, Calculus de Philosophie, anciennes archives de la Guilde, collection privée Rossak. Les humains s’étaient installés sur la planète Jonction bien avant la création de la Guilde Spatiale par Aurelius Venport, patriote légendaire et magnat du commerce. Cela s’était passé des siècles après le Jihad Butlérien, au temps où la Guilde encore fragile cherchait un monde capable d’accueillir ses énormes Long-courriers. Les étendues immenses des plaines de Jonction et sa population raréfiée lui avaient fourni le site idéal. Et Jonction avait depuis été recouverte de terrains d’atterrissage, de hangars, d’ateliers… Ainsi que d’écoles sous haute protection destinées à la formation des mystérieux Navigateurs. Le Timonier D’murr n’était plus vraiment humain. Il nageait dans sa cuve de gaz d’épice tout en observant Jonction avec son regard intérieur. L’odeur de cannelle du Mélange pur pénétrait sa peau, tapissait ses poumons autant que son esprit. Rien ne pouvait être plus doux pour lui. Sa chambre blindée était sous l’étreinte mécanique d’une aérocapsule qui plongeait dans le ciel en direction du nouveau Long-courrier qui lui avait été assigné. D’murr ne vivait que pour tous les voyages dans l’espace plissé, des bonds entre les systèmes stellaires de la galaxie qui ne duraient qu’un clin d’œil. Et encore n’était-ce que la partie la plus infime de ce qu’il comprenait, maintenant qu’il s’était tant éloigné de sa forme humaine d’origine. La capsule bulbeuse franchit un immense terrain encombré de Long-courriers : kilomètre après kilomètre de bâtiments monstrueux qui assuraient le transport entre les mondes de l’Imperium. L’orgueil était une émotion humaine primaire, mais D’murr savourait encore la place qu’il avait au sein de l’univers. Il observait le terrain et les ateliers de maintenance où les vaisseaux étaient révisés et leurs modules remis à niveau. Une énorme unité était criblée d’impacts : elle avait rencontré un champ d’astéroïdes et un vieux Navigateur était mort à son poste. D’murr ressentit brièvement de la tristesse en même temps que l’ombre d’un regret pour le passé, alors qu’il n’était qu’un jeune Ixien. Un jour viendrait où il pourrait mieux concentrer son esprit transformé, et alors ce dernier vestige de son autre moi serait vaincu, effacé. Il découvrit un peu plus loin les repères blancs du Champ des Navigateurs, le mémorial de tous ceux qui avaient péri entre les soleils. Deux d’entre eux étaient récents, plus brillants que les autres : deux Pilotes avaient péri dans un projet expérimental. Deux volontaires dont l’esprit avait été modifié pour un projet périlleux de communication instantanée baptisé le Lien. Une application des contacts à longue distance que D’murr avait établis avec son frère jumeau C’tair. Le projet avait échoué. Après quelques essais réussis, les deux Navigateurs mentalement accouplés avaient sombré dans une mortelle stupeur mentale. La Guilde avait décidé de suspendre les recherches sur le Lien, et ce en dépit des énormes profits potentiels : le talent des Navigateurs était trop précieux et coûteux pour qu’on risque ainsi leurs vies. Dans le sifflement de ses turbines et le froissement de l’air, l’aérocapsule se posa sur le périmètre du mémorial, à proximité de la base de l’Oracle de l’Infini. Dans l’énorme globe de cristoplass, des nébuleuses stellaires en changement permanent tournoyaient doucement en spirales et traits d’or. Leurs mouvements s’accélérèrent à l’instant où un Guildéen en uniforme débarquait la cuve de D’murr. Avant toute mission, la coutume voulait qu’un Navigateur « communie » avec l’Oracle afin d’augmenter et d’affiner ses capacités de prescience. Durant cette expérience, comparable au voyage à travers les plissements prodigieux de l’espace, il serait en contact avec les origines mystérieuses de la Guilde. D’murr ferma les yeux et sentit l’Oracle affluer dans tous ses sens. Les ondes déferlèrent dans son esprit jusqu’à ce que tous les possibles s’ouvrent devant lui. Il perçut alors une autre présence, vigilante, pareille à l’esprit sensible et sévère de la Guilde elle-même, et il en éprouva un sentiment d’apaisement. Guidé par l’antique pouvoir de l’Oracle, son esprit se haussa au niveau de l’avenir et du passé de l’espace et du temps, de la beauté de la création, où tout n’était que perfection. Le gaz d’épice parut se dilater encore jusqu’à englober les visages de milliers de Navigateurs, tous transformés par la mutation. Et tous ces visages dansaient et changeaient, les Navigateurs redevenaient humains, puis retournaient à leur forme. Il vit ainsi une femme dont le corps se modifiait, s’hypertrophiait jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un énorme cerveau à nu… À l’intérieur de l’Oracle, les images s’effacèrent, ne laissant à D’murr qu’une menaçante impression de vide. Les yeux encore fermés, il ne distinguait que la grande nébuleuse qui tournait au cœur du cristoplass. Et quand la capsule reprit sa cuve en charge pour s’envoler en direction du Long-courrier, il était encore dans un grand trouble. Il discernait tant de choses au travers de l’espace plissé, mais pas toutes… pas assez. Des forces colossales et imprévisibles étaient en action dans le cosmos, des forces que même l’Oracle de l’Infini ne pouvait voir. Les simples humains, y compris des leaders de la dimension de Shaddam IV, ne pouvaient comprendre ce qu’ils risquaient de déclencher. Et l’univers était un lieu de danger. 6 Le Mélange est un monstre aux mains multiples. L’épice donne d’une main et reprend avec toutes les autres. Mémorandum ultra confidentiel de la CHOM à l’Empereur. La navette blanche lancée à grand fracas sur les rails anciens du complexe des laboratoires marqua une pause et tressauta un instant avant de poursuivre sa route. Le Maître Chercheur Hidar Fen Ajidica, incliné vers le sol de cristoplass, observait les passerelles, les convecteurs, toute la trame de support technologique dont il était le superviseur et qui participait à une seule et essentielle mission. Même si l’Empereur vivait dans l’illusion que tous les aboutissements des recherches que l’on menait sur Xuttuh, l’ancienne Ix, ne dépendaient que de lui, Ajidica restait le personnage essentiel du programme. À terme, tous les nobles du Landsraad, tous les politiciens, y compris les représentants obtus des Tleilaxu, ceux de sa propre race, finiraient bien par comprendre. Mais il serait alors trop tard pour empêcher le Maître Chercheur de recueillir le fruit de sa victoire désormais inexorable. Bien avant que les Tleilaxu aient conquis la planète, les Ixiens produisaient déjà dans leurs usines tout ce qui avait enrichi la Maison Vernius. Mais désormais, toutes les usines, les laboratoires et les ateliers de la planète étaient sous le pouvoir de Dieu pour sa plus grande gloire et celle des Tleilaxu, la race élue. La navette accéléra en ferraillant en direction du pavillon de recherche et du périmètre interdit sévèrement gardé. Aujourd’hui, Ajidica allait affronter d’autres problèmes. Même s’il n’éprouvait aucun plaisir à l’idée de retrouver le Comte Fenring, le Ministre Impérial chargé de l’Épice, il avait au moins de bonnes nouvelles à lui annoncer – de quoi tenir à l’écart les Sardaukar quelque temps encore. Durant ces derniers mois, il avait dirigé une pléthore de tests à échelle réelle sur l’épice artificielle – des analyses en parallèle destinées à comparer les effets du Mélange et ceux de l’amal au niveau le plus fin. Une circonstance fortuite lui avait permis de lever le voile du secret sur les utilisations rituelles du Mélange au sein de la Communauté Bene Gesserit. Une espionne des sorcières était tombée entre ses mains. Elle s’était fait appeler Miral Alechem, et désormais captive, elle servait des buts plus élevés. La navette s’arrêta devant le pavillon et Ajidica prit pied sur la plate-forme immaculée. Fenring devait déjà être arrivé et il savait qu’il n’aimait guère qu’on le fasse attendre. Il enfila un tube ascensionnel qui le déposa au niveau principal – mais le diaphragme de la porte ne s’ouvrit pas. Irrité, il appuya sur la touche d’alerte et cria dans le communicateur : « Sortez-moi d’ici, et vite. J’ai du travail ! » Le système de tubes de circulation avait été installé à partir des plans ixiens d’origine, et voilà qu’une simple porte refusait de s’ouvrir. Quoi de plus élémentaire pourtant ? Il y a beaucoup trop de choses qui commençaient à se dégrader dans ce centre de recherche supposé être tellement fastueux. Un sabotage dû aux rebelles anonymes ? Ou tout simplement une défaillance de la maintenance ? Il entendit des voix à l’extérieur et des outils cognèrent contre la paroi. Ajidica détestait les milieux confinés, il haïssait cette vie souterraine. Et maintenant, l’air semblait se faire rare et oppressant. Il récita la prière de la Grande Croyance et demanda humblement à Dieu de sortir sans dommage. Il prit deux losanges dans le flacon qui ne quittait jamais sa poche et les avala. Ils avaient un goût atroce. Pourquoi mettent-ils aussi longtemps ? Il lutta pour retrouver son calme et révisa le plan qu’il avait mis en application. Depuis le début du Projet amal, il y avait des dizaines d’années, il avait gardé le contact avec la petite phalange de cadres Tleilaxu qui resterait à son service quand il se serait enfui avec les cuves axolotl sacrées. Aux confins de l’Imperium, protégé par les redoutables Danseurs-Visages, il fonderait son propre régime Tleilaxu à partir de la véritable interprétation de la Grande Croyance. Il avait déjà pris toutes les mesures pour embarquer à bord d’une frégate longue distance avec son secret et ses fidèles Danseurs-Visages. Dès qu’il serait au large, il déclencherait une explosion colossale qui détruirait le complexe de recherche et une bonne moitié de la cité souterraine. Et il serait déjà très loin quand la poussière retomberait. Dès qu’il serait en sécurité sur sa nouvelle planète, il consoliderait son pouvoir et mettrait sur pied une force militaire capable de le défendre contre les représailles de l’Imperium. Il serait seul à contrôler la production du Mélange synthétique. Celui qui contrôle l’épice contrôle l’univers. À terme, il pourrait s’installer sur le Trône du Lion d’Or. À condition qu’il puisse sortir de ce maudit tube coincé. Finalement, après une explosion de cris et de claquements métalliques, la porte s’ouvrit en grinçant et deux assistants se penchèrent vers lui d’un air inquiet. — Vous allez bien, Maître ? Derrière eux, il découvrit le Comte Fenring, qui affichait une expression perplexe. Même s’il n’était pas très grand, il dominait largement le Tleilaxu. — Des ennuis, hmmm ? Ajidica se redressa avec dignité et sortit en repoussant des épaules ses deux subordonnés qui balbutiaient des excuses. — Comte Fenring, venez avec moi. Le Maître Chercheur précéda le Ministre de l’Épice jusqu’à une salle de démonstration immense, entièrement blanche, au plafond et au sol de plasspierre satinée. Des instruments et des réceptacles étaient alignés le long des murs et, au centre, sur une table rouge, il y avait un dôme translucide. — Hmmm… Vous comptez me montrer encore un de ces vers des sables ? Un petit, j’ose espérer, moins répugnant que le dernier… Sans un mot, Ajidica lui présenta une fiole remplie d’un liquide orangé. Il la lui fit humer. — Le dernier échantillon d’amal. Il a exactement l’odeur du Mélange, vous êtes d’accord ? Fenring plissa le nez et, sans attendre sa réponse, Ajidica appuya sur un bouton à la base du dôme. Le cristoplass brumeux s’éclaircit, révélant un fond de sable calciné qui recouvrait à demi un ver d’un mètre de long. — Il y a longtemps que vous l’avez ramené d’Arrakis ? demanda Fenring. — Celui-là est arrivé il y a onze jours. Les vers meurent toujours dès qu’ils sont loin de leur planète, mais celui-ci devrait vivre encore un mois, peut-être deux. Ajidica versa le liquide orangé dans un réceptacle, en haut du dôme. Dès qu’il fut plein, il tomba et s’enfouit dans le sable, à portée du ver. La créature rampa vers le liquide amal et sa gueule ronde s’ouvrit, révélant les minuscules crocs de cristal qui couvraient sa gorge. Dans un sursaut violent, elle plongea sur la substance orangée et l’engloutit avec le réceptacle. Rencontrant le regard interrogateur de Fenring, Ajidica se contenta de dire : — Exactement comme avec le véritable Mélange. — Mais les vers continuent de mourir, n’est-ce pas ? — Ils meurent toujours que nous leur donnions de l’amal ou du Mélange. Cela ne fait aucune différence. Ils ne peuvent tout simplement pas vivre loin de leur désert natal. — Je vois. J’aimerais en apporter un exemplaire à l’Empereur. Faites-le-moi préparer. Ce à quoi Ajidica répondit d’un ton condescendant : — L’amal est une substance biologique qui est dangereuse quand elle n’est pas manipulée correctement. Le produit final ne sera sûr qu’après l’addition d’un agent stabilisant. — Eh bien, ajoutez-le, non, mmm ? Je vais attendre. Le Maître Chercheur secoua la tête. — Nous testons actuellement un certain nombre de ces agents. Le Mélange est une substance extrêmement complexe mais nous sommes sur le point de réussir. Revenez dès que je vous convoquerai. — Vous n’avez pas à me convoquer. Je n’en réfère qu’à l’Empereur. Ajidica leva ses paupières épaisses tout en répliquant d’un ton acerbe : — En ce cas, rapportez-lui ce que je viens de vous dire. Nul ne peut faire la différence entre l’amal et le Mélange authentique. Constatant la réaction vexée de Fenring, il eut un sourire intérieur. L’« agent stabilisant » était factice : L’Empereur pas plus que les supérieurs incompétents d’Ajidica ne recevrait aucun échantillon de véritable amal. En s’enfuyant, le Maître Chercheur emporterait tout avec lui, sans laisser la moindre trace du substitut totalement efficace qu’il avait baptisé ajidamal. Car si la formule trompait un ver d’Arrakis, pouvait-il y avoir un test plus probant ? — Ne perdez pas de vue que c’est moi qui l’ai convaincu de se lancer dans ce projet, hmmm ? Je m’en sens donc terriblement responsable. (Il arpentait la pièce.) Vous avez fait les tests de la Guilde Spatiale, je présume ? Nous devons être certains qu’un Navigateur qui utilise votre épice synthétique saura percevoir les chemins sûrs au travers de l’espace plissé. Ajidica, pris de court, cherchait une réponse. — Apparemment non, dit Fenring. Mmm… Aurais-je donc touché un point sensible ? — Soyez assuré qu’un Navigateur ne distinguera pas la différence. Ajidica appuya sur le bouton du dôme qui s’emplit à nouveau de brume. Mais Fenring insista. — Il n’en reste pas moins que le test définitif consistera à remplir une cuve de Navigateur avec de l’amal, hmm ? Là, nous serons vraiment certains. — Mais nous ne pouvons pas faire cela, monsieur ! s’insurgea Ajidica. Il nous est impossible de demander la coopération de la Guilde puisque le Projet amal doit rester absolument secret. Les yeux du Comte pétillaient tandis que de nouveaux plans se dessinaient dans son esprit. — Mais l’un de vos Danseurs-Visages saurait bien percer les systèmes de sécurité les plus efficaces de la Guilde. Oui, mmm… Et je l’accompagnerai afin de veiller à ce que tout se passe correctement. Ajidica réfléchit à cette proposition. L’envoyé de l’Empereur marquait un point. De plus, se servir d’un Danseur-Visage offrait quelques autres possibilités… un moyen de se débarrasser de cet encombrant personnage, en particulier. Il était seul à savoir que des centaines de Danseurs-Visages issus des cuves axolotl avaient été disséminés dans toute la galaxie, dans des points stratégiques. Ils avaient embarqué incognito à bord de vaisseaux d’exploration, à destination des confins inexplorés. Les change-forme existaient depuis des siècles, mais nul n’avait encore pris la mesure exacte de leurs pouvoirs. Mais tout allait devenir différent. — Oui, Comte Fenring. Je peux m’arranger pour qu’un Danseur-Visage vous accompagne. Trop de problèmes le distrayaient et Ajidica se dit qu’il n’arriverait jamais à mener sa tâche à terme. Un groupe de politiciens survoltés de la cité sacrée de Bandalong venait de débarquer. Leur leader, Maître Zaaf, était un Tleilaxu arrogant au regard de rongeur qui affichait en permanence une moue de mépris sur sa bouche ridiculement petite. Ajidica se demanda qui il abominait le plus, Fenring ou ces ineptes représentants Tleilaxu. Vu le potentiel scientifique du Bene Tleilax, il ne comprenait pas comment Maître Zaaf et autres chefs du gouvernement avaient pu mener une politique aussi lamentable. Ils avaient oublié leur statut supérieur dans l’univers et semblaient prendre plaisir à se laisser écraser par la noblesse powindah. — Qu’avez-vous déclaré au Ministre Impérial de l’Épice ? demanda Zaaf sans préambule en pénétrant dans le vaste bureau d’Ajidica. J’exige un rapport complet. Le Maître Chercheur pianota impatiemment sur la surface de gelplass. Il était excédé d’avoir à rendre des comptes à ces étrangers qui, tous, posaient les mêmes questions stupides. Mais un jour viendra où je n’aurai plus à me soucier de ces crétins. Quand il lui eut fait le résumé de son entretien avec Fenring, Zaaf annonça d’un ton royal : — À présent, nous souhaitons observer par nous-mêmes les tests amal. Nous en avons le droit. Bien que Zaaf fût son supérieur, Ajidica ne le craignait pas : personne ne pourrait le remplacer à la tête du projet. — Des milliers d’expériences sont en cours. Vous souhaitez toutes les voir ? Quelle est votre espérance de vie, Maître Zaaf ? — Montrez-nous seulement les plus significatives. Vous êtes d’accord, messieurs ? Zaaf consulta ses collègues qui approuvèrent en grommelant. — Alors, observez bien ce test-ci. Avec un sourire confiant, il sortit la fiole d’ajidamal liquide de sa poche et versa ce qui en restait dans sa bouche. Il goûta la substance sur sa langue, inspira l’odeur puissante de cannelle, s’en emplit les sinus, puis avala. C’était la première fois qu’il absorbait une dose aussi importante. En quelques secondes, une chaleur agréable se répandit dans son ventre, gagna son cerveau. Il ressentait le même plaisir qu’avec le Mélange authentique. Il rit devant l’expression consternée de ses visiteurs. — Je fais ça depuis des semaines, dit-il, mentant effrontément. Et je n’ai pas ressenti le moindre contre-effet. (Il était convaincu que Dieu ne permettrait pas que quoi que ce soit de fâcheux lui arrive.) Il n’y a plus le moindre doute. Les politiciens de Bandalong se lancèrent tous dans des commentaires excités en se congratulant comme s’ils avaient une part dans ce succès. Zaaf sourit en montrant ses petites dents et s’inclina avec un air de conspirateur. — Excellent, Maître Chercheur. Nous veillerons à ce que vous soyez dûment récompensé. Mais auparavant, nous avons à discuter d’une chose importante. Rougissant sous la chaleur de l’ajidamal, Ajidica écouta Zaaf sans un mot. Le Bene Tleilax était encore sous le coup du refus du Duc Leto d’accepter son offre habile de faire un ghola de Victor, son petit garçon mort. Les Tleilaxu brûlaient encore du désir de se venger de l’agression des Atréides, des dizaines d’années auparavant, et ils s’irritaient de la ténacité de la résistance ixienne sur Xuttuh, qui s’était choisi le Prince Rhombur Vernius comme leader emblématique. Zaaf voulait mettre la main sur les lignées génétiques des Vernius et des Atréides afin de les utiliser pour les machinations génétiques du Bene Tleilax. Avec cet ADN essentiel, ils pourraient mettre au point des maladies spécifiques susceptibles d’éliminer la Maison des Atréides et la Maison Vernius. Et la soif de vengeance des Tleilaxu pourrait les conduire à cloner des simulacres de Leto et de Rhombur pour les torturer à mort en public ! Jusqu’à quel degré les Atréides pourraient-ils tenir ? D’autres matériaux génétiques issus des deux lignées suffiraient pour tant d’autres expériences. Mais le rejet du Duc avait anéanti tous ces plans. Pour l’esprit hyper focalisé d’Ajidica, les paroles de Zaaf étaient aussi lointaines qu’absurdes. Il écouta cependant sans commentaire Zaaf exposer ses plans pour en finir avec les deux Maisons. Il se lança dans la description d’un mémorial militaire qui se dressait dans les jungles de Beakkal. Là, il y avait presque mille ans, les troupes Atréides et Vernius s’étaient battues côte à côte dans une ultime résistance connue sous le nom de Défense Senasar. Plusieurs ancêtres héroïques des deux Maisons reposaient dans le mémorial. Ajidica luttait contre l’ennui tandis que Zaaf poursuivait : — Nous nous sommes arrangés avec le gouvernement beakkali pour exhumer les corps et prélever des échantillons d’ADN. Ce n’est pas l’idéal mais cela devrait suffire pour nos projets. — Et Leto Atréides ne peut rien pour nous en empêcher, railla un des collègues de Zaaf. Une vengeance parfaite. Mais les Tleilaxu n’envisageaient jamais l’ensemble des possibilités. Ajidica essaya de ne pas montrer son dégoût. — Le Duc sera furieux quand il aura vent de vos intentions. Ne craignez-vous pas des représailles de sa part ? — Leto est affaibli par son chagrin et il a complètement négligé ses devoirs auprès du Landsraad. (Maître Zaaf semblait décidément trop vaniteux, se dit Ajidica.) Nous n’avons rien à redouter de lui. Nos opérations de récupération génétique ont déjà commencé, mais nous nous sommes heurtés à un petit écueil. Le Premier Magistrat de Beakkal exige une forte somme. Je… J’espérais pouvoir le payer en amal en lui faisant croire qu’il s’agit de Mélange. Votre substitut est-il bon au point de le tromper ? Ajidica partit d’un grand rire : il envisageait déjà des possibilités nouvelles. — Absolument. Il se servirait d’un amal de l’ancienne formule, presque semblable à son précieux ajidamal. Ils ne verraient pas la différence. Les Beakkali ne se servaient du Mélange que dans leur nourriture et leurs boissons, de toute manière. Ce serait facile de les abuser… — Je peux en produire autant que vous le désirez, ajouta-t-il. 7 Le pouvoir connaît des mouvements de marées, des hauts et des bas. Ainsi, dans le règne de chaque Empereur, la mer reflue puis revient. Prince Raphaël Corrino, Discours sur le Pouvoir. Derrière le paravent orné de glands de sa mansarde d’observation, Shaddam IV observait les manœuvres de ses troupes, dans l’ombre douce et parfumée. De toutes les merveilles de Kaitain, les Sardaukar étaient la plus grande. En vérité, à ses yeux, ils étaient magnifiques. Pouvait-il y avoir, ailleurs dans l’univers, de vision plus exaltante que celle de ces hommes aux uniformes impeccables qui obéissaient aux ordres avec une froide et absolue précision ? Il souhaitait si ardemment que tous ses sujets répondent aussi docilement aux instructions impériales. Shaddam portait l’uniforme gris des Sardaukar, rehaussé de galons d’or et d’argent, car il était leur Commandant en chef, en plus de tous ses autres titres. Au-dessus de son nez aquilin, sur ses cheveux roux, il arborait un casque de Burseg frappé des armoiries impériales. Au moins, il pouvait assister à la parade en paix depuis que son épouse Anirul s’était lassée de ces exhibitions martiales. Il était heureux qu’elle ait choisi de s’occuper de ses problèmes de Bene Gesserit durant l’après-midi, et de ses filles qu’elle destinait à devenir des sorcières un jour. Ou bien prenait-elle des dispositions pour les funérailles de Lobia, cette vieille chose qui venait de mourir ? Il espérait que le Bene Gesserit n’allait pas tarder à lui fournir une autre Diseuse de Vérité. À quoi d’autre ces maudites Sœurs pouvaient-elles être bonnes ? Sur la plaza, tout en bas, les Sardaukar continuaient leur parade impeccable au rythme de leurs bottes qui claquaient sur les dalles en salves régulières. Le Bashar Suprême Zum Garon, un vétéran de Salusa Secundus, contrôlait ses troupes comme un marionnettiste habile. Et leurs figures spectaculaires démontraient la perfection avec laquelle ils s’alignaient en formation de bataille. C’était sublime. Et parfait. Rien à voir avec sa famille. En temps normal, l’Empereur se plaisait à voir ses troupes parader, mais pour l’heure, il était agité par des soucis contraires. Il n’avait pas mangé de toute la journée après avoir avalé des nouvelles excessivement mauvaises. Et le meilleur des docteurs Suk n’aurait pu le guérir du tourment qui fouaillait ses entrailles. Il avait appris par son réseau d’espions toujours diligents que son père, Elrood IX, avait eu un fils de l’une de ses concubines favorites, une femme dont on ignorait encore le nom. Une quarantaine d’années auparavant, le vieil Elrood avait pris des mesures afin de cacher et de protéger cet enfant illégitime. Qui devait être à présent de dix ans plus jeune que Shaddam. Est-ce que ce bâtard connaissait son héritage ? Est-ce qu’il épiait Shaddam et Anirul en se réjouissant qu’ils n’aient toujours pas d’héritier mâle ? Anirul n’avait engendré que des filles, que des filles, toujours des filles. Elles étaient cinq maintenant, Rugi étant la dernière. Le bâtard se préparait-il à entrer en scène, à usurper le titre de Shaddam pour monter sur le Trône du Lion d’Or ? Sur la plaza, les Sardaukar se divisèrent en deux groupes qui entamèrent une simulation de combat dont l’enjeu était une fontaine en forme de lion rugissant. Les traits de lasers ne tardèrent pas à former une trame ardente au-dessus des dalles. Des flotteurs militaires à haute énergie passèrent en formation serrée et remontèrent dans le ciel bleu où les nuages paresseux semblaient avoir été peints par un artiste. Préoccupé, Shaddam applaudit sans conviction les manœuvres de ses fidèles Sardaukar tout en maudissant la mémoire de son père. Combien d’autres progénitures secrètes avait laissé ce vieux vautour ? C’était une question inquiétante. Au moins, il connaissait le nom de ce fils caché : Tyros Reffa. Adopté par la Maison Taligari, Reffa avait passé le plus clair de son temps sur Zanovar, un monde de villégiature des Taligari. Choyé, il avait dû rêver depuis des années de s’emparer du pouvoir. Oui, le bâtard d’Elrood pouvait être une source d’ennuis sérieux. Mais comment l’atteindre et le tuer ? Shaddam soupira. Tels étaient les défis du pouvoir. Je devrais sans doute en parler à Hasimir. Mais au lieu de ça, il s’efforçait de développer son esprit, car il était déterminé à prouver à Hasimir qu’il se trompait… Qu’il pouvait régner sans ses interventions constantes et ses conseils. Je veux décider seul ! Il avait assigné Fenring sur Arrakis avec le titre de Ministre Impérial de l’Épice, tout en lui confiant la mission secrète de superviser l’évolution du Projet amal. Pourquoi Fenring n’était-il pas encore de retour d’Ix avec son rapport ? Il faisait doux et une petite brise faisait flotter les drapeaux de la parade. Le Contrôle Météorologique Impérial avait réglé la journée selon les exigences de l’Empereur. Les troupes se redéployèrent sur la pelouse artificielle pour entamer une démonstration de combat rapproché à l’épée et au bouclier. Puis deux unités attaquèrent sous les tirs simulés de l’ennemi hypothétique dans un déchaînement d’éclairs orange et mauves. Dans les tribunes, le public réduit de fonctionnaires impériaux et de nobles des Maisons mineures applaudit poliment. Zum Garon, le vétéran grisonnant en uniforme impeccable, observait la scène d’un regard critique. Il exigeait le plus haut niveau en présence de l’Empereur. Shaddam encourageait ces démonstrations de force militaire, surtout depuis que les Maisons du Landsraad faisaient preuve d’indiscipline. Il devrait peut-être sous peu faire preuve de fermeté… Une grosse araignée brune descendit à hauteur de son regard, au bout d’un fil rattaché au vélum rouge et or. Contrarié, il souffla : — Ne réalises-tu donc pas qui je suis, petite créature ? Je règne sur les êtres les plus infimes de mon royaume. En arrière-plan, les drapeaux et les pavillons s’agitaient, les tirs redoublaient et les Sardaukar paradaient en une sorte de kaléidoscope chamarré sur le fond vert tendre de la plaza. La gloire, les pompes… Dans le ciel, des ornithoptères surgirent en formation impeccable et se lancèrent dans des acrobaties risquées, salués par des salves d’applaudissements, mais Shaddam ne leur accorda guère d’attention, perdu dans ses sombres spéculations sur son demi-frère bâtard. Il souffla sur l’araignée trop curieuse et la regarda se balancer sous cette tempête inattendue. Elle se mit à remonter vers le vélum. Mais tu n’y seras pas plus en sécurité, pensa-t-il. Rien n’échappe à ma colère. Mais il savait qu’il se berçait d’illusions. La Guilde Spatiale, le Bene Gesserit, le Landsraad, la CHOM : tous avaient leurs visées, leurs manipulations, tous voulaient le voir les mains liées et aveugle pour qu’il ne puisse régner sur l’Univers Connu en tant qu’Empereur légitime. Au diable leur pression ! Comment ses prédécesseurs Corrino avaient-ils pu laisser se développer une telle situation des siècles durant ? Il tendit la main et écrasa l’araignée entre ses doigts avant qu’elle ne redescende pour le mordre. 8 Un individu n’a de sens que par la relation qu’il peut avoir avec la société dans son ensemble. Le Planétologiste Pardot Kynes, Un alphabet d’Arrakis, écrit pour son fils Liet. Le léviathan des sables sinuait entre les dunes dans un bruissement rêche qui rappelait à Liet Kynes, de façon incongrue, celui d’une cascade d’eau fraîche. Sur Kaitain, il avait vu des chutes d’eau artificielles : elles faisaient partie du décor décadent. Il chevauchait la bête avec un groupe de fidèles, les doigts crispés sur les cordages qui maintenaient la tête du ver dressée sous l’éclat jaune du soleil torride. Le ver se dirigeait droit vers le Mur Rouge. Là-bas, son adorable épouse Faroula l’attendait, ainsi que les anciens du Conseil qui avaient hâte d’entendre les nouvelles dont il était porteur. Des nouvelles décevantes. Tout aussi décevantes que l’Empereur Shaddam IV dont l’attitude avait confirmé les pires craintes de Liet. Stilgar l’avait accueilli au spatioport de Carthag. Ils n’avaient pas perdu de temps pour s’éloigner du Bouclier afin de se soustraire au regard des Harkonnens. Ils avaient rejoint un petit groupe de Fremen et Stilgar lui-même avait planté le marteleur pour appeler le premier ver géant. Ils avaient lancé les crocs et les filins selon la pratique immémoriale pour capturer la bête lorsqu’elle avait été attirée par le rythme sourd qui était comme le pouls de la planète. Liet, en répétant les gestes familiers, en plantant les pieux de sécurité entre deux segments de leur monstrueuse monture, s’était souvenu du premier jour où il avait chevauché un ver. D’adolescent, il était devenu adulte aux yeux de la tribu. Le vieux Naib Heinar avait donné son approbation. La peur qu’il avait éprouvée alors, juste avant l’épreuve, lui revint. La bête indomptée qu’ils chevauchaient à présent était redoutable, comme toutes les autres, et il ne devait jamais relâcher sa concentration, mais il la considérait désormais comme un mode de transport rapide, le moyen le plus sûr de retrouver très vite les siens. Serrant d’une poigne ferme les cordes, Stilgar, stoïque, lança des ordres. Les Fremen déplacèrent les écarteurs et plantèrent de nouveaux crochets pour mieux diriger le Faiseur. Le regard de Stilgar se porta vers Liet, qui gardait une expression sombre et tendue. Il savait que son ami ne rapportait pas de bonnes nouvelles de Kaitain. Mais, à la différence des courtisans jacasseurs du Palais, les Fremen ne s’inquiétaient pas du silence de l’homme qui se tait. Liet parlerait lorsqu’il le jugerait bon et Stilgar se contentait de rester auprès de lui : ils étaient ensemble, mais chacun était immergé dans ses pensées propres. Des heures passèrent. Le ver géant filait en chuintant dans le désert, droit vers les montagnes noires et rougeâtres qui s’érigeaient sur l’horizon. Lorsqu’il sentit que l’instant était venu, attentif à l’expression du jeune Planétologiste et à son regard qu’il devinait derrière le masque de son distille, Stilgar formula les paroles que Liet souhaitait entendre : — Tu es le fils de l’Umma Kynes. Maintenant qu’il est mort, tu représentes tout l’espoir des Fremen. Ma vie et ma loyauté sont tiennes, ainsi que je l’ai juré à ton père. Stilgar n’avait jamais traité le jeune homme de façon paternelle mais comme un vrai camarade. Tous deux connaissaient bien l’histoire telle qu’elle avait été contée tant de fois dans le sietch. Avant de vivre avec les Fremen, Pardot Kynes avait combattu six séides Harkonnens qui avaient acculé Stilgar, Turok et Ommun – un trio de jeunes Fremen fougueux. Stilgar avait été grièvement blessé et serait mort sans l’intervention de Kynes. Et quand le Planétologiste était devenu le prophète visionnaire des gens du désert, les trois amis l’avaient aidé à réaliser son rêve. Ommun était mort avec Pardot dans l’effondrement de la grotte du Bassin de Plâtre, mais Stilgar n’avait pas oublié la dette d’eau qu’il avait envers son fils Liet. Il tendit la main et serra le bras de son jeune ami. Liet était tout ce qu’avait été son père, et plus encore. Il avait été éduqué comme un vrai Fremen. Liet eut un pâle sourire, mais il y avait une profonde affection dans son regard. — Ce n’est pas ta loyauté qui me crée du souci, Stil, mais l’avenir de notre cause. Nous n’aurons droit à aucune aide de la Maison de Corrino, ni la moindre sympathie. Stilgar partit d’un grand rire. — La sympathie de l’Empereur est une arme que je préférerais ne pas affronter. Et nous n’avons pas besoin d’aide pour massacrer les Harkonnens. Et tandis que leur gigantesque monture poursuivait sa course, il raconta à Liet leur raid sur le Sietch Hadith. Il fut heureux de voir son expression de satisfaction. Sitôt arrivé, sale et fourbu, Liet se précipita vers ses quartiers, tout au fond du refuge. Faroula attendait impatiemment son époux et il s’était promis de se consacrer à elle avant toute chose. Après son séjour sur la planète impériale, il avait besoin de calme et de réconfort, ce que Faroula avait toujours su lui donner. Les gens du sietch attendaient son rapport et avaient déjà préparé un rassemblement dans la soirée, mais la tradition voulait qu’un voyageur ne narre son équipée qu’après s’être rafraîchi, sauf en cas d’urgence extrême. Faroula lui sourit, ses yeux bleus de l’ibad étincelant de bonheur. Ses baisers se firent plus avides quand le rideau de leur chambre retomba. Elle lui prépara du café d’épice accompagné de petits gâteaux au miel qui avaient la saveur du Mélange. Liet dégusta le tout avec plaisir, mais rien n’égalait le simple bonheur qu’il éprouvait à retrouver son épouse. Leur fils Liet-chih qu’elle avait eu avec Warrick, son ami disparu, vint les rejoindre. Lorsque Warrick était mort, Liet s’était chargé de Faroula et de l’enfant qu’ils traitaient comme leur propre fille Chani. Il serra Liet-chih et leur fille Chani dans ses bras, puis ils bavardèrent et jouèrent un instant avant que la nourrice ne les raccompagne. Quand ils se retrouvèrent à nouveau seuls, Faroula le débarrassa en souriant de son distille inutilisable, qui avait été dépecé puis remis tant bien que mal en place par les sbires de la sécurité impériale. Elle enduisit d’onguent la peau nue de ses pieds et Liet eut un long soupir. Il y avait tant de choses à discuter avec les Fremen du sietch, mais il repoussa momentanément ses soucis. Même un homme qui s’était présenté devant le Trône du Lion d’Or pouvait trouver des sujets d’intérêt plus importants. En sondant le regard énigmatique de son épouse, il se sentit enfin chez lui. Pour la première fois depuis qu’il avait débarqué de la navette de la Guilde à Carthag. — Parle-moi des merveilles de Kaitain, mon amour, chuchota Faroula avec une expression avide. De toutes ces choses merveilleuses que tu as dû voir. — Oui, j’ai vu de très belles choses là-bas, mais crois-moi, Faroula, rien dans l’univers n’est aussi joli que toi. Ses doigts effleurèrent avec douceur sa joue. 9 Le destin de l’Univers Connu s’articule autour de décisions effectives qui ne peuvent être prises qu’à partir d’informations complètes. Maître de Conférences Glax Othn de la Maison Taligari, Alphabet Scolaire du Pouvoir, Convenant aux Adultes. Le sanctuaire privé de Leto était l’une des pièces les moins luxueuses du Castel Caladan, mais ici un chef échappait aux frivolités du confort pour mieux se consacrer aux intérêts de la Maison des Atréides. Il n’y avait pas de tapisserie sur les murs et les globes des brûleurs étaient nus. Le feu qui brûlait dans l’âtre répandait une odeur résineuse mais les flammes repoussaient l’humidité froide de l’air salin. Depuis des heures il travaillait derrière son vieux bureau de teck. Un cylindre-message était posé devant lui, menaçant, pareil à une bombe à retardement. Leto avait déjà pris connaissance du rapport de ses espions. Les Tleilaxu croyaient-ils vraiment pouvoir garder le secret sur leurs crimes ? Ou espéraient-ils simplement aller jusqu’au bout de leur ignoble profanation et se retirer du Mémorial Senasar avant que Leto ait pu répliquer ? Le Premier Magistrat de Beakkal aurait dû savoir que la Maison des Atréides serait profondément offensée. Ou alors les Tleilaxu lui avaient offert une telle fortune qu’il n’avait pu refuser ? L’ensemble de l’Imperium semblait croire que les récentes tragédies qu’il avait vécues l’avaient brisé. Qu’elles avaient éteint sa flamme. Leto regarda un instant son anneau ducal. Il ne s’était pas attendu à assumer le fardeau du pouvoir dès l’âge de quinze ans. Vingt et une années s’étaient écoulées et il lui semblait qu’il portait ce sceau pesant à son doigt depuis des siècles. Ses yeux se portèrent sur le papillon aux ailes brisées inclus dans un bloc de cristoplass. Quelques années auparavant, distrait par un document qu’il étudiait, il avait accidentellement écrasé l’insecte. Il l’avait gardé sur son bureau pour se rappeler en permanence les conséquences de ses actes en tant que Duc, et en tant qu’homme. Les profanations des tombes des soldats avec l’assentiment du Premier Magistrat ne pouvaient être tolérées… ni oubliées. Duncan Idaho se présenta sur le seuil, en grand uniforme. — Vous m’avez fait appeler, Leto ? Le Maître d’Escrime, solide et fier, affichait un petit air de supériorité depuis son retour de Ginaz. Après ses huit années de formation rigoureuse, il avait gagné le droit d’être le confident de Leto. — Duncan, j’apprécie plus que jamais tes conseils. (Leto se leva.) Je suis en face d’une décision grave et c’est avec toi que je dois discuter de stratégie, maintenant que Thufir et Gurney sont partis pour Ix. Duncan prit un air radieux : il avait hâte de faire la preuve de ses mérites de combattant. — Sommes-nous prêts à mettre au point notre prochaine opération sur Ix ? — C’est un autre problème. (Leto prit le cylindre-message et soupira :) En tant que Duc, j’ai appris qu’il y a toujours un « autre problème ». Jessica se glissa silencieusement dans la pièce. Elle pouvait fort bien surprendre les conversations sans être vue, mais elle se campa fièrement à côté du Maître d’Escrime. — Puis-je moi aussi entendre vos préoccupations, mon Duc ? D’ordinaire, Leto n’aurait pas autorisé une concubine à se joindre à des discussions stratégiques, mais Jessica avait reçu une éducation hors du commun et il en était venu à apprécier ses jugements. Elle avait su lui prouver son amour et sa force dans les heures les plus sombres, et il n’avait pas l’intention de la congédier sans égards. Leto leur apprit alors que des équipes Tleilaxu avaient excavé un vaste terrain sur Beakkal. Des ziggourats de pierres envahies par la végétation marquaient les lieux où l’armée des Atréides avait combattu aux côtés de ses alliés de Vernius pour repousser la flotte pirate qui avait investi la planète ! Elles renfermaient les restes des milliers de soldats morts ainsi que ceux des patriarches des deux Maisons alliées. Leto baissa la voix et son ton se fit assourdi et menaçant. — Les Tleilaxu exhument les restes de nos ancêtres sous le prétexte de les étudier pour une exploration génétique historique. De rage, Duncan cogna le mur du poing. — Par le sang de Jool-Noret, nous devons les en empêcher ! Jessica se mordit la lèvre. — Ce qu’ils veulent est évident, mon Duc. Les Tleilaxu peuvent créer des gholas à partir des cellules mortes, même s’ils disposent de cadavres vieux de plusieurs siècles. Ils pourraient très bien reproduire la ligne génétique des Vernius ou des Atréides. Le regard de Leto était fixé sur le papillon prisonnier du bloc de cristoplass. — C’est pour ça qu’ils voulaient le corps de Victor, et celui de Rhombur. — Précisément. — Si je me plie à l’usage, il faut que je me rende sur Kaitain et dépose une protestation officielle devant le Landsraad. Des comités d’enquête seront constitués et, à terme, Beakkal et les Tleilaxu seront sanctionnés. — Mais il sera alors trop tard ! s’exclama Duncan, alarmé. Tous trois tressaillirent quand une bûche éclata dans la cheminée. — C’est pourquoi j’ai décidé d’entreprendre une action plus radicale. Jessica tenta de faire entendre la voix de la raison. — Ne serait-il pas possible d’envoyer là-bas nos troupes afin qu’elles récupèrent les corps avant que les Tleilaxu ne les exhument ? — Ça ne suffirait pas. Si nous en oublions un seul, nos efforts seront vains. Non, nous devons éliminer la tentation, effacer le problème et adresser un message clair. Ceux qui pensent que le Duc Leto Atréides est affaibli vont avoir la démonstration qu’il n’en est rien. Leto regarda longuement les documents épars sur lesquels figuraient le chiffre de ses troupes, le nombre d’armes de l’arsenal, les vaisseaux disponibles et même la situation des atomiques de famille. — Thufir est absent, et tu vas donc avoir la chance de faire tes preuves, Duncan. Nous devons leur donner une leçon qui ne pourra être interprétée que d’une façon. Pas d’avertissement Pas de pitié. Pas d’ambiguïté. — Je serai heureux de commander une telle mission, mon Duc. 10 Dans cet univers, il n’existe aucun lieu sûr, aucun moyen sûr. Le danger guette sur tous les chemins. Aphorisme Zensunni. Au-dessus de la face nocturne de la planète Ix, une navette-cargo régulière fut larguée du Long-courrier en orbite. Un poste d’observation Sardaukar caché dans les terres inhabitées repéra aussitôt la trace orange du vaisseau qui venait de plonger dans les mailles du réseau de détection. La navette se dirigeait vers le canyon du port d’entrée d’Ix, l’unique point d’accès à la capitale souterraine, sévèrement gardé. Les observateurs Sardaukar n’avaient pas remarqué un deuxième engin, plus petit que la navette, qui s’était glissé dans son sillage. Une capsule de combat Atréides. La Guilde avait été grassement payée pour que le Long-courrier emporte un émetteur de camouflage qui rendait l’engin opaque indétectable jusqu’à ce que Gurney Halleck et Thufir Hawat aient pénétré dans les profondeurs de la planète. C’était Gurney qui était aux commandes de la minuscule capsule dépourvue d’ailes. Prenant un cap différent de celui de la navette, le vaisseau Atréides filait au-dessus du paysage accidenté du Nord. Les instruments obscurs chuchotaient des séries de données dans son casque afin d’éviter les berceaux d’atterrissage sous la surveillance des Sardaukar. Il mettait à profit les talents de commando qu’il avait acquis dans la bande de contrebandiers au service de Dominic Vernius. La capsule se faufilait entre les champs d’éboulis, plongeait dans les cirques rocheux et effleurait parfois les glaciers. C’est en pilotant des cargos de contrebande qu’il avait appris à éviter les patrouilles impériales et il n’avait aucune difficulté à rester en dessous du seuil de détection Tleilaxu. Tandis que la capsule s’infiltrait dans l’atmosphère, Thufir restait en phase de Mentat, immobile, placide, évaluant les possibilités. Il avait mémorisé tous les accès d’urgence d’Ix et les itinéraires secrets dont Rhombur se souvenait. Mais des soucis humains ne cessaient de troubler sa concentration. Leto ne lui avait jamais reproché ce qu’il aurait pu considérer comme autant de failles dans la sécurité dont Thufir était responsable : la mort du Duc Paulus dans l’arène, le désastre du clipper aérien. Thufir n’avait cessé de redoubler ses efforts, de faire encore plus intensément appel à son arsenal personnel, il s’était adjoint d’autres armes. À présent, lui et Gurney devaient infiltrer les cités occupées d’Ix, repérer les points faibles de l’ennemi en vue d’une intervention militaire coup de poing. Après les récentes tragédies qu’il avait vécues, Leto ne redoutait plus d’avoir du sang sur les mains. Quand il déciderait que le moment était venu, la Maison des Atréides frapperait. Avec une violence absolue. C’tair Pilru, le résistant avec qui ils avaient été longtemps en contact, n’avait pas voulu renoncer à ses actions sur Ix, malgré les représailles des usurpateurs Tleilaxu. À partir d’éléments volés, il avait réussi à fabriquer des bombes et autres armes efficaces. Et pour un temps, il avait bénéficié du soutien clandestin du Prince Rhombur – et puis le contact avait été rompu. Thufir espérait qu’ils allaient pouvoir le retrouver cette nuit, alors qu’il était encore temps. Lui et Gurney, en se fondant sur quelques faibles possibilités et l’existence probable d’un lieu de réunion secret, avaient envoyé des messages au réseau de résistance. Ils avaient utilisé un ancien code militaire de la Maison Vernius connu de Rhombur, et que seul C’tair pouvait déchiffrer. Le Mentat de Leto avait proposé un rendez-vous quelque part dans le labyrinthe de chemins secrets et d’alvéoles. Mais ils n’avaient reçu aucune réponse… Ils étaient donc totalement aveugles et ne pouvaient se fier qu’à leur espoir et leur détermination. Thufir leva les yeux vers un hublot étroit pour essayer de prendre ses repères tout en essayant d’envisager comment ils allaient bien pouvoir trouver les combattants de la liberté. Par-delà son analyse de Mentat, il redoutait que cela ne dépende plus que de la chance. Terré dans un débarras où régnait une odeur de moisi, tout en haut des étages de cristoplass de ce qui avait été jadis le Grand Palais, C’tair Pilru ruminait ses doutes. Il avait reçu un message qu’il avait décodé… mais il ne pouvait croire à son contenu. Il poursuivait sa guérilla depuis tant d’années. Elle était devenue son unique pulsion et ne dépendait même plus des victoires ou de ses espérances. Le combat contre les Tleilaxu était devenu toute sa vie et il ignorait ce qu’il était ou ce qu’il serait si la lutte cessait un jour. Il avait survécu jusque-là en ne se fiant à personne dans la cité naguère merveilleuse. Il changeait sans cesse d’identité, de refuge, frappait sans pitié et s’enfuyait dans l’instant, laissant les usurpateurs et leurs chiens Sardaukar dans le trouble et la fureur. Dans son exercice mental favori, il reconstruisait la ville qu’il avait connue, avec sa trame complexe de passerelles et de promenades tissée entre les stalactites des tours inversées. Il retrouvait même l’image des gens d’Ix tels qu’ils avaient été en ce temps-là, vivants, dynamiques, heureux. Avant que le marteau atroce des Tleilaxu s’abatte sur eux. Mais depuis quelque temps, tout devenait flou dans sa mémoire. Il s’était écoulé tant d’années… Récemment, il avait capté le message des envoyés du Prince Rhombur Vernius – un piège ? Toute sa vie avait été dominée par le risque, le danger, et il saisit cette chance. Car il savait qu’aussi longtemps que Rhombur vivrait, il n’abandonnerait jamais son peuple. Il attendait dans la froide obscurité de son refuge. Il attendait depuis si longtemps. Et, à force d’attendre, il en venait à se demander s’il n’était pas en train de perdre tout contact avec la réalité… Surtout depuis qu’il avait appris l’atroce destin de Miral Alechem, son amante, sa camarade de combat, qui aurait pu devenir son épouse en d’autres circonstances. Les immondes Tleilaxu l’avaient capturée et se servaient de son corps pour leurs expériences aussi mystérieuses qu’abominables. Il luttait pour ne pas retrouver l’image de Miral la dernière fois qu’il l’avait vue : une forme sans cerveau accrochée comme la carcasse d’un animal dans un ignoble laboratoire biologique. À chaque souffle, chaque battement de cœur, il maudissait les cruels Tleilaxu, les apprentis sorciers de la souffrance. Une fois encore, il s’efforça de garder les paupières closes, d’apaiser sa respiration pour ne retrouver que le souvenir doux des grands yeux de Miral, de son visage mince et joli, du délicieux désordre de ses cheveux coupés court. Mais la fureur était toujours là, avec la culpabilité du survivant. Il s’était comporté comme un fanatique, mais s’il était vrai que le Prince Rhombur avait envoyé des hommes pour l’aider, bientôt le cauchemar prendrait fin… Il perçut un ronronnement mécanique soudain et se recroquevilla un peu plus profondément dans un recoin du débarras. On grattait à la porte, le verrou céda en douceur sous une manœuvre habile et il découvrit une capsule autoguidée dont l’écoutille venait de s’ouvrir, révélant deux silhouettes. Les intrus ne l’avaient pas encore vu. Il pouvait tenter de fuir, ou les tuer. Mais ils étaient trop grands pour des Tleilaxu et ne se déplaçaient pas avec les gestes brutaux des Sardaukar. Le plus vieux avait l’apparence dure d’une shigavrille, avec un visage creusé et les lèvres rouges sapho d’un Mentat. Son compagnon trapu, au visage marqué d’une balafre, rempocha ses outils tandis que le Mentat s’avançait vers C’tair avec une confiance prudente. — Nous venons de Caladan. C’tair n’esquissa pas un mouvement, le cœur battant à tout rompre. Il savait que cela pouvait être un piège, mais il était allé trop loin et il devait savoir. Il porta la main jusqu’à la dague dissimulée dans sa poche. — Je suis là. Il émergea de l’ombre et les deux hommes se tournèrent vers lui, ajustant leur regard à la faible clarté. — Nous sommes des amis de votre Prince. Vous n’êtes plus seul, dit l’homme à la balafre. Ils se rapprochèrent avec prudence, comme s’ils marchaient sur des éclats de verre. Ils se serrèrent la main sans vigueur, selon l’usage de l’Imperium et échangèrent leurs noms au centre de la pièce poussiéreuse. Puis, les nouveaux venus racontèrent à C’tair ce qui était advenu à Rhombur. Il avait l’air abasourdi, comme s’il ne faisait pas encore la part du réel et de ses fantasmes. — Il… Il y avait une fille. Kailea ? Oui, Kailea Vernius. Thufir et Gurney échangèrent un regard et renoncèrent à lui apprendre la pénible vérité. — Nous n’avons que peu de temps, reprit Gurney. Nous devons voir et apprendre le plus de choses possible. C’tair hésita en les dévisageant : il ne savait par où commencer. Une colère violente montait en lui, il était soudain terrassé par l’émotion, il ne pouvait se résoudre à leur raconter vraiment ce qu’il avait vu ni tout ce qu’il avait enduré depuis des années. — Restez avec moi, et je vous montrerai ce que les Tleilaxu ont fait d’Ix. Le trio s’était discrètement mêlé à la cohue des travailleurs harassés pour pénétrer dans le complexe industriel qui avait depuis longtemps sombré dans la décrépitude. Ils se servaient des multiples cartes d’identité volées de C’tair pour pénétrer dans les zones de haute sécurité. Le rebelle solitaire avait depuis longtemps appris à ne pas se faire remarquer, mais les Ixiens persécutés, diminués, regardaient le plus souvent leurs pieds. — Nous savons depuis longtemps que l’Empereur est en partie responsable, déclara Thufir. Mais je ne comprends pas la nécessité de maintenir ici deux légions de Sardaukar. — Je les ai vus… mais je ne connais pas la réponse. C’tair désigna une monstruosité flasque qui travaillait sur le dock de déchargement : une machine avec des parties humaines… Une tête difforme, un torse anormal qui portait des traces de coups. — Si le Prince Rhombur est maintenant un cyborg, je prie pour qu’il n’ait pas l’apparence de ces choses que créent les Tleilaxu. Gurney était épouvanté. — Quel genre de démon est-ce donc là ? — Un Bi-Ixien, une des victimes qui ont succombé à la torture et que l’on a réanimées en les accouplant à des machines. Ce ne sont pas des êtres vivants, mais ils sont doués de mobilité. Les Tleilaxu les appellent des « exemples ». Ce sont des jouets pour leurs cerveaux déments. Thufir, quant à lui, restait sans expression, gravant chaque détail dans son esprit de Mentat. Mais il y avait toujours du dégoût sur le visage de Gurney. C’tair eut un sourire sombre. — J’en ai vu un qui portait un pulvérisateur de peinture sur le dos. Les contrôles biomécaniques sont tombés en panne et tout s’est détraqué. Il est tombé avec le pulvérisateur plein à ras bord et a arrosé deux Maîtres Tleilaxu. Ils se sont mis à l’insulter comme s’il avait pu le faire exprès. — Il l’a peut-être fait, grommela Gurney. Des jours passèrent. Ils observaient, enquêtaient… et la haine montait en eux. Gurney voulait se battre sans plus attendre, mais Thufir lui conseilla la prudence. Il fallait avant tout qu’ils regagnent Caladan pour faire leur rapport au Duc Leto. Ce n’est qu’ensuite – avec son assentiment – qu’ils pourraient dresser des plans pour un assaut efficace et parfaitement coordonné. — Nous pourrions vous sortir d’ici, proposa Gurney avec une expression de compassion profonde. Vous partiriez avec nous. Vous avez déjà suffisamment souffert. C’tair parut troublé, inquiet. — Je ne peux partir. Je… Je ne sais pas ce que je ferais si je cessais de me battre. Mon monde est ici, je dois continuer à frapper les envahisseurs par tous les moyens, faire savoir aux autres survivants que je n’ai pas abandonné, que je ne renoncerai jamais. — Le Prince Rhombur pensait que vous diriez cela, approuva Thufir. Nous avons pas mal de matériel pour vous dans notre capsule de combat : des brise-plass, toutes sortes d’armes ainsi que des réserves alimentaires. C’est déjà un début. Devant tant d’espoirs, C’tair se sentit étourdi. — Je savais bien que mon Prince ne nous avait pas abandonnés. J’ai attendu si longtemps son retour, j’avais l’espoir de pouvoir un jour me battre à ses côtés. — Nous allons faire notre rapport au Duc Leto Atréides ainsi qu’à votre Prince. Soyez patient. Thufir aurait voulu en dire plus, promettre des choses tangibles, mais il n’était pas assermenté pour cela. C’tair acquiesça en silence, pressé de reprendre la lutte maintenant qu’il avait la certitude que des forces puissantes allaient le soutenir. 11 La compassion et la vengeance sont les deux faces d’une même pièce. C’est la nécessité qui dicte la façon dont la pièce se retourne. Duc Paulus Atréides. Sur la planète Beakkal, tandis que l’astre primaire jaune orangé montait dans le ciel, la végétation luxuriante exhalait un rideau de vapeur. L’étoile secondaire, blanche et ardente, montait déjà vers le zénith. Les fleurs s’ouvraient dans des bouffées de senteurs, attirant la ronde des insectes et des oiseaux. Des primates hirsutes sautaient sous la canopée où les lianes des plantes prédatrices se lovaient pour piéger les rongeurs imprudents. Au sommet de l’immense mesa de Senasar, de gigantesques ziggourats de marbre se dressaient dans la lumière des deux soleils. Chacune des facettes qui décoraient leurs angles dardait des reflets aveuglants dans toutes les directions. Sur le plateau, autrefois, les Atréides et les Vernius avaient combattu au coude à coude les bandes ennemies, massacrant dix adversaires pour chaque défenseur tué. Mais à terme, ils avaient succombé sous le nombre. Ils s’étaient tous sacrifiés, jusqu’au dernier homme, une heure seulement avant que n’arrivent les renforts qui avaient annihilé les derniers pirates. Durant des siècles, les Beakkali avaient vénéré les héros morts, mais depuis que la Maison Vernius s’était déclarée renégate, le Prince Magistrat avait cessé d’entretenir les monuments et la jungle les investissait et les rongeait. Les statues superbes n’étaient plus que des refuges pour les oiseaux et les petits animaux. Les blocs de pierre se craquelaient mais, sur Beakkal, nul ne s’en souciait. Depuis quelque temps, des champignons géométriques s’étaient déployés autour du mémorial. Des équipes d’intervention avaient commencé à tailler dans les fourrés denses, à dégager les amas de végétation avant de gratter les pierres pour ouvrir les tombeaux. Les dépouilles de milliers de soldats reposaient dans l’immense mausolée de la mesa. Et d’autres, encore, étaient protégés par les sceaux des cryptes blindées, à l’intérieur des ziggourats. Les superviseurs Beakkali avaient fourni le matériel d’excavation destiné à démanteler les ziggourats bloc par bloc. Les chercheurs Tleilaxu avaient déjà assemblé des laboratoires modulaires, impatients d’analyser les échantillons de tissu qui avaient été prélevés à grand-peine sur le peu de matériel génétique utilisable. La brume qui se déchirait lentement sur la jungle était chargée du parfum lourd des fleurs, des plantes vert sombre et des herbes hautes comme des arbres. La fumée des campements se mêlait aux émissions grasses des machines. L’un des gnomes Tleilaxu essuya la sueur de son front tout en agitant les mains pour tenter vainement de repousser les nuages de moucherons avides de sang. Un bref instant, il leva les yeux vers le phare orange du soleil primaire qui flottait au ras de la canopée comme l’œil féroce d’un géant invisible. Et soudain des traits de lasers crevèrent le ciel. Sous le commandement de Duncan Idaho, les vaisseaux Atréides avaient quitté leur orbite et fondaient droit sur le mémorial. À l’instant même où il ouvrait le feu, Duncan transmit le message enregistré par le Duc Leto. Le Premier Magistrat ne manquerait pas de l’entendre dans la capitale planétaire de Beakkal. Une copie avait été expédiée par Messager au Conseil du Landsraad sur Kaitain, et ce en accord strict avec les prescriptions fixées par la Grande Convention en cas de conflit. La voix de Leto avait des accents durs, métalliques : « Le Mémorial de Guerre de Senasar a été édifié en hommage aux services que mes ancêtres ont rendus à Beakkal. Aujourd’hui, le Bene Tleilax, avec la complicité des Beakkali, a profané ce lieu. La Maison des Atréides n’a d’autre recours qu’une réplique appropriée. Nous ne tolérerons pas que nos héros morts au champ d’honneur soient souillés par des lâches. Nous avons donc choisi de raser ce monument. » Dès que Duncan avait donné l’ordre de tir à sa phalange d’attaque, les premières ziggourats avaient été fracassées par les lasers, révélant les caveaux scellés depuis longtemps. Les Tleilaxu se ruaient en hurlant hors des tentes et des laboratoires pour trouver un abri. « Ce faisant, nous appliquons scrupuleusement les lois, poursuivit Leto. Il est regrettable qu’il s’ensuive des pertes en vies humaines, mais nous avons la consolation de savoir que les seuls coupables de cet acte criminel seront touchés. Il n’est pas question d’innocents dans cette affaire. » La flotte Atréides se mit à tourner en cercle au-dessus du site en larguant des bombes thermiques. Des salves croisées de lasers ponctuèrent l’énorme déflagration. En vingt minutes – soit moins de temps qu’il en fallut au Premier Magistrat pour convoquer ses conseillers – l’escadron Atréides avait annihilé le mémorial, les pilleurs de tombes Tleilaxu et leurs complices Beakkali. Les morts des armées Vernius et Atréides avaient été vaporisés dans le même instant. Le plateau était désormais une plaine vitrifiée marquée d’amas fumants. À la périphérie, les incendies se propageaient dans la jungle… — La Maison des Atréides ne souffre pas qu’on l’insulte, lança Duncan dans le circuit com, mais il n’y avait aucun survivant pour l’entendre. Tout en transmettant ses ordres afin que les vaisseaux regagnent leur orbite, il observa la zone dévastée. Après cela, se dit-il, nul dans l’Imperium ne mettrait en doute la résolution de son Duc. Pas d’avertissement. Pas de pitié. Pas d’ambiguïté. 12 L’ennemi qu’il faut redouter avant tout autre est celui qui a le visage d’un ami. Le Maître d’Escrime Rebec de Ginaz. Sur Kaitain, la nécropole impériale souterraine couvrait la même superficie que le Palais. Des générations de Corrinos y reposaient. Bien peu étaient décédés de mort naturelle. Presque tous avaient été victimes d’accidents ou de trahisons fatales. Dès que le Comte Hasimir Fenring fut de retour d’Ix, Shaddam conduisit aussitôt son ami et conseiller jusque dans les catacombes obscures et étouffantes. — C’est donc ainsi que tu célèbres le retour de ton Ministre de l’Épice ? En le traînant jusque dans ces vieilles cryptes qui puent la moisissure ? Shaddam avait congédié sa garde rapprochée et les deux hommes n’étaient accompagnés que par des brilleurs à la clarté rougeâtre dans leur interminable descente de l’escalier en spirale. — Hasimir, nous jouions ensemble ici même. Moi, je me sens nostalgique. Fenring hocha la tête. Sous son vaste front, ses grands yeux clignaient comme ceux d’un oiseau nocturne, guettant la présence d’assassins ou de pièges. — C’est peut-être ici que j’ai acquis mon goût pour épier dans l’ombre, qui sait ? Le ton de Shaddam se fit plus incisif, plus impérial. — Mais c’est également un endroit où nous pouvons parler sans craindre d’être espionnés. Toi et moi, nous avons à discuter de choses importantes. Fenring eut son habituel ronronnement d’approbation. Autrefois, avant d’installer la capitale de l’Imperium sur Kaitain après l’apocalypse de Salusa Secundus, Hassik Corrino III avait été le premier Empereur à reposer dans la nécropole, sous le Palais mégalithique. Dans les millénaires qui avaient suivi, d’autres Corrinos l’avaient rejoint, avec leurs concubines et leurs enfants bâtards. Les cendres de ceux qui avaient choisi d’être incinérés étaient dans des urnes, tandis que les os de certains avaient été broyés pour devenir des pièces de porcelaine funéraire. Quelques rares souverains étaient enfermés dans des sarcophages transparents, scellés sous champ non entropique afin d’échapper à la putréfaction, même si le temps avait estompé les quelques traces de leur règne discret. En s’avançant dans les profondeurs, Fenring et Shaddam passèrent devant le faciès creusé de la momie ancienne de Mandias le Terrible, installée dans une chambre protégée par une statue redoutable de lui-même grandeur nature. La plaque proclamait qu’il avait été « L’Empereur devant qui les mondes tremblaient ». Shaddam s’arrêta devant la momie parcheminée et déclara : — Ça ne m’impressionne pas. On ne se souvient même pas de lui. — C’est parce que tu as refusé d’étudier l’histoire impériale, railla Fenring avec un mince sourire. Est-ce que ce lieu t’amène à t’interroger sur ta propre mort, mmm ? L’Empereur plissa le front dans les ondes blafardes des brilleurs. Sur le sol de roche en pente, de minuscules créatures grouillaient dans les ombres et les fissures : araignées, rongeurs, crabes souterrains mutants qui ne vivaient qu’en grignotant des miettes de chair racornie. — Ai-je bien entendu ? Elrood aurait eu un bâtard, non, mmm ? Comment a-t-on pu nous cacher cela toutes ces années ? Shaddam se retourna brusquement. — Comment sais-tu ça ? Fenring répondit avec un sourire condescendant. — J’ai des oreilles, Shaddam. — Elles sont trop grandes. — Mais je ne m’en sers que pour mieux vous servir, Sire. (Fenring enchaîna, sans attendre d’éventuelles excuses :) Il ne semble pas que ce Tyros Reffa ait le moindre désir de s’emparer du Trône, mais dans cette période de troubles, on pourrait se servir de lui pour en faire la figure de proue des familles rebelles, un héros emblématique. — Mais je suis l’Empereur légitime ! — Sire, le Landsraad a fait serment de féauté à la Maison de Corrino, mais il ne fait guère preuve de loyauté envers ta personne. Tu as réussi à… hmmm… Disons irriter les plus puissantes Maisons Nobles. — Hasimir, je n’ai pas à me préoccuper de l’« ego blessé » de mes sujets. Shaddam observait toujours la momie de Mandias le Terrible. Il marmonna un juron à l’adresse du vieil Elrood qui avait osé faire un bâtard à l’une de ses concubines. Est-ce qu’un Empereur ne savait même pas prendre des précautions ? Siècle après siècle, au rythme des morts, la nécropole était devenue plus profonde, avec de nouvelles cryptes. Dans les niveaux inférieurs, les plus récents, Shaddam reconnut enfin les noms de certains de ses ancêtres. Il s’arrêta devant le caveau de son grand-père, Fondil III, surnommé « le Chasseur ». La porte de fer corrodé était encadrée de deux trophées, deux féroces prédateurs que l’homme avait abattus : un ecadroghe des hauts plateaux d’Ecaz et un ours à dents de sabre de III Delta Kaising. Mais Fondil avait acquis son surnom en chassant des hommes, en harcelant ses ennemis et en les éliminant. Ses prouesses de chasse étaient pour lui une simple distraction. Shaddam et Fenring passèrent entre les chambres funéraires et les cercueils qui contenaient des enfants morts, légitimes ou non. Ils s’arrêtèrent enfin devant la statue idéalisée de Fafnir, le premier héritier d’Elrood IX. Bien des années auparavant, le décès de Fafnir (dû à un « accident » conçu par le jeune Fenring) avait ouvert la voie du Trône à Shaddam. Le candide Fafnir n’avait jamais imaginé que le meilleur ami de son frère pût être dangereux. Mais Elrood, toujours soupçonneux, avait pensé que Fenring et Shaddam pouvaient bien être les meurtriers de son fils. Ils n’avaient jamais avoué, mais, sur son lit de mort, le vieil Elrood avait coassé d’un air entendu : « Cette initiative montre que tu es capable de prendre des décisions difficiles. Mais ne sois pas aussi pressé d’assumer les responsabilités d’un Empereur. J’ai encore bien des années à vivre avant que ne cesse mon règne, et tu dois observer mon exemple. Regarde, et apprends. » Et à présent, Shaddam devait se préoccuper aussi de Reffa le bâtard. Il conduisit enfin Fenring jusqu’à l’urne qui contenait les cendres d’Elrood IX, dans une alcôve relativement petite, décorée de diamants plass, de volutes ornementées et de gemmes scintillantes : la marque somptuaire du chagrin de Shaddam lorsqu’il avait perdu son « père bien-aimé ». Les brilleurs s’arrêtèrent derrière les deux hommes comme deux boules d’ambre fantomatiques. Sans le moindre respect, Shaddam s’appuya sur l’urne. Le vieil empereur avait été incinéré sans perdre de temps pour éviter que le docteur Suk ne détermine la cause réelle de sa mort. — Vingt ans, Hasimir. Il a fallu vingt ans aux Tleilaxu pour synthétiser l’épice. (Le regard de Shaddam était soudain intense, plus brillant) Qu’as-tu appris ? Dis-moi quand le Maître Chercheur sera prêt à démarrer la production à grande échelle. Je suis las d’attendre. Fenring se tapota les lèvres. — Ajidica voulait avant tout nous rassurer quant à l’évolution de ses recherches, Sire, mais je ne suis pas convaincu que la substance ait été complètement testée. Elle doit correspondre à nos spécifications. L’apparition de l’amal fera trembler la galaxie tout entière et nous ne pouvons risquer la moindre erreur tactique. — Mais quel genre d’erreur serait à craindre ? Il a eu vingt ans pour faire tous ses tests. Le Maître dit que la substance est prête. Fenring le dévisagea dans la pénombre. — Tu te fies aux dires d’un Tleilaxu ? (Le Comte sentait l’odeur de la mort, des drogues de conservation, de la poussière, des encens… Et de la sueur de Shaddam.) Je suggère que nous fassions preuve de prudence, mmm ? Je vais prendre des dispositions pour un test final, qui devrait nous donner la preuve décisive dont nous avons besoin. — Oui, oui, donne-moi plus de détails sur ces tests tellement ennuyeux. J’ai consulté les rapports d’Ajidica et je ne comprends pas la moitié de ce qu’il raconte. — Encore un mois, Shaddam, deux peut-être. Impatient, sombre, l’Empereur arpentait la crypte. Fenring tenta de percer l’humeur opaque de son ami. Le brilleur le suivait avec difficulté et les ombres dansaient sur les murs. — Hasimir, j’en ai assez de la prudence. Toute ma vie j’ai attendu. J’ai attendu que mon frère meure, que mon père meure. J’ai attendu d’avoir un fils ! Et voilà que maintenant que j’ai le Trône, je me retrouve en train d’attendre l’amal pour détenir enfin la puissance auquel un Empereur Corrino a droit ! Il fixait son poing serré, comme s’il distinguait le pouvoir qui filtrait entre ses doigts. — J’appartiens au conseil d’administration de la CHOM, mais cela ne m’autorise pas à donner des ordres. Le Combinat fait ce qu’il veut et je peux être mis en veto à tout moment. La Guilde Spatiale n’est pas tenue légalement à exécuter mes décrets, et si je ne me comporte pas avec prudence, elle peut m’imposer des sanctions, me retirer mes privilèges de transport et mettre en panne l’ensemble de l’Imperium. — Je comprends. Mais je crois qu’il y a plus grave. Ce sont les exemples de plus en plus nombreux de nobles qui te défient et ignorent tes ordonnances. Regarde Grumman et Ecaz : ils poursuivent leur mesquine petite guerre en totale violation de tes interventions pour rétablir la paix. Le Vicomte Moritani t’a pratiquement craché à la figure. Shaddam voulut écraser sous son pied un gros scarabée noir qui se réfugia tant bien que mal dans une craquelure. — Il est sans doute grand temps de rappeler à tous qui commande ! Lorsque je disposerai de l’amal, je pourrai les faire danser. Le Mélange d’Arrakis sera alors hors de prix. Mais Fenring demeurait pensif. — Hmm… De nombreuses Maisons Majeures ont constitué des stocks d’épice. Bien que ce soit à l’encontre d’une loi aussi obscure qu’ancienne. Depuis des siècles, nul ne s’est soucié d’appliquer cet édit. Shaddam s’emporta. — Quelle importance ? Fenring plissa le nez. — L’important, Sire, c’est que lorsque viendra le moment d’annoncer que tu détiens le monopole du Mélange synthétique, ces stocks illicites permettront aux familles nobles d’éviter d’acheter de l’amal pendant un certain temps. — Je vois. (Shaddam semblait déconcerté comme si cette idée ne l’avait pas effleuré. Mais son expression s’éclaircit.) Alors, nous devrons confisquer ces réserves, et comme ça les Maisons Majeures n’auront plus de soupape de sécurité. — C’est vrai, mais si tu t’attaques seul à tous les détenteurs de stocks, les Grandes Maisons s’allieront contre toi. Je te suggère plutôt de cimenter tes alliances afin de pouvoir imposer la justice impériale avec plus de force et d’efficacité. N’oublie pas que le miel est une douce récompense en même temps qu’un piège dangereusement collant… Mmm ? L’agacement de Shaddam était évident. — De quoi parles-tu donc ? — Laisse la Guilde et la CHOM repérer les coupables et te fournir des preuves. Tes propres Sardaukar se chargeront alors de confisquer les stocks clandestins, après quoi tu pourras récompenser la CHOM et la Guilde avec une part de l’épice récupérée. La promesse d’une telle prime devrait les stimuler et les inciter à mettre au jour les réserves les plus habilement dissimulées. Fenring devina les rouages qui tournaient dans la tête de son ami. — De cette façon, mon Prince, tu resteras sur un terrain hautement moral tout en t’assurant la coopération de la Guilde et de la CHOM. Et ainsi, tu seras débarrassé des stocks du Landsraad. Shaddam souriait. — Je vais m’y mettre dès maintenant. Je vais produire un décret… Fenring l’interrompit. — Nous devons trouver un autre moyen de résoudre le problème de l’épice sur Arrakis même. Nous pourrions peut-être y mettre en place une force impériale colossale qui bloquerait l’accès aux gisements de Mélange naturel. — La Guilde n’acceptera jamais de transporter nos troupes là-bas, Hasimir. Ce serait pour elle une opération suicidaire. Mais comment en finir avec l’exploitation d’Arrakis ? Le visage idéalisé d’Elrood IX semblait amusé par leur discussion. — Mmm, Sire, il va nous falloir ruser. Je suis convaincu que nous pourrions trouver un motif justifié pour écarter la Maison Harkonnen. Nous dirons qu’il s’agit d’un changement de fief. De toute manière, ils n’en ont plus que pour une décade tout au plus. — Hasimir, essaie d’imaginer la réaction de la Guilde lorsqu’elle s’apercevra qu’elle m’a involontairement aidé à récupérer les stocks d’épice ? dit Shaddam, excité. J’ai toujours été agacé par son pouvoir et le Mélange est son talon d’Achille. Un sourire illumina peu à peu son visage ascétique. Une idée intrigante lui était venue. Fenring se sentit vaguement mal à l’aise devant son amusement évident. — Très bien, Hasimir. Nous remporterons deux victoires d’un coup. — Deux victoires ? — Tyros Reffa. Nous savons que ce bâtard a été adopté par la Maison Taligari. Je crois qu’il possède un domaine sur Zanovar. Nous allons le vérifier. (Son sourire s’élargit encore.) Et si nous trouvions un stock clandestin sur Zanovar ? Est-ce que ça ne serait pas le lieu idéal pour entamer notre croisade ? — Hmm… Voilà une excellente idée, Sire. Assurément, Zanovar est un monde qui convient parfaitement pour frapper un grand coup et faire un exemple parfait. Et si le bâtard venait à être tué par accident… ce serait encore mieux. Ils remontèrent du fond de la crypte jusqu’au Palais. Fenring se retourna pour scruter une dernière fois le tunnel de pierre. La nécropole des Corrinos aurait bientôt une nouvelle crypte. 13 Un vrai présent n’est pas dans l’objet lui-même. C’est une démonstration de compréhension et d’affection, un reflet de l’individu qui donne et de celui qui reçoit. Maître de Conférences Glax Othn, Extraits de Conférences pour la Maison Taligari. Sur le sentier verdoyant de son domaine de Zanovar, Tyros Reffa étudiait les volutes du message gravé sur le billet laminé, essayant d’interpréter les obscurs pictogrammes, heureux de relever le défi. Le soleil qui filtrait à travers le feuillage faisait danser des ocelles de lumière sur le billet. Perplexe, Tyros se tourna vers le Maître Glax Othn, son ami et vénéré professeur. — Si tu ne peux lire ces mots, Tyros, tu ne pourras jamais apprécier le cadeau lui-même. Même si peu de membres de la famille Taligari étaient encore vivants, le Maître de Conférences appartenait à une longue lignée de seigneurs enseignants qui avaient hérité du fief du dernier noble traditionnel, et qui avaient continué à le diriger sous le nom d’origine. Lui et Reffa avaient en commun leur jour de baptême et malgré les décennies qui les séparaient, ils étaient unis par l’amitié. Des oiseaux chanteurs et des papillons rutilants voletaient autour des frondes des fougères en acrobaties rapides et multicolores. À la cime d’un arbre au tronc écailleux, un oiseau s’égosillait en piaillements suraigus. — Que le destin m’épargne un professeur impatient, dit Reffa. Il avait la quarantaine solide, athlétique. Et un regard étincelant d’intelligence. « Je parviens à déchiffrer ici quelque chose qui concerne la Cour Taligari… une prouesse… célèbre et mystérieuse… (Il inspira profondément) Mais oui, c’est un billet pour l’opéra à suspenseurs ! Mais oui, je lis le code à présent. Le Maître ne lui avait donné qu’un billet, sachant que Reffa se rendrait seul à l’invitation, toujours fasciné par une nouvelle expérience, avide d’apprendre autre chose. Le vieil homme, lui, n’assistait plus à ces spectacles hors-monde si rares et appréciés. Il ne lui restait que quelques années de vie et il avait méthodiquement déterminé son emploi du temps. Il préférait enseigner et méditer. Reffa, à présent déchiffrait chacun des mots. — C’est un laissez-passer pour les bassins lumineux du Centre Taligari, dans la légendaire Artesia. Je suis invité à un spectacle illuminé de danse avec langages subliminaux qui décrit les harmoniques émotionnelles des longues et complexes luttes de l’Interrègne. Reffa promenait les doigts sur les runes bizarres, fier de ses dons. Son mentor acquiesça, satisfait. — On dit qu’un spectateur sur cinq cents est à même de comprendre les nuances de cette œuvre magnifique, à la seule condition d’être initié et de faire preuve d’une attention extrême. Mais tu pourras la découvrir pour sa seule beauté. Reffa l’embrassa. — C’est un cadeau merveilleux, monsieur. Ils quittèrent le sentier de cailloutis pour une allée de gravier qui crissait doucement sous leurs pas. Reffa adorait chaque recoin de son modeste domaine. Plusieurs décennies auparavant, l’Empereur Elrood avait demandé au Maître de Conférences d’éduquer son fils bâtard dans le plus grand secret et le plus grand confort sans lui instiller toutefois le moindre espoir d’héritage, mais pour en faire un descendant digne du sang des Corrinos. Et Glax Othn avait appris à Reffa à apprécier la qualité plutôt que l’extravagance. Glax Othn observa longuement les traits délicats de son élève. — Tyros, il y a cependant un point qui me pose quelque souci. Il serait sans doute plus sage de résider à Taligari pour quelque temps, de rester à l’écart de ton domaine… disons pour un mois ou deux. Reffa lui décocha un regard inquiet. — Est-ce là une autre énigme ? — Malheureusement, elle n’est pas absolument amusante. Durant ces deux dernières semaines, tu as remarqué plusieurs hommes qui s’enquéraient plutôt vivement à propos de toi et de ton domaine. Exact ? Reffa hésita mais, lentement, il prit un air soucieux. — C’était parfaitement anodin, monsieur. Un homme m’a posé des questions au sujet des propriétés disponibles ici, sur Zanovar, me laissant entendre qu’il voulait acquérir mon domaine. Un autre s’est présenté comme un jardinier désireux d’étudier ma serre. Un troisième… — Tous étaient des espions impériaux, l’interrompit Othn. (Reffa resta sans voix et son mentor continua :) J’avais des soupçons et j’ai fait effectuer des recherches. Les identités qu’ils t’ont données se sont révélées fausses, par contre ils venaient tous trois de Kaitain. Cela m’a pris du temps, mais j’ai la preuve que ces hommes travaillaient en secret pour l’Empereur. Reffa plissa les lèvres et s’efforça de ne pas assaillir son mentor d’un flot de questions. Le Maître voulait qu’il analyse les conséquences. — Ainsi donc, ils mentaient tous. L’Empereur essaie d’enquêter sur ma maison et sur moi. Pourquoi donc, après tout ce temps ? — À l’évidence, il vient seulement d’apprendre ton existence. Le Maître de Conférences avait pris un air sévère et son ton se fit un peu pédant : il se rappelait les grands discours qu’il avait tenus devant ses étudiants, l’écho de sa voix dans les vastes auditoriums. — Tu pourrais avoir tellement plus, Tyros Reffa. Tu le mérites précisément parce que tu ne le veux pas. C’est une sorte de paradoxe impérial. Je crois que tu pourrais bien être en danger. Le mentor comprenait pourquoi son jeune protégé devait poursuivre son existence tranquille sans attirer l’attention sur lui. Le fils bâtard d’Elrood IX n’avait jamais représenté une menace pour Kaitain, il n’avait jamais fait preuve de la moindre ambition, et ne portait aucun intérêt aux manœuvres et aux intrigues politiques du Trône du Lion d’Or. Il préférait se faire un nom dans le spectacle et se produisait avec une compagnie de comédiens hors-monde sous un nom de scène. Il avait étudié avec des professeurs Mimbanco de la Maison Jongleur, les meilleurs artistes de l’Imperium, des acteurs si talentueux qu’ils savaient faire naître des émotions dans les cœurs les plus endurcis. Le jeune Reffa avait connu une vie de rêve durant sa jeunesse sur Jongleur, et le Maître Othn était très fier de lui. Reffa s’était roidi. Les paroles de son Maître dépassaient ce qu’ils étaient autorisés à évoquer, même dans leurs conversations privées. — Ne parlez pas ouvertement de ces choses. D’accord, je vais aller à Taligari. (D’un ton moins acerbe, Reffa ajouta :) Mais mon plaisir en sera d’autant diminué. C’est pourtant un merveilleux cadeau. Venez, je vais vous montrer ce que moi j’ai à vous offrir pour notre anniversaire. Mais l’inquiétude se lisait encore sur son visage. Il serra le billet et réussit à sourire en se tournant vers son vieil ami. — Monsieur, vous m’avez enseigné qu’offrir un présent est dix fois plus important quand il est réciproque. Le Maître feignit la surprise. — Pour l’heure, nous avons d’autres soucis. Je n’ai pas besoin d’un cadeau. Reffa saisit le coude osseux de son mentor et l’obligea à franchir une haie d’arbres plumeaux jusqu’à une cour centrale. — Moi non plus. Mais vous comme moi ne prenons jamais le temps de nous offrir ces petits plaisirs, à moins que nous n’y soyons obligés. Et ne me démentez pas. J’ai préparé quelque chose à votre intention. Regardez, voici Charence. L’austère majordome les attendait de l’autre côté, près d’un petit pavillon rouge. En dépit de sa nature sombre et de son air morose, Charence était un personnage hautement efficace dont Reffa appréciait le sens de l’humour grinçant. Déconcerté, Glax Othn suivit Charence jusque dans le pavillon et vit une petite boîte enveloppée posée sur une table ombragée. Le majordome la lui présenta. Othn la prit et dit : — Que pourrais-je donc vouloir ? Sinon un peu plus de temps et plus de savoir. Et te voir en sécurité. Il défit l’emballage avec une expression de plaisir perplexe, et devint tout à coup confus en examinant l’objet scintillant qu’il venait de découvrir. C’était un ticket de cristal, un jeton d’entrée valable pour une journée. — Un parc d’attractions, avec des manèges, des spectacles et des simulateurs d’excitation ? Charence eut un sourire devant sa réaction. — Le plus beau de Zanovar, commenta Reffa. Tous les enfants l’adorent. Il était radieux : il avait lui-même visité le parc, rien que pour s’assurer que ça n’était absolument pas le genre d’endroit que son solennel mentor pouvait fréquenter. — Mais je n’ai pas d’enfants ! protesta Glax Othn. Ni de famille. C’est vraiment pour moi ? — Amusez-vous. Retrouvez un peu de jeunesse dans votre cœur. Vous m’avez toujours répété qu’un véritable être humain a besoin d’expériences nouvelles. Le Maître s’empourpra. — Je dis cela à mes étudiants, mais… Est-ce que tu essaies de prouver que je suis un hypocrite ? Ses yeux bruns étincelants démentaient ses dires, et Reffa s’avança pour l’obliger à serrer les doigts sur le ticket de cristal. — Amusez-vous. Vous le méritez tellement après tout ce que vous avez fait pour moi. (Il lui tapota affectueusement l’épaule.) Quand je serai de retour de Taligari, après un mois ou deux, nous pourrons comparer nos expériences – vous au parc d’attractions et moi à l’opéra suspenseur. Le vieux mentor hocha la tête, pensif. — J’attends cela avec impatience, mon jeune ami. 14 Celui qui s’aventure seul dans le désert est un homme mort. Seul le ver y survit. Dicton Fremen. Les Mentats suffisamment entraînés pouvaient se révéler des tueurs talentueux, des assassins efficaces et imaginatifs. Mais Piter de Vries soupçonnait qu’il était un être dangereux à cause de sa nature tordue qui avait augmenté ses pouvoirs et fait de lui le parfait assassin qu’il était. Les schémas génétiques des Tleilaxu étaient à la base de sa cruauté et du plaisir sadique qu’il éprouvait à voir souffrir son prochain. Et la Maison Harkonnen était pour lui le lieu idéal où déployer ses talents. Tout en haut de la Résidence Harkonnen de Carthag, de Vries était campé devant un miroir dont le cadre était gravé de fins lacis de titane. Il se nettoyait le pourtour des lèvres avec un chiffon doux imbibé de savon. Mais les taches rouges de sapho ne s’effaceraient plus. Il poudra son menton pointu mais ne toucha pas à l’incarnat brillant de ses lèvres. Ses yeux bleus lumineux et ses cheveux frisés lui conféraient une allure inquiétante, imprévisible. Je suis trop précieux pour n’être qu’un simple employé ! Mais le Baron ne pensait pas toujours ainsi. Cet imbécile bouffi avait souvent méjugé les talents de son Mentat, il avait gaspillé le temps et l’énergie de De Vries. Je ne suis pas un comptable. Il se glissa dans son bureau privé encombré de meubles antiques, aux étagères surchargées de bobines de shigavrille et de livres-films. Des livres de comptes étaient éparpillés sur toute la surface de sa table de travail, masquant le grain rouge du bois verni. N’importe quel Mentat était qualifié pour ce genre de corvée et de Vries avait souvent travaillé sur les comptes du Baron, sans plaisir toutefois. C’était à ses yeux une tâche vraiment trop rudimentaire, d’une simplicité insultante. Mais le Baron tenait à garder ses affaires secrètes et n’accordait sa confiance qu’à quelques rares personnes. Le raid des Fremen sur la cache de Hadith et quelques autres avait déchaîné la colère du Baron qui avait sommé son Mentat de vérifier tous les comptes Harkonnens pour s’assurer qu’ils ne recelaient pas la moindre trace de stocks de Mélange illicites. Il avait mission d’effacer toutes les preuves avant qu’ils n’affrontent un audit de la CHOM. Si quoi que ce soit était découvert, la Maison Harkonnen perdrait son fief fructueux d’Arrakis… et bien plus encore. Car l’Empereur s’était montré très dur vis-à-vis des réserves d’épice dans ses dernières déclarations. Qu’est-ce que Shaddam pouvait bien avoir en tête ? De Vries, avec un soupir, se résigna : il devait s’acquitter de sa corvée. Pour aggraver encore les choses, Glossu Rabban, le neveu dégénéré du Baron, avait déjà fouillé dans les comptes (sans autorisation) et effacé certaines preuves avec une finesse digne d’un fossoyeur robotisé. Son petit frère Feyd-Rautha s’en serait certainement mieux sorti, songea de Vries. Moyennant quoi, tous les livres de comptes étaient à présent en déséquilibre et le Mentat aurait un peu plus de mal à s’en sortir. Penché sur les séries interminables de chiffres, il s’immergea dans les données et, armé d’un style magnétique, entreprit de les modifier, altérant les écarts, estompant discrètement les fautes les plus évidentes. Il était presque en état de transe quand une vision périphérique lui apparut. Elle portait des images suscitées par la drogue, des images qu’il avait déjà vues neuf années auparavant et qui annonçaient des troubles profonds et étranges à l’horizon du futur pour les Harkonnens… Ils abandonnaient Arrakis, la bannière du griffon bleu était abattue, piétinée, et remplacée par l’oriflamme noir et vert de la Maison Atréides. Mais comment les Harkonnens pourraient-ils perdre leur monopole de l’épice ? Et que venaient donc faire ces maudits Atréides dans ce schéma ? Il devait en apprendre plus. Son serment l’exigeait. C’était tellement plus important que ces mesquines corvées de comptable. Il repoussa les livres avant d’aller jusqu’à sa pharmacopée. D’instinct, ses doigts trouvèrent le jus de sapho, le sirop de tikopia et deux capsules de concentré de Mélange. Il les absorba sans contrôler la dose. Un goût de cannelle exquis et violent explosa dans sa bouche. Il monta instantanément dans l’hyper prescience, au seuil de l’overdose, discerna le seuil, la porte qui s’entrebâillait… Cette fois, il en vit plus. Bien plus. Il avait là toutes les données qu’il lui fallait. Le Baron, plus vieux, plus obèse encore, escorté par des Sardaukar jusqu’à une navette. Ainsi donc, le Baron Vladimir en personne serait forcé de quitter Arrakis, sans attendre une autre génération Harkonnen ! Le désastre surviendrait donc bientôt. Il lutta pour en savoir plus encore, mais des flots de particules lumineuses brouillaient sa vision. Il augmenta encore le dosage, suffisamment pour retrouver la sensation de plaisir, mais pas les visions. Elles fuyaient devant lui alors même que les molécules déferlaient dans son métabolisme comme un mascaret… Il se réveilla entre les bras musclés d’un homme aux épaules larges. Il sentit l’odeur aigre de sa sueur et son regard s’ajusta alors même que son esprit hésitait. Rabban ! La brute le traînait au long d’un couloir de pierre, loin dans le sous-sol de la Résidence Harkonnen. — Je te rends un service, dit Rabban en le sentant bouger. Tu étais censé travailler sur la comptabilité. Mon oncle n’appréciera guère ce que tu t’es fait à toi-même. Encore une fois. L’esprit du Mentat était encore trouble et il dut faire un effort intense pour parler. — J’ai découvert quelque chose de beaucoup plus import… Il s’interrompit net tandis que l’autre le basculait sur un côté, puis sur l’autre. Avant de l’envoyer dans l’eau. Dans le jaillissement de gouttelettes, il pensa : De l’eau ! Ici, sur Arrakis ! Luttant contre les dernières brumes des drogues, il pataugea et revint vers Rabban, agenouillé sur le rebord de pierre. — C’est une bonne chose que tu arrives à nager. J’espère que tu n’as pas souillé notre citerne. Furieux, de Vries sortit de l’eau en rampant et s’étendit, haletant, dans une flaque d’eau qui aurait fait la fortune de n’importe quel serviteur de la Résidence. — Le Baron pourrait toujours te remplacer, railla Rabban. Les Tleilaxu seraient ravis de nous expédier un autre Mentat sorti de la même cuve que toi. De Vries, en crachotant, essayait de retrouver ses esprits. — Je travaillais, espèce de crétin, je voulais renforcer une vision qui concerne l’avenir de la Maison Harkonnen. Le Mentat se redressa avec dignité, écarta la brute et enfila le couloir froid jusqu’à l’escalier qui accédait au niveau des appartements du Baron. Il cogna à sa porte, encore dégoulinant. Rabban l’avait suivi, le souffle court. Le Baron avait passé en hâte ses suspenseurs. Il fixa son Mentat d’un regard courroucé. Ses épais sourcils rouquins se croisèrent. Il avait le teint blafard et la vision de De Vries trempé et échevelé ne fit rien pour améliorer son humeur. — Qu’est-ce que tu peux me vouloir à cette heure de la nuit ? Et puis, tu gaspilles mon eau. Une forme ensanglantée et gémissante gisait au bas du lit blindé du Baron. De Vries entrevit une main blême crispée sur un coin de drap. Rabban se rapprocha pour mieux voir. — Votre Mentat s’est encore drogué, mon Oncle. De Vries pointa sa langue de lézard entre ses lèvres incarnat. — Je ne faisais que mon devoir, mon Baron. J’ai des informations. Importantes, inquiétantes. Il décrivit rapidement la vision qu’il avait eue. Le Baron gonfla les joues. — Au diable tous ces ennuis ! Ces maudits Fremen ne cessent de s’en prendre à mes stocks et voilà que l’Empereur nous fait entendre des bruits de bottes, qu’il menace de représailles terribles quiconque dissimule des réserves d’épice. Et sur ce, mon propre Mentat a des visions de ma chute ! Tout cela m’excède. — Vous ne croyez pas à ses hallucinations, n’est-ce pas, mon Oncle ? demanda Rabban, dont le regard indécis allait de l’un à l’autre. — Bon, très bien. Nous devons nous préparer à subir des pertes et à remplacer ce que nous aurons perdu. (Le Baron jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, impatient de retrouver son compagnon de jeu avant qu’il ne succombe sur le parquet de la chambre.) Rabban, peu m’importe ce que tu as à faire. Il faut que tu engranges encore plus d’épice ! Turok était dans la cabine de contrôle d’une moissonneuse d’épice. Dans un vacarme de grondements et de grincements, la machine formidable pelletait le sable du gisement et déposait sa récolte dans la barge. Des tamis, des écrans et des champs électrostatiques séparaient le Mélange du sable jusqu’à obtenir un produit raffiné. La chenille progressait sur une riche veine d’épice en surface en laissant le sillage de poussière que crachaient ses tuyaux et ses cheminées. Les flocons de Mélange pur se déversaient dans des conteneurs blindés et le wagon détachable pouvait être éjecté dès que l’on détectait l’approche d’un ver géant. Les Fremen se portaient parfois volontaires pour travailler sur les moissonneuses. Leurs talents d’hommes du désert étaient très appréciés. Ils étaient payés cash, et nul ne leur posait de questions. Pour Turok, c’était avant tout une source d’informations précieuses sur les ouvriers de la ville et les équipes de récolteurs. Et l’information c’était le pouvoir, disait Liet Kynes. Non loin de Turok, le capitaine d’exploitation, devant un panneau, épiait les moniteurs reliés à une dizaine de caméras extérieures. C’était un personnage nerveux, à la barbe grise, qui s’inquiétait que l’équipe de guet ne puisse repérer à temps le ver pour sauver la vieille machine usine. — Sers-toi de tes yeux de Fremen pour nous protéger. C’est pour ça que je te paye. À travers la baie empoussiérée, Turok observait le grand désert hostile, la mer de dunes. Même si rien ne bougeait, il savait que la vie était là, grouillante. Les créatures s’abritaient seulement de la chaleur de fournaise, à cette heure de la journée. Il savait qu’il pouvait se fier à ses yeux aguerris pour deviner les traces des échos en profondeur. Les trois autres hommes de l’équipe essayaient de l’imiter mais, comparés à lui, ils étaient presque aveugles. Et soudain, il décela une éminence mouvante, très loin, qui se gonflait rapidement. — Ver en approche ! Il se pencha sur l’évaluateur directionnel Osbyrne, détermina très vite les coordonnées exactes et lança : — Les guetteurs auraient dû nous prévenir depuis cinq minutes ! — Je le savais, je le savais ! geignit le capitaine. Bon dieu, ils ne l’ont même pas encore détourné ! Il passa en com et demanda d’urgence une aile portante avant d’appeler les hommes dispersés sur les dunes. Ils se précipitèrent vers les véhicules qui, un à un, se rabattirent à toute allure vers le refuge aléatoire de la moissonneuse. Turok avait les yeux rivés sur la colline mouvante, toute proche maintenant. Shai-Hulud s’en prenait toujours aux sites d’exploitation de l’épice. Toujours. Il leva le regard quand les vibrations de l’engin secouèrent la cabine. L’aile descendait vers eux dans un vaste tourbillon crépitant. La moissonneuse fut secouée. L’équipage assurait fébrilement les connexions, bloquait les crocs et les câbles. Le ver monstrueux accélérait dans le sifflement du sable fauve. D’autres trépidations firent vaciller la cabine et le capitaine brailla : — Ça prend trop de temps ! Dégagez-nous de là, merde ! — On a un problème de couplage, capitaine, répondit une voix calme. Nous vous déconnectons de la barge. On l’enlève par câble. Vous vous débrouillez. Le capitaine hurla à la trahison. Turok vit la tête du ver émerger des dunes, ses crocs de cristal étincelant dans l’averse d’ocre et de rouille. Des flammèches couraient au fond de la caverne de sa gorge. Il roula comme un vaisseau vivant en prenant encore de la vitesse, prodigieux serpent projeté comme une torpille droit vers sa cible. Tandis que le reste de l’équipage se dispersait, Turok plongea dans une glissière d’évacuation et se retrouva sur le sable, à quelque distance du ver. L’odeur puissante du Mélange fraîchement excavé lui brûlait les narines et il s’aperçut que son distille était déchiré. Il escalada le versant pulvérulent et s’arrêta pour observer l’aile volante qui emportait la barge chargée d’épice. Tous les survivants avaient été abandonnés, seule la récolte était sauvée. Turok s’élança alors à toutes jambes. Sa vie dépendait de ses muscles de Fremen et de son sens atavique de l’équilibre. Il semblait à peine effleurer les ondes floues du sable. Derrière lui, les travailleurs, trop gros et maladroits, n’avaient pas une chance. Il atteignit le sommet d’une haute dune, mesura ses distances, puis dévala la pente. Les vibrations de la moissonneuse masqueraient un temps le rythme de sa course. Il trébucha et roula dans le creux ; puis se débattit pour éviter le soudain maelström que provoquait le ver qui se lovait autour de la chenille mécanique. Turok entendit le grondement en même temps qu’il sentait le sable glisser sous lui. Il se redressa et reprit sa course. Sans se retourner pour voir Shai-Hulud engloutir la chenille dans le grincement du métal broyé, et les hurlements des hommes. À cent mètres de là, il vit une saillie rocheuse. Il espérait l’atteindre à temps. Le Baron Harkonnen était allongé sur un lit de massage, sa peau flasque pendant en plis épais. Des brumisateurs passaient au-dessus de son dos et de ses jambes et il brillait comme un sumotori en sueur après la lutte. Deux jeunes gens – les meilleurs qu’il ait pu trouver à Carthag, jolis, la peau sèche, minces et souples – lui enduisaient les épaules d’onguent. Un de ses assistants surgit. — Je suis navré de vous interrompre, Mon Seigneur, mais nous avons perdu toute une équipe de moissonnage dans la journée. Une aile a pu sauver à temps la récolte – toute une barge – mais il n’y a aucun survivant. Le Baron s’assit en feignant la tristesse. — Aucun survivant ? (D’un geste vague, il congédia son aide.) Ne parlez de cela à personne. Il ordonnerait à de Vries de noter la perte en matériel et en personnel ainsi que toute la récolte d’épice. Naturellement, il devrait faire éliminer les hommes de l’aile portante en tant que témoins, ainsi que l’assistant qui lui avait fait part de cette information. Quant aux deux jeunes masseurs, ils en savaient déjà trop, mais ils ne survivraient pas aux exercices privés qu’il avait prévus pour eux, de toute manière. Il eut un sourire intérieur. Les êtres humains étaient si facilement remplaçables. 15 La paix ne s’accommode pas de la stabilité : la stabilité est non dynamique et jamais plus d’un cheveu ne la sépare du chaos. Faykan Butler, Conclusions du Conseil Post-Jihad. — Mon Empereur, il vous déplaira d’apprendre ceci. Le Chambellan Ridondo s’inclina avec raideur devant Shaddam qui venait de descendre du Trône pour gagner la petite Chambre d’Audience Officielle. Est-ce que personne ne m’apportera donc jamais de bonnes nouvelles ? Shaddam fulminait en pensant à tous les ennuis qui lui interdisaient un seul instant de paix. L’ascétique Chambellan s’écarta avant de revenir à sa hauteur sur le tapis rouge. — Il y a eu… Un accident s’est produit sur Beakkal, Sire. L’après-midi commençait à peine, mais Shaddam annula les autres rendez-vous de la journée et informa les seigneurs et ambassadeurs qu’ils devraient faire une nouvelle requête. Ridondo aurait le devoir peu enviable de refaire tout l’agenda des entrevues. — Beakkal ? Suis-je censé m’intéresser à cet endroit ? Le Chambellan dut presser le pas pour se maintenir à sa hauteur et s’essuya le front. — Les Atréides sont compromis dans cet accident. Le Duc Leto nous a attaqués par surprise. Dans la grande salle, Shaddam retrouva l’habituel ballet paresseux des courtisans et courtisanes aux habits élégants. Sous les splendides brilleurs de cristal de Balut, le parquet exotique et la marqueterie de coquilles kabuzu avaient un éclat d’or profond. Selon son humeur, l’Empereur préférait parfois le confort sans élégance de sa petite chambre de réception privée à la magnificence de la salle d’audience. Il s’était enveloppé dans une longue cape écarlate et dorée, ornée d’émeraudes, de saphirs noirs et de gemmes soo de Buzzell. Au-dessous, il avait un maillot de bain : il lui pressait de retrouver les piscines et des canaux d’eau tiède dans le sous-sol du palais. Là, il comptait jouer avec ses concubines. En croisant un groupe de nobles, il se prit à songer : Qu’est-ce donc que mon cousin a pu encore faire ? Qu’est-ce que la Maison des Atréides peut bien avoir contre un tout petit monde de jungle ? Il s’arrêta, roide, impérial, tandis que son Chambellan agité lui résumait le raid militaire sur Beakkal au centre d’un cercle de courtisans curieux. — Je pense que le Duc a agi comme il se devait, déclara le Seigneur Bain O’Garee de Hagal, un digne personnage aux cheveux grisonnants. « Je trouve répugnant que le Premier Magistrat ait pu autoriser les Tleilaxu à profaner un mémorial à la gloire de héros morts pour l’honneur. Shaddam était sur le point de le foudroyer du regard quand il perçut des murmures d’approbation dans le cercle. Il avait sous-estimé l’antipathie générale envers les Tleilaxu et ces nobles saluaient en toute sérénité le Duc Leto pour sa bravoure. Pourquoi ne le font-ils pas pour moi, quand j’entreprends des actions dures mais nécessaires ? Un autre seigneur remarqua : — Le Duc Leto avait le droit de répondre à une telle insulte. C’est une question d’honneur. Shaddam ne parvint pas à se rappeler le nom du nouvel intervenant, ni même sa Maison. — Et il s’agissait d’une loi impériale, interrompit Anirul, l’épouse de Shaddam, en se glissant entre lui et le Chambellan. Depuis la mort récente de Lobia, la Diseuse de Vérité, Anirul ne s’éloignait guère de Shaddam, comme si elle voulait être à son côté chaque fois qu’il exerçait sa fonction. — Un homme a le droit moral de protéger les siens. Cela n’inclut-il pas les ancêtres ? Certains nobles acquiescèrent, et l’un d’eux rit, comme si Anirul venait de faire une plaisanterie spirituelle. Shaddam perçut les courants d’opinion. — Je suis d’accord, fit-il avec un accent paternel. Il devait tirer parti d’un tel précédent au mieux de ses intérêts. — L’accord passé en sous-main entre Beakkal et le Bene Tleilax était illégal de toute évidence. J’aurais préféré que mon cousin Leto suive les modalités légales, mais je comprends son action téméraire. Il est encore jeune. Il avait très vite senti que cette initiative militaire pouvait renforcer encore le statut de Leto au sein des Grandes Maisons. On commençait à le considérer comme un homme qui osait entreprendre ce que d’autres auraient même redouté d’envisager. Une pareille popularité pouvait représenter un danger pour le Trône du Lion d’Or. Il leva sa main chargée de bagues. — Nous allons enquêter sur cet incident et faire part de notre opinion officielle ainsi qu’il convient. L’initiative de Leto avait ouvert la voie aux plans que Shaddam lui-même était en train de dresser. Ces nobles qui l’entouraient avaient du respect pour cette démonstration de justice aussi rapide que radicale. Oui, c’était à leurs yeux un précédent fascinant… Anirul observait son époux et sentait les revirements de ses pensées. Elle lui adressa un bref regard interrogateur qu’il ignora. Il affichait un sourire qui la troublait profondément. Shaddam considérait que son épouse et ses vieilles sorcières Bene Gesserit lui dissimulaient beaucoup trop de secrets et qu’il avait le droit de faire de même. Il allait convoquer le Bashar Suprême de ses Sardaukar et appliquer ses plans personnels. Le vétéran qu’était Zum Garon saurait très exactement comment traiter cette affaire. En même temps, il serait heureux d’avoir enfin l’occasion de montrer à son Empereur que les prouesses de ses Sardaukar allaient bien au-delà d’une simple parade militaire… Après tout, la planète Zanovar – où résidait Tyros Reffa le bâtard – ne différait guère de Beakkal… Dans le secret de ses appartements, Dame Anirul traçait des hiéroglyphes dans l’air avec son sensorstyl. Auprès d’elle, une plante tropicale aux fleurs d’un noir de jais dégageait des senteurs électrisantes. Au-dessus du bureau, le journal concepto-sensoriel d’Anirul dérivait lentement tandis qu’elle couvrait les pages invisibles, retranscrivant ses pensées les plus intimes, des détails secrets que jamais son époux ne découvrirait. Elle se servait de l’écriture cryptée du Bene Gesserit, issue de l’antique Livre d’Azhar et depuis longtemps oubliée. Elle décrivit avec tristesse le trépas de Lobia, évoqua toute l’affection qu’elle avait portée à la vieille Diseuse de Vérité. Oh, certes, la Mère Supérieure Harishka ne manquerait pas de hausser les sourcils devant une telle confession impudique ! Mais Anirul pleurait son ami disparue. Elle n’avait aucune compagnie aussi proche dans la Cour, rien que des sycophantes qui quêtaient ses faveurs afin de gagner un meilleur statut. Lobia avait été tout le contraire. Désormais, tous les souvenirs, toutes les expériences de la vieille Sœur étaient au fond d’Anirul, mêlés à la cacophonie des centaines de générations précédentes, toute une forêt de vie trop dense pour être explorée. Tu me manques, ma vieille amie. Gênée, elle se maîtrisa, effleura une touche de son sensorstyl, qui s’évanouit en même temps que son journal comme un filament de brouillard aspiré par son anneau de gemmes soo. Elle se livra ensuite à une série d’exercices respiratoires. Les échos lointains du Palais s’estompèrent et elle entendit alors sa propre voix qui chuchotait en elle : Mère Lobia ? Vous m’entendez ? Êtes-vous là ? L’Autre Mémoire pouvait parfois être dérangeante, comme si ses ancêtres l’espionnaient depuis l’intérieur de son cerveau. Bien qu’elle n’aimât pas cette violation de l’intimité de base, elle n’en trouvait pas moins cette présence réconfortante. Le conglomérat de vies était comme une bibliothèque, une réserve de sagesse et de soutien à laquelle elle pouvait avoir accès par intermittences. Et Lobia était là maintenant, perdue parmi les fantômes innombrables, attendant de lui parler. Déterminée, elle ferma les yeux et chercha la Diseuse de Vérité, s’immergeant dans la clameur des voix. Elle descendit très bas, tout en bas… Toujours plus profond dans l’Autre Mémoire. Le barrage était mince comme une coquille d’œuf, fragile, facile à briser. Jamais encore elle n’avait tenté une excavation aussi radicale dans le passé qui l’habitait. Elle savait qu’elle courait le risque d’être irréversiblement perdue dans le royaume des voix. Mais elle était la Mère Kwisatz, elle avait été choisie pour détenir ce pouvoir secret parce que, plus que toute autre Sœur, elle avait accès aux tréfonds du passé génétique. Pourtant, c’était un voyage que l’on ne devait pas oser sans le soutien et le réseau de sécurité des autres Sœurs. Elle sentit un mouvement, une turbulence dans le flot de l’Autre Mémoire. Une fois encore, elle appela en esprit : Lobia. La turbulence s’intensifia. C’était comme si elle approchait d’une salle bondée de gens bruyants. Elle discerna des voiles de gaze coloriée inimaginables, des écrans flous et ténus qui lui interdisaient pourtant l’entrée. Lobia ! Ou êtes-vous ? Au lieu de la réponse solitaire qu’elle guettait, elle se retrouva dans une bourrasque de voix hurlantes qui clamaient l’imminence du désastre. Terrifiée, elle n’eut d’autre choix que de fuir. Elle se réveilla dans son bureau, la vision brumeuse. Avec le sentiment qu’elle avait laissé une part d’elle-même en arrière, prise au piège dans l’intellect collectif des Bene Gesserit. Elle ne bougea pas un muscle en s’extrayant enfin de l’Autre Mémoire, abandonnant les effrayantes mises en garde. Peu à peu, elle sentit le picotement de sa peau et, dès qu’elle fit un geste, sa vision s’éclaircit. Les voix lui avaient annoncé qu’un événement terrible et imprévu était en gestation. Qu’il se rapportait au Kwisatz Haderach longtemps attendu, qui n’était plus qu’à une génération de là. La graine germait déjà dans la matrice de Jessica, à son insu. L’Autre Mémoire prévoyait un désastre… Mais Anirul préférait voir l’Imperium s’effondrer plutôt que le moindre mal arrive à cet enfant. Plus tard, la Mère Kwisatz partagea le thé d’épice avec la Révérende Mère Mohiam et elles conversèrent avec les chuchotements codés des Sœurs. Les yeux de Mohiam se rétrécirent. — Êtes-vous certaine de cette vision ? Le Duc Leto Atréides ne laissera pas Jessica partir. Dois-je me rendre sur Caladan pour la protéger ? Cette attaque téméraire sur Beakkal pourrait bien l’exposer à des représailles et Jessica serait une cible idéale. Est-ce donc là ce que vous avez vu ? — Rien n’est certain dans l’Autre Mémoire, pas même pour la Mère Kwisatz. (Anirul but une longue gorgée, puis reposa sa tasse.) Mais vous ne devez pas y aller, Mohiam. Il faut que vous demeuriez au Palais. (Son expression se durcit.) J’ai reçu un message de Wallach IX. La Mère Supérieure Harishka vous a choisie vous pour succéder à Lobia comme Diseuse de Vérité de l’Empereur. Surprise ou ravie, Mohiam ne laissa pas transparaître ses émotions. Elle revint au sujet essentiel. — En ce cas, comment allons-nous assurer la protection de Jessica et du bébé ? — J’ai décidé qu’il fallait ramener cette jeune femme ici, sur Kaitain, jusqu’au terme de sa grossesse. Ce qui résoudra notre problème. Mohiam parut rassérénée. — Excellente suggestion. Ainsi, nous pourrons la suivre phase par phase. (Elle sourit.) Mais, évidemment, cela ne va pas plaire au Duc Leto. — Les desiderata d’un homme n’ont rien à voir dans cette affaire. Anirul se rencogna dans son siège. Elle était soudain gagnée par une immense fatigue. — Jessica donnera le jour à son enfant ici même, dans le Palais Impérial. 16 La stabilisation du présent est considérée comme une forme d’équilibre, mais, inévitablement, cette action se révèle dangereuse. La loi et l’ordre sont mortels. Tenter de contrôler l’avenir ne sert qu’à le déformer. Kaarben Fethr, Considérations sur la folie de la politique impériale. Jamais le Maître de Conférences Glax Othn ne s’était senti aussi vieux ni aussi jeune que dans le parc d’attractions de Zanovar. Habillé d’un costume léger de twill vert pâle, il se sentait à l’aise, détendu. Il en venait à oublier la menace mystérieuse qui pesait sur le domaine de Tyros Reffa. Il riait avec les enfants et se régalait de confiseries, il s’essayait à toutes sortes de jeux pour tester ses talents, même s’il savait que les forains racoleurs mettaient toutes les chances de leur côté. Il ne s’en souciait guère, même s’il devait s’avouer qu’il aurait bien aimé gagner une prime, ne serait-ce que pour le souvenir. Entraîné dans la spirale des couleurs et des parfums, des rires et des cris joyeux, il souriait, léger comme il ne l’avait pas été depuis si longtemps. Reffa avait deviné très précisément ce qu’il fallait à son vieux mentor. Glax espérait qu’il prenait plaisir à l’opéra suspenseur de Taligari autant que lui à cette grande fête tellement exotique. Ce fut une journée épuisante mais stimulante. Jamais de lui-même il ne se serait autorisé de telles vacances. Son élève venait de lui donner une leçon précieuse. Tout en écartant une mèche de cheveux gris trempée de sueur, Glax leva les yeux à la seconde où une ombre occultait le soleil. Les rires et les flonflons résonnaient autour de lui. Quelqu’un cria. Il se retourna pour découvrir un disque infernal qui tournoyait entre des obstacles qui se dressaient loin dans les airs. Les passagers se cramponnaient en jouant la comédie de la terreur avec des cris suraigus. Puis d’autres ombres couvrirent le ciel, vastes et menaçantes. Dans un premier temps, Glax ne put imaginer que les vaisseaux ne faisaient pas partie du spectacle. La foule grouillait dans le parc. Des files d’attente s’allongeaient devant les manèges sensoriels, les labyrinthes hantés, les salles d’holodanse, les stands de sucreries où on pouvait gagner des lots en échange d’une histoire amusante ou d’une simple chanson. Des têtes se levaient, les regards étaient intrigués, rieurs. En croquant son dernier fruit cristallisé, le Maître de Conférences, lui aussi, observait les formes sombres avec curiosité, sans la moindre crainte. Et c’est alors que les armes crépitèrent. Dans le vaisseau de tête, Garon, Bashar Suprême et commandant en chef des forces de Shaddam, dirigeait en personne l’assaut. Son premier devoir était d’ouvrir le feu, d’abattre les premières cibles, d’être le premier à faire couler le sang. Un ornithoptère blindé tournoya au-dessus de l’attraction principale du parc : un ver géant mécanisé entouré de dunes artificielles. L’air fut déchiré par des explosions, des armes automatiques arrosèrent le sol dans une déferlante de flammes et de fumée. Des structures diaphanes s’effondraient. La foule se dispersait et les cris de terreur se perdaient dans le tonnerre des déflagrations. La voix de stentor de Glax Othn, formée par des années de conférences dans des auditoriums bourrés d’étudiants chahuteurs, domina un instant les clameurs : — Abritez-vous ! Mettez-vous à couvert ! Mais il n’y avait aucun refuge en vue. Est-ce qu’ils font ça pour trouver Tyros ? Les hommes du Bashar Suprême portaient l’uniforme gris et noir des escadrons de la mort. Les yeux d’acier de Garon étaient durs et fixes, son visage jaunâtre. Impitoyable, il visait, mitraillait les hommes, les femmes et les enfants qui se changeaient en gerbes. Sur toute l’étendue du parc, des formes recroquevillées, carbonisées, méconnaissables, encore souvent dans les soubresauts de l’agonie, avaient remplacé les groupes joyeux et colorés, leurs cornets de sucreries, leurs déguisements de fête. Ça n’était qu’un début. L’escadron se porta sur la reconstitution d’Arrakis. Les premiers faisceaux de lasers, en tir croisé, démantelèrent le décor extravagant en fragments de métal en fusion, et les murailles épaisses des caveaux où était dissimulé le Mélange apparurent au grand jour. Selon les ordres de l’Empereur, les troupes d’assaut avaient pour mission de récupérer cette cache illégale d’épice. Ensuite, les cités majeures de la planète Zanovar seraient détruites méthodiquement. Garon posa son ornithoptère sur un amas de restes humains et les soldats débarquèrent aussitôt, tirant sur tout ce qui bougeait encore dans le parc ravagé. D’autres canonnières impériales débarquèrent sur les pelouses balafrées, dégorgeant des centaines de soldats qui se répandirent dans les décombres de la structure du ver géant avant d’enfiler les tunnels qui accédaient aux caveaux souterrains. Au milieu du tumulte et du carnage, un homme solitaire s’approcha des commandos déchaînés, un ancien professeur qui louvoyait dans la fumée entre les cadavres déchiquetés. Son visage grave était sévère, comme s’il allait tancer des étudiants indisciplinés. Zum Garon reconnut brusquement le Maître de Conférences Glax Othn qu’il avait vu lors de son dernier briefing. Othn avait une épaule en sang, et ses cheveux gris avaient été brûlés sur sa tempe gauche. Mais il ne paraissait pas souffrir. Seule la colère émanait de lui, une colère marquée au sceau de l’épouvante. Pourquoi tout ce sang ? Rien que pour s’emparer de Tyros ? Pour l’éliminer ? Il avait haussé la voix pour tant de discours, de semonces dans sa carrière… Il la haussa de nouveau en cette occasion : — Ceci est… insensé ! Le Bashar Suprême, dans son uniforme impeccable, se tourna vers lui avec un sourire ironique dans les lacis de fumée que portait le vent. Ils étaient chargés de l’insoutenable puanteur des cadavres cloués dans les pelouses grillées. À la seconde où il allait parler, un élément de la structure qui se trouvait derrière lui s’écroula. — Professeur, il faut que vous appreniez la différence entre la théorie et la pratique. Il fit un signe et le Sardaukar qui l’escortait faucha Glax Othn avant qu’il ait pu faire un pas. Le Bashar se tourna vers la structure anéantie de l’attraction Arrakis afin de s’assurer que les opérations de récupération allaient bon train. Dans les volutes de fumée âcre, il prit son enregistreur et dicta un rapport destiné à Shaddam tout en observant le carnage environnant. Dans les relents d’incendie, les Sardaukar chargeaient l’épice sur les omis d’attaque. Un à un, ils rejoignaient les vaisseaux de transport comme d’énormes bourdons lourds de pollen. L’Empereur livrerait le stock confisqué à la CHOM et à la Guilde en échange de leurs bons services. Et c’est avec confiance qu’il pourrait annoncer qu’il venait de frapper le premier coup de la « Grande Guerre de l’Épice ». Garon envisageait des épisodes excitants. Il donna l’ordre à ses troupes au sol de rembarquer. À présent que le Mélange était en sûreté, ils pourraient achever l’annihilation de Zanovar du haut des airs. Garon comptait bien assister au spectacle, bien à l’aise dans son siège de commandement, et sans se salir les mains. L’escadron décolla au milieu des plaintes des blessés et des pleurs des enfants. Les bâtiments de guerre Sardaukar se placèrent sur orbite basse. Dans un premier temps, ils allaient raser toute la ville avant de se porter vers un domaine voisin, une cible particulière. Dans les jardins de Reffa, une brise douce agitait les frondes des grandes fougères pareilles à des plumes vert sombre. Charence, le majordome du domaine, arrêta les cascades des fontaines tout en remontant le chemin. Il avait déjà donné ses instructions aux jardiniers et aux ingénieurs du dispositif aquatique pour qu’ils assurent un contrôle permanent des fontaines pendant que son maître était sur Taligari. Charence était un majordome méticuleux qui tirait une grande fierté de ce que Tyros Reffa ne remarquait jamais le travail qu’il faisait au domaine. Pour lui, c’était le plus grand compliment qu’il pouvait espérer. Toute la maisonnée et les jardins fonctionnaient si bien que son maître n’avait aucune plainte à formuler. C’était le mentor de Tyros Reffa qui avait nommé Charence majordome des lieux dès que le mystérieux garçon était arrivé sur Zanovar, plus de quarante ans auparavant. En serviteur loyal, Charence n’avait jamais posé de question quant au degré de parenté de Tyros ni sur la source de son inépuisable fortune. Tout entier voué à son travail et à ses responsabilités, Charence n’avait guère le temps de se montrer curieux. Dès que les dernières gouttelettes d’eau retombèrent en pluie de la cascade, il alla jusqu’au belvédère de distribution qui dominait le tertre dallé. Les ouvriers en combinaison s’activaient autour des tuyaux et des seaux à la sortie des sous-stations de pompage soigneusement dissimulées dans les jardins de champignons. Charence n’écoutait que leurs bavardages et leurs sifflements et il ne remarqua pas les vaisseaux qui venaient d’apparaître. Il se concentrait tout entier sur son monde à lui. Les éclairs des lasers grésillèrent comme les flèches enflammées d’un dieu des airs courroucé et les déflagrations qui suivirent aplatirent les arbres et les buissons dans une senteur aigre d’air ionisé. À l’horizon, les parcs et les lacs flambaient et se changeaient en une plaine de glace funèbre. Ébloui, Charence leva enfin la tête et découvrit le réseau ardent qui venait de s’abattre sur le domaine de Reffa. Tétanisé, il ne tenta même pas de fuir. Le vent était soudain un marteau torride qui le frappa en plein visage. Des mascarets de flammes déferlaient sur le paysage, des jets de feu blanc criblaient les champs et les bois qui étaient annihilés avant même que la fumée n’apparaisse. Et quand l’onde de choc s’éloigna, il ne restait plus trace des jardins ni des élégantes constructions. Pas même des décombres. Sur la face nocturne de Taligari, dans la scintillante cité d’Artesia, Tyros Reffa savourait l’opéra suspenseur, seul dans une loge privée, s’efforçant de comprendre les nuances complexes du spectacle, captivé par les formes, les mouvements et les couleurs. Il était heureux et avait hâte de rapporter ses émotions à son mentor dès qu’il retournerait sur Zanovar… 17 Après deux générations de chaos, lorsque l’humanité triompha enfin de l’insidieux pouvoir des machines, un concept nouveau s’imposa : « L’homme ne peut être remplacé. » Préceptes du Jihad Butlérien. Le Prince Rhombur observait la Grande Salle de Bal du Castel Caladan, le manège incessant des décorateurs, des domestiques et des livreurs. C’était comme une armée se préparant à la bataille. Même s’il ne lui restait que peu d’éléments physiques de l’être qu’il avait été, il éprouvait quand même un creux au niveau de son estomac artificiel. Il s’efforçait de ne pas être vu car il courait le risque d’être assailli de questions sans fin par des dizaines de personnes à propos de milliers de petiotes décisions mineures. Il avait bien d’autres préoccupations. Il portait un smoking des temps anciens qui avait été ajusté avec précision pour couvrir sa peau synthétique et les servomécanismes de ses nouveaux membres. Si l’on oubliait les cicatrices, il était presque flamboyant. Comme un homme le jour de son mariage. Tout en bas, les serviteurs s’agitaient sous la férule de la coordinatrice du festival nuptial, une femme hors-monde au visage hâlé et mince qui lui donnait l’apparence d’une femme de l’antique Caladan projetée dans la société moderne de l’Imperium. Elle s’exprimait dans un Galach parfait avec une voix aussi impérieuse que mélodieuse. Le personnel du Castel réagissait dans la seconde à ses ordres et la ronde des corbeilles de fleurs et des plateaux de coraux multicolores s’accélérait autour de l’autel où l’on avait disposé les objets du culte. On nettoyait les cierges, on redressait les plis des tentures. Et tout en haut, dans un espace discret de plass qui avait été aménagé entre les solives de la voûte, une équipe de projection holo se tenait prête et effectuait une ultime vérification. Les immenses lustres de pur cristal Balut projetaient une lumière dorée sur la salle. Des vignes couvertes de fleurs exotiques mauves au parfum d’hibiscus s’enroulaient en spirales colorées autour d’un pilier, non loin de Rhombur. Pour lui, la fragrance était presque violente et il tourna d’un degré le bouton de contrôle olfactif sur sa ceinture. Il avait insisté pour que la Salle de Bal du Castel Caladan donne l’illusion d’avoir été transportée depuis le Grand Palais d’Ix. C’était comme si le temps du pouvoir et de la puissance industrielle était revenu, l’âge d’or de la Maison Vernius et de ses merveilles technologiques… Un âge qui reviendrait un jour… Il prit conscience du rythme des pompes mécaniques de ses poumons, des battements électroniques de son cœur. Il regarda la peau artificielle de sa main gauche, la leva pour mieux discerner le dessin complexe des empreintes de son annulaire sur lequel Tessia glisserait bientôt l’alliance. Bien des soldats préféraient se marier avec leur promise avant de partir pour la guerre. Rhombur allait sous peu diriger la campagne de reconquête d’Ix pour rétablir sa famille dans son statut Comment aurait-il pu renoncer à ces noces ? Sur l’estrade qui avait été édifiée derrière l’autel, l’orchestre répétait le Concerto Nuptial Ixien, le morceau traditionnel des mariages de la noblesse de Vernius. La tradition ne périrait jamais, même si la Maison Vernius avait été depuis longtemps décimée. Les éclats des cuivres, qui suggéraient la puissance industrielle d’Ix à son paroxysme, éveillaient en lui une nostalgie soutenue par un sentiment de puissance. Il se souvint de Kailea, qui avait si longtemps fantasmé sur sa cérémonie de mariage. Si seulement elle avait été là, si elle avait su faire d’autres choix et changer le cours fatal des événements… Avait-elle été réellement aussi mauvaise ? Jour après jour, la question revenait le hanter. Ce qu’il endurait, il le devait à sa trahison. Pourtant, malgré la douleur, en dépit de son état de moins qu’humain, il avait décidé de lui pardonner. Mais c’était pour lui une lutte permanente. Un faisceau de lumière jaillit tout en haut de la salle, des projecteurs bourdonnèrent et une image solido se forma devant Rhombur. Il retint son souffle. C’était une vieille image animée de sa sœur en robe de brocart lavande sertie de diamants. Elle était encore adolescente, d’une beauté émouvante avec ses cheveux aux reflets cuivrés. Le solido palpita et parut sur le point de devenir vivant. Kailea avait un sourire félin. Tout en bas, la coordinatrice de cérémonie avait levé la tête vers la projection et il saisit son holocom. Kailea mit les mains sur ses hanches et parla : « Que fais-tu donc là ? Tu ne peux pas te cacher le jour de ton mariage. Va donc dans ta chambre d’habillage pour prendre ta boutonnière. Et puis, tu ferais bien de te coiffer. » Le joli solido dériva jusqu’à l’un des fauteuils du premier rang. Symboliquement, Kailea serait présente. Rhombur porta la main à sa tête : ses cheveux artificiels couvraient mal son crâne de métal. Attristé, il adressa un signe à la coordinatrice et retourna vers ses serviteurs pour se confier à leurs soins méticuleux. Peu après, une sonnerie de fanfare retentit et la coordinatrice se présenta sur le seuil. — Par ici, Prince Rhombur, je vous prie. Elle tendit la main et, d’une démarche très digne, le précéda vers un narthex fleuri. Il ploya ses phalanges de prothèse qui lui obéirent avec une trace de raideur. Ces derniers temps, son contrôle de motricité s’était amélioré de façon spectaculaire, mais depuis le matin il avait remarqué une régression inquiétante, due à la tension du moment. Il espérait qu’aucun incident humiliant ne viendrait ternir la cérémonie. Depuis une heure, les invités avaient envahi la salle dans leurs plus beaux atours pour gagner les sièges qui leur avaient été alloués. Les gardes de la Maison des Atréides en uniforme de parade étaient alignés au long des murs sous les drapeaux violet et cuivre des Vernius. Les deux seuls absents étaient évidemment Thufir Hawat et Gurney Halleck. Devant l’autel, le Duc Leto portait une jaquette verte de cérémonie avec la chaîne ducale au cou. Il avait l’air sombre et tourmenté mais se rasséréna en voyant arriver son ami. Duncan Idaho, qui officiait en tant que Maître d’Armes, tenait fièrement l’épée du Vieux Duc Paulus, prêt à décapiter quiconque soulèverait une objection à ce mariage. Les relais holo scintillaient au plafond, et l’image solido du père de Rhombur, Dominic Vernius, se matérialisa au côté de son fils tandis qu’il s’engageait dans la travée. Il souriait dans sa moustache fournie et son crâne chauve et bronzé brillait dans la lumière. Saisi, Rhombur vacilla sur ses pieds mécaniques et murmura, comme si l’image du Comte pouvait l’entendre : — J’ai attendu suffisamment longtemps, Père. Beaucoup trop longtemps, et j’en ai honte. Ma vie ici était trop douce avant l’accident qui a fait de moi ce que je suis maintenant. Je pense différemment. Ironiquement, ce qui m’est arrivé m’a rendu plus fort, plus décidé, et sous bien des aspects meilleur que je ne l’étais. Pour vous, père, pour les gens d’Ix dans la souffrance, et même pour moi, je reprendrai notre monde… ou je mourrai. Mais l’image ne changea pas, elle continua de sourire, comme si le patriarche des Vernius n’était absolument pas concerné par le sort de son fils, encore moins par ses noces. Avec un profond soupir, Rhombur gagna la place qui lui avait été assignée, celle du marié. Il était reconnaissant à Tessia : elle avait su l’aider. Mais en récupérant ses pouvoirs physiques, il n’acceptait plus qu’elle le semonce, qu’elle lui rappelle jour après jour la tragédie qui avait failli lui coûter la vie. Il se sentait absolument déterminé. Les Tleilaxu allaient payer pour tout ce qu’ils avaient fait endurer à sa famille et au peuple d’Ix. À cet instant, Rhombur rencontra le regard de Leto et il prit conscience qu’il devait avoir l’air trop grave pour l’occasion. Il sourit, timidement d’abord, puis plus largement, à la différence du Dominic holographique qui l’escortait. C’était un sourire de bonheur tempéré par la conscience claire qu’il avait de sa place dans l’Histoire. Ces noces, ce lien qui allait l’unir à une Sœur du Bene Gesserit, étaient la pierre de touche de son existence. Car un jour viendrait où Tessia et lui se retrouveraient dans le Grand Palais d’Ix, où ils seraient Comte et Comtesse. De nombreux invités aux tenues ixiennes somptueuses étaient accompagnés d'hologrammes. Côte à côte, l’air heureux ou attristé, ils faisaient face à l’autel. L’ex-Ambassadeur d’Ix sur Kaitain, Cammar Pilru, était présent en chair et en os, avec l’image de son épouse S’tina, qui avait trouvé la mort dans l’attaque des Tleilaxu. Quant à leurs deux fils, D’murr et C’tair, ils étaient tels que Rhombur les avait connus durant leur jeunesse sur Ix. Il se souvenait d’un foisonnement de senteurs, de sons, de voix. Durant la répétition, la veille, il avait osé toucher la main de l’hologramme de son père mais, bien sûr, il n’avait senti que le picotement léger de l’électricité statique. Il fut tiré de sa rêverie par un bruissement et le soudain silence des invités qui retenaient leur souffle. Se retournant, il vit Tessia. Elle venait de quitter l’alcôve en arcade où elle avait attendu et s’avançait avec la grâce d’une Bene Gesserit de haut rang. C’était un ange au doux sourire, en longue robe de soie merh aux reflets de perle, la tête inclinée sous un voile de dentelle, avec ses yeux bruns et ses longs cheveux de miel. Son assurance et sa démarche rehaussaient encore sa beauté intérieure. Et en cet instant, dans l’immense salle, tous ceux qui étaient présents semblaient voir ce que lui, Rhombur, avait toujours vu et adoré. L’image solido de Dame Shando Vernius accompagnait la mariée. Rhombur n’avait jamais revu sa mère depuis qu’ils s’étaient séparés dans la tourmente sanglante de l’attaque des Tleilaxu. Elle avait toujours espéré le meilleur de lui. Les deux images se retrouvèrent dans la travée centrale en compagnie des mariés : Dominic et Shando de part et d’autre, encadrant Rhombur et Tessia. Le prêtre les suivait, portant une volumineuse Bible Catholique Orange. Des chuchotements couraient dans l'assistance. Les gardes Atréides étaient roides et les drapeaux levés vers les lustres. Duncan Idaho, qui avait souri dans un premier temps, s’efforçait à présent à garder un air grave. Une sonnerie de trompettes éclata et les notes du Concerto Nuptial se répandirent dans la salle. Les futurs époux et leur suite s’avançaient vers l’extrémité du chemin de tapis. La démarche de Rhombur était régulière, mécanique, mais son torse gonflé d’orgueil était bien celui d’un noble gentilhomme. L’espace était à peine suffisant pour l’énorme assemblée, mais la cérémonie était retransmise sur tout Caladan en direct, car le bon peuple avait toujours raffolé des épisodes solennels de l’histoire de ses souverains. Rhombur se concentrait sur le mouvement de ses jambes… et sur l’image délicieuse de Tessia, qui le consolait de son tourment intérieur. Au premier rang, Jessica lançait de fréquents regards à Leto, qui se tenait devant l’autel. Elle concentra sa perception pour essayer de percer ses sentiments. Même avec tous ses pouvoirs d’observation, elle avait du mal à entrer dans les pensées cachées de Leto. Où avait-il pu apprendre cela ? Par son père, ça ne faisait pas le moindre doute. Le Vieux Duc avait disparu vingt ans auparavant mais son influence sur son fils n’avait en rien diminué. En atteignant l’autel, Rhombur et Tessia se séparèrent et le prêtre passa entre eux. Puis ils lui emboîtèrent le pas et les solidos de Dominic et de Shando restèrent en compagnie de Leto, qui était le garçon d’honneur. La musique se tut et un silence lourd d’émotion s’installa. Le prêtre prit deux chandeliers ornés de joyaux sur la table d'or de l'autel et les leva très haut. Il effleura un senseur et deux cierges sortirent en répandant des flammes, violette pour l’un, cuivrées pour l’autre. Tout en récitant l’invocation nuptiale, il les tendit à Rhombur et à Tessia. — Nous sommes réunis ici afin de célébrer l’union du Prince Rhombur Vernius d’Ix et de Sœur Tessia Yasco du Bene Gesserit. Il feuilleta la Bible Catholique Orange qu’il avait posée sur le lutrin et lut plusieurs passages dont certains lui avaient été suggérés par Gurney Halleck. Rhombur et Tessia, face à face, échangèrent leurs cierges dont les flammes se mélangèrent en une torsade violette et cuivrée. Rhombur écarta doucement le voile de Tessia pour révéler son regard amoureux et sensible. Ses cheveux brillaient dans l’étrange clarté des cierges et il s’interrogea brièvement : comment avait-elle pu rester auprès de lui ? Des larmes imaginaires lui picotèrent les yeux, alors même qu’il savait que son organisme artificiel était incapable d’en produire. C’est alors que Leto s’avança, tenant le plateau sur lequel étaient posées les alliances. Sans se quitter du regard, le Prince et sa fiancée échangèrent les anneaux et Rhombur lança alors, de toute la force de sa voix artificielle : — La route a été longue et rude. Pour nous, et pour tout mon peuple. — J’irai à vos côtés, mon Prince, répondit Tessia. Le Concerto Nuptial résonna de nouveau tandis que les époux redescendaient la travée en se tenant le bras. Tessia se pencha vers Rhombur et lui demanda : — Alors, ça n’était pas si difficile que ça, non ? — Mon corps artificiel est capable de résister aux pires tortures, tu le sais. Quelques membres de l’assistance répondirent au rire de gorge de la mariée avant de se demander quelle avait bien pu être la réponse qu’elle venait de chuchoter. Les nouveaux époux et tous les invités mangèrent et burent à satiété durant toute la soirée avant de danser fort avant dans la nuit. En une telle occasion, Rhombur ne pouvait croire qu’à des occasions nouvelles. Cependant, ils étaient toujours sans nouvelles de Gurney et Thufir. Le lendemain, Jessica reçut un message qui portait le sceau or et écarlate de la Maison de Corrino. Leto se tenait à côté d’elle, les yeux rouges, intrigué. Elle n’avait pas tenu le compte des verres de vin de Caladan qu’il avait pu vider durant la nuit. — Ça n’est pas souvent que ma concubine reçoit un communiqué de la Cour Impériale, dit-il. Elle fit sauter le sceau d’un coup d’ongle et déroula le message impérial. Si le parchemin était Corrino, le texte était en écriture codée Bene Gesserit. Jessica essaya de ne pas montrer sa surprise tout en le traduisant et en le récitant à Leto. — Mon Duc, Dame Anirul me convoque officiellement à la Cour Impériale. Elle déclare qu’elle a besoin d’une nouvelle dame de compagnie et… (Elle retint brièvement son souffle.) Ma vieille éducatrice Mohiam a été nommée Diseuse de Vérité de l’Empereur. Elle m’a recommandée à Dame Anirul qui a accepté. — Sans me le demander ? fit Leto, au seuil de la colère. Cela me paraît bizarre… et capricieux. — Je dois me soumettre aux ordres des Sœurs, mon Duc. Vous l’avez su constamment. Il fronça les sourcils, surpris de sa propre réaction, lui qui s’était montré si réticent lorsque les femmes en robe aba avaient tenté de lui imposer la jeune Jessica. — Mais ça ne me plaît toujours pas. — L’épouse de l’Empereur suggère que je me prépare à demeurer là-bas pour… le temps de ma grossesse. Il y avait une expression de surprise sincère sur le doux visage de Jessica. Leto prit le parchemin mais, bien sûr, les caractères lui étaient étrangers. — Je ne comprends pas. Avez-vous seulement déjà rencontré Anirul ? Pourquoi souhaite-t-elle que vous ayez votre enfant au Palais ? Shaddam voudrait-il disposer d’un otage Atréides ? Jessica relut le message comme si elle y cherchait un autre sens caché. — Je vous assure, mon Duc, je ne comprends pas. Leto semblait contrarié et même troublé devant cette situation qu’il ne pouvait contrôler ni appréhender. — Se pourrait-il qu’ils veuillent que j’abandonne mes devoirs pour vous accompagner sur Kaitain ? — Je… je crois que cette invitation n’est destinée qu’à moi, mon Duc. Choqué, il la regarda avec un éclair dans ses yeux gris. — Mais vous ne pouvez pas me quitter comme ça. Et notre enfant ? — Mon Duc, je ne puis me soustraire à cette invitation. Anirul est non seulement l’épouse de l’Empereur, mais elle est très élevée dans la hiérarchie de la communauté. Et d’un Rang Caché. — Vous autres, les Bene Gesserit, vous avez toujours vos raisons propres. Si les Sœurs avaient soutenu Leto dans le passé, jamais il n’était parvenu à comprendre pour quelle raison. L’air sombre, il regarda le parchemin que Jessica serrait entre ses doigts graciles. — C’est une convocation du Bene Gesserit, ou encore un autre stratagème de Shaddam ? Est-ce que ceci ne pourrait pas être en rapport avec mon raid sur Beakkal ? Jessica lui prit la main. — Je n’ai pas de réponses à vous apporter, mon Duc. Tout ce que je sais, c’est que vous allez terriblement me manquer. Leto avait la gorge serrée. Incapable de parler, il la serra très fort dans ses bras. 18 Le fait que n’importe quelle famille de l’Imperium puisse déployer ses atomiques pour détruire les bases planétaires de cinquante mondes ou plus des Grandes Maisons ne doit pas trop nous inquiéter. C’est une situation que nous sommes à même de contrôler. Si nous restons suffisamment maître de notre pouvoir. L’Empereur Fondil III Ce jour-là, vu l’importance des déclarations qu’il devait faire, Shaddam IV avait ordonné que le Trône du Lion d’Or soit retransporté dans la Salle d’Audience Impériale. Il avait pour l’occasion revêtu sa toge écarlate et, serein et superbe, il attendait la réaction du Landsraad. Après cela, les Maisons indisciplinées ne pourront m’ignorer qu’à leurs risques et périls. Derrière les hautes portes qui donnaient accès à la salle, il entendait marmonner les nobles représentants énervés qu’il avait convoqués. Il était impatient de voir leur expression quand ils apprendraient son action sur Zanovar. Les cheveux calamistrés de Shaddam accrochaient les rayons lumineux des brilleurs. Il dégusta avec une lenteur infinie une gorgée de café d’épice qu’on venait de lui servir dans une tasse de porcelaine fine et examina longuement les motifs peints à la main. Elle était vouée à la destruction, comme la planète Zanovar. Il réprima un sourire et s'efforça de conserver une expression ténébreuse, paternelle. Même s'il éprouvait du plaisir ou de l’amusement, il devait la conserver. Dame Anirul émergea d’un couloir secret. Elle avait le menton levé, l’air digne, voire orgueilleux. Et elle marcha tout droit jusqu’au trône sans paraître impressionnée par la majesté du décor. Shaddam, en la voyant, se maudit de n’avoir pas songé à verrouiller toutes les issues. Il se promit d’en parler à Ridondo. Anirul s’arrêta devant le dais et déclara : — Mon Empereur et époux très cher, avant que vous ne commenciez, je dois discuter d’un détail avec vous. (Ses cheveux châtains étaient parfaitement coiffés et maintenus par une pince d’or.) Connaissez-vous la signification précise de cette année ? Il s’interrogea brusquement sur les plans que les Bene Gesserit avaient pu tramer dans son dos. — Ma foi… Nous sommes en 10 175. Si vous ne pouvez consulter un Calendrier Impérial, vous n’avez qu’à interroger l’un de mes courtisans. Il vous renseignera infailliblement. À présent, veuillez me dire ce qui vous amène car j’ai une déclaration importante à faire. Anirul n’était nullement impressionnée. — Il s’agit d’un centenaire, la commémoration de la mort de la seconde épouse de votre père, Yvette Hagal-Corrino. Shaddam haussa les sourcils : il s’efforçait de suivre le cours des pensées de sa femme. Au diable ! Qu’est-ce que cela vient faire avec ma prodigieuse opération sur Zanovar ? — Si telle est la vérité, il nous reste toute cette année pour fêter cet anniversaire. Mais aujourd’hui, je dois annoncer un décret devant le Landsraad. Anirul ne parut nullement décontenancée. — Que savez-vous d’Yvette ? Pourquoi donc les femmes insistent-elles sur des sujets sans importance alors même que nous avons à débattre de questions essentielles ? — Je n’ai pas de temps à perdre à ces petits jeux de questions sur la famille. Mais sous le regard de ses yeux de biche, il s’apaisa un instant tout en consultant le précieux chronomètre Ixien. Après tout, se dit-il, les représentants des Maisons ne s’attendaient pas à ce qu’il commence son allocution à l’heure. — Yvette est morte avant ma naissance. Elle n’était pas ma mère, et je ne me suis jamais trop soucié d’elle. Il doit y avoir pas mal de livres-films sur elle dans la Bibliothèque Impériale, et si vous souhaitez en savoir plus… — Pendant son long règne, votre père a eu quatre femmes, et il n’a permis qu’à la seule Yvette de prendre place sur le trône. On dit qu’elle fut la seule véritable femme noble qu’il ait jamais vraiment aimée. L’amour ? Que vient donc faire l’amour dans un mariage impérial ? — Apparemment, mon père avait également une profonde affection pour l’une de ses concubines, mais il n’en prit conscience que lorsqu’elle décida d’épouser le Comte Vernius. (Il se rembrunit.) Essayez-vous d’établir des comparaisons ? Voulez-vous que je vous déclare mon affection ? Quelle question désirez-vous réellement me poser ? — Une question d’épouse. Et d’époux tout aussi bien : (Anirul avait toujours les yeux levés vers lui.) Je veux avoir mon trône auprès du vôtre, Shaddam. Tout comme votre père avec sa favorite. Il avala la moitié de sa tasse de café d’épice dans l’espoir de se calmer. Un autre trône ? Il avait demandé à ses espions Sardaukar de garder Anirul sous haute surveillance, mais ils n'avaient encore rien relevé de suspect et ne trouveraient sans doute aucune preuve. On ne perçait pas facilement le voile du secret des Bene Gesserit. Il soupesa les possibilités et les options. Le fait de rappeler ouvertement au Landsraad qu’une Sœur était à ses côtés pouvait avoir ses avantages, alors même qu’il frappait les trafiquants de Mélange. — Je vais y réfléchir. Anirul claqua des doigts tout en se dirigeant vers une arcade. Deux Sœurs surgirent dans la pénombre, encadrant quatre jeunes pages robustes qui portaient un trône. Même s’il semblait très lourd, le siège était plus petit que celui de l’Empereur mais taillé dans le même quartz bleu vert de Hagal. — Dès à présent ? En se dressant d’un bond, Shaddam renversa du café sur sa toge. — Anirul, des affaires pressantes m’appellent ! — Certes, et je serai auprès de vous. Cela ne va prendre qu’un instant. Elle leva la main à l’adresse des deux pages qui s’avancèrent vers l’arrière du trône impérial. Vexé, il s’aperçut que la tache de café s’étendait sur sa toge et il jeta la tasse qui alla se fracasser sur le dallage. Après tout, se dit-il, le moment était peut-être bien choisi et son annonce allait causer des remous. Néanmoins, il n’appréciait guère de laisser Anirul gagner… Pantelants, les pages posèrent le deuxième trône avant de le soulever à nouveau pour escalader les larges marches. — Pas sur la plate-forme supérieure, fit Shaddam d’un ton sans appel. Je veux que mon épouse soit immédiatement en dessous, à gauche. Il n'allait quand même pas lui céder sur tous les points, même si elle croyait le manipuler à son aise. Elle lui adressa un petit sourire qui lui donna le sentiment confus d’être mesquin. — Bien entendu, mon cher époux. (Elle recula pour examiner la disposition des sièges avant d’opiner.) Yvette était une Hagal, voyez-vous, et son siège était l’égal de celui d’Elrood. — Nous reviendrons plus tard sur les histoires de famille, si vous le voulez bien. Shaddam héla un laquais pour qu’on lui apporte une toge propre. Une servante balaya les débris de la tasse aussi discrètement que possible. Anirul releva ses jupons et s’installa sur son trône avec la grâce insistante d’une paonne retrouvant son nid. — Je pense que nous pouvons faire entrer les visiteurs à présent, dit-elle en souriant. Mais Shaddam, tout en revêtant sa nouvelle toge, d’un bleu sombre cette fois-ci, garda une expression revêche. Il inclina enfin la tête à l’adresse de Ridondo et dit : — Ouvrons la séance. Le Chambellan lança ses ordres pour l’ouverture des portes dorées géantes qui auraient pu être les écoutilles d’un Long-courrier. Et Shaddam s’efforça d’ignorer Anirul. Un flot de personnages en robe, en toge, en cape et en tenue de parade s’écoula dans la Salle d’Audience. Ces observateurs permanents représentaient les familles les plus puissantes de l’Imperium tout aussi bien que les quelques Maisons Mineures qui détenaient d’énormes stocks illicites de Mélange. Tous prirent place près des tentures pourpres, affichant un air surpris en découvrant Anirul sous le dais impérial. Shaddam déclara alors, sans se lever : — Regardez et apprenez. Sur un geste, les hautes fenêtres de plass blindé devinrent opaques. Les brilleurs s’estompèrent et des images solido apparurent devant le grand trône de cristal. Des images que même Anirul n’avait jamais vues auparavant. — Voici tout ce qui subsiste des cités de Zanovar, déclama Shaddam d’un ton caverneux. Un paysage apparut, calciné, désolé, enregistré par les caméras de surveillance Sardaukar qui avaient survolé la zone anéantie. L’assistance horrifiée restait muette devant les immeubles fondus, les cratères qui avaient été des lacs peu de temps auparavant, les moignons des arbres dans les parcs changés en vitres d’obsidienne ponctuées de véhicules liquéfiés, de grappes de corps soudés dans la chaleur de l’apocalypse. Des feux couraient encore entre les jets de vapeur. À l’horizon, une cité foudroyée n’était plus qu’un éventail de doigts squelettiques sur le fond du ciel de cendres. Shaddam avait demandé à Zum Garon de soigner tout particulièrement les prises de vues du domaine ravagé de Tyros Reffa. En les voyant, il avait été immédiatement rassuré : plus jamais il n’aurait à se préoccuper du bâtard caché d’Elrood. — En stricte conformité avec l’ancienne Loi Impériale, nous avons confisqué sur les lieux un stock important et illégal d’épice. La Maison Taligari s’est rendue coupable de crimes contre l’Imperium ; et elle les a payés avec la planète Zanovar. Shaddam laissa à ses auditeurs le temps de digérer l’information. Pour sa part, il savourait depuis son trône le doux parfum de la terreur de tous ces nobles et ambassadeurs. L'obscur édit impérial sur les réserves d'épice remontait à des milliers d'années. À l'origine, il avait visé la Maison détentrice du fief d’Arrakis afin de l’empêcher de détourner une partie de la récolte et de se soustraire aux taxes impériales. Plus tard, les motifs de l’édit s’étaient étendus à cause de quelques nobles qui étaient devenus fabuleusement riches en spéculant, qui avaient déclenché des conflits ou s’étaient servis de l’épice pour supplanter d’autres Maisons sur le plan économique et politique. C’est après des siècles de conflagrations que toutes les Maisons Mineures ou Majeures avaient dû travailler en coopération sous la bannière unique du Combinat universel des Honnêtes Ober Marchands. Les règles spécifiques avaient été inscrites dans le Code Impérial avec le détail des quantités d’épice que chaque personne ou organisation pouvait légalement posséder. Tandis que les images se succédaient, un globe palpitant apparut à la base du Trône du Lion d’Or. Un Crieur Impérial s’avança avec une proclamation rédigée par Shaddam : « Qu’il soit porté à la connaissance de tous que l’Empereur Padishah Shaddam IV ne tolérera pas plus longtemps le stockage illicite d’épice et qu’il veillera à faire appliquer le Code Légal de l’Imperium. Chaque Maison, Majeure ou Mineure, devra accepter un audit de la CHOM, en coopération avec la Guilde Spatiale. Toutes les réserves illégales d’épice qui n’auront pas été spontanément restituées seront retrouvées, où qu’elles se trouvent, et les contrevenants sévèrement punis. Zanovar en témoigne. Que chacun soit prévenu. » Dans la clarté spectrale, Shaddam gardait une expression de granit. Tout en observant les expressions paniquées des représentants de la noblesse. Dans quelques heures, ils retourneraient sur leurs mondes pour rapporter la terrible nouvelle dans la crainte des représailles. Qu’ils tremblent, songea Shaddam. Les vues atroces de Zanovar brillaient toujours devant le dais impérial et Anirul observa à la dérobée son époux. Elle avait pris l’avantage, elle n’avait plus à demeurer dans l’ombre. Shaddam, ces derniers temps, lui avait semblé extraordinairement tendu. Il était visiblement préoccupé par une chose plus importante que ses habituels jeux de Cour et autres intrigues politiques. Oui, à l’évidence il y avait eu un changement important quelque part. Des années durant, Anirul avait attendu et observé avec la patience d’une vraie Bene Gesserit, elle avait accumulé et interprété des fragments d’informations. Depuis longtemps, elle avait eu vent du « Projet amal » sans savoir ce dont il s’agissait vraiment. C’était un simple mot qu’elle avait surpris dans une conversation entre Shaddam et le Comte Fenring. Lorsqu’ils s’étaient aperçus de sa présence, ils s’étaient tus brusquement, mais leurs expressions fermées lui en avaient appris un peu plus. Depuis, elle avait gardé le silence tout en écoutant. Les brilleurs retrouvèrent enfin leur éclat tandis que les torches ioniques s’illuminaient de part et d’autre du dais. Le paysage de cauchemar de Zanovar disparut. Mais d’autres images apparurent, des vues du monde vert et luxuriant que Zanovar avait été avant son annihilation. Shaddam n’avait jamais brillé par sa discrétion ni sa subtilité. Avant que l’assistance ait pu réagir violemment, deux escadrons de Sardaukar se déployèrent dans la salle, ponctuation menaçante à l’ultimatum de l’Empereur. Shaddam promena un regard serein sur ses sujets et lut leurs expressions de culpabilité ou d'innocence choquée. Avec ses conseillers, plus tard, il examinerait les images enregistrées. Mais, désormais, le Landsraad le redouterait un peu plus. Et il avait aussi la certitude d’avoir brouillé les plans d’Anirul, quels qu’ils aient pu être. Du moins, il l’espérait. Mais dans l’immédiat, peu importait. Même sans le soutien du Bene Gesserit, il aurait sous peu son amal. Et alors, il n’aurait plus besoin de personne. 19 Le sang est plus épais que l’eau, mais la politique est encore plus épaisse que le sang. Elrood IX, Mémoires sur la Règle Impériale. La légendaire Artisia, capitale de la Maison Taligari, était devenue le foyer du malheur, de l’angoisse, de l’offense et des interrogations de tout l’Imperium. Le bien-aimé Maître Glax Othn, qui avait été le porte-parole des Taligari, avait été assassiné durant l’attaque ouverte contre le monde fief de Zanovar. Tyros Reffa avait appris la nouvelle avec un flot de scènes d’horreur. La Maison Taligari était sous le choc. Les fonctionnaires gouvernementaux se bousculaient pour tenter de formuler une réponse unitaire à l’outrage. Cinq villes majeures avaient été oblitérées, ainsi que plusieurs domaines avoisinants. Le Colisée à ciel ouvert résonnait des gémissements, des questions hurlées à tout vent et des déclarations vengeresses. Reffa se tenait discrètement à l’écart du tumulte, sur une des galeries du haut. Il portait les mêmes vêtements froissés depuis trois jours, depuis l’atroce nouvelle. Son vieux prescripteur ne s’était pas trompé dans ses soupçons et ses craintes, mais il ne l’avait pas pris au sérieux. À présent, il ne pouvait plus retourner sur Zanovar. Il n’avait plus rien là-bas. Il lui restait bien sûr des investissements et quelques biens sur Taligari, mais son domaine, ses jardins et tous ses proches et serviteurs avaient été oblitérés en quelques jets de flammes. De même que son maître… Des émissaires étaient accourus des huit planètes de la Maison Taligari pour se rassembler dans le Colisée sénatorial. Il régnait une atmosphère de panique et les citoyens affluaient dans une cohue houleuse et désespérée. Tous les regards se rivèrent sur le doyen du Sénat lorsqu’il monta sur le podium, flanqué de deux représentants des mondes extérieurs de Taligari, l’air affligé. À cause de son héritage secret, Tyros Reffa avait prudemment évité toute réunion politique. Mais il savait que rien ne sortirait de la réunion de ce jour. Les politiciens allaient détourner les questions et se perdre dans des rodomontades. Et les plaintes officielles ne déboucheraient sur rien car Shaddam Corrino ne les entendrait pas. Le doyen du Sénat avait un visage lunaire et s’exprimait de façon expressive et colorée. — Nous avons perdu Zanovar, commença-t-il d’une voix de ténor aux accents sombres tout en levant les mains d’un geste théâtral. « Chacun, ici même, a perdu des amis, des membres de sa famille dans cette attaque perfide et odieuse. Il était de tradition, dans la population de Taligari, que les délégués et les citoyens se rassemblent pour interroger en public les sénateurs qui donnaient des réponses immédiates. Dans ces circonstances dramatiques, chacun voulait se faire entendre et les cris et les vociférations couvraient parfois les questions et les réponses. L’armée Taligari allait-elle riposter ? Comment pouvait-elle espérer vaincre les Sardaukar qui disposaient d’un potentiel de destruction suffisant pour anéantir un monde ? Les autres planètes de la Maison Taligari étaient-elles en danger ? — Mais pourquoi ont-ils fait ça ? lança un homme, quelque part dans la foule. Comment notre Empereur a-t-il pu commettre une pareille atrocité ? Reffa, quant à lui, demeurait silencieux et froid. À cause de moi. Ils ont frappé à cause de moi. L’Empereur a voulu me tuer, et il a tenté de couvrir son crime par ces excès monstrueux. Le sénateur brandit un cube-message. — L’Empereur Shaddam IV nous accuse de crimes contre l’Imperium et reconnaît sa responsabilité – en fait, il revendique le crédit de l’attaque contre Zanovar. Il a agi en tant que juge, jury et exécuteur. Il prétend nous avoir infligé le châtiment approprié parce que nous détenions un stock privé de Mélange. Des grondements de colère et des protestations incrédules lui répondirent. Toutes les Maisons du Landsraad avaient des réserves d’épice, tout comme la plupart des familles avaient conservé leurs atomiques dont l’emploi était interdit. Un autre sénateur s’avança. — Je pense que Shaddam s’est servi de nous comme exemple pour le reste de l’Imperium. — Pourquoi mes enfants devaient-ils périr ? hurla une femme. Ils n’étaient pour rien dans cette histoire d’épice. Tes enfants sont morts parce que Shaddam ne supporte pas que je sois né, songea Reffa. Je l’encombre et ça n’est rien pour lui que de réduire des millions d’êtres en esclavage pour tuer un seul homme. Quand le doyen reprit la parole, ce fut d’une voix étranglée par l’émotion et il ne réussit à se dominer qu’après un moment. — Il y a des siècles, l'ancien Empereur Hyek Corrino II a fait don à la Maison Tagliari d'un holding de neuf planètes dont Zanovar faisait partie. Nous avons des enregistrements qui montrent l’Empereur Elrood IX en visite au parc d’attractions. Il s’est arrêté devant la reconstitution d’Arrakis et a fait quelques plaisanteries à propos du parfum d’épice. Il n’y avait aucun secret à ce propos ! Les questions fusaient de toutes parts et les sénateurs se succédaient bravement pour y répondre. Pourquoi cette agression après tant d’années ? Et sans avertissement ? Que faire face à une telle injustice ? Reffa se contentait d’écouter. Il n’était venu à Artisia que pour l’opéra suspenseur à la suite de la mise en garde de son vieux mentor. Après avoir entendu les prétextes avancés par Shaddam, il ne doutait plus qu’il mentait. Glax, son maître bien-aimé, lui avait toujours dit : « Si ta conscience ne s’accommode pas de certaines raisons et que celles-ci ne supportent pas non plus l’épreuve de la logique, cherche d’autres motivations plus profondes. » Il avait examiné des relevés de scanners pris par des sondes automatiques qui avaient survolé le paysage dévasté et savait que son domaine avait été l’une des premières cibles visées par les Sardaukar. Son fidèle Charence avait-il seulement eu le temps de voir les flammes approcher ? Une chaleur intense, douloureuse, éclatait dans son estomac. Nul ne l’avait remarqué. Il n’était qu’un homme parmi d’autres. Il se souvenait de la balafre noire qu’était son domaine. Les jardins, les arbres, les fontaines calcinés, évaporés, effacés. Shaddam pense probablement qu’il a réussi. Il croit que je suis mort. Il se redressa avec une expression de rage froide sur son visage aux traits fins. Mais il essuya une larme et, avant que la réunion ne s'achève, il gagna une porte dérobée, descendit un escalier de marbre et se perdit dans l’anonymat de la cité. Il lui restait une bonne part de sa fortune, ce qui faisait beaucoup d’argent. Et il jouissait désormais de la liberté de mouvement d’un homme que l’Imperium considérait comme mort. Il n’avait plus rien à perdre. Je suis le scorpion sous le rocher. Mon demi-frère m’a dérangé. Il doit se méfier de mon dard, maintenant. 20 Que ce soit à dessein ou à cause d’un accident répugnant de l’évolution, les Tleilaxu ne montrent aucune qualité admirable. Ils offrent une image ignoble d’eux-mêmes. Ils sont généralement sournois, sans doute à cause d’une particularité génétique. Ils exhalent une odeur particulière qui évoque la puanteur d’un aliment avarié. Parce que j’ai eu avec eux des contacts directs, il se peut que mon analyse ne soit pas suffisamment objective. Mais un fait ne saurait être mis en doute : ils sont extrêmement dangereux. Thufir Hawat Commandant de la Sécurité des Atréides. À l’intérieur de la navette qui approchait du pavillon de recherche, Hidar Fen Ajidica laissa tomber un autre losange dans sa bouche et le mâcha consciencieusement. Le goût était affreux mais il avait besoin de ça pour lutter contre sa phobie du sous-sol. Il déglutit plusieurs fois et ses pensées dérivèrent vers le glorieux soleil de Thalim qui brillait sur la cité sacrée de Bandalong. Mais dès qu’il se serait enfui de cet endroit, Ajidica aurait ses mondes à lui, peuplés de sujets dévoués et loyaux, s’il en croyait les dernières informations. Les siens avaient dévié du sentier clairement dessiné, mais il les y ramènerait. Je suis le seul vrai Messager de Dieu. La capsule approchait des baies de plass blindé. Il entrevit à l'intérieur les dispositifs de sécurité des Sardaukar. Les rigoureux protocoles d’accès protégeaient en permanence Ajidica. Le petit véhicule le débarqua devant le tube ascensionnel qui descendit en grinçant vers le niveau principal. Après des décennies de purges nécessaires, il était devenu de plus en plus difficile de trouver des techniciens qualifiés pour la technologie complexe utilisée dans le programme. Le Maître Chercheur avait toujours préféré les systèmes plus simples où le nombre des points faibles était réduit d’autant. La porte du tube claqua derrière lui. Ajidica croisa un être à la peau blafarde dont le corps difforme, mal réassemblé, évoquait une marionnette mécanique et au visage affreusement défoncé ; il était à l’origine de la création de ces bi-Ixiens qui lui permettaient d’utiliser les corps des prisonniers morts durant les interrogatoires. Il avait su aller à l’essentiel de l’efficacité ! Les abominables pantins avaient un rôle dissuasif contre les possibles rébellions. Ils étaient aussi chargés des basses tâches : nettoyage des laboratoires, évacuation des déchets toxiques et des produits chimiques. Malheureusement, ces créatures hybrides fonctionnaient plus ou moins bien et Ajidica ne cessait de les modifier dans l’espoir de les rendre plus fiables. Il passa un portique d’identification qui enregistra sa structure cellulaire pour pénétrer enfin dans une salle qui avait les dimensions d’un hangar spatial. C’était là que les nouvelles cuves axolotl avaient été installées. Les assistants en sarrau blanc s’activaient autour des paillasses encombrées d’instruments et ils jetaient des regards discrets et nerveux au Maître Chercheur. L’endroit sentait le métal et les produits désinfectants… Avec en plus l’épais relent de cannelle du Mélange. L'Amal. Des femmes fertiles reposaient dans des conteneurs semblables à des cercueils. Leurs fonctions cérébrales supérieures avaient été supprimées et leurs sens et leurs réflexes neutralisés. Les cuves axolotl. Des matrices volumineuses, des complexes biologiques infiniment plus sophistiqués que n’importe quelle autre machine jamais conçue par l’homme. Même sur les mondes anciens dont ils étaient originaires, les Tleilaxu créaient leurs gholas et leurs Danseurs-Visages dans des « cuves » identiques. Nul n’avait jamais vu de femme Tleilaxu car il n’en existait pas. Dès qu’elle atteignait sa maturité sexuelle, toute femme du Bene Tleilax était asservie à une cuve axolotl et ne servait plus qu’à reproduire la race sélectionnée. Au fil des années, les Tleilaxu avaient élevé de même les femmes ixiennes. Des milliers d’entre elles étaient mortes afin qu’Ajidica modifie leur métabolisme pour qu’il produise des substances biochimiques de plus en plus proches du Mélange. C’était à partir du codage génétique et des patientes mutations que les cuves distillaient l’amal qui devenait à terme l’ajidamal, le secret ultime du Maître Chercheur. Mais le Maître plissait le nez en reniflant l’odeur des corps, la senteur désagréable des femelles. Les tubes et les câblages pompaient les fluides des corps inertes, les envoyaient vers les instruments d’analyse qui pulsaient au rythme de la vie, mais Ajidica ne considérait plus les cuves axolotl comme des instruments réellement humains car elles étaient avant tout des femelles. Ajidica approchait d’une cuve très spéciale, disposée au centre de la salle, et deux assistants s’écartèrent respectueusement pour le laisser se pencher sur l’espionne qu’ils avaient capturée – une Bene Gesserit appelée Miral Alechem. On avait tenté de la faire parler mais elle avait résisté aux tortures les plus poussées. Le Maître avait employé ses méthodes personnelles pour lui arracher la vérité avant de la reconvertir pour ses travaux particuliers. À son grand bonheur, Miral s’était révélée plus compétitive que tout autre Ixienne dès qu’il l’avait installée dans une cuve. Avec le temps, la peau de la sorcière avait pris une teinte orangée. Le bocal relié à son cou était empli d’un liquide limpide, produit de la synthèse récente. L’amal diffusé dans son métabolisme de Bene Gesserit restituait une substance différente de toutes celles des autres cuves : l’ajidamal. — Miral Alechem ; nous sommes en présence d’un mystère. Comment adapter les autres axolotl afin qu’elles arrivent au même résultat ? Il surprit un bref éclair dans ses yeux plats, éteints, et plus loin décela dans ses pupilles la terreur et une fureur à nulle autre pareille. Mais elle n’avait plus de cordes vocales et la zone de volition de son cerveau était définitivement éteinte. La technologie Tleilaxu seule maintiendrait la vie de cette matrice immobile durant des siècles. Et même la libération du suicide lui était interdite. Avant peu, il s’enfuirait de Xuttuh avec ses Danseurs-Visages en emportant la précieuse cuve. Il se réfugierait sur une planète sûre et réussirait peut-être à se procurer d’autres Bene Gesserit pour vérifier qu’elles possédaient une particularité qui accélérait les effets de la cuve axolotl. Mais pour l’heure, il n’avait que celle-ci et, avec des doses massives de stimulants, il en avait élevé le niveau de production au maximum. Il fixa un extracteur au bocal et transféra le litre d’épice synthétique dans un conteneur qu’il emporta pour son usage personnel. Depuis plusieurs jours, il avait absorbé une quantité importante d’ajidamal sans post-effets négatifs. En fait, il n’avait éprouvé que des sensations agréables. Il en voulait donc plus. Bien plus. Le pouls rapide, il se précipita dans son bureau et verrouilla les écrans d’identification et les systèmes de défense. Il se laissa tomber dans un chien-forme et attendit un instant que l’animal inconscient et sédentaire joue son rôle unique : épouser les formes de son corps pour son plus grand confort. Il rejeta enfin la tête en arrière et avala le sirop tiède soutiré à l’organisme d’Alechem qui était onctueux et doux comme le lait d’une vache. Jamais il n’en avait consommé une telle quantité. Il fut pris d’une violente quinte de toux et son estomac chargé d’acide se tordit douloureusement. Il répandit le reste du conteneur sur le sol et se laissa tomber du fauteuil vivant, cassé en deux, le visage convulsé, les muscles tétanisés. Un flot de liquide jaunâtre et puant lui envahit la bouche. Mais son organisme avait déjà assimilé la drogue et il en ressentait les effets rapides. Il sombra dans des convulsions euphoriques qui se prolongèrent jusqu’à ce qu’il appelle la sérénité bienfaisante de l’inconscience. La sorcière Bene Gesserit avait-elle pu l’empoisonner ? Une soif violente de vengeance monta en lui. S’il appliquait les méthodes les plus radicales du Bene Tleilax, il était convaincu qu’il saurait faire ressentir de la souffrance même à une cuve axolotl plongée dans le délire. Il passa dans de longs tunnels de douleur jusqu’au moment où il ressentit un changement dans le microcosme qui habitait son corps et son esprit à la torture. La détresse déclina, à moins que ses nerfs n’aient déjà été réduits en cendres. Il émergea lentement de son cauchemar et ouvrit les yeux. Il était allongé dans son bureau jonché de bobines de shigavrille, de livres-films et des plateaux d’échantillonnage fracassés. Le chien-forme geignait dans un coin, la toison déchirée, ses os souples tordus et cassés. Le relent de bile était insoutenable, il imprégnait la peau d’Ajidica autant que ses vêtements. Non loin de lui, un chronomètre qui avait basculé lui apprit qu’une journée entière s’était écoulée. Je devrais avoir faim ou soif. L’ignoble puanteur ne l’incitait guère à agir, mais la rage qui l’avait maintenu en vie fut plus forte. Il tendit ses longs doigts vers un éclat de céramique et préleva un échantillon de son vomi qui s’était coagulé en perles visqueuses. Dès qu’il surgit dans le laboratoire, ses assistants et les Sardaukar s’écartèrent et, en dépit du respect qu’ils lui devaient, ils plissèrent le nez sur son passage. Il alla droit jusqu’à la cuve de Miral Alechem avec l’intention de lui cracher de la bile au visage avant de lui infliger des supplices à peine imaginables, même si elle ne pouvait en avoir conscience. Il se retrouva devant le regard sans passion de ses yeux de femme axolotl. Et un torrent se déversa en lui ; des sensations et des pensées inconnues jaillirent dans son esprit, balayant avec une violence inouïe des blocages psychiques dont il avait jusqu’alors ignoré l’existence. Des vagues de données nouvelles, amples et riches, déferlèrent dans son cerveau. Une retombée d’overdose d’ajidamal ? Il voyait maintenant les cuves axolotl qui l’entouraient avec un regard neuf. Pour la première fois, il prenait clairement conscience qu’il pouvait toutes les relier à l’unité Alechem. Et l’ensemble pourrait alors produire sa précieuse substance. Oui, l’image était nette et précise, il savait très exactement en cette seconde les rectifications qu'il devait apporter au système. Il surprit les techniciens qui l’épiaient avec leurs petits yeux noirs en échangeant des murmures excités. Certains reculèrent et s’éclipsèrent, mais il lança : — Revenez ! Immédiatement ! Ils obtempérèrent, même s’ils étaient à l’évidence effrayés par ses yeux injectés de sang, son attitude démente. Et d’un bref regard, Ajidica sut très exactement que deux des techniciens seraient mieux adaptés à d’autres postes. Mais comment cela avait-il pu lui échapper ? D’infimes fragments de souvenirs lui revenaient, des perceptions infinitésimales qu’il n’avait pu remarquer dans sa frénésie de travail. Mais à présent, tous ces signes convergeaient. C’était stupéfiant ! Pour la première fois de sa vie, Ajidica avait les yeux grands ouverts. Et son esprit retrouvait et reclassait toutes les scènes qu’il avait observées, tous les mots que ces hommes qui l’entouraient avaient prononcés en sa présence. Toutes les informations se rangeaient maintenant en ordre. Exactement comme s’il était un ordinateur pré-Butlérien. D’autres portes, d’autres digues s’ouvrirent, des données s’ajoutèrent au flot. Elles concernaient tous les êtres qu’Ajidica avait jamais pu rencontrer. Il se souvenait de tout. Mais pourquoi et comment ? L’ajidamal ! clama son esprit. Un passage du Credo Soufi-Bouddhislamique lui revint : Pour atteindre le satori, il n’est nul besoin de comprendre. Le satori existe sans les mots, sans même un nom. Tout s’était passé en un instant, un éclair du temps cosmique. Ajidica avait oublié le goût et l’odeur abominable de sa bile, car il avait quitté le plan physique pour un état de conscience supérieur. La dose prodigieuse d'épice qu'il avait absorbée avait ouvert des régions inexploitées de son esprit. C’était une vision aveuglante : il avait devant lui le chemin qui conduisait à son salut éternel. Par la grâce de Dieu. Plus que jamais, il avait la certitude qu’il conduirait le Bene Tleilax à la sanctification glorieuse – du moins ceux qui le méritaient. Quant aux autres, tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, ils périraient. — Maître Ajidica, demanda une voix trémulante, vous vous sentez bien ? Les assistants s’empressaient autour de lui, inquiets et craintifs. Il identifia le seul qui avait eu le courage de poser une question et, avec ses nouvelles facultés, il sut qu’il était le seul à qui il pouvait se fier, l’homme qui pourrait le servir dans le nouveau régime qu’il allait instituer. Il se dressa de toute sa hauteur, serrant dans sa main les cristaux de vomi qu’il avait récupérés, et déclara : — Tu es Blin, troisième assistant de la cuve cinquante-sept. — C’est exact, Maître. Avez-vous besoin d’une assistance médicale ? — Nous devons accomplir l’Œuvre de Dieu. Blin s’inclina. — C’est ce que l’on m’a enseigné très tôt. Blin semblait troublé mais, en déchiffrant le langage de son corps, Ajidica sut qu’il voulait absolument plaire à son supérieur. Et il lui sourit en révélant ses dents aiguës. — Désormais, tu seras mon assistant et tu n’auras de comptes à rendre qu’à moi seul. Un éclair de surprise brilla dans les yeux noirs de Blin tandis qu’il se redressait. — Monsieur, je me plierai à tous vos ordres. En surprenant un souffle de l'un des autres assistants, il sursauta et lui envoya une volée de cristaux de bile. — Vous, là ! Nettoyez mon bureau et remplacez tout ce qui a été brisé. Vous disposez de quatre heures. Si vous échouez, la première mission de Blin sera de vous assigner à un dispositif pour que vous soyez le premier axolotl mâle. Terrorisé, l’homme s’éloigna précipitamment. Et Ajidica se pencha avec un sourire tendre sur le corps répugnant, nu, dépecé, rosâtre, de Miral Alechem dans son cercueil. Il avait pleinement conscience de ses nouveaux pouvoirs mais n’était toujours pas certain que la Bene Gesserit n’avait pas cherché à s’attaquer à lui, même avec sa conscience éteinte. Il savait que Dieu veillait sur lui à présent, que sa présence omnisciente le guiderait sur le chemin de la Grande Croyance – le seul chemin vrai. Sa destinée était toute tracée. Au-delà de la souffrance qu’il avait endurée, l’ajidamal lui avait apporté la révélation. 21 On ne saurait séparer la politique de l’économie du Mélange. Ils sont allés de pair durant toute l’histoire de l’Imperium. Shaddam Corrino IV, Mémoires préliminaires. Un guetteur du Sietch du Mur Rouge surexcité appela Liet Kynes. Il escalada les puits périlleux et les fissures secrètes jusqu’au poste d’observation, tout en haut de la crête accidentée. En se redressant enfin sur la plateforme dans la chaleur torride, il reçut de plein fouet l’odeur de poudre brûlée. Le guetteur était un gamin souriant, au menton court, au sourire éclatant, avec de grands yeux. — Je vois un homme qui s’approche en plein soleil, annonça-t-il fièrement. Intrigué, Liet lui emboîta le pas. Des courants thermiques montaient en frémissant de l’éperon de lave noire et cramoisie planté comme une citadelle au-dessus des dunes. — J’ai aussi prévenu Stilgar, ajouta le garçon avec jubilation. — Bien. Stil a les yeux les plus perçants du sietch. D’un geste instinctif, Liet inséra dans ses narines les embouts de son distille. Flambant neuf, il lui avait été offert pour remplacer celui que les gardes impériaux lui avaient abîmé sur Kaitain. En s’abritant les yeux de l’éclat éblouissant du ciel citrin, il épia l’océan d’ondulations blondes. — Je suis surpris que Shai-Hulud ne l'ait pas encore emporté. Il discernait une tache minuscule au loin, une silhouette rapide qui aurait pu être un insecte. — L’homme seul dans le désert est un homme mort, acheva-t-il. — Celui-là est peut-être fou, Liet, mais il est encore vivant. Se retournant, Liet découvrit le visage vultueux de Stilgar qui approchait silencieusement d’une démarche souple et élégante. — Est-ce que nous devons aller l’aider ? Ou bien allons-nous le tuer ? demanda le jeune guetteur avec un ton dépourvu d’émotion pour tenter d’impressionner ses deux prestigieux aînés. « Parce que nous prendrions son eau pour la tribu. Sans répondre, Stilgar tendit une main noueuse et le garçon lui passa des jumelles antiques qui avaient appartenu jadis à l’Umma Pardot Kynes. Liet se dit que le survivant du désert pouvait être un soldat Harkonnen égaré, un villageois exilé ou encore un prospecteur fou. Stilgar régla avec minutie les lentilles à huile et dit d’un ton surpris : — Il se déplace comme un Fremen. Le rythme de ses pas est irrégulier, efficace. (Il augmenta la focale avant de baisser les jumelles.) C’est Turok. Il est épuisé, ou bien blessé. Liet réagit aussitôt. — Stilgar, rassemble une équipe. Qu’on aille à sa rescousse s’il est encore temps. Je préfère entendre ce qu’il a à nous raconter que me désaltérer de son eau. Le distille de Turok était déchiré et il portait une vilaine blessure à l’épaule et au bras droit. Mais l’hémorragie avait cessé. Il avait perdu sa botte temag gauche, ce qui avait bloqué les pompes de son distille. On venait de lui donner de l'eau, mais il semblait avoir atteint les limites de l’endurance. Il était étendu sur une dalle de pierre froide. Sa peau avait une apparence poussiéreuse : il avait épuisé ses ultimes réserves d’humidité. — Tu t’es aventuré dans le désert de jour, fit Liet. Pourquoi cette folie ? — Je n’avais pas le choix. Turok prit une autre gorgée d’eau. Une goutte ruissela sur son menton jauni par le sable, mais il la rattrapa du bout du doigt et la suça avidement. — Mon distille était bloqué. Je savais que j’approchais du Mur Rouge, mais personne ne pourrait me voir dès que la nuit serait tombée. J’avais l’espoir que vous viendriez voir. — Tu as survécu et tu pourras à nouveau combattre les Fremen, dit Stilgar. — Je n’ai pas survécu que pour ça. Turok était terrassé par la fatigue, il avait les lèvres craquelées et sanglantes, mais il refusa de boire une autre gorgée d’eau. Il raconta ce qui était arrivé à la moissonneuse, comment les Harkonnens avaient enlevé la récolte en abandonnant l’équipe et tout le matériel au ver géant. — L’épice sera déclarée officiellement comme perdue, fit Liet en secouant la tête. Shaddam est tellement pris par ses obsessions stupides sur le protocole et les fantaisies du pouvoir qu’on le trompe facilement. Je l’ai vu de mes yeux. — Pour chaque stock que nous capturons, comme celui du Sietch Hadith, le Baron en crée un autre, commenta Stilgar en se tournant vers Liet, l’air sombre en devinant tout ce que ça impliquait. « Ne devrions-nous pas adresser un rapport au Comte Fenring ou un message à l’Empereur lui-même ? — Je n’ai plus rien à faire avec Kaitain, Stil. Liet n’adressait plus de rapports à la Cour : il se contentait d’envoyer les vieux documents que son père avait rédigés des dizaines d’années auparavant. Shaddam ne s’en était même pas aperçu. — Ce problème concerne les Fremen, et eux seuls. Nous n’avons pas à quémander l’aide des hors-monde. — J’espérais bien que tu me dirais ça, rétorqua Stilgar, avec le regard féroce d’un oiseau de proie. Turok accepta enfin de boire encore un peu. Faroula fit son apparition : elle apportait au rescapé une coupe d’onguent à base d’herbes pour soigner ses brûlures. Elle commença par humecter les cloques avant de les enduire patiemment sous le regard heureux et fier de son époux. Il savait qu’elle était la meilleure guérisseuse du sietch. Elle lui rendit son regard, chargé de secrets qu’ils partageraient plus tard. En dépit de la passion qui les unissait, ils devaient respecter la tradition Fremen qui voulait que l’homme et la femme ne laissent parler leurs sentiments qu’à l’abri des regards, derrière les tentures de leurs appartements souterrains. En public, ils menaient des existences presque séparées. Liet revint à des préoccupations plus urgentes. — Les Harkonnens se montrent de plus en plus agressifs. Nous devons être plus unis que jamais. Nous formons un peuple important, mais dispersé à tous les vents. Convoque les cavaliers dans la grotte de rassemblement. Je veux les envoyer vers les autres sietch pour annoncer une réunion générale. Tous les Naibs, les anciens et les combattants devront être présents. Ce sera un rassemblement historique de tous les Fremen, au nom de mon père l’Umma Kynes. Il crispa les doigts et leva très haut la main en achevant : — Les Harkonnens n’ont aucune idée de la force que nous représenterons une fois unis. Comme le faucon du désert, nous planterons nos serres dans le dos du Baron. Le Baron Vladimir, agité, attendait dans le terminal du spatioport de Carthag tandis que l’on préparait le vaisseau qui allait le ramener sur Giedi Prime. Il vouait à tous les enfers le climat torride de l’aride Arrakis. Il prit appui sur une rambarde pour retrouver son souffle. Ses pieds effleuraient à peine le sol. Avec sa ceinture de suspension, même obèse, le Baron Vladimir s’efforçait encore de donner l’illusion de la souplesse, de sa jeunesse. Les projecteurs illuminaient la périphérie de sable vitrifié du terrain tout comme ils révélaient les silos de carburant, les grues squelettiques, les barges à suspenseur et les énormes hangars préfabriqués – tous inspirés de l’architecture morne d’Harko Villa. Il était ce soir d’une humeur particulièrement sombre. Il avait dû retarder son retour de plusieurs jours parce qu’il avait adressé une protestation à la Guilde et à la CHOM qui lui intimaient un ordre d’audit pour sa gestion de l’épice. Une fois encore. Cinq mois auparavant, il s’était docilement plié à un premier audit et le second n’avait été prévu que dans les dix-neuf mois à venir, au minimum. Ses conseillers juridiques avaient émis depuis Giedi Prime une demande de remise en cause qui aurait dû retarder la CHOM et la Guilde, mais le Baron avait à ce sujet de très mauvais pressentiments. Tout cela était directement lié à la mainmise de l’Empereur sur les stocks privés de Mélange. Les choses étaient en train de changer, et pas dans le meilleur sens. En tant que détentrice du fief d’Arrakis, la Maison Harkonnen était le seul membre du Landsraad légalement autorisé à se constituer des réserves d’épice, mais celles-ci devaient être limitées à la demande à court terme des clients et chaque stock devait faire l’objet d’un rapport régulier à l’Empereur. Tout s’articulait parfaitement et, pour chaque expédition que le Baron faisait par Long-courrier, une taxe était reversée à la Maison de Corrino. Les clients, quant à eux, devaient limiter leurs commandes de Mélange aux besoins urgents : utilisation alimentaire, confection de fibres d’épice et pharmacopée. Depuis des siècles, il n’existait aucun moyen de faire appliquer l’interdiction de surconsommation qui, inévitablement, avait abouti à l’accumulation de stocks clandestins. On avait fermé les yeux. Jusqu’à aujourd’hui. — Piter ! Combien de temps allons-nous encore attendre ? Dans la lumière dorée, éblouissante, le Mentat furtif n’avait pas quitté des yeux les équipes qui chargeaient en hâte les caissons à bord de la frégate Harkonnen. Il semblait perdu dans un songe, mais le Baron savait que de Vries, en fait, dressait silencieusement un inventaire. — Selon mon estimation, encore une heure, Mon Seigneur. La cargaison est importante mais la main-d’œuvre locale est lente au travail. Si vous le désirez, je peux en faire torturer un pour que les autres aillent plus vite. Le Baron réfléchit brièvement, puis secoua la tête. — Nous avons du temps avant l’arrivée du Long-courrier. Je vais attendre dans le salon de la frégate. Plus vite nous quitterons cette maudite planète, mieux je me sentirai. — Oui, mon Baron. Dois-je faire préparer quelques rafraîchissements ? Il vaut mieux vous reposer. — Je n’ai pas besoin de repos, grommela le Baron d’un ton plus rude qu’il ne le souhaitait. Mais il détestait toute allusion à sa faiblesse et à son incapacité à accomplir certains devoirs. Il se souvenait sans cesse du corps parfait qu’il avait eu jadis, de ses muscles harmonieux, plus durs et souples que la shigavrille, mais il avait fallu que cette Mohiam, cette sorcière du Bene Gesserit à la face de jument, lui instille cette horrible maladie pour faire de lui un amas de chair. Même s’il gardait encore l’appétit sexuel et l’esprit acéré de sa jeunesse. Il avait gardé le secret absolu sur son mal. Si Shaddam décidait que le Baron était un leader diminué, incapable de remplir ses fonctions sur Arrakis, il le remplacerait par une autre Maison noble. Le Baron faisait donc tout pour donner l’impression que son obésité était due à son appétit glouton et à son style de vie hédoniste. À vrai dire, il n’avait pas à jouer la comédie. Il décida avec un sourire satisfait que, dès qu’il serait de retour dans son Donjon, il organiserait un festin extravagant. Et il encouragerait ses hôtes à s’empiffrer autant que lui. Ses divers médecins lui avaient conseillé de passer quelque temps sur Arrakis. Le climat du désert, lui avaient-ils assuré, était excellent pour sa santé. Mais il haïssait cet enfer torride, même s’il y avait bâti sa fortune. Il retournait sur Giedi Prime aussi souvent que possible, parfois simplement pour réparer les dégâts causés en son absence par son abruti de neveu, Rabban « La Bête ». Le chargement était achevé et les gardes s’alignèrent pour former un cordon d’escorte jusqu’au vaisseau. Piter de Vries accompagna le Baron sur la coupée. Dès qu’ils furent à bord, il prépara un verre de jus de cidrit pour lui et posa une carafe de précieux cognac kirana devant son maître. Le Baron était affalé sur un canapé qui avait été redessiné pour lui et demanda au commandant de la frégate le dernier rapport des services secrets. Il le parcourut en plissant le front, de plus en plus sombre. Jusqu’à présent, il n’avait pas entendu parler de l’agression Atréides sur Beakkal – et de la surprenante approbation du Landsraad. En fait, ces méprisables nobles avaient sympathisé avec Leto et avaient même applaudi ses représailles inhumaines. Et maintenant l’Empereur avait dévasté la planète Zanovar. Les choses s’accéléraient. — Mon Baron, nous vivons des temps troubles, les agressions se multiplient. Souvenez-vous de Grumman et d’Ecaz. Les doigts boudinés et chargés de bagues du Baron Vladimir étaient crispés sur le rapport. — Ce Duc Atréides… Il n’a aucun respect pour l’ordre et la loi. Si jamais je lançais nos forces sur une autre famille, par exemple, Shaddam m’enverrait ses Sardaukar pour me trancher la gorge. Et Leto, lui, commet un crime et s’en tire dans l’allégresse générale. De Vries fit une pause afin de rassembler ses projections de Mentat. — Techniquement, le Duc n’a violé aucune loi, mon Baron. Leto est très en faveur auprès des autres Maisons et il a leur soutien tacite. Ne sous-estimez pas la popularité des Atréides, qui va croissant d’année en année. Elles considèrent le Duc comme un héros… Le Baron lampa son verre de cognac et renifla d’un air sceptique. — Je me demande bien pourquoi. En grognant, il se laissa aller en arrière et entendit avec plaisir le ronronnement des moteurs qu’on venait enfin de lancer. La frégate s’éleva du terrain vitrifié pour monter vers la nuit de l’espace. — Mais réfléchissez, mon Baron, fit de Vries, qui osait rarement lui parler sur ce ton. La mort du fils de Leto a peut-être été une brève victoire pour nous, mais elle devient à présent une victoire pour les Atréides. La tragédie que le Duc a vécue lui a attiré la sympathie des Maisons. Les membres du Landsraad se montrent indulgents à son égard et il peut tout à loisir se lancer dans des actions que nul n’oserait. Beakkal en est un exemple flagrant. Irrité par la démonstration de sa Némésis personnelle, le Baron gonfla les joues. À travers les baies, il vit le ciel indigo qui venait à la rencontre du vaisseau. Il se retourna enfin vers le Mentat et demanda d’un ton exaspéré : — Piter, pourquoi aiment-ils donc tant Leto ? Pourquoi lui et pas moi ? Est-ce qu’un Atréides a jamais fait quoi que ce soit pour eux ? Le Mentat se concentra. — La popularité est une carte importante dans le jeu, si l’on sait à quel moment l’utiliser. Leto Atréides fait tout pour s’attirer la compassion du Landsraad. Vous, mon Baron, vous avez choisi de frapper vos rivaux jusqu’à ce qu’ils se soumettent. Vous vous servez du vinaigre et non du miel, et vous ne faites rien pour les séduire. — Ça m’a toujours été difficile. (Les yeux d’araignée du Baron s’étrécirent et son torse se gonfla soudain d’une détermination nouvelle.) Mais si Leto Atréides peut y arriver, je peux faire aussi bien que lui, par tous les démons du cosmos ! De Vries sourit. — Permettez-moi de vous recommander un conseiller, mon Baron, et même de louer les services d’un professeur en étiquette qui saura refaçonner vos actes et moduler vos accès d’humeur. — Je n’ai pas besoin de quelqu’un pour m’apprendre à tenir ma fourchette de façon gracieuse. De Vries l’interrompit avant que sa colère ne monte. — Bien des talents sont nécessaires, mon Baron. L’étiquette, tout comme la politique, est un tissu complexe aux fils ténus. Pour quelqu’un qui n’y est pas entraîné, il est difficile de tous les suivre. Vous êtes le chef d’une Grande Maison. Vous devez donc mieux vous comporter qu’un simple roturier. La frégate montait vers le Long-courrier géant qui attendait en orbite. Le Baron finit en silence son cognac au goût fumé. Bien qu’il répugnât à l’admettre, il savait que les conseils de son Mentat étaient avisés. — Et où pourrions-nous trouver ce… ce professeur en étiquette ? — Je vous suggérerais de le choisir sur Chusuk, qui est réputé pour ses bonnes manières et ses usages. Ils confectionnent des balisettes, écrivent des sonnets et sont généralement considérés comme des gens cultivés et raffinés. — Très bien. (Une trace d’amusement joua dans le regard du Baron.) Et je veux que Rabban reçoive la même éducation. De Vries retint son sourire. — Je crains que votre neveu ne soit bien au-delà de toute rédemption. — Probablement. Mais je veux qu’il essaie quand même. — Ce sera fait, mon Seigneur, dès que nous retrouverons Giedi Prime. Le Mentat but une longue gorgée de cidrit tandis que son maître se resservait du cognac. 22 Les Mentats accumulent les questions toutcomme d’autres accumulent les réponses. Enseignement Mentat. Dès qu’on annonça que Gurney et Thufir étaient de retour d’Ix et que la navette descendait du Long-courrier, Rhombur insista pour les accueillir au spatioport. Il était impatient mais aussi inquiet. Duncan Idaho se présenta en uniforme vert et noir impeccable, avec une expression déterminée. — Prince, tenez-vous prêt à entendre leur récit. C’est la vérité qu’ils nous rapportent. L’expression de Rhombur ne changea pas mais il se tourna vers Duncan. — Il y a des années que je n’ai pas reçu un rapport circonstancié d’Ix, et ce qu’ils ont à nous apprendre ne saurait être pire que tout ce que j’ai imaginé. Il se déplaçait à pas prudents, mais il réussissait à garder son équilibre et refusait toute assistance. Tessia avait renoncé à la douce trêve de la lune de miel pour être en permanence à ses côtés et l’aider à maîtriser son corps de cyborg. Quant au docteur Yueh, il se comportait comme un père affectueux et passait le plus clair de son temps à vérifier et revérifier les fonctions mécaniques et les transmissions neuroniques de son patient qui était parfois obligé de le congédier sans ménagement. Mais il se sentait habité par une détermination vibrante. Et Tessia était là pour le soutenir car elle croyait en lui. Peu lui importaient les regards apitoyés ou curieux : l’être bizarre qu’il était devait répondre par une profusion de sourires. Et ceux qui n’accepteraient pas sa nature lumineuse ne recevraient en réponse qu’une honte privée. Le ciel était lourd de nuages au-dessus du spatioport municipal de Calaville. Côte à côte, Rhombur et Duncan observèrent la traînée d’ionisation de la navette qui venait de plonger vers Caladan. Une averse légère crépita autour d’eux et ils respirèrent à pleins poumons l’air frais et salin de la mer, savourant l’humidité sur leur peau et dans leurs cheveux. La navette de la Guilde se posa dans le périmètre de débarquement et la foule se précipita pour accueillir les passagers. Gurney Halleck et Thufir Hawat étaient dans la file, revêtus de capes usées de marchands, semblables à des millions d’autres voyageurs de l’Imperium. Et nul ne pouvait soupçonner qu’ils avaient infiltré les Tleilaxu au cœur même de l’ancienne planète Ix investie par les Tleilaxu. Rhombur, en les reconnaissant, se mit à courir. Ses mouvements se firent désordonnés mais peu lui importait. Il interpella Gurney Halleck dans le langage de bataille des Atréides : — Thur et toi, vous avez appris quelque chose ? Gurney, qui avait pourtant connu l’horreur des puits d’esclaves Harkonnens, paraissait sous le coup d’une émotion intense. Thufir, quant à lui, marchait d’une allure roide et lourde. Il inspira profondément pour maîtriser ses pensées et choisit ses mots avec soin. — Mon Prince, nous avons vu beaucoup de choses. Oh, tout ce que nous avons pu voir !… En tant que Mentat, jamais je ne pourrai l’oublier. Leto rassembla un conseil de guerre tout en haut de la tour. C’est dans ces mêmes appartements qu’avait vécu Dame Helena, sa mère, jusqu’à ce qu’il l’envoie en exil sur le Continent Oriental. Les lieux étaient restés inoccupés depuis. Les domestiques firent rapidement le ménage et allumèrent un grand feu dans la cheminée de pierre. Rhombur n’éprouvait pas le besoin de se reposer, ni même de se calmer, et il attendait d’entendre le récit des deux hommes, immobile et silencieux. Leto repoussa le fauteuil dans lequel sa mère avait passé de longues heures à broder des coussins et à lire chaque jour avec dévotion des passages de la Bible Catholique Orange et s’installa sur un siège de bois plus haut. Les circonstances ne se prêtaient guère au confort. Thufir Hawat raconta en détail ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils avaient vu, exposant les faits avec brutalité. Gurney intervenait régulièrement avec une émotion poignante, pour souligner le dégoût qu’ils avaient ressenti dans les profondeurs de la planète des Vernius. — C’est triste à dire, fit Hawat, mais nous avions surestimé les capacités de C’tair Pilru et les actions de ses supposés combattants de la liberté. En fait, nous n’avons trouvé que peu de résistance organisée. Les Ixiens sont un peuple brisé. Les Sardaukar – deux légions – sont partout, et les espions Tleilaxu grouillent dans la cité. — Ils ont envoyé des Danseurs-Visages pour imiter les Ixiens, ajouta Gurney. Ils infiltrent les cellules rebelles. Les résistants se font massacrer. — Le mécontentement est général, reprit Thufir, mais dépourvu d’organisation. Pourtant, il suffirait d’un catalyseur pour que, selon moi, la population ixienne se soulève et renverse les Tleilaxu. — Donc, nous devons fournir ce catalyseur, fit Rhombur en faisant un pas en avant. Et ce sera moi. Duncan s’agita nerveusement. — J’entrevois des difficultés tactiques. Les envahisseurs se sont retranchés. Ils ne s’attendent plus à une attaque surprise après toutes ces années, mais même avec la totalité des forces militaires Atréides, ce serait une opération suicidaire. Surtout face aux Sardaukar. — Pourquoi Shaddam maintient-il les soldats de l’Imperium sur place ? risqua Gurney. Pour autant que je sache, ce n’est pas autorisé par le Landsraad. Leto n’était nullement convaincu. — L’Empereur édicté ses propres règles. Souvenez-vous de Zanovar. — Sur le plan moral, nous sommes en situation de force, Leto, insista Rhombur. Tout comme sur Beakkal. Le Prince Vernius attendait depuis si longtemps la vengeance qu’il bouillonnait intérieurement. Sa volonté avait été décuplée par les conseils de Tessia. L’homme de chair et de sang qu’il était en partie était un homme nouveau. Il se mit à arpenter la pièce avec des pas précis, dans le ronronnement discret des moteurs, comme s’il devait dépenser son énergie sous la pression de son esprit. — Mon destin est de devenir le nouveau Comte de la Maison Vernius, tout comme mon père. Il leva le poing et les servomoteurs accentuèrent la violence de son geste. Il avait déjà fait la preuve qu’il était capable de briser des rochers avec la paume de ses nouvelles mains. Il tourna son visage balafré vers Leto qui l’observait sombre et silencieux. — Leto, j’ai observé comment votre peuple vous regarde, avec amour, respect et loyauté. Avec le secours de Tessia, j’ai enfin compris après tant d’années que j’essayais de reprendre Ix pour de fausses raisons. Mon cœur n’y était pas parce que je n’avais pas su voir pourquoi c’était tellement important. J’étais révolté à l’idée de perdre ce qui m’appartenait. J’en voulais aux Tleilaxu pour les crimes qu’ils avaient commis contre ma famille, contre moi. Ai-je vraiment songé alors au peuple ixien ? À ces malheureux suboïdes qui croyaient en la promesse d’une vie meilleure ? — Une promesse qui les a poussés dans le vide, commenta Gurney. Lorsque le berger est un loup, le troupeau se laisse dévorer. Rhombur s’approcha de la cheminée, mais il ne sentit pas la chaude caresse des flammes. — Je veux reprendre mon monde, non pas pour moi, mais parce que c’est ce dont le peuple d’Ix a besoin. Si je deviens le Comte Vernius, ce sera pour servir mon peuple. Et non le contraire. Pour la première fois depuis qu’il avait débarqué, Hawat sourit. — Mon Prince, dit-il, vous avez appris une leçon importante. — Certes, intervint Duncan, mais pour la mettre en pratique, il va falloir un travail considérable. À moins que nous disposions d’un avantage caché ou d’une arme secrète, nos forces courront un grand risque. N’oubliez pas à qui nous avons affaire. Leto réfléchissait à la proposition de Rhombur. Il savait que la lignée des Vernius mourrait avec lui, quoi qu’il puisse faire sur Ix. Il eut un sentiment de bonheur serein en songeant à la grossesse de Jessica. Il allait avoir un autre enfant – un fils, il l’espérait mais Jessica ne lui dirait rien. Une ombre passa dans son esprit : elle partirait bientôt pour Kaitain… Jamais il n’avait prévu que sa vie se déroulerait ainsi, qu’il adorerait Jessica à ce point après l’avoir repoussée au début. Il s’était laissé manœuvrer par le Bene Gesserit et l’avait gardée auprès de lui, ici, au Castel Caladan. Irrité après le complot évident, il s’était juré de ne jamais la prendre pour maîtresse… Mais à terme, il avait joué le rôle que les Sœurs avaient prévu dans leurs manigances. En compensation, elles lui avaient apporté certaines révélations sur les plans fourbes des Harkonnens, dont l’un concernait un nouveau type de vaisseau de combat… Il se redressa soudain et un léger sourire se dessina sur ses lèvres. — Attendez ! Tous se turent et il prit un instant pour organiser ses pensées. Les bûches craquaient dans l’âtre. — Thufir, tu étais présent lorsque les Bene Gesserit ont conclu un marché avec moi afin que je garde Jessica… Intrigué, le Mentat essaya de deviner l’arrière-pensée de son Duc. Et il haussa les sourcils. — Oui, en échange, elles vous ont apporté une information. À propos d’un vaisseau invisible, un engin qui utilise une technologie optique nouvelle capable de le soustraire au regard et même aux scanners. Leto donna un grand coup de poing sur la table tout en se penchant. — Le prototype de ce vaisseau Harkonnen s’était écrasé sur Wallach IX. Les Sœurs détiennent l’épave. Si nous arrivions à les convaincre de nous révéler cette technologie, est-ce que ça ne nous serait pas utile ?… Duncan bondit littéralement sur ses pieds. — Avec des vaisseaux indétectables, nous pourrions infiltrer toute une force d’attaque sur Ix avant que les Sardaukar ne volent au secours de la défense Tleilaxu. — Elles me le doivent bien, par tous les enfers ! s’exclama Leto. Thufir, envoie-leur un message pour demander que le Bene Gesserit coopère avec nous. Plus que toute autre Maison, nous avons droit à cette information étant donné que cette technologie a pour la première fois été utilisée contre nous. Il se tourna vers Rhombur avec un sourire de prédateur. — Et ainsi, mon ami, nous n’aurons pas à gaspiller nos forces pour reprendre Ix. 23 Moins l’on en sait, plus longue est l’explication. Le Livre d’Azhar du Bene Gesserit (copie renégate). La mémoire collective que la Mère Supérieure Harishka portait en elle se perdait dans les ombres opaques du tréfonds de l’Histoire du Bene Gesserit et elle n’avait nul besoin de demander conseil aux autres Sœurs. Pourtant, les souvenirs issus du passé lointain ne s’appliquaient pas toujours à l’avenir ou au canevas toujours changeant de la politique impériale. Elle avait convoqué dans la salle de réunion privée aux murs de stuc ses proches conseillères, celles qui avaient été éduquées dans l’art de la subtilité et des conséquences. Elles tournaient autour d’elle, plongées dans leurs réflexions, et le froissement de leurs robes noires était comme le battement des ailes d’une corneille. La demande inattendue du Duc Leto avait provoqué cette assemblée urgente qu’elles n’appréciaient guère. Des acolytes apportèrent des jus de fruits, du thé et du café d’épice. Les Sœurs continuaient de réfléchir intensément tout en buvant, mais la pièce restait étrangement silencieuse car l’occasion était grave. Harishka s’assit sur un banc de pierre dur et froid. Quel que fût leur statut, les Bene Gesserit avaient appris depuis longtemps à vivre dans l’inconfort. Pour Harishka seul comptait la vivacité de son esprit, la clarté de ses souvenirs : c’était tout ce dont une Mère Supérieure avait besoin. Une clarté grise filtrait au travers des prismes de cristal des hautes baies. Harishka sut qu’il était temps pour elle de prendre la parole. — Nous nous sommes permis d’ignorer cette question depuis des années, mais maintenant, nous avons un choix à faire. — Avant tout, nous n’aurions jamais dû parler à Leto Atréides de l’existence de ce non-vaisseau, déclara la sévère Révérende Mère Lanali, qui dirigeait la salle des archives et des cartes stellaires de l’École Mère. — C’était nécessaire, répliqua Harishka. Il n’aurait jamais accepté Jessica sans que nous lui donnions une compensation. Je dois dire à son crédit qu’il n’a pas abusé de cette information. — Mais il le fait maintenant, intervint la Révérende Mère Thora, qui avait la charge de l’entretien des vergers tout en étant experte en cryptographie. Au début de sa carrière, elle avait mêlé ses deux talents en implantant des messages sur les feuilles de certaines plantes. — Le Duc aurait pu se servir de cette information de bien des manières, protesta Harishka. Mais il a préféré emprunter des canaux privés pour conserver le secret. Jusqu’alors, il n’a pas trahi notre confiance. Et puis-je vous rappeler à toutes que Jessica porte maintenant son enfant, ainsi que nous l’espérions. — Mais pourquoi a-t-elle mis aussi longtemps ? demanda une autre Sœur. Cela aurait dû être fait bien plus tôt. Harishka évita son regard. — Cela ne fait aucune différence. Revenons à la question du jour. — J’approuve, dit la Révérende Mère Cienna dont le visage en forme de cœur avait encore la beauté innocente qui avait trompé tant d’hommes durant sa jeunesse. « Si quelqu’un doit avoir le pouvoir de construire des vaisseaux de guerre invisibles, c’est bien le Duc Atréides. Tout comme son père et son grand-père, c’est un homme d’honneur aux références sans tache. Lanali émit un grognement sceptique. — Avez-vous oublié ce qu’il a fait sur Beakkal ? Il a anéanti tout le mémorial militaire ! — Son mémorial ! rétorqua Cienna. Et il avait été provoqué. — Même si le Duc Leto est fiable, qu’en sera-t-il des autres Ducs Atréides à venir ? insista Lanali d’un ton mesuré. Nous affrontons un facteur inconnu important, et l’inconnu est dangereux. — Mais il existe également des facteurs connus, remarqua Cienna. Vous vous inquiétez par trop. La benjamine du groupe, la gracile Sœur Cristane, les interrompit : — Cette décision n’a rien à voir avec le comportement moral des Atréides. Une telle arme, même limitée à une défense passive, bouleverserait la trame des conflits à l’intérieur de l’Imperium. Cette technologie d’invisibilité offre un avantage tactique énorme à toute Maison qui la possédera. Cienna, qu’il ait ou non grâce à vos yeux, Leto Atréides n’en est pas moins un simple pion dans notre maître plan, tout comme le Baron Vladimir Harkonnen. — Ce sont les Harkonnens qui les premiers ont mis au point cette arme terrifiante, dit Thora en se servant une nouvelle tasse de café d’épice. Dieu merci, ils en ont perdu le secret et ont été incapables de le retrouver. Depuis quelque temps, Harisha avait remarqué que l’horticultrice-cryptologue absorbait des quantités de plus en plus importantes de Mélange. Les Sœurs pouvaient certes contrôler leur biochimie, mais on les incitait à ne pas augmenter leur durée de vie au-delà de certains niveaux. Une longévité trop exceptionnelle pouvait retourner l’opinion publique contre le Bene Gesserit. Harishka décida de conclure cette phase de la discussion : elle en avait suffisamment entendu. — Nous n’avons pas le choix dans cette situation. Nous devons rejeter la demande de Leto. C’est la Révérende Mère Mohiam qui lui transmettra notre réponse puisqu’elle doit accompagner Jessica lors de son voyage jusqu’à Kaitain. Elle redressa la tête, soudain consciente du poids énorme des souvenirs et des pensées égarées. Thora soupira en se souvenant du travail difficile que les Acolytes avaient eu pour disséquer et analyser le vaisseau invisible. — Je ne sais ce que nous pourrions dire de plus au Duc Leto, de toute façon. Nous pourrions lui confier l’épave, mais nous-mêmes ne comprenons pas comment fonctionne ce générateur de champ. Elle scruta ses consœurs et reprit une gorgée de café. Sœur Cristane intervint une fois encore : — Une telle arme pourrait se révéler catastrophique si l’Imperium la possédait. Mais combien plus terrible si nous ignorons nous-mêmes comment elle fonctionne ? Il faudrait que nous en sachions plus et que nous gardions ce que nous pourrions apprendre dans le secret absolu de notre Communauté. Cristane avait reçu une formation de commando et elle était toujours prête à participer à des actions radicales dès que des plans plus subtils s’étaient révélés inefficaces. Elle était encore jeune et n’avait pas la patience qui convenait à une Révérende Mère. Mais, parfois, Harishka trouvait que son impétuosité pouvait être utile. — C’est très pertinent, remarqua-t-elle. Nous avons relevé quelques marques sur l’épave qui semblent indiquer qu’un certain Chobyn était impliqué dans cette affaire. Nous avons appris depuis qu’un inventeur de ce nom aurait disparu entre Richèse et Giedi Prime à l’époque où le système d’invisibilité aurait été mis au point. Thora finit sa troisième tasse de café en évitant le regard réprobateur d’Harishka. — Les Harkonnens ont dû s’en débarrasser, sinon ils n’auraient pas eu de difficulté à reproduire le générateur d’invisibilité pour leur usage personnel. Harishka croisa ses mains grêles dans son giron et dit : — Bien évidemment, nous allons commencer nos recherches sur Richèse. 24 La superstition et les nécessités du désert imprègnent la vie des Fremen, dans laquelle la loi et la religion sont indissociables. Les Chemins d’Arrakis, livre-film impérial pour enfants. Au matin du jour qui devait déterminer l’avenir de son peuple, Liet Kynes se réveilla en pensant au passé. Il s’assit au bord du lit qu’il partageait avec Faroula, un simple matelas posé sur le sol de pierre dans leur chambre petite mais confortable du Sietch du Mur Rouge. La grande assemblée s’ouvrirait aujourd’hui. Tous les chefs Fremen se retrouveraient pour tenter de faire front commun face aux Harkonnens. Trop souvent, le peuple du désert était voué à l’éparpillement, à l’indépendance, et à l’inefficacité. Ils étaient trop divisés par les rivalités de clans, les haines et les querelles internes. Liet comptait bien leur faire comprendre l’urgence d’une union. Il aurait suffi à son père d’une simple remarque pour provoquer ce changement. Pardot Kynes, devenu l’Umma des Fremen, n’avait jamais eu réellement conscience de son pouvoir, qu’il se contentait d’accepter comme un moyen de réaliser son rêve : faire de Dune un jardin d’Éden. Mais Liet était encore jeune et n’avait pas fait ses preuves. Il prêta l’oreille, immobile, au ronflement à peine perceptible de la machinerie de recyclage de l’air. Auprès de lui, Faroula respirait doucement. Il savait qu’elle était éveillée elle aussi, mais qu’elle gardait comme toujours un silence contemplateur en observant son époux avec ses grands yeux bleus. — Mes inquiétudes t’ont empêchée de te reposer, mon amour, lui dit-il. Elle lui caressa les épaules. — Tes pensées sont les miennes, mon aimé. Mon cœur sait lire dans tes soucis et ta passion. Il lui embrassa la main et, en réponse, ses doigts jouèrent dans les poils fauves de sa barbe naissante. — Ne te tourmente pas. Le sang de l’Umma Kynes coule en toi, de même que son rêve habite ton esprit. — Mais les Fremen sauront-ils le voir ? — Notre peuple est parfois stupide, mais pas aveugle. Leur amour durait depuis des années. Faroula était une vraie femme Fremen, fille du vieux Heinar, le Naib borgne du sietch. Elle connaissait son rôle. Elle était la meilleure guérisseuse de la tribu et sa plus brillante réussite avait été de guérir l’âme malade de chagrin de son époux. Il l’attira contre lui et la serra très fort sans réussir à chasser de ses pensées la réunion qui l’attendait. Mais Faroula l’embrassa encore plusieurs fois avec sa tendresse secrète et finit par chasser son anxiété et lui transmettre un peu de sa force. — Je serai avec toi, mon amour, lui dit-elle. Mais elle savait que les femmes n’étaient jamais admises dans la salle des débats où les Naibs des sietch se réunissaient. Dès que Liet aurait quitté leurs quartiers, ils seraient des étrangers l’un pour, l’autre, dans le pur respect de la tradition. Pourtant, il comprenait ce que Faroula voulait lui dire. Oui, elle serait vraiment avec lui, et une chaleur apaisante se répandit dans sa poitrine. Devant la porte était accrochée une tapisserie de fibre d’épice. Une femme du sietch avait tissé un paysage coloré et émouvant, celui du Bassin de Plâtre, le lieu même où l’Umma Kynes avait créé la première serre de son immense projet. Liet regarda la cascade, les oiseaux, les fleurs et les arbres lourds de fruits rutilants. Il ferma les yeux et imagina un instant les parfums du pollen et des plantes humides, les gouttelettes de rosée sur ses joues. — J’espère qu’aujourd’hui vous serez fier de moi, Père, murmura-t-il doucement. Il s’était écoulé moins d’un an depuis le jour terrible où Pardot Kynes avait été pris sous l’effondrement d’une grotte avec plusieurs de ses fidèles assistants. Pour Liet, c’était un souvenir douloureux mais lointain. Depuis le drame, il apprenait non sans peine à remplacer le grand visionnaire qu’avait été son père. L’ancien, toujours, doit céder la place au jeune. Hein, le vieux Naib, devrait céder sous peu son poste et nombreux étaient ceux qui voyaient en Liet son successeur. Naib, dans l’ancien langage Chakobsa, signifiait « Serviteur du sietch ». Liet, pour sa part n’avait pas nourri d’ambitions : il voulait simplement servir le peuple du désert, combattre les Harkonnens et continuer à guider son monde désolé vers le jardin que serait Dune un jour, le paradis vert et humide que son père avait entrevu. Fils de Pardot le Planétologiste de l’Imperium, Liet n’était qu’à moitié Fremen, mais depuis qu’il avait quitté le ventre de sa mère, il était devenu d’année en année un enfant du désert puis un homme de Dune. Avant que le destin ne le désigne comme le nouveau Planétologiste Impérial, successeur de son immense rêveur de père. Dès lors, il avait été voué à ne plus confiner son œuvre à une seule tribu. Avant l’arrivée des derniers chefs et l’ouverture de l’assemblée, il devait accomplir ses devoirs quotidiens de Planétologiste. Il n’appréciait pas Shaddam IV en tant qu’homme ou Empereur, mais son travail de scientifique était une part essentielle de son existence. Chaque instant de sa vie était aussi précieux que l’eau et il n’entendait pas gaspiller ce bien. Complètement éveillé à présent, il s’habilla en hâte. L’aube répandait son aura orangée sur le paysage figé quand il sortit avec son distille tout neuf. Même à cette heure matinale, le sable et les rochers gardaient encore la chaleur du jour et, déjà, les démons du soleil dansaient sur le versant jaune des vagues de sable. Liet s’avança sur une arête rocheuse, à quelques centaines de mètres de l’entrée du sietch. Il se pencha sur la petite station biologique installée dans un creux. Son père avait renouvelé l’équipement oublié des années auparavant, et les Fremen continuaient à entretenir régulièrement les capteurs et les enregistreurs de données. Liet examina les voyants et les contacts de contrôle. La station mesurait la vélocité des vents, la température et le degré d’aridité. L’un des capteurs affichait un degré infime d’humidité : le collecteur ovoïde avait capturé une trace de rosée. Liet entendit soudain un couinement aigu et le bruit d’ailes qui battaient frénétiquement. Il se retourna et vit une souris du désert, une muad’dib en langage Fremen. Elle venait d’être acculée par un faucon dans la coupelle scintillante du scanner solaire. Elle se débattait pour s’échapper du piège mais glissait désespérément sur le revêtement lisse. Le faucon essayait de refermer ses puissantes serres sur sa proie et la muad’dib semblait condamnée. Liet n’intervint pas. La nature doit suivre son cours, se dit-il. À sa grande surprise, la souris, en se débattant, appuya sur un contact et la parabole se mit en mouvement. L’angle de réfraction changea et les rayons du soleil jaillirent droit dans les yeux du rapace. Aveuglé, il frappa maladroitement et la petite souris disparut dans une crevasse minuscule. Amusé et troublé, Liet murmura les paroles anciennes de l’hymne Fremen que Faroula lui avait appris : Mes pas me portent dans le désert, Dans les fantômes des mirages. Affamé de gloire, avide de danger, Je cherche entre les horizons d’al-Kutab, Tandis que le temps soulève les montagnes, Toujours sur ma piste, avide de ma vie. Des moineaux tombent du ciel, En une averse avide, comme des loups ailés. Ils s’abattent sur l’arbre de ma jeunesse, J’entends leur vacarme cruel dans les branches, Et sous leurs serres et leurs becs me voilà déchiré ! Qu’avait donc dit son ami Warrick au paroxysme de sa souffrance quand il avait absorbé l’Eau de Vie du Faiseur ? Le faucon et la souris sont pareils. Une vision réelle ou bien le délire ? Tout en observant le faucon qui se laissait porter par les courants d’air torride vers le haut du ciel, d’où il pourrait reprendre sa surveillance, Liet se demanda si la souris s’était échappée accidentellement ou si elle avait pu être assez habile pour utiliser les circonstances. Les Fremen voyaient partout des signes et des présages. La croyance populaire voulait que la rencontre d’une muad’dib peu avant de prendre une décision difficile n’était pas favorable. Et l’assemblée des chefs allait bientôt débuter. Mais le Planétologiste qu’était Liet s’inquiétait d’autre chose. Le scanner solaire, installé par l’homme, avait interféré avec la chaîne de vie désertique, avec le prédateur et la proie. Ce n’était qu’un événement isolé, mais Liet l’envisageait dans un complexe plus vaste, comme l’aurait fait son père. La plus infime interférence humaine, avec le temps, pouvait conduire à des changements immenses et potentiellement désastreux. Perturbé, il regagna le sietch. Les chefs des sietch les plus lointains étaient arrivés. Le Sietch du Mur Rouge était un lieu de réunion idéal avec son vaste labyrinthe de grottes naturelles et de boyaux complexes. Tous les Fremen au visage parcheminé, aux yeux bleus d’ibad, savaient qu’ils y seraient logés confortablement, qu’ils ne manqueraient ni d’eau ni de nourriture. Car les visiteurs étaient censés demeurer sur place durant des jours, des semaines peut-être, jusqu’à ce qu’on ait trouvé un accord commun. Liet était bien décidé à les retenir, même s’il était obligé de leur cogner sur la tête pour qu’ils soient plus coopératifs. Les hommes du désert devaient coordonner leur combat, définir ensemble les cibles à court terme et les objectifs plus lointains. Turok, à peine remis de son odyssée douloureuse, leur expliquerait comment le Baron Harkonnen était prêt à sacrifier des équipes entières pour récupérer une moisson illicite de Mélange. Et Stilgar décrirait en détail ce que lui et les hommes de son commando avaient découvert dans les grottes sacrées du Sietch Hadith. Les délégations avaient traversé l’océan de sable à dos de ver, ou bien à pied. D’autres avaient débarqué dans des omis volés à l’ennemi que l’on avait aussitôt camouflés puis remorqués dans les grottes les plus vastes. Liet accueillait chacun vêtu de sa cape jubba flambant neuve. Faroula était à son côté avec leur bébé et le jeune Liet-chih. Elle portait dans ses cheveux soyeux les anneaux d’eau qui symbolisaient la richesse de Liet et son statut tribal. À l’horizon, le soleil se dilatait comme une énorme orange incandescente. Le soir s’avançait prématurément sur les dunes. Dans la salle de festin, les femmes servirent un grand repas, selon la tradition. Liet s’était installé devant une table basse à côté du Naib Heinar, son beau-père. Liet proposa un toast en l’honneur du vieux chef bourru. Mais Hein, en secouant la tête, refusa de prononcer un discours en réponse. — Non, Liet. Ce moment t’appartient à toi seul. Le mien est dans le passé. Il serra amicalement l’épaule de son gendre avec les trois doigts qui lui restaient à la main droite. Il avait perdu les deux autres dans un duel au krys bien des années auparavant. Le dîner fini, tous allèrent prendre place sous la haute voûte de la salle de réunion. Liet repassa en esprit plusieurs points essentiels. Il s’était longuement préparé à cette convocation – mais les autres chefs allaient-ils choisir de coopérer et de résister aux Harkonnens en concentrant leurs forces dans le désert de Dune. Ou bien se disperseraient-ils plus loin encore vers les contrées désolées, chaque tribu ne se battant que pour elle-même ? Pire encore : les Fremen pouvaient aussi continuer à se quereller entre eux sans s’attaquer au seul véritable ennemi, comme ils l’avaient fait si souvent dans le passé. Un plan s’était dessiné dans son esprit. Il se retrouva enfin sur une loge qui dominait la salle ; avec la vieille Sayyadina en robe noire poussiéreuse, qui observait toute chose de ses yeux sombres enfoncés dans ses orbites. Des centaines d’hommes étaient présents, des chefs issus des rangs de leurs sietch respectifs, des guerriers endurcis qui, tous, partageaient la vision que l’Umma Kynes leur avait apportée, celle d’un monde vert où l’eau coulerait librement sous un ciel d’où, parfois, tomberait la pluie. Une Dune avec des prairies et des arbres, des lacs et des qanats, des vergers opulents et des collines fleuries. Une planète qui connaîtrait la vraie rosée, la bruine, les mousses. Les spectateurs avaient envahi tous les balcons et les loges de pierre qui montaient en zigzags sombres sur les murailles. L’odeur aigre des corps se mêlait à la puissante senteur de cannelle du Mélange. La Sayyadina Ramallo leva ses mains tachetées de brun, paumes levées, pour prononcer sa bénédiction et les têtes s’inclinèrent dans le silence soudain. Sur une loge adjacente, un garçonnet en surplis blanc entonna une lamentation traditionnelle de sa voix de soprano. Les paroles, en ancien Chakobsa, décrivaient les pérégrinations des Zensunni, les ancêtres des Fremen, qui avaient fui la planète Poritrin il y avait des siècles. Le chant s’acheva et Ramallo s’effaça dans les ombres, laissant Liet seul. Tous les regards se levèrent vers lui. Le moment était venu. — Mes frères, nous affrontons aujourd’hui une lourde épreuve, un défi. Sur la lointaine planète Kaitain, j’ai informé l’Empereur Corrino des atrocités que les Harkonnens commettent ici, sur Dune. Je lui ai appris qu’ils détruisaient le désert, que les soldats chassaient Shai-Hulud pour leur seul plaisir. L’acoustique parfaite de la salle avait porté ses paroles jusqu’aux ultimes recoins et un murmure passa comme une vague. Mais il n’avait fait que répéter ce qu’ils savaient déjà tous. « En tant que Planétologiste Impérial, j’avais demandé des botanistes, des chimistes et des écologistes. J’ai dû mendier pour obtenir le matériel essentiel. J’ai aussi exigé qu’un plan à vaste échelle soit mis en place afin de préserver notre monde. Et aussi que l’Empereur oblige les Harkonnens à mettre un terme à leurs crimes et à leurs déprédations insensées. (Il s’interrompit pour ménager son effet.) Mais j’ai été refoulé sans égards. L’Empereur Shaddam IV ne s’est même pas donné la peine de m’écouter ! Les cris de colère montèrent en une marée violente sous la voûte de roc et Liet, un bref instant, sentit vibrer le sol. Avec la force de leur indépendance, les Fremen ne s’étaient jamais considérés véritablement comme des sujets de l’Imperium. Pour eux, les Harkonnens étaient des intrus, des occupants temporaires qui seraient chassés un jour pour être remplacés par une autre Maison. Le temps venu, les Fremen eux-mêmes reprendraient le pouvoir. Toutes leurs légendes le disaient. — En tant qu’hommes libres, nous sommes réunis ici afin de discuter des possibilités qui nous sont offertes. Nous devons protéger notre mode de vie sans nous préoccuper de l’Imperium et de ses caprices absurdes. Et Liet poursuivit sur ce ton, ne visant qu’à une entente commune. La passion était une étincelle de plus en plus ardente dans son cœur et, quelque part dans l’ombre fraîche d’une galerie, il sentait Faroula : elle écoutait chacune de ses paroles et se concentrait pour lui donner en partage sa force. 25 Les épaves des aventures de l’homme pour contrôler l’univers jonchent les plages sordides de l’Histoire. Graffiti de théâtre d’Ichian, sur Jongleur. L’immense salon du transporteur lourd Wayku, chargé de motifs fouillés et hauts en couleur, rappelait à Tyros Reffa le décor surréaliste d’un théâtre amateur, bariolé, aveuglant, déconcertant. Il était seul, anonyme, dans la rangée des passagers de classe moyenne et prenait peu à peu conscience que sa vie ne serait plus jamais la même. Les sièges usés, le balisage vulgaire et les boissons acidulées le rassuraient de façon étrange. Il était détourné du cours de ses mornes pensées, plongé dans une atmosphère faite d’allégresse et de bruit blanc. Il avait quitté la Maison Taligari, il était loin de Zanovar, il mettait de la distance entre lui et son passé. Personne ne s’était attardé sur son nom, encore moins sur sa destination. Son domaine avait été oblitéré, les espions de l’Imperium avaient fait leur devoir et Shaddam lui-même devait croire à présent que son demi-frère bâtard avait été calciné lors du raid sur Zanovar. Pourquoi ne pas m’avoir laissé seul en paix ? Il s’efforçait de ne pas entendre les marchands qui circulaient entre les sièges avec leurs lunettes noires. Ils proposaient d’un ton agressif tout et n’importe quoi, depuis des confiseries d’épice jusqu’à du curry de lochon frit. Il devinait la musique atonale assourdissante, dont ils se gavaient les oreilles grâce à leurs casques vissés en permanence sur leur crâne. Il les ignorait absolument et, au bout de quelques heures, les marchands Wayku finirent par le laisser en paix. Il avait les mains crevassées, égratignées. Il avait bien tenté de les nettoyer avec les savons les plus rudes, mais sans réussir à se débarrasser de la puanteur de chair grillée, de suie, qui s’était infiltrée sous ses ongles. Il n’aurait pas dû tenter de revoir son pays… En larmes, il avait pris les commandes de son glisseur et, très vite, il avait survolé la cicatrice noirâtre qui était la dernière trace de son domaine. Il était parvenu à pénétrer dans les périmètres de haute sécurité en soudoyant les fonctionnaires, en trompant les sentinelles épuisées qui avaient été mises en place sur les lieux du massacre. Il ne restait rien de sa maison, de ses pelouses, de ses parterres, sinon des fragments de colonnes brisées, une fontaine exhumée. Plus de fougères, plus de buissons, plus de frondaisons. Plus de manoir. Son fidèle Charence avait été réduit en cendres. Il avait lu le calligramme affreux laissé sur le sol. Il s’était posé et avait mis le pied hors du glisseur dans un jour étranger, tendu, blanchâtre, étouffant. Il s’était avancé dans le crissement de ses bottes sur les pierres noircies, le verre fondu. Il s’était penché pour ramasser du gravier, comme s’il avait l’espoir de piéger un message caché dans le filtre de ses doigts. Un indice dans les cendres. Il avait creusé à genoux sans retrouver le moindre brin d’herbe noirci, un fragment d’insecte brûlé. Le monde autour de lui, le parc qu’il avait connu, était abominablement paisible, sans la moindre brise, sans les chants des oiseaux. Durant sa vie, Tyros Reffa n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit, il se satisfaisait de son simple bonheur quotidien. Pourtant, son demi-frère avait tenté de l’assassiner parce qu’il l’avait considéré comme une menace. Quatorze millions d’êtres humains avaient été effacés du monde dans cette tentative démente de tuer un seul homme. Même de la part d’un tel monstre, cela semblait impossible, mais Tyros savait que telle était l’ignoble vérité. Le Trône du Lion d’Or était taché par le sang des injustices. Comme dans les tragédies déclamatoires où il avait eu un rôle, autrefois, sur Jongleur. Et le Palais Impérial devait retentir des plaintes des agonisants de Zanovar. Seul dans le paysage de cendres, Reffa hurla le nom de l’Empereur, mais sa voix se dissipa dans le lointain comme l’écho d’un coup de tonnerre… Il réserva une place à bord du prochain Long-courrier à destination de Jongleur où, durant sa jeunesse, il avait connu des années de bonheur. Il avait hâte de se retrouver avec les étudiants de l’ars drama, les artistes créatifs et passionnés qui avaient su lui apporter la paix. Discret et silencieux, en se servant des documents falsifiés que son vieux Maître lui avait confiés longtemps auparavant en cas d’urgence extrême, il s’installa dans le vaisseau titanesque. En essayant de ne plus penser à ce qu’il avait perdu, il se laissa prendre par le flot murmurant des conversations alentour. Un gemmologiste de Buzzell et son épouse se querellaient au sujet de lignes de fracture dans les gemmes soo. Quatre jeunes gens bruyants se disputaient à propos d’une course aquatique à laquelle ils avaient assisté sur Pétrin XIV. Un négociant et son concurrent riaient de l’humiliation que le Duc Leto Atréides avait infligée à la planète Beakkal. Mais Tyros aurait voulu pouvoir réfléchir intensément à ce qu’il devait faire dans l’immédiat. Il n’avait jamais été agressif ni violent, mais la vision des ruines de Zanovar l’avait brusquement transformé. Il ne savait comment s’y prendre pour exiger que la justice soit faite. Mais au fond de lui, une haine brûlante couvait. Pour Shaddam, mais aussi pour lui en partie. Moi aussi, je suis un Corrino. Je porte ça dans mon sang. Avec un long soupir, il s’enfonça un peu plus dans son siège, puis se releva pour aller se laver les mains, une fois encore… Avant l’attaque, Tyros avait effectué des recherches sur l’histoire de sa famille en remontant jusqu’aux siècles où les Corrinos étaient le modèle éthique de l’Imperium, jusqu’au règne éclairé du Prince Raphaël Corrino, tel qu’il avait été décrit dans ce chef-d’œuvre de l’art dramatique qu’était L’Ombre de mon père. C’était Glax Othn qui avait fait de Tyros Reffa l’homme qu’il était à présent. Mais en l’occurrence, il n’avait pas de choix, plus de passé ni d’identité. « La loi est la science ultime. » Cette solennelle définition de la justice, formulée il y avait si longtemps, réveillait maintenant des échos amers dans son esprit. On disait qu’elle figurait sur le frontispice du bureau privé de l’Empereur, mais Tyros doutait qu’il l’ait jamais lue. Entre les mains de ceux qui se succédaient sur le trône, la loi était comme le vif-argent. Tyros avait entendu parler de bien des morts mystérieuses chez les Corrinos. Le frère aîné de Shaddam, Fafnir, le vieil Elrood IX lui-même, et la propre mère de Tyros, Shando, que l’on avait traquée comme un animal jusqu’à Bela Tegeuse. Et il n’oublierait jamais Charence, son cher vieux mentor, ainsi que toutes les innocentes victimes de Zanovar. Il avait l’intention de rejoindre sa vieille troupe d’acteurs, sous la tutelle brillante d’Holden Wong. Mais si l’Empereur apprenait qu’il était encore en vie, la planète Jongleur ne serait-elle pas en danger, elle aussi ? Il ne devait révéler son secret à aucun prix. Un changement subtil dans le bourdonnement des moteurs Holtzman lui apprit que le Long-courrier venait d’émerger de l’espace plissé. L’instant d’après, une hôtesse Wayku annonça que l’arrivée était imminente et rappela aux passagers qu’ils pouvaient faire l’emplette de souvenirs. Tyros récupéra ses biens qui occupaient cinq compartiments. Ils étaient tout ce qui lui restait. Il allait payer une forte somme pour l’excédent d’espace, mais il ne faisait pas confiance aux expéditions directes pour les articles très spéciaux qu’il avait acquis avant son départ de Taligari. Il s’avança vers la sortie, suivi par ses bagages flottants. Alors même que les passagers s’étaient rassemblés en file, les vendeurs Wayku continuaient de les harceler avec leurs bibelots. À l’instant où il se retrouva dans le terminal de Jongleur, Tyros sentit son humeur sombre se dissiper quelque peu. Il était brusquement entouré de gens rayonnants et rieurs qui ne semblaient pas avoir jamais connu le malheur. Il pria pour que sa seule présence ne mette pas ce monde serein en péril. Dans la foule de parents et d’amis exubérants, il ne vit pas le Maître Holden Wong qui avait promis de l’accueillir à son arrivée. L’ancienne troupe de théâtre donnait un spectacle le soir même et Wong avait sans doute tenu à superviser lui-même les préparatifs. Totalement absorbé par l’art dramatique, Holden Wong n’accordait guère d’intérêt aux événements du monde et il ignorait peut-être même ce qui s’était passé sur Zanovar. Il avait dû tout simplement oublier son protégé. Peu importait, décida Tyros, il connaissait la ville. Sur l’embarcadère qui jouxtait le spatioport, des sampan-taxis attendaient les voyageurs pour leur faire traverser le grand fleuve couvert d’algues lavande jusqu’à Ichan. Tandis que le bateau remontait en pétaradant les courants paresseux, il demeura sur le pont supérieur, emplissant avec plaisir ses poumons de l’air frais de Jongleur. Il tentait d’oublier la puanteur et les relents acides de Zanovar… Sous le voile diaphane de brume qui montait du fleuve, Ichan apparaissait comme un ramassis de bâtisses bancales et de tours élancées aux rues grouillantes où les pousse-pousse se faufilaient dans la cohue des marchands et des promeneurs. Des rires montaient du pont inférieur, accompagnant un quatuor à cordes. En prêtant l’oreille, Tyros reconnut la balisette, le rebec, le violon et le rebaba. Le sampan ralentit en inversant ses moteurs et se rangea contre le dock. Tyros suivit la foule qui s’écoulait dans le débarcadère municipal, une construction sommaire au plancher jonché d’écailles de poissons, de coquilles broyées et de pinces de crustacés. Entre les étals de fruits de mer et de pâtisseries, des diseurs déclamaient l’avenir et annonçaient leur spectacle du soir au milieu des musiciens d’un jour et des saltimbanques. Reffa s’arrêta, intéressé, devant un mime qui avait pris l’apparence d’un dieu barbu sortant des eaux. Il se rapprocha de lui et des grimaces déformèrent son visage de plâtre. Son sourire peint s’élargit. — Salut, Tyros ! Finalement, je suis venu t’accueillir. Tyros reprit ses esprits. — Holden Wong… Quand un mime se met à parler, dis-moi, est-ce par sagesse ou bien pour révéler sa folie ? — Voilà qui est bien dit, mon bon ami. Wong avait atteint le rang de Thespien Suprême, le plus élevé dans la hiérarchie des Maîtres de Jongleur. Avec ses pommettes saillantes, ses yeux comme deux fentes mystérieuses et sa barbe en toupet, il avait quatre-vingts ans mais se déplaçait avec les gestes vifs d’un jeune homme. Il ne savait rien des origines de Tyros, encore moins des menées de Shaddam pour l’éliminer. Il serra Tyros contre lui en laissant des marques de teinture blanche sur ses vêtements. — Tu viendras voir le spectacle ce soir ? Tu tiens à retrouver tout ce qui t’a manqué durant ces longues années ? — Oui, et j’espère aussi retrouver une place dans votre troupe, Maître. Une étincelle joyeuse dansa dans les yeux bruns de Wong. — Ah, je vais enfin retrouver un acteur de talent ! Comédie ? Romance ? — Pour ma part, je préférerais la tragédie et le drame. J’ai le cœur trop lourd pour le reste. — Oh, je suis convaincu que je vais te trouver quelque chose. (Wong lui tapota gentiment la tête, tachant de blanc ses cheveux teints en noir.) Tyros, je suis heureux de te voir de retour parmi les Jongleurs. Tyros se fit plus grave. — J’ai entendu dire que tu préparais une nouvelle mise en scène de L’Ombre de mon père. — Exact ! J’ai prévu un grand spectacle pour les répétitions. La distribution n’est pas finie, mais nous devrions partir pour Kaitain dans quelques semaines. On va jouer devant l’Empereur en personne ! Le Maître mime semblait ravi. Le regard de Tyros se fit plus intense. — Je donnerais mon âme pour jouer Raphaël Corrino. Wong le scruta et devina le feu, quelque part dans son ex-élève. — On a choisi un autre acteur. Même s’il n’a pas vraiment l’étincelle qu’il faut pour le rôle. Oui, il lui manque un petit je ne sais quoi. Je pense que tu pourrais faire mieux. — J’ai comme le sentiment que… je suis né pour ça. (Tyros retint son souffle et masqua son expression de haine avec le talent d’un véritable acteur.) Shaddam IV m’a fourni l’inspiration dont j’ai besoin. 26 Que puis-je dire à propos de Jessica ? Si l’occasion se présentait, elle se servirait de la Voix avec Dieu. Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam. Il ne semblait guère approprié pour un Duc respecté et sa concubine de faire l’amour dans un office encombré, mais ils n’avaient que peu de temps et Leto savait que Jessica allait terriblement lui manquer. Au matin, elle rallierait le Long-courrier qui s’était placé sur orbite. À quelques pas de là, plus loin dans le couloir, il y avait la cuisine où les chefs et leurs apprentis s’activaient à ouvrir des moules, à hacher des herbes aromatiques dans un concert de percussions de casseroles et de poêles. N’importe qui pouvait surgir à tout instant pour venir prendre des aromates séchés ou un sac de sel. Aussi, dès que Jessica et lui s’étaient glissés dans l’office avec leurs verres de rosé, Leto avait bloqué la porte avec plusieurs bidons d’amandes d’importation. Il n’avait pas non plus oublié de garder la bouteille qu’ils avaient prise dans la cave. Un carton servait de bar improvisé. Deux semaines plus tôt, juste après le mariage de Rhombur, ces rencontres furtives étaient devenues leur nouveau caprice, inspiré par le départ imminent de Jessica pour la Cour. Leto avait l’intention de lui faire l’amour dans chaque pièce du Castel, sauf les placards. Même enceinte, Jessica avait relevé le défi et semblait ravie et amusée. Jessica posa son verre. Les étincelles de ses yeux verts répondaient à l’éclat du rosé. — Leto, est-ce que vous avez déjà donné rendez-vous à des servantes ici ? — J’ai juste assez d’énergie pour vous. Pourquoi irais-je donc m’épuiser ailleurs ? (Il enleva trois jarres de citrons du haut d’une caisse.) Oui, je vais mettre à profit ces quelques mois de solitude pour retrouver des forces. — Je devrais sans doute l’espérer, mais c’est notre dernière rencontre ce soir. (Le ton de Jessica était doux, apaisant.) Je n’ai même pas encore bouclé mes bagages. — Et l’épouse de l’Empereur ne saurait donner une garde-robe à sa nouvelle dame de compagnie ? Elle l’embrassa sur la joue tout en lui ôtant son blouson noir aux armes des Atréides. Elle le replia avec soin avant de le poser avec la tête de faucon bien en évidence. Puis elle remonta son chemisier pour montrer ses seins. — Permettez-moi de vous préparer une couche convenable, ma Dame, fit Leto. Il ouvrit une caisse et en sortit une feuille de plassbulle d’emballage qu’il déploya sur le sol. — Mais vous m’avez proposé déjà tout le confort qui me convient. Elle repoussa leurs verres et lui montra qu’ils avaient largement la place de s’aimer entre les cartons et les caisses, sur ce simple matelas improvisé. Plus tard, tout contre elle, Leto lui souffla : — Les choses seraient différentes si je n’étais pas un Duc. Parfois, je me dis que je préférerais que vous et moi soyons… Sa voix se perdit. En rivant ses yeux sur les siens, sur ses yeux gris et doux, elle discerna tout l’amour qu’il ne lui avait pas avoué, elle devina la faille dans l’armure de cet amant, de cet homme fier et souvent distant Alors, elle lui tendit son verre de vin rosé tout en buvant une gorgée du sien. — Je ne vous demande rien, dit-elle. Elle se souvenait de la rancune qui avait rongé Kailea. Avec des gestes maladroits, Leto se rhabillait. — J’aurais tant de choses à vous dire, Jessica. Je… Je suis désolé d’avoir brandi ce couteau lors de notre première rencontre. Ça n’était que pour montrer à vos Sœurs que je pouvais être manipulé. Jamais je ne m’en serais vraiment servi contre vous. — Je le sais. Elle lui embrassa les lèvres. Jamais elle n’avait ressenti la lame du couteau comme une menace de Leto, après toutes ces années. — Votre excuse est cependant plus précieuse que tous les joyaux ou les bibelots que vous m’avez jamais offerts. Il peignait tendrement ses cheveux cuivrés. En admirant pour la millième fois son petit nez parfait, sa bouche pulpeuse comme un fruit, il n’arrivait pas à se faire à l’idée que Jessica pût être de sang noble. Il soupira : jamais il ne pourrait l’épouser. Son père le lui avait trop clairement fait comprendre : Ne te marie jamais par amour, mon garçon. Pense avant tout à ta Maison et à sa position dans l’Imperium. Pense à ton peuple. Il pourra s’élever ou retomber en même temps que toi. Pourtant, Jessica portait son enfant, et il s’était promis que ce serait un Atréides et son légitime héritier, hors de toute considération dynastique. Ce serait un garçon, il l’espéra. Comme si elle avait suivi le cours de ses pensées, Jessica posa l’index sur ses lèvres. Elle comprenait qu’avec le poids du chagrin et de ses inquiétudes Leto n’était pas encore prêt pour un tel engagement, mais en le devinant aux prises avec ses émotions, tout comme elle, elle se sentait soutenue. Un axiome Bene Gesserit fit irruption dans son esprit : La passion voile la raison. Elle détestait les contraintes de ces mises en garde. La Révérende Mère Mohiam, sévère et intègre, l’avait éduquée selon les règles strictes de la Communauté. Ses leçons étaient dures et Jessica avait souvent souffert. Mais elle vouait encore une affection sincère à la vieille Sœur et respectait ses enseignements qui avaient fait d’elle ce qu’elle était. Avant tout, elle ne voulait pas décevoir Mohiam… mais elle devait aussi être sincère envers elle-même. Et elle avait fait certaines choses au nom de son amour et pour Leto. Elle caressa son ventre encore plat. Leto sourit en abaissant ses barrières pour n’être que le simple et tendre amoureux qu’elle connaissait. Elle lut une trace d’espoir dans ses yeux. — Avant de nous séparer, Jessica… Dites-moi : est-ce un garçon ? Elle passa la main dans ses cheveux bruns tout en détournant la tête. Si elle désirait se rapprocher de lui, elle ne pouvait non plus trop lui révéler. — Mon Duc, je n’ai pas autorisé les docteurs à pratiquer des tests. Les Sœurs n’approuvent pas de telles interférences. Leto insista et ses yeux gris se firent graves. — Allons, vous êtes une Bene Gesserit. Vous êtes tombée enceinte peu après la mort de Victor, et j’en ai été plus heureux que je ne saurai jamais le dire. Son visage restait empreint d’amour, une émotion qu’il ne laissait que rarement paraître. Elle fit un pas hésitant, elle voulait qu’il la prenne dans ses bras, mais il insista : — Donc, c’est un fils ? Vous le savez déjà, n’est-ce pas ? Ses jambes fléchirent et elle se rassit sur la caisse, gênée par son regard pénétrant, mais elle ne pouvait lui mentir. — Je… Je ne peux vous le dire, mon Duc. Déçu, il perdit son humeur tendre. — Vous ne pouvez me le dire parce que vous ne connaissez pas la réponse – ou bien vous refusez de me le dire pour une raison secrète ? Elle ne devait pas se laisser aller à l’affolement, et elle leva ses grands yeux verts. — Je ne puis vous le dire, mon Duc, alors ne le demandez pas, je vous en prie. Elle se versa un autre verre de vin, mais Leto refusa. Il s’écarta, rigide. — J’ai réfléchi. Si c’est un garçon, j’ai décidé de le prénommer Paul en l’honneur de mon père. D’un air hautain, Jessica but une gorgée. Même si la situation était embarrassante, elle espérait avec ferveur qu’un domestique allait faire irruption dans l’office. Pourquoi a-t-il fallu qu’il aborde un tel sujet maintenant ? — Cette décision vous revient, mon Duc. Je n’ai jamais rencontré Paulus Atréides, et je ne connais de lui que ce que vous m’en avez dit. — C’était un grand homme. Le peuple de Caladan l’aimait. — Je n’en doute pas. (Elle détourna le regard, rassembla ses effets et se rhabilla.) Mais je suis en désaccord avec bien des choses que votre père vous a enseignées. Personnellement, j’aurais préféré… un autre nom. Il releva son nez aquilin, sa douleur et son orgueil l’emportant sur une éventuelle envie de faire une concession. Sans s’arrêter à ce qu’il voulait vraiment, il avait maîtrisé l’art de dresser des murailles autour de son cœur. — Vous oubliez votre rang. Elle posa son verre d’un geste sec. Il bascula sur la caisse mal équilibrée et le vin se répandit. Brusquement, Jessica se dirigea vers la porte et Leto fut déconcerté. — Si seulement vous saviez ce que j’ai fait par amour pour vous. Elle sortit en rajustant ses robes. Même s’il ne la comprenait pas toujours, Leto avait pour elle un amour fervent. Et il s’élança sur ses pas dans les couloirs du Castel, ignorant les regards curieux des serviteurs, ne pensant qu’à la faire céder. D’un pas souple et rapide, elle s’avançait entre les zones de clarté des brilleurs et parvint bientôt à ses appartements. Elle savait que Leto l’avait suivie et que sa colère allait croissant. Il s’arrêta auprès d’elle, et, en tremblant, elle lui fit face. En cet instant, elle ne voulait pas masquer sa propre colère, elle désirait qu’il la sente. Mais les stigmates de l’angoisse marquaient son visage – non pas seulement ceux qu’avait laissés la mort tragique de Victor et de Kailea, mais aussi celle de son père. Non, ce n’était pas son rôle de le blesser plus profondément… Pas plus qu’elle ne devait l’aimer en tant que Bene Gesserit. Elle sentit sa colère se dissiper. Leto avait eu un amour réel pour le vieux Duc. Paulus Atréides lui avait enseigné l’art de la politique et du mariage selon des règles rigides qui ne souffraient pas l’amour vrai entre un homme et une femme. C’était son attachement aux leçons de son père qui avait changé l’adoration de sa première concubine en une soif de trahison mortelle. Mais il avait assisté à la mort sanglante de son père, éventré dans l’arène par un taureau de Salusa drogué. Très jeune, il était devenu le nouveau Duc de la Maison des Atréides. Qu’y avait-il de mal à ce qu’il veuille appeler son fils Paul ? Demain, Jessica quitterait Caladan et elle ne le reverrait pas avant de longs mois. À vrai dire, en tant que Sœur Bene Gesserit, elle n’avait aucune certitude qu’on l’autoriserait à regagner Caladan. Surtout lorsqu’on découvrirait le sexe du bébé qu’elle portait en elle, envers et contre tous les ordres qui lui avaient été donnés. Je ne le laisserai pas comme ça. Avant même qu’il ait parlé, elle lui dit : — Oui, Leto. Si l’enfant est un garçon, il se nommera Paul. Nous n’avons plus à nous quereller à ce sujet. À l’aube, à l’heure où les bateaux de pêche quittaient les docks de Calaville vers le large où ils allaient déployer leurs chaluts entre les bancs de kelp, Jessica attendait l’instant du départ. Elle entendit des éclats de voix coléreux dans le bureau privé de Leto. La porte était entrebâillée et elle vit la Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam installé dans un fauteuil à haut dossier. Elle avait reconnu sa voix : elle n’aurait pu l’oublier après toutes ces années passées sous sa tutelle à l’École Mère. — La Communauté a pris la seule décision possible, Duc Atréides, dit Mohiam. Nous ne comprenons pas ce qu’est réellement ce vaisseau ni le processus en lui-même, et nous n’avons nullement l’intention de fournir des indices à une famille noble – pas même à la Maison des Atréides. Avec tout le respect que nous vous devons, monsieur, nous rejetons votre requête. Jessica se rapprocha. Il y avait d’autres personnes présentes. Elle les identifia à la voix : Thufir Hawat, Duncan Idaho et Gurney Halleck. C’était précisément Gurney Halleck qui grondait : — Qu’est-ce qui peut empêcher les Harkonnens de s’en servir à nouveau contre nous ? — Ils ne peuvent pas reproduire cette arme, dont l’inventeur est introuvable – mort probablement. — C’est le Bene Gesserit qui nous a révélé ceci, Révérende Mère ! tonna Leto. Et c’est vous, personnellement, qui m’avez appris le complot qu’avaient fomenté les Harkonnens. Durant toutes ces années, j’ai refusé de me servir de cette information pour blanchir définitivement mon nom – mais ce que j’envisage est bien plus important. Se pourrait-il que vous doutiez de ma capacité à me servir intelligemment de cette arme ? — Votre renom ne saurait être remis en question pour le Bene Gesserit. Néanmoins, nous avons décidé qu’une telle technologie est trop dangereuse pour n’importe quel homme – ou n’importe quelle Maison. Jessica entendit un fracas violent et Leto clama d’un ton furieux : — Vous me prenez ma Dame, également. Un affront après un autre. J’insiste pour qu’un de mes fidèles compagnons, Gurney Halleck ici présent, accompagne Jessica comme garde du corps. Je ne veux pas risquer de la perdre. Mohiam répondit d’une voix excessivement posée. Avec une trace de la Voix ? — L’Empereur nous a promis un voyage à haute sécurité jusqu’à Kaitain et une protection permanente dans le Palais. N’ayez aucune crainte, votre concubine sera bien soignée. Le reste nous regarde. Elle se leva, indiquant par là que l’entrevue était terminée pour elle. — Jessica sera sous peu la mère de mon enfant, fit Leto avec un accent subtil de menace. Veillez à ce qu’elle ne coure aucun danger – sinon je vous tiendrai comme personnellement responsable, Révérende Mère. Émue, Jessica surprit alors l’infime changement d’attitude de Mohiam : la Révérende Mère venait de passer en pose de combat. — La Communauté des Sœurs est capable de protéger une fille aussi bien que n’importe quel ex-contrebandier. Jessica s’avança bravement dans la pièce, mettant un terme à la tension. — Révérende Mère, je suis prête à partir pour Kaitain, si vous me permettez auparavant de dire au revoir à mon Duc. Les hommes étaient figés, hésitants, silencieux et troublés. Mohiam se tourna vers Jessica : il était clair qu’elle avait su depuis le début qu’elle les écoutait. — Oui, mon enfant, le moment est venu. Leto regardait disparaître la trace ardente des moteurs de la navette, entouré de Gurney, Thufir, Rhombur et Duncan… Quatre hommes prêts à donner leur vie pour lui s’il le leur demandait. Il se sentait seul et vide et songeait à tout ce qu’il aurait voulu dire à Jessica s’il en avait eu le courage. Mais il avait laissé passer sa chance et le regretterait jusqu’à ce qu’ils soient à nouveau dans les bras l’un de l’autre. 27 On ne peut se cacher de l’Histoire… ou de la nature humaine. Le Livre d’Azhar du Bene Gesserit. L’antique carrière était une cuvette profonde enserrée entre des falaises d’où, au long des siècles, on avait extrait le marbre panaché qui avait servi à la construction des nouvelles structures de l’École Mère. Sœur Cristane, docte et sévère, précédait les trois inventeurs de Richèse. Ses cheveux étaient taillés court et son visage anguleux était à peine féminin. Elle invita les trois savants à grimper dans une capsule à champ Holtzman sans se préoccuper de la bise froide qui fouettait la cuvette. La capsule descendit comme une cloche de plongée entre les strates bariolées de la roche. Les Richésiens composaient un trio disparate. L’un avait un discours politicien volubile. Il s’était fait une réputation avec ses excellents rapports plutôt qu’avec ses recherches. Ses deux collègues étaient plus paisibles et réfléchis, mais, dans leurs moments d’inspiration, ils avaient accouché d’atouts technologiques qui avaient rapporté beaucoup d’argent à Richèse. Il avait fallu de longues semaines aux Sœurs pour les retrouver et concocter une excuse crédible pour les faire venir sur Wallach IX. Officiellement, les trois savants avaient été convoqués pour étudier une réfection du système de distribution énergétique de l’École Mère et mettre au point des liaisons satellitaires qui n’interféreraient pas avec les écrans de défense qui cernaient la planète. Et le gouvernement richésien s’était empressé de proposer ses talents à la puissante Communauté. Le prétexte avait joué mais, en réalité, Harishka avait exigé ces trois inventeurs à cause de leurs relations avec le défunt Chobyn, l’homme qui avait travaillé pour les Harkonnens. Ils pouvaient avoir accès à ses dossiers ou connaître des éléments importants de ses travaux. — Nous sommes très loin du complexe principal, déclara le plus timide du trio, Haloa Rund. Durant la descente, il avait remarqué que la carrière très isolée n’abritait que quelques bâtisses et aucun signe réel de technologie minière. — Pourquoi auriez-vous des problèmes d’alimentation en énergie si loin de votre centre ? demanda-t-il. Rund avait autrefois suivi les cours de l’École Mentat et avait échoué, mais il se targuait d’avoir un esprit analytique supérieur. De plus, il était le neveu du Comte Ilban Richèse et s’était servi de ses relations familiales pour enlever des projets excentriques qui auraient été refusés à n’importe qui d’autre. Son oncle se montrait munificent avec tous ses parents. — La Mère Supérieure nous attend là en bas, rétorqua Cristane, comme si cela devait éliminer tous les doutes. Et nous avons effectivement un problème que vous pourrez sans doute résoudre. Lorsqu’ils étaient arrivés à l’École Mère, les deux collègues de Rund avaient été captivés par le décor, par les vergers et les bâtiments de stuc avec leurs toits de terra-cotta. Wallach IX n’admettait que rarement les visiteurs, encore moins les hommes, et les deux Richésiens s’étaient gavés de détails typiques comme des touristes parfaits. Ils étaient mûrs pour aller où les Sœurs les conduiraient. La capsule se posa au fond de la carrière et les visiteurs regardèrent autour d’eux dans les rafales de vent aigre. Les falaises les dominaient à présent comme les degrés d’un stade taillé dans la pierre colorée. L’épave d’un vaisseau au dessin bizarre était visible dans la clarté déclinante, sous l’électro-bâche qui le recouvrait en partie. La Révérende Mère Harishka accueillit les Richésiens en compagnie de plusieurs Sœurs en robe aba. Les savants s’avancèrent, intrigués. — Qu’est-ce donc au juste ? Un patrouilleur de combat ? demanda un personnage trapu et chauve qui excellait dans les équations complexes. Je croyais savoir que le Bene Gesserit ne disposait pas de force armée. Pourquoi donc auriez-vous… — Il ne nous appartient pas, répondit Cristane. Nous avons été attaqués et nous avons réussi à le détruire. Il semble qu’il était équipé d’une forme d’écran de défense inédite qui le rend invisible à l’œil humain autant qu’aux détecteurs. — Impossible, fit Flinto Kinnis, le bureaucrate du trio. Même s’il était un scientifique de niveau moyen, il avait dirigé avec brio de nombreuses commissions technologiques. — Rien n’est impossible, Président, protesta le discret Haloa Rund d’un ton sévère. La première démarche dans toute innovation est de savoir qu’une chose peut vraiment être créée. Le reste est une affaire de détail. La Révérende Mère Cienna effleura un émetteur et l’électro-bâche se rabattit, révélant la coque brûlée et déchirée du petit vaisseau. — Nous avons toute raison de penser que cette technologie a été développée par un Richésien du nom de Tenu Chobyn, avec qui vous étiez en relation. Il faut que le Bene Gesserit sache si vous détenez des informations complémentaires sur ses recherches. Haloa Rund et Talis Balt se rapprochèrent de l’épave, fascinés par le mystère. Mais Flinto Kinnis restait suspicieux. — Chobyn a disparu de notre laboratoire orbital de Korona. En emportant des informations avec lui. Pourquoi ne pas l’interroger ? — Nous pensons qu’il est mort, répliqua Cristane, laconique. Kinnis parut déconcerté, son mépris pour la trahison de Chobyn soudain troublé par un nouveau facteur. Haloa Rund se tourna vers la Mère Supérieure avec une expression décidée. — Oui, il est certain que ce secret est dangereux. Pourquoi nous le révéler ? Il plissait le front, attiré par l’idée de mettre la main sur des informations techniques de pointe qu’ils pourraient glaner dans l’épave, mais mal à l’aise, cependant. Il n’existait aucun témoin neutre à proximité et les Sœurs étaient imprévisibles. Mais Rund était le neveu du Comte Richèse et chacun le connaissait. Les Bene Gesserit ne prendraient pas le risque de porter atteinte à sa vie ni à celle de ses collègues… Il l’espérait du moins. Harishka l’arracha brusquement à ses pensées d’un ton sec, en se servant de la Voix : — Répondez à nos questions. Les inventeurs se figèrent sur place, comme paralysés. Ce fut au tour de la Révérende Mère Lanali de prendre la parole. Et elle aussi se servit de la Voix. Son doux visage en forme de cœur vibrait d’une colère orageuse. — Vous étiez les amis de Chobyn. Dites-nous ce que vous connaissiez de son invention. Comment la recréer ? Cienna replia le reste de l’électro-bâche, et les Mères se mirent à travailler en équipe, harcelant le trio avec les moyens Bene Gesserit pour lui extraire les détails les plus infimes qui conduisaient à la vérité : les vacillements de doute, les signes de mensonge ou d’exagération. Les Richésiens étaient pris au piège entre les parois de la mine de marbre, sous le couvercle froid du ciel de Wallach IX. Sans défense sous la grêle de questions précises des Sœurs qui se faisait à chaque minute plus pressante. Pour la Communauté, il fallait recueillir les données détaillées en quantité suffisante pour reconstruire la technologie secrète de Chobyn. Il fallait que les Sœurs connaissent le secret. Les inventeurs ne mettaient pas une seconde en doute les capacités extraordinaires du vaisseau qui avait attaqué l’École Mère, mais il devint très vite évident que leur ex-collègue avait été un dissident qui avait travaillé pour son propre compte et probablement sous les auspices de la Maison Harkonnen. Chobyn, apparemment, ne les avait pas consultés et n’avait laissé derrière lui aucun dossier. — Très bien, conclut Harishka. Le secret est donc préservé. Il s’effacera et disparaîtra. Même s’ils étaient impuissants, les trois inventeurs redoutaient à l’évidence que les sorcières du Bene Gesserit ne les torturent à mort avec des moyens effroyables. Cristane elle-même avait préconisé cette solution. Mais si les trois hommes étaient portés disparus à l’occasion d’un accident de navette trop opportun, le Premier Ein Calimar et le Comte Ilban Richèse poseraient un grand nombre de questions gênantes. Et le Bene Gesserit n’avait nul intérêt à éveiller les soupçons. Au fond de la carrière, dans le silence froid, les Sœurs cernaient les trois inventeurs avec un air menaçant. Le vent soufflait dans leurs robes noires et elles étaient maintenant des rapaces, des oiseaux de malheur. Et alors, elles se mirent à chuchoter, leurs paroles se succédant et s’enchâssant en échos : « Vous oublierez. » « Vous ne poserez aucune question. » « Vous ne vous souviendrez de rien. » Dans certains instants dûment contrôlés, les Sœurs de haut rang pouvaient utiliser cette « hypnose de résonance » pour implanter de faux souvenirs dans l’esprit ou altérer les perceptions sensorielles. Elles avaient employé cette arme contre le Baron Harkonnen et ses hommes quand ils avaient débarqué dans l’École Mère assoiffés de vengeance. Cristane participait au chant, focalisant ses forces mentales sur celles des autres Révérendes Mères. Au diapason, elles tissèrent une nouvelle tapisserie de souvenirs, celle-là même que Haloa Rund et ses deux savants collègues rapporteraient à leurs supérieurs, à leur retour sur Richèse. Ils garderaient en mémoire une morne conférence sur Wallach IX, une vague discussion sur des plans destinés à améliorer la sécurité de l’École Mère et les liaisons énergétiques. Dont il ne sortirait rien. Les Sœurs n’avaient pas montré grand intérêt à leurs propositions. Personne n’irait voir plus loin. Mais les Sœurs du Bene Gesserit avaient appris tout ce qu’elles voulaient savoir. 28 Dans une société où les données difficiles sont au mieux incertaines, il faut être prudent pour manipuler la vérité. L’apparence devient réalité. La perception devient factuelle. Utilisez cela à votre avantage. L’Empereur Herade, Introduction aux Subtilités de la Culture de l’Imperium. Le conseiller en étiquette à peine débarqué de Chusuk promena les yeux sur le lugubre Donjon Harkonnen et soupira lourdement. — Je suppose que nous n’aurons pas le temps de revoir le décor ? Piter de Vries, sans répondre, fit entrer le personnage élancé, singulier et fat dans la Salle des Miroirs pour le présenter au Baron Vladimir et à Rabban « La Bête ». — Mephistis Cru nous a été chaudement recommandé par l’Académie de Chusuk où il a chaperonné les fils et les filles de maintes maisons nobles. Mephistis Cru s’avança avec l’élégance harmonieuse d’un maître de ballet, accompagné du cortège de ses reflets multiples. Ses longs cheveux bruns qui lui arrivaient aux épaules étaient coiffés en petites bouclettes qui retombaient sur sa toge gonflante, sans doute le dernier cri de la mode de quelque lointaine planète. Ses pantalons bouffants avaient été taillés dans un tissu chatoyant aux subtils motifs fleuris. Sa peau était délicatement poudrée et il était trop parfumé, même pour le Baron. Avec une révérence exquise, il s’arrêta au pied du vaste fauteuil de son hôte. — Je vous remercie de votre confiance, monsieur. La voix de Mephistis était douce comme un froissement de soie humide. Il avait des lèvres généreuses et du bonheur dans les yeux comme s’il imaginait que l’Imperium était un endroit étincelant, prodigieux dès lors qu’on se comportait selon le décorum requis. — J’ai relu tous les commentaires à votre propos et je conviens qu’il faudrait réviser votre image. Le Baron le toisa du haut de son siège griffon. Il regrettait déjà d’avoir écouté le conseil de son Mentat. Rabban, non loin de là, se régalait, le regard féroce et amusé. Le petit Feyd-Rautha, qui avait maintenant deux ans, fit quelques pas hésitants sur le sol de marbre, tomba et se mit à pleurer. Cru prit son souffle avant de déclarer : — Je suppose que je suis mis au défi de vous faire paraître aimable et honorable. — Et vous feriez bien de réussir, commenta Rabban. Nous avons déjà lancé les invitations pour un grand banquet. Le conseiller en étiquette réagit avec inquiétude. — Combien d’invités aurons-nous ? Vous auriez dû me consulter auparavant. — On ne me demande pas de conférer avec vous de chacune de mes décisions, fit le Baron d’une voix dure comme les rochers d’Arrakis. Cru ne fléchit nullement devant la colère redoutable du Baron et repartit d’un ton pédant : — Et voilà, vous voyez ? Cet accent cassant, cette expression colérique. (Il pointa un index grêle et pâle.) De quoi repousser vos pairs. — Vous n’êtes pas un des pairs du Baron, gronda Rabban. Mephistis continua comme s’il ne l’avait pas entendu. — Il vaut infiniment mieux, infiniment mieux je le dis, exprimer votre réponse en forme d’excuse sincère et authentique. Par exemple : « Je suis désolé, je n’avais pas prévu de considérer ce problème selon votre point de vue. Néanmoins, j’ai pris la décision que je jugeais la meilleure. Peut-être qu’en travaillant ensemble, nous pourrons aboutir à une solution qui nous sera mutuellement profitable. » (Mephistis Cru leva ses mains élégantes en un geste théâtral, comme s’il attendait des applaudissements.) Vous voyez à quel point cela serait plus efficace ? Les deux Harkonnens n’étaient pas du tout d’accord et ils allaient lui en faire part à leur façon lorsque le Mentat s’interposa. — Mon Baron, vous avez accepté que ceci soit une expérience. Vous pourrez reprendre vos anciennes habitudes plus tard, si cela ne marche pas. Remarquant l’acquiescement réticent de l’obèse agressif, Mephistis Cru se mit à marcher de long en large, l’air préoccupé. — Du calme, du calme… Je suis convaincu que nous avons encore quelque temps devant nous. Nous ferons ce que nous pouvons. Nul n’est parfait (Il leva les yeux vers le Baron en retrouvant son sourire.) Voyons ce que nous pouvons changer, même dans ces circonstances précaires. Pour la première leçon de Mephistis Cru, le Baron se détendait dans le solarium, flottant sur sa ceinture à suspenseur. Le soleil enfumé diffusait une clarté douteuse au travers des baies graisseuses qui se reflétait vaguement sur le plancher de ce qui avait été jadis la salle d’exercice du Baron, quand il avait été svelte et plein de santé. Le conseiller en étiquette tournait autour de lui. Il toucha ses manches et palpa le tissu noir et violet. — Détendez-vous, je vous prie. (Il examina en fronçant les sourcils les formes volumineuses du Baron.) Ces habits qui épousent le corps ne vous vont pas du tout, mon Seigneur. Je vous suggérerais de porter des vêtements amples. Je dirais qu’une cape de magistrat vous conférerait une apparence absolument… impressionnante. De Vries s’avança. — Nous allons demander aux tailleurs de vous créer sur l’heure une nouvelle garde-robe. Mephistis Cru passa ensuite en revue Rabban, son gilet de cuir ourlé de fourrure qui ceignait son torse imposant, le large ceinturon avec le fouet de vinencre, les bottes bardées de fer, ses cheveux hirsutes. Une expression de détresse profonde se dessina sur le visage distingué du conseiller en étiquette qui revint très vite au Baron. — Bien, concentrons d’abord nos efforts sur vous, mon Seigneur. Un détail lui revint tout à coup et il claqua des doigts à l’adresse de De Vries. — Si vous le voulez bien, procurez-vous la liste des invités du banquet. J’ai l’intention d’étudier leurs biographies pour mettre au point certains compliments que le Baron pourrait utiliser afin d’entrer dans leurs bonnes grâces. — Des compliments ? fit le Baron. Rabban ravala son rire en voyant l’expression furieuse de son oncle. L’un des talents de Cru était sa capacité d’ignorer les insultes. Il exhiba une réglette longue comme son avant-bras et prit rapidement les mesures du Baron. — Du calme, du calme, je suis aussi excité que vous l’êtes à la perspective de ce banquet. Nous sélectionnerons bien sûr les meilleurs des plus grands vins et… — Pas de vins de Caladan, intervint Rabban, et son oncle approuva. Mephistis Cru pinça imperceptiblement les lèvres. — Donc, nous choisirons dans les grands vins, simplement. Nous ferons appel aux meilleurs musiciens. Nous ferons servir les mets les plus exquis que ces seigneurs aient jamais dégustés. Quant au spectacle, il conviendra de décider d’une distraction qui enrichira l’esprit de chacun. — Nous avons déjà prévu un tournoi de gladiateurs, trancha le Baron. Ici, sur Giedi Prime, c’est la tradition. Les traits du conseiller se convulsèrent en une expression d’horreur absolue. — Il ne saurait en être question, mon Seigneur. Je me dois d’insister. Pas de combats de gladiateurs. Tout épanchement de sang ruinerait l’image que vous pouvez donner de vous. Nous voulons que le Landsraad vous apprécie. Déjà, on lisait clairement dans le regard de Rabban une furieuse envie de casser Mephistis Cru sur ses genoux comme une poupée, et le Mentat remarqua d’un ton posé : — Il s’agit d’une simple expérience, mon Baron. Dans les quelques heures de tension extrême qui suivirent, le conseiller de Chusuk explora la pièce en jubilant devant les multiples détails qu’il aurait à résoudre. Il apprit au Baron comment manger. Il lui montra comment tenir son couvert sans montrer ses coudes. Il donnait des coups de sa baguette de mesure sur les doigts du Baron chaque fois qu’il se trompait. Plus tard dans la soirée, de Vries présenta Feyd-Rautha au conseiller. L’enfant était agité et colérique. Mais, au premier abord, Cru se montra ravi. — La tâche sera dure pour élever cet enfant correctement, ainsi qu’il convient à son rang. Des manières plus raffinées refléteront au mieux ses nobles origines. Le Baron s’assombrit en se souvenant de son lamentable demi-frère, le père véritable de Feyd-Rautha. — Nous faisons ce qu’il faut pour compenser le manque d’éducation de Feyd-Rautha. Ensuite, Mephistis Cru s’attacha plus particulièrement à la démarche du Baron. Il l’obligea à aller de long en large dans le solarium, attentif à chacune de ses attitudes, faisant des suggestions pour mieux utiliser le suspenseur. Il s’arrêta enfin, porta l’index à ses lèvres, l’air songeur. — Oui, pas mal. Nous allons travailler dans ce sens. Brusquement, il fit volte-face et lança d’un air sévère à Rabban : « Mais vous, vous devez commencer par la base. Je vais vous apprendre à marcher avec grâce. (Son ton se fit plus aigu.) Il faut glisser dans l’existence, il faut que chacun de vos pas ne soit qu’une douce intrusion dans l’air qui vous entoure. Il faut d’abord cesser de vous traîner. Il est essentiel que vous ne donniez pas l’image d’un gros balourd. Rabban était sur le point d’exploser. Mais le conseiller en étiquette était en train de fouiller dans la petite mallette avec laquelle il était venu de Chusuk. Il en sortit deux boules gélatineuses qu’il prit délicatement entre ses doigts comme deux bulles de savon. L’une était rouge, l’autre d’un vert profond. — Ne bougez pas, mon Seigneur. (Mephistis posa une boule sur chacune des larges épaules de Rabban où elles restèrent en équilibre précaire.) De simples boules puantes de Chusuk. Les enfants s’en servent pour jouer des tours, mais en tant qu’outil pédagogique elles sont très efficaces. Croyez-moi, vous avez tout intérêt à ne pas les casser. Il se redressa d’un air arrogant dans une bouffée de parfum et acheva : — Permettez-moi d’en faire la démonstration. Déambulez simplement dans cette pièce avec toute l’élégance dont vous êtes capable, mais mesurez vos pas pour ne pas déséquilibrer les boules puantes. Le Baron intervint. — Rabban, fais ce qu’il te dit. Ça n’est qu’une expérience. La Bête s’avança de son habituelle démarche lourdaude. Il n’avait pas parcouru la moitié de la distance que la boule rouge quitta son épaule et s’écrasa sur son gilet de cuir. Surpris, il se rejeta en arrière et la boule verte en profita pour tomber en lui éclaboussant les pieds. Des vapeurs sulfureuses et brunâtres montèrent dans une odeur immonde. Mephistis ricana. — Donc… vous sentez bien où je veux en venir ? Mais Cru ne put continuer : Rabban était déjà sur lui, ses grosses mains rivées sur sa gorge. Il serrait de toutes ses forces, comme il l’avait fait quand il avait étranglé son père. Le délicat conseiller en étiquette éructait et se débattait mais il ne pesait rien face à la Bête. Le Baron s’accorda quelques secondes de plaisir : il n’avait pas l’intention de laisser ce précieux de Chusuk subir une mort aussi simple et rapide. De Vries intervint à point nommé et, en deux ciseaux de la main, il étourdit suffisamment Rabban pour qu’il libère Mephistis. « La Bête » était empourpré par la fureur et tellement puant que le Baron fut pris d’une quinte de toux. — Hors d’ici, neveu ! Et emporte ton petit frère avec toi ! Car Feyd-Rautha s’était remis à pleurer. Le Baron secoua furieusement la tête dans un grand frisson de rouflaquette. — Oui, cet homme ne se trompe pas : tu es un gros balourd ! Je te serai reconnaissant de ne pas te montrer au banquet ! Rabban crispait férocement les poings, et le Baron ajouta : — Je compte sur toi pour être à l’écoute des conversations privées de nos invités. Comme ça, tu t’amuseras certainement plus que moi. Rabban se permit un sourire satisfait en comprenant qu’il n’aurait plus à endurer les cours d’étiquette de l’insupportable Mephistis. Il saisit le petit Feyd-Rautha qui se lamentait de plus en plus fort à cause de l’odeur intenable de son grand frère. De Vries porta secours à Mephistis Cru qui se relevait à peine, le visage marqué, avec des traces rouges sur son cou maigre. — Je… Je vais à présent m’occuper du menu, mon Seigneur, balbutia l’homme de Chusuk en se dirigeant d’un pas incertain vers une porte dérobée. Le Baron foudroya du regard Piter de Vries qui fit un pas en arrière, effrayé. — Un peu de patience, mon Baron. Il est clair que nous avons pas mal de chemin à faire. 29 De tous les accomplissements humains, le pouvoir est le plus instable. La foi et le pouvoir s’excluent mutuellement. Axiome Bene Gesserit Portant un grand sac noir, Hidar Fen Ajidica passa d’un pas rapide entre les deux sentinelles qui veillaient à l’entrée de la cité souterraine. Les Sardaukar se mirent au garde-à-vous et ne cillèrent même pas. Maintenant qu’il savait comment augmenter la production de l’ajidamal jusqu’à des degrés inespérés, le Maître Chercheur en consommait régulièrement des doses énormes et il était désormais immergé dans un état agréable d’hyperconscience. Jamais son intuition n’avait été aussi aiguë. La drogue avait dépassé tous ses espoirs en qualité. L’ajidamal était plus qu’un substitut du Mélange, il était meilleur. Avec ses sens affinés, Ajidica repéra un minuscule reptile sur la muraille. Un draco volans, l’un des « lézards volants » qui avaient quitté la surface rude de la planète après l’attaque des Tleilaxu. Il disparut dans l’instant, ses écailles hérissées. Des fourmis, des scarabées et des cafards s’étaient eux aussi réfugiés dans les profondeurs. C’est en vain qu’Ajidica avait multiplié les opérations d’élimination de la vermine dans ses laboratoires. C’est avec allégresse que le Maître Chercheur traversa le halo orangé d’un bioscanner pour gagner le quartier des officiers Sardaukar, au cœur de la base militaire. Sans s’annoncer, il pénétra dans le bureau central et se laissa tomber dans un chien-forme en serrant son grand sac noir contre lui. L’être-meuble épousa ses formes après l’habituel geignement de circonstance. Ajidica ferma à demi les paupières à l’instant où une onde nouvelle de plaisir balayait son cerveau. Un personnage robuste en uniforme gris et noir de Sardaukar leva les yeux de son assiette. Le Commandant Cando Garon – fils du Bashar Suprême de l’Empereur, Zum Garon – déjeunait souvent seul. Il n’avait pas encore la quarantaine mais paraissait plus que son âge. Ses cheveux grisonnaient sur ses tempes et il avait un teint extrêmement blafard après toutes ces années passées dans la cité caverne dont l’Empereur lui avait confié la défense. Son père était fier du rôle secret mais éminent que jouait Cando. Il posa un regard appréciateur sur Ajidica, avala une autre bouchée de viande et de riz pundi : l’essentiel des rations de combat des Sardaukar. — Vous avez demandé à me voir, Maître Chercheur ? Auriez-vous un problème que mes hommes pourraient résoudre ? — Aucun problème, Commandant. En fait, je suis venu vous apporter une récompense. (Ajidica s’extirpa de son siège vivant pour poser le sac sur le bureau, devant Cando Garon.) Vos hommes ont accompli ici un travail exemplaire, et nos travaux se sont enfin avérés fructueux après toutes ces années. (Dans la bouche d’Ajidica, les compliments avaient une saveur étrange.) Je vais envoyer mes éloges directement à votre père, le Bashar Suprême. Mais en attendant, l’Empereur m’a permis de vous offrir une petite récompense. Garon sortit du sac un sachet sous scellés et l’étudia comme s’il redoutait qu’il lui explose à la figure. Il le huma et décela le parfum de cannelle. — Du Mélange ? (Il sortit plusieurs autres sachets.) Mais il y en a bien trop pour mon usage personnel. — Assez pour que vous le partagiez un peu avec vos hommes, peut-être ? Si vous le souhaitez, je puis faire en sorte que vous et vos Sardaukar en ayez autant que vous le souhaitez. Garon affronta le regard fixe d’Ajidica. — Seriez-vous en train de me soudoyer, monsieur ? — Je ne demande rien en retour, Commandant. Vous savez quelle est votre mission ici : servir les plans de l’Empereur. (Ajidica sourit.) Cette substance provient de nos laboratoires, et non d’Arrakis. Nous l’avons fabriquée, nous avons transformé l’essence liquide en un produit solide. Nos cuves axolotl sont au maximum de production. Bientôt, l’épice coulera librement… et sera disponible pour tous ceux qui la méritent. Pas seulement pour la Guilde, la CHOM ou les Maisons fabuleusement riches. Ajidica prit un sachet, le déchira, et goba le contenu. — Voilà, pour vous prouver que cette substance est pure. — Je n’en doute pas, monsieur. Le Commandant Garon ouvrit à son tour un sachet et renifla la matière collante avant de l’effleurer de la langue, puis de mordre dedans. Sous le choc de l’influx nerveux, sa peau blafarde rosit. Il était évident qu’il aurait voulu se gaver sans perdre une seconde, mais il sut se réfréner. — Dès que nous aurons pratiqué des tests, je veillerai en personne à ce que ce soit réparti équitablement entre mes hommes. En quittant le quartier des officiers, satisfait, Ajidica se demanda si le jeune Sardaukar lui serait de quelque utilité dans son nouveau régime. Les Tleilaxu considéraient qu’il était plutôt risqué de faire confiance à un étranger infidèle, un powindah. Pourtant, Ajidica appréciait ce soldat intelligent et rationnel – pour autant qu’on le contrôle en permanence. Le contrôle. Une des fonctions essentielles de l’épice artificiel. Très précisément. Ajidica remâcha avec délice les visions de l’avenir proche tout en se dirigeant vers la navette. Avant peu, il s’échapperait vers le monde promis. Là, il deviendrait plus puissant encore, pour autant qu’il sache maintenir assez longtemps à l’écart l’Empereur et son cerbère de Fenring. À terme, il devrait affronter Shaddam et les Tleilaxu corrompus qui avaient détourné la Grande Croyance à leur profit. Dans ces épreuves déterminantes, il aurait besoin de ses propres guerriers sanctifiés, de ses Danseurs-Visages et de ses espions personnels. Pourtant, les légions Sardaukar pourraient bien se révéler nécessaires… quand les valeureux soldats impériaux seraient dépendants. 30 Entre toutes les créatures intelligentes, seuls les humains continuent à rechercher ce qu’ils savent hors de leur portée. En dépit d’échecs répétés, ils continuent. Cette particularité apporte des réussites majeures à certains membres de l’espèce, mais pour les autres, pour ceux qui ne parviennent pas au but désiré, de sérieux ennuis peuvent s’ensuivre. Conclusions de la Commission Bene Gesserit : « Que Signifie le Fait d’Être Humain ? » Le Palais Impérial de Kaitain dépassait ce que Jessica avait pu imaginer. Et elle devait admettre qu’il était digne d’abriter l’Empereur Padishah qui régnait sur un million de mondes. Et elle y demeurerait aussi, au titre de dame de compagnie d’Anirul Corrino, Sœur du Bene Gesserit et épouse de Shaddam… Mais elle savait que la Communauté avait bien d’autres plans en vue. Les générations de familles impériales qui s’étaient succédé en ce haut lieu y avaient accumulé les merveilles matérielles de l’univers en se dotant des dons et des services des meilleurs artisans et architectes. Et le résultat qu’elle admirait était un royaume féerique matérialisé, un ensemble de tours, de flèches, de spires et de pignons miroitants, vernissés, surchargés de cabochons qui s’érigeaient vers les étoiles. Le légendaire Château de Cristal de Balut seul pouvait soutenir la comparaison. Un ancien Empereur, agnostique et arrogant, avait déclaré que Dieu Lui-même ne pouvait avoir une demeure plus fabuleuse. Jessica, sous le coup de l’émerveillement, était prête à l’admettre. Mais avec la Révérende Mère Mohiam à ses côtés, elle devait se surpasser pour maîtriser ses émotions. Strictement vêtues de la robe aba du Bene Gesserit, elles traversaient un salon spacieux dont tous les miroirs étaient incrustés de gemmes soo qui diffusaient des arcs-en-ciel au travers de leurs prismes laiteux. Il suffisait d’effleurer une pierre au passage pour faire naître de nouvelles variations de coloris. Une femme de haute taille venait à leur rencontre, accompagnée de gardes Sardaukar au regard vigilant. Elle portait une élégante robe blanche avec un simple collier de perles noires et se déplaçait avec la grâce fluide propre aux Sœurs. Elle eut un sourire chaleureux à l’adresse de sa jeune visiteuse. Des rides infimes marquaient ses grands yeux de biche. — Ça n’est pas l’École Mère, mais ça n’est pas non plus aussi froid et humide que Caladan, n’est-ce pas ? Dame Anirul Shadow Tonkin, tout en parlant, promena les yeux sur le décor luxueux comme si elle le découvrait. — Encore une semaine ou deux, et vous ne voudrez plus partir. (Elle s’avança et, sans hésiter, posa la main sur le ventre de Jessica.) Votre fille ne saurait voir le jour dans un plus bel endroit. Elle semblait vouloir s’assurer de la position du bébé. Ou de son sexe ?… Jessica s’écarta nerveusement. Mohiam l’observa et, sous son regard, elle se sentit soudain mise à nue, comme si sa préceptrice pouvait accéder à ses pensées. Et elle s’empressa de dire : — Je suis persuadée que je vais apprécier ce séjour ainsi que votre générosité, Dame Anirul. Je suis heureuse de vous servir pour toute tâche que vous jugerez à ma mesure, mais dès que mon enfant sera né, il me faudra retourner sur Caladan. Mon Duc m’attend. Aussitôt, elle se sermonna : Je ne dois pas montrer que je tiens à lui. — Bien sûr, fit Anirul. La Communauté vous y autorisera, pour un temps. Dès que les Sœurs auraient l’enfant qu’elles attendaient de l’accouplement Harkonnen-Atréides, le Kwisatz Haderach, peu leur importeraient les souhaits et les affaires privées du Duc Leto. En compagnie de Mohiam, Anirul précéda Jessica au long d’un vertigineux labyrinthe de chambres caverneuses jusqu’aux appartements du second étage qui lui avaient été assignés. Elle conservait certes un air digne, le menton haut levé, mais elle se permettait un sourire intrigué. Si je ne dois être qu’une dame de compagnie, pourquoi ce traitement royal ? Car ses appartements avoisinaient ceux de l’épouse de l’Empereur Shaddam et de sa Diseuse de Vérité. — Maintenant, il faut vous reposer, dit Anirul en regardant son ventre. Prenez soin de votre fille. Pour la Communauté, elle est très précieuse. (Elle sourit.) Et puis les filles sont si gentilles. Jessica, gênée, répliqua : — C’est pour cela que vous en avez cinq, ma Dame. Mohiam lui jeta un bref regard. Car chacun savait qu’Anirul n’avait donné le jour qu’à des filles sur l’ordre strict des Sœurs. Jessica s’excusa : il y avait la fatigue du voyage, toutes ces découvertes merveilleuses et ces expériences nouvelles… Anirul et Mohiam la quittèrent et conversèrent aussitôt en s’éloignant. Mais Jessica s’enferma dans sa chambre sans aucune envie de dormir et rédigea durant une heure une longue lettre à Leto. Ce même soir, il y avait un somptueux dîner dans la Maison de Thé de la Contemplation. La Maison était située dans les jardins d’ornement. Les lieux étaient spacieux, décorés d’estampes de fleurs, de pruniers et d’animaux mythiques. Les serveurs étaient en costume à veste longue, avec des épaules marquées, des poignets assez bouffants pour servir de poches et des clochettes à chaque bouton. Des oiseaux volaient en toute liberté sous la voûte et des paons impériaux dodus couraient entre les baies, encombrés par leur couronne de plumes. À l’image des paons, l’Empereur et son épouse étaient apparus en riche plumage. Shaddam arborait un veston écarlate et doré, une écharpe rouge gansée d’or et marquée du sceau du lion des Corrinos. Anirul elle aussi avait ceint une écharpe, néanmoins plus discrète, sur sa robe de fibre platinée trémulante. Jessica avait choisi une robe du soir en mousseline jaune dans la garde-robe spéciale qu’Anirul lui avait offerte. Elle portait un collier de saphir avec les boucles d’oreilles assorties. Les trois sœurs de Shaddam – Chalice, Wensicia et Josifa – avaient pris place près d’Anirul. La petite dernière, Rugi, était restée avec sa nurse. Seule l’aînée, Irulan, était absente. — Dame Anirul, j’ai plus le sentiment d’être une invitée d’honneur qu’une dame de compagnie, dit Jessica en effleurant son collier. — Absurde, car vous êtes bel et bien notre invitée ce soir. Les tâches plus fastidieuses viendront bien assez tôt, fit Anirul en souriant. Quant à Shaddam, il les ignorait l’une et l’autre. Durant tout le dîner, Shaddam resta silencieux et but en quantité des vins fabuleux. Ce qui fit que les autres invités parlèrent peu et que le repas sembla très bref. Anirul conversa brièvement avec ses filles à propos des cours qu’elles suivaient avec leur tuteur ou des jeux auxquels elles se livraient avec leurs nourrices dans les parcs. Anirul se pencha vers la jeune Josifa. Un léger sourire démentait le sérieux de son regard. — Josifa, faites bien attention à vos jeux. On m’a dit qu’il y avait autrefois une enfant – une fille de votre âge, je crois bien – qui voulait jouer à cache-cache dans le Palais. La nounou lui avait dit qu’il était bien trop grand pour cela, mais la petite fille insista. Et elle partit en courant dans les couloirs, cherchant une cachette. Et plus jamais personne n’a entendu parler d’elle. Je suppose qu’un jour un de nos serviteurs découvrira un petit squelette. Josifa était troublée, mais Chalice pouffa de rire. — Ça n’est pas vrai ! On le sait bien que ça n’est pas vrai ! Wensicia, la seconde en âge, posa des questions à Jessica sur Caladan, le château ducal, la prospérité de la planète océane. Elle s’exprimait d’un ton incisif et professionnel, presque avec une note de défi. — Le Duc Leto jouit de tous les agréments possibles, et de l’amour de son peuple. (Jessica sonda le visage de Wensicia et y lut beaucoup d’ambition.) La Maison des Atréides est donc très riche, à vrai dire. L’Empereur n’accorda un regard à Jessica que lorsqu’elle mentionna le nom de son Duc, mais il semblait peu se soucier de son opinion. Le dîner une fois terminé, Anirul précéda les invités jusqu’à un auditorium situé dans une autre aile du Palais. — Venez. Venez tous. Irulan répète depuis des semaines. Nous avons le devoir d’être attentifs. Shaddam suivit, comme s’il acceptait une autre corvée. Des colonnes taniran gravées à la main et des bas-reliefs entouraient la scène. Le plafond haut était ciselé de filigranes dorés et sur les murs des nuages dérivaient en permanence dans un ciel lumineux. Un immense piano de rubis de Hagal à cordes de cristal occupait la scène. Des laquais précédèrent les invités vers les fauteuils privés. Un public restreint avait déjà pris place dans les autres rangées. Visiblement chacun était impressionné de se retrouver en si noble compagnie. La fille aînée de l’Empereur, Irulan, qui avait maintenant onze ans, s’avança sur scène. Elle était adorable dans sa robe de soie merh d’un bleu céruléen et marchait avec une grâce légère, longue, blonde. Son visage était d’une beauté classique, patricienne. Elle adressa un signe de tête discret à ses parents, dans la loge impériale. Jessica ne la quittait pas des yeux, épiant chacun de ses gestes précis. Elle semblait maîtriser ses mouvements comme si elle avait tout le temps devant elle. Jessica avait été éduquée par Mohiam et elle lisait clairement la marque des Sœurs dans le comportement d’Irulan. Anirul avait dû la former aux stricts enseignements de la Communauté. On disait que cette jeune femme possédait un intellect supérieur et qu’elle était douée en écriture, qu’elle savait même composer des sonnets complexes. Quant à son talent pour la musique, il avait fait d’elle une enfant prodige dès quatre ans. — Je suis très fière d’elle, chuchota Anirul à l’oreille de Jessica. Irulan ira loin, elle en a le potentiel, aussi bien en tant que Bene Gesserit qu’au titre de Princesse. Mais elle ne fait pas partie du plan de sélection. La Princesse adressa un sourire à son père, comme si elle quêtait une réponse de son visage de pierre, puis se tourna vers l’assistance. Elle s’installa avec grâce sur le tabouret de rubis et, un instant, demeura parfaitement immobile, en état de méditation, de fusion avec sa musique intérieure. Et ses longs doigts se mirent alors à courir sur les touches incrustées de gemmes soo, éveillant des notes limpides qui semblaient tourner doucement en spirale magique. Elle s’était lancée dans un pot-pourri de morceaux de grands compositeurs. Mais Jessica se sentit emportée par une vague de tristesse. Ou bien l’on tentait de jouer sur ses émotions avec la musique au niveau viscéral. Quelle ironie de se trouver ici, sur Kaitain, pour elle qui ne l’avait jamais souhaité, à la différence de la première concubine de Leto, Kailea, qui toute sa vie avait aspiré au luxe et à l’apparence, sans jamais y être parvenue. Déjà, son Duc lui manquait et la douleur qui se répandait dans sa poitrine était devenue un poids glacé sur ses épaules. Elle vit que Shaddam venait d’incliner la tête en s’assoupissant et nota le regard de reproche d’Anirul. Tout n’est pas aussi brillant que ça sur Kaitain, songea-t-elle. 31 La Communauté n’a nul besoin d’archéologues. En tant que Révérendes Mères, nous sommes habitées par l’Histoire. Enseignement Bene Gesserit. La Mère Supérieure Harishka penchait son visage parcheminé sur la fournaise. Dans les odeurs acres des alliages, des impuretés et des composants électriques qui faisaient fondre la masse à l’intérieur du grand creuset. Une procession de Sœurs défilait. Chacune portait un élément de l’épave du vaisseau Harkonnen. À l’image des anciens insulaires qui présentaient leurs offrandes au dieu du volcan, l’une après l’autre elles jetaient les pièces de l’engin dans le magma en ignition qui engloutissait les ultimes restes du vaisseau secret. Les générateurs thermiques vaporisaient littéralement les matériaux organiques, fondaient les parties métalliques et cassaient la structure moléculaire des chaînes polymères. Tout devait disparaître, y compris les plaques blindées construites pour affronter l’espace profond. Après avoir altéré les souvenirs des inventeurs richésiens, Harishka avait décidé qu’aucun d’eux ne possédait assez d’informations pour répéter les recherches de Chobyn le renégat Quand le Bene Gesserit en aurait fini avec les fragments de l’unique exemplaire du non-vaisseau, la technologie d’invisibilité serait perdue à jamais. Telles des fourmis noires, les Sœurs s’étaient abattues sur la carcasse, au fond de la carrière, et avaient dépecé et découpé le vaisseau à coups de laser. La Mère Supérieure savait qu’il était impossible de recoller les fragments, mais elle avait insisté pour qu’elles aillent jusqu’au bout et effacent jusqu’à la dernière miette. Sœur Cristane s’avança dans les fumées acres du creuset. Elle portait sans effort le générateur à bobinage qui, pour ce qu’elles en savaient était l’élément clé du projecteur de champ d’invisibilité. L’air implacable, elle fit une pause pour observer le feu, indifférente à la chaleur torride qui rosissait ses joues et menaçait de brûler ses sourcils. Avec une prière silencieuse, elle jeta le générateur dans le brasier et demeura sur place pour le regarder se déformer puis fondre en projetant des giclées noires sur la lave orange et écarlate. C’est alors qu’Harishka sentit une onde parcourir l’Autre Mémoire, elle entendit des murmures venus des vies anciennes. Dans le passé génétique de toutes les vies qu’elle portait en elle, il y avait eu une expérience similaire. Le nom d’une de ses ancêtres fit surface… Lata. Le langage, alors, avait été grossier, impuissant à transmettre les subtilités de la vie. Pourtant, Lata avait bien vécu, elle avait vu les hommes souffler avec des pompes à vessie pour faire monter la température de la forge rudimentaire qu’ils avaient construite près du lac. Dans ses archives intérieures, Harishka n’avait aucun nom pour ce lac, ni pour cette contrée. Les hommes faisaient fondre du fer qu’ils avaient sans doute trouvé dans une météorite. Plus tard, ils auraient des couteaux, des outils, des armes. En faisant défiler d’autres scènes du passé, Harishka retrouva des séquences métallurgiques. Celles du cuivre, du bronze et plus près, de l’acier. Des innovations qui avaient changé des guerriers en rois, des armes qui avaient permis de défaire les tribus adverses, de les asservir. Elle voyageait sur le lignage des femelles et revoyait des guerres, d’autres forges encore, d’autres armes, au fil des générations. La nourriture, les vêtements, les enfants, la mort et l’inhumation… La terre et le métal. Le présent. Elle et ses Sœurs utilisaient la même ancienne technologie pour faire disparaître une découverte redoutable. Harishka ne voulait pas imiter les seigneurs de la guerre des âges perdus qu’elle avait connus à travers toutes ses strates de vies, elle avait décidé de ne pas utiliser cette arme nouvelle et d’empêcher quiconque de le faire. Les Sœurs se succédaient pour alimenter le creuset, la fumée s’épaississait mais Harishka demeurait immobile. Quand il serait débarrassé des impuretés, le mélange de métal, de plastique et de matières organiques servirait à fabriquer des articles utiles pour l’École Mère. Tout comme les glaives de jadis avaient fini en socs de charrue. Le Bene Gesserit avait rendu impossible la reconstruction du générateur d’invisibilité par des étrangers mais Harishka, pourtant, était loin d’être sereine. Les Sœurs avaient examiné le vaisseau par le menu. Même si elles ne savaient pas comment reconstituer le puzzle des pièces, elles avaient enregistré mentalement le moindre fragment jusqu’au plus infime détail. Un jour, l’information serait transmise à l’Autre Mémoire. Elle y resterait scellée pour toujours, dans la conscience collective des Sœurs. La procession s’acheva enfin et les derniers restes du seul non-vaisseau de l’univers disparurent. 32 Il est difficile de faire aimer le pouvoir – tel est le dilemme de tous les gouvernements. L’Empereur Padishah Hassik III, journaux privés de Kaitain. Le banquet Harkonnen était le plus extravagant que l’on ait jamais organisé sur Giedi Prime. Même s’il avait survécu aux sévères leçons de Mephistis Cru, le Baron ne savait pas s’il supporterait à nouveau semblable épreuve. — Cela va changer la façon dont le Landsraad vous perçoit, mon Baron, lui répéta une fois de plus Piter de Vries d’une voix calme, apaisante. « N’oubliez pas à quel point ils révèrent Leto Atréides, comment ils ont applaudi à son action radicale sur Beakkal. Servez-vous-en à votre avantage. En passant au crible les invités, le conseiller de Chusuk avait été épouvanté de voir sur la liste des ennemis jurés de Grumman et d’Ecaz. Ce serait comme une grenade sonique prête à se déclencher sur une simple impulsion. Après bien des discussions et empoignades, le Baron avait finalement accepté de rayer le nom de l’Archiduc Armand d’Ecaz. De Vries avait fait les changements nécessaires afin que le banquet puisse avoir lieu sans autre problème. Le Mentat craignait toujours que le Baron le fasse exécuter après les festivités. En remarquant son malaise, le Baron sourit intérieurement. Il adorait déséquilibrer les gens, leur donner peur de perdre leur rang ou la vie. Les invités triés sur le volet arrivèrent à bord d’une navette Harkonnen. Splendide dans une tenue d’apparat floue qui masquait à la fois sa bedaine et son suspenseur, le Baron les accueillit sous la herse ornementée du Donjon. Dans la lumière vermillon, les pointes de fer acérées étaient comme des dents de dragon prêtes à hacher les nobles hôtes. Au fur et à mesure qu’ils franchissaient la coupée, le Baron s’inclinait en souriant et prononçait quelques phrases excessivement courtoises et longuement répétées. Certains lui lançaient un regard soupçonneux, comme s’il s’exprimait dans un langage inconnu. Le Baron avait été obligé d’accéder à la demande impérative des invités d’être accompagnés chacun d’un garde du corps armé. Le Vicomte Moritani avait amené son nouveau Maître d’Escrime formé sur Ginaz et présentait à tous ce jeune rouquin comme un trophée de guerre. Mephistis Cru avait été déchiré en faisant cette concession, mais les nobles avaient menacé de décliner l’invitation. Il devait bien reconnaître qu’ils ne faisaient pas confiance aux Harkonnens, tout simplement. Et les distingués visiteurs qui étaient maintenant rassemblés dans le foyer d’accueil aux murs lambrissés d’ébène échangeaient des paroles prudentes sur un ton discret, à l’évidence curieux de ce que la Maison Harkonnen pouvait attendre d’eux. — Bienvenue, bienvenue à tous, invités très estimés. (Le Baron leva sa main lourde de bagues.) Nos familles sont associées depuis des générations, pourtant bien peu d’entre vous peuvent se considérer comme des amis. J’ai l’intention d’amener un peu plus de civilité dans les rapports entre les Maisons du Landsraad. Il sourit avec le sentiment que ses lèvres allaient éclater et en sachant bien que la plupart de ces gens auraient probablement fait une ovation au Duc Leto Atréides s’il leur avait tenu le même discours. Mais, autour de lui, il ne voyait que sourcils froncés, lèvres serrées et regards perplexes. C’était Mephistis Cru qui avait rédigé son texte, mais les mots étaient comme autant de coups de griffes douloureux dans la gorge du Baron quand il reprit, avant que quiconque puisse se gausser de son commentaire : — Je vois que ces nouvelles vous surprennent, mais je vous jure, sur mon honneur, que je n’attends rien en contrepartie. Mon seul vœu est de partager avec vous cette soirée de fraternité et de bonheur afin que vous puissiez regagner vos mondes avec une meilleure opinion de la Maison Harkonnen. Le vieux Comte Ilban Richèse leva les mains et applaudit, avec une étincelle de plaisir dans ses yeux bleus. — Oyez, oyez, oyez, Baron Harkonnen ! J’approuve de tout cœur vos sentiments. Je savais qu’il y avait de la tendresse en vous. Non sans raideur, le Baron acquiesça, même s’il avait toujours considéré Ilban Richèse comme un homme frivole qui se vouait à des sujets sans importance, tels que les passe-temps ineptes de ses grands enfants. Résultat, la Maison de Richèse n’avait pas su exploiter la chute de la Maison Vernius et de l’empire industriel d’Ix. Néanmoins, un allié restait un allié. Heureusement pour la Maison de Richèse, le Premier Ein Calimar était suffisamment compétent pour maintenir les complexes technologiques en période d’adversité. Mais, en songeant à Calimar, le Baron ne put s’empêcher de plisser le front. Ils avaient fait des affaires à plusieurs occasions, mais récemment Calimar avait passé son temps à le persécuter au sujet de l’argent que la Maison Harkonnen était censée devoir pour avoir loué les services du docteur Wellington Yueh de l’École Suk. Une dette que le Baron n’entendait nullement honorer. — La paix et la fraternité, Baron… quel louable sentiment, surenchérit le Vicomte Hundro Moritani en secouant la tête dans un grand tourbillon de cheveux noirs, les sourcils en broussaille, le regard sombre et intense. « Ce n’est pas vraiment ce que n’importe lequel d’entre nous pouvait attendre de la Maison Harkonnen. À grande peine, le Baron garda son sourire. — Eh bien, disons que je fais peau neuve. Le Vicomte Moritani avait pour habitude de donner un tour déconcertant à ses commentaires, comme si son âme, quelque part, était attachée à un chien enragé. Il entraînait souvent son peuple dans des menées malsaines, fanatiques, narguant les lois de l’Imperium et menaçant quiconque osait s’opposer à lui. De ce fait, le Baron aurait pu le considérer comme un allié naturel si les initiatives de Grumman n’avaient pas toujours été aussi imprévisibles. Le Maître d’Escrime rouquin diplômé de l’École de Ginaz, et dont le Vicomte était si fier, avait pris place auprès de son seigneur. Les autres avaient amené leurs gardes musclés, mais le Maître d’Escrime semblait être une sorte d’animal familier pour Hundro Moritani. Hiih Resser avait été le seul élève de Grumman à réussir ses études à l’École de Ginaz. Mais en cet instant, il ne semblait pas à l’aise et s’accrochait à son devoir de garde du corps comme si sa vie en dépendait. Le Baron réfléchit aux avantages que cela représentait. La Maison Harkonnen n’avait pas de Maître d’Escrime dévoué à son service et il se demanda s’il ne ferait pas bien d’envoyer quelques-uns de ses propres candidats sur Ginaz… Il précéda ses invités dans le Donjon à pas légers, soutenu par sa ceinture à champ Holtzman. Les lieux d’ordinaire hostiles avaient été décorés de bouquets de fleurs venues d’autres mondes, aux parfums exotiques. Mephistis Cru avait jugé les ressources florales de Giedi Prime « décevantes ». En conséquence, le Baron avait du mal à respirer dans ses propres appartements. En agitant les manches larges et soyeuses de l’habit léger choisi par le conseiller de Chusuk, il entra dans le hall de réception au milieu des serviteurs qui présentaient des plateaux chargés de rafraîchissements. Les gobelets étaient en pur cristal de Balut. Sur une estrade basse, trois musiciens originaires de la planète de Mephistis Cru égrenaient des mélodies entraînantes sur leurs balisettes. Le Baron se fondit dans l’assistance, passant d’une conversation à une autre, affable, attentif et fort civil. Il endurait un véritable supplice. Après quelques verres zestés de Mélange, les invités se détendirent et se mirent à bavarder à propos des actions de la CHOM, des razzias d’animaux sur des mondes perdus, ou des tarifs et des règlements inadmissibles de la Guilde Spatiale. Le Baron avait déjà vidé deux verres de cognac kirana, le double de ce que Mephistis Cru lui avait autorisé, mais peu lui importait. Les salutations et les remarques amicales forcées n’en finissaient plus et le Baron commençait à avoir les lèvres douloureuses à force de sourire. Dès qu’on annonça le dîner, le Baron poussa les invités vers la salle des banquets, impatient d’en finir. Le Comte de Richèse n’arrêtait pas de parler de ses enfants et petits-enfants comme si chacun s’intéressait aux progénitures de sa Maison. Il semblait n’avoir aucune animosité envers la Maison Harkonnen qui avait pourtant succédé aux Richèses sur Arrakis des décennies auparavant. Ce vieil idiot avait perdu une large part de sa fortune par son incompétence et n’en semblait même pas affligé. Les gardes du corps s’assurèrent qu’il n’y avait pas de pièges et les invités prirent enfin place autour de la table qui était un immense plateau de bois d’Elacca sombre sur lequel étincelaient des essaims de verres et des îles de porcelaine fine autour des mets superbes dont l’odeur mettait l’eau à la bouche. Des adolescents angéliques à la peau de lait se tenaient derrière chaque siège, au service des convives. C’était le Baron qui les avait repêchés dans les caniveaux de la ville basse. Il les avait fait laver puis droguer afin de s’assurer de leur absolue soumission. Il carra sa volumineuse personne dans un siège à ses mesures, en bout de table, et commanda sans perdre un instant que l’on serve les hors-d’œuvre. Il avait disposé des horloges tout autour de la salle afin de pouvoir compter chaque seconde qui le séparait de la fin du banquet qu’il savourerait bien plus que le plus fin des mets… Dans son alcôve d’espion, Rabban écoutait chacune des conversations. Il jouait avec le micro directionnel, braquant la parabole sur une bouche, puis une autre, espérant surprendre des bavardages révélateurs et, éventuellement, des secrets. Mais la platitude ennuyeuse de l’ensemble lui donnait la nausée. Tous étaient méfiants, prudents dans leurs propos les plus anodins, il n’apprit absolument rien, ce qui le rendit furibond. — C’est encore plus morne que d’être attablé avec eux ! lança-t-il à de Vries qui s’agitait près de lui avec ses propres appareils d’écoute. De Vries le fixa d’un air sévère. — En tant que Mentat, je n’ai pas d’autre choix que de mémoriser chaque instant aussi fastidieux soit-il, chaque ligne, alors que votre simple cerveau oubliera tout en quelques jours. — J’y compte bien, railla Rabban. Sur les moniteurs à haute résolution, le plat principal venait d’arriver et Rabban sentit son appétit monter d’un cran, sachant bien qu’on ne lui laisserait que les restes… Mais tel était le prix à payer pour échapper à cette volière d’oiseaux agités et bavards. Mieux valait manger froid que subir les civilités de ces imbéciles. Arpentant sans cesse les coulisses, attentif aux milliers de détails, Mephistis Cru surgit sur ces entrefaites. Il avait pris l’alcôve secrète pour une remise à vaisselle. Il s’arrêta net en voyant Rabban et de Vries. Sa gorge se serra et il porta involontairement la main à son cou : une épaisse couche de poudre masquait les marques laissées par Rabban quand il avait tenté de l’étrangler. Puis il se domina : — Oh, veuillez m’excuser, je ne voulais pas vous interrompre. (Il hocha la tête à l’adresse du Mentat qu’il prenait à tort pour un allié.) Je pense que le banquet se déroule bien. Le Baron fait du bon travail. Rabban grommela et Mephistis Cru s’éclipsa. De Vries et Rabban reprirent leurs écoutes avec l’espoir qu’il se passerait quelque chose avant que leur soirée ne soit totalement gâchée. — Quel enfant adorable ! s’extasia le Comte Richèse en voyant Feyd-Rautha. L’enfant avait déjà un vocabulaire fourni et savait comment obtenir ce qu’il voulait. Le Comte lui ouvrit les bras. — Est-ce que je peux le prendre ? Le Baron acquiesça et une servante conduisit Feyd-Rautha jusqu’au vieux Richésien qui le fit sauter sur ses genoux comme un vrai grand-père. Mais Feyd ne rit pas, ce qui surprit Ilban. Il leva son verre tout en tenant Feyd par la main. — Je propose de porter un toast aux enfants ! Tous burent à cela et, en grognant, le Baron s’interrogea : Et si Feyd avait besoin qu’on change sa couche ? Ce vieil idiot d’Ilban serait certainement ravi de cette petite corvée. À cet instant, Feyd gargouilla des mots absurdes et le Baron comprit qu’ils désignaient tous ses excréments. Mais Ilban l’ignorait et il se contenta de sourire en les répétant. Une fois encore, il fit sauter l’enfant blond sur ses genoux et s’exclama d’un ton puéril : — Regarde, mon petit ! Ils apportent le dessert ! Tu aimes ça, hein, le dessert ? Le Baron se concentra, soulagé de savoir qu’on approchait de la fin, mais aussi parce qu’il avait réglé cette partie du banquet lui-même sans écouter les conseils de son nouveau conseiller en étiquette, il lui était venu une idée assez astucieuse qui amuserait sans aucun doute ses hôtes. Six serveurs firent leur entrée, portant un plateau assez grand pour un corps humain, mais en l’occurrence il s’agissait d’un cake de deux mètres de long qu’ils déposèrent au centre de la table. Il était long et sinueux, décoré de spirales de Mélange, évoquant un ver des sables miniaturisé. — Cette pâtisserie symbolise notre fief d’Arrakis, proféra joyeusement le Baron. Célébrez avec moi ces vingt années de travail gratifiant sur ce monde désertique. Le Comte Ilban applaudit à tout rompre avec les autres, mais il était impossible qu’il n’ait pas perçu l’insulte à l’adresse de l’échec de sa famille. Le glaçage du cake frissonna. Le Baron exultait à l’idée de la surprise délicieuse qu’il avait préparée. — Regarde le gâteau, mon petit ! Ilban tenait Feyd devant lui – un geste qui aurait sans nul doute horrifié Mephistis Cru. L’un des assistants du chef pâtissier se servit d’un couteau à shigavrille pour ouvrir le cake sur toute sa longueur, comme s’il pratiquait une autopsie. Les invités se rapprochèrent pour mieux voir et le Comte se pencha lui aussi, en même temps que le jeune Feyd. Dès que le cake s’ouvrit, chacun put voir à l’intérieur des créatures grouillantes, ondulantes, serpentines. Elles étaient censées représenter autant de jeunes vers des sables. Il s’agissait de serpents inoffensifs que l’on avait drogués avant de les enfermer dans la pâtisserie. Ils s’en échappaient à présent et se déversaient par-dessus le glaçage comme un nid de tentacules frénétiques. Une charmante petite plaisanterie, songea le Baron. Feyd semblait fasciné, mais le Comte étouffa un cri. La tension de la soirée et la méfiance des hôtes à l’égard du Baron avaient mis chacun à cran. Le Comte voulut jouer les héros et éloigna Feyd-Rautha d’un mouvement brusque, renversant son siège. L’enfant, qui n’avait pas du tout été effrayé par les serpents, se mit soudain à hurler et à gémir. Les gardes du corps agrippèrent leurs maîtres et se préparèrent à se défendre. De l’autre côté de la table, le Vicomte Moritani recula avec un étrange mélange d’amusement et de colère dans ses yeux noirs. Le Maître d’Escrime Hiih Resser se tenait prêt à défendre son seigneur, mais Moritani ne semblait pas inquiet. D’un geste désinvolte, il régla le bracelet qu’il portait au poignet et un micro-laser lança un trait blanc qui vaporisa les serpents dans la seconde. Ils éclatèrent en lambeaux d’écailles et de chair carbonisée. Les invités continuaient à hurler. La plupart se précipitaient vers les portes. Mephistis Cru surgit d’une chambre annexe en agitant les mains, exhortant l’assistance au calme sans que quiconque l’entende. À partir de cet instant, le pandémonium ne fit que s’aggraver. 33 Plus le groupe est resserré, plus grande est la nécessité de définir strictement les échelons sociaux et leur ordre. Enseignement Bene Gesserit. Liet Kynes, une fois encore, s’était réfugié dans la solitude, sur un balcon rocheux qui dominait de haut la salle des débats. Ici, il était chez lui, loin des halls de Kaitain, mais plus intimidé pourtant. Il devait parler à son peuple de sujets qui concernaient l’avenir de tous les hommes libres de Dune. Les sessions s’étaient déroulées dans le calme, à l’exception d’une violente interruption de Pemaq, le vieux Naib du Sietch du Trou-dans-le-Mur. Le conservateur avait réfuté tous les arguments de Liet, hostile à toute forme de changement sans toutefois proposer des alternatives rationnelles. Les débats duraient depuis des jours, les intervenants se succédaient, les mécontents quittaient la séance indignés pour revenir plus tard. Chaque soir, quand la séance était levée, Faroula serrait tendrement son époux entre ses bras en lui chuchotant des conseils, essayant de l’aider à travers son amour. Grâce à elle, il restait fort et décidé, même si l’ombre du découragement le visitait quelquefois. Les observateurs venus des quatre coins du désert rapportaient leur bataille incessante et les timides progrès réalisés pour apprivoiser Dune. Vingt ans auparavant, Pardot Kynes, leur Umma, leur avait demandé d’être patient, leur avait dit que la tâche dans laquelle ils s’étaient lancés pourrait demander des siècles. Mais il semblait bien que ses rêves commençaient à se réaliser. Dans les arroyos profonds du sud lointain, les plantations habilement dissimulées s’épanouissaient, nourries par des miroirs solaires et des loupes qui réchauffaient l’air jusqu’à faire fondre le givre sous le sable. Des palmeraies naines prospéraient, quoique en petit nombre, de même que les tournesols, les plantes à gourdes et les tubéreuses. Certains jours, on avait vu des filets d’eau couler librement en surface. De l’eau sur Dune ! De l’eau sous le ciel immense ! Pour les Fremen, c’était un concept stupéfiant. Jusque-là, les Harkonnens n’avaient pas remarqué les changements, tant ils étaient obnubilés par la récolte de l’épice. La planète serait reconquise, hectare par hectare, dune après dune. Les bonnes nouvelles affluaient de toutes parts. Liet n’en eut pas moins un lourd soupir. Même avec tous les soutiens qu’il avait reçus (qui dépassaient de loin ses espoirs), il s’attendait à un désaccord ce soir… quand l’assemblée aurait entendu ses propositions. Les Fremen aux visages burinés, aux longs membres noueux tannés par le désert torride et les vents de sable, regagnaient peu à peu leurs places sur les corniches et les balcons après la pause de la mi-journée. Ils portaient tous la même robe maculée de taches d’ocre, les mêmes bottes temag. Certains fumaient l’ancienne mixture de fibres et de Mélange dans des pipes d’argile, comme le voulait la coutume en début d’après-midi. L’arôme plaisant envahit les narines de Liet à l’instant où il prenait la parole. — L’Umma Kynes, mon père, était un grand visionnaire. Il a engagé notre peuple dans une entreprise ambitieuse et ardue pour réveiller Dune. Il nous a appris que l’écosystème est complexe, que chaque forme de vie a besoin d’une niche écologique. Il nous a parlé bien des fois des conséquences écologiques de nos actes. Notre Umma considérait l’environnement comme un système interactif dont l’ordre et la stabilité sont fluides. « Nous avons importé des insectes d’autres mondes pour aérer le sol, ce qui permet aux plantes de croître. Nous avons des mille-pattes, des scorpions et des abeilles. Et des animaux, des oiseaux et des mammifères se sont installés dans les rochers et dans le sable : des renards, des lièvres, des faucons du désert, des chouettes, des hiboux et de petits ducs. « Dune peut être comparé à un énorme moteur que nous serions en train de réparer en huilant toutes les pièces. Un jour viendra où nous pourrons l’utiliser à des fins nouvelles et merveilleuses, tout en continuant de le révérer et de le servir. Mes frères, nous tous, les Fremen, nous faisons partie intégrante de l’écosystème. Nous occupons notre propre niche, celle qui nous est essentielle. « Mais quelle est cette niche ? Est-ce que nous ne sommes que des planétologistes qui restaurent la flore et la faune ? Non, je dis que nous devons faire mieux que ça. Il faut que nous attaquions les agresseurs Harkonnens à un niveau que nous n’avons jamais osé. Depuis des années nous les harcelons, mais sans jamais mettre en risque leurs opérations de rapaces. Et aujourd’hui, le Baron vole plus d’épice que jamais auparavant. Des cris de mécontentement lui répondirent, soutenus par des vagues de chuchotements impatients à l’écoute de ce sacrilège permanent. Liet haussa alors le ton : — Mon père n’a pas su voir que les forces agissantes de l’Imperium – l’Empereur lui-même, la Maison Harkonnen, le Landsraad – ne partageraient pas sa vision. Nous sommes seuls concernés, et nous devons les empêcher d’agir. Les murmures s’amplifièrent. Liet espérait qu’il avait réveillé son peuple, qu’il était enfin parvenu à les convaincre de mettre leurs différences de côté pour travailler dans leur intérêt commun. — À quoi sert de bâtir une maison si vous ne pouvez la défendre ? Nous sommes forts et nous sommes des millions. Combattons pour le nouveau monde que mon père avait entrevu, un monde dont nos arrière-petits-enfants devront hériter ! Des salves d’applaudissements résonnèrent dans la grotte et les pieds tambourinèrent au long des galeries et des balcons, ce qui était un signe d’approbation des jeunes Fremen qui, jour après jour, lançaient leurs rezzous. C’est alors que Liet distingua une fausse note dans la rumeur. Les mains se tendaient vers un balcon, celui de Pemaq. Il s’était levé et brandissait son krys en secouant furieusement la tête, et ses longs cheveux le faisaient ressembler à quelque fou du désert profond. Et il lança l’ancien cri de bataille Fremen : — Taqwa ! Qui signifiait « Le prix de la liberté ». Le silence tomba. Et tous les regards se rivèrent sur le vieux Naib du Sietch du Trou-dans-le-Mur qui levait haut son krys. La tradition Fremen voulait qu’un krys ne retrouve pas son étui avant de goûter le sang adverse. Pemaq avait choisi la voie dangereuse. Liet porta lui aussi la main à son couteau. Il entrevit Stilgar et Turok qui enfilaient précipitamment les marches taillées dans la roche pour gagner le niveau supérieur. — Liet Kynes, je te défie de me répondre ! clama Pemaq. Si je ne juge pas ta réponse satisfaisante, il en sera fini du temps des mots et c’est le sang qui décidera ! Acceptes-tu mon défi ? Ce fou pouvait détruire tous les avantages politiques que Liet s’était acquis. Mais son honneur et sa réputation étaient enjeu, il n’avait pas le choix. Et Liet lança : — Si cela doit te réduire au silence, Pemaq, j’accepte ! Il n’y a pas d’homme plus aveugle que celui qui a déjà fait son choix. Une vague de rires étouffés parcourut la salle : la citation de ce vieil adage Fremen était astucieuse. Irrité par cette rebuffade, Pemaq leva son krys. — Liet Kynes, tu n’es qu’à moitié Fremen, et la part de ton sang hors-monde t’a instillé des idées diaboliques. Tu as passé trop de temps sur Salusa Secundus et Kaitain. Tu as été corrompu et à présent tu essaies de nous corrompre tous avec tes dangereuses illusions. Le cœur de Liet battait à tout rompre. La colère montait en lui et il ne voulait plus qu’une chose : faire taire l’autre. En jetant un bref regard derrière lui, il vit que Stilgar s’était placé en position de garde sur son balcon. Pemaq le dissident reprit ses invectives : — Durant des années, Hein, le Naib du Sietch du Mur Rouge a été mon ami. J’ai combattu les Harkonnens à ses côtés depuis leur arrivée sur Dune, après le départ de la Maison de Richèse. Je l’ai porté sur mon dos après qu’il eut perdu un œil durant un de nos raids. Sous son commandement, son peuple a connu plus de prospérité – mais il se fait vieux, tout comme moi. « Et voilà que tu en appelles au soutien des chefs Fremen, que tu les convoques ici pour renforcer ta position. Tu parles des réussites de ton père, Liet Kynes, mais tu n’en cites aucune à ton crédit. (Le vieux Naib tremblait de fureur.) Tes motifs sont clairs : tu veux être le prochain Naib. Liet accusa le coup devant cette assertion ridicule. — Je le nie complètement. Depuis des semaines, j’ai parlé de travaux essentiels pour tous les Fremen, et voilà que tu m’accuses d’ambitions mesquines ? Stilgar intervint alors, d’un ton clair et ample. — On dit que si un millier d’hommes se rassemblent, l’un d’eux est certainement un idiot. Je crois que nous sommes mille ici, Pemaq – et aussi que nous avons trouvé l’idiot. Quelques rires diminuèrent un peu la tension, mais sans calmer Pemaq. — Liet Kynes, tu n’es pas un Fremen. Tu n’es pas des nôtres. D’abord, tu as épousé la fille de Heinar, et maintenant tu comptes prendre sa place. — Je te renvoie la vérité, Pemaq. Puisse-t-elle percer ton cœur menteur. Mon sang de hors-monde, je le tiens de l’Umma Kynes lui-même et tu parles de faiblesse ? Et puis, comme chacun dans ce sietch, tu connais l’histoire de mon frère de sang Warrick et de sa mort. Je lui ai juré d’épouser Faroula et d’adopter son fils comme s’il était le mien. Pemaq, solennel, répliqua : — Peut-être est-ce toi qui as invoqué le vent du démon dans le désert pour qu’il tue ton rival. Je ne prétends pas connaître les pouvoirs des démons hors-monde. Lassé par tant d’absurdités, Liet porta son regard sur les délégués rassemblés dans la salle. — J’ai accepté ce défi, mais voilà qu’il se contente de jouer avec les mots. S’il doit y avoir duel entre nous, aurai-je son sang ou aura-t-il le mien ? Pemaq est un vieil homme, et si je le tue au combat, ce ne sera qu’en me déshonorant. Même s’il meurt, il aura atteint son but. (Il se pencha vers Pemaq.) Est-ce bien là ton plan, vieux fou ? À cet instant, le Naib Heinar s’avança sur le balcon et rejoignit Pemaq. Il semblait fait de cuir sombre et son œil unique étincelait. Pemaq, surpris, incrédule, se tourna vers lui à l’instant où il prenait la parole de sa voix rauque. — Je connais Liet depuis qu’il est né parmi nous, et jamais il n’a fomenté de mauvais tours contre moi. Il est véritablement l’héritier des visions de son père et aussi Fremen que n’importe lequel d’entre nous. Hein fit face au vieux Naib échevelé qui brandissait toujours son krys. — Mon vieil ami Pemaq croit qu’il parle en mon nom, mais je lui dis ici même qu’il doit penser au-delà de son seul sietch, qu’il doit embrasser tout Dune. Je préférerais que l’on répande le sang des Harkonnens plutôt que celui de mon ami ou de mon gendre. Dans le silence qui suivit, Liet lança : — Et moi je préfère partir au désert et affronter Shai-Hulud plutôt que de combattre un seul d’entre vous. Vous devez me croire ou bien me chasser. Stilgar et Turok entonnèrent un chant, bientôt repris par les jeunes Fremen intrépides qui s’étaient voués à prendre le sang des Harkonnens. Et ils furent plus d’un millier à répéter : « Liet ! Liet ! Liet ! » Chacun surprit un échange brusque sur le balcon d’en face, une rapide échauffourée entre Pemaq et Hein. Sans un mot, le vieux Fremen hostile avait tenté de tomber sur son krys, mais Stilgar l’avait retenu à temps. Maintenant, il arrachait l’arme pâle d’entre les mains de son vieil ami. Et Pemaq retomba, vivant mais vaincu. Heinar fit un pas en arrière et, en un éclair, taillada profondément le front de Pemaq. Il garderait la cicatrice pour le reste de ses jours. Heinar lui avait pris la part du sang. Un filet sombre coulait entre ses sourcils broussailleux mais il n’y avait plus de rage dans ses yeux. Heinar, alors, présenta le krys à l’assistance et le rendit à son possesseur en le tenant par la pointe. — Vous tous ici rassemblés, clama le vieux Naib, prenez cela comme un bon présage car ainsi tous les Fremen sont unis derrière Liet Kynes ! Pemaq, en se relevant, essuya instinctivement le sang qui maculait son visage et ne réussit qu’à le répandre sur ses pommettes comme un tatouage de guerre. Il reprit son souffle pour parler ainsi qu’il en avait le droit. Liet se roidit, prêt à le contrer, même s’il était encore sous le choc des événements. Mais Pemaq regarda Hein d’un air sombre et dit : — Je propose que nous élisions Liet Kynes comme Abu Naib, le père de tous les sietch, celui qui nous conduira vers demain. Après un moment, Liet réussit à se dominer et déclara : — Nous avons atteint une situation de crise dans notre histoire. Nos descendants, en se remémorant cet instant, jugeront que nous avons pris la bonne décision ou que nous nous sommes fourvoyés. Plus l’éveil de Dune deviendra évident, plus il sera difficile de dissimuler ce que nous avons entrepris aux Harkonnens. La dîme que nous versons à la Guilde est pour nous plus essentielle que jamais. Il faut que nous nous assurions que les satellites météo et autres appareils d’observation ne soient pas braqués sur nous. Ces paroles déclenchèrent des murmures de controverse. L’unique résultat perceptible après toutes ces semaines de palabres. Liet fit un effort pour dominer son émotion. — Après la trahison qui s’est soldée par la destruction de la base des contrebandiers au pôle sud, je ne fais plus confiance à notre intermédiaire, le marchand d’eau Rondo Tuek. Il a certes quitté le pôle, mais il joue encore le rôle d’agent de liaison. Pourquoi dépendre encore de lui ? Je vais exiger une rencontre directe avec un représentant de la Guilde Spatiale. Les Fremen ne doivent plus dépendre de vulgaires intermédiaires. À partir de maintenant, nous traiterons avec la Guilde. Depuis toujours, Liet avait considéré Dominic Vernius comme un mentor et un ami. Le Comte renégat méritait un meilleur destin que celui qu’il avait eu suite à la fourberie du marchand d’eau. Récemment, Tuek avait revendu sa mine de glace à Lingar Bewt, son ex-bras droit, et était retourné vivre à Carthag. Un plan s’était dessiné dans l’esprit de Liet pour régler le problème du marchand d’eau. Il balaya la salle du regard et lut sur les visages une expression de foi absolue qu’il n’avait pas connue depuis les jours anciens où son père haranguait les Fremen. Il prenait soudain conscience du chemin parcouru, de ses aspirations qui transcendaient celles de l’Umma. Son père avait vu le désert reconquis, les prairies et les forêts remplaçant le désert, mais lui, Liet, voulait que les Fremen soient les intendants de Dune. Tous. Mais pour parvenir à ce rang, ils devaient au préalable se libérer du carcan des Harkonnens. 34 Le corps humain est le dépôt des reliques du passé – l’appendice, le thymus, et (chez l’embryon) la structure des ouïes. Mais l’inconscient est encore bien plus intriguant. Il s’est construit durant des millions d’années et son histoire est retracée dans les synapses dont certains ne semblent plus savoir leur utilité dans le monde moderne. Il est difficile de trouver tout ce qui y est inscrit. Extrait d’un symposium Bene Gesserit secret sur l’Autre Mémoire. Tard dans la nuit, alors que les aurores boréales étaient encore éclatantes, Anirul, incapable de trouver le sommeil, entra dans les appartements glacés et austères où avait vécu Lobia, la défunte Diseuse de Vérité de l’Empereur. Près de deux mois s’étaient écoulés depuis sa mort et chaque pièce était silencieuse et éteinte comme un tombeau. Lobia devait se trouver dans l’Autre Mémoire désormais, avec la multitude des vies, mais son esprit n’avait pas encore refait surface. Anirul était épuisée à force de chercher à la localiser, mais elle n’en persistait pas moins dans son effort, mue par une volonté extérieure. Anirul avait besoin d’une amie, d’une confidente, mais elle n’osait s’adresser à personne – certainement pas à Jessica, qui ignorait tout de son destin. Elle avait certes ses filles, mais même si elle était fière de l’intelligence d’Irulan et de ses dons, elle ne pouvait risquer de faire peser un tel fardeau de connaissance sur elle. Irulan n’était pas prête. Et le programme de sélection génétique du Kwisatz Haderach devait rester impérieusement secret. Mais Lobia – si elle parvenait à la retrouver dans l’Autre Mémoire – serait sa confidente idéale. Où êtes-vous donc, ma vieille amie ? Faut-il que je crie et réveille toutes les autres vies ? Elle redoutait d’aller aussi loin, mais pourtant le bénéfice pourrait justifier le risque. Lobia, parlez-moi. Des boîtes vides étaient empilées contre une paroi, mais Anirul s’était refusée à emballer les maigres biens de la Diseuse de Vérité pour les renvoyer sur Wallach IX. Gaius Helen Mohiam s’était installée dans un autre secteur du Palais immense et des années s’écouleraient avant que quiconque s’aperçoive que ces appartements étaient inoccupés. Anirul errait dans les pièces abandonnées, humant l’air glacé comme si elle espérait réveiller des esprits égarés. Elle s’assit devant un petit bureau à cylindre et porta la main à son anneau de gemme soo pour activer son journal senso-conceptuel. Il s’ouvrit à hauteur de son regard, visible pour elle seule. L’endroit lui paraissait se prêter à une réflexion profonde et à une réorganisation de ses pensées les plus intimes. Elle était convaincue que Lobia l’aurait approuvée. « N’est-ce pas, ma vieille amie ? » Le son de sa propre voix la fit tressaillir. Elle retomba aussitôt dans le silence, surprise de s’être parlé à elle-même. Le carnet intime attendait d’autres mots. Elle s’apaisa et ouvrit son esprit en faisant appel aux techniques prana bindu. Elle inspira puis expira lentement par les narines dans un plumet ténu de condensation. Elle eut un long frisson et ajusta son métabolisme pour ne plus ressentir le froid. Quatre brilleurs nus s’allumèrent en hésitant au plafond, puis leur clarté se fit brusquement plus intense comme si une onde mystérieuse venait de balayer la pièce. Anirul ferma les yeux. Elle sentait encore l’odeur de Lobia, un relent de moisi qui avait quelque chose de rassurant. Et elle percevait aussi la trace de l’énergie psychique de la Diseuse de Vérité. Elle prit une plume à encre sur le bureau, la serra entre ses paumes et se concentra. Lobia s’était servie de cette plume bien des fois pour rédiger des messages codés destinés à l’École Mère où elle avait été instructrice des années durant. Elle avait laissé ses empreintes, ainsi que des traces de sueur et des cellules de peau morte. Mais la plume était un ustensile d’écriture primitif et elle ne pouvait s’en servir pour son journal conceptuel. Elle fit donc apparaître un stylo sensoriel qu’elle pointa vers les pages éthérées. Ce lieu de silence et de solitude où Lobia avait passé une grande partie de sa vie était le refuge parfait où Anirul pourrait décrire son amitié avec la Diseuse de Vérité et la sagesse qu’elle lui avait enseignée. En quelques traits incisifs, elle inscrivit une date codée sur la page immatérielle. Puis sa main hésita. Ses pensées turbulentes se troublèrent en bloquant le flot de mots qu’elle s’apprêtait à écrire. Elle était comme une enfant à l’École Mère : on lui avait confié une tâche importante mais elle était incapable de canaliser ses pensées car la Préceptrice Supérieure la fixait du regard, épiant ses moindres gestes. La lumière des brilleurs déclina, comme si des ombres les enveloppaient. Anirul se retourna mais ne discerna rien. Elle fit un effort pour recentrer ses pensées et revint à son journal. Elle réussit à rédiger deux phrases avant que son esprit ne dérive comme un cerf-volant porté par le vent. Des chuchotements à peine audibles s’infiltraient dans la pièce. Anirul imagina que Lobia était auprès d’elle, qu’elle lui donnait encore un peu de sa sagesse, la conseillait. Lors d’une de leurs innombrables conversations, la vieille Mère lui avait expliqué comment elle avait été choisie pour être la Diseuse de Vérité de l’Empereur parce qu’elle s’était révélée plus riche en talents que des centaines d’autres Sœurs. Mais au fond de son cœur, Lobia aurait préféré rester à l’École Mère à s’occuper des vergers, tâche dont était désormais chargée la Révérende Mère Thora. Mais une Bene Gesserit devait assumer les devoirs qu’on lui fixait et oublier ses préférences personnelles. Comme, par exemple, épouser l’Empereur. Mais Lobia avait néanmoins trouvé le temps de donner des cours particuliers aux Sœurs présentes dans le Palais, Anirul y comprise. La vieille Mère irascible marquait chacun des points importants de ses discours en agitant un index impératif et tanné. À présent, derrière ses paupières closes, Anirul retrouvait aussi les rires de Lobia, un compromis entre un caquètement et un grognement qui se manifestait dans les circonstances les plus inattendues. Au début de leurs relations, elles ne s’étaient pas tout de suite rapprochées l’une de l’autre. En fait, elles avaient eu quelques frictions à propos de leurs rapports avec l’Empereur. Anirul avait souvent été agacée et frustrée en surprenant son époux et Lobia plongés dans des conversations intimes. Lobia lui avait alors dit avec un mince sourire : « Shaddam aime le pouvoir bien plus qu’il ne pourra jamais aimer une femme, ma Dame. Il ne s’intéresse pas à moi mais à ce que je peux lui dire. Il s’inquiète constamment de ses ennemis et il veut constamment savoir qui lui ment. Qui fomente des complots pour lui arracher le pouvoir, pour s’attaquer à sa santé, à sa vie. » Au fil des années, Shaddam, qui attendait toujours un héritier qu’il ne voyait pas venir, était devenu plus distant avec son épouse. Avant peu, il se débarrasserait sans doute d’elle pour prendre une compagne capable de lui donner un fils. Ce qu’Elrood, son père, avait fait de nombreuses fois. Mais Shaddam ignorait qu’Anirul avait déjà instillé un agent indétectable à son époux durant leurs rapports sexuels. Après leurs cinq filles, il ne concevrait pas d’autre enfant. L’Empereur était stérile depuis que lui et Anirul avaient accompli le devoir fixé par les Sœurs. Shaddam avait eu suffisamment d’autres femmes pour comprendre qu’il avait un problème, mais il n’était pas du genre à l’accepter et préférait rejeter la faute sur sa compagne… Toutes ces idées se focalisèrent dans l’esprit d’Anirul et, ouvrant les yeux, elle se mit à écrire frénétiquement sur la page virtuelle de son journal. Puis, une fois, encore, elle s’interrompit en entendant un bruit. Des pas furtifs dans le couloir ? Des voix étouffées ? Elle tendit l’oreille mais n’entendit plus rien. Elle fit rouler le stylo entre ses doigts… Et les voix revinrent, plus fortes qu’avant, comme s’il y avait réellement quelqu’un dans la pièce cette fois. Les chuchotements s’accentuèrent, devinrent des fragments disparates de phrases, puis s’estompèrent. Nerveusement, elle s’écarta du bureau pour ouvrir quelques placards vides, soulever le couvercle des gros coffres. Mais personne ne se cachait ici. Les voix revinrent comme une vague de mots et d’appels. C’était l’Autre Mémoire, impatiente, dissipée, se déversant en une cataracte de plaintes et de reproches comme jamais auparavant, et elle se demanda ce qui avait pu déclencher cela. Sa quête de Lobia ? Le tourment qui agitait son esprit ? Les voix l’enveloppaient tout en étant aussi en elle. Les échos augmentaient, se répondaient, comme si toute la pièce était habitée par des Sœurs querelleuses, invisibles, dont les échanges étaient confus, incompréhensibles. Chacune avait son mot à dire, dans le tumulte des contradictions. Un instant, elle faillit s’enfuir, mais il fallait qu’elle trouve le courage de rester, d’écouter la multitude qu’elle portait en elle et qui cherchait à entrer en contact avec son esprit. Les Sœurs avaient une chose importante à lui dire. — Lobia ? Vous êtes là ? L’orage des voix réagit comme un nuage fantomatique. Les clameurs diminuèrent, puis remontèrent. Elles étaient comme des signaux mal syntonisés luttant dans une marée de statique. Certaines Sœurs défuntes hurlaient pour se faire entendre par-dessus les autres mais Anirul ne comprenait pas. Il lui semblait pourtant qu’elles criaient le nom du Kwisatz Haderach dans de nombreux langages. Soudain, tout se tut. Dans le silence inquiétant, sa tête résonnait et une douleur sourde monta dans son ventre. Elle leva les yeux vers son journal conceptuel. La dernière fois qu’elle avait ressenti l’agitation de l’Autre Mémoire, elle était déjà occupée à rédiger son journal. Elle s’y était abandonnée pour se retrouver bloquée par une brume tourbillonnante. Les deux expériences étaient différentes mais elles portaient le même message. Il y avait de la détresse dans le chœur de ses ancêtres. Plus intense, plus violente dans la rumeur incompréhensible. Si elle ne découvrait pas ce qui se passait, sa vie serait en danger. Plus grave encore : tout le programme du Kwisatz Haderach, sa raison d’être, pourrait être menacé. 35 Quand vous avez exploré une peur, elle devient moins menaçante. Une part de notre courage provient de l’extension de notre savoir. Duc Leto Atréides. Leto, les coudes posés sur la table d’un balcon, savourait l’air salé, les rubans de nuages orageux qui se déroulaient sur les lames écumantes. Le vent du soir se levait sur la mer de Caladan. C’était la saison des tempêtes terrifiantes et superbes, qui lui rappelait les turbulences de l’Imperium et celles de son cœur. Il n’était que le Duc d’une Maison noble du Landsraad et peu de chose contre ces forces énormes. Le Prince Rhombur était assis en face de lui, le visage tourné vers la paroi et non vers le large. Son corps de cyborg était insensible au froid. Pour l’heure, il se concentrait sur le plateau de Kheops, le jeu de stratégie pyramidale auquel Leto avait si souvent joué avec son père. — À vous, Leto. Le Duc but une gorgée de son thé qui était froid depuis un bon moment, puis déplaça son pion d’avant-garde, un guerrier cymek qui devait le protéger du prêtre noir de son adversaire. — Je voulais dire que c’était aussi à vous de jouer dans un autre sens, fit Rhombur dont le regard se perdait dans les striures de la pierre antique. « Le Bene Gesserit a rejeté votre demande concernant le vaisseau invisible, mais nous ne pouvons en rester là. Thufir et Gurney nous ont rapporté toutes les informations dont nous avions besoin. Le moment est venu d’entreprendre une action décisive pour que je récupère Ix. (Il eut un sourire juvénile sur son visage déformé par les cicatrices.) Et maintenant que Jessica est partie, vous avez besoin de vous trouver une occupation. — Vous avez peut-être raison, fit Leto sans répondre au sourire de son ami. Depuis la catastrophe du clipper du ciel, il avait constamment été en quête d’un objectif valable afin de garder son équilibre mental. L’expédition punitive sur Beakkal avait constitué une excellente première phase, mais elle n’avait pas suffi. Il n’était que partiellement un homme… tout comme Rhombur. — Il faut cependant que je songe à la prospérité de mon peuple avant tout, ajouta-t-il d’un air pensif. « De nombreux soldats seront tués dans l’attaque d’Ix et nous ne devons pas oublier la sécurité de Caladan. Si l’attaque échoue, les Sardaukar ne nous feront pas de quartier. Je veux sauver votre monde, Rhombur, et non pas perdre le mien. — Je sais que ce sera risqué. Mais les risques sont l’apanage des grands hommes, Leto. Rhombur cogna du poing sur la table avec plus de force qu’il ne le voulait et les pièces du jeu sautèrent violemment. Il regarda tristement sa prothèse et reposa doucement la main. — Désolé. (Son expression était plus déchirée que jamais par des émotions dures.) Mon père, ma mère et ma sœur sont morts. Je suis plus une machine qu’un être de chair et je ne pourrai plus avoir d’enfant. Alors, qu’ai-je donc à perdre par tous les enfers ? Leto attendit la suite. Le Prince était révolté, en ébullition, comme à chaque fois qu’ils en venaient à parler d’Ix. Le seul résultat positif du drame qu’il avait vécu dans l’explosion du clipper était que son esprit semblait galvanisé et plus clairvoyant. Il était un homme nouveau lancé dans une mission. — L’amnistie conditionnelle de Shaddam était un geste creux et je me suis montré bien faible en l’acceptant. Des années durant je me suis convaincu moi-même qu’il serait mieux d’attendre. Mais les miens ne peuvent plus attendre à présent ! Il faillit abattre à nouveau le poing sur la table mais s’arrêta net en voyant Leto tressaillir. Son expression s’apaisa et devint humble. — Leto, trop de temps a passé. Il faut que j’y aille. Même si je ne réussis qu’à me glisser jusqu’au sous-sol et à rencontrer C’tair. Ensemble, nous pourrions fomenter une rébellion générale de la population, qui sait… Il revint au jeu, avec ses multiples niveaux et ses complexités qui étaient un peu le reflet de la vie. Il prit la Sorcière délicatement gravée entre ses prothèses de pouce et d’index et la déplaça. — Leto, Ix vous remboursera jusqu’au dernier solari pour cette campagne, avec en plus des intérêts substantiels. Et puis, je pourrais envoyer des techniciens ici, sur Caladan, pour qu’ils étudient votre industrie, votre gouvernement, vos moyens de transport, vos techniques de pêche et d’agriculture afin de tenter de les améliorer. Les systèmes, mon ami, voilà la clé de tout avec les plus récentes technologies, bien entendu. Par exemple, nous pourrions vous fournir des machines gratuitement pendant un certain temps. Disons dix ou vingt ans. Les sourcils froncés, Leto examina le jeu et glissa un Long-courrier au niveau supérieur pour s’emparer du Navigateur de son adversaire. — Chacune des Maisons du Landsraad, dit Rhombur, y compris les Atréides, tirera bénéfice de la chute des Tleilaxu. Les produits d’Ix, que l’on considérait comme les plus fiables et les plus ingénieux de l’univers, ne circulent plus, vu le lamentable niveau de qualité des usines Tleilaxu. Et qui pourrait se fier à ce qu’ils fabriquent ? Depuis le retour de Thufir et de Gurney, Leto n’en finissait pas de réfléchir aux multiples questions que leurs informations avaient soulevées. S’ils ne chassaient pas les Tleilaxu, les ignobles sorciers généticiens chercheraient à déstabiliser l’Imperium. Qu’en était-il des usines d’armement d’Ix ? Les Tleilaxu pouvaient très bien décider de former de nouvelles armées et de les équiper avec les plus récentes trouvailles de la technologie militaire. Et que faisaient les Sardaukar sur Ix ? Il lui vint une terrible pensée. Selon l’équilibre traditionnel des forces dans l’Imperium, la Maison de Corrino avec ses Sardaukar équivalait approximativement à l’ensemble des armées combinées de toutes les Maisons du Landsraad. Qu’adviendrait-il si jamais Shaddam modifiait cet équilibre en sa faveur en s’alliant aux Tleilaxu ? Était-ce la raison de leur présence permanente sur Ix ? Leto repoussa le jeu. — Vous avez raison, Rhombur. On ne s’amuse plus. Peu m’importent désormais la politique de la Cour et les apparences, ni comment l’Histoire pourra me juger. C’est la justice qui est en question pour moi, ainsi que l’avenir du Landsraad, et des Atréides. Il s’empara cependant d’un des pions de Rhombur qui ne parut pas même s’en apercevoir. — Néanmoins, il me faut être certain que vous ne vous laisserez pas aller à un acte extravagant et vain, comme le voulait votre père. Son attaque nucléaire de Kaitain aurait secoué tout l’Imperium, et la Maison Vernius n’y aurait rien gagné. Rhombur inclina lentement la tête en faisant appel aux servomoteurs de son cou. — Et des vengeurs fous s’en seraient pris à moi – et à vous, Leto, par association. Il joua un coup maladroit, un faux pas stratégique qui permettrait à Leto d’accéder à un autre niveau de la pyramide. — Rhombur, il ne faut pas perdre de vue les détails. Les plans les plus brillants ne sont rien si tous les fils ne sont pas bien noués. La partie humaine du visage de Rhombur rougit. — Je crois que je suis meilleur à la balisette. Leto but une dernière gorgée de thé et vida le reste de sa tasse par-dessus la rambarde. — Ça ne sera ni simple ni facile. Oui, je pense que la rébellion doit commencer de l’intérieur, mais elle doit être doublée par une attaque de l’extérieur. Ce qui exige une coordination précise. Le vent fraîchit : le grain approchait. Les coracles d’osier et les bateaux de pêche retournaient au port, poursuivis par le premier rideau de pluie. Dans le village, on sécurisait les embarcations, on carguait les voiles et on mettait à l’ancrage les petites unités secouées par la houle. Une servante vint reprendre les tasses et le plateau. C’était une matrone aux cheveux blond paille frisés. Elle leva la tête vers les lourds nuages avec une grimace. — Mon Seigneur, il faut rentrer à présent. — Aujourd’hui, j’ai envie de rester dehors aussi longtemps que possible. — Et puis, ajouta Rhombur, je ne l’ai pas encore battu. Leto poussa un soupir exagéré : — Alors nous allons passer la nuit ici. La servante se retira avec un regard désapprobateur et Leto se tourna vers Rhombur d’un air déterminé. — Pendant que vous travaillerez avec les mouvements souterrains d’Ix, mon ami, je rassemblerai toutes nos forces pour un assaut à grande échelle. Mais je ne vous laisserai pas aller seul. Gurney Halleck vous accompagnera. C’est un ex-contrebandier et un excellent combattant… Et puis, il s’est déjà infiltré là-bas. — C’est une aide que je ne refuserai pas. Rhombur et Gurney jouaient souvent de la balisette ensemble, et chantaient même aussi. Le Prince d’Ix répétait parfois ses exercices des heures durant pour améliorer la coordination fine de ses doigts de cyborg. Il avait fait des progrès dans les accords mais pas au niveau de la voix. — Gurney était aussi un ami de mon père. Il a autant que moi soif de vengeance. Un coup de vent embroussailla les cheveux noirs de Leto. — Duncan vous fournira toutes les armes et l’équipement nécessaires à une action clandestine. Une capsule de combat camouflée à la surface d’Ix pourrait causer pas mal de ravages, si l’on sait bien l’utiliser. Avant votre départ, nous allons déterminer un calendrier précis pour l’attaque et nous régler sur le moment où vous déclencherez un soulèvement populaire. On cogne l’ennemi au ventre, et pendant qu’il est plié de douleur, les troupes attaquent pour l’achever. Rhombur déplaça une autre pièce mais il était maintenant focalisé sur les futurs mouvements de troupes, l’armement et la logistique. Les Tleilaxu, après tant d’années, ne s’attendaient pas à une offensive directe. Quant à leurs alliés Sardaukar, c’était une autre histoire… Leto tendit la main, prit un capitaine Sardaukar à l’uniforme parfaitement détaillé et le fit monter jusqu’au sommet de la pyramide. — Rhombur, j’aime vous voir plongé dans de vastes plans. Ça vous occupe l’esprit et ça vous permet de mieux focaliser encore vos pensées, mon ami. Il bascula la pièce majeure de Rhombur, l’Empereur Padishah lui-même, installé sur son Trône du Lion d’Or, et ajouta : — Et quand vous ne faites plus vraiment attention au jeu, il est tellement plus facile pour moi de vous battre. Rhombur sourit en effleurant une des cicatrices de son visage. — Vous êtes vraiment un adversaire redoutable. C’est un grand honneur pour moi et une chance réelle que nous soyons alliés dans la bataille. 36 L’homme participe de tous les événements cosmiques. L’Empereur Idriss I, Les Legs de Kaitain. Chaque jour, depuis que Jessica était arrivée à la Cour, Anirul lui montrait une nouvelle découverte extravagante. Aux yeux de tous, elle était une dame de compagnie de l’épouse de l’Empereur, mais Anirul la traitait comme une invitée et ne lui confiait que rarement des tâches importantes. Un certain soir, Jessica se retrouva dans le carrosse privé impérial en compagnie de Shaddam et d’Anirul. Ils se rendaient à une soirée au Centre Artistique Hassik III. Le luxueux véhicule était tiré par des lions de Poritrin. Leur pelage crème et leurs pattes de fauves se prêtaient plus aux courses dans les montagnes arides qu’aux rues de la glorieuse capitale de l’Imperium. Mais ils étaient apprivoisés et trottaient docilement sous les yeux des badauds entassés sur les boulevards, leurs muscles ondulant dans la clarté pastel du crépuscule. Pour de tels événements prestigieux, des équipes de manucures soignaient leurs griffes acérées comme des sabres, tandis que des coiffeuses les shampouinaient et leur peignaient la crinière. Accoutré d’une veste écarlate et d’un pantalon doré, Shaddam était installé à l’avant, le visage marmoréen. Jusqu’alors, Jessica n’avait pas eu le sentiment qu’il appréciait particulièrement les opéras et les comédies, mais ses conseillers avaient dû lui dire qu’il avait intérêt à donner l’image d’un leader cultivé. Avec Anirul, elle était sur le siège arrière, réservé aux subordonnés. Depuis que Jessica était arrivée sur Kaitain, l’Empereur ne lui avait que rarement adressé la parole et elle doutait même qu’il connaisse son nom. Après tout, officiellement, elle n’était qu’une dame de compagnie sans grand intérêt. Les trois filles de l’Empereur – Irulan, Chalice et Wensicia, elles, se trouvaient dans un carrosse bien moins ornementé et sans bouclier. Quant à Josifa et Rugi, elles étaient avec les domestiques. Le petit cortège impérial se présenta devant les colonnes du Centre Hassik III, un bâtiment sombre avec des salles acoustiques et de hauts vitraux prismatiques. C’était l’endroit idéal de la capitale où les spectateurs pouvaient assister aux plus brillants concerts sans qu’une seule nuance ou chuchotement leur échappe, même dans les loggias les plus reculées. L’Empereur et sa suite passèrent sous des arches de marbre flanquées de fontaines. Les jets d’eau crachaient des arcs de flammèches bleues et parfumées qui retombaient en crépitant dans les bassins en losange, allumant des essaims de reflets. Hassik III, l’un des premiers empereurs installés sur Kaitain après la destruction de Salusa Secundus, avait presque totalement ruiné ses sujets pour reconstruire l’infrastructure gouvernementale. Les membres du Landsraad qui ne voulaient pas être repoussés par la Maison de Corrino avaient bâti leurs propres monuments dans la nouvelle cité en expansion. Dans le temps d’une génération, Kaitain était devenue un immense spectacle architectural, de musées et d’immeubles bureaucratiques médiocres construits en toute indulgence. Le Centre Artistique Hassik III n’était qu’un exemple. Inquiète, Anirul contemplait l’imposante structure. Elle se tourna vers Jessica. — Quand vous deviendrez une Révérende Mère, vous aurez accès aux mystères de l’Autre Mémoire. (Elle leva une main gracile, dépourvue de bagues, en un geste léger, élégant, qui désignait toute la ville.) Mon passé collectif m’apprend quand cela a été construit. Le premier spectacle qui y fut donné était ancien et plutôt amusant : Don Quichotte. Jessica haussa les sourcils : Mohiam lui avait enseigné la littérature, la politique, la psychologie et la culture générale des années durant. — Ma Dame, Don Quichotte était un choix curieux, surtout après la tragédie de Salusa Secundus. Le regard d’Anirul se porta sur son impérial époux qui se penchait à l’extérieur. Shaddam était ravi des fanfares et de la foule qui agitait des milliers de fanions en son honneur. — En ce temps-là, les Empereurs s’autorisaient un certain sens de l’humour. La famille impériale descendit de carrosse et passa sous l’arche d’entrée, suivie des laquais qui soutenaient la longue cape de fourrure de baleine de Shaddam. Les dames de compagnie d’Anirul drapèrent sur ses épaules un châle moins extravagant, ourlé lui aussi de fourrure. Ainsi, ils entrèrent dans le Centre Artistique d’un pas lent et calculé afin que l’assistance et les journalistes ne puissent manquer aucun détail de leur élégance. Shaddam monta les marches lisses qui accédaient à la spacieuse loge impériale, si proche de la scène qu’il pouvait voir les pores des acteurs si jamais il leur accordait une seconde d’attention. Il s’installa dans un fauteuil garni de coussins dont les dimensions avaient été étudiées afin de le faire paraître plus grand, plus dominateur. Sans un mot à l’adresse de son époux, Anirul s’assit à sa gauche en poursuivant sa conversation avec Jessica : — Avez-vous déjà assisté à un spectacle joué par une compagnie officielle de la planète Jongleur ? Jessica secoua la tête. — Est-il vrai que les Maîtres Jongleurs sont doués de pouvoirs surnaturels qui leur permettent d’éveiller des émotions dans les cœurs les plus endurcis ? — Les talents des Jongleurs dépendent d’une technique de résonance hypnotique semblable à celle de notre Communauté, à la seule différence que les acteurs ne s’en servent que pour améliorer leur jeu. — Je suis impatiente de voir cela, fit Jessica en passant une main dans ses boucles dorées. L’Ombre de mon père, l’une des plus belles œuvres littéraires post-butlériennes, a beaucoup fait pour asseoir la réputation du Prince Raphaël Corrino dans l’Histoire en tant qu’érudit et héros. Encadrée par des Sardaukar, une brigade de valets entra dans la loge impériale pour proposer à l’Empereur, à son épouse et à leur suite du vin pétillant frappé. Anirul présenta une flûte à Jessica. — Un délicieux millésime de Caladan, qui fait partie des présents envoyés par votre Duc pour nous remercier de veiller sur vous. (Elle tendit la main pour effleurer le ventre de Jessica.) Bien que je puisse me permettre de dire qu’il ne semblait guère apprécier de vous savoir ici, si j’en crois ce que m’a rapporté Mohiam. Jessica s’empourpra. — Je suis persuadée que le Duc Leto a trop de choses à faire pour se chagriner à propos d’une simple concubine. (Elle maîtrisait son expression pour ne pas laisser percer sa mélancolie.) Il a de grandes ambitions à réaliser. Les valets s’éclipsèrent à l’instant où résonnait la première note de l’ouverture. Des projecteurs jaunes composèrent un faux lever de soleil sur la scène qui ne comportait aucun rideau, aucune marque ni décor. Les acteurs entrèrent en scène et trouvèrent eux-mêmes leurs places. Jessica s’émerveilla devant leurs costumes dont les riches étoffes étaient rebrodées de motifs mythologiques. Shaddam n’avait pas encore l’air de s’ennuyer, mais Jessica se dit que cela ne tarderait guère. Les acteurs, selon la tradition, attendirent que l’Empereur hoche la tête pour commencer. Derrière la scène, un technicien lança les générateurs de solidos et le décor se matérialisa soudain : la muraille d’un château, un trône, un bouquet d’arbres dans le lointain. « Ah, Imperium, glorieux Imperium ! » lança l’acteur qui jouait le rôle de Raphaël Corrino. Il avait de longs cheveux noirs et drus qui retombaient dans son dos et brandissait un sceptre orné d’un brilleur à facettes. Musclé, massif, il émanait de lui une aura d’autorité. Et la finesse de porcelaine de son visage émut Jessica. « Mes yeux ne sont pas assez puissants et mon cerveau pas assez spacieux pour que je puisse voir et apprendre toutes les merveilles sur lesquelles règne mon père. (L’acteur baissa la tête.) Dois-je vouer ma vie à étudier à seule fin de mourir avec ne serait-ce qu’une étincelle de savoir ? Ainsi je pourrais mieux honorer Dieu et mes ancêtres qui ont fait la grandeur de l’Imperium et rejeté le joug des machines pensantes. (Relevant la tête, il se tourna vers Shaddam avec un regard perçant.) Naître Corrino est la plus grande bénédiction que puisse mériter un homme. » Jessica frissonna. Si le phrasé de l’acteur était aussi riche que sonore, il n’en avait pas moins modifié légèrement le texte. Ses études lui avaient laissé le souvenir de chaque réplique du drame. Si Anirul avait elle aussi remarqué la modification, elle n’en laissait rien paraître. L’actrice qui donnait la réplique, une jolie femme du nom de Herade, entra précipitamment en scène pour interrompre la rêverie du Prince Héritier en lui apprenant la tentative d’assassinat contre son père, l’Empereur Padishah Idriss I. Bouleversé, le jeune Raphaël tomba à genoux en pleurant, mais Herade lui serra la main avec ferveur. « Non, non, mon Prince. Il n’est pas encore mort. Votre père survivra, bien qu’il ait une méchante blessure à la tête. — Idriss est la lumière qui fait scintiller le Trône du Lion d’Or dans tout l’univers. Je dois le voir. Je dois raviver ce brandon pour qu’il vive. — Alors hâtons-nous. Le docteur Suk est déjà auprès de lui. » Ils firent une sortie solennelle et, l’instant d’après, le décor solido devint une chambre du château. Shaddam se laissa aller plus profondément dans son fauteuil avec un lourd soupir. Sur la scène, l’Empereur Idriss, dans son lit impérial, était plongé dans le coma mais les dispositifs de soutien vital l’empêchaient de mourir. Raphaël Corrino, devenu de facto régnant et légitime successeur sur le trône, pleurait son père sans revendiquer son titre. Il avait choisi de s’installer sur un simple fauteuil. De là, des années durant, il avait commandé l’Imperium et avait constamment tenu à conserver le simple titre de Prince Héritier. « Je n’usurperai pas le trône de mon père et malheur au premier parasite qui pourrait l’envisager. » L’acteur qui incarnait Raphaël se rapprocha de la loge impériale. Le brilleur à facette de son sceptre brillait de tous ses feux comme une torche géologique. Jessica cilla, essayant de retrouver exactement les mots que l’acteur avait changés. Et pour quelle raison. Elle décelait à présent quelque chose d’étrange dans son comportement, une trace de tension. Était-il seulement nerveux ? Ou bien avait-il oublié en partie son texte ? Mais non, un comédien de Jongleur en était incapable… « La Maison de Corrino est plus forte que l’ambition de tout individu. Nul ne saurait revendiquer cet héritage. (L’acteur martela l’estrade de son sceptre.) Car ce serait pure folie qu’une telle présomption ! » Jessica surprit le regard d’Anirul : elle venait de remarquer les changements de texte. Quant à Shaddam, il semblait assoupi. Raphaël fit un autre pas en direction de la loge tandis que les autres comédiens se retiraient. « Nous avons tous notre rôle à jouer dans le grand spectacle qu’est l’Imperium. » Il dévia alors complètement de son texte et se mit à débiter des répliques de Shakespeare, bien plus anciennes que L’Ombre de mon père. « Le monde tout entier est une scène, et tous les hommes et les femmes sont de simples acteurs. Nous avons nos sorties et nos entrées, et chaque homme en son temps joue plusieurs rôles[1]. » Raphaël arracha une broche de rubis de son pourpoint. — Et Shaddam, je suis plus qu’un acteur ! L’Empereur tressaillit, arraché au seuil du sommeil. L’acteur venait de planter le rubis dans son sceptre et Jessica prit soudain conscience que c’était un amplificateur énergétique. — Un Empereur devrait avoir de l’amour pour son peuple, il devrait le servir et travailler pour le protéger. Au lieu de cela, vous avez choisi d’être le Boucher de Zanovar. (Le brilleur du sceptre projetait maintenant une clarté aveuglante.) Si vous avez voulu me tuer, Shaddam, j’aurais, moi, donné volontiers ma vie pour tous les pauvres gens de Zanovar. Des Sardaukar s’avancèrent d’un pas incertain vers la scène. — Je suis votre demi-frère Tyros Reffa, fils d’Elrood IX par la Dame Shando Balut. Celui que vous avez tenté d’assassiner en détruisant une planète, en tuant des millions d’innocents – et je viens vous défier de votre droit au trône des Corrinos ! Il levait son sceptre où brillait maintenant un soleil. — C’est une arme ! Une arme ! beugla Shaddam en se levant. Qu’on le prenne vivant ! Les Sardaukar se ruèrent sur la scène en levant leurs épées et leurs matraques. Reffa recula, surpris, en agitant son sceptre. — Non, je ne voulais pas faire ça ! Je voulais seulement exposer mon cas ! Les Sardaukar étaient presque sur lui. Il parut se décider brusquement et porta la main sur le rubis. Un faisceau incandescent en surgit et Jessica se jeta sur le côté. Anirul se laissa tomber de son fauteuil à la seconde où le brilleur du sceptre lançait un trait mortel de laser. Un garde Sardaukar s’effondra sur le fauteuil de Shaddam qui bascula. Et le laser fit exploser le torse du Sardaukar en une averse crépitante de scories. Des hurlements montaient des rangs du public et la compagnie de Jongleurs recula vers l’arrière-scène. Tous les regards affolés étaient rivés sur Reffa. Il reculait vers le décor pour éviter les tirs des Sardaukar tout en balayant l’air de son laser. Jusqu’à l’instant où le faisceau de lumière crépita et s’éteignit. La source d’énergie du rubis était épuisée et les Sardaukar montèrent sur scène pour maîtriser sans effort celui qui se prétendait le fils d’Elrood. Des serviteurs entraînèrent Shaddam indemne hors de la loge carbonisée. Un jeune portier vint au secours d’Anirul, de Jessica et des filles tandis que les équipes de secours se ruaient vers la scène pour éteindre les premières flammèches. Dans le couloir, un officier Sardaukar annonça à l’Empereur : — Sire, nous l’avons capturé. Shaddam était encore sous le coup de l’émotion, les vêtements défaits. Des valets brossèrent sa cape, puis le recoiffèrent. Il y avait dans ses yeux verts un éclat glacé de colère. — Bien, souffla-t-il. Il remit de l’ordre dans les médailles qui décoraient son pourpoint. — Faites mettre aux arrêts tous ceux qui étaient chargés de la sécurité du Centre Artistique, lança-t-il. Quelqu’un a commis une faute impardonnable avec ces Jongleurs. — Il en sera fait selon votre volonté, Sire. Il se tourna vers son épouse, Jessica et ses filles et ne montra aucun soulagement en les voyant indemnes. — Ma foi, ajouta-t-il, en un certain sens… je devrais récompenser ce personnage. Au moins, je n’aurai pas eu à endurer jusqu’au bout ce spectacle pesant. 37 Dans une culture technologique, le progrès peut être considéré comme une tentative d’avancer plus rapidement vers l’avenir, de se précipiter pour faire connaître l’inconnu. La Mère Supérieure Harishka du Bene Gesserit La visite de la mystérieuse École Mère des Sœurs avait été une expérience singulière pour les trois inventeurs de Richèse, sans qu’Haloa Rund puisse dire exactement pourquoi. Pour une raison qui lui échappait, leur expédition sur Wallach IX était frappée au coin de l’irréel. La navette approchait maintenant du laboratoire satellitaire de Korona. Rund restait modeste et silencieux dans son siège de passager, se demandant si le Bene Gesserit accepterait de soutenir le projet à grande échelle de son oncle, le Comte Ilban. La Communauté avait certainement les moyens de payer l’assistance technique que nécessitait leur système énergétique. Ce chantier serait un véritable adjuvant pour l’économie défaillante de Richèse. Mais, assez bizarrement, Rund n’arrivait pas à se rappeler exactement ce que lui et ses collègues avaient bien pu faire sur Wallach IX. Le voyage avait été épuisant et ils avaient eu droit à de nombreux colloques. Ils avaient défini des plans détaillés et proposé des suggestions pour les Sœurs… Non ?… Le directeur Kinnis et Talis Balt le mathématicien devaient avoir enregistré ces plans sur leurs blocs à cristoplass. Maniaque des prévisions, Kinnis épiait en permanence l’activité des employés du labo à la nanoseconde près avec les cartes d’ordonnance qu’il avait constamment dans ses poches. Même s’il n’avait pas tout gravé, Talis Balt se souviendrait. On pouvait lui faire confiance. Pourtant, Rund sentait que quelque chose dérapait dans son esprit. Chaque fois qu’il essayait de se rappeler une conversation précise, ou une proposition de design qu’il avait émise, ses pensées dérivaient. Jamais auparavant il ne s’était senti aussi vulnérable dans sa concentration. À vrai dire, il avait toujours été obsédé par la concentration, à cause de sa formation minimaliste de Mentat. À l’instant où leur vaisseau s’amarrait au satellite, il retrouva de vagues images de leur visite des laboratoires de l’École. C’était le haut lieu renommé du Bene Gesserit et il était impossible qu’il n’ait pas été concentré pour la circonstance. Il se souvenait assez bien du banquet somptueux que les Sœurs avaient donné en leur honneur. Jamais il n’avait goûté de mets aussi délicieux. Pourtant, les noms des plats ne lui revenaient pas à l’esprit. Balt et Kinnis ne semblaient pas troublés, eux, et ils discutaient de sujets totalement différents. Ils ne faisaient aucunement allusion au Bene Gesserit et ne se préoccupaient que de l’amélioration des techniques de fabrication des miroirs richésiens du laboratoire orbital. Ils débarquèrent enfin dans le complexe de Korona. Rund avait le sentiment de s’extraire d’un mauvais rêve. Désorienté, il prit conscience qu’ils n’avaient aucun bagage, pas le moindre bien personnel. Pas maintenant, du moins. En avaient-ils eus au départ ? Soulagé de se retrouver au labo, impatient de reprendre ses travaux, il était prêt à tout oublier de leur visite chez les Sœurs. Ils avaient perdu du temps… mais il n’aurait su dire exactement combien de temps ils avaient été absents. Il se promit de s’en assurer. Les trois chercheurs clignaient des yeux dans la clarté éblouissante. Rund s’efforça de retrouver des souvenirs du banquet des Sœurs et discerna des fragments de pensées au seuil de sa conscience. Comme des filets d’eau sourdant d’une fissure dans un barrage. Il essaya de se servir des techniques Mentat qu’il avait essayé d’assimiler il y avait bien longtemps, mais il lui semblait qu’il tentait de s’appuyer sur un rocher couvert de mousse humide : il retombait à chaque tentative. Il voulait absolument en savoir plus. Si les fissures s’agrandissaient, le bloc mémoire finirait bien par se fracturer et s’écrouler. La peur, froide et pesante, s’abattit sur lui, et il eut une impression de vertige, de nausée. Tout cela était anormal. Un tintement douloureux lui perçait les oreilles. Est-ce que les sorcières nous auraient fait quelque chose ? Les jambes molles, il perdit l’équilibre et s’effondra avant que ses deux collègues ne le retiennent. Il se recroquevilla sur le sol glacé. Talis Balt se pencha sur lui en plissant le front. — Qu’est-ce que tu as, Haloa ? Tu veux que nous appelions un médic ? Kinnis plissa les lèvres en un rictus. — Peut-être auriez-vous besoin d’un petit congé, non ? Je suis certain que votre oncle vous l’accorderait (Il parut réévaluer leur situation.) Je doute que le Bene Gesserit ait voulu vraiment faire appel à nos services, de toute façon. Désemparé et inquiet, Rund saisit la balle au bond. — Nos services pour quoi, directeur ? (Tous les derniers jours étaient enveloppés dans le brouillard. Comment avait-il pu oublier aussi vite ?) Vous vous souvenez ? Le bureaucrate prit un air pincé. — En ce qui concerne leur projet ?… Oui, certes. Mais quelle importance ? C’était un coup d’épée dans l’eau, si vous voulez mon opinion. Rund avait les yeux tournés vers l’intérieur de son esprit, il entrevoyait des images fragmentaires d’une Sœur Bene Gesserit. Elle formulait des questions impératives et ses paroles renvoyaient des échos dans sa tête. Ses lèvres s’ouvraient et se fermaient au ralenti, elle prononçait des noms étranges tandis que ses longs doigts dessinaient des figures hypnotiques. Il lutta plus intensément pour rappeler ses anciennes techniques de focalisation Mentat. Peu à peu, la fissure s’élargissait, l’eau ruisselait plus fort. Il se souvenait de falaises fauves, d’une carrière… D’un vaisseau qui s’y était écrasé et d’un commentaire : Vous étiez les amis de Chobyn. Brusquement, le bloc de rocher se fendilla et céda. Et tout lui fut révélé. Dites-nous ce que vous connaissiez de son invention. Comment la recréer ? Rund, sans se redresser, lança : — Qu’on m’apporte un holoscope ! Il faut que je note tout en détail. — Il est devenu fou ! s’exclama Kinnis. Quelque chose a craqué dans sa tête. Mais Talis Balt, au même instant, prit une carte de cristal dans sa poche et la tendit à Rund. — C’est très important ! Ne me posez pas de questions avant que j’aie perdu le contact ! Ignorant ses collègues, il enclencha l’enregistrement vocal et débita d’un ton haletant : — Tenu Chobyn… ses projets secrets étaient d’une importance capitale pour le Premier Calimar. Il a disparu… alors qu’il était au service de la Maison Harkonnen. Il y a trop de lacunes dans les dossiers qu’il a laissés. Mais nous savons maintenant sur quoi il travaillait ! Un générateur de champ d’invisibilité ! Balt s’assit auprès de son collègue, l’air préoccupé. Kinnis, quant à lui, semblait toujours décidé à appeler les médics au secours. Un vaisseau-ambulance pourrait ramener leur malade sur Richèse. Kinnis avait horreur des problèmes susceptibles de déséquilibrer leurs travaux, mais il avait affaire au neveu du Comte Ilban et il devait se modérer. De nouvelles images s’imposèrent à l’esprit de Rund et son débit s’accéléra : — Il s’est servi du générateur pour rendre invisible un vaisseau de guerre… Les Harkonnens l’ont laissé s’écraser dans l’École Mère. C’est pour ça qu’on nous a convoqués sur Wallach IX, pour aider les Sœurs à comprendre cette incroyable technologie… Flinto Kinnis décida qu’il en avait suffisamment entendu. — Absurde ! Nous avons été convoqués pour discuter de travaux à entreprendre… — Je suis certain que j’ai tout cela dans mes notes, fit Balt avant de plisser le front. — Vous vous souvenez de cette carrière ? demanda Rund. De ces Sœurs qui nous ont interrogés ? Elles ont fait quelque chose pour effacer notre mémoire. Il était littéralement accroché à la carte de cristoplass et débitait en salves les moindres réminiscences de l’épisode de Wallach IX. Un groupe de curieux s’étaient rassemblés autour d’eux et l’écoutaient. Kinnis et Balt avaient très vite renoncé à les écarter. Les salves de détails que débitait Rund avivaient leurs doutes, mais ils ne se rappelaient de rien. Obsédé, frénétique, Rund exigea d’autres cartes et continua des heures durant, refusant tout aliment ou boisson. Puis il s’effondra enfin, épuisé. Mais son travail venait juste de commencer. 38 Celui qui rit seul dans la nuit ne le fait que parce qu’il contemple le mal qu’il porte en lui. Sagesse Fremen. Rondo Tuek, le marchand d’eau d’Arrakis, s’était enrichi avec ses usines d’extraction de la calotte polaire antarctique et sa fortune était telle qu’il pouvait s’acheter tout ce qu’un homme peut convoiter. Pourtant, il vivait en permanence dans une terreur abjecte, certain qu’il ne serait jamais plus en sécurité où qu’il aille. Il se terrait dans sa propriété de Carthag, une demeure élégante remplie des objets d’art qu’il avait rassemblés au long des années. Il avait largement investi dans un système de défense sophistiqué doublé d’un arsenal personnel impressionnant. Il avait recruté ses gardiens chez des mercenaires hors-monde qui n’étaient pas susceptibles d’avoir eu des liens avec aucune des victimes de sa trahison. Il aurait dû se sentir absolument à l’abri. Après avoir révélé la situation de la base des contrebandiers aux Harkonnens, il avait abordé un tournant de sa vie. Depuis des années, il avait tu la présence de Dominic Vernius sur Arrakis contre ses versements réguliers. Tout en fournissant aux contrebandiers tout ce qui leur était nécessaire. Il n’avait jamais nourri aucun sentiment de culpabilité et joué le double jeu à l’aise du moment qu’il engrangeait les profits. Plus tard, reniflant un pactole important, Tuek avait vendu le fugitif au Comte Hasimir Fenring et les Sardaukar étaient tombés sur la base secrète des contrebandiers. Jamais il n’avait soupçonné que les renégats pouvaient disposer d’armes atomiques. Acculé, le Comte Vernius avait déclenché un brûle-pierre et éradiqué la base tout entière, lui-même, ses hommes et tout un régiment de Sardaukar… Tuek avait envisagé la possibilité d’être approché par une jolie femme, l’assassin idéal, et il avait donc renvoyé ses concubines. Il dormait seul. Redoutant les poisons, il se faisait la cuisine et passait chaque bouchée au meilleur détecteur de poison Kronin. Et il avait renoncé aux promenades en ville, à cause des possibles tireurs isolés. Et voilà que les Fremen, toujours imprévisibles, avaient décidé sans explication de rompre toute relation avec lui : désormais, il ne serait plus l’intermédiaire entre eux et la Guilde Spatiale. Depuis des années, il assumait cette fonction juteuse qui consistait à livrer la dîme d’épice des Fremen à la Guilde. Les Fremen soupçonnaient-ils son forfait ? Mais pourquoi se soucieraient-ils d’une poignée de contrebandiers ? S’ils insistaient pour l’éliminer, Tuek était tout prêt à rapporter leurs activités illégales à Kaitain. Shaddam IV le récompenserait peut-être généreusement, tout comme le Comte Fenring. Mais la peur ne le quittait pas. Elle était désormais installée en lui. Je me suis fait trop d’ennemis. Il essayait de trouver du réconfort dans le luxe de son environnement, dans les coussins profonds et les étoffes de soie. Il cherchait l’apaisement du sommeil dans les fontaines outrageusement coûteuses qui tintinnabulaient doucement dans les patios, mais sans effet. Pour la millième fois, il se dit qu’il exagérait sa culpabilité et qu’il s’en sortirait. Liet et Stilgar, accompagnés par trois hommes, réussirent aisément à contourner les systèmes de sécurité. Ils savaient comment franchir une étendue de sable sans y laisser une trace. C’était un jeu d’enfant pour eux. Ils égorgèrent deux mercenaires postés en sentinelles et se glissèrent dans la propriété du marchand d’eau. En un instant, ils se retrouvèrent dans les couloirs illuminés et Stilgar chuchota : — Tuek aurait dû louer des hommes de meilleure trempe. Liet avait dégainé son krys mais la lame à l’éclat laiteux n’avait pas encore reçu le don de sang ce soir. Il le réservait pour celui qui le méritait le plus. Bien des années auparavant, le jeune Liet Kynes avait débusqué Dominic Vernius et ses hommes dans leur base du pôle sud. Dominic s’était révélé à la fois un ami et un précepteur admiré de tous ses contrebandiers. Plus tard, Liet avait regagné son sietch, et Rondo Tuek avait trahi la troupe des renégats du Comte. Car le marchand d’eau cupide avait perdu tout sens de l’honneur. Mais cette nuit, il recevrait un autre paiement : le présent de justice des Fremen… Vifs et furtifs dans les sillons de silence de la propriété, se fondant dans les ombres du sommeil, ils progressaient. Pour eux, ce n’avait été qu’un jeu d’obtenir les plans des servantes Fremen de Carthag dont la loyauté restait attachée à leurs sietch. Stilgar n’avait jamais rencontré Dominic Vernius, mais il suivait Liet, qui était désormais l’Abu Naib de tous les Fremen. Tous les rezzous leur auraient emboîté le pas avec fierté, il le savait, car les Fremen acceptaient totalement le principe de la vendetta. Au cœur le plus dense de la nuit, ils atteignirent enfin la chambre de Tuek et refermèrent la porte sur eux. Déjà, ils avaient préparé leurs couteaux et ils se rapprochèrent du lit avec des mouvements doux et silencieux, rapides et soyeux. Ils étaient l’huile de la mort coulant sur les rochers. Liet aurait pu dégainer son pistolet maula et abattre le traître dans son lit, mais telle n’était pas son intention. Pas du tout. Tuek fut arraché au sommeil et se prépara à hurler, mais Stilgar était déjà sur lui, vif et violent comme un loup. Ils s’agitèrent dans les draps, mais Stilgar serra la gorge du traître pour le faire taire. Tuek roulait des yeux, terrifié, en se débattant, mais les Fremen lui maintenaient les jambes dans une prise d’acier, ils lui clouaient les mains pour qu’il ne puisse pas déclencher des alarmes cachées ou des armes dissimulées. — Nous n’avons guère de temps, Liet, souffla Stilgar. Liet contempla leur prisonnier. Il se souvenait du temps où, jeune émissaire Fremen, il avait régulièrement fait le voyage jusqu’à la mine de glace de Tuek pour lui apporter la dîme d’épice mensuelle. Mais il vit que Tuek, lui, ne le reconnaissait pas. À titre pratique et symbolique, Stilgar trancha la langue de Tuek afin de mettre un terme à ses cris. Le marchand d’eau cracha son sang en gargouillant et ce fut au tour de Liet de prononcer la suite de la sentence Fremen. — Rondo Tuek, nous t’avons pris ta langue pour tes propos de traître. De la pointe de son krys, Liet arracha alors les yeux de Tuek, l’un après l’autre, et les posa sur la table de chevet comme deux gemmes blanchâtres et suintants. — Nous t’avons pris tes yeux qui ont vu des choses que tu n’aurais pas dû voir. Tuek tressautait et frémissait de douleur et d’horreur en vomissant des ruisseaux de sang sombre. Les Fremen reculèrent, écœurés par un tel gaspillage d’humidité. D’un geste précis et rapide, Liet découpa l’oreille gauche du trafiquant, puis la droite, les ajoutant à la collection sanglante. — Nous t’avons pris tes oreilles qui ont entendu des secrets qui ne t’appartenaient pas. Tous ensemble, ils participèrent à l’ultime cérémonial et tranchèrent les mains de Tuek dans un craquement d’os. — Nous t’avons pris tes mains qui ont reçu de l’argent pour le prix d’un homme qui t’avait fait confiance. Ils laissèrent Tuek le marchand d’eau dans une flaque de sang. Vivant, pas tout à fait mort… Avant de repartir, ils burent longuement l’eau de la fontaine, au centre de la chambre, puis se glissèrent jusque dans les rues enténébrées de Carthag. Désormais, Liet Kynes seul traiterait avec la Guilde Spatiale. Et selon ses termes. 39 La pensée qui procède de l’intensité des sentiments a sa source dans le cœur. La pensée abstraite doit être localisée dans le cerveau. Dictum Bene Gesserit, Principes du Contrôle. Rhombur avait revêtu un uniforme impeccablement taillé à ses mesures sur lequel il portait une cape pourpre soutachée de soie merh cuivrée. Ses gestes s’étaient assouplis et les tailleurs avaient fait miracle pour estomper les formes dures de son corps de cyborg. Tessia, lumineuse et fière, lui avait pris le bras et ils s’avançaient ensemble vers les quais militaires du spatioport de Calaville. Ils retrouvèrent Leto et Thufir dans la plus grande des cales d’amarrage, au milieu du tumulte des équipes de maintenance. Rhombur eut une grimace douloureuse. — Nous allons bientôt être prêts pour la première phase, annonça Hawat. Nous avons réservé deux places à bord d’un Long-courrier pour vous et Gurney, mais la route que vous allez suivre est tellement détournée et longue que, lorsque vous atteindrez Ix, personne ne sera en mesure de retracer votre lieu de départ. Duncan Idaho les rejoignit et rangea son bloc mémo à cristal avant d’essuyer ses mains huileuses. — Leto, notre flotte va être prête pour l’inspection. Nous avons vérifié vingt-six frégates, dix-neuf transports de troupes, cent omis de combat et cinquante-huit chasseurs d’assaut monoplaces. Thufir Hawat fit son devoir de Mentat en enregistrant les chiffres pour obtenir la somme en solaris que la Guilde Spatiale allait demander pour le transport de la force d’attaque et la comparer aux disponibilités financières de la Maison des Atréides. — Pour une opération aussi ruineuse, mon Duc, dit-il enfin, nous devrions solliciter un prêt de la Banque de la Guilde. Leto leva la main. — Mon crédit est solide, Thufir. C’est un investissement que j’aurais dû faire depuis longtemps. Rhombur intervint : — Leto, je vous rembourserai jusqu’au dernier solari… À moins que notre opération échoue, auquel cas je serai ruiné ou mort définitivement. (Remarquant l’éclair de chagrin dans les yeux de Tessia, il ajouta précipitamment :) Il m’est difficile de me détourner de mes pensées habituelles, je le crains. Mais j’ai attendu trop longtemps moi aussi. Je voudrais que Gurney et moi puissions partir dès demain. Beaucoup de travail nous attend dans le sous-sol d’Ix. Leto observait, fasciné, les formes fuselées de son vaisseau d’attaque. Duncan et lui passèrent d’une équipe à une autre. Les hommes effectuaient les ultimes vérifications sur les moteurs, on faisait le plein ici, on vérifiait les panneaux de contrôle un peu plus loin. La Garde Atréides se mit au garde-à-vous en voyant son Duc. — Pourquoi autant d’ornithoptères et de chasseurs, Duncan ? Ça n’est pas un combat aérien ni une bataille au sol. Il s’agit de nous frayer un chemin dans les tunnels jusqu’à la cité souterraine. Duncan désigna plusieurs éléments. — Notre assaut dépendra avant tout des frégates et des transporteurs de débarquement. Nous devons déployer toute une légion d’hommes à la surface aussi rapidement que possible. Mais les ornis et les chasseurs seront les premiers à frapper, et très dur, pour détruire les tours de capteurs des Sardaukar et abattre les écoutilles à boucliers qui bloquent l’accès des falaises. (Il s’arrêta devant la phalange parfaite des chasseurs rapides.) Si nos troupes n’enfoncent pas très vite les défenses au sol, nous n’arriverons jamais à investir le sous-sol. Leto hocha la tête. Il savait que Thufir Hawat avait stocké dans son esprit un inventaire méticuleux des boucliers, des explosifs, des lasers, des armes de poing aussi bien que des vivres, du carburant et des uniformes. Une attaque massive avec une force unifiée posait autant de problèmes que les affrontements stratégiques. Et dans le cas présent, il devrait déplacer une grande partie des forces qui étaient normalement affectées à la défense de Caladan. C’était un problème d’équilibre. Mais si jamais l’Empereur décidait d’exercer des représailles contre le monde des Atréides en lançant sur lui ses Sardaukar, aucun dispositif défensif ne serait à la hauteur. Depuis la mise en garde de Shaddam sur les stocks illégaux de Mélange et sa terrible attaque sur Zanovar, la plupart des Maisons avaient renforcé leur dispositif de sécurité. Certaines familles nobles avaient docilement livré leurs réserves d’épice, même s’il leur en coûtait, tandis que d’autres niaient avec véhémence une quelconque implication dans la contrebande. Leto avait envoyé un message à Kaitain en proposant de se soumettre à un audit de la CHOM. À ce jour, il était resté sans réponse. L’innocence n’était pas une garantie de sécurité car les dossiers (et les stocks eux-mêmes) pouvaient être falsifiés. Thufir avait cité l’exemple de la Maison d’Ecaz qu’il considérait comme innocente à l’issue d’un récent conflit. Un agent infiltré avait détruit un stock clandestin d’épice sur Grumman, et le Vicomte Hundro Moritani s’était répandu en invectives contre son ennemi héréditaire. Peu après, un stock caché d’épice avait été mis au jour sur Ecaz. Indigné, l’Archiduc Armand avait déclaré que c’était la Maison Moritani qui l’avait dissimulé sur sa planète à seule fin de compromettre les Ecazi. Comme preuve, il n’avait pu fournir que des « saboteurs » de Grumman déjà exécutés sur ses ordres. L’Empereur enquêtait tandis que les deux parties se lançaient des accusations mutuelles. Une Messagère en livrée se présenta dans le hangar, à bout de souffle. Elle s’arrêta pour interroger un mécanicien qui lui désigna le Duc Leto et ses compagnons. Leto, en la voyant, se roidit : il ne se rappelait que trop bien la période cruelle où des Messagères étaient arrivées avec des nouvelles dramatiques. La femme s’inclina brièvement devant lui et demanda à voir son anneau ducal pour identification officielle. Puis, elle lui tendit un cylindre-message et disparut sans trop de courtoisie. Rhombur et Tessia firent un pas en arrière tandis que Leto prenait connaissance du message sous le regard inquiet de Duncan et Thufir. — Il s’agit d’une annonce officielle de Kaitain. Elle concerne une tentative d’assassinat sur la personne de l’Empereur, fit Leto avant de pâlir en ajoutant : « Jessica était dans la ligne de tir ! (Le regard dur, il serrait le cylindre en relisant les détails.) Apparemment, il s’agirait d’un comédien fou qui aurait eu une crise pendant une représentation. Rhombur se tourna vers Tessia. — Par tous les enfers vermillon ! Jessica était censée être protégée sur Kaitain ! — Elle n’est pas blessée, au moins ? demanda Duncan. — C’est elle qui a rédigé ce second message, visiblement soulagé, en leur montrant un deuxième feuillet. Il le lut en silence et le tendit à Thufir Hawat. Peu lui importait que le Mentat ait connaissance des pensées intimes de sa concubine. Il était agité de sentiments violents, l’estomac tordu par l’anxiété. Envers et contre toute raison, il en était venu à aimer Jessica et à placer tellement d’espoir dans cet enfant qu’ils allaient avoir. — Je suis persuadé que cette histoire va bien au-delà du rapport officiel, dit enfin Hawat. Mais il est évident que Jessica n’était pas personnellement visée. Si le ou les assassins avaient eu l’intention de la tuer, ils en auraient eu l’occasion bien avant. Avec l’Empereur, la sécurité était plus importante. Non… Votre Dame s’est simplement trouvée là. — Mais elle n’en serait pas moins morte à l’heure qu’il est si le tir de laser l’avait atteinte. Dame Anirul avait demandé – non, exigé que Jessica aille sur Kaitain pour le restant de sa grossesse. Aurais-je eu à me soucier de sa vie si elle était restée ici, au Castel ?… — Je ne le pense pas, fit Duncan, fort de ses talents de Maître d’Escrime. Dans la cale, les équipes avaient repris leur travail. Les chocs et les bruits perçants des engins couvraient les conversations. Leto se sentait désemparé et prêt à une riposte violente. Jessica aurait pu être tuée ! Si je la perds, je suis perdu ! Son instinct l’incitait à gagner dans l’instant le Long-courrier pour qu’on le conduise aussi vite que possible sur la planète impériale. Il voulait retrouver Jessica, abandonner cette campagne militaire que les autres pourraient très bien mener à sa place. Une seule chose comptait : se tenir prêt à abattre les assassins qui auraient l’audace de se mettre en travers de son chemin. Mais quand il rencontra le regard de Rhombur, Leto retrouva les plans secrets qu’ils avaient échafaudés ensemble, le récit horrifique de Thufir et Gurney sur ce qui se passait sur Ix. Oui, il était certes un homme, un simple être humain, mais avant tout il était un duc, le Duc Atréides. En dépit de son amour pour Jessica, il ne devait pas se détourner de son devoir et abandonner son meilleur ami ainsi que des millions de gens sur Ix dans la souffrance. — L’Empereur Padishah a de nombreux ennemis et il s’en fait de nouveaux chaque jour, insista Rhombur. Il frappe à tort et à travers, saisit des stocks d’épice, menace de détruire des mondes tout comme il l’a fait pour Zanovar. Son joug est plus pesant que jamais. Tessia était songeuse. — Le pouvoir de Shaddam est légitime. Il est sur le Trône… mais a-t-il le talent pour gouverner ? Leto secoua la tête en pensant à toutes les victimes innocentes que Shaddam avait déjà laissées dans son sillage hésitant. — Je crois qu’il va avoir le retour de flamme de sa Grande Guerre de l’Épice. 40 Les lois sont pareillement dangereuses pour les innocents et les coupables car elles ne comportent aucun sens humain inhérent ou extérieur. Elles doivent être interprétées. Les États : Considération du Bene Gesserit. Sous le ciel habituel, bleu et sans nuage, c’était encore une garden-party impériale, entre les serres, les pelouses et les arboretums. Entre les cris stridents des petits enfants nobles et les bavardages joyeux des courtisans que portait la brise douce. Jessica avait le sentiment que ces gens ne disposaient d’aucune réalité dans leur existence. Ils étaient voués à l’ennui. Même la décadence devenait pour eux une morne expérience. Elle en était arrivée à se demander comment le gouvernement pouvait gouverner. En tant que dame de compagnie, elle n’avait assurément rien à faire, même si les Bene Gesserit de la Cour semblaient la surveiller en permanence. Elle pensait à Caladan, où elle aurait dirigé les finances de la Maison des Atréides, vérifié les mouvements des flottes de pêche, consulté les prévisions du temps sur les océans. Là-bas, elle aurait pu continuer à apaiser le chagrin profond de Leto, à canaliser sa colère vers des actions productives. Mais elle était bloquée ici, sur Kaitain, et ne pouvait guère espérer plus que des jeux de pelouse. Elle s’engagea sur les méandres d’un sentier de gravier, entre des bosquets de bougainvillées et de gloire du matin aux corolles en trompette dont le parfum subtil lui rappelait Caladan. Elle revit les prairies, au nord du Castel, couvertes de stellaires dans les brumes du printemps. Par une belle journée, loin du regard de Thufir Hawat, Leto avait conduit Jessica jusqu’à une clairière isolée, loin au-dessus des rochers du littoral. Il lui avait fait l’amour sur un épais tapis de stellaires. Ensuite, ils étaient restés près d’une heure à observer les rares nuages dans le ciel. En cet instant, son Duc lui manquait plus que jamais… Mais il lui restait encore quatre mois et demi avant la naissance de son bébé. Elle n’avait pas le droit de poser des questions à son sujet, mais elle s’interrogeait en silence. La Révérende Mère Mohiam, sa préceptrice qui la connaissait si bien, serait gravement déçue en découvrant la rébellion de sa jeune élève. Jessica redoutait infiniment l’instant où elle lirait le reproche sur son visage en voyant que l’enfant était un garçon. Que ferait-elle si les Sœurs décidaient par dépit de supprimer le fils du Duc à peine né ? Elle se redressa tout en marchant et songea : Je pourrai toujours enfanter une fille plus tard, et même autant que les Sœurs ou Leto le désirent. Elle repéra la Princesse Irulan dont la tenue de jeu noire rehaussait la blondeur de ses longs cheveux. Elle était assise sur un banc de pierre, plongée dans un livre-film ouvert sur ses genoux. Elle releva la tête à son approche. — Bonjour, Dame Jessica. Avez-vous été éliminée des tournois ? — Je ne suis pas très bonne, je le crains. — Moi non plus. (Irulan eut un geste gracieux.) Vous voulez vous asseoir ? Anirul, même si elle se montrait hautaine comme la plupart des Bene Gesserit, avait des attentions toutes particulières pour sa fille aînée. Irulan était plus sérieuse et intelligente que ses sœurs plus jeunes. Elle montra son livre-film. — Avez-vous lu La Vie des Héros du Jihad ? Elle se comportait en personne mûre, avide d’apprendre. On disait qu’elle nourrissait l’ambition d’écrire un jour. — Bien sûr. La Révérende Mère Mohiam a été ma préceptrice. Elle m’avait fait mémoriser l’œuvre entière. — Il y a une statue de Raquella Anirul-Berto sur les terrains de l’École Mère. Irulan haussa les sourcils. — Ma préférée a toujours été Serena Butler. Jessica s’était assise auprès de la jeune Princesse. Un moment, elles regardèrent sans un mot des enfants qui tapaient dans un ballon rouge. Irulan posa son livre-film et changea de sujet. — Kaitain doit vous changer de l’humide Caladan, non ? Jessica sourit. — Kaitain est belle et fascinante. J’apprends chaque jour de nouvelles choses et je vois tant de choses merveilleuses. (Elle fit une pause et ajouta :) Mais malgré tout, ça n’est pas mon monde. La beauté classique d’Irulan lui rappelait elle-même au même âge. Jessica n’avait que onze ans et, en apparence, elles auraient pu être sœurs. Cette jeune Princesse a exactement le type de l’épouse idéale pour mon Duc. Il y gagnerait en statut. Je devrais la détester mais je n’y arrive pas. C’est alors qu’Anirul surgit sur le sentier, en longue robe mauve à col doré avec des manches de mousseline translucide. — Oh, vous voilà Jessica. Qu’est-ce que vous complotez toutes les deux ? — Nous parlions de la beauté de Kaitain, répondit Irulan. Anirul s’autorisa à laisser transparaître sa fierté. Elle avait remarqué le livre-film et savait que sa fille avait étudié pendant que les autres jouaient. D’un ton de conspiratrice, elle dit à Jessica : — Irulan semble plus s’intéresser au labyrinthe du pouvoir que mon époux. (Elle tendit la main.) Venez, j’ai à discuter de certains sujets avec vous. Jessica la suivit jusqu’à un jardin d’ornement dont les buissons et les arbustes avaient été taillés en forme de soldats. Anirul arracha au passage une brindille disgracieuse du plastron d’un fantassin végétal. — Jessica, vous détonnez par rapport aux gens de la Cour qui ne cessent de bavarder et de se chicaner pour monter dans l’échelle sociale. Je vous trouve… rafraîchissante. — Au milieu de tant de splendeurs, je dois paraître terne. Anirul gloussa de rire. — Votre beauté n’a pas besoin d’être rehaussée en quoi que ce soit. Par contre, je suis censée m’habiller d’une certaine manière. (Elle montra les anneaux qui brillaient à ses doigts.) Cette gemme bleue de Soo, pourtant, est plus qu’une simple bague. Elle appuya sur la pierre et un journal chatoyant se déploya devant elle. Les pages étaient couvertes de notes. Mais avant que Jessica ait pu lire un seul mot holographié, Anirul éteignit la projection. — La confidentialité est tellement rare à la Cour que mon journal m’est extrêmement précieux pour ces instants de contemplation que j’arrive à dérober. Il me permet de saisir mes pensées et d’explorer l’Autre Mémoire. Vous ferez de même, Jessica, quand vous serez à votre tour une Révérende Mère. Jessica la suivit sur un chemin de dalles qui franchissait un bassin chargé de nénuphars et autres plantes aquatiques. — Je considère, poursuivit Anirul, que mon journal est ma garantie, ma réponse au cas où quoi que ce soit adviendrait qui empêche le transfert de ma mémoire au terme de ma vie. Il y avait tant de mots qui restaient dans le non-dit : dans les derniers jours critiques du programme secret à long terme de sélection génétique, en tant que Mère du Kwisatz, elle aurait l’obligation de rédiger une chronique destinée à celles qui la suivraient. Elle ne pouvait prendre le risque de voir sa vie et ses expériences disparaître dans l’abysse de l’oubli définitif. Anirul effleura la gemme soo bleue. — J’aimerais vous offrir un journal qui soit bien à vous, Jessica. Un livre relié à l’ancienne. Vous pourrez y consigner vos réflexions, vos observations, vos sentiments les plus intimes. Ainsi, vous acquerrez une meilleure connaissance de vous et de ceux qui vous entourent. À l’instant où elles contournaient une fontaine, Jessica sentit comme une bruine douce sur son ventre, ou peut-être le souffle d’un enfant. Instinctivement, elle l’effleura et sentit la pulsion de la vie. Il grandissait. — Mon présent, dit Anirul, a déjà été déposé dans vos appartements. Vous trouverez ce vieux livre blanc dans un petit bureau à cylindre qui appartenait à Lobia, mon amie la plus chère. Il sera votre journal. Et sans doute un ami nouveau dans ce Palais si peuplé et si désert. Jessica hésita avant de répondre. — Merci, ma Dame. J’y inscrirai mes premières notes dès ce soir. 41 Il existe des hommes qui se refusent à accepter la défaite quelles que soient les circonstances. L’Histoire les considérera-t-elle comme des héros ou des idiots ? L’Empereur Shaddam IV, Ébauche pour une Histoire Officielle Impériale Révisée. Dans ses années de gloire, Cammar Pilru avait été l’Ambassadeur officielle d’Ix sur Kaitain. À ce titre, il avait fait fréquemment l’aller-retour entre les flamboyantes cités souterraines de sa planète et la Cour Impériale et le Hall du Landsraad. Distingué, charmeur, parfois trompeur, Pilru n’avait eu de cesse de trouver de nouveaux débouchés pour les produits industriels de sa planète en soudoyant tel ou tel fonctionnaire du Palais, en faisant des dons coûteux afin d’obtenir des faveurs, et donc des marchés. Et les Tleilaxu avaient brutalement investi Ix. La Maison de Corrino avait ignoré ses demandes d’assistance. Quant au Landsraad, il était resté absolument sourd à ses plaintes. Sa femme était morte durant l’attaque des Tleilaxu. Son monde et sa vie avaient été détruits en quelques heures. Jadis, dans ce qui lui semblait maintenant une autre vie, l’Ambassadeur Pilru avait joui d’une influence considérable dans le milieu des affaires, de la finance et des cercles politiques. Il avait eu des amis en très haute place et gardé bien des secrets. Il n’était pas particulièrement enclin à l’extorsion de fonds, mais il savait comment utiliser certaines informations contre telle ou telle personne afin d’en tirer une force de persuasion substantielle. Même après toutes ces années, il n’avait oublié aucun détail. Et les autres s’en souvenaient aussi nettement que lui. Le moment était venu d’utiliser tout ce qu’il savait. La Directrice de la Prison Impériale de Kaitain, Nanee McGarr, était une ex-voleuse qui avait exercé dans la contrebande. Elle était grosse et basanée et pouvait paraître un homme aux yeux de certains, d’autant qu’elle était laide, trapue et musclée comme un lutteur Anbus, puisque native d’une planète à forte gravité du système d’Unsidor. McGarr avait passé une année dans un tunnel cellulaire avant de soudoyer un gardien qui l’avait laissée s’échapper. Officiellement, elle était une criminelle évadée. Des années plus tard, en la voyant dans la cité impériale, l’Ambassadeur Pilru l’avait reconnue d’après les avis de recherche de la police ixienne. Il lui avait révélé confidentiellement ce qu’il savait et promis de ne rien révéler. Dès lors, la Directrice était dans sa poche. Depuis vingt ans qu’il séjournait sur Kaitain en tant qu’ex-ambassadeur d’une Maison renégate, jamais il n’avait fait appel à ses services. Mais voilà qu’un acteur avait eu l’audace de tenter d’assassiner l’Empereur et revendiqué son appartenance à la lignée impériale. Ces assertions scandaleuses avaient germé peu à peu dans l’esprit de l’Ambassadeur Pilru. Il fallait absolument qu’il ait une entrevue avec ce prisonnier qui pouvait être le fils d’Elrood IX et de sa concubine impériale, Shando Balut, qui était devenue plus tard l’épouse du Comte Dominic Vernius. Si telle était la vérité, Tyros Reffa était non seulement le demi-frère de Shaddam IV – mais également du Prince Rhombur Vernius. C’était une idée dérangeante, une double révélation. Un Prince de Corrino doublé d’un Prince de Vernius était bouclé dans une geôle ici même, sur Kaitain ! Rhombur s’était toujours considéré comme le dernier survivant de la Grande Maison Vernius et pensait que sa ligné s’éteindrait avec lui. Mais maintenant, une chance infime se présentait, du moins dans la lignée maternelle… Jamais Shaddam ne le laisserait approcher de Reffa, aussi l’ex-Ambassadeur allait-il opter pour une autre voie. Même si la Maison Vernius s’était effondrée, McGarr ne tenait pas à ce que ses forfaits anciens soient révélés en public. Il s’ensuivrait trop d’investigations en profondeur. À terme, il n’aurait pas à menacer : elle collaborerait spontanément… Dès que le soir vint sur Corinthe, Pilru s’engagea sur une piste forestière qui suivait le périmètre ouest des terres du Palais. Il franchit un pont d’ivoire sur un ruisseau et plongea dans l’ombre. Il avait divers instruments médicaux, des flacons d’échantillons et un petit enregistreur holoscope, le tout dissimulé dans une poche non entropique attachée sur son ventre. — Par ici, fit une voix graveleuse. Dans la pénombre, Pilru discerna vaguement le batelier qu’il devait rencontrer, une silhouette voûtée au visage pâle, aux yeux brillants. Un faible bourdonnement montait du moteur de la petite embarcation qui se maintenait dans le courant. Dès que Pilru fut monté à bord, l’embarcation démarra au ras de l’eau. Le batelier se servait d’une longue godille pour naviguer dans le labyrinthe des canaux. De part et d’autre, des rosiers buissonnants étaient autant de silhouettes menaçantes sur le fond du ciel. Il était facile pour le visiteur aventureux de se perdre dans le paysage complexe des voies d’eau. Mais le batelier était un vieux professionnel. L’embarcation franchit une nouvelle courbe. Les rosiers étaient maintenant plus hauts, avec des épines plus longues. Loin devant, Pilru discerna des lampes à l’éclat sourd au bas d’une structure massive de pierre grise. Une double porte métallique, de l’autre côté d’une voie d’eau, interdisait l’accès au pénitencier. À l’intérieur, au-delà de la grille, il devina d’autres lumières. De part et d’autre, il vit alors quatre têtes empalées – celles de trois hommes et d’une femme. Les crânes vides, encore enveloppés dans un tissu ensanglanté, avaient été revêtus d’une couche de polymère destinée à les préserver. À l’intérieur, un brilleur diffusait une clarté lugubre à travers leurs orbites, leurs bouches béantes et leurs narines. — La Porte du Traître, commenta le batelier à l’instant où l’embarcation passait entre les poternes grinçantes. Un tas de prisonniers célèbres sont passés ici, mais la plupart ne sont jamais ressortis. Sur le quai, un gardien leur faisait signe et Pilru quitta l’embarcation. Sans même lui demander ses lettres d’accréditation, l’homme le précéda dans un couloir qui sentait le moisi et la pourriture. Pilru perçut des cris lointains. Ils venaient probablement des chambres de torture de l’Empereur, tellement redoutées. Ou bien n’était-ce que des enregistrements destinés à maintenir un climat d’anxiété ? Pilru arriva devant une étroite cellule cernée par un champ de contention orange. — Notre suite royale, déclara le gardien en abaissant la tension du champ pour qu’il puisse entrer dans le lieu puant. Des ruisselets humides brillaient vaguement au fond de la cellule et sur le sol de pierre rude gagné par la mousse. Un homme vêtu d’un manteau noir déchiré et d’un pantalon immonde était étendu sur un bat-flanc. Il se redressa péniblement et demanda : — Qui êtes-vous ? Mon technojuriste, enfin ? — La Directrice McGarr m’a dit de vous donner une heure, fit le gardien. Vous restez ou vous repartez. Tyros Reffa s’assit au bord de sa couche. — J’ai étudié les grandes lignes du système judiciaire. Je connais par cœur le Code Pénal de l’Imperium. Même Shaddam doit le respecter. Il ne suit pas la procé… — Les Corrinos ne sont tenus que parce qu’ils choisissent, trancha Pilru en secouant la tête. Il était bien placé pour le savoir, lui qui avait clamé bien haut les injustices commises sur Ix. — Je suis un Corrino. — C’est vous qui le dites. Vous n’avez pas de représentant légal ? — Je suis là depuis trois semaines et personne ne m’a adressé la parole. Qu’est devenu le reste de la troupe ? Ils ne savent rien de cela… — Ils ont été arrêtés également. Reffa secoua la tête. — J’en suis sincèrement désolé. Et aussi pour le garde qui a été tué. Je ne voulais agresser personne mais simplement exposer mon cas. (Il fixa son visiteur.) Mais qui êtes-vous donc ? Se rapprochant pour pouvoir s’exprimer à voix basse, Pilru déclina son nom et son titre et ajouta : — Malheureusement, je suis le représentant d’un gouvernement sans gouvernement. Lorsque Ix a été investie par les usurpateurs, l’Empereur n’est pas intervenu. — Ix ? (Reffa le regarda avec une expression de fierté.) Ma mère était Shando Balut, qui a épousé plus tard le Comte Dominic Vernius. Pilru s’accroupit en prenant garde à ne pas se tacher. — Si vous êtes vraiment ce que vous dites, Tyros Reffa, techniquement, vous êtes un Prince de la Maison Vernius, au même titre que votre demi-frère Rhombur. Vous êtes les deux derniers représentants vivants de ce qui fut une très grande famille noble. — Je suis aussi le seul héritier mâle des Corrinos. Reffa ne semblait pas effrayé par ce qui pesait sur lui, mais seulement indigné. — Vous le prétendez du moins. Reffa croisa les bras. — Des tests génétiques en donneront la preuve. — Exactement. Pilru sortit la trousse médicale qu’il avait cachée dans la poche non entropique. — J’ai là un nécessaire d’extraction génétique. L’Empereur entend garder secrète votre véritable identité, il ne sait donc pas que je suis ici. Nous devons être extrêmement prudents. — Il n’a certainement pas fait d’analyses lui-même. Ou bien il connaît la vérité ou ça ne l’intéresse pas, fit Reffa d’un air écœuré. Est-ce qu’il compte me cacher ici pendant des années ou me faire exécuter discrètement ? Savez-vous que le véritable motif de l’attaque de Zanovar était de m’éliminer ? Je n’étais pas dans ma propriété… et tous ces gens sont morts à cause de moi. Pilru était un diplomate avec des années de carrière derrière lui et il sut dissimuler sa surprise en entendant cette déclaration ahurissante. Une planète tout entière éradiquée pour éliminer une seule personne ? Mais il comprenait que Shaddam ait pu voir en Reffa une menace directe contre son trône. — Tout est concevable. Néanmoins, nier votre existence est tout à fait dans l’intérêt de l’Empereur. C’est pour cette raison que je dois prélever des échantillons génétiques de vos tissus et en faire une analyse complète et objective. Je veux dire loin de Kaitain. J’ai besoin de votre coopération. Il lut une trace d’espoir dans l’expression de Reffa. Ses yeux gris vert étincelèrent et il se redressa. — Bien entendu. Heureusement, il ne demanda pas de plus amples détails. Pilru ouvrit une poche noire et plate dont il sortit un autoscalpel luisant et une capsule seringue ainsi que divers tubes et flacons. — Il va me falloir assez d’échantillons pour plusieurs tests génétiques. Reffa se soumit de bonne grâce et, avec des gestes rapides et précis, Pilru fit des prélèvements de sang, de semence, d’ongles, de peau et de cellules épithéliales intra-buccales. Tout ce qui constituerait une preuve absolue de l’hérédité de Reffa, quoi que fasse Shaddam pour cacher l’existence de son demi-frère. À condition que Pilru puisse quitter Kaitain avec les échantillons génétiques. Il savait qu’il était lancé dans un jeu dangereux. Lorsque ce fut fini, Reffa parut se voûter, soudain terrassé par la pensée qu’il ne quitterait pas la prison vivant. — Je suppose qu’on ne m’accordera jamais la chance de me présenter devant un tribunal ? fit-il avec l’expression d’un enfant innocent. Son bien-aimé précepteur Glax Othn lui avait toujours enseigné que la justice était sacrée. Mais Shaddam, le Boucher de Zanovar, se considérait comme au-dessus de la Loi Impériale. — J’en doute, fit Pilru avec une honnêteté brutale. Reffa soupira. — J’avais écrit un discours dans la grande tradition du Prince Raphaël Corrino, dont je jouais le rôle dans la dernière pièce. Je voulais me servir de mon talent pour faire regretter au peuple l’âge d’or de l’Imperium et pour amener mon demi-frère à reconnaître ses erreurs. Pilru exhiba son petit enregistreur holoscope. — Dites-le maintenant, Tyros Reffa. À moi. Et je ferai le nécessaire pour que d’autres l’entendent. Reffa se leva d’un air théâtral, paré dans sa dignité. — Je serai heureux d’avoir un public. Quand le gardien revint, l’Ambassadeur Pilru était encore sous le coup de l’émotion, les larmes aux yeux. Le champ de contention se dissipa et le gardien lui demanda : — Alors ? Vous restez avec nous ? Je vous trouve une bonne petite cellule vide ? — Je vous suis. Avec un ultime regard à l’adresse de Reffa, Pilru sortit en hâte, la gorge sèche, les genoux faibles. Jamais encore il n’avait soutenu la charge émotionnelle d’un Jongleur expérimenté. À l’instant où la brume orange du champ se refermait sur lui, le fils bâtard d’Elrood regarda l’ex-Ambassadeur d’Ix et dit : — Saluez Rhombur de ma part. J’aurais… j’aurais tant aimé le rencontrer. 42 La clé de la découverte ne se trouve pas dans les mathématiques, mais dans l’imagination. Haloa Rund, Premiers carnets de laboratoire. Défait, agité, Rund était penché sur une table à dessin électronique et observait les tracés et les boucles qui couraient sur l’écran. Il avait fait appel à ses talents de Mentat pour retrouver dans sa mémoire la liste de ses notes et il était parvenu à reconstituer dans l’ordre exact toutes les questions que les Sœurs du Bene Gesserit leur avaient posées, et jusqu’au moindre détail de l’épave du vaisseau qu’elles avaient récupéré. Il savait désormais que le champ d’invisibilité pouvait vraiment exister et il ne lui restait plus qu’à retracer l’itinéraire qui permettrait de le recréer. Un défi fantastique. Talis Balt et le Directeur Kinnis, de l’autre côté du laboratoire austère, étaient lancés dans des commentaires. — Monsieur le Directeur, disait Balt, j’ai réfléchi à la question durant ces dernières heures. La requête d’Haloa me semble… fondée, sans que je puisse dire pourquoi… — Je ne me souviens de rien, avoua le Directeur Kinnis. Rund commenta sans même lever la tête : — Mon esprit a été soumis aux épreuves de l’éducation Mentat. Il se pourrait que j’aie le pouvoir de résister aux tours psychiques des Sœurs. — Mais vous ne vous êtes pas qualifié comme Mentat, lui rappela Kinnis d’un ton sceptique et sévère. — Pourtant mon cerveau a été modifié, ses structures ne sont plus les mêmes, insista Rund. (Il se souvenait d’un vieil adage de l’école : Les mêmes schémas tendent à se répéter, que ce soit pour réussir ou défaillir.) Mon esprit a développé des poches de résistance, des sortes de muscles psychiques, des zones de stockage auxiliaires. C’est probablement pour ça que leur coercition n’a pas fonctionné totalement. Il se dit que son gentil vieil oncle serait fier de lui. Balt se grattait la tête. — Je propose que nous prenions à nouveau le temps d’inspecter le labo de Chobyn. Le Directeur parut agacé. — Nous l’avons déjà fait après sa disparition. Chobyn n’était qu’un chercheur de bas niveau, issu d’une famille sans importance, et il n’avait donc pas droit à beaucoup d’espace. Nous avons utilisé son labo comme débarras depuis qu’il n’est plus là. Rund effaça ses croquis. Sans attendre la permission de Kinnis, il se dirigea rapidement vers l’ex-local de Chobyn… Il étudia la liste du matériel qui avait été réquisitionné ainsi que des fragments de notes retrouvées sur les lieux. Puis il passa en revue des clichés holographiques de Chobyn stockés dans le système de surveillance. Mais sans rien trouver d’important. L’inventeur renégat avait modifié des équations classiques d’Holtzman développées des milliers d’années auparavant. Les plus brillants des chercheurs modernes ne comprenaient toujours pas comment fonctionnaient les formules ésotériques de Tio Holtzman, si ce n’est qu’elles marchaient. Et Rund ne parvenait pas à comprendre ce que Chobyn avait pu trouver. Dans son cerveau enfiévré, les pensées se succédaient à une vitesse qu’il n’aurait pu imaginer. Flinto Kinnis le surveillait à distance prudente tandis que Rund s’agitait, ignorant ses collègues, tapant sur les dalles, les parois et le plafond, explorant chaque centimètre carré du vieux labo. Il s’agenouilla près de la jointure entre le sol et la coque de la station et remarqua alors une craquelure qui apparaissait brièvement par instant, un segment camouflé, guère plus qu’un scintillement de la matière, comme s’il avait un grain de sable dans l’œil. Il fixa ce point infime jusqu’à en ressentir une douleur, essayant de se rappeler les leçons de son sévère éducateur Mentat : comment observer. Il accéléra encore ses perceptions, ralentit le temps, et figea le scintillement. Dans le même instant, il passa à travers la paroi. Et se retrouva dans une alcôve étroite où l’air était vicié, avec une odeur de métal. Avec un autre scintillement la paroi se referma sur lui. Il s’aperçut qu’il pouvait à peine bouger dans ce lieu confiné. L’ombre y était étouffante et il se dit qu’il devenait aveugle. Il avait de la peine à respirer et, sous ses doigts, les murs semblaient givrés. En fouillant à tâtons, il trouva des feuillets de cristaux riduliens, des écrans de tracé, des bobines de shigavrille chargées de données. Il cria mais l’écho lui revint dans une fraction de seconde. Il était coupé du laboratoire, il n’entendait ni ne voyait plus rien. Quand le scintillement revint, Rund retomba en trébuchant de l’autre côté, épuisé mais excité. Le Directeur Kinnis le fixait d’un air perplexe. — C’est une chambre secrète sous bouclier, mais, apparemment, le champ est en train de s’épuiser. Chobyn y a laissé beaucoup d’informations. Kinnis se frotta les mains. — Excellent. Il faut tout récupérer. Je souhaite que nous allions jusqu’au bout de cette affaire. (Il se tourna vers un technicien.) Dès que le scintillement se répète, vous plongez là-dedans et vous ramenez tout ce que vous pourrez trouver. Le technicien se mit en position, accroupi comme un fauve, et bondit soudain. Il disparut dans le mur. Rund et Kinnis attendirent durant près d’une demi-heure, mais il ne réapparut pas. Ils n’entendaient rien et ne réussirent pas à rouvrir l’alcôve, en dépit de leurs coups répétés sur les plaques blanches de la structure externe. Une équipe d’intervention arriva avec des outils de perçage et de découpe, mais elle ne mit au jour que l’intervalle standard entre les parois de la station. Quant aux scanners, ils ne repérèrent aucune déformation anormale. Les techniciens étaient à bout de ressources, et Haloa Rund était plongé dans une projection quasi-Mentat. En se fondant sur une variation des équations d’Holtzman, il déduisit que le champ d’invisibilité avait replié l’espace en formant une ondulation autour de l’alcôve secrète. Le scintillement reprit, le technicien retomba dans le laboratoire. Il était blafard, les yeux ternes, et ses ongles lacérés saignaient comme s’il avait tenté de se frayer un chemin à travers la paroi. Deux de ses collègues se précipitèrent, mais il était déjà mort, apparemment asphyxié ou gelé. Où donc avait-il été emporté par le « scintillement » ? Paralysés par la peur, ils ne faisaient pas un geste pour pénétrer dans l’alcôve encore ouverte et récupérer les archives de Chobyn. Rund, comme en état de transe, se rua brusquement à l’intérieur. Kinnis n’émit qu’une protestation de pure forme : on lisait une curiosité avide dans son regard. Rund, redoutant à chaque seconde que la barrière se déphase à nouveau, jeta pêle-mêle les plaques de cristaux riduliens, les écrans et les bobines que des techniciens s’empressèrent de récupérer. Comme s’il était mentalement accordé sur le générateur de champ, Rund bondit dans le laboratoire à l’instant où la paroi redevenait aussi solide et opaque qu’avant. Talis Balt contemplait leur butin. — Il va nous falloir un sérieux investissement si nous voulons exploiter correctement tout ce travail. Ils avaient déjà oublié le technicien mort et le Directeur Kinnis semblait chercher un moyen pour inscrire cette trouvaille à son palmarès. — Je vais convaincre le Premier Calimar que nous avons besoin d’une rallonge de fonds. Une rallonge substantielle. Rund, il faut que vous parliez au Comte Ilban. À eux deux, ils devraient bien trouver un moyen d’obtenir tout l’argent qu’il nous faut. 43 Vengeance. Est-il un mot plus délicieux dans notre langage ? Je me le répète au moment de m’endormir, certain que cela m’apportera des rêves agréables. Baron Vladimir Harkonnen. Le gouvernement de Richèse avait besoin d’un apport d’argent officieux s’il voulait financer le nouveau développement du champ d’invisibilité de Chobyn. Et le Premier Calimar savait où trouver tous les solaris nécessaires. Il débarqua sur Giedi Prime, furieux de devoir venir exiger la somme que la Maison Harkonnen lui devait depuis si longtemps. Au lieu de le conduire directement au Donjon où il avait toujours rencontré le Baron, le Capitaine Kryubi précéda le Premier dans le cœur oppressant d’Harko Villa. Calimar, mince et habillé avec une élégance minutieuse, essayait de garder une contenance digne. Le Baron s’amusait toujours à de petits jeux psychologiques. Le Premier comptait en finir avec ces négociations et également y survivre. Pour une raison inconnue, le Baron Vladimir avait décidé d’inspecter les usines de recyclage précisément ce matin, et il avait fait informer le Premier qu’il le recevrait sur place, sinon pas du tout. À cette seule pensée, Calimar plissa le nez. À l’intérieur du monstrueux bâtiment, l’air était chaud, humide et chargé de relents que Calimar aurait volontiers évités. Derrière ses lunettes cerclées d’or, ses yeux étaient déjà irrités. La puanteur imprégnait déjà son costume et il se résigna à l’idée de le brûler dès qu’il serait de retour dans ses luxueux bureaux du Centre de la Triade. Mais il était bien décidé à ne repartir qu’avec l’argent que le Baron Harkonnen devait à la Maison Richèse. — Par ici, dit Kryubi. Ils s’engagèrent dans une série interminable d’escaliers métalliques et de passerelles interconnectées. Au-dessus de bacs d’épandage qui évoquaient de sinistres aquariums destinés aux créatures de l’ombre. Comment un obèse comme le Baron peut-il arriver jusque-là ? s’interrogea Calimar. Il était déjà haletant et avait de la peine à suivre le pas décidé du capitaine. Il aperçut alors des plates-formes ascensionnelles disposées aux points stratégiques. Ainsi, il essaie déjà de me diminuer. Les narines pincées, il grinça des dents pour retrouver sa détermination. Il devait se montrer dur et traiter avec le Baron sans perdre pied. Lors de sa première entrevue, le Baron Vladimir l’avait reçu dans une chambre où il y avait un cadavre. Et il n’avait pas oublié l’odeur de décomposition qui avait accompagné sa pénible requête pour une assistance financière. Cette fois, il devait retourner la situation contre l’ignoble obèse. Il y avait bien des années, le Baron avait proposé de soutenir l’industrie défaillante de Richèse, à condition d’être soigné secrètement par un docteur de l’École Suk. Par la suite, le Baron n’avait payé qu’une faible part de ce qu’il devait et ignoré les rappels réitérés de Richèse. Le docteur Wellington Yueh avait su diagnostiquer le mal dont souffrait le Baron, mais ne l’avait en rien guéri. C’était là chose impossible. Le Baron avait donc justifié son refus de régler le reste des honoraires. Mais le Directeur de la station Korona, Flinto Kinnis, paraissait certain qu’ils pouvaient développer un générateur d’invisibilité. Pour cela, ils devaient constituer un capital énorme. Certes, les seules recherches initiales seraient ruineuses, mais leur rivale, Ix, était désormais à l’écart des opérations et ne se maintenait qu’à un niveau timide de production. Richèse tenait une chance unique de retrouver son statut économique d’autrefois… Le Baron devait payer. Calimar était prêt à aller jusqu’au chantage… Le Premier aperçut à l’extrémité d’une nouvelle passerelle la silhouette volumineuse du Baron qui flottait près de la rambarde, loin au-dessus des bacs d’épandage. Kryubi lui dit de continuer seul, ce qui renforça la méfiance de Calimar. Le Baron aurait-il l’intention de me tuer ? Un tel acte déclencherait un scandale énorme dans le Landsraad. Non, la Maison Richèse détenait trop d’informations dangereuses pour les Harkonnens, et le Baron ne le savait que trop bien. Calimar remarqua que le Baron avait des filtres et des embouts dans ses narines. Le Premier, lui, n’avait rien et il se demanda combien de toxines il inspirait à chaque souffle. Il ôta ses lunettes mais ne parvint pas à essuyer l’enduit visqueux qui recouvrait les verres. — Baron Harkonnen… C’est un endroit… peu orthodoxe pour notre entrevue. Le Baron admirait les tourbillons lents de l’immonde masse fangeuse, émerveillé comme s’il regardait dans un kaléidoscope. — J’ai des affaires qui m’attendent, Calimar. Nous devons nous entretenir ici, sinon nulle part. Le Premier enregistra le message grossier d’un personnage qui ne l’était pas moins et il répliqua d’un ton aussi rude que possible : — Bien sûr, Baron. En tant qu’adultes et leaders de nos mondes respectifs, nous avons des obligations à remplir. Mais vous, monsieur, n’avez pas rempli toutes les vôtres. Richèse vous a fourni les services que vous aviez requis. Vous êtes dans l’obligation de régler le solde des honoraires que nous avions fixés. — Je ne vous dois rien. Votre docteur Suk ne m’a pas guéri. — Cela ne faisait pas partie de notre accord. Il vous a examiné et a rendu son diagnostic. Vous devez payer. — Je refuse. Maintenant, vous pouvez vous retirer. Le Premier inspira à fond, au bord de la nausée : — Monsieur, j’ai à plusieurs reprises essayé de me montrer conciliant. Mais considérant votre refus réitéré et criminel de payer, je considère qu’il est juste de modifier les conditions de notre accord préalable. En conséquence, j’augmente le montant de ces honoraires. (Il cita une somme exorbitante et ajouta :) Richèse est pleinement décidé à porter cette affaire devant la Cour du Landsraad. Nos juristes et nos avocats exposeront nos griefs. Nous rendrons publique l’origine de votre maladie et décrirons en détail votre dégénérescence et votre faiblesse. Nous présenterons peut-être également des preuves évidentes de votre instabilité mentale. Le Baron avait le visage violacé mais, avant qu’il explose, ils furent interrompus par trois gardes qui escortaient un personnage élancé, élégant, en pantalon bouffant de bonne coupe. Mephistis Cru faisait de son mieux pour ignorer la pestilence ambiante. — Vous m’avez fiait quérir, mon Seigneur Baron ? Il regarda de part et d’autre, l’air désapprobateur, puis se pencha avec une expression écœurée vers le limon mouvant du bac. Le Baron eut un regard oblique à l’intention de Calimar avant de se tourner vers Cru. — J’ai une question délicate à vous poser, qui concerne le décorum. (Ses bajoues frémissaient d’une colère mortelle.) J’espère que vous aurez une réponse satisfaisante à me fournir ?… Le conseiller en étiquette s’enveloppa dans sa dignité, roide et solennel. — Bien entendu, Baron. Je suis ici pour vous servir. — Depuis le désastre de mon banquet de gala, je me suis interrogé. Est-ce que ce serait poli de ma part de vous jeter moi-même dans cette mortelle mélasse ou bien dois-je confier cette corvée à un garde afin de ne pas me souiller les mains ? Mephistis Cru surprit le geste de Kryubi qui ordonnait à ses gardes de lui couper la retraite. — Mais… je ne comprends pas, Mon Seigneur. Je n’ai fait que vous donner les meilleurs… — Alors vous n’avez pas de réponse précise à me fournir, hein ? Parfait, je pense donc que les gardes vont s’en charger. (Le Baron leva une main grassouillette.) C’est probablement l’option la plus courtoise. Soudain, le conseiller en étiquette fut à court de reparties civiles et il se mit à hurler des mots épouvantables que même le Baron parut trouver injurieux. Les gardes sans uniforme le saisirent par les bras et, d’un seul et même mouvement mécanique mais souple, ils le projetèrent par-dessus la rambarde. Cru tomba dans le vide, ses habits élégants flottant autour de lui comme des ailes. Il réussit même à tourbillonner avec panache avant de plonger dans l’étang d’excréments et de déchets. Il se débattit, joua des mains et des pieds pour tenter de s’extraire de l’épandage. Le Baron se tourna alors vers son visiteur qui était encore sous le choc. — Si vous voulez bien m’excuser un instant, Premier, je souhaite regarder cela et en profiter jusqu’au bout. En toussotant, Mephistis Cru réussit à regagner le bord du bac auquel il s’accrocha pour vomir à l’extérieur. Des gardes munis de gants le saisirent par les bras et le hissèrent. Il sanglotait de terreur et de soulagement, couvert de purin, de crotte et d’écume brune. Il implora son pardon en hurlant, la tête levée vers les passerelles. Les gardes lui lestèrent les chevilles avec des poids en quelques gestes vifs avant de le rejeter dans l’étang abominable. Calimar observait tout cela avec horreur, mais refusait de se laisser intimider. — J’ai toujours considéré comme très enrichissant le fait d’être témoin de votre cruauté, Baron Harkonnen. (Il s’efforçait de garder un ton assuré tandis que la malheureuse victime du Baron continuait à se débattre dans la gadoue.) Peut-être pourrions-nous revenir à des sujets plus importants ? — Oh, taisez-vous donc un instant ! grommela le Baron en désignant le malheureux Cru qui se débattait et avait encore la force de maintenir la tête hors de la fange. Calimar réagit avec vigueur. — Il y a bien des années de cela, l’Empereur Elrood a chassé mon maître le Comte Ilban Richèse de la planète Arrakis parce qu’il lui semblait trop faible. Quand votre demi-frère Abulurd s’est montré faible à son tour, vous l’avez déposé et avez pris le contrôle des récoltes d’épice avant toute initiative d’Elrood. Le Landsraad et l’Empereur n’apprécient guère les leaders impotents. Quand ils apprendront votre maladie débilitante, et comment elle vous a été instillée par une sorcière du Bene Gesserit, vous deviendrez la risée de l’Imperium. Les petits yeux noir d’araignée du Baron se changèrent en pointes cruelles d’obsidienne. Tout en bas, Mephistis Cru plongeait parfois dans l’épandage infect mais ressurgissait pour reprendre une bouffée d’air puant. Il crachait, toussait et battait des bras en s’éclaboussant en rythme. Le Baron ne savait que trop bien à quel point l’Empereur Corrino s’était montré changeant depuis quelque temps. Calimar le tenait par les testicules et ils le savaient tous deux. Le Baron pouvait fulminer autant qu’il le voulait, mais il savait que les Richésiens mettraient leur menace à exécution. D’un ton conciliateur, il se décida enfin à répondre. — Je ne peux pas payer une pareille somme. Il est certain que nous pourrions nous mettre d’accord sur un chiffre plus raisonnable, non ? — Nous étions convenus d’un prix, Baron, et vous auriez pu payer entre temps. Mais nous ne pouvons plus attendre. Votre inconstance a d’autant augmenté le montant. Le Baron faillit s’étouffer. — Même si je vidais toutes les trésoreries de Giedi Prime, je ne pourrais pas vous verser autant de solaris ! Calimar haussa les épaules. Mephistis Cru semblait avoir coulé, mais ses bras s’agitaient toujours en surface. Même avec les jambes lestées, il semblait encore capable de se débattre pour quelques instants d’agonie supplémentaires. Calimar lança sa dernière riposte : — Notre plainte a été déjà déposée devant la Cour du Landsraad. L’audience est prévue dans deux semaines. Il nous serait facile de l’ajourner, mais seulement si vous nous payez d’abord. Le Baron cherchait une solution, mais il savait qu’il n’avait pas le choix. Pour l’instant du moins. — De l’épice. Je peux vous payer en épice. J’ai bien assez de stocks de côté pour vous payer une somme aussi colossale. Et sur l’heure. Ça devrait suffire à satisfaire l’ordure de maître chanteur que vous êtes. — Vos insultes ne servent à rien. Le griffon des Harkonnens n’a pas de dents, vous le savez bien. (Calimar eut un petit ricanement avant de redevenir plus circonspect.) Néanmoins, après le bain de sang de Zanovar, et si je considère les menaces répétées de Shaddam à l’encontre des stocks illicites de Mélange, j’hésite quelque peu à accepter ce genre de paiement. — C’est le seul que je puisse vous proposer. Vous acceptez le Mélange, ou alors vous attendez jusqu’à ce que je puisse rassembler un financement différent. Ce qui risque de prendre des mois. Le Baron affichait un sourire insidieux. — Très bien. (Calimar savait que c’était probablement le mieux qu’il pourrait soutirer au Baron puisque son adversaire devait sauver la face, même de façon mesquine.) Nous allons mettre au point le transfert secret de votre stock jusqu’à notre satellite orbital de Korona, où il sera en sécurité sous bonne garde. Je suis heureux que ce problème soit réglé, bien que j’aie été désolé d’avoir à agir ainsi. — Non, vous n’êtes pas désolé ! aboya le Baron en gardant une attitude hiératique. À présent disparaissez, et n’essayez plus jamais de me faire chanter. Calimar essaya de dissimuler sa nervosité en retraversant la passerelle pour remonter l’escalier… Bouillonnant, le Baron revint à Mephistis Cru. Il dut s’avouer que ce fat personnage tellement imbu de lui-même, amateur de bons usages et de parfums fantaisie, avait une force surprenante. Et même admirable, en un certain sens. Avec les poids qui l’entraînaient vers le fond, il n’était pas encore noyé. Finalement, le Baron se lassa du spectacle et ordonna au Capitaine Kryubi de lancer les lames du hachoir géant. L’atroce soupe se mit lentement à tourner et Mephistis Cru nagea plus frénétiquement encore. Le Baron aurait tellement souhaité pouvoir ajouter le Premier Calimar à cette soupe odorante. 44 L’Histoire compte plus de tragédies que de triomphes. Quel lettré souhaiterait étudier une longue litanie d’événements qui se termineraient bien ? Nous, les Atréides, avons laissé notre marque dans l’Histoire plus souvent que nous ne l’aurions voulu. Duc Paulus Atréides. Armé d’une dague redoutable dans la main gauche et d’un stylet à lame plus courte, Duncan Idaho feinta en attaquant Leto. En reculant vers la salle des banquets, Leto pivota pour couvrir ses points vulnérables avec son bouclier chatoyant. Le Maître d’Escrime avait déjà ralenti ses coups, ajustant la vitesse de sa lame afin qu’elle pénètre dans la barrière d’énergie. Leto surprit Duncan par une manœuvre peu orthodoxe. Il attaqua directement son jeune adversaire. Ce qui augmenta d’autant la vitesse de la dague de Duncan par rapport au bouclier, et la lame dérapa sur le bouclier bourdonnant. Leto leva son kindjal, mais Duncan esquiva, bondit sur une table et battit en retraite avec une grâce féline. Le trophée de taureau saluséen avec ses yeux à facettes et le portrait en matador du Duc Paulus semblaient suivre le duel avec intérêt. — Ces chandeliers étaient un cadeau de mariage de mes parents, lança Leto en s’esclaffant. Si tu les casses, je me paie sur ta peau. — Il faudrait encore pouvoir me la prendre, répliqua Duncan avec une parade qu’il voulait insultante. Le jeune Maître d’Escrime bondit et Leto frappa de côté avec son kindjal, renversant lui-même un chandelier tout en pointant sa lame sous les pieds de Duncan. Le Maître d’Escrime perdit l’équilibre et bascula en arrière. Leto sauta sur la table à son tour et se lança sur lui, décidé à en finir avec ce duel d’exercice. Ce serait sa première victoire sur Duncan. Mais Duncan n’était plus là. Il avait roulé jusqu’au bout de la table et courut comme un crabe pour se retrouver derrière Leto. Le Duc recula en lui faisant face. Tous deux exultaient. Duncan frappa avec sa dague et son stylet, tour à tour, attaquant le bord du bouclier, mais Leto para chaque coup avec son kindjal. — Vous êtes distrait, Duc Atréides. Vous pensez trop à votre femme. Oui, c’est vrai, Duncan. Mais je ne veux pas que ça se voie. Les lames s’entrechoquèrent, sifflèrent fil contre fil. Même toi, Duncan, je ne veux pas que tu le saches. Mon amour pour Jessica est une faiblesse qu’un Duc ne peut se permettre. Il feinta avec son kindjal, puis lança le poing en avant. Il traversa le bouclier à main nue et agrippa la tunique verte de Duncan rien que pour lui prouver qu’il pouvait le toucher. Surpris, Duncan se dégagea en lançant son stylet vers les yeux de Leto. Il faillit le toucher, mais faillit seulement. Duncan sauta sur un siège et se rétablit in extremis, dressé sur la pointe des pieds. Une servante au visage doux et innocent entra alors dans la salle avec un plateau de rafraîchissements. Leto lui fit signe de se retirer et Duncan profita de ce bref instant pour plonger sur lui. Cette fois, il ne se servit pas de ses couteaux mais lança son bouclier sur Leto pour le faire basculer. La servante réussit à battre en retraite sains renverser son plateau. — Ne vous laissez jamais distraire, Leto, fit Duncan, le souffle court. Vos ennemis trouveront des diversions pour détourner votre attention. C’est alors qu’ils frapperont. Haletant, Leto se laissa aller en arrière. Des gouttes de sueur perlaient dans ses cheveux noirs. — Ça suffit ! Vous avez encore été le meilleur. Il éteignit son bouclier et le Maître d’Escrime rengaina fièrement ses deux lames avant de l’aider à se redresser. — Bien sûr que j’ai eu le meilleur sur vous. Mais vous m’avez bien eu plusieurs fois. Votre tactique est très intéressante. Vous apprenez, mon Duc. — Nous ne pouvons pas tous aller passer huit ans sur Ginaz, Duncan. Mon offre de faire venir sur Caladan votre compagnon Hiih Resser tient toujours. S’il a la moitié de votre talent de bretteur, il serait un élément de valeur pour la garde de la Maison Atréides. Duncan avait l’air troublé. — Je n’ai guère eu de nouvelles de lui depuis son retour à la Maison Moritani. Je redoutais que les Grummans ne le tuent dès son retour, mais il semble avoir survécu. Je crois qu’il appartient maintenant à la garde privée du Vicomte. — À l’évidence, il est devenu plus fort et plus malin qu’avant. J’espère seulement qu’il n’est pas corrompu. — C’est une chose difficile que de corrompre un Maître d’Escrime, Leto. Ils s’aperçurent alors que Thufir Hawat les observait depuis le seuil. Leur séance d’exercice était terminée et le Maître assassin s’avança et s’inclina brièvement. — Je suis d’accord avec votre Maître d’Escrime, mon Duc. Vous vous améliorez. Cependant, je souhaiterais vous rappeler en ce qui concerne la tactique que les distractions et diversions fonctionnent dans les deux sens. Leto se laissa aller dans un siège pendant que Duncan redressait le chandelier. — Que veux-tu dire, Thufir ? — Au titre de Commandant de votre Sécurité, mon Duc, je me préoccupe avant tout de vous maintenir en vie et de protéger la Maison des Atréides. Je n’ai pas fait mon devoir lors de l’explosion du clipper, tout comme avec votre père dans l’arène. Leto leva les yeux vers le trophée du monstrueux taureau qui avait tué son père. — Je sais déjà ce que tu vas me dire. Tu ne veux pas que je m’implique dans la bataille pour Ix. Tu préférerais me voir plus en sûreté. — Je veux que vous jouiez votre rôle de Duc. — J’approuve absolument, intervint Duncan. Rhombur doit être physiquement présent dans la bataille afin que son peuple le voie, mais vous, Leto, c’est le Landsraad que vous devez affronter. Personnellement, je pense que ce sera un combat bien plus dur. Rayonnant, Leto regarda tour à tour ses deux conseillers. — Mon père était sur le front lors de la Révolte Ecazi, de même que Dominic Vernius. — Les temps étaient différents, mon Duc. Et Paulus Atréides n’a pas toujours entendu les conseils. (Hawat jeta un regard lourd de sens au trophée.) Vous devez remporter cette victoire à votre manière. Leto porta son kindjal à l’épaule en serrant la poignée comme il l’eût fait pour une dague, et le lança. L’arme tournoya dans les airs. Le Mentat écarquilla les yeux tandis que Duncan retenait son souffle : la lame s’était enfoncée droit dans la gorge noire et écailleuse du taureau. Elle resta plantée, encore vibrante. — Tu as raison, Thufir, je m’intéresse plus au résultat qu’aux grands débats. (Satisfait, il se tourna de nouveau vers les deux hommes.) Nous devons nous assurer que tout l’Imperium a compris la leçon de Beakkal. Pas d’avertissement. Pas de pitié. Pas d’ambiguïté. On ne joue pas avec moi. 45 Il n’existe pas de faits, mais seulement des postulats d’observation dans un méli-mélo de prévisions qui se régénèrent sans fin. La réalité consensuelle requiert un cadre fixe de références. Dans un univers infini à niveaux multiples, il ne peut y avoir de fixité. Donc, aucune réalité consensuelle absolue. Dans un univers relativiste, il apparaît impossible d’éprouver la fiabilité d’un expert en lui demandant de se mettre d’accord avec un autre expert. L’un et l’autre peuvent être dans le juste, chacun dans son propre système inertiel. Le Livre d’Azhar du Bene Gesserit. La Révérende Mère pénétra dans l’aile du Palais Impérial réservée à Dame Anirul et entra dans les appartements de Jessica sans avoir frappé. Jessica perçut sa présence et releva la tête de son bureau. Elle venait d’écrire plusieurs lignes dans le journal intime relié qu’Anirul lui avait offert. Elle le referma et posa son stylet. — Oui, Révérende Mère ?… — Tessia vient juste d’attirer mon attention sur un fait précis, déclara Mohiam sur le ton d’une préceptrice irritée. C’était une voix que Jessica avait entendue bien des fois venant de la Rectrice Supérieure. Mohiam était capable de compassion et même de douceur quand elle était satisfaite par le travail d’une élève, mais elle savait être impitoyable. — Nous attendions que vous conceviez une fille Atréides selon nos ordres. Je crois savoir que vous avez été la maîtresse du Duc depuis trois ans. Trois ans, voilà qui vous donnait largement le temps d’être enceinte ! Je peux donc en conclure que c’est intentionnellement que vous vous êtes dérobée à nos instructions. J’aimerais savoir pourquoi. Le cœur de Jessica avait fait une embardée, mais elle affronta avec sérénité le regard de Mohiam. Elle s’était attendue à cet affrontement, mais elle se sentait encore comme une petite fille, écrasée par le poids de la déception qu’elle avait causée à sa préceptrice. — Je suis désolée, Révérende Mère. Elle observa le tremblement des lèvres ridées de Mohiam, et se souvint de son examen, de ce moment où elle l’avait soumise à l’épreuve du gom jabbar. L’aiguille empoisonnée, la boîte de douleur. Elle se souvint de l’aiguille tout près de son cou. Mohiam aurait pu la tuer en une fraction de seconde. — Vous aviez reçu l’ordre de concevoir un enfant. Vous auriez dû être fécondée lors de vos premiers rapports avec le Duc. Jessica réussit à garder un ton ferme. — Révérende Mère, j’ai mes raisons. Le Duc pleurait encore sa concubine Kailea et il se débattait dans de nombreux problèmes politiques concernant l’Imperium. Une naissance inattendue dans cette période aurait été un fardeau trop lourd pour lui. Plus tard, c’est la mort de son fils Victor qui l’a terrassé. La vieille Révérende ne montrait aucune sympathie. — Suffisamment pour altérer la richesse de son sperme ? Vous êtes une Bene Gesserit. Je vous ai certainement mieux éduquée que ça. À quoi pensiez-vous, mon enfant ? Mohiam a toujours excellé à manipuler mes émotions. Elle le fait en cet instant même. Jessica savait que les Sœurs s’enorgueillissaient de comprendre ce que signifiait le fait d’être humain. Y avait-il un acte plus humain à commettre que de porter un enfant de l’homme que j’aime ? Elle refusait de céder et s’exprima d’un ton qui prit sa vieille préceptrice par surprise. — Je ne suis plus votre élève, Révérende Mère, alors ne vous adressez plus à moi avec une telle condescendance. Cette réplique assurée déconcerta Mohiam. — Le Duc n’était pas prêt pour un autre bébé et il avait ses propres contraceptifs, reprit Jessica. Ça n’était pas un mensonge, juste une diversion. « À présent, je suis enceinte. Quel motif avez-vous pour me chapitrer ? Je peux avoir autant de filles que vous le souhaitez. Si le rire de la Révérende Mère fut rauque, son expression se radoucit quelque peu. — Quelle fille têtue vous faites ! Elle se dirigea vers la porte et Jessica déchiffra sur son visage des émotions diverses. Elle inspira profondément et se glissa dans le couloir. Mohiam, en s’éloignant, se dit que sa fille secrète avait un tempérament obstiné, insolent. Cela devait venir du sang Harkonnen qui coulait dans ses veines… Dans l’atmosphère sèche et artificiellement rafraîchie de la Résidence d’Arrakeen, Dame Margot Fenring surveillait en Bene Gesserit vigilante sa majordome Fremen qui faisait méthodiquement ses bagages en vue du long voyage jusqu’à Kaitain. Mapes n’avait aucun sens de l’humour et virtuellement aucune personnalité, mais elle travaillait dur et suivait très précisément ses instructions. — Mettez aussi mes ensembles rose immien, toute ma garde-robe pêche et safran, ainsi que les robes lavande pour les apparitions quotidiennes à la Cour, ordonna Margot. Et aussi ces déshabillés en film de soie caméléon, quand le Comte Fenring revient d’un voyage d’affaires. Tout en parlant, elle dissimulait un ruban de parchemin impérial. — Oui, ma Dame, fit Mapes. Sans un sourire ni un froncement de sourcils, l’austère Fremen ratatinée plia les dessous soyeux et les ajouta à la garde-robe. Dame Fenring avait la quasi-certitude que la farouche femme du désert comprenait bien plus de choses sur elle qu’elle ne le montrait. Des années auparavant, Mapes l’avait conduite jusqu’à un sietch secret dans les montagnes, jusqu’à sa Sayyadina, l’équivalent Fremen d’une Révérende Mère. Et puis le sietch tout entier s’était évanoui… Et Mapes n’était jamais revenue sur cet incident et elle éludait toutes les questions. Le Comte Fenring avait quitté Arrakis une fois encore, et Margot savait que son époux était parti en mission secrète sur Ix, même s’il croyait encore qu’elle ignorait ses déplacements furtifs, ses errances clandestines, ses expéditions mystérieuses dans la nuit de l’Imperium et ses cauchemars. Elle lui laissait ses illusions car elles ne pouvaient que fortifier leurs liens. Ils s’étaient mariés dans un univers de secrets et Margot elle aussi avait besoin de garder les siens. — Faites préparer un repas très tôt, dit-elle à Mapes. Et soyez prête pour partir dans deux heures. Mapes continua en silence d’entasser les malles et les sacs et les poussa vers la porte sans même utiliser les attaches à suspenseurs. Ses muscles noueux roulaient sous la peau de bronze de ses bras. — Ma Dame, je préférerais rester ici plutôt que de traverser l’espace. Margot lui décocha un regard sévère. — Malgré tout, vous allez m’accompagner. Les dames de la Cour seront très désireuses de rencontrer une femme dont chaque bouchée, chaque souffle, chaque inhalation a été imprégné d’épice. Et puis, elles vont trouver vos grands yeux bleus tout à fait séduisants. Mapes détourna la tête. — J’ai du travail ici. Pourquoi irais-je gaspiller mon temps avec des idiotes prétentieuses ? Margot eut un rire cristallin. — Parce que ça ferait tant de bien aux courtisanes de voir une femme qui sait travailler. Quelle rencontre exotique ! Mapes se contenta de plisser le front en portant deux autres valises. Dès qu’elle fut sortie, Margot revint au parchemin que lui avait remis la Messagère. Elle passa doucement les doigts sur les tracés aléatoires codés, essayant de trouver d’autres subtilités dans le bref message que lui avait adressé Dame Anirul. « Nous avons besoin de vos yeux ici, au Palais. Jessica et son bébé ont failli périr dans la tentative d’assassinat de l’Empereur. Il faut que nous assurions leur sécurité. Je m’en excuse, mais il convient que vous veniez très vite. » Margot glissa le parchemin dans une poche de sa robe et se concentra sur les ultimes détails de son départ. 46 La politique est l’art de paraître sincère et absolument ouvert tout en dissimulant autant de choses que possible. Des États : Une vue du Bene Gesserit. Depuis sa nomination au poste de Ministre de l’Épice, le Comte Fenring passait plus de temps que jamais auparavant à bord des Long-courriers de la Guilde. Il venait de laisser Margot à Arrakeen ce matin même, occupée à faire ses bagages pour son séjour sur Kaitain. Il accordait volontiers à son adorable femme le plaisir de ses petites vacances et voyages d’agrément. Mais Fenring était appelé par des tâches cruciales car il avait à charge les intérêts de l’Empereur. Sur Ix, Hidar Fen Ajidica devait avoir enfin mené ses travaux à terme et il était prêt pour le dernier test, le plus essentiel. Durant ses fastidieux voyages avec leurs escales interminables et leurs retards pénibles, Fenring entretenait ses redoutables talents. Quelques instants auparavant, dans la salle des ablutions de la frégate, le Comte avait enfilé des gants noirs et verrouillé tranquillement la porte avant d’étrangler un des insupportables marchands Wayku. Un sage des temps révolus avait dit : « Il faut beaucoup de talent pour dissimuler son hostilité. » Comme c’est vrai ! se dit Fenring. Il avait abandonné le corps dans un placard entouré des lamentables bibelots et colifichets que les Wayku vendaient à des prix exorbitants. Il ne doutait pas que le prochain Wayku qui découvrirait le cadavre se contenterait de faire main basse sur ce fond de commerce… Ayant ainsi apaisé pour quelque temps ses frustrations, le Comte Fenring embarqua en compagnie de divers commerçants et représentants industriels sur une navette qui plongea très vite vers les bancs de nuages et de brume d’Ix et se posa bientôt sur le surplomb du canyon du spatioport de Xuttuh. Fenring s’avança sur les dalles jaunâtres et sentit l’odeur des Tleilaxu. Il secoua la tête, écœuré par le spectacle. Les gnomes n’avaient guère le sens de la construction et il était suffoqué par tous les signes de médiocrité qu’il voyait autour de lui. Quelques étrangers que l’on remarquait aussitôt à leur taille procédaient aux formalités de livraison en débattant des prix avec les cadres de recherche. Quant aux Sardaukar, ils étaient invisibles. En franchissant les chicanes de sécurité, Fenring bouscula deux Maîtres Tleilaxu en ignorant leurs protestations avant d’éviter une large flaque qui s’était formée sous une fissure de la voûte. Il enregistra ses codes d’accès et attendit patiemment que les messages soient transmis jusqu’au complexe de recherche. Il avait tout son temps : Hidar Fen Ajidica n’aurait pas le temps de tout dissimuler. Loin dans les profondeurs des tunnels, il adressa un sourire lumineux à Cando Garon, le commandant Sardaukar qui s’avançait précipitamment à sa rencontre et le saluait. Il nota que son uniforme noir et gris était plus ou moins défait. — Nous ne vous attendions pas, Comte Fenring. Fenring lui serra la main en un geste ferme : il n’avait pas ôté le gant avec lequel il avait étranglé le vendeur Wayku. — Commandant Garon, vous n’êtes pas censé m’attendre mais être constamment prêt à m’accueillir, hmmm ? Le Sardaukar encaissa la rebuffade de bonne grâce et leva le bras pour inviter l’envoyé de l’Empereur à le suivre. — À propos, commandant, votre père se porte bien. Le Bashar Suprême est chargé de la mission la plus importante de sa carrière. Le jeune Garon haussa les sourcils. — Vraiment ? Nous sommes isolés, ici, et je ne reçois guère de nouvelles de lui. — Oui, mmm… L’Empereur l’emploie à plein temps à détruire des planètes. Zanovar est son chantier le plus récent. Il n’y a plus une trace de vie. Fenring guettait la réaction de Garon, mais le jeune Commandant hocha simplement la tête. — Mon père a toujours été très consciencieux. Transmettez-lui mes salutations à votre retour sur Kaitain. Une navette privée les emporta sur le réseau de rails de l’immense et sinistre métropole souterraine. — Je suis venu procéder à une nouvelle série de tests. Je suis certain que le Maître Chercheur est prêt, mmm ? Il devait procéder à certains… réajustements. Garon se redressa. — Nous devrons le lui demander. Jusque-là, monsieur, la production d’épice synthétique se déroule remarquablement bien. Le Maître paraît satisfait et même enthousiaste. (Garon évitait le regard de Fenring.) Très généreusement, il nous a offert, à moi et à mes hommes, quelques échantillons. Il semble que ç’ait été un vrai succès. Fenring fut surpris. Quel était le but d’Ajidica ? Tester l’amal sur les légions Sardaukar sans autorisation ? — Commandant, cette substance n’a pas été officiellement autorisée. — Nous n’avons pas remarqué de séquelles gênantes, monsieur. Il était évident que le Sardaukar n’avait nullement l’intention de refuser d’autres rations de Mélange. — J’ai d’ores et déjà adressé un message à l’Empereur et je crois que ce que nous avons fait lui a plu. L’amal améliore notre courage et notre efficacité. Mes soldats en sont très satisfaits. — La satisfaction ne fait pas partie de votre mission, Commandant. Ou bien suis-je dans l’erreur, mmm ?… La navette s’arrêta devant le complexe et Garon, maintenant silencieux, précéda Fenring. Le Commandant Sardaukar ne semblait pas vouloir lâcher le visiteur et Fenring se dit qu’on lui avait sans doute ordonné de ne pas le perdre de vue. Mais quand Fenring entra dans le bureau, il se figea net. Car un autre commandant Cando Garon se tenait à côté d’un Ajidica au sourire sarcastique. Fenring se tourna vers l’homme qui l’avait accompagné. Les deux Garon étaient absolument identiques. — Garon, je vous présente Garon, déclara Ajidica. L’officier qui était auprès d’Ajidica s’avança pour serrer la main de son duplicata, mais celui qui avait accompagné Fenring – probablement le vrai Garon – se déroba à cette farce. Il recula pour éviter tout contact avec l’imposteur. — Ce n’est qu’un petit jeu de Danseur-Visage, fit le Tleilaxu en souriant de toutes ses dents acérées. Vous pouvez vous retirer à présent, Commandant. Je vous remercie d’avoir accompagné le Comte Fenring jusqu’ici. Sans un mot, l’air sombre, le Sardaukar prit congé. Ajidica croisa les mains sans inviter le Comte à s’asseoir. Mais Fenring s’installa sans hésiter dans un chien-forme tout en jetant un regard soupçonneux au duplicata de Sardaukar. — Nous avons travaillé sans répit pour produire des quantités commercialisables d’amal, Comte Fenring. Nous sommes venus à bout des dernières difficultés et la dernière mouture donne des résultats magnifiques. — Ainsi vous en consommez vous-même, mmm ?… Et vous en offrez aussi aux Sardaukar de l’Empereur ? Vous avez abusé de votre autorité, Maître Chercheur. Il y eut un éclat sombre dans les yeux d’Ajidica lorsqu’il rétorqua : — Cela dépend très précisément de mon autorité en tant que responsable du Projet de recherche amal. L’Empereur lui-même m’a confié la mission de développer un parfait substitut du Mélange. Pour cela, des expériences sont nécessaires. — Pas sur les hommes de l’Empereur. — Ils sont plus en forme que jamais. Plus forts, plus dynamiques. Ce vieil adage doit vous être familier, non ? « Les soldats heureux sont des soldats loyaux. » Et ne le sont-ils pas précisément, Commandant Garon ? Avec un bruissement infime, le faux Garon changea d’apparence, devint Ajidica, puis l’Empereur Shaddam Corrino. Le jeu des muscles et les fluctuations de la peau étaient déconcertants et la ressemblance stupéfiante. Les cheveux roux de l’Empereur étaient aussi parfaits que ses yeux verts et son expression de dédain à peine contenue. Lorsque le faux Empereur parla, ce fut d’un ton autoritaire, cassant : — Appelez mes Sardaukar. Qu’ils tuent tous ceux qu’ils trouveront dans le laboratoire ! Puis, le nez de l’Empereur s’allongea et devint une carotte Poritrin. Ajidica s’émerveillait devant sa création. Le Danseur-Visage se modifia encore pour prendre cette fois l’apparence redoutable d’un mutant de la Guilde, et son corps difforme gonfla l’étoffe de son costume. — Comte Fenring, permettez-moi de vous présenter Zoal, le partenaire que vous avez exigé pour le test de pilote de Long-courrier. Avec lui, vous pourrez infiltrer le service de sécurité de la Guilde Spatiale sur la planète Jonction. Fasciné et soudain impatient, Fenring demanda : — Et ce Danseur-Visage sait que je suis chargé de cette mission ? Qu’il ne doit pas remettre en question mes ordres ? — Zoal est d’une intelligence très élevée et il a des dons nombreux. Il n’a pas été entraîné pour tuer mais il obéira à tous vos ordres sans hésiter. — Combien de langues parle-t-il ? — Combien vous seraient utiles, monsieur ? intervint Zoal avec un accent que Fenring ne parvint pas à identifier. (Le ton nasal de Buzzell ?) « Je peux assimiler tous ceux que vous désirez. Mais on ne m’autorise pas à porter des armes. — C’est induit dans le programme des Danseurs-Visages, ajouta Ajidica. Fenring plissa le front, sceptique. — En ce cas, ce sera à moi de me charger de la violence, non ? (Il toisa longuement la créature avant de revenir au Maître Chercheur.) Il semble correspondre très exactement à ce dont j’ai besoin. Jusque-là, les tests semblent positifs, et l’Empereur, est très impatient de passer à la dernière phase. Dès que nous aurons vérifié que les Navigateurs peuvent absorber de l’amal, notre substitut pourra être distribué dans tout l’Imperium. Ajidica tapota sur la table. — Un tel test n’est qu’une simple formalité, Comte Fenring. L’amal me donne pleinement satisfaction. Les secrets cachaient d’autres secrets. Dans le tréfonds de son esprit, Ajidica avait poursuivi ses expériences messianiques, il avait eu la vision des années immenses qu’il allait conduire contre les Grandes Maisons impies. Zoal avait de nombreux frères de cuve, autant de Danseurs-Visages issus des axolotl, autant de créatures qui n’étaient loyales qu’à Ajidica et à son plan aussi secret qu’ambitieux. Il avait déjà envoyé plus de cinquante Danseurs-Visages vers des planètes non reconnues pour y établir les bases de son futur empire. Certains étaient allés loin au-delà des frontières de l’Imperium, en quête de nouveaux systèmes stellaires où Ajidica pourrait exercer son influence. Mais cela exigerait du temps… Et le Comte Fenring décrivit alors au Maître son plan pour infiltrer Jonction et noyauter la sécurité de la Guilde. Zoal l’écouta attentivement, jusque dans le moindre détail. Quant à Ajidica, il n’était pas concerné. Le Danseur-Visage avait déjà reçu ses ordres de subrogation. Le moment venu, il saurait quoi faire. 47 Imposez votre point de vue avec agressivité. L’Empereur Shaddam Corrino IV, Comment renforcer le Nouvel Imperium. Entre tous les devoirs d’État que l’Empereur Shaddam devait assumer, les exécutions étaient ce qu’il acceptait le mieux, surtout dans son humeur actuelle. Il se tenait au centre du Square de la Pétition, sur un trône incrusté de gemmes tellement haut qu’il lui donnait l’air d’un prêtre juché sur une ziggourat. Le soleil était comme toujours au rendez-vous pour une journée parfaite pour l’Imperium et son monarque. La victime suivante était enchaînée et les gardes la laissèrent au bas du cube noir de granit avec les autres corps. Les hommes de Shaddam avaient employé diverses méthodes d’exécution : le garrot, la décapitation au laser, les coups de poignard, l’écartèlement, l’éventration, allant même jusqu’à l’arrachage du cœur palpitant avec un gant à aiguilles enfoncé sous les côtes. À chaque mort épouvantable la foule applaudissait et en redemandait. Des gardes en uniforme impeccable étaient disposés au bas de la tribune impériale. Shaddam avait envisagé que l’on déploie un régiment complet autour du Square avant de renoncer. Même après l’audacieuse tentative d’assassinat de Tyros Reffa, il ne tenait pas à laisser paraître le moindre signe de crainte, il devait se satisfaire de sa garde d’honneur et des boucliers qui scintillaient autour de son siège. Je suis l’Empereur légitime et mon peuple m’aime. Dame Anirul se tenait quelques degrés plus bas. Elle avait insisté pour être vue avec son époux, mais il avait su trouver une disposition particulière des sièges afin de bien montrer que sa femme n’avait que peu d’importance dans le schéma impérial. Évidemment, Anirul avait deviné son petit spectacle privé, mais elle avait décidé de ne pas s’en plaindre. Shaddam, pour la circonstance, brandissait le symbole mortel du pouvoir, le sceptre orné d’un brûleur à facettes, celui-là même que Reffa avait levé contre lui durant le spectacle. Les spécialistes armuriers avaient été très intrigués par cet ingénieux dispositif, ils avaient rechargé la source énergétique du rubis et Shaddam comptait bien l’utiliser à bon escient. Il examina avec satisfaction son nouveau jouet tandis qu’un soldat abattait un nouveau condamné. Il releva la tête, son regard se fit acéré et il se morigéna pour n’avoir pas accordé plus d’attention au spectacle : s’il en jugeait par le sang que dégorgeait la victime, on lui avait arraché le larynx et la trachée d’un seul et même geste : une spécialité Sardaukar. Une brise douce passait sur le Square de la Pétition et la foule devint plus agitée, devinant que quelque chose de plus excitant encore se préparait. Elle avait déjà eu droit à vingt-huit exécutions en quatre heures. Certains acteurs de la troupe théâtrale de Jongleur avaient démontré un réel talent en protestant de leur innocence et en quémandant la pitié avec conviction. À vrai dire, Shaddam les croyait en grande partie, mais ça ne faisait pour lui aucune différence. Le spectacle était devenu un drame splendide juste avant que les Sardaukar ne disposent d’eux de nombreuses façons, toutes plus diaboliques les unes que les autres. Durant les dernières semaines, au milieu de l’agitation suscitée par l’agression de Reffa, Shaddam avait su profiter des circonstances. Aussi rapide que fourbe, il avait fait arrêter cinq de ses adversaires politiques, des ministres et des ambassadeurs peu coopératifs qui lui avaient apporté des nouvelles désagréables ou qui n’avaient pas su obliger leurs leaders à adhérer aux édits impériaux. Il les avait tous accusés d’avoir participé au complot visant à l’assassiner dans la loge impériale. Hasimir Fenring aurait admiré la complexité du plan de son ami d’enfance, l’articulation des rouages politiques. Mais il était sur Ix pour préparer les ultimes détails de la production à grande échelle de l’amal. Avec le temps, Shaddam avait appris à prendre des décisions sans les conseils ni les interférences du Comte. En se rappelant que le Vicomte Moritani avait ignoré l’ordre impérial de faire la paix avec Ecaz des années auparavant, Shaddam avait ajouté à sa liste l’Ambassadeur de Grumman (l’autre n’avait pas manqué d’être surpris). Il avait été facile de produire des « preuves » incontestables et l’affaire avait été réglée avant même que la Maison Moritani ait pu émettre une protestation officielle. Il allait être difficile de dompter le Vicomte et son influence séditieuse, même avec les régiments de Sardaukar que l’Empereur avait envoyés sur Grumman comme « garants de la paix » pour s’interposer entre Grumman et la Maison d’Ecaz. Si le Vicomte avait le don de réagir fâcheusement et à l’improviste, on pouvait penser que l’exécution de son ambassadeur le calmerait quelque temps. Et justement, deux Sardaukar s’avançaient d’un pas sûr vers l’Ambassadeur, au centre du square. Il avait les mains liées dans le dos et les genoux ficelés afin qu’il ne puisse pas se pencher. Collé au cube de granit, il prononça un discours que Shaddam jugea peu inspiré. Il leva la main en un geste impatient et un soldat ouvrit le feu avec son laser, découpant le supplicié du bas ventre à sa tête couronnée. Satisfait, Shaddam se rencogna dans son fauteuil, savourant d’avance le spectacle qui allait suivre, de loin le plus intéressant Et la rumeur de la foule monta d’un degré. En tant qu’Empereur Padishah, « shah de tous les shahs », il entendait être traité comme un chef respecté. Sa parole faisait loi, mais quand son pouvoir était troublé par des agressions comme celle de Tyros Reffa, il lui était difficile de s’apaiser. Il était donc temps de renforcer la pression pour créer un autre exemple. Il leva très haut son sceptre dont le globe à facettes scintilla furieusement dans la lumière. Il frappa plusieurs fois la marche sans réussir à troubler Dame Anirul, dont le regard était perdu au loin, comme si elle était perdue dans ses pensées. L’assistance se tourna vers le Bashar Suprême, Zum Garon, qui s’avançait dans le square, précédant Tyros Reffa, l’homme qui se prétendait le fils naturel d’Elrood. Dans quelques instants, ce problème aussi serait résolu. Dame Anirul se mit alors à murmurer en un chuchotement directionnel destiné exclusivement à son mari : — Mon époux, vous niez que cet homme soit votre demi-frère, pourtant nombreux sont ceux qui ont entendu sa revendication. Il a semé les graines du doute, et l’on entend des murmures de mécontentement. Shaddam plissa le front. — Nul ne le croira si je démens ses propos. Le regard sceptique d’Anirul s’attardait sur lui. — Si cette assertion est fausse, pourquoi refusez-vous de le soumettre à des tests génétiques ? La populace va dire que vous avez fait tuer un membre de votre lignée. Ce ne sera pas la première fois, se dit Shaddam. — Qu’ils bavardent. Nous écouterons. Et il ne faudra guère de temps pour réduire au silence les mécontents. Anirul n’émit aucun autre commentaire, mais elle se tourna vers Reffa que l’on entraînait vers le bloc de granit. Il marchait avec dignité, chaque muscle de son corps robuste tendu. On l’avait tondu cruellement et, de sa longue chevelure noire, il ne restait que des touffes de poils éparses. On obligea Reffa à s’avancer jusqu’aux cadavres mutilés des autres victimes. Toutes avaient eu le droit de prononcer quelques dernières paroles. Mais Shaddam avait pris des dispositions pour que son demi-frère n’ait pas droit à cette faveur. Et les docteurs de la Cour avaient soudé les lèvres du prisonnier. En dépit de ses efforts déchirants, Reffa ne parvenait qu’à émettre quelques plaintes pitoyables. Mais dans son regard, il y avait toute la fureur de l’univers. Avec une expression de suprême dédain, l’Empereur se dressa tout en haut de la ziggourat et fit un signe pour que les boucliers soient activés. Puis il leva son sceptre à laser. — Tyros Reffa, imposteur et assassin, ton crime est plus abominable que tous les autres. Sa voix tonnait dans le square, amplifiée par le médaillon qu’il portait au cou. Reffa se débattit frénétiquement. Il voulait crier, mais il n’avait pas de bouche. La ligne affreuse et rouge de ses lèvres soudées semblait sur le point de se déchirer. — À cause de l’audace exceptionnelle de votre revendication, nous vous accordons un honneur que vous ne méritez pas. (Shaddam inséra le rubis de la pile énergétique dans le pommeau du sceptre. Le globe à facettes entra en ignition.) Je vais procéder moi-même à votre exécution. Le faisceau violet atteignit Reffa en pleine poitrine, creusant une cavité énorme et sanguinolente. Shaddam, les maxillaires coincés dans un rictus de colère sauvage et impériale, abaissa le sceptre et le rayon découpa en grésillant le corps de Reffa à l’instant où il s’écroulait au pied du bloc de granit. Il insista encore un instant en calcinant le cadavre, puis il prit la parole : — Quand vous nous défiez, c’est tout l’Imperium que vous défiez ! Lors donc, l’Imperium tout entier doit contempler les conséquences de votre folie ! Le faisceau s’éteignit et Shaddam fit signe aux Sardaukar d’en finir avec l’exécution. Ils déclenchèrent le feu de leurs lasers à l’unisson et carbonisèrent le corps du fils bâtard d’Elrood. Il n’en resta qu’une flaque de cendres qui s’envolèrent dans les courants d’air chaud vers le ciel limpide. Shaddam restait roide, stoïque, ivre de bonheur. Toute preuve avait été effacée. Nul ne pourrait jamais prouver le lien génétique de Reffa avec Elrood et Shaddam. Le problème avait été éradiqué. Au revoir, petit frère. L’homme le plus puissant de l’univers leva les mains pour réclamer l’attention de la foule. — À présent, nous devons fêter cela ! Nous déclarons un jour férié pour tout l’Imperium et des festins pour tous ! Rasséréné, il prit le bras de son épouse pour descendre de l’estrade. Les Sardaukar de la garde les raccompagnèrent jusqu’au Palais. 48 Payez bien vos espions. Un bon agent infiltré a plus de valeur que des légions de Sardaukar. L’Empereur Fondil Corrino III, « Le Chasseur » Rhombur était allongé sur une table d’examen dans la lumière de l’après-midi qui filtrait à travers la haute fenêtre. Il percevait la chaleur de ses membres de cyborg, mais c’était une sensation bien différente des signaux transmis par des nerfs humains. Tant de choses étaient différentes maintenant… Le docteur Wellington Yueh promenait un scanner sur ses genoux artificiels, avec une expression concentrée sur son visage émacié. — Pliez le genou droit à présent, demanda-t-il. Rhombur soupira. — J’ai bien l’intention d’accompagner Gurney, que vous me donniez ou non votre accord, docteur. Yueh n’afficha que de l’indifférence, comme souvent. — Que le Ciel m’épargne les patients ingrats. Rhombur plia la jambe et le scanner clignota en vert. — Docteur Yueh, physiquement je me sens fort. Il m’arrive parfois d’oublier mes prothèses. Elles sont naturelles pour moi, désormais. Dans le Castel, la plaisanterie avait été lancée par Duncan Idaho : avec son visage couvert de cicatrices et sa peau en polymères, le Prince avait l’air en bien meilleure forme que Gurney Halleck. Yueh vérifia les mécanismes cybernétiques de Rhombur tandis qu’il parcourait la pièce, redressait régulièrement la tête sur son ordre et effectuait des roulades sur le sol. — Je dirai que les soins attentifs de votre épouse ont été particulièrement utiles, déclara le docteur Suk. — Des soins attentifs ? s’étonna Rhombur. Pour elle, c’est de l’amour ! Yueh désactiva ses scanners. — Je vous donne mon accord pour accompagner Gurney Halleck dans cette mission difficile. (Mais une expression soucieuse plissait encore les traits parcheminés de Yueh, dérangeant le diamant qui ornait son front.) Mais le fait de pénétrer dans le sous-sol d’Ix représente un danger pour n’importe qui. Un danger d’autant plus grand, vu ce que vous êtes. Je ne tiens pas à voir disparaître mon joli travail d’artisan. — Je vais faire mon possible pour que cela ne se produise pas, fit Rhombur avec un air décidé. Mais Ix est mon monde natal, docteur. Je n’ai pas le choix. Je suis décidé à faire ce qu’il faut pour mon peuple, même si la lignée doit… s’interrompre avec moi. Rhombur crut deviner du chagrin dans les yeux du docteur, mais aucune larme. — Il se peut que vous ne me croyiez pas, mais je comprends. Il y a longtemps, mon épouse Wanna a été gravement blessée dans un accident industriel. J’ai alors découvert un spécialiste en contrôle artificiel des fonctions humaines – très primitif par rapport au parcours que vous avez suivi, Prince. Il a remplacé les hanches de Wanna, sa rate, son utérus, mais elle ne pouvait plus avoir d’enfant. Nous avions prévu d’attendre… mais nous avons trop attendu. Bien sûr, désormais Wanna est trop âgée pour concevoir un enfant, mais à l’époque, nous avons été traumatisés. Yueh s’interrompit, rassembla ses instruments et ajouta : « De la même façon, Prince Rhombur, vous êtes le dernier héritier de la Maison Vernius. Vous m’en voyez désolé. Lorsque Leto le convoqua dans son bureau, Rhombur n’avait aucun soupçon. Il monta bruyamment l’escalier et s’arrêta, surpris, en découvrant le personnage qui attendait près de la fenêtre. — Ambassadeur Pilru ! Il était submergé par l’affection qu’il avait toujours eue pour ce fidèle serviteur de l’État qui s’était battu en vain pour la cause d’Ix depuis vingt ans. Mais, récemment, il l’avait vu lors de son mariage avec Tessia et son cœur se serra soudain. — Vous avez des nouvelles ? — Oui, mon Prince. Des nouvelles surprenantes et pénibles. Leto lui fit part de l’inquiétude de l’Ambassadeur concernant son fils C’tair, dont la vie était en danger depuis qu’il avait décidé de poursuivre sa lutte clandestine sur Ix. Rhombur était demeuré rigide tandis que Pilru arpentait nerveusement la pièce. Puis il activa un projecteur holo et l’image d’un homme sale, aux habits déchirés, apparut sous leurs yeux. — Voilà celui qui aurait tenté d’assassiner Shaddam, commenta Leto d’une voix frémissante. Et qui a failli tuer Jessica dans la loge impériale. Pilru se tourna vers lui. — C’était totalement par accident, Duc Leto. Ses plans étaient… pour le moins naïfs et maladroits. — Et il semble que les nouvelles à propos de cette « tentative de meurtre d’un dément » aient été quelque peu exagérées dans les bulletins d’informations impériaux, ajouta Leto. Rhombur restait interloqué. — Mais… qui est-il donc ? L’Ambassadeur fit un arrêt sur image et se tourna lentement vers lui. — Prince… Il s’agissait de Tyros Reffa. Le demi-frère de l’Empereur. Qui a été exécuté il y a quatre jours, selon un décret impérial. Apparemment, un jugement n’a même pas été nécessaire. — Mais qu’est-ce que cela vient faire avec… — Peu de gens sont au fait de la vérité, mais la revendication de Reffa était légitime. Il était réellement le fils bâtard d’Elrood, élevé en secret par la Maison Taligari. Shaddam l’a apparemment considéré comme une menace pour le trône et a manigancé une excuse pour que ses Sardaukar lancent un raid sur la planète Zanovar où il résidait. Du coup, Shaddam a également annihilé quatorze millions de gens dans toutes les cités de la planète pour faire bonne mesure. Rhombur et Leto affichaient un air horrifié. — C’est ce qui a motivé l’acte de vengeance de Reffa. Pilru tendit une liasse de documents à Rhombur et enchaîna : — Ceci est l’analyse qui prouve l’exacte identité de Tyros Reffa. J’ai prélevé les échantillons moi-même dans sa cellule. Ils ne sauraient être mis en question. Cet homme était bien de la lignée des Corrinos. Rhombur étudia les documents, tout en se demandant pourquoi on l’avait convié à cette entrevue. — Intéressant… — Il y a mieux encore, Prince Vernius, dit Pilru, les yeux fixés sur son visage balafré. La mère de Reffa était la concubine d’Elrood, Shando Balut. Rhombur leva les yeux en tressaillant. — Shando ?… — Oui, Prince, Tyros Reffa était aussi votre demi-frère. — Ça ne peut être vrai ! On ne m’a jamais rien dit d’un frère et… je ne l’ai jamais rencontré. Il ne parvenait pas à détacher les yeux du rapport d’analyse, comme s’il cherchait un détail qui le sauverait de cette terrible réalité. « Il a été exécuté ? Vous en êtes sûr ? — Oui, malheureusement. Pourquoi Elrood n’avait-il pas fait de Tyros Reffa un noukker, un officier de la Garde Impériale, comme tant d’Empereurs l’avaient fait avant lui ? Mais non, il a expédié cet enfant très loin, comme s’il avait quelque chose de particulier, ouvrant ainsi la voie à tous ces problèmes. — Mon frère… Si seulement j’avais pu lui venir en aide. Rhombur laissa tomber les documents avec une expression d’angoisse absolue, tout en oscillant sur ses jambes de cyborg. Puis il se mit à arpenter la pièce. D’un ton mesuré, il déclara alors : — Cela ne fait que renforcer encore ma volonté de m’opposer à l’Empereur. Désormais, c’est un problème entre lui et moi. 49 L’argent ne peut acheter l’honneur. Dicton Fremen. L’ornithoptère à turbines fondit du ciel en sifflant comme un grand rapace noir et survola le sol à faible altitude. L’image d’un ver des sables décorait l’avant de sa coque, les mâchoires béantes révélant des dents de cristal. Les quatre Fremen s’étaient réfugiés dans le fond d’un lac asséché cerné par des éperons rocheux qui en interdisaient l’accès à Shai-Hulud. La litière qui les avait dissimulés s’inclina sous le souffle des turbines et tomba. Ils se jetèrent à genoux avec des cris de terreur. Mais Liet Kynes se redressa de toute sa hauteur, les bras croisés sur la poitrine, ses cheveux blonds et sa cape tachée de sable flottant dans le tourbillon d’air. — Debout ! lança-t-il. Vous voulez qu’ils pensent que nous ne sommes que des vieilles femmes affolées ? Le représentant de la Guilde Spatiale était arrivé exactement à l’heure convenue. Vexés, les Fremen étendirent la litière sur le sable, défroissèrent leurs robes et réajustèrent les embouts de leurs distilles. À cette heure matinale, le désert était déjà une fournaise. La Guilde avait peut-être décoré cet orni avec un ver géant, sachant bien que les Fremen adoraient Shai-Hulud. Mais ce que Liet savait sur la Guilde le rendait capable de dominer sa crainte. L’information, c’est le pouvoir. Surtout celle que vous tenez d’un ennemi. Il observa l’orni qui tournait autour d’eux, ses ailes repliées contre sa coque. Des baies d’artillerie avaient été découpées dans le fuselage, sous les sabords. L’engin se posa enfin dans une plainte assourdissante sur une dune, à une centaine de mètres de là, dans un geyser de sable. Liet compta quatre silhouettes derrière les hublots. L’une n’était pas vraiment humaine. L’avant de l’appareil s’ouvrit et un véhicule à roues descendit la rampe. La créature qui y était installée ne portait pas de distille, ce qui était pure folie, et la sueur luisait sur sa face aqueuse et blafarde. Une boîte noire était fixée sur son larynx. À partir de la taille, son corps était une masse informe de chair nue, cireuse, qui semblait avoir fondu avant de se figer en une difformité hideuse. Ses doigts étaient palmés et ses yeux jaunes pédonculés auraient pu être ceux d’une entité étrangère, exotique et dangereuse. Les Fremen échangèrent des phrases superstitieuses en levant la main pour conjurer le mal, mais Liet les réduisit au silence d’un seul regard sévère. Il se demandait pourquoi le hors-monde tenait autant à montrer son corps répugnant. Peut-être pour nous déconcentrer. Il considérait ce représentant de la Guilde comme un joueur qui visait à provoquer des réactions dans l’espoir d’effrayer, d’intimider et, ainsi, de se trouver en position dominante pour négocier. L’être darda son regard sur Liet sans se soucier des trois autres Fremen. Et sa voix métallique résonna dans le synthétiseur. — Vous ne semblez pas éprouver de la crainte devant nous, pas plus que devant le ver géant de notre appareil. — Même les enfants savent que Shai-Hulud ne vole pas, répliqua Liet. Et n’importe qui peut peindre. L’être difforme eut un vague sourire. — Et mon corps ? Ne le trouvez-vous pas repoussant ? — Mon regard a été éduqué pour voir d’autres choses. Une personne belle peut demeurer répugnante à l’intérieur, et un corps difforme peut contenir un cœur parfait. (Il se pencha.) Quelle sorte de créature êtes-vous ? Le Guildéen eut un rire faible qui venait du fond de la gorge. — Je suis Ailric. Et vous, vous êtes l’encombrant Liet Kynes, le fils du Planétologiste Impérial ? — Je suis le Planétologiste Impérial, à présent. — Ainsi donc… Les yeux jaunes d’Ailric observaient la litière et Liet remarqua que ses pupilles étaient presque rectangulaires. — Expliquez-moi, demi Fremen, pour quelle raison un serviteur de l’Empire devrait-il chercher à se soustraire aux yeux des satellites en plein désert ? Pourquoi est-ce donc tellement important ? Ignorant l’insulte, Liet répondit : — Notre accord avec la Guilde dure depuis des siècles, et je ne vois aucune raison de le rompre. Il leva le bras et ses hommes roulèrent la litière, révélant les piles de sacs bruns d’essence de Mélange concentrée. — Cependant, les Fremen aimeraient traiter sans intermédiaire désormais. Nous avons trouvé ces individus… peu fiables. Ailric leva le menton et ses narines se pincèrent. — Dans ce cas, Rondo Tuek est maintenant une menace potentielle contre vous, susceptible de révéler cette dîme aux autorités. Il ne fait pas de doute qu’il a d’ores et déjà échafaudé des plans pour vous trahir. Cela ne vous inquiète pas ? Liet ne parvint pas à atténuer l’accent d’orgueil qui marqua sa réponse. — Nous avons déjà solutionné ce problème. Tuek ne peut nous inquiéter. Ailric pesa un instant cette déclaration, essayant d’en déchiffrer les nuances sur les traits tannés du Fremen. — Très bien. Je m’en remets à votre jugement. Le Guildéen observait la livraison d’épice et Liet sut qu’il comptait méthodiquement les sacs et en calculait la valeur. La somme était énorme, mais les Fremen n’avaient d’autre choix que de satisfaire la demande de la Guilde. C’était essentiel au maintien du secret depuis qu’ils avaient entrepris de réensemencer Dune, de réaliser le rêve écologique de Pardot Kynes. Les Harkonnens ne devaient savoir sous aucun prétexte. — J’accepte ce paiement comme base de notre coopération, déclara enfin Ailric en observant Liet. Mais notre prix a doublé. — C’est inacceptable. Vous n’avez plus d’intermédiaire à payer. Le mutant semblait cacher un mensonge derrière ses étranges yeux jaunes. — Il m’en coûte beaucoup plus de vous rencontrer directement. Et la pression des Harkonnens s’est accentuée. Ils se plaignent de la présence de nos satellites et exigent de notre part une surveillance accrue. Nous devons inventer de plus en plus d’excuses compliquées. Garder à l’écart les griffons des Harkonnens représente une certaine somme. Liet le dévisagea sans passion. — Doubler le prix est exagéré. — Alors disons une fois et demie. Vous avez dix jours pour compléter la somme, sinon nous vous retirons nos services. Les compagnons de Liet grondèrent, mais lui se contenta de regarder en silence l’être peu humain qui lui faisait face en essayant de mesurer sa menace. Il cachait ses émotions, sa crainte et son inquiétude. Il aurait dû savoir qu’on ne pouvait se fier à la Guilde, qu’elle n’était pas plus honorable que n’importe quel interlocuteur étranger. — Nous trouverons l’épice. 50 Nul n’a jamais maîtrisé aussi bien le langage génétique que le Bene Tleilax. Nous ne nous trompons pas en l’appelant « le langage de Dieu », car c’est Dieu Lui-même qui nous a donné ce pouvoir immense. Apocryphe Tleilaxu. Hasimir Fenring avait grandi sur Kaitain, dans le Palais Impérial et les édifices cyclopéens du gouvernement. Il avait connu aussi les cités souterraines d’Ix et les tempêtes de sable d’Arrakis. Mais jamais encore il n’avait observé de spectacle aussi majestueux que celui des terrains de maintenance des Long-courriers de la Guilde sur la planète Jonction. Avec sa combinaison graisseuse et sa trousse à outils, il ressemblait à n’importe quel autre ouvrier. S’il jouait son rôle en finesse, personne ne le remarquerait. La Guilde Spatiale employait des milliards de gens. Certains géraient les opérations colossales de la Banque de la Guilde dont l’influence s’étendait à tous les mondes de l’Imperium, mais il y avait des centaines d’ouvriers et de manœuvres dans le complexe industriel où il se trouvait. Il suivait le Danseur-Visage et ses grands yeux ne manquaient aucun détail. Ils s’étaient mêlés à la horde des travailleurs qui s’écoulait dans l’allée principale, envahissait les escaliers mécaniques et les ascenseurs. Zoal avait opté pour une apparence banale, avec un visage mou et des sourcils en broussaille. Les gens extérieurs à la Guilde avaient rarement accès aux structures internes de Jonction. Les grues de chargement dominaient les tours scintillantes de constellations de projecteurs émeraude et ambre. Le réseau géométrique de la cité se déployait sur un paysage terne. Les paraboles et les capteurs montaient en spirales comme les plantes gigantesques d’une jungle minérale, absorbant et triant les signaux venus de l’univers reconnu. Les quais brillaient dans la nuit, tendus vers le ciel comme les plongeoirs bizarres d’une piscine sidérale. Les pinces et les colliers des docks attendaient les vaisseaux. Fenring et le Danseur-Visage se dirigeaient vers une arche qui marquait l’accès d’une des zones de travail. Ils y pénétrèrent comme portés par le flot grisâtre des travailleurs. Une forme sombre dominait le chantier : le Long-courrier était l’un des plus grands jamais sortis des chantiers d’Ix durant les derniers jours du règne des Vernius. Avec un autre vaisseau, également placé en maintenance, il était l’ultime témoignage des jours de gloire de la classe « Dominic » dont le design très critiqué à l’époque avait accru la capacité de charge des Long-courriers, au grand mécontentement de l’Empereur qui avait vu ses ressources fiscales diminuer d’autant. Mais après la prise de pouvoir des Tleilaxu, la cadence de construction des Long-courriers avait chuté de façon spectaculaire à cause des problèmes de production et de contrôle de qualité. En conséquence, la Guilde avait dû renforcer et améliorer encore la maintenance de sa flotte. Fenring et Zoal embarquèrent sur une plate-forme qui les emporta vers le haut du vaisseau métropolis. Des essaims d’ouvriers rampaient sur les plaques luisantes dans les rafales d’étincelles des lasers à souder. Les ouragans de radiations et les micrométéorites taillaient de minces fractures dans la coque et, tous les cinq ans, un Long-courrier devait être placé en cale sèche dans les chantiers de Jonction pour y subir une révision complète. Ils franchirent un tunnel d’accès jusqu’à la caverne prodigieuse de la cale. Personne ne les remarqua. Dans la coque interne du vaisseau, des armées d’ouvriers inspectaient les berceaux d’amarrage des frégates, des cargos et autres navettes que le Long-courrier embarquait par centaines pour aller d’un système stellaire à un autre. D’autres étaient lancées dans l’examen minutieux des ponts passagers. Un ascenseur rapide comme une araignée filant sa toile emporta Zoal et Fenring vers la zone sous haute surveillance où étaient stockées les cuves des Navigateurs. Ils n’allaient pas tarder à se heurter à la sécurité rigide de la Guilde. Et leur mission commencerait vraiment. Le Danseur-Visage regarda Fenring avec une expression indéfinissable. — Je peux prendre l’apparence de n’importe quelle victime que vous choisirez, mais n’oubliez pas que c’est vous le tueur. Fenring s’était muni de plusieurs couteaux et il se fiait entièrement à son talent. — Simple partage des responsabilités, non ?… Zoal pressa le pas. Ils suivaient maintenant les longues coursives à plafond bas, au cœur du Long-courrier. — Les plans indiquent que la chambre du Navigateur se trouve dans cette direction. Suivez-moi. Nous n’en aurons pas pour longtemps. Ensemble, dans les bureaux d’Ix, là où les bâtiments de la période ixienne avaient été conçus, ils avaient étudié longuement les plans du vaisseau. Le Long-courrier ne partirait pas avant plusieurs semaines et il n’y avait encore aucun Navigateur dans la chambre. Et le plein d’épice n’avait pas été fait. Durant cette phase intermédiaire, la sécurité devait être quelque peu relâchée. Zoal sortit un répertoire ridulien et fit défiler les pages de cristaux nacrés. Il encadra un croquis des ponts supérieurs du Long-courrier. — On tourne là, souffla-t-il. Ils approchaient d’un garde en faction à l’autre extrémité de la coursive. Zoal afficha une expression intriguée en désignant son répertoire et Fenring secoua la tête, feignant le scepticisme. Ils n’étaient plus très loin de l’homme qui se mit en position, raide, la main posée sur le paralyseur accroché sur sa hanche. Fenring éleva la voix : — Non, je vous le dis, nous ne sommes pas au bon niveau. Et ce n’est pas non plus le bon secteur. Regardez plutôt. Zoal entra dans le jeu comme un artiste de Jongleur. — Écoutez-moi : nous avons suivi les indications pas à pas. (Levant les yeux, il fit semblant de découvrir le garde.) On va lui demander. Il pressa le pas. Le garde pointa le doigt sur Fenring. — Vous n’êtes pas dans la bonne section. Accès interdit. Avec un soupir écœuré, Zoal brandit son répertoire sous le nez du garde. — Bien, alors est-ce que vous pouvez nous renseigner ? Fenring s’écarta légèrement. Le garde se pencha sur le feuillet de cristal. — C’est ça votre problème. Vous n’êtes pas… Avec une grâce exquise, Fenring plongea sa lame fine entre les côtes du garde jusqu’à son foie, puis la tourna en remontant vers le poumon. Il évita l’artère pour diminuer l’épanchement de sang, mais la plaie n’en était pas moins fatale. Le garde éructa en se tordant. Zoal, alors, laissa tomber son répertoire et agrippa leur victime en une prise brutale. Fenring en profita pour frapper à nouveau avec son couteau le plus effilé, visant sous le sternum, droit au cœur. Le Danseur-Visage observa le visage du garde et le laissa s’effondrer sur le pont. C’est alors qu’il changea d’apparence. Ses traits se liquéfièrent, comme s’il était fait d’argile fraîche, et se modifièrent. Il ressemblait maintenant au garde. Il inspira profondément, tourna la tête, regarda l’homme mort et dit : « C’est fini pour moi. » Ils traînèrent le cadavre jusqu’à un placard et scellèrent la porte. Fenring attendit patiemment tandis que le Danseur-Visage récupérait l’uniforme du garde et nettoyait les taches de sang avec une éponge imbibée d’enzymes. Ensuite, ils consultèrent le répertoire ridulien et repérèrent dans les ponts supérieurs une trappe d’évacuation qui accédait directement à une chambre de réacteur. On ne retrouverait jamais les restes ionisés du garde. Ils progressèrent dans la zone de sécurité. Fenring ouvrit sa trousse à outils et ce fut lui, cette fois, qui feignit d’être égaré dans une impossible tâche. Le Danseur-Visage, à son côté, lui signalait la présence d’autres gardes aux différents niveaux. Ils finirent par trouver une chambre vide derrière la cuve réservé au Navigateur. Comme ils l’avaient espéré, le compartiment d’épice était vide. Rapidement, Fenring sortit les cartouches d’amal hyper compressé : elles ressemblaient tout à fait à leurs homologues d’épice authentique. Sous cette forme, le Mélange se sublimerait pour donner un gaz particulièrement riche et suffisamment dense pour qu’un Navigateur en ressente pleinement les effets et trouve son itinéraire dans les plis de l’espace. Fenring installa le container d’épice synthétique dans le compartiment et y appliqua ensuite un faux label officiel. Ce qui ne manquerait pas de causer une certaine confusion quand les ravitailleurs découvriraient que la chambre de navigation était déjà chargée, mais ils ne se plaindraient pas trop d’un excès de Mélange. Les deux conspirateurs se replièrent. Moins d’une heure après, ils avaient quitté les chantiers de maintenance des Long-courriers et passaient à la seconde phase de leur plan audacieux. — J’espère que nous pourrons pénétrer aussi facilement dans celui qui est en orbite, mmm ? dit Fenring. Pour être certains, il nous faut tester deux vaisseaux. Zoal le regarda et Fenring ne put s’empêcher d’être troublé par son absolue ressemblance avec le garde qu’il avait tué. — Il faudra sans doute travailler plus en finesse, mais nous y arriverons. Plus tard, fatigués mais exultant d’avoir achevé la seconde partie de leur mission, ils se retrouvèrent sous le ciel nuageux de Jonction, dans les feux clignotants du spatioport, cachés derrière des piles de bennes, à la limite de la zone de chargement. Fenring voulait éviter les questions des travailleurs de la Guilde qui pourraient se montrer trop curieux. Il aurait pu facilement louer les services d’un mercenaire et même de tout un commando pour cette opération clandestine, mais Fenring – toute modestie mise à part – était plus sceptique que n’importe quel autre assassin de l’Imperium. Et puis, il préférait s’acquitter seul des viles tâches lorsqu’elles l’intéressaient. Ainsi, il renforçait ses dons tout en éprouvant du plaisir. Il s’accorda un bref instant pour penser avec amour à son adorable épouse, Margot. Il avait hâte de retrouver le Palais Impérial pour la retrouver. Elle était arrivée sur Kaitain depuis plusieurs jours et elle aurait sûrement certaines choses à lui raconter. Zoal interrompit sa rêverie. — Comte Fenring, je dois vous complimenter pour vos talents. Vous avez joué votre rôle avec brio. — Venant d’un Danseur-Visage, j’apprécie, mmm ? (Feignant de se détendre, il s’appuya contre une benne corrodée qui serait bientôt hissée à bord d’un Long-courrier.) Je vous en remercie. Il devina un mouvement vif et se jeta instinctivement de côté, évitant de peu l’éclair du couteau lancé avec une mortelle précision. Avant même que l’arme percute le métal, le Danseur-Visage sortit un deuxième couteau. Mais le Comte Fenring était d’un plus haut niveau dans cet affrontement. Tous ses sens se mirent au diapason d’alerte, il sortit ses couteaux tout en se mettant en position de combat avec une expression féroce. — Ahhh, je croyais que vous étiez censé ne pas connaître le combat à l’arme blanche. Le Danseur-Visage, lui aussi, avait un regard meurtrier. — On m’a aussi appris à mentir, mais pas assez bien, apparemment. Fenring avait un couteau dans chaque main. En tant qu’assassin, il avait plus d’expérience que le change-forme pouvait le croire. Les Tleilaxu m’ont sous-estimé. Une autre faute. Sous la faible clarté du spatioport, les traits de Zoal se modifièrent et ses épaules se firent plus larges. Dans son nouveau visage étroit, il avait de grands yeux que Fenring reconnut. C’était un reflet cauchemardesque de lui-même dans le costume du Danseur-Visage. — Bientôt, je jouerai un nouveau rôle, celui de Ministre Impérial de l’Épice et ami d’enfance de Shaddam IV. Le plan se dessinait nettement dans l’esprit de Fenring. Cette créature des Tleilaxu serait sa réplique afin de se faire passer pour le confident de l’Empereur. Même s’il doutait que Zoal puisse abuser longtemps Shaddam, le Danseur-Visage n’avait besoin que d’un bref instant d’intimité avec l’Empereur pour l’assassiner et s’emparer du Trône du Lion d’Or selon les ordres d’Ajidica. Fenring admirait l’audace de ce plan. Si l’on considérait les décisions maladroites que Shaddam avait récemment prises, on pouvait même se dire que le simulacre pouvait représenter une alternative appréciable. — Vous ne pourriez tromper mon épouse Bene Gesserit. Margot remarque les détails les plus subtils. Zoal sourit, ce que l’on voyait rarement sur le masque de furet du Comte. — Je pense que je vais relever le défi maintenant que je vous ai observé de près. Zoal se fendit et Fenring para aisément avec ses deux couteaux. Les lames s’entrechoquèrent et ils se retrouvèrent au corps à corps, chacun essayant de lancer l’autre contre l’énorme benne. Fenring, adossé contre la surface rugueuse, lança un coup de pied vers le tibia de Zoal, mais le change-forme esquiva et chargea, la dague au poing, frappant en un éclair bleu. Fenring leva son bras droit, dévia la lame qui visait ses yeux et roula entre les bennes. Zoal, ruisselant de sueur, avait une estafilade sanglante au menton. La combinaison du Comte avait été tailladée en plusieurs endroits, mais le Danseur-Visage n’était pas parvenu à le blesser. Il n’avait pas une égratignure. Mais il avait quelque peu sous-estimé son adversaire. Car Zoal révélait ses talents et attaquait à nouveau avec frénésie. Son poignard était à peine visible tandis qu’il zigzaguait dans les reflets de la nuit. Fenring n’avait pas pris ce danger en compte ; le Danseur-Visage imitait jusqu’à son art du combat, presque aussi dangereux que lui soudain. Il lui avait volé ses ruses et ses coups sournois. Sans abaisser sa garde un seul instant, le Comte décida de ce qu’il devait faire et quand. Il devait faire appel à un coup nouveau auquel la créature née de la cuve ne s’attendrait pas. Il envisagea brièvement de capturer Zoal vivant pour l’interroger, mais cela comportait trop de risques. Il ne devait pas mettre la mission en péril. Quelque part derrière lui, il entendit la plainte aiguë d’une navette, mais ne se retourna pas. La moindre fraction de seconde de relâchement serait fatale. Il se laissa tomber au sol en entraînant son adversaire avec lui. Il geignit de douleur et lâcha son couteau qui rebondit sur le sol et disparut sous une benne. Certain d’avoir blessé sa proie, à genoux, Zoal leva sa dague pour le coup de grâce. Mais Fenring était tombé très précisément à l’endroit où se trouvait le premier couteau lancé par le Danseur-Visage. D’un seul mouvement, rapide et fluide, il s’en empara avant que l’autre ait pu frapper. Et lui plongea la lame dans la gorge. Le sang se mit à jaillir en bouillonnant de la jugulaire de Zoal et Fenring le repoussa d’un coup de pied pour épargner ses vêtements. Le Danseur-Visage se recroquevilla dans l’ombre, entre deux bennes. Fenring recula et regarda autour de lui pour s’assurer que personne n’avait vu ou entendu leur rixe. Il ne tenait pas à répondre à des questions et ne souhaitait qu’une chose : s’éloigner du spatioport aussi vite que possible. Zoal semblait fondre, son visage devenait mou, informe. C’était maintenant celui d’un mannequin lisse et chauve, à la peau cireuse, aux doigts vierges, dépourvus d’empreintes. Le plan des Tleilaxu était particulièrement intrigant. Pour Fenring, c’était comme un trésor précieux. Il devrait en trouver le meilleur usage possible contre Hidar Fen Ajidica. Le souffle court, il souleva le corps de Zoal, le jeta dans une benne qu’il verrouilla ensuite. Dans quelques semaines, l’étrange cadavre arriverait sur un monde lointain, quelque part dans l’Imperium, et les réceptionnaires auraient une surprise… Levant les yeux, Fenring vit la navette qui descendait vers le port. Il allait prendre un billet pour Kaitain et ne laisserait pas la moindre trace derrière lui. Et il devait éviter de voyager sur l’un des deux Long-courriers de classe Dominic au cas où leurs Navigateurs réagiraient mal à l’épice synthétique. Il ne tenait pas à faire partie intégrante du test. Réjoui, libéré, il se mêla à la foule des ouvriers et des passagers de troisième classe qui affluaient vers la navette. En montant vers le Léviathan en orbite au large de Jonction, il resta silencieux et ne noua aucune conversation avec ses voisins, même quand deux d’entre eux lui demandèrent pourquoi il affichait ce sourire ravi. 51 Un secret a d’autant plus de valeur qu’il reste un secret. Dans ces circonstances, l’on n’a pas besoin de preuve pour exploiter l’information. Dictum Bene Gesserit. Peu après être arrivé sur Kaitain, selon les ordres du Baron, Piter de Vries s’engagea dans les couloirs interminables du Complexe Impérial. Son esprit de Mentat le guidait avec précision dans le labyrinthe des bâtiments interconnectés. On était au milieu de la matinée et de Vries avait encore sur le palais la saveur d’un fruit exotique qu’il avait dégusté pour son breakfast à bord de la frégate diplomatique. Mais plus délicieuse encore était la pensée de la révélation scandaleuse qu’il allait faire éclater anonymement. Quand elle lui reviendrait, Shaddam en souillerait sans doute sa tenue impériale. Il sortit un cube-message et le dissimula dans une alcôve, derrière un buste officiel de l’Empereur semblable à bien d’autres disséminés dans le Palais. Un peu plus loin dans le Complexe, une porte dérobée s’ouvrit et un homme rougeaud au regard vif s’avança dans le couloir. De Vries reconnut aussitôt l’Ambassadeur Harkonnen, Kalo Whylls. Whylls avait la trentaine et paraissait à peine assez âgé pour se raser. Il avait obtenu sa position grâce aux contacts de sa famille. Aucune des informations qu’il envoyait régulièrement sur Giedi Prime ne s’était révélée utile jusqu’à ce jour. Il était inefficace et incapable de se servir de son poste pour se montrer un espion compétent. — Eh bien, Piter de Vries ! s’exclama-t-il d’un ton onctueux. J’ignorais que vous vous trouviez dans le Palais. Le Baron ne m’a pas prévenu. Est-ce une visite de courtoisie ? Le Mentat feignit la surprise. — J’en aurai bientôt l’occasion sans doute, Monsieur l’Ambassadeur, mais pour l’heure, j’ai un rendez-vous important. Pour les intérêts du Baron il va sans dire. — Oui, le temps nous est compté, n’est-ce pas ? acquiesça Whylls avec un large sourire. Moi aussi je dois me hâter. Nous avons tous des devoirs essentiels. Faites-moi savoir si je puis vous être de quelque aide que ce soit. Sur ce, il se précipita dans la direction opposée en s’efforçant de prendre un air important. Le Mentat dessina un plan et des notes sur un bout de papier à autodestruction. Un Messager Impérial viendrait alors récupérer le cube-message caché et l’emporterait à Shaddam. Une bombe à retardement. Une compensation honorable pour le chantage des Richésiens. Ça doit marcher, se dit Haloa Rund. Les métallurgistes du laboratoire achevaient le montage du bâti du générateur d’invisibilité qu’il avait reconstruit à partir des équations et des notes de Chobyn. Sur l’une des bobines de shigavrille, l’inventeur renégat avait qualifié sa création de « non-champ », considérant qu’il avait créé un objet qui était « ici » et « pas ici » dans la même fraction de temps. Rund avait ruminé ce concept étonnant dès qu’il avait un moment libre. Pourtant, il n’était pas parvenu à percer le secret du mécanisme d’invisibilité intermittente qu’il avait découvert dans l’ancien laboratoire de l’inventeur dévoyé. À en juger par les fragments de schémas, il en était venu à déterminer que le diamètre minimum pour la projection du non-champ était de cent cinquante mètres. Même en admettant ce postulat, Rund ne voyait pas comment l’appareil pouvait rendre invisible un petit laboratoire – jusqu’au moment où il découvrit que la majeure partie du champ s’étendait asymétriquement dans l’espace, à l’extérieur de la station de Korona. Dès qu’il avait entendu parler du projet, et après que le gouvernement richésien eut débloqué la totalité des fonds nécessaires, le Comte Ilban Richèse avait envoyé un message à son neveu le félicitant pour sa perspicacité et son ingéniosité. Il lui promettait de venir lui rendre visite sur Korona pour voir ce qu’il avait réalisé, même s’il doutait de pouvoir comprendre. Et le Premier Calimar l’avait assuré de son soutien. Depuis des décennies, la lune artificielle avait été dévolue en priorité à la technologie qui permettait de fabriquer les mystérieux et précieux miroirs richésiens. Aucune autre Maison n’était parvenue à reproduire la science des miroirs, en dépit de multiples missions d’espionnage industriel. Mais si le projet du non-champ aboutissait, les installations de Korona pourraient alors exploiter une technologie encore plus précieuse. L’ensemble de la recherche et du développement était extrêmement coûteux et requérait les cerveaux les plus brillants. Pour cela, on avait sélectionné plusieurs Savants qui avaient été écartés de leurs domaines respectifs pour se lancer à cent pour cent sur le projet non-champ. Récemment, le Premier Calimar avait fait livrer les fonds sous forme d’une quantité énorme de Mélange qui serait stockée sur le satellite pour être négociée en liquidité. Les hangars de Mélange représentaient six pour cent du volume utile de Korona. Politiquement, le Directeur Flinto Kinnis avait su tirer bénéfice de ce projet ambitieux, mais peu importait à Haloa Rund. Le générateur Holtzman constituait un problème excessivement complexe qui exigeait toute son attention. Il ne se préoccupait de rien d’autre. Lorsque Shaddam ouvrit le cube-message, il annula ses rendez-vous pour s’enfermer dans son bureau privé, écumant de rage. Une heure plus tard, il convoqua son Bashar Suprême, Zum Garon. — Il semblerait que mes Sardaukar aient encore du travail. Il avait du mal à masquer sa colère. Le vieux vétéran, resplendissant dans son uniforme, attendait au garde-à-vous. — Nous sommes à vos ordres, Sire. Ainsi, après toutes les mises en garde et les exemples radicaux de Shaddam sur Zanovar, la Maison de Richèse avait eu la témérité de commettre un tel acte… Le Premier Calimar croyait vraiment qu’il pouvait ignorer un décret impérial et garder tranquillement son stock de Mélange ? Le message qui était parvenu subrepticement à Shaddam était la preuve irréfutable qu’une quantité d’épice illégale était stockée sur Korona, la lune artificielle de Richèse. Au début, Shaddam s’était montré suspicieux face à ce genre d’information. Ecaz et Grumman avaient tout fait pour s’accuser mutuellement, mais leurs preuves avaient été trop minces et leurs motivations trop transparentes. Shaddam arpentait nerveusement la pièce. — Il est temps de faire un autre exemple pour montrer aux citoyens de l’Imperium qu’ils ne sauraient ignorer les lois des Corrinos. Au plus fort de la colère, l’Empereur retrouvait le sens commun. Le motif essentiel de l’attaque de Zanovar avait été l’éradication de Tyros Reffa. Néanmoins, le plan général était de rendre l’économie impériale totalement vulnérable face à son monopole de l’épice synthétique. Il devait donc franchir un nouveau stade et augmenter l’enjeu. Richèse serait le deuxième bouc émissaire. Il allait informer les investisseurs de la Guilde et les commissaires de la CHOM de cette mesure. Lorsque le stock aurait été saisi sur Korona (et utilisé pour rémunérer la Guilde et la CHOM), d’autres factions politiques se regrouperaient derrière le pouvoir. Hasimir Fenring n’était pas encore revenu d’Ix et Shaddam devrait par conséquent prendre une fois de plus la décision lui-même. Peu importait. En tant qu’Empereur, il savait quoi faire et la riposte ne pouvait attendre. Il donna ses ordres exprès au commandant. La Grande Guerre de l’Épice allait faire rage. 52 À chaque époque de l’Histoire, il a été démontré que si l’on désire le profit, il faut le pouvoir. Et pour gagner le pouvoir, il faut bousculer la masse des citoyens. Empereur Shaddam Corrino IV Sous l’influence de l’ajidamal qui pulsait au centre de ses pensées, Hidar Fen Ajidica regardait avec l’œil du lézard les corps effondrés dans la salle à manger. Vingt-deux Maîtres Tleilaxu parmi les plus intrigants étaient tombés sur les tables, empoisonnés, morts. Inspiré par les révélations qu’il avait reçues de Dieu Lui-même, il allait redessiner les lignes du pouvoir dans l’Imperium. Et il avait un mort en prime : le prétentieux Maître Zaaf lui-même, qui était arrivé la veille pour une inspection inopinée. Il gisait dans le ragoût de lochon sauce piquante, les yeux exorbités, bouche bée, dans une attitude peu digne du Maître des Maîtres. La toxine à action rapide que les cuisiniers Danseurs-Visages avaient glissée dans le plat avait expédié Zaaf et ses compagnons de banquet en quelques minutes. Leur peau grise était devenue écarlate, comme s’ils avaient bouilli à l’intérieur. Alors qu’il admirait son œuvre depuis le seuil, le Maître Chercheur avait remarqué dans les poutres du plafond un Draco volans, un des petits lézards qui paraissaient immunisés contre tous les traitements antiparasites. Il n’avait que quelques centimètres de long et possédait des appendices écailleux qui lui permettaient de planer, tout comme les écureuils volants de l’Ancienne Terre. Ajidica avait décidé d’exercer les nouveaux pouvoirs qu’il devait à l’ajidamal et, à présent, son esprit se trouvait à l’intérieur du lézard. Il voyait par ses yeux. Et, depuis le plafond, il mesurait encore mieux les résultats du massacre. Il surprit ainsi les derniers spasmes d’une de ses victimes qui demeura ensuite inerte. Il y avait là une vingtaine de Maîtres morts… Un excellent début, jugea Ajidica. Les hérétiques Tleilaxu devaient être supprimés avant que la Grande Croyance soit légitimement restaurée sous la férule d’Ajidica. Il sourit tandis que ses pensées couraient sur les myriades de possibilités auxquelles il accédait à ce niveau de conscience. Il ne dormait plus que rarement et passait le plus clair de son temps à explorer son nouvel esprit comme s’il découvrait un parc d’attractions rempli d’expériences excitantes et de plaisirs inconnus. Il était capable de suivre quatre-vingt-dix-sept lignes de réflexion simultanées, des sujets les plus prosaïques aux plus complexes. Il pouvait étudier chaque mosaïque d’informations comme un livre-film pris sur une étagère de bibliothèque. L’ajidamal était plus fort, plus intense que le Mélange. Avec lui, les Navigateurs de la Guilde pourraient plier l’espace pour accéder à d’autres univers, ils ne seraient plus limités à ce cosmos. Il projeta une de ses lignes de pensée loin en avant. À l’heure qu’il était, le Comte Fenring et Zoal devaient avoir substitué l’ajidamal au Mélange dans deux Long-courriers au moins, et les Navigateurs ne tarderaient plus à l’ingérer. Quant à Fenring, il serait aussi mort que les Maîtres écroulés sur les tables. Le Danseur-Visage avait accompli sa mission et il serait bientôt de retour pour lui en faire un récit détaillé… Avec son regard de lézard, il se régala une fois encore du spectacle des corps inertes, crispés, déformés par l’agonie. Désormais, rien ne devait plus le détourner de sa mission sacrée. Ses Danseurs-Visages allaient remplacer tous les autres Maîtres de la vieille garde sans que rien d’anormal n’apparaisse. Ensuite, il les expédierait sur Kaitain… Le duplicata de Maître Zaaf ferait savoir à Bandalong qu’il avait décidé de rester sur Xuttuh pour quelques mois encore – ce qui lui laisserait le temps de mener à bien tous ses plans. Ceux qui se mettraient en travers de sa croisade seraient annihilés, comme des insectes capturés par la langue vive du lézard volant. Il imagina soudain que sa langue s’étirait, qu’elle happait des moucherons, qu’il les avalait. Clic, clac ! Il savourait le goût amer des petites bêtes croquantes. Le Draco s’envola de la poutre et plana au-dessus des cadavres, la langue rugueuse et aigre. D’une voix excitée, Ajidica appela alors les Danseurs-Visages de la cuisine qui accoururent promptement, attentifs à ses ordres. — Débarrassez-vous des corps. Ensuite, préparez-vous pour un voyage. Ils se dispersèrent docilement et Ajidica chercha le lézard. Mais l’insaisissable créature avait disparu. C’tair Pilru éprouva un choc en découvrant les affreux cadavres des envahisseurs dans la décharge. Ils avaient été maladroitement recouverts d’immondices. En se glissant dans les ombres bien après le couvre-feu, C’tair était arrivé sur les lieux au moment où un véhicule démarrait dans une traînée de poussière et de gravier. Personne ne l’avait vu. Il visitait fréquemment les décharges de la cité en quête de pièces récupérables. Mais là, c’était une vraie découverte ! Plus de vingt Maîtres Tleilaxu. Des administrateurs haut placés qui avaient été exécutés de toute évidence ! Leur peau blême était d’un rouge vif. Il en arriva très vite à l’unique solution que son esprit méfiant pouvait lui apporter. La résistance se poursuivait sur Ix. Quelqu’un d’autre exécute les Tleilaxu. Il passa une main fébrile dans sa chevelure hirsute et regarda autour de lui, sous la clarté des étoiles artificielles, incertain de ce qu’il devait faire, s’interrogeant sur l’identité de ses mystérieux alliés. Il n’y avait pas si longtemps, deux émissaires des Atréides lui avaient promis que les secours arriveraient bientôt. Il attendait des chevaliers montés sur de blancs destriers. Il s’était dit que les autres groupes de résistants devaient se mobiliser dans cette perspective et espérait vivre suffisamment longtemps pour assister à la libération d’Ix. Rhombur allait revenir ! Enfin ! Mais il ne devait pas décrocher pour autant, et il s’aventura dans les chambres profondes en quête de Tleilaxu isolés. Durant toutes ces longues et rudes années de combat il s’était endurci. À la fin de la nuit, il avait ajouté sept autres cadavres au cimetière de la décharge. 53 Chacune des routes que l’on suit avec précision jusqu’à la fin ne conduit précisément nulle part. Il faut escalader un peu la montagne… suffisamment pour vérifier qu’il s’agit d’une montagne, suffisamment pour voir où sont les autres montagnes. Depuis le sommet de n’importe quelle montagne, vous ne pourrez pas voir cette montagne-là. La Reine Herade, épouse du Prince Raphaël Corrino. Durant la moitié de sa vie, il avait évité son devoir, mais maintenant l’heure du départ était proche pour Rhombur Vernius. Il ne cherchait plus à dissimuler son corps de cyborg : pour cette mission sur Ix, il était comme un uniforme d’apparat. Le docteur Yueh, suivant les descriptions concises de Thufir Hawat, avait apporté des modifications à son travail afin de déguiser les parties mécaniques sophistiquées pour leur donner une allure primitive, grossière. Rhombur espérait pouvoir passer ainsi comme l’une des monstruosités mi-humaines, mi-machines que les Tleilaxu appelaient des « bi-ixiens ». Durant des semaines, Gurney et Rhombur avaient discuté de la stratégie à employer avec Leto et ses officiers de haut rang. — Le succès ou l’échec de cette mission dépendra finalement de moi, déclara Rhombur. (Gurney et lui attendaient la navette qui allait les emporter jusqu’au Long-courrier.) Je ne suis plus le gamin qui collectionnait des minéraux. Je dois me rappeler tout ce que mon père m’a appris. À sept ans, j’avais déjà mémorisé tous les codes militaires et je connaissais par cœur chacune des batailles que la Maison Vernius avait livrées au cours de son histoire. — Ce combat qui nous attend nous donnera des thèmes de chansons, des souvenirs que nous laisserons à nos enfants, fit Gurney Halleck avec un sourire encourageant. Son expression redevint dure : il était évident qu’il regrettait cette remarque. Rhombur rompit le silence : — Oui, tous les Ixiens en parleront plus tard à leurs enfants et petits-enfants. Ils avaient payé les pots-de-vin nécessaires : la Guilde Spatiale interférerait avec les scanners de la défense Tleilaxu assez longtemps pour que la capsule camouflée pénètre dans le port secret. Elle avait été spécialement conçue pour être démantelée au sol, la plupart des pièces jouant le double rôle d’éléments mécaniques et d’armes. Grise et élancée, elle reposait sur une rampe dans le dock de lancement. Le personnel Atréides achevait en hâte les relais qui assureraient sa connexion à la navette. Thufir et Duncan arrivèrent. Le Duc Leto ne s’était pas encore montré et Rhombur refusait de monter à bord sans avoir reçu l’accolade de son ami. La libération d’Ix ne saurait commencer sans les encouragements des Atréides. Durant la nuit, Rhombur avait rechargé ses composants cyborg, mais son esprit était épuisé à cause du manque de sommeil authentique. Les questions ne cessaient de l’assaillir. Tessia s’était montrée merveilleuse, lui massant doucement ses muscles d’homme. Grâce à elle, il avait retrouvé un peu d’apaisement. Il avait lu de la fierté et de l’espoir dans ses grands yeux bruns. — Oh, mon tendre époux, je te promets que nous passerons notre prochaine nuit dans le Grand Palais. Il avait eu un petit rire. — En tout cas, pas dans mes anciens quartiers. Toi et moi, nous méritons mieux qu’une chambre de petit garçon ! Il s’était étiré, le torse bombé. Il attendait avec impatience mais aussi avec crainte de se retrouver sur Ix avec sa bien-aimée. Le compte à rebours avait commencé. Chacun devrait respecter strictement le programme car les divers éléments d’attaque ne pourraient recourir aux communications. Il n’y aurait pas la place pour la moindre erreur, le plus infime retard. Ni pour le doute. Leto comptait sur Rhombur et Gurney pour miner les défenses de l’intérieur et se découvrir, après quoi l’armée Atréides donnerait l’assaut décisif depuis l’espace. Rhombur, en se retournant vit enfin approcher le Duc. Il portait une veste noire froissée, ce qui ne lui ressemblait guère, et il n’était pas rasé. Il essayait tant bien que mal de dissimuler dans son dos un gros paquet cadeau enveloppé de papier doré. — Rhombur, vous ne pouviez partir sans cela. Rhombur prit le paquet et les senseurs de son bras lui apprirent qu’il était d’une légèreté étonnante. — Leto, la capsule de combat est tellement exiguë que nous aurons déjà de la peine à y tenir, Gurney et moi. — Vous emporterez quand même ça, fit Leto avec un sourire sur son visage dur. Rhombur ouvrit le paquet avec ses doigts mécaniques et trouva une petite boîte. Le verrou joua aisément et il s’exclama : — Par tous les enfers vermillon ! L’anneau d’opaflamme était pareil à celui qu’il avait porté juste avant l’explosion du clipper. L’anneau qui symbolisait son autorité légale de Comte de la Maison Vernius. — Les opaflammes ne sont pas faciles à trouver, Leto. Chaque gemme a sa propre personnalité et il n’y en a pas deux semblables. Où l’avez-vous eue ? On dirait exactement la même que celle que j’avais. Mais, évidemment, ce n’est pas possible. Le regard brillant, Leto l’étreignit. — Mais c’est pourtant votre bague, mon ami. Elle a été régénérée à partir d’un fragment de celle qu’on a retrouvée soudée dans votre chair. Rhombur cligna des yeux pour retenir ses larmes. Cet anneau représentait toute la gloire d’Ix et aussi les terribles souffrances que lui et son peuple avaient endurées. Il se maîtrisa et son expression se durcit. Il passa l’anneau au majeur de sa main artificielle. — Il va parfaitement bien. — Autre bonne nouvelle, intervint Duncan Idaho. Selon le spatioport, le Long-courrier qui vous attend est le dernier vaisseau de classe Dominic fabriqué sur Ix. Il a été récemment révisé sur Jonction. Ça me semble un bon présage. — Oui, je le considère ainsi, fit Rhombur. Lui et Gurney saluèrent leurs amis. Tandis qu’ils montaient à bord de la navette, Leto, Duncan et Thufir lancèrent en chœur : — Nous vaincrons sur Ix ! Rhombur entendit ces paroles comme un constat de fait. Il fit vœu de réussir… ou de mourir. 54 Il se peut que nous rêvions tout le temps, mais nous ne percevons pas ces rêves quand nous sommes éveillés car la conscience (tout comme le soleil qui obscurcit les étoiles durant le jour) est trop brillante pour permettre de lire nettement le contenu de notre inconscient. Journaux intimes de la Mère Kwisatz Anirul Shadow-Tonkin. L’esprit hanté, Dame Anirul ne trouvait pas le sommeil. Une fois éveillées, les voix des générations innombrables ne lui permettaient plus aucun repos. Les intruses intérieures de l’Autre Mémoire exigeaient son attention, la suppliaient de se pencher sur les précédents historiques. C’était une clameur unanime, une mise en garde pressante. Qui montait du fond de sa tête. Et elle aurait voulu crier. Au titre de consort de l’Empereur, Anirul vivait dans un luxe fastueux que la plupart des Sœurs de l’Autre Mémoire n’avaient pas connu. Elle avait des servantes, toutes les musiques de tous les mondes, disposait des drogues les plus coûteuses et d’une garde-robe infinie. Ses appartements étaient magnifiquement meublés et tellement vastes qu’on aurait pu y faire tenir un village. Jadis, elle avait cru que devenir Kwisatz était un don du ciel, mais la multitude agitée qui emplissait son esprit l’épuisait, alors qu’elle était tout près du moment de la délivrance. Les voix qui l’apostrophaient savaient elles aussi que le programme génétique qui avait été entamé des siècles auparavant approchait enfin de son terme. Elle rejeta ses draps fluides qui se replièrent doucement sur le sol de la chambre comme une étrange créature invertébrée, silencieuse et douce. Nue, Anirul gagna les portes. Sa peau était douce et satinée, entretenue jour après jour à l’aide de lotions et d’onguents. Un régime de plats à base de Mélange et quelques exercices biochimiques connus exclusivement des Sœurs gardaient ses muscles fermes et son corps harmonieux et séduisant, même si son époux ne le remarquait plus guère. Shaddam l’avait fécondée cinq fois dans cette chambre, mais il ne se glissait plus que rarement dans son lit. Anirul n’avait nul besoin de liaisons secrètes pour satisfaire ses désirs. C’était une Bene Gesserit accomplie et elle savait accéder seule au plus intense du plaisir. Ce qu’elle désirait pour l’heure, c’était un sommeil profond et reposant. Elle décida de sortir dans la nuit tranquille. Elle rôderait un moment dans le Palais, irait peut-être jusque dans la cité avec le vain espoir qu’en marchant elle parviendrait à faire taire les voix. Elle avait la main sur le loquet lorsqu’elle prit conscience qu’elle était nue. Depuis quelques semaines, elle entendait certains courtisans bavarder sur sa personnalité instable, des rumeurs lancées peut-être par Shaddam lui-même. Si on la surprenait nue dans les couloirs, elle mettrait le feu aux ragots. Elle passa rapidement une robe turquoise et la ferma avec un nœud complexe que seule une Bene Gesserit aurait pu défaire. Pieds nus, elle quitta sa chambre et s’aventura sur les dalles fraîches. Souvent, dans sa jeunesse à l’École Mère, elle s’était promenée ainsi. Le climat rigoureux de Wallach IX obligeait les jeunes Acolytes à apprendre très vite l’endurance, à contrôler leur chaleur interne, leur transpiration et leurs réactions nerveuses. Une fois, Harishka – qui n’était pas encore Mère Supérieure à l’époque, mais Rectrice de l’École – avait emmené sa jeune élève jusque dans les montagnes enneigées. Là, elle lui avait demandé de se déshabiller et de parcourir quatre kilomètres sur la neige givrée jusqu’au sommet d’un pic balayé par les vents. Là, elles avaient médité une heure durant, nues toutes deux, avant de redescendre pour retrouver leurs vêtements et un peu de chaleur. Ce jour-là, Anirul avait bien cru qu’elle allait mourir de froid, mais cette épreuve lui avait appris à mieux connaître son métabolisme et son esprit à la fois. Avant de se rhabiller, elle avait réussi à se réchauffer de l’intérieur, à trouver l’apaisement. Par elle-même. Quatre Acolytes de sa promotion n’avaient pas survécu, et Harishka avait abandonné leurs corps dans la neige comme de sinistres avertissements destinés aux élèves à venir… Les dames de compagnie d’Anirul surgirent de leurs chambres pour l’escorter. Mais pas Jessica. La jeune femme enceinte était protégée, maintenue à l’écart. Et elle n’avait pas conscience du tourment personnel d’Anirul. À la limite de son champ de vision, elle surprit l’ombre d’un garde se glissant hors de l’appartement d’une de ses servantes. Elle s’irritait de savoir que ses dames de compagnie pouvaient gaspiller leur temps à lutiner pendant leurs heures de veille alors qu’elles savaient pertinemment qu’elle souffrait d’insomnie. — Je vais au parc des animaux, annonça-t-elle sans même regarder ses servantes. Faites-le savoir au conservateur. Qu’il m’autorise l’accès. — À cette heure, ma Dame ? s’étonna une jeune fille plutôt accorte en boutonnant son corsage. Elle avait un visage délicat et ses cheveux longs étaient maintenus par des anneaux. Anirul lui décocha cependant un regard sévère et la jeune servante parut se flétrir de crainte. Anirul décida de la congédier dès le matin : elle ne pouvait tolérer quelqu’un qui discute ses caprices. Elle avait tellement de responsabilités sur ses épaules qu’elle en devenait moins patiente, moins tolérante. Un peu comme Shaddam. La nuit était habillée du tourbillon magique des aurores australes, mais elle les remarqua à peine. Ses servantes de plus en plus nombreuses la suivirent jusqu’aux jardins en terrasses, jusqu’aux boulevards aériens. Elle parvint enfin aux espaces forestiers artificiels qui constituaient le zoo impérial. Les monarques précédents avaient utilisé le parc animalier pour leur plaisir personnel, mais Shaddam ne se passionnait guère pour les spécimens biologiques des mondes lointains. Il avait décidé d’ouvrir le parc au public et, « par ce geste gracieux, de lui offrir l’occasion d’admirer ces créatures magnifiques qui dépendent du dominion de la Maison de Corrino ». L’autre solution – qu’il avait avouée en privé à son épouse – était de massacrer tous les animaux pour supprimer le budget de leur entretien. Anirul s’arrêta sous l’arche de cristal de l’entrée. Elle vit clignoter les gros brilleurs qui à cette heure tardive auraient dû être éteints. Les animaux étaient dérangés dans leur sommeil parce que le conservateur devait s’être précipité pour régler les contrôles en apprenant la venue de l’épouse impériale. Anirul se tourna vers ses dames de compagnie. — Restez ici. Je souhaite être seule. — Est-ce bien sage, ma Dame ? insista la jeune blonde, l’irritant une fois de plus. Elle se dit que Shaddam aurait exécuté cette péronnelle sur-le-champ. Elle tenta de la foudroyer avec un regard Bene Gesserit. — Jeune fille, j’ai affronté des problèmes de politique impériale. J’ai rencontré les membres les plus déplaisants du Landsraad et je suis l’épouse de l’Empereur Shaddam depuis vingt ans. Alors dites-vous bien que je suis capable de dompter des animaux bien inférieurs. Sur ce, elle s’avança vers la jungle factice superbement entretenue. Le zoo avait toujours sur elle un effet apaisant. Derrière les champs de force des cages, elle retrouva les ours à dents de sabre, les drochiens d’Eca, et les D-loups. Les tigres Laza sommeillaient sur leurs rochers chauffés par le soleil artificiel dont ils avaient besoin en permanence. Une lionne grondait sur les derniers restes d’une pièce de viande. Des mâles se tournèrent vers Anirul en plissant leurs yeux dorés, rassasiés, à demi assoupis, comme s’ils la reconnaissaient. Un sentiment d’apaisement profond la gagna. Là, dans la quiétude ensommeillée du zoo, elle pouvait entendre ses seules pensées. Elle soupira longuement, puis inspira : cet instant de solitude était comme une eau de source glacée, délicieuse. Elle savait que sa santé mentale était menacée par la tourmente intérieure qui se déchaînait plus fort chaque jour. En tant qu’épouse impériale et Mère Kwisatz, elle avait des devoirs d’une importance vitale. Elle devait se concentrer, veiller sur Jessica et l’enfant non encore né. Se pourrait-il que Jessica ait déclenché cette tempête ? Est-ce que les voix savent quelque chose que j’ignore ? Qu’en est-il de l’avenir ? À la différence des autres Sœurs, Anirul avait accès à toutes les mémoires inscrites en elle. Mais après la mort de Lobia, elle était allée trop loin, trop profondément en quête de son amie, la vieille Diseuse de Vérité de l’Empereur. Et elle avait provoqué cette avalanche de vies désormais toutes excitées, violentes, imprécatrices. Dans la paix du zoo, ses pensées revinrent à Lobia, qui lui avait donné tant de précieux conseils quand elle était encore vivante. Elle aurait tant aimé l’entendre de nouveau par-dessus la clameur des autres, car c’était la voix de la raison dans le déchaînement mystique. Comme si elles avaient perçu son appel silencieux, les voix revinrent dans un tumulte qui paraissait résonner dans l’air frais du parc. Des conseils, des avertissements, des opinions, des arguments, des défis. Toutes les voix répétaient son nom. Elle hurla au cœur de son esprit, leur intima le silence, la sérénité… Dans leur piscine, les dauphins de Buzzell sautèrent et se cognèrent contre le plass blindé. Les tigres Laza leur répondirent en grondant. L’ours à dents de sabre hurla et attaqua son compagnon dans un déchaînement de griffes et de canines acérées. Les oiseaux se répandirent en une tempête de glapissements et de trilles folles. Mille autres animaux, dans la nuit du zoo, s’étaient réveillés et clamaient leur panique. Anirul s’agenouilla sans interrompre son cri silencieux. Ses dames de compagnie s’empressèrent autour d’elle avec les gardes du Palais. Elle comprit qu’ils n’avaient pas cessé de la surveiller à distance, qu’ils n’avaient pas respecté son exigence de solitude. Mais dès qu’ils tentèrent de la relever, elle se débattit en agitant les bras, le regard féroce. L’une de ses bagues égratigna la joue de la jeune blonde. Anirul était soudain comme un des hôtes du zoo, sauvage et brutale. — Voilà qui ne va pas plaire à l’Empereur Shaddam, dit l’un des gardes, mais Anirul ne l’entendit pas. 55 On choisit les diplomates en fonction de leur capacité à mentir. Dicton Bene Gesserit. Assis devant son bureau, dans les appartements de l’ambassade de Kaitain, Piter de Vries rédigeait une note. Le sang tombait goutte à goutte du plafond et se coagulait en une mare sombre ; mais le Mentat restait indifférent. Le bruit faible et régulier était comme un métronome accordé sur le rythme de ses pensées. Plus tard, il nettoierait la pièce. Depuis qu’il avait délivré le message concernant le stock illégal d’épice de Richèse, il était resté à la Cour Impériale, se concentrant sur des plans complexes destinés à renforcer la position de la Maison Harkonnen. Il avait d’ores et déjà eu vent de certaines rumeurs de mécontentement à propos du projet de représailles de Shaddam contre Richèse. Et il savourait par avance la vengeance. Il était également déterminé à récolter autant d’informations que possible qu’il livrerait au Baron à doses mesurées. Ainsi, il assurerait son efficacité, sa valeur, et sa sauvegarde. C’est ainsi qu’il avait glané au passage un élément que le Baron apprécierait sans nul doute, un détail bien plus important que les punitions politiques et militaires dirigées qui devaient frapper la Maison Richèse. Pour la première fois, Piter de Vries avait vu Jessica dans une soirée, une femme adorable qui était enceinte de six mois, qui allait donner le jour à un autre héritier Atréides. Ce qui ouvrait maintes possibilités… Il avait rédigé sa note en code Harkonnen. « Mon cher Baron, j’ai découvert que la concubine de votre ennemi Leto Atréides réside actuellement au Palais Impérial. Ses appartements se trouvent dans l’aile réservée à l’épouse de l’Empereur. Elle a la fonction de dame de compagnie, sans que je puisse en comprendre la raison. Elle ne paraît avoir aucune tâche à accomplir. Peut-être cela s’explique-t-il par le fait que cette traînée et Anirul sont toutes deux des sorcières Bene Gesserit. « Je vous propose un plan qui pourrait avoir plusieurs répercussions : la satisfaction et la fierté pour la Maison Harkonnen, la douleur et le malheur pour les Atréides. Que pourrions-nous désirer de plus ? » Il s’interrompit et regarda le sang qui pleuvait du plafond. Un cylindre-message était ouvert devant lui. Il revint à son message : « J’ai réussi à échapper à son regard. Cette Jessica m’intrigue au plus haut point. » Il sourit en se souvenant que la concubine de Leto, Kailea, et leur premier enfant, étaient morts l’année précédente. Les Harkonnens avaient espéré que cette double tragédie conduirait le Duc à la folie et que la racine même de la Maison des Atréides disparaîtrait à jamais. Malheureusement, envers et contre tout, Leto semblait s’être rétabli. Et sa récente attaque contre Beakkal semblait même prouver qu’il était plus agressif et déterminé que jamais. Mais jusqu’où pouvait aller la ténacité de cet homme blessé, meurtri et amer ? « Jessica a l’intention de demeurer ici et d’accoucher de son enfant au Palais. Bien qu’elle soit sous la surveillance constante des autres sorcières, je crois que je saurai trouver l’occasion de me glisser dans ses appartements pour tuer l’enfant et, si vous le souhaitez, sa mère par la même occasion. Mon Baron, songez seulement à la blessure mortelle que nous pourrions infliger à l’ennemi ! Mais je devrai procéder avec une grande prudence. » Il acheva en caractères plus petits afin que tout le message puisse tenir sur un seul feuillet de papier éphémère. « Je me suis déjà arrangé pour avoir un motif légitime de demeurer ici, sur Kaitain, afin de surveiller cette femme. Je vous adresserai des rapports réguliers. » Il termina par son paraphe aux volutes extravagantes avant de placer le message dans le cylindre. Il partirait sur le prochain Long-courrier à destination de Giedi Prime. Ensuite, il leva un regard indifférent vers le plafond. Il avait caché le corps sous les panneaux. Kalo Whylls, l’inepte ambassadeur de la Maison Harkonnen, avait offert plus de résistance qu’il ne s’y était attendu et de Vries lui avait donné quelques coups en prime. À vrai dire, lorsqu’il en avait terminé avec lui, l’ambassadeur n’était plus qu’un patchwork sanglant. Une vraie boucherie, se dit le Mentat, ravi. Il se pencha sur un document qu’il avait réussi à obtenir du Ministère Impérial des Inscriptions, une simple déclaration destinée à la bureaucratie impériale. Que personne ne pouvait remettre en question. Il remplit soigneusement le document officiel qu’il devrait remettre au Chambellan de l’Empereur, l’informant que le précédent représentant diplomatique de la Maison Harkonnen avait été « rappelé » définitivement sur Giedi Prime. Il inscrivit son nom à la place du sien : temporairement, il assurerait ses fonctions. Quand tout fut en ordre, il apposa sur le document le sceau du Baron et se prépara à la phase suivante… 56 Au fond du cœur, nous sommes tous des voyageurs – ou des coureurs. Comte Dominic Vernius. Dans sa chambre, au sommet du Long-courrier de classe Dominic, le Timonier D’murr flottait dans le gaz d’épice saturé. Il se sentait mystérieusement troublé tandis qu’il attendait que l’équipage de la Guilde achève le processus de débarquement et de chargement. Pour lui, le temps s’écoulait différemment. Le Long-courrier était en orbite au large de Caladan depuis trop longtemps à cause d’un chargement délicat et particulièrement secret. Une capsule de combat. Très intéressant… Normalement, D’murr ne se préoccupait que de mener son vaisseau géant d’une étoile à une autre en ignorant les détails triviaux, les intérêts humains : il avait tout l’univers à lui, c’était sa demeure infinie et son outil. Il s’autorisa cependant un épisode de curiosité et se brancha sur le système de communication, parcourut les transmissions et les enregistrements, épia deux Commissaires de vol qui se trouvaient sur le pont inférieur. Le Duc Leto Atréides avait payé une somme importante pour que la cargaison qu’emportait le Long-courrier soit discrètement livrée sur Ix. Les itinéraires de D’murr dans les plis de l’espace l’amenaient à aborder bien des mondes, à rallier sans cesse les innombrables planètes de l’Imperium. L’une des prochaines escales était cette fois Ix, un objectif autrefois probable pour les gens de Caladan qui rendaient visite à leurs amis du monde technologique. Pourtant, la donne politique avait changé. Pourquoi les Atréides se rendraient-ils sur Ix maintenant ? Il espionna les conversations sur les réseaux secrets de la Guilde, allant jusqu’au seuil du chuchotement, et rassembla des données que jamais les superviseurs d’itinéraire ne révélaient aux étrangers à cause des accords de neutralité. Pour la Guilde Spatiale, ça ne sortait pas de la routine. Deux hommes Atréides allaient piloter la capsule. Les documents de bord étaient falsifiés. Et l’un des deux hommes était le Prince Rhombur. D’murr absorba l’information. Ses réactions, dont il avait conscience, étaient étranges, extrêmes, déséquilibrées. Fatigue ? Peur ? Rhombur. Agité, inquiet, il absorba un supplément de Mélange. Il avait espéré retrouver un peu de calme, mais il avait tout à coup l’impression que l’univers accueillant et propice qu’il connaissait était devenu une forêt épaisse d’arbres sombres parcourue de sentiers indistincts. Depuis qu’il était devenu Navigateur, D’murr n’avait jamais réagi ainsi aux souvenirs fantômes qui étaient les détritus de son passé humain. Mais le gaz d’épice faisait résonner son esprit, son cerveau crépitait. Il se sentait bizarrement désynchronisé, il percevait des forces immenses et conflictuelles qui menaçaient de déchirer la trame de l’espace. Excédé, effrayé, il s’immergea un peu plus profondément dans le Mélange. Il se dit que le prochain bond dans l’espace plissé adoucirait les froncements dérangeants qu’il percevait. Les voyages le calmaient toujours, ils lui redonnaient sa place précise dans le cosmos. Pourtant, le gaz qu’il inhalait lui semblait brûlant, plus chaud et irritant qu’à l’accoutumée. Il envoya un message bref et impatient à l’équipe de la Guilde et on lui répondit enfin que les opérations de chargement étaient achevées. Les portes des hangars et des docks d’arrimage se refermèrent. Enfin. D’murr, anxieux, commença à se préparer et se focalisa sur ses calculs de navigation. Il ne lui faudrait qu’un moment pour dessiner un chemin sûr dans l’espace plissé et le saut Holtzman prendrait encore moins de temps. Il ne dormait jamais, passait son temps en contemplation, dérivant dans le gaz dense et orangé de la chambre, repensant aux années où il avait encore été un jeune homme, un humain véritable. Par définition, les Navigateurs ne devaient pas retenir ce genre de souvenirs. Le Timonier Grodin, qui avait été le supérieur de D’murr sur Jonction, lui avait dit que certains candidats avaient besoin de temps pour se débarrasser de leurs liens ataviques. D’murr ne voulait pas que sa valeur soit dépréciée. Il avait déjà acquis le rang de Timonier et il envisageait chaque mission dans l’espace plissé avec un plaisir intense. Pourtant, à cette heure, il ressentait de l’appréhension. Il redoutait que le flot de souvenirs imprégnés de nostalgie puisse déclencher une réversion qui ferait de lui quelque chose de différent, un être hideux, inutile, humain, primitif. Pourtant, il avait évolué et dépassé tout cela. Tous ces stades d’existence précédents étaient loin derrière lui, y compris son humanité. Était-il en train de régresser ? Ce qui expliquerait les sensations perturbantes qu’il éprouvait. Jamais encore il ne s’était senti à ce point différent. Le gaz d’épice qu’il inhalait semblait faire refouler dans son esprit, avec une cruelle netteté, les moments du passé : Ix, le Grand Palais, ses parents, et l’épreuve de la Guilde qu’il avait réussie alors que son frère échouait. Un bourdonneur résonna et il vit clignoter le cercle de voyants bleus qui lui intimait l’ordre de relancer le Long-courrier dans l’espace plissé, de se diriger vers la prochaine escale. Mais je ne suis pas prêt. Bousculé dans son esprit, au bord d’un doute absolu et douloureux, D’murr sentit une pulsion. C’était comme s’il tentait de se lever d’un lit après une longue maladie. Quelqu’un l’appelait de très loin. — C’tair ! dit-il dans un souffle. Réfugié sous une école ixienne abandonnée depuis longtemps, C’tair Pilru contemplait les débris noircis de sa machine de transmission rogo. Elle avait été endommagée deux ans plus tôt, alors qu’il était en communication avec son frère. Depuis, il s’était procuré diverses pièces et l’avait réparée tant bien que mal. Mais les tiges de cristaux de silicate qu’il avait récupérées dans des décharges technologiques étaient d’une qualité douteuse. Lors de la dernière transmission, C’tair avait supplié son frère Navigateur de trouver un moyen de venir en aide à leur planète. Ce mince fil d’espoir s’était effiloché. Jusqu’à aujourd’hui. Rhombur devait être en route pour Ix. Il avait promis qu’il reviendrait. Bientôt, ils auraient du renfort. Un petit lézard verdâtre courait d’un recoin à l’autre et il disparut en agitant sa queue comme un fouet miniature dans une pile de pièces détachées. C’tair l’avait suivi des yeux. Avant l’arrivée des Tleilaxu, il n’y avait pas la moindre vermine dans la cité souterraine : ni rats, ni lézards, ni insectes. Les Tleilaxu sont des vermines et ils en ont amené d’autres avec eux. C’tair repéra la tige qu’il avait mise de côté. La dernière. Il la tourna lentement entre ses doigts, appréciant la froideur du cristal et examina une infime craquelure. Un jour, si jamais la Maison Vernius devait se redresser, il aurait accès à des composants neufs et pourrait vraiment rétablir le contact avec D’murr. Durant leur enfance, ils avaient été de vrais jumeaux, inséparables. Mais à présent, le temps, l’espace et même l’aspect physique les séparaient. D’murr était à des mégaparsecs de distance, voguant dans l’espace plissé. Même si C’tair parvenait à reconstruire son transmetteur improvisé, il n’avait aucune chance d’entrer en contact avec lui. Il serrait toujours la tige de silicate et, à sa grande surprise, il vit qu’elle devenait incandescente. La craquelure elle-même se mit à luire et parut se dissoudre. Une voix pénétra dans ses pensées. Une voix qui aurait pu être celle de D’murr. — C’tair… Mais c’était impossible. Il regarda autour de lui, mais il était seul dans son refuge. Il frissonna tandis que la tige devenait brûlante. Et il entendit à nouveau la voix. — Je vais plisser l’espace, mon frère. (D’murr semblait parler du fond d’un bassin rempli d’un épais liquide.) Ix est sur ma route et le Prince Rhombur est à bord. Il vient te voir. C’tair ne comprenait pas comment la voix de son frère pouvait lui parvenir. Je ne suis pas un transmetteur rogo ! Je suis un être humain ! Mais le Prince Rhombur arrivait ! Dans son souvenir, D’murr se trouvait à l’intérieur de l’esprit de son frère jumeau, il y avait bien des années. C’tair s’avançait dans les décombres d’un immeuble de Vernii qui avait été détruit lors de la première attaque des Tleilaxu. Il y avait combien de temps ? Vingt et un ans ? Et dans ces décombres, ils avaient vu surgir une hallucination : l’image de Davee Rogo, le génie infirme qui avait été leur ami et qui leur avait fait découvrir ses merveilleuses inventions. C’était à l’époque de la paix, des jours heureux… Mais cette image fantomatique avait été émise par un pouvoir secret de l’esprit humain de D’murr, une force redoutable qui avait refusé de succomber aux changements survenus dans son organisme et son esprit. D’murr n’avait pas eu vraiment conscience de ce qu’il avait fait, quels concepts son subconscient avait pu développer lors de la connexion avec son frère. À partir de l’information que lui avait fourni cette apparition, C’tair était parvenu à construire l’appareil de transmission transdimensionnel qui permettait aux deux jumeaux physiquement différents mais génétiquement proches de converser. Alors, l’esprit subconscient de D’murr avait voulu retrouver sa famille, ses souvenirs… À la dérive dans le gaz dense de la chambre, il cessa d’agiter ses membres de mutant. Dans la fraction de seconde où il resta en suspens au-dessus du précipice de l’espace plissé, il se souvint de la douleur qui le déchirait lors de chaque échange avec C’tair – comme si sa persona de Navigateur entrait en lutte avec son côté humain pour essayer de le soumettre. Mais il venait de lancer le générateur Holtzman et il plongea aveuglément entre les dimensions, entraînant avec lui le titanesque Long-courrier. Loin sous la surface d’Ix, dans sa tanière technologique, C’tair serra la tige de cristal jusqu’à ce qu’elle redevienne froide, tandis que la voix de son frère se faisait de plus en plus ténue, puis se taisait. Il sortit de sa transe et cria son nom. Mais il ne reçut en réponse que des rafales de statique. La voix de D’murr lui avait paru si bizarre, comme déformée par la souffrance. Et soudain, au centre de son crâne, un cri primitif jaillit lacérant son âme. Le cri de son frère jumeau. Et puis plus rien. 57 Un instant d’incompétence peut être fatal. Maître d’Escrime Friedre Ginaz. Le Long-courrier émergea de l’espace plissé sur des coordonnées fausses et plongea dans l’atmosphère de Wallach IX. Erreur du Navigateur. Grand comme une comète, le vaisseau percuta la couche gazeuse en grondant. Sa coque externe fondit rapidement sous l’effet de la friction. Les passagers n’eurent même pas le temps de crier. Depuis des siècles, la planète Bene Gesserit était gardée par des écrans de sécurité capables d’annihiler tout vaisseau non autorisé. Mais le bâtiment de la Guilde était déjà perdu quand il frappa le premier bouclier qui protégeait le monde des Sœurs. Désemparé, déchiré, ses parois arrachées comme la peau d’un oignon, le Long-courrier se mit à griller dans la basse atmosphère. Des shrapnels jaillirent en sifflant et mitraillèrent le paysage dans un fracas de canonnade. Il se fragmenta et ses débris furent projetés dans un rayon de mille kilomètres. Le Navigateur n’avait même pas pu envoyer un signal de détresse ni localiser l’incident avant que le vaisseau soit totalement annihilé. Dès qu’elle reçut les données d’identification du vaisseau en perdition, la Mère Supérieure Harishka rédigea un message à haute priorité destiné à Jonction. Malheureusement, il ne partirait que par le prochain Long-courrier et la Guilde Spatiale serait déjà au courant du désastre. Entre-temps, dans les heures qui suivirent le crash, tout au début de la matinée, Sœur Cristane fut dépêchée sur place avec une équipe d’Acolytes. La région où la plus grande partie du vaisseau s’était écrasée était montagneuse, sauvage et mal cartographiée. Cristane progressait en plissant les yeux dans le paysage blanc et gelé. Elle repéra très vite les cicatrices de l’impact sur le flanc des montagnes. La neige et la glace avaient fondu sous la cataracte de plaques de ferraille et de plass broyé. Des tourbillons de fumée montaient encore des débris carbonisés. Avec les lampes à souder et les scies dont étaient équipées les Acolytes, on pouvait espérer dégager quelques fragments de corps des débris, mais Cristane doutait que l’effort en vaille la peine. Il ne devait y avoir aucun survivant. Toute sa vie, elle avait été éduquée afin de répondre aux situations d’urgence, mais là, elle ne pouvait qu’observer. Le Long-courrier avait été promis à une fin certaine dès qu’il avait émergé de l’espace plissé. Cristane n’était pas encore Révérende Mère et n’avait pas accès aux mémoires des générations précédentes. Mais durant leur brève réunion de crise, la Mère Supérieure lui rappela que, depuis des milliers d’années, jamais les Sœurs de l’Autre Mémoire n’avaient connu pareil accident. Dans toute l’histoire de la Guilde, on ne relevait que quelques rares erreurs de calcul de Navigateur, mais les accidents graves étaient en nombre infime : depuis la création de la Guilde, il n’y en avait eu que quelques-uns en dix mille ans. Dans l’ultime bataille du Jihad Butlérien, les vaisseaux qui franchissaient l’espace plissé couraient des risques immenses, car à cette époque on ignorait encore les pouvoirs de prescience du Mélange. Mais depuis, la Guilde avait un taux de sécurité absolu. Les retombées de cette tragédie se feraient sentir dans tout l’Imperium et durant les siècles à venir. Quand la mission d’inspection et de recherche de la Guilde débarqua deux jours après, des nuées de sauveteurs et de spécialistes s’abattirent sur Wallach IX avec des tonnes d’équipement lourd et sophistiqué. Les ouvriers entreprirent de découper l’épave et de prélever des échantillons pour analyse. Les Sœurs tenaient à protéger leurs secrets, tout comme la Guilde qui ne voulait certainement pas laisser un seul fragment du vaisseau exposé au regard d’étrangers. Cristane se mit en quête du responsable de la mission. L’homme était large et musclé dans sa combinaison vert pâle, les yeux rapprochés, les lèvres larges. En l’étudiant brièvement, elle sentit qu’il était dépassé par le drame. — Vous avez des soupçons, monsieur ? Ou une explication ? Il secoua la tête. — Pas encore. Il va nous falloir du temps pour analyser tout ça. — Et quoi d’autre ? Même si elle était encore jeune, Cristane avait une attitude autoritaire. Elle avait parlé avec l’inflexion de la Voix et l’homme répondit spontanément, par réflexe. — C’était l’un des deux derniers vaisseaux de la classe Dominic, construits durant les derniers jours de la Maison Vernius. Son indice de sécurité était absolu. Cristane le fixa. — Avez-vous quelque raison de penser que ce Long-courrier aurait pu devenir brusquement non fiable ? Le Guildéen secoua la tête, incapable de résister au commandement de la Voix. Il grimaça brièvement mais céda. — Nous n’avons pas encore tous les détails mais… je ne peux faire de commentaire pour l’instant. Les effets de la Voix s’estompèrent et il eut une fugace expression de dépit en se rappelant ce qu’il avait dit. Il s’éclipsa en oubliant de l’interroger pour connaître les identités des hommes qui avaient parlé trop haut. Cristane passa en revue les diverses possibilités, tout en observant les ouvriers de la Guilde qui se déchaînaient avec leurs outils de découpe. Bientôt, il ne resterait rien de l’épave, sinon les balafres affreuses et noires sur les montagnes de Wallach IX. 58 Le Destin et l’Espoir parlent rarement le même langage. La Bible Catholique Orange. Hidar Fen Ajidica, l’esprit rempli d’une énergie musicale, passait en revue les possibilités du proche avenir qui défilaient en rides diaprées dans son esprit. Il était seul sous la structure en dôme du pavillon de démonstration. Il vérifiait la chambre d’échantillonnage chaque matin pour s’assurer des progrès du dernier ver captif. La créature d’Arrakis survivait ici depuis quelques mois. Il prenait plaisir à la nourrir d’un supplément d’ajidamal qu’elle engloutissait avec voracité. Pendant les premières années d’expérimentation, les premiers spécimens de vers des sables étaient morts très vite après qu’on les eut enlevés d’Arrakis. Mais celui-ci semblait non seulement avoir survécu mais il croissait et s’était adapté à ses nouvelles conditions de vie. Ajidica était certain que l’épice synthétique était la seule explication possible. Avec son humour méchant il avait donné au ver le nom du leader Tleilaxu défunt. — Voyons, Maître Zaaf, que je jette un coup d’œil sur vous, fit-il avec un sourire cruel. Le matin même, il avait absorbé une dose encore plus importante d’ajidamal prélevée dans la cuve de Miral Alechem. Il sentait la drogue qui investissait ses vaisseaux, amplifiait sa conscience tout en accélérant ses fonctions mentales. Superbe ! Il appuya sur le bouton situé à la base du dôme qui abritait le ver et, dans une totale euphorie, il se pencha à l’instant où la paroi de cristoplass s’éclaircissait. Le sable devint visible. Les parois poudreuses révélaient que le petit monstre avait eu récemment un comportement frénétique. Mais à présent, il était tapi, immobile, ses segments paresseusement ouverts, la gueule béante. Une écume rosâtre s’écoulait entre ses anneaux. Ajidica, soudain affolé, ouvrit un panneau et se pencha pour lire les indications du moniteur. Il resta interdit, terrifié : même avec son régime enrichi en ajidamal, le ver était mort. Et de façon atroce. Oubliant toute prudence, il plongea la main dans le bac pour récupérer le corps inerte. Il était souple, doux et mou sous ses doigts, et ses fines écailles se défaisaient comme s’il tenait un fruit pourrissant. Il avait l’impression que le ver avait été victime d’un étudiant abruti qui l’aurait tailladé avec ses scalpels. Mais le Maître Chercheur ne pouvait oublier qu’il avait fait absorber à la créature la même drogue qu’il avait absorbée lui-même sous diverses formes. Tout à coup, il n’était plus tellement euphorique. Il lui semblait tout au contraire qu’il descendait vers un abysse particulièrement ténébreux. 59 Chaque homme est une petite guerre. Karrben Fethr, Considérations sur la folie de la politique impériale. L’épice. Quel Fremen pourrait ne pas en trouver en cas de nécessité ? La Guilde avait exigé plus de Mélange et le peuple du désert devait payer le tribut sous peine de voir mourir ses rêves. Allongé derrière la crête d’une haute dune, Stilgar épiait à la jumelle le village abandonné de Camp Bilar. Les cabanes brisées et souillées de sang étaient adossées à la montagne de sable, bloquée par une mesa qui recelait une citerne cachée à présent remplie de containers d’épice de contrebande. L’épice du Baron Vladimir. Stilgar fit le point des lentilles à huile et l’image devint aussi fine que par une aube cristalline : une escouade d’Harkonnens en uniforme bleu s’activait tranquillement. Les soldats étaient certains d’être à l’abri de tous les regards. Pour les Fremen, cet endroit était maudit. Stilgar identifia une aile portante qui descendait vers le village à sa membrure spéciale plaquée contre sa carlingue : un engin de transport exceptionnel chargé de transporter les récoltes des moissonneuses et d’intervenir sur les sites menacés par l’attaque inéluctable du ver géant. Il dénombra trente soldats Harkonnens, soit deux fois plus que les membres de son commando. Mais c’était un rapport acceptable. Et puis, les hommes de Stilgar auraient l’avantage de la surprise. Et le style Fremen en plus. Deux soldats Harkonnens réparaient la carlingue avec des soudeurs à arc, non loin des maisons de brique et de roc du village abandonné, aux contours usés par des années d’intempéries. Il y avait neuf ans, les gens de Camp Bilar avaient été empoisonnés par des patrouilleurs Harkonnens. Les vents du désert n’avaient pas effacé toutes les traces du massacre. Dans leur folie, après avoir bu l’eau saturée de Mélange, les villageois étaient morts en s’arrachant les entrailles. Les traces affreuses des coups d’ongles sanglants étaient encore visibles sur quelques murs de brique ou d’adobe encore debout. Les Harkonnens gavés d’eau croyaient que les hommes du désert étaient trop superstitieux pour revenir dans un village maudit. Mais les Fremen savaient bien que c’étaient des hommes et non des démons qui étaient coupables de ces atrocités. Liet Kynes y avait assisté en compagnie de son père. En tant que nouvel Abu Naib chef de toutes les tribus, Liet avait confié cette mission à Stilgar et à ses hommes. Le commando attendait sur l’autre versant de la dune. Chacun des hommes serrait contre lui une planche à sable lisse et mince. Tous portaient une robe tachée de sable qui abritait le distille des feux du soleil ardent. Ils mirent leurs masques, insérèrent les embouts dans leurs narines, aspirèrent un peu d’eau pour renforcer leur énergie. Ils étaient prêts. Les pistolets maula et les krys à la ceinture et les fusils laser volés attachés aux planches à sable. La stupidité des Harkonnens amusait Stilgar. Depuis des semaines il épiait leurs activités et il savait très précisément ce qu’ils allaient faire ce matin. Être prévisible, c’est mourir, assurait un ancien dicton Fremen. Liet Kynes paierait le supplément exigé par la Guilde avec les stocks clandestins des Harkonnens. Et le Baron ne risquait pas de se plaindre. L’aile portante était prête. Les soldats Harkonnens entreprirent de dégager les rocs qui dissimulaient la citerne pour mettre au jour le container blindé. Ils bavardaient, insouciants, tournant le dos à la dune. Ils n’avaient même pas posté des sentinelles. L’arrogance de l’ignorance ! Les Harkonnens s’apprêtaient à déverser dans la citerne le chargement de Mélange de l’aile portante. Stilgar leva le bras et l’abattit violemment. Aussitôt, les Fremen du commando bondirent sur leurs planches à sable, franchirent la crête de la dune escarpée et dévalèrent la pente douce telle une meute de loups. Stilgar courait en tête, les genoux ployés. Il braqua son fusil laser et ses hommes l’imitèrent. En entendant le sifflement du sable sous les planches, les Harkonnens se retournèrent, mais trop tard. Les traits mauves d’énergie pure leur tranchèrent net les jambes et ils s’effondrèrent dans des flaques d’os brisés et de chair grésillante. Les hommes du rezzou quittèrent leurs planches et se disposèrent en éventail autour de la grande aile portante dans les hurlements et les plaintes des soldats mutilés qui se débattaient en agitant leurs moignons cautérisés au laser. Les tirs des Fremen avaient été précis, ils avaient encore tous leurs organes vitaux et aucun n’était mort. Un jeune Harkonnen au menton couvert de chaume blond leva un regard fou de terreur vers les hommes du désert en essayant vainement de ramper dans le sable visqueux de sang. Les hommes du désert dans leurs robes sombres l’effrayaient plus encore que le spectacle abominable de ses jambes tranchées. Stilgar, plus impitoyable que jamais, ordonna à ses hommes de ligoter les Harkonnens et d’envelopper leurs moignons dans des éponges et du tissu imperméable pour retenir leur humidité en attendant qu’ils soient jetés dans les distilles de mort. — Et bâillonnez-les aussi : je ne veux plus entendre leurs gémissements. Peu à peu, les plaintes des blessés furent étouffées. Deux hommes du rezzou inspectèrent l’aile portante avant de lever la main. Stilgar enfila alors la coupée qui accédait à une étroite plate-forme intérieure. Elle entourait la cale modifiée du transporteur lourd aux parois blindées. Des crochets de levage fixés à des chaînes pendaient depuis le haut de la coque. L’aile avait été dépouillée de ses ponts et de tous ses équipements, mais son blindage avait été renforcé. Une puissante odeur de cannelle montait de la cale. La soute supérieure était déjà remplie de containers sans marquage que les soldats aurait dû entasser dans la citerne de Camp Bilar. Celle du bas était vide. Turok désigna le dessous de la carlingue, avec ses poutrelles de métal nu et ses aménagements récents. Il abaissa un levier et le ventre blindé de l’aile s’ouvrit. Rapidement, Turok enfila une échelle de métal jusqu’à la cabine de pilotage et lança les énormes moteurs dans un grondement puissant. Stilgar, la main crispée sur la rampe, sentit la vibration de la grande machine : c’était là un vaisseau bien entretenu qui serait un excellent élément de la nouvelle flotte Fremen. — On décolle ! lança-t-il. Turok avait travaillé sur des sites d’épice depuis des années et tous les engins lui étaient familiers. Il enclencha la séquence de décollage et l’aile monta au-dessus du désert en un instant. Stilgar restait soudé à la rambarde. Au-dessus d’eux, les chaînes et les crochets cliquetaient au-dessus des baies ouvertes. Il aperçut la citerne découverte au-dessus de laquelle l’aile s’était stabilisée. Il libéra les chaînes pour laisser descendre les lourds crochets. En bas, les hommes du commando se précipitèrent pour la manœuvre d’arrimage. Les crochets se refermèrent en claquant sur les barres de manœuvre, les chaînes se tendirent, les moteurs rugirent et la citerne fut arrachée à la plate-forme de roc pour monter vers la cale. Les portes se refermèrent comme les mâchoires gloutonnes d’un serpent géant. — Je crois savoir que l’Empereur considère comme un crime de détenir autant d’épice ! lâcha Stilgar en souriant. Est-ce que ça n’est pas un plaisir d’aider les Corrinos à appliquer la justice ? Liet devrait peut-être demander à Shaddam de nous accorder une récompense. Turok étouffa un rire tout en faisant pivoter l’aile au-dessus du désert. Les Fremen montèrent à bord en traînant les corps des blessés Harkonnens agités de spasmes. L’aile portante accéléra à basse altitude, cap sur le sietch le plus proche. Stilgar, appuyé contre un arc-boutant vibrant, observa ses hommes. Ils étaient épuisés. Quant aux prisonniers, ils ne tarderaient plus à rejoindre les distilles du sietch pour donner leur eau. Il sourit d’un air satisfait à l’adresse de ses hommes quand ils retirèrent lentement les masques de leurs distilles. Dans la pénombre de la soute, leurs yeux bleus d’ibad brillaient au-dessus de leurs barbes hirsutes. — De l’épice et de l’eau pour la tribu, fit Stilgar. C’était une bonne prise. Non loin de lui, un Harkonnen ouvrit les yeux en geignant. C’était le jeune soldat épouvanté qui l’avait déjà regardé auparavant. Obéissant à un élan de pitié, Stilgar décida qu’il avait suffisamment souffert et il alla jusqu’à lui pour l’égorger d’un seul coup de krys. Mais il recouvrit la plaie pour arrêter l’hémorragie. Les autres n’eurent pas droit à ce traitement de faveur. 60 Il est étonnant de constater à quel point les humains peuvent se montrer stupides lorsqu’ils sont en groupe, particulièrement lorsqu’ils suivent leurs leaders sans questionner. Des États : le point de vue Bene Gesserit. Tous les États sont une abstraction. La Flotte Impériale déferla sur Korona sans avertissement. C’était la nouvelle phase de la Grande Guerre de l’Épice déclenchée par Shaddam IV. Elle comptait huit croiseurs et frégates de combat lourdement armés et représentait une force d’assaut plus redoutable encore que celle qui avait anéanti les cités de Zanovar. Appliquant la stratégie Sardaukar, les vaisseaux convergèrent sur la lune artificielle pour un premier passage. Le Bashar Suprême Zum Garon lança son ultimatum : — Nous sommes ici sur l’ordre de l’Empereur Padishah. Vous, Maison de Richèse, êtes accusée de détenir un stock de Mélange non recensé et ce en violation flagrante des lois de l’Imperium et du Landsraad. L’impitoyable commandant des Sardaukar attendit la réponse. Voyons s’ils se comportent comme des coupables. Des plaintes désespérées parvinrent très vite des salles de contrôle de Korona, auxquelles, l’instant d’après, firent écho les protestations du gouvernement Richésien de la planète. Le Bashar Suprême rejeta tout en bloc et répliqua : — Sur ordre de Sa Très Respectée Majesté Shaddam IV, nous allons effectuer une fouille générale pour retrouver ce Mélange. Si tel est le cas, nous le confisquerons et la station de Korona sera totalement détruite. Telles sont les instructions de l’Empereur. Deux frégates d’assaut pénétrèrent dans les docks de la lune artificielle. Les Richésiens essayèrent dans une tentative ridicule de refermer les sas d’accès et deux croiseurs ouvrirent le feu, pulvérisant les écoutilles, les marchandises des hangars dans des geysers d’air gelé et de corps disloqués. Les colliers d’amarrage claquèrent et des grappins s’abattirent comme des serres sur la coque interne de la lune. Garon lança un nouvel avertissement : — Toute résistance se heurtera à des mesures extrêmes. Vous avez exactement deux heures pour évacuer Korona. Si nous trouvons des preuves justifiant l’annihilation de ces installations, toute personne demeurant encore dans la station sera tuée. Garon emprunta un ascenseur pour se rendre sur le pont de débarquement. Korona, il le savait, était sans défense face aux Sardaukar. Comme tous les mondes de l’Imperium. Il s’avança à la tête d’un régiment complet dans les laboratoires Richésiens. Les sonneries d’alarme retentissaient dans les coursives dans un déchaînement de feux de secours. Des chercheurs, des techniciens, des laborantins affolés se ruaient vers les unités d’évacuation. Garon s’arrêta dans le moyeu d’une roue de couloirs et fit signe à ses hommes de se séparer en équipes pour commencer les recherches. Tous savaient qu’il serait sûrement nécessaire de torturer quelques employés de la station. Un personnage au visage rougeoyant surgit d’un tube ascensionnel et se précipita vers l’avant-garde des Sardaukar en agitant les mains. — Monsieur, vous ne pouvez pas faire ça ! Je suis Flinto Kinnis, Directeur du Laboratoire, et je dois vous dire que nous ne pourrons pas évacuer les lieux en deux heures. Nous n’avons pas assez de vaisseaux. Il va falloir que nous demandions des vaisseaux de secours à Richèse rien que pour évacuer le personnel. Sans parler du matériel de recherche. Il va nous falloir au moins un jour pour tout évacuer. Aucun signe de sympathie n’était décelable sur le visage de fer de Garon. — L’Empereur ne saurait tolérer que ses ordres soient contestés ou qu’on s’y oppose. Il fit un signe bref à ses soldats qui ouvrirent aussitôt le feu, taillant en pièces le bureaucrate outré avant qu’il soulève d’autres objections. Puis ils s’avancèrent dans la station. Lors d’un dîner en privé, Shaddam avait confié ses intentions au Bashar Suprême. Il savait que de nombreux civils seraient tués lors de l’attaque, mais il était tout à fait décidé à faire un autre exemple comme Zanovar, puis un autre encore si nécessaire, jusqu’à ce que sa volonté soit affirmée et respectée. — La seule chose que je demande, avait-il ajouté en levant un index impératif, c’est que vous récupériez la totalité de l’épice de contrebande que vous trouverez. Une récompense généreuse minimisera d’autant les protestations de la Guilde et de la CHOM. (Il avait souri, satisfait de son plan.) Ensuite, vous pourrez employer des atomiques afin d’éliminer toute la station. — Mais Sire, l’utilisation des atomiques va bien au-delà de… — Des inepties. Nous leur donnerons une chance d’évacuer Korona et je ne ferai qu’oblitérer une structure métallique en orbite qui de toute façon dérangeait tout le monde. (Shaddam avait paru irrité du manque de conviction de Garon.) Ne vous préoccupez pas des futilités légales, Bashar. Ce que je tiens à démontrer sera parfaitement ponctué par quelques charges nucléaires. Elles effrayeront plus le Landsraad qu’un millier de menaces. Zum Garon avait connu de dures années sur Salusa Secundus et s’était aussi battu pendant la Révolte Ecazi. Il savait qu’il devait exécuter les ordres de l’Empereur sans discuter, et c’est dans ce sens qu’il avait éduqué son brillant fils, Cando. Dans la demi-heure qui suivit, le premier groupe de vaisseaux d’évacuation se présenta à la surface. Les chercheurs Richésiens se démenaient pour emporter leurs archives, leurs notes irremplaçables sur les derniers projets. Ce qui leur prit tellement de temps qu’ils se retrouvèrent coincés après le départ de la dernière navette. Tandis que, dans le Centre de la Triade, le Premier Ein Calimar vociférait en vain dans son com, exigeant qu’on lui donne le temps de contacter le Tribunal du Landsraad, le Comte Richèse, les mains jointes, implora en vain. Les Richésiens réussirent à faire décoller d’autres vaisseaux de secours, mais le délai ultime se rapprochait et le leader des Sardaukar doutait qu’ils arrivent à temps. Les soldats investirent les laboratoires, pillèrent et cassèrent en quête du stock clandestin de Mélange. À proximité du noyau blindé de Korona, ils rencontrèrent deux scientifiques particulièrement excités : un chauve aux épaules tombantes et un personnage au regard vif et inquiet dont l’esprit devait fonctionner à grande vitesse. Ce fut lui qui s’avança, avec une expression raisonnable. — Monsieur, je travaille actuellement sur un projet d’une importance vitale et je dois évacuer toutes mes notes ainsi que les prototypes fragiles. Ces travaux ne sauraient être reproduits où que ce soit et ils auront des répercussions immenses pour l’avenir de l’Imperium. — Refusé. Le scientifique cilla, comme s’il n’avait pas bien compris. Son collègue chauve s’avança en désignant une pyramide de caisses que des manœuvres plaçaient sur des engins de levage antigravifiques. — Bashar, je me nomme Talis Balt. Mon collègue Haloa Rund n’exagère nullement l’importance de nos travaux. Et puis, regardez ce chargement. Vous ne voudriez quand même pas qu’il soit détruit. — Du Mélange ? demanda Garon. J’ai ordre de saisir tout le stock. — Non, monsieur, il s’agit de miroirs richésiens, qui ont presque autant de valeur que l’épice. Le Bashar plissa les lèvres. Les fragments de miroirs richésiens alimentaient les scanners les plus puissant. Il y avait là de quoi ravitailler un petit soleil pendant pas mal de temps. — Talis Balt, j’ai le regret de vous informer que votre Directeur est au nombre des victimes de cette opération. Je vous nomme donc, vous, comme responsable de Korona. Balt resta bouche bée en comprenant l’importance de cette déclaration. — Le Directeur Kinnis… est mort ? Garon acquiesça. — Vous avez mon autorisation pour charger tous vos miroirs sur mes vaisseaux – à condition de me dire où se trouve le stock illégal d’épice. Haloa Rund était soudain blême. — Et mes recherches ? — Je ne saurais revendre des équations. Balt s’agita, hésitant à mentir. — Je présume que vos hommes vont saccager les laboratoires et détruire toutes les chambres verrouillées jusqu’à ce qu’ils aient trouvé. Je vais donc nous épargner tous ces malheurs. Et il indiqua au Bashar où chercher. — Je suis heureux de constater que vous avez pris la décision qui s’imposait et que vous avez déjà vérifié la présence du Mélange. Garon effleura un bouton de son uniforme pour prévenir son vaisseau de commandement. Quelques instants plus tard, des soldats débarquèrent avec des palettes à champ Holtzman chargées d’atomiques. Il se tourna vers Balt. — Vous pouvez maintenant charger ce que vous désirez à bord de nos croiseurs, et je vous autoriserai à en garder la moitié. Débordé par la situation mais suffisamment subtil pour ne pas protester, Balt se mit au travail. Sous le regard perplexe de Garon, les manœuvres de Korona se lancèrent dans la corvée du chargement des fragiles miroirs. Il était évident qu’ils ne récupéreraient pas plus d’un dixième de leur trésor. Haloa Rund, quant à lui, s’était précipité vers ses laboratoires, mais Garon avait donné des instructions pour qu’il n’encombre pas les soutes des vaisseaux avec ses « prototypes » inutiles. Il concentra ses troupes sur le site supposé du stock de Mélange et ordonna à ses officiers de prendre des clichés solido avant de déménager l’épice, au cas où l’Empereur en aurait besoin. Shaddam n’avait nullement stipulé cette précaution, mais le Bashar savait parfaitement qu’une preuve restait une preuve. L’infanterie Sardaukar investit alors le noyau de la lune artificielle avec les têtes nucléaires. Garon consulta son chronomètre et vit qu’il disposait de moins d’une heure. Talis Balt était au bord de l’épuisement, son crâne chauve luisant de sueur. Son équipe avait déjà réussi à charger une impressionnante quantité de miroirs à bord du vaisseau amiral du Bashar. Haloa Rund, effondré sur un embarcadère, pleurait à côté des caisses où il avait frénétiquement entassé ses prototypes et ses dossiers et qui avaient été éventrées en quelques coups de laser. Lorsqu’il avait demandé qu’on les charge à bord du vaisseau amiral, deux Sardaukar avaient instantanément ouvert le feu et il n’était plus question de la machine non-champ. Le temps s’était écoulé et Zum Garon donna l’ordre de la retraite. Talis Balt était déjà prêt à monter à bord. Mais, paisiblement, le Bashar Suprême l’informa qu’il devait rester sur place. — Je suis désolé, mais il est illégal d’accepter des passagers civils à bord d’un bâtiment de guerre impérial. Il faut que vous trouviez par vous-même un moyen de quitter cette lune artificielle. Balt se dit que les contacts familiaux de Rund avec le Comte Richèse ne lui seraient plus d’aucune utilité. Et les armes atomiques ne pouvaient plus être désactivées. Dix minutes avant la destruction, les croiseurs et les frégates s’écartèrent du satellite, laissant les docks ouverts sur le vide de l’espace. À bord de son vaisseau, Zum Garon surveillait les opérations de repli parfaitement minutées. Même si la réserve d’épice qu’il avait récupérée n’était pas aussi importante que l’avait cru l’Empereur, il était satisfait à l’idée que les compartiments inférieurs du vaisseau étaient remplis de caisses de miroirs richésiens. Le Mélange confisqué serait immédiatement remis aux représentants de la Guilde qui attendaient à bord du Long-courrier. Ils se laisseraient soudoyer sans la moindre honte. Sur Richèse, le Premier Calimar leva les yeux vers la lune artificielle géante qui avait été l’orgueil de la planète. La flotte Sardaukar qui s’en éloignait semblait si petite. Mais il avait l’estomac noué et le cœur glacé à cause de la violence injuste de Shaddam. Comment l’Empereur avait-il eu vent de l’existence de la cache d’épice ? Dès qu’il avait reçu le paiement de la dette du Baron Harkonnen, Calimar avait gardé le secret absolu. Il était certain que cette information ne pouvait venir des Harkonnens, car les éventuelles questions leur reviendraient directement… Lorsque les charges atomiques explosèrent sur Korona, une lueur violente se répandit dans le ciel de la planète. Et, plutôt que de diminuer avec le temps, la boule de feu nucléaire grossit en formant une réaction en chaîne qui ne tarda pas à embraser les miroirs richésiens qui explosèrent en formant de monstrueux nuages de cristaux ardents qui retombèrent en pluie dans l’atmosphère comme les fragments d’une supernova. Sur un des continents de Richèse, les habitants atterrés observaient l’averse de feu qui s’abattait du ciel. Les miroirs précieux qui étaient le trésor de la technologie de leur monde retombaient comme autant d’astéroïdes et de comètes miniatures dans des rafales de crépitements et de sifflements. Calimar étouffa un cri de rage et de chagrin, mais il ne parvint pas à détacher son regard de l’affreux spectacle d’artifice. La lumière se fit plus intense encore. Toute une planète avait les yeux rivés au ciel. La population fascinée et incrédule se perdait dans l’horreur. Dans les jours qui suivirent, les dommages rétiniens ne se comptèrent plus et un quart de la population de Richèse devint aveugle. 61 J’éprouve la poussée puissante et invulnérable de l’espace là où une étoile lance ses rayons attardés sur ces non-distances que sont les parsecs. Apocryphe de Muad’dib : Tout est permis, tout est possible. Perdu dans le vide, le Long-courrier avait échappé à tout contrôle. Gurney Halleck comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal dès qu’ils furent arrachés à l’espace plissé. Le grand bâtiment était secoué comme s’il venait de pénétrer dans les turbulences violentes d’une planète. Sa main se referma aussitôt sur le manche du poignard caché sous ses vêtements vagues. Il se tourna vers Rhombur afin de s’assurer qu’il n’avait rien. Le Prince cyborg s’était accroché à la paroi, qui était maintenant le plancher. — On nous attaque ? Il portait la cape et le capuchon d’un pèlerin ordinaire pour dissimuler ses membres artificiels. La porte de leur compartiment privé coulissa avant de se bloquer, à demi ouverte. Au-dehors, dans la coursive principale, le panneau de contrôle cracha des étincelles à l’instant où une bourrasque d’énergie pure déferlait sur les systèmes de navigation de la frégate. Les générateurs gravifiques cédèrent et les ponts prirent de la gîte. La masse centrale venait de basculer. Des voyants d’alerte clignotaient de toutes parts. Puis, avec une secousse grinçante, la frégate se redressa tandis que le Long-courrier roulait bord sur bord. Gurney et Rhombur réussirent à se glisser jusqu’à la porte et tentèrent de la repousser. D’un mouvement puissant de son bras mécanique, Rhombur fit coulisser le panneau tordu. Ils se retrouvèrent dans la coursive avec les autres passagers. La panique régnait et des blessés se débattaient sur le sol, ensanglantés. Au-delà des baies, ils découvrirent le chaos qui régnait dans la cale où les vaisseaux embarqués s’étaient télescopés. Certains, arrachés à leurs berceaux d’amarrage, avaient entamé une danse destructrice. Sur chaque pont, les panneaux de communication saturés étaient devenus des écrans pyrotechniques. Les stewards Wayku essayaient de rassurer tout le monde et, si les hôtesses restaient lointaines et impersonnelles comme d’habitude, elles trahissaient cependant une certaine inquiétude devant cette situation sans précédent. Gurney et Rhombur coururent jusqu’au salon principal où s’étaient regroupés les passagers. Gurney surprit l’expression du Prince et devina qu’il était prêt à intervenir pour essayer de rétablir le calme. Il lui fit un geste discret : ils ne devaient à aucun prix révéler leur véritable identité. Rhombur tenta alors de savoir ce qui se passait mais les systèmes d’informations n’avaient aucune explication à offrir. — Nous ne pouvons pas prendre le moindre retard, fit Rhombur. Notre plan est précis. Si nous n’accomplissons pas notre mission, c’est tout notre plan de bataille qui sera menacé. Après une heure de panique, dans le tumulte des questions sans réponse, un représentant de la Guilde envoya enfin un émissaire holographique. Son image se matérialisa dans tous les points de rencontre des vaisseaux. Son uniforme l’identifiait comme étant un Consultant de vol, un fonctionnaire relativement important responsable de la comptabilité, des manifestes de chargement et directement relié à la Banque de la Guilde pour tout ce qui concernait les tarifs et le règlement des billets. Il avait le front au niveau de son torse, comme s’il sortait du rebut d’un assemblage génétique. Il s’exprimait d’une voix plate entrecoupée de bourdonnements qui évoquaient un insecte. — Nous avons, mzzz… rencontré certaines difficultés dans la mzzz… translocation de ce vaisseau et tentons actuellement de mzzz… contacter notre Navigateur dans sa chambre. La Guilde enquête. Nous n’avons pas d’autre mzzz… information pour l’instant. Les questions fusèrent aussitôt, mais l’image refusa de répondre, ou bien le Consultant ne les entendait pas ou il refusait de les entendre. Il restait roide et sans expression. — Tous les travaux de maintenance et de réparation de la Guilde sont effectués sur mzzz… Jonction. Nous ne disposons d’aucun atelier ici. Nous n’avons pas été encore en mesure de déterminer notre position mais mzzzz… les mesures préliminaires sembleraient prouver que nous sommes dans un espace non cartographié, loin au-delà de l’Imperium. Les passagers retinrent leur souffle tandis que Gurney se tournait vers Rhombur avec une expression sévère. — Il se peut que les représentants de la Guilde soient très forts en mathématiques, mais apparemment, on ne leur a pas appris à faire preuve de tact. Rhombur s’était assombri. — Un Long-courrier en perdition ? Jamais je n’ai entendu parler d’une chose pareille ! Par tous les enfers vermillon, ce vaisseau est un des meilleurs jamais sortis des chantiers d’Ix ! Gurney eut un sourire triste. — Pourtant, c’est ce qui s’est passé. (Il cita la Bible Catholique Orange :) « Car l’humanité est perdue, même avec le sentier tout tracé devant elle. » Rhombur le surprit en lui répliquant avec la suite : — « Mais où que nous nous égarions, Dieu sait nous retrouver, car Il peut voir tout l’univers ». Puis, le Prince ixien baissa la voix tout en poussant Gurney à l’écart de l’agitation et du salon où pesait un relent de sueur. — Ce Long-courrier a été construit sous la direction de mon père, et je sais comment il fonctionne. C’était l’un de mes devoirs de Prince de la Maison Vernius que de tout apprendre sur la construction des vaisseaux dans nos chantiers. Les contrôles de qualité et de sécurité étaient d’un niveau à peine imaginable et les moteurs Holtzman ne tombaient jamais en panne. Cette technologie a été fiable durant dix mille ans. — Jusqu’à maintenant. Rhombur secoua la tête. — Non, ça n’est pas une réponse, Gurney. Le problème ne peut concerner que le seul Navigateur. — Une erreur de pilotage ? Si nous sommes aussi loin des frontières de l’Imperium, et si notre Navigateur a eu une défaillance, nous ne retrouverons jamais le chemin du retour. 62 L’Autre Mémoire est un océan vaste et profond. Il est accessible aux membres de notre ordre, mais selon ses propres termes. Une Sœur qui tente de manipuler les voix ternes pour son propre compte va au-devant des ennuis. Cela équivaut à faire de la mer sa piscine privée – ce qui est impossible, ne serait-ce que pour quelques instants. Coda du Bene Gesserit. Le Comte Fenring était enfin de retour. Il avait accompli sa mission : placer des échantillons d’épice synthétique à bord de deux Long-courriers de la Guilde. Il se mit sur le dos et promena les yeux sur la chambre luxueuse. Il se demandait s’il aurait bientôt vent des résultats. Ce qui était certain, c’est qu’il ne pouvait interroger la Guilde et il devrait même se montrer particulièrement discret dans son enquête. Les yeux encore lourds de sommeil, il admirait les filigranes d’or des murs et du plafond, les reproductions de peintures anciennes et les bas-reliefs exotiques. Ce monde était bien plus attrayant que l’aride Arrakis, l’hostile planète Ix ou l’austère et utilitaire Jonction. Mais il était encore plus séduit par le visage exquis de Margot. Elle s’était levée bien avant lui et avait quitté la chambre. Il était rentré épuisé peu après minuit. Malgré l’heure tardive, elle avait exercé sur lui toute la panoplie de ses talents de séduction, elle avait su faire monter son désir avant de l’apaiser, de le calmer. Il s’était endormi dans ses bras… Il n’avait plus de contact avec l’Imperium depuis trois semaines et se demandait combien de bourdes Shaddam avait pu commettre entre-temps. Il devrait s’arranger pour avoir un entretien privé avec son vieil ami, mais il garderait pour lui l’épisode du Danseur-Visage qui avait tenté de l’assassiner. Il avait l’intention de se venger personnellement sur la personne d’Ajidica et s’en régalait d’avance. Plus tard, il révélerait ce détail à Shaddam pour qu’ils en rient ensemble. Mais en priorité, il devait s’assurer que les travaux du Maître Chercheur avaient réellement abouti car tout dépendait de l’amal, désormais. Si les tests révélaient qu’Ajidica avait menti, Fenring n’aurait aucune pitié. Mais si l’amal était vraiment au point, il devrait apprendre tous les aspects du processus de traitement avant de passer à la phase torture. Ses deux valises à suspenseur étaient posées sur une commode, ouvertes. Il s’étira avec un long soupir et s’arracha enfin au lit. En bâillant, il passa dans la salle d’eau. La vieille Mapes lui fit une brève révérence. Elle portait une robe blanche sans manche. Ses bras tannés étaient marqués de cicatrices. Fenring ne s’intéressait guère à elle, mais elle était efficace et obéissait à ses moindres désirs, quoique sans le moindre sourire. Il ôta son short et son maillot et Mapes, l’air sévère, les lança dans la machine à lacérer. Fenring mit ses lunettes de protection avant de déclencher vocalement les jets d’eau chaude qui le soulevèrent tout en le massant de tous côtés. Sur Arrakis, un tel raffinement était impensable, même pour le Ministre Impérial de l’Épice. C’était tellement bon, tellement apaisant… Il ferma les yeux. Puis, brusquement, il les rouvrit à la seconde où un détail lui revenait. Il avait posé ses bagages sur le sol avant de se mettre au lit, en se disant qu’il attendrait le matin pour les défaire. Mais les deux valises étaient maintenant posées sur une commode. Et ouvertes. Et il avait caché un échantillon d’épice dans l’une des deux. Nu et dégoulinant, il se rua dans la chambre. La Fremen était occupée à récupérer sa garde-robe de voyage et ses affaires de toilette. — Laissez ça. Mmm… Je vous appellerai quand j’aurai besoin de vos services. — Comme vous voudrez. Mapes avait une voix râpeuse, comme si ses cordes vocales avaient été criblées de grains de sable. Elle posa un regard désapprobateur sur les flaques que Fenring avait laissées dans la chambre. Il savait que c’était le gaspillage d’eau qui la choquait. Il se pencha sur le compartiment secret de la valise et le trouva vide. Inquiet, il rappela la Fremen. — Où est le sachet qui était là-dedans ? — Je n’ai vu aucun sachet, monsieur. Il explora fébrilement ses bagages, renversa le contenu sur le parquet, soudain en sueur. C’est alors que Margot entra, poussant devant elle le chariot du petit déjeuner. Elle haussa les sourcils et eut un sourire approbateur en le découvrant nu au milieu de la chambre. — Bonjour, très cher. Ou bien devrais-je dire bonsoir ? (Elle consulta l’horloge murale.) Non, il vous reste encore une minute. Elle était habillée d’une robe en parasoie chatoyante décorée de roses immianes jaunes qui s’épanouissaient dans le tissu en dégageant un parfum délicat. — Avez-vous pris un sachet vert dans mes bagages ? Il savait qu’une Bene Gesserit expérimentée comme elle avait dû trouver facilement le compartiment secret. — Je me suis dit que vous l’aviez apporté à mon intention, chéri, fit-elle en posant le plateau sur une table basse. — Eh bien… Mmmm… ce voyage a été difficile et je… Elle affecta de bouder. Elle avait eu le temps de remarquer un minuscule symbole sur le sachet. Un caractère qui était la lettre « A » de l’alphabet Tleilaxu. — Et où l’avez-vous mis ? En dépit des assertions d’Ajidica, Fenring n’était pas vraiment convaincu que le Mélange synthétique soit inoffensif sinon toxique. Il préférait l’essayer sur d’autres, et non pas sur lui-même ou son adorable épouse. — Ne vous préoccupez pas de ça pour l’instant, très cher. Il y avait une étincelle de séduction dans ses yeux verts tandis qu’elle servait le café. — Voulez-vous prendre le petit déjeuner avant ou après avoir repris les choses où nous en étions cette nuit ? Affectant de ne pas être inquiet, même s’il savait que Margot pouvait détecter le moindre signe de préoccupation sur son visage, il prit un ensemble noir dans la penderie. — Dites-moi juste où vous l’avez mis et j’irai le récupérer. En sortant de la penderie, il vit Margot porter la tasse à ses lèvres. Le café d’épice ! Le sachet ! L’amal !… — Arrêtez ! Il se précipita et lui arracha la tasse. Le café se répandit sur le tapis et tacha la robe jaune de Margot. Les roses immianes parurent se flétrirent. — Très cher, vous avez gaspillé toute cette bonne épice, fit Margot en s’efforçant de rester digne dans sa colère. — J’espère que vous n’avez pas tout mis dans le café, mmm ?… Où est le reste ? Il se maîtrisa tout en sachant qu’il en avait déjà trop dit. — C’est dans la cuisine. (Elle le scruta avec une intensité toute Bene Gesserit.) Très cher, pourquoi vous comporter ainsi ? Sans répondre, il versa la tassé de café restant dans le pot qu’il emporta. Shaddam, sombre, attendait les bras croisés devant les appartements d’Anirul. Le docteur Wellington Yueh était à son côté. Mohiam, la Diseuse de Vérité, leur avait refusé l’accès à la chambre d’Anirul. — Seules des praticiennes Bene Gesserit sont assermentées à prodiguer certains soins, Sire, avait-elle osé proférer. Yueh s’était un peu redressé sous l’effet de la colère et avait craché : — N’allez pas croire que les Sœurs en connaissent plus qu’un diplômé du cercle intérieur de l’École Suk. Shaddam se renfrogna un peu plus. — C’est absurde. Mon épouse s’est comportée de façon extrêmement bizarre au zoo et elle a besoin d’une surveillance attentive. Il feignait de s’inquiéter, mais il avait surtout hâte d’entendre le rapport de son Bashar Suprême au retour de l’expédition punitive de Korona. Il savourait d’avance les nouvelles ! Mohiam s’était montrée inflexible. — Seule une Sœur Médicale peut s’occuper d’elle, Sire. (Et elle avait enchaîné sur un ton plus affable.) La Communauté assurera ces services sans qu’il en coûte à la Maison de Corrino. Yueh l’avait apostrophée à nouveau, mais Shaddam lui avait intimé le silence. Les prestations du docteur Suk étaient ruineuses et il ne tenait pas à dépenser des fortunes pour Anirul. — Peut-être serait-il préférable, après tout, que mon épouse soit soignée par les siennes. Derrière les hautes portes, Dame Anirul se reposait mais, parfois, des mots absurdes et des sons étranges montaient de ses lèvres. Même s’il ne l’admettait pas, Shaddam était plutôt ravi qu’elle sombre lentement dans la folie. La Sœur Médicale Aver Yohsa était une petite femme courtaude. Elle s’avança d’un air décidé dans la chambre, un sac jeté sur l’épaule, ignorant le protocole et les vigilants Sardaukar. Dame Margot verrouilla la chambre et se tourna vers Mohiam qui acquiesça. Vive et précise, Yohsa se pencha sur la Mère Kwisatz et lui fit une injection à la base de la nuque. — Elle a été victime de la pression des voix. Cela va calmer l’Autre Mémoire et lui permettre de se reposer. Yohsa secoua la tête et reprit d’un ton assuré : — Il se peut qu’Anirul ait plongé trop avant dans l’Autre Mémoire sans le soutien et les conseils d’une autre Sœur. J’ai déjà vu ce genre de cas et c’est assez grave. Comme une sorte de possession. — Elle s’en remettra ? demanda Mohiam. Anirul est une Bene Gesserit de Rang Caché et elle affronte une période très délicate. Yohsa ne mâcha pas ses mots. — Je ne connais rien de son rang dans la Communauté ni de ses charges. Dans les problèmes médicaux, et plus particulièrement ceux qui impliquent le fonctionnement complexe de l’esprit, il n’existe pas de réponse simple. Elle a été victime d’une apoplexie mentale et la présence perpétuelle de ces voix a eu un effet dérangeant au niveau de son esprit. — Regardez, fit Margot. Elle doit dormir paisiblement à présent. Nous devrions la laisser rêver en paix. Elle dormait et rêvait du désert. Un ver fuyait entre les dunes, essayant d’échapper à un poursuivant acharné, aussi silencieux et implacable que la mort. Bien qu’il fût immense, il paraissait minuscule dans l’immensité de sable, vulnérable sous la menace de forces plus formidables que lui. Enfermée dans le rêve, Anirul sentait la brûlure des dunes sur sa peau nue. Elle tressaillit, se débattit et rejeta ses draps de soie dans sa quête éperdue de l’ombre fraîche d’une oasis. L’espace d’un pincement de cœur et elle se retrouva dans l’esprit de la créature sinueuse. Ses pensées se diffusèrent dans les synapses et les relais neuroniques non-humains. Elle était le ver géant, le coureur des sables. Les cristaux de silice giflaient les segments de son corps puissant déclenchant des foyers ardents sous son ventre tandis qu’elle tentait frénétiquement de s’échapper. Le poursuivant inconnu se rapprocha encore. Anirul aurait voulu plonger dans les profondeurs du sable, mais elle ne le pouvait pas. Dans son cauchemar, il n’y avait pas le moindre son, pas même le bruit de sa course. Un cri silencieux monta de sa gorge tapissée de milliers de crocs cristallins. Pourquoi dois-je fuir ? De quoi ai-je donc peur ? Brusquement, elle était assise, les yeux embrasés, tordue par une terreur abjecte. Elle était tombée sur le sol froid de la chambre. Tout son corps était meurtri, douloureux, poisseux de transpiration. Et le désastre mystérieux la menaçait encore, approchait. Sans qu’elle puisse comprendre ce qu’il était. 63 Les humains sont différents en privé plus qu’en présence des autres. Alors même que la persona privée se fond dans la persona sociale à des degrés variés, l’union n’est jamais complète. Il reste toujours quelque chose en retrait. Enseignement Bene Gesserit Encadré par Thufir Hawat et Duncan Idaho, le Duc Leto faisait face à la foule attentive qui s’était rassemblée sur les rochers de la grève. Ils se détachaient sur le soleil couchant. C’était un spectacle destiné à impressionner la population avant le départ en guerre des troupes Atréides. À présent que Rhombur et Gurney étaient partis, il devait affronter le plus dur en demeurant ici. Les représentants des diverses cités de Caladan étaient présents, escortés de gardes en livrée d’apparat. Leto se retourna lentement et leva les yeux vers le monument magnifique qu’il avait fait ériger, qui serait également un phare. À l’extrémité d’une digue naturelle, auprès d’une anse, un Paulus Atréides de pierre colossal semblait guetter les navires au large. Splendide dans son costume de matador, il avait la main paternellement posée sur l’épaule d’un Victor aux grands yeux innocents. Le Vieux Duc était mort bien des années auparavant en affrontant un taureau de Salusa dans l’arène, longtemps avant la naissance de Victor, et le grand-père et le petit-fils ne s’étaient jamais rencontrés dans la réalité. Pourtant, l’un et l’autre avaient eu une influence déterminante sur Leto : sa philosophie politique telle que l’avait façonnée son père et la compassion qu’il devait à l’amour qu’il avait eu pour son fils. Il éprouvait un sentiment de vide. Chaque jour, même s’il était occupé par la gestion complexe de la Maison Atréides, il se sentait très seul sans Jessica. En cet instant, précisément, il aurait tant voulu l’avoir à ses côtés, même s’il supposait qu’elle n’aurait pas approuvé le gigantisme extravagant dédié à la mémoire du Vieux Duc… Jusqu’alors, il n’avait reçu aucun message de Rhombur et Gurney et il ne pouvait qu’espérer qu’ils étaient bien arrivés sur Ix et avaient entamé leur dangereuse mission. Bientôt, la Maison des Atréides aurait d’autres problèmes que l’inauguration d’une statue. Un échafaudage avait été dressé derrière le monument. Deux jeunes marins musclés y étaient campés, attendant au-dessus de la torche de pierre, prêts à la mise à feu. Ils avaient été choisis parmi les plus acrobatiques des gabiers, ceux qui volaient entre les filins et les voiles comme des crabes volants. Leurs parents, très fiers, attendaient avec les capitaines des bateaux, sous la garde d’honneur Atréides. Leto inspira profondément et déclara : — Le peuple de Caladan tout entier a une dette de gratitude envers mon père, le Duc Paulus tant révéré, et mon fils, dont la vie a été tragiquement brève. J’ai commandé ce mémorial afin que tous les équipages des navires qui entrent ou sortent du port puissent garder le souvenir de ces héros révérés. Le métier de Duc… Il leva la main et un ultime rai de soleil fit naître un éclair dans la pierre de son anneau ducal. Les deux jeunes marins, en équilibre précaire, abaissèrent alors leurs tisons et embrasèrent l’huile de la torche. Des flammes bleues montèrent en grondant dans le ciel du crépuscule, sans craquement ni fumée. Duncan leva l’épée du Vieux Duc comme si elle était un sceptre royal. Thufir, lui, restait sombre et sans expression. — Que cette flamme jamais ne s’éteigne. Que le souvenir jamais ne s’efface. La foule applaudit, mais Leto n’en eut pas le cœur réchauffé pour autant. Il se souvenait de la querelle qu’ils avaient eue, lui et Jessica, quand il avait décidé de donner à leur enfant non encore né le prénom de son grand-père. Il aurait tant aimé qu’elle rencontre Paulus : ils auraient discuté de philosophie, peut-être. Elle aurait eu une meilleure opinion du Vieux Duc et aurait été moins critique vis-à-vis de la politique de Leto, dont il refusait de s’écarter. Il leva ses yeux gris vers les deux visages idéalisés : son père et son fils. La torche leur faisait maintenant un halo sur le fond du ciel de nuit. Ses pensées revinrent à Jessica et il songea : Faites que mon second fils ait une vie longue et riche. Mais il n’était pas certain de savoir à qui il adressait cette prière. De l’autre côté de l’Imperium, Jessica contemplait elle aussi le coucher de soleil en pensant à son Duc. Du haut de son balcon, elle découvrait l’architecture magistrale de la cité impériale et laissait son regard se perdre dans le ballet des aurores australes dans le couchant. Leto lui manquait tant. C’était comme une douleur qui avait gagné tout son corps. Plus avant dans la journée, la Révérende Mère Mohiam et la Sœur Médicale l’avaient questionnée et testée avant de lui assurer que sa grossesse évoluait normalement. Elle venait de dépasser le sixième mois. Yohsa avait demandé à pratiquer un sonogramme en utilisant une machine qui enverrait des impulsions inoffensives dans la matrice de Jessica, ce qui permettrait de prendre des clichés holo du bébé. Techniquement, de telles procédures n’allaient pas à l’encontre des règles du Bene Gesserit qui interdisaient la manipulation de l’enfant in utero. Mais Jessica s’y était opposée, craignant les révélations. Devant la réaction de dépit et de surprise de la Sœur Médicale, Mohiam avait entraîné Jessica à l’écart, faisant preuve d’une compassion peu habituelle. — Il n’y aura pas de sonogramme, Yohsa. Comme nous toutes, Jessica est capable de déterminer seule si quoi que ce soit d’anormal intervient durant la gestation. Nous devons lui faire confiance. Jessica avait longuement regardé sa rectrice et lutté contre son regard perçant, presque douloureux. — Je vous remercie, Révérende Mère. Les yeux de Mohiam cherchaient une réponse que Jessica se refusait à lui donner, volontairement ou sous la contrainte… Elle pensait avec nostalgie au ciel de Caladan, aux tempêtes qui venaient du large. Dans les derniers mois, elle et Leto avaient échangé de nombreuses lettres et des cadeaux, mais ce n’étaient que de timides palliatifs à leurs deux solitudes. Kaitain était riche en merveilles excitantes et la planète capitale attirait d’innombrables visiteurs subjugués, mais tout ce que voulait Jessica, c’était retrouver le monde océan vert et bleu, nuageux et parfois tourmenté où elle avait fait sa vie avec celui qu’elle aimait. Que ferai-je si la Communauté m’exile après la naissance de l’enfant ? Et si elle décide de le supprimer ? Elle inscrivait régulièrement ses notes et ses impressions dans le journal relié que Dame Anirul lui avait offert. Et aussi ses idées, ses impressions, le tout en écriture codée conçue par elle, et elle seulement. Elle y échafaudait des plans pour son fils et pour ses futurs rapports avec Leto, quand elle l’aurait enfin retrouvé. Mais cependant, elle n’avait pas encore inscrit un seul mot concernant le sentiment de malaise grandissant qu’elle éprouvait et dont elle espérait bien se débarrasser. Que se passerait-il si elle avait pris une décision terriblement erronée ? 64 Nous dépendons entièrement de ta coopération bénévole de notre esprit inconscient. C’est lui qui, en un certain sens, invente pour nous le moment suivant. Précepte Bene Gesserit. À son réveil, Anirul s’aperçut que la Sœur Médicale avait contrôlé et affiné sa médication afin d’empêcher la clameur de l’Autre Mémoire de la submerger. — Votre peau a un bel éclat et vos yeux sont vifs. Excellent, Dame Anirul, excellent, dit Yohsa avec un sourire doux et rassurant. Anirul parvint à se redresser en dépit de sa faiblesse. Elle se sentait presque remise, l’esprit rasséréné. Pour l’instant du moins. Margot et Mohiam se précipitèrent dans la chambre avec des expressions anxieuses qui leur auraient valu une sévère rebuffade d’Anirul si elle s’était sentie mieux. Margot régla la polarité du champ de filtrage de la porte du patio et laissa le soleil entrer à flots dans la pièce. Anirul s’abrita les yeux tout en se redressant un peu plus pour profiter de la tiédeur de la lumière. — Je ne peux pas passer ma vie dans l’obscurité, dit-elle. Elle raconta ensuite à ses deux compagnes le cauchemar qu’elle avait eu, avec le ver géant des sables qui fuyait un poursuivant inconnu. — Je dois déterminer le sens de ce rêve, profiter de ce que la terreur est encore vive dans mon esprit. Le soleil était déjà chaud sur son visage, comme si elle avait déjà été brûlée dans sa vision onirique. La Sœur Médicale voulut l’interrompre, mais Anirul la repoussa. Plissant le front d’un air désapprobateur, Yohsa la laissa seule en compagnie des deux autres Sœurs et referma la porte avec plus de brusquerie que nécessaire. Anirul se dirigea vers la terrasse, pieds nus, et s’arrêta dans le plein soleil. Elle se sentait agréablement distraite, heureuse sous la chaleur. — Je suis allée jusqu’au seuil de la folie et je suis revenue. Elle avait une étrange envie de s’allonger sur le sol… et de se rouler… dans le sable brûlant. Les trois Sœurs poursuivirent leur conciliabule auprès d’un buisson de minuscules roses immianes. — Les rêves sont toujours déclenchés par des événements vécus sur le plan conscient, déclara Mohiam, paraphrasant un enseignement Bene Gesserit. Songeuse, Anirul cueillit une fleur jaune, la regarda s’incliner et se flétrir à demi et la porta à ses narines. — Je crois que cela doit avoir un rapport avec l’Empereur, l’épice… et Arrakis… Avez-vous entendu parler du Projet amal ? Il se trouve qu’un jour je suis entrée dans le bureau de mon époux alors qu’il discutait de ce projet avec le Comte Fenring. Ils débattaient à propos des Tleilaxu. En me voyant, ils se sont tus, l’air coupable, comme tous les hommes quand on les prend en défaut. Shaddam m’a dit de ne pas m’immiscer dans les affaires d’État. — Oui, tous les hommes se comportent d’étrange manière, approuva la Révérende Mère. C’est bien connu. Margot semblait soudain préoccupée. — Hasimir essaie de me cacher pour quelle raison il passe autant de temps sur Ix et je me suis souvent demandé pourquoi. Il y a une heure à peine, il a souillé une robe que je portais spécialement pour lui et renversé une tasse de café avant que j’aie pu la boire, comme si c’était du poison. Je m’étais juste servi d’un peu de Mélange que j’avais déniché dans un compartiment secret de ses bagages. C’était un sachet marqué d’un « A » Tleilaxu. A pour amal ?… Anirul intervint : — Et tranquillement, l’Empereur a expédié des renforts militaires sur Ix, tout en dissimulant cette information au Landsraad. Le Comte Fenring… Ix… Les Tleilaxu… le Mélange… Rien de bon ne devrait sortir de tout ça. — Et Shaddam a déclaré la guerre aux détenteurs d’épice, ajouta Mohiam. (Même dans la limpide clarté du jour, son visage plissé semblait se creuser de nouvelles rides d’ombre.) Oui, tous les chemins conduisent au Mélange. — Il se peut que le ver de mon rêve ait fui devant une tempête qui soulèverait l’Imperium tout entier, fit Anirul en se tournant vers les jardins immenses du Palais Impérial. Nous devons contacter immédiatement la Mère Supérieure. 65 La simplicité est le plus difficile de tous les concepts. Énigme Bene Gesserit. Satisfait d’être pour une fois sans son épouse, Shaddam se trouvait seul dans une de ses salles de banquet, se réjouissant à la perspective du repas généreux, avec six plats principaux, qui l’attendait. En un tel moment, il ne souffrait pas qu’on le dérange, ne voulait pas entendre parler de politique ni même des anciens souvenirs de guerre de son Bashar Suprême. C’était une petite fête gourmande, en privé. Le rapport sur la mission Korona et les solidos détaillés de l’explosion finale l’avaient mis en appétit. Le premier plateau d’argent fut apporté par deux jeunes filles nubiles dans une sonnerie de fanfare. Shaddam y découvrit trois brochettes de lochon épicé cuites à la perfection. Les jeunes filles lui présentèrent tour à tour chaque cube de viande grésillant qu’il reçut sur son impériale langue en humant les parfums. Le lochon était aussi tendre que du fromage frais. À quelque distance, les tireurs d’élite Sardaukar se tenaient prêts à abattre la première fille qui tenterait de brandir une brochette pour frapper l’Empereur. Un jeune homme à la peau dorée vêtu d’une toge crème s’approcha pour remplir la coupe de Shaddam d’un rosé à l’éclat précieux. Il la vida entre deux bouchées sous le sourire des filles. Il reprit son souffle et capta les senteurs dûment choisies. C’était décadent. Le privilège de l’Empereur. Avec un long soupir, il fit signe qu’on lui présente le deuxième plat. Il s’agissait de crustacés en estouffade, des créatures aux pattes multiples mais aveugles que l’on ne trouvait que dans les sources du sous-sol de Bela Tegeuse. La sauce avait l’harmonie de la simplicité : beurre fondu, ail, sel, rien de plus. Deux servantes décortiquèrent prestement les bêtes avec des fourchettes de platine et découpèrent en bouchées succulentes la chair nacrée et suave. Avant que ne survienne le troisième plat, le Comte Hasimir Fenring surgit dans la salle en repoussant les gardes d’un coup d’épaule, indifférent à leurs armes. Shaddam s’essuya les lèvres. — Ah, Hasimir ! Quand donc es-tu revenu de voyage ? Tu as été absent bien longtemps. Fenring eut de la peine à s’exprimer sans s’étrangler. — Tu as détruit Korona, mmm ?… Comment as-tu pu faire une chose pareille sans me consulter ? — Les membres du Landsraad pourront toujours se plaindre, mais nous avons pris les Richésiens la main dans le sac. Jamais Shaddam n’avait vu son vieil ami aussi furieux. Il répondit dans leur langage codé privé, celui de leur adolescence, afin que les servantes ne puissent comprendre. — Calme-toi, ou bien tu souhaites que je ne te rappelle plus sur Kaitain ? Nous en avons discuté : nous devons renforcer l’avantage économique de l’amal en éliminant le Mélange. Avec Korona, nous voilà débarrassés d’un autre stock important. Fenring s’avança comme un félin, prit un siège et s’installa. — Mais tu t’es servi de tes atomiques, Shaddam. Non seulement tu as attaqué une Maison Majeure, mais tu as employé pour cela des atomiques ! Il abattit ses deux poings sur la table. Shaddam fit un signe aux servantes qui vinrent débarrasser le reste des crustacés. Un jeune laquais survint un peu trop tard avec un flacon d’hydromel doré et Shaddam le renvoya pour appeler le troisième service. Il avait décidé de ne pas élever le ton. — La Grande Convention a interdit l’utilisation des atomiques contre les populations, Hasimir. Je m’en suis servi pour détruire des structures construites par l’homme, un laboratoire en orbite où les gens de Richèse avaient caché une réserve illégale d’épice. J’ai agi de mon plein droit. — Mais des centaines de gens ont péri, et même des milliers. Shaddam haussa les épaules. — Ils ont été prévenus. S’ils ont décidé de ne pas évacuer avant le délai imparti, comment pourrait-on me tenir pour responsable ? Hasimir, ce qui te déplaît, c’est que je prenne des initiatives sans t’avoir consulté. (Fenring bouillait de fureur, mais Shaddam afficha soudain un sourire exaspérant) Oh, regarde, voici l’autre plat. Deux serveurs vigoureux s’avançaient avec une mince plaque de pierre sur laquelle rutilait un paon impérial rôti aux herbes, à la peau craquelée et dorée à la fois. Des servantes surgirent de nulle part avec une assiette, des couverts d’argent et une coupe de cristal pour le Comte Fenring. — As-tu au moins demandé un avis juridique avant cette… Mmm… attaque ? Pour t’assurer que ton interprétation de la loi tiendrait devant le Tribunal du Landsraad ? — Ça m’a semblé suffisamment évident, Hasimir. Le Bashar Garon a pris des images holo de l’opération. La preuve est irréfutable. Avec un soupir exagéré, Fenring répliqua : — Sire, est-ce que vous souhaiteriez que je me procure une opinion ? Dois-je consulter pour cela vos technojuristes et vos Mentats ? — Oui, je suppose… Vas-y, fit Shaddam en engloutissant quelques bouchées de paon et en suçant la sauce sur ses lèvres. « Hasimir, goûte quand même ça… Fenring planta sa fourchette dans un joli morceau mais renonça à y toucher. — Tu te fais trop de souci, Hasimir. Et puis, c’est moi l’Empereur, et je peux faire ce qui me plaît. Fenring le dévisagea avec ses grands yeux, interloqué. — Tu es l’Empereur avec le soutien du Landsraad, de la CHOM, de la Guilde Spatiale, du Bene Gesserit et autres forces influentes… Si jamais tu venais à leur déplaire à toutes, tu serais dépouillé de tout pouvoir. — Ils n’oseraient jamais, fit Shaddam. Et il ajouta, un ton plus bas : Car je suis le seul mâle Corrino, désormais. — Mais il y a tout un tas de jeunes nobles éligibles qui ne demanderaient pas mieux que d’épouser une de tes filles pour poursuivre la dynastie ! (Fenring cogna à nouveau sur la table.) Shaddam, laisse-moi trouver un moyen de te sortir d’affaire. Je pense que tu ne comparaîtras pas devant le Landsraad avant… Mmmm… Disons deux jours. Car ça va être un scandale. Il va falloir que tu justifies cette initiative et nous devons rassembler tous les soutiens possibles. Autrement, je te le dis, ça va déclencher une révolte. — Mais oui, mais oui. (Shaddam restait concentré sur son repas et il claqua des doigts.) Hasimir, tu restes pour l’autre plat ? Ce sont des steaks de sanglier de Canidar. Ils sont arrivés tout frais par le Long-courrier de ce matin. Fenring repoussa définitivement son assiette et se leva. — Tu m’as confié beaucoup trop de choses à faire. Il faut que je commence immédiatement. 66 La loi fonctionne toujours afin de protéger le puissant et d’opprimer le faible. La dépendance de la force a un effet de corrosion sur la justice. Prince Raphael Corrino, Préceptes de Civilisation. Même s’il abominait le Premier Calimar, le Baron Vladimir Harkonnen ne s’était jamais attendu à ce que Shaddam se serve des atomiques contre la Maison de Richèse. Les atomiques ! Quand la nouvelle parvint à Arrakis, il éprouva des sentiments mêlés et une certaine crainte pour sa propre sécurité. Devant le zèle effrayant que démontrait l’Empereur, nul n’était à l’abri, et surtout pas la Maison Harkonnen, qui avait tant de choses à cacher. Flottant sur le champ Holtzman de sa ceinture, il se déplaçait nerveusement dans la salle de stratégie de la Résidence de Carthag, observant le paysage au travers des fenêtres de cristoplass blindé. Le désert flamboyait sous le plein soleil, mais son éclat était atténué par les filtres. De même, le ronronnement discret des systèmes de sécurité et des barrières déflectrices estompait les échos de la parade militaire qui allait avoir lieu sur la place principale de Carthag. Hors de portée de son regard, les troupes se rassemblaient dans la canicule, sous le fardeau de l’uniforme bleu d’apparat. Le Baron était revenu en fanfare sur la planète des sables en compagnie de son neveu. Le brutal Rabban, dans un de ses rares instants d’intelligence, avait suggéré qu’ils demeurent à proximité des sites d’exploitation de l’épice jusqu’à ce que les « problèmes gênants de l’Imperium soient résolus ». Le Baron abattit le poing sur la vitre et le plass trembla. Jusqu’où Shaddam comptait-il aller ? C’était de la folie ! Une dizaine de familles du Landsraad avaient déjà renoncé à leurs réserves d’épice, dans la crainte lamentable de nouvelles démonstrations de la fureur impériale. Nul n’est à l’abri. Ce n’était qu’une question de temps avant que les consultants de la CHOM débarquent sur Arrakis pour mettre leur nez dans les opérations de récolte des Harkonnens. Et ce serait alors la fin pour le Baron et sa Grande Maison. À moins qu’il ne parvienne à tout dissimuler. Et pour en rajouter encore, les méprisables Fremen ne cessaient de tomber sur ses stocks secrets depuis qu’ils avaient localisé les caches les plus importantes ! Car ces vermines du désert étaient des opportunistes qui exploitaient le grand nettoyage de l’Empereur, sachant bien que le Baron ne pouvait dénoncer leurs raids sous peine d’admettre ses propres délits. La bannière bleue à l’emblème du griffon avait été érigée sur tous les bâtiments. Les rectangles de tissu inerte s’alignaient à perte de vue dans l’air brûlant. De même, on avait dressé des statues autour de la Résidence, des monstres qui semblaient défier les vers géants eux-mêmes. La foule avait été rassemblée de force et on y avait même ajouté les mendiants chassés de leurs baraquements improvisés pour faire bon poids dans les applaudissements et les vivats. D’ordinaire, le Baron préférait dépenser sa fortune dans des plaisirs plus personnels, mais là il s’inspirait de l’Empereur. Avec le luxe et des spectacles somptueux, il pouvait impressionner la population indigente. Il se sentait un peu mieux qu’après la pénible débâcle du banquet. Désormais, il n’avait plus l’intention de s’inspirer du modèle Atréides pour s’attirer les bonnes volontés. Il voulait, comme il l’avait toujours voulu, que ses sujets le redoutent et non pas qu’ils l’aiment. Une Messagère de la Guilde attendait avec impatience sur le seuil. — Baron, mon Long-courrier doit partir dans moins de deux heures. Si vous avez un colis pour l’Empereur, je dois le prendre sans plus tarder. Irrité, le Baron ventripotent se retourna et dériva de façon ridicule pour aller heurter un mur. — Vous attendrez. Une partie importante de mon message doit contenir les images de la parade qui est sur le point de se dérouler. La Messagère avait les cheveux courts et violacés, un visage dur et ingrat. — J’attendrai dans les limites du temps qui m’est octroyé. Avec un grognement, le Baron retourna à son bureau. Il ne savait pas vraiment comment rédiger la suite de son message et il aurait aimé que Piter de Vries soit présent, mais le Mentat était demeuré sur Kaitain afin d’espionner. Dans l’intérêt de son maître, il devait le lui accorder. Peut-être aurait-il dû garder ce conseiller en étiquette, après tout, au lieu de l’expédier dans la fange. Même avec son éducation rétrograde et absurde, Mephistis Cru savait au moins comment rédiger des phrases bien tournées. De ses doigts boudinés, le Baron inscrivit quelques mots, puis s’interrompit en se demandant comment expliquer les récentes séries d’« accidents » et les pertes en matériel d’excavation sur Arrakis dont il s’était servi pour dissimuler ses détournements. Dans un récent message, Shaddam lui avait fait part de ses préoccupations vis-à-vis de ce problème. Pour une fois, il était heureux que la Guilde n’ait pas réussi à mettre sur orbite des satellites météo de surveillance appropriés. Ce qui lui permettait de faire jouer des tempêtes aussi terribles que brèves, qui n’avaient en fait jamais existé. Mais il était probablement allé trop loin… et trop d’indices désignaient ses activités clandestines. Nous vivons des temps dangereux. Il se remit à écrire : « Ainsi que je vous l’ai déjà rapporté, Sire, nous avons été assaillis par les rebelles Fremen. Ces terroristes ont détruit nos équipements avant de dérober nos récoltes de Mélange et de disparaître dans le désert avant que nous ayons pu mettre au point une riposte militaire appropriée. (Il plissa les lèvres dans son effort pour adopter le ton de contrition nécessaire.) Je dois admettre que nous nous sommes montrés sans doute trop cléments avec eux, mais à présent que je suis de retour sur Arrakis, je compte superviser personnellement nos opérations de représailles. Nous allons écraser la racaille indigène et l’obliger à se plier devant le pouvoir Harkonnen au nom de Sa Glorieuse Majesté Impériale. » Il se dit que c’était sans doute un rien extravagant mais il laissa la phrase telle quelle. Shaddam n’était pas du genre à se plaindre d’un excès de compliments. Les canailles Fremen avaient récemment dérobé une aile de transport d’épice et pillé un stock caché dans un village perdu du désert profond. Comment ces saletés de guérilleros avaient-ils su précisément où frapper ? La Messagère continuait à piétiner sur le seuil, mais le Baron l’ignorait. « Je vous promets que je ne tolérerai plus un tel désordre, Sire, écrivit-il. Je compte vous adresser des rapports réguliers sur nos progrès au fur et à mesure que ces traîtres seront traduits en justice. » Il parapha le message avec ses volutes habituelles, le scella dans un cylindre et le posa sans douceur dans la paume tendue de la Messagère. Sans un mot, elle s’élança dans le couloir, courant vers le spatioport de Carthag ; mais le Baron lui lança : — Dès que vous serez à bord du Long-courrier, tenez-vous prête à recevoir les images qui accompagneront ce message. La parade va commencer. Ensuite, il convoqua son neveu. En dépit des bourdes répétées de Rabban, il pensait à un travail dont « La Bête », ainsi qu’on le surnommait, pourrait s’acquitter honorablement. Rabban, massif, musculeux et voûté, fut bientôt là, avec son inséparable fouet de vinencre. Il portait un costume d’opérette bleu avec des brandebourgs dorés et des revers chargés de médailles dans l’intention de focaliser l’attention du public dans la parade. — Rabban, il faut que nous montrions à l’Empereur à quel point nous sommes en colère après les récentes agressions des Fremen. Les lèvres épaisses de Rabban s’étirèrent en un sourire cruel comme s’il savait déjà ce que son oncle allait lui demander. — Voulez-vous que je prenne quelques suspects pour les interroger ? Je peux leur faire avouer tout ce que vous voudrez. La sonnerie des trompettes déchira l’air torride de la place, annonçant l’entrée des troupes.— Ça ne suffirait pas, Rabban. Je veux que tu choisisses trois villages, et peu m’importe lesquels. Tu n’as qu’à pointer au hasard sur la carte, si ça te dit. Mets-toi en route avec des commandos et rase-les. Détruis tout, et tue tous les habitants. Ne laisse que des traces noires. Il se peut que je rédige un décret pour expliquer les crimes dont ils étaient coupables, et tu pourras éventuellement jeter quelques copies sur le carnage pour que les autres en aient connaissance. Les trompettes sonnèrent pour la deuxième fois. Et le Baron sortit sur la plate-forme extérieure en compagnie de son neveu. La foule morne avait envahi la place et la puanteur des corps montait jusqu’au troisième étage. Le Baron, en grimaçant, imagina à quel point elle devait être insupportable au niveau du sol, dans la terrible chaleur de la place. — Amuse-toi, fit le Baron en agitant ses doigts chargés de bagues. Un jour, ton frère Feyd sera en âge de t’accompagner dans ces… exercices d’instruction. Rabban hocha sa grosse tête. — Oui, on va apprendre à ces bandits sans scrupules qui détient le pouvoir ici. — Je sais, je sais, fit le Baron d’un ton distrait. Les soldats s’alignaient impeccablement, tous admirablement musclés et désirables dans leurs uniformes de parade. Un spectacle que le Baron trouvait particulièrement stimulant. Et qui ne faisait que commencer. 67 Chaque homme a la même destination finale : la mort, au bout de la route de sa vie. Mais c’est l’itinéraire que nous suivons qui fait la différence. Certains d’entre nous ont des cartes et des buts à atteindre. D’autres sont tout simplement égarés. Prince Rhombur Vernius, Méditations à la Bifurcation de la Route. Gurney Halleck observait par une baie de la frégate la cale où des centaines de vaisseaux étaient menacés. Certains avaient déjà été arrachés à leurs berceaux d’amarrage, d’autres étaient fracassés, hors d’état, et les morts et les blessés devaient être nombreux à leur bord. À son côté, Rhombur était occupé à examiner les structures du Long-courrier en perdition, les comparant aux détails des plans qu’il avait gravés dans sa mémoire. Deux heures auparavant, la projection de l’insolite Consultant de Vol était apparue dans tous les vaisseaux. — Nous n’avons… aucune information supplémentaire. Veuillez patienter. Puis, l’image s’était effacée aussitôt. Le Long-courrier avait embarqué des centaines de frégates et de cargos. Certains bâtiments étaient chargés de denrées alimentaires périssables, de médicaments, d’articles commerciaux destinés à être négociés sur d’autres mondes : de quoi permettre aux milliers de passagers de survivre durant des mois. Gurney se demandait s’ils allaient rester à la dérive jusqu’à ce que les gens affamés se battent. Déjà, certains passagers se goinfraient nerveusement sur leurs réserves privées. Mais il était loin d’être désespéré, cependant. Dans sa jeunesse, il avait connu les puits d’esclaves des Harkonnens et il avait réussi à s’enfuir de Giedi Prime caché dans une cargaison d’obsidienne bleue. Il trouvait parfaitement supportable d’être coincé dans un vaisseau, même à l’autre bout de l’univers. Brusquement, Rhombur se leva en serrant sa balisette et tourna son visage balafré vers son compagnon. — Ça me met en colère. (Gurney surprit les connexions de polymères sur le cou du Prince, là où les muscles humains avaient été greffés sur des prothèses.) La Guilde compte une foule d’administrateurs, de bureaucrates, de banquiers. Et l’équipage d’un Long-courrier n’est capable que d’assumer des besognes domestiques. Aucun d’eux ne connaît ces vaisseaux, encore moins les moteurs Holtzman. — Qu’est-ce que vous voulez faire ? demanda Gurney en regardant autour d’eux. Et comment puis-je vous aider ? Rhombur avait le regard décidé et froid d’un vrai leader. Ainsi, il ressemblait de façon presque effrayante au Comte Dominic Vernius, dont Gurney avait gardé le souvenir si vif. — J’ai passé ma vie, comme les passagers de ce Long-courrier, à attendre que quelqu’un résolve mes problèmes, que la crise se dénoue d’elle-même. Mais je ne veux jamais plus que ce soit ainsi. Il faut que j’essaie de trouver une solution, quel que soit le résultat. — Mais il faut garder nos identités secrètes si nous voulons remplir cette mission. — Nous ne pourrons jamais aller au secours d’Ix si nous ne sortons pas d’ici. (Rhombur montra les vaisseaux piégés dans la cale.) Je suis prêt à parier que j’en connais plus sur ce vaisseau que n’importe quel autre passager. Dans des situations d’urgence, il faut des leaders forts, et la Guilde Spatiale n’a pas pour habitude d’engager ce genre de leader dans les équipages des vols réguliers. Gurney rangea leurs balisettes dans un compartiment qu’il ne verrouilla pas. — En ce cas, je suis avec vous. J’ai d’ailleurs fait serment de vous protéger et de vous aider en toute circonstance. Rhombur se concentrait sur les passerelles et les poutrelles du bâtiment géant et son regard, peu à peu, se déconcentra, comme si des détails subtils lui revenaient du fond de son esprit. — Viens avec moi, Gurney. Je sais comment rejoindre la chambre du Navigateur. Rhombur puisa dans les mémoires intactes qu’il avait récupérées après la tragédie du clipper : elles lui ouvrirent une pléthore de codes d’accès et de situations précises d’écoutilles secrètes qui criblaient la coque du Long-courrier comme des trous de ver dans un tronc de métal. Même si le programme de construction remontait à des décennies, bien avant la mise en chantier du vaisseau, Dominic Vernius avait toujours laissé des issues dissimulées réservées à sa famille. Une précaution de routine. Les gens de la sécurité de la Guilde faisaient de leur mieux pour que les passagers restent à bord de leurs vaisseaux privés, tout en acceptant qu’un nombre limité puisse circuler dans les galeries et les zones de rassemblement situées sur les différents ponts de la cale. Mais dans l’agitation et l’inquiétude ambiantes, les gardes ne pouvaient surveiller toutes les issues. Les jambes de cyborg de Rhombur ne connaissaient pas la fatigue et Gurney suivait avec sa souplesse habituelle. Le Prince s’était engagé sur un passavant encore en service. Pourtant, malgré toutes les plates-formes élévatrices et les convoyeurs, il leur fallut des heures pour parvenir aux ponts à haute sécurité. Rhombur s’était arrêté à hauteur d’une écoutille et pénétra dans une pièce baignée d’une lumière intense. Il s’arrêta net en découvrant sept représentants de la Guilde en grande conférence autour d’une table. Ils se levèrent d’un bond en le voyant. Leurs yeux d’ordinaire glauques lançaient des éclairs argentés. La plupart avaient une apparence humaine subtilement altérée. L’un avait un visage en lame de couteau et des oreilles spongieuses, un autre des mains et des yeux atrophiés, et un troisième des membres roides dépourvus d’articulations. Rhombur déchiffra rapidement leurs badges et apprit ainsi leurs rangs : il y avait là trois administrateurs de trajets, un Banquier grassouillet de la Guilde, un attaché de la CHOM, un ex-Mentat de la Guilde et le Consultant de Vol aux yeux de poisson qui avait assuré les transmissions internes depuis l’accident. — Comment êtes-vous entrés ici ? lança le banquier adipeux. Nous sommes en pleine crise. Vous devez retourner à vos… Des gardes surgirent, l’épée levée. L’un d’eux avait aussi un paralyseur. Rhombur et Gurney s’avancèrent. — J’ai quelque chose d’important à dire… et à faire, dit Rhombur. (L’instant était crucial et il porta la main à sa capuche.) En tant que membre du Landsraad, je réclame le droit au secret de la Guilde. Les gardes se rapprochèrent. Rhombur rejeta en arrière sa capuche, révélant la plaque de métal sur son crâne, les marques de brûlures et les lacérations mal guéries de son visage. Quand il entrouvrit sa toge, les hommes de la Guilde purent voir ses membres artificiels, ses bras blindés et les systèmes de contrôle vitaux qui avaient été insérés dans ses vêtements. — Laissez-moi voir le Navigateur. Je pourrai sans doute vous aider. Les sept représentants de la Guilde se regardèrent et échangèrent quelques phrases dans un langage rapide et saccadé, composé avant tout d’impulsions, de pensées et de mots tronqués. Le Prince Rhombur était en bout de table maintenant. Ses membres artificiels vibraient et son torse résonnait sous son souffle puissant. Il filtrait l’atmosphère, métabolisait l’oxygène et pompait de nouvelles charges énergétiques vers les batteries qui alimentaient ses organes artificiels. Le Mentat, l’aîné de cette assemblée de la Guilde, inspecta longuement l’intrus cyborg sans même jeter un regard à Gurney Halleck. Puis, levant la main, la paume en l’air, il fit signe aux gardes de la sécurité de se retirer. — Nous devons rester en privé. (Et il ajouta, dès que les autres se furent retirés :) Vous êtes le Prince Rhombur Vernius d’Ix. Nous étions au courant de votre présence sur ce bâtiment et de la prime dont vous vous êtes acquitté pour… que cela demeure secret. Les yeux chassieux du Mentat détaillaient les parties mécaniques du corps de Rhombur. — N’ayez pas d’inquiétude pour le secret de vos identités, dit le Consultant de Vol en posant ses bras atrophiés sur la table. En ce qui nous concerne, il n’y a pas de… problème… Rhombur dévisagea chacun des participants. — Je sais très exactement comment ce Long-courrier a été construit. À vrai dire, j’ai assisté à son lancement, j’ai vu le Navigateur le guider jusqu’à l’espace plissé, l’extraire des cavernes d’Ix où il avait été construit. (Il s’interrompit afin de s’assurer qu’ils s’étaient bien imprégnés de ses paroles.) Mais je soupçonne que nos malheurs n’ont rien à voir avec les moteurs Holtzman. Vous le savez aussi bien que moi. Comme s’ils venaient d’être touchés par un éclair, les Guildéens se redressèrent avec un soubresaut : ils avaient enfin assimilé l’identité réelle de Rhombur, son déguisement et le but de son voyage. Le banquier déclara alors : — Prince, sachez que la Guilde ne verrait aucune objection à ce que la Maison Vernius se retrouve au pouvoir sur Ix. Le Bene Tleilax n’a pas plus d’inspiration que d’efficacité. La production des Long-courriers et leur qualité ont radicalement chuté au point que nous avons dû rejeter certains vaisseaux pour défaut de construction. Ce qui a entamé nos revenus. La Guilde Spatiale aurait tout bénéfice à vous voir revenir. À vrai dire, c’est tout l’Imperium qui en bénéficierait si vous… Gurney l’interrompit. — Personne n’a dit un mot de cela. Nous ne sommes que de discrets voyageurs. (Il jeta un regard vif à Rhombur.) Et pour le moment ce vaisseau ne va nulle part. Rhombur acquiesça. — Il faut que je voie le Navigateur. Tout en haut du grand vaisseau, la chambre était un aquarium rond de verre blindé rempli du brouillard orange du gaz de Mélange. Le Navigateur mutant aux mains palmées, aux pieds atrophiés, aurait dû normalement flotter en gravité zéro. Mais il dérivait, inerte, les yeux troubles. — Le Navigateur a eu un collapsus à l’instant où il plissait l’espace, expliqua le Consultant de vol. Nous ne savons pas où… nous sommes. Et nous n’arrivons pas à le ramener à la conscience. Le Mentat toussota et ajouta : — Les techniques de navigation traditionnelle ne nous donnent pas notre position. Nous sommes loin au-delà du seuil de l’univers connu. Un administrateur de trajet hurla sur un écran : — Navigateur, répondez ! Timonier ! La créature sursauta, ce qui prouvait qu’elle vivait encore, mais aucun son ne franchit les plis de sa bouche serrée. Gurney se tourna vers les sept Guildéens. — Comment peut-on le secourir ? Existe-t-il des moyens d’intervention médicale pour ces… créatures ? — Les Navigateurs n’ont pas besoin de surveillance médicale, fit le Consultant en clignant des yeux. Le Mélange leur assure vie et santé… Il en fait des plus-qu’humains. Gurney roula ses robustes épaules et rétorqua d’un ton sceptique : — Mais le Mélange ne suffit pas en ce moment, on dirait. Il faut le réveiller si nous voulons regagner l’Imperium. — Je dois entrer dans cette chambre, insista Rhombur. Je parviendrai peut-être à le ramener à la conscience. Et il me dira ce qui s’est passé. Les Guildéens se consultèrent du regard. — Impossible, fit le Banquier en agitant un doigt boudiné vers le brouillard d’épice. Une pareille concentration de Mélange serait fatale à n’importe qui. Rhombur porta une main synthétique à son torse en montrant les soufflets cyborg de son diaphragme qui lui permettaient de respirer selon un rythme précis. — Mes poumons ne sont pas humains. En comprenant, Gurney eut un rire étonné. Même si le Mélange concentré pouvait attaquer les tissus organiques, les métabolisateurs artificiels du Docteur Yueh protégeraient Rhombur, du moins pour un temps. Le Navigateur bougea une fois encore, au seuil de la mort et, enfin, les Guildéens donnèrent leur consentement. Le Consultant de vol évacua la coursive ombilicale de la chambre, sachant qu’une partie du gaz fuirait lorsque l’écoutille s’ouvrirait. Rhombur serra la main de Gurney en contrôlant sa force. — Merci pour ton aide, Gurney Halleck. Il eut une pensée pour Tessia, puis se tourna vers l’écoutille. — Quand ceci sera fini, nous aurons quelques vers de plus à ajouter à notre ballade épique. Le troubadour guerrier lui donna une claque amicale sur l’épaule avant de se replier dans la coursive avec les Guildéens qui scellèrent aussitôt l’accès. Rhombur s’avança jusqu’au panneau arrière par lequel le Navigateur difforme ne pouvait passer. Préalablement, il augmenta le niveau de filtrage de son mécanisme respiratoire et ralentit le rythme de son souffle. Il allait fonctionner sur les cellules énergétiques de son organisme en espérant ne pas avoir à inhaler le gaz de Mélange. Puis il déverrouilla l’écoutille et désactiva le sceau dans un sifflement. Il tira à lui le disque de métal, rampa à l’intérieur, et referma aussitôt. Son unique œil organique fut traversé par un éclair de douleur et les récepteurs olfactifs de ses narines réagirent violemment aux esters aromatiques acides. Le Prince fit un pas pesant avec l’impression d’être prisonnier d’un poisseux cauchemar de lenteur induit par la puissante drogue. Il discernait vaguement la forme nue et gonflée du Navigateur : ce n’était plus un humain mais une sorte de déviation atavique, une créature qui n’avait pas été conçue pour se reproduire. Il se pencha pour effleurer sa peau douce. Le Navigateur tourna sa tête massive vers lui et il rencontra ses petits yeux profondément enfoncés. La bouche ridée se déforma puis s’ouvrit en exhalant des bouffées de gaz couleur rouille sans émettre aucun son. Ses yeux cillèrent alors, comme s’il évaluait les possibilités, triait ses souvenirs en essayant de rassembler des mots primitifs afin de communiquer. — Prince… Rhombur… Vernius. — Vous connaissez mon nom ? Rhombur était surpris, puis il se souvint que les Navigateurs avaient des pouvoirs prescients. — D’murr, fit la créature dans un long chuchotement. J’étais… D’murr… Pilru. — D’murr ? Je vous ai connu tout jeune homme ! Il ne reconnaissait rien des traits de D’murr. — Pas le temps… Menace… force extérieure… mauvaise… se rapproche… au-delà de l’Imperium. — Une menace ? Quel genre de menace ? Elle vient sur nous ? — Ennemi ancien… ennemi futur… impossible me souvenir. Le temps se plisse… l’espace se plisse… mémoire défaille. — Savez-vous ce que vous avez ? (Rhombur luttait pour extraire les mots de son larynx sans inspirer et ils étaient comme autant de bourdonnements.) Comment pouvons-nous vous aider ? — Gaz d’épice… empoisonné… dans le réservoir. Prescience défaille… erreur de navigation… devons retourner dans l’espace connu. L’ennemi nous a vus. Rhombur n’avait aucune idée de la nature de cet ennemi et il n’était pas certain que D’murr n’ait pas des hallucinations. — Dites-moi quoi faire. Je veux vous aider. — Je peux… guider. D’abord, il faut… changer le gaz d’épice. Enlever poison. Apporter Mélange frais. Rhombur recula, inquiet, dérouté. Il ne comprenait pas quel pouvait être le problème avec le gaz de Mélange, mais au moins il savait comment le résoudre. Il ne devait pas perdre une seconde. — Je vais demander à la Guilde de changer le gaz, et tout ira bien. Où est votre réserve de secours ? — Il n’y en a pas. Un froid soudain gagna Rhombur. Si la Guilde n’avait pas de réserve à bord du Long-courrier en perdition, ils n’avaient aucun espoir d’en trouver dans ces espaces inconnus. — Pas de… réserve à bord. 68 Combien de temps un homme peut-il lutter seul ? Mais il est bien pire pourtant de cesser complètement de lutter. C’tair Pilru, journaux intimes (fragment). Assise sur un coussin organique dans son abri de neige, Sœur Cristane réfléchissait à l’épreuve qu’elle affrontait. Un brilleur bleuté flottait sous le plafond. Elle portait une veste de duvet synthétique à capuchon orange, un pantalon serré et des bottes épaisses. C’était son premier jour dans la montagne, loin du Long-courrier écrasé… loin de tout. Son entraînement de commando exigeait, pour qu’elle se maintienne en bonne condition physique et mentale, des séjours réguliers dans les pics désolés où elle ne pouvait compter que sur ses talents de survie pour affronter les éléments hostiles. Peu avant l’aube, elle avait entrepris l’ascension des six mille mètres du Mont Laoujin. Elle s’était d’abord enfoncée dans les contreforts boisés, elle avait traversé les prairies avant d’aborder les premiers talus, puis les rochers glaciaires. Elle n’avait emporté qu’un paquetage réduit, avec un minimum de ravitaillement. Elle devrait avant tout faire appel à son intelligence. Une épreuve typiquement Bene Gesserit. Un brusque changement de temps l’avait surprise dans un couloir de moraine sous des falaises abruptes couronnées de neige. Les conditions étaient propices à une avalanche et elle s’était dégagé une caverne dans la neige jusqu’à pouvoir s’y recroqueviller avec son paquetage. Elle était capable d’ajuster son métabolisme pour ne pas souffrir du froid, même dans ces conditions. Son haleine se condensait sous la clarté du brilleur et la sueur luisait sur sa peau tandis qu’elle s’apaisait en respirant lentement, profondément. Elle claqua deux fois des doigts et le brilleur s’éteignit, la laissant dans les ténèbres aux sinistres reflets de lune. Au-dehors, le blizzard grondait et une mitraille de glace crépitait sur son refuge précaire. Elle avait eu l’intention de se plonger en transe de méditation, mais le bruit du blizzard s’apaisait et elle surprit un son surprenant : le ronronnement d’un ornithoptère. Peu après, elle entendit des voix de femmes excitées. On creusait à l’extérieur de son abri. La neige s’effondra et elle fut soudain exposée au vent glacé. Des visages familiers se penchaient sur elle. — Laissez votre équipement ici, dit une Sœur en la regardant. La Mère Supérieure a besoin de vous voir immédiatement. Cristane sortit de son abri dans le souffle furieux du blizzard. Le Mont Laoujin était surmonté d’une couche de neige fraîche. Un grand ornithoptère attendait sur une aire, à mi-pente, et elle se hâta dans sa direction. Ses bottes craquaient dans la croûte de neige givrée. La Mère Harishka, en l’apercevant, agita les bras. — Dépêchez-vous, mon enfant ! Il faut que nous rallions le spatioport pour prendre le prochain Long-courrier. Cristane grimpa à bord et elle s’était à peine assise à côté d’Harishka que l’appareil décollait dans un grand tourbillon de neige. — Que se passe-t-il, Mère Supérieure ? — Une mission importante. (La vieille femme la fixa de ses yeux d’amande sombre.) On vous envoie sur Ix. Nous avons déjà perdu un agent opérationnel là-bas et nous venons de recevoir des informations inquiétantes de Kaitain. Vous devrez apprendre tout ce que vous pourrez sur les opérations secrètes conduites par les Tleilaxu et l’Empereur. Ils ont comploté ensemble sur Ix. Harishka posa une main sèche et ridée sur le genou de Cristane. — Il faut que vous découvriez la nature du Projet amal, quel qu’il soit. Sœur Cristane, en transe protectrice, avait réduit son métabolisme au seuil de zéro. La benne orbitale éjectée par le Long-courrier freinait dans les hautes couches de l’atmosphère et descendait vers la surface d’Ix, accompagnée d’une série trompeuse de déflagrations soniques. Tout s’était passé très vite. Une maquilleuse Bene Gesserit l’avait accompagnée à bord du vaisseau et l’avait transformée en homme puisque nul n’avait jamais vu de femme Tleilaxu. De plus, avant de sombrer dans un silence menaçant, Miral Alechem, leur première espionne sur le théâtre d’opération, avait fait état de la disparition continue de femmes ixiennes sur la planète industrielle depuis que les Tleilaxu la contrôlaient. La jeune Sœur commando activa l’appareil électronique qui permettait de dévier la trajectoire de la benne de plusieurs kilomètres. Elle plongea vers une prairie alpine, glissa dans l’herbe haute avant de s’immobiliser. Cristane s’en extirpa, scella le container derrière elle et assura son sac à dos sur ses épaules. Elle avait des armes, des vivres et un équipement de survie sous climat tempéré. Elle chaussa des lunettes infrarouge et repéra très vite un puits de ventilation, y entra et se laissa tomber sans savoir où il aboutissait. Elle descendit lentement dans l’obscurité, de plus en plus profondément sous la surface planétaire. Les nerfs et les réflexes à vif, elle se retrouva enfin dans le monde souterrain d’Ix. Seule. Il lui fallut peu de temps pour distinguer, dans la foule dense et résignée, les anciens Ixiens des suboïdes, des suzerains Tleilaxu et des Sardaukar. Les Ixiens authentiques se parlaient peu, gardaient les yeux baissés et erraient sans but. Durant deux jours, elle explora les tunnels interconnectés et recueillit des informations. Très vite, elle se dessina une carte mentale du système de ventilation de la cité, repéra les anciens systèmes de sécurité dont la plupart n’étaient plus opérationnels. Elle se demandait où la Sœur Miral Alechem, le premier agent infiltré, pouvait être à cette heure ? Était-il possible qu’on l’ait tuée ? Un certain soir, elle surprit un homme aux cheveux bruns en train de dérober des colis dans un dock obscur du port avant de les dissimuler dans une bouche d’aération obstruée. Elle avait ses lunettes infrarouge et trouva extraordinaire qu’il puisse ainsi opérer sans lumière. Il semblait connaître parfaitement le secteur, ce qui lui fit supposer qu’il agissait depuis longtemps sur place. Tandis que le furtif personnage entassait des paquets, elle l’étudia et décela des détails subtils. Cet Ixien avait une attitude déterminée, confiante mais prudente. Lorsqu’il s’approcha de sa cachette, elle se servit de la Voix impérative pour chuchoter dans l’ombre : — Ne bougez plus. Dites-moi qui vous êtes. Paralysé, C’tair Pilru fut dans l’incapacité de fuir. Il luttait pour garder les lèvres closes, mais elles ne lui obéissaient plus. D’un ton bas, nerveux, il déclina son nom. Son esprit s’emballait et il envisagea toutes sortes de possibilités. Avait-il affaire à un Sardaukar ou à un enquêteur de la sécurité Tleilaxu ? Impossible de le savoir. C’est alors qu’une voix douce se fit entendre tout près de son oreille et il sentit une haleine chaude. — N’ayez pas peur de moi. Pas encore. Une femme. Elle l’obligea par la Voix à révéler la vérité. Il lui raconta les années passées à lutter pour redonner le pouvoir aux Ixiens, son amour pour Miral Alechem et dans quelles circonstances elle avait disparu… Et il lui dit aussi que le Prince Rhombur serait bientôt là. Cristane sentit qu’il en avait plus à dire, mais ses mots dérivèrent jusqu’au silence. C’tair, quant à lui, sentait cette femme étrange qui tournait autour de lui, mais il ne pouvait la voir et il était dans l’impossibilité de faire un geste. Allait-elle lui parler encore ou allait-il, d’une seconde à l’autre, sentir une lame transpercer ses côtes et son cœur ? — Je suis la Sœur Cristane du Bene Gesserit, dit-elle enfin. Il sentit se relâcher les chaînes mentales qui l’immobilisaient. Dans la lumière fugace d’un véhicule qui passait, il eut la surprise d’entrevoir un homme svelte aux cheveux bruns et courts. Un déguisement. — Depuis quand le Bene Gesserit se préoccupe-t-il d’Ix ? — Vous avez parlé avec éloquence de Miral Alechem. Elle aussi était une Sœur. C’tair était incrédule. Dans l’ombre, il lui toucha le bras. — Venez avec moi. Je vais vous conduire jusqu’à un refuge sûr. Il la guida dans l’ancienne Vernii. Dans la clarté vague de la nuit artificielle, la silhouette mince de Cristane révélait quelques courbes féminines. Elle devrait se montrer très prudente si elle comptait passer pour un homme, se dit-il. 69 Un ami ignorant est pire qu’un ennemi cultivé. Abu Hamid al-Ghazali, De l’incohérence des philosophes. En errant seule dans les couloirs proches de ses appartements pour tenter d’échapper aux attentions perpétuelles de Yohsa, la Sœur Médicale, Dame Anirul faillit heurter le Comte Fenring qui venait de surgir inopinément à l’angle, le pas vif. — Mmm, pardon, Ma Dame. (Il détailla l’épouse de l’Empereur et ses yeux brillants mesurèrent son degré de faiblesse.) C’est un plaisir que de vous voir debout et en promenade. Excellent… J’ai, hmmm… entendu parler de votre maladie et votre époux était très inquiet. Anirul n’avait jamais aimé ce personnage retors. Et soudain, un chorus de voix l’encouragea, au fond de son esprit, et elle ne put retenir ses sentiments. — Peut-être aurais-je un véritable époux si vous ne vous en mêliez pas, Comte Fenring. Il se redressa, surpris. — Que voulez-vous donc dire ? Je passe le plus clair de mon temps loin de Kaitain, là où ma fonction m’appelle. Comment pourrais-je me mêler des affaires de votre ménage ? Ses grands yeux sombres s’étaient étrécis : il l’étudiait avec attention. Impulsivement, elle décida d’attaquer et de parer avec des mots. Sa réaction lui en apprendrait un peu plus sur lui. — En ce cas, parlez-moi du Projet amal, des Tleilaxu. Et d’Ix… Le visage de Fenring se colora à peine. — Je crains que vous ne souffriez d’une rechute. Dois-je appeler un Docteur Suk ? Elle lui décocha un regard noir. — Shaddam n’a pas assez d’imagination et d’intuition pour monter seul un tel plan, l’idée est donc de vous. Dites-moi pourquoi. Le Comte semblait sur le point de la gifler mais il fit un effort visible pour se dominer. Automatiquement, Anirul passa en phase subtile de combat. Le jeu de ses muscles fut quasi imperceptible. D’un seul coup d’orteil, elle aurait pu l’éventrer. Fenring sourit. Depuis que Margot partageait sa vie, il avait appris à saisir les moindres détails. — J’ai peur que votre information soit erronée, Ma Dame. Il avait une neuro-lame dans une poche mais, en cet instant, il aurait apprécié quelque chose de plus efficace. Il fit un pas en arrière et ajouta d’un ton posé : — Avec tout le respect que je vous dois, je pense que Ma Dame imagine des choses. Il s’inclina avec raideur et s’éloigna en hâte. Anirul le regarda disparaître tandis que la clameur des voix s’amplifiait au centre de son cerveau. Et enfin, à travers la brume des drogues apaisantes, après l’avoir tant cherchée, elle entendit Lobia. Sa voix familière dominait les autres. — C’était très humain de ta part, dit-elle d’un ton de reproche. Très humain et très stupide. Tout en progressant dans le labyrinthe des couloirs, Fenring évalua les risques. En ces temps d’instabilité, la Communauté pourrait saper dangereusement le pouvoir de Shaddam si elle choisissait de se tourner contre lui. Si l’Empereur tombe, je tombe avec lui. Pour la première fois, il envisagea la nécessité de tuer l’épouse de Shaddam. Accidentellement, bien sûr. Dans le Hall de l’Oratoire du Landsraad, les nobles et les ambassadeurs avaient commencé à parler ouvertement de révolte. Les Représentants des Grandes Maisons et des Maisons Mineures étaient alignés sur le podium, empourprés de colère, rugissant des invectives ou lançant de froides déclarations venimeuses. La session d’urgence durait déjà depuis une nuit et une bonne partie de la journée en cours. Tous vitupéraient sans répit. Mais l’Empereur Shaddam était totalement détaché. Il était installé, digne et serein, dans le fauteuil de luxe qu’on lui avait réservé dans le Grand Hall. Tout autour de lui, les nobles s’interpellaient, furieux, violents. Shaddam était déçu par la grossièreté de leurs manières. Il était détendu, examinant pour l’heure ses doigts soigneusement manucurés croisés sur ses genoux. Si la réunion du Landsraad se déroulait comme prévu, il n’aurait même pas besoin de dire un mot. Il avait déjà fait rapatrier des renforts de Sardaukar de Salusa Secundus, même s’il doutait qu’ils seraient nécessaires pour endiguer des débordements populaires. Dame Anirul, l’air quelque peu absente, occupait sa place d’épouse. Elle était en robe noire aba de Sœur, ainsi que Shaddam le lui avait ordonné. À son côté, la Diseuse de Vérité Gaïus Helen Mohiam était elle aussi de noir vêtue. Leur présence signifiait aux yeux de tous que la puissante Communauté soutenait encore le règne de Shaddam. Il était grand temps que les sorcières s’acquittent de leur devoir et de leurs promesses voilées. Avant que ne commence l’audition des plaintes devant le Landsraad, les avocats de Shaddam s’avancèrent et firent état de sa position, citant des précédents et des procédures appropriés. Le premier intervenant monta sur le podium. Il représentait la Guilde Spatiale. La Guilde avait assuré le transport des vaisseaux de guerre de l’Empereur sur Richèse pour l’attaque contre Korona et défendait la légitimité de sa position en se référant elle aussi à des précédents. Grâce au geste généreux de Shaddam, la Guilde avait récolté la moitié du stock d’épice de Korona et l’Empereur avait son soutien. Il écoutait et observait avec une assurance tout impériale. Le Président de la CHOM s’avança à son tour. C’était un personnage voûté à la barbe grisonnante. Mais sa voix portait loin. — Le Combinat des Honnêtes Ober Marchands apporte son soutien au droit légitime de l’Empereur d’imposer l’ordre dans l’Imperium. La loi proscrivant les réserves de Mélange est inscrite depuis longtemps dans le Code Impérial. Même si vous êtes nombreux à protester bruyamment, aucune Maison ne saurait l’ignorer. Il balaya l’assemblée du regard, guettant d’éventuelles protestations, puis reprit : — L’Empereur a multiplié les mises en garde et prévenu chacun de son intention de faire respecter cette loi. Malgré tout, même après ses premières mesures de rétorsion contre Zanovar, Richèse a eu l’inconscience d’ignorer sa règle. Le Président pointa un doigt à l’ongle acéré sur les délégués. — Quelles sont les preuves rassemblées contre la Maison de Richèse ? lança un noble. — Nous avons la parole de l’Empereur Corrino. Ce qui est suffisant, répliqua le Président avant de ménager une brève pause. Et, lors d’une session privée, nous avons pu voir des images solido des stocks d’épice de Korona avant leur confiscation. Le Président de la CHOM s’apprêtait à quitter le podium, mais se ravisa pour ajouter : — La position légale de l’Empereur est solide et vous ne pourrez le censurer dans le but de couvrir vos forfaits. Si l’un d’entre vous a violé l’édit sur le stockage, c’est à ses risques et périls. C’est une prérogative impériale que d’utiliser tout moyen nécessaire pour maintenir la stabilité économique et politique avec le soutien des règlements de la loi. Shaddam maîtrisa son sourire. Anirul lui jeta un regard avant de revenir à la mer de visages du Grand Hall. Finalement, le Chambellan Beely Ridondo fit résonner son bâton sonique et, balayant l’assistance d’un regard sévère, annonça : — Cette séance est officiellement ouverte. À présent, qui ose contester les actes de l’Empereur ? Les membres fidèles du cabinet de Shaddam se dressèrent aussitôt avec leurs parchemins et leurs styles, prêts à inscrire des noms. L’implication était évidente. La rumeur de mécontentement se réduisit à un murmure et nul ne s’avança. L’Empereur attira tous les regards en tapotant câlinement la main de son épouse, sachant qu’il venait de gagner. Cette première manche tout au moins. 70 Ne cherchez jamais à comprendre la prescience, ou elle vous échappera. Manuel d’Instruction du Navigateur. C’est en titubant que Rhombur s’échappa du nuage tourbillonnant de gaz orange. Il s’arrêta, à demi étouffé, paralysé par une quinte de toux. Ses poumons artificiels étaient épuisés, surchargés à force de lutter contre la masse toxique du Mélange. Des résidus de l’essence secouaient son esprit, et il avait du mal à interpréter les impulsions visuelles combinées de son œil organique et de son compagnon de prothèse. Il fit encore deux pas avant de s’appuyer contre la paroi de la coursive. Gurney Halleck, un masque respiratoire sur son visage de vieux barde, se précipita sur lui et le guida jusqu’à un couloir où l’air avait été recyclé. Un Consultant de Vol fébrile pulvérisa de l’air comprimé sur les vêtements de Rhombur pour chasser les dernières traces de Mélange. Le Prince cyborg effleura un contrôle dans son cou et activa le dispositif de purge de ses filtres pulmonaires. Un administrateur de trajet le saisit par l’épaule. — Est-ce que le Navigateur est encore opérationnel ? Est-ce qu’il peut nous faire sortir d’ici ? Rhombur tenta de parler mais, dans son état psychique, il ignorait si ses paroles pouvaient être cohérentes. — Le Navigateur est encore vivant, mais affaibli. Il dit que le gaz a été empoisonné. Il faut remplacer le Mélange du réservoir par du gaz frais. Les Guildéens échangèrent des commentaires rapides. Le gros Banquier semblait le plus inquiet. — La concentration de Mélange dans la chambre de navigation est très élevée. Nous n’avons pas les moyens nécessaires. Le Mentat était en transe, en quête de données, parcourant les manifestes des vaisseaux embarqués. — Ce Long-courrier emporte un millier d’unités, mais aucune d’elles n’a été enregistrée comme étant un transporteur d’épice. — Pourtant, intervint Gurney, il doit exister une importante quantité de Mélange sous forme de fractions réduites dans l’ensemble de ces vaisseaux. Sans compter les bagages personnels des passagers, les cambuses. Il va nous falloir chercher partout. Le Banquier acquiesça. — Oui, les familles nobles consomment un volume important de Mélange par simple souci de santé. — Ces ressources ne figurent pas sur les manifestes « passager » car leur importance est invérifiable, ajouta le Mentat. De toute façon, il nous faudrait des jours pour les interroger et les mettre à contribution. — Il va nous falloir trouver un moyen plus rapide, dit Rhombur. Le Navigateur a peur. Il dit qu’un ennemi vaste et dangereux s’approche de nous. Qu’un péril nous menace. — Mais il viendrait d’où ? s’exclama le Consultant. Non, je ne vois pas comment quoi que ce soit pourrait nous menacer ici. — Une autre forme d’intelligence, peut-être risqua le Mentat. Qui ne serait pas… vraiment humaine ? — Ou bien le Navigateur hallucine, dit un administrateur, avec une expression d’espoir. Son esprit est peut-être détérioré… Le Banquier protesta : — Nous ne pouvons jouer là-dessus. Il a toujours sa prescience. Nous sommes peut-être dans la trajectoire d’un événement cosmique colossal, une supernova ou je ne sais quoi qui va nous avaler. Nous n’avons pas d’autre choix que de demander à tous les passagers des vaisseaux embarqués de nous livrer leur réserve de Mélange. Nous allons mettre les Wayku et les hommes de la sécurité là-dessus immédiatement. — Ça ne suffira pas, dit le Mentat. Rhombur, impatienté par cette discussion sans fin, insista d’un ton autoritaire : — Mais il va bien falloir que ça marche. Leur mission progressait très lentement. Même s’ils connaissaient le péril qui menaçait le Long-courrier, les passagers se montraient réticents à l’idée d’abandonner leur cher Mélange, ignorant combien de temps ils allaient rester à la dérive dans l’espace inconnu. Les responsables de la Guilde décidèrent alors de former des équipes de sécurité pour fouiller systématiquement tous les vaisseaux privés. Ce qui n’accéléra en rien les choses. Gurney Halleck, seul, gagna le pont supérieur et s’installa dans une alcôve aux parois de plass. Il avait parcouru toutes les sections de la cale, il avait enquêté, écouté, essayant de repérer un élément auquel les autres n’avaient pas pensé. Une fois encore, il observa les vaisseaux à l’amarrage, détaillant le dessin des coques, relisant les numéros de série et les marques. Le Mentat de la Guilde avait passé en revue de mémoire tous les manifestes et les autres Guildéens avaient accepté son évaluation consternés et résignés. Mais ils n’avaient pu répondre à la question de Gurney : Et s’il y avait quelque part à bord un chargement d’épice non déclaré ? Il n’était pas expert en vaisseaux spatiaux, mais il étudiait cependant avec minutie les longues frégates, les bâtiments militaires anguleux, et même les bennes orbitales en forme de cube. Certaines unités affichaient fièrement les couleurs de leur Maison, par opposition à des vaisseaux anonymes, fatigués et ternis par l’âge et les années-lumière parcourues. C’était surtout sur cette dernière catégorie que Gurney se concentrait, se souvenant de son passé de contrebandier et de ses voyages furtifs dans des cales de Long-courriers pareils à celui-ci. Avec le sentiment d’approcher du but, il passa au pont d’observation suivant et repéra enfin une petite unité coincée derrière une grande frégate aux armes de la Maison Mutelli. C’était une péniche délabrée qui servait aux sauvetages et aux remorquages mineurs. Gurney observa les taches de corrosion de la coque, les compartiments moteurs qui avaient été agrandis ainsi que les traces de réparations récentes sur la superstructure. Oui, il connaissait ce vaisseau pour l’avoir vu autrefois. C’était exactement ce qu’il avait compté trouver. Gurney et Rhombur, précédant un groupe de sécurité, gagnèrent la cale et, passant sous un longeron géant, atteignirent la vieille péniche. Ils demandèrent à monter à bord, mais le capitaine et l’équipage refusèrent. Mais, avant de s’amarrer dans un Long-courrier, tout vaisseau devait présenter un code de subrogation au personnel responsable du manifeste de bord. L’écoutille principale s’ouvrit enfin et ils se ruèrent à l’intérieur de la péniche, Gurney en tête. L’équipage du vaisseau délabré était armé et aux postes de défense, prêt à ouvrir le feu. Mais Gurney leva les bras en s’avançant droit dans le champ de tir. — Non ! Pas d’armes ! Ni d’un côté ni de l’autre ! Il promena les yeux sur les hommes d’équipage dépenaillés qui devaient avoir été récupérés dans les bas-fonds des mondes les plus douteux. Il ne vit d’abord aucun visage connu mais, en s’avançant dans la coursive, il reconnut tout à coup un petit personnage trapu aux joues mal rasées qui mâchonnait une carotte de foin stimul. — Pen Barlowe, tu n’as pas besoin d’armes avec moi. L’expression de méfiance de l’autre se changea en un regard ébahi. Il cracha sa carotte humide en ouvrant de grands yeux. — Cette cicatrice de vinencre… Gurney Halleck, c’est bien toi ? Les hommes de la Guilde attendaient, vigilants, incertains de la suite. — Je savais qu’en cherchant bien au milieu de tous ces beaux vaisseaux, je risquais de trouver un coucou avec mes vieux camarades de la contrebande. Ils s’étreignirent. Pen Barlowe braillait de joie. — Gurney, Gurney ! Mon vieux Gurney ! Gurney désigna le Prince cyborg. — Voici quelqu’un qu’il faut que tu connaisses. Permets-moi de te présenter… le fils de Dominic ! Quelques complices de Pen Barlowe restèrent bouche bée : même s’ils n’avaient pas servi sous les ordres de Dominic Vernius, tous connaissaient ses exploits légendaires. Rhombur tendit alors son bras synthétique et échangea la demi-poignée de main de l’Imperium avec le contrebandier. — Si vous êtes un ami de Gurney, nous avons besoin de votre aide. Barlowe leva la main à l’intention de ses hommes. — Calmez-vous, crétins ! Vous ne comprenez pas qu’on n’a rien à craindre ? — Mon vieil ami, j’ai besoin de savoir ce que tu transportes vraiment, fit Gurney d’un air grave. Il y a bien quelque part dans ce vaisseau ce que je pense, non ? À moins que tu n’aies complètement changé tes habitudes depuis que j’ai quitté les contrebandiers, je crois que tu as la clé qui va tous nous tirer de là. Le petit homme baissa les yeux comme s’il comptait récupérer sa carotte de stimul. — On a entendu l’appel général, mais j’ai pensé que c’était une sorte de piège. (Il soutint le regard de Gurney en se balançant nerveusement d’un pied sur l’autre.) Oui, on a une cargaison clandestine, et dangereuse, même… avec cette crise que fait l’Empereur… — Nous nous en remettons tous à la règle du secret de la Guilde, y compris moi-même, intervint Rhombur. Cette circonstance est exceptionnelle – et nous sommes très loin du domaine où l’Imperium peut exercer sa loi. Gurney ne quittait pas son vieux camarade du regard. — Barlowe, tu as du Mélange à bord de ce rafiot. Tu vas le revendre sur le marché noir avec une jolie marge de bénéfice. Mais pas cette fois. Cette fois, tu vas l’utiliser pour nous sauver la vie. À tous. Barlowe s’illumina. — Ça oui, on en a suffisamment de quoi payer la rançon d’un Empereur. Rhombur sourit en retour, son visage tanné plissé de mille rides. — Ça devrait suffire, je pense. Les contrebandiers, consternés, regardaient les hommes de la sécurité qui emportaient les containers remplis de Mélange compressé vers les niveaux supérieurs du Long-courrier. Gurney prit quelques Guildéens à part et négocia une compensation pour l’équipage de Barlowe. La Guilde était notoirement avaricieuse et ce qu’ils acceptèrent de payer n’était pas vraiment au niveau de la valeur de la cargaison, mais les contrebandiers n’étaient pas en position de protester. Dans la frénésie de l’opération, Rhombur retourna auprès de la chambre de D’murr et essaya d’attirer son attention. Le Navigateur était de nouveau inerte et respirait à peine. — Il faut faire vite ! Très vite ! lança Rhombur aux autres. Les hommes s’activaient fébrilement au pompage du gaz empoisonné. Une autre équipe leur succéda dès qu’ils eurent terminé avec des aérosols de Mélange frais. Des rubans de brouillard orangé s’enroulèrent dans la chambre. Avant peu, l’épice non contaminée devrait ramener le Navigateur à la conscience et il serait capable de guider le Long-courrier jusqu’à l’univers connu. — Il n’a pas bougé depuis plus d’une heure, dit le Consultant de Vol. Rhombur rétablit la sécurité de la coursive avant de pénétrer dans la chambre. Le gaz se déversait dans la chambre, formant maintenant une spirale dense quasi vermillon, estompant la visibilité, mais Rhombur s’avança sans hésiter vers le centre, vers la forme recroquevillée qu’il avait connue jadis comme un jeune homme séduisant qui, avec son frère, se plaisait à courtiser… Kailea. Un trait de douleur traversa son esprit en repensant à sa jolie sœur… Il se souvenait très bien des enfants jumeaux de l’Ambassadeur Pilru. Dans ces jours glorieux de Vernii, ils avaient tous vécu dans le bonheur. Mais c’était maintenant un rêve lointain, d’autant plus diaphane au fur et à mesure que le Mélange s’infiltrait dans son esprit. D’murr avait été tellement fier de réussir son examen de Navigateur de la Guilde, alors que C’tair avait été effondré de son échec et était resté sur Ix. Sur Ix, depuis tout ce temps… Ce passé était tellement lointain qu’il aurait pu ne jamais exister. Rhombur s’adressa au Navigateur d’une voix apaisante, comme s’il était un médecin. — D’murr, nous refaisons le plein d’épice fraîche. (Il s’agenouilla et rencontra les yeux vitreux du fils du Comte Vernius.) Nous avons trouvé du Mélange pur. Quoi qu’il se soit passé, tout va être réparé. La créature appelée D’murr n’avait que quelques traces d’humanité. Son corps difforme, songea Rhombur, aurait pu être l’œuvre d’un sculpteur sadique. Ou d’un Tleilaxu dément. Il fut parcouru de frémissements, aussi impuissant qu’un poisson jeté sur les planches d’un ponton sous le soleil. Sa bouche affreuse se déforma en aspirant des bouffées énormes de gaz. Les pensées de Rhombur dérivaient, les mouvements de ses bras et de ses jambes mécaniques semblaient plus lents, comme inhibés par l’atmosphère poisseuse. Ses poumons artificiels peinaient. Il ne pourrait guère rester plus longtemps dans la chambre du Navigateur. — Est-ce que ça va vous aider ? Pourrez-vous voir à travers l’espace plissé et nous ramener ? — Il le faut, souffla D’murr dans des anneaux de fumée orangée. Nous sommes en danger… l’ennemi nous a vus. Il approche. Il veut nous détruire. — Qui est cet ennemi ? — La haine… Il veut nous éteindre parce que nous sommes… ce que nous sommes. (D’murr parvint à se redresser quelque peu.) Fuir… aussi loin que possible… (il se retourna, ses yeux minuscules remplis d’inquiétude folle sous les plis de chair cireuse.) Je vois maintenant… comment nous ramener… chez nous. Rhombur se précipita vers l’écoutille tandis que D’murr semblait employer toute son énergie pour se rapprocher des évents d’où filtrait le gaz frais. Il inspira longuement et dit : — Il faut faire vite ! Rhombur s’écarta alors de l’écoutille pour l’aider à manipuler les commandes. D’murr relança les moteurs Holtzman et, avec une secousse énorme, le Long-courrier revint à la vie et pivota pour retrouver son assiette dans l’espace inconnu. — L’ennemi… est tout proche. Le gigantesque vaisseau avait redémarré – à ce qu’il semblait du moins. Rhombur ressentit le choc dans son ventre, s’agrippa tant bien que mal à la paroi du réservoir et sentit la transition à l’instant précis où le champ Holtzman plissait l’espace, le refermait avec précision autour du Long-courrier. Le Navigateur venait de retrouver sa mission sacrée. Le Long-courrier réapparut en un clin d’œil au large de la planète Jonction. Instinctivement, D’murr l’avait ramené au quartier général de la Guilde. Sa seule demeure depuis qu’il avait quitté Ix, encore jeune. — Sauvés, souffla-t-il. Ému, Rhombur s’approcha de lui, oubliant son besoin urgent d’évacuer la chambre. Il savait que D’murr avait fait appel à ses ultimes forces pour les sauver. — C’tair…, souffla le Navigateur avant de s’effondrer sur le sol, immobile. Le Prince cyborg s’accroupit près de lui, au seuil de l’asphyxie : D’murr venait de mourir. Il n’avait pas le temps de lui dire adieu, il était sur le point d’étouffer, le regard obscurci, et les parties humaines de son corps devenaient rapidement brûlantes, saturées d’épice. En titubant, il battit en retraite vers l’écoutille. Le corps de D’murr disparut à son regard, avalé par le brouillard orange. 71 Justice ? Qui réclame la justice dans un univers grouillant d’iniquité ? Dame Helena Atréides, Méditations sur la Nécessité et le Remords. Pareilles à des ombres, quatre Sœurs de l’Isolement approchaient de Castel Caladan par la mer. Délaissant la barge officielle de procession, elles avaient embarqué à bord d’un chalutier fatigué. La soirée commençait et une déchirure pâle s’était ouverte dans le ciel nuageux. Les Sœurs, en justaucorps souple et cape noire, avaient enfilé des gants flexibles, des bottes et des jambières qui protégeaient le moindre centimètre de peau. Un voile de fibres d’ébène couvrait leur visage, cousu à l’ourlet de leur cagoule. Durant leur long voyage à travers l’océan, elles étaient demeurées à l’écart. Le capitaine du chalutier avait reçu une somme extravagante pour leur passage, qui compensait en partie les chuchotements de crainte de son équipage superstitieux. Il venait de virer au sud, longeant la grève en direction du dock du village où ses passagères pourraient emprunter le chemin qui accédait au Castel. L’une des femmes en noir leva son visage voilé vers la statue géante du Duc Paulus qui brandissait sa torche au-dessus du port. Elle-même semblait être devenue une statue, pétrifiée sur le fond rougeoyant du ciel. Sans même un mot de remerciement à l’adresse du capitaine du chalutier, les quatre Sœurs s’engagèrent sur le chemin de la vieille ville. Les pêcheurs qui ravaudaient leurs filets entre les marmites de coquillages gargouillant sur les feux de bois vert et d’algues séchées levèrent des yeux inquiets vers ces femmes en noir. Exotiques, mystérieuses, les Sœurs de l’Isolement se risquaient rarement hors de leurs couvents fortifiés du continent oriental de Caladan. La Sœur qui allait en tête avait sur les franges de sa robe des surplis de broderies d’argent cousues d’idéogrammes, des tatouages de tissu subtils qui s’enroulaient dans la trame du voile de soie. Elle s’avançait d’un pas fluide et décidé sur le chemin escarpé qui accédait au Castel Caladan. Lorsque le quatuor atteignit la herse, le crépuscule violet s’était gonflé dans le ciel. Des gardes Atréides visiblement gênés se mirent en travers du chemin mais, sans un mot, la femme aux broderies d’argent s’avança seule à la rencontre des gardes et s’arrêta, hautaine, énigmatique. Un jeune soldat courut jusqu’au Castel pour aller quérir Thufir Hawat. En surgissant dans la cour, le Mentat réajusta son uniforme et observa les femmes sans parvenir à déduire une quelconque information de leur image masquée. — Le Duc s’est retiré pour la soirée, mais il ouvrira les portes au peuple pendant deux heures dès demain matin. La femme qui s’était présentée seule porta la main à son voile. Hawat analysa chacun de ses gestes, constata que les fils d’argent de ses broderies n’étaient pas une simple décoration mais une sorte de filet sensoriel qui la protégeait… Pure technologie richésienne. Il fit un pas en arrière, effleura le manche de sa dague sans la dégainer. Posément, la femme toucha les coutures qui attachaient le voile de soie à sa capuche. Elle déchira le tissu et ôta le masque qui avait jusqu’alors dissimulé ses traits. — Thufir Hawat, me refuseriez-vous l’accès à ma demeure légitime ? (Ayant ainsi révélé son identité, elle riva son regard au sien sans ciller.) Et m’interdiriez-vous de voir mon propre fils ? Le Mentat, en dépit de son stoïcisme, fut décontenancé. Il s’inclina brièvement, puis lui fit signe de le suivre sans pourtant lui adresser la moindre parole de bienvenue. — Certes non, Dame Helena. Vous pouvez entrer. Il fit un signe aux gardes. Dès que les Sœurs eurent franchi la poterne, il leur demanda d’attendre et ordonna aux gardes : — Je vais aller prévenir le Duc, mais examinez-les au scanner pour le cas où elles détiendraient des armes. Leto était installé dans la salle de réception. Il avait revêtu sa veste ducale et passé la chaîne et le médaillon de Duc du Landsraad. Il ne se présentait ainsi que pour des rencontres formelles et graves. Telles que celle-ci. Même sans confirmation de Rhombur et de Gurney, il ne pouvait retarder plus longtemps l’application de son plan. Il avait consacré toute la journée aux préparatifs militaires. En dépit de la confiance affichée par Duncan Idaho, il savait que la bataille pour reconquérir Ix était une entreprise risquée dont on ne pouvait augurer de l’issue. Il n’avait ni temps ni patience à consacrer à sa mère exilée. Ni amour. Il y avait dans son cœur un froid qui ne devait rien aux brumes glacées du soir. Il n’avait pas revu Helena depuis vingt et un ans, depuis qu’elle avait été impliquée dans la mort de son propre époux, le Vieux Duc Paulus. À son entrée, il ne se leva pas. — Qu’on ferme les portes, fit-il d’une voix de fer. Nous restons en privé. Et que ces autres femmes attendent dans le couloir. Les cheveux auburn de Dame Helena étaient maintenant marqués de gris et sa peau vieillie était tendue sur ses pommettes. — Ce sont mes adjointes, Leto. Elles m’ont accompagnée depuis le continent oriental. Je suis certaine que tu peux leur offrir l’hospitalité. — Je ne suis pas d’humeur hospitalière, Mère. Duncan et Thufir, restez auprès de moi. Duncan Idaho, portant toujours avec fierté l’épée du Duc Paulus, attendait sur le premier degré de la plateforme. Troublé, il regarda tour à tour Leto, puis sa mère, avant de se tourner vers Hawat. Il lut sur ses traits de cuir patiné toute la colère qu’il refoulait. Le Maître Assassin escorta les trois suivantes d’Helena hors de la salle avant de refermer les lourdes portes dans un bruit qui se répercuta en longs échos. Il s’immobilisa sur le seuil. — Je vois que tu ne m’as pas pardonné, mon fils, fit Helena d’un ton acerbe. Thufir Hawat s’avançait vers eux. Une arme létale à forme humaine, songea Leto. Duncan se roidit. — Comment pouvez-vous insinuer qu’il y aurait motif de pardon, Mère, alors que vous persistez à prétendre qu’il n’y a pas eu crime ? Les yeux sombres d’Helena soutinrent le regard de son fils, mais elle ne répondit pas. Duncan Idaho était perplexe et soucieux. Il se souvenait à peine de l’épouse du Vieux Duc qu’il avait tant adoré. Il n’était alors qu’un enfant qui venait d’échapper aux Harkonnens et, pour lui, Helena était une présence austère et sévère. Blême de fureur rentrée, Leto reprit : — J’avais espéré que vous demeureriez dans votre couvent à feindre le chagrin tout en ruminant sur votre culpabilité. Je pensais vous avoir fait savoir clairement que vous ne seriez plus la bienvenue au Castel Caladan. — C’était absolument clair. Mais tu restes sans héritier à ce jour, et je suis tout ce qu’il te reste de ta lignée sur Caladan. Il se pencha vers elle, ses yeux gris luisant de colère. — La dynastie des Atréides survivra, Mère, n’ayez crainte. Ma concubine Jessica se trouve à l’heure présente sur Kaitain et donnera bientôt naissance à mon enfant Donc, vous devez vous en retourner à votre couvent fortifié. Thufir va se faire un plaisir de vous reconduire. — Tu ne sais même pas encore pour quelle raison je suis ici. Tu dois m’entendre. Ce ton d’autorité parentale, Leto ne l’avait plus entendu depuis son enfance. Ce qui réveilla en lui de vieux souvenirs à propos de cette femme. Déconcerté, Duncan observa tour à tour son Duc et la vieille femme. On ne lui avait jamais dit pour quelle raison Dame Helena était partie, même s’il avait souvent posé la question. Leto était une statue de pierre. — Encore des excuses ? Encore des dénégations ? — Une requête. Non pas à titre personnel, mais pour ta famille maternelle, celle de Richèse. Lors de l’attaque sauvage de l’Empereur sur Korona, des centaines de Richésiens ont trouvé la mort et des milliers sont devenus aveugles. Le Comte Ilban est mon père. Au nom de l’humanité, je te demande de nous aider. Avec la richesse de notre… (Elle s’empourpra et s’empressa de corriger :) de ta Maison, tu pourrais nous fournir un soutien matériel et médical. Leto fut étonné par cette demande. — Je suis au courant de cette tragédie. Êtes-vous en train de me demander de défier l’Empereur qui a jugé que Richèse était coupable d’avoir enfreint sa loi impériale ? Elle crispa son poing ganté et leva le menton. — Je te suggère de venir en aide à la population qui en a le plus besoin. N’est-ce pas dans la tradition d’honneur des Atréides ? N’est-ce pas ce que Paulus t’a enseigné ? — Vous osez me donner des leçons ? — À moins que la Maison des Atréides ne laisse que le souvenir d’actes agressifs, tout comme cette attaque brutale de Beakkal ? Tu détruis tous ceux qui t’offensent ? (Elle prit un air méprisant en ajoutant :) Tu me rappelles le Vicomte Grumman. C’est cela l’héritage des Atréides ? Ses mots avaient porté douloureusement et Leto se rencogna dans son siège en tentant de dissimuler son trouble. — Je suis Duc et je dois faire mon devoir. — En ce cas, aide Richèse. — Je vais y penser. Tout autre argument était vain. — Tu dois le garantir, répliqua Helena. — Retournez chez les Sœurs de l’Isolement, mère. Leto se leva tandis que Thufir Hawat s’avançait. Duncan, serrant la poignée de l’épée du Vieux Duc, se porta vers Helena. Elle reconnut l’arme et dévisagea Duncan, sans savoir qui il était. Car il n’avait plus rien de l’enfant de neuf ans rescapé qu’elle avait connu peu avant son exil. Après un instant de tension extrême, Leto leur fit signe de reculer. — Je m’étonne que vous tentiez de m’apprendre la compassion, Mère. Néanmoins, même si je vous méprise, je dois admettre que cette action est nécessaire. La Maison des Atréides enverra du secours à Richèse – mais à la seule condition que vous quittiez immédiatement ces lieux. (Son expression se durcit encore.) Et ne parlez de cela à personne. — Très bien. Nous n’avons plus rien à nous dire, mon fils. Helena se dirigea vers la porte si vite que Thufir Hawat eut à peine le temps d’ouvrir les battants. Elle se perdit avec ses trois consœurs dans les couloirs, puis dans la nuit obscure. Et Leto prononça un adieu qui était presque un chuchotement… Duncan revint vers son Duc, qui demeurait immobile, comme prostré. Le jeune Maître d’Escrime était pâle, le regard inquiet. — Leto, de quoi s’agissait-il ? Pourquoi ne m’a-t-on jamais expliqué cette séparation ? Dame Helena est votre Mère. Les gens vont parler de cela. — Les gens parlent toujours, dit Thufir. Duncan monta jusqu’à Leto qui serrait les accoudoirs de son siège, les phalanges blanches. Il vit que son anneau ducal avait laissé sa marque dans le bois. Il regarda enfin son Maître d’Escrime, les yeux vagues, comme emplis de brume. — La Maison des Atréides a connu bien des tragédies et cache de nombreux secrets, Duncan. Tu sais comment nous avons dissimulé la culpabilité de Kailea après l’explosion du clipper. Toi-même tu as pris la place de Swain Goire à la tête de ma Garde lorsque nous l’avons banni. Mon peuple ne devra jamais connaître la vérité à ce propos… pas plus qu’au sujet de ma mère. Duncan ne voyait pas où son Duc voulait en venir. — Quelle vérité, Leto ? Thufir Hawat se pencha avec une expression sévère. — Mon Duc, il n’est pas avisé de… Leto leva la main. — Thufir, Duncan a le droit de savoir. Ne serait-ce qu’à cause des accusations proférées contre lui lorsqu’il s’occupait des taureaux saluséens… Hawat baissa la tête. — Si vous le jugez nécessaire, mais je m’élève contre. Les secrets ne diminuent en rien quand ils sont partagés par de nombreuses oreilles. Lentement, péniblement, Leto expliqua en quelle façon Dame Helena avait été impliquée dans la mort de Paulus, comment elle avait manigancé pour que le taureau de Salusa que devait affronter le Vieux Duc soit drogué et le tue dans l’arène. Duncan écouta, pétrifié. — J’ai été tenté sur le moment d’ordonner son exécution, mais elle est ma mère, malgré tout. Elle est coupable de meurtre – mais je ne tenais pas à être responsable d’un matricide. Et c’est ainsi qu’elle a été envoyée chez les Sœurs de l’Isolement jusqu’à la fin de ses jours. Et c’est Swain Goire lui-même, le jour où je l’ai condamné à la garder, qui m’a dit qu’on m’appellerait Leto le Juste. Duncan restait prostré, appuyé sur la lourde épée de Paulus. Le Duc Paulus avait accepté le jeune homme qu’il avait été alors au sein de la Maison des Atréides et lui avait donné du travail dans les étables. À neuf ans, Duncan, qui n’était encore qu’un enfant, avait été faussement accusé par Yresk, le Maître taurin, d’avoir préparé le meurtre du Vieux Duc sur ordre des Harkonnens. Ceux-là même qui l’avaient harcelé et pourchassé dans leurs jeux de chasse. Pour lui, le secret se déchirait, les motifs s’expliquaient et tout devenait clair et violent à la fois, comme si une barrière avait cédé dans son esprit. Et pour la première fois depuis bien des années, le Maître d’Escrime pleura. 72 Bien des créatures revêtent l’apparence extérieure d’un homme, mais ne vous laissez pas abuser. De telles formes de vie ne sauraient être considérées comme humaines. Le Livre d’Azhar du Bene Gesserit. Il était rare que son oncle le Baron lui lâche la bride, et Rabban la Bête décida de commettre autant de méfaits que possible pendant qu’il en avait l’occasion. Il étudia donc les cartes grossières et incomplètes des villages Fremen de la région du Mur du Bouclier. Des bourgades misérables dont la populace ne survivait qu’en pillant les biens des Harkonnens chaque nuit. Afin de châtier ces razzias sur les stocks de Mélange de la famille, le Baron avait ordonné à son neveu d’anéantir trois villages. Rabban avait choisi ses cibles. Pas vraiment au hasard, mais parce que leurs noms ne lui plaisaient pas : Lèche Sable, Petit Trajet et Fils du Ver devaient disparaître. Pour lui, cela ne faisait aucune différence. Les hurlements des gens avant qu’ils meurent se ressemblaient. Le premier village fut éradiqué en quelques passages d’omis. Ses hommes larguèrent des charges incendiaires sur les demeures d’adobe, l’école et le marché. Les victimes furent nombreuses dans cette première passe et les survivants se dispersèrent comme des insectes affolés. Un Fremen eut l’audace de faire feu sur l’orni de Rabban avec un antique pistolet maula. Les mitrailleurs s’offrirent un moment de distraction en canardant les villageois encore visibles. L’apocalypse avait été totale et rapide, trop rapide pour Rabban. Quelque peu frustré, il décida de prendre son temps et un peu plus de plaisir avec les deux autres bourgades… Rabban, seul dans ses appartements de la Résidence de Carthag, avait consacré de longues heures à rédiger une proclamation radicale afin d’expliquer pourquoi ces villages devaient être détruits et tous ces gens exécutés dans le cadre des représailles pour les crimes commis par les Fremen. Lorsqu’il avait fièrement présenté son travail à son oncle, le Baron, courroucé, avait déchiré ses pages avant d’écrire une proclamation de son cru dans laquelle il avait repris bien des mots et des phrases complètes de son neveu. Après chaque attaque, ces feuillets (imprimés sur du papier ininflammable) étaient répandus sur les décombres calcinés. Les Fremen qui surgiraient plus tard pour venir dérober les bijoux sur les squelettes liraient le message. Ils sauraient alors pourquoi le Baron avait décidé ces cruelles répressions. Et se sentiraient coupables… Pour le second village, Petit Trajet, Rabban débarqua avec ses troupes au sol. Les soldats avaient des armes de poing et des boucliers. Quelques pelotons étaient demeurés en appui arrière pour le cas où il serait nécessaire d’achever le massacre plus rapidement. Les Harkonnens fondirent sur les villageois qui n’avaient que leurs épées et leurs dagues pour se défendre. Rabban la Bête se joignit à la boucherie générale avec un sourire extatique. Sur Giedi Prime, dans la prison géante de Baronia, Rabban avait souvent entraîné des enfants destinés à être des gibiers. Il avait sélectionné les garçons les plus décidés et les plus malins pour être ses proies personnelles lors de ses parties personnelles de chasse à la Station Forestière. Ça n’était pas qu’il trouvait que tuer des enfants était plus gratifiant que de massacrer des adultes qui se montraient souvent plus ingénieux et combatifs quand il s’agissait d’essayer de survivre. Les enfants n’avaient pas suffisamment d’imagination pour comprendre qu’ils allaient souffrir et ne montraient que rarement une peur réelle. Et puis, ils étaient nombreux à avoir foi en Dieu dans leur innocence, ils le considéraient comme un protecteur capable de leur sauver la vie. Et ils priaient jusqu’à l’ultime instant de la traque… Dans le village, pourtant, Rabban découvrit une technique nouvelle pour tirer du plaisir des enfants. Il éprouva une profonde satisfaction émotionnelle qui lui réchauffa le cœur. Il se régalait devant les visages déchirés des parents tandis qu’il torturait et achevait leurs enfants sous leurs yeux… Dans le troisième village, Fils du Ver, il découvrit qu’il pouvait encore augmenter l’abjecte terreur de ses victimes en distribuant la déclaration du Baron avant l’attaque. Ainsi, les prisonniers savaient exactement ce qui les attendait avant que la horde Harkonnen ouvre le feu. C’est en de tels moments que Rabban la Bête était fier d’être un Harkonnen. 73 Nous n’avons nul besoin du statut de Grande Maison car c’est nous qui avons établi la base même de l’imperium. Toutes les autres structures de pouvoir doivent s’incliner devant nous si elles veulent parvenir à leurs buts. Charte du Comité du Conseil de la Guilde Spatiale. Le Guildéen vomissait, allongé sur un lit de fortune, le visage tordu par la souffrance, agité de spasmes. Empoisonné par l’épice. Quatre Spécialistes de Jonction étaient rassemblés autour de lui. Ils avaient échangé leurs hypothèses, mais aucun n’avait la moindre idée du traitement à prescrire. Le malade délirait et crachait, le visage luisant de transpiration. C’était un Coordinateur de Long-courrier. Il était dans un état critique et il avait été placé très vite dans une chambre stérile qui était plutôt destinée à être un laboratoire médical. Les Guildéens de haut rang consommaient de telles quantités de Mélange qu’ils n’avaient que très rarement besoin des services d’un docteur et l’hôpital de Jonction était réduit au minimum. Et si la Guilde avait fait appel à un praticien Suk, celui-ci aurait été bien incapable de soigner un humain dont le métabolisme était à ce point distordu. — Des questions mais pas de données en retour, déclara un des Spécialistes. L’un d’entre vous comprend-il ce qui se passe ici ? — Son corps a réagi au Mélange, dit un de ses collègues qui avait des taches bleues sur le crâne et des sourcils broussailleux qui semblaient le rendre aveugle. — Pour quelle raison le Mélange quotidien d’un Guildéen le ferait-il réagir ainsi par rapport à son métabolisme ? C’est absurde, fit le troisième. S’ils étaient différents en apparence, les Spécialistes s’exprimaient de manière identique comme s’ils formaient une seule et même entité divisée en quatre. Le malade eut une convulsion particulièrement violente et les Spécialistes s’interrompirent avant de se regarder, perplexes. Un moniteur s’illumina et un nouveau résumé d’analyse apparut. L’un des Spécialistes vérifia l’information. — Confirmé. C’est le Mélange même qui était empoisonné. (Il parcourut le texte.) La formule chimique de l’épice qu’il a consommée est incorrecte et sa biochimie l’a rejetée. — Mais comment le Mélange peut-il devenir toxique ? Il y aurait eu empoisonnement intentionnel ? — Ils se consultèrent fiévreusement et explorèrent d’autres données. Le Coordinateur perdu dans son délire continuait de se débattre et les Spécialistes restaient prudemment à l’écart. Le malade n’avait pas conscience de leur présence. — Est-ce qu’il survivra ? — Qui peut le dire ? — C’est le deuxième incident, dit le Spécialiste au crâne tacheté de bleu. Nous savons que le Navigateur du Long-courrier qui était en perdition a été victime d’un gaz empoisonné lui aussi. — Nous continuons d’interroger les passagers. Tout l’Imperium n’est pas encore au courant de notre problème. — Il s’agit du troisième incident, corrigea un autre Spécialiste. Car cela explique aussi la catastrophe de Wallach IX. Il doit y avoir un sérieux problème avec le Mélange. — Mais nous n’avons découvert aucune source commune. Ce Coordinateur a ingéré de l’épice qui a été négociée sur Beakkal. Le Premier Magistrat a pu se débarrasser d’une réserve illégale suite aux ultimatums de l’Empereur. Mais les deux Navigateurs, eux, avaient pris un Mélange venant d’ailleurs, c’est-à-dire des réserves standard de la Guilde. — Nous sommes en présence d’un mystère. — L’épice doit couler. — La récolte et le traitement du Mélange sont sous le contrôle absolu de l’Empereur. Nous devons obtenir l’aide de la Maison de Corrino. Sombres, décidés mais unis, les Spécialistes se tournèrent vers le Champ des Navigateurs. Une grue géante achevait de dresser une plaque commémorative en l’honneur des deux Navigateurs qui étaient morts dans les deux accidents de Long-courriers. Plus loin, un autre Navigateur dans sa cuve scellée survolait le Champ en direction du Long-courrier qui lui avait été assigné. En passant auprès des plaques sans noms, il communia brièvement avec le cœur ancien de la Guilde, l’Oracle de l’Infini. Sur son lit, le Coordinateur poussa un hurlement perçant et des filets de sang s’écoulèrent aux commissures de ses lèvres. Les convulsions qui le secouaient évoquaient un supplicié des temps médiévaux cloué sur un chevalet. Les Spécialistes entendirent ses muscles se déchirer, ses vertèbres craquer. Il mourut sous leurs yeux. — Il faut appeler Shaddam IV ! s’exclamèrent-ils à l’unisson. Nous n’avons pas le choix. 74 La façon dont vous posez une question trahit vos limitations – les réponses que vous accepterez et celles que vous rejetterez ou ne comprendrez pas. Karrben Fethr, Considérations sur la Folie de la Politique Impériale. Après la leçon de Zanovar, puis celle de Korona, Shaddam IV avait le sentiment que les choses s’étaient finalement redressées. À présent, s’il pouvait trouver un moyen de stopper le flot régulier de Mélange d’Arrakis, il mettrait la main sur tout l’Imperium… Le Maître Chercheur Ajidica avait envoyé une nouvelle confirmation triomphale : l’amal avait passé tous les tests du protocole. À son communiqué était joint un message de Cando Garon, le commandant des Sardaukar, le fils du Bashar Suprême, confirmant toutes les déclarations d’Ajidica. L’Empereur n’aurait pu rêver meilleure nouvelle. Il était impatient que le Mélange synthétique entre dans sa pleine phase de production. Dès à présent. Il ne voyait aucune raison d’attendre plus longtemps. En grande tenue de Sardaukar gris et noir, avec jodhpur et chemise militaire à épaulettes, il était installé devant son fastueux bureau et regardait la projection holographique des débats du Conseil du Landsraad qui continuait ses auditions fastidieuses sur la légitimité de l’utilisation des atomiques contre Richèse. Il était évident que l’opposition n’avait pas assez de soutien pour une motion de censure ou même un vote de défiance. Pourquoi n’abandonnaient-ils pas ? Le Comte Fenring se montrait agité depuis son retour d’Ix, puis de Jonction, mais il s’inquiétait trop des réactions du Landsraad. Shaddam, quant à lui, ne s’en faisait nullement. Tout se passait bien. Dans son message, Ajidica avait de façon étrange ajouté quelques lignes pour s’enquérir de la santé du Ministre de l’Épice. Mais Hasimir était peut-être trop tendu et il avait besoin de regagner Arrakis… Shaddam leva la tête vers le Chambellan Ridondo qui venait d’entrer dans son bureau privé dans un état de nervosité extrême qui ne lui ressemblait guère. Ridondo ne se laissait impressionner que dans les circonstances les plus hermétiques de la politique. — Sire, il y a là un émissaire de la Guilde Spatiale qui insiste pour vous voir. Shaddam était agacé, mais il ne pouvait renvoyer l’émissaire, il le savait. Dans toute affaire concernant la Guilde, l’Empereur devait procéder avec prudence et doigté. — Pourquoi n’a-t-il pas pris rendez-vous ? Est-ce que la Guilde ne peut utiliser les Messagers Impériaux ? Il renifla pour dissimuler cet instant de désarroi. — Je… Je l’ignore, Sire, fit Ridondo. Mais il se trouve juste derrière moi. Un personnage de haute taille aux cheveux albinos qui s’achevaient en favoris au-dessus de ses pommettes s’avança d’un pas vif dans le bureau. Il ne déclina ni son nom ni son identité. Il s’installa avec désinvolture dans un fauteuil à suspenseur, et ainsi il parut encore plus grand, à cause de la taille particulière de son torse. Et il toisa l’Empereur. Shaddam prit un cure-dent parfumé en bois d’elacca et explora sa dentition. — Quel est votre titre, monsieur ? Êtes-vous le chef de la Guilde Spatiale ou simplement chargé de désencrasser les capots des moteurs ? Ou bien êtes-vous le Premier, le Président, le Leader ? Quel titre vous donnez-vous ? — Je ne vois pas en quoi cette question est pertinente. — Je suis l’Empereur d’un Million de Mondes, dit Shaddam tout en grattant frénétiquement ses dents. Je souhaiterais savoir si je suis en train de perdre mon temps avec un sous-humain. — Vous n’êtes pas en train de perdre votre temps, Sire. (Le front étroit du Guildéen, son menton plus large, lui conféraient une allure singulière. Et il avait un teint blafard.) La nouvelle ne s’est pas encore répandue, mais la Guilde a connu récemment deux désastres majeurs en perdant deux Long-courriers. L’un s’est écrasé sur Wallach IX et il n’y a eu aucun survivant parmi les passagers et l’équipage. Shaddam se redressa, surpris. — Et… l’École Bene Gesserit a-t-elle été endommagée ? — Non, Sire. Le Long-courrier s’est écrasé dans une région très écartée. Shaddam ne fit rien pour masquer sa déception. — Et vous dites qu’il y a eu deux accidents ? — Un autre Long-courrier s’est perdu dans l’espace lointain, mais le Navigateur est parvenu à le ramener à Jonction. Nos analyses préliminaires suggèrent que les deux désastres seraient dus à la présence d’un gaz de Mélange toxique dans les réservoirs de Navigation. Et puis, nous avons le troisième élément : l’un de nos Coordinateurs a consommé une grande quantité de Mélange dont nous avons retracé l’origine jusqu’à Beakkal. Nous avons donc confisqué tout ce qui restait du Mélange acheté à Beakkal et il s’est révélé empoisonné. Sa structure chimique est assez particulière, suffisamment en tout cas pour avoir pu provoquer ces incidents. Shaddam rejeta son cure-dent. Comment une planète perdue au fin fond de l’Imperium pouvait-elle livrer de l’épice « avariée », à moins que ses habitants ne l’aient contaminée eux-mêmes ?… Et c’est alors qu’il trouva. — Beakkal n’est pas censée vendre de l’épice. Vous auriez donc trouvé un autre stock clandestin ? À combien l’estimez-vous ? — Sire, une enquête est en cours. (Le Guildéen passa une langue absolument blanche sur ses lèvres décolorées.) En enquêtant sur des anomalies fiscales, nous avons découvert que le Premier Magistrat de Beakkal avait dépensé récemment plus, bien plus de Mélange que ce que sa trésorerie pouvait lui permettre. Il doit donc détenir une réserve. Shaddam se laissa gagner par un frisson de colère, puis d’espoir à l’idée d’une autre frappe de représailles. Mais quand donc les Grandes Maisons comprendraient-elles enfin ? — Monsieur, poursuivez vos investigations, et pour ma part, je vais m’occuper de résoudre le problème de Beakkal à ma façon. À vrai dire, il bouillait d’impatience. Il jubilait à cette idée. Mais, cette fois, il envisageait une réplique toute différente. Un bref instant, il se dit qu’il allait en parler à Hasimir Fenring, mais décida que la surprise était préférable. Pour tous. Anirul avait partagé un dîner agréable avec Jessica et ses filles. Elle était en train de songer qu’Irulan s’épanouissait en une jeune fille resplendissante, intelligente et cultivée, une parfaite Princesse… quand l’univers s’était refermé sur elle comme une bouche amère. Les voix étaient de retour dans sa tête, et même la présence bienveillante de Lobia, tout au fond d’elle, ne parvenait pas à les tenir à l’écart. Elle était tombée à genoux, haletante, avant de ramper jusqu’à sa chambre. Jessica l’avait soutenue et, dans son désarroi, elle avait appelé Yohsa, la Sœur Médicale. Margot et Mohiam étaient intervenues peu après. Après avoir rapidement examiné Anirul, Yohsa lui avait administré un puissant sédatif. À demi consciente, la Mère Kwisatz tremblait, la respiration oppressée, comme si elle venait de courir sur une très longue distance. Yohsa secouait la tête. Jessica demeura immobile, ouvrant de grands yeux apeurés, jusqu’à ce que Mohiam la chasse de la chambre. — Je sais que son cauchemar à propos du ver des sables est récurrent, dit enfin Margot Fenring. En cet instant même, elle se croit dans le désert. Mohiam observait la jeune femme en délire d’un regard dur. Pour elle, Anirul semblait se battre contre le sommeil, elle tentait de lui échapper de tout son être. Et parfois ses paupières se soulevaient péniblement. La Sœur Médicale déclara : — Je n’ai pas pu endiguer suffisamment le flux de l’Autre Mémoire. Les portes des autres vies d’Anirul se sont ouvertes avec violence dans son esprit. Il se pourrait qu’elle soit portée au suicide ou à toute autre forme de violence. Elle pourrait même devenir une violence dirigée contre vous, moi, ou Jessica. N’importe qui. Nous devons la surveiller de très près. 75 La règle fondamentale de l’univers est qu’il n’y a pas de neutralité, pas d’objectivité pure, aucune vérité Tleilaxu absolue qui ne soit divorcée des leçons pragmatiques acquises par l’application. Avant qu’Ix soit devenue une puissance réelle de l’invention et de la technologie, les scientifiques avaient pour routine de dissimuler leurs préjudices personnels derrière une façade faite d’objectivité et de la pureté de la recherche. Dominic Vernius, Les Travaux secrets d’ix. Le Premier Magistrat de Beakkal avait commis une faute. Une faute très grave. Six mois auparavant, les chercheurs – qui voulaient en ultime recours se procurer des échantillons génétiques des Atréides et des Vernius dans un ancien mémorial militaire – avaient soudoyé le Premier avec une quantité extravagante de Mélange qui n’apparaissait sur aucun registre officiel. En son temps, il avait trouvé l’idée excellente : il y avait là de quoi soutenir l’économie de Beakkal. Après l’attaque vengeresse du Duc Leto, le Premier Magistrat s’était mis à régler les dettes beakkali avec l’épice des Tleilaxu. De main en main, une certaine quantité était parvenue à la Guilde Spatiale… et c’est ainsi qu’un Coordinateur de Long-courrier avait été empoisonné. Ce qui avait déclenché une enquête dont les résultats avaient été transmis à l’Empereur en personne. Lorsqu’il avait lancé sa flotte Sardaukar sur Beakkal, Shaddam n’avait pas compris qu’ironiquement la planète ne possédait plus rien du stock clandestin de Mélange qu’elle était censée dissimuler. Et, plus ironiquement encore, le Premier Magistrat n’avait pas compris que les Tleilaxu ne l’avaient pas payé avec de l’épice authentique mais avec une cargaison d’épice synthétique non encore agréée… Un Long-courrier largua la Flotte Impériale à la station de transfert de Sansin, un astéroïde voisin qui était le moyeu commercial du système de Liabic, la primaire bleue dont Beakkal était l’une des planètes. Sous le commandement du Bashar Suprême Zum Garon, les lourds vaisseaux de guerre s’amarrèrent à la station de transfert : croiseurs, avisos, cuirassés et transporteurs de troupes, tous parés à s’abattre sur Beakkal en un déploiement de force absolue. Shaddam avait ordonné à ses Sardaukar de montrer sans équivoque leurs intentions… et de prendre leur temps. Quand les satellites qui protégeaient la planète jungle détectèrent l’approche des Impériaux, tous les systèmes d’alarme se déclenchèrent à l’unisson. Les Beakkali paniqués se réfugièrent dans les abris ou fuirent à la débandade dans les forêts profondes. Dans un effort futile, le Premier Magistrat ordonna à sa force militaire privée de lancer ses vaisseaux et de former un réseau d’interception sur orbite. Ce qui fut fait très vite, avec les quelques équipages disponibles. Des troupes de renfort se préparèrent à une défense au sol dans les différentes garnisons et l’on déterra des armes depuis longtemps inutilisées. Même les uniformes étaient anciens. — Nous avons été pris par surprise lors de l’attaque du Duc Leto Atréides, proclama le Premier dans un grand discours. Nous avons vu comment l’Empereur Shaddam a semé la destruction et la mort sur Zanovar et la lune de Richèse. (Il était conscient de la terrible frayeur de son peuple.) Mais nous ne nous terrerons pas lâchement, nous n’attendrons pas passivement d’être massacrés ! Il se peut que notre monde ne tienne pas devant un assaut des Sardaukar – mais nous allons le leur faire payer cher ! La Flotte Impériale quitta Sansin avec une lenteur menaçante. Fidèle à son habitude, le Bashar Suprême fit une brève annonce : — Par ordre de l’Empereur Shaddam IV, cette planète est mise en état de siège pour délit de détention clandestine de Mélange. Le blocus restera en place tant que le responsable du fief ne confessera pas ses crimes ou prouvera son innocence. Aucun ultimatum ne suivit. La flotte Sardaukar, dans ses lentes manœuvres, prolongea l’effroi de la population durant plus d’une journée. Durant laquelle le Premier Magistrat prononça cinq discours. Dans certains, il clama son indignation, dans d’autres, il implora la pitié face au courroux de Shaddam. Barricadés, le leader beakkali et les ministres du conseil discutèrent de la situation. Le Premier Magistrat, trapu, avec une moustache rousse et une barbe blonde fournie, était installé dans un siège surélevé, au milieu de la table de conférence. Il portait la toge verte de sa fonction et promenait parfois le regard autour de lui tout en parlant. Mais, la plupart du temps, ses yeux restaient dans le vide. À l’évidence, le désastre planait au-dessus de lui. Les ministres, eux, étaient en pantalon étroit blanc avec tunique assortie marqué au col des runes symbolisant leur identité ainsi que leur rang. — Mais nous n’avons plus de stock d’épice ! Tout s’est envolé ! protesta un ministre d’une voix âpre. Nous sommes accusés, mais l’Empereur n’est pas en mesure de prouver que nous en ayons jamais eu. Sur quoi se fonderait-il ? — Où est la différence ? remarqua un de ses collègues. Il sait ce que nous avons fait. En plus, nous aurions dû acquitter les taxes. Un pot-de-vin est considéré comme un revenu imposable. Le ton monta et les voix se firent aiguës sous la pression de l’émotion. — Si la Maison de Corrino est en quête d’impôts, est-ce que nous ne pourrions pas calculer la valeur du Mélange que nous avons reçu et leur proposer une amende importante ? En plusieurs échéances, bien entendu. — Mais l’édit sur la détention de stocks d’épice va bien au-delà de l’évasion fiscale. C’est le fondement de la coopération entre les Maisons, Grandes et Mineures. Cela interdit à une Maison de se montrer trop indépendante par rapport aux autres, trop dangereuse pour la stabilité de la CHOM. — Dès que les Sardaukar auront établi le cordon de blocus, nous serons condamnés à la famine. Nous ne sommes pas autonomes. Le Premier Magistrat sentait la peur monter et il se tourna vers le moniteur qui montrait la position de la Flotte Impériale en approche. — Monsieur, deux grands cargos viennent d’arriver à la station de transfert de Sansin, chargés de ravitaillement, annonça un ministre. Nous devrions peut-être les réquisitionner. Ils appartiennent à une obscure Maison Mineure et il n’y a pas à s’inquiéter. C’est sans doute notre dernière chance avant longtemps. — Oui, faites ça, dit le Premier Magistrat en levant la main pour ajourner la séance. Ce sera toujours ça de pris. À présent, voyons ce que nous pouvons faire pour trouver de meilleurs auspices. Peu avant l’arrivée de la redoutable flotte Sardaukar, les troupes beakkali investirent les deux cargos et les confisquèrent à la station de transfert sans aucune difficulté, comme deux beaux fruits bien juteux qui n’avaient attendu que d’être cueillis. Quand les forces Sardaukar se placèrent en orbite au large de Beakkal, elles n’attaquèrent pas les défenses locales. Le Bashar donna ordre à ses unités de se maintenir à distance tels des gardiens menaçants. Leur rôle était d’interdire à tout vaisseau l’accès à la planète et aux astéroïdes proches. Le Premier Magistrat était un homme émotif et le succès de l’opération lui rendit un peu de son énergie. — Nous pourrons attendre, déclara-t-il dans un autre discours, en public cette fois. S’il portait toujours sa toge verte, il s’était rasé la barbe en signe d’austérité. — Nous avons des vivres, nous avons de la main-d’œuvre et nous avons nos propres ressources. Nous avons été injustement accusés ! La foule applaudit mais l’anxiété était palpable. — L’Empereur devra attendre longtemps dans sa tombe avant que nous capitulions. Le leader beakkali leva le poing et la foule applaudit à nouveau. Les forces Sardaukar attendaient dans l’espace, formant un gigantesque nœud coulant de vaisseaux autour de l’équateur. 76 L’erreur, l’incident et le chaos sont les principes constants de l’univers. Annales Historiques Impériales. — Nous n’avons pas joué au bouclier-boule depuis des années, Hasimir, déclara Shaddam en se penchant sur la console, heureux d’avoir un point d’avance sur Fenring. Ils se trouvaient dans les appartements privés de l’Empereur au sommet du Palais Impérial. Distrait, le Comte s’écarta du jeu pour gagner le balcon. Durant ces dernières années, lui et Shaddam avaient mis sur pied de nombreux stratagèmes, et souvent pendant leurs parties de bouclier-boule… Par exemple, c’est en jouant qu’ils avaient eu l’idée de créer un substitut à l’épice. Maintenant qu’il était au fait de la trahison du Maître Chercheur Tleilaxu qui avait tenté de le faire assassiner par un Danseur-Visage, Fenring regrettait ce plan. Quant aux tests sur les Long-courriers, ils s’étaient révélés désastreux. Mais l’Empereur faisait la sourde oreille. — Tu imagines des choses, lui avait-il rétorqué. J’ai reçu un rapport de la Guilde elle-même. Ils ont découvert que l’épice empoisonnée provenait d’un stock illégal de Beakkal. Ils sont convaincus que cette substance insidieuse est la cause des récents accidents et non pas ton amal. — Mais comment peux-tu en être aussi sûr, mmm ?… La Guilde ne révélera pas les noms des deux Long-courriers qu’elle vient de perdre. Je trouve assez suspect que deux unités géantes soient victimes d’incidents traumatiques après que j’ai… — Quel lien pourrait-il y avoir entre Beakkal et les recherches d’Ajidica sur l’amal ? (Shaddam était exaspéré.) Aucun ! Les rapports triomphants du Maître Chercheur ainsi que les assurances répétées du Commandant Cando Garon l’avaient totalement convaincu de la fiabilité du Mélange synthétique. — Est-ce que personnellement, lors de tes inspections aux laboratoires des Tleilaxu, tu aurais seulement entrevu la preuve que l’amal ne soit pas aussi efficace que le prétend Ajidica ? — Non… mon Prince. — Alors, Hasimir, cesse de te chercher des excuses et laisse-moi jouer. La machine se remit à bourdonner et l’Empereur prit une tige de guidage. La boule rebondit et crépita dans le labyrinthe complexe des composants. Shaddam marqua un autre point et rit. — Tiens, je te mets au défi de faire mieux. Il y eut un éclair nouveau dans les yeux de Fenring. — Ah, Shaddam, tu t’es entraîné, hein ? Les problèmes impériaux ne suffisent donc pas à t’occuper ? — Hasimir, ne sois pas mauvais joueur ! — Sire, tu sais que je n’ai pas encore perdu. Les aurores pastel s’ouvraient et ondulaient dans le ciel de nuit. L’Empereur avait récemment ordonné le lancement de satellites qui avaient répandu un gaz rare qui était ionisé par les photons des vents solaires, avivant ainsi les couleurs qui ondoyaient sur le fond des constellations. Shaddam se plaisait à jouer avec le ciel. Fenring revint à la console. — Je suis heureux que tu n’aies pas choisi de ravager Beakkal comme Zanovar. Un siège est plus approprié étant donné que la preuve de leur culpabilité n’était pas assez… évidente pour une réponse plus violente. Très probablement, Beakkal a déjà dépensé son stock pour d’autres choses. — La simple évidence est suffisante, surtout si l’on considère la contamination qui explique sans doute les deux catastrophes des Long-courriers. (Shaddam désigna la console de jeu, mais Fenring ne semblait pas vouloir jouer.) Le fait qu’ils aient dépensé leur réserve illicite ne signifie pas qu’ils n’aient pas enfreint les règlements impériaux. — Hmm… Mais si tu ne récupères pas une quantité suffisante d’épice, tu ne pourras pas céder leur part à la CHOM et à la Guilde comme d’habitude. Ce n’est pas un bon investissement de violence, mmm ?… Shaddam souriait. — Donc, tu comprends maintenant pourquoi j’ai dû me montrer bien plus subtil dans ce cas. Il y avait de l’inquiétude dans les grands yeux sombres de Fenring, mais il s’abstint de faire le moindre commentaire sur la subtilité de son ami d’enfance. — Et ce blocus va durer combien de temps ? Tu leur as fait comprendre, tu leur as fichu une frousse bleue. Qu’est-ce qu’il te faut encore ? — Ah, Hasimir ! Regarde et apprends. (Shaddam fit le tour de la table comme un gamin excité.) Bientôt, il sera évident que ce blocus est essentiel. Je ne le fais pas seulement pour que la Maison de Beakkal ne recouvre plus de ravitaillement. Non, ça va plus loin. Je ne détruirai pas leur monde. Je vais les laisser faire. Fenring était de plus en plus inquiet. — Peut-être que… euh… tu aurais dû me consulter avant de déclencher ces plans… Votre Altesse ?… — Je suis capable d’échafauder des plans superbes sans ton aide. Fenring n’était certes pas d’accord, mais il décida de ne pas argumenter. L’air pensif, il retourna à la console de jeu, lança une autre boule, manipula les tiges avec ses doigts habiles, et, intentionnellement, inscrivit un score très faible. Le moment était venu de démontrer ses capacités supérieures à l’Empereur. D’un ton excité, Shaddam poursuivit : — Quand mes Sardaukar ont prévenu Beakkal que le blocus était imminent, le Premier Magistrat a envoyé des vaisseaux sur Sansin pour récupérer du ravitaillement. Comme un pirate, il a réquisitionné deux cargos qui se trouvaient au point de transfert. Je savais qu’il allait faire ça. Fenring pianota sur la table, surpris que Shaddam ne saute pas sur la console. — Et tu l’as laissé embarquer assez de vivres pour que Beakkal tienne pendant six mois. C’est une façon plutôt absurde d’assiéger une planète, non ? — Il est tombé dans le piège. Il va bientôt comprendre quel était le plan réel. Ça oui, très bientôt. Fenring attendait. — Parce que, malheureusement, les cargaisons qu’il a volées sont constituées de céréales et de vivres déshydratés… mais contaminés. Un prêté pour un rendu, si l’on considère ce qu’ils ont fait avec l’épice de la Guilde. Fenring cilla. — Contaminés ? Mais avec quoi ? — Eh bien, avec un terrible agent biologique que je m’apprêtais à faire étudier sous des conditions contrôlées sur une lointaine planète. Pour des raisons de sécurité, cette cargaison n’avait pas de marquage et voyageait dans des vaisseaux anonymes. Fenring eut un long frisson, mais Shaddam était totalement ravi et fier de son astuce. — Le Premier Magistrat a volé cette cargaison et l’a ramenée sur Beakkal. L’agent biologique va défolier la jungle équatoriale. Les plantations vont flétrir et périr et il n’y aura plus que des squelettes d’arbres dans les forêts. Dans quelques jours, nous constaterons les effets. Quelle tragédie… Fenring considérait déjà que l’utilisation des atomiques sur Korona, avec pour résultat la cécité de milliers de Richèsiens, c’était aller trop loin. Même selon ses principes moraux. Et là, c’était tout un écosystème planétaire qui était en péril ! — Je suppose que cette décision est irréversible ? — Tout à fait. Et par bonheur, mon cordon de Sardaukar est en place et ils pourront faire respecter strictement la quarantaine. Nous ne pouvons permettre que cette malheureuse épidémie gagne les planètes innocentes, n’est-ce pas ? (Shaddam partit d’un grand rire cruel.) Tu vois, Hasimir, j’ai réussi à être plus malin que toi ! Fenring faillit grommeler. L’Empereur semblait réagir un peu plus vite. Mais à contresens. Le Premier Richèsien Ein Calimar regarda avec soulagement les vaisseaux du Duc Leto se poser sur le spatioport du Centre de la Triade. Ils apportaient les secours d’urgence pour les victimes de l’explosion de Korona. Il pensait avoir pleuré toutes les larmes de son corps. Les équipages Atréides débarquaient des médicaments coûteux mais aussi des produits marins de Caladan et du riz pundi. Richèse n’était pas un monde particulièrement pauvre, mais la destruction de la lune artificielle – sans parler de l’effondrement du projet d’invisibilité Holtzman et de l’annihilation de tout le stock de miroirs – avait été un désastre économique inouï. Le vieux Comte Richèse, entouré de sa tribu d’enfants et petits-enfants, se rendit dans la galerie du spatioport pour accueillir en grande cérémonie les équipages des vaisseaux de ravitaillement. Quatre de ses filles et un de ses petits-fils étaient devenus aveugles lors de la pluie de miroirs, et son neveu Haloa Rund était mort sur Korona. Sa famille serait parmi les premières à bénéficier des secours. Le Comte était superbe dans sa toge d’État, alourdie par les dizaines de médailles (plus quelques bibelots fabriqués en famille). Il leva les mains et déclara : — C’est avec une gratitude profonde que nous acceptons l’aide de notre petit-fils le Duc Leto Atréides. C’est un homme noble au cœur généreux. Sa mère me l’a toujours dit. Son visage se plissa en un immense sourire de gratitude et des larmes ruisselèrent de ses yeux rougis par le chagrin. En quelques heures, des centres de distribution furent édifiés avec des modules préfabriqués et des tentes tout autour du Centre. Les soldats Atréides maintenaient la foule et filtraient les patients qui avaient besoin de soins d’urgence. Le Premier Calimar, installé dans un jardin en terrasse, surveillait les opérations tout en évitant le contact avec les forces de secours. Le Duc Leto faisait de son mieux et il l’en remercierait. Mais, pour Calimar, les Atréides intervenaient trop tard pour qu’il les considère comme de vrais sauveurs. Les Tleilaxu étaient arrivés les premiers. Car les marchands d’organes avaient débarqué sur Richèse peu après la pluie catastrophique de fragments de miroirs, amenant avec eux des cargaisons d’yeux artificiels. La démarche était opportuniste, mais les sorciers de la génétique avaient quand même été les bienvenus. Ils apportaient plus que de la consolation, plus que de l’espoir : ils redonnaient la vue à ceux qui l’avaient perdue. Par habitude, Calimar mit ses lunettes d’or. Elles ne lui étaient pas réellement nécessaires, mais leur présence le réconfortait. Il porta à nouveau son regard vers les troupes Atréides qui s’activaient au déchargement des vaisseaux. Il savourait les moindres détails grâce à ses nouveaux yeux Tleilaxu. Des yeux de métal… 77 La vie de chaque jour est souvent semée de ruines. Mais malgré tout, il nous faut voir au-delà du désastre la splendeur qui fut autrefois. Dame Shando Vernius. Liet, avec ses hommes, s’était abrité dans les crevasses fraîches d’un rocher. Il observait à la jumelle une cuvette de sel. Sous la lumière torride, des ondes couraient sur la surface poudreuse de gypse, suscitant des mirages. Il passa ses jumelles au Fremen qui se trouvait à son côté et continua d’observer à l’œil nu. À l’heure précise du rendez-vous, un ornithoptère noir surgit dans le ciel, trop haut pour qu’ils puissent entendre le ronronnement de ses ailes d’insecte mécaniques. Il se posa dans un nuage furieux de poussière et de sable. Liet vit que la marque du ver géant ne figurait plus sur son capot. Il eut un sourire tranquille. Ailric a décidé que la Guilde ne jouait plus. Du moins, pas à des jeux trop évidents. Le sifflement des moteurs mourut. Il n’avait rien remarqué d’inquiétant sur l’appareil et se tourna vers ses hommes qui approuvèrent en silence. L’avant de l’orni s’ouvrit, l’échelle de coupée se déploya et Liet et ses commandos se dressèrent en époussetant leurs distilles. Comme à l’accoutumée, deux Fremen portaient la litière chargée de Mélange, le produit de plusieurs ghanima, des prises de guerre de l’assaut de Camp Bilar. Ils avaient réussi à rassembler la quantité extravagante qu’avait exigée la Guilde. Lorsque le véhicule à roues descendit la rampe, ils virent que l’envoyé difforme de la Guilde portait un distille taillé sur mesure, visiblement conçu par des artisans peu doués et qui ne lui allait pas très bien. Le postérieur d’Ailric, serré dans un costume gris et strict, pendait lamentablement sur les replis confus de son corps atrophié. Le Guildéen n’avait pas conscience de son apparence ridicule. Au contraire, il s’avançait vers les Fremen avec l’assurance d’un habitant endurci du désert. Il ôta son masque facial d’un geste théâtral et annonça : — On m’a ordonné de demeurer sur Arrakis un certain temps puisque les voyages en Long-courriers sont de plus en plus… risqués. Liet ne répondit pas : les Fremen évitaient les railleries gratuites. Ailric se redressa et prit une attitude plus digne. — Je ne pensais pas vous revoir, demi-Fremen. Je pensais que vous auriez cédé votre place à un homme du désert pur-sang pour être l’intermédiaire entre votre peuple et nous. Liet sourit. — Je devrais peut-être prendre votre eau pour ma tribu et laisser la Guilde choisir un autre représentant. Qui ne me lassera plus avec ses insultes. Le regard d’Ailric se fixa sur la litière que les Fremen venaient de déposer à côté de l’ornithoptère. — Tout est là ? — Jusqu’au dernier gramme. Selon votre demande. Ailric se rapprocha encore. — Dites-moi, demi-Fremen, comment il se fait que le modeste peuple du désert puisse fournir autant ? Liet n’était certainement pas décidé à révéler à un hors-monde que les Fremen récoltaient eux-mêmes de l’épice tout en dérobant les moissons des suzerains Harkonnens. — Disons que c’est par la grâce de Shai-Hulud. Le rire du Guildéen éveilla des échos dans sa boîte vocale. Ces Fremen disposent sans doute de ressources cachées que nous n’avons jamais soupçonnées. — Et comment vous arrangerez-vous pour le prochain paiement ? — Shai-Hulud y veillera. Ainsi qu’il le fait toujours. (Sachant que la Guilde ne tenait pas à perdre cette ressource lucrative, Liet ajouta :) Mais sachez bien que nous ne tolérerons plus d’autre augmentation de cette dîme. — Ces nouvelles dispositions nous satisfont, demi-Fremen. Liet se frotta le menton d’un air pensif. — Bien. En ce cas, je vais vous faire une révélation de très grande importance pour la Guilde Spatiale, et qui ne vous coûtera rien. Vous pourrez l’utiliser à votre gré. L’impatience et la curiosité illuminèrent les yeux rectangulaires du Guildéen. Liet ménagea une pause pour accroître la tension. Dans une tentative maladroite pour frapper les Fremen, Rabban la Bête avait anéanti trois misérables hameaux à la lisière du Mur du Bouclier. Même si les Fremen considéraient souvent avec dédain les hommes des cuvettes et des grabens, ils restaient des habitants du désert dont l’honneur ne pouvait tolérer de tels outrages. Les victimes n’étaient pas de vrais Fremen, mais elles étaient innocentes. Et Liet Kynes, l’Abu Naib de toutes les tribus, allait entamer sa vengeance contre le Baron et son atroce neveu. Avec l’appui de la Guilde Spatiale. Il savait exactement comment Ailric allait réagir quand il acheva : — Les Harkonnens ont engrangé des stocks énormes d’épice sur cette planète. L’Empereur n’en sait rien, pas plus que la Guilde. Le Guildéen inspira bruyamment. — Oui, c’est très intéressant. Et comment se procure-t-il autant d’épice ? Nous contrôlons de près ses exportations. Nous savons avec précision quelles sont les récoltes des équipes de moissonnage des Harkonnens, et les quantités qui quittent cette planète. La CHOM n’a constaté aucune anomalie. Liet lui adressa un sourire provocant. — Les Harkonnens doivent être plus malins que la Guilde ou la CHOM, je pense. — Et où se trouveraient ces stocks ? aboya le Guildéen. Nous devons les signaler sans tarder. — Les Harkonnens les déplacent fréquemment pour dérouter les recherches. Néanmoins, il suffirait d’un effort minime pour mettre la main dessus. Ailric réfléchit en silence dans la lumière éblouissante du désert. Chacun dans l’univers savait qu’Arrakis était la source unique de l’épice. Et si les Harkonnens étaient à l’origine de la contamination qui avait causé les deux catastrophes de Long-courriers et empoisonné plusieurs Guildéens sur Jonction même ? — Nous allons enquêter à ce propos, déclara-t-il. Il ne s’était montré à aucun moment comme un interlocuteur agréable, mais il semblait plus tendu qu’avant, plus irritable. Il surveillait les hommes qui chargeaient le Mélange à bord de l’orni noir : une véritable fortune qui valait que l’on coure certains risques. Il était décidé à tester lui-même cette livraison pour s’assurer de sa pureté. La commission qu’il touchait pour superviser la dîme des Fremen compensait le désagrément qu’il éprouvait à se trouver sur ce monde infernal. Liet ne chercha pas à prolonger la conversation. Il se détourna brusquement et s’éloigna avec ses hommes. 78 Il y a ceux qui envient leurs seigneurs, ceux qui visent le pouvoir, le Landsraad, l’accès facile au Mélange. De tels gens ne comprennent pas à quel point il peut être difficile pour celui qui gouverne de prendre des décisions simples. L’Empereur Shaddam Corrino IV, autobiographie inachevée. Durant toutes les années où il avait servi la Maison des Atréides, jamais Thufir Hawat n’avait paru aussi perturbé. Il n’avait de cesse de jeter des regards en coulisse aux serviteurs et aux cuisiniers qui vaquaient à leurs tâches de la soirée. — Mon Duc, cette situation est très grave. Nous devrions peut-être discuter des questions de stratégie dans un endroit plus privé, non ? Ils étaient au milieu de l’animation bruyante des cuisines, immergés dans les odeurs d’aromates, de pain chaud, de sauces frémissantes. Un grand feu brûlait dans la cheminée, repoussant la froidure des grands murs de pierre. — Thufir, si je dois m’inquiéter de la présence d’espions Harkonnens jusque dans les cuisines du Castel, alors nous ne devrons pas toucher au dîner. Les chefs et les boulangers étaient en tunique à manche courte et en tablier et ne se souciaient guère du conseil de guerre, tant ils se concentraient sur les préparatifs du repas. Le Mentat ne s’était pas déridé et il parut même prendre au sérieux la réflexion ironique de Leto. — Mon Duc, je vous ai conseillé depuis longtemps d’utiliser un goûte-poison avant chaque plat. Comme d’habitude, Leto éluda la proposition d’un geste. Il s’était arrêté devant une longue table à gouttières où de jeunes apprentis s’activaient à écailler et vider une dizaine de poissons-papillons péchés le matin même. Il hocha la tête, satisfait. Puis se dirigea vers une jeune servante qui triait des champignons frais et des herbes. Elle lui fit un sourire timide mais enjôleur auquel il répondit par un regard amusé et complice. Elle rougit avant de revenir à sa tâche. Duncan Idaho suivait les deux hommes. — Il faut envisager toutes les hypothèses possibles dans l’ensemble du plan, Leto. Si nous faisons le mauvais choix, nous condamnerons nos gens à une mort certaine. Leto affronta son Mentat et son Maître d’Escrime avec un regard de silex. — Alors, nous devons faire le mauvais choix. Est-ce que notre Messagère est revenue de Jonction ? Nous avons d’autres informations ? Duncan secoua la tête. — Tout ce que nous savons de certain, c’est que le Long-courrier sur lequel Gurney et le Prince voyageaient a été détourné pendant un certain temps avant de retourner à la base planétaire de la Guilde. Tous les passagers ont débarqué et ont été retenus pour être interrogés. La Guilde n’a pas dit s’ils ont tous pu repartir pour leur destination initiale. Hawat grommela : — Donc, il se pourrait qu’ils soient encore bloqués sur Jonction, alors que nous espérions qu’ils atteignent Ix en un peu plus d’un mois. Ils ont été retardés et, d’ores et déjà, cela ne cadre plus avec notre plan. — Les plans se déroulent rarement comme prévu, Thufir. Mais si nous abandonnions chaque fois que ça se passe, nous n’arriverions à rien. Duncan sourit. — L’un de mes Maîtres de Ginaz disait à peu près la même chose. Thufir plissa ses lèvres rougies par le sapho. — C’est vrai, mais nous ne pouvons nous reposer sur des aphorismes. Il y a trop de vies en jeu. Nous devons prendre la décision la plus juste. Non loin de là, les mitrons manipulaient des miches de pain frais avec un soin jaloux, les beurraient avant de les semer de graines de génépi comme s’ils décoraient une couronne royale. Leto ne pensait pas qu’ils jouaient la comédie en sa présence : ils étaient toujours aussi méticuleux et amoureux de leur métier. Jessica n’était plus là, ainsi que Rhombur et Gurney. Autant d’absences qui l’incitaient à se raccrocher à la vie quotidienne. Leto passait des heures à rencontrer ses sujets, à se plonger dans les tâches diverses dévolues à un Duc. Il s’était même rendu sur Richèse pour aider les victimes du raid impérial. En dépit des plans aussi vastes que secrets qui tissaient une trame complexe autour de l’Imperium, il s’efforçait de rassurer les gens du Castel en leur prouvant que la vie sereine de Caladan n’était pas menacée. — Revoyons les scénarios, dit Thufir Hawat. (Il ne fit pas part de son opinion dans l’instant, il la réservait pour les discussions qui ne manqueraient pas de suivre.) Supposons que Rhombur et Gurney n’atteignent pas Ix et qu’ils se trouvent donc dans l’impossibilité de fomenter une révolte intérieure comme nous l’espérions. Dans cette hypothèse, si les éléments Atréides engagent prématurément une attaque de front, les défenses Tleilaxu ne seront en rien affaiblies et nos troupes seront massacrées. Leto acquiesça. — Thufir, crois-tu que je n’aie pas conscience de cela ? — D’un autre côté, que se passera-t-il si nous différons notre riposte ? Il est possible que Rhombur et Gurney soient en ce moment même en train de contacter les opprimés d’Ix. Sachant exactement notre programme d’offensive, supposons que les Ixiens se soulèvent en masse et affrontent les usurpateurs en s’appuyant sur des renforts Atréides… qui pourraient bien ne pas arriver comme prévu ? Duncan semblait agité. — Dans ce cas, ils se feront massacrer. De même que Gurney et Rhombur. Leto, nous ne pouvons pas les abandonner. Pensif, Leto observa ses deux conseillers. Ils le suivraient quel que soit la stratégie qu’il préconise. Mais comment choisir ? Il regarda une matrone de cuisine qui préparait amoureusement un fond de pâte brisée. Il se rappela que c’était un des desserts préférés de Rhombur au temps où il avait été un homme à cent pour cent. Il sentit les larmes lui piquer les yeux et sut alors qu’il tenait la réponse. — Mon père m’a appris ceci, fit-il en revenant à ses deux conseillers. Si je me trouve devant un choix difficile, je dois suivre le chemin prescrit par l’honneur sans me préoccuper de toute autre considération. Il se tut, immobile, le regard de nouveau perdu dans le spectacle fébrile et fascinant des cuisines, conscient de toutes les choses qui dépendaient de sa décision. Mais pour un Duc Atréides, il n’existait pas d’alternative dans cette circonstance. — Je dois tenir les promesses que j’ai faites au Prince Rhombur et donc à tout le peuple d’Ix. Je ne peux les renier. Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour gagner. Il se retourna brusquement et entraîna Thufir et Duncan hors des cuisines. Ils avaient encore beaucoup à faire. 79 Survivre exige de l’adaptabilité et de l’énergie ainsi que la connaissance de ses limitations. Vous devez apprendre ce que votre monde vous demande, ce qu’il exige de vous. Chaque organisme joue son rôle dans le maintien de l’écosystème. Chacun a sa niche. Liet Kynes, Planétologiste Impérial. Jonction était le quartier général de la Guilde Spatiale mais aucun de ceux qui visitaient ce monde n’aurait souhaité y vivre. — Je ne sais pas combien de temps encore je vais supporter cette attente, gronda Rhombur. Nous devrions être déjà sur Ix ! En compagnie de Gurney, il arpentait une prairie d’herbe noire dénudée, à l’écart des secrets de la Guilde, des majestueux débarcadères des Long-courriers et des hangars de maintenance. Ils étaient dans une aire de récréation et Rhombur avait un moment pensé qu’il s’agissait d’une section écartée de l’école des Navigateurs, mais nul n’avait répondu à ses questions. La clarté du soleil, en plein midi, était timide et brouillée. Malgré toutes leurs revendications et les promesses de rémunération, les deux agents des Atréides avaient été dans l’incapacité d’envoyer un message à Caladan. La Guilde avait isolé totalement les passagers du Long-courrier et les traitait en prisonniers comme si elle voulait étouffer toute information à propos du vaisseau naufragé et du Navigateur mort. Il était fort probable que le Duc Leto ignorait tout de cette situation et qu’il devait supposer que ses deux hommes se trouvaient dans les profondeurs d’Ix, qu’ils avaient même déjà pris contact avec la population révoltée. La Maison des Atréides devait compter sur eux. Mais si Rhombur ne parvenait pas à les dégager de cette situation, ils pouvaient au contraire représenter un danger sérieux pour les forces Atréides. Sous l’effet de cette agitation mentale, la démarche du Prince cyborg se fit spasmodique. Gurney perçut le cliquetis de ses éléments mécaniques. Des centaines de passagers du Long-courrier étaient regroupés sur les prairies d’herbe noire et leurs plaintes et leurs protestations se mêlaient. Mais ils étaient prisonniers de Jonction jusqu’à ce que la Guilde décide de les libérer. Il était impossible de s’évader de la planète. Gurney cita la Bible Catholique Orange : — « Ce n’est qu’avec de la patience qu’on apprend à connaître Dieu. » Ils n’ont aucun motif légal de nous retenir plus longtemps. L’enquête doit être terminée depuis longtemps. — Mais qu’espèrent-ils donc apprendre de passagers isolés ? fit Rhombur. Pourquoi ne nous laissent-ils pas contacter Leto ? Qu’ils aillent au diable ! — Si vous pouviez transmettre un message, est-ce que vous diriez à votre Duc de différer l’assaut ? demanda Gurney à brûle-pourpoint. — Jamais, Gurney. (Rhombur scruta la prairie morne.) Mais je souhaite être là quand ça se passera. Il faut que notre plan marche. Même si le Prince avait joué le rôle du héros dans le désastre du Long-courrier, les représentants de la Guilde traitaient les deux hommes comme des passagers ordinaires, ils faisaient partie d’une cargaison humaine qui serait transférée sur un autre vaisseau qui les emmènerait enfin à destination (et, espéraient-ils, avec une capsule de combat camouflée intacte). Il y avait un mois qu’ils étaient confinés sur le monde austère de la Guilde. On les avait interrogés sur les moindres événements du voyage. Les Guildéens semblaient très préoccupés de connaître la source du Mélange toxique, mais Rhombur et Gurney n’avaient pas le moindre indice à leur fournir. En signe de protestation, ils avaient refusé de se raser. Gurney affichait une barbe pâle et touffue au-dessus de sa cicatrice, alors que celle de Rhombur était plus dense et plus longue sur le côté humain de son visage, ce qui lui permettait de s’en vanter en plaisantant. Le bâtiment où l’on avait logé les passagers en transit abritait un curieux mélange de cellules fermées par des barreaux, de bureaux banals et de studios d’habitation. Des caméras discrètes avaient été installées un peu partout et chacun savait que les Guildéens observaient jour et nuit. Tous les bâtiments de ce secteur semblaient anciens et portaient les traces de multiples réparations. Ils avaient été conçus uniquement pour leur fonctionnalité et étaient dépourvus de toute décoration. Une voix ronronna soudain dans les enceintes invisibles : — Tous les passagers sont désormais libres. Veuillez vous rendre au terminal central de traitement afin de prendre des dispositions pour le transport jusqu’à votre destination initiale. (Une hésitation et la voix ajouta, comme une dernière formule oubliée au bas d’un script :) Nous sommes désolés du dérangement que nous avons pu vous causer. — Je vais aller m’assurer qu’ils chargent bien notre capsule, dit Gurney. Même si je dois la porter sur mes épaules. — Je crois que je suis mieux équipé pour ce genre d’effort, mon ami. Rhombur s’avança à longues foulées mécaniques vers le terminal, bien décidé à entamer enfin la vraie bataille. La Bataille pour Ix allait enfin commencer. 80 Les Tleilaxu sont de viles créatures qui ont émergé en rampant des sombres profondeurs du pool génétique. Nous ne savons pas ce qu’ils font en privé, nous ignorons même ce qui les motive. Rapport privé à l’Empereur (anonyme). Depuis des semaines, C’tair Pilru et Cristane opéraient ensemble dans les passages souterrains de Vernii. Ils composaient un couple redoutable : elle, musculeuse, déterminée et concentrée, redoutable Sœur androgyne qui n’avait d’égal que C’tair, avec sa haine véhémente pour les Tleilaxu. Riche de tout ce qu’il avait appris durant toutes ces années, comment éviter, épier et frapper les usurpateurs, C’tair avait été un bon professeur. Avec lui, elle avait appris à trouver la nourriture et les refuges, car il n’avait pas son pareil pour s’évanouir dans des labyrinthes où jamais les Tleilaxu et les Sardaukar ne se risquaient. Cristane apprenait vite et C’tair savait maintenant que les mains du faux garçon Bene Gesserit étaient des armes létales. La mission de Cristane était avant tout d’obtenir des informations sur les recherches des Tleilaxu – plus particulièrement sur le mystérieux Projet amal et son rapport avec le Mélange. Mais elle ne perdait jamais une occasion d’accompagner C’tair dans ses raids. — Tu as vu quelque chose dans le pavillon spécial, lui dit-elle un jour. Il faut que j’y pénètre pour essayer d’apprendre ce que les Tleilaxu y expérimentent. C’est l’objet essentiel de ma mission. Un soir, dans un tunnel presque obscur, ils avaient capturé un Tleilaxu et lui avaient demandé ce qui se passait dans le complexe de laboratoires interdit. Même avec les techniques les plus dures et les plus sophistiquées du Bene Gesserit, le Tleilaxu ne leur avait rien avoué… sans doute parce qu’il ne savait rien. Avec une efficacité toute professionnelle, dégoûtée, Cristane l’avait tué. Plus tard, C’tair avait lui-même exécuté un fonctionnaire du laboratoire. Il s’était demandé sur le moment s’ils ne devaient pas commencer à faire le compte de leurs points respectifs. Avec cette jeune femme à son côté et la certitude que le Prince Rhombur allait venir, C’tair ne connaissait plus de limite. Au fond de lui, quelque chose s’était définitivement engourdi, fermé, et les flammes extérieures de la vengeance seules le maintenaient en vie. Il savait que son frère D’murr était mort. Cristane lui avait raconté le désastre de Wallach IX et la disparition du second Long-courrier de classe Dominic dans l’espace inexploré. Avec un frisson, il se souvint du dernier contact tellement étrange qu’il avait eu avec son frère Navigateur, son cri inhumain de désespoir et d’angoisse. Et puis, plus rien. Depuis, il portait un poids glacé dans son cœur, le sentiment de la perte définitive d’une moitié de lui-même… Une nuit, étendu sur une paillasse dans un de ses abris blindés, il ne réussit pas à trouver le sommeil, agité par le chagrin et le regret de tout ce qu’il avait perdu à jamais. Cristane, tout près de lui, semblait plongée dans une transe de méditation. Mais il entendit soudain sa voix dans l’obscurité. — Nous autres les Bene Gesserit, nous sommes entraînées à ne pas montrer notre émotion, mais je sais que tu souffres, C’tair. Nous avons tous souffert la perte de ceux que nous aimions. J’ai passé mon enfance sur Hagal et j’ai été très tôt orpheline. Mon beau-père m’a fait du mal, il a abusé de moi… et les Sœurs ont passé des années à panser mes plaies, à effacer mes cicatrices, à faire de moi ce que je suis maintenant. Sa voix était tendue : jamais encore elle n’avait parlé de ça à un homme. Elle ne comprenait pas pourquoi mais, pour la première fois de sa vie, elle voulait que quelqu’un sache. Quand il vint sur sa couche, elle le laissa passer le bras autour de ses épaules roidies. C’tair lui-même n’était pas certain de ses intentions, mais il y avait si longtemps qu’il n’avait pas baissé sa garde, même un bref instant. Cristane était apaisante, sa peau était douce, sensuelle, mais il s’efforça de ne pas y penser. Elle aurait pu le séduire aisément, mais elle ne fit rien pour ça. — Si nous réussissons à pénétrer dans le pavillon, y a-t-il une chance de sauver Miral ? demanda-t-il enfin. Ne serait-ce que pour mettre un terme à ses souffrances ? — Oui… mais ce qui va être le plus dur, c’est d’entrer. Elle l’embrassa, fugacement, sèchement, mais les pensées de C’tair se concentraient déjà sur Miral et leur éphémère relation avant qu’elle lui soit cruellement arrachée… Cristane se faufila furtivement jusqu’au portail sous haute protection. Au-delà des barrières à bioscanners, elle découvrit la galerie centrale du complexe, avec ses passerelles qui couraient dans les hauteurs du plafond, et ses alignements de cuves. Elle savait que si elle parvenait à se glisser dans le pavillon, elle devrait tuer sa Sœur en Bene Gesserit afin d’abréger ses souffrances. C’tair s’était déguisé en Tleilaxu et il avait appliqué sur la peau de Cristane, sur son visage et ses mains, des composés chimiques qui lui donnaient l’apparence d’un homme à la peau grisâtre. — Voilà, lui avait-il dit, satisfait, tu es aussi répugnante que n’importe lequel d’entre eux. Fort heureusement, les quelques personnes qu’elle avait rencontrées dans les couloirs ne lui avaient posé aucune question. Si elle parvenait à imiter l’accent guttural des Tleilaxu, elle ne connaissait que quelques mots de leur mystérieux langage. Elle se concentra sur ses dons biochimiques pour régler son organisme afin que le scanner grossier de la barrière l’identifie comme Tleilaxu. Elle inspira à fond et se détendit pour franchir enfin le champ énergétique. Elle sentit le picotement du sondage cellulaire. Cela cessa très vite et elle passa de l’autre côté. Rapide et furtive, elle s’élança dans la bonne direction, celle des cuves bizarres et atroces où les Tleilaxu avaient enfermé des corps de femmes destinés à leurs expériences. Un relent de Mélange aigre et de chair meurtrie parvint à ses narines. Et tout à coup, une sonnerie d’alarme retentit. Derrière elle, la barrière bioscan clignotait en orange. Cristane se dit qu’elle avait réussi brièvement à tromper les unités de filtrage mais qu’elle était maintenant prise au piège dans le pavillon. Elle s’élança entre les cuves, enregistrant les visages éteints des femmes, et découvrit enfin la forme inerte de Miral Alechem. Derrière elle, des voix excitées se répondaient et des bruits de course lui parvenaient. L’instant d’après, elle capta les échos lourds des bottes des Sardaukar, puis des ordres aboyés. — Pardonne-moi, ô ma Sœur, murmura Cristane en insérant une feuille d’explosif sous une omoplate de Miral, sous les tubes et les cathéters de soutien vital. Puis, très vite, elle plongea entre les cuves axolotl, surgit dans une autre travée et se mit à courir éperdument. Elle ne voulait plus voir toutes ces femmes, tous ces visages figés dans une éternité de souffrance… Et elle se retrouva devant un cordon de Sardaukar. Elle partit dans une autre direction en semant derrière elle des plaques d’explosif à détonation rapide. Mais c’était un effet de diversion désespéré, elle le savait. Elle se prépara à un combat à mort contre les Sardaukar, certaine qu’elle réussirait à en tuer plusieurs. C’tair aurait été fier d’elle. Un trait de paralyseur la cueillit entre les épaules et l’envoya rouler dans un craquement douloureux de nerfs déchirés. Elle retomba violemment sur le dos et resta paralysée… Les soldats de l’Empereur se rapprochaient d’elle quand l’explosion retentit enfin, lacérant toute une section de cuves axolotl, effaçant dans l’éternité Miral Alechem, Sœur espionne héroïque du Bene Gesserit. Les flammes dévoreuses couraient entre les colonnes de fumée noire, mais bientôt le brouillard chimique des extincteurs tournoya dans la salle et, tétanisée, Cristane, ne discerna plus que quelques rares détails. Puis un Maître Tleilaxu se pencha sur elle. Il avait des yeux noirs de rongeur prédateur. Il vibrait de rage. — Vous avez détruit ma meilleure cuve axolotl, celle dont j’avais besoin pour… Cristane avait été éduquée dans tous les arts du Bene Gesserit et elle comprenait suffisamment le langage des Tleilaxu et ses tonalités pour arriver à des déductions certaines en voyant leurs visages grisâtres. Ce qui compléta les détails qui lui manquaient encore. — Quatre cuves ont été détruites, Maître Ajidica, dit un autre Tleilaxu d’un ton plaintif. Cristane fut parcourue d’un long frisson, incapable de parler. Au moins, elle avait arraché sa Sœur à son supplice ainsi que d’autres femmes à leur déchéance douloureuse. Le Maître l’examinait, il effleurait sa peau maquillée. Et il déclara : — Vous n’êtes pas des nôtres. Les gardes, alors, lui arrachèrent ses vêtements et découvrirent la peau nue et diaphane de Cristane. — Une femelle ! s’exclama Ajidica. Il promena ses doigts sur ses seins fermes, et il envisagea de la soumettre au supplice pour ce qu’elle avait fait à sa cuve personnelle, celle qui lui avait fourni l’ajidamal. Même s’il en avait d’autres maintenant. — Une femelle très vigoureuse encore capable d’enfanter, Maître Chercheur, lui souffla l’un de ses assistants. Est-ce que nous devons la clamper tout de suite ? Ajidica pensa aux formidables agents biologiques et aux molécules chimiques de destruction de la personnalité qui étaient à sa disposition. — Nous devons d’abord l’interroger avant d’endommager son esprit. (Il se pencha sur Cristane et chuchota :) Vous allez souffrir longtemps pour ce que vous avez fait. Elle sentit vaguement qu’on la soulevait, qu’on l’emportait. Elle inspira une bouffée d’air aigre saturé de Mélange. Immobile, abandonnée, elle ordonna à son organisme de briser les molécules complexes de l’atmosphère du laboratoire et de les analyser. L’épice… Ça n’est pas le Mélange authentique… C’est autre chose… Des mains violentes la portèrent jusqu’à un appareil de pompage. Elle se demanda combien de temps encore elle resterait consciente. En tant que Bene Gesserit, elle pouvait résister à de nombreux poisons et drogues. Pour un temps. Il faut que nous soyons victorieux sur Ix ! Elle se raccrochait aux paroles de C’tair, elle aurait voulu les hurler, mais elle n’avait plus de voix. Elle sentit que le mécanisme diabolique des Tleilaxu l’absorbait, qu’il pompait en elle des secrets que jamais elle n’aurait voulu révéler… 81 Sur la Vieille Terre, la royauté mourut quand la vitesse des transports augmenta et que l’espace-temps du globe se réduisit. L’exploration spatiale accéléra encore le processus. Pour un peuple isolé, un Empereur est un phare, un guide, un symbole unificateur. Il se tourne vers lui et dit : « Voyez : de nous tous, il n’a fait qu’un. Il nous appartient et tous nous lui appartenons. » Le Commentaire des Tleilaxu, auteur inconnu. Lorsqu’il pensait à Ajidica le traître et au Danseur-Visage assassin, les doigts de Hasimir Fenring devenaient des serres – mais avant de pouvoir retourner sur Ix, il devait affronter d’autres problèmes, ici, sur Kaitain. Par exemple faire le ménage après les bourdes catastrophiques de Shaddam. La bibliothèque juridique privée de l’Empereur ne comptait pas un seul livre-film, textes, parchemin ou déclaration écrite. Mais avec le secours de sept Mentats de la Cour et cinq technojuristes, Fenring et Shaddam disposaient d’un accès instantané à un stock d’informations qui aurait difficilement pu tenir dans un bâtiment dix fois plus grand. Tout ce qu’ils avaient à faire, c’était trier ces milliers de données pour y pêcher les articles pertinents. Arrogant, impérial, Shaddam IV avait posé sa question et les Mentats, silencieux et sombres, exploraient les volumes de connaissances stockés dans leur esprit. Ils avaient le regard lointain et les lèvres rougies par le sapho. Les technojuristes étaient prêts à enregistrer toute clause ou cas de jurisprudence qu’ils viendraient à citer. L’unique bruit que l’on entendait était le ruissellement de la fontaine géante d’albâtre qui représentait un hippocampe crachant de l’eau. Fenring arpentait nerveusement la pièce, passant et repassant devant l’hippocampe. — Normalement, la procédure exige d’obtenir une opinion de manière légale avant de tenter quoi que ce soit susceptible de déclencher un soulèvement dans l’Imperium, non ? Et dans les circonstances présentes, tu ne peux même pas soudoyer la CHOM et la Guilde avec du Mélange. — Nous allons bien trouver une échappatoire, un vide juridique ou je ne sais quoi, Hasimir, pour justifier l’utilisation des atomiques. Et nous allons aussi résoudre l’histoire de Beakkal. — Ah oui, tu n’es pas astreint à respecter la Grande Convention parce que tu t’attaques aux plantes et non aux gens, hmmm ? Absurde ! Shaddam jeta un bref regard à ses sept Mentats comme s’il pensait que cette suggestion pouvait être une possibilité défendable. Mais ils secouèrent la tête et s’immergèrent plus profondément dans leur transe Mentat. — Bien des Maisons approuvent ma position, insista Shaddam. Beakkal a été victime de ses agissements, et il n’y pas eu d’action directe de la Maison de Corrino. Comment peux-tu parler de révolte ? — Shaddam, serais-tu sourd et aveugle ? On parle d’action militaire dirigée contre toi. Il est même question de renverser le régime. — Ici même dans le Hall du Landsraad ? — Des bruits circulent dans les couloirs. — Donne-moi des noms et je m’en occuperai. (Shaddam soupira longuement.) Si seulement j’avais à mon service de vrais, de grands héros, des hommes loyaux comme ceux qui ont aidé mon père il y a bien des années. Une étincelle de méchanceté brillait dans le regard de Fenring. — Ah oui ? Comme pendant la Révolte Ecazi ? Il me semble que Dominic Vernius et Paulus Atréides y avaient été impliqués. Shaddam fronça les sourcils. — Et un autre homme, comme Zum Garon. Ils n’étaient pas seuls. Les Mentats échangeaient leurs informations en murmurant mais aucune réponse n’avait encore émergé de leur transe. Shaddam baissa la voix en se tournant vers le grand hippocampe de pierre. — Quand nous aurons l’amal, ces querelles mesquines n’auront plus lieu d’être. Je veux que tu regagnes Ix et que tu supervises personnellement la production à grande échelle. Il est grand temps de régler cette affaire. Fenring pâlit. — Sire, je préférerais attendre la dernière analyse de la Guilde en ce qui concerne l’épice toxique des Long-courriers. Je ne suis pas encore convaincu que… Shaddam devint rouge de colère. — Plus question de retard ! Par tous les enfers, Hasimir, je crois que tu ne seras jamais convaincu ! J’ai entendu le Maître Chercheur, qui n’oserait quand même pas me mentir, et le commandant de mes Sardaukar. Ton Empereur est entièrement satisfait des résultats – c’est tout ce que tu dois savoir. (Son expression se fit soudain plus conciliante et son sourire presque paternel.) Nous aurons bien assez de temps ensuite pour bricoler la formule, alors cesse de t’inquiéter. Tout ira bien. (Il tapota doucement le dos de son vieil ami.) Et maintenant, va t’occuper de régler ça. — Oui, Sire. Je pars immédiatement pour Ix. (Même s’il était mal à l’aise, Fenring avait hâte d’être confronté au Maître Chercheur pour exiger des explications à propos de Zoal.) J’ai… mmm… une affaire personnelle à régler avec Ajidica. Deux régiments Sardaukar composés de fraîches recrues de Salusa Secundus défilaient en rythme sur le grand boulevard, en face du Palais. C’était une vision impressionnante et rassurante pour Shaddam. Sous la férule de vétérans endurcis, ces soldats défendraient jusqu’au bout son pouvoir et feraient trembler le Landsraad. Sous le regard de ses troupes d’élite, Shaddam se dirigea en grande tenue d’apparat vers le Hall de l’Oratoire. Il avait invoqué son privilège de souverain pour convoquer le Landsraad en session d’urgence. Ses conseillers ne manqueraient pas de relever quelles étaient les Maisons nobles qui avaient négligé d’envoyer leurs représentants. Dans son carrosse tapissé de velours, tiré par des lions d’Harmonthep, il regardait le hall géant que seul le Palais Impérial dépassait en taille. Comme toujours, le ciel était limpide et lumineux. Il répéta lentement la déclaration qu’il allait faire. Les membres du Landsraad, il le savait, seraient autant de requins attirés par la moindre goutte de sang, c’est-à-dire le signe le plus infime de faiblesse. Je suis l’Empereur d’un Million de Mondes. Je n’ai rien à redouter ! Le cortège arriva bientôt sous l’arc-en-ciel de bannières, les lions s’agenouillèrent et les Sardaukar se disposèrent en double file pour encadrer leur Empereur. Il n’était pas accompagné de son épouse pour cette circonstance exceptionnelle, ni d’aucun conseiller ou de membres de la Guilde et de la CHOM. Je suis le chef. Je peux m’en sortir seul. Les hérauts annoncèrent son arrivée. La salle caverneuse était encombrée de loges privées, de sièges hauts et de bancs. Certains étaient richement décorés, d’autres étaient austères et n’étaient que rarement occupés. Jessica, la concubine du Duc Leto, avait pris place à côté de l’ambassadeur de Caladan comme pour renforcer la présence de la Maison des Atréides. Shaddam, au passage, essaya de repérer les places vides. Des applaudissements l’accueillirent mais l’ambiance, il le constata, était quelque peu tendue. Tandis que les hérauts déclinaient ses nombreux titres à la suite de « Protecteur de l’Imperium », Shaddam répéta de nouveau sa déclaration. Puis, vint le moment de monter sur le podium. — Je suis ici pour informer mes sujets d’un problème grave. Discrètement, il avait ordonné que le système d’amplification soit augmenté durant son allocution. — En tant qu’Empereur, mon devoir et ma responsabilité sont de faire appliquer les lois de l’Imperium avec fermeté et impartialité. — Mais sans respecter les voies légales ! lança une voix perdue quelque part dans la salle immense. Les gardes Sardaukar, et plus particulièrement les jeunes recrues, se précipitaient déjà dans les travées pour tenter d’identifier le trublion qui essayait en vain de se fondre dans la mer de visages. Shaddam, l’air sombre, s’était interrompu et l’assistance l’avait remarqué. Ce n’est pas bon. — Mon très estimé ancêtre le Prince Raphaël Corrino a dit : « La loi est la science ultime. » Vous tous, sachez-le bien… (Il serra le poing mais se souvint du conseil de Fenring et s’efforça de n’avoir pas l’air trop agressif, avec l’espoir de maintenir un comportement de patriarche.) Je suis la loi et la légitimité. Dans la salle, les voisins du coupable s’étaient écartés de lui et les Sardaukar se rabattirent. Shaddam, néanmoins, avait donné des ordres explicites à ses soldats pour éviter toute effusion de sang – tout au moins durant son allocution. — Certaines familles nobles ont été châtiées parce qu’elles ont choisi d’ignorer la loi impériale. Nul ne saurait prétendre que les coupables de Zanovar ou de Richèse n’avaient pas conscience d’être dans l’illégalité. Il frappa son lutrin du poing et les échos retransmis dans la salle furent comme un roulement de tonnerre. Des murmures coururent dans l’assistance mais personne ne se risqua à intervenir. — Si les lois ne sont pas respectées, si ceux qui les violent n’ont à risquer aucune conséquence de leurs crimes, l’Imperium sombrera dans l’anarchie. Il voulait se justifier devant tous, c’était comme un feu en lui. Avant que sa colère ne devienne trop violente, il donna ordre de lancer les projecteurs holo. — Vous tous, regardez bien Beakkal. Les images en relief envahirent la salle. C’était un montage sinistre de jungles jaunissantes et de forêts flétries. Des capsules de surveillance larguées par la flotte Sardaukar en orbite avaient lancé des drones vidéo sur le tapis végétal pour enregistrer l’étendue de la peste botanique. — Ainsi que vous le voyez, ce monde insurgé souffre d’une terrible épiphytie… Une maladie qui atteint toutes les plantes. En tant qu’Empereur, et pour la protection de tous, je n’ai pas autorisé qu’on mette fin à la quarantaine que j’ai imposée. Les feuillages verts devenaient bruns avant de virer au violet sombre. Les troncs des arbres se changeaient en gélatine, tombaient, et les animaux de la forêt étaient réduits à la famine. — Nous ne pouvons courir le risque que cette maladie gagne d’autres mondes. Des mondes loyaux. Par conséquent, avec pour seul souci la sécurité de mes sujets, j’ai mis en place un cordon autour de ce monde. Même lorsque la peste végétale aura été éradiquée, il faudra des siècles avant que l’écosystème de Beakkal soit rétabli. Il ne fit aucun effort pour prendre un accent de regret. Depuis le début du siège, la population de Beakkal avait pris des mesures radicales, brûlant les jungles, pulvérisant des acides pour isoler les îlots de défoliation. Mais rien n’avait été efficace, et le cancer végétal se propageait, menaçant de métastaser la planète tout entière. Sur les images holo, des tourbillons de fumée noirâtre montaient dans le ciel, des incendies faisaient rage. Le Premier Magistrat implorait du secours, débitait des discours en série aux Sardaukar qui, bien sûr, faisaient la sourde oreille. Quant au Bashar Suprême Garon, drapé dans son autorité, il interdisait toute évasion. Quand la séance s’acheva, laissant l’assemblée silencieuse et atterrée, l’Archiduc Armand d’Ecaz se leva pour demander la parole au nom de l’opposition. Considérant le rude traitement qui lui avait été infligé, Shaddam fut surpris de voir l’Archiduc se dresser pour le braver. Puis il se souvint d’un rapport récent : la Maison Ecaz avait capturé et exécuté en public vingt « saboteurs » de la Maison de Grumman, des membres des commandos qui avaient introduit clandestinement des stocks d’épice afin d’impliquer leurs rivaux. Il était possible que le Vicomte Moritani ait vu dans les préoccupations de Shaddam une occasion de frapper en toute impunité. Et Shaddam décida donc d’entendre ce que l’Archiduc Ecaz avait à déclarer. Le Vicomte aux cheveux d’argent déclara d’une voix puissante : — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté Impériale, j’accepte que vous appliquiez ainsi les lois impériales ainsi que la quarantaine sur Beakkal. Vous personnifiez le plus haut degré de la justice dans l’Univers Connu. Et je dois ajouter, Sire, que vous avez rendu un fier service à la Maison Ecaz en la défendant contre l’agression illégitime de Grumman il y a dix années. « Mais je vous soumets cependant une question afin que vous puissiez y répondre directement pour que mes estimés collègues de cette assemblée ne puissent parler dans l’ignorance. Shaddam se roidit en voyant l’Archiduc balayer la salle d’un geste ample. — À la suite des atrocités que nous ont infligées les machines pensantes durant le Jihad Butlérien, la Grande Convention a proscrit toutes les armes biologiques, de même que l’usage des atomiques. Sans doute devriez-vous aborder ce sujet, Votre Majesté, parce qu’il se trouve que certains d’entre nous ne comprennent pas comment vous avez pu répandre cette peste sur Beakkal sans enfreindre les règles. Shaddam n’aurait su déceler la moindre faute dans la question de l’Archiduc Armand. De tout temps, la tradition de diatribes et de discussions polies avait été la règle entre les familles nobles, y compris la toute puissante Maison de Corrino. — Vous vous méprenez sur les faits en ce qui concerne Beakkal, Archiduc. Je n’ai répandu aucun fléau sur cette planète. Je ne suis en rien responsable de ce qui s’y passe. D’autres vagues de murmures coururent dans l’assemblée, mais Shaddam fit mine de ne pas les entendre. — Mais alors, Sire, quelle est l’explication ? insista Armand Ecaz. Je souhaite simplement mieux comprendre la loi de l’Imperium afin de mieux servir la Maison de Corrino. — Un but admirable, fit Shaddam d’un ton sec, amusé par la formulation malicieuse. Après avoir eu la preuve pénible de l’existence d’un stock illégal d’épice sur Beakkal, j’ai lancé ma flotte Sardaukar dans l’intention de lui imposer un blocus jusqu’à ce que le Premier Magistrat veuille bien répondre des charges qui pesaient sur lui. Mais la population beakkali, dans un réflexe de panique, a détourné deux cargos de ravitaillement chargés d’éléments contaminés qui devaient être acheminés en toute sécurité jusqu’à une station de recherche biochimique. Je n’étais nullement responsable du manifeste de ces deux vaisseaux et ne peux être tenu pour responsable de la propagation de cette peste végétale. Ce sont les Beakkali eux-mêmes qui ont semé la mort sur leur propre monde. Les murmures se firent plus sonores, marqués par un accent de doute. — Je vous remercie, Sire, fit l’Archiduc Ecaz avant de regagner son siège. Plus tard, ce fut d’un pas allègre que Shaddam quitta le Hall de l’Oratoire, excessivement satisfait de lui-même. 82 Les conquérants méprisent les conquis parce qu’ils se sont laissé battre. L’Empereur Fondil III, « le Chasseur ». Ix, enfin. La capsule de combat Atréides descendait vers la planète, laissant un sillage incandescent comme n’importe quelle météorite. Gurney Halleck pilotait l’engin furtif vers les régions polaires avec le ferme espoir que la Guilde respecterait les accords passés avec les Atréides et garderait le secret sur leur identité. Rhombur, à ses côtés, observait son monde natal, la planète des machines, et se souvenait en silence. Il était de retour après vingt et une années et il aurait tellement aimé que Tessia soit avec lui. Avant de quitter le Long-courrier, alors qu’ils se préparaient à embarquer dans la capsule, le Consultant de Vol était venu leur dire au revoir. — La Guilde a les yeux sur vous, Prince Rhombur Vernius, mais elle ne peut vous offrir son aide, du moins pas ouvertement. Rhombur avait souri. — Je comprends. Mais vous pouvez au moins nous souhaiter bonne chance. Le Consultant parut déconcerté. — Si de tels détails sont importants à vos yeux… alors je vous souhaite bonne chance. La capsule tanguait dans les turbulences de la haute atmosphère et Gurney, agrippé aux commandes, s’inquiétait qu’autant de Guildéens connaissent leur identité et soient au courant de leur mission secrète. À sa connaissance, jamais un serment de secret n’avait été brisé, mais la Guilde se laissait facilement soudoyer. Plus digne et décidé que jamais, Rhombur lui dit : — Pense aux pertes subies par le commerce interstellaire depuis que la Maison Vernius a été chassée d’Ix. Tu crois vraiment que la Guilde pourrait souhaiter que les Tleilaxu restent au pouvoir ? La cicatrice de Gurney rougit encore sous l’effet de la colère. Il se concentrait sur leur trajectoire de descente et la coque extérieure de la capsule commençait à s’échauffer. — La Guilde Spatiale n’est l’alliée de personne. — Si elle commençait à révéler les secrets de ses passagers, sa crédibilité s’effondrerait. Elle saura quels sont nos plans dès que nos troupes embarqueront pour Ix, de toute façon. — Je le sais, mais ça m’inquiète pourtant. Il y a trop de choses qui peuvent mal tourner. Nous sommes totalement coupés du Duc Leto et nous avons passé plus d’un mois sur Jonction sans la moindre information. Nous ne savons même pas si le plan se poursuit. Nous fonçons dans le noir. Et celui qui n’a pas de préoccupations n’a pas d’aspiration. Rhombur serra la barre d’appui : la capsule tanguait en vibrant. — Leto va faire ce qu’il a promis. Et nous aussi. Ils se posèrent violemment dans une région sauvage de l’extrême nord de la planète. La capsule termina dans une barre de neige cernée de glace et de rochers. Elle n’avait pas été repérée. Ils étaient à proximité du tunnel secret que la famille Vernius était censée emprunter en cas de désastre souterrain. C’était le meilleur moyen d’accès que Rhombur avait choisi pour regagner ce monde que les usurpateurs lui avaient ravi. Dans la nuit glaciale, ils entreprirent de réassembler les composants de leur capsule. Les parties mobiles de la coque avaient été conçues pour s’adapter à des formes variées. Les nombreuses armes dissimulées seraient distribuées aux alliés de la résistance intérieure. Et les alvéoles de plastacier étaient bourrées de vivres. Ils attendirent ensuite sous un abri léger construit en un instant. Gurney prépara leur itinéraire de pénétration qui promettait d’être long et périlleux. Il brûlait de passer à l’action. Il se plaisait à discuter de stratégie et à jouer de la balisette au Castel Caladan, mais l’ex-contrebandier était resté un combattant qui n’était comblé que lorsqu’il pouvait servir son allégeance – que ce soit envers le Comte Vernius, le Duc Leto ou le Prince Rhombur… — Je suis peut-être laid, mais en tant qu’humain, je passerai l’inspection. Mais vous… (il secoua la tête en observant les parties cyborg de Rhombur) vous feriez bien de trouver une histoire dans le cas où ils vous poseraient des questions. — Je peux passer pour un bi-Ixien. (Rhombur leva son bras gauche artificiel et fit jouer ses doigts mécaniques.) Mais je préférerais quand même être légitimement accueilli comme le Comte Vernius en titre. On sentait dans sa voix les effets positifs de l’exil et du chagrin qu’il avait eu récemment : il s’exprimait comme un chef. Il était plein d’empathie pour son peuple, désormais, il le comprenait et ne le considérait plus comme une entité plus ou moins proche. Tout comme Leto sur Caladan, il voulait mériter le respect et la loyauté de ses sujets. Durant sa jeunesse auprès de sa famille, dans les fastes du Grand Palais, tout en collectionnant les minéraux en enfant innocent, il avait souvent rêvé du jour où il hériterait de la Maison Vernius, mais jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il devrait se battre pour garder son titre. Tout comme sa sœur Kailea, il était né avec la certitude d’avoir simplement un rôle à remplir. Mais être un leader impliquait bien d’autres devoirs. Et la leçon avait été difficile, douloureuse. D’abord, il y avait eu le meurtre de sa mère, Shando. Il le savait maintenant, elle avait donné le jour à un autre enfant, le fils bâtard de l’Empereur Elrood. Puis, après de longues années de clandestinité, Dominic Vernius s’était suicidé avec des atomiques, entraînant dans la mort de nombreux Sardaukar. Et enfin… Kailea, sa sœur bien-aimée, acculée à la folie et à la trahison, essayant de s’accrocher férocement à ce qu’elle croyait posséder légitimement. Et avant peu, le sang coulerait de nouveau, quand Gurney et lui déclencheraient la révolution des forces souterraines d’Ix et que les forces Atréides se lanceraient à l’assaut. Le peuple d’Ix allait se battre une fois encore, et les morts seraient nombreux. Mais chaque goutte de sang ne serait pas gaspillée se jurait Rhombur, et son peuple serait enfin libéré du joug des ignobles homuncules du Bene Tleilax. 83 L’univers précède toujours la logique d’un pas. Dame Anirul Corrino, journal intime. Le Castel Caladan et les casernements proches bourdonnaient d’une activité fébrile. Pour les soldats Atréides, c’était l’heure des derniers exercices, des inspections d’armement, des inventaires d’explosifs et de dispositifs de siège : les prolégomènes d’une grande bataille galactique. Leto songeait que Rhombur avait participé activement à tous ces mois de préparation. Lui-même était prêt à prendre un maximum de risques pour que l’opération réussisse. Gurney et Rhombur sont peut-être morts à l’heure qu’il est. Aucun écho ne lui était parvenu, aucune demande de secours, aucun message triomphal, même par les canaux les plus détournés. À moins qu’ils ne soient lancés dans la spirale terrible d’une révolution générale. Il avait appris qu’un Long-courrier avait eu des problèmes, et, depuis, il était coupé d’Ix. Si Gurney et Rhombur ne réussissaient pas leur mission, si les forces Atréides étaient vaincues par les Tleilaxu et les Sardaukar de l’Empereur, les retombées seraient énormes et épouvantables. Caladan pourrait être jugé pour forfaiture. Ce qui justifiait la nervosité de Thufir Hawat. Mais Leto, quant à lui, était prêt, inflexible. Dans son esprit, il avait déjà franchi le point de non-retour. Il allait jouer pleinement le jeu, lancer toutes ses forces dans la bataille, même si son monde paisible devait être vulnérable pour quelque temps. C’était la seule manière de rétablir Rhombur sur son siège, de retrouver l’honneur des Vernius. Le plan devait se dérouler jusqu’au bout, il avait été lancé comme un mastodonte entre deux mondes. Entre les milliers de décisions à prendre, Leto esquiva les dernières pour descendre un moment jusqu’aux docks, tout en bas du Castel. C’était un de ses agréables devoirs en tant que leader d’une Grande Maison de même que tous les soucis domestiques, mais il regrettait amèrement l’absence de Jessica. La flottille de pêche revenait. C’était maintenant l’été et, depuis deux semaines, les filets s’emplissaient de viffibleus, des petits poissons argentés aux reflets de cobalt. Les viffibleus étaient l’essentiel d’un grand festin marin. On les salait avant de les déverser dans les marmites par tombereaux entiers. Ensuite, on les disposait sur de vastes planches au milieu de l’assistance. Leto se régalait autant que ses marins-pêcheurs. Mais Rhombur le dépassait encore et c’était la première fois qu’il était absent de ce joli festin depuis bien des années. Leto essaya vainement de chasser son sentiment de solitude en se disant que l’attente avait durement entamé sa patience. Il resta donc à l’écart sur le débarcadère, surveillant l’approche des bateaux. Déjà, la foule se rassemblait sur la grève, les marchands et les cuisiniers s’activaient à disposer des tables, à monter des chaudrons sur des foyers, à dresser des tréteaux pour le festin sur la plaza du vieux village. Plus loin sur la grève, des troubadours jouaient. Il sourit dans l’ombre en se souvenant des longues heures que Rhombur et Gurney avaient partagées pour leurs exercices de balisette, leurs chansons satiriques aux paroles offensantes. Leto avait espéré un moment de paix prolongé, mais Duncan Idaho et Thufir Hawat l’eurent bien vite repéré et fendirent la foule, droit sur lui. — Mon Duc, dit le Mentat d’un ton de reproche, vous devriez être escorté de gardes en permanence. En tant que Maître d’Escrime, Duncan Idaho serait à la tête des forces Atréides, tout comme il avait dirigé le raid de représailles contre Beakkal. — Il vous faut donner des réponses et prendre des décisions concernant notre armement, déclara-t-il. On avait exigé du Duc qu’il évite le combat direct, même s’il brûlait d’envie de commander en personne ses soldats. Sur les conseils de Thufir, il jouerait le rôle de fer de lance politique sur Kaitain en prononçant une allocution formelle pour expliquer la décision qu’il avait prise et les actions en cours. — Car c’est ça le devoir d’un Duc, avait insisté le vieux Mentat endurci. Leto leva le regard vers le chemin abrupt qui montait vers le haut de la falaise. De là, il apercevait le sommet du Castel. — C’est un moment favorable pour un assaut général. Beakkal se débat avec cette atroce épidémie et Shaddam est absorbé par ses plans fourbes. Nous allons écraser les Tleilaxu sur Ix avant même qu’il soit au courant de ce que nous entreprenons. — J’ai vu des images des jungles de Beakkal, dit Duncan. Quelles que soient les excuses invoquées par Shaddam, je ne doute pas un instant qu’il soit le coupable de ce désastre. Leto acquiesça. — Détruire toute la ceinture forestière d’une planète… Cela va bien au-delà de toute vengeance que je pourrais imaginer. Néanmoins, la situation actuelle sur Beakkal nous fournit une autre occasion. La première flottille de bateaux de pêche manœuvrait pour l’amarrage aux docks et, sur les quais, on se pressait pour attraper les bouts et débarquer les filets pansus et ruisselants, lourds de viffibleus. — J’ai envoyé des secours médicaux sur Richèse après l’attaque de mon cousin. Il est temps de montrer au Landsraad que la Maison Atréides sait se montrer généreuse avec ceux qui ne sont pas des parents. (Il sourit) Thufir, avant que le gros de nos forces ne parte pour Ix, je veux que tu rassembles une flotte de cargos. Sous escorte militaire. Car moi, Duc Leto Atréides, je vais envoyer des secours sur Beakkal sans rien demander en retour. Duncan était atterré. — Mais, Leto, ils ont essayé de vendre les dépouilles de vos ancêtres aux Tleilaxu ! — Et nous avons besoin que notre Garde demeure ici afin de défendre Caladan pendant que notre armée frappe Ix, ajouta Hawat. Cette campagne a presque déjà épuisé nos ressources. — Ne prévois qu’une escorte militaire réduite, Thufir, suffisante pour montrer que nous sommes sérieux. Quant aux Beakkali, nous les avons déjà punis pour leur erreur de jugement dans l’incident du Mémorial Senasar. Nous n’avons rien à gagner en sévissant contre une population tout entière. Les Beakkali ont compris que nous pouvons être durs dans nos ripostes. À présent, il faut montrer notre côté protecteur. Ma mère – qui ne s’est pas toujours trompée – m’a rappelé qu’un leader doit savoir montrer autant de compassion que de fermeté. « N’oubliez pas ce que je vous dis : je fais cela pour la population de Beakkal et non pour ses politiciens. Je ne veux pas récompenser le Premier Magistrat, encore moins lui accorder mon pardon ou mes excuses. Thufir Hawat restait renfrogné. — Cela signifie-t-il que vous ne souhaitez pas que j’accompagne nos troupes sur Ix, mon Duc ? Leto eut un sourire rusé. — Thufir, je vais avoir besoin de tes talents de diplomate sur Beakkal. Tu vas avoir droit à quelques moments de tension en approchant du barrage du blocus impérial. La planète est en quarantaine absolue, mais je suis prêt à parier que l’Empereur n’a pas donné d’ordres explicites pour qu’on détruise tout vaisseau qui tenterait de se poser. Exploite ce créneau. Thufir et Duncan le dévisageaient, ébahis, comme s’il était soudain devenu fou. Mais il poursuivit sans se démonter : — Tu vas certainement attirer l’attention des Sardaukar et peut-être de Shaddam lui-même. À vrai dire, ça pourrait donner un assez joli spectacle. Duncan se rasséréna et sourit en devinant le plan. — Mais oui, bien sûr ! Une diversion ! Une vraie situation de crise qui va attirer l’attention de l’Empereur. Pendant que Thufir focalisera l’attention sur le blocus de Beakkal, sa vigilance se relâchera sur les autres fronts et il dépêchera des forces Sardaukar sur Beakkal. Et nos troupes seront à pied d’œuvre sur Ix avant même que Kaitain ait été alerté. Comme ça, les Sardaukar d’Ix devront se défendre seuls, sans avoir reçu d’ordres préalables. Oui, cette mission de secours est une diversion ! — Précisément. Mais en même temps, elle soulagera les misères de la population locale tout en améliorant mon image de marque au sein du Landsraad. Car après avoir lancé l’armée de notre Maison sur Ix, j’aurai rudement besoin de tous les soutiens possibles. Sur les quais, on continuait de débarquer les filets pleins à craquer et, au large, d’autres bateaux attendaient leur tour car le port n’était pas assez important pour traiter toute la pêche du jour. Duncan partit en courant en direction du casernement de la Garde Ducale, mais Leto resta sur place pour participer aux agapes. Thufir insista pour être son garde du corps. L’odeur puissante de la marée avait envahi le petit port de Castel Caladan. Les dockers musclés déversaient le contenu frétillant et coloré des filets dans des bacs. De leur côté les cuistots se démenaient pour récupérer la manne et la jeter en grandes pelletées dans des chaudrons de bouillon assaisonné. Leto s’était avancé sur le quai. Il plongea les bras jusqu’au coude dans un bac et prit à pleines mains les poissons étincelants pour les passer aux aides de cuisine qui saluèrent sa contribution avec des cris joyeux dans le tumulte du travail. Il se dit une fois encore qu’il aimait ces instants-là. Derrière lui, Thufir Hawat était comme un oiseau de proie, le regard aigu et vif, prêt à repérer un éventuel assassin qui se serait glissé dans la foule joyeuse. Leto, un instant plus tard, prit place devant un tréteau pour goûter aux premiers poissons sous les applaudissements de l’assistance. Très vite, tous les convives prirent place. C’était, il le savait, le dernier moment paisible qu’il savourait avant longtemps. 84 Qui peut savoir quels seront les déchets d’aujourd’hui qui survivront aux éons de l’histoire humaine ? Ce sera peut-être une chose infime, un détail apparemment sans conséquence. Mais qui touchera un accord majeur et survivra durant des milliers d’années. Mère Supérieure Raquella Berto-Anirul, fondatrice du Bene Gesserit. Après une nuit apaisante dans ses appartements, Dame Anirul s’arracha à son lit et se dirigea vers la porte. Les voix la suivirent, comme autant de fantômes enfermés sous son crâne. Lobia elle-même s’était jointe à leur clameur, sans lui offrir ni assistance ni refuge. Qu’essayez-vous de me dire ? Yohsa, la vigilante Sœur Médicale s’approcha, les bras ballants mais en position de combat. — Ma Dame, vous devez retourner dans votre lit et vous reposer. — On ne se repose pas ici ! Anirul était en chemise de nuit, mais l’étoffe légère était collée par endroits à sa peau humide de sueur et ses cheveux cuivrés étaient défaits. Elle avait les yeux injectés de sang et des plis marquaient les coins de ses jolis yeux. Depuis quelque temps, Anirul ne trouvait plus le repos, et c’est en vain que ses servantes avaient transporté son grand lit et ses meubles lourds d’une pièce à l’autre. Le sommeil se refusait à elle. Yohsa maîtrisa sa voix. — Très bien, ma Dame. Nous allons vous trouver une autre chambre. Anirul se balança d’un pied sur l’autre en position d’esquive, puis porta un coup rapide du pied qui déséquilibra la Sœur Médicale. Yohsa bascula sur une table basse et un vase précieux alla se fracasser sur les dalles. Anirul l’enjamba et jaillit vers le couloir, projetant au passage un plateau qu’apportait une servante. Elle se mit à courir éperdument, pieds nus, franchit un angle, et se heurta à Mohiam dans un jaillissement de papiers et de feuillets riduliens que la Diseuse de Vérité portait entre ses mains. Mohiam réagit très vite et s’élança derrière son élève, mais elle perdit très rapidement du terrain et, l’instant d’après, haletante, Yohsa la rejoignit. Anirul, loin devant elles, venait d’ouvrir la porte d’un escalier de service. Elle s’élança mais se prit le pied dans sa chemise de nuit. Avec un cri aigu, elle roula jusqu’au bas des marches. Elle se relevait frénétiquement, couverte d’égratignures sanglantes, quand les Sœurs la rattrapèrent sur le palier inférieur. Mohiam s’agenouilla auprès d’elle, lui saisit le bras tout en plaçant son autre main sous sa taille afin de l’empêcher de s’échapper à nouveau. Yohsa se pencha sur elle. — Elle a quelque peu tardé à craquer. Je crains que cela n’empire encore. Elle avait déjà administré à Anirul des doses massives de drogues psychotropes sans parvenir à diminuer les tempêtes de l’Autre Mémoire. Mohiam aidait Anirul à se relever. Mais le regard d’Anirul se portait un peu partout, comme celui d’un animal traqué, effrayé. — Les voix…, souffla-t-elle. Jamais elles ne se taisent. Elles veulent que je les rejoigne… — Ne dites pas cela, ma Dame, fit Mohiam. Mais la Voix apaisante dont elle venait d’user ne semblait avoir aucun effet sur Anirul. La Sœur Médicale posa un pansement de guérison rapide sur le front d’Anirul. Puis elles soutinrent l’épouse de l’Empereur et, lentement, la reconduisirent jusqu’à ses appartements. — J’entends leurs clameurs dans ma tête, mais elles ne profèrent que des fragments de phrases dans une grande variété de langages – certains familiers, d’autres étrangers. Je ne comprends pas ce qu’elles essaient de me dire, pourquoi elles sont tellement inquiètes. (Une angoisse pure vibrait dans sa voix.) Lobia est là, elle aussi, mais elle ne peut pas se faire entendre plus fort que les autres ni m’aider. Yohsa alla jusqu’à la crédence de la chambre et versa du thé d’épice dans une tasse. Anirul, effondrée sur l’antique canapé raphaélique, leva ses yeux noisette vers le sombre visage de Mohiam. — Yohsa, voulez-vous nous laisser ? J’ai à parler à la Diseuse de Vérité. Seule à seule. Le visage de la Sœur Médicale se figea, sévère, puis à regret, elle se retira. Anirul eut un long souffle trémulant. — Les secrets peuvent être un tel fardeau. Mohiam la scruta longuement avant de boire une gorgée de thé. Elle sentit le flux du Mélange dans son esprit presque aussitôt. — Ma Dame, jamais je n’ai vu cela ainsi. Je considère comme un grand honneur que vous me confiiez une information aussi importante. Anirul goûta à son tour le thé et plissa le front, comme si elle venait de déceler le goût détestable d’un médicament. — Avant peu, Jessica donnera le jour à une fille qui est censée porter plus tard le Kwisatz Haderach que nous attendons depuis si longtemps. — Puissions-nous vivre jusqu’à ce qu’il naisse, fit Mohiam, comme si elle priait. Anirul semblait à présent apaisée et elle réfléchissait intensément. — Mais j’ai de graves préoccupations à propos de la Mère Kwisatz. Je suis seule à voir et à me rappeler tous les aspects de notre programme de sélection. Pourquoi l’Autre Mémoire s’affole-t-elle à ce point ? Et pourquoi maintenant, alors que nous sommes si près du but ? Essaieraient-elles de me prévenir d’un danger imminent que courrait l’enfant ? Ou bien d’un désastre proche ? Ou encore la mère du Kwisatz Haderach ne sera-t-elle pas celle que nous espérions ? Ou bien… s’agit-il du Kwisatz Haderach lui-même ? — Il n’y a plus que deux semaines à attendre, dit Mohiam. Jessica ne tardera plus à accoucher. — J’ai décidé que nous devions lui dire la vérité, du moins en partie, de façon qu’elle se protège, ainsi que son enfant. Jessica a le droit de comprendre quelle est sa destinée et ce qu’elle représente d’important pour nous. Mohiam but une autre gorgée pour voiler la surprise qu’elle éprouvait devant cette suggestion d’Anirul. Elle éprouvait une grande affection pour sa fille secrète, qui avait été son étudiante durant des années, sur Wallach IX. L’avenir de Jessica, son destin étaient pour elle plus importants que sa propre vie ou celle d’Anirul. — Mais… vous voudriez lui révéler tant de choses, Dame Anirul ? Et par ma voix ? — Vous êtes sa mère génitrice, après tout. Mais oui, songea Mohiam, il faut que ma fille sache la vérité, au moins en partie. Anirul est tourmentée, mais elle a raison sur ce point. Seulement, Jessica n’a pas à connaître l’identité de son père. Ce serait trop cruel. 85 Travailler dans un environnement où il est peu probable de survivre à la moindre erreur suppose des pressions évidentes. Comte Hasimir Fenring, Les Récompenses du Risque (écrits d’exil). Le Comte Hasimir Fenring était reparti pour Ix, laissant Shaddam seul pour récolter la redoutable moisson politique qu’il avait semée. Il se distrayait en inventant diverses façons d’en finir avec Hidar Fen Ajidica. Des morts subtiles, malignes, excessivement douloureuses, atrocement fantaisistes et même abominablement poétiques. De quoi lui faire payer à haut niveau ce qu’il avait tenté de faire en lui donnant son Danseur-Visage assassin comme compagnon de mission. Mais aucune solution ne le satisfaisait vraiment. Il fit les gestes convenus à l’adresse des gardes et descendit bientôt vers les grottes tout en se sermonnant pour n’avoir pas su détecter plus tôt les signes avant-coureurs et pris des mesures contre le traître Tleilaxu. Le Maître Chercheur avait trouvé bien trop d’excuses depuis longtemps et il avait réussi à duper complètement Shaddam. Plus surprenant encore, plusieurs Maîtres Tleilaxu s’étaient montrés depuis quelque temps à la Cour de Kaitain, comme s’ils en faisaient partie – et Shaddam les avait tolérés. Mais le Comte connaissait l’amère vérité. En dépit de vingt-deux années de préparation, de recherches et de subventions excessives, le Projet amal était un échec absolu. Peu importait ce que pensait ou disait la Guilde, Fenring avait la conviction que les deux Navigateurs avaient été victimes de l’épice artificielle et non pas d’un plan sournois des Beakkali. Shaddam avait stupidement cru que le Mélange synthétique était entre ses mains, ce qui expliquait ses actes récents. Certes, tous les indices indiquaient qu’ils avaient enfin réussi à long terme, mais Fenring était plus inquiet que jamais. En dépit de ses justifications légales bien minces, la Grande Guerre de l’Épice dont Shaddam avait rêvé avait sérieusement dégradé ses rapports politiques avec les Maisons nobles. Il faudrait des années avant que l’Empereur se remette de ses erreurs… à supposer qu’il s’en remette un jour. Hidar Fen Ajidica attendait son visiteur avec orgueil et arrogance sur le seuil de son bureau. Son petit corps difforme paraissait gonflé de la sublime idée qu’il se faisait de lui-même. Fenring remarqua que sa blouse de laborantin était tachée de roux. Ajidica eut un geste impératif et les Sardaukar se retirèrent. Serrant les poings, Fenring lutta pour se contrôler. Il ne souhaitait pas tuer trop vite le nain sournois. Calmement, il referma la porte. Ajidica fit un pas en avant, ses yeux de rongeur étincelant de colère et de mépris. — Incline-toi devant moi, Zoal ! Il débita une phrase rapide et gutturale dans sa langue incompréhensible avant de revenir au Galach. — Tu ne m’as pas prévenu et tu seras puni pour ton retard. Fenring eut de la peine à ne pas éclater de rire en comprenant l’erreur d’Ajidica. Mais il fit une courte révérence qui parut rasséréner le Maître Chercheur. Avant d’agripper la blouse d’Ajidica. — Je ne suis pas votre Danseur-Visage ! Et vous êtes déjà destiné à mourir. La question est de savoir quand et comment, mmm ? Ajidica était devenu livide en réalisant sa terrible erreur. — Mais bien sûr, cher Comte Fenring ! (Sa voix se fit rauque sous l’étreinte de la main de fer du Ministre de l’Épice.) Vous… vous avez passé le test Et j’en suis ravi. Écœuré, Fenring l’envoya rouler sur le sol, puis s’essuya la main, dégoûté d’avoir touché cette créature fielleuse. — Ajidica, il est grand temps de sauver ce que nous pouvons du désastre. Je devrais peut-être vous laisser tomber du balcon du Grand Palais afin que le peuple de Kaitain tout entier profite du spectacle, non ? D’une voix étranglée, Ajidica appela ses gardes. Fenring ne s’inquiéta nullement en les entendant arriver au pas de charge. Il était le Ministre de l’Épice et le conseiller intime de Shaddam, l’Empereur Padishah. Les Sardaukar lui obéiraient aveuglément. Et il sourit soudain : une idée nouvelle se dessinait dans son esprit. — Oui, mmm… je déclare Ix enfin libérée par moi. Avec le soutien des Sardaukar de l’Imperium, je vais dénoncer toutes ces années d’oppression Tleilaxu et… hmm… détruire toute preuve de vos recherchés illicites. Et de ce fait je serai, tout comme Shaddam, considéré comme un héros de l’Imperium. Ajidica s’était remis sur pied. Il ressemblait tout à fait à un rat aux dents aiguës, méchant, méfiant, mais pas vaincu. — Non, Comte Fenring, vous ne pourrez pas faire ça. Nous sommes tellement près de réussir. L’amal est à notre portée. — L’amal est un échec ! Les tests des deux Long-courriers ont été catastrophiques, et vous devriez être soulagé que la Guilde ne se doute pas encore de vos méfaits. Jamais les Navigateurs ne pourront utiliser l’amal. Et qui sait quels autres effets secondaires il peut avoir ? — Absurde, mon amal est parfaitement au point. Ajidica plongea la main sous sa blouse, comme s’il cherchait une arme cachée, et Fenring se mit en position d’attaque. Mais le Maître Chercheur avait soudain dans la main une tablette rousse qu’il avala. — J’en ai consommé des quantités extravagantes et je me sens formidablement bien. Plus fort que jamais. Et ma perception de l’univers est incroyablement claire. Il se frappa le front avec une telle violence qu’il y laissa une marque. La porte s’ouvrit à toute volée et une escouade de Sardaukar surgit, sous la conduite du Commandant Cando Garon en personne. Ses hommes se déplaçaient avec des mouvements félins, plus souples, moins militaires que d’ordinaire. — J’ai fait tripler les rations d’épice pour tous les Sardaukar stationnés ici, annonça Ajidica. Il y a maintenant six mois qu’ils consomment de l’amal. Ils en sont saturés ! Regardez comme ils ont l’air vigoureux ! Fenring dévisagea les soldats. Il décela en eux une férocité de loup, une dureté de diamant dans leur regard et une menace redoutable dans leurs muscles de shigavrille. Et Garon s’inclina devant lui avec un minimum de déférence. — Il est possible que l’amal ait été trop fort pour les Navigateurs, reprit Ajidica. Ou bien aurait-il fallu revoir le dosage… Ou leur programme d’entraînement. Inutile, en tout cas, de perdre tous les progrès que nous avons accomplis à cause d’une erreur de pilotage mineure. Nous avons beaucoup trop investi. L’amal est au point. Au point ! Ajidica devenait agité, fébrile, comme s’il allait avoir une apoplexie. Il passa au large de Fenring avec des gestes spasmodiques et écarta les Sardaukar. — Venez, Comte, il faut que vous voyiez ça. Je dois vous convaincre. L’Empereur doit lui-même consommer une partie de notre production. Oui, il faut que nous envoyions des échantillons sur Kaitain. Ajidica leva ses mains minuscules tandis qu’ils suivaient les couloirs. Il semblait enflammé, triomphant. — Vous ne pouvez tout comprendre. Parce que votre esprit est infiniment… petit. Fenring avait du mal à suivre le Tleilaxu agité. Mais leur escorte ne s’était pas laissé distancer, silencieuse et vigilante… La grande salle des cuves axolotl l’avait toujours dégoûté, même s’il en comprenait la nécessité pour les Tleilaxu. Des femmes au cerveau mort flottaient comme des cadavres dans le bain bouillonnant de fluide vital, gonflées comme des noyées. Elles étaient autant de matrices prisonnières, réduites à l’état d’usine biologique, produisant jour après jour les substances organiques ou autres abominations que les généticiens sorciers avaient programmées dans leur système de reproduction. Fenring remarqua que, curieusement, les réceptacles d’ordinaire rattachés à leurs corps et dans lesquels se déversait l’amal étaient vides. Si les femmes inertes étaient encore en vie suspendue, les réservoirs, eux, étaient apparemment déconnectés. Tous sauf un. Ajidica le précéda jusqu’à une cuve où flottait une jeune femme nue récemment rattachée au système axolotl. Elle était d’apparence androgyne, avec de petits seins plats et des cheveux noirs coupés court. Ses yeux clos étaient profondément enfoncés dans ses orbites. — Remarquez celle-ci, Comte. Elle est très saine, parfaitement adaptée. Elle va donner une excellente production, bien que nous soyons en train de reconvertir son utérus pour qu’il produise les composés chimiques nécessaires à l’agent précurseur d’amal. Ensuite, nous pourrons la relier aux autres cuves afin d’augmenter la production. Fenring ne trouvait rien d’érotique dans ce corps inerte tellement différent de celui de sa délicieuse épouse. — Qu’a-t-elle donc de si spécial ? — C’était une espionne, Comte. Nous l’avons capturée alors qu’elle fouillait un peu partout déguisée en mâle. — Je suis surpris que toutes les femelles du secteur ne se déguisent pas pour se cacher. — Celle-ci était une Bene Gesserit. Fenring ne put dissimuler son étonnement. — Les Sœurs seraient au courant de vos activités sur Ix ? Maudite soit cette Anirul ! J’aurais dû la tuer ! — Les sorcières nourrissent certains soupçons, dirais-je. Donc, il ne nous reste guère de temps. (Ajidica noua les mains.) Voyez-vous, vous ne pouvez m’exécuter en ce moment. Vous n’oseriez quand même pas arrêter brutalement tout ce travail. L’Empereur doit avoir son amal. Nous réglerons nos petits différends plus tard. Fenring haussa les sourcils, excédé. — Vous appelez la destruction d’un Long-courrier avec tous ses passagers un « petit différend » ? Et vous voudriez que j’oublie le Danseur-Visage que vous avez envoyé pour m’assassiner ? Hmmm ? — Oui ! Exactement. Dans le vaste plan de cet univers, de tels événements sont insignifiants. (Il y avait maintenant une étincelle de démence dans le regard du gnome.) Comte Fenring, je ne peux vous laisser causer des problèmes en ce moment. L’importance de mon travail vous transcende, de même que la Maison de Corrino, ou l’Imperium. J’ai seulement besoin d’un peu de temps. Fenring se retourna pour lancer ses ordres aux Sardaukar – mais il surprit une expression bizarre dans leurs yeux. Ils regardaient fixement Ajidica, avec une dévotion absolue. Jamais, au grand jamais il n’aurait pensé un instant que la loyauté des Sardaukar pouvait être remise en question. Ces hommes, à l’évidence, étaient sous l’accoutumance du Mélange synthétique et leurs corps semblaient crépiter sous la force nouvelle de l’amal. Le Maître Chercheur leur avait-il fait subir un lavage de cerveau ? — Je ne vous laisserai pas m’arrêter. Pas maintenant, ajouta Ajidica avec une note de menace sans ambiguïté. Les Tleilaxu qui se trouvaient dans la salle des axolotl se rapprochaient. Fenring se dit que certains devaient être des Danseurs-Visages. Il éprouva une sensation de vide dans le ventre et, pour la première fois de sa vie, il eut réellement peur. Il était seul ici. Au fil des années, il en était venu à sous-estimer les capacités d’Ajidica, et il comprenait seulement à présent que le Maître Chercheur avait réussi à dresser un plan étonnant. Fenring était cerné et il prit conscience qu’il pourrait bien ne pas quitter vivant cette planète. 86 Attendre. Le temps s’écoule lentement, plus qu’une vie entière, à ce qu’il me semble. Quand finira notre cauchemar ? Chaque jour s’étire mais l’espoir demeure… C’tair Pilru, fragment de ses journaux intimes. L’homme-machine veillait sur les restes effondrés d’une manufacture d’armes ixienne. Durant les dernières décennies de l’occupation des Tleilaxu, les lignes d’assemblage qui produisaient des merveilles de machinerie et de technologie avaient été mal entretenues ou affectées à d’autres secteurs industriels. Les usurpateurs manquaient des connaissances nécessaires pour faire fonctionner régulièrement les systèmes sophistiqués d’Ix et les ouvriers spécialisés de pointe avaient constamment fait de la résistance passive à tous les niveaux. Quelques jours auparavant, les ultimes postes branlants et grinçants avaient fini par céder. Les moteurs avaient craché de la fumée et l’ensemble des éléments s’était bloqué sous les regards indifférents des ouvriers. Le monde souterrain d’Ix dérivait depuis longtemps vers l’usure et la destruction. Des équipes de techniciens avaient ôté sans enthousiasme les composants des lignes d’assemblage, mais les Tleilaxu n’avaient pas de pièces de rechange. Et les équipes d’ouvriers s’efforçaient d’avoir l’air débordé sous le regard vigilant des Sardaukar, des Tleilaxu et des drones de surveillance. Rhombur se tenait aussi immobile qu’une statue devant la manufacture délabrée. Les ouvriers ixiens le regardaient à la dérobée, puis détournaient les yeux. Toutes ces années d’oppression avaient détérioré leur esprit et estompé leurs sens. Son crâne de métal et son visage couturé étaient bien visibles, comme des marques honorifiques. La peau artificielle de ses prothèses avait été arrachée afin de révéler ses articulations mécaniques, ses relais électroniques qui pouvaient évoquer les monstruosités grossières des bi-Ixiens bricolés par les Tleilaxu. Gurney s’était chargé de le rendre encore plus repoussant. Rhombur pouvait difficilement se présenter comme un humain mais il pouvait passer très facilement comme bien pire que ce qu’il était en réalité. Les fumées chimiques montaient vers la voûte de la caverne et les échangeurs qui absorbaient et filtraient les particules toxiques. Mais rien ne pouvait effacer les effluves de crainte des gens innocents. Les yeux de Rhombur, l’œil synthétique comme l’œil humain, enregistraient la moindre image. Il éprouvait un dégoût proche de la nausée et une froide colère en découvrant les ruines de la cité merveilleuse qu’il avait connue. Les forces Atréides frapperaient avant peu et il espérait qu’ils pourraient rapidement planter les germes de la révolution pour créer la différence qui était leur chance de l’emporter sur l’oppresseur Tleilaxu. Il s’avança d’une démarche saccadée et lente, apparemment sans but, imitant un bi-Ixien réanimé par les sorciers généticiens. Il s’arrêta dans l’ombre d’une saillie. Gurney Halleck, anonyme au milieu d’une équipe d’ouvriers et de gardiens, lui fit signe. À côté de lui, Rhombur vit alors la silhouette d’un adolescent qu’il avait connu durant sa jeunesse. Il observa un instant le personnage à l’apparence morne, accablée, et chuchota en s’approchant : — C’tair Pilru ! Il gardait le souvenir précis d’un jeune homme vibrant, aux yeux pétillants, plutôt petit de taille comme son jumeau D’murr. D’une certaine manière, les changements que C’tair avait subis avaient quelque chose de plus terrifiant que l’altération radicale des Navigateurs. Il avait les yeux enfoncés, fatigués et ses cheveux sales étaient hirsutes. — Mon… mon Prince ? Sa voix était voilée, hésitante. Rhombur songea qu’il avait souffert d’hallucinations et de ses rêves perdus. Et puis, il lut sur son visage émacié l’horreur que lui inspirait l’apparence atroce de l’héritier de la Maison Vernius. Il semblait sur le point de s’évanouir. Gurney lui agrippa le bras. — Attention, vous deux. Nous ne devons pas attirer l’attention. Ne restons pas plus longtemps en terrain découvert. — J’ai… un refuge, fit C’tair. Plusieurs même. — Il faut faire circuler la nouvelle, fit Rhombur d’une voix basse mais ferme. Informez tous ceux qui ont abandonné la lutte et aussi ceux qui gardent encore une étincelle d’espoir après toutes ces années. Nous accepterons même le soutien des suboïdes. Dites-leur à tous que le Prince d’Ix est de retour. La liberté n’est plus un espoir absurde. Le moment est venu. Plus de question à se poser : nous allons reprendre Ix. — Mon Prince, souffla C’tair, il est dangereux de parler à haute voix. Le peuple vit dans la terreur. — Faites passer le mot, malgré tout, même si ces monstres se lancent sur ma piste. Il faut que mon peuple sache que je suis revenu et que son long cauchemar va prendre fin. Qu’ils se préparent. Les forces du Duc Leto vont bientôt arriver. Il tendit une prothèse et serra le maigre combattant de l’ombre. Même ses capteurs grossiers sentirent la faiblesse du corps squelettique de C’tair. Il espérait que rien ne retarderait Leto. 87 Faire de la guerre un sport est une avancée vers la sophistication. Lorsqu’on gouverne des gens de tempérament militaire, il faut comprendre leur désir passionné de guerre. Bashar Suprême Zum Garon, Commandant des Sardaukar Impériaux. C’était le jour J de l’assaut contre Ix. Comme toutes les armées, les soldats Atréides embarquaient gaiement sur les vaisseaux. Mais ils savaient tous que la réalité de la guerre serait tout autre chose. Et très bientôt. Leto monta vers le haut de la tour d’où il allait s’exprimer accompagné de Duncan et de Thufir. Caladan n’avait pas connu un tel rassemblement depuis la funeste procession du clipper du ciel. Les vaisseaux de l’armada luisaient sous le soleil du matin, impeccablement alignés. Tout comme les soldats en grand uniforme qui étaient comme une mer chamarrée et ondoyante entre les destroyers, les corvettes, les transporteurs et les croiseurs. Chacun savait que les Tleilaxu et leurs alliés Sardaukar s’étaient retranchés sur Ix. Et que bien des agents avaient payé de leur vie leurs tentatives de pénétrer dans le monde souterrain. Si Rhombur et Gurney avaient subi le même sort, s’ils avaient été capturés et torturés, l’avantage de la surprise échapperait à la force Atréides. Leto savait qu’il pouvait tout perdre sur ce pari, mais pas un instant il n’avait envisagé de reporter l’attaque. Sous le seul commandement de Hawat, dix-huit vaisseaux de ravitaillement étaient parés à décoller avec une faible escorte armée. La mission audacieuse du Mentat serait de surgir entre Beakkal et l’astéroïde Sansin et d’émettre le message d’aide humanitaire de Leto. Les Sardaukar du blocus préviendraient sans doute l’Empereur et Shaddam se préoccuperait brusquement de ce monde qu’il avait placé en quarantaine. Il expédierait sans doute une unité d’intervention. Et entre-temps, sans doute, les délégués du Landsraad, rassemblés dans le Hall de l’Oratoire, rendraient hommage à la générosité du Duc Atréides. Dans cette même phase de temps, les forces de Duncan Idaho frapperaient Ix. Vert et noir, frappées du faucon des Atréides, les bannières flottaient dans le vent. De toutes parts on agitait des fanions, on déployait des rubans et le peuple d’ordinaire tranquille de Caladan criait avec ferveur sa confiance et ses souhaits de triomphe. Il y avait là, tout autour du spatioport, des fiancées, des épouses et des enfants venus encourager ceux qui partaient avec des baisers et parfois des pleurs. Leto ne pouvait s’empêcher de penser à Jessica. Elle était si loin de lui, là-bas, à mi-distance de la galaxie, dans le luxe du Palais Impérial. Bientôt, il le savait, elle donnerait le jour à leur enfant. Et il se réjouissait d’aller sur Kaitain, même s’il était ainsi frustré du commandement de ses armées. Il avait revêtu l’habit de lumière, la tenue de matador que son père avait portée fièrement dans l’arène. C’était un symbole fort que chaque citoyen de Caladan pouvait reconnaître. La foule y voyait non pas un rappel du sang versé (qui avait valu leur surnom de Ducs Rouges aux Atréides bien des siècles auparavant) mais une démonstration d’apparat et de gloire. Les coupées s’ouvrirent et, obéissant aux ordres de leurs officiers, les hommes s’avancèrent en rangs impeccables. Un régiment entonna un chant de bataille Atréides, puis d’autres le reprirent et bientôt sur tout le spatioport s’éleva un chœur puissant et magnifique de détermination et de fidélité au Duc. Avant que les premiers rangs aient pénétré dans le ventre des grands vaisseaux de guerre, Leto s’avança jusqu’à la rambarde de la tour et le silence se fit tout à coup. — Durant la Révolte Ecazi, il y a bien des années, le Duc Paulus Atréides a combattu au côté du Comte Dominic Vernius. Ces deux amis étaient des héros de guerre. Le temps a passé depuis, et bien des tragédies ont eu lieu, mais il y a une chose que jamais nous ne devrons oublier : La Maison des Atréides n’abandonne pas ses amis. Une vague d’applaudissements parcourut la foule. En d’autres circonstances, la population de Caladan ne se serait guère préoccupée d’une famille renégate. Pour le commun des citoyens, Ix était un de ces mondes lointains que l’on ne visitait jamais mais, depuis des années, ils avaient accepté le Prince Rhombur comme un ami proche. — Nos soldats vont reprendre la demeure ancestrale de la Maison Vernius. Mon ami le Prince Rhombur va sauver son peuple de l’oppression et restaurer la liberté. Sur Caladan comme sur bien d’autres mondes de l’Imperium, les gens avaient appris à haïr les Tleilaxu. Ix était sans nul doute l’exemple le plus outrageant de leur abominable comportement, mais ils s’étaient rendus coupables d’une multitude d’autres méfaits. Depuis des siècles, les gnomes ineptes avaient dépassé les bornes et la justice des Atréides allait s’abattre sur eux. — Nous n’avons pas choisi ni décidé du moment où il convenait d’appliquer la morale, quand il fallait suivre le droit chemin et porter assistance à ceux qui en ont besoin. C’est pour cette raison que j’ai envoyé mon Mentat Thufir Hawat en mission. (Il observa l’assistance en faisant une courte pause.) Il n’y a pas si longtemps, nous avons sévèrement réprimé le Premier Magistrat de Beakkal – mais aujourd’hui, la population de ce monde endure les effets d’une terrible maladie végétale. Devrions-nous ignorer ses souffrances à cause de la querelle qui nous a opposés à son gouvernement ? (Il leva très haut le poing.) Je dis non ! Cette fois, les applaudissements furent plus timides. — Certaines autres Maisons Majeures se réjouissent de la mort lente du peuple de Beakkal, mais la Maison des Atréides va braver le blocus impérial afin de livrer les secours et les vivres dont ces gens ont tellement besoin, ainsi qu’elle l’a déjà fait pour Richèse. Car nous apprécierions que d’autres fassent de même pour nous, n’est-ce pas ? Leto avait confiance : ses sujets comprenaient son choix et les principes qui l’animaient. Un passage de la Bible Catholique Orange lui revint : « Il est facile d’aimer un ami, difficile d’aimer un ennemi. » — Je vais me rendre seul sur Kaitain pour m’entretenir avec mon cousin l’Empereur et prononcer une allocution devant le Landsraad. (Il s’interrompit sous l’effet de l’émotion avant de reprendre :) Je vais également retrouver Dame Jessica ma bien-aimée qui va bientôt donner le jour à notre premier enfant. Des cris joyeux répondirent à des sifflements de bonheur tandis que les bannières aux couleurs des Atréides claquaient en cadence. Leto leva enfin la main en un geste de bénédiction, presque assourdi par le grondement d’allégresse de son peuple. Duncan et Thufir observaient les troupes qui montaient à bord des unités en formation impeccable. Ils songeaient qu’une telle démonstration de discipline aurait impressionné Shaddam lui-même. Leto rayonnait, riche d’une confiance nouvelle et d’un espoir lumineux. Non, il ne décevrait pas les siens. L’Imperium allait changer de visage. 88 Celui qui discerne une chance et ne fait rien s’est endormi les yeux ouverts. Sagesse Fremen. De retour sur Giedi Prime, Glossu Rabban se réjouissait d’être responsable du Donjon Harkonnen. Du haut de la forteresse, il dirigeait durement la domesticité, annonçait ses tournois et exerçait un contrôle sans relâche sur la population. C’était son privilège en tant que noble membre du Landsraad. Mieux encore, il n’avait plus de Mentat trop malin pour renifler dans ses affaires ou critiquer tout ce qu’il faisait. Piter de Vries jouait à l’espion diplomatique sur Kaitain. Quant à l’oncle de Rabban, il était sur Arrakis et supervisait le moissonnage de l’épice sous la menace directe des inspections et des audits de la CHOM. Ce qui laissait la Bête seul responsable du domaine Harkonnen. Officiellement, il était na-Baron, héritier légitime de la Maison Harkonnen, quoique le Baron ait menacé plusieurs fois de changer cela et de remettre le contrôle des biens familiaux au jeune Feyd-Rautha, son demi-frère. À moins que Rabban ne trouve un moyen de se rendre indispensable. Il se trouvait dans l’aile est du Donjon, au milieu des enclos des animaux, se régalant de la puanteur des chiens sauvages dans les couloirs, se baignant dans l’arôme délicieux des pelages humides, du sang, de la salive et des excréments entassés sous la passerelle, dans le chenil où les bêtes aux yeux noirs se battaient pour entrevoir le ciel, pour s’arracher un bout de viande, claquant des mâchoires vers des ennemis imaginaires dans l’éclair de leurs crocs. Rabban, tel un chef de meute, leur répondait en grondant, ses lèvres grasses retroussées sur ses dents déchaussées. Il s’accroupit devant une cage et saisit un lapin simien qui gesticula peureusement entre ses gros doigts. L’animal avait de grands yeux ronds et des oreilles tombantes. Mais sa queue préhensile s’agitait, comme s’il avait à la fois peur et besoin d’affection. Rabban le serrait brutalement et le lapin frémissait follement. Il le leva pour le montrer aux molosses affamés et bavant. Ils se mirent à gronder et à aboyer avec des bonds sauvages, leurs griffes crissant sur les parois de pierre gluantes. Le petit animal se débattait toujours sous la poigne de Rabban. C’est alors qu’une voix lança, tout près du neveu Harkonnen : — On soigne son image, la Bête ? Surpris, il relâcha sa prise et le lapin simien tomba vers le chenil en agitant follement les pattes et la queue. Un énorme Bruweiler gris bondit et le transforma en lambeaux sanglants avant qu’il ait eu le temps de couiner. Rabban pivota et vit devant lui le Vicomte Hundro Moritani, le cheveu noir et le regard étincelant. Il avait les mains sur les hanches et portait des jodhpurs revêtus d’écailles de métal avec une houppelande à larges épaulettes tissée de languettes de soie cramoisie. Avant que Rabban ait pu bredouiller, le Capitaine Kryubi, commandant de la Garde de la Maison Harkonnen, surgit d’un pas vif, suivi d’un aide de camp Grumman tout aussi nerveux qui arborait les épaulettes et les revers brodés aux armes de la Maison Moritani. — Je suis désolé, Seigneur Rabban, fit-il, à bout de souffle, mais le Vicomte s’est introduit dans ces lieux sans ma permission. Alors même que je tentais de vous localiser, il a… Le leader de la Maison de Grumman restait souriant et Rabban fit taire Kryubi d’un geste sec. — Capitaine, nous réglerons cela plus tard, à supposer que j’aie perdu mon temps. (Légèrement déconcerté, Rabban haussa les épaules avant de fixer Moritani.) Qu’est-ce que vous voulez ? Dans la hiérarchie du Landsraad, le Vicomte lui était supérieur et il avait déjà fait preuve de son tempérament rancunier contre la Maison d’Ecaz et les Maîtres d’Escrime de Ginaz. — Je viens vous offrir une chance de participer avec moi à un jeu de stratégie extrêmement distrayant. Rabban, dans un effort pénible pour retrouver sa dignité, s’empara d’un autre lapin et le leva en lui serrant le cou afin d’éviter ses coups de queue frénétiques. — Je me suis dit que seule la Maison Harkonnen apprécierait l’ironie de la situation autant que moi, poursuivit Moritani. Et que vous seriez prêt à profiter de cette occasion que le Duc Leto nous donne avec son plan pitoyable. Rabban secouait le lapin au-dessus du chenil des molosses qui grondaient en sautant férocement vers la proie gigotante. Et le lapin, terrorisé, se mit soudain à uriner, dans la totale indifférence des monstres écumants. Lorsque Rabban sentit que la malheureuse bête avait atteint le summum de la terreur, il la laissa tomber d’un geste dégoûté. — Expliquez-vous, Vicomte, j’attends. Qu’est-ce que la Maison des Atréides vient faire dans cette histoire ? Le Vicomte haussa ses sourcils broussailleux. — Je crois que vous aimez encore moins le Duc Leto Atréides que moi. Rabban s’illumina. — N’importe quel idiot le sait. — Le Duc est actuellement en route pour Kaitain. Il va s’exprimer devant le Landsraad. — Vraiment ? Et vous pensez que je vais me précipiter dans un fauteuil du premier rang pour l’écouter ? Le Vicomte afficha un sourire patient, comme un parent attentif au moindre signe de raison d’un enfant. — Son Mentat, Thufir Hawat, est apparemment parti pour livrer des vivres à Beakkal. Et… (Moritani leva l’index.) Sans fanfare, Leto a expédié l’ensemble des troupes de la Maison des Atréides avec ses vaisseaux pour une mission militaire secrète. — Vers où ? Comment avez-vous appris cela ? — Je l’ai appris, Rabban, parce que nul ne saurait déplacer une pareille force à bord des vaisseaux de la Guilde sans attirer l’attention des espions les plus incompétents. — Je vous l’accorde, fit Rabban. Dans son cerveau, les rouages commençaient à tourner péniblement. — Ainsi, vous avez appris ça. Et où cette force d’attaque Atréides se dirige-t-elle ? Est-ce qu’elle menace Giedi Prime ? — Oh, non, pas Giedi Prime. Les Atréides sont bien trop courtois pour une action aussi sournoise. En fait, ce n’est pas tant leur cible qui me préoccupe, du moment qu’il ne s’agit ni de vous ni de moi. — Alors, pourquoi m’inquiéter ? — Rabban, si vous calculez sans vous tromper, vous constaterez que ces mouvements coordonnés et précis des Atréides laissent la chère planète de notre Duc avec une force de protection squelettique. Si nous frappons maintenant en concentrant nos troupes, nous pourrons le dépouiller de son monde ancestral. Les lapins s’agitaient follement dans leur cage en couinant de terreur et Rabban donna un coup de pied dans les barreaux, qui n’eut pour effet que d’accroître leur frénésie. Kryubi restait à l’écart, la moustache plissée par la concentration. Mais le capitaine ne parlerait pas et n’avancerait aucun conseil aussi longtemps que Rabban ne le lui demanderait pas. L’aide de camp de Moritani se porta à sa hauteur et déclara : — Vicomte, vous savez que ce n’est pas raisonnable. Frapper une planète sans avertissement, sans invoquer une dispute devant le Landsraad et sans défier formellement une autre Maison va totalement à l’encontre des règles du kanly. Vous connaissez aussi bien que moi les termes, monsieur, et vous… — Silence, fit le Vicomte en élevant à peine la voix. Le capitaine claqua des mâchoires. Mais Rabban voulait entendre ses objections, car il venait de soulever des questions que lui-même n’avait pas osé formuler de crainte de passer pour un lâche. — Puis-je ? fit Moritani en tendant la main vers la cage aux lapins. Il en saisit un et le balança au-dessus du puits du chenil. « Intéressant… Vous arrive-t-il de parier sur le molosse qui réussira à attraper la proie au vol ? Rabban secoua la tête. — Non, je me contente de les nourrir. Le Vicomte ouvrit la main et, une fois encore, ce fut le Bruweiler qui sauta plus haut que ses compagnons et happa le lapin. Rabban décida de s’occuper de ce pensionnaire agressif et de le réserver pour le prochain tournoi de gladiateurs. — Les règles sont faites pour les hommes trop vieux qui préfèrent la routine de l’Histoire, dit Moritani. Et il était vrai, se dit Rabban, qu’il avait brutalement attaqué sa vieille ennemie, la Maison d’Ecaz, en écrasant sous un tapis de bombes atomiques la péninsule de la capitale, tuant du même coup la fille aînée de l’Archiduc Armand, relançant un conflit qui fermentait depuis des générations. — Je veux bien le croire, railla Rabban. Et pour avoir violé ces règles, vous avez eu droit aux sanctions impériales et les Sardaukar stationnent sur votre monde depuis des années et votre commerce a été entièrement paralysé. Le seigneur de Grumman semblait totalement indifférent. — Oui, mais tout ça est terminé, désormais. Des années auparavant, le Duc Leto s’était proposé comme intermédiaire dans les pourparlers de paix entre Moritani et Ecaz et il s’était montré favorable à la cause de la Maison d’Ecaz. On prétendait même qu’il avait été fiancé à une fille de l’Archiduc à une époque. Mais la proposition de Moritani reposait plus sur l’exploitation d’une occasion inespérée que sur la simple vengeance. — Mais il m’est encore interdit de déplacer trop de troupes selon les interdits de Shaddam. J’en ai amené autant que j’ai pu en échappant aux observateurs… — Ici ? Sur Giedi Prime ? s’exclama Rabban, inquiet. — Simple visite amicale. Et je me suis dit également que la Maison Harkonnen pouvait, elle, lancer une force militaire en toute liberté. Donc, je vous le demande, voulez-vous vous joindre à moi dans cette entreprise audacieuse ? Rabban retint son souffle. Quant à Kryubi, il allait et venait en silence, inquiet. — Vous voulez que des troupes Harkonnens se joignent à vous ? Les Grummans et les Harkonnens donnant ensemble l’assaut à Caladan ? — En ce moment, Caladan est quasi dépourvue de défense. Selon les rapports de nos agents, il ne reste que quelques adolescents et vieillards avec un arsenal très limité. Mais nous devons agir vite, car Leto ne laissera pas longtemps cette brèche ouverte. Qu’avez-vous à perdre ? Allons-y ! Il a dû jouer sur le fait que tous ses déploiements de force suffiraient à faire diversion. — Il compte sans doute aussi sur les règles du kanly, intervint à nouveau Kryubi d’un ton sec. Toutes les Maisons sont censées le respecter, monsieur. L’aide de camp, de plus en plus nerveux, redressa ses revers en insistant : — Mon Vicomte, cette action serait par trop téméraire. Je vous supplie de revoir… D’un coup rapide, Hundro Moritani précipita son aide de camp dans le vide et il tomba vers le chenil. À la différence des lapins, il eut largement le temps de hurler tandis que les molosses le déchiraient. Moritani eut un sourire presque tendre à l’adresse de Rabban. — Parfois, on agit de manière inattendue afin de s’assurer d’un bénéfice plus grand. L’aide de camp s’était tu et les chiens féroces s’arrachaient ses lambeaux. Rabban se régala des bruits de succion et des craquements d’os. Puis il hocha la tête, lentement, d’un air menaçant. — Caladan sera à nous. Voilà une idée qui me plaît. — À vous et à moi, rectifia Moritani. — Oui, bien sûr. Et comment comptez-vous défendre notre prise ? Dès que le Duc sera de retour avec sa force… en supposant qu’il ne l’ait pas perdue quelque part. Moritani afficha un sourire assuré. — Pour commencer, nous ferons le nécessaire pour qu’aucun message ne soit envoyé de Caladan. Quand nous aurons investi la place, nous restreindrons la circulation des navettes entre la planète et les Long-courriers. — Et nous préparerons une surprise-partie pour le retour du Duc ! lança Rabban. Nous lui tendrons un piège. — Exactement. Nous mettrons les détails au point plus tard. Il faudra aussi prévoir des renforts, une force d’occupation sur le terrain afin de contrôler la populace. Les lèvres grasses de Rabban étaient plus fermes, soudain. La dernière fois qu’il avait pris les choses en main de sa propre initiative, il s’était écrasé sur Wallach IX avec le seul exemplaire existant de non-vaisseau invisible. Tout ça parce qu’il avait voulu frapper les sorcières Bene Gesserit qui avaient contaminé son oncle. Sur le moment, il avait pensé que son oncle serait fier de son geste indépendant… Cette fois, pourtant il n’hésiterait pas à le féliciter pour avoir profité de cette occasion splendide de frapper leurs mortels ennemis. Il se tourna vers le Vicomte, et le Capitaine Kiyubi acquiesça en silence. — Il va falloir utiliser des vaisseaux sans marquage, Vicomte. Nous serons une grande délégation commerciale, disons… Tout sauf une force militaire. — Vous pensez juste, Comte Rabban. Je crois que nous allons nous entendre. Rabban rayonna de fierté. Il espérait bien que sa décision audacieuse prouverait enfin à son oncle Vladimir que Rabban la Bête pouvait se montrer futé. Il serra la main du Vicomte Moritani. Tout au fond du puits, les molosses avaient fini leur festin et levaient le museau vers le ciel dans l’espoir d’un supplément éventuel. 89 Est-ce la connaissance qui augmente le fardeau de l’être ou bien l’ignorance ? Chaque professeur doit envisager cette question avant de commencer à transformer un étudiant. Dame Anirul Corrino, journal intime. Dans la splendeur du crépuscule de Kaitain, Mohiam se glissa derrière Jessica, assise près d’un petit bassin, dans le jardin d’ornement. Un long moment, la Diseuse de Vérité de l’Empereur observa sa fille secrète. La jeune femme supportait bien sa grossesse, elle s’était habituée à l’inconfort de son corps et la naissance était toute proche. Elle se pencha vers le bassin et plongea un doigt dans l’eau pour déformer son reflet. Et dit alors à mi-voix : — Je dois être très attrayante, Révérende Mère, pour que vous restiez là à me regarder. Mohiam eut un sourire fugace. — J’espérais bien que vous sentiriez ma présence, mon enfant. Après tout, qui t’a appris à voir le monde qui t’entoure ? La Révérende Mère s’approcha du bassin et présenta un cristal-mémoire à Jessica. — Anirul m’a demandé de te donner cela. Il y a certaines choses qu’elle désirerait que tu saches. Jessica prit le globe scintillant et l’examina. — Dame Anirul va bien ? Mohiam répondit d’un ton réservé. — Je crois que sa condition s’améliorera beaucoup quand tu auras donné le jour à l’enfant. Elle s’en inquiète considérablement, ce qui la plonge dans le plus grand trouble. Jessica détourna le regard, craignant que Mohiam ne la surprenne à rougir. — Je ne comprends pas, Révérende Mère. Pourquoi le bébé de la concubine d’un Duc aurait-il une telle importance ? — Suis-moi jusqu’à un endroit où nous pourrons nous asseoir. En privé. Elles se rendirent jusqu’à un manège à énergie solaire qu’un ex-Empereur avait fait installer pour son agrément personnel. Jessica portait une robe de grossesse aux couleurs des Atréides. Les changements de son organisme et de son aspect physique avaient déclenché chez elle des émotions conflictuelles qu’elle avait du mal à maîtriser, même avec ses pouvoirs de Bene Gesserit. Elle avait jeté toutes ses pensées amoureuses sur les pages du journal relié que lui avait offert Anirul. Mohiam prit un siège sur le manège rutilant et Jessica s’installa auprès d’elle avec le cristal-mémoire. Le mécanisme du manège se mit en marche, réagissant à leur poids, et commença à tourner lentement. Jessica, amusée, observa le jardin qui devenait flou. Un brilleur venait de s’activer en haut d’un poteau qui se dressait au cœur d’un bougainvillier, alors même que le soleil était encore au-dessus de l’horizon. Depuis son arrivée sur Kaitain, et plus spécialement après le surprenant attentat de Tyros Reffa, Jessica était suivie en permanence par des gardiennes du Bene Gesserit. Elle s’était très vite aperçue de leur présence mais n’avait pas paru en prendre ombrage. Mais qu’est-ce qui me rend tellement spéciale ? Qu’est-ce que les Sœurs attendent de mon bébé ? Elle fit tourner le cristal-mémoire entre ses doigts. Il était octogonal et ses facettes luisaient d’un éclat mauve. Mohiam sortit alors un globe identique de sous sa robe et lui dit : — Vas-y, mon enfant ! Active-le ! Jessica fit tourner le cristal entre ses mains et le réchauffa, l’imprégna de sa transpiration afin de réveiller les souvenirs qu’il recelait. Elle fixa son regard sur lui et il commença à émettre des faisceaux d’images qui se concentrèrent sur ses rétines. Mohiam, pendant ce temps, activait le globe jumeau. Fermant les yeux, Jessica éprouva un bourdonnement qui gagnait tous ses os. C’était une sensation similaire à celle qu’elle avait ressentie quand un Long-courrier pénétrait dans l’espace plissé. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le paysage était différent. Elle était loin de Kaitain, apparemment dans les Archives du Bene Gesserit, loin dans les falaises translucides de Wallach IX. Les murs et le plafond de l’immense bibliothèque reflétaient les éclats multiples des prismes sur des milliards de surfaces de gemmes. Elle et Mohiam, immergées dans la projection sensorielle, se trouvaient sur le seuil virtuel et l’illusion était incroyablement réelle. — Jessica, je serai ton guide, dit Mohiam, et ce pour que tu comprennes l’importance de ton rôle. Jessica ne répondit pas, intriguée, intimidée. — Quand tu as quitté l’École Mère, avais-tu appris tout ce que tu devais savoir ? — Non, Révérende Mère. Mais je sais comment me procurer les informations dont j’ai besoin. Mohiam lui prit la main dans l’image où elles se trouvaient et Jessica sentit vraiment son étreinte nerveuse, sa peau sèche. — C’est cela, mon enfant, et ce lieu est un des plus importants que tu aies à visiter. Viens, je vais te montrer des choses extraordinaires. Elles franchirent un tunnel qui traversait les ténèbres qui s’étaient formées autour de Jessica. Elle sentit, sans la voir vraiment, une immense chambre obscure dont les parois se perdaient au-delà de toute atteinte. Elle faillit crier, le pouls rapide. Elle fit appel à ses talents pour le calmer, mais trop tard. Mohiam avait noté sa réaction. Et sa voix perça le silence. — Tu es effrayée ? — La peur tue l’esprit, Révérende Mère. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Mais pourquoi cette obscurité et que puis-je en apprendre ? — Ceci représente ce que tu ne connais pas encore. Ceci est l’univers que tu n’as pas encore vu et que tu ne saurais imaginer. Au commencement du temps régnaient les ténèbres. À son terme, il en sera de même. Nos existences ne sont que des points de lumière entre les deux, comme les étoiles les plus infimes du ciel. (La voix de Mohiam se rapprochait de son oreille.) Le Kwisatz Haderach. Dis-moi ce que ce nom signifie pour toi. La main de la Révérende Mère s’éloigna et Jessica s’aperçut qu’elle dérivait au-dessus du sol, perdue dans l’obscurité. Elle frissonna et lutta contre la panique. — C’est l’un des programmes de sélection génétique de notre communauté. C’est tout ce que j’en connais. — Ce puits noir de connaissance cachée contient tous les secrets de l’univers. Toutes les peurs, les espoirs et les rêves de l’humanité. Tout ce que nous avons pu être et tout ce que nous avons réalisé. Tel est le potentiel du Kwisatz Haderach. La culmination de nos programmes de sélection les plus affinés, le mâle Bene Gesserit qui reliera l’espace et le temps. L’humain entre tous les humains, un dieu à l’apparence d’homme. Instinctivement, Jessica porta les mains à son ventre où son enfant, le fils du Duc, était recroquevillé dans sa matrice, obscure comme cette salle virtuelle. Elle entendit de nouveau la voix cassante de sa vieille rectrice. — Écoute-moi, Jessica : après des milliers d’années de sélection prudente, la fille que tu portes donnera naissance au Kwisatz Haderach. C’est pour cette raison que nous veillons jalousement sur ta sécurité. Dame Anirul Shadow Tonkin Corrino est la Mère Kwisatz, ta protectrice. C’est sur ses instructions que tu dois maintenant apprendre quelle est ta place dans les événements qui se dévoilent autour de toi. Jessica était trop bouleversée pour s’exprimer. Ses genoux se dérobèrent sous elle dans l’obscurité d’apesanteur. Pour l’amour de Leto, elle avait défié le Bene Gesserit C’était un fils qu’elle portait et non pas une fille ! Et les Sœurs n’en savaient rien. — Sais-tu ce qui t’a été révélé, mon enfant ? Je t’ai appris tant de choses. Comprends-tu l’importance de ce que je t’ai appris ? Jessica répondit enfin d’une voix faible. — Je le comprends, Révérende Mère. Elle n’osait pas avouer sa terrible transgression et ne savait pas à qui confier son secret. Certainement pas à sa sévère rectrice. Pourquoi ne m’ont-elles pas prévenue avant ? La Révérende Mère était derrière elle et elle se souvint d’une certaine journée sur Wallach IX, celle où elle avait été soumise au test du gom jabbar. Mohiam avait posé l’aiguille empoisonnée sur son cou. Il aurait suffi alors d’un simple frémissement pour qu’elle pénètre dans sa peau et la mort aurait été instantanée. Quand elles découvriront que ce n’est pas une fille que je porte… La salle obscure semblait tournoyer, comme si elle était en relation avec le manège qu’elles avaient quitté, quelque part là-bas, dans les jardins impériaux. Jessica perdit tout sens de la direction jusqu’à ce que qu’elle prenne conscience qu’elle suivait en fait Mohiam dans un dédale d’ombres qui se succédaient dans le tréfonds d’un tunnel lumineux. Elles émergèrent dans une pièce aussi vaste que claire. Sous elles, le sol était comme un écran sous lequel se déployaient une affolante forêt de mots. — Ce sont les noms et les nombres du programme génétique de notre Communauté. Tu vois qu’elles dérivent toutes d’une lignée centrale ? Elles culminent, inexorablement, avec le Kwisatz Haderach au pinacle… Le sol s’illumina. Et la Révérende Mère, en quelques gestes, désigna à Jessica la place qui était la sienne. Jessica lut son nom et, au-dessus, celui qui désignait sa mère naturelle, Tanidia Nertus. Il se pouvait qu’il fût vrai, mais c’était plus probablement un nom de code. La Communauté des Sœurs avait tant de secrets. Les liens entre les parents et les enfants n’existaient pas pour le Bene Gesserit. — Un nom parmi d’autres la surprit : Hasimir Fenring. Elle l’avait vu à la Cour, c’était un homme étrange qui chuchotait souvent à l’oreille de l’Empereur. Sur la charte génétique son lignage était proche du pinacle souhaité, mais s’achevait en impasse. — Oui, dit Mohiam, le Comte Fenring était tout près de réussir. Sa mère était l’une d’entre nous, il avait été choisi avec soin. Mais les croisements ont échoué. Il est resté un sujet d’expérience talentueux mais inutile. Jusqu’à ce jour, il ignore sa place parmi nous. Jessica soupira : elle aurait aimé avoir une existence moins compliquée, avec des réponses franches et directes au lieu de mystères et de dissimulations. Elle voulait donner le jour au fils de Leto – mais elle savait à présent qu’un ancien château de cartes avait été dressé sur cette naissance. Ce n’était pas juste. Elle ne supportait plus ce lieu virtuel. Son fardeau était déjà trop lourd et ne concernait qu’elle seule, elle n’avait pas à en discuter avec quiconque. Elle éprouvait un sentiment de désespoir, il fallait absolument qu’elle trouve le temps de réfléchir. Et elle voulait se soustraire au regard perçant de Mohiam. Finalement, le globe de cristal s’éteignit et elle se retrouva sur le manège qui tournait toujours dans le jardin impérial. Les étoiles, à présent, étaient incrustées dans le ciel nocturne. Elle et la Révérende Mère se trouvaient dans un îlot de clarté, sous un brilleur flottant. Jessica sentit le coup de pied du bébé, au fond de son ventre. Il semblait plus violent qu’auparavant. Mohiam leva la main sur son ventre et sourit en sentant, elle aussi, un nouveau coup de pied. Son regard terne s’illumina. — Oui, cet enfant est fort… son destin sera grand. 90 On nous apprend à croire, non à savoir. Aphorisme Zensunni. Piter de Vries avait revêtu une longue veste de cérémonie pour se présenter à la Cour Impériale. Furtif, il se tenait en arrière de l’assistance. Si les dignitaires suivaient attentivement l’Audience de la Chambre Impériale, lui observait les dignitaires. Dans un tel déploiement d’activités, un Mentat pouvait apprendre beaucoup de choses. Il s’était glissé dans les rangs sans se faire remarquer, jusqu’à ce que la concubine du Duc Leto, enceinte, se trouve juste devant lui en compagnie de Margot Fenring, la jeune Princesse Irulan et deux autres Sœurs du Bene Gesserit. Il était si près de la catin Atréides qu’il pouvait humer son parfum tout en admirant les jeux de la lumière dorée du jour dans ses cheveux de bronze. Superbe. Même engrossée par Leto, elle restait désirable. Pour se trouver aussi près d’elle, de Vries avait usé de ses lettres de crédit. Il comptait bien capter les moindres bribes de conversation qui pouvaient lui être utiles pour le plan audacieux qu’il avait concocté. Sur le Trône du Lion d’Or, Shaddam IV, l’Empereur Padishah, écoutait le Seigneur de la Maison Novebruns, qui avait formellement requis que le fief de Zanovar soit transféré de la Maison Taligari à ses domaines propres. Même si les Sardaukar avaient transformé les principales villes de la planète en déserts de cendres, le Seigneur Novebruns croyait qu’il pourrait exploiter les matières premières de la planète. Pour appuyer sa requête, il avait grossièrement surestimé les taxes qu’il devrait verser à la Maison de Corrino. Quant à la Maison Taligari, elle brillait par son absence et n’avait pas même été autorisée à envoyer un émissaire. De Vries trouvait tout cela réjouissant. À la gauche de Shaddam, Dame Anirul était absente de son trône de taille réduite. Le Chambellan Ridondo avait adressé à l’assistance les excuses habituelles : l’épouse de l’Empereur ne se sentait pas bien. Un euphémisme de taille dont chacun à la Cour avait conscience. Selon les rumeurs, elle était devenue folle. Piter de Vries trouvait cela encore plus amusant. Si Anirul souffrait d’une sorte de crise psychique, si elle était effectivement violente, il serait d’autant plus facile au Mentat tordu de la convaincre de frapper la catin Atréides. Et sans laisser de trace permettant de remonter aux Harkonnens. Depuis des mois, à la suite de la malheureuse démission de son prédécesseur Kalo Whylls, de Vries était officiellement l’Ambassadeur de la Maison Harkonnen à la Cour. Il avait employé son temps à rôder dans les ombres du Palais, ne parlant que rarement, le profil bas. Il avait observé de près les activités de la Cour et analysé soigneusement les interactions des diverses personnalités. De façon étrange, il l’avait constaté, la jeune Jessica était constamment entourée de Sœurs qui se comportaient comme des mères poules, ce qui à première vue n’avait pas de sens. Que préparaient-elles ? Pourquoi protéger à ce point la jeune catin enceinte ? Il ne serait pas facile de l’approcher, encore moins d’approcher le bébé. Non, il préférait tuer Jessica avant son accouchement, ce qui ferait deux victimes d’un coup. Mais il n’avait pas encore discerné d’occasion possible. Et il n’avait pas l’intention de sacrifier sa vie pour le Baron. Sa loyauté envers la Maison Harkonnen n’allait pas jusque-là. En risquant un regard par-dessus l’homme qui se trouvait devant lui, de Vries repéra tout à coup Gaïus Helen Mohiam, campée comme d’habitude non loin de l’Empereur, prête à assumer sa fonction de Diseuse de Vérité. Même à cette distance, dans le mouvement des gens et les interpellations, Mohiam fixa son regard sur le sien, un regard noir et venimeux. Bien des années auparavant, de Vries s’était servi d’un paralyseur contre elle afin que le Baron puisse la féconder pour qu’elle porte la fille que les Bene Gesserit exigeaient. Dans cet instant de jouissance, le Mentat s’était dit que Mohiam, le tuerait certainement dès qu’elle en aurait l’occasion. C’est alors qu’il perçut un autre regard et s’aperçut que d’autres Sœurs, dispersées dans l’assistance, l’avaient repéré. Avec un sentiment de malaise, il s’éloigna de Jessica et tenta de se fondre dans la foule. Comme toutes les Diseuses de Vérité, Gaïus Helen Mohiam respectait avant tout les intérêts du Bene Gesserit, avant même ceux de l’Empereur. Et la priorité absolue de la Communauté, en l’occurrence, était de protéger Jessica et son enfant. La présence furtive du Mentat Harkonnen inquiétait profondément Mohiam. Pour quelle raison Piter de Vries s’intéressait-il autant à Jessica ? On l’avait vu fureter autour de ses appartements. À l’évidence, il l’espionnait. La période était sensible, Jessica n’allait plus tarder à donner le jour à l’enfant… Mohiam décida de déséquilibrer le Mentat. En réprimant un sourire, elle fit signe à une Sœur tout au fond de la Salle d’Audience. Et la Sœur se tourna pour chuchoter à l’oreille d’un Sardaukar de la garde. Mohiam pourrait avancer un obscur précédent juridique qui figurait dans les annales. Un vrai Mentat l’aurait probablement déjà en mémoire, mais de Vries n’était pas un vrai Mentat. Il venait des cuves des Tleilaxu. C’était un Mentat tordu conçu à partir des morts. Le Sardaukar s’avança tandis que le Seigneur Novebruns palabrait toujours avec l’Empereur, exposant ses techniques d’excavation des ressources minérales de Zanovar. Le garde saisit de Vries par le col alors qu’il tentait de se réfugier vers le fond de la salle. Trois autres Sardaukar intervinrent et entraînèrent le Mentat qui se débattait en protestant jusqu’à une issue dérobée. L’incident ne dura qu’un instant et le Seigneur Novebruns n’eut même pas à s’interrompre. La session continuait et, sur son trône, Shaddam affichait toujours la même expression d’ennui. Mohiam se glissa dans une alcôve et fit le tour de la Salle d’Audience par l’extérieur pour rejoindre de Vries dans le couloir. — J’ai demandé un rapport complet sur vos lettres de crédit Piter de Vries. Jusqu’à ce que cette formalité soit achevée, vous ne serez pas autorisé à pénétrer dans la Salle d’Audience alors que l’Empereur Padishah discute des affaires d’État. De Vries se figea en réfléchissant avec une expression incrédule sur son visage émacié. — Absurde. Je suis officiellement l’Ambassadeur de la Maison Harkonnen. S’il ne m’est pas permis de me trouver en présence de l’Empereur, comment puis-je accomplir les devoirs dont m’a chargé le Baron ? Mohiam se pencha sur lui et ses yeux n’étaient plus que deux fentes sombres. — Il est très inhabituel qu’un Mentat soit nommé au poste d’ambassadeur. De Vries la dévisagea, sachant qu’il affrontait une joute de pouvoirs. — Néanmoins, tous les formulaires ont été dûment remplis, approuvés et enregistrés. Kalo Whylls a été rappelé et le Baron m’a fait confiance pour le remplacer dans ses fonctions. Il essaya de défroisser son vêtement. — Si votre prédécesseur a été « rappelé », comment se fait-il que nous ne trouvions trace d’aucun document d’embarquement ? Et pourquoi Whylls n’a-t-il pas signé lui-même le document attestant de son retrait de fonction ? Un sourire effleura les lèvres rouges du Mentat. — Et voilà, vous voyez à quel point il était incompétent ? Comment s’étonner que le Baron Vladimir ait souhaité avoir quelqu’un de plus fiable pour une fonction aussi importante ? Mohiam fit signe aux gardes. — Jusqu’à ce que cette question soit éclaircie, cet homme ne devra pas se présenter dans la Salle d’Audience ni approcher l’Empereur Shaddam. (Elle hocha la tête d’un air apitoyé.) Malheureusement, je dois le dire, ce genre de vérification peut prendre des mois. Les Sardaukar saluèrent Mohiam et fixèrent leur regard sombre sur de Vries comme s’il constituait une menace immédiate. Sur un signe de la Révérende Mère, ils se retirèrent. — Je serais bien tentée de vous tuer maintenant, lâcha Mohiam. Faites donc une projection, Mentat. Sans votre paralyseur neuronique, vous n’avez aucune chance face à mes capacités de combat. De Vries roula des yeux avec une expression comique. — Oh, et je suis censé être impressionné par les vantardises d’une grosse brute ? Mohiam se dit qu’elle devait revenir strictement au travail. — Je désire savoir pourquoi vous êtes sur Kaitain – et pour quelle raison vous suivez d’aussi près Dame Jessica. — Elle est très séduisante. Je m’intéresse à toutes les beautés de la Cour. — Cet intérêt me paraît excessif. — Et vos petits jeux sont lassants, sorcière. Je me trouve sur Kaitain simplement pour assumer des tâches importantes pour la Maison Harkonnen en tant qu’émissaire légal. Même si elle avait posé directement sa question sans la moindre esquive, Mohiam ne le crut pas une seconde. — Comment se fait-il que nous n’ayez rempli aucune motion, que vous n’ayez participé à aucune réunion des comités ? Permettez-moi de vous dire que vous ne faites pas un ambassadeur très brillant. — Et moi je vous fais remarquer qu’une Diseuse de Vérité de l’Empereur devrait s’occuper de choses plus importantes que de vérifier les allées et venues d’un représentant mineur du Landsraad. (De Vries s’intéressa soudain à ses ongles.) Mais vous avez raison – j’ai des devoirs essentiels à accomplir. Merci de me l’avoir rappelé. Mohiam décela des traces subtiles qui indiquaient qu’il mentait. Il se retira un peu trop promptement et elle eut un sourire méprisant. Elle était désormais persuadée qu’il avait l’intention de s’en prendre à Jessica et peut-être même à son enfant. Mais elle le lui avait fait savoir. Elle espérait que de Vries ne tenterait rien de déraisonnable. Mais s’il n’avait pas compris son avertissement, elle serait trop heureuse d’avoir une excuse pour l’éliminer. Enfin débarrassé de l’exécrable sorcière, de Vries ôta sa veste déchirée et la jeta à un serviteur qui passait. Dès que l’autre se pencha pour la ramasser, il le frappa à la nuque, juste assez fort pour le rendre inconscient. Il se félicita de n’avoir pas perdu la main. Il récupéra sa veste et se dirigea d’un pas vif vers son bureau. Pourquoi, mais pourquoi les sorcières accordaient-elles cet intérêt si spécial à Jessica ? Pour quelle raison l’épouse de l’Empereur avait-elle invité la concubine de Leto à séjourner à la Cour ? Uniquement pour accoucher de son marmot ? De même, pourquoi la Diseuse de Vérité de Shaddam s’intéressait-elle à ce point à la compagne d’un Duc ? Mohiam elle-même, à sa connaissance, n’avait aucun lien avec la Maison des Atréides. Alors, elle en avait avec Jessica ? Il devrait le déterminer. Les faits et les conclusions se mettaient en place dans son esprit avec des déclics. C’était Mohiam qui avait été assignée comme mère porteuse, vingt ans auparavant, quand les sorcières avaient exercé leur chantage sur la Maison Harkonnen afin qu’elle leur donne une fille. Et le Baron avait dû violer la Sœur, par obligeance. Piter de Vries s’était délecté de la scène. Cette fille devait presque avoir l’âge de Jessica. De Vries s’arrêta devant son bureau. Son esprit venait de se verrouiller sur une analyse intense de première approximation. Il reconstitua les traits du visage de Jessica, chercha attentivement les plus infimes indices de filiation. Et un flot de données s’engouffra dans son esprit. Il s’appuya contre le mur, puis glissa et se recroquevilla. Une connexion flamboyante venait de s’établir au centre de son cerveau : Dame Jessica est la fille du Baron ! Et c’est Mohiam qui est sa mère ! Il s’arracha brusquement à sa transe et vit approcher une de ses assistantes. Mais il se redressa précipitamment et la renvoya d’un geste. Il entra en titubant dans son bureau, passa sans un mot devant les secrétaires et disparut. Les rouages rapides de son cerveau s’étaient accélérés, jouant avec toute une gamme de probabilités. L’Empereur Shaddam s’amusait avec ses jeux politiques, mais il était incapable de discerner les intrigues qui se tramaient sous ses yeux. De Vries, avec un sourire extatique, prit conscience de l’arme merveilleuse que pouvait être cette nouvelle théorie. Mais comment l’utiliser au mieux ? 91 Avant de vous réjouir, prenez le temps de vérifier que les bons courants d’opinion existent vraiment ou qu’ils sont simplement ce que vous souhaitez entendre. Un conseiller de Fondil III (anonyme). À la suite de l’interminable et pénible rencontre avec le Seigneur Novebruns et les autres quémandeurs, Shaddam était épuisé, impatient de regagner ses appartements pour déguster tranquillement un verre – peut-être un excellent vin blanc de Caladan, produit par le Duc Leto. Ensuite, il descendrait jusqu’à l’une des piscines, dans le sous-sol du Palais, et il jouerait avec ses concubines… Mais il n’était pas vraiment d’humeur à folâtrer. Il fut surpris de découvrir Hasimir Fenring. — Pourquoi n’es-tu pas sur Ix ? Est-ce que je ne t’y ai pas envoyé pour surveiller la production ? Le Comte hésita avant de sourire. — Hmm… Je dois discuter avec toi de certains détails importants. Et en privé. Shaddam regarda prudemment autour de lui. — Quelque chose ne va pas ? J’insiste pour que tu me dises la vérité, Hasimir. Mes décisions en dépendent. — Mmm… Je t’apporte de bonnes nouvelles. Dès que tu les auras entendues, nous n’aurons plus de secrets. En fait, nous ne voudrons qu’une chose : que tout l’Empire soit au courant. Mon Empereur, tout est parfait ! Je n’ai plus de doute ! L’amal est exactement tout ce que nous avions espéré ! Quelque peu surpris de l’enthousiasme de Fenring, Shaddam s’assit devant son bureau en souriant. — Je vois. Très bien. Donc, tous tes doutes étaient sans fondement. Comme je le présumais. Fenring hocha la tête. — C’est exact. J’ai vérifié de plus près les laboratoires du Maître Chercheur Ajidica. Et j’ai également contrôlé la production d’amal dans les cuves axolotl. J’ai testé l’amal personnellement. (Il fouilla dans la poche de poitrine de son costume et en sortit un petit sachet.) Regarde, je t’ai rapporté un échantillon. Hésitant, Shaddam le prit, l’ouvrit et inspira. — Oui, c’est bien le parfum du Mélange. — Mais oui. Goûte-le. Tu verras, il est absolument excellent. Fenring, se dit Shaddam, avait l’air un peu trop impatient. — Essayerais-tu de m’empoisonner, Hasimir ? Fenring recula brusquement. — Majesté ! Comment peux-tu me dire une chose pareille ? Tu sais bien que j’aurais pu t’empoisonner durant toutes ces années, non ? — Oui, c’est vrai, admit Shaddam en levant le sachet dans la lumière. Fenring tendit la main. — Si tu le veux, et si cela doit te rassurer, je vais le goûter moi-même. Mais Shaddam crispa les doigts sur le sachet. — Il suffit, Hasimir. C’est là tout ce qui suffisait à me rassurer. Il préleva une pincée de poudre, la posa sur sa langue, puis une autre encore, et avala. Avant d’ingurgiter le contenu du sachet tout entier. Avec une expression d’extase, il laissa l’effet du Mélange se propager dans son cerveau, il retrouva l’énergie, le stimulus de l’épice. Et il dit alors avec un sourire ravi : — Très bon. Je ne sens pas la différence… Oui… C’est incroyablement bon. Fenring s’inclina comme s’il assumait à lui seul la réussite du projet. — Tu en as encore ? J’aimerais bien commencer à en prendre, pour remplacer mon ancienne épice. Shaddam se penchait sur le sachet comme s’il comptait récupérer quelques miettes dans les recoins. Fenring recula. — Hélas, Sire, j’étais pressé et je n’ai pu apporter que ce modeste échantillon. Cependant, si tu me le permets, je dirai au Maître Ajidica qu’il peut poursuivre la production sans que tu émettes quelque doute, mmm ?… Je crois que ça va accélérer les choses de manière appréciable. — Oui, oui, fit Shaddam en agitant les mains. Retourne sur Ix et assure-toi qu’il n’y aura pas de retard. J’ai suffisamment attendu. — Oui, Sire. Fenring semblait tout à coup impatient de se retirer mais Shaddam ne le remarqua pas. Au contraire, il songea à haute voix : — Maintenant, si seulement je pouvais trouver un moyen d’éliminer l’épice sur Arrakis. Dès lors, l’Imperium n’aurait pas d’autre choix que de se tourner vers moi pour l’amal. Il tapota des doigts sur son bureau, absorbé dans ses réflexions. Fenring s’inclina sur le seuil et disparut. Dans le couloir, le Danseur-Visage qu’il était maintint soigneusement son apparence Fenring. Il devait s’éloigner au plus vite du Palais. D’autres Tleilaxu demeureraient sur place à la Cour, ceux-là même qui avaient été désignés par Ajidica. Quant à lui, c’est avec soulagement qu’il regagnerait Xuttuh. Shaddam avait entendu les nouvelles qu’il voulait entendre et le Maître Ajidica pourrait conclure ses travaux sans embarras. Son vaste plan allait sous peu porter ses fruits. 92 Lorsque vous sentez la pression de vos limitations, c’est alors que vous commencez à mourir… dans la prison que vous avez choisie. Dominic Vernius, Mémoires d’Ecaz. Loin dans les terriers des suboïdes, C’tair précéda Rhombur et Gurney jusqu’à une vaste salle taillée dans la roche. Bien des années auparavant, ç’avait été un entrepôt de stockage d’excédents de marchandises, mais avec la raréfaction du ravitaillement, les salles désertes se multipliaient. Durant leur première nuit, Rhombur et Gurney étaient restés cachés et avaient discuté stratégie. Avec l’incident du Long-courrier, leur marge de temps était réduite. Dans la clarté blafarde d’un brilleur, C’tair raconta à Rhombur les sabotages qu’il avait réussis au fil des années, et comment les explosifs précieux expédiés par les Atréides lui avaient permis de frapper quelques coups sévères. Mais les cruelles exactions des Tleilaxu aidés par les Sardaukar envoyés clandestinement avaient sapé les espoirs du peuple ixien. Rhombur lui apprit que D’murr, son frère Navigateur, était mort empoisonné par le Mélange, mais qu’il avait eu le temps de ramener sains et saufs tous les passagers de son Long-courrier. — Je… je savais qu’il était arrivé quelque chose, dit C’tair d’une voix désespérée. J’étais en train de lui parler juste avant. En écoutant C’tair, Rhombur ne parvenait pas à comprendre comment ce loyal sujet de Vernius, devenu un terroriste solitaire, avait pu survivre à tant de malheurs. Il avait sans doute frôlé la folie, mais il n’avait jamais failli à la mission qu’il s’était fixée. Mais les choses allaient changer. Depuis qu’ils étaient arrivés, l’enthousiasme de Rhombur avait grandi encore, il bouillait d’impatience. Il se dit que Tessia aurait été heureuse de le voir. Peu avant l’aube artificielle de Vernii, lui et Gurney remontèrent à la surface, démantelèrent ce qui restait de la capsule de combat et redescendirent avec les armes et les composants blindés. Ils pensaient que ce serait suffisant comme arsenal pour une révolte, à condition qu’ils parviennent à distribuer tout l’armement. Et qu’ils disposent de suffisamment de combattants. Dans la salle souterraine, Rhombur, immobile, était comme une figure de proue. Depuis quelques jours déjà, la nouvelle de son retour avait circulé. Et les gens venaient, de plus en plus nombreux, après avoir été filtrés soigneusement par C’tair et Gurney. Ils avaient tous trouvé des excuses pour s’absenter de leur travail et ils se présentaient un à un. Par sa seule présence, il leur redonnait de l’espoir. Depuis des années, ils s’étaient nourris de promesses mais, cette fois, le Comte Vernius, leur chef légitime, était bien là. Rhombur promena son regard sur leurs visages marqués, leurs yeux las. — Tu vois, Gurney ? C’est mon peuple. Les miens. Ils ne devraient pas me trahir. (Il eut un sourire triste.) Mais s’ils se tournent à nouveau contre la Maison Vernius, après tout ce que les Tleilaxu leur ont fait subir, alors, cela signifiera que ça ne valait pas la peine de nous battre pour que je retrouve ce monde. Silencieux comme des ombres, les ouvriers des tréfonds continuaient d’affluer et venaient tour à tour serrer la main du Prince cyborg comme s’il était un saint ressuscité. Certains s’agenouillaient, d’autres le fixaient droit dans les yeux comme s’ils voulaient y lire sa capacité à leur restituer la liberté. — Je sais que vous avez été trahis plusieurs fois, disait Rhombur d’une voix mûre et plus confiante que jamais. Mais cette fois-ci, nous allons reconquérir Ix. Et les gens l’écoutaient attentivement, ils semblaient le croire. Et Rhombur en éprouvait un sentiment merveilleux où dominait le sens de la responsabilité. — Dans les jours qui viennent, vous devrez attendre et vous préparer. Guettez les occasions d’agir. Mais je ne vous demande pas de risquer votre vie… pas encore. Je vous ferai savoir quand le moment sera venu. Je ne peux vous donner aucun détail, car les Tleilaxu ont des oreilles partout. La foule inquiète murmura. Les ouvriers et suboïdes étaient une bonne centaine et chacun se tourna vers son voisin, redoutant qu’il soit un change-forme. — Je suis votre Prince, le légitime Comte de la Maison Vernius. Faites-moi confiance. Je ne vous abandonnerai pas. Bientôt, vous serez libérés du joug et Ix redeviendra le monde qu’il était alors que régnait mon père, le Comte Dominic. L’assistance lança des vivats, et quelqu’un ajouta : — Serons-nous libérés des Tleilaxu et des Sardaukar ? Rhombur se tourna vers celui qui l’avait interpellé. — Pas plus que les Tleilaxu, les soldats de l’Empereur n’ont le droit d’être ici. (Son expression se durcit.) De plus, la Maison de Corrino a commis des crimes contre la famille Vernius. Regardez. Gurney s’avança et activa un petit projecteur holo. L’image solido d’un homme décharné, affaibli, assis dans un local humide et sombre apparut. — Avant d’épouser mon père, Dame Shando Vernius fut la concubine de l’Empereur Elrood IX. Nous ignorions jusqu’à une date récente qu’elle avait aussi donné le monde à un fils illégitime, qui fut élevé en secret par la Maison Talegari sous le nom d’emprunt de Tyros Reffa. Il était donc mon demi-frère, membre de la Maison Vernius par alliance. Des murmures de surprise coururent dans la salle. Tous les Ixiens avaient appris la mort de Dominic, de Shando et de Kailea, mais jamais ils n’avaient supposé qu’il pût exister un autre représentant de la famille en dehors de Rhombur. — Ces déclarations ont été enregistrées dans la prison impériale par notre Ambassadeur en exil, Cammar Pilru. Ce sont les dernières faites par Tyros Reffa avant que l’Empereur Shaddam ne l’exécute. Je n’ai jamais rencontré mon demi-frère. Les paroles sans passion de Reffa résonnèrent et éveillèrent très vite des grondements de colère. Apparemment, le condamné n’avait pas eu conscience d’appartenir à la Maison Vernius, mais peu importait pour les rebelles qui l’écoutaient. Lorsque l’image disparut, ils se levèrent tous comme s’ils voulaient la retrouver et l’étreindre. Rhombur reprit alors son discours, avec une force et une passion qui auraient rendu un Maître Jongleur tel que Reffa envieux. Il réveilla la flamme de la révolte comme aucun autre n’aurait su le faire, avec exaltation et en trouvant les mots qui portaient. Il invoqua avant tout le droit de légalité et de justice. — À présent, allez le dire aux autres, à tous ceux que vous connaissez. Soyez prudents, cependant, mais aussi forts et enthousiastes. Nous ne pouvons risquer que les oppresseurs Tleilaxu et les Sardaukar soient au courant de nos plans. Il est encore trop tôt pour ça. Des hommes crachèrent en entendant les noms infâmes de leurs bourreaux, d’autres crièrent : « Ix sera vainqueur ! » Sans perdre de temps, C’tair, Gurney et Rhombur plongèrent dans les tunnels. Des jours plus tard, l’esprit encore encombré de questions et d’incertitudes, Rhombur et Gurney se préparèrent pour une nouvelle réunion entre deux tours de travail. — Si nous tenons compte de notre calendrier réduit, les choses ne se passent pas trop mal, dit Rhombur. — Mais Leto n’a aucune information, remarqua Gurney. J’aimerais que nous trouvions un moyen de le contacter, pour qu’il sache que nous progressons. Rhombur cita la Bible Catholique Orange : — Si tu n’as pas foi en tes amis, alors c’est que tu n’as pas de vrais amis. » Rassure-toi, Leto ne nous abandonnera pas. Ils se turent brusquement en surprenant un bruit dans le couloir, suivi de pas furtifs. C’tair surgit. Sa chemise et ses mains étaient ensanglantées. — Il faut que je me change et que je me lave. (Il regarda nerveusement derrière lui.) J’ai été obligé de tuer un autre Tleilaxu. Ce n’était qu’un manœuvre des labos, mais il venait de capturer un de nos partisans et l’interrogeait. Je sais qu’il aurait fini par avouer notre plan. — Est-ce que quelqu’un t’a vu ? demanda Gurney. — Non. Mais notre partisan s’est enfui en me laissant avec le cadavre et tout ce sang. (Il secoua la tête, puis releva le menton, avec un regard à la fois fier et triste.) J’en tuerai autant qu’il sera nécessaire. En fait, le sang des Tleilaxu me lave les mains. Gurney était préoccupé. — Ce n’est pas une bonne nouvelle. C’est la quatrième fois que nous avons risqué d’être repérés en trois jours. Les Tleilaxu vont commencer à avoir des soupçons. — C’est pour ça que nous ne devons plus tarder, dit Rhombur. Il faut qu’ils sachent tous quand nous allons frapper et qu’ils se tiennent prêts. Je serai à leur tête. Je suis leur Prince. La cicatrice de Gurney se fit plus sombre. — Je n’aime pas cela. C’tair se lavait soigneusement les mains, grattait ses ongles, mais semblait se résigner au danger. — Nous, les Ixiens, on nous a si souvent massacrés. Mais nous restons déterminés. Nos prières seront bientôt exaucées. 93 La quête d’une explication ultime et unifiée à toute chose est une entreprise vaine, une avancée dans la mauvaise direction. C’est pourquoi, dans un univers de chaos, nous devons constamment nous adapter. Le Livre d’Azhar du Bene Gesserit. Le Hall des Documents Magnifiques d’Ishaq était perdu au milieu des monuments extravagants de Kaitain. Dans sa jeunesse, Shaddam avait passé de longs moments dans les distractions complexes que lui offrait la cité, mais il ne s’était guère intéressé aux vieux grimoires et aux manifestes politiques. Ce jour-là une visite officielle au vieux musée séculaire lui était apparue comme une diversion tout à fait appropriée. Pourquoi la Guilde est-elle aussi inquiète ? Le musée avait été prévenu et tous les systèmes de surveillance avaient été neutralisés pour la visite de Shaddam. On en avait interdit l’accès aux professeurs, historiens et étudiants afin que l’Empereur soit seul. Mais il était accompagné par sa garde rapprochée et un tel nombre de fonctionnaires de la Cour que leurs pas éveillaient des échos fracassants dans les couloirs antiques. Même si la Guilde elle-même avait souhaité cette réunion, Shaddam avait choisi l’heure et le lieu appropriés. L’Empereur Ishaq XV avait lui-même dessiné le bâtiment, l’une des constructions les plus spectaculaires des débuts de la cité impériale. Cependant, au cours des millénaires, le Hall des Documents Magnifiques avait été avalé peu à peu par une architecture de plus en plus importante et il était difficile à trouver au milieu de l’extraordinaire prolifération des édifices gouvernementaux. Le Doyen Conservateur accueillit l’Empereur et sa suite avec un enthousiasme embarrassé et des palabres sans fin. Shaddam marmonna les réponses appropriées tandis que l’obséquieux personnage lui présentait une pile de volumes annotés à la main : les carnets personnels des anciens Empereurs de la Maison de Corrino. En pensant à tous les devoirs qui l’appelaient et au temps qu’il allait leur consacrer, Shaddam ne parvenait pas à imaginer comment un monarque avait pu s’offrir le luxe de coucher autant de pensées sous l’inspiration des muses dans l’intention d’en faire profiter sa postérité. À l’image de Ishaq XV, qui avait voulu inscrire son nom dans les chroniques de l’Imperium en édifiant ce musée jadis impressionnant, tous les leaders Padishah avaient essayé de laisser une trace dans l’Histoire. Avec l’amal, Shaddam espérait bien parvenir à une gloire plus grande encore qu’avec un simple et pauvre journal écrit de sa main ou même une vieille bâtisse poussiéreuse. Mais qu’est-ce que la Guilde peut bien me vouloir ? Est-ce qu’elle en saurait plus à propos de l’épice empoisonnée de Beakkal ? Bien qu’il n’ait pas encore décidé de ce qu’il ferait d’Arrakis, dès qu’il aurait réussi à s’emparer du monopole du Mélange avec l’amal, il avait l’intention de planter les fondations des futures générations Corrino. Au cours de la visite, le Conservateur lui montra des documents constitutionnels, des serments d’indépendance conditionnelle et des déclarations de loyauté planétaire qui remontaient à la formation de l’Imperium. Un parchemin précieusement préservé de la première Charte de la Guilde, censé être l’une des onze copies existant dans l’univers connu, était exposé sous un bouclier, éclairé par des brilleurs à filtres spéciaux. Dans une châsse, le Conservateur montra à Shaddam un exemplaire du Livre d’Azhar, le volume des secrets du Bene Gesserit qui avait été rédigé dans une langue depuis oubliée. Ils arrivèrent devant deux hautes portes verrouillées et le Conservateur s’écarta. — Là-dedans, Majesté, se trouve notre plus précieux trésor, la pierre de touche de la civilisation impériale. (Sous l’effet de l’émotion, sa voix n’était plus qu’un chuchotement.) Le document original de la Grande Convention. Shaddam s’efforça de paraître impressionné. Il connaissait bien entendu les lois de la Grande Convention, il avait étudié les cas de jurisprudence, mais n’avait jamais pris le temps de lire le texte. — Vous avez pris vos dispositions pour que je puisse le consulter seul comme il me plaira ? — Bien sûr, Sire. C’est une pièce absolument privée et à haute sécurité. Le regard du Conservateur brillait de dévouement et de dignité professionnelle. Shaddam se demanda si l’autre avait conscience de ce qu’il pouvait faire. Si un Empereur déchirait le document en lambeaux, est-ce qu’il ne créerait pas un événement historique ? Un sourire effleura ses lèvres. Il savait comme quelques rares personnes, que cette « sainte relique » n’était pas l’original de la Grande Convention, mais une copie habile. Car l’original avait été détruit dans l’holocauste nucléaire de Salusa Secundus. Mais c’était un symbole et les gens pouvaient avoir un comportement de fanatiques avec ce genre de chose. C’est en réfléchissant à cela qu’il pénétra dans la pièce avec une grâce tout impériale, sans presser le pas. Il sentait la crainte monter en lui. La Guilde Spatiale m’a rarement demandé quoi que ce soit, et voilà qu’elle a insisté pour qu’ait lieu cette rencontre secrète. Mais que peuvent-ils me vouloir ? La Guilde avait reçu des sommes exorbitantes après chaque attaque de représailles contre les mondes qui cachaient de l’épice et en avait paru satisfaite. Il s’arrêta devant l’autel où se trouvait le document frauduleux dont le bord des pages avait été artistement brûlé pour entretenir la fiction de son sauvetage in extremis sur Salusa. Il aurait aimé qu’Hasimir soit à son côté et non pas sur Ix. Avec tous les problèmes que soulevait la Grande Guerre de l’Épice, il avait besoin de conseils avisés. Il soupira en songeant : Je suis seul. Avant tout, maintenant que Fenring avait avoué ses erreurs, il comptait bien annoncer la réussite de l’amal à la Guilde et à la CHOM qui ne nourrissaient aucun soupçon. Les retombées économiques seraient sans doute chaotiques, mais l’Empereur était fort et, en possession du secret de l’épice synthétique, il pourrait supporter n’importe quelle sanction. Mais auparavant, il lui fallait bloquer les canaux réguliers de distribution du Mélange. Arrakis… Que faire d’Arrakis ? Il pouvait détruire la planète déserte ou bien y faire stationner des Sardaukar en permanence pour empêcher la Guilde de se servir en épice pour son usage propre. Cela serait essentiel pendant la période de transition pour obliger l’Imperium à acheter l’amal… Dès que les portes se furent refermées, une issue secrète s’ouvrit en coulissant dans le mur de gauche. Un personnage de haute taille aux yeux roses, avec un crâne surmonté d’un toupet hirsute de cheveux blancs, entra en hésitant, tournant la tête de tous côtés d’un air soupçonneux. Il portait une combinaison de la Guilde en cuir de polymère équipée de tubes et de poulies reliés à un réservoir pressurisé fixé sur son dos. Le gaz d’épice se diffusait vers ses narines par des buses placées sur son col. Le visage du Légat de la Guilde était entouré d’un halo orange à l’odeur piquante. Il s’approcha, ses yeux d’albinos fixés sur le visage de l’Empereur. Cinq accompagnateurs le suivaient. Ils étaient de plus petite taille mais pareillement accoutrés, à l’exception du réservoir de gaz. Ils étaient chauves et blêmes avec une structure osseuse difforme, comme si leur squelette avait été ramolli puis tordu. Ils tenaient des grilles de dialogue et des enregistreurs. Shaddam se roidit. — Nous étions censés nous rencontrer seul à seul, Légat. Moi, je ne me suis pas fait accompagner par des gardes. L’odeur violente de cannelle lui irritait la gorge. — Moi non plus, fit le Légat, flegmatique, d’une voix épaissie par l’effet du Mélange. Ces créatures sont des extensions naturelles de ma personne, elles font partie de la Guilde. Tous les membres de la Guilde sont étroitement interconnectés – alors que vous êtes seul à représenter la Maison de Corrino. — La Guilde serait bien avisée de ne pas oublier mon rang. Shaddam se maîtrisa : il ne tenait pas à se lancer dans quelque maladresse qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses, subtiles ou spectaculaires. — C’est vous qui avez demandé cette rencontre. Venez-en vite au sujet essentiel car je suis un homme très occupé. — Nous sommes parvenus à certaines conclusions concernant cette épice imparfaite qui, nous le pensons, a suscité de graves erreurs chez les Navigateurs et a conduit à la mort d’un Guildéen. Shaddam fronça les sourcils. — Je croyais que vous aviez déclaré que ce Mélange provenait de Beakkal. J’ai déjà fait placer ce monde sous quarantaine. — Beakkal nous l’a simplement vendu, dit le Légat d’un air sombre. L’épice vient d’Arrakis. Il vient des Harkonnens. (L’albinos inspira une longue bouffée de gaz.) Selon les rapports de nos agents sur place, le Baron aurait stocké des quantités importantes et illégales de Mélange. Nous avons vérifié mais il n’a pourtant en rien diminué ses livraisons. Shaddam se sentit bouillonner de rage. Le Guildéen devait parfaitement savoir que ce sujet était très sensible pour lui. — Nous avons fait un audit des dossiers complets des Harkonnens. Le Baron a enregistré la production d’épice avec une précision toute particulière. Les quantités semblent correctes. Shaddam avait du mal à suivre le Légat. — Mais si ses registres sont corrects, comment le Baron a-t-il pu emmagasiner une pareille quantité d’épice ? Et qu’est-ce que cela a à voir avec l’épice empoisonnée ? Pour une raison mystérieuse, les cinq Guildéens chauves se déplacèrent autour du Légat. — Réfléchissez, Sire. Si le Baron dérobe un certain pourcentage de chaque moisson tout en continuant d’expédier les mêmes quantités selon les manifestes de transport, c’est qu’à l’évidence il doit « couper » la marchandise. Il doit diluer le Mélange dans une certaine quantité de matériaux inertes. Il garde la récolte pure pour son compte tout en livrant une épice affaiblie à l’usage des Navigateurs. Devant l’évidence, nous ne pouvons conclure autrement. Le Légat s’interrompit pour régler les contrôles de sa combinaison avant d’inspirer une autre longue bouffée orange. — La Guilde Spatiale est prête – et ce devant la Cour du Landsraad – à accuser le Baron de malfaisance et d’être la cause des deux désastres de Long-courriers. S’il est condamné, il devra payer de telles réparations que la Maison Harkonnen sera acculée à la banqueroute. Shaddam ne put s’empêcher de sourire. Il attendait une solution pour Arrakis, et là elle se présentait miraculeusement L’idée, désormais, était nette et claire dans son esprit Et il veillerait personnellement à tout. Même s’il avait essayé, il n’aurait pu concevoir un meilleur scénario. Les accusations flagrantes de la Guilde lui donnaient une occasion en or – peut-être quelque peu prématurée, mais peu importait. Il avait enfin l’excuse voulue pour s’assurer du monopole. Avec le récent rapport positif de Fenring, et à la suite des communiqués du Maître Ajidica et du commandant des Sardaukar, Cando Garon, il était convaincu de la viabilité du Mélange synthétique. En se fondant sur l’accusation du Légat, Shaddam pourrait brandir l’épée impériale contre Arrakis avec la pleine coopération de la Guilde. Avant même que quiconque comprenne ce qui se passait, les Sardaukar ravageraient tous les sites de récolte du désert et la Maison de Corrino serait seule détentrice du contrôle de l’unique source d’épice, l’amal. La révolution économique aurait lieu bien plus tôt que dans ses rêves. Les nains chauves tournaient autour de leur maître albinos, attendant ses ordres. Shaddam le regarda. — Nous allons confisquer tous les stocks d’épice de la Maison Harkonnen, en commençant par Arrakis. Ensuite, nous fouillerons sur tous les mondes dont le Baron possède le fief. (Il eut un sourire paternel.) Comme toujours, mon premier souci est de faire appliquer la Loi Impériale. Et comme toujours, la Guilde et la CHOM se partageront les stocks illégaux que nous aurons mis au jour. Nous n’en garderons pas la moindre part. Le Légat inclina la tête dans les vapeurs orangées. — Voilà qui est très satisfaisant, Empereur Corrino. Plus pour moi que pour vous, se dit Shaddam. — Tout en maintenant le blocus autour de Beakkal, j’expédierai une importante force Sardaukar sur Arrakis. (Il arqua les sourcils : s’il pouvait éviter le coût du transport pour une opération militaire de cette envergure, ses bénéfices en seraient d’autant plus confortables.) Naturellement, je compte bien que la Guilde me fournira les Long-courriers nécessaires ?… — Ce sera fait, déclara le Légat en entrant dans son jeu. Autant que vous en désirerez. 94 La vie améliore la capacité de l’environnement à entretenir la vie. La vie rend plus disponibles les agents nutritifs. Elle renforce le lien entre l’énergie et le système par la formidable interaction chimique entre les organismes. Pardot Kynes, Planétologiste Impérial. Sous le commandement de Thufir Hawat, les vaisseaux Atréides approchaient de la ceinture de quarantaine de la planète Beakkal. Le Mentat ne lança aucune menace mais ne dévia pas de son cap. La flottille n’avait que quelques défenses mineures, des armes qui n’auraient même pas impressionné une bande de pirates. Et devant eux, les formidables vaisseaux de guerre Sardaukar, hérissés d’armes lourdes, se déployaient en une titanesque démonstration de la force impériale. Les cargos d’Hawat continuaient leur approche et deux corvettes Corrino se portèrent à leur rencontre. Avant que les commandants Sardaukar aient lancé leurs injonctions, Hawat ouvrit le communicateur. — Nos vaisseaux sont sous les couleurs du Duc Leto Atréides et sont en mission humanitaire. Nous apportons des vivres et de l’aide médicale aux victimes de la peste de Beakkal. — Faites demi-tour ! répondit un officier bourru. Une seule corvette pouvait anéantir la flottille Atréides, mais le Mentat ne broncha pas. — Je vois que vous avez le grade de Levenbrech. Dites-moi votre nom afin que je puisse l’inscrire dans ma mémoire permanente. Il gardait les yeux fixés sur l’écran. Il savait qu’un officier de grade mineur ne prendrait pas de décision importante. — Torynn, monsieur, répondit le Levenbrech d’un ton coupant. Votre Maison n’a rien à faire ici. Rebroussez chemin. Mettez le cap sur Caladan. — Levenbrech Torynn, nous ne voulons que les aider à survivre pendant qu’ils replantent leurs terres avec des espèces résistantes. Interdiriez-vous qu’on livre du ravitaillement et des médicaments à une population qui manque de tout ? Tel n’est pas le but de ce blocus. — Aucun vaisseau ne doit franchir le cordon. Ce monde est en quarantaine. — Je vois, mais je ne comprends pas. Pas plus que vous, apparemment. Je vais m’adresser à l’officier commandant. — Le Bashar Suprême est occupé ailleurs, rétorqua le Levenbrech, en s’efforçant de paraître inflexible. — Eh bien, il va devoir s’occuper d’autre chose. Hawat coupa la communication et signala à tous les vaisseaux de l’unité de garder le cap sans accélérer. Les deux corvettes tentèrent de repousser la flottille, mais Thufir Hawat lança des ordres brefs en langage de bataille Atréides et la formation se rompit en se dispersant autour des bâtiments Sardaukar comme s’ils n’étaient que deux récifs autour desquels un torrent ruisselait. Le Levenbrech multiplia les appels, de plus en plus furieux devant le silence d’Hawat. Torynn appela des renforts. Thufir savait que les Sardaukar ne pardonneraient jamais à un petit officier d’avoir été incapable d’arrêter un malheureux convoi de cargos lents et pratiquement désarmés. Sept unités lourdes quittèrent le cordon de blocus pour se porter vers les vaisseaux Atréides. Thufir Hawat savait qu’ils abordaient la phase la plus risquée, car le Bashar Suprême, Zum Garon, un vieux vétéran comme lui, serait sur ses gardes, certain que cette opération était un piège ou bien une feinte destinée à laisser la planète sans défense. Sur le visage buriné du Mentat, il n’y avait aucune trace d’émotion. Certes, c’était une feinte, mais d’un genre spécial auquel le Sardaukar ne pouvait s’attendre. Le Bashar apparut enfin sur l’écran. Il avait l’air sombre. — On vous a donné l’ordre de rebrousser chemin. Obéissez immédiatement ou nous vous détruisons. Thufir sentit le malaise de son équipage mais il resta ferme. — En ce cas, vous serez relevé de votre commandement, monsieur, et l’Empereur n’en finira plus de subir les séquelles d’une agression contre un convoi pacifique de vaisseaux désarmés qui ne venaient que dans un souci humanitaire au secours d’une population dans la détresse. Ses excuses ont été bien timides pour couvrir cette agression flagrante. Comment va-t-il se justifier cette fois ? Les sourcils épais du vieux soldat se plissèrent sur son front ridé. — À quel jeu jouez-vous donc, Mentat ? — Je ne joue pas, Bashar Garon. Et peu de gens osent me défier car un Mentat gagne toujours. Garon eut un reniflement de mépris. — Et vous voudriez me faire croire que la Maison des Atréides se porte au secours de Beakkal ? Il y a moins de huit mois, votre Duc a bombardé cette planète. Est-ce qu’il n’aurait pas la tête un peu ramollie ? — Vous ne connaissez rien du sens de l’honneur des Atréides, pas plus que votre Levenbrech ne connaît les principes de la quarantaine. (Thufir prit un ton docte.) Leto le Juste punit lorsqu’il est en droit de le faire et apporte son secours à ceux qui en ont besoin. Est-ce que ce ne sont pas là les principes mêmes sur lesquels s’est fondée la Maison de Corrino après la Bataille de Corrin ? Le sévère Bashar ne répondit pas mais aboya un ordre dans un langage codé. Cinq autres vaisseaux quittèrent l’armada de blocus pour encercler la flottille Atréides. — Nous vous refusons le passage. Les ordres de l’Empereur sont clairs. Thufir essaya une autre tactique. — Je suis persuadé que Sa Majesté Impériale Shaddam IV n’empêcherait pas son cousin de s’amender auprès du peuple de Beakkal. Devrons-nous le lui demander directement ? Je ne puis attendre… Vous nous retardez et des gens meurent pendant ce temps. Aucune famille du Landsraad n’aurait eu l’audace de défier le blocus de l’Empereur, surtout avec l’humeur agressive qu’il affichait depuis quelque temps. Mais si Thufir Hawat réussissait au nom de Leto, alors d’autres Maisons se sentiraient honteuses de n’avoir pas fait de même. Et elles considéreraient peut-être cette action isolée des Atréides comme une motion de censure passive à l’encontre des récentes actions de l’Empereur. — Envoyez un messager à Kaitain, poursuivit Thufir. Dites à l’Empereur ce que nous avons l’intention de faire ici. Nous n’avons aucun risque d’être contaminés puisque nous allons utiliser des bennes pour livrer notre cargaison. Donnez l’occasion à l’Empereur de montrer la bienveillance et la générosité de la Maison de Corrino. Les vaisseaux Sardaukar se rabattaient en tenaille sur la flottille Atréides et le Bashar Garon déclara enfin : — Thufir Hawat, vous allez vous dérouter sur Sansin. Vous stationnerez au large et attendrez d’autres instructions. En ce moment même, un Long-courrier se prépare à quitter la station de transfert. Je vais me rendre en personne au Palais Impérial et présenter votre requête à l’Empereur. Les vaisseaux Sardaukar escortèrent les cargos Atréides vers l’astéroïde. — Ne perdez pas de temps, Bashar, dit Thufir. Sur Beakkal, il y a déjà des émeutes et nous pourrons les calmer avec les secours que nous apportons. Mais à vrai dire, Thufir était satisfait d’avoir réussi à créer cette diversion. Après le départ du Bashar pour Kaitain, la flottille Atréides attendit une longue journée au large de Sansin. Puis, au moment approprié, Thufir Hawat adressa un message codé à l’ensemble de ses cargos qui s’écartèrent de la station de transfert pour faire à nouveau route vers Beakkal, en ignorant les protestations de la flotte Sardaukar. — Arrêtez-vous ou nous nous considérerons comme menacés ! annonça un officier. Nous serons en droit de vous éliminer. Apparemment, le maladroit Levenbrech Torynn avait été relevé de son commandement. Les forces de blocus étaient en alerte, mais Thufir savait que si le Bashar n’était pas prêt à ouvrir le feu sur les unités Atréides, aucun officier subalterne n’en prendrait le risque. — Ces ordres sont illicites. Les denrées que nous transportons sont périssables. Les retards dont vous êtes responsables coûtent déjà sans doute des milliers de vies, voire des millions. N’aggravez pas votre cas, monsieur. L’officier envoya des messages sur toutes les fréquences, lança des ordres pour qu’on arme l’artillerie des vaisseaux, mais les cargos d’Hawat franchirent le rideau de blocus sans anicroche. Même avec un Messager rapide, la réponse de Kaitain ne viendrait pas avant plusieurs jours. La flottille Atréides survola très vite les secteurs les plus infestés de la planète. Hawat donna l’ordre d’ouvrir les baies et de jeter les bennes à autopropulsion dans l’atmosphère. Dans le même temps, il diffusa un message à l’adresse de la population locale au nom du Duc Leto avec le souhait que les habitants de Beakkal acceptent ces secours au simple nom de l’humanité. Il avait espéré un message urgent du Premier Magistrat, mais il apprit très vite qu’il avait déjà été victime des premières émeutes. Son successeur déclara qu’il n’était en rien hostile à la Maison des Atréides, surtout en de telles circonstances. Thufir savait que les Sardaukar les empêcheraient certainement de prendre le large, mais il avait bien l’intention de trouver un plan le moment venu. Il avait déjà fait le nécessaire en déclenchant l’effervescence sur Kaitain. Il pouvait s’offrir le luxe d’attendre un peu. Selon les plans de Leto, les forces Atréides devaient à présent entamer leur descente vers Ix. Un glisseur traversa le complexe de Sansin et le vaisseau amiral de la flotte Sardaukar l’intercepta. Thufir supposa que le Bashar était de retour. Mais une heure après, il eut la surprise d’apprendre que l’Empereur n’avait pas daigné répondre à ce qu’il appelait un « problème Atréides d’un genre mineur » concernant Beakkal. Il enjoignait son Bashar à déclencher une « autre frappe d’envergure ». Dans ses projections de Mentat, il n’avait pas vu ça. Ses pensées tournaient en spirales rapides mais il ne trouvait pas de réponse. Une « autre frappe d’envergure » ? Était-ce une référence à Ix ? Ou encore à des représailles contre Caladan ? Leto avait-il déjà perdu la bataille ? À chaque extrapolation surgie de son cerveau complexe, il s’inquiétait. Le temps passait. Et leur calendrier d’attaque était en péril. Leto avait-il pu être attiré dans un désastre ?… 95 Ce n’est pas toujours la même chose que d’être un homme bon et un bon citoyen. Aristote de la Vieille Terre. Le Duc Leto Atréides ne se présentait que rarement sur Kaitain, mais son arrivée dans le Palais Impérial n’éveilla que peu d’intérêt En fait, dans le flux de discussions politiques et diplomatiques, nul ne lui accorda guère d’attention. Il n’était qu’un Duc entre bien d’autres venus de centaines de mondes. Avec une suite réduite de serviteurs, il embarqua dans un véhicule diplomatique qui le conduisit au Palais. Même s’il était préoccupé par le sort de Duncan et de ses troupes, par Thufir qui était parti affronter le blocus de Beakkal, même s’il était plus qu’inquiet du silence de Rhombur et Gurney, il affichait la sérénité d’un diplomate professionnel et d’un leader de Maison noble venu pour une importante mission. Mais il lui tardait de revoir Jessica qui accoucherait dans quelques jours seulement. Des gardes en livrée couraient de part et d’autre de la voiture à champ Holtzman qui devait bien dater de trois siècles avec ses sièges de velours pourpre. Le lion d’or du capot oscillait en montrant les crocs et rugissait chaque fois que le conducteur effleurait la touche d’avertisseur. Leto n’était guère impressionné et pensait surtout à son discours devant le Landsraad. Bientôt, il jetterait de l’huile sur le feu. L’attaque d’Ix allait rendre Shaddam fou furieux et Leto craignait que le dommage fût irréparable. Mais il était prêt à ce sacrifice. Trop longtemps, il avait ignoré cette injustice. L’Imperium ne devrait plus jamais le juger comme un chef indécis et sans caractère. Au long des boulevards immenses pavés de cristal, les bannières de la Maison de Corrino flottaient dans la brise douce. Les immeubles vertigineux défilaient sur le fond immuablement bleu du ciel, mais Leto préférait le temps changeant de Caladan, la beauté des matins comme la violence des tempêtes. Kaitain était un monde dompté, docile, climatisé. Une planète de caricature échappée d’un livre-film pour enfant. La voiture ralentit pour franchir le portail du Palais, le lion du capot gronda une fois encore, et les Sardaukar de garde saluèrent, leurs armes bien en évidence. Mais Leto n’avait d’yeux que pour la plate-forme de réception et il retint son souffle en découvrant Jessica. Elle portait une robe légère de parasoie dorée qui soulignait son ventre rond mais elle était d’une beauté plus radieuse que jamais. Quatre Sœurs l’encadraient. Dès que Leto posa le pied sur les dalles vernissées, elle hésita brièvement, puis s’élança vers lui en une course légère. Et s’arrêta, indécise. Mais Leto n’avait cure du protocole et des apparences, et il l’étreignit en l’embrassant avec fougue. — Laissez-moi vous regarder… Oh, mais vous êtes toujours aussi belle que le soleil couchant. Il remarqua sa peau hâlée et se dit qu’elle devait passer de longs moments dans les jardins et le solarium. Comme toujours, elle ne portait pas de bijou. Il posa sa main calleuse sur son ventre comme s’il voulait sentir battre le cœur de l’enfant. — On dirait qu’il ne reste guère de temps. Quand vous m’avez laissé seul sur Caladan, cela se voyait à peine. — Mon Duc, vous êtes venu prononcer un discours et non vous occuper du bébé. Pourrons-nous passer un moment ensemble ? — Bien sûr. Son ton s’était fait distant en surprenant les regards attentifs des Bene Gesserit. Elles avaient l’air d’enregistrer ses moindres gestes. Au moins, se dit-il, elles ne se montraient pas désapprobatrices. — Après mon allocution, il faudra peut-être que je me cache. (Il eut un sourire forcé.) Et donc, j’aurai besoin de votre compagnie, ma Dame. À cet instant, l’Empereur Shaddam fit son apparition d’une démarche vive, entouré d’un essaim de domestiques, de conseillers, d’officiers Sardaukar, de gentilshommes costumés, de dames aux savantes coiffures, suivis de porteurs qui poussaient des coffres et des malles à suspenseurs. Une barge de cérémonie franchit le portail de l’aile de réception pilotée par un personnage vêtu de longues robes flottantes qui le transformaient en drapeau vivant. Quant à l’Empereur, il semblait équipé pour partir en guerre. Il avait délaissé sa cape ourlée de fourrure de baleine de Lankiveil et sa chaîne officielle pour un sévère uniforme de Sardaukar à épaulettes soutaché d’argent. Il était coiffé d’un casque de Burseg noir à crête d’or. Il était impeccable et roide et les médailles de son torse brillaient autant que ses bottes. Il s’approcha de Leto avec une grâce altière. Jessica s’inclina, mais il ne lui prêta pas attention. Ainsi, proches l’un de l’autre, ils se ressemblaient quelque peu avec leur profil et leur nez aquilin. Et aussi par leur esprit car Shaddam, tout comme Leto, ruminait d’importants secrets. — Je vous dois des excuses, mais des affaires pressantes m’empêchent de vous recevoir dignement, mon cousin. Mes troupes Sardaukar requièrent ma présence pour une opération majeure. Il était vrai, se dit Leto, qu’une énorme flotte de combat l’attendait. Elle comptait tant de vaisseaux, de telles quantités de matériel et un corps d’arme si important que trois Long-courriers avaient été appelés pour la transporter, plus deux autres en escorte. Un spectacle de force et de bravoure guerrière où la Guilde elle-même trouvait son compte. — Y aurait-il là quelque raison de m’inquiéter, Sire ? demanda Leto en évitant de montrer la moindre inquiétude. Shaddam était-il en train de jouer avec lui ? — Non, je contrôle parfaitement la situation. — J’avais espéré que vous seriez présent demain pour mon discours devant le Landsraad, Sire. À vrai dire, il avait bien compté affronter l’Empereur avec le soutien des autres nobles. Une opération majeure des Sardaukar ? Mais où ? — Oui, oui, je suis persuadé que votre allocution sera très importante. Vous allez ouvrir de nouvelles pêcheries sur Caladan ? Malheureusement, voyez-vous, cousin, le devoir m’appelle. Sa voix de baryton gardait un ton plaisant, mais il y avait un éclat de cruauté glaçant dans ses yeux verts. Le Duc s’inclina et recula vers Jessica. — En parlant devant le Landsraad, je penserai à vous, Sire. Je souhaite que vous réussissiez dans cette mission. Vous pourrez toujours prendre connaissance de mes remarques à loisir. — À loisir ? Mais je dois diriger l’Imperium ! Je n’ai pas de loisir, Duc Leto. (Avant que Leto ait pu répondre, Shaddam désigna le couteau à manche de gemmes qu’il portait dans un fourreau à sa ceinture.) Oh, mais c’est l’arme que je vous ai offerte au terme de votre Jugement par Forfaiture, n’est-ce pas ? — Vous m’avez demandé alors de le porter pour me souvenir du service que je vous avais rendu. Sire. Je n’ai pas oublié. — Moi non plus, cousin. Mettant un terme à la conversation, Shaddam s’éloigna vers la barge. Et Leto soupira. Puisque l’Empereur ne semblait pas se préoccuper de lui, l’opération de grande envergure ne devait pas concerner Ix, Beakkal ou Caladan. Donc, si Shaddam n’était pas présent lorsque Leto annoncerait et justifierait l’attaque contre Ix, ce serait un avantage. Rhombur retrouverait son siège dans le Grand Palais de Vernii avant que le gouvernement impérial monte une contre-attaque. Il sourit à Jessica tandis qu’ils s’avançaient vers le Palais. Tout cela va peut-être enfin aboutir, songea-t-il. 96 Toute école destinée à l’éducation du libre citoyen doit commencer par lui enseigner la défiance, et non la confiance. Elle doit lui apprendre à questionner et non à accepter les réponses toutes prêtes. Cammar Pilru, ambassadeur d’Ix en exil. C’tair n’avait jamais hésité à prendre des risques, mais, désormais, il devait en prendre à tout moment. Pendant ses tours de travail, il murmurait à l’oreille des étrangers en choisissant ceux qui lui semblaient le plus oppressés. Un par un, les plus courageux se ralliaient à la cause. Même les suboïdes qui ne comprenaient pas les implications politiques de son appel venaient pour en savoir plus, pour comprendre comment ils avaient été trahis par les Tleilaxu. Car bien des années auparavant, les usurpateurs avaient su les séduire en leur promettant une nouvelle existence et la liberté, alors que leur sort n’avait fait que s’aggraver. Finalement, la population sous le joug des gnomes généticiens voyait se dessiner un vague espoir. Rhombur, le Prince légitime d’Ix, était de retour. Leur long cauchemar connaîtrait bientôt son terme. Rhombur attendait dans une alcôve étroite que ses compagnons le rejoignent lorsqu’il entendit un bruit inquiétant au bout du corridor. Il se prépara à se battre. Les troupes de Leto arriveraient dans quelques heures seulement, et C’tair avait déjà gagné la surface par les tunnels et les puits qu’eux seuls connaissaient pour disposer les explosifs brise-plass aux endroits clés du dispositif de défense Sardaukar. Correctement programmés, ils étaient destinés à laisser le canyon d’entrée sans protection au moment où surgiraient les forces Atréides. Mais si on le découvrait trop tôt, tout leur travail n’aurait servi à rien. Le bruit se répéta, plus fort cette fois. Et il vit surgir Gurney Halleck portant un corps brisé, à peine humain, à la peau cireuse, aux traits incertains, aux yeux morts, ternes, semblable à une poupée au cou brisé. — Un Danseur-Visage qui se prétendait suboïde. Je me suis dit qu’il se montrait bien curieux à mon égard. J’ai couru le risque en me disant qu’il était un peu trop au-dessus de ces malheureux abrutis. Il laissa tomber son fardeau macabre. — Je lui ai brisé l’échine. Bonne chose. Rien de pire que l’ennemi qui se cache. (Il leva un regard intense vers Rhombur avant d’ajouter :) Je pense que nous avons un sérieux problème. Ils savent qui nous sommes. À la grande surprise du Comte Fenring, Ajidica n’avait pas tenté de le tuer. Mais il se considérait comme prisonnier. Le Comte ne se sentait jamais vraiment en sécurité et il restait sur ses gardes en attendant une occasion de s’évader. Il avait constaté des effets inquiétants sur le comportement de ceux qui consommaient trop d’amal, y compris les Sardaukar. Tout cela était très fâcheux. Le gnome Tleilaxu, de plus en plus imprévisible et agité, consacra une matinée entière à montrer au Ministre Impérial de l’Épice les chiffres positifs de production d’amal qui prouvaient que le programme pouvait continuer sur sa lancée. — Au départ, l’Empereur devra le distribuer prudemment, en récompensant d’abord ses plus loyaux sujets. Seuls quelques-uns doivent recevoir cette bénédiction. Seuls quelques-uns la méritent. — Oui, mmm… Fenring avait bien des questions à poser au sujet du Mélange synthétique, mais il savait que ce serait dangereux. Il se contenta donc d’examiner les documents et les minis-holos que le Maître Chercheur lui présentait. Ajidica faisait preuve d’une énergie incontrôlable. Et il avait en permanence un regard à la fois glauque et agressif qui s’ajoutait à son attitude définitivement orgueilleuse de demi-dieu. Tout l’instinct de Fenring lui criait de se tenir sur ses gardes et il ne voyait qu’une solution : tuer l’autre et en finir. Même sous surveillance, le Comte Hasimir Fenring pouvait trouver un millier de moyens de commettre un meurtre – mais il n’en sortirait pas entier. Il avait constaté depuis le début la loyauté fanatique des gardes du Maître Chercheur, le pouvoir quasi hypnotique qu’il avait sur ses dévoués serviteurs… Et même, de façon surprenante, sur les Sardaukar. Et puis, d’autres changements étaient en cours. Depuis quelques jours, la population ixienne se montrait indisciplinée et manifestait son mécontentement. Les sabotages avaient décuplé et les graffiti s’épanouissaient sur les murs de la cité comme les fleurs d’Arrakis sous la rosée du matin. On ignorait qui avait déclenché ce mouvement après tant d’années d’occupation. La réaction d’Ajidica avait été d’accentuer la pression. Il avait fait restreindre encore les quelques rares libertés auxquelles le peuple pouvait prétendre. Fenring n’avait jamais approuvé la politique drastique que les Tleilaxu employaient à l’égard des Ixiens. Il la considérait comme maladroite à court terme. Les troubles augmentaient et la pression montait comme si une marmite bouillonnante menaçait de faire sauter son couvercle. La porte s’ouvrit à toute volée et le Commandant Cando Garon surgit dans le laboratoire, les cheveux en désordre, les gants sales, l’uniforme froissé, comme s’il ne se souciait plus de la discipline. Il traînait sans ménagement un être à l’apparence fragile, un des ouvriers suboïdes des profondeurs de la cité. Les yeux de Garon étaient sombres et son regard excité. Il serrait les mâchoires mais on lisait une expression de triomphe mêlé de dégoût sur ses lèvres retroussées en un pli féroce. Il évoquait plus une brute sans vergogne que le commandant de troupes d’élite. Et Fenring éprouva un soudain malaise. — Qu’y a-t-il donc ? demanda sèchement Ajidica. — Je crois que c’est un suboïde, dit Fenring. Le Tleilaxu plissa le front avec une expression de répugnance. — Faites sortir cette… cette créature dégoûtante. — Écoutez-le, répliqua Garon en jetant l’être blafard sur le sol. Le suboïde se mit à genoux en tournant les yeux de tous côtés. Visiblement, il ne savait pas où il était ni le sort qui lui était réservé. — Je t’ai dit ce qu’il fallait faire, fit Garon en lui donnant un coup de pied à la hanche. Parle. Le suboïde s’effondra avec un halètement de douleur. Le Sardaukar plongea sur lui et le souleva par une oreille. Il la tordit jusqu’à ce qu’un filet de sang ruisselle sur son gant. — Parle ! — Le Prince est de retour, souffla le suboïde. Et il répéta, comme un mantra : Le Prince est de retour ! Le Prince est de retour ! Fenring sentit un picotement à la base de la nuque. — De quoi parle-t-il ? demanda Ajidica. — Du Prince Rhombur Vernius, fit Garon en secouant le suboïde pour qu’il en dise plus. Mais le malheureux sous-être répéta la même phrase en geignant. — Il parle du dernier survivant de la famille renégate des Vernius, hmmm ?… dit Fenring. Il est donc encore vivant. — Je sais très bien qui est Rhombur Vernius ! Mais cela date de tant d’années ! Pourquoi se soucier de lui ? Garon cogna la tête du suboïde sur le sol, lui arrachant des cris de souffrance suraigus. — Arrêtez ! lança Fenring. Il faut l’interroger plus avant. — Il ne sait rien de plus. Garon abattit le poing sur le dos de sa victime et Fenring entendit les côtes et les vertèbres craquer. Le Sardaukar déchaîné continua son martèlement. Avec un dernier soubresaut, le suboïde mourut. Garon se redressa, le visage luisant de sueur, le regard cruel, comme s’il cherchait une autre victime. Son uniforme était constellé de sang mais il ne s’en souciait pas. — Ce n’était qu’un suboïde, fit Ajidica en reniflant. Vous avez raison, Commandant : nous n’aurions rien pu en tirer de plus. Il glissa la main sous sa toge et en ressortit une tablette d’épice. — Tenez. Il la jeta à Garon qui l’attrapa au vol et l’avala comme un chien récompensé par un os. — Si quelque chose de nouveau se passe, je tiens à le savoir. Garon se dirigea vers la porte. — Je vais en trouver d’autres pour les interroger. Avant que l’officier ait franchi le seuil, l’alarme se déclencha. Fenring se redressa tandis qu’Ajidica regardait autour de lui, plus irrité qu’apeuré. Depuis vingt-deux ans qu’il dirigeait Ix, jamais il n’avait entendu les sirènes. Le Commandant écouta attentivement le rythme et déclara : — On nous attaque de l’extérieur ! La flotte Atréides plongea dans l’atmosphère et frappa le dispositif de défense Sardaukar. Les premiers vaisseaux d’assaut enfilèrent le canyon du port et s’avancèrent vers les centaines de grottes aux lourdes poternes qui abritaient les hangars et les plates-formes de transit. Les brise-plass mis en place par C’tair explosèrent à cet instant, détruisant une partie des installations et le principal réseau de capteurs. L’artillerie de défense aérienne fut réduite au silence. Quant aux gardes des postes périphériques, désemparés, ils étaient dans l’incapacité de riposter aux tirs des vaisseaux qui semblaient surgir de nulle part. Les unités de combat Atréides bombardèrent et mitraillèrent la défense, les parois blindées se mirent à fondre et des pans de rocher sautèrent dans des geysers de fragments et de poussière. Les Sardaukar tentèrent de se regrouper et d’improviser un dispositif de défense mais, après toutes ces années d’occupation, les soldats ramollis n’étaient plus qualifiés que pour mater les débuts d’émeute et intimider les espions potentiels. Conduite par Duncan Idaho, la force Atréides avait respecté le programme. Les premiers transports se posèrent et déversèrent les cohortes de soldats. Ils chargèrent au laser et à l’épée en hurlant le cri de bataille du Duc Leto et du Prince Rhombur. La bataille d’Ix venait de commencer. 97 Il n’y a pas de mystère à propos de la source dont l’amour tire sa force sauvage : elle est le flot de la Vie même, torrentiel, indompté, qui se déverse depuis les âges les plus anciens… Annotation du journal intime de Dame Jessica. Pour Jessica, le moment était venu. Dès que le travail commença, les Bene Gesserit se tinrent prêtes. Elles avaient toutes conscience que la naissance de cet enfant attendu depuis longtemps était importante, mais bien peu savaient vraiment pourquoi. La salle d’accouchement ensoleillée avait été préparée selon les spécifications précises d’Anirul. On avait veillé à respecter les anciennes pratiques Feng Shui, de même que l’éclairage et l’aération. Des phila-roses, des orchidées d’argent et des œillets de Poritrin plantés dans des globes à suspenseur flottaient autour du lit. La chambre se trouvait au sommet du Palais Impérial, ouverte sur l’univers, presque dans les nuages mousseux du perpétuel été. Jessica se concentrait sur son corps, l’environnement de la chambre, sur les mouvements de l’enfant pressé de quitter son ventre. Elle évitait le regard de la Révérende Mère Mohiam de crainte qu’elle ne lise la culpabilité sur son visage. Je l’ai déjà défiée, déjà résisté à ses diktats… mais jamais pour une affaire aussi importante. Bientôt, les Sœurs connaîtraient son secret. Est-ce que la Révérende Mère me tuera pour avoir trompé la Communauté ? Dans les heures qui suivraient la naissance de son fils, Jessica serait complètement vulnérable. Pour sa rectrice, cette faute serait un crime plus grave qu’une trahison. Entre les contractions, Jessica humait le parfum des fleurs en pensant à la lointaine Caladan où elle rêvait de retourner avec son Duc et le nouveau-né. Je ne craindrai point… Mohiam l’observait. Dame Anirul, épuisée, avait insisté pour être présente en dépit des sévères admonestations de Yohsa, la Sœur Médicale. Qui pouvait s’opposer à la volonté de la Sœur Kwisatz en un tel moment ? Sous l’effet des médicaments, Anirul prétendait que la clameur des voix s’était apaisée et qu’elle connaissait un répit temporaire. À son entrée, Jessica avait voulu s’incliner, mais l’épouse de l’Empereur leva l’index. — Mettez la robe de grossesse que nous vous avons donnée. Puis étendez-vous et décontractez vos muscles. Préparez votre esprit autant que votre corps ainsi qu’on vous l’a enseigné. Il ne faut pas commettre la moindre faute dans cet accouchement. Pas au bout de quatre-vingt-dix générations ! Yohsa se rapprocha et effleura le bras d’Anirul. — Ma Dame, elle vient juste de commencer la dilatation. Nous vous appellerons quand le moment approchera. Il faudra encore un certain temps avant qu’elle… Anirul l’interrompit. — J’ai déjà porté cinq filles nées des œuvres de l’Empereur. Cette jeune femme suivra mon conseil. Jessica ôta docilement ses vêtements et revêtit la longue robe de satin kai qu’Anirul lui avait donnée. Elle était si légère et fluide qu’elle la sentait à peine. En retournant dans son lit elle éprouva un élan d’espoir qui domina ses inquiétudes. Quand je quitterai ce lit, j’aurai mon fils, le fils de Leto. Depuis neuf mois, elle avait nourri et protégé son enfant. Douze jours auparavant, la Révérende Mère lui avait révélé le sens véritable du programme Kwisatz Haderach. Avant, elle ne pensait qu’à son amour pour le Duc, à ce fils qu’elle allait lui donner après la mort tragique de Victor. Mohiam s’approcha d’Anirul avec un sourire calme sur ses lèvres parcheminées. — Ma Dame, Jessica saura s’en sortir seule. Elle a toujours été mon étudiante la plus douée. Aujourd’hui, elle va nous montrer la valeur de l’éducation que je lui ai donnée. Dominée par la pensée que ces femmes tenaient son sort et celui de l’enfant entre leurs mains, elle pensa à Leto. Jamais il ne leur permettrait de s’attaquer au bébé. Ils avaient passé la soirée ensemble et elle avait retrouvé ses caresses douces. Elle aimait tant ces instants de tendresse, si paisibles, tellement différents des élans de passion. Elle avait remarqué un changement chez Leto. Il semblait être redevenu l’homme qu’il était avant, le Leto dur et puissant-dont elle était tombée amoureuse, plus vivant et déterminé que jamais. Mais c’était aujourd’hui qu’il devait prendre la parole devant le Landsraad. Le chef d’une Grande Maison avait des devoirs impératifs qui lui interdisaient d’attendre au chevet de sa concubine. À présent, elle se laissait porter par les processus naturels, primitifs, de son corps. Elle se détendit et ferma les yeux. Elle n’avait d’autre choix que de coopérer avec le Bene Gesserit, et d’espérer. Je pourrai toujours porter un autre enfant, une fille cette fois. Si elles me laissent vivre. Elle avait conscience d’avoir précédé les plans de la Communauté en donnant le jour à un mâle une génération trop tôt. Mais la génétique était incertaine, c’était un jeu de dés d’un degré supérieur, d’une force mal définie. Se peut-il que mon fils soit celui qu’elles attendaient ? Cette éventualité était effrayante et enthousiasmante. En ouvrant les yeux, elle vit deux Sœurs Médicales se rapprocher d’elle, comme deux sentinelles, de part et d’autre de son lit. Elles chuchotaient dans un langage qu’elle ne comprenait pas et vérifièrent l’équipement de diagnostic en promenant des capteurs et des sondes sur tout son corps. Dame Anirul, avec Yohsa, se tenait au pied du lit. Ses yeux vigilants brillaient au-dessus de ses pommettes trop saillantes. Elle semblait au seuil de l’agonie mais émettait régulièrement des ordres d’un ton sec, et les assistantes en étaient d’autant plus nerveuses. Il était évident que le souci de Yohsa était partagé entre Jessica et Dame Anirul. — Je vous en prie, ma Dame, ce n’est qu’un accouchement normal. Vous n’avez pas à vous inquiéter outre mesure. Regagnez vos appartements et reposez-vous un moment. J’ai là une nouvelle prescription qui devrait apaiser les voix de l’Autre Mémoire. Elle porta la main à une des poches de sa robe. Une fois encore, Anirul la repoussa. — Vous ne comprenez rien. Et vous m’avez déjà donné trop de drogues. Mon amie Lobia essaie de me prévenir… tout au fond de mon esprit. Il faut que je l’écoute plutôt que de me boucher les oreilles. — Vous n’auriez jamais dû plonger aussi profondément sans l’aide de vos compagnes Sœurs. — Oubliez-vous donc qui je suis ? Je suis de Rang Caché et cette question me concerne. Vous n’allez quand même pas me défier. (Anirul s’empara soudain d’un couteau laser posé dans un plateau et le pointa sur Yohsa en proférant d’un ton menaçant :) Si je vous dis de le planter dans votre cœur, vous devrez le faire. Les autres Sœurs Médicales s’écartèrent, indécises. Anirul continuait de fixer Yohsa avec un regard furieux. — Si je décide que votre présence perpétuelle met en danger la réussite de notre programme, je vous tuerai alors moi-même. Soyez prudente, très prudente. Mohiam se glissa entre elles. — Les Voix vous ont-elles donné un conseil, ma Dame ? Pouvez-vous les entendre ? — Oui ! Et elles sont plus fortes que jamais auparavant ! D’un geste vif, Mohiam repoussa Yohsa. — Dame Anirul, il est de votre devoir et de votre droit de conduire à bien cette naissance particulière, mais vous ne devez pas interférer avec la tâche des Sœurs Médicales. Sans poser le couteau, agitée de frémissements comme si elle luttait à nouveau contre l’Autre Mémoire qui tentait de contrôler son esprit et ses muscles, Anirul s’assit sur un siège à suspenseur au chevet de Jessica. Les Sœurs Médicales se tinrent à l’écart puis, sur un geste de Mohiam, elles reprirent leur tâche. Dans l’agitation générale, Jessica inspira profondément et s’engagea dans les techniques de parturition que Mohiam lui avait enseignées. Anirul s’efforça d’apaiser son anxiété afin que ses émotions dangereuses ne contaminent pas la chambre. Des pensées violentes traversaient son esprit, des voix voulaient se faire entendre par-dessus le désordre intérieur et extérieur. Elle se mordit les phalanges. Si quoi que ce soit tournait mal dans les quelques heures qui allaient suivre, le programme Kwisatz Haderach serait retardé de plusieurs siècles, voire menacé directement. Cela ne doit pas arriver. À aucun prix. Elle regarda le couteau laser et le reposa sur une tablette. — Je suis désolée, mon enfant, je ne voulais pas vous déranger, murmura-t-elle avant de continuer comme dans une prière : « Dans ce moment très important, vous devez vous souvenir de tout ce qu’on vous a enseigné. Nous ne pouvons intervenir dans cette délivrance, mais vous pouvez faire appel à vos talents prana bindu pour guider l’enfant. (Elle regarda la lame qu’elle venait de poser et ajouta :) C’est moi-même qui me servirai de ce couteau laser pour trancher le cordon ombilical. — Je suis prête, souffla Jessica. Je vais intensifier le travail dès maintenant. Comme elles vont me détester quand elles verront. Elle soumit tout son corps à la maîtrise Bene Gesserit, contrôla chaque muscle de son ventre et exerça une pression. Qu’allait faire Dame Anirul ? Il y avait de la tristesse dans son regard, mais l’épouse de l’Empereur était-elle capable de tuer ? Jessica se jura de rester vigilante, prête à protéger le fils de Leto dans toutes les circonstances possibles. 98 L’Empereur s’exprime encore au nom du peuple et des élus du Landsraad, mais le grand conseil est de plus en plus subordonné au pouvoir et le peuple devient très rapidement un prolétariat déraciné, une masse élevée et manipulée par des démagogues. Nous sommes en train de nous transformer en empire militariste. Discours du Premier Ein Calimar de Richèse devant le Landsraad. Un déploiement de force rapide et impressionnant. Shaddam était ravi de l’effet. Arrakis et l’Imperium ne seraient plus jamais les mêmes. Sans avertissement et soudainement, l’armada venait d’apparaître au-dessus de la planète des sables. Cinq Long-courriers, longs chacun de plus de vingt kilomètres, s’étaient placés en orbite à la verticale de Carthag, la capitale des Harkonnens. Le Baron Vladimir Harkonnen, sous le bouclier du balcon de la Résidence, observait le ciel nocturne. Une aurore boréale de décharges ionisantes ondulait sur l’horizon et il sentit la chair molle de son torse onduler en réponse. — Damnation ! Mais que se passe-t-il donc là-bas ? Il se rétablit sur sa ceinture bouée pour ne pas partir à la dérive sous l’effet de l’émotion. Il regrettait de n’avoir pas regagné Giedi Prime comme il se l’était promis la semaine précédente. Comme toujours, une brise torride soufflait dans les rues sombres, venue des dunes qui encerclaient le bastion des Harkonnens. Loin dans le ciel, les Long-courriers étaient des poissons lumineux en orbite basse, des prédateurs venus d’eaux lointaines pour attaquer dans la mer d’encre d’Arrakis. De toutes parts, les sirènes résonnaient, des bruits de bottes montaient des casernes. En quelques instants, la loi martiale avait été proclamée. Un serviteur se précipita sur le balcon, à l’évidence plus effrayé que son maître. — Mon Seigneur Baron, un envoyé de la Guilde vient d’adresser un message. Il souhaite vous parler. Les bajoues du Baron se gonflèrent plusieurs fois sous le coup de l’indignation. — Je suis très curieux de savoir ce qu’ils font au-dessus de ma planète. La production de Mélange, depuis quelque temps, avait dépassé les espoirs de l’Empereur, même si l’on tenait compte des quantités qu’il coupait subrepticement. La Maison Harkonnen n’avait normalement rien à craindre, en dépit des changements d’humeur incompréhensibles et des crises d’agressivité de Shaddam. — Il doit s’agir d’une erreur, ajouta le Baron. Le serviteur lui présenta un moniteur et effectua rapidement quelques réglages. Une voix âpre se fit entendre aussitôt. — Baron Vladimir Harkonnen, vos forfaits ont été dévoilés. La Guilde et l’Empereur devront décider de votre châtiment. Nous vous jugerons conjointement. Le Baron avait l’habitude de nier sa culpabilité dans toutes les affaires criminelles, mais cette fois il était tellement saisi qu’il bafouilla : — Mais… mais… je ne sais pas ce que… — Il ne s’agit pas d’un dialogue, Baron, mais d’une mise en accusation. Des auditeurs de la CHOM et des représentants de la Guilde vous seront envoyés afin d’examiner jusqu’au moindre détail vos opérations sur la récolte d’épice. Le Baron faillit s’étouffer. — Comment ? J’exige de savoir ce dont on m’accuse ! — Vos dissimulations seront exposées au grand jour et vos délits punis. Jusqu’à décision ultérieure, l’expédition d’épice à destination de l’Imperium est interrompue. Et c’est à vous, Baron Harkonnen, de nous fournir les réponses que nous sommes en droit d’attendre. — Moi ?… Mais qui m’accuse ? Et sur quelles preuves ? — La Guilde va maintenant interrompre tous vos moyens de communication et fermer tous les spatioports d’Arrakis. Dès maintenant, toutes les opérations de moissonnage de l’épice sont suspendues et les ornithoptères maintenus au sol. Fin du message. Le bloc de communication se mit à cracher de la fumée et des étincelles. L’armada de la Guilde venait d’émettre des trains d’impulsions intenses pour détruire les circuits et les systèmes de navigation de tous les vaisseaux stationnés sur le spatioport de Carthag. Et dans toute la Résidence, les brilleurs pâlirent, clignotèrent puis se ravivèrent. Certains grésillèrent puis éclatèrent en gerbes de cristaux de plass. Paniqué, le Baron porta ses mains boudinées à son visage. Il hurla dans le système de communication. Mais en vain. Même les comlinks locaux étaient inertes. Fou de rage, il appela à l’aide, mais nul ne parut l’entendre. Et, au reste, la domesticité avait déjà dû s’enfuir. Il n’avait plus aucun moyen de demander des explications et, apparemment, personne ne viendrait à son secours. Les cales gigantesques de trois Long-courriers s’ouvrirent et la flotte Sardaukar quitta ses postes d’amarrage. Des croiseurs, des corvettes, des maraudeurs, des bombardiers lourds : l’essentiel des forces que l’Empereur avait rassemblées d’urgence. En montant cette opération d’envergure, Shaddam avait conscience qu’il laissait dégarnis les autres secteurs de l’Imperium, mais il avait trop à gagner ici en frappant très fort. Même la Guilde ne comprenait pas vraiment quelles étaient ses intentions réelles. Le vaisseau amiral descendait vers Arrakis. Shaddam se tenait sur la passerelle. Il portait les insignes de commandant en chef et songeait en cet instant précis qu’il atteignait le point culminant de décennies de calculs et de manœuvres, la conclusion rapide et surprenante de l’ensemble du Projet amal. Pour une fois, à cette occasion exceptionnelle, il conduirait lui-même ses troupes à la victoire finale, au terme de la Grande Guerre de l’Épice. Le Projet amal avait abouti et il ne lui restait plus qu’à supprimer Arrakis de l’équation. On avait donné l’ordre aux Sardaukar de lui obéir directement, même si le Bashar Suprême Garon supervisait les opérations. Shaddam avait besoin d’un interlocuteur de confiance à qui il pouvait demander d’agir sans poser de questions parce que tant de questions allaient se poser sous peu. Impeccable et roide, le vétéran ignorait tout du plan de l’Empereur et de la raison de cet affrontement avec les Harkonnens. Mais il suivrait aveuglément ses ordres, comme toujours. Les vaisseaux Sardaukar allaient frapper avec les mêmes armes d’holocauste qui avaient ravagé Zanovar pour éliminer tout l’épice de la planète déserte, une étape essentielle pour le fondement du nouvel Imperium. Ensuite, Shaddam serait seul à détenir la réponse. L’amal. En une seule attaque massive, Shaddam Corrino IV, l’Empereur Padishah, renforcerait le Trône du Lion d’Or tout en écrasant les monopoles et les conglomérats mercantiles qui avaient entravé son règne. Ah, si seulement Hasimir était là pour assister à ma victoire. Certes, l’Empereur avait prouvé à bien des reprises qu’il n’avait nul besoin d’un conseiller pour le sermonner et contredire ses projets en essayant constamment de s’assurer le crédit des initiatives efficaces. Le vaisseau amiral pénétrait dans l’atmosphère d’Arrakis et Shaddam se pencha pour observer la planète fauve et brun parcourue de sillons sombres, de craquelures estompées par les vents poussiéreux. Quel endroit affreux, songea-t-il. Est-ce que la dévastation qu’il s’apprêtait à semer serait seulement visible dans ce paysage de désolation ? Il découvrit l’anneau incomplet des satellites d’observation et de météo que la Guilde avait mis en place de mauvaise grâce après qu’il eut lui-même insisté durant des années. Il savait qu’ils ne surveillaient que les secteurs occupés par les Harkonnens et ne fournissaient aucune information sur le désert profond et les régions polaires. — Il est temps de faire un essai sur cible, annonça-t-il. Envoyez vos maraudeurs pour détruire ces satellites. Tous. (Il pianota impatiemment sur l’accoudoir de son siège. Il avait toujours pris grand plaisir à jouer à la guerre.) Aveuglons le Baron. — Oui, votre Majesté, acquiesça Zum Garon. Quelques instants plus tard, les maraudeurs passèrent à l’attaque en se dispersant comme une volée de criquets. En quelques tirs précis, ils vaporisèrent les satellites. Shaddam exultait et roucoulait à chaque explosion. Il se dit que, vue du sol, la flotte devait être terrifiante. La Guilde supposait qu’il ne voulait qu’établir une présence militaire sur Arrakis afin d’incapaciter les défenses Harkonnens pour que les Sardaukar confisquent à leur aise les stocks de Mélange. D’ores et déjà, les nobles du Landsraad – ceux qui savaient pourquoi il avait attaqué avec cette armada – demandaient des faveurs, des postes, des nominations pour bénéficier du fief d’Arrakis et de l’industrie de l’épice. Une industrie qui serait bientôt réduite à néant. Shaddam était tellement impatient de passer à l’acte suivant de ce grand opéra. Il repensait à L’Ombre de mon père, qui chantait les vertus du Prince Raphaël Corrino, cet idiot ahuri qui n’avait jamais accepté officiellement de monter sur le trône. Shaddam lui aussi avait envisagé de devenir une sorte de protecteur des arts, même si ses accomplissements ne pouvaient se limiter au strict domaine culturel. Un biographe impérial tiendrait le compte de ses victoires économiques et militaires et une équipe d’écrivains créerait des œuvres littéraires destinées à montrer sa grandeur aux générations à venir. Tout serait si simple dès qu’il serait vraiment en possession du pouvoir qu’il méritait. Quand la planète désertique ne serait plus qu’une boule calcinée, la Guilde Spatiale et tous ceux qui dépendaient du Mélange seraient entre ses mains. Il décida d’appeler cette campagne le Gambit d’Arrakis. Un triomphe aussi fabuleux méritait qu’on prenne des risques extravagants. 99 La grandeur doit toujours être combinée avec la vulnérabilité. Prince Héritier Raphaël Corrino. Leto fit son entrée dans le Hall de l’Oratoire pour prononcer le plus important discours de sa vie pendant que l’Empereur se lançait une fois de plus dans son jeu préféré : la guerre. Il se souvenait de la dernière fois où il s’était présenté devant les représentants des Maisons nobles. Il était encore très jeune, son père venait de mourir dans l’arène et il débutait dans son rôle de Duc. Les Tleilaxu venaient de s’emparer d’Ix et Leto avait stigmatisé avec bravoure le crime des usurpateurs et accusé publiquement le Landsraad d’avoir ignoré la demande de secours du Comte Vernius. Mais les représentants des Maisons avaient ri en écoutant d’une oreille distraite l’allocution de ce Duc à peine investi… De même qu’ils s’étaient esclaffés des années durant devant les protestations de l’Ambassadeur Pilru. Mais cette fois, tandis que Leto remontait l’allée centrale, il n’entendit que des applaudissements et son nom répété par des centaines de représentants enthousiastes, tous acquis à sa cause. Et il se sentit plus décidé, plus fort que jamais. Même s’ils n’avaient aucun moyen de communication, les éléments disparates de son plan devaient être parfaitement synchronisés. Thufir Hawat devait déjà avoir réussi son opération contre le blocus de Beakkal et l’attaque d’Ix avait été lancée, même si Gurney et Rhombur ne s’étaient pas manifestés jusqu’alors. Ici, dans le Hall de l’Oratoire, c’était à lui de jouer maintenant. Quand tout le plan serait bouclé, si Rhombur et Gurney étaient encore vivants, alors Ix serait enfin libérée et le nouveau Comte Vernius retrouverait sa demeure ancestrale avant que quiconque puisse s’y opposer… À la seule condition que tout intervienne simultanément. Peu avant son entrée dans le Hall, Leto avait reçu un message urgent d’une des Sœurs Bene Gesserit : « Votre concubine Jessica est en travail et les Sœurs Médicales sont auprès d’elle. Il n’y a rien à craindre. » L’Acolyte lui avait adressé un long sourire avant de se retirer. — Dame Jessica a pensé que vous désireriez le savoir, avait-elle ajouté. Tout en approchant du podium, il se dit qu’il aurait dû être avec elle. Les Bene Gesserit n’approuveraient certes pas la présence d’un homme dans ces circonstances mais, s’il n’y avait eu la pression des affaires d’État, il aurait choisi de les défier. Le héraut cria son nom à l’instant où il montait les marches jusqu’au lutrin. Il attendit alors en pianotant sur le bois que les vivats s’apaisent. Quand le silence se fit enfin, il était lourd, plus lourd que jamais, comme si les délégués de toutes les Maisons nobles soupçonnaient qu’il allait annoncer un événement intéressant et même audacieux. Depuis des années, sa notoriété et son statut au sein du Landsraad n’avaient fait que croître. Mais aucun autre noble, même parmi les plus riches, n’aurait osé une initiative aussi impétueuse et inattendue que la sienne. — Vous savez tous que Beakkal est ravagée par une peste botanique qui menace de détruire l’ensemble de l’écosystème. J’ai eu un conflit avec leur Premier Magistrat et cette affaire a été réglée à ma grande satisfaction. Mais mon cœur, tout comme le vôtre, souffre devant cette épreuve infligée au peuple de Beakkal. J’ai donc envoyé à cette planète des secours et des vivres avec l’espoir que l’Empereur Shaddam me permettrait de franchir le cordon de blocus et de livrer cette cargaison d’aide humanitaire. Les applaudissements déferlèrent. Sur tous les visages, l’admiration se mêlait à la surprise. — Mais cela n’est qu’une part mineure de mes activités. Il y a vingt et un ans, je me suis déjà présenté devant vous pour dénoncer l’attaque illégale d’Ix par les Tleilaxu. Depuis, le Prince Rhombur, héritier légitime de la Maison Vernius, a vécu avec moi sur Caladan. Durant bien des années, l’Ambassadeur ixien en exil a imploré votre aide, mais aucun d’entre vous n’a levé le petit doigt. Il ménagea une pause et entendit les murmures gênés qui se propageaient dans la salle. — Aujourd’hui, j’ai agi unilatéralement afin de mettre un terme à cette injustice. Il s’interrompit encore une fois pour que cette phrase menaçante pénètre bien son auditoire et reprit d’une voix plus forte : — En cet instant même, alors que je vous parle, des forces militaires Atréides attaquent la planète Ix dans le but de réinstaller le Prince Rhombur sur son trône. Notre objectif est de chasser les Tleilaxu et de libérer le peuple ixien opprimé. Un silence choqué accueillit cette déclaration, bientôt suivi de murmures anxieux. L’ensemble du Landsraad avait été cueilli à froid. Leto afficha un sourire de bravoure et changea son angle d’attaque. — Sous le joug inepte des Tleilaxu, la production technologique d’Ix, vitale pour tous, a chuté de façon dramatique. Le Landsraad le sait aussi bien que la CHOM et la Guilde. L’Imperium a besoin de machines de qualité. Chaque Maison noble bénéficiera du rétablissement de la Maison Vernius. Nul ne saurait le nier. Il parcourut les rangs du regard, défiant quiconque de le contredire. — Je suis venu sur Kaitain dans l’intention de m’entretenir avec l’Empereur Padishah, mais il est occupé à une autre opération militaire. (Les visages neutres et les haussements d’épaules étaient majoritaires, mais il décela quelques approbations de ceux qui étaient dans le secret.) Je ne doute pas que mon cousin Shaddam Corrino approuve la restauration de la Maison Vernius. En tant que Duc des Atréides, j’ai agi dans un souci de justice, pour le bien de l’Imperium et de mon ami, le Prince d’Ix. La confusion suivit. Les applaudissements et les vivats se mêlaient aux cris de colère et d’indignation. Mais, finalement, la marée s’établit et un à un, les délégués se levèrent et continuèrent d’applaudir. Leto leva les bras en inclinant la tête et découvrit à cet instant un personnage à l’allure digne, aux cheveux gris, qui ne portait pas de costume d’apparat ni d’uniforme et était assis à l’écart : l’Ambassadeur Cammar Pilru. Le représentant d’Ix observait Leto avec une sorte de ferveur. Et il se mit à pleurer. 100 S’attendre constamment au danger, c’est être constamment prêt. Seuls ceux qui sont prêts peuvent espérer survivre. Maître d’Escrime Jool Noret : Archives. La route était longue jusqu’à Caladan. La flottille Atréides de Thufir Hawat avait embarqué à bord d’un Long-courrier sur un itinéraire de déviation qui desservait de multiples planètes. Après la réussite de l’opération humanitaire sur Beakkal, Thufir avait hâte de retrouver les tours de pierre du Castel Caladan tout en haut de la falaise, il avait déjà le goût du sel sur les lèvres et il lui semblait entendre les piaillements des mouettes au-dessus des bancs de murmurènes, les moteurs des chalutiers et les appels des pêcheurs sur les docks du petit port. La feinte qu’il avait employée avec les Sardaukar avait réussi comme il l’avait espéré. Il avait caressé l’Empereur à rebrousse-poil et livré les secours à bon port. Dès que Shaddam avait rappelé son commandant, la flottille Atréides avait attendu au large de Beakkal pendant près de neuf jours avant d’embarquer sur le Long-courrier pour regagner Caladan. Les unités d’Hawat furent les premières à être larguées dans le ciel nuageux de la planète océane et disparurent très vite dans les brumes. Suivirent les vaisseaux marchands et les frégates de transports réguliers. La fatigue pesait sur Thufir. Il se dit qu’il aurait pu dormir trois jours d’affilée. La mission l’avait tenu éveillé des jours durant, de même que son inquiétude à propos de l’assaut contre Ix. Mais il ne pouvait encore se permettre le luxe de s’abandonner au sommeil. Leto était sur Kaitain et la plus grande partie des forces était engagée dans l’opération sur Ix. Il voulait absolument s’assurer que le personnel militaire restant ainsi que tout l’armement étaient prêts éventuellement à défendre la planète. En l’occurrence, Caladan était bien trop vulnérable à son goût. Lorsqu’il s’était posé avec ses vaisseaux d’escorte sur la base militaire adjacente au spatioport de Calaville, il avait été surpris de ne voir aucune unité de combat et quelques vétérans en uniforme chargés de la maintenance. Un lieutenant de réserve lui avait appris que le Duc avait décidé de lancer l’ensemble de la force de frappe sur Ix. C’est alors qu’il avait ressenti un sentiment aigu d’insécurité. Le Long-courrier se plaça en orbite de parking et de nouveaux vaisseaux plongèrent de la cale pour se fondre dans l’intense circulation commerciale du large. Plus tard, quand le Léviathan de la Guilde survola le Continent Oriental de Caladan, le moins peuplé, un groupe important d’unités sans marques sortirent à leur tour et se mirent en orbite haute, à l’écart des regards vigilants… Même avec un pilote aussi doué que Hiih Resser aux commandes, l’éclaireur tanguait et rebondissait sur la couche atmosphérique dans les violents courants tempétueux de Caladan. Le jeune Maître d’Escrime rouquin avait été désigné pour une reconnaissance préalable, au-devant de la flotte d’attaque précipitamment rassemblée par les Harkonnens et les Grummans. En sortant de la face nocturne, Resser observa la surface entre les échancrures des nuages. Il dépassa la ligne du crépuscule et s’avança dans l’après-midi scintillant au-dessus de la mer. Le Vicomte Moritani, son seigneur, était décidé à tout sacrifier pour cette attaque éclair. Mais Glossu Rabban, même s’il était aussi brutal que lui, était plus prudent et voulait savoir dans quel secteur précis la force unie pourrait attaquer par surprise et quelles étaient les chances de succès. Resser avait juré loyauté au Vicomte, après bien des serments rigoureux et de rudes mises à l’épreuve, mais il appuyait le point de vue de Rabban. Il était souvent en désaccord avec le Vicomte Moritani, mais après ses longues années de formation sur Ginaz, il avait trouvé sa place et sa loyauté ne pouvait être mise en doute. Pas avec le sentiment de l’honneur qu’il avait acquis. Tout comme Duncan Idaho. Il se souvenait des années qu’ils avaient passées ensemble sur les îles de Ginaz, d’épreuve en épreuve. Ils étaient devenus très vite de vrais amis et avaient réussi ensemble leur parcours difficile. Ils étaient des Maîtres d’Escrime. Lorsque d’autres étudiants de Grumman avaient été chassés de Ginaz pour l’acte déshonorant commis par le Comte, Resser seul était demeuré dans l’École, unique membre de sa Maison. Lorsqu’il avait réussi et avait regagné sa planète, il était convaincu qu’il serait disgracié et peut-être exécuté. Duncan Idaho, alors, l’avait supplié de l’accompagner sur Caladan, d’entrer au service des Atréides, mais le jeune rouquin orgueilleux avait refusé. Il avait choisi de rentrer, par souci d’honneur. Et il avait survécu. Grâce à ses talents de combattant et de chef, il avait très vite gravi les échelons jusqu’à être nommé Commandant des Forces Spéciales. Et pour cette mission sur Caladan, il était immédiatement sous le commandement du Vicomte lui-même. Mais il préférait travailler au contact direct et il avait tenu à piloter lui-même l’éclaireur : il était prêt à se battre au premier rang. L’idée d’affronter Duncan Idaho ne lui plaisait guère, mais il n’avait pas le choix. La politique tranchait dans les liens d’amitié comme un grand rasoir. Pourtant il n’avait pas oublié toutes les choses merveilleuses que Duncan lui avait racontées sur sa planète océane qu’il aimait tant. Caladan. En plongeant sous une nappe de nuages gris, il découvrit enfin le paysage, les petites bourgades, les ports, et les faiblesses évidentes de ce monde de pêcheurs et de paysans. Il passa au-dessus de Calaville, survola les deltas et les terres basses avec leurs fermes autour des rizières de pundi. Il découvrit les marécages sombres des champs de kelp dans les hauts-fonds et les dents noires des récifs cernés d’écume. Il reconnaissait tout ce qu’il voyait car c’était tout ce que Duncan lui avait raconté le soir, quand ils s’apprêtaient à s’endormir, éreintés. Ensemble, ils avaient lu les lettres que Duncan recevait de Caladan, et ils avaient partagé les pâtisseries que les Atréides envoyaient dans chaque colis. Duncan lui avait parlé du vieux Duc, de tout ce qu’il avait fait pour lui quand il l’avait pris sous son aile et prouvé sa loyauté. Hiih Resser ne put retenir un soupir tout en basculant les commandes pour plonger vers le sol. Il effectua un dernier passage en survol rapide, enregistra tout ce qui était nécessaire à son information et remonta vers la flotte en orbite pour faire son rapport, incapable de parvenir à une autre conclusion que celle qui était évidente à ses yeux… Lorsqu’il se retrouva devant le Vicomte, il annonça : — Ils sont totalement vulnérables, Mon Seigneur. Nous devrions investir Caladan sans difficulté. Sombre, inquiet, Thufir Hawat se tenait auprès de la statue géante du Duc Paulus et de Victor Atréides, au bout du promontoire du port, sous la lueur de la flamme éternelle. Sur les eaux tranquilles, les petites embarcations pétaradaient doucement en prenant le large dans les isthmes des champs de kelp tout en déployant leurs chaluts. Tout était paisible à cette heure. Les nuages se pressaient autour du soleil qui s’inclinait sur l’horizon. Le Mentat remarqua alors un vaisseau loin dans le ciel, rapide et en pleine accélération. À l’évidence un éclaireur en patrouille. Sans marquage. Il effectua instantanément des projections, du premier au second degré. Il eut très vite le schéma de ce qui pouvait advenir et sut qu’il avait très peu de moyens contre une attaque directe. Il lui restait les vaisseaux de la flottille qu’il avait commandée pour l’expédition de Beakkal, mais toutes les unités de défense étaient absentes. Leto avait peut-être exagéré en lançant la totalité des forces contre Ix. L’éclaireur anonyme était au firmament de Caladan, sans doute bourré d’informations. Thufir, en se tournant brièvement vers les visages de pierre de Paulus et du jeune Victor, se souvint des fautes du passé. — Je n’oserai pas manquer à nouveau à mes devoirs, mon Duc, murmura-t-il. Et je ne peux pas abandonner Leto. Mais j’aimerais avoir une réponse à mes interrogations, une suggestion pour protéger ce monde merveilleux que j’aime tant. Son regard vif courut sur l’océan, se focalisa sur la flotte de bateaux de pêche au large. Il allait devoir faire appel à tous ses talents de Mentat, et il espéra que ce serait suffisant dans cette situation précaire. 101 Ils ont sans cesse placé des obstacles sur ma route et m’ont pourchassé pour la dernière fois avec leurs esprits de petits prévôts de village ! Mais là, je me dresse devant eux. Attribué au Comte renégat Dominic Vernius. Peu après midi, exactement à la minute prévue, les sirènes résonnèrent dans les profondeurs de la cité de Vernii et le Prince Rhombur s’écria joyeusement : — Ça y est ! Duncan est arrivé ! Dans la pénombre du terrier, il se tourna vers Gurney Halleck dont les yeux brillaient comme des éclats de verre. — On se remonte les tripes, on chante et on fait couler le sang au nom du Seigneur ! Il sourit et ajouta : — Pas de temps à perdre. C’tair Pilru, hagard, les yeux rouges, bondit sur ses pieds. Il n’avait pas dormi depuis des jours et ne vivait plus que sur l’adrénaline. Ses charges explosives avaient dû faire sauter l’entrée du canyon et ouvert la voie aux troupes d’assaut Atréides. — Il faut ouvrir l’arsenal et rallier tous nos partisans. Le peuple est enfin prêt à se battre ! Nous allons vous suivre dans le combat, Prince Rhombur ! Gurney prit un air sombre. — Prenez garde, Rhombur. Ne faites pas une cible trop facile pour l’ennemi. Ils auraient tout à y gagner. — Je ne me cacherai pas alors que d’autres se battent pour moi, Gurney. — Attendez au moins que nous nous soyons rendus maîtres d’une partie de la cité. — J’annoncerai mon retour du haut des marches du Grand Palais, rétorqua Rhombur d’un ton qui ne cédait pas place à la discussion. Je ne serai pas satisfait avant de l’avoir fait. Gurney marmonna puis réfléchit au meilleur moyen de protéger contre lui-même ce jeune orgueilleux entêté. C’tair leur montra le chemin jusqu’à un arsenal clandestin, une salle ventilée qui avait été spécialement aménagée pour les besoins de la cause. Rhombur et Gurney avaient déjà procédé à la distribution des composants récupérés sur la capsule de combat dans laquelle ils avaient débarqué. Les armes, les explosifs, les boucliers et les appareils de communication avaient été distribués aux volontaires. C’tair saisit les premières armes qui lui tombèrent sous la main : deux grenades et un paralyseur. Rhombur passa des couteaux de lancer à sa ceinture et referma sa main de cyborg sur la poignée d’une épée courte. Gurney, lui, opta pour une dague de duel et une épée longue. Ils activèrent leurs boucliers en retrouvant le bourdonnement qui leur avait été si familier depuis leurs exercices. Ils étaient prêts. Ils ne prirent pas de lasers. À courte portée, avec des boucliers activés, ils risquaient de terribles interactions qui pouvaient annihiler la cité tout entière. Les sirènes retentissaient toujours et, si la plupart des usines Tleilaxu se fermèrent automatiquement, beaucoup se bloquèrent. Les rumeurs qui circulaient depuis quelques jours avaient déjà prévenu les rebelles potentiels de l’imminence du débarquement, mais ils étaient encore trop nombreux à ne pas croire que les Atréides allaient intervenir. À présent, la joie était générale et elle engendrait l’héroïsme. C’tair plongea dans le dédale des tunnels à grands cris : — En avant, Ixiens ! Tous au Grand Palais ! Mais la plupart des travailleurs des profondeurs avaient peur. Certains entretenaient un espoir prudent. Quant aux équipes de suboïdes, elles s’agitaient dans la plus grande confusion et C’tair hurla jusqu’à ce qu’ils reprennent le chant : — Pour Vernius ! En avant ! Pour Vernius ! En avant ! » Il lança sa première grenade sur un groupe d’administrateurs Tleilaxu glapissants et elle explosa dans un fracas de tonnerre qui se répercuta loin dans la caverne géante. Il leva son paralyseur et faucha un gnome gris qui tentait de s’enfuir. Rhombur chargea et son bouclier dévia de justesse une fléchette à haute rapidité. Il repéra le Maitre Tleilaxu qui venait de la tirer, plongea sur lui en lançant dans la même seconde une lame qui lui creva le torse. Il en taillada un autre avec son épée et poursuivit son attaque tout en appelant au ralliement tous les combattants disponibles. Avec l’aide de Gurney, il en rassembla une nouvelle escouade et ils distribuèrent des armes. — C’est notre première grande chance de purger Ix à tout jamais de ces usurpateurs ! Gurney continuait d’invectiver la foule en lançant des ordres de tous côtés. Les malheureuses recrues de la révolution en germe, pauvrement organisées, ne devaient surtout pas se disperser car les Sardaukar les tailleraient en pièces. Sous le ciel holographique de Vernii, les sous-stations de contrôle explosaient en averses de shrapnels cristallins entre les immeubles stalactites dégradés. Mais la structure la plus imposante, la cathédrale verticale inversée du Grand Palais, était encore intacte. Aux yeux de Rhombur, c’était le Saint Graal qu’il devait conquérir. Dans les niveaux supérieurs, tout près de la voûte de la caverne, les bataillons Atréides déferlaient sur les passerelles, les épées pointées, précédés par un Maître d’Escrime brun, déchaîné, féroce. — Duncan ! Voilà Duncan ! cria Gurney en levant la main. Il faut le rejoindre ! — Allons-y ! fit Rhombur sans quitter le Grand Palais du regard. C’tair les précédait. Les rangs des rebelles grossissaient de minute en minute et se répandaient dans le fond de la caverne. Des groupes d’attaque investirent une barge de transport lourde prévue pour le transport des matériaux entre le port d’entrée du canyon et les polygones industriels du fond. Gurney grimpa à bord de la barge et lança le champ Holtzman dans un sifflement aigu. — Embarquez tous ! Les combattants hétéroclites se pressèrent, excités, avides de se battre, même si certains étaient dépourvus d’arme. Les derniers venus s’accrochèrent à la rambarde à l’instant du décollage et retombèrent très vite. Mais quelques-uns parvinrent à embarquer avec l’aide de leurs camarades déjà installés à bord. La barge s’éleva enfin dans l’air pollué de la cité souterraine. Dans les niveaux supérieurs, les sections de combat Sardaukar se reformaient en vue des combats rapprochés. Les premières volées de fléchettes crépitèrent en ricochant sur les murs et des passants en détresse roulèrent au sol. La barge était maintenant à plusieurs mètres de hauteur, et les rebelles déclenchèrent un feu nourri sur les cohortes des Maîtres Tleilaxu. Dépourvus de boucliers, ils étaient totalement exposés aux tirs. C’tair venait de récupérer une arme à projectiles et tirait frénétiquement dès qu’un ennemi s’encadrait dans son viseur. La barge fut soudain sous le feu des Sardaukar, surpris par l’apparition de ce véhicule d’assaut inhabituel. Ils étaient fous de rage, ivres de sang. Un des générateurs de la barge explosa sous les tirs et quatre rebelles furent éjectés quand elle s’inclina brutalement. Gurney se débattit avec les commandes, mais Rhombur le repoussa. Il relança les moteurs à fond et fit décoller la barge vers les balcons de plass du Grand Palais. Des chaînes d’images splendides et douces de sa jeunesse privilégiée déferlèrent dans son esprit. Il était agrippé aux instruments et réussit à piloter la barge vers les larges baies. Ils franchirent un balcon puis une dunette d’observation où s’était jadis déroulée la cérémonie de mariage du Comte Dominic Vernius et de la merveilleuse Dame Shando. La barge était comme un étrange sabre plat qui plongeait dans le cœur d’un démon. Une partie du balcon sculpté vola en éclats. Dans une volée de débris, des voix hurlèrent. Rhombur coupa les moteurs et la barge ralentit avant de se poser de guingois. C’tair fut le premier à sauter au sol face aux gardes Sardaukar clairsemés et aux Tleilaxu paniqués qui tentaient désespérément de se défendre. Les combattants de la liberté, les va-nu-pieds de la rébellion reprirent leur cri de ralliement « Victoire ! Victoire pour Ix ! » En compagnie de Gurney, Rhombur s’avança vers le Grand Palais. Il s’arrêta dans le hall envahi de décombres, dans les cris et les rafales et enfin, prit conscience qu’il était de retour chez lui. Dans les hauts niveaux de la cité souterraine, les Sardaukar des formations d’élite répliquaient sauvagement aux assauts des Atréides. Les soldats de l’Empereur avalaient régulièrement et frénétiquement des galettes de Mélange. Une overdose volontaire ?… Sans doute, car ensuite Duncan en avait surpris plusieurs qui se changeaient en bêtes frénétiques pour contre-attaquer dans des situations désespérées et se faire massacrer sur place, sur les terrasses balayées par les tirs des lasers, sur le rebord des balcons fracassés. Ils chargeaient sans cesse, aveuglément, avec leurs boucliers crépitant sous les épées des Atréides. C’était l’heure sanglante du corps à corps, des dagues, des glaives et des mains nues, des ongles et des stylets secrets, des ventres crevés, des gorges lacérées. Entre les mains furieuses des Sardaukar, les boucliers Atréides devenaient des plaques de carton qui se fragmentaient en quelques secondes. Le Commandant Cando Garon, son uniforme réduit à l’état de chiffon sanglant, était au premier rang de ses troupes. Il avait délaissé la longue épée qui claquait sur sa jambière pour un kindjal qu’il maniait avec une habileté mortelle. Il crevait des yeux par essaims entiers, tranchait des jugulaires et semblait voguer dans la mêlée abominable comme s’il ignorait l’assaut des Atréides. Un lieutenant des forces de Caladan évita le bouclier du Commandant et planta la pointe de sa longue épée dans le gras de son épaule. Le Sardaukar s’arrêta net, secoua la tête comme s’il était importuné par un moucheron et replongea dans la mêlée guerrière avec une férocité plus intense encore. Ses hommes le suivirent en une marée bestiale, rugissants, gesticulants, quasi hagards. Mais encore redoutables et précis dans leurs coups cruels. Les rangs des Atréides marquèrent le pas mais Duncan hurla de tous ses poumons. Et il brandit la grande épée du Duc Paulus. Elle était un symbole puissant, une marque rutilante de sang au-dessus de la marée des crânes, des éclairs des lames, des bouches béantes de souffrance et de haine, qui crachaient la salive rose du combat à mort. Duncan avait brandi cette arme pour la première fois sur Ginaz et aujourd’hui, il savait qu’elle allait le conduire à la victoire. Si Paulus était encore vivant, il aurait été fier de voir ce que le petit gamin qu’il avait pris sous son aile savait faire maintenant. En entendant les exhortations du Maître d’Escrime, les hommes de Leto redoublèrent de fureur dans les claquements des boucliers et les vagues de tintements d’acier des lames. Les Atréides étaient largement supérieurs en nombre et la bataille aurait dû être rapide et simple, mais les Sardaukar ivres de Mélange n’étaient pas prêts à céder du terrain. Ils avaient tous le visage rubicond, les pupilles dilatées. Duncan ne discernait aucun signe d’une victoire imminente et n’espérait plus en une conclusion rapide et honorable. Même désorganisés, surpris, les Sardaukar redoublaient de férocité. Il se dit qu’il vivait le jour le plus sanglant de son existence. Tandis que les détonations des combats faisaient trembler les cavernes les plus profondes, Hidar Fen Ajidica était en route pour le pavillon de recherche. Il était sous haute sécurité et espérait que ce serait un refuge solide. Hasimir Fenring l’accompagnait avec l’espoir qu’il trouverait dans la confusion une occasion de fuir et de trouver une issue dissimulée. Il avait décidé que le meilleur choix était de suivre le Maître Chercheur dans sa fuite jusqu’à ce qu’il se détruise lui-même. Car le petit gnome fou semblait bien lancé sur cette trajectoire. De retour dans le laboratoire, Fenring huma la puanteur des cuves axolotl désormais familière pour lui. Des centaines de manœuvres Tleilaxu travaillaient fiévreusement sans avoir conscience de l’attaque, penchés sur les voyants, prélevant des échantillons, ajustant les commandes de métabolisme. Ils savaient tous qu’une bataille essentielle était en cours, elle les effrayait mais ils vaquaient tous à leur tâche, sans jamais s’interrompre. Leur seule crainte était la discipline au cas où ils failliraient un seul instant. Car le Projet amal dépendait d’eux, du moindre écart de degré dans les paramètres. Ajidica était prioritaire. On avait donné un supplément largement excessif d’amal aux troupes Sardaukar stationnées à proximité du pavillon avant qu’elles ne soient arrachées à leurs devoirs quotidiens. Les soldats déchaînés couraient à présent dans le complexe du laboratoire en poussant des cris sauvages et informes. Fenring ne comprenait pas vraiment ce qu’il entendait, ni ce qu’il voyait. Ces troupes, apparemment, n’avaient plus de chef. Ajidica se tourna pour regarder le Comte avec son expression de paranoïaque habituelle. — Venez avec moi. (Depuis quelque temps, des hématomes écarlates marquaient sa peau et ses yeux.) Vous êtes le représentant de l’Empereur et vous devrez rester à mon côté quand je ferai les déclarations qui concernent notre avenir. Il eut un sourire de prédateur et, une fois encore, Fenring remarqua les filets de sang sur ses gencives. — Bientôt, vous m’adorerez. Comme tous les autres. — Mmmm… Oui… Mais dites-moi d’abord ce que vous voulez que j’entende, fit Fenring avec prudence en détectant l’étincelle noire de la folie pure dans le comportement agité de la créature grise. Il envisagea brièvement de rompre le cou du gnome ici même, sans perdre un instant – pour lui, ce ne serait qu’un geste rapide et sûr – mais il y avait beaucoup trop de ses sujets à proximité, qui les observaient et guettaient les nouvelles récentes. Ils escaladèrent un escalier métallique jusqu’à un passavant qui dominait le laboratoire. — Écoutez-moi tous ! clama Ajidica. C’est une épreuve de Dieu ! Les gnomes levèrent la tête, attentifs. Deux filets de sang coulaient aux commissures de ses lèvres de batracien. — Une superbe occasion m’a été donnée de vous montrer notre avenir. Ils se regroupèrent tous, immobiles. Fenring avait déjà eu l’occasion d’écouter les paroles mensongères du Maître, mais, cette fois, Ajidica semblait lancé dans un délire total. Il était devenu fou. Sur une paroi, un immense moniteur montrait une mosaïque d’images violentes prises par les projecteurs holo au-dessus de la cité souterraine. Les forces Atréides progressaient rapidement avec leurs alliés de l’intérieur et contrôlaient un secteur après l’autre. Mais le Maître Chercheur était indifférent à l’issue de la bataille. Frénétiquement, illuminé, il levait les mains, les poings crispés. Des filets de sang coulaient entre ses doigts griffus jusqu’aux tendons noueux de ses bras. Il ouvrit alors les mains et révéla les deux fleurs de sang qui s’étaient épanouies dans ses paumes. Des stigmates ? s’interrogea Fenring. Voilà un numéro bien intéressant. Mais est-ce réel ? — J’ai créé l’ajidamal, la substance secrète qui ouvrira la Voie aux fidèles. J’ai envoyé mes Danseurs-Visages dans les recoins inexplorés de la galaxie afin d’y jeter les bases de notre magnifique avenir. D’autres Maîtres Tleilaxu sont en ce moment même présents à la Cour Impériale sur Kaitain, prêts à agir. Ceux qui me suivront seront bénis pour l’éternité, immortels et tout-puissants. Fenring fut surpris. Du sang sourdait à présent d’une blessure qui venait de se former au milieu du front d’Ajidica. Son visage devint sanglant des sourcils aux tempes. Des gouttelettes rouges perlèrent à ses cils. — Entendez mes paroles ! glapit-il. Moi seul possède la vraie vision ! Moi seul comprends les desseins de Dieu. Moi seul… Ses imprécations s’achevèrent dans un gargouillement : un torrent de sang jaillit de sa gorge. Ses gestes frénétiques cessèrent brutalement et son corps désarticulé tomba sur la passerelle dans une lourde puanteur de vomissure, de pourriture et de cannelle. Épouvanté, Fenring recula sans cesser d’observer Ajidica à l’agonie. Le corps d’ordinaire grisâtre du gnome était rouge et poisseux et du sang s’écoulait toujours de ses oreilles et de ses narines. Le Comte fronça les sourcils. Il était incontestable que l’interminable et ruineux projet de recherche d’une épice synthétique avait lamentablement échoué. Les Sardaukar eux-mêmes, qui avaient régulièrement absorbé du Mélange synthétique, avaient été transformés… et pas pour le mieux. L’Empereur ne pouvait prendre le risque de poursuivre ce programme. Fenring leva la tête vers le grand moniteur, incrédule. Les forces Atréides étaient en train d’écraser les défenses des Tleilaxu et les régiments d’élite Sardaukar se désintégraient en une bousculade démente. C’était l’effondrement de tout son plan qu’il contemplait. Le seul moyen de sauver son avenir était de rejeter la faute sur le seul Maître Chercheur Hidar Fen Ajidica. Aplati dans une mare de sang épais, le petit être était encore agité de spasmes, et criait parfois, lançant des malédictions et des anathèmes. Puis il se mit à rouler vers le bord de la passerelle, bascula, tomba dans le vide et alla s’écraser sur une cuve axolotl. Non sans que le Comte Fenring l’ait poussé quelque peu. 102 Chaque être est un ennemi potentiel, chaque lieu un champ de bataille potentiel. Sagesse Zensunni. Une autre contraction. Le travail s’accélérait et devenait plus douloureux. Jessica faisait appel à toute son éducation Bene Gesserit pour contrôler son corps, pour se concentrer sur ses muscles et guider le bébé vers la délivrance. Peu lui importait la réaction de Mohiam, ni de savoir comment ce garçon que les Sœurs n’avaient pas attendu pourrait plonger dans le chaos un programme qui remontait à des siècles. Elle ne pensait qu’à donner le jour à son fils. Dame Anirul se tenait à son chevet. Elle avait les traits tirés, le teint gris, comme si elle faisait appel à toutes ses capacités mentales pour se concentrer et se maintenir aux fils ténus de sa santé psychique. Mais dans sa main, elle serrait le couteau chirurgical. Elle était prête. Elle guettait comme un prédateur. Jessica, elle, s’était enfermée dans un cocon de méditation. Elle devait garder son secret quelques instants encore. La Révérende Mère Mohiam et Dame Margot Fenring étaient demeurées auprès d’elle pendant le travail mais, à présent, elles étaient debout, attentives, derrière Anirul, prêtes à intervenir si elle avait une crise. Même si elle était la Mère Kwisatz en titre, elles ne lui permettraient pas de s’en prendre au nouveau-né. Du coin de l’œil, entre deux souffles lents, Jessica capta le signe de Mohiam. Dites à Anirul que vous voulez que ce soit moi qui tranche le cordon ombilical. C’est à moi de tenir le couteau laser. Jessica fit semblant d’avoir un spasme plus violent afin de s’accorder une fraction de temps de réflexion. Mohiam avait été sa lectrice sur Wallach IX. C’était elle qui avait enseigné à sa jeune étudiante les devoirs stricts de la Communauté, qui lui avait donné des ordres explicites pour qu’elle engendre une fille avec le Duc Leto Atréides. Elle se souvenait de l’épreuve du gom jabbar, de la mortelle aiguille près de son cou. Le châtiment foudroyant de l’échec. Elle était prête à me tuer, alors. Si je ne m’étais pas montrée à la hauteur des niveaux ésotériques standard d’humanité. Tout comme elle pourrait me tuer maintenant. Mais serait-ce un geste humain de la part de Mohiam ? Le Bene Gesserit prohibait sévèrement l’émotion de l’amour – mais n’était-ce pas humain de ressentir de l’amour et de la compassion ? Dans cette situation, Mohiam serait-elle moins dangereuse qu’Anirul ? Non, il est plus probable qu’elles tueront mon bébé. Il lui semblait que l’amour était un sentiment qu’une machine ne pouvait connaître, et les humains avaient vaincu les machines pensantes lors du Jihad Butlérien, il y avait des millénaires. Mais si les humains avaient triomphé, pourquoi les survivances de la non-humanité, – comme le sauvage gom jabbar – existaient-elles dans l’une des Grandes Écoles ? La sauvagerie appartenait à la psyché humaine autant que l’amour. L’un ne pouvait exister sans l’autre. Faut-il que je la croie ? L’alternative est terrifiante. Mais ai-je une autre possibilité ? Entre deux contractions, elle souleva la tête et dit d’une voix douce : — Dame Anirul, je voudrais… que ce soit Margot Fenring qui tranche le cordon. (Mohiam, entendant cela, tressaillit de surprise.) Pourriez-vous lui donner le couteau laser, je vous prie ? Tel est mon choix. Elle fit mine de ne pas remarquer l’agitation de sa vieille rectrice et son évident déplaisir. Anirul semblait distraite, comme si elle écoutait ses voix intérieures et tentait de les comprendre. Elle baissa les yeux sur l’instrument de chirurgie qu’elle serrait dans ses doigts. — Oui, bien sûr. Elle jeta un regard par-dessus son épaule et tendit l’arme potentielle à Margot Fenring. Et l’angoisse s’estompa brièvement sur son visage. « Combien de temps encore ? demanda-t-elle en se penchant. Jessica réajusta une fois encore sa biochimie pour atténuer la douleur, mais en vain. — L’enfant arrive. Là, maintenant. Plutôt que de regarder les Sœurs, elle se détacha d’elle-même et se concentra sur les abeilles qui se mouvaient entre les fleurs des globes. Et qui les butinaient. Elle se concentra encore plus. Après un laps de temps qu’elle ne put déterminer, le spasme cessa et, quand sa vision s’éclaircit, elle vit avec surprise que c’était Mohiam qui tenait le couteau chirurgical. Et elle éprouva un instant de terreur pour son bébé. Pourtant, cette arme était absurde. Ce sont des Bene Gesserit. Elles n’ont nul besoin de lame pour tuer un enfant sans défense. Les contractions s’accéléraient. Des doigts lui effleuraient le ventre, glissaient sur les lèvres de son vagin. La Sœur Médicale hocha la tête. — Elle est dilatée. (Et elle ajouta, avec une trace de la Voix :) Poussez ! Jessica répondit instinctivement mais son effort ne fit qu’accroître la souffrance et elle cria. Ses muscles se crispèrent, elle perçut des voix inquiètes quelque part derrière elle sans comprendre leurs paroles. — Poussez ! Continuez ! Cette fois, c’était l’assistante médicale. Quelque chose se battait en elle, comme si son enfant prenait le contrôle, refusait de voir le jour. Comment était-ce possible ? N’était-ce pas un défi à l’ordre naturel des choses ? — Arrêtez ! Détendez-vous. Elle ne sut identifier la source de cette injonction, mais lui obéit. La douleur était abominable et elle retint un cri en faisant appel à tous les dons que Mohiam lui avait enseignés. Son métabolisme répondit par une variation profonde de programme qui se propagea jusqu’à son code ADN. — Ce bébé est en train de s’étrangler avec le cordon ! Non, je vous en supplie ! Non ! Jessica, les yeux fermés, se concentrait sur son enfant. Il ne fallait pas que Leto perde son fils. Mais elle ne parvenait pas à trouver les muscles qui répondaient dans son corps, elle ne sentait aucun changement. Rien que l’obscurité, les ténèbres de plus en plus intenses… Et puis, la main douce d’une Sœur Médicale qui s’enfonçait en elle, cherchait à dégager l’enfant. Elle essaya de dominer son corps, ses muscles, de diriger son esprit vers chaque cellule. Une fois encore, elle eut la sensation que l’enfant résistait, qu’il ne voulait pas naître. Pas ici, pas en présence de ces femmes. Jessica se sentait petite et faible. L’amour qu’elle avait souhaité partager avec son Duc et leur fils semblait tellement insignifiant comparé à l’univers sans frontière. Il était le Kwisatz Haderach. Serait-il en mesure de voir tout avant même sa propre naissance ? Mon enfant est-il le Promis ? — Allez, poussez encore. Poussez ! Elle sentit le changement, l’apaisement, le flux doux. Elle prépara tout son corps dans l’instant, étira ses muscles autant que possible, et poussa encore. La souffrance s’effaçait mais elle ressurgissait dans le niveau de danger, tout autour d’elle. Le bébé sortit. Elle le sentit sous ses doigts, sentit aussi les mains qui le prenaient, qui l’emportaient… et toute force la quitta. Je dois me remettre très vite. Il a besoin d’être protégé. Elle inspira trois fois et se redressa. Elle se sentait faible, profondément lasse, et tout son corps était douloureux. Les Sœurs étaient rassemblées au pied de son lit, muettes, esquissant à peine quelques gestes. La pièce ensoleillée était silencieuse, comme si elle venait de donner le jour à une monstruosité. — Mon bébé, souffla-t-elle enfin. Où est mon bébé ? — Comment est-ce possible ? fit enfin Anirul d’une voix aiguë, au seuil de l’hystérie. Non ! — Qu’as-tu fait ? demanda Mohiam. Jessica… Qu’as-tu fait ? Elle ne montrait aucun signe de la colère violente que craignait Jessica. Elle avait l’air terrassée et totalement déçue. Une nouvelle fois, Jessica s’efforça de voir son enfant. Elle distingua des cheveux bruns humides, un petit front et de grands yeux intelligents, grands ouverts. Elle pensa dans la seconde à son Duc bien-aimé. Cet enfant doit survivre. — À présent, je comprends le trouble de l’Autre Mémoire, fit Anirul, dont le visage n’était plus qu’un masque de rage tandis que ses yeux foudroyaient Jessica. — Elles savaient. Lobia avait compris mais elle n’a pas su me le dire à temps. Je suis la Mère Kwisatz ! Des milliers de Sœurs ont travaillé sur ce programme depuis des millénaires. Pourquoi avez-vous fait cela à notre avenir ? — Ne tuez pas mon bébé ! Ne le punissez pas pour ce que j’ai fait, si vous le devez… Ne tuez pas le fils de Leto ! (Les larmes ruisselèrent sur ses joues.) Pas lui. Mohiam posa l’enfant entre ses bras comme si elle se débarrassait d’un fardeau déplaisant. — Prends donc ton maudit fils, fit-elle d’un ton de glace. Et prie pour que la Communauté survive à ce que tu as fait. 103 L’humanité sait qu’elle est mortelle et craint la stagnation de son hérédité, mais elle ne sait pas quelle voie suivre pour le salut. Tel est le but fondamental du programme de sélection génétique Kwisatz Haderach : modifier le cap de l’humanité d’une façon sans précédent. Dame Anirul Corrino, journaux intimes. L’homme qui se tenait près de la porte de la chambre était déguisé en garde Sardaukar et avait habilement maquillé ses lèvres afin de dissimuler le rouge du sapho. À l’arrière de la culotte d’uniforme froissée, juste sous les basques de la veste, une infime tache de sang était à peine visible… Rapide, avec une lucidité accélérée, Piter de Vries avait planté sa dague dans le rein gauche de l’homme à l’instant où il prenait son tour de faction et lui avait pris son uniforme en quelques gestes éclair. Il était fier de cette action. En quelques minutes, il traîna le corps dans une pièce vide, revêtit l’uniforme de Sardaukar et effaça les quelques taches avec des enzymes chimiques. Il recomposa son attitude avant de prendre la place de l’autre à l’entrée de la chambre. Le collègue de sa victime le dévisagea, sceptique : — Où est passé Dankers ? — Va savoir. On m’a réquisitionné de la garde du Lion pour me planter là parce qu’une dame de compagnie accouche de son gamin, fit de Vries d’un ton bourru et écœuré. — On m’a seulement dit que je le remplaçais. En grommelant, l’autre garde s’assura que sa dague de cérémonie était bien dans son fourreau et ajusta la bride du paralyseur qui pendait à son épaule. De Vries tenait une deuxième lame prête dans une manche de sa veste. Il sentit la tache visqueuse du sang de sa victime contre sa peau et cette sensation lui parut exquise. Il entendit alors un cri, des exclamations confuses dans la chambre d’accouchement. Puis les pleurs d’un bébé. Il échangea un regard avec le Sardaukar et le Mentat sentit soudain monter en lui un sentiment de danger. Il se pouvait que la jolie mère, la fille secrète du Baron, ait trouvé la mort en accouchant. Mais c’était trop beau, trop simple… Il entendait toujours les voix étouffées des femmes… et le bébé qui continuait à crier. L’enfant du Duc Leto offrait tant de possibilités… Il était le petit-fils secret du Baron Vladimir. De Vries pourrait peut-être le prendre en otage et obliger la belle Jessica à être son esclave d’amour – plus tard, quand il s’en lasserait, il les tuerait, elle et son enfant. Oui… il pouvait s’amuser quelque temps avec la compagne du Duc. Ou alors, il était possible que le bébé lui-même soit très important pour Jessica. Le nouveau-né était à la fois Atréides et Harkonnen. Le plus sûr moyen d’action était peut-être d’enlever l’enfant, de l’emmener sur Giedi Prime pour que Feyd-Rautha s’en occupe – quelle fabuleuse revanche sur les Atréides ce serait ! Un héritier possible des Harkonnens, à supposer que Feyd-Rautha se révèle aussi incapable que son frère aîné Rabban ?… Selon la façon dont il utiliserait la situation, de Vries aurait un moyen de pression sur la Communauté, sur les deux Grandes Maisons adverses ou sur Jessica simplement. Et tout cela en une seule journée d’actions bien pensées. Il saliva en envisageant toutes les possibilités les plus délectables. Les voix des femmes se firent plus fortes et la porte coulissa doucement. Dans un bruissement d’étoffes, trois sorcières sortirent dans le corridor : l’ignoble Mohiam, la femme déséquilibrée de l’Empereur, et Margot Fenring, toutes trois en robe noire aba, lancées dans une querelle à voix basse. De Vries retint son souffle. Si Mohiam regardait dans sa direction, elle risquait de le reconnaître malgré son maquillage et son uniforme. Heureusement pour lui, les trois Bene Gesserit étaient trop courroucées pour le remarquer au passage. Ainsi, elles laissent la mère et l’enfant sans protection. Dès qu’elles eurent passé l’angle, de Vries dit à son collègue : — Il faut que j’aille voir à l’intérieur si tout est en ordre. Avant que l’autre ait réagi, le Mentat se glissa dans la chambre. Les cris du bébé provenaient d’un endroit éclairé. Il entendit d’autres voix de femmes. L’autre Sardaukar le rejoignit dans un claquement de bottes. La porte se referma sur eux. En un mouvement vif, fluide et silencieux, de Vries pivota et trancha la gorge de l’autre. C’est à peine si sa lame siffla. Les gouttes de sang constellèrent le mur. Il retint le corps jusqu’à le laisser tomber doucement, puis progressa dans la chambre. Il porta la main à son paralyseur et l’activa. Devant lui, deux Sœurs s’occupaient du bébé. Il vit qu’elles prélevaient des échantillons de peau et de cheveux qu’elles déposaient dans une machine à diagnostic. Elles lui tournaient le dos. La plus grande avait une expression inquiète, comme si l’analyse était négative. En percevant le bourdonnement du paralyseur, l’autre, la plus robuste, se détourna. Mais de Vries avait déjà bondi et il lança le paralyseur, lui fracassant dans la même fraction de seconde le nez et le crâne. Avant qu’elle touche le sol, sa compagne s’était déjà portée devant le bébé, les bras levés en position de défense. De Vries frappa de nouveau. Mais elle para chacun de ses coups – avant de se retrouver les bras paralysés. Il la frappa si violemment au cou qu’il entendit les vertèbres se briser. Haletant, excité, il les poignarda l’une et l’autre, par prudence. Il ne devait prendre aucun risque. Le bébé était sur la table, il pleurait en se débattant. Hautement vulnérable. C’est alors qu’il vit Jessica dans son grand lit, épuisée, les yeux ternis par les analgésiques. Même ainsi, hagarde, baignée de sueur, elle était belle, fascinante. Il songea brièvement à la tuer pour que son Duc ne l’ait jamais plus. Quelques secondes seulement s’étaient écoulées, mais il ne devait pas perdre de temps. Quand il s’approcha du bébé, Jessica porta sur lui un regard de détresse. La souffrance et l’angoisse se conjuguaient dans ses grands yeux. Oh, oui, c’est tellement mieux que de la tuer ! Elle lutta pour s’asseoir, pour sauter du lit et l’attaquer ! Quel amour, quelle admirable détresse maternelle ! Il lui sourit – mais il se dit qu’avec son maquillage et son uniforme, elle ne pourrait le reconnaître si elle le revoyait plus tard. Le Mentat décida de prendre ce qui lui était offert avant que quelqu’un intervienne. Il rangea sa dague et son paralyseur dans son ceinturon et, tandis que Jessica essayait à grand-peine de s’extraire du lit, il enveloppa le bébé dans une couverture avec des gestes calmes et précis. Il savait qu’elle ne pourrait l’arrêter à temps. Il surprit un filet écarlate sous sa robe de satin kai. Elle chancela, puis s’effondra. De Vries brandit le bébé en un geste de défi avant de sortir. Tandis qu’il courait vers l’escalier en essayant de faire taire l’enfant, mille possibilités tournaient dans son esprit. En quittant le Hall de l’Observatoire, Leto marchait la tête haute. Son père aurait admiré sa prestation. Cette fois, il avait su aborder le sujet et il n’avait demandé à aucune des Maisons l’autorisation de faire ce qu’il avait fait. Il leur avait simplement notifié son initiative. Quant à ses actions, elles étaient irrévocables. Dès qu’il fut loin, ses mains se mirent à trembler. Il avait réussi à se maîtriser durant son discours mais ses doigts ne lui obéissaient plus maintenant L’ovation générale du Landsraad lui avait signifié que tous les représentants des Maisons nobles approuvaient ses décisions. Ses actions militaires deviendraient peut-être légendaires. Mais la politique suivait toujours d’étranges détours et sinuosités. Le gain de l’instant pouvait être perdu dans le suivant. Bien des délégués avaient dû l’applaudir uniquement sous l’effet du moment. Ils allaient réfléchir. Pourtant, même en comptant avec ce facteur, il s’était fait de nouveaux alliés aujourd’hui. Il ne lui restait qu’à déterminer quel bénéfice il en retirait. Il était temps de rejoindre Jessica. D’un pas rapide, il traversa l’ellipse dallée et une fois à l’intérieur du Grand Palais, il ignora le grand escalier pour prendre un ascenseur jusqu’au niveau de la chambre d’accouchement. Son fils était peut-être déjà né ! Mais, dès qu’il surgit dans le couloir, il tomba sur quatre Sardaukar qui braquèrent leurs armes sur lui. Il vit une foule inquiète rassemblée derrière eux et discerna un certain nombre de Bene Gesserit en noir. Et c’est alors qu’il découvrit Jessica, effondrée dans un siège, enveloppée dans une robe blanche trop grande. Elle avait l’air si faible, si blanche, qu’il en frémit. Sa peau était luisante de sueur, mais aussi translucide. — Je suis le Duc Leto Atréides, le cousin de l’Empereur ! Dame Jessica est ma concubine officielle. Laissez-moi passer. Il s’avança avec les gestes que Duncan Idaho lui avait enseignés pour repousser les lames menaçantes. Jessica l’aperçut, tenta de se redresser en repoussant les mains des Sœurs. — Leto ! Il la prit dans ses bras et l’embrassa, n’osant l’interroger à propos du bébé. Était-il mort-né ? Mais dans ce cas, que faisait Jessica ici, au milieu de ce déploiement de sécurité ? La Révérende Mère Mohiam s’approcha, le visage défait, le regard furieux. Jessica essaya de parler, mais éclata en sanglots. Il vit des taches de sang sur le sol. Quand il parla enfin, ce fut d’un ton froid. — Mon enfant est mort ? — Vous avez un fils, Duc Leto. Il se porte très bien, fit Mohiam, sèchement. Mais il a été enlevé. Deux gardes et deux Sœurs Médicales ont été tués. Quel que soit le coupable, il tient terriblement à cet enfant. Leto ne parvint pas à intégrer toutes ces nouvelles en même temps. Il ne parvint qu’à serrer un peu plus Jessica contre lui. 104 Durant des générations marquées par les décombres de planètes en ruine, l’homme s’imposa comme une force géologique et écologique sans le savoir, à peine consciente de sa propre puissance. Pardot Kynes, La Longue Route Vers Salusa Secundus. L’étau des Long-courriers se refermait sur Arrakis et le Baron Vladimir avait de la peine à respirer. Tout au long de l’après-midi, les vaisseaux de guerre Sardaukar n’avaient cessé de se déverser des ventres immenses des transporteurs de la Guilde. Il n’avait jamais eu aussi peur de sa vie. Il savait que Shaddam ne pouvait carboniser Arrakis comme il l’avait fait pour Zanovar – mais l’Empereur pouvait très bien se laisser aller à oblitérer Carthag de la surface de la planète. En même temps que lui. Je ferais peut-être mieux de m’enfuir dans un de mes vaisseaux. Et sans tarder. Mais les navettes ne pouvaient plus décoller. Tous les vaisseaux étaient cloués au sol. Si le Baron fuyait, ce serait dans le désert, à pied. Et sa situation n’était pas terrible à ce point. Pas encore. Depuis la bulle de plass du spatioport de Carthag, il suivait une trace orangée dans le ciel du crépuscule : une navette avait quitté l’un des Long-courriers et descendait vers le sol. On l’avait prévenu d’urgence de venir accueillir des visiteurs. Une situation sans précédent qui l’ulcérait. Ce maudit Shaddam adorait jouer au petit soldat en se pavanant en uniforme, et voilà que maintenant il se prenait pour la grosse brute de l’univers. Tous les satellites d’observation du Baron avaient été rayés de l’espace en une simple action préliminaire. Mais qu’est-ce que l’Empereur peut bien avoir contre moi ? Sombre, il attendait dans l’ultime lueur du jour. Il avait envoyé des messagers aux quatre coins de la planète et avait réussi à rassembler une maigre troupe qui attendait sur le périmètre d’accueil du spatioport. La chaleur résiduelle montait de la surface de silice, évaporant les huiles et les produits chimiques. De toutes parts, les vaisseaux paralysés n’étaient plus que des ombres massives. À l’horizon, là où l’embrasement du couchant flottait encore sur le désert, le Baron surprit un plumet de poussière. Encore une de ces maudites tempêtes. La navette se posa. Le Baron avait le sentiment pénible d’être un animal aux abois. Les renforts qu’il avait amenés de Giedi Prime ne pourraient affronter une force d’invasion d’une telle puissance. Avec du temps, il aurait pu prévenir Piter de Vries sur Kaitain pour qu’il soit son émissaire et négocie une issue diplomatique à ce qui ne devait être qu’un simple malentendu. Il s’avança sur ses suspenseurs Holtzman pour accueillir les représentants de la Guilde et de la CHOM avec un sourire forcé. C’est un Légat albinos de la Guilde qui, le premier, posa le pied sur le sol dans son instille d’épice. Immédiatement derrière lui, il y avait le Bashar Suprême et un Auditeur Mentat de la CHOM à l’allure menaçante. Le Baron le fixa un instant de ses yeux d’araignée et sut que le vrai problème viendrait de lui. — Bienvenue ! Bienvenue ! (Il avait de la peine à cacher son désarroi et n’importe quel observateur un rien attentif remarquait immédiatement sa nervosité.) Je suis bien entendu prêt à coopérer de toutes les façons possibles. — Oui, certes, fit l’albinos de la Guilde en inspirant une bouffée de gaz sur le col de son instille. Vous allez coopérer de toutes les façons possibles. Le trio, se dit le Baron, avait opté pour l’arrogance en guise d’uniforme. — Mais… vous devrez m’expliquer au préalable l’infraction que vous m’accusez d’avoir commise. Qui m’accuse à tort ? Je puis vous assurer qu’il y a quelque erreur à la base. — Ne tentez pas de dissimuler quoi que ce soit, répliqua le Légat. La gorge nouée, le Baron les précéda vers l’extérieur du spatioport. — Certes non. Il savait que Piter de Vries avait consciencieusement tripatouillé ses comptes, qu’il n’avait laissé de côté aucun document, aucun rapport et, généralement, le Mentat tordu était aussi efficace que méticuleux. Mais en cet instant, le Baron se sentait glacé à l’intérieur, certain que les maquillages les plus réussis ne résisteraient pas à une inspection attentive de ces auditeurs démoniaques. Avec un sourire douloureux, il montra la plate-forme qui allait les conduire à la Résidence. — Puis-je vous proposer des rafraîchissements ? Je vais peut-être trouver un moyen de leur glisser un poison ou une drogue hypnotique. Le Bashar eut un sourire méprisant. — Je ne crois pas, Baron. Nous avons entendu parler de vos prouesses sociales lors du banquet de gala de Giedi Prime. Nous ne saurions retarder les tâches impériales avec de telles… plaisanteries. Le Baron ne trouva pas d’excuse appropriée et ils partirent pour Carthag. Loin dans le désert, sur les rochers au bas du Sietch du Mur Rouge, Liet Kynes et Stilgar avaient vu les Long-courriers se matérialiser dans le ciel nocturne, s’extrayant l’un après l’autre de l’invisibilité de l’espace plissé. Ils avaient créé un nuage d’ionisation qui, en s’étendant, masquait les étoiles. Liet savait que cette forme de tempête n’était pas un phénomène naturel mais qu’elle était l’effet de la politique. — Ces forces sont énormes et nous dépassent, Stil. Stilgar dégusta les dernières gorgées du café d’épice que Faroula leur avait servi. — C’est vrai, Liet. Nous devrions en savoir plus. Selon la tradition, Faroula leur avait préparé un café particulièrement corsé pour la fin de cette journée torride avant d’accompagner leur fils Liet-chih jusqu’aux terrains de jeux du sietch. Chani, la dernière-née, était encore sous la garde d’une nurse. En quelques heures, les serviteurs et les gardiens Fremen qui vivaient dans la Résidence Harkonnen envoyèrent de multiples rapports en distrans. Les petites chauves-souris cielago convergeaient vers le sietch avec leurs messages soniques codés. Le puzzle qui se reformait rapidement était passionnant. Liet fut ravi d’apprendre que le Baron Harkonnen lui-même avait la tête sur le billot. Il y avait peu de détails et la tension était intense. Apparemment, la Guilde, la CHOM et les Sardaukar de l’Empereur étaient venus enquêter sur certaines malversations dans la production d’épice. Ainsi, Ailric le Légat a entendu mes paroles. Laissons les Harkonnens cuire dans leur jus. À présent installé dans l’une des salles communales, il grattait sa barbe dans laquelle le tube de son distille avait creusé sa marque. — Les Harkonnens ont été incapables de dissimuler les effets de nos raids… ou des secrets que nous avons mis au jour. Notre petite vengeance a eu des répercussions plus grandes que nous l’avions espéré. Stilgar caressa le manche de son krys. — Nous pourrions nous appuyer sur ces circonstances et en profiter pour chasser tous les Harkonnens de notre désert. Liet secoua la tête. — Ça ne nous libérerait pas du contrôle impérial. Si l’on chasse le Baron, le fief de Dune sera simplement transféré à une autre famille du Landsraad. Shaddam considère qu’il est dans son droit, même si les Fremen ont vécu dans la souffrance depuis des centaines de générations. Notre nouveau seigneur pourrait ne pas être mieux que les Harkonnens. Le visage vultueux de Stilgar se crispa. — Mais il ne saurait être pire. — Je te l’accorde, mon ami. Alors voilà mon idée. Nous avons pris ou détruit pas mal de stocks d’épice du Baron. Ça lui a coûté cher et ça lui a donné des soucis. Mais à présent, nous avons la chance de frapper un coup décisif alors que les représentants de la CHOM sont présents. Ce qui provoquera la chute des Harkonnens. — Je suis prêt à faire ce que tu me demanderas, Liet. Le jeune Planétologiste saisit le bras musclé de son ami. — Stil, je sais que tu n’aimes pas les cités, et Carthag par-dessus tout. Mais les Harkonnens y ont installé un autre entrepôt clandestin, tout près du spatioport. Si nous l’attaquons, nous mettrons le feu à l’entrepôt et la CHOM et la Guilde ne pourront qu’assister à l’incendie. Le Baron sera profondément atteint. Les yeux bleus d’ibad de Stilgar devinrent immenses. — Liet, de tels défis sont des bonheurs. Ce sera dangereux, mais mes commandos auront tellement plaisir non seulement à frapper nos ennemis mais à les humilier. L’Auditeur Mentat examinait les manifestes d’expédition sans ciller. Il assimilait les données et inscrivait les différences et les anomalies sur un bloc. Au fil des heures, la liste des erreurs s’allongeait et le Baron était de plus en plus soucieux. Jusqu’alors, cependant, les « fautes » que les autres avaient découvertes étaient relativement mineures, suffisantes pour lui valoir quelques amendes mais pas assez graves pour justifier son exécution sommaire. Le Mentat de la CHOM n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait… L’explosion de l’entrepôt les prit par surprise. Abandonnant ses hôtes devant les documents, le Baron se rua vers le balcon. Déjà, des équipes de secours déferlaient dans les rues de Carthag. Une colonne orange et brun de poussière et de flammes montait dans le ciel. Il n’eut pas à regarder une seconde fois pour savoir que la cible avait été les hangars abandonnés. Et il étouffa un juron. Le Mentat de la CHOM le rejoignit et observa l’incendie avec un regard perçant. Le Bashar Suprême qui l’avait rejoint se redressa sévèrement. — Baron, qu’y a-t-il dans ce bâtiment ? — Je crois… je crois que c’est un entrepôt industriel ordinaire. Nous y stockons des matériaux de construction en surplus, des composants pour les modules d’habitation qui nous parviennent de Giedi Prime. Par tous les enfers ! Combien d’épice y avait-il là-dedans ? — Vraiment ? susurra le Mentat Et pour quelle raison précise cet entrepôt aurait-il pu exploser ? — Je dirais… à cause d’un effet cumulatif de divers agents chimiques ou de la faute d’un ouvrier incompétent. Ces maudits Fremen ! Ce sont eux ! Il n’avait même pas eu le temps de prendre une expression de circonstance. — Nous allons procéder à une inspection approfondie de ce secteur, lui annonça Zum Garon. Mes Sardaukar vont vous prêter main-forte. Le Baron protesta, mais il n’avait pas d’excuse légitime à invoquer. La vermine du désert avait fait sauter son stock, mais ce qu’il en subsistait sans doute serait utilisé contre lui par la Guilde et la CHOM. Ils prouveraient très facilement que l’entrepôt avait été bourré d’épice. Une quantité considérable qui ne figurait nulle part dans les documents. Il était condamné. Il bouillait de rage. Les Fremen avaient choisi de frapper ici en cet instant précis, alors qu’il ne pouvait pas se défendre. Ils avaient fait en sorte qu’il soit pris la main dans le sac, sans défense, sans excuse. Et l’Empereur Shaddam allait le lui faire payer très cher. 105 Pourquoi devrions-nous trouver bizarre ou avoir de la difficulté à croire que les troubles au pinacle de notre gouvernement se diffusent jusqu’aux niveaux inférieurs de la société. L’appétit cynique et brutal de pouvoir est impossible à dissimuler. Cammar Pilru, Ambassadeur ixien en exil : Discours devant le Landsraad. Sur Ix, les forces Sardaukar, même réduites de moitié, continuaient à se battre. Les combattants d’élite de l’Imperium, indifférents à leurs blessures, à leurs compagnons morts, bourrés d’amal, ne se préoccupaient pas de leurs vies et encore moins des règles de la guerre. Un Sardaukar venait d’abattre un jeune soldat Atréides. Il lui arracha son bouclier, le désactiva et, tel un loup-garou, planta ses dents dans sa gorge. Duncan Idaho ne parvenait pas à comprendre comment le corps d’élite de l’Empereur défendait les Tleilaxu avec une pareille férocité. Il était évident que le Commandant Cando Garon n’avait pas l’intention de se rendre et qu’il était décidé à être le dernier cadavre sur la pile de ses camarades de combat. Duncan révisa sa stratégie en se concentrant sur le but de sa mission. Dans une averse violente de projectiles qui éveillait des étincelles de fête sauvage, il leva la main et cria en langage crypté Atréides : « Au Grand Palais ! » Les troupes du Duc rompirent le combat, contournèrent les Sardaukar enragés et formèrent une phalange sous le commandement de Duncan. Il brandissait l’épée du Vieux Duc Paulus et tailladait avec frénésie autour de lui. Ils s’enfoncèrent dans les tunnels et les passerelles en direction des immeubles administratifs de Vernii. Un unique Sardaukar, l’uniforme lacéré et ensanglanté, se tenait au milieu d’un pont qui enjambait la caverne. En voyant les Atréides charger, il saisit une grenade sur son torse et la fit éclater. Son corps déchiqueté tomba dans une pluie de feu et de fragments de poutrelles. Consterné, Duncan fit signe à ses hommes de reculer et il chercha immédiatement un autre chemin d’accès au Grand Palais. Comment nous battre contre de tels hommes ? Une barge de transport pilotée par un dément s’écrasa contre un balcon du Palais. Des rebelles se déversèrent dans le bâtiment avec des cris sauvages. Duncan entraîna ses hommes vers un autre pont et ils pénétrèrent enfin dans le Grand Palais. Bureaucrates ou chercheurs, les Tleilaxu paniquaient en essayant de se mettre à l’abri. Ils gémissaient dans leur étrange langage mais imploraient aussi pitié en Galach Impérial. Quelques Atréides tirèrent au hasard, mais Duncan rappela ses soldats. — Ne gaspillez pas vos forces. Nous pourrons nettoyer tout ça plus tard. Il les guida vers les salles autrefois luxueuses. De nouvelles unités Atréides étaient venues grossir leurs rangs depuis la surface. Certaines sections avaient emprunté les tubes ascensionnels pour rallier la bataille. La caverne immense n’était plus qu’un maelstrom de cris et de détonations, de crépitements et d’explosions sourdes qui résonnaient dans le ventre des combattants. La puanteur du sang et de la mort dominait l’aigreur de l’air ionisé. L’escouade de Duncan surgit dans la salle de réception et se déploya sur le parquet de marqueterie. Ils se heurtèrent à une confrontation surprenante entre les attaquants loqueteux de la barge écrasée et les Sardaukar déchaînés. Un amas de plass brisé et de blocs de maçonnerie entourait l’épave. Au centre, Duncan, sidéré, découvrit Rhombur et Gurney Halleck. Le troubadour avait gardé son style de combat tout en finesse. Les Maîtres d’Escrime de Ginaz n’auraient certes pas été impressionnés, mais il devait reconnaître que l’ex-contrebandier jouait de l’épée aussi bien que de la balisette. Instinctivement. Dès que les hommes de Leto entrèrent en action en criant les noms de Leto et Rhombur, le combat tourna en faveur des rebelles. Les suboïdes et les simples citoyens ixiens redoublèrent d’ardeur. Plusieurs Sardaukar jaillirent d’un passage dérobé, échevelés, sanglants, conduits par le Commandant Garon, lancé dans une attaque suicide. Il reconnut aussitôt le Prince Rhombur et se porta vers lui avec une fureur aveugle. Il brandissait une épée dans chaque main. Duncan lut un appétit de meurtre fou dans les yeux dilatés du fils du Bashar Suprême, et il attaqua. Il y avait bien des années, il n’était pas parvenu à arrêter le taureau saluséen qui avait tué le Vieux Duc et il s’était juré de se racheter. Rhombur se battait avec ses hommes à côté de la barge fracassée et il n’avait pas vu Garon. D’autres rebelles s’extrayaient de l’épave en dévalant les gravats et s’emparaient des armes des Sardaukar morts. Derrière Rhombur, la brèche gigantesque ouverte dans le mur du Grand Palais révélait l’immensité de la cité souterraine et les lueurs des combats épars. Duncan se rua sur Garon et le frappa au flanc. Les deux corps firent un bruit métallique et Duncan fut rejeté en arrière. Mais Garon avait été détourné par l’impact. Il chancela en direction du trou, glissa sur les débris et plongea en avant. Voyant sa proie lui échapper, il devint fou furieux. Ivre de meurtre, il entra en collision avec trois rebelles ixiens qui se tenaient trop près du bord du balcon brisé. Il étendit les bras comme des fléaux et les fit basculer dans l’abîme. Dans son élan, il tomba également, mais parvint à se retenir à un longeron tordu qui pointait entre les feuilles de cristoplass. Il pendait dans le vide, le visage déformé par un rictus d’effort féroce, les lèvres écumantes. Les tendons noueux de son cou semblaient sur le point de craquer. Il essaya de se hisser à la seule force du bras comme si la violence de sa haine pouvait triompher de la gravité. Rhombur le reconnut enfin. Il se porta vers le bord du gouffre de toute la vitesse de ses jambes de cyborg, se pencha en prenant appui sur le mur et tendit son bras mécanique. Garon gronda en réponse à cette offre de secours. — Prenez ma main ! Je peux vous remonter. Et vous devrez ensuite vous rendre avec vos hommes. Ix est à moi. — Je préfère encore mourir que d’être secouru par vous. Ma honte serait pire que la mort et je ne pourrais pas affronter mon père car la souffrance serait plus forte que tout ce que vous pouvez imaginer. Le Prince s’ancra fermement et saisit le poignet de Cando Garon avec toute la force mécanique de ses doigts. Une image lui revint : un ouragan de flammes, une brûlure qui l’enveloppait, l’avalait. Il grillait tout vif : le clipper du ciel venait d’exploser. — Commandant, il n’existe pas de souffrance que je ne puisse imaginer. Et il entreprit de remonter le Sardaukar sans entendre ses protestations. Garon se servit alors de sa main libre pour s’emparer d’un couteau vibreur. — Pourquoi ne pas tomber avec moi ? Nous mourrons ensemble. Garon eut un sourire féroce et abattit son couteau. Des étincelles crépitèrent sur les tendons de Rhombur mais la lame entama à peine le métal et les os synthétiques. Sans broncher, Rhombur souleva Garon et Duncan se précipita pour lui venir en aide. Il y avait maintenant une folle détermination sur le visage du Sardaukar. Il attaqua de nouveau et, cette fois, il réussit à trancher les jointures et les poulies d’articulation. La main céda. Rhombur roula en arrière, fixant son moignon artificiel fumant et crépitant, et Garon tomba dans le vide sans un cri. Très vite, les forces Atréides et les rebelles civils investirent le Grand Palais. Duncan poussa un soupir rauque de soulagement, mais il restait vigilant, prêt à une éventuelle contre-attaque désespérée. Les suboïdes et les rebelles qui avaient applaudi au suicide de Garon furent ravis d’expédier leurs prisonniers Tleilaxu par le même chemin : ils n’avaient pas oublié les jours cruels où les oppresseurs massacraient avec désinvolture tous ceux qui leur résistaient. Duncan retint son souffle et lutta contre la fatigue. Dans toute la cité, les combats se poursuivaient mais il prit le temps d’aller féliciter son compagnon : — Parfaitement à l’heure, Gurney. — Oui, mais ces retrouvailles étaient quelque peu tumultueuses, non ? Il essuya la sueur de son visage avec un sourire. Trop épuisé pour célébrer cette victoire si longtemps attendue, C’tair Pilru s’était assis sur une plaque de plasspierre et effleurait le parquet des doigts, comme s’il essayait de retrouver des images de son enfance. — J’aimerais tant que mon frère soit là. Il lui revenait des moments de luxe et de douceur, des soirées au Grand Palais, au temps où il était le fils d’un ambassadeur respecté, le temps des intrigues amoureuses, du flirt avec Kailea Vernius, le temps des habits de fête, de l’élégance et de la finesse. — Votre père vit encore, dit Rhombur, et c’est avec plaisir que je le rétablirai dans sa fonction d’ambassadeur auprès de la Maison Vernius. Doucement, en contrôlant avec précision la force de sa main de cyborg, il serra affectueusement l’épaule de C’tair. Il regarda le moignon mécanique de son autre bras, encore incandescent, consterné à l’idée qu’il allait devoir s’habituer à une nouvelle main de cyborg, recommencer toute l’éducation de ses doigts, de ses tendons. Tessia l’aiderait, comme toujours. Dans combien de temps se retrouveraient-ils ? Hagard, C’tair retrouva la force de sourire. — Il faut d’abord récupérer les contrôles du ciel afin que vous fassiez une annonce pour conclure cette première journée. Il y avait bien des années, il s’était glissé dans la place occupée par les Tleilaxu et était parvenu à diffuser dans toute la cité le discours de mise en garde de Rhombur. À présent, il s’avançait vers la salle de contrôle avec le Prince, Duncan et une dizaine d’hommes. Sur le seuil, ils trouvèrent deux Tleilaxu égorgés… Rhombur ne savait pas se servir de l’équipement et C’tair l’aida à scanner son visage dans le système. Quelques instants plus tard, l’image géante de Rhombur se matérialisa sur la voûte de la caverne et sa voix résonna : — Je suis le Prince Rhombur Vernius ! Je suis à présent maître du Grand Palais, ma demeure ancestrale et légitime ! C’est ici que je compte demeurer. Ixiens, rejetez vos chaînes, neutralisez les derniers oppresseurs et reprenez votre liberté ! Une ovation monta dans la cité caverne, les applaudissements et les cris couvrirent un instant les détonations des ultimes assauts. Gurney Halleck accourait vers eux. — Regardez ce que nous avons trouvé ! Il les conduisit jusqu’à un immense entrepôt blindé que les soldats Atréides avaient ouvert à coups de laser. — On espérait trouver des archives comme pièces d’accusation, mais on est tombé là-dessus… Des caisses étaient entassées du sol au plafond. L’une d’elles avait été forcée et, à l’intérieur, Rhombur, Duncan et C’tair virent une poudre orange qui dégageait une violente senteur de cannelle. — Ça ressemble à du Mélange, mais regardez les inscriptions. AMAL, en caractères Tleilaxu. Rhombur se tourna tour à tour vers Gurney et Duncan. — Où ont-ils pu se procurer autant d’épice et pourquoi l’ont-ils stockée ? C’tair murmura : — J’ai déjà… vu ce qui se passe dans leur pavillon de recherche. Il était blême, le regard fixe, et il reprit enfin, plus fort : — Oui, à présent ça prend tout son sens. Miral, Cristane… et ces odeurs d’épice. Ils le regardaient, perplexes. Le regard vide de C’tair et ses épaules voûtées révélaient l’usure de toutes ces années de résistance. Ils se dirent qu’un homme moins déterminé que lui aurait tout abandonné depuis longtemps. Il secoua vigoureusement la tête. — Les Tleilaxu se sont servis des laboratoires ixiens pour tenter de mettre au point une forme de Mélange synthétique. L’amal. Duncan se redressa avec colère. — Ce crime va bien au-delà des fourberies habituelles des Tleilaxu. Son ombre s’étend jusqu’au Trône du Lion d’Or. La Maison de Corrino est à l’origine des souffrances de tous les Ixiens et de la destruction de la Maison Vernius. — L’épice artificielle…, fit Rhombur qui sentait la colère monter en lui. Et c’est pour ça qu’Ix a été ravagée, que ma famille a été tuée ? Il se tut, muet de rage et de chagrin, en comprenant les implications politiques et économiques du cauchemar qu’il avait enduré. — D’murr a dit quelque chose au sujet de cette épice empoisonnée qu’il y avait dans la cuve du Long-courrier. C’est à cause de ça qu’il serait mort ? C’tair s’écria alors : — Je crois bien que nous allons trouver les réponses dans le pavillon de recherche. 106 Un homme ne peut se désaltérer dans un mirage, mais il peut s’y noyer. Sagesse Fremen. La force d’assaut conjointe Harkonnen-Moritani s’abattait sur Caladan. Rabban, pris dans les feux de la défense, était inquiet. Il s’était porté ostensiblement en tête tout en restant sagement à courte distance de la lourde unité d’attaque pilotée par Hiih Resser, le Maître d’Escrime de la Maison de Grumman, celui-là même qui était allé en mission de reconnaissance. Le Vicomte Moritani était au commandement du transporteur de tête dont les troupes avaient pour mission d’attaquer au sol, de semer la terreur dans les villages avant de s’emparer des principales bourgades des Atréides. Il comptait bien que le Duc Leto ne pourrait jamais plus poser le pied sur sa planète. Tout en traversant les strates de nuages gris, guettant le premier frémissement de l’adrénaline précurseur de destruction, Rabban se demanda comment la Maison Harkonnen et la Maison Moritani allaient se partager l’« occupation conjointe » du monde des Atréides… Les questions et les doutes formaient soudain un nœud de malaise dans son ventre d’obèse. Il comptait bien exiger la part du lion. La sueur rendait ses doigts gluants et, tout en essayant de serrer les commandes, il se rappela comment il avait détruit deux transports Tleilaxu dans la cale d’un Long-courrier avec le vaisseau invisible. Cette manœuvre contre le jeune Duc Leto avait été beaucoup trop subtile pour lui. À vrai dire, il préférait des attaques plus directes. Si Caladan était réellement aussi vulnérable que Hiih Resser l’avait annoncé à son retour de mission, l’opération serait achevée en une heure. Mais il lui était difficile de croire que le Duc Atréides avait pu faire une telle erreur de jugement, même sur quelques jours. Le Baron avait toujours dit qu’un bon chef devait toujours se tenir prêt à d’éventuelles fautes et se préparer à les exploiter dans l’instant. La flotte allait s’emparer du Castel Caladan, détruire une partie de la ville, occuper le spatioport et la base militaire. En neutralisant les points névralgiques, les forces Harkonnen-Grumman se rendraient maîtresses de la planète et auraient le temps de monter une embuscade pour les forces Atréides quand elles seraient de retour. Ensuite, des renforts viendraient de Giedi Prime et de Grumman pour verrouiller l’occupation de Caladan. Rabban était aussi préoccupé par les répercussions politiques à long terme de cette opération : le Landsraad stimulé par Leto pourrait très bien déclencher des représailles, prendre des sanctions, voter des embargos. La situation serait risquée et Rabban espérait qu’il n’avait pas encore une fois pris la mauvaise décision. Durant le voyage vers Caladan, avant le déclenchement de l’attaque, Hundro Moritani, sur la passerelle de commandement, avait cru dissiper ses doutes. — Le Duc n’a même pas d’héritier. Si nous assurons notre position sur sa planète, qui d’autre que les Atréides osera nous défier ? Qui s’en donnerait la peine ? Rabban, cependant, avait cru déceler une note de folie dans le ton du Vicomte, qui ne faisait que confirmer l’éclat un peu trop intense de ses yeux. Pour Rabban, rien n’était assuré. Et il redoutait encore plus l’éventuel châtiment de son oncle que la riposte des Atréides. La voix de Hiih Resser résonna dans le circuit de communication. — Tous les vaisseaux sont parés pour l’attaque. À vous, Seigneur Rabban. Rabban prit son souffle dans l’atmosphère recyclée du cockpit, et lança le vaisseau à travers les strates de brume. La flottille le suivit comme un troupeau de bêtes métalliques sauvages. — Nous avons les coordonnées de Calaville, annonça Resser. On devrait la voir d’un instant à l’autre. — Au diable ces nuages ! lança Rabban en se penchant vers le cristoplass. Les nuées se dissipèrent brusquement et il découvrit le panorama de l’océan, de la baie, et des falaises en haut desquelles se dressait le Castel Caladan. Plus loin, la ville, le spatioport… C’est alors que des exclamations de surprise jaillirent sur le circuit. Car en bas, sur l’océan qui entourait Calaville, le port et le village de pêcheurs, il y avait des dizaines – non, des centaines – de bateaux de guerre accompagnés de plates-formes de défense qui formaient une forteresse mobile. — Cette flotte est colossale ! — Elle n’était pas là hier ! protesta Resser. Ils ont dû la rassembler au cours de la nuit pour défendre le Castel. — Mais pourquoi sur l’eau ? s’exclama le Vicomte, incrédule. Pour quelle raison Leto disperserait-il une force de feu aussi importante sur l’eau ? On n’a pas vu ça depuis… des siècles. — En tout cas, il nous a pris par surprise, non ? remarqua Resser. — C’est un piège ! cria Rabban. À cet instant précis, Thufir Hawat lança tous les vaisseaux de guerre qui avaient constitué son escorte pour l’opération de secours de Beakkal. Ils surgirent des parapets du Castel et se mirent à tourner en se séparant, dessinant des figures complexes et intimidantes. Sur la base militaire, des dizaines de hangars s’ouvraient lentement comme si une seconde vague de défense allait décoller. — Leto Atréides nous a attirés dans une chausse-trape ! hurla Rabban en cognant sur la console de commandes. Il veut nous écraser pour que nos maisons soient ensuite traduites en jugement devant le Landsraad qui nous punira ! Rabban maudissait le nom du Vicomte qui l’avait incité à cette attaque catastrophique et il bascula les commandes de son vaisseau, le lançant à pleine vitesse vers la haute atmosphère et la couverture des nuages. Il ordonna à toutes les unités Harkonnens de battre en retraite et de se placer sur orbite de rendez-vous. La flotte de bâtiments géants soutenue par les unités spatiales aux manœuvres acrobatiques venait de déployer son artillerie. Toutes les pièces et les canons lasers étaient braqués vers le ciel. Apparemment, l’alerte avait été donnée à temps et les forces de Caladan étaient prêtes à une riposte d’envergure. Rabban accéléra en priant pour échapper à cette situation précaire avant de causer du tort à la Maison Harkonnen et de connaître l’humiliation. Encore heureux qu’ils n’aient perdu aucun vaisseau. La dernière fois qu’il avait commis ce genre de bévue, le Baron l’avait exilé sur la lamentable planète Lankiveil durant toute une année. Il n’osait imaginer le genre de punition qu’il pouvait encourir cette fois. Il n’espérait qu’une chose : pouvoir reformer sa flotte sur la face nocturne de Caladan et quitter très vite le système avec l’espoir de rencontrer le premier Long-courrier en approche. C’était la seule manière de sauver sa peau. Thufir s’était installé sur un promontoire proche du phare-statue et dirigeait les manœuvres sur une console. Il donna l’ordre à ses quelques unités aériennes d’effectuer quelques passes agressives pour faire bonne mesure. Mais les agresseurs étaient déjà en débandade, déroutés, en pleine panique. Il se demanda d’où ils venaient. Il aurait été certes préférable de les neutraliser lors d’un engagement militaire classique et d’obtenir les preuves de leur origine, mais il avait fait le maximum possible dans des circonstances quasiment désespérées. Il connaissait de nombreux fragments épars de l’histoire de l’univers et savait que ce genre de stratégie avait déjà été utilisé pendant le Jihad Butlérien et même bien avant. Il ne pourrait s’en resservir – du moins pas dans le proche avenir – mais le résultat avait été efficace. Il regarda les derniers attaquants potentiels disparaître dans les nuages. Ils devaient certainement être convaincus que les forces Atréides allaient les pourchasser, mais Thufir Hawat ne tenait pas du tout à laisser Caladan sans défense… Le lendemain, il reçut la confirmation que les intrus avaient embarqué à bord d’un Long-courrier et quitté le système. Il rappela alors les bateaux de pêche qui naviguaient au large. Il remercia les capitaines pour leur brillante prestation et leur demanda de bien vouloir restituer tous les générateurs solido à l’arsenal avant de reprendre la mer. 107 Il n’est pas facile pour certains hommes de savoir qu’ils ont mal agi, car le raisonnement et l’honneur sont souvent occultés par l’orgueil. Dame Jessica, annotation dans son journal intime. Piter de Vries, en fuyant du Palais Impérial avec le bébé qu’il venait de kidnapper, prit des décisions d’instinct en estimant la situation avec ses talents de Mentat. Il ne regrettait pas d’avoir profité dans la seconde d’une occasion inespérée, mais il aurait aimé prévoir un chemin de fuite. L’enfant s’agitait entre ses bras et il resserra sa prise. S’il parvenait à s’enfuir, le Baron serait tellement heureux. Il dévala un escalier de service, ouvrit une porte d’un coup de pied et plongea dans un couloir étroit sous un plafond d’albâtre en voûte. Il s’arrêta un bref instant pour se remémorer la carte du labyrinthe du Palais et déterminer exactement sa position. Jusque-là, il avait enfilé au hasard des passages et des détours pour éviter les courtisans trop curieux et les gardes. Il situa enfin l’endroit où il se trouvait et identifia le couloir. C’était celui qui conduisait à l’étude et aux salles de jeux des filles de l’Empereur. Il fourra un morceau de couverture dans la bouche du bébé pour étouffer ses cris, puis se ravisa aussitôt en le voyant se débattre. Dès qu’il ôta le bâillon, l’enfant hurla plus fort encore. Il s’élança dans le cœur du Palais, ses foulées n’éveillant qu’un faible chuintement sur les dalles. Il approchait des appartements de la Princesse. Ici, les murs et les plafonds étaient en roche rouge importée de Salusa Secundus. L’architecture dépouillée et l’absence de décoration étaient en contraste absolu avec les quartiers opulents et surdécorés des autres parties résidentielles. Shaddam ne concédait que peu de luxe à ses filles qu’il n’avait pas souhaitées, et son épouse Anirul, en tant que Bene Gesserit, affectionnait l’austérité. Il était à présent dans un couloir sur lequel s’ouvraient des fenêtres de cristoplass. Elles donnaient sur les chambres des infantes mais peu lui importait. Si la situation virait au drame, il pourrait peut-être utiliser une ou deux filles de l’Empereur pour renforcer sa position en cas de négociations. Mais est-ce que cela pourrait faire pencher la décision de Shaddam ? Il en doutait. Depuis des mois qu’il se trouvait dans le Palais, observant et tramant sans cesse des complots virtuels, de Vries avait réussi à se trouver deux refuges secrets dans le Grand Palais. Ils n’étaient en fait accessibles que par les tunnels et les couloirs complexes qui les reliaient au bâtiment principal. Il y avait libre accès grâce à ses lettres de crédit Vite ! Il faut faire vite ! Il savait comment contacter des chauffeurs de véhicules qui pourraient le conduire discrètement au spatioport, même avec l’état d’alerte. Mais auparavant, il devait trouver un moyen de calmer le bébé. À l’angle d’un couloir, il se heurta à un Sardaukar au visage de garçonnet qui le prit à l’évidence pour un autre garde. — Hé, vous avez un problème avec ce bébé ? De Vries entendit grésiller une voix sur le circuit com. — Il se passe quelque chose là en haut ! Je l’emmène en sûreté. Je pense que c’est à nous de jouer les nurses pour le moment. (Il jeta l’enfant à l’autre.) Tiens, tu n’as qu’à le prendre. Le Sardaukar défaillit et de Vries se servit de sa main libre pour planter sa dague entre ses côtes. Sans se soucier de savoir s’il était vraiment mort, il récupéra le bébé et sa dague. Dans l’instant suivant, il se dit qu’il laissait une trace trop visible derrière lui. C’est alors qu’il surprit des cheveux blonds. Un mouvement rapide. Quelqu’un l’avait vu et venait de reculer. L’une des filles de Shaddam ? Un témoin inattendu ? Il se risqua jusqu’à la chambre, plongea à l’intérieur mais ne vit personne. La fille devait s’être cachée derrière un meuble, ou bien encore sous le meuble encombré de livres-films. Certains jouets qui traînaient ici avaient appartenu à la petite Chalice, mais la nurse avait dû s’enfuir avec la fillette. Pourtant, le Mentat sentait une présence. Quelqu’un se cachait ici. La fille aînée ?… Irulan ?… Elle avait dû le voir tuer le garde et il ne pouvait pas lui permettre de prévenir qui que ce soit. Son déguisement l’empêcherait peut-être de l’identifier plus tard, mais ça ne l’aiderait guère si on le prenait avec le bébé dans les mains, un uniforme et un couteau souillés de sang. Il se glissa prudemment dans la pièce, les muscles tendus. Et remarqua alors une porte légèrement entrebâillée, de l’autre côté de la pièce. — Allez, Irulan : sortez ! Il entendit alors un bruit derrière lui et se retourna. Anirul avait encore une démarche hésitante, très différente de la façon fluide et discrète dont les sorcières progressaient. Et elle ne semblait pas aller bien. Elle vit le bébé et le reconnut. Et elle comprit alors en voyant le maquillage brouillé du Mentat, ses lèvres trop rouges, l’étincelle du meurtre dans ses yeux. — Je vous connais… Et toutes les voix secrètes de sa Mémoire Intérieure hurlèrent simultanément. Elle grimaça de douleur et porta les mains à ses tempes. De Vries la vit défaillir et frappa avec sa dague, vif comme un serpent. Mais au travers de la brume des clameurs qui occupaient son esprit, la Mère Kwisatz surprit l’ombre de son attaque et sauta de côté, retrouvant l’agilité et la grâce redoutables des tueuses Bene Gesserit. Décontenancé, de Vries bascula un bref instant et sa dague fut déviée. Anirul cueillit prestement son arme favorite tout en bloquant le cou du Mentat. Il vit soudain l’aiguille du gom jabbar tout contre sa carotide, une goutte de poison scintillant à sa pointe. — Tu connais ça, Mentat. Tu laisses tomber cet enfant ou tu meurs. — Qu’a-t-on fait pour retrouver mon fils ? Le Duc Leto se tenait à côté du Chambellan Ridondo, devant la chambre saccagée. — Bien sûr, nous allons enquêter. Tous les suspects potentiels vont être interrogés. Son grand front brillait de sueur. — Interrogés ? Mais vous avez l’intention d’y mettre de la courtoisie, c’est cela ? Les deux Sœurs Médicales gisaient dans leur flaque de sang, non loin du Sardaukar poignardé. On avait réussi à réinstaller Jessica sur son lit. L’assassin aurait pu la tuer aussi ! songea Leto. Il leva la voix : — Ridondo, je parle de ce qui se passe maintenant. Le Palais a-t-il été bouclé ? C’est la vie de mon fils qui en dépend. — Je pense que la Garde a pris toutes les mesures de sécurité qui s’imposent. Je suggère que nous laissions les professionnels s’en occuper. — Vous suggérez ? Mais qui est donc responsable ici ? — L’Empereur n’est pas présent actuellement et ne peut commander les Sardaukar, Duc Leto. Il convient que certaines filières d’autorité soient… Leto plongea dans le couloir et repéra dans l’instant un Levenbrech. — Vous avez bouclé le Palais et tous les bâtiments environnants ? — Nous nous en occupons, monsieur. Mais ne vous en mêlez pas. — M’en mêler ? On vient d’agresser mon fils et mon épouse ! (Il fixa du regard le badge du Sardaukar.) Levenbrech Stivs, dans ces circonstances d’urgence, j’assume le commandement de la Garde du Palais. Vous comprenez ? — Non, Mon Seigneur. (Le Levenbrech porta la main à son paralyseur.) Vous n’avez pas l’autorité requise pour… — Stivs, si vous pointez cette arme sur moi, vous êtes un homme mort. Je suis un Duc du Landsraad et le cousin de l’Empereur Shaddam Corrino IV. Vous ne pouvez contester mes ordres et plus particulièrement en cette circonstance. Le visage de Leto était granitique mais il sentait la pulsion violente et chaude de ses artères. L’officier Sardaukar hésita et leva un regard de détresse vers Ridondo. — L’enlèvement de mon fils dans le Palais constitue une attaque contre la Maison des Atréides, et j’invoque les droits de la Charte du Landsraad. Cela constitue une situation militaire d’urgence et en l’absence de l’Empereur et de son Bashar Suprême, mon autorité transcende celle de tout autre notable. Le Chambellan ne réfléchit qu’une seconde avant de se prononcer : — Le Duc Atréides a raison. Faites ce qu’il vous dit. Les Sardaukar de la garde parurent impressionnés par l’attitude du Duc et sa fermeté. Et Stivs lança dans le micro fixé au revers de son gilet. — Bouclez toutes les issues du Palais, ainsi que toutes les dépendances et demeures. Qu’on recherche la personne qui a enlevé l’enfant nouveau-né du Duc Leto Atréides. C’est une situation de crise et le Duc est temporairement responsable de la Garde du Palais. Vous devez obéir à ses ordres. D’un geste rapide, Leto s’empara de l’unité de communication du Levenbrech et la fixa au revers de son uniforme rouge. — Trouvez-en une autre, dit-il avant de désigner le couloir. « Stivs, prenez la moitié de ces hommes et allez inspecter la section nord de cet étage. Les autres, venez avec moi. Il accepta un paralyseur mais porta la main sur la poignée de gemmes de la dague que son cousin Empereur lui avait offerte des années auparavant, après son procès. Car il savait que si l’on avait fait du mal à son fils, le paralyseur ne serait pas suffisant. Le gom jabbar sur la gorge, Piter de Vries restait paralysé. Un geste, une infime piqûre et le poison ferait instantanément son effet. Et la main d’Anirul tremblait beaucoup trop pour qu’il se sente sûr de lui. — Je ne peux vous vaincre, souffla-t-il en veillant à ne pas bouger le larynx. Ses doigts relâchaient leur prise sur la couverture roulée autour du bébé. Pourrait-il détourner l’attention de la sorcière ? Pour qu’elle hésite une fraction de seconde ? Dans sa main libre, il serrait sa dague. Anirul tenta d’arracher ses pensées au concert de clameurs qui faisait rage en elle. Si quatre de ses filles étaient encore trop jeunes pour comprendre, l’aînée, Irulan, avait assisté à la dégénérescence physique et mentale de sa mère. Anirul en était navrée et elle regrettait de n’avoir pas passé plus de temps avec elle, à l’éduquer pour faire d’elle une Bene Gesserit de premier rang. Quand elle avait appris qu’un meurtrier était en liberté dans le Palais, elle avait réagi en mère, impulsivement et s’était assurée aussitôt que ses enfants étaient en sécurité. Le Mentat frémit et elle rapprocha encore l’aiguille de sa peau, attentive à chacune de ses réactions. Une goutte de sueur brillait sur son front. Elle roula doucement sur sa tempe poudrée. L’image se pétrifia en une vignette qui semblait devoir durer toute l’éternité. Le bébé bougea. Même s’il n’était pas l’enfant que les Sœurs attendaient au terme de leurs vastes plans, c’était le lien avec un réseau qui s’étendait bien au-delà du seuil de compréhension d’Anirul. En tant que Mère Kwisatz, elle avait concentré sa vie sur les phases finales du programme de sélection, d’abord avec la naissance de Jessica, puis celle de son enfant. Les chaînons génétiques s’étaient incroyablement purifiés et raffinés avec les millénaires. Mais pour une naissance, même avec la force et les talents des mères Bene Gesserit, rien n’était jamais garanti. Après dix mille ans, était-il possible d’être précis à une génération près ? Se pouvait-il que ce bébé soit le Promis ? Elle affronta le regard des yeux vifs, intelligents du bébé. Il avait une présence surprenante pour un nouveau-né, une assurance étrange dans son port de tête. Elle sentit comme un attouchement dans son esprit, un frémissement suivi d’une cacophonie inintelligible. Es-tu vraiment le Kwisatz Haderach ? Tu serais arrivé une génération trop tôt ? — Nous devrions peut-être… discuter, fit enfin de Vries, en ouvrant les lèvres avec une infinie prudence. Cette impasse ne nous sert ni à l’un ni à l’autre. — Je devrais ne pas perdre de temps et vous tuer tout de suite. Les voix voulaient lui faire savoir quelque chose, la mettre en garde, mais leur tumulte était tel qu’elle n’entendait rien. Et si elles l’avaient envoyée jusqu’à ses appartements, non pas pour s’enquérir de ses filles mais pour sauver cet enfant-là avant tout ?… La vague bruyante des voix brouillées déferlait comme un tsunami. Et elle se souvint alors de son rêve, du ver géant qui fuyait dans le désert devant un poursuivant silencieux, inconnu. Mais cette fois, il n’était plus silencieux. Et il n’était plus inconnu car il était une multitude. Une voix plus claire perça au sein du terrible vacarme, celle de la vieille Lobia. Elle s’adressait à elle sur son habituel ton apaisant, sage et serein. C’est alors qu’elle lut les mots sur les lèvres rouges de sapho du kidnappeur qui se reflétaient sur le cristoplass de la fenêtre du couloir. Tu seras bientôt des nôtres. Sous le choc, elle sursauta, le gom jabbar lui échappa et tomba. Lobia, au centre de ses pensées, lança un cri ultime d’alerte : Prends garde au Mentat ! Mais avant même que l’aiguille ne touche les dalles, de Vries avait lancé sa dague vers le haut en un éclair. Elle déchira le tissu noir de la robe aba d’Anirul et pénétra loin dans sa chair. Elle étouffa un cri, et il frappa une deuxième fois, puis une troisième, comme un serpent fou. Le gom jabbar tinta comme une flèche de cristal en se brisant. Les voix incohérentes avalèrent Anirul, noyèrent la douleur de la fin, plus fortes, plus claires. « L’enfant est né, l’avenir a changé… » « Nous n’avons vu qu’un fragment du plan, une pièce de la mosaïque. » « Il faut comprendre – le plan Bene Gesserit n’est pas le seul plan qui existe. » « C’est un jeu si complexe… » « Avec des rouages à l’infini… » « Si complexe… » La voix de Lobia, plus forte, réconfortante. « Viens avec nous, observe… Observe le tout… » Sur les lèvres d’Anirul agonisante se dessina ce qui aurait pu être un sourire, et elle sut soudain que cet enfant-là allait refaçonner la galaxie et changer le destin de l’humanité bien plus que le Kwisatz Haderach qu’elles avaient attendu. Elle se sentit tomber. Dans la brume de la mort qui approchait, elle ne pouvait encore rien discerner, mais elle comprenait enfin, avec une absolue certitude : La Communauté durera toujours. La Mère Kwisatz était à peine tombée près de son aiguille empoisonnée que de Vries détalait dans le couloir en serrant sa prise contre lui. Il enfila un corridor latéral. — Tu ferais bien de te montrer à la hauteur de tous ces ennuis ! marmonna-t-il. Il venait de tuer l’épouse de l’Empereur et il se demandait s’il avait une chance de sortir vivant du Palais. 108 Toutes les preuves conduisent inévitablement à des propositions qui n’ont pas de preuve. Nous connaissons toute chose parce que nous voulons y croire. Le Livre d’Azkar du Bene Gesserit. L’Empereur Shaddam, à bord de son vaisseau amiral, n’avait nullement l’intention de regagner Kaitain aussi longtemps que durerait l’audit des Harkonnens sur les opérations de récolte de l’épice. Dès que la CHOM déclarerait le Baron officiellement coupable, il avait un nouveau projet. Radical. Une chance qu’il ne pouvait pas ignorer. Depuis sa cabine privée, il suivit le déroulement des événements. Tout se passait comme il l’avait espéré. S’il restait constamment en uniforme, ses quartiers impériaux offraient un luxe auquel les austères Sardaukar n’étaient guère accoutumés. Confortablement installé à l’abri des portes opaques, il invita le Bashar Suprême à partager avec lui un repas de gourmet sous prétexte de discuter stratégie. Mais à vrai dire, il comptait bien entendre encore ses récits héroïques sur ses multiples campagnes militaires. Dans sa jeunesse, Zum Garon avait été prisonnier sur Salusa Secundus. Jeune esclave, il avait été capturé sur une lointaine planète lors d’un raid. Pauvrement armé, dépourvu d’entraînement, il s’était montré tellement brave et redoutable au combat que les Sardaukar avaient fini par l’enrôler. Son parcours avait été brillant et son fils Cando semblait suivre les traces du vétéran. À la fin des agapes, Shaddam observa le visage buriné de Garon. Il n’avait fait que grignoter quelques-uns des mets exotiques qu’on leur avait servis et ne s’était pas montré un gourmet complice. Le siège d’Arrakis semblait le préoccuper. Les vaisseaux de la Guilde bloquaient toujours toute activité dans le désert et Shaddam attendait avec un plaisir malicieux d’entendre quelques anecdotes juteuses sur les erreurs, les faux en écriture et les dissimulations illicites que les inspecteurs n’avaient pu manquer de découvrir. Sur ce chapitre, la CHOM et la Guilde Spatiale étaient convaincues qu’elles étaient les alliées de l’Empereur, partie intégrante de l’entreprise de ruine de la Maison Harkonnen. Quant à Shaddam, il ne pouvait qu’espérer pouvoir éradiquer l’unique source naturelle de Mélange de l’univers avant que les autres ne soupçonnent la vérité. Ensuite, tous devraient s’adresser à lui pour se fournir en amal. Une navette arriva de Carthag avec, à son bord, le Légat de la Guilde et l’auditeur Mentat de la CHOM. Des Sardaukar escortèrent les deux visiteurs jusqu’à la cabine de Shaddam. Dès qu’ils entrèrent, il fut presque étouffé par la puissante odeur de l’épice. — Sire, nous avons fini. Il se versa tranquillement un verre de vin blanc doux de Caladan. Zum Garon avait pris une posture militaire, comme si on allait l’interroger. Le Légat et le Mentat restèrent silencieux jusqu’à ce que les portes soient scellées. Le Mentat s’avança le premier en présentant un bloc sur lequel il avait transcrit le résumé de ses conclusions. — Le Baron Vladimir Harkonnen s’est rendu coupable d’une profusion de transgressions. Il a avancé d’innombrables « erreurs » en guise d’explication. Nous avons la preuve de ses délits autant que les détails qui montrent qu’il a tenté de dissimuler ses malversations. — C’est ce que je soupçonnais, ronronna Shaddam tandis que l’autre lui donnait un synopsis des fautes commises par le Baron Vladimir. Garon laissa alors éclater sa colère. — L’Empereur a déjà prouvé qu’il était décidé à punir sévèrement de tels actes. Le Baron n’a-t-il pas entendu parler de Zanovar ou de Korona ? Shaddam s’empara du bloc du Mentat auditeur et parcourut les remarques et les chiffres. Ils n’avaient guère de sens pour lui et il se dit qu’il lui faudrait y passer quatre heures avec l’aide d’un interprète. Ce qu’il n’avait pas l’intention de faire. Et puis, il avait été persuadé depuis le début de la culpabilité du Baron. — Nous avons la preuve évidente de crimes commis contre l’Imperium, déclara le Légat de la Guilde, curieusement mal à l’aise. Malheureusement, Sire… nous n’avons pas trouvé ce que nous cherchions. Shaddam s’arrêta net dans sa lecture. — Que voulez-vous dire ? Est-ce que tout cela ne montre pas amplement que la Maison Harkonnen a violé les lois impériales ? Et qu’elle mérite d’être châtiée ? — Il est exact que le Baron a engrangé de l’épice, qu’il a falsifié les chiffres de production et s’est soustrait aux taxes impériales. Mais nous avons effectué de multiples tests sur les échantillons d’épice saisis dans les hangars et sur les cargos Harkonnens. Ils sont absolument purs et non toxiques. Nous n’avons pas trouvé la moindre trace de coupage chimique. L’albinos hésita et Shaddam s’impatienta. — Sire, ce n’est pas ce à quoi nous nous attendions. Nos analyses nous ont montré que la mort de nos deux Navigateurs était due à du gaz d’épice contaminé. Nous savons aussi que les échantillons prélevés dans les stocks de Beakkal étaient chimiquement corrompus. Donc, nous nous attendions à trouver des impuretés dans la récolte d’Arrakis, des substances inertes que le Baron aurait utilisées pour diluer le Mélange et en augmenter la quantité, introduisant ainsi les poisons subtils qui sont responsables des accidents des deux Long-courriers. — Mais nous n’avons rien trouvé de tel, acheva le Mentat de la CHOM. Le Bashar Suprême se pencha en avant, les poings serrés. — Néanmoins, nous disposons de suffisamment de preuves pour chasser la Maison Harkonnen. Le Légat inclina la tête pour inhaler une longue bouffée de gaz. — Tout à fait, mais cela ne répond pas à nos questions. Le Baron a détourné une partie de l’épice en usant de moyens sournois mais sans en altérer la qualité. Shaddam affecta une moue perplexe. Il aurait aimé que Fenring soit là pour admirer son numéro, mais le Ministre de l’Épice devait être sur le point de préparer les premières expéditions. Tout se mettait en place harmonieusement. — Je vois. Malgré tout, le Bashar et moi-même allons travailler à une riposte appropriée. Dans quelques jours, songea-t-il, l’affaire serait sans objet. Il affecta de se pencher avec attention sur le bloc du Mentat. — Nous devons étudier ceci. Mes conseillers personnels auront peut-être une théorie à me proposer pour expliquer cette histoire d’épice frelatée. Connaissant l’humeur changeante de l’Empereur et sentant que ses deux hôtes étaient maintenant indésirables à ses yeux, Zum Garon se leva et les poussa doucement vers la porte. Lorsqu’ils se furent retirés, Shaddam toisa son Bashar : — Dès que la navette aura regagné le Long-courrier, je veux que vous déclenchiez le signal d’attaque pour toute la flotte. Que mes vaisseaux de guerre prennent position pour un bombardement direct de Carthag, Arrakeen, Arsunt et toutes les autres bourgades de la planète. Garon accueillit cette bombe avec une expression de granit. — Tout comme sur Zanovar, Sire ? — Exactement. Sans avertissement, l’armada Sardaukar tomba comme une pluie noire et dense depuis les Long-courriers jusqu’à l’atmosphère d’Arrakis. Les sabords s’ouvrirent et les pièces d’artillerie se pointèrent vers la planète, prêtes à ouvrir le feu. Shaddam apparut sur la passerelle et lança ses ordres. Son image et chacun de ses mots étaient enregistrés et il était là, à vrai dire, surtout pour la postérité. — Le Baron Vladimir Harkonnen a été reconnu coupable de crimes graves contre l’Empire. Des inspecteur et auditeurs indépendants de la Guilde et de la CHOM ont mis en évidence des charges incontestables qui justifient qu’il soit traduit devant un tribunal. Ainsi que je l’ai déjà démontré pour Zanovar et Korona, ma loi est celle de l’Imperium. Et la justice des Corrinos sera rapide et absolue. La Guilde présumerait sans doute dans un premier temps qu’il bluffait, mais elle allait avoir une pénible surprise. Il avait d’ores et déjà déployé ses forces et, quand la tempête mortelle s’abattrait, ses Sardaukar calcineraient le monde des sables en un rien de temps, annihilant toute trace de Mélange. Les Navigateurs de la Guilde consommaient des quantités énormes d’épice. De même que les Bene Gesserit, dont le nombre allait croissant. Et la majorité du Landsraad était intoxiqué. Non, l’Imperium ne pourrait jamais fonctionner sans cette substance. Je suis l’Empereur, et ils vont faire ce que je dis. Même sans les conseils du Comte Fenring, il avait réussi à monter soigneusement cette opération, il avait soupesé toutes les possibilités. Quand il aurait détruit Arrakis, que pourrait faire la Guilde ? Elle n’oserait pas s’opposer à lui. Sinon, elle ne recevrait pas un seul gramme d’épice synthétique. Il se retira de la fréquence et commença le compte à rebours du bombardement. Les choses seront bien différentes dans l’Imperium après cela. 109 Ma vie a pris fin le jour où les Tleilaxu ont envahi ce monde. Durant toutes ces années de résistance, je n’ai été qu’un homme mort qui n’avait rien de plus à perdre. C’tair Pilru, journaux intimes (fragment). Les escarmouches se poursuivaient dans les anciennes usines ixiennes et les polygones technologiques. Les suboïdes ivres de fureur et de meurtre arrachaient les uniformes des Sardaukar abattus, s’emparaient de leurs armes et repartaient en tirant au hasard, détruisant sans le savoir les dernières lignes de communication. Rhombur, en se retournant, découvrit une statue érigée en honneur aux envahisseurs Tleilaxu et dont la tête fracassée s’était répandue en fragments de métal sur la chaussée. — Ça ne finira jamais. Les troupes Atréides aidées par la rébellion avaient repris un à un les immeubles stalactites de Vernii, nettoyé les tunnels et le Grand Palais. Mais des poches de résistance tenaient toujours au fond de la caverne, dans les anciens chantiers de construction des Long-courriers. Le bain de sang continuait. — Il nous faut un autre allié, suggéra C’tair. Si nous arrivons à prouver que l’épice artificielle a provoqué la mort des deux Navigateurs, dont mon frère, la Guilde nous soutiendra. — Elle l’a déjà dit, fit Rhombur. Mais nous comptions vaincre ici sans qu’elle s’en mêle. Gurney prit un air inquiet. — La Guilde ne se trouve pas sur place, et elle ne pourra intervenir à temps. Une nouvelle détermination brillait dans les yeux de C’tair, même s’ils étaient rouges de fatigue. — Moi, je pourrais les prévenir. Il les conduisit jusqu’à un petit entrepôt apparemment abandonné. Sous le regard attentif de Rhombur, C’tair, avec des gestes précautionneux, sortit ce qui subsistait de son transmetteur rogo. L’appareil bizarre était taché et marqué de traces de brûlures. Et, à l’évidence, il avait été souvent bricolé et réparé. Des tiges de cristal en émergeaient comme un bouquet minéral. Il le présenta en tremblant. — Même moi, je ne sais pas exactement comment ce machin fonctionne. Il est configuré sur mon schéma mental et il m’a permis de communiquer avec mon frère jumeau. Nous étions liés autrefois. Même si son cerveau avait changé et transcendé toute définition humaine, je crois que je pourrais encore le comprendre. Des souvenirs de D’murr envahirent son esprit et il repoussa les larmes qui lui venaient aux yeux. — Maintenant, mon frère est mort et mon transmetteur rogo plutôt abîmé. Voici la dernière tige de cristal qu’il me reste, celle qui a été… je ne sais comment… réparée durant notre dernière communication. Il y a une chance pour que la puissance soit… suffisante pour que j’atteigne d’autres Navigateurs. Il se peut aussi qu’ils ne comprennent pas ce que je leur dirai, mais ils sentiront quand même l’urgence de mon message. Rhombur était dépassé par tous les événements qui se déroulaient autour de lui. Il n’avait jamais envisagé la victoire sous cet angle. — Si vous pouvez prévenir la Guilde, la faire venir ici, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour révéler les atrocités clandestines de Shaddam sur Ix. C’tair serra le bras artificiel de Rhombur en un geste affectueux, mais si fort que le Prince sentit la pression à travers ses capteurs de cyborg. — J’ai toujours souhaité faire tout ce que je pouvais, mon Prince. Ce sera un grand honneur de vous aider. Rhombur lisait une détermination nouvelle et étrange dans le regard de C’tair, le reflet d’une obsession qui dépassait toute pensée rationnelle. — Oui, faites-le. C’tair prit les électrodes et les colla sur son crâne, sous sa nuque et sur sa gorge. — J’ignore la capacité de puissance de cet appareil, dit-il. Mais je suis décidé à me servir de toute l’énergie qu’il peut capter, même à travers moi. (Il sourit.) Je vais émettre un cri de victoire en même temps qu’un appel au secours. Il faut que ce soit plus fort que jamais. Le rogo fut enfin prêt et, avec un long soupir, C’tair se prépara. Il avait déjà dialogué avec D’murr dans le passé, mais il savait que son frère n’avait pas capté ses paroles mais plutôt ses pensées. Cette fois, il devrait concentrer toute son énergie sur la projection mentale de ses pensées sur des distances incommensurables. Il appuya sur le bouton de transmission et envoya une volée de signaux, une mitraille de pensées de détresse destinée à tous les Navigateurs susceptibles d’être atteints, d’entendre. Un SOS silencieux d’une puissance immense et dispersée. Il ignorait qui, de son cerveau ou du rogo, craquerait le premier, mais il se sentait pour l’instant connecté… et ses trains d’impulsions psychiques partaient vers le large de l’univers, dans les plis de l’espace. Il avait les mâchoires serrées, les lèvres retroussées, les paupières closes sur ses larmes qui ruisselaient. Des gouttes de sueur apparurent très vite sur son front. Sa peau devint cramoisie et des veines saillirent sur ses tempes. Cette transmission était infiniment plus puissante que toutes celles qu’il avait eues avec D’murr. Mais, cette fois, il n’arrivait pas à nouer cette liaison mentale absolue qu’il avait eue avec son jumeau. Rhombur se dit qu’il était en train de mourir dans l’effort mystérieux qu’il faisait, qu’il se suicidait dans une dernière tentative pour utiliser le transmetteur. Mais avant même qu’ils le déconnectent, le transmetteur rogo lança une gerbe d’étincelles et se mit à fumer. L’appareil sursaturé venait de griller ses derniers circuits. Les tiges de cristal éclatèrent en flocons noirs. C’tair avait soudain une expression de douleur intense. Comme si les synapses de son cerveau venaient de fondre, l’empêchant d’émettre le moindre son. De sa main valide, Rhombur arracha les capteurs du crâne et du cou de C’tair qui s’effondra sur le sol. Claquant des dents, agité de spasmes, les yeux grillés, fumants. — C’est fini pour lui, dit Gurney. Écrasé de chagrin, Rhombur serra contre lui le rebelle, le plus loyal d’entre tous les hommes qui avaient servi la cause de la Maison Vernius. — Après un si long combat, tu peux reposer en paix, C’tair, sur ce monde que tu as aidé à rendre libre à nouveau. Il effleura le pâle visage de celui qui avait été son ami d’enfance. Il se redressa, plus farouche que jamais, et quitta la pièce suivi par Gurney. Il ignorait si la transmission de C’tair avait abouti ni comment la Guilde pourrait répondre, à supposer qu’elle ait reçu le message. Mais si des renforts n’arrivaient pas avant peu, la bataille de ce premier jour ne se conclurait pas par une victoire. Il se tourna vers ses hommes et déclara : — Finissons-en. 110 Pour produire une altération génétique dans un organisme, placez-le dans un environnement dangereux mais non létal. Apocryphe Tleilaxu. Après la mort ignominieuse de Hidar Fen Ajidica, le Comte Fenring avait été témoin de la victoire des Atréides. Un rebondissement très gênant. Il était étonné qu’après tant d’années le Duc Leto Atréides se soit permis une initiative militaire aussi téméraire. Les drames que sa famille avait vécus et qui auraient terrassé tout autre homme l’avaient apparemment galvanisé. Mais l’effet de surprise avait été un coup stratégique brillant et les structures industrielles d’Ix rapporteraient gros à l’économie de la Maison Atréides, même après des décennies de dégradation et de mauvaise maintenance. Fenring ne parvenait pas à croire que Leto allait restituer le tout au Prince Rhombur. Sur le moniteur du pavillon de recherche, il observait les troupes Atréides qui progressaient vers le complexe. Ce qui lui laissait peu de temps pour faire le nécessaire : effacer toute trace du Projet amal et de sa culpabilité. L’Empereur allait chercher un bouc émissaire pour le désastre du projet, et Fenring était bien décidé à ce que ce ne soit pas lui. Le Maître Ajidica avait échoué de façon spectaculaire et il gisait à présent, disloqué, au milieu des corps bovins des femelles au cerveau mort. Plusieurs d’entre elles, gonflées comme des outres et encore connectées à leurs cercueils matrices, étaient retombées sur le gnome en une affreuse parodie de frénésie sexuelle. Le cadavre aux stigmates d’Ajidica allait avoir un dernier usage… Les chercheurs Tleilaxu avaient peur. Les Sardaukar les avaient abandonnés dans le pavillon de recherche pour aller au combat. Sachant que le Comte était le représentant officiel de l’Empereur, ils attendaient de lui des conseils. Certains croyaient même qu’il était en fait Zoal, le Danseur-Visage qu’Ajidica avait envoyé pour l’assassiner. Ils suivraient peut-être ses instructions, du moins pendant un certain temps. Fenring se dressa sur la passerelle en levant les mains comme l’avait fait Ajidica avant son départ théâtral. Des odeurs puissantes montaient des cuves fracassées, dominées par, il le reconnaissait à présent, un épais remugle de défécations humaines. — On nous a laissés sans défense ! cria-t-il. Mais j’ai une idée qui pourrait tous nous sauver, hmmm ? Les Tleilaxu le regardaient, indécis, mais avec une trace d’espoir. Fenring connaissait le plan du pavillon. Son regard allait d’un visage à l’autre. — Vous êtes trop précieux pour l’Empereur pour que je coure le risque de vous perdre. (Il les conduisit vers un laboratoire qui n’avait qu’une seule issue.) Vous allez vous cacher ici. Je vais trouver des renforts. Il compta vingt-huit chercheurs, mais quelques autres devaient être pris au piège dans les bâtiments administratifs alentour. Bon, la populace s’occuperait d’eux. Il se planta sur le seuil, souriant. — Personne ne peut vous trouver ici. Chut ! (Il hocha la tête avant de refermer.) Laissez-moi faire. Les stupides gnomes n’avaient pas imaginé qu’il se passait quelque chose d’anormal jusqu’au moment où il fut au milieu du pavillon. Il entendit alors les premiers cris étouffés et les premiers coups de poing contre la porte. Il les ignora. Ces chercheurs connaissaient sans doute les moindres détails du Projet amal. Il aurait été difficile de les tuer un à un pour éviter qu’ils parlent. Mais de cette façon, il résolvait le problème efficacement et sans effort. Il était Ministre de l’Épice, après tout, et censé être un personnage très occupé. Le système d’alimentation des cuves axolotl s’était répandu sur le sol en même temps que des substances inflammables, des acides et des agents explosifs. Fenring mit un masque respiratoire. C’était un homme aux talents innombrables et il se mit au travail, rapide et tournoyant comme un derviche devenu apprenti sorcier, récupérant des liquides, dosant des mélanges, libérant des nuages de gaz toxiques. Il ne prêtait pas la moindre attention aux corps grotesques des femmes transformées en bétail à épice. Ajidica avait été si près de réussir. Il s’arrêta devant le corps sans vie d’une jeune femme fertile qui avait été Cristane, la commando Bene Gesserit. Il observa sa chair nue, son abdomen gonflé, l’utérus transformé en alambic pour les besoins des Tleilaxu. Ce n’était plus qu’une machine, maintenant. Mais son regard ne quittait pas le visage cireux de Cristane. Il pensait à Margot, sa belle Margot, qui était là-bas, sur Kaitain. Il imaginait qu’elle bavardait avec d’autres dames de la Cour tout en sirotant un thé. Bientôt il retrouverait le doux refuge de ses bras. Bientôt, il se reposerait. Sœur Cristane n’enverrait jamais son maudit rapport à Wallach IX et Fenring garderait tous les détails. Il n’en parlerait même pas à son épouse. Il y avait un amour profond entre eux, mais cela ne signifiait pas qu’ils devaient partager tous leurs secrets. Des bruits de bataille retentirent à l’extérieur : les Atréides venaient de se heurter aux derniers Sardaukar. Il espéra que les soldats de l’Empire tiendraient suffisamment longtemps. Il se dirigea à grands pas vers les salles extérieures voûtées. Déjà, il n’entendait plus les cris et les tambourinements des Tleilaxu bouclés dans le labo mortel. Il se retourna brièvement vers le chaos des cuves, des réservoirs brisés, vers les cadavres épars dans les flaques de liquides et jeta un igniteur le plus loin possible. Les gaz s’embrasèrent aussitôt, les flammes coururent sur le sol, des cuves intactes explosèrent, mais il continua. Il ne se retourna pas quand le souffle des détonations passa sur lui. Derrière lui, tout le laboratoire de recherche était maintenant en flammes, toutes les preuves s’effaçaient comme si le Projet amal n’avait jamais existé. Fenring ne se donna même pas la peine de se hâter. Le pavillon se désintégra à l’instant où Duncan Idaho et ses hommes enfonçaient les lignes impériales. Les soldats Atréides chargèrent. Dans le fracas assourdissant, les hommes se courbèrent en se protégeant les yeux et les oreilles. Des débris retombèrent en une pluie fumante tandis que les murs intérieurs du pavillon s’écroulaient. L’instant d’après, le complexe de recherche n’était plus qu’un brasier de verre fondu, de plastacier tordu et de fragments de chair. Duncan retint ses hommes à l’écart de l’incendie qui se propageait. Il avait le cœur déchiré à l’idée que les preuves des crimes des Tleilaxu brûlaient sous ses yeux. Des nuages de fumée orange et safran tourbillonnaient dans le ciel et il songea qu’ils les tueraient aussi sûrement que les flammes. C’est alors qu’il vit un homme de haute taille, aux épaules larges, apparemment indemne. Il arracha un masque respiratoire de son visage et le jeta. Il tenait une épée courte, semblable à celles des Sardaukar. Duncan leva son épée en position de défense et s’avança pour lui bloquer le passage. Le Comte Hasimir Fenring s’approcha de lui sans une hésitation. — Auriez-vous l’intention d’applaudir à mon exploit, mmm ?… J’oserai dire que ça se fête. Mon ami Shaddam va être ravi ! Duncan se souvint tout à coup de ses longs mois de cours de politique sur l’archipel de Ginaz. — Je vous connais. Vous êtes le renard qui se cache sous la cape de l’Empereur et fait tous les mauvais coups pour lui ! Un sourire fleurit lentement sur les lèvres de Fenring. — Un renard ? On m’a traité de fouine, mais encore jamais de renard. Mmm… J’ai été retenu ici contre mon gré. Ces chercheurs Tleilaxu avaient l’intention de se livrer à des expériences abominables sur moi. J’ai même déjoué un complot qui visait à me remplacer par un Danseur-Visage. Duncan fit un pas en avant, l’épée à demi levée. — Ce sera intéressant d’entendre votre témoignage devant la commission d’enquête. — Je ne pense pas. Fenring semblait avoir perdu son sens de l’humour. Il lança son épée en avant, comme s’il voulait chasser un moucheron, et Duncan para aisément le coup. Les lames claquèrent mais Fenring maintint fermement sa garde. — Vous osez lever l’épée sur le Ministre de l’Épice de l’Empereur, l’ami intime de Shaddam ? (Fenring était furieux, mais en même temps amusé.) Vous feriez mieux de vous écarter et de me laisser passer. Mais Duncan s’avança un peu plus, menaçant. — Et moi je suis un Maître d’Escrime de Ginaz et j’ai tué un certain nombre de Sardaukar aujourd’hui. Si vous n’êtes pas un ennemi, alors jetez votre arme, il serait plus sage de ne pas vous opposer à moi. — J’ai tué bien des hommes avant que tu ne sois né, petit chien. Le pavillon brûlait toujours et l’air chaud portait les relents gras des produits chimiques et des corps calcinés. Duncan avait des larmes dans les yeux. Les soldats Atréides surprirent une brève expression de détresse sur son visage et se rapprochèrent, mais il les repoussa d’un geste bref : il tenait à livrer seul ce combat. Le Comte Fenring engagea de nouveau le combat. Il tuait le plus souvent de façon sournoise, rarement en combat ouvert face à un adversaire valable. Mais il possédait des talents d’escrimeur que Duncan n’avait que rarement affrontés. Il se fendit et grommela entre ses dents : — Comte Fenring, j’ai déjà vu bien trop de morts dans cette bataille, mais je n’ai rien contre le fait de vous ajouter au tableau. Il attaqua encore et l’épée du Vieux Duc claqua contre celle de Fenring. Duncan se battait avec le talent d’un Maître d’Escrime mais avec cependant une touche de brutalité. Il avait abandonné les principes chevaleresques, le cérémonial stupide des vrais duels, oubliant ce que ses instructeurs lui avaient appris dans les îles de Ginaz. Le Comte se mit en position de défense et Duncan se porta une fois encore à l’attaque, concentrant toute sa force dans un coup unique. L’épée du Duc Paulus résonna sous sa poigne et une entaille apparut sur le fil de la lame. Mais sous le choc, l’arme de Fenring se brisa. Il fut repoussé contre le mur, chercha à retrouver son équilibre et Duncan frappa encore une fois, prêt à lui donner le coup de grâce, tout en restant vigilant face à ce renard dont il guettait les coups perfides. Diverses options se présentaient à l’esprit de Fenring. S’il voulait éviter la lame de son adversaire, il pouvait retourner dans l’incendie infernal. Ou bien se rendre. Il devait admettre que ses choix étaient limités. — L’Empereur sera prêt à payer une rançon. (Il jeta son épée brisée.) Vous n’oseriez pas me tuer de sang-froid sous le regard de tous ces hommes, n’est-ce pas ? (Duncan fit un pas menaçant en avant.) Et qu’en est-il du fameux code de l’honneur des Atréides ? Que dira le Duc Leto si ses hommes se permettent de tuer une personne qui s’est déjà rendue, hmm ?… Vous voulez m’achever maintenant ? Duncan savait bien que Leto n’approuverait pas un acte aussi déshonorant. Un instant, son regard se perdit dans l’incendie. Il ne faisait aucun doute que Leto saurait utiliser ce prisonnier politique afin de calmer la turbulence qui allait secouer l’Empire après la bataille d’Ix. — Je dois servir mon Duc avant de servir mon cœur. Sur un simple geste, les soldats Atréides s’avancèrent et attachèrent les poignets du prisonnier. Duncan se pencha sur le Comte. — Plus tard, Comte Hasimir, vous regretterez sans doute que je ne vous aie pas laissé mourir ici. Le Ministre à visage de fouine leva vers lui un regard chargé d’un sombre secret. — Vous n’avez pas encore gagné, Atréides. 111 Ce n’est pas un secret, nous avons tous des secrets. Malgré tout, il y en a bien peu qui soient aussi protégés que nous l’aurions souhaité. Piter de Vries, Analyse Mentat des Vulnérabilités du Landsraad, Document privé Harkonnen. Leto avait lancé les gardes impériaux aux quatre coins du Palais. Il était angoissé à l’idée que Jessica était restée seule, mais leur enfant était en danger. Il lança de multiples ordres, ne tolérant aucune hésitation. En se ruant dans les corridors luxueux, dans les labyrinthes des miroirs à prismes, il pensait à la férocité des mères qui se battaient pour protéger leurs petits. Mais lui, en tant que père trahi, pouvait se révéler l’équivalent d’une armée. Pour la centième fois, la terrible pensée revint : Ils ont pris mon fils ! Hanté par le souvenir de Victor, il se jura que nul ne ferait de mal à cet enfant. Jamais, au nom des Atréides. Mais le Palais Impérial était vaste comme une ville et on y trouvait un nombre extravagant de cachettes possibles. La quête se poursuivait dans la fièvre et Leto s’efforça de ne pas basculer dans le désespoir. Piter de Vries avait l’habitude de voir ses mains souillées de sang, mais pour l’heure, il craignait pour sa vie. Non seulement il avait capturé un enfant noble, mais il avait assassiné la femme de l’Empereur Padishah. Il avait couru au long des couloirs, son uniforme défait et souillé de sang. Il avait le cœur qui battait follement et la tête douloureuse mais, en dépit de ses talents de Mentat, il était incapable d’évaluer la situation et de développer un nouveau plan d’évasion. Le maquillage de son visage avait coulé, révélant ses lèvres rougies par le sapho. Le nouveau-né se démenait dans sa couverture mais il ne pleurait que rarement. Il gardait en fait un silence surprenant pour un bébé, il était tellement différent du petit Feyd-Rautha, souvent bruyant et agaçant. De Vries resserra un peu plus la couverture et fut tenté brièvement de s’en servir comme d’un garrot. Il surgit brusquement dans une chambre à peine éclairée encombrée de statuettes et de trophées, sans doute destinés à récompenser quelque lointain ancêtre des Corrinos qui, apparemment, avait été un archer émérite. Et soudain, il se figea sur place en découvrant sur le seuil une femme en robe noire qui lui bloquait la route, pareille à la mort. — Stop ! aboya la Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam en se servant pleinement de la Voix. Instantanément, ses muscles furent paralysés. Mohiam s’avança entre les trophées. La clarté blafarde se changeait en flammes furieuses sur son visage. — Piter de Vries. J’avais soupçonné que les Harkonnens étaient derrière cela. Le Mentat luttait pour s’arracher à son emprise, son esprit tournant à pleine vitesse. — N’avancez pas, sorcière, ou je tue l’enfant, fit-il en grinçant des dents. Il réussit à plier les bras et retrouva un minimum de contrôle de son corps, mais il savait qu’elle pouvait le tétaniser à nouveau d’un seul mot. Il connaissait les dons guerriers des Bene Gesserit. Il venait d’affronter en duel l’épouse de l’Empereur et il avait été surpris de la battre. Mais Anirul souffrait d’un mal mystérieux, sans doute mental, un point faible dont il avait profité. Et Mohiam était un adversaire autrement plus redoutable. — Si tu tues le bébé, tu meurs avec lui. — De toute façon, vous avez l’intention de me tuer. Je le lis dans vos yeux. De Vries fit un pas en avant, agressif et décidé, pour lui montrer qu’il avait rompu le sortilège de la Voix. — Pourquoi ne pourrais-je donc pas assassiner l’héritier du Duc afin d’apporter un peu plus de malheur aux Atréides ? Il fit un autre pas en serrant l’enfant comme un bouclier. Une simple crispation des muscles et il briserait son petit cou. Même avec ses réflexes, Mohiam n’était pas certaine de l’arrêter à temps. S’il parvenait à la contourner, il courrait aussi vite qu’il en était capable. Même avec son fardeau, il irait plus vite que cette femme âgée. À moins qu’elle n’ait sous sa robe autre chose que l’aiguille empoisonnée, une arme qui pouvait tirer, ou qu’elle pouvait lancer. Mais il devait essayer… — Je sais que cet enfant est vital pour le Bene Gesserit, dit-il en réussissant un troisième pas. Il fait partie d’un plan génétique, ça ne fait aucun doute. Il guettait la moindre contraction du visage de Mohiam, mais elle plia ses longs doigts. Il savait que ses ongles étaient des rasoirs qui pouvaient lui arracher les yeux, lui déchirer la gorge. Il leva le bébé un peu plus haut pour se protéger le visage. — Si tu me donnes l’enfant, je te laisserai peut-être passer, fit Mohiam. Les chasseurs Sardaukar se chargeront de toi à leur manière. Elle se rapprocha et de Vries se roidit, prêt à l’esquive, les yeux vifs. Est-ce que je peux la croire ? Elle toucha la couverture avec ses doigts raides et son regard se riva dans celui du Mentat, mais, avant qu’elle ait pu reprendre l’enfant, de Vries murmura d’une voix rauque : — Je connais votre secret, sorcière. Et je sais qui est réellement Jessica. Mohiam s’arrêta net, comme si elle avait utilisé la Voix contre elle-même. — Est-ce que cette traînée sait qu’elle est la fille du Baron Vladimir Harkonnen ? Il surprit sa réaction déconcertée et enchaîna rapidement en sachant que sa déduction était juste. — Et Jessica a-t-elle conscience d’être votre fille – ou bien vous autres les sorcières gardez-vous ces choses secrètes et traitez-vous vos enfants comme des marionnettes dans le cadre de je ne sais quel plan génétique ? Sans répondre, Mohiam prit l’enfant. Le Mentat recula, la tête haute. — Avant que vous vous attaquiez à moi, écoutez bien. Dès que j’ai su ces choses, j’ai rassemblé toute une documentation que j’ai placée sous scellés et qui sera transmise au Baron Harkonnen ainsi qu’au Landsraad au cas où je viendrais à mourir. Le Duc Leto Atréides ne s’amusera-t-il pas en apprenant que sa belle maîtresse est la fille de son ennemi mortel, le Baron ? Mohiam gagna une alcôve tapissée de velours et baignée dans une clarté de safran. Elle déposa l’enfant près d’un des trophées. De Vries poursuivit d’un ton pressant, afin de la convaincre : — J’ai également fait des duplicata de ces documents et les ai dissimulés en différents lieux. Vous n’empêcherez pas l’information de se répandre si je suis tué. (Il fit encore un pas confiant vers la sortie.) Non, sorcière, vous n’oserez pas me toucher. L’enfant était sauf et Mohiam lui fit face. — Si ce que tu dis est vrai, Mentat… alors, je dois te laisser vivre. De Vries laissa échapper un soupir de soulagement. Il savait que la Révérende Mère ne pouvait courir le risque que tout soit révélé. Il n’y avait qu’une chance infime qu’il ne bluffe pas, mais elle pouvait empêcher Mohiam de frapper. Alors, soudain, elle se jeta sur lui avec la fureur souple d’une panthère. Elle le frappa des pieds et des poings et il vacilla sous l’assaut en essayant de se mettre en position de défense. Il réussit à lever le bras pour parer un coup de pied de côté. Son poignet craqua sous l’impact mais, avec un halètement rapide et glacé, il bloqua la douleur et frappa de son bras valide. Mohiam attaqua une fois encore, avec une telle vitesse, une telle violence qu’il se déconcentra, pris dans une avalanche de coups. Le talon de Mohiam lui défonça le ventre. Un coup de poing claqua sur son sternum comme un marteau. Ses côtes cédèrent et il sentit ses organes s’écraser. Il voulut crier, mais il cracha du sang en silence. Il lança tant bien que mal son pied pour essayer de défoncer la rotule de son adversaire, mais la Révérende Mère esquiva avec une aisance confondante. Il leva avec peine son bras pour parer un autre coup. Et dans la seconde suivante, il vit pendre son deuxième poignet. Il se tourna vers la porte et tenta de courir. Mohiam fut sur le seuil avant lui. Elle lança sa jambe en un éclair et son talon se planta dans la gorge du Mentat. Ses vertèbres furent rompues net, comme un bout de bois sec, et il s’effondra avec une ultime expression d’étonnement. Mohiam s’immobilisa, hors d’haleine. Il ne lui fallut qu’un bref instant pour récupérer. Elle se pencha ensuite sur le bébé. Avant de quitter la pièce, elle s’arrêta devant le corps du Mentat et se permit un sourire ravi. Puis elle cracha sur de Vries en se rappelant sa jouissance mauvaise alors que le Baron la violait. Elle savait qu’il n’avait pas rassemblé de dossier secret. Il n’avait rien trouvé. Rien. Toutes ses révélations affreuses étaient mortes avec lui. — On ne ment jamais à une Diseuse de Vérité, fit-elle. 112 Le moindre dépit d’un Empereur est renvoyé sur ceux qui le servent, et là, encore amplifié, il devient de la colère. Bashar Suprême Zum Garon, Commandant des Troupes Sardaukar Impériales. Avant que Shaddam ait pu donner l’ordre à sa flotte Sardaukar de frapper avec ses armes de destruction planétaire, la Guilde Spatiale, passant outre tous les canaux de communication, exigea des explications et des clarifications. Elle se heurta au refus têtu de l’Empereur : il n’avait aucune réponse à fournir et ne voulait pas justifier cette action militaire. La Guilde et l’Imperium tout entier seraient bientôt satisfaits sur ce point. À son côté, le Bashar Garon, penché sur la console, enregistrait les données transmises par les autres unités. — Tous les postes sont parés, Sire, nous attendons l’ordre de tir. Il se détourna un instant de l’écran et rencontra le regard de l’Empereur. Il y avait sur le visage du vétéran Sardaukar une détermination implacable. Pourquoi tous mes sujets ne sont-ils pas à l’image de cet homme ? À la suite du refus de Shaddam, une image solido du Légat de la Guilde apparut sur la passerelle de commandement, plus grande que nature. — Empereur Shaddam, nous insistons pour que vous changiez d’attitude. Cela ne nous mène nulle part. Irrité de constater que la Guilde s’était infiltrée sans problème dans son dispositif de sécurité, Shaddam répliqua d’un air renfrogné. — Qui êtes-vous donc pour décider de mes intentions ? C’est moi l’Empereur. — Et je représente la Guilde Spatiale, fit le Légat comme si les deux rôles étaient d’importance égale. — La Guilde ne détermine pas la loi et la justice. Nous avons prononcé notre sentence. Le Baron est coupable et nous lui infligerons le châtiment qu’il encourt. (Shaddam se tourna vers Garon.) Donnez l’ordre, Bashar. Entamez le bombardement total d’Arrakis. Détruisez tout ce qui vit sur cette planète. Sur une terrasse rocheuse, à l’extérieur des boyaux du Sietch du Mur Rouge, le petit Liet-chih s’éveilla, agité. Il n’avait que quatre ans. Il roula du matelas où on l’avait installé et regarda autour de lui. La nuit était douce, avec une faible brise. Faroula laissait rarement son fils au-dehors, mais ce soir, d’autres tâches l’appelaient avec tous les Fremen. Ils s’activaient dans l’obscurité, sur une plate-forme à découvert. Le petit Liet-chih discerna des silhouettes qui se déplaçaient en silence, celles des gens familiers qui économisaient leurs gestes et étouffaient les sons tout comme ils préservaient l’humidité. Sous la vague clarté de la nuit sans lune, sa mère et ses compagnons ouvraient des cages de cielagos porteurs de distrans. L’une après l’autre, les créatures montaient dans le ciel de l’aube, très haut, avant de prendre leur cap et de filer vers d’autres sietch. Dans les salles communales, au-delà des sceaux d’humidité du sietch, les métiers à tisser les fibres d’épice s’étaient arrêtés, on ne fabriquait plus de distilles. Les machines étaient désormais silencieuses. Faroula regarda Liet-chih et vit qu’il était en sécurité. Elle plongea ensuite les mains dans la cage familiale et sentit la chauve-souris qui se débattait contre les barreaux. Elle la saisit doucement en la caressant. Soudain, avec un murmure inquiet, deux femmes lui montrèrent le ciel. Faroula leva la tête et, à sa grande surprise, elle libéra le cielago. Il déploya ses ailes et s’envola dans les ombres du ciel en quête d’insectes. Mais le petit Liet-chih, lui, voyait un essaim de lumières bleues et vives qui descendaient de là-haut, qui se rapprochaient. Une pluie de vaisseaux ! Des vaisseaux énormes. Sa mère le saisit par les épaules tandis que les femmes Fremen franchissaient frénétiquement les sceaux du sietch pour se mettre à l’abri. Isolé dans la garnison de Carthag, le Baron Harkonnen comprenait enfin que son destin était scellé. Et qu’il ne pouvait plus rien faire. Il était privé de communications. Il n’avait plus un seul vaisseau à sa disposition. Aucun véhicule. Pas la moindre défense. Il tapa sur tous les meubles, appela à l’aide tous ses serviteurs et hurla enfin vers le ciel. — Shaddam, sois maudit ! Mais apparemment, on ne l’entendait pas depuis le vaisseau amiral. Il s’était attendu à payer des amendes extravagantes pour les fautes que les auditeurs de la CHOM avaient relevées. Si les charges qui pesaient contre lui étaient entendues, la Maison Harkonnen pourrait bien perdre son fief siridar sur Arrakis et le contrôle de l’épice. Et il existait un risque effroyable pour que Shaddam ordonne son exécution sommaire pour adresser une « leçon » au Landsraad. Mais non, après tout ! Si ces vaisseaux de guerre ouvraient le feu, Arrakis ne serait plus qu’un caillou calciné. Le Mélange était une substance organique, un dérivé de l’environnement, qui ne survivrait pas à une telle conflagration. Si l’Empereur en finissait avec cette folie, Arrakis n’intéressait plus personne et elle se retrouverait à l’écart des itinéraires des Long-courriers. Mais, à bien y réfléchir, il n’y aurait plus de Long-courriers ! Tout l’Imperium dépendait de l’épice. C’était absurde : Shaddam devait bluffer. Le Baron n’avait pas oublié les cités carbonisées de Zanovar et il savait que l’Empereur était capable de mettre ses menaces à exécution. Il avait été choqué par les représailles de Shaddam contre la lune laboratoire de Richèse et il était convaincu que c’était lui qui avait répandu la peste botanique sur Beakkal. Était-il possible qu’il soit devenu dément ? Oui, sans le moindre doute. Mais sans moyen de communication, le Baron ne pouvait même pas plaider sa cause. Et il ne pouvait même pas rendre responsable Piter de Vries qui se vautrait sans doute dans le luxe sur Kaitain. Il était seul face au courroux d’un Empereur fou… — Stop ! tonna la voix du Légat albinos, et le Bashar Suprême hésita. — J’ignore à quel jeu vous jouez, Shaddam. (Les yeux roses du Légat brûlaient de malveillance.) Vous n’allez pas oser saccager la production d’épice pour sauver votre petit orgueil. L’épice doit couler à flots. Shaddam eut un reniflement de mépris. — Peut-être auriez-vous besoin de quelques autres mesures d’autorité. Si vous ne cessez pas de défier ouvertement la Loi Impériale, je devrai envisager des mesures de rétorsion à l’égard de la Guilde Spatiale. — Vous bluffez. — Vraiment ? Shaddam se leva et fixa le Légat d’un regard haineux. — Ça ne nous amuse pas. À bord des Long-courriers qui attendaient au large d’Arrakis, ce devait être la panique chez les Guildéens. L’Empereur se tourna calmement vers Garon et aboya : — Bashar, je vous ai donné un ordre. L’image solido du Légat vacilla, comme si elle ressentait les effets de son incrédulité inquiète. — L’acte que vous vous apprêtez à perpétrer transcende tous les droits d’un monarque, empereur ou non. Il s’ensuit que la Guilde vous retire dans l’instant ses services de transport. Vous et votre flotte ne serez pas admis à regagner votre planète. Shaddam sentit un aiguillon glacé près de son cœur. — Vous n’oseriez pas, après avoir entendu ce que je… Le Légat l’interrompit. — Nous décrétons que vous, Empereur Padishah Shaddam IV, êtes échoué ici et désormais monarque d’un monde désolé, accompagné d’une force militaire qui n’a pas d’objectif et nul ennemi contre qui se battre. — Vous ne décrétez rien ! Je suis le… Shaddam se tut : l’image solido s’estompa et disparut remplacée par un rideau de statique. — Toutes les communications ont été interrompues, Sire, fit Garon. — Mais j’ai encore autre chose à leur dire ! (Il avait attendu le moment idéal pour annoncer l’existence de l’amal et enlever la partie.) Rétablissez le contact ! — J’essaie, Majesté, mais ils ont tout bloqué. Shaddam vit un Long-courrier disparaître soudain, avalé par l’espace plissé. Il transpirait tout à coup. Il n’avait pas envisagé ce scénario. Comment pouvait-il lancer des promesses ou des ultimatums si on lui coupait les communications ? Comment pouvait-il espérer s’attacher à nouveau leur coopération s’il ne pouvait plus envoyer de message ? Comment leur annoncer qu’il détenait l’amal ? Si la Guilde l’abandonnait ici, naufragé au large d’Arrakis, sa victoire n’aurait plus de sens. La Guilde Spatiale pouvait très bien le laisser là et convaincre le Landsraad de rassembler une force militaire contre lui. Ils se feraient un plaisir d’installer quelqu’un d’autre sur le Trône du Lion d’Or. Après tout, la Maison de Corrino avait bien des filles. Un deuxième Long-courrier s’évanouit sur l’écran, suivi par les trois derniers autres. Le Baron et sa puissante armada étaient à présent seuls dans l’espace. Au bord de la panique, Shaddam prit la mesure de l’abîme au bord duquel il se trouvait. Il était affreusement loin de Kaitain. Même si ses techniciens se révélaient capables de trouver un moyen technologique pré-guildéen de traverser l’espace, il lui faudrait des siècles pour regagner le Palais avec tous ses hommes. Le Bashar Garon affichait une expression dure. — Nos forces sont toujours prêtes à ouvrir le feu, Majesté. Ou bien dois-je leur ordonner de surseoir ? À supposer qu’ils soient échoués ici, combien faudrait-il de temps avant que les troupes Sardaukar déclenchent une mutinerie ? 113 Le destin naturel du pouvoir est la fragmentation. L’Empereur Padishah Idriss I, Archives du Landsraad. Dans le ciel d’Ix, l’espace ondula et brilla. Puis il s’ouvrit, révélant une armada forte d’une centaine de Long-courriers rappelés de tous les coins de l’imperium, y compris les cinq unités qui avaient emporté Shaddam et ses forces jusqu’à Arrakis. L’ombre des Léviathans superbes se répandit sur les forêts, les torrents et les fleuves, elle remplit de nuit les ravins et les canyons. Sous la déflagration de la formidable armée aérienne, les colonnes de fumée qui montaient des profondeurs où les combats se déchaînaient encore ondulèrent et se dispersèrent. Pour chaque Long-courrier, c’était un extraordinaire et dramatique retour, car tous ces vaisseaux avaient été construits ici, et pour la plupart sous la supervision de la Maison Vernius. Dans les régions souterraines, les derniers Sardaukar avaient pris leur dernière position, dos à dos, près du cœur de Vernii. Ils n’avaient pas l’intention de se rendre. Et ils allaient faire payer très cher leur victoire aux forces légitimistes d’Ix. Entouré par les gardes Atréides, le Comte Hasimir Fenring était un prisonnier satisfait, certain d’avoir la situation bien en main. — Je suis une victime, je vous l’assure… En tant que Ministre de l’Épice, j’ai été dépêché par l’Empereur en personne. Nous avions eu vent d’expériences illégales. Quand il a découvert que j’en savais trop, le Maître Chercheur Ajidica a tenté de m’assassiner. — Je suis convaincu que c’est pour cela que vous nous avez accueillis avec un tel enthousiasme, répliqua Duncan en levant l’épée du Vieux Duc. — J’avais peur, ne pouvez-vous le comprendre, hmmm ?… La brutalité des soldats Atréides est bien connue dans tout l’Imperium. Les hommes de Duncan regardèrent le Comte Fenring comme s’ils envisageaient de se livrer sur lui à certaines expériences médicales dignes des Tleilaxu. Avant que Duncan ait pu répondre, un signal vrilla son oreille et ses yeux s’agrandirent quand il écouta le message. Il sourit à Fenring avant de se tourner vers Rhombur. — Prince, la Guilde vient d’arriver. Une centaine de Long-courriers sont en orbite autour d’Ix ! — Le message de C’tair ! Ils l’ont reçu ! Avant que Fenring trouve une nouvelle excuse pour sa défense, un grondement éclata dans la caverne, suivi d’un coup de tonnerre qui semblait annoncer la fin du monde. À la verticale de la place où les Sardaukar s’étaient regroupés pour leur ultime résistance, l’air se déchira, s’étira, se tordit. Et un Long-courrier se matérialisa, comme suscité par le vide, prodigieux, magiquement apparu. L’énorme déplacement d’atmosphère se traduisit par une onde de pression qui balaya la grotte comme un ouragan, projetant les choses et les gens vers les parois rocheuses. Le vaisseau était à deux mètres du sol, au centre exact de la cité caverne. Il avait d’ores et déjà tué plusieurs Sardaukar, et ceux qui étaient encore debout furent repoussés par la soudaine tempête, impuissants, désarmés. Cette scène ramena Rhombur à des années en arrière, lorsque lui et le jeune Leto, avec les jumeaux Pilru et la jolie Kailea, avaient assisté au lancement d’un Long-courrier de la classe Dominic. Il avait été médusé à l’instant où le Navigateur avait replié l’espace et transporté instantanément le vaisseau à ciel ouvert. C’était exactement l’inverse qui venait de se produire. Le Timonier du vaisseau l’avait piloté avec un tel talent et une telle précision qu’il avait réussi à le matérialiser dans une bulle d’espace minuscule sous la croûte planétaire. Un silence respectueux s’était installé. Les claquements d’épées cessèrent et les suboïdes lancés dans les dernières rixes cessèrent de crier. Une voix puissante retentit alors : — La Guilde Spatiale salue la victoire du Prince Rhombur Vernius sur Ix. Nous accueillons avec joie un retour à la production normale et aux innovations technologiques. Encadré par Gurney et Duncan, Rhombur semblait incrédule. Tant d’années avaient passé. Toute une vie, lui semblait-il. Mais Tessia trouverait sa place ici, il le savait. Sur le visage dur du Comte Fenring, il n’y avait plus la moindre trace de mépris ni de confiance. Le Ministre de l’Épice était totalement consterné. 114 La brutalité engendre la brutalité. L’amour engendre l’amour. Dame Anirul Corrino, annotation dans son journal intime. Un garde poignardé, à l’uniforme ensanglanté, gisait en travers du corridor, au niveau inférieur du Palais. Le Duc Leto l’enjamba et se remit à courir, certain qu’il se rapprochait de la personne qui lui avait volé son fils. Il contourna une flaque de sang et suivit des empreintes rouges sur les dalles. C’est à ce moment qu’il sortit sa dague de cérémonie de son fourreau. Il pénétra dans une chambre de jeux qui dépendait des appartements de la princesse et découvrit un autre corps autour duquel deux Sardaukar s’empressaient. Il retint son souffle en reconnaissant Dame Anirul, l’épouse de Shaddam IV. La Révérende Mère Mohiam apparut sur le seuil. Elle contempla un bref instant ses doigts avant de s’incliner vers le visage blafard de la Sœur morte. — Je suis arrivée trop tard… Je n’ai pas pu lui venir en aide… Je n’ai rien pu sauver. Des hommes de Leto se dispersèrent dans les chambres voisines. La première question qui vint à l’esprit de Leto fut : Mohiam avait-elle pu elle-même tuer la femme de l’Empereur ? Le regard de la Révérende Mère interrogeait toute chose : — Bien sûr que je l’ai pas tuée, dit-elle avec une inflexion de Voix à Leto, votre fils est sain et sauf. Il vit le bébé, enveloppé dans une couverture. Il s’avança, les genoux faibles, surpris par sa propre hésitation. Le nouveau-né avait le visage rouge, le regard vif. Il tenait son menton de Jessica et ses cheveux noirs et bouclés de Leto. — C’est vraiment mon fils ? — Oui… Un fils, répliqua Mohiam d’un ton neutre, quelque peu amer. Exactement ce que vous vouliez. Dans l’instant, il ne comprit pas ce qu’elle voulait dire, mais peu lui importait. Il était heureux, simplement heureux. Il prit le bébé entre ses bras et se souvint de Victor. J’ai un autre fils ! Il rencontra le regard profond de l’enfant. — Tenez-lui la tête, fit Mohiam en tendant la main pour l’aider. — Je sais comment on fait. (Mais pourtant, il se rappelait ce que Kailea lui avait dit peu après la naissance de Victor et son cœur se serra.) Qui l’a kidnappé ? Vous l’avez vu ? — Non, fit Mohiam sans hésiter. Il s’est enfui. Il leva les yeux pour demander d’un ton soupçonneux : — Et mon fils s’est retrouvé ici, comme ça ? Et le kidnappeur a disparu ? Comment avez-vous retrouvé l’enfant ? Mohiam semblait soudain très ennuyée. — Il était là, par terre, à côté du corps de Dame Anirul. Vous voyez ses mains ? Il a fallu que je les écarte pour extirper l’enfant de la couverture. En quelque sorte, elle l’a sauvé. Leto ne la croyait pas. Il n’y avait aucune trace de sang sur la couverture ni sur l’enfant. Un Sardaukar s’avança et salua. — Désolé de vous interrompre, monsieur. Nous avons localisé la Princesse Irulan et elle est indemne. Il désignait une pièce adjacente où un garde veillait sur la jeune fille de douze ans. Le Sardaukar tentait maladroitement de consoler Irulan. La jeune princesse était sous le coup de l’émotion, mais dans sa longue robe de damas brun et blanc avec l’emblème des Corrinos brodé sur une manche, elle semblait prendre l’événement avec plus de dignité que le garde. Qu’avait-il vu réellement ? Elle se tourna vers la Révérende Mère avec une expression Bene Gesserit indéchiffrable, comme si l’une et l’autre avaient partagé un des secrets maudits de la Communauté. Irulan se composa un masque pour dissimuler son joli visage et entra dans la chambre en ignorant les gardes. — C’était un homme. Il portait un uniforme de Sardaukar et il était maquillé. Après avoir tué ma mère, il s’est enfui en courant. Je n’ai pas très bien discerné ses traits. Leto eut un élan du cœur vers cette jolie fille de l’Empereur qui s’était arrêtée, gracieuse comme une statue, mais si vivante. Il se dit qu’elle avait un précieux instinct de la circonstance et savait garder la tête froide. Même sous l’effet du choc et de la tristesse, elle parvenait à se dominer. Elle baissa ses yeux verts sur le corps de sa mère que les gardes recouvraient d’un manteau gris et il n’y vit aucune larme. Et son visage d’albâtre aurait pu être une sculpture. Il connaissait ce sentiment, son père le lui avait enseigné. Ne pleure que dans les instants privés, quand nul ne peut t’observer. Irulan rencontra le regard de Mohiam. L’une et l’autre avaient l’air de dresser des créneaux. La Princesse semblait en savoir plus, comme si elle réservait certaines choses pour elle et la doyenne. Leto se dit qu’il ne connaîtrait sans doute jamais la vérité. Il serra plus fort son fils et dit avec conviction : — On retrouvera ce criminel. Les gardes dispersés dans tout le Palais échangeaient fébrilement leurs rapports. Mohiam dévisagea Leto. — Dame Anirul a sacrifié sa vie pour sauver votre fils. (Elle semblait vindicative, hautaine.) Élevez-le bien, Duc Atréides. Je suis certaine que Shaddam n’aura pas de répit avant que justice soit faite et qu’il ait fait exécuter celui qui a tué sa femme. (Elle recula, comme si elle lui donnait congé.) Allez retrouver votre Jessica. Soupçonneux, réticent, Leto admit que son injonction était prioritaire et il retourna vers la chambre de Jessica avec leur enfant. Irulan regarda Mohiam, mais elles n’échangèrent même pas un signe secret. À l’insu de tous, y compris Mohiam, la princesse s’était dissimulée derrière une porte entrouverte et avait vu sa mère se sacrifier pour le nouveau-né. Elle était intriguée qu’une femme aussi forte et réservée ait considéré comme tellement important le rejeton Atréides, né d’une simple concubine. Pour quelle raison précise ? Cet enfant, qu’a-t-il donc de si spécial ? 115 Dans le passé, la guerre a détruit les meilleurs spécimens de l’humanité. Notre but a été de limiter la guerre de façon telle que cela ne se répète pas. La guerre, dans le passé, n’a pas amélioré les espèces. Bashar Suprême Zum Garon, Mémoires classés secret. C’était un jour de victoire, mais le Prince Rhombur savait que bien des années de combat les attendaient avant qu’ils aient restructuré la société ixienne. Il était prêt à relever ce défi. — Nous allons faire appel aux meilleurs enquêteurs et experts en recherche, déclara Duncan en promenant le regard sur les décombres fumants du complexe de laboratoires. « La ventilation est efficace, mais nous ne pouvons toujours pas pénétrer dans le pavillon de recherche. Il va falloir passer au peigne fin les cendres pour essayer de trouver des indices. Il doit bien en rester, et avec un peu de chance, ça sera suffisant pour traduire le Comte Fenring en justice. Et l’Empereur aussi. Rhombur regarda pensivement son moignon. — Même si nous sommes victorieux, Shaddam trouvera toujours un moyen fourbe de se disculper. Si l’enjeu d’Ix est si important à ses yeux, il essaiera de monter le Landsraad contre nous. Duncan montra d’un geste vague les morts qui les entouraient et les médics Atréides en uniforme blanc qui s’occupaient des blessés. — Regardez tous ces Impériaux qui ont été tués au combat. Vous croyez que Shaddam peut ne pas en tenir compte ? S’il ne parvient pas à trouver une couverture, il fabriquera une excuse pour expliquer la présence des Sardaukar sur Ix et c’est nous qu’il accusera alors de trahison. — Nous avons fait ce que nous devions faire, fit Rhombur en redressant la tête. — Mais la Maison des Atréides a osé une action militaire contre les soldats de l’Empereur, conclut Gurney. Si nous ne trouvons pas un moyen de retourner cela contre lui, Caladan risque d’être mise hors la loi. Perdu avec sa flotte au large d’Arrakis, tous ses plans réduits à néant, humilié par les Sardaukar, Shaddam donna l’ordre le plus pénible de sa carrière. La mâchoire roide, les lèvres retroussées, il se tourna vers Zum Garon : — Dites à la flotte d’attendre. L’ordre de tir est rapporté. Les vaisseaux se placèrent sur une orbite plus haute et Shaddam consulta ses officiers de passerelle pour essayer de trouver une solution à leur dilemme. Les Sardaukar demeuraient impassibles, mais il savait qu’ils lui reprochaient cette situation. Même s’il débarquait sur la planète des sables, l’Empereur serait accueilli avec dédain par le Baron Harkonnen. Je vais être la risée de tout l’Imperium. Après un long moment de malaise, il prévint toutes les questions en lâchant d’un ton sec : — Attendez mes ordres. Ils attendirent toute une journée. Les communications étaient définitivement coupées et, même si la flotte Sardaukar pouvait encore utiliser les transmissions entre les vaisseaux, ils ne pouvaient appeler qu’en circuit fermé. Ils étaient bel et bien naufragés. Il se boucla dans sa cabine. Il ne parvenait toujours pas à croire que la Guilde ait pu lui jouer ce tour. Il s’attendait à chaque instant au retour des Long-courriers. Les Guildéens devaient être avides de constater la détresse de leur Empereur. Mais, au fil des heures, ses espoirs s’effilochaient. Finalement, lorsqu’il fut certain que ses Sardaukar étaient au bord de la mutinerie, un Long-courrier solitaire surgit de l’espace plissé, loin au-dessus des vaisseaux de guerre de l’Imperium. Shaddam fit un violent effort pour ne pas hurler des insultes et exiger que la Guilde le rapatrie dans l’instant sur Kaitain. Tous les arguments qui lui venaient à l’esprit étaient puérils et dérisoires. Il laissa donc la Guilde présenter ses exigences en premier avec l’espoir qu’il pourrait y accéder. La soute du Long-courrier s’ouvrit et libéra un vaisseau qui descendit droit vers la flotte impériale. Un message parvint à la passerelle. — Nous avons dépêché une navette pour prendre en charge l’Empereur. Notre représentant doit le raccompagner jusqu’à notre unité où nous reprendrons nos pourparlers. Shaddam ravala sa rage. La Guilde pas plus que quiconque dans l’univers connu n’était en mesure d’exiger qu’il se présente à une entrevue. Et il essaya de prendre un ton très impérial : — Nous attendons l’arrivée de la navette. Il eut à peine le temps de revêtir un habit d’apparat écarlate et or et d’agrafer toutes les médailles et badges qui étaient à sa portée avant que le vaisseau s’amarre. Il attendait dans le dock en songeant amèrement qu’il aurait dû faire trembler des populations entières. Il lui revint le souvenir pénible de Mandias le Terrible, dont les restes reposaient dans la nécropole impériale. Il fut absolument décontenancé lorsque Hasimir Fenring se montra et lui fit signe de le rejoindre à bord de la navette de la Guilde. Le Bashar Suprême l’avait accompagné, comme s’il s’attendait à ce que Shaddam le désigne comme son garde privé. Mais Fenring renvoya d’un geste le vétéran. — C’est un entretien privé. J’ai pour mission d’ouvrir le dialogue entre l’Empereur et la Guilde, mmm ?… Shaddam, bouillant de rage, sut que le pire était encore à venir… La navette décolla enfin et il se retrouva en compagnie de Fenring dans un siège inconfortable. Par les grands hublots, il vit l’univers, ses essaims d’étoiles et de nébuleuses, le royaume incroyablement immense et prodigieux de la Maison de Corrino. Tout en bas, le globe brun et fauve d’Arrakis était tellement dénudé, austère, laid comme une verrue à la dérive dans le champ magique des joyaux stellaires. Shaddam soupçonnait la Guilde d’enregistrer cette conversation. Fenring également, qui utilisa tout de suite le langage de leur enfance. — Sur Ix, c’est un désastre absolu, Sire. Et je vois que vous n’avez pas mieux fait ici. (Il se frotta le menton.) Ajidica nous a trahis… ainsi que je l’avais prévu… — Mais l’amal ? Je l’ai goûté moi-même ! Tous les rapports disaient qu’il était parfait : celui du Maître Chercheur, celui de mon Commandant Sardaukar… et même le tien ! — C’était un Danseur-Visage, Sire, pas moi. L’amal est un échec absolu. Ce sont des tests sur le terrain qui ont provoqué les deux accidents des Long-courriers. J’ai vu de mes yeux le Maître Chercheur mourir dans des convulsions terribles à la suite d’une overdose de sa substance. Shaddam tressaillit, le visage blême. — Mon Dieu, quand je pense à ce que j’ai failli faire sur Arrakis ! — C’est aussi l’amal qui est responsable de l’intoxication des légions de nos Sardaukar sur Ix. Ils n’ont pas pu se défendre face aux agresseurs Atréides. — Les Atréides ? Sur Ix ?… Qu’est-ce que… — Votre cousin le Duc Leto a envoyé sa force militaire pour rétablir Rhombur Vernius sur son trône du Grand Palais. Les Tleilaxu et vos Sardaukar ont été totalement débordés. À toutes fins utiles, j’ai détruit toutes les installations de recherche et de production. Il ne subsiste aucune trace qui permette d’impliquer la Maison de Corrino dans cette affaire. Shaddam, suffoquant, ne parvenait pas à admettre sa totale défaite. — Espérons. — À ce propos, il faut que vous informiez votre Bashar Suprême que son fils a été tué durant les combats. — Des désastres, rien que des désastres, grommela Shaddam. Ainsi, nous n’avons pas de substitut à l’épice ? Rien ? — Mais… non. Pas la plus infime possibilité. Shaddam se laissa tomber dans son siège. La masse luisante du Long-Courrier les dominait à présent. Fenring proféra avec un dégoût évident : — Si vous aviez accompli votre plan fou pour détruire Arrakis, vous auriez mis fin non seulement à votre règne mais à l’Imperium tout entier. Et ainsi, vous nous auriez fait régresser jusqu’aux voyages spatiaux pré-Jihad. (Fenring avait accentué son ton sévère en levant l’index.) Je vous ai averti maintes fois de ne pas prendre de décision sans m’avoir consulté. Vous allez précipiter votre chute. La navette plongea dans le ventre béant du Long-courrier, comme une créature de plancton aspirée par une baleine. Aucun représentant de la Guilde ne se présenta pour accueillir l’Empereur Padishah. Alors qu’il attendait en compagnie de Fenring, le Navigateur, tout en haut du Long-courrier, lança les moteurs Holtzman et entra dans l’espace plissé. Le monarque disgracié revenait vers Kaitain où il affronterait les conséquences de ses actes. 116 La vengeance peut s’accomplir selon des schémas complexes ou par une agression directe. Dans certaines circonstances, elle ne peut se réaliser qu’avec le temps. Comte Dominic Vernius, Journaux d’un Renégat. Des semaines plus tard, sur Kaitain, Shaddam Corrino IV écouta sans autre émotion que la fureur la déclaration enregistrée de son frère bâtard Tyros Reffa. Derrière les portes closes du bureau privé de l’Empereur, Cammar Pilru attendait les commentaires de Shaddam. L’Ambassadeur d’Ix avait entendu souvent ce douloureux récit mais il lui déchirait régulièrement le cœur. Shaddam, pourtant, gardait une attitude froide. — Je constate que j’ai eu raison de lui faire souder sa méprisable bouche avant de l’exécuter. De retour au Palais, l’Empereur s’était séquestré dans ses quartiers. Tandis que sur les pelouses alentour les gardes Sardaukar faisaient face aux innombrables manifestations houleuses. Certains exigeaient l’abdication de Shaddam ; ce qui aurait été une solution viable s’il avait eu un héritier. Moyennant quoi sa fille aînée, Irulan, âgée de onze ans, avait déjà reçu de multiples propositions de mariage émanant des Maisons les plus éminentes du Landsraad. Shaddam aurait voulu faire exécuter tous ceux qui le poursuivaient… et peut-être ses filles également. Au moins, désormais, il n’avait plus à se soucier de son épouse. À la suite de leurs nombreuses déconfitures, même ses loyaux Sardaukar étaient remontés contre lui et le Bashar Suprême Garon avait déposé une plainte officielle. Son fils était mort dans la débâcle d’Ix mais, pire encore selon lui, les soldats impériaux avaient été trahis. Non pas vaincus mais trahis. Cette distinction était très importante dans son esprit, car les Sardaukar, durant toute leur longue histoire, n’avaient jamais goûté à la défaite. Garon exigeait que cette offense soit officiellement effacée des dossiers. Et, si possible, il demandait de surcroît un éloge posthume pour son fils. Shaddam ne voyait vraiment pas comment se sortir de tout cela. En d’autres circonstances, jamais il n’aurait accordé un moment de son temps à ce minable diplomate ixien qui jouait maintenant à l’interlocuteur important. Mais Pilru avait toujours ses maudites connexions en haut lieu et il profitait de la victoire de Rhombur. Après toutes les années de mépris et de souffrance qu’il avait connues, c’est avec un plaisir marqué que Pilru jeta un feuillet de cristal ridulien sous le regard inquiet de Shaddam. — Malheureusement pour vous, Sire, vous n’avez pas eu l’occasion de procéder à une analyse génétique approfondie de Tyros Reffa, ne serait-ce que pour désavouer sa prétention d’appartenir à la Maison de Corrino. De nombreux membres du Landsraad, et à vrai dire bien des nobles de l’Imperium, se sont interrogés à ce propos… « Et heureusement pour moi, j’ai pu me procurer des échantillons génétiques des tissus de Reffa en lui rendant visite dans sa cellule. (Pilru eut un sourire radieux.) Ainsi que vous pouvez le voir, nous avons ici la preuve irréfutable que Tyros Reffa était bel et bien le fils de l’Empereur Elrood IX. Vous avez signé le décret de mort de votre frère. — Mon demi-frère ! protesta Shaddam. L’Ambassadeur leva le feuillet de cristal. — J’aurais pu facilement faire distribuer cet enregistrement ainsi que le résultat des tests aux membres du Landsraad, Sire. Je crains que le sort de votre demi-frère ne reste guère longtemps discret. Il avait, bien entendu, supprimé tous les détails concernant l’identité de la mère des résultats des tests. Nul n’avait besoin de savoir que l’enfant bâtard était né d’une liaison de feu Dame Shando Vernius avec l’ex-Empereur Elrood. Rhombur le savait et c’était bien suffisant. — Votre menace n’est que trop claire, Ambassadeur, fit Shaddam, le regard brûlant de fureur face à l’ombre de la défaite. « À présent, qu’attendez-vous de moi ? Dans son hall de réception privé, Shaddam attendait que les débats reprennent. Il n’avait que de rares instants de distraction. Il comprenait à présent pourquoi son père avait eu besoin de boire autant de bière d’épice. Même le Comte Fenring, son vieux compagnon qui partageait son malheur, ne parvenait pas à le dérider. Les fourches caudines de la politique étaient bien cruelles. Néanmoins, un Empereur avait toujours le moyen de faire souffrir les autres en réponse. Fenring allait et venait, nerveux mais pétillant d’énergie. Toutes les portes avaient été condamnées à l’exception de l’entrée principale et tous les témoins avaient été invités à quitter les lieux. Même les gardes attendaient à l’extérieur. — Ils seront là d’un instant à l’autre, fit Shaddam, impatient. — Ça me semble quand même… quelque peu puéril, hmmm ?… — Mais gratifiant, et ne va pas prétendre que tu n’es pas d’accord. Et puis, c’est un des privilèges de l’Empereur. — En ce cas, profites-en pendant que tu le peux encore, marmonna Fenring en évitant le regard noir de Shaddam. Les portes de bronze s’ouvrirent lentement sous la poussée des gardes. Des Sardaukar firent leur entrée avec une machine à l’aspect familier et horrible qui claquait, grinçait et crépitait. Des lames affûtées sifflaient à l’intérieur du monstre mécanique et des étincelles jaillissaient des prises des circuits. Il y avait bien des années, les Tleilaxu avaient exhibé cet atroce engin d’exécution capitale lors du Jugement par Forfaiture du Prince Leto Atréides. Ils avaient l’espoir de pratiquer une vivisection en public, de le vider de son sang et de tailler dans ses tissus pour prélever des échantillons génétiques. Shaddam avait toujours considéré la machine comme ayant un potentiel d’utilisation très intéressant. Fenring observait la chose en plissant les lèvres, songeur. — Un appareil qui n’a été conçu que pour mutiler, blesser, engendrer la souffrance. Si tu me poses la question, Shaddam, je te répondrai qu’il est clair que cette machine a un esprit humain, hmmm ? Elle est même peut-être en violation avec les règles du Jihad Butlérien. — Ça ne m’amuse pas, Hasimir. Derrière la machine, six Maîtres Tleilaxu suivaient, le torse nu à cause de leur tendance bien connue à dissimuler des armes. C’étaient les représentants officiels du Bene Tleilax à la Cour et ils y avaient été retenus après l’échec du Projet amal. Avant que la nouvelle du trépas d’Ajidica se soit répandue, Shaddam avait personnellement ordonné leur arrestation. Le Comte Fenring soupçonnait qu’au moins l’un des Tleilaxu était un Danseur-Visage, celui-là même qui avait pris son apparence pour faire un rapport optimiste sur l’épice artificielle à Shaddam. Ajidica avait choisi la stratégie de l’atermoiement pour retarder les représailles de l’Imperium jusqu’à sa fuite. Shaddam, quant à lui, ne considérait pas les gnomes prisonniers comme des individus car ils se ressemblaient tous. — Eh bien ? Montez-moi cette machine. Ne me dites pas que vous ignorez à quoi elle sert. L’air abattu, les Tleilaxu prirent position autour du diabolique appareil. — Vous, les Tleilaxu, vous m’avez causé de graves problèmes. Je dois affronter la crise la plus aiguë de mon règne et je pense que vous devez en partager la responsabilité. Choisissez l’un d’entre vous, afin que je puisse voir fonctionner cette chose, et ensuite vous pourrez démanteler la machine. Des gardes s’avancèrent avec des outils. Les êtres grisâtres échangèrent des regards en silence. Finalement, l’un d’eux s’avança pour activer la machine à exécuter. Elle se mit à ronronner bruyamment et Shaddam sursauta en même temps que les gardes. Fenring, lui, se contenta de hocher la tête en prenant conscience que la véritable efficacité de l’appareil était son aspect franchement menaçant. — On dirait qu’ils ont du mal à faire leur choix, hmmm ?… — Nous avons choisi, annonça à cet instant un Tleilaxu. Les six Maîtres, d’un même élan, sautèrent sur le plateau, se tassèrent tant bien que mal, et se jetèrent sous les dents et les lames. Le résultat de leur mauvaise plaisanterie fut une pluie de sang, de lanières de chair et de fragments d’os qui mitrailla l’Empereur et Fenring tandis que les Sardaukar fuyaient à la débandade. Shaddam, crachant et gesticulant, saisit une cape pour tenter d’enlever les résidus immondes qui collaient à sa peau. Fenring était occupé à décoller un morceau de viande important qui l’aveuglait. La machine continuait à toussoter et à grincer. Mais les Tleilaxu n’avaient pas émis une seule plainte. — Je crois que la question du Danseur-Visage est réglée, fit Shaddam, satisfait. 117 La vérité porte souvent en elle la nécessité inhérente du changement. L’expression la plus commune lorsqu’un changement véritable survient est une plainte : « Pourquoi personne ne nous a prévenus ? » À vrai dire, ils n’entendent pas – ou bien s’ils entendent, ils choisissent de ne pas se rappeler. Révérende Mère Harishka, Recueil de discours. Après des semaines tumultueuses, les ondes de choc des complots dévoilés et des secrets enchevêtrés balayaient encore Kaitain. L’heure était venue d’éteindre les derniers foyers d’incendie, d’évaluer les retombées politiques, d’échanger des appuis et de réclamer les dettes. Leto avait revêtu l’impressionnante tenue de cérémonie de son père, rouge, avec ses boutons et ses médailles rutilants. Il avait pris place sur une plateforme surélevée au centre du Hall de l’Oratoire. Cette rencontre historique allait être partagée entre la censure, l’inquisition… et les transactions. L’Empereur était seul devant l’audience. Auprès de Leto se tenaient six représentants de la Guilde et six délégués des Maisons du Landsraad, au nombre desquels le Prince Rhombur, désormais chef de la Maison Vernius. Les bannières des Grandes Maisons avaient été déployées dans tout le Hall et les armoiries brillaient comme autant d’arcs-en-ciel après un orage. L’hélice de cuivre et de pourpre des Vernius avait repris la place jadis occupée par le drapeau des Vernius qui avait été brûlé quand le Comte Dominic avait été déclaré renégat. Au centre, le lion des Corrinos dominait, flanqué des oriflammes de la Guilde Spatiale et du drapeau moiré à damier du Combinat des Honnêtes Ober Marchands. On avait installé les nobles seigneurs et dames, les ministres et les ambassadeurs dans les somptueuses loges tendues de noir et de brun. La délégation Atréides avait pris place non loin de Leto. Il y avait là Jessica et leur enfant âgé de quelques semaines, Gurney Halleck, Duncan Idaho, Thufir Hawat et un certain nombre d’officiers et de simples soldats. Tessia était également présente, les yeux fixés sur son époux. Quant à Rhombur, il pliait régulièrement les phalanges de la main toute neuve que le Docteur Yueh lui avait fixée en l’admonestant sans cesse durant l’opération. Le banc de l’accusation avait été réservé aux sévères représentants des Maisons de Taligari, Beakkal et Richèse. Le Premier Ein Calimar se tenait très droit, observant la salle avec ses nouveaux yeux de métal qu’il avait achetés aux Tleilaxu. Quant au Bene Tleilax, suite à ses actes, il n’était pas représenté. Les quelques membres de la race des gnomes que l’on avait vus depuis quelque temps à la Cour semblaient avoir disparu. Leto ne tenait guère à entendre la longue liste de leurs crimes et de leurs atrocités morales et physiques, mais il était cette fois convaincu que les petits hommes haïssables allaient être dûment châtiés. Au son de la cloche, le doyen de la CHOM s’installa devant le lutrin et déclara : — Durant ces temps troublés, bien des erreurs ont été commises. D’autres ont été évitées de justesse. Fort curieusement, le Baron Harkonnen et même l’ambassadeur de sa Maison étaient absents pour les attendus du jugement. Après la débâcle d’Arrakis, le Baron avait eu quelque peine à négocier son voyage et le Mentat tordu qui lui servait d’Ambassadeur avait disparu du Palais. Leto était persuadé que les Harkonnens étaient à la source des récents épisodes de violence. Dans l’intervalle, de nombreuses familles rivales des Harkonnens s’étaient regroupées comme des vautours dans l’espoir de faire ripaille sur les restes fastueux d’Arrakis, mais Leto ne doutait pas que la Maison Harkonnen ne conserve son fief, de justesse. On allait exiger du Baron de lourdes amendes mais il avait sans doute soudoyé généreusement ceux sur lesquels il comptait. L’Imperium avait déjà été agité par des troubles. Des heures durant, des technojuristes Mentats récitèrent d’interminables résumés du Code Impérial. Les questions et les réponses des attendus n’en finissaient pas et le public commençait à succomber à l’ennui. On appela enfin Rhombur à la barre et il se présenta en grand uniforme ixien, coiffé d’une casquette d’officier. — Après de longues années d’oppression, les usurpateurs Tleilaxu ont été chassés de ma planète. Nous sommes victorieux. Les délégués applaudirent à l’unisson, même si aucun d’entre eux n’avait aidé Dominic Vernius quand il en avait eu besoin. — Je requiers formellement la restitution de ses privilèges de Grande Maison à la famille Vernius qui, par suite d’une félonie, a dû devenir renégate. Si nous retrouvons notre rôle dans l’Imperium, toutes les Maisons en bénéficieront. — Je soutiens cette requête ! cria Leto. — Et le Trône approuve, déclara Shaddam à haute voix sans que personne le lui ait demandé. Il se tourna vers l’Ambassadeur Pilru, comme si les deux hommes avaient conclu un accord préalable. Aucun des représentants ne souleva d’objection et l’audience cria son approbation avant d’acclamer à tout rompre. — Qu’il en soit pris note, fit le président de la CHOM sans même se préoccuper des éventuelles opinions dissidentes ou des possibles remarques. Rhombur réussit à sourire, même si la restauration de la Maison Vernius dans ses droits et privilèges n’était que pure formalité puisqu’il n’avait pas d’héritier. Il leva le menton : — Avant de quitter ce podium, il faut m’occuper des honneurs qui me sont rendus. (Il cueillit une brassée de médailles sur le lutrin et les leva dans la lumière.) Est-ce que quelqu’un aurait la bonté de venir à mon secours pour épingler tout ça sur moi ? Des rires fusèrent dans toute la salle. Après la tension, le public avait envie de détente. — Ce n’était qu’une plaisanterie, bien sûr, ajouta Rhombur. Voici le Duc Leto Atréides, mon fidèle ami. Leto fut salué par une formidable ovation et le reste de la délégation Atréides le rejoignit, y compris Jessica, avec son bébé dans les bras. Rhombur épingla sur la veste de Leto une médaille précieuse, une hélice de métaux rares dans une capsule de cristal liquide. Tous les officiers Atréides furent ainsi décorés, de même que le vieux et fidèle Ambassadeur Pilru, qui reçut aussi une médaille posthume pour son vaillant fils C’tair, ainsi que pour le Navigateur D’murr, qui avait su ramener sains et saufs tous les passagers de son Long-Courrier. Enfin, Rhombur resta avec une dernière médaille qu’il contempla d’un air perplexe. — Aurais-je donc oublié quelqu’un ? Leto prit alors la médaille et l’épingla sur le revers de Rhombur. Dans le tumulte joyeux des applaudissements, les deux hommes s’embrassèrent. Leto se tourna alors vers l’Empereur. Aucun monarque, dans la longue histoire de l’Imperium, n’avait subi une défaite aussi ignominieuse. Il se demanda comment son cousin pourrait y survivre – mais les alternatives étaient imprécises. Après tous ces milliers d’années, même des rivaux politiques ne renonceraient pas aisément à la stabilité de l’Imperium, et aucune des factions n’avait de soutien réel. Leto se demandait quelle serait l’issue de l’audience. Finalement, Shaddam IV fut appelé pour prendre sa propre défense. Des murmures inquiets coururent dans le Hall. Le Chambellan Ridondo prit l’initiative de faire jouer la fanfare impériale pour noyer le brouhaha. L’Empereur de l’Univers Connu, l’air assuré, venait de se lever mais ne semblait pas avoir l’intention de monter sur le podium. D’une voix quelque peu rauque, il prononça un discours sévère sur les Tleilaxu et sur son propre père, qui avait osé concevoir le dangereux projet de création d’une épice artificielle. — Je ne sais pas pour quelle raison Elrood IX s’est acoquiné avec des êtres aussi méprisables, mais il faut dire qu’il était âgé. Nombreux sont ceux, parmi vous, qui se souviennent à quel point il était devenu oublieux et irrationnel en approchant du terme de son existence. Je regrette profondément de n’avoir pas su découvrir plus tôt ses fautes. Il poursuivit en expliquant qu’il n’avait jamais clairement compris les ramifications de ce complot et qu’il avait envoyé des Sardaukar sur Ix à seule fin d’y maintenir la paix. Dès qu’il avait eu vent de l’existence de l’amal, bien sûr, il avait envoyé son Ministre de l’Épice, Hasimir Fenring, en mission sur place. À la suite de quoi Fenring avait été pris en otage par les méprisables Tleilaxu. Il se tut avec une expression de tristesse beaucoup trop étudiée. — La parole d’un Corrino doit signifier quelque chose, après tout. L’Empereur avait dit les mots qu’il fallait, même si les auditeurs qui semblaient le croire étaient bien peu nombreux. Ils se mirent à chuchoter entre eux en hochant la tête. Glissants comme un lochon bien huilé, songea Shaddam. Shaddam affrontait ses adversaires avec une dignité tranquille. Il avait choisi son attitude pour rappeler à tous que ses ancêtres avaient été en grand nombre des héros depuis la légendaire Bataille de Corrin. Ses représentants à la Cour avaient travaillé dur pour sauvegarder son image et on lui accorderait certainement quelques concessions. Leto leva les yeux vers le plafond de la salle, ses pensées prises dans un tourbillon. Le Vieux Duc Paulus lui avait enseigné que la politique avait des exigences parfois hideuses. Il se décida et se tourna vers le public, déviant quelque peu de son agenda. Le président de la CHOM plissa le front, mais l’autorisa à prendre la parole. — Il y a bien des années, lors de mon Jugement par Forfaiture, l’Empereur Shaddam est venu parler en ma faveur. Je pense que je peux mettre à profit cette occasion de lui retourner ce service. Il remarqua les réactions de surprise immédiate dans les rangs. — Écoutez-moi. L’Empereur, par… ignorance, a bien failli provoquer la ruine de l’Imperium. Cependant, si la présente assemblée prenait des mesures radicales à son encontre, il pourrait s’ensuivre une période d’agitation et de nouvelles souffrances. Nous devons absolument tenir compte du bien de l’Imperium. Nous ne pouvons sombrer dans le chaos comme la civilisation l’a fait durant les siècles de l’interrègne, jadis. Leto ménagea une pause et regarda fixement l’Empereur dont l’expression révélait des émotions contraires. — À ce stade, l’Imperium a besoin de stabilité plus que toute autre chose, sinon nous allons vers la guerre civile. Avec de sages conseils et de stricts contrôles, je crois que Shaddam peut retrouver une certaine prudence pour gouverner avec bienveillance l’Empire. (Il s’écarta du lutrin.) Sachez tous ceci. Nous avons beaucoup d’obligations envers la Maison Impériale. Chaque famille du Landsraad se doit de pleurer la perte d’Anirul, l’épouse adorée de Shaddam. Et moi plus que tout autre, car cette Grande Dame a donné sa vie pour protéger mon fils nouveau-né, l’héritier de la Maison des Atréides. (Il éleva la voix d’un ton afin d’être entendu de tous.) Je propose que le Landsraad et la Guilde sélectionnent de nombreux nouveaux conseillers pour assister l’Empereur à dater de ce jour. Empereur Shaddam IV, acceptez-vous formellement de travailler avec ces représentants pour le bien de tous les peuples, de tous les mondes et de tous les fiefs ? Shaddam savait qu’il n’avait pas le choix. Il se dressa et répliqua : — J’accepte ce qui est le meilleur pour l’Imperium. Comme toujours. (Il baissa les yeux avec le désir fou d’être n’importe où sauf en cet endroit.) Je jure de pleinement coopérer et d’apprendre à mieux servir mon peuple. En lui-même, il ressentait une certaine admiration envieuse pour le Duc Leto, mais il était quand même irrité de constater que son cousin avait acquis un tel rang, alors que lui, l’Empereur, avait été acculé dans une fâcheuse position. Leto s’avança jusqu’au bord de la plate-forme sans détacher son regard de celui de Shaddam. — Sire, il y a plus de vingt ans, vous m’avez offert cette arme. Vous m’avez soutenu quand j’étais accusé à tort par les Tleilaxu. À présent, je crois que vous en avez plus besoin que moi. Reprenez-la, et régnez en sage. Et pensez à la loyauté des Atréides chaque fois que votre regard se posera sur elle. À regret, Shaddam prit le poignard de cérémonie que lui tendait son cousin. Et il pensa : Mon temps viendra une fois encore. Je n’oublie pas mes ennemis. 118 Les mondes secrets du Bene Tleilax ont longtemps été la source de Mentats tordus. Leurs créations ont toujours soulevé la question de savoir qui est le plus tordu, le Mentat ou la source dont il provient ? Manuel du Mentat. Aux yeux du Baron Harkonnen, Giedi Prime transcendait en beauté la magnifique Kaitain. Il aimait le ciel enfumé à l’heure du couchant, quand il s’embrasait à la clarté des torchères. Les immeubles cubiques et les statues roides et pesantes achevaient de conférer à la capitale des Harkonnens un style invulnérable, implacable, blindé. Quant à l’air enrichi de vapeurs huileuses et suaves, de la sueur de la population hautement laborieuse, il était familier, chaleureux, rassurant. Intime. Le Baron avait bien cru ne jamais revoir son lieu favori. Quand les Long-courriers et les Sardaukar avaient quitté Arrakis, il avait eu le sentiment curieux que le monde des sables avait tremblé comme une gerboise qui venait d’échapper à un prédateur. À en croire les explications officielles du Palais, l’Empereur aurait simplement bluffé et n’aurait jamais eu l’intention de s’en prendre aux gisements d’épice. Le Baron n’était pas vraiment convaincu, mais il avait décidé de ne pas exprimer le fond de sa pensée. Shaddam IV, dans le passé, avait pris des mesures extrêmes et déraisonnables, il s’était comporté comme un enfant cruel et capricieux incapable de mesurer ses limites. Folie ! Folie ! Dans sa cité de garnison passablement endommagée, il avait cherché fiévreusement un bouc émissaire. Tous ses ouvriers Fremen avaient mystérieusement disparu. Il lui avait fallu des semaines rien que pour retrouver la civilisation. Et Rabban ne s’était pas montré particulièrement pressé de lui envoyer une frégate. Encore sous le coup de l’enquête du Landsraad et des sanctions qui lui avaient été infligées, le Baron s’était réfugié sur Giedi Prime pour panser ses blessures. Dans l’impossibilité d’assister aux procédures de jugement contre l’Empereur, il avait envoyé des Messagères pour exprimer son outrage devant la menace injuste de détruire toute vie sur Arrakis qu’avait brandie l’Empereur. « Et tout cela à cause de quelques malheureuses erreurs de comptabilité. » Au fil des années, il avait acquis un talent certain pour estomper la vérité et manipuler l’information à seule fin de paraître moins coupable. Mais Piter de Vries, en tant qu’Ambassadeur de facto sur Kaitain, aurait dû se charger de ce genre de détails. Il lui faudrait faire parvenir discrètement quelques présents à Kaitain pour se montrer humble et repentant dans l’espoir que l’Empereur, politiquement coincé, ne se risquerait pas à exercer des représailles contre la Maison Harkonnen. Le Baron était prêt à payer des amendes et à soudoyer généreusement la Cour. Il y passerait même tout le Mélange qu’il avait illicitement stocké. Mais son Mentat avait disparu sans lui adresser le moindre message. Il avait horreur de l’incompétence, surtout chez un Mentat aussi onéreux. Dans les troubles qui avaient suivi le siège d’Arrakis aussi bien que pendant la révolte d’Ix, de Vries avait eu suffisamment d’occasions de tuer la maîtresse du Duc Leto et leur bébé. Rien ne filtrait de la Cour, mais il semblait que, en dépit d’une alerte peu après sa naissance, l’enfant Atréides était vivant et en parfaite santé. Le Baron aurait bien aimé briser l’échine de son Mentat, mais de Vries était introuvable. Qu’il aille au diable ! Avec l’arrivée de la nuit, il regagna le Donjon. Il avait beaucoup à faire pour préparer sa défense si la CHOM continuait d’investiguer sur ses « indiscrétions ». Il voulait être absolument prêt, même s’il avait déjà clamé bien haut les paroles que l’Imperium voulait entendre. « Je vous assure que la production du Mélange va se poursuivre, comme toujours. Que l’épice coule à flots ! » En ce qui concernait la tenue des registres et les détails techniques, sa brute de neveu n’était d’aucun secours. Rabban excellait à fracasser les crânes, c’était même un de ses jeux favoris, mais il détestait tout ce qui exigeait de la finesse. Après tout, son surnom lui était attaché à jamais, et « La Bête » ne faisait rien pour acquérir le profil d’un homme d’État avisé ou d’un subtil diplomate. Pour rajouter à ses soucis, des travaux ruineux devraient être entrepris pour reconstruire l’infrastructure d’Arrakis, plus spécialement les spatioports et les systèmes de communication endommagés par l’embargo de la Guilde. Tout cela était tellement dur à mener à bien seul, et le courroux du Baron s’accrut encore en pensant à la défaillance de son loyal Mentat, incapable d’être à ses côtés dans ces circonstances pénibles. Il regagna ses appartements en jurant. Des esclaves lui avaient préparé un banquet avec des viandes succulentes, des pâtisseries, des fruits exotiques et son cognac kirana préféré. Il grignota nerveusement, perdu dans ses sombres pensées. Depuis qu’il s’était retrouvé pris au piège dans la morne cité de Carthag, incapable de communiquer avec l’univers ni même d’envoyer des Messagères, il avait rêvé des choses les plus exquises. Et il mangeait depuis durant toute la journée, rien que pour se rassurer. Son corps était parfumé, sa peau douce était plusieurs fois par jour massée et huilée par les plus beaux garçons. Sa tension diminuait, mais il était épuisé et courbaturé par tous les plaisirs dans lesquels il s’immergeait. Rabban entra de son pas pesant sans s’être fait annoncer. Feyd-Rautha trottait à ses côtés avec une expression intelligente et maligne sur son visage de chérubin. La Bête croyait que lui et le Vicomte Moritani avaient réussi à étouffer leur attaque manquée contre Caladan. Mais le Baron avait été presque immédiatement au courant et n’en avait pas soufflé mot. L’idée de cette opération révélait un sens surprenant de l’initiative. Elle aurait pu marcher, songeait-il, mais jamais il ne l’admettrait devant son neveu. La Bête semblait avoir effacé ses traces de manière à éviter toute retombée sur la Maison Harkonnen, et le Baron avait donc décidé de garder le silence… Et de laisser son neveu ruminer en se demandant si l’oncle Vladimir allait tomber sur le pot-aux-roses. Deux esclaves suivaient Rabban et Feyd-Rautha. Ils étaient chargés d’un volumineux colis enveloppé dans du tissu brillant et des rubans décoratifs. Rabban aboya : — Allez, par ici. Le Baron va l’ouvrir lui-même. Dépêchez-vous, abrutis ! Il saisit son fouet de vinencre et le leva au-dessus des esclaves. Les deux géants bronzés ne tressaillirent même pas, et pourtant leurs cous et leurs bras portaient des cicatrices encore fraîches. Le Baron contempla avec dédain le colis qui mesurait près de deux mètres de long. — Mais qu’est-ce que ça peut être ? Je n’attendais rien. — C’est un cadeau pour vous, mon Oncle. Une Messagère vient de le livrer. Il n’y a aucune inscription sur l’emballage. (Il tendit un doigt courtaud.) C’est à vous de le découvrir et de savoir qui vous l’a envoyé. — Je n’ai pas la moindre intention de le faire, dit le Baron en reculant avec méfiance. Est-ce qu’on l’a sondé ? Rabban renifla grossièrement. — Évidemment. Pas d’explosifs, pas de poison, rien. — Alors qu’est-ce que c’est ? — On n’a pas pu… le déterminer exactement. Le Baron recula encore, porté par son suspenseur. Il n’avait pas vécu jusqu’à cet âge sans se fier à sa nature soupçonneuse. — Rabban, ouvre ça pour moi, mais veille à ce que Feyd reste à l’écart. Il n’avait pas l’intention de perdre en même temps ses deux héritiers. Rabban poussa son petit frère en direction du Baron, qui le happa par le col et le mit en sûreté. Rabban, lui, resta à distance prudente du colis et fit signe aux deux esclaves. — Vous avez entendu le Baron ? Ouvrez ça ! Feyd-Rautha était curieux et il essaya de se rapprocher pour mieux voir. Les esclaves déchiraient l’emballage avec leurs doigts, puisqu’il leur était interdit d’avoir des couteaux ou autres outils tranchants. Ils firent sauter les scellés à grand-peine. Rabban, sans bouger d’un pas, gronda : — Alors ? C’est quoi ? Feyd, lui, tentait d’échapper au Baron. Vladimir renonça finalement et le libéra. L’enfant se rua vers le colis que les esclaves venaient d’ouvrir. Il se pencha et se mit à rire. Le Baron le rejoignit. Et vit dans la boîte le corps momifié de Piter de Vries entouré de plaques de métal moulées qui avaient dû empêcher les scanners de déterminer la nature du contenu. Son visage émacié était intact, même si ses joues et ses yeux étaient enfoncés. Ses lèvres parcheminées de Mentat étaient encore rougies par le sapho. — Qui a envoyé ça ? gronda le Baron. Le danger semblait passé et Rabban s’avança d’un pas léger. Il se pencha et prit un billet que l’on avait glissé entre les doigts raides du Mentat. — C’est de la part de la sorcière Mohiam. (Il lut à voix haute, lentement et distinctivement, cinq mots qu’il avait de la difficulté à comprendre :) « Baron, ne nous sous-estimez jamais. » (Il froissa le billet et le jeta.) Mon Oncle, elles ont tué votre Mentat. — Merci de ton explication, Rabban. Le Baron arracha l’enveloppe de métal et bascula la boîte. La momie de De Vries tomba sur le sol. Et il lui donna un violent coup de pied dans les côtes. Dans ces moments terribles où la Maison Harkonnen avait besoin de subtiles manœuvres politiques pour assurer sa survie, il lui fallait, plus que jamais, un Mentat intelligent et surdoué. — Piter ! Comment as-tu pu te montrer aussi stupide et maladroit au point de te faire tuer ? Pour une fois, le Mentat ne trouva aucune réponse sarcastique. D’un autre côté, se dit le Baron, de Vries ne lui était plus très utile depuis quelque temps. Certes, il avait eu une période brillante, avec des idées sophistiquées, dévoyées, séduisantes. Mais son penchant pour les drogues avait altéré ses perceptions. Récemment, il avait pris beaucoup trop d’initiatives personnelles… Le prochain qu’il prendrait à son service devrait être surveillé de près. Il savait que les Tleilaxu avaient déjà des gholas issus du même stock génétique que de Vries, des versions pleinement éduquées et formées avec un conditionnement spécial. Les sorciers généticiens avaient su depuis le départ qu’il ne faudrait que peu de temps avant que le Baron s’emporte et ne mette à exécution ses menaces répétées pour finir par tuer de Vries. — Envoie un message aux Tleilaxu, dit-il enfin à Rabban. Qu’ils m’expédient d’urgence un autre Mentat. 119 Inévitablement, l’aristocrate se soustrait à son devoir ultime – qui est de s’effacer pour disparaître dans l’Histoire. Prince Héritier Raphaël Corrino. Selon la proclamation publique de l’Empereur Shaddam IV, le bûcher funéraire serait le plus somptueux que l’Imperium ait connu. La dépouille de Dame Anirul, revêtue de ses plus précieuses robes ourlées de fourrure de baleine de Lankiveil, avec des copies de ses bijoux, avait été déposée sur un lit vert de fragments d’émeraude qui étaient comme autant de dents venues de la gueule d’un monstre de légende. Shaddam, debout devant le bûcher, scrutait l’océan des visages tournés vers lui. Les gens avaient afflué de tous les mondes de l’Imperium pour cet adieu à l’épouse du monarque. Shaddam avait opté pour un habit royal aux couleurs atténuées afin de symboliser la splendeur ternie par le chagrin. S’efforçant de montrer un maximum d’affliction, il gardait la tête inclinée. Ses filles se tenaient autour du cercueil, reniflant et pleurant. La petite Rugi sanglotait aux moments opportuns. Seule Irulan restait digne et réservée. Le spectacle tirait les larmes du public, mais Shaddam ne ressentait aucune émotion. Avec le temps, se disait-il, il aurait fini par l’assassiner lui-même. Il mesurait quand même son chagrin apparent : il ne devait pas en faire trop. Tandis que les prêtres entonnaient leurs chants irritants, récitaient des passages de la Bible Catholique Orange et ronronnaient selon le rituel auquel Shaddam avait eu droit pour son couronnement ou son mariage avec son espionne Bene Gesserit, il laissa son esprit s’évader allègrement. Il laissa la populace prendre plaisir à la cérémonie funèbre à son habituelle façon perverse. Sous les astreintes hostiles du Landsraad, de la Guilde et de la CHOM, Shaddam ne pouvait plus braver les règles. Il devait même se plier aux formes et aux usages. Et ces chaînes, il le savait, pèseraient sur lui des années durant. Les sanctions prises à son encontre avaient été chaudement débattues à huis clos. Durant une période de dix ans, des restrictions et des contrôles sévères lui seraient imposés, à tous les niveaux de ses activités, comme le prescrivait la Loi Impériale. Durant cette décennie, le Landsraad, la Guilde et la CHOM verraient leur influence sur l’économie et la politique de l’Imperium considérablement accrue. Sous l’effet de la rancœur, il espéra être en mesure d’exiler à nouveau Fenring pour le punir de la débâcle de l’amal. Mais après toutes ses bévues – qu’il n’aurait pas commises, comme le lui avait rappelé le Comte, s’il avait entendu ses conseils – l’Empereur savait qu’il aurait besoin de l’intelligence fourbe de son vieil ami d’enfance pour restaurer son pouvoir. Mais il allait quand même le laisser mijoter quelque temps sur la planète des sables… Quand les prêtres eurent enfin fini leur comédie bourdonnante et que le silence revint sur l’assemblée, Rugi se remit à pleurer et la nurse essaya en vain de la faire taire. Le Chambellan Ridondo et le Grand Prêtre attendirent que Shaddam prononce son allocution. Il avait préparé un texte très court qui avait été approuvé par les magistrats du Landsraad, le Président de la CHOM et le Premier Légat de la Guilde. Même si les mots étaient anodins, ils l’étranglaient car ils étaient une insulte à sa Majesté Impériale. Il s’exprima avec un maximum de tristesse. — Anirul, mon épouse bien-aimée, m’a été enlevée. Son décès prématuré laisse une cicatrice douloureuse dans mon cœur et je ne peux qu’espérer pouvoir continuer à diriger l’Imperium avec grâce et compassion, maintenant que je suis privé des conseils de ma Dame et de son amour. Il redressa la tête et une lueur de colère brilla dans ses yeux verts, comme bien des fois. — Mes commissions d’enquête vont continuer d’étudier les indices qui entourent sa mort violente. Nous n’aurons pas de repos avant que le coupable soit arrêté et que nous connaissions tout de ce complot. Il observa la foule comme s’il pouvait repérer le meurtrier d’un seul regard. À vrai dire, il ne comptait faire que peu de chose concernant ce crime. Le kidnappeur assassin avait disparu et il ne semblait pas constituer une menace contre la couronne. Et puis, peu importait à Shaddam de connaître le responsable. Il se sentait soulagé de n’avoir plus à supporter la jolie sorcière qui se mêlait jour après jour de ses décisions. Il laisserait son trône inoccupé pendant quelques mois par respect, ensuite il le ferait enlever. La Guilde et le Landsraad apprécieraient qu’il ait prononcé l’allocution qu’ils avaient approuvée. Il l’acheva rapidement, pressé de s’en débarrasser. — Mais pour l’heure, hélas, nous n’avons d’autre choix que de supporter notre chagrin et de faire de l’Imperium un univers meilleur pour tous ! La Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam, auprès de lui, gardait la tête inclinée. Elle semblait en savoir beaucoup plus sur le meurtre d’Anirul que tout ce qu’on lui avait demandé, mais elle refusait de divulguer ses secrets de Bene Gesserit. Et il avait décidé de ne pas la presser. Shaddam laissa tomber la copie de son discours et hocha la tête à l’intention du Grand Prêtre de Du, qui, en des temps meilleurs, avait présidé son couronnement. Et ses deux acolytes levèrent leurs bâtons laser, identiques à celui que son frère bâtard Tyros Reffa avait levé contre lui au théâtre. Les faisceaux d’énergie pure touchèrent la couche de fragments d’émeraude et déclenchèrent l’ionisation. Une colonne de feu monta dans l’air en crépitant. Des tourbillons de fumée se répandirent autour du bûcher et Shaddam s’efforça de ne pas détourner les yeux du visage serein et cireux de son épouse défunte. Mohiam n’avait accordé que peu d’attention à l’Empereur. Elle ne quittait pas des yeux le corps d’Anirul qui avait secrètement mené à terme le programme génétique. Le décès de la Mère Kwisatz, dans la génération finale du plan des Sœurs, laissait Mohiam comme ultime rempart de Jessica et de son nouveau-né. Mais la Révérende Mère restait troublée par la méfiance de sa fille et sa trahison… Ainsi que par le kidnapping de l’enfant et le meurtre d’Anirul. Il y avait trop de facteurs négatifs dans cette phase critique du programme de sélection génétique. Malgré tout, l’enfant était en vie, et la génétique n’était toujours pas une science exacte. Il était possible que cet enfant, ce garçon, fils du Duc Leto Atréides, soit le Kwisatz Haderach après tout. Ou quelque chose d’entièrement différent. 120 Le confort humain est relatif. Certains considèrent un environnement particulier comme austère ou infernal, alors que pour d’autres il est un foyer. Planétologiste Pardot Kynes, Un abécédaire d’Arrakis. Le Comte Fenring contemplait le paysage brûlé du haut d’un balcon de la Résidence d’Arrakeen. Exilé encore une fois. Il avait encore le titre de Ministre Impérial de l’Épice mais il aurait souhaité être n’importe où ailleurs. Mais, pourtant, il était bon d’être loin de l’agitation de Kaitain. Dans les ruelles crasseuses, les derniers marchands d’eau en habits multicolores passaient devant les demeures dans les claquements de leurs coupelles et de leurs bassines, les carillons de leurs clochettes, en criant « Soo-soo-sook ! » vers les façades ainsi qu’ils le faisaient depuis des générations. Dans la chaleur torride de l’après-midi, les marchands fermaient leurs échoppes et scellaient leurs portes. Plus tard, ils dégusteraient doucement le café d’épice dans l’ombre fraîche entre les dais bigarrés. Fenring observait le nuage de poussière soulevé par un véhicule de transport qui venait d’entrer dans la cité, chargé de containers, d’épice étiquetés qui allaient être transférés sur un des vaisseaux hors-monde de la Guilde. Tous les enregistrements d’expédition passaient par ses bureaux, mais il n’avait nullement l’intention de les vérifier. Dans le proche avenir, le Baron Harkonnen serait encore sous le coup du désastre qu’il avait frôlé et il ne se risquerait certainement pas à falsifier les comptes officiels. Margot, sa jolie épouse, s’approchait avec un sourire rassurant. Elle portait une robe diaphane qui effleurait sa peau douce comme un fantôme sensuel et vaporeux. — Ça change de Kaitain, fit-elle en lui effleurant les cheveux, éveillant un frisson de désir en lui. Mais c’est encore notre palais. Ça ne me déplaît pas d’être ici du moment que je suis avec toi, mon amour. Il caressa le tissu de sa robe et fut surpris de le trouver aussi frais. — Hmmm, bien sûr… À vrai dire, je crois qu’il est plus sûr pour nous d’être éloignés de l’Empereur en ce moment. — Sans doute. Mais avec toutes les bévues qu’il a commises, je doute qu’un seul bouc émissaire soit suffisant. — Shaddam n’aime pas s’aplatir. Margot lui prit le bras et l’entraîna dans le couloir voûté. Les servantes Fremen, silencieuses et diligentes comme toujours, vaquaient à leurs tâches et détournaient leurs yeux d’ibad au passage du couple. Le Comte les observa : pour lui, ces femmes étaient autant de secrets vivants. Ils s’arrêtèrent devant une statuette achetée au marché de la ville, une figurine en robe, sans visage, sculptée par les Fremen. Songeur, Fenring la prit et étudia de près les plis du tissu, les déchirures de l’homme du désert si bien recréés par l’artiste. Margot lui lança un regard calculateur. — La Maison de Corrino a encore besoin de ton aide. — Mais Shaddam m’écoutera-t-il, mmm ?… Il replaça la statuette sur la tablette. Ils étaient devant la serre que Fenring avait fait construire pour elle. Margot activa la serrure qui s’illumina en déclenchant l’ouverture du sas. Pour Fenring, la senteur humide des mousses et des plantes fut aussi intense que le parfum de l’épice. Il aimait ce parfum riche et vert qui lui faisait oublier le monde aride du dehors. Il soupira. Les choses auraient pu tourner beaucoup plus mal pour lui. Et aussi pour l’Empereur. — Shaddam, notre lion de Corrino, a besoin de panser ses plaies pour quelque temps, et de réfléchir à ses erreurs. Un jour… il apprendra à m’estimer vraiment. Ils s’avancèrent entre les arbres, les lianes et les vignes, sous la clarté diffuse des brilleurs. Brusquement, les brumisateurs se déclenchèrent avec des sifflements de serpents. Ils dérivaient lentement dans la jungle. Fenring avait le visage mouillé mais il trouvait cela plaisant. Il inspira profondément. Puis il cueillit une fleur d’hibiscus et la tendit à Margot. Les pétales semblaient tachés de sang. Elle en huma le parfum lourd. — Où que nous allions, nous referons un paradis, lui dit-elle. Même ici, sur Arrakis. 121 Les emprunts culturels et les mixages qui nous ont conduits jusqu’ici couvrent des distances considérables et un laps de temps immense. En présence d’une panoplie aussi impressionnante nous ne pouvons qu’éprouver le sens d’un grand mouvement et de courants puissants. Princesse Irulan Corrino, Dans la Maison de mon Père. Le retour des héros Atréides sur leur monde donna le départ à un joyeux festival qui devait durer une semaine. Dans la cour du Castel Caladan, dans les ruelles de la vieille ville et tout au long des docks du port, des vendeurs circulaient avec des plateaux de fruits de mer et des plats raffinés de riz pundi. On avait allumé des feux au bas des falaises, tout près du ressac. On mangeait, on buvait et on dansait autour. Les aubergistes avaient débouché de vieilles bouteilles sorties de leurs celliers et la bière d’épice coulait en torrents ambrés. C’était une fête propice aux légendes, et des histoires circulaient déjà à propos de Leto le Duc Rouge, Rhombur le Prince Cyborg, Gurney Halleck le Guerrier troubadour, le Maître d’Escrime Duncan Idaho (la Légende de Ginaz), et le Mentat Thufir Hawat (Celui qui avait pensé loin et juste). Son astuce pour chasser les vaisseaux qui avaient voulu attaquer Caladan avait été si longuement applaudie par tous que le vieux Mentat, embarrassé, cherchait à éviter la foule. On écrivait la suite de la biographie de Leto après sa victoire splendide, et Gurney en était le catalyseur. Lors du premier soir, après quelques verres et plus encore, il s’installa près d’un feu avec sa balisette et improvisa à la manière des baladins de Jongleur : Qui pourra jamais oublier Le Duc Leto et ses chevaliers ? Des forceurs de blocus, Des casseurs de Sardaukar, Qui sont allés jusqu’à Ix, Pourfendre les barbares. N’oubliez jamais la leçon, Buvez, soyez heureux… La liberté, la justice, c’est eux ! Tard dans la nuit, il rajouta bien d’autres vers. Si la musique sonnait vrai, les détails devenaient incertains. Le jour du baptême de l’enfant, la foule se rassembla dans les jardins du Castel, près d’une tonnelle tapissée de glycine argentée et de roses de Caladan. À l’intérieur, Leto souhaitait la bienvenue à tous, très simplement vêtu d’un pantalon de coutil, d’un maillot à rayures bleues et blanches, coiffé d’une casquette de pêcheur. Jessica, à son côté, tenait leur fils dans ses bras. Le jeune héritier Atréides était en uniforme alors que sa mère était habillée comme une villageoise avec une jupe brun et vert, un corsage blanc à manches courtes. Ses cheveux aux reflets cuivrés étaient serrés dans une pince de bois flotté décorée de coquillages. Leto prit son fils entre ses mains rudes et le leva très haut en annonçant : — Citoyens de Caladan, je désire que vous fassiez la connaissance de votre prochain seigneur : Paul Oreste Atréides ! Il avait choisi ce nom en hommage à son père. Quant à son second prénom, il l’avait emprunté au drame de la Maison des Atrides : Oreste avait été le fils d’Agamemnon. Jessica se tourna vers lui avec une douce ferveur. L’audience applaudit et cria des vivats tandis que Leto et Jessica quittaient la tonnelle fleurie pour les jardins où ils se mêlèrent à la population joyeuse. Rhombur était assis sur un promontoire herbeux avec Tessia. Il avait laissé momentanément Ix aux bons soins de l’Ambassadeur Pilru pour veiller sur l’effort de restauration et de reconstruction. La tâche était aussi énorme qu’urgente mais le nouveau Comte d’Ix et sa Dame Bene Gesserit n’auraient manqué pour rien au monde cette occasion historique. En écoutant Leto parler de l’avenir de son fils, Rhombur se souvint de ce que son père Dominic lui avait dit une fois : « Il n’existe pas de grande victoire dont on ne doive pas payer le prix. » Tessia se blottit contre lui. Sa nouvelle main cyborg ne parvenait pas encore à capter la chaleur sensuelle de son corps, mais cela viendrait avec le temps. Il retrouvait peu à peu son humeur joyeuse et son dynamisme. Même s’il continuait tout au fond de lui à déplorer tout ce que sa famille avait perdu. Même s’il avait repris le trône de ses ancêtres et retrouvé le Grand Palais de Vernii, il savait qu’il était le dernier de sa lignée et s’y résignait. Ce baptême était donc assez cruel à son cœur. Un sourire nouveau et tendre se dessinait sur les lèvres de Tessia. En même temps, il devina un souci dans ses yeux sépia et les plis de sa bouche. Il attendit et elle dit enfin : — Je ne sais comment aborder ce sujet, mon très cher époux. Mais je pense que tu vas considérer cela comme une bonne nouvelle. Il eut un sourire contrit. — Ma foi, je ne crois pas que je puisse supporter d’autres mauvaises nouvelles. Elle serra sa main artificielle. — Rappelle-toi quand l’Ambassadeur Pilru a apporté ces informations concernant ton demi-frère Tyros Reffa. Il avait pratiqué certains tests génétiques afin d’apporter des preuves et il en a pris grand soin. Il la regardait sans comprendre. « Mon amour, j’ai… préservé quelques échantillons de ces cellules. Le sperme est génétiquement viable. Décontenancé, il risqua : — Essaierais-tu de me dire que nous pourrions l’utiliser, qu’il serait possible de… — Par amour pour toi, je suis prête à porter l’enfant de ton demi-frère. Et le sang de ta mère courra dans les veines de l’enfant. Ce ne sera peut-être pas un vrai Vernius mais… — Par tous les enfers vermillon ! Par tous les dieux ! Je pourrai l’adopter et faire de lui mon héritier officiel. Aucun membre du Landsraad n’osera s’y opposer ! Il serra Tessia dans ses bras, longuement, amoureusement. Elle lui lança un regard coquin. — Je suis ouverte à toutes vos propositions, mon Prince. Il pouffa de rire. — Mais je ne suis plus un Prince, ma bien-aimée. Je suis le Comte Vernius. Et notre Maison n’est pas près de s’éteindre ! Tu auras encore d’autres enfants. Tu vas voir. Le Grand Palais va résonner de leurs rires. 122 Il ne fait aucun doute que le désert ait des qualités mystiques. Par tradition, les déserts sont la matrice des religions. Rapport de la Missionaria Protectiva à l’École Mère. De grands événements politiques avaient secoué l’Imperium, mais le désert n’avait pas changé. Deux hommes observaient les dunes de l’Erg Habbanya sous le clair de lune, leur capuche rejetée en arrière et le masque de leur distille pendant sur la poitrine. Les guetteurs Fremen de la station du Faux Mur Ouest prêts à déceler un coup d’épice au large. Tôt dans la matinée, Liet-Kynes et ses compagnons avaient senti les effluves d’une énorme masse de pré-épice apportés par la brise. Et sur les dunes, les guetteurs de sons avaient perçu des rumeurs graves dans le ventre profond du désert, des perturbations importantes. Il se passait quelque chose sous la mer de sable… mais un coup d’épice pouvait survenir rapidement, sans prévenir, et entraîner des destructions considérables. Même Liet-Kynes, en Planétologiste averti, était intrigué. La nuit était tranquille et la brise s’apaisait encore. Au milieu du ciel, la trace menaçante de la nouvelle comète était comme un jet de brume. Elle était apparue depuis des semaines. Comme un présage important mais encore indéchiffrable. Les Fremen cherchaient quelle pouvait en être la signification. Les comètes annonçaient souvent la naissance d’un nouveau roi ou la mort d’un ancien. Les propositions abondaient, mais les Naibs et les Sayyadinas n’arrivaient pas à se mettre d’accord. Tout en haut des falaises, les hommes valides et les jeunes garçons attendaient le signal des guetteurs, prêts à se précipiter vers le désert avec leurs outils et leurs sacs pour récolter l’épice fraîche avant que ne survienne un ver. Les Fremen avaient toujours engrangé ainsi le Mélange depuis l’époque des Errants Zensunni, quand les premiers réfugiés nomades avaient abordé la planète désertique. Mais, d’ordinaire, les coups d’épice se produisaient loin dans les dunes du désert ouvert, jamais aussi près d’un sietch. La moisson de l’épice à la clarté d’une comète… La Seconde Lune d’ivoire bleuté montait dans le ciel. Liet regarda un instant sa face luisante qui avait toujours évoqué une souris des sables pour les Fremen. — Muad’Dib vient nous surveiller. Stilgar avait toujours son regard de rapace fixé sur les ombres et les franges claires du désert. Il surprit le signe d’approche du ver avant même le coup d’épice : une crête mouvante de sable qui approchait à vive allure, parallèlement aux rochers qui entouraient le Sietch du Mur Rouge. Liet plissa les yeux tandis que les voix excitées des autres guetteurs résonnaient autour d’eux. — Les vers ne s’approchent jamais autant, marmonna Liet, sauf pour une raison particulière. — Liet, qui sommes-nous pour oser comprendre les raisons de Shai-Hulud ? Dans un grondement sourd, la bête formidable se dressa hors du sable, à la limite de la digue rocheuse. Dans le calme de la nuit, Liet entendit le souffle ému de ses compagnons. Ce ver était si ancien qu’il semblait avoir été fait à partir des os mêmes du monde. C’est alors que, sur une falaise plus haute, un guetteur annonça un autre ver, puis un autre, et un autre encore. Les Léviathans nageaient entre les dunes, formant un cercle ondulant qui se refermait sur le sietch. Un chuchotement sourd et violent accompagnait la ronde monstrueuse : celui des montagnes de sable déplacées par les vers, transformées en sillage d’ombre sous la clarté double de la lune et de la comète. Un par un, les vers émergèrent. Des étincelles dorées jaillissaient de leurs gueules, mais ils se comportaient avec un calme mystérieux. Liet en compta plus de dix. Ils se dressaient maintenant, leurs corps gigantesques frémissant comme s’ils étaient prêts à sauter vers la comète. Les Fremen savaient que chaque ver avait son territoire qu’il défendait âprement. Pourtant, là, ils s’étaient rassemblés et aucun signe n’annonçait qu’ils allaient s’affronter. Sous ses bottes, Liet sentit vibrer la montagne. Une odeur nouvelle se mêlait à la senteur de cannelle du Mélange. Celle du silex, acide, irritante. — Faites sortir tous ceux du sietch ! Que l’on amène mon épouse et mes enfants ! Des hommes plongèrent aussitôt dans les tunnels. Les vers formaient maintenant un cercle parfait et tournaient selon un mouvement synchronisé autour du premier Léviathan en un culte secret, une adoration ignorée des hommes. Et les Fremen firent les signes sacrés de dévotion à Shai-Hulud. Liet, lui, ne pouvait que regarder, fasciné, certain qu’on parlerait de cet événement durant des générations à venir. Les vers formidables dressaient tous leurs têtes dentues et aveugles vers le ciel. Au centre, l’ancêtre était comme un monolithe vivant, érigé sous la comète qui projetait les ombres sinueuses des monstres entre les vagues des dunes. — Shai-Hulud ! chuchotèrent les Fremen. — Il faut prévenir la Sayyadina Ramallo, souffla Stilgar à Liet. Il faut qu’elle sache ce que nous avons vu. Elle seule saura l’interpréter. Faroula surgit à cet instant avec les enfants de Liet. Elle lui tendit la petite Chani, qui n’avait que dix-huit mois, et il la souleva pour qu’elle puisse voir au-delà des adultes. Liet-chih, lui, s’était déjà trouvé une place. Le cercle des vers frémissait dans la nuit en une danse étrange, au rythme chuintant du sillage de sable. Il tournait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme si les immenses créatures voulaient créer un tourbillon, un maelström dans le sable. Au centre, l’ancêtre commença alors à s’affaisser, à s’effriter, et ses anneaux se démantelèrent. Il se défaisait par segments qui se changeaient à leur tour en petites choses vivantes : une rivière argentée d’embryons de truites pareilles à des amibes. Elles plongeaient dans le sable, vives et innombrables, et s’enfonçaient entre les dunes. Hébétés, les Fremen murmuraient. Mais les enfants lançaient des cris d’excitation et posaient des questions brûlantes auxquelles nul ne répondait. — Est-ce que c’est un songe, mon mari ? demanda Faroula. La petite Chani, regardait avec ses grands yeux qui n’étaient pas encore absolument bleus. Liet savait que jamais elle n’oublierait cette nuit. — Ce n’est pas un songe, non… mais j’ignore ce que c’est. Liet serra sa petite fille contre lui tout en prenant la main de Faroula. Les vers continuaient leur ronde tandis que le plus ancien achevait de se transformer en milliers d’embryons. Sa carcasse s’ouvrit et se sépara, ne laissant que la structure de cartilage de ses côtes et de ses anneaux. Le dernier épanchement de truites se fondit dans les dunes et rien ne subsista plus de l’ancêtre. Un moment plus tard, les vers s’enfouirent dans le sable et plongèrent. Le mystérieux rituel était achevé. Ils se dispersèrent dans différentes directions : la trêve était rompue et chacun allait retrouver un territoire. Liet eut un long frisson et attira Faroula tout contre lui. Quant au petit Liet-chih, il restait muet. Les sillages de silice et de mica s’apaisèrent et redevinrent tels qu’ils avaient été au début de la nuit : une mer infinie de dunes. Des lames d’ombres et des versants lunaires. — Béni soit le Faiseur et Son eau, murmura Stilgar. (D’autres voix se joignirent à la sienne.) Bénis soient Ses allées et venues. Puisse Son passage nettoyer le monde. Puisse-t-Il conserver le monde pour Son peuple. Un événement significatif, songea Liet. — Quelque chose de terrible vient de changer dans cet univers. Shai-Hulud, le roi des vers géants, était retourné aux sables, ouvrant la voie à un roi nouveau. Dans le grand schéma des choses, la naissance et la mort étaient liées aux processus remarquables de la nature. Pardot Kynes avait enseigné cela aux Fremen : « La vie – toute la vie – est au service de la Vie. Le paysage entier est vivant, rempli de relations à l’intérieur de relations. » Les Fremen avaient été les témoins d’un présage spectaculaire. On leur avait annoncé une naissance importante quelque part dans l’univers, celle d’un être qui serait révéré pour les millénaires à venir. Et il se mit à chuchoter à l’oreille de sa fille les pensées qu’il pouvait traduire en paroles… Et se tut quand il sentit qu’elle avait compris. 123 On ne saurait comprendre un processus en l’arrêtant. La compréhension doit suivre le flux du processus, le rejoindre, couler avec lui. Première Loi du Mentat. La Mère Supérieure Harishka se livrait à ses exercices quotidiens, préoccupée par les fonctions les plus infimes de son corps vieillissant. En collant noir, elle était allongée dans le jardin de mousse de l’École, sous la brume des fontaines. Non loin de là, dix jeunes Acolytes en blanc étaient plongées dans leurs mouvements calisthéniques. Elles l’observaient en silence, admiratives. Harishka avait les yeux fermés et se concentrait sur son énergie intérieure en faisant appel à ses ressources mentales profondes. Elle avait été Maîtresse Porteuse dans sa jeunesse et avait donné le jour à plus de trente enfants qui, tous, provenaient d’un lignage génétique du Landsraad. Elle avait depuis toujours été dévouée à la Communauté. La matinée était fraîche, comme toujours sur Wallach IX, avec une brise légère. Et les collines lointaines portaient encore la mosaïque de terre brune et de neige de l’hiver. Le petit soleil blanc bleu, le cœur tiède du système planétaire, dérivait péniblement entre les nuages gris. La Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam s’approcha, portant un coffret serti de gemmes. Elle avançait à pas comptés sur le damier de mousse et s’arrêta à quelques mètres d’Harishka, attendant patiemment qu’elle en ait fini avec ses exercices. Harishka, les paupières toujours closes, pivota brusquement et effectua un jeté d’attaque vers Mohiam avant de feinter sur la droite. Son pied gauche ne s’arrêta qu’à une fraction de centimètre du visage de la Diseuse de Vérité. — Vous êtes plus en forme que jamais, Mère Supérieure, commenta Mohiam, sans se départir de sa sérénité. — N’essaye donc pas de flatter une vieille femme comme moi. (Le regard d’Harishka se fixa sur le coffret.) Qu’est-ce que vous m’apportez là ? Mohiam souleva le couvercle et lui présenta un anneau de gemme soo bleu pâle. Elle le passa à son doigt et, effleurant alors une zone de pression sur l’anneau, elle fit apparaître un livre virtuel. — C’est le journal de la Mère Kwisatz que l’on a retrouvé dans son appartement royal après sa mort. — Et le texte ?… — Je n’ai lu que la première page, Mère Supérieure, à seule fin d’en vérifier l’authenticité. Je n’ai pas jugé utile d’aller au-delà. Elle inclina la tête. Harishka fit lentement défiler les pages. Tout en s’adressant à Mohiam sur le simple ton de la conversation. — Il y a des gens pour dire qu’il fait froid ici. Vous êtes d’accord ? — Une personne n’a froid que lorsque son esprit le lui dit. — Allons, ne me récitez pas la réponse. Mohiam leva les yeux. — Eh bien, pour moi, il fait froid ici. — Pour moi, la température est très agréable. Mohiam, vous croyez que vous pourriez m’apprendre à moi quelque chose ? — Je ne l’ai jamais envisagé, Mère Supérieure. — Alors, pensez-y. La vieille femme se replongea dans les écrits d’Anirul. Mohiam essayait de comprendre. Harishka ne pourrait jamais cesser d’enseigner, quelle que soit son statut dans la Communauté. — Nous enseignons à ceux qui en ont besoin, dit-elle enfin. — Encore une réponse toute faite. Mohiam soupira. — Mais oui, je suppose que je pourrais vous apprendre quelque chose. Chacune de nous connaît des choses que les autres ignorent. Cette situation avec le fils de Jessica nous prouve qu’aucune de nous n’est à l’abri de l’inattendu. — Exact, fit Harishka avec une expression de dégoût. Les mots que je prononce en cet instant et les pensées que j’ai ne sont pas les mêmes que dans le passé, ni semblables à ce que je pourrai concevoir plus tard. Chaque instant est un joyau en lui-même, tout comme cet anneau soo, qui est unique dans l’univers. Il en est ainsi de la vie humaine. Aucune vie ne ressemble vraiment à une autre. Nous apprenons des autres et nous enseignons aux autres. C’est le but de la vie, car en apprenant, nous avançons en tant qu’espèce. Mohiam acquiesça. — Nous apprenons jusqu’à ce que nous mourions. En fin d’après-midi, seule dans son bureau, la Mère Supérieure s’installa devant son bureau et ouvrit son journal sensoriel. Sur sa droite, dans un calice, de l’encens brûlait, répandant une faible fragrance de menthe. Elle lisait la vie au quotidien d’Anirul, le récit du rôle qu’elle avait tenu dans la famille Corrino, les espoirs qu’elle avait nourris pour sa fille Irulan. Elle revint sur un passage auquel elle trouvait une interprétation prophétique glaçante : « Je ne suis pas seule. L’Autre Mémoire est ma constante compagnie, où que je sois, à n’importe quel instant. Avec une telle réserve de sagesse, certaines Révérendes Mères pourraient juger inutile de rédiger un journal. Nous avons l’assurance que nos pensées seront transmises à notre mort. Mais qu’en sera-t-il si je viens à mourir seule et qu’aucune Révérende Mère ne reçoive mes souvenirs pour les préserver ? » Harishka pencha la tête sous le poids du chagrin qu’elle ressentait soudain. Anirul avait été assassinée avant que Mohiam ait pu intervenir et tout ce qu’elle avait connu, su ou vécu avait disparu. À l’exception de fragments, comme ceux qu’elle avait devant elle. Elle reprit sa lecture. « Je ne rédige pas ces pages pour des raisons personnelles. En tant que Mère Kwisatz, responsable de l’apothéose de notre projet, je consigne cette chronique à seule fin d’éclairer celles qui viendront après moi. Dans la terrible éventualité – je prie pour qu’elle n’intervienne pas ! – où le programme du Kwisatz Haderach aurait connu une défaillance, ce journal sera une ressource précieuse pour les responsables à venir. Parfois, l’événement le plus infime, le plus insignifiant, peut avoir un sens important. Chacune des Sœurs le sait. » Harishka détourna les yeux. Elle et Anirul Shadow-Tonkin-Corrino avaient été très liées à une époque. Elle se maîtrisa et poursuivit sa lecture. Malheureusement, les phrases se perdaient en fragments hachés, en sentences dégradées, comme si des esprits multiples avaient cherché à s’emparer du stylet. Le discours devenait irrationnel et l’information douteuse. La Sœur Médicale Yohsa elle-même n’avait pas su discerner la profondeur de la désintégration mentale d’Anirul. Harishka se mit à lire de plus en plus vite, de plus en plus difficilement. Anirul évoquait ses cauchemars et ses soupçons. Elle avait même rédigé une page entière où elle ne faisait que répéter la Litanie Contre la Peur. Aux yeux d’Harishka, certaines annotations relevaient de la démence. Plus loin, elle rencontra des pattes de mouche illisibles, des ratures inexplicables. Elle jura entre ses dents. Un puzzle. Et voilà que Jessica donne le jour à un fils ! Mais elle ne pouvait en vouloir à Anirul. Elle décida de montrer le journal virtuel à la Sœur Tora, qui avait été désignée pour déchiffrer les codes et les écritures cryptées les plus complexes. Elle parviendrait peut-être à trouver un sens aux phrases fragmentées et aux syllabes absurdes. Quant au fils de Jessica, il constituait sans doute le plus grand mystère. Harishka se demanda pour quelle raison Anirul avait donné sa vie pour lui. Se pouvait-il qu’elle ait considéré cette erreur génétique comme… significative, ou bien y avait-il autre chose ? Une démonstration stupide de la faiblesse humaine ? Harishka pria en silence pour que le programme déployé sur des millénaires ne soit pas perdu à jamais. Et elle referma le journal d’Anirul. Il se changea sous ses yeux en une brume grise et réintégra l’anneau soo. Mais les mots restaient gravés dans son esprit. FIN * * * [1] Comme il vous plaira, acte II, scène VII.