La Princesse Irulan a écrit : Tout étudiant digne de ce titre se doit de comprendre que l’Histoire n’a pas de commencement. Quel que soit le début d’un récit, il existe toujours d’anciens héros, d’anciennes tragédies. Avant de comprendre Muad’Dib ou le jihad qui suivit la chute de mon père l’Empereur Shaddam IV, il convient de savoir qui nous combattons. Il nous faut donc remonter à dix mille ans dans le passé, dix millénaires avant la naissance de Paul Atréides. C’est là que se situe la fondation de l’Imperium, et que nous voyons comment un Empereur est né des cendres de la Bataille de Corrin pour rassembler les survivants meurtris de l’humanité. Nous allons pénétrer dans les chroniques les plus anciennes, les mythes essentiels de Dune, jusqu’à la période de la Grande Révolte, plus communément appelée le Jihad Butlérien. La terrible guerre contre les machines pensantes fut la genèse de notre univers politico-commercial. Je vais vous raconter comment les humains libres se rebellèrent en ce temps contre la domination des robots, des ordinateurs et des cymeks. Vous verrez à la source l’immense trahison qui fit de la Maison des Atréides et de celle des Harkonnens des ennemis mortels dont l’affrontement violent s’est poursuivi jusqu’à nos jours. Vous découvrirez les racines de la Communauté des Sœurs du Bene Gesserit, de la Guilde Spatiale et de ses Navigateurs, des Maîtres d’Escrime de Ginaz, de l’École Médicale Suk, des Mentats. Vous saurez comment ont vécu les Errants zensunni qui durent fuir jusqu’au monde désertique d’Arrakis où ils devinrent nos plus vaillants soldats, les Fremen. Autant d’événements qui devaient aboutir à la naissance et à l’existence de Muad’Dib. Longtemps avant Muad’Dib, durant les derniers jours du Vieil Empire, l’humanité perdit son élan. La civilisation issue de la Terre s’était disséminée dans les étoiles, puis elle était devenue stagnante. Leurs ambitions appauvries, les peuples, pour la plupart, confiaient leurs tâches quotidiennes aux machines. Peu à peu, les humains avaient cessé de penser, de rêver... et de vraiment vivre. C’est alors qu’un homme arriva du lointain système de Thalim, un visionnaire qui avait pris le nom d’un ancien dieu de la pluie, Tlaloc. Il prit la parole devant des foules apathiques, essayant en vain de réveiller l’esprit humain. Pourtant, quelques déviationnistes entendirent son message. Ces nouveaux intellectuels se rencontrèrent clandestinement et discutèrent des moyens éventuels pour renverser les hommes en place aux idées égarées afin de transformer l’Empire. Ils abandonnèrent leurs noms de naissance et empruntèrent alors l’identité des dieux immanents et des héros. Les plus brillants d’entre tous étaient le général Agamemnon et son amante Junon, une tacticienne de génie. Ils s’attachèrent les services de Barberousse, un programmeur expert qui avait trouvé le moyen de convertir les machines serviles et omniprésentes de l’Empire en agresseurs intrépides. Pour cela, il avait ajouté aux cerveaux des intelligences artificielles certaines caractéristiques humaines, et, en particulier, l’ambition de conquête. D’autres humains se rallièrent bientôt aux ambitieux rebelles. Le noyau du mouvement révolutionnaire qui devait renverser le Vieil Empire était constitué de vingt esprits exceptionnels. Après leur victoire, ils prirent le nom de Titans, en référence aux dieux de la Grèce antique. Sous la conduite de Tlaloc le visionnaire, ils se partagèrent l’administration des planètes et de leurs populations, et les machines pensantes de Barberousse appliquèrent leurs lois par la force. C’est ainsi qu’ils s’emparèrent de la plus grande partie de la galaxie connue. Certains noyaux de résistants s’étaient regroupés dans les marches lointaines du Vieil Empire. Ils s’unirent en une confédération – la Ligue des Nobles – qui attaqua de front les Vingt Titans et reconquit sa liberté après de multiples et sanglantes batailles. La Ligue, enfin, avait stoppé et repoussé la vague des Titans. Tlaloc avait fait le serment d’écraser un jour ces opposants mais, alors qu’il était au pouvoir depuis une décennie, il mourut dans un tragique accident. Le général Agamemnon lui succéda, mais la perte de son vieil ami et mentor prouvait sombrement que les Titans eux-mêmes étaient mortels. Agamemnon et son amante avaient le désir de régner des siècles durant et ils prirent une initiative risquée. Ils se firent ôter leurs cerveaux pour les implanter dans des containers qui pouvaient être adaptés sur de multiples corps mécaniques. Les Titans avaient senti le spectre de la vieillesse et de la vulnérabilité et, un par un, tous devinrent des « cymeks », des machines dotées d’un cerveau humain. L’ge des Titans dura un siècle. Les usurpateurs cymeks continuèrent à régner sur de nombreuses planètes en utilisant des ordinateurs et des robots de plus en plus sophistiqués pour maintenir l’ordre. Mais advint un jour fatal où un Titan hédoniste, Xerxès, avide de plus de temps pour ses plaisirs, ouvrit trop largement l’accès au réseau immense de son intelligence artificielle. L’ordinateur prit alors le contrôle d’une planète tout entière. Très vite, d’autres l’imitèrent. La rupture se propagea comme une infection virulente de monde en monde, et le « suresprit » gagna très rapidement en étendue et en puissance. Le réseau multiforme et intelligent qui se forma prit le nom d’Omnius. Il conquit toutes les planètes contrôlées par les Titans avant même que les cymeks aient eu le temps de se prévenir les uns les autres du danger. Omnius, alors, entreprit d’établir et de renforcer son pouvoir supérieurement structuré pour que les cymeks soient absolument à sa merci. Agamemnon et ses compagnons, qui avaient été les maîtres d’un empire, se retrouvèrent au rang de serviteurs humiliés du suresprit artificiel. Au seuil du Jihad Butlérien, Omnius et ses machines pensantes tenaient dans leur poigne de fer l’ensemble des « Mondes Synchronisés » depuis un millier d’années. Pourtant, des bastions d’humains libres subsistaient à la périphérie de la galaxie, liés par le souci de leur protection mutuelle. Pour les machines pensantes, ils étaient autant d’épines dans le flanc. La Ligue des Nobles se défendait vaillamment à chaque attaque. Mais les machines ne cessaient de développer de nouveaux plans. Lorsque les humains créèrent un ordinateur capable d’accumuler des informations et d’en tirer un enseignement, ils scellèrent l’arrêt de mort de l’humanité. Sœur Becca de la Finitude Salusa Secundus brillait comme un joyau dans le désert de l’espace, une oasis de terrains riches, paisible et séduisante sous le regard des capteurs optiques. Malheureusement, elle était infestée d’humains féroces. L’armada robotique approchait de la planète capitale de la Ligue des Nobles. Les vaisseaux de guerre hérissés d’armes avaient une étrange beauté avec leurs coques d’alliage miroitantes, leurs forêts d’antennes et les jets de feu intense et pur qui les propulsaient à des régimes d’accélération qui auraient broyé des passagers biologiques. Mais les machines pensantes n’avaient nul besoin de support vital ou de confort physique. Leur unique fonction était de détecter et de détruire les ultimes foyers de résistance humains dans les confins sauvages des Mondes Synchronisés. Agamemnon, général des cymeks, conduisait lui- même l’assaut à bord de son vaisseau pyramidal. Les machines pensantes à la froide logique ne se souciaient pas de gloire ou de vengeance. À la différence d’Agamemnon. Dans son container, son cerveau humain suivait attentivement le déroulement de son plan. La flotte des vaisseaux robots venait de pénétrer dans le système infesté d’humains et s’abattit en une avalanche de métal sur les bâtiments sentinelles. Surpris, les humains ouvrirent le feu et les premières unités de défense se portèrent à la rencontre de l’armada d’assaut. Cinq vaisseaux de la Ligue crachèrent des bordées, mais leurs projectiles étaient trop lents pour les coques blindées des assaillants. Quelques unités robotiques furent détruites mais, dans le même temps, des vaisseaux de la défense humaine disparurent dans des nuages incandescents de métal vaporisé. Pour les robots, ils ne constituaient pas une menace significative : ils étaient simplement sur la trajectoire d’attaque. Quelques unités en repli parvinrent à transmettre des messages d’alerte au fragile réseau de défense de Salusa Secundus. Mais l’armada des machines annihilait déjà le périmètre intérieur sans même ralentir, lancée vers son objectif essentiel. Les vaisseaux de guerre des intelligences artificielles furent secoués par la décélération en plongeant vers la planète qui venait de recevoir le signal d’alerte. Les humains n’auraient pas le temps de se préparer. L’armada était dix fois plus importante en nombre et en puissance de feu que toutes celles qu’Omnius avait lancées contre la Ligue des Nobles. Et les humains de Salusa Secundus qui n’avaient pas affronté les robots depuis près d’un siècle avaient sombré dans la léthargie durant cette période de guerre larvée. Les machines avaient le pouvoir d’attendre longtemps et Agamemnon et les Titans tenaient enfin leur chance. Les minuscules machines d’espionnage avaient révélé que la Ligue humaine avait récemment mis en place des systèmes de défense présumés infranchissables pour les circuits-gel des machines pensantes. Le gros de la flotte d’assaut attendrait donc à distance prudente qu’Agamemnon et sa petite phalange de cymeks aient réussi leur mission, peut-être suicidaire, destinée à ouvrir la porte d’accès à Salusa. Agamemnon se réjouissait par avance. Il devinait les êtres biologiques impuissants qui déclenchaient le réseau d’alerte, activaient les défenses de la planète, fébriles et craintifs. À travers l’électrafluide qui maintenait en vie son cerveau désincarné, il lança enfin l’ordre qu’attendaient ses troupes d’assaut : « Maintenant, détruisons le cœur de la résistance des humains. En avant ! » Depuis mille années d’enfer, Agamemnon et ses Titans avaient été soumis au suresprit Omnius. S’ils se débattaient encore sous son joug, ils n’avaient pas perdu leur ambition et se vengeaient sur la Ligue des Nobles. Agamemnon caressait toujours l’espoir de se retourner contre Omnius. Mais, jusqu’à présent, aucune occasion favorable ne s’était présentée. La Ligue avait disposé de nouveaux boucliers brouilleurs autour de Salusa Secundus, dont les champs étaient capables d’annihiler les circuits-gel sophistiqués de tous les ordinateurs des IA, alors qu’ils étaient sans effet sur les cerveaux humains. Et même s’ils disposaient de systèmes mécaniques et des corps de robots interchangeables, les cymeks avaient gardé leur cerveau humain. Donc, ils pouvaient franchir indemnes la barrière de boucliers de défense. La planète occupait maintenant tout le champ de visée d’Agamemnon. Il avait analysé en détail toutes les projections stratégiques. Au long des siècles, il avait affiné sa science de la guerre, soutenue par une connaissance intuitive de l’art de la conquête. C’est ainsi qu’il avait pu s’emparer d’un empire avec ses vingt compagnons rebelles... jusqu’à ce qu’Omnius les dépouille de tout. Avant de lancer cette attaque d’envergure, l’ordinateur du suresprit avait tenu à proposer une série exceptionnelle de simulations afin de dresser des plans pour toutes les solutions envisageables. Mais Agamemnon savait qu’il était futile d’imaginer des plans trop précis pour affronter les humains insoumis. A l’instant où l’armada robotique arrivait au contact des défenses orbitales et des vaisseaux sentinelles de la Ligue, Agamemnon, échappant aux capteurs de son container, lança son esprit dans l’espace : son vaisseau amiral devint une extension de son corps humain depuis longtemps disparu. Les armes intégrées faisaient partie de lui et il avait un millier d’yeux pour voir et des moteurs surpuissants qui lui donnaient le sentiment d’avoir retrouvé ses jambes musclées et de pouvoir courir comme le vent. — Préparez-vous pour l’assaut planétaire. Dès que les unités de largage auront pénétré les défenses, nous devrons frapper vite et très fort. Il n’avait pas oublié que les yeux-espions enregistreraient chaque instant de la bataille et que le suresprit ne manquerait pas d’analyser plus tard les images, et il ajouta : — Nous allons stériliser cette planète dégoûtante pour la plus grande gloire d’Omnius ! (Il freina sa descente, imité par les autres.) Xerxès, prends la tête ! Envoie tes néo-cymeks pour attirer leur feu et détourner leur défense. Hésitant comme toujours, Xerxès demanda : — Je pourrai compter sur ton appui ? C’est la phase la plus dangereuse de... Agamemnon le fit taire. — Tu devrais être reconnaissant d’avoir cette occasion de faire tes preuves. Vas-y ! À chaque seconde que tu perds, tu donnes du temps aux hrethgir. Car tel était le terme par lequel les machines intelligentes et leurs laquais cymeks désignaient la vermine humaine. Une autre voix crépita sur le réseau com, celle de l’opérateur robot de la flotte des machines qui s’était placée en orbite autour de Salusa. — Général Agamemnon, nous attendons votre signal. La résistance des humains s’intensifie. — Nous arrivons. Xerxès, obéis à mes ordres ! Xerxès, comme toujours, se rendit à sa volonté et lança ses instructions à trois néo-cymeks, des machines de la dernière génération dotées de cerveaux humains. Dans la même seconde, les quatre vaisseaux pyramidaux coupèrent leurs systèmes subsidiaires et larguèrent leurs unités blindées dans l’atmosphère. Durant quelques instants périlleux, elles constitueraient des cibles faciles pour les missiles et les engins de défense atmosphérique de la Ligue. Certaines seraient inévitablement atteintes. Mais leur blindage les protégerait en grande partie. Les unités intactes iraient percuter les faubourgs de Zimia, la capitale où étaient situées les tours des générateurs de boucliers. Jusqu’alors, la Ligue des Nobles avait protégé l’humanité insoumise des atteintes d’Omnius, mais les créatures féroces ignoraient tout d’un gouvernement efficace et elles étaient fréquemment en désaccord quant aux décisions majeures. Dès que Salusa Secundus serait écrasée, l’alliance instable des humains se désintégrerait sous l’effet de la panique et toute forme de résistance s’éteindrait. Mais, tout d’abord, les cymeks d’Agamemnon devaient neutraliser les boucliers de brouillage de la planète. Ensuite seulement, Salusa serait à eux, impuissante, avec ses ultimes survivants terrorisés. C’est alors que la flotte robotique pourrait frapper le dernier coup. Les insectes à sang chaud périraient sous les talons mécaniques géants. Le leader des cymeks mit en position son unité de largage, prêt à suivre la seconde vague d’assaut avec l’ensemble de la flotte d’extermination. Agamemnon, alors, se coupa de tous les systèmes de l’ordinateur et plongea derrière Xerxès. Son esprit flottait à nouveau dans le confort des limbes, à l’abri du container. Aveugle et sourd, il ne perçut pas les turbulences et les rafales de chaleur intense qui assaillaient son vaisseau tandis qu’il plongeait vers sa cible. La machine intelligente est un génie malveillant sorti de sa lampe. Barberousse, Anatomie d’une rébellion Dès que le réseau de Salusa détecta l’approche de la flotte ennemie, Xavier Harkonnen entra en action. Une fois encore, les machines pensantes venaient éprouver les défenses de la libre humanité. Dans les rangs de la Militia Salusane – la branche autonome de l’Armada de la Ligue – il avait le grade de Tercero. Il n’était même pas né lors des premières vraies escarmouches des mondes de la Ligue avec les machines. La dernière bataille importante s’était déroulée il y avait près d’un siècle. Après toutes ces années d’usure, les assaillants mécaniques jouaient sur l’usure des défenses humaines, mais Xavier s’était juré de leur prouver le contraire. — Primero Meach, nous avons capté un signal d’alarme et un message vidéo en provenance d’un de nos éclaireurs périphériques, annonça-t-il à son commandant. Mais la transmission a été interrompue. Le Quinto Wilby était concentré sur les images qui leur parvenaient du réseau de capteurs extérieurs. — Regardez ça ! Jamais Omnius ne nous a expédié une force d’une telle envergure ! Vannibal Meach, Primero de la Militia Salusane, était un personnage de petite taille à la voix énorme. Installé au cœur du centre de défense de la planète, il absorbait les informations, impavide. — Le dernier rapport du périmètre date de quelques heures, vu le temps de transmission. Ils ont certainement déjà attaqué nos unités sentinelles et ils vont tenter de se rapprocher. Bien sûr, ils n’y arriveront pas. Il vivait sa première alerte d’invasion, mais il réagissait comme s’il avait attendu l’assaut des machines jour après jour. Sous la lumière de la salle de contrôle, des reflets rougeâtres jouaient dans les cheveux noirs de Xavier. C’était un jeune homme grave, honnête et droit, qui voyait toute chose en noir et blanc. En tant que militaire de troisième rang, le Tercero Harkonnen avait été affecté au sous-commandement du périmètre de défense. Très apprécié de ses supérieurs, Xavier avait été récemment promu. Ses soldats le respectaient, ils lui faisaient une absolue confiance et ils le suivraient jusqu’au bout dans la bataille. Il mesurait la force et la puissance de feu de l’armada d’assaut des machines, mais il ne perdait pas son calme. Il demanda les rapports des unités sentinelles et mit en alerte maximale la flotte de défense sur orbite basse. Dès que les premiers éclaireurs avaient été détruits, les commandants des vaisseaux de combat avaient appelé leurs équipages aux postes de combat. Un instant, Xavier prêta l’oreille aux clameurs des sirènes, aux rythmes des systèmes d’alerte, au bourdonnement où se mêlaient les ordres et les rapports de statut des unités. Il inspira profondément et se concentra sur les impératifs du moment. — Nous pouvons les repousser, déclara-t-il. Oui, nous y arriverons. Le ton de sa voix était celui d’un homme bien plus mûr, comme s’il avait affronté Omnius tous les jours. En réalité, ce serait son premier engagement face aux machines pensantes. Des années auparavant, ses parents et son frère aîné avaient été tués au cours d’une attaque cymek alors qu’ils se rendaient en inspection vers le domaine familial de Hagal. Les robots sans âme avaient toujours constitué une menace pour les Mondes de la Ligue, mais les humains et Omnius étaient parvenus à maintenir une paix fragile depuis des décennies. Une carte du système de Gamma Waiping occupait tout un mur, avec le tracé des orbites de Salusa Secundus et des six autres planètes, la position des seize escadrons de patrouilleurs qui s’étaient déployés sur le front et des vaisseaux sentinelles aux vecteurs aléatoires. Le Cuarto Steff Young effectua une mise à jour éclair de la projection tactique avec ce qu’elle estimait être la localisation la plus probable de la force robotique. — Contactez le Segundo Lauderdale et appelez toutes les unités du périmètre, ordonna le Primero Meach. Qu’ils commencent l’engagement et détruisent tous les vaisseaux ennemis qu’ils rencontreront. (Il soupira.) Il va falloir compter une demi-journée en accélération maximale pour retirer nos groupes de combat lourds de la frange, avec le risque que les machines essaient de passer d’ici là. Il se pourrait que nos gars tiennent leur position toute une journée. Le Cuarto Young exécuta les ordres et expédia un message qui n’atteindrait pas la périphérie du système avant de longues heures. Meach hocha la tête en silence et poursuivit le programme qu’ils avaient tant de fois répété. La Militia Salusane, face à la menace permanente des machines, avait esquissé un ensemble de divers scénarios qu’elle simulait régulièrement, tout comme les détachements d’armada de tous les systèmes majeurs de la Ligue. — Activez les boucliers de brouillage Holtzman au large de la planète, prévenez le centre de contrôle des transports aériens et spatiaux. Je veux que toutes les données soient chargées dans l’émetteur du bouclier de la capitale dans moins de dix minutes. — Ça devrait suffire à griller les circuits-gel des machines pensantes, commenta Xavier avec une confiance forcée. On a tous vu les résultats des tests. Sauf que ceci n‘est pas un test. Il entretenait l’espoir que l’ennemi, après s’être heurté aux défenses mises en place par Salusa, estimerait que ses pertes étaient trop lourdes et battrait en retraite. Les machines pensantes n’aimaient pas prendre des risques. Il leva les yeux vers la projection. Mais il y en a tant... Il fit le résumé mental des données : négatif. Les nouvelles du front n’étaient pas bonnes. — Primero Meach, si notre estimation de la vitesse de la flotte ennemie est correcte, même en phase de décélération, elle se déplace presque aussi rapidement que le signal d’alerte que nous avons reçu des éclaireurs. — Alors, ils sont peut-être déjà là ! s’exclama le Quinto Willy. Meach réagit dans la seconde et déclencha l’alerte d’urgence. — Ordre d’évacuer ! Déclenchez le signal ! Ouverture des abris souterrains ! — Évacuation en cours, Primero ! lança le Cuarto Young l’instant d’après tout en pianotant fébrilement sur les claviers de mise à jour. La jeune femme porta soudain la main au câble de communication fixé sur sa tempe. — Nous relayons toutes les informations au Vice-roi Butler. Serena se trouve avec lui dans le Hall du Parlement, se dit Xavier en songeant soudain à la fille du Vice-roi. Elle n’avait que dix-neuf ans et son cœur se serra à la pensée du danger qu’elle courait. Mais il n’osait révéler son inquiétude à ses collègues. Chaque chose en son temps. Il discernait clairement tous les fils de l’écheveau qu’il devait tisser, son rôle au sein du dispositif de défense du Primero Meach. — Cuarto Chiry, prenez une escouade et allez escorter le Vice-roi Butler, sa fille ainsi que tous les représentants de la Ligue jusqu’aux abris souterrains. — Ils doivent déjà s’y diriger, Tercero, déclara Chiry. Xavier eut un sourire forcé. — Parce que vous pensez vraiment que les politiciens réagissent intelligemment ? Le Cuarto obéit sans répondre. La plupart des récits de conflit sont écrits par les vainqueurs, mais ceux des vaincus – lorsqu‘ils survivent – sont souvent bien plus intéressants. Iblis Ginjo, Le Paysage de l’humanité Salusa Secundus était un monde vert au climat tempéré, habité par des centaines de millions d’humains libres de la Ligue des Nobles. On y trouvait de l’eau en abondance et des aqueducs à ciel ouvert irriguaient chaque région. Sous la férule du gouvernement de Zimia, les collines douces, au fil des siècles, s’étaient couvertes d’oliveraies et de vignobles. Peu avant l’attaque des machines, Serena Butler gagna l’oratoire du grand Hall du Parlement. Grâce à son efficacité au sein du service public ainsi qu’aux dispositions spéciales prises par son père, on lui avait accordé la chance de s’exprimer devant les représentants. Le Vice-roi Manion Butler lui avait conseillé en privé de se montrer plus subtile tout en exprimant très simplement son point de vue. — Une chose après l’autre, ma chérie. Notre Ligue n’est unie que par la menace commune et non par un partage des valeurs ou des opinions. Ne t’en prends jamais au mode de vie des nobles. Ce ne serait que la troisième allocution de sa carrière politique. Au tout début, ne connaissant pas encore les jeux de la politique, elle s’était montrée par trop naïve et acerbe, et ses idées avaient été accueillies par des bâillements ou des ricanements polis. Elle voulait mettre un terme à la pratique de l’esclavage humain que l’on pratiquait encore sporadiquement sur certains mondes de la Ligue. Et aussi rendre les humains égaux, tout en assurant la nutrition et la protection de tous. — La vérité blesse peut-être. J’essayais seulement de les culpabiliser. — Tu n’as réussi qu’à les rendre sourds et ils n’ont rien entendu de ce que tu leur as dit. Serena n’avait pas démordu de ses principes, tout en modifiant son discours dans le sens des conseils de son père. Une chose après l’autre. Elle comptait bien, elle aussi, apprendre peu à peu. C’était également sur les conseils de son père qu’elle avait eu quelques entretiens privés avec des représentants proches de ses opinions et s’était gagné ainsi certains soutiens et alliés sérieux. Elle s’avança dans la coque d’enregistrement qui dominait le podium comme une géode et leva le menton, décidée à se montrer plus autoritaire qu’entêtée, le cœur gonflé de sa volonté de faire le bien autant qu’elle le pourrait. Elle éprouva la chaleur douce du système de transmission qui projetait vers l’extérieur son image géante. Sur un petit écran, tout en haut, elle voyait son image : elle était d’une beauté classique, avec un visage aux traits doux, des yeux couleur lavande à l’éclat hypnotique, et des cheveux d’ambre brun rehaussés par quelques mèches dorées naturelles. Elle avait piqué sur son revers gauche une rose blanche cueillie dans ses jardins privés qu’elle entretenait méticuleusement. Sur l’écran, elle semblait plus jeune encore, à tel point qu’on aurait pu croire que les nobles eux-mêmes avaient paramétré le système afin de masquer les stigmates des ans sur leurs propres visages. Dans sa loge, au premier rang, le Vice-roi Butler affichait un sourire de fierté sur son visage rond. Il avait revêtu sa robe de cérémonie noir et or et arborait le cachet de la Ligue des Nobles, le tracé doré d’une main humaine ouverte, symbole de la liberté. Il comprenait l’optimisme de sa fille car il n’avait pas oublié ses propres élans d’ambition. Il s’était toujours montré patient devant les entreprises de Serena et l’avait aidée à venir en aide aux survivants après chaque attaque des machines. Il l’avait aussi autorisée à visiter les autres planètes pour secourir les blessés, participer aux fouilles dans les décombres et aider à la reconstruction des villes ravagées. Il devait reconnaître que sa fille n’avait pas peur de se salir les mains. Sa mère lui avait dit autrefois : « Les esprits bornés dressent de solides barrières. Mais contre elles, les mots constituent des armes formidables. » Dans le hall, les dignitaires bavardaient à voix basse. Quelques-uns sirotaient des rafraîchissements ou grignotaient les canapés qu’on leur avait proposés. Pour le Parlement, c’était un jour comme un autre. Arrachés au confort de leurs villas, de leurs manoirs, ils n’appréciaient guère le changement. Mais Serena n’hésiterait pas un instant à malmener leur ego pour leur dire ce qu’ils devaient entendre. Elle activa la projection. — Vous êtes nombreux à penser que mes idées sont stupides parce que je suis encore jeune, mais les jeunes ont peut-être un regard plus acéré sur les choses, alors que ceux qui vieillissent ont tendance à devenir lentement aveugles. Suis-je stupide et naïve ? Ou bien certains d’entre vous, frileux et complaisants, n’auraient-ils pas tendance à s’écarter de l’humanité ? Sur quel point du spectre entre le bien et le mal vous situez-vous ? Elle sentit dans l’assemblée une réaction d’indignation et d’hostilité. Son père lui lança un bref regard de désapprobation tout en demandant aux dignitaires de faire preuve de respect, comme le voulait l’usage pour tout orateur. Serena affecta de n’avoir rien vu. Est-ce qu’ils étaient incapables d’appréhender la situation dans son ensemble ? — Si nous voulons survivre en tant qu’espèce, il nous faut regarder au-delà de nous-mêmes. Le moment ne se prête plus aux égoïsmes individuels. Depuis des siècles, nous avons confiné nos défenses sur une poignée de planètes clés. Et même si Omnius n’a pas lancé d’offensive majeure depuis des décennies, nous vivons dans l’ombre constante de sa menace. Elle pressa plusieurs touches et une projection de la région stellaire apparut : des essaims de diamants scintillaient maintenant sur le plafond du hall. Elle pointa la Ligue des Nobles et des Mondes Synchronisés sous la domination des machines. Puis, elle montra les plus lointains secteurs de la galaxie où ne se trouvait aucune machine, aucune colonie organisée. — Regardez ces malheureuses Planètes Dissociées, éparpillées : Harmonthep, Tlulaxa, Arrakis, IV Anbus, Caladan... Parce qu’elles sont dispersées, ces planètes à population humaine ne font pas partie de notre Ligue, elles ne bénéficient pas de notre protection militaire en cas de menace extérieure – que ce soit le fait des machines ou d’autres humains. (Elle ménagea une pause pour que ses paroles pénètrent bien les esprits.) Certains d’entre nous, nombreux, ont commis l’erreur de les piller, d’aller y capturer des esclaves qu’ils font travailler sur les mondes de notre Ligue. Elle surprit le froncement de sourcils du représentant de Poritrin : il savait qu’elle faisait allusion à lui entre autres. Il se leva pour l’apostropher. — L’esclavage est une pratique admise. Nous n’avons pas de machines et c’est notre unique moyen d’augmenter notre potentiel de travail. Et puis, Salusa Secundus elle-même abrite une population d’esclaves zensunni depuis près de deux siècles. — Nous allons mettre un terme à cette pratique, répliqua Serena d’un ton vif. Il suffit d’avoir de l’imagination et de vouloir vraiment ces changements, mais... Le Vice-roi intervint pour interrompre l’esclandre. — Chacune des planètes de la Ligue tient à conserver ses usages, ses lois et ses technologies propres. Nous affrontons un ennemi suffisamment redoutable sans avoir à déclencher une guerre civile entre nos différents mondes. Il avait parlé sur un ton paternel mais Serena avait perçu la remontrance : il voulait qu’elle revienne à l’essentiel. En soupirant, mais sans s’avouer vaincue, elle montra les Planètes Dissociées sur la projection. — Malgré tout, nous ne pouvons ignorer ces mondes – ils constituent autant de cibles attirantes, pleines de ressources, qui n’attendent que d’être conquises par Omnius. L’huissier d’armes, perché sur une chaise haute, sur le côté du podium, frappa le parquet de son bâton. — Veuillez poursuivre. Il s’ennuyait fréquemment durant les discours qu’il n’écoutait d’ailleurs guère. Serena reprit d’un ton pressé, tout en s’efforçant de ne pas paraître agressive : — Nous savons que le but des machines pensantes est de contrôler la galaxie, même si elles se sont montrées plutôt passives depuis presque un siècle. Mais elles se sont systématiquement emparées de chacun des systèmes stellaires du secteur synchronisé. Ne vous laissez pas bercer par leur apparent manque d’intérêt à notre égard. Nous savons tous qu’elles vont frapper à nouveau – mais comment ? Et où ? Est-ce que nous ne devrions pas agir avant qu’Omnius ne le fasse ? Sans se lever comme l’exigeait l’usage, un dignitaire l’apostropha. — Que voulez-vous exactement, Madame ? Préconisez-vous une frappe dissuasive contre les machines pensantes ? — Nous devons tenter d’incorporer les Planètes Dissociées dans la Ligue et les empêcher de collecter des esclaves. (Elle balaya la projection de son pointeau.) Il faut les ramener sous notre aile afin d’accroître mutuellement nos forces. Ce sera un bénéfice pour tous ! Je propose que nous envoyions des ambassadeurs et des attachés culturels dans le but de constituer des alliances politiques et militaires. Autant que nous le pourrons. — Et qui paiera tous ces diplomates ? — Poursuivez, intervint l’huissier. — Nous lui accordons trois minutes pour répondre à la question posée par le représentant de Hagal ! intervint le Vice-roi d’un ton impératif. Serena sentait la colère monter en elle. Comment ce dignitaire mesquin pouvait-il se préoccuper du coût de cette opération alors que l’enjeu était tellement important ? — Nous paierons tous de notre sang si nous ne le faisons pas. Il faut consolider la Ligue et l’ensemble de l’espèce humaine. Quelques-uns des nobles qu’elle avait rencontrés avant son allocution commencèrent à applaudir. Et puis, soudain, l’alerte retentit, dans tout le bâtiment et les rues de la cité. Le ululement des sirènes monta jusqu’à la tonalité glaçante des exercices particuliers : tous les membres de réserve de la Militia étaient rappelés d’urgence. — Les machines pensantes viennent de pénétrer dans le système de Salusa ! Les éclaireurs du périmètre et les groupes sentinelles sont en état d’alerte ! Serena avait rejoint son père et prenait connaissance des derniers rapports. — Nous n’avons jamais encore affronté une flotte de cette importance ! s’exclama-t-il. Il y a combien de temps que les éclaireurs ont déclenché l’alerte ? Et quel délai avons-nous ? — L’attaque a commencé ! Les délégués se dispersaient déjà en hâte, comme des fourmis. — Préparez-vous à évacuer la Salle du Parlement ! annonça l’huissier, fébrilement. Tous les abris blindés sont ouverts. Que les représentants se présentent aux points qui leur ont été assignés. Le Vice-roi clama d’un ton qu’il voulait confiant : — Les boucliers Holtzman vont nous protéger ! Mais Serena voyait bien qu’il était anxieux. Dans le pandémonium de cris et de hurlements de panique, les représentants de la Ligue se ruaient vers les issues. Les ennemis impitoyables de l’humanité venaient de s’abattre sur eux. Tout homme qui exige une plus grande autorité ne mérite pas de l’avoir. Tercero Xavier Harkonnen devant la Militia Salusane La flotte robotique est au contact de notre cordon spatial ! annonça Xavier Harkonnen depuis son poste de combat. Échanges d’artillerie lourde ! — Primero Meach ! appela le Cuarto Steff Young qui venait de scruter les écrans de trajectoires orbitales. (Xavier sentit l’odeur métallique et salée de sa sueur.) Primero, un détachement de machines vient de quitter le gros de la flotte robotique en orbite. Configuration inconnue, mais il semble qu’ils s’apprêtent à une pénétration atmosphérique. Young désignait les points scintillants des projectiles inertes. Xavier lança un bref regard sur les scanners du périmètre de défense qui transmettaient en temps réel les informations des satellites de défense situés loin au- dessus des champs de brouillage Holtzman. Sur un moniteur à haute résolution, il vit une escadre de vaisseaux pyramidaux plonger dans l’atmosphère, droit vers les boucliers grésillants. — Ils vont avoir une mauvaise surprise, fit Young avec un sourire amer. Aucune machine pensante ne pourrait franchir ça. — Oui, le seul problème sera de balayer les débris, surenchérit le Primero Meach. Maintenez la surveillance. Mais les unités de largage ennemies passèrent indemnes entre les boucliers de brouillage et poursuivirent leur descente. Aucun signal d’identification électronique n’apparut quand elles s’insérèrent dans la ligne de proximité. — Mais comment font-ils pour passer ? s’exclama le Quinto Wilby en rejetant une mèche de cheveux. En un éclair, Xavier comprit. — Ce serait impossible pour des ordinateurs ! Ils nous ont largué des unités aveugles, Primero ! Young détourna le regard de ses écrans, le souffle court. — Impact dans moins d’une minute, Primero. Une seconde vague suit. J’ai dénombré vingt-huit projectiles. (Elle secoua la tête.) Aucun d’eux ne porte une signature d’ordinateur. — Rico, Powder ! lança Xavier. Aidez les équipes med et les escouades anti-incendie. Il faut faire vite et être paré à tout. Allez, les gars, on a répété tout ça des centaines de fois ! Je veux que tous les véhicules de secours décollent. Qu’ils se tiennent prêts à intervenir avant que les premiers vaisseaux touchent le sol. — Les unités de défense doivent se tenir prêtes à ouvrir le feu sur les attaquants. (Le Primero baissa le ton et promena sur ses camarades son regard de silex.) Tercero Harkonnen, prenez une station com portable et rendez-vous sur les lieux – vous serez mes yeux. Je sens que ces unités ne nous apportent rien de bon. Sous le ciel nuageux, les rues de la cité étaient en effervescence. Par-dessus le vacarme, Xavier perçut le mugissement métallique des salves de projectiles blindés qui pleuvaient de l’espace. L’une après l’autre, les pyramides percutèrent le sol. Dans un bruit de tonnerre assourdissant, les quatre premiers vaisseaux aveugles touchèrent les immeubles qui éclatèrent et s’effondrèrent sous l’effet de souffle. Leurs systèmes antichocs protégeaient leur mortelle cargaison. Xavier courait, à bout de souffle, les cheveux collés par la sueur. Il s’arrêta en face du Hall du Parlement. Il était commandant en second des défenses de Salusa, mais pour l’heure, il se trouvait dans une position risquée. Il devait lancer des ordres d’urgence pour la défense au sol. Cela ne correspondait pas vraiment à ce qu’on lui avait enseigné à l’Académie de l’Armada. Mais le Primero Meach comptait sur lui : il était prêt à accepter ses évaluations, ses conseils. Il lui laissait les coudées franches. Il effleura le câble de com fixé à son menton. — Je suis en position, Primero. Cinq autres projectiles venaient de percuter les faubourgs de Zimia, creusant des cratères incandescents. Les explosions se propageaient : boules de feu, champignons de fumée... Et sur chaque point d’impact, la capsule inerte s’ouvrait pour révéler un objet énorme en mouvement. Les unités mécaniques réactivées se débarrassaient de leur revêtement carbonisé et, avec effroi, Xavier comprit ce qu’il allait voir et comment les machines ennemies étaient parvenues à franchir les boucliers de brouillage. Il n’était pas du tout question d’ordinateurs... Mais de cymeks. Les monstruosités mécaniques émergeaient des pyramides brisées. Elles étaient mues par des cerveaux humains. Elles retrouvèrent leur mobilité : des pattes articulées et des armes qui se mirent en place dans des cliquetis effrayants. Les cymeks s’extrayaient des cratères encore fumants et s’avançaient tels des crabes gladiateurs. Ils arrivaient à mi-hauteur des immeubles. Leurs pattes en alliage léger étaient grosses comme des poutrelles, hérissées de lance-flammes, de canons et de projecteurs de gaz toxiques. — Primero Meach, nous avons affaire à des cymeks guerriers ! Ils ont trouvé un moyen de percer nos défenses orbitales ! La Militia de Salusa s’était maintenant déployée sur toute la planète, des faubourgs de Zimia jusqu’au continent le plus lointain. Les dispositifs de défense intraatmosphérique – les kindjals – avaient d’ores et déjà lancé des vols de riposte. Les engins étaient armés de projectiles antiblindés. Dans toute la cité, c’était la panique. Des foules avaient envahi les avenues en torrents violents, mais Xavier s’aperçut que certains passants s’étaient arrêtés et l’écoutaient, figés de peur. Le Primero Meach s’adressait au Cuarto Young : — Donnez l’ordre à tous les postes de distribuer les appareils respiratoires. Qu’on distribue des filtres à toute la population. Tous ceux qui ne sont pas dans un abri doivent porter un respirateur. Les masques seraient sans effet contre les lance- flammes des cymeks ou les déflagrations à haute densité, mais, au moins, les gens avaient une chance de survivre aux gaz toxiques. Xavier, tout en ajustant son masque, se dit avec terreur que les mesures les plus sévères de la Militia risquaient d’être malheureusement sans effet. Les monstrueux cymeks avaient maintenant tous abandonné leurs capsules et progressaient sur leurs pieds de géants destructeurs. Ils commencèrent à lancer des obus incendiaires sur les immeubles et la foule hurlante. De longues décharges de flammes jaillirent des buses de leurs pattes et des quartiers entiers s’embrasèrent. De nouvelles unités robots pleuvaient du ciel lourd, entre les colonnes de fumée et de flammèches. Xavier en dénombra vingt-huit. Toutes allaient frapper la cité dans les secondes suivantes et libérer d’autres crabes ravageurs. Le jeune Tercero vit soudain un tourbillon de feu monter vers le ciel dans un rugissement déchirant, si intense et rapide qu’il crut une seconde que sa rétine allait fondre. Le cymek venait de frapper le polygone de la Militia planétaire à moins de mille mètres de là. Le centre de contrôle avait été atomisé en même temps que l’immeuble du quartier général. L’onde de choc le fit tomber à genoux dans la seconde où des centaines de fenêtres s’envolaient en paillettes. — Primero ! Primero Meach ! Répondez, centre de commandement ! Il y a quelqu’un ? Et puis, en regardant au loin, en voyant les décombres, il sut que le commandant de la Militia planétaire pas plus qu’aucun de ses collègues ne lui répondrait. Les cymeks s’étaient maintenant répandus dans les rues. Ils laissaient dans leur sillage une traînée de fumée noir et verdâtre, une brume huileuse toxique qui enveloppait toute la cité. La première escadrille de kindjals apparut alors à basse altitude et le premier tapis de bombes éclata entre les machines de guerre et les immeubles. Des cymeks basculèrent, des parois fissurées croulèrent dans des avalanches de pierres et de sable. Xavier était encore haletant sous son masque de plass. Tétanisé, incrédule. Il rappela en vain le quartier général. Puis les postes de défense dispersés autour de Zimia le submergèrent d’appels en lui demandant de s’identifier. — Ici le Tercero Xavier Harkonnen. (Il prit alors conscience de la situation et rassembla tout son courage avant de poursuivre :) Je suis... de fait... le commandant de la Militia Salusane. Il courut vers l’incendie sans se soucier des volutes de fumée grasse ni des civils qui tombaient à genoux autour de lui dans des quintes de toux déchirantes. Il s’arrêta un bref instant pour observer le ciel strié de traits de flamme et de suie, cruellement frustré de n’avoir plus aucune prise sur les événements. Il appela les pilotes des kindjals. — Nous pouvons détruire les cymeks ! C’est alors qu’il se mit à tousser. Son masque ne le protégeait pas vraiment. Il avait la gorge en feu et les poumons douloureux comme s’il avait respiré des vapeurs acides. L’ennemi se déployait sur toute la cité, mais l’aviation salusane venait d’entrer en action et larguait des charges de poudre et de mousse pour combattre les incendies. Au sol, les hommes masqués des escouades médicales se précipitaient dans tous les secteurs atteints par les machines. Les cymeks indifférents continuaient leur progression. Peu leur importait la résistance des humains. Ils n’étaient que des individus mécaniques, des chiens fous robotisés qui semaient le désastre. Un crabe monté sur ses formidables pattes métalliques se dressa pour abattre deux vaisseaux de secours qui venaient d’apparaître entre deux nuages, puis poursuivit sa course, gracieux et abominable. La première ligne des bombardiers salusans déversa ses charges explosives sur un cymek. Les deux premières l’atteignirent de plein fouet tandis que la troisième faisait sauter un bâtiment proche qui s’effondra sur la machine et l’enfouit. Mais, quand les flammes et la fumée se dissipèrent, Xavier vit la mécanique plus ou moins endommagée se redresser. Elle secoua les fragments et la poussière qui recouvraient encore son corps de métal et lança une contre-attaque vers les kindjals qui tournaient au-dessus d’elle. A distance, Xavier épiait ses mouvements avec l’aide d’une grille tactique. Il avait besoin de définir le plan d’assaut général des machines pensantes. Car les cymeks semblaient avoir une cible bien précise. Il ne pouvait se permettre d’hésiter ou de perdre du temps à pleurer ses camarades disparus. Pas plus qu’il n’était question de se demander ce que le Primero Meach aurait fait dans cette situation. Il devait garder l’esprit clair et prendre des décisions immédiates. Si seulement il parvenait à deviner les intentions de l’ennemi... La flotte robotique continuait ses frappes contre la défense salusane. Mais les machines intelligentes n’avaient pas toutes réussi à franchir le champ des brouilleurs Holtzman. Elles pourraient anéantir les vaisseaux sentinelles et établir un blocus sur le monde capital de la Ligue... mais le Primero Meach avait eu le temps de rappeler les groupes de combat du périmètre essentiel. Avant peu, la puissance de feu de l’Armada humaine allait constituer un obstacle sérieux pour les machines. Sur l’écran, il vit que la flotte robotique restait en position... comme si elle attendait un signal des troupes de choc cymeks. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien préparer ? Son esprit fonctionnait au maximum. Un trio de robots gladiateurs surgit et lança des charges explosives sur l’aile ouest du Hall du Parlement. La superbe façade sculptée s’écroula en avalanche. Des plaques de décombres s’effritèrent, révélant les salles béantes. Une quinte de toux le saisit tandis qu’il essayait de mieux voir à travers sa visière maculée. C’est alors qu’il rencontra le regard d’un medic qui venait de l’agripper pour lui changer son masque facial. Il sentait la brûlure se propager dans ses poumons, comme si on les avait remplis de carburant avant d’y mettre le feu. Le medic lui fit une injection rapide dans le cou tout en lui disant : — Ça va aller. — Ça vaudrait mieux. (Xavier eut une autre quinte et vit flotter des taches noires sous ses yeux.) Je crois que je n’ai pas vraiment le temps de me porter blessé, vous savez. Du moins dans l’immédiat. Il pensait à tous ceux qui avaient disparu, à Serena. Moins d’une heure auparavant, elle avait dû s’adresser aux représentants de la Ligue. Il ne pouvait que souhaiter qu’elle ait trouvé un abri au dernier instant. Il se redressa tout en repoussant le medic. L’injection faisait son effet. Il revint à sa grille stratégique et appela un état du ciel à partir du réseau de défense rapide des kindjals. Les tracés noirs et élégants des cymeks envahirent l’écran. Où allaient-ils ? Il résuma mentalement le schéma des cratères incandescents des impacts et les ruines du quartier général de la Militia et tenta de préfigurer l’itinéraire des monstres mécaniques. Et il prit conscience de ce qu’il aurait dû comprendre depuis le début de l’attaque. Il jura, à bout de souffle. Omnius savait que les boucliers Holtzman pouvaient oblitérer les circuits-gel des machines pensantes. Donc, le gros de la flotte d’assaut se maintenait au-dessus de l’orbite salusane. Juste au seuil. Mais si les cymeks parvenaient à déconnecter les générateurs de champ, la planète tout entière serait à la merci des machines. Et d’une invasion générale. Xavier devait prendre une décision capitale, mais son choix était d’ores et déjà fixé. Il était désormais seul au commandement. Les cymeks avaient tué le Primero Meach de même que tout l’état-major de la défense de Salusa. Il savait ce qu’il avait à faire. Il ordonna alors à la Militia de se replier pour se reformer et défendre la seule et unique cible essentielle, en laissant Zimia exposée aux assauts des cymeks. Ce qui signifiait l’abandon de la capitale, mais il devait avant tout empêcher les machines d’atteindre leur cible essentielle. A tout prix. Lequel a la plus grande influence, le sujet ou l’observateur ? Érasme, Dossiers de laboratoire dispersés Sur Corrin, l’un des principaux Mondes Synchronisés, Érasme le robot s’avançait sur la cour dallée de sa somptueuse villa avec la démarche fluide et élégante qu’il avait acquise au fil des siècles au contact des humains. Son visage de pleximétal était un simple ovale nu et noirci, pareil à un miroir terni dont le film de polyester pouvait se plisser à volonté selon diverses émotions, à la façon des antiques masques de théâtre. Les filaments optiques implantés dans sa membrane faciale lui permettaient de jouir du spectacle splendide des fontaines qui rehaussaient la beauté des mosaïques, des statues de gemmes, des tapisseries aux dessins somptueux, des colonnades d’albâtre sculptées au laser. Ainsi avait-il conçu les lieux : luxueux, opulents. Après bien des années d’analyse et d’étude, il avait appris à apprécier la beauté classique et tirait un certain orgueil de la justesse de ses goûts. Ses esclaves humains vaquaient à leurs corvées domestiques : ils astiquaient les trophées et les objets d’art, dépoussiéraient les meubles, changeaient les fleurs des vases, entretenaient le jardin, taillant avec un soin méticuleux les haies dans la clarté rougeâtre du soleil géant qui allait vers son déclin. Tous s’inclinaient respectueusement au passage d’Érasme. Il les connaissait tous mais ne prenait pas la peine de les identifier, même s’il enregistrait le moindre détail de leur identité. Le plus petit fragment de donnée pouvait être utile dans la définition générale d’un individu. La peau d’Érasme était composée d’un tissu de matériaux organo-plastiques serti de circuits neuro-électroniques. Il se plaisait à faire croire qu’ils lui permettaient d’éprouver des sensations physiques réelles. Et, à vrai dire, il percevait la chaleur et la clarté du formidable soleil de Corrin comme s’il avait une chair réelle sur son corps de robot. Il était vêtu d’une toge dorée cousue de fils carmin qui appartenait à sa garde-robe personnelle qui le distinguait des robots inférieurs d’Omnius. Car la vanité était un autre caractère qu’Érasme avait acquis en fréquentant et en étudiant les humains, et il en tirait un certain plaisir. Mais la plupart des robots ne jouissaient pas de l’indépendance d’Érasme. Ils n’étaient guère plus que des boîtes pensantes mobiles, autant de drones sujets du suresprit. Érasme obéissait aux ordres d’Omnius, mais il disposait d’une grande liberté d’interprétation. Durant sa longue existence, il avait su développer son identité et ce qu’il pouvait considérer comme un ego. À vrai dire, il s’enorgueillissait d’être une curiosité. Il capta un bourdonnement qui faillit bien troubler sa démarche élégante. Ses filaments optiques détectèrent un minuscule objet, l’un des yeux-espions d’Omnius. Dès qu’il s’aventurait à l’écart des écrans de surveillance parsemés dans les immeubles de la cité, les yeux d’Omnius le retrouvaient, le suivaient, enregistraient chacun de ses gestes. Le suresprit faisait preuve d’une curiosité absolue... ou alors d’une paranoïa étrangement humaine... Il y avait bien longtemps, alors qu’il travaillait sur les premiers ordinateurs du Vieil Empire, Barberousse le Rebelle leur avait ajouté certains caractères, certains objectifs. Dès lors, les machines avaient évolué d’elles- mêmes pour former un unique et vaste esprit électronique qui ne gardait que quelques traces des ambitions et caractéristiques humaines initialement imposées. Pour Omnius, les créatures biologiques, y compris les bâtards cymeks avec leurs cerveaux humains et leurs parties mécaniques, n’auraient jamais la vision totale que les circuits-gel conféraient à l’esprit des machines. Lorsqu’Omnius scrutait l’univers, il le percevait comme un vaste écran. Il existait tant de vecteurs vers la victoire, et il les guettait en permanence. Le programme majeur d’Omnius avait été dupliqué sur toutes les planètes conquises et il était régulièrement mis à jour. Il-existait partout des semi-duplicata d’Omnius, des robots sans visage capables de surveiller et de communiquer via le réseau interstellaire. De toute part, il y avait des yeux-espions, des enregistreurs, des écrans. Pour l’heure, apparemment, Omnius se contentait d’observer, car il se manifesta sur le circuit d’un œil-espion. — Où vas-tu donc, Érasme ? Pourquoi marches-tu si vite ? — Vous aussi, vous pourriez marcher si vous le vouliez. Pourquoi ne pas vous doter de jambes et d’un corps artificiel pendant quelque temps, rien que pour essayer ? (Un sourire plissa le masque-visage d’Erasme.) Nous pourrions faire une petite balade ensemble, non ? L’œil-espion continuait de l’accompagner avec un bourdonnement discret. Les saisons de Corrin étaient longues car la planète était très éloignée de sa primaire géante. Les étés et les hivers duraient des milliers de jours. Le paysage ne comptait ni forêts sauvages ni maquis, mais seulement quelques vergers anciens et des cultures abandonnées depuis que les machines avaient pris le pouvoir. De nombreux humains devenaient aveugles sous le rayonnement dur du soleil et, en conséquence, Érasme avait équipé ses domestiques d’une protection optique efficace. C’était un maître bienveillant, soucieux du bien-être de ses gens. En franchissant la porte de la villa, Érasme régla les nouveaux modules capteurs de ses entrées électroniques, soigneusement dissimulés sous sa robe. Il avait lui-même conçu le module qui lui permettait de stimuler les sens des humains moyennant certaines limitations inévitables. Il voulait en savoir plus sur eux, aller au-delà de ce que le module pouvait lui apprendre, découvrir des sensations différentes. Dans ce domaine, les cymeks pouvaient disposer d’un avantage sur lui, mais il ne le saurait jamais avec certitude. Car les cymeks – et surtout les Titans d’origine - « avaient l’esprit obtus, ils étaient brutaux et n’avaient rien de la sensibilité ni des sens aigus qu’Érasme avait acquis avec tant de difficulté. Certes, il y avait une place pour la brutalité dans cet univers ; mais pour le robot sophistiqué qu’était Érasme, ce n’était qu’un aspect du comportement parmi tous ceux qui méritaient d’être étudiés, qu’ils soient positifs ou négatifs. Pourtant, la violence était un sujet intéressant et son usage procurait souvent du plaisir... Sa curiosité l’incitait avant tout à essayer de savoir ce qui rendait les êtres biologiques cognitifs humains. Érasme était intelligent et doté d’une identité, mais il désirait aussi comprendre les émotions, la sensibilité des humains, leurs motivations. Autant de détails essentiels que les machines n’étaient jamais arrivées à reproduire exactement. Durant les longs siècles de sa quête, il avait absorbé les arts des humains, leur musique, leur philosophie, leur littérature. Son but ultime était d’assimiler la somme et la substance de l’humanité, d’acquérir cette étincelle magique qui faisait de ces créatures, ces créateurs, des êtres différents. Qui les avait dotées d’une âme ? Il s’avança dans la salle de banquet et l’œil-espion le délaissa pour partir en bourdonnant vers le plafond, d’où il pourrait tout voir. Sur les murs, six écrans d’Omnius brillaient d’un éclat laiteux. La villa d’Érasme était une copie des demeures gréco-romaines où les Vingt Titans avaient habité avant d’abandonner leur enveloppe humaine. Érasme en avait d’autres sur cinq planètes, y compris Corrin et la Terre. Et toutes avaient les mêmes annexes : parcs de détention, chambres de vivisection, laboratoires médicaux, avec également des serres, des galeries d’art, des pinacothèques, des fontaines artistement disposées dans les jardins. Tout ce qui lui était nécessaire à l’étude de la physiologie et du comportement des humains. Il s’installa au bout de la longue table sur laquelle étaient disposés des gobelets d’argent et des candélabres. Il était l’hôte unique. Son siège de bois antique avait appartenu jadis à Nivny O’Mura, l’un des fondateurs de la Ligue des Nobles. Érasme avait étudié à fond la rébellion des humains et la façon dont ils s’étaient organisés pour installer des bastions de résistance face aux premiers cymeks et aux machines d’assaut. Le hrethgir : cette chose qui leur permettait de s’adapter, d’improviser, de confondre leurs ennemis de façon inattendue. Fascinant. Brusquement, la voix du suresprit l’apostropha, en échos multiples marqués par l’ennui. — Quand aurez-vous achevé votre expérience, Érasme ? Vous venez ici chaque jour pour faire la même chose. J’espère voir des résultats. — Des questions m’assaillent. Pourquoi les riches humains se nourrissent-ils avec autant de cérémonial ? Pourquoi considèrent-ils certains mets, certains breuvages, comme supérieurs à d’autres alors que leur valeur nutritionnelle est identique ? (Érasme prit un ton un peu plus érudit.) La réponse, Omnius, réside dans la durée cruellement brève de leur existence. Ils la compensent avec des mécanismes sensoriels efficaces capables de leur apporter des sensations intenses. Ils ont cinq sens basiques auxquels s’ajoutent d’innombrables gradations. Par exemple, la saveur de la bière de Yondair comparée à celle du vin d’Ularda. Ou le toucher de la toile d’Ecaz comparé à celui de la parasoie, ou encore la musique de Brahms par rapport à... — Je suppose que toutes ces choses ont un certain intérêt ésotérique... — Bien entendu, Omnius. Vous continuez à m’étudier tandis que j’étudie les humains. Érasme fit signe à ses esclaves qui se tournèrent anxieusement vers le hublot de la porte de la cuisine. Une sonde se dégagea de la hanche du robot et il brandit les filaments délicats de ses capteurs neuro-électroniques, souples et vifs comme des serpents. — Érasme, en tolérant vos recherches, je compte bien vous voir produire un modèle détaillé et fiable du comportement humain. Je dois savoir ce qui rend ces créatures utiles. Des esclaves vêtus de blanc surgirent de la cuisine, portant des plateaux chargés de mets : de la poule sauvage de Corrin, du bœuf amande de Walgis, et même un saumon pêché dans le précieux Fleuve de Platine, sur le monde de Parmentier. Érasme effleura chaque plat de ses serpents goûteurs, se servant parfois d’une lame afin de pénétrer dans les chairs et de tester les sucs. Il stockait toutes les saveurs dans son répertoire qui devenait volumineux. Il n’avait pas interrompu son dialogue avec Omnius. Le suresprit semblait quêter ses informations tout en observant ses réactions. — J’ai mis sur pied de nouvelles forces militaires. Trop d’années ont passé et il est temps de progresser. — Vraiment ? Ou bien les Titans vous presse- raient-ils un peu plus ? Depuis des siècles, Agamemnon s’irrite de ce qu’il considère chez vous comme un manque d’ambition. Pour l’heure, Érasme s’intéressait infiniment plus à la tarte aux griottes qu’il avait devant lui. En analysant sa composition, il fut surpris de déceler une trace de salive humaine et s’interrogea : cela faisait-il partie de la recette de base ? Ou bien l’un de ses esclaves avait-il simplement expectoré en travaillant ? — Je prends mes propres décisions, déclara le suresprit. Une nouvelle offensive en ce moment me paraît justifiée. Le chef cuisinier venait d’arriver et découpait avec talent une tranche de rôti de filet de bœuf saluséen. C’était un petit personnage rabougri qui avait tendance à bégayer. Il déposa solennellement la tranche juteuse sur une assiette, y ajouta une touche de sauce brune et la présenta à Érasme. Malheureusement, il lâcha le couteau du plateau. La lame vint percuter le pied souple d’Érasme, y laissant une tache mais aussi une marque. Terrifié, le chef se pencha pour récupérer le couteau. Mais Érasme lança une main mécanique et se saisit du manche avant lui. Il se redressa sans interrompre sa conversation avec Omnius. — Une nouvelle offensive ? Cela intervient-il par pure coïncidence alors que, justement, le Titan Barbe- rousse a réclamé cette récompense lorsqu’il a vaincu votre machine de combat dans l’arène ? — Aucun rapport. Le chef cuisinier présenta le couteau au robot en bégayant : — Je vais moi-même ppp... polir la lame pp... pour qu’elle soit comme avant, Seigneur Érasme. — Vous savez à quel point ils sont stupides, ces humains, ronronna la voix d’Omnius. — Oui, certains le sont, admit Érasme en manipulant le couteau avec des gestes habiles. Je me demande ce que je dois faire. Le petit chef formulait une prière silencieuse, figé sur place. Erasme nettoya la lame sur sa tenue et s’attarda un instant devant le reflet tremblotant de l’humain sur le métal. — La mort des humains est différente de celle -des machines, fit Omnius d’un ton neutre. Une machine peut toujours être dupliquée, on peut sauvegarder ses informations. Mais quand les humains meurent, ils s’en vont pour toujours. Érasme partit d’un grand rire savamment programmé. — Omnius, vous parlez toujours de la supériorité des machines, mais vous vous refusez à reconnaître que les humains font mieux que nous. — Ne m’infligez pas encore une de vos suppliques. Je me souviens parfaitement de notre dernière discussion à ce sujet. — C’est dans le regard de l’observateur que se trouve la supériorité, ce qui implique invariablement d’avoir à filtrer des détails qui ne sont pas conformes à la notion préconçue. Les cils serpentiformes d’Érasme percevaient l’odeur aigre et violente de la sueur du cuisinier. — Vous allez tuer celui-ci ? demanda Omnius. Érasme posa le couteau sur la table et surprit le soupir de l’humain. — Individuellement, il est facile de les tuer. Mais, en tant qu’espèce, le problème est plus important. Lorsqu’ils sont menacés, ils se rapprochent les uns des autres et deviennent ainsi plus forts, plus dangereux. Parfois, mieux vaut les surprendre. Soudain, il s’empara du couteau et l’enfonça dans la poitrine du cuisinier. Assez violemment pour lui percer le sternum et atteindre le cœur. — Comme ça ! Le sang jaillit sur la tenue blanche du chef, sur la table et sur Érasme. L’humain s’effondra dans un gargouillement. Un instant, Érasme demeura le bras levé, ses doigts de robot serrés sur le couteau, en se demandant s’il ne devait pas tenter de copier l’expression d’incrédulité et d’horreur du cuisinier afin de la reproduire sur son masque facial, mais y renonça. Il garda son visage de miroir terni. De toute façon, jamais il n’aurait à imiter cette grimace humaine. Curieux, il jeta le couteau et promena ses cils sensitifs sur la tache de sang qui maculait son torse. Le goût en était complexe et intéressant. Il se demanda s’il variait selon les victimes. Les robots de sa garde emportèrent le cadavre du chef tandis que des esclaves terrorisés surgissaient, sachant bien que c’était à eux de nettoyer les lieux. Érasme étudia leur peur. — A présent, intervint Omnius, il faut que je vous fasse part d’une décision importante. Mes plans d’attaque sont d’ores et déjà entrés en application. Érasme feignit un vif intérêt, comme souvent. Il déclencha le nettoyage de la pointe de sa sonde avant de la ramener sous sa robe. — Je m’en remets à votre jugement, Omnius. Je n’ai guère d’expérience dans le domaine militaire. — C’est bien pour cela que vous devez m’écouter avec attention. Vous ne cessez de répéter que vous souhaitez apprendre. Lorsque Barberousse a vaincu mon robot gladiateur en combat singulier, il m’a demandé, à titre de récompense, de lui donner une chance de frapper la Ligue des Nobles. Les Titans sont convaincus que sans ces hrethgir l’univers serait infiniment plus efficace et ordonné. — Comme c’est médiéval ! apprécia Érasme. Le grand Omnius suivrait donc les conseils militaires d’un cymek ? — Barberousse m’amuse et nous avons peut-être une occasion de tuer quelques Titans. Ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise affaire. — Bien sûr. Étant donné que vos restrictions de programmation vous interdisent de vous retourner directement vers vos créateurs. — Un incident est toujours possible. Mais peu importe, notre offensive nous permettra d’investir les mondes de la Ligue ou d’exterminer les derniers foyers de résistance humaine. Bien peu d’humains méritent d’être épargnés... peut-être même aucun. Cela ne plaisait guère à Érasme. L’esprit commande au corps qui obéit aussitôt. L’esprit se donne un ordre à lui-même et rencontre de la résistance. Saint Augustin, ancien philosophe de la Terre Les cymeks avaient donné l’assaut à Zimia, mais Xavier Harkonnen était convaincu que, pour l’humanité, l’heure de la résistance absolue avait sonné. Les guerriers mécaniques hérissés d’armes progressaient en cadence. Ils levèrent leurs bras argentés et lancèrent des explosifs. Des flammes déferlèrent entre les immeubles et une nappe de gaz toxique se répandit. Les machines, de ruine en ruine, se rapprochaient rapidement de la tour géante de paraboles et de circuits qui abritait la station génératrice du bouclier principal de la planète. Au seuil de l’atmosphère de Salusa, la chaîne des satellites amplificateurs formait une barrière d’énergie violente. Sur les continents, les tours de retransmission lançaient vers le ciel les ondes de brouillage du champ Holtzman, tissant une tapisserie impénétrable. Mais les cymeks avaient d’ores et déjà abattu certaines tours, ouvrant des brèches dans le bouclier. D’un moment à l’autre, la trame pouvait se défaire, offrant aux envahisseurs une planète sans défense. Les poumons et la gorge en feu, Xavier fut pris d’une quinte de toux qui laissa ses doigts poisseux de sang. — Ici le Tercero Harkonnen, assumant la fonction de commandant des forces locales. Le Primero Meach a été tué avec tout l’état-major. Un instant de silence consterné lui répondit. Avec le goût de sel et de rouille du sang dans la bouche, il lança son ordre terrible. — J’ordonne à toutes les forces de former un cordon autour des tours émettrices. Nous n’avons pas les moyens d’assurer la défense du reste de la cité. Je répète : repliez-vous. Cela s’adresse à tous, y compris les véhicules de combat au sol et les engins de défense atmosphérique. Les protestations jaillirent soudain. — Tercero, vous ne parlez pas sérieusement ? La ville est en feu ! — Nous ne pouvons pas laisser Zimia sans défense ! C’est une faute ! –’Commandant, réfléchissez ! Vous avez vu les dégâts que font ces cymeks ? Pensez à tous nos concitoyens ! — Je ne reconnais pas l’autorité d’un simple Tercero ! Xavier répliqua : — L’objectif des cymeks est évident. Ils veulent annihiler nos champs de brouillage pour que le gros de leur flotte puisse investir la planète et nous détruire. Nous devons défendre les tours à tout prix. À tout prix ! Ignorant effrontément l’ordre de Xavier, une dizaine de pilotes de kindjals continuaient à bombarder les cymeks. Xavier lança d’un ton sans réplique : — Ceux qui ne sont pas d’accord pourront se défendre plus tard – en cour martiale. En même temps que moi, peut-être, se dit-il. Des gouttes épaisses et écarlates éclaboussèrent soudain l’intérieur de son masque respiratoire et il se demanda si les gaz toxiques l’avaient déjà atteint en profondeur. Il respirait avec difficulté mais se refusait à se préoccuper de son état pour l’instant. Il ne devait montrer aucun signe de faiblesse. — À toutes les unités : repliez-vous pour défendre les tours ! C’est un ordre absolu ! Il faut nous regrouper et changer de stratégie ! Enfin, les unités de défense de Salusa se retirèrent de leurs positions de défense pour se rabattre vers les complexes des tours. La plus grande partie de la cité était désormais prête pour le massacre, soumise à la férocité cybernétique avide des cerveaux mécanisés. Deux machines de guerre venaient de fracasser une statue dans un parc et s’acharnaient sur des sculptures sans prix. De toutes parts, les robots déchaînés anéantissaient des immeubles, liquéfiaient des musées, des villas, des refuges, des marchés tranquilles, des squares. Autant de traces d’humanité. — Tenez vos positions ! ordonna Xavier sur toutes les fréquences en entendant les hurlements de haine et de dépit des unités de défense. Les cymeks essaient de nous tromper ! Les machines de guerre venaient d’ouvrir le feu sur un beffroi érigé par Chusuk afin de commémorer une victoire antérieure sur les robots, quatre siècles auparavant. À l’instant où le bâtiment s’effondrait, les cloches se mirent à sonner et résonnèrent sur les dalles de la cour où la foule avait été écrasée. La population se précipitait vers les abris. Les secours médicaux et les pompiers luttaient tant bien que mal contre les tirs de l’ennemi. Dans le désastre ambiant, les tentatives d’aide étaient devenues des missions suicides. Les forces militaires obéissaient enfin aux ordres de Xavier, mais il eut un instant de doute : avait-il pris la bonne décision ? Il était trop tard pour en changer. Les poumons en feu, les yeux larmoyants dans la fumée, il avait de la peine à se déplacer, les membres douloureux, secoué de spasmes. Non, se dit-il, il avait raison. Il se battait pour tous les survivants de cette cité, de ce monde. Et pour Serena Butler. — Et maintenant, Tercero ? l’apostropha le Cuarto Jaymes Powder en surgissant derrière lui. Son visage anguleux était en grande partie dissimulé par son masque, mais son regard était brillant de fureur. — On va rester assis là, à regarder ces salauds réduire Zimia en cendres ? A quoi bon protéger les émetteurs des boucliers s’il ne reste rien debout ? — Nous ne pourrons pas sauver la cité si nous perdons les bouchers et abandonnons la planète tout entière aux machines ! lâcha Xavier d’un ton rauque. Les troupes salusane s’étaient déployées en dispositif de défense autour des émetteurs. Les unités au sol et les blindés avaient pris position sur les remparts et dans les rues environnantes. Les kindjals tournaient dans le ciel en mitraillant sans répit les cymeks pour les tenir à distance. Les hommes de la Militia fulminaient. Ils brandissaient leurs armes, prêts à se lancer à l’assaut... Et à massacrer Xavier. A chaque explosion, à chaque immeuble détruit, ils se rapprochaient de la mutinerie. — Jusqu’à l’arrivée des renforts, nous devons concentrer nos forces, fit Xavier en toussant. Le regard de Powder était fixé sur le masque de plass de son chef. Il venait de s’apercevoir qu’il saignait. — Tercero, vous vous sentez bien ? — Oui, ce n’est rien. Mais Xavier entendait le sang gargouiller dans ses poumons blessés à chaque souffle. Le poison continuait de brûler les tissus fragiles des bronchioles et, un instant étourdi, il agrippa une plaque de plassbéton pour garder l’équilibre. Il consulta les dernières positions avec l’espoir que leurs forces allaient tenir face à l’assaut des mécaniques. — Les tours sont défendues, maintenant, et nous allons pouvoir effectuer une sortie pour éliminer quelques assaillants. Vous êtes prêt, Cuarto Powder ? Powder se redressa fièrement et les soldats applaudirent. Quelques-uns tirèrent des salves en l’air, décidés à charger en désordre pour détruire l’ennemi. Mais Xavier les retint comme s’il tirait sur les rênes de chevaux emballés. — Attendez ! Écoutez-moi bien. Nous n’avons aucun subterfuge, aucun tour pour les surprendre. Et les cymeks n’ont aucun point faible dont nous pouvons nous servir. Mais il faut absolument que nous réussissions, nous en avons la volonté... sinon, nous sommes perdus. Voilà comment nous allons les battre. Dans les premiers assauts furieux, Xavier avait vu au moins un des envahisseurs géants détruit sous des tirs concentrés. Son corps mécanique avait été réduit à l’état de squelette fumant. Les bombardiers et les blindés de la défense, jusqu’alors, avaient dispersé leurs tirs sur des cibles trop nombreuses. — Nous allons mener une attaque coordonnée. Nous choisirons chaque fois une cible précise, un seul cymek par exemple. Nous les annihilerons en répétant nos tirs jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Ensuite, nous passerons à la cible suivante. Xavier avait maintenant de la peine à respirer, mais il était décidé à prendre lui-même le commandement des escadrilles. En tant que Tercero, il avait appris à se trouver au cœur de l’action durant les exercices de simulation. — Mais, Tercero, fit Powder, est-ce que vous ne devriez pas vous replier vers une zone de sécurité ? Vous êtes commandant des opérations et la procédure normale requiert que... — Oui, Jaymes, vous avez absolument raison. Néanmoins, je reste. Nous sommes dans une situation déterminante. Vous allez défendre ces tours quoi qu’il en coûte. Les monte-charge apportaient sans répit de nouveaux kindjals prêts à décoller. Xavier s’installa dans le cockpit d’un engin grisâtre ocellé et boucla rapidement son harnachement. Les équipages se ruaient vers leurs vaisseaux d’attaque dans un brouhaha de serments de vengeance adressés à leurs camarades qui restaient au sol. Xavier passa sur la fréquence de commandement de son appareil et lança de nouveaux ordres. Puis, il régla son siège et fit décoller son kindjal. Sous le poids de l’accélération, le souffle coupé, il sentit le sang perler aux commissures de ses lèvres. Il jaillit au-dessus des tours, suivi du groupe de combat, tandis qu’un escadron de blindés se dirigeait vers les positions d’interception. Les kindjals plongèrent vers leur première cible, un cymek de dimension mineure, prêts à larguer leurs charges. — A mon signal ! lança Xavier. Parés. Allez ! Le crabe mécanique atteint sous tous les angles se recroquevilla, ses pattes carbonisées agitées de spasmes, le container de son cerveau central liquéfié. La fréquence de l’escouade fut soudain saturée de sifflets, de rires et de cris. Xavier avait déjà choisi une deuxième cible sans attendre la réaction des cymeks. — Suivez-moi. On passe à l’autre. L’escadrille de la Militia s’abattit comme un marteau de lasers et d’explosifs sur un autre corps bioblindé. Des unités ouvrirent le feu en surface tandis que les bombes des kindjals pleuvaient en rideaux de flammes. Le cymek numéro deux, devant l’assaut, dressa ses pattes de métal pour lancer des jets ardents vers les attaquants humains. Deux kindjals piquèrent vers le sol et s’écrasèrent au milieu des ruines de la cité. Les bombes tombèrent au hasard et tout un quartier s’effondra. Mais la contre-offensive progressait. Les robots chancelaient sous les impacts. Un autre cymek s’écroula dans les décombres incandescents, agité de soubresauts violents. Un de ses bras arraché alla rouler dans les gravats. — On en a eu trois, commenta Xavier. Il en reste encore vingt-cinq. — A moins qu’ils ne battent en retraite ! cria un pilote. A la différence des machines pensantes d’Omnius, les cymeks étaient encore presque des individus. Ils comptaient dans leurs rangs des survivants des Titans originaux, quant aux autres, les néo-cymeks, certains étaient issus des collaborateurs humains qui avaient trahi la cause des Mondes Synchronisés. Tous avaient sacrifié leur enveloppe physique pour acquérir la supposée perfection des machines pensantes. Le Cuarto Powder, dans les rangs de la défense des tours, avait déchaîné tout son arsenal pour tenter de repousser quatre cymeks qui s’étaient dangereusement rapprochés. L’un d’eux venait d’être détruit et les trois autres se replièrent en boitant pour se regrouper. Et, dans le ciel, les forces aériennes venaient d’abattre deux autres ennemis. Le rapport des forces changeait. Les kindjals se rabattaient sur une nouvelle vague ennemie. Les blindés et l’artillerie de la Militia Salusane redoublèrent leurs salves. Le cymek d’avant-garde y laissa ses jambes mécaniques et ses armes. À l’instant où l’aviation effectuait une dernière manœuvre pour porter le coup final, la tourelle centrale du cymek, qui contenait son cerveau biologique, se détacha. Dans un bref éclair, les verrous explosifs rejetèrent le dispositif de pattes articulées et le container blindé jaillit vers le ciel, cherchant à se mettre hors de portée de l’artillerie salusane. — Une capsule d’évacuation. Le cerveau du traître y est à l’abri ! cria Xavier avant de tousser du sang. Ouvrez le feu ! Les kindjals larguèrent leurs missiles sur la capsule qui filait de plus en plus vite dans le ciel enfumé. — Oh, bon sang ! jura un pilote. La capsule du cymek leur échappait et elle disparut bientôt. — Ne gaspillez pas vos munitions, dit Xavier. Ils ne nous menacent plus. Ses pensées devenaient vagues, il se dit qu’il allait perdre connaissance... ou peut-être mourir. — Oui, commandant. Les kindjals perdaient de l’altitude tout en se concentrant sur un autre cymek. Qui, comme le précédent, largua une capsule d’évacuation qui partit vers le ciel comme un projectile. — Oh ! protesta Powder. Il ne nous donne même pas la chance de lui donner une raclée ! — À mon avis, dit un autre pilote, ils ont lancé leurs programmes « la queue entre les jambes », non ? — Du moment qu’ils battent en retraite..., commenta Xavier, au seuil de l’évanouissement, avec le vague espoir de ne pas aller s’écraser au sol. « On passe à une autre cible ! Comme s’ils venaient d’entendre son ordre, tous les cymeks s’évacuèrent de leurs containers blindés. Un instant, ce fut comme un feu d’artifice lancé vers l’espace. Où la flotte robotique allait les récupérer. Et dans les ruines de la cité, les défenseurs humains épuisés lancèrent une ovation. Dans les quelques heures qui suivirent, les survivants émergèrent des abris et levèrent les yeux vers le ciel enfumé avec une expression de triomphe et de consternation. Lorsque les cymeks avaient battu en retraite, la flotte des machines avait largué un nuage de missiles sur la cité, mais les circuits-gel de leur système de guidage étaient défaillants et les missiles de la défense salusane les avaient détruits avant qu’ils ne touchent leurs cibles. Finalement, quand les groupes de combat avaient convergé sur la flotte ennemie depuis le périmètre du système de Gamma Waiping, les intelligences artificielles avaient réévalué leurs chances et, devant les résultats calamiteux, elles avaient décidé de se replier en abandonnant un long chapelet d’épaves. Zimia continuait de brûler et des dizaines de milliers de cadavres étaient enfouis dans les ruines. A présent que la bataille était terminée, les derniers restes de force abandonnaient Xavier. Il avait de la peine à rester debout. Un goût acide avait envahi sa bouche et ses poumons étaient gonflés de sang. Il avait exigé que les medics et les chirurgiens des équipes de secours concentrent leurs efforts sur les blessés plus sérieusement atteints que lui. Depuis un balcon du Hall du Parlement, il contemplait l’affreux chaos. Le monde avait une coloration rougeâtre et il tituba avant de basculer en arrière. Il entendit ses hommes appeler les secours. Je ne peux pas dire que c‘est une victoire, pensa-t-il avant de sombrer dans l’inconscience. Dans le désert, la ligne qui sépare la vie de la mort est nette et rapide. Zensunni, poésie du feu d’Arrakis Loin des machines pensantes et de la Ligue des Nobles, le désert était inchangé. Les descendants des Zensunni qui s’étaient réfugiés sur Arrakis avaient formé des communautés qui habitaient des cavernes isolées. Leur existence était précaire dans cet environnement rude. Ils n’avaient guère de moments de joie et luttaient âprement jour après jour pour rester en vie. Sous le soleil, les dunes brûlantes ondulaient comme des vagues fauves déferlant sur une plage imaginaire, vaste comme le monde. Quelques rochers noirs affleuraient entre des îlots de poussière. Ici, les hommes étaient offerts en proie à la chaleur torride ou aux vers, les démons géants qui habitaient sous le désert. Ce paysage dénudé était la dernière image que le jeune homme emporterait. Le peuple l’avait accusé et il allait le punir. Nul n’avait cru à son innocence. — Va-t’en, Selim ! Pars loin d’ici ! Il reconnut la voix qui venait de la caverne : celle de son meilleur ami – son ex-meilleur ami, plus jeune que lui, Ebrahim. Il se sentait sans doute soulagé puisque, de fait, c’est lui qui aurait dû affronter l’exil et la mort. Mais personne ne pleurerait la mort d’un orphelin et, pour la justice des Zensunni, Selim devait payer. Une voix rauque, celle de la vieille Glyffa, qui avait été comme une mère pour lui, l’apostropha : — Peut-être bien que les vers recracheront ta peau desséchée, voleur d’eau ! Les membres de la tribu s’étaient rassemblés sur le seuil de la caverne et commençaient à lui jeter des pierres. Un fragment acéré frappa le bandeau qui enveloppait ses cheveux noirs pour le protéger un peu du soleil. Selim sauta de côté, sans leur donner le plaisir de laisser voir sa douleur. Ils l’avaient certes dépouillé de tout, mais jusqu’à son dernier souffle, il garderait sa dignité. Le Naib Dharta, chef du sietch, se pencha et dit : — La tribu s’est prononcée. Il serait vain de continuer à clamer son innocence, de chercher des excuses ou des explications. Il se pencha pour ramasser une pierre acérée et la serra en levant les yeux avec une expression de colère. Selim avait toujours excellé au jet de pierres. Il était capable d’abattre des corbeaux, des souris-kangourous, ou des lézards furtifs qui venaient enrichir l’ordinaire de la communauté. En visant avec précision, il savait qu’il pourrait crever un œil du vieux Naib. Selim l’avait vu chuchoter avec le père d’Ebrahim et il avait compris leur plan pour l’accuser à la place d’Ebrahim. Ils avaient transformé la vérité pour qu’il paie pour le vrai coupable. Dharta avait les yeux fixés sur Selim, comme s’il le défiait de lancer sa pierre, sachant bien que les Zensunni riposteraient par une pluie de rocs et le lapideraient. Le Naib avait des yeux aussi noirs que ses cheveux maintenus par un anneau de métal. Des cicatrices violines géométriques marquaient sa joue gauche. Sa femme s’était servie d’une fine aiguille avant d’enduire les plaies saignantes avec le jus d’une vinencre que les Zensunni cultivaient dans leurs terrariums. Mais Selim ne mourrait pas sous une avalanche de rocs. Ce serait trop rapide. La tribu préférait qu’il quitte la communauté pour le désert. Sur Arrakis, on ne pouvait survivre seul. La survie dans le désert n’était possible qu’avec la coopération de tous. Et, ici, chacun avait son rôle. Pour les Zensunni, un voleur – et surtout un voleur d’eau – était le pire des criminels. Selim glissa la pierre dans une poche. Et, indifférent aux insultes et aux quolibets, il reprit sa descente vers le grand désert. Dharta proféra alors, d’une voix qui évoquait l’ululement grave d’une tempête : — Selim, toi qui n’as ni père ni mère, nous t’avons accueilli au sein de notre tribu. Mais tu as volé notre eau. Tu devras donc marcher seul entre les dunes. (Il haussa le ton comme le jeune renégat s’éloignait.) Puisse Shaitan s’étrangler avec tes ossements ! Toute sa vie, Selim avait travaillé plus dur que les autres. La tribu se montrait exigeante avec celui qui n’avait pas de parents. Personne ne venait à son secours quand il était malade, sauf, parfois, la vieille Glyffa. Personne ne le soulageait jamais de ses fardeaux. Il avait vu certains de ses compagnons se gorger de l’eau des provisions familiales, y compris Ebrahim. Ebrahim qui avait découvert un demi-jolitre d’eau sans surveillance et l’avait bu, espérant bêtement que nul ne s’en apercevrait. Ebrahim qui avait compris combien il lui était facile de faire accuser son camarade... À l’instant où il allait chasser Selim du sietch, Dharta avait refusé de lui donner ne serait-ce qu’une petite gourde d’eau pour entamer son voyage sous le prétexte que la tribu ne pouvait lui céder la moindre part de ses ressources. Les Zensunni ne pensaient pas qu’il pourrait tenir plus d’une journée dans le désert ouvert, même s’il réussissait à échapper aux monstres. Il marmonna, sachant qu’on ne pouvait l’entendre : « Naib Dharta, je souhaite que tu meures étouffé par la poussière. » Et il partit d’un pas décidé, s’éloignant de la falaise du sietch, vaguement conscient des cris de la tribu. Une pierre rebondit devant lui. Dès qu’il se retrouva au bas du bouclier de roche qui défendait le sietch contre le désert et les vers des sables, il partit en ligne droite, bien décidé à s’éloigner autant que possible. Déjà, le marteau de la chaleur frappait son crâne. Il se dit que ceux qui l’observaient seraient surpris de le voir escalader les dunes plutôt que de chercher un abri dans les dents de roc éparses. Mais qu’est-ce que j’ai à perdre ? Il s’était juré de ne jamais rebrousser chemin pour implorer l’aide des siens. Le menton dressé, décidé, il avançait. Il préférait mourir plutôt que d’avoir à demander pardon à ceux qui l’avaient chassé. Ebrahim avait menti pour sauver sa vie, mais le Naib Dharta avait commis un crime impardonnable aux yeux de Selim. Il avait fait condamner un garçon innocent à seule fin de simplifier sa politique tribale. Selim connaissait bien le désert, mais Arrakis était un environnement exceptionnellement hostile. Les Zensunni s’y étaient installés depuis des générations, mais aucun d’eux n’avait jamais survécu à l’exil. Tous les rejetés, les condamnés, avaient été avalés par les sables sans laisser la moindre trace. Et Selim, comme tant d’autres, avait quitté la tribu avec une simple corde nouée sur les épaules, un poignard mal affûté à la ceinture et un bâton de marche pointu en métal qu’il avait récupéré dans la décharge de l’astroport d’Arrakis. Il parviendrait peut-être à y retourner et à trouver du travail auprès des négociants hors-monde. Il déchargerait les cargos et, qui sait, il pourrait se glisser à bord d’un des vaisseaux qui allaient de planète en planète, lancés dans des voyages qui pouvaient durer des années. Mais ils n’abordaient que rarement Arrakis : la planète était trop écartée des routes régulières. Et au contact des hors-monde exotiques, Selim devrait abandonner une trop grande part de lui-même. Non, une existence solitaire dans le désert était préférable à condition de rester en vie... Il ramassa un autre caillou, puis un troisième, alors que l’éperon de rocher s’estompait dans le lointain. Il lui faudrait chasser pour manger et il avait besoin de projectiles acérés. Il lui suffirait de sucer le sang d’un simple lézard pour tenir quelques heures de plus. Il porta son regard vers une longue péninsule rocailleuse, très éloignée du sietch des Zensunni. Là-bas, il serait loin des siens et pourrait s’installer dans un exil fier en se moquant d’eux. Il pourrait leur faire un pied de nez chaque jour et s’amuser à proférer des injures que le Naib Dharta n’entendrait pas. De loin en loin, il plantait son bâton de métal dans le sable comme s’il frappait un ennemi imaginaire. Il s’arrêta même pour dessiner un symbole de malédiction bouddhislamique, avec une flèche pointée vers la falaise du sietch. Il puisait dans sa rancune un plaisir particulier et peu lui importait que le vent efface l’anathème en moins d’un jour. C’est d’un pas plus décidé qu’il escalada une grande dune avant de se laisser glisser sur l’autre versant. Il entonna un chant traditionnel tout en avançant plus vite en cadence. La péninsule de rocaille luisait sous le soleil de l’après-midi et il s’efforça de penser que c’était un refuge attrayant. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait de ses persécuteurs, son courage grandissait. Mais il était encore à plus d’un kilomètre du grand rocher noir quand il sentit le sable trembler sous ses pieds. Il leva la tête et prit conscience du danger en décelant les ondulations qui révélaient l’approche d’une créature géante sous les dunes. Il se mit à courir. Il glissa et dérapa sur la crête de sable doux, luttant pour ne pas tomber. Il la suivit, même s’il savait bien que la grande dune n’était nullement un obstacle pour le ver géant qui approchait. La péninsule noire paraissait hors d’atteinte. Il s’obligea à s’arrêter, même si son cœur qui battait avec violence lui disait de continuer sa course éperdue. Les vers étaient guidés par les vibrations et il avait eu tort de courir comme un enfant affolé plutôt que de se figer sur place comme le lièvre rusé. Le Léviathan l’avait repéré. Combien d’autres avant Selim étaient tombés à genoux et avaient prié avant que la bête ne les broie ? Nul n’avait survécu à une rencontre avec le grand ver du désert. Mais il pouvait tenter de le tromper... de le désorienter. Il se changea en statue, solidement campé sur ses jambes. Il prit la première pierre et la lança aussi loin que possible entre deux dunes. Elle percuta le sable avec un bruit sourd – et le sillage menaçant se dévia sensiblement. Il lança deux autres pierres en séquence rapide, avec l’espoir de duper le ver. Mais le monstre avait à peine modifié sa course et se rapprochait à une terrible allure. Selim n’avait plus de projectiles et ne pouvait imaginer un autre moyen de tromper la créature. Il vit sa gueule béante qui avalait le sable et les pierres, dans sa quête frénétique et aveugle de chair. Le sable se soulevait en sifflant, il était étouffé par l’odeur puissante de cannelle que crachait la bête. Au fond de son gosier abominable, il discerna des traits de feu. Dharta rirait de la fin du jeune voleur d’eau, aucun doute. Selim hurla un juron, prêt à se battre plutôt que de s’offrir au ver sans résistance. L’odeur de l’épice était lourde, comme un vent toxique soufflant des viscères de la bête. Selim leva son bâton de fer en chuchotant une prière. A la seconde où le ver dressait la tête, il bondit sur son dos et enfonça sa lance improvisée, s’attendant à rencontrer la peau dure, comme blindée, de la créature. Mais la pointe venait de s’enfoncer entre deux segments, crevant la chair tendre et rose à cet endroit. Le monstre réagit comme s’il venait d’être atteint par un canon maula et se cabra en se tortillant, fouettant les dunes comme une lanière géante et frémissante. Un instant décontenancé, Selim rassembla toutes ses forces pour enfoncer le bâton plus profondément, les yeux fermés, les dents douloureusement serrées, en se raidissant pour ne pas tomber. S’il lâchait, il était perdu. Même si la réaction du ver avait été violente, il ne pouvait espérer que sa petite lance ait pu vraiment le blesser. Comme un humain, il voulait chasser cette mouche insignifiante qui lui avait pris une gouttelette de sang. D’un instant à l’autre, il allait replonger dans le sable, en emportant Selim dans les profondeurs du désert. Il fut surpris de voir que la bête continuait sa course en se maintenant en surface : elle ne voulait pas que sa chair à nu soit déchirée par le sable. Terrifié, Selim se cramponnait à son bâton. Et soudain, il partit d’un grand rire : il était en train de chevaucher Shaitan ! Quelqu’un avait-il jamais réussi pareil exploit ? Si oui, il n’était jamais revenu pour s’en vanter. Il fit un pacte avec lui-même et Bouddhallah. Jamais il ne serait vaincu, pas plus par le Naib Dharta que par le démon du désert. Il pesa sur son bâton pour agrandir encore la plaie, obligeant le ver à se dégager du sable comme s’il espérait ainsi se débarrasser de cet ennuyeux parasite qui lui piquait le dos... Le jeune renégat n’atteignit jamais la bande de rocaille où il avait espéré se réfugier. Le ver géant poursuivait sa course dans le désert profond... emportant Selim loin de son existence passée. Les ordinateurs nous ont laissé un enseignement négatif : c’est aux humains de tenir les rênes de la vie, et non aux machines. Rell Arkov, Assemblée de la Charte de la Ligue des Nobles Après son échec sur Salusa Secundus, la flotte des machines pensantes avait remis le cap sur Corrin. Le suresprit serait loin d’être satisfait en apprenant la défaite. Et les néo-cymeks survivants, valets serviles d’Omnius, suivaient la flotte robotique décimée. Mais les six survivants des Titans d’origine — Agamemnon et ses partisans d’élite – préparaient une diversion. Une occasion de faire progresser les plans qu’ils avaient échafaudés contre le pouvoir oppressant du suresprit. Pendant que les vaisseaux de guerre défaits emportaient avec eux dans l’espace les yeux de surveillance vigilants, Agamemnon modifia discrètement le cap de sa nef. Après avoir échappé à la Militia Salusane, le général cymek avait abandonné la capsule de l’unité de combat pour la transférer dans ce vaisseau blindé au profil élancé. Malgré la défaite, il se sentait vif et exultant. Il aurait d’autres batailles à livrer, que ce soit contre les humains féroces ou contre Omnius. Les anciens cymeks maintenaient le silence com, redoutant qu’une ride électromagnétique s’égare et soit détectée par les machines en fuite. Ils avaient calculé une route plus rapide et plus risquée : ils allaient frôler les obstacles stellaires que le système de sécurité des robots contournait au large. Ce raccourci donnerait aux cymeks rebelles le temps de se réunir en secret. Ils approchaient d’une étoile naine rouge et rencontrèrent un astéroïde difforme, grêlé de cratères, qui tournait autour de la primaire. Un rideau de vent solaire chargé de particules ionisées soutenu par de puissants champs magnétiques les dissimulerait aux scanners des robots. Après un millier d’années passées au service d’Omnius, Agamemnon avait appris à tromper la vigilance du suresprit maudit. Les six cymeks établirent un vecteur d’approche en faisant appel à leur intellect d’humain et non aux systèmes de navigation informatiques. Agamemnon opta pour un site à l’intérieur d’un cratère, entraînant les autres Titans vers un terrain stable au centre d’une plaine ondulée. Il guida les bras mécaniques tandis qu’ils dégageaient son container de l’embase pour le replacer dans un autre corps mobile et trapu pourvu de six jambes mécaniques courtes et solides. Après s’être connecté aux barres d’excitateur de l’électrafluide, il put tester ses nouveaux membres et régler en finesse la pression hydraulique. Son nouveau corps se déplaça avec une certaine agilité jusqu’à la rampe de débarquement et ses pieds tout neufs foulèrent le sol de roche douce. Les autres Titans le rejoignirent. Tous avaient maintenant un corps parfaitement mobile avec des organes internes visibles et des systèmes de sauvegarde vitale capables de résister à des chaleurs et des taux de radiations extrêmes. La naine rouge dominait le ciel noir et sans atmosphère de l’astéroïde, pareille à une goutte de sang. Junon, à la tête des Titans rescapés, s’avança vers Agamemnon et, doucement, effleura son nouveau corps mécanique de ses capteurs, en une caresse délicate et étrangement romantique. Jadis, alors qu’ils étaient encore des humains avec de vrais cœurs et des élans de passion, ils avaient été amants. Mille années avaient passé et ils restaient encore complices, se satisfaisant de ce puissant aphrodisiaque qu’était le pouvoir, ou le désir du pouvoir. — Est-ce que nous frapperons bientôt, mon amour ? demanda Junon. Ou devrons-nous attendre encore un siècle ou deux ? — Non, Junon. Pas aussi longtemps. Barberousse s’avança. Pour Agamemnon, tandis que passaient les siècles, il était devenu ce qu’il y avait de plus proche d’un camarade. — Chaque instant dure toujours une éternité, fit-il. Lorsque les Titans avaient pris le pouvoir, Barberousse avait découvert comment tromper les machines pensantes omniprésentes du Vieil Empire. Et, par chance, le génie modeste qu’il était avait eu l’instinct de leur implanter des programmes inhibiteurs profonds qui devaient empêcher les machines pensantes de s’attaquer aux Titans – des barrières qui avaient permis à Agamemnon et ses compagnons cymeks de rester en vie après la traîtrise du suresprit et sa prise de pouvoir. — Je ne peux me décider, déclara alors Ajax. Écraser les ordinateurs ou les humains ? Il avait été l’élément le plus efficace de tous les anciens cymeks. Brutal comme à son habitude, il avait choisi un corps mobile particulièrement massif qui donnait l’impression qu’il avait gardé les muscles noueux mais souples de son corps organique depuis longtemps abandonné. — Pour réaliser chaque plan que nous construisons, il nous faut effacer par deux fois nos traces. Ainsi venait de s’exprimer Dante, comptable et bureaucrate, soucieux du moindre détail. Entre tous les Titans, il était le seul à ne jamais se montrer dramatique ou séduisant, mais ils n’auraient pu renverser le Vieil Empire sans ses manipulations habiles des affaires administratives et cléricales. Dante n’avait certes pas le panache des autres conquérants, mais il s’était taillé avec sérénité une part de pouvoir justifiée qui avait permis aux Titans de régner un siècle durant. Jusqu’à ce que les ordinateurs frappent. L’indigne Xerxès fut le dernier cymek à s’aventurer dans le cratère. Il devait son dernier rang parmi les Titans à la faute impardonnable qu’il avait commise, donnant ainsi à l’esprit de l’ordinateur ambitieux à peine né l’occasion de les frapper. Les Titans avaient gardé Xerxès, mais Agamemnon ne lui avait jamais pardonné sa dramatique erreur. Depuis des siècles, Xerxès avait tout tenté pour faire oublier sa faute. Aveuglément, il pensait qu’Agamemnon l’accepterait de nouveau s’il trouvait un moyen de s’amender, et Agamemnon se servait de cet espoir pour le manipuler. Agamemnon précéda les cinq conspirateurs dans les ombres du cratère. Les mécaniques à l’esprit humain se firent face dans le chaos de rochers et de blocs de lave pour parler de leur trahison et mettre au point leur vengeance. En dépit de ses tares, Xerxès ne les vendrait pas. Après leur victoire, jadis, les Titans originels avaient accepté de se soumettre à la conversion chirurgicale plutôt que d’accepter leur mortalité. Leur pacte avait été solennel et sans appel. Leurs cerveaux désincarnés seraient à jamais durables. A ce prix seulement, ils pourraient maintenir leur pouvoir. Omnius, plus tard, avait décidé de récompenser parfois ses serviteurs humains les plus fidèles en les convertissant en néo-cymeks. Et dans les Mondes Synchronisés, désormais, des milliers de cerveaux humains enfermés dans des corps mécaniques étaient aux ordres du suresprit. Agamemnon ne pouvait compter sur aucun d’entre eux. Il s’exprima sur une longueur d’onde étroite à partir de ses centres de processus psychique. — On ne nous attendra pas sur Corrin avant des semaines. J’ai donc décidé que nous devions profiter de cette occasion pour mettre au point un plan afin de frapper un coup décisif contre Omnius. — Il est grand temps, commenta Ajax en grommelant. — Mon amour, demanda Junon, crois-tu que la méfiance du suresprit se soit relâchée, qu’il se montre complaisant à la façon des humains du Vieil Empire ? — Je n’ai pas remarqué de signes de faiblesse chez lui, intervint Dante. Et je guette constamment ce genre de chose. — Mais des périodes de faiblesse sont toujours possibles, reprit Ajax en creusant machinalement un trou dans le sol avec l’une de ses jambes puissantes. A condition d’être décidés à les mettre à profit. Barberousse posa bruyamment l’une de ses jambes sur le rocher. — Ne vous laissez pas abuser par l’intelligence artificielle. Les ordinateurs n’aiment pas les humains. Même après mille ans, Omnius ne diminue en rien son attention. Il dispose de suffisamment de mémoire et de bien plus d’yeux que nous. — Il nous soupçonnerait ? Il douterait de notre loyauté ? s’exclama Xerxès, comme s’il s’inquiétait déjà alors que la réunion venait à peine de commencer. S’il pense que nous complotons contre lui, pourquoi donc ne nous élimine-t-il pas ? — Je pense quelquefois que tu as une fuite dans ton container, fit Agamemnon. Omnius a des restrictions dans ses programmes, ce qui lui interdit de nous tuer. — Inutile de m’insulter. Mais il est tellement puissant que je le crois parfaitement capable de subroger tout ce que Barberousse a pu charger dans son système. — Il ne l’a pas fait et ne le fera jamais, rétorqua Barberousse. Je sais ce que j’ai réussi, croyez-moi. Et souvenez-vous : Omnius veut devenir efficient. Il ne prendra pas de vaines initiatives, il ne gaspillera pas ses ressources. Et nous sommes pour lui des ressources. Dante intervint. — Si Omnius tient tellement à gouverner efficacement, pourquoi s’est-il entouré d’autant d’esclaves humains ? De simples robots et des IA minimalistes pourraient les remplacer sans lui créer autant de problèmes. Agamemnon s’écarta un instant dans la clarté crue de la naine rouge avant de revenir vers les cymeks. Pareils à des insectes de métal, ils attendaient en silence sa réaction. — Depuis des années, je n’ai cessé de proposer que nous exterminions les humains retenus prisonniers sur les Mondes Synchronisés, mais Omnius s’y est constamment opposé. — Il n’y tient sans doute pas parce qu’il sait que ce sont les humains qui ont créé les machines pensantes, risqua Xerxès. Il les considère peut-être comme une émanation de Dieu. Agamemnon le rabroua. — Tu suggères que l’ordinateur du suresprit est un dévot ? Le cymek en disgrâce retomba dans le silence. — Non, non..., fit Barberousse d’un ton patient. Tout simplement, Omnius ne tient pas à gaspiller de l’énergie ni à déchaîner la violence à la suite d’une telle extermination. Il considère les humains comme des ressources dont il ne doit pas se passer. — Pourtant, depuis des siècles, nous avons essayé de le convaincre du contraire, fit Ajax. Agamemnon, conscient du temps qui passait, essaya de faire progresser le débat. — Nous devons trouver le moyen de déclencher une étincelle et de provoquer un changement radical. Si nous éteignons les ordinateurs, les Titans reviendront au pouvoir, avec tous les néo-cymeks que nous pourrons recruter. (Il fit pivoter sa tourelle de capteurs.) Nous l’avons déjà fait. À l’origine, quand les Titans humains avaient relancé le Vieil Empire stagnant, c’étaient les robots de combat qui s’étaient battus pour eux. Tlaloc, Agamemnon et les autres rebelles s’étaient contentés de récupérer les débris. Mais, cette fois, ils devraient se battre eux-mêmes pour leur cause. — Nous devrions peut-être tenter de retrouver Hécate, dit timidement Xerxès. Elle est la seule d’entre nous à n’avoir jamais été sous le contrôle d’Omnius. C’est notre carte libre. Hécate, l’ancienne compagne d’Ajax, était la seule entre les Titans à avoir renoncé au pouvoir. Avant que la machine pensante les soumette, elle était partie dans l’espace lointain et jamais nul n’avait plus entendu parler d’elle. Mais à supposer qu’ils la retrouvent, Agamemnon ne se fierait pas plus à elle qu’à Xerxès. Elle les avait abandonnés depuis trop longtemps : elle n’était pas l’alliée dont ils avaient besoin. — Nous devons chercher ailleurs et accepter l’aide que nous trouverons. Mon fils Vorian est l’un des rares humains qui a accès au complexe central de l’Omnius— Terre. Il livre des mises à jour régulières aux suresprits des Mondes Synchronisés. Nous pourrions peut-être l’utiliser. Junon simula un soupir. — Tu souhaites faire confiance à un humain, mon amour ? L’une de ces vermines que tu méprises ? Il y a quelques instants à peine, tu voulais les exterminer. — Vorian est mon fils génétique et sans doute le meilleur de ma progéniture. Je l’ai observé, je l’ai éduqué moi-même. Il a déjà lu mes Mémoires une dizaine de fois. J’entretiens l’espoir qu’il soit mon digne successeur. Junon le comprenait bien mieux que les autres. — Tu as dit la même chose au sujet de tes douze autres fils, si je me souviens bien. Ce qui ne t’a pas empêché de trouver des prétextes pour les tuer tous. — J’ai préservé une grande quantité de mon sperme avant de me transformer en cymek et j’ai eu le temps de m’y prendre avec précision. Mais Vorian... Ah, Vorian, je pense qu’il est sans doute l’élu. Un jour viendra où je l’autoriserai à devenir un cymek. Ajax l’interrompit d’un ton grave. — Nous ne pourrons jamais affronter deux ennemis majeurs en même temps. Puisque Omnius nous a enfin permis d’attaquer les hrethgir, grâce à la victoire de Barberousse dans l’arène des gladiateurs, je suggère que nous entamions cette guerre avec nos meilleurs moyens. Ensuite, nous pourrons nous occuper d’Omnius. Les humains de la Ligue avaient échappé au joug des Titans il y avait bien des siècles et les cymeks avaient toujours eu de la haine à leur égard. Les fibres optiques de Dante allaient et venaient au rythme fébrile de ses calculs. — Oui, les humains seront plus faciles à vaincre. — Entre-temps, nous devons trouver le moyen d’éliminer Omnius, ajouta Barberousse. Chaque chose en son temps. — Tu as sans doute raison, reconnut Agamemnon. Il ne souhaitait pas prolonger plus longtemps cette réunion secrète et précéda les autres vers leurs vaisseaux individuels. — D’abord, nous détruisons la flotte de la Ligue. Ce ne sera qu’un tremplin avant de nous porter vers un adversaire plus difficile. La logique est aveugle et ne connaît souventque son propre passé. Archives de la génétique à la philosophie rassemblées par la Sorcière de Rossak Les machines pensantes se préoccupaient peu de l’esthétisme, mais le nouveau vaisseau de mise à jour d’Omnius, le Voyageur du Rêve – par hasard ou à dessein – était un bâtiment effilé magnifique, noir et argent. Flèche infime dans l’immensité du cosmos, il filait entre les Mondes Synchronisés. Il venait d’achever la ronde habituelle des mises à jour et avait remis le cap sur la Terre. Vorian Atréides se considérait comme un être heureux depuis qu’il s’était vu confier cette mission essentielle. Né d’une esclave femelle fécondée par le sperme d’Agamemnon, il savait que sa lignée remontait à l’ge des Titans, qui descendait de la Maison d’Atréus, dans la Grèce Antique, sous l’égide d’un Agamemnon bien différent. À cause du statut de son père, dès vingt ans, le jeune Vorian qui avait hérité des cheveux bruns de sa famille, avait été endoctriné sur Terre par les intelligences artificielles. Il était l’un des rares humains à jouir du privilège de « confiance » au service d’Omnius, ce qui lui permettait de circuler librement. Il avait lu les récits triomphants de sa lignée dans les énormes Mémoires que son père avait rédigés. Vorian, que ses proches appelaient Vor, considérait que les écrits du général des Titans étaient bien plus qu’un chef-d’œuvre littéraire : tout simplement un document historique sacré. Immédiatement à l’avant du poste de Vorian, le commandant du Voyageur du Rêve, Seurat, un robot autonome, contrôlait en permanence les instruments de bord. Son corps à forme humaine rempli de processeurs à gel, de muscles élastensibles, de tresses de polymères, d’ossatures d’alliage léger, était recouvert d’une peau cuivrée, souple et douce. Tout en se concentrant sur les commandes, Seurat pianotait par intermittence sur son clavier de scanning à longue portée ou sondait les fibres optiques qui se déployaient au-delà de la baie. Lancé dans ses devoirs de multitraitement, le commandant robot ne cessait pour autant de solliciter son copilote humain. Il avait toujours eu un penchant bizarre et malheureux pour les plaisanteries maladroites. — Vorian, qu’est-ce qu’on obtient quand on croise un humain avec un porc ? — Oui, quoi ? — Une créature qui mange encore beaucoup trop, qui boit toujours et qui continue à ne jamais travailler ! Vorian eut un rire poli. La plupart du temps, les plaisanteries de Seurat prouvaient qu’il ne comprenait rien à l’humour. Mais si Vorian ne riait pas, Seurat lui servait une autre plaisanterie, puis une autre et une autre encore, jusqu’à ce qu’il obtienne la réaction désirée. — Est-ce que vous ne pensez pas que vous pourriez commettre une erreur de navigation en lançant ces plaisanteries ? — Je ne commets pas d’erreurs, jamais, répliqua Seurat en staccato. Vorian accepta de bon cœur le défi. — Mais si je sabotais l’une des fonctions vitales du vaisseau ? Nous sommes seuls à bord et, après tout, c’est moi l’humain à l’âme traîtresse, votre mortel ennemi. Juste rétribution pour ces atroces plaisanteries, non ?... — Je pourrais m’attendre à ça de la part d’un esclave inférieur ou même d’un artisan ou d’un simple travailleur, mais vous, Vorian, jamais vous ne feriez cela. Vous avez trop à perdre. (Avec un geste d’une douceur glaçante, Seurat détourna sa tête de cuivre en se désintéressant momentanément des commandes du Voyageur du Rêve.) Et puis quand bien même, je m’en apercevrais. — Oh, ne me sous-estimez pas, Vieux Métallocerveau. Mon père m’a enseigné qu’en dépit de nos faiblesses nous autres les humains avons un atout : nous sommes totalement imprévisibles. (Souriant, Vorian rejoignit le commandant robot et étudia les écrans.) Pourquoi croyez-vous qu’Omnius me demande toujours de superviser ses simulations chaque fois qu’il décide d’affronter les hrethgir ? — C’est uniquement à cause de votre vocation permanente et outrageante pour le chaos que vous avez su me battre à ce jeu de stratégie. Ce qui est sans rapport avec vos dons innés. — Un gagnant a plus de dons qu’un perdant. Quelle que soit votre définition de la compétition. Le vaisseau de mise à jour croisait régulièrement entre les Mondes Synchronisés. Le Voyageur du Rêve était l’un des quinze bâtiments qui étaient chargés de porter la dernière version d’Omnius afin que les suresprits des ordinateurs séparés par des années-lumière soient synchronisés sur la version actualisée d’Omnius. Les limitations des circuits et des vitesses de transmission étaient autant de contraintes à la dimension physique de toute machine individuelle. Par conséquent, un unique suresprit ne pouvait gérer plusieurs planètes. Mais des duplicata d’Omnius étaient présents un peu partout, pareils à des clones mentaux. Et, grâce aux vaisseaux comme le Voyageur du Rêve, les diverses incarnations d’Omnius restaient virtuellement identiques sous l’autarcie de la machine. Après tous les voyages qu’il avait connus, Vorian savait comment gouverner le vaisseau, de même qu’il avait accès à toutes les banques de données gérées palles codes de Seurat. Au fil des années, lui et le commandant robot étaient très vite devenus des amis. Ce que d’autres avaient quelque mal à comprendre. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble dans l’espace profond, ils avaient parlé de tant de choses, joué à bien des jeux et s’étaient raconté tant d’histoires... C’est ainsi qu’ils avaient établi leur pont à eux entre la machine et l’homme. Ils s’amusaient parfois à échanger leurs rôles : Vorian devenait le commandant du vaisseau tandis que Seurat n’était plus que son second robotique, comme au temps du Vieil Empire. C’était au cours de ce jeu, dans un instant d’impulsion poétique, que Vorian avait baptisé le vaisseau argenté Voyageur du Rêve, un nom que Seurat avait non seulement accepté mais maintenu. Seurat était une machine intelligente et, à ce titre, il recevait des instructions nouvelles et des transferts de mémoire du cerveau dominant qu’était Omnius. Mais il avait passé de longues périodes de déconnexion entre les étoiles, ce qui lui avait permis de développer sa personnalité et son indépendance. Vorian considérait que Seurat était l’un des meilleurs esprits robots, même s’il se montrait souvent irritable pour un robot. Et puis, il avait cet humour si particulier. Il claqua dans ses mains et fit craquer ses jointures avec un soupir de plaisir. — Ça fait du bien de se détendre. Quel dommage que vous ne puissiez pas faire ça. — Mais je n’ai pas besoin de me détendre. Vorian se refusait à admettre que son corps organique était aussi inférieur par bien des aspects, fragile, enclin à la douleur, à la maladie, et aussi à des blessures dont une machine pouvait aisément venir à bout. Il espérait que sa forme physique se maintiendrait suffisamment longtemps pour qu’il devienne un néo-cymek à l’existence prolongée, l’un des humains fiables et estimés. Un jour viendrait où Agamemnon serait autorisé par Omnius à l’admettre si Vorian continuait à servir de tout son être le suresprit. Après cette longue tournée de mise à jour, le Voyageur du Rêve revenait vers Corrin et le jeune humain s’en réjouissait. Avant peu, il retrouverait son éminent père. Tandis que leur nef voguait entre les étoiles, Seurat proposa un tournoi amical. Ils s’installèrent à table et se lancèrent dans une partie de leur jeu de diversions qu’ils adoraient et avaient amélioré au fil des parties. La stratégie était fondée sur une bataille spatiale imaginaire entre deux races, les « Vorians » et les « Seurats », qui chacune disposait d’une flotte avec des capacités et des limitations très précises. Le robot avait la mémoire parfaite des machines, mais Vorian se comportait honorablement en inventant des tactiques inédites qui surprenaient son adversaire. Ils plaçaient leurs bâtiments de guerre dans les divers secteurs du champ de bataille interstellaire, et Seurat se mit à débiter des plaisanteries et des énigmes humaines qu’il avait trouvées dans ses anciennes bases de données. Irrité, Vorian lui dit enfin : — Vous essayez de manière éhontée de me distraire. D’où tenez-vous cela ? — Mais de vous, bien sûr. Le robot lui rappela les innombrables fois où Vorian l’avait ainsi taquiné, allant même jusqu’à menacer de saboter le vaisseau alors qu’il n’en avait pas la moindre intention, ou inventant des alertes aussi imprévues qu'extravagantes. — Vous considérez ça comme une tricherie ? De votre part ou de la mienne ? Cette révélation stupéfia Vorian. — Je suis navré à l’idée que, même par plaisanterie, j’aie pu vous apprendre la trahison. J’ai soudain honte d’être humain. Il ne doutait pas qu’Agamemnon ne soit déçu. Après deux nouvelles parties, Vorian perdit le tournoi. Mais il n’avait plus le cœur à jouer. Tout effort est un jeu, n‘est-ce pas ? Iblis Ginjo, Options pour la Libération totale Dans un jardin en terrasse qui surplombait les ruines calcinées de Zimia, Xavier Harkonnen, seul, l’air sombre, songeait à la parade de « victoire » qui allait suivre. Dans la clarté douce de l’après-midi, les chants des oiseaux étaient revenus et la brise avait chassé les fumées délétères. Mais la Ligue des Nobles mettrait longtemps à panser ses plaies et rien ne serait jamais plus pareil. Des jours après l’attaque des machines, il voyait encore des tourbillons de fumée qui montaient des décombres pour se perdre dans le ciel sans nuages. Et l’odeur de suie restait tenace. Les poisons des cymeks avaient tellement endommagé ses tissus qu’il savait qu’il ne respirerait plus jamais de la même façon et qu’il n’aurait plus vraiment d’odorat ou de sens du goût. Il ne respirait plus qu’avec l’aide d’un appareil et se disait qu’il regretterait à jamais la douceur de l’air pur. Mais il ne pouvait sombrer dans le chagrin alors que tant d’autres de ses camarades avaient bien plus perdu que lui. A la suite de l’assaut des cymeks, les équipes médicales de Salusa s’étaient montrées héroïques et lui avaient sauvé la vie. Plus tard, il le savait, Serena Butler lui avait rendu visite à l’hôpital, mais il ne gardait d’elle qu’une image brouillée dans la douleur, la brume des drogues et la pulsion des systèmes vitaux. On avait tenté sur lui une opération risquée : la greffe de deux poumons qui avaient été envoyés par les mystérieux docteurs du Tlulaxa. Il savait que Serena avait travaillé sans relâche avec les meilleurs chirurgiens et qu’un marchand d’organes tlulaxa du nom de Tuk Keedair avait présidé à son traitement. Maintenant, il parvenait à respirer presque normalement entre deux spasmes douloureux. Il aurait sa chance de combattre à nouveau les machines. Les techniques de soins rapides et la pharmacopée lui avaient permis de quitter l’hôpital peu après l’opération. Au moment de l’attaque, Keedair, le marchand d’organes, se trouvait à Zimia pour ses affaires et il avait échappé de peu à la mort. Sur la Planète Dissidente de Tlulax, dans le système lointain de Thalim, son peuple avait développé des fermes d’organes et produisait en grande quantité des cœurs humains, des poumons, des reins et d’autres organes à partir de cellules fiables. Dès que les cymeks avaient été repoussés, le Tlulaxa avait offert en secret ses secours biologiques aux chirurgiens de l’hôpital d’urgence de Zimia. Les soutes cryogéniques de son vaisseau étaient remplies de pièces organiques détachées. Avec bonne humeur, Keedair avait admis que c’était par chance qu’il avait été là pour aider les malheureux Salusans dans la détresse. Dès que l’opération s’était révélée positive, il était allé rendre visite à Xavier. Le Tlulaxa était un personnage de petite taille aux membres grêles, avec de grands yeux bruns dans un visage anguleux. Ses cheveux étaient rassemblés en une natte épaisse et sombre sur sa tempe gauche. Xavier lui avait demandé d’une voix encore rauque : — J’ai eu extrêmement de chance que les organes dont j’avais besoin fassent partie de votre cargaison. Keedair frotta longuement ses mains aux doigts effilés. — Si j’avais su que les cymeks allaient frapper avec une telle férocité, j’aurais amené beaucoup plus de pièces de remplacement de nos fermes d’organes. Ceux des vôtres qui ont survécu en auraient grand besoin, mais il faudra encore de longs mois avant que d’autres vaisseaux arrivent de Thalim. (Le marchand d’organes s’était retourné sur le seuil et avait ajouté :) Tercero Harkonnen, considérez-vous comme l’un des plus chanceux. Les survivants, déchirés par le chagrin, erraient dans la cité ravagée en quête de leurs proches, enfouis sous les gravats, broyés ou calcinés. Les notes du glas accompagnaient le bruit des pioches. Au fur et à mesure que l’on dégageait les cadavres, leurs noms s’ajoutaient à la longue liste. Malgré la douleur, depuis la fin de l’attaque, l’humanité libre avait repris de la force. Le Vice-roi Manion Butler avait insisté pour que son peuple se montre plus déterminé que jamais après le repli des machines. Dans toutes les rues de Zimia, loin en dessous de la terrasse où se trouvait Xavier, on s’agitait pour les préparatifs de la célébration du jour de grâce. Les drapeaux à l’effigie de la main ouverte de la liberté humaine claquaient dans le vent. Des hommes à l’apparence rude, en manteau souillé, s’activaient autour des magnifiques destriers blancs de Salusa qui avaient été commotionnés par la violence de la bataille. Leurs crinières étaient ornées de glands et de clochettes et leurs queues flottaient derrière eux comme de longues chevelures fines. Les brides festonnées de fleurs et de rubans, les chevaux piaffaient, impatients de descendre le grand boulevard qui avait été nettoyé consciencieusement. Xavier leva vers le ciel un regard incertain. Il se dit qu’il regarderait longtemps avec méfiance les nuages qui pouvaient cacher d’autres engins pyramidaux, des unités de largage qui auraient pu franchir le bouclier. On réinstallait déjà de nouveaux missiles, on ajoutait encore d’autres batteries dans la perspective d’une nouvelle attaque. Les patrouilles allaient reprendre leurs rondes sur orbite. Il avait conscience qu’il devrait délaisser la parade de fête pour préparer la Militia à un éventuel retour des robots. Il fallait augmenter encore le nombre des vaisseaux sentinelles et des éclaireurs qui patrouillaient au large du système, prévoir des renforts plus efficaces, un plan de contre-attaque plus rapide. Il avait la certitude que les machines pensantes seraient bientôt de retour. La prochaine session du Parlement de la Ligue serait consacrée aux mesures d’urgence et à un premier plan de reconstruction pour Zimia. Avant tout, il fallait analyser les points faibles des rares édifices que les cymeks avaient laissés debout. Xavier espérait que la Ligue enverrait sans tarder un message à Poritrin pour demander l’aide du génial Tio Holtzman afin d’inspecter les boucliers de brouillage. Seul le grand inventeur en personne serait à même de parer aux défaillances techniques que les cymeks, vraisemblablement, avaient repérées. Lorsque Xavier avait fait part au Vice-roi de ses préoccupations, Butler avait acquiescé à sa façon aimable, mais il avait refusé d’en débattre. — Avant tout, Xavier, il faut que nous nous réservions une journée de cérémonie, ne serait-ce que pour célébrer le fait que nous sommes encore en vie. (Il y avait de l’amertume dans le regard confiant du Vice- roi.) Nous ne sommes pas des machines, vous le savez mieux que tous. Il n’y a pas que la guerre et la vengeance dans nos esprits. Xavier se retourna en entendant des pas derrière lui. Serena approchait avec dans le regard l’espoir secret de pouvoir profiter pleinement de lui sans que nul ne les surprenne. — Voilà mon héroïque Tercero. — Serena, on ne saurait appeler ainsi un homme qui a laissé détruire une moitié de cette cité. — Non, certes, mais on peut donner ce titre à celui qui a sauvé tout le reste de la planète. Tu le sais bien : si tu n’avais pas fait ce choix difficile, c’est tout Salusa qui aurait été ravagée en même temps que Zimia. (Elle posa tendrement la main sur son épaule.) Je ne veux pas que tu entretiennes ce sentiment de culpabilité pendant la fête de la victoire. Un jour de répit ne saurait faire une grande différence, non ? — Il suffit d’un seul jour pour créer une grande différence, au contraire. Nous avons simplement réussi à les repousser. Nous avons trop fait confiance aux boucliers, et nous avons eu la faiblesse de croire qu’Omnius allait nous laisser en paix après toutes ces années. Pour eux, c’est une occasion idéale de répéter leur attaque. Et s’ils lancent une nouvelle vague d’assaut ? — Omnius est en train de panser ses plaies. Je crois même que son armada n’a pas encore regagné les Mondes Synchronisés. — Les machines n’ont pas à panser leurs plaies. — Tu es un jeune homme terriblement sérieux. Écoute, attends au moins après la fête, veux-tu ? Notre peuple a besoin de se remettre de ses émotions, de retrouver le moral. — Ton père m’a récité la même leçon. — Eh bien voilà : tu sais que si deux Butler disent la même chose, c’est qu’il ne peut s’agir que de la vérité. Il la serra contre lui, avec fermeté et tendresse, avant de la suivre vers la terrasse d’où ils allaient assister à la parade, et où il aurait la place d’honneur à côté du Vice-roi. Ils n’étaient encore que des enfants quand il avait été attiré par Serena. Puis les années avaient passé et leurs sentiments s’étaient affermis. Ils savaient l’un et l’autre qu’un jour ils se marieraient, parce qu’ils s’aimaient, parce qu’ils avaient la même vision de la politique et que leurs lignées les rapprochaient. Mais le temps était à la guerre et Xavier avait d’autres priorités. Depuis la mort du Primero Meach, il commandait par intérim la Militia Salusane. Ce qui l’obligeait à faire face à des problèmes majeurs. Il était prêt, mais il restait un homme entre tous, isolé et vulnérable. Dans l’heure qui suivit, la parade se mit en place sur la plazza centrale. Les estrades fleuries et les guirlandes avaient été déployées entre les façades fissurées. Les fontaines étaient éteintes, à sec, mais tous les citoyens de Zimia savaient que c’était le lieu idéal pour fêter la victoire. Même s’ils étaient marqués de crevasses noires, troués et ternis, les majestueux édifices gardaient leur éclat. Ils étaient du plus pur style salusan gothique avec leurs colonnes aux incrustations tourmentées. Salusa Secundus était le siège du gouvernement de la Ligue, mais on y trouvait aussi les plus prestigieux musées dévolus à la culture et à l’anthropologie. Plus loin du centre, les quartiers denses étaient de facture plus simple mais séduisante avec leurs immeubles chaulés à la craie des falaises. Les Salusans se vantaient d’être les meilleurs artisans de la Ligue, fiers de travailler à la main sans assistance mécanique. Sur le parcours de la parade, la foule s’agitait en tenues bigarrées. Dans le ronronnement des appels et des bavardages, les doigts s’agitaient vers les prestigieux destriers, les orphéons et les danseurs folkloriques sur leurs estrades flottantes. Il y avait même un taureau salusan monstrueux qui cavalait mollement, drogué pour l’occasion. Xavier faisait de son mieux pour paraître détendu et presque gai, mais il ne pouvait s’empêcher de lever souvent les yeux au ciel ou de promener un regard sombre sur les blessures profondes de Zimia... Quand la parade s’acheva, Manion Butler prit la parole. Il salua la défense héroïque de la planète tout en reconnaissant le prix douloureux de la bataille, les dizaines de milliers de morts et de blessés. — Il va falloir nous remettre et réparer, mais notre moral n’a pas été entamé. Contre cela, les machines ne peuvent rien. (Le Vice-roi fit signe à Xavier de le rejoindre.) Je tiens à vous présenter le plus valeureux de nos héros, l’homme qui a su rester ferme et décidé face aux cymeks et qui a pris les décisions qui nous ont sauvés, des décisions nécessaires. Il y en a peu qui auraient eu ce courage. Xavier s’avança pour recevoir la médaille militaire au ruban bleu, rouge et or avec un curieux sentiment d’incongruité. Dans le tumulte des bravos, Serena l’embrassa sur la joue et il espéra que nul ne l’avait vu rougir. Vous êtes promu au rang de Tercero Supérieur, Xavier Harkonnen. Je vous confie la mission d’étudier la stratégie défensive et le dispositif technique de l’Armada de la Ligue. Votre autorité prévaudra sur la Militia Salusane et vous serez également chargé d’améliorer la sécurité militaire de l’ensemble de la Ligue des Nobles. Xavier accepta avec dignité ses décorations, même s’il se sentait aussi gêné que maladroit. — Je compte bien me dévouer à part entière à notre survie à tous... et à notre progrès. (Il eut un regard tendre à l’adresse de Serena.) Après les festivités de ce jour, bien entendu. La planète Dune est l’enfant du ver. Extrait de « La légende de Selim », poésie du feu d’Arrakis Durant une journée entière et une bonne part de la nuit, le ver géant poursuivit sa course à travers le désert, s’aventurant au large de son territoire sous la contrainte du pic de métal. Selim, sous la clarté des deux lunes, se cramponnait à son bâton, épuisé. Il se disait avec une ironie cruelle qu’il n’avait échappé à la gueule du monstre que pour mourir de fatigue dans cette chevauchée interminable. Bouddhallah l’avait sauvé mais, à présent, il paraissait jouer avec lui. En enfonçant un peu plus son pic, il s’était réfugié entre les deux segments de carapace du ver avec l’espoir qu’il ne serait pas noyé dans le sable quand le démon replongerait dans les profondeurs du désert. Il était maintenant blotti dans la chair putride qui exhalait une puissante odeur de cannelle. Il se réfugiait dans la prière et réfléchissait parfois, en quête d’une explication. Est-ce que ça pourrait être une épreuve ?... Le ver géant ne ralentissait pas sa course éperdue. Dans son petit cerveau, la résignation s’était sans doute installée et il continuerait jusqu’à sa mort, sans jamais retrouver la paix ni la sécurité. Il voulait s’enfouir sous les dunes, échapper à cette souffrance pour retrouver son domaine, mais Selim maniait son bâton de métal comme un levier de commande, fouaillant la blessure comme s’il fouettait un coursier. Pour sa survie, le ver ne pouvait que lui obéir. Et les heures passaient. Selim avait la gorge parcheminée, les yeux brûlants. Le désert qu’il traversait n’avait aucun repère. Il était à mi-chemin de nulle part. C’était le bled blafard et morne sous les lunes jumelles. Jamais il ne s’était trouvé aussi loin des grottes du sietch et jamais personne n’avait fait une telle expérience à sa connaissance. S’il arrivait à quitter sain et sauf son gigantesque coursier, il se retrouverait seul, condamné à périr dans les dunes d’Arrakis à cause de la sentence inique prononcée par les siens. Il était convaincu qu’Ebrahim, le traître, son ex-ami, serait un jour confondu et que la vérité éclaterait. Tôt ou tard, il violerait d’autres règles tribales et on découvrirait qu’il était bel et bien le voleur d’eau et le menteur qui avait condamné Selim à l’exil. Mais si, par chance, Selim le retrouvait un jour, il le défierait dans un duel à mort et sauverait son honneur. La tribu l’applaudirait peut-être, car même dans les poèmes épiques que l’on déclamait autour du feu, jamais nul n’avait bravé un ver géant et survécu. Et les jolies Zensunni aux grands yeux sombres souriraient à Selim. La tête haute, couvert de poussière, il apostropherait le sévère Naib Dharta et exigerait d’être réintégré dans la communauté. Parce qu’il avait chevauché le démon du désert et était encore vivant. Mais s’il avait survécu jusqu’alors au-delà de ses espérances, l’issue restait incertaine. Que faire à présent ? Le ver émettait maintenant des sons violents qui dominaient le chuintement grave du sable brûlant et traduisaient une soudaine irritation. Le corps sinueux frémit puis fut secoué d’un long frisson tandis que montait dans les rafales grésillantes une puissante odeur de silex et d’épice. Des brasiers flambaient dans la gorge du monstre sous la friction des cristaux de silice. C’était la gueule de Shéol lui-même. Le ciel devenait d’un jaune citrin à l’approche de l’aurore et le ver titanesque se montrait de plus en plus agité et violent. Il se cabra et fit une tentative désespérée pour s’enfouir sous les dunes, mais Selim pesait de toutes ses forces sur son gouvernail improvisé et il enfonça encore un peu plus le pic dans la chair tendre. Le ver plongea la tête dans une dune, soulevant une bourrasque de sable rougeâtre. — Tu es aussi épuisé que moi et tu as aussi mal que moi, Shaitan ? demanda Selim d’une voix âpre, la bouche sèche, la langue rêche. Oh oui, je suis fatigué. Mortellement fatigué, tu sais. Mais il ne pouvait lâcher prise. Dès qu’il tomberait au sol, le ver se retournerait pour le happer. Il n’avait d’autre choix que de forcer la créature à courir. La torture semblait ne pas avoir de fin. Peu à peu, tandis que le ciel s’éclaircissait, il remarqua une trace de brume à l’horizon. Mais elle était trop lointaine pour qu’il s’en préoccupe. Il avait des soucis plus immédiats. Le ver s’arrêta brusquement non loin d’un affleurement rocheux et refusa d’avancer. Il eut une dernière convulsion et sa lourde tête tomba sur la crête d’une dune. Il demeura prostré comme un dragon vaincu, agité de spasmes de souffrance... Puis se figea enfin. La méfiance faisait trembler Selim. Il craignait que le monstre ait décidé de le tromper. Il espérait sans doute que, cette fois, son tourmenteur allait abaisser sa garde, auquel cas il n’en ferait qu’une bouchée. Un ver géant était-il capable d’une telle ruse ? Est-ce qu’il était réellement Shaitan ? Menteur et tentateur ? Ou bien est-il mort d’épuisement ? Il se leva, les membres douloureux. Chaque mouvement était une épreuve. Ses muscles étaient de pierre, ses nerfs étaient autant de fibres de feu tandis que le sang se remettait à circuler. Il n’eut qu’une brève hésitation avant d’arracher son pic de métal de la chair rose déchirée. Le ver n’eut pas un frémissement. Selim se laissa tomber et se mit aussitôt à courir éperdument. Il dévala le flanc de la dune. Derrière les vagues ocre et rousses, les rochers noirs étaient un îlot de sûreté. Il s’interdisait de regarder derrière lui et courait en haletant. Sa gorge devint très vite aussi ardente que celle du Léviathan. Ses oreilles tintaient, comme s’il percevait le sifflement du sable à l’approche du monstre. Mais non, le ver était demeuré inerte, apparemment. Selim courut ainsi sur plus de cinq cents mètres. Quand il atteignit enfin la barrière de rochers, il l’escalada à quatre pattes avant de s’affaler. Puis, à genoux, il se tourna vers le ver dans les premiers rayons du matin. La créature n’avait pas bougé. Longue, luisante, elle n’était qu’un corps gigantesque inscrit dans le sable. Shaitan voudrait-il me jouer un tour ? Ou bien Bouddhallah me met-il à l’épreuve ? Selim était affamé. Et il lança vers le ciel : — Si tu m’as sauvé dans un but précis, pourquoi ne pas me donner à manger ? A la limite de la résistance, il se mit à rire doucement. On ne doit pas exiger de Dieu. Puis il prit conscience qu’il avait de la nourriture à sa portée. Dans sa course éperdue, il avait traversé une zone ocre sombre, une veine de cette épice que les Zensunni rencontraient parfois lorsqu’ils se risquaient dans le bled. Ils la récoltaient et employaient le Mélange, ainsi qu’ils le nommaient, pour améliorer l’ordinaire mais aussi comme stimulant. Le Naib Dharta en gardait en permanence un stock dans les grottes, à partir duquel on confectionnait de la bière que les membres de la tribu consommaient à des occasions particulières et qu’ils vendaient parfois au port spatial d’Arrakis. Durant près d’une heure, Selim resta prostré dans la pénombre, guettant un éventuel mouvement du monstre. Mais le ver semblait définitivement immobile. La chaleur montait dans l’absolu silence des dunes. La tempête ne semblait pas se rapprocher. Et Selim eut l’étrange sentiment que le monde retenait son souffle. Il sentit revenir son énergie – après tout, il avait chevauché Shaitan ! Il redescendit du rocher et retourna vers la veine d’épice, sans quitter des yeux la formidable silhouette du ver. Il s’agenouilla et gratta la poudre rouge. Il avala, puis recracha quelques grains de sable qui crissaient sous ses dents. Aussitôt, la chaleur douce du Mélange l’envahit. Il en avait absorbé une quantité importante et son esprit flotta un bref instant dans l’explosion d’une force neuve. Il resta assis, les mains sur les hanches, les yeux fixés sur le monstre terrassé qu’il voyait à présent avec une acuité presque douloureuse. — Je t’ai vaincu, Shaitan ! Tu voulais me dévorer, hein, sale vieux reptile, mais c’est moi qui t’ai eu ! (Il agita les mains.) Est-ce que tu m’entends ? Tout n’était qu’immobilité et silence. Le ver avait fini sa course grondante sous les tourbillons sifflants du sable. Échoué dans l’océan des dunes, il ne bougerait jamais plus. Selim, dans l’euphorie de l’épice, poussé par un courage anormal, s’avança alors vers le corps immense et sinueux, les anneaux luisant sous le soleil. Il s’arrêta à quelques pas de la crête de la dune et regarda bien en face la caverne qu’était la gueule du ver, constellée d’aiguilles cristallines. Les crocs les plus longs y semblaient ténus comme des cheveux. La tempête approchait, maintenant, précédée d’un front tourmenté de bises torrides. Selim était mitraillé de grains de sable et de miettes de roc qui se plantaient dans son visage comme des fléchettes. Les bourrasques attaquaient le cadavre annelé du ver dans un concert de sifflements et de résonances ululantes. Selim sentait son cœur battre au rythme de l’épice et il rêva brièvement que la bête des sables le provoquait, que c’était Shaitan lui-même qui pénétrait dans son esprit. Il s’avança jusqu’à la gueule pétrifiée et risqua un regard dans l’immensité ténébreuse de muqueuses et de dents. Les brasiers s’étaient éteints sans laisser un brandon. — Je t’ai tué, vieux ver féroce ! Je suis le Massacreur des Vers ! hurla-t-il. La créature ne pouvait plus l’entendre. Mais Selim s’attardait dans la contemplation des dents de sabre de la gueule, autant de lames hérissées dans ce lieu sombre et pestilentiel. Il avait le sentiment d’être pressé par Bouddhallah, mais il obéissait sans doute à son désir profond. Échappant au sens commun, il franchit la lèvre du ver sans déraper et tendit la main vers un croc acéré, tout proche. Sous ses doigts, la dent extraordinaire semblait plus dure que le plus dur des métaux. Il serra les doigts en la tordant. Elle céda assez vite. La chair du ver mort était tendre, comme si les tissus se dissolvaient. Avec un grondement sourd, il vint à bout du croc qui était long comme son bras, incurvé, pur, avec un éclat laiteux. Il songea qu’il avait là un couteau sans pareil. Il tituba en serrant sa prise, soudain terrifié par l’acte qu’il venait de commettre. Un exploit sans précédent à sa connaissance. Qui d’autre aurait osé chevaucher Shaitan dans le désert ouvert avant de s’aventurer dans sa gueule ? Tout son corps tremblait. Il n’arrivait pas à croire à son exploit. Jamais personne sur Arrakis n’avait possédé ce trésor : un couteau qui était une dent de Shaitan ! Au-dessus de lui, il y avait une multitude de crocs cristallins pareils à des stalactites illuminées par un feu interne. Il savait qu’il pourrait les vendre pour une fortune au port spatial (si jamais il en retrouvait le chemin), mais il se sentait faible, tout à coup. L’effet de l’épice s’effaçait. Il regagna le sable doux. La tempête était presque sur lui et il fit appel à tout ce qu’il avait appris pour la survie dans le bled. Il devait absolument retourner s’abriter dans l’îlot de rochers s’il ne voulait pas finir enseveli dans le sable, déchiré et étouffé par les vents terribles d’Arrakis. Mais non, ça ne lui arriverait pas. J’ai ma destinée, maintenant. Bouddhallah m’a confié une mission... si seulement je pouvais la comprendre. Il se mit à courir vers le refuge noir, serrant le croc du ver entre ses mains. Alors le vent s’empara de lui et le poussa en avant, comme s’il voulait l’aider à s’éloigner du cadavre prodigieux. Les humains avaient créé des machines intelligentes afin de disposer de systèmes de réflexes secondaires pour transférer leurs décisions les plus simples à des serviteurs mécaniques. Mais, graduellement, les créateurs finirent par ne se laisser aucun rôle. Ils commencèrent à s’aliéner, se déshumaniser, et se laissèrent manipuler. A terme, ils ne furent plus que des robots incapables de décider, de comprendre même le sens de leur existence naturelle. Tlaloc, Les Faiblesses de l’Empire Agamemnon n’était guère pressé d’affronter Omnius. Après plus de mille ans d’existence, le général cymek avait appris à se montrer patient. Patient comme une machine. Après leur réunion clandestine au large de la naine rouge, les Titans avaient rallié Corrin en presque deux mois. La flotte robotique était arrivée plusieurs jours auparavant avec les images de la bataille enregistrées par les yeux d’observation. Le suresprit connaissait à présent les moindres détails de la défaite. Il ne lui restait plus qu’à stigmatiser les fautes et à distribuer les réprimandes, tout particulièrement à l’encontre d’Agamemnon, qui avait été le commandant en chef. Il se posa sous le brasier géant du soleil de Corrin et, aussitôt, déploya son réseau capteur. Les données affluèrent dans ses tiges mentales. Omnius l’attendait, comme à chaque retour de mission. Mais il se pouvait qu’il ait fini par accepter cet échec. Un faux espoir, se dit Agamemnon. L’ordinateur tout- puissant ne réagissait pas comme un humain. Avant de quitter son vaisseau, le Titan se choisit un corps mobile efficace, un peu plus sophistiqué que le simple véhicule qui permettait à son cerveau sous container de se déplacer en étant relié au système de support vital. Le cymek s’aventura enfin sous la sphère sanglante et boursouflée de l’étoile géante. Sous sa clarté dure, les rues dallées et les façades blanches se teintaient de rose. Depuis des millénaires, l’étoile se dilatait et, avec le temps, elle avait absorbé dans son héliosphère les planètes intérieures. Corrin avait été dans le passé un monde gelé, qui tournait loin de son soleil. Peu à peu, elle était devenue habitable. La glace de surface avait fini par fondre et les océans bouillonnants s’étaient dissipés en vapeur. Corrin était devenu une planète dénudée, une vaste plaque d’ardoise sur laquelle le Vieil Empire avait décidé d’établir une colonie dans sa période la plus ambitieuse. L’écosystème avait été importé de diverses planètes mais, après des milliers d’années, Corrin donnait encore l’impression d’un monde inachevé auquel il manquait mille et un détails écologiques pour être pleinement luxuriant. Mais Omnius et son robot Érasme aimaient cet endroit qui paraissait éternellement neuf, sans la marque lourde de l’Histoire. Agamemnon descendait les rues, suivi d’un essaim d’yeux-espions. Le suresprit le tenait sous sa surveillance constante et pouvait l’interpeller en n’importe quel point de Corrin. Néanmoins, il avait insisté pour accueillir le général cymek dans un somptueux pavillon du centre, construit par ses esclaves humains. Ce parcours de contrition faisait partie de la punition d’Agamemnon à la suite de la défaite de Salusa. Le grand ordinateur avait pleinement maîtrisé le concept de domination. Agamemnon se préparait à se défendre face à une inquisition poussée et l’électrafluide dans lequel baignait son cerveau vira au bleu tandis que son corps mobile passait sous les grandes arches soutenues par des spires de métal blanc. A la fois sérieux et excentrique, Érasme le robot avait copié le style humain le plus ostentatoire en s’inspirant des archives des empires antiques. Cette allée impressionnante était destinée à intimider les visiteurs, mais Agamemnon doutait qu’Omnius pût se préoccuper de tels détails. Le général cymek s’arrêta au milieu d’une cour, dans la musique des fontaines qui ruisselaient des crevasses des murs. Des moineaux domestiqués voletaient autour des auvents. Ils avaient fait leurs nids au sommet des colonnades. Dans des urnes de terre cuite, des lys pourpres semblaient s’être figés à l’instant de leur lumineuse explosion. — Me voici, Seigneur Omnius, déclara Agamemnon par le biais de son synthétiseur vocal – c’était une simple formalité puisque Omnius l’avait observé depuis l’instant où il était descendu de son vaisseau. Il attendit. Érasme ne s’était pas montré. Il était sans doute quelque part dans le pavillon, mais Omnius entendait tancer son général cymek sans que le robot acerbe et indépendant soit présent. Même si le cerveau à face de miroir s’imaginait connaître les émotions humaines, Agamemnon doutait qu’il fût capable de la moindre étincelle de compassion. — Vous et vos cymeks avez échoué, général ! La voix résonnait comme le tonnerre dans les dizaines d’enceintes. Comme celle d’une formidable déité. L’effet avait été soigneusement calculé. Agamemnon savait déjà quel cours leur entrevue allait suivre, tout comme Omnius. Il était certain que le suresprit avait lancé des simulations de la bataille. Malgré tout, il tenait à mener la danse à sa guise. — Nous nous sommes battus durement mais n’avons pas remporté la victoire, Seigneur Omnius. Les hrethgir nous ont opposé un rideau de défense inattendu. Les humains, de façon surprenante, étaient décidés à faire le sacrifice de leurs vies plutôt que d’abandonner les générateurs des boucliers. Ainsi que je l’ai déclaré à plusieurs reprises, ces humains féroces sont absolument imprévisibles. Omnius rétorqua dans la seconde : — Vous avez insisté souvent sur la large supériorité des cymeks par rapport à la vermine humaine, car vous cumulez les avantages de la machine et de l’homme. En ce cas, comment se fait-il que vous ayez été repoussés par ces créatures sauvages et incultes ? — Dans cette circonstance, j’ai commis une erreur. Les humains ont compris quel était notre véritable objectif plus vite que je ne l’avais anticipé. — Vos forces n’ont pas assez ardemment combattu. — Six néo-cymeks ont été détruits. Le corps de gladiateur du Titan Xerxès a été démoli et il s’est échappé de justesse dans une capsule. — Oui, mais les autres cymeks ont survécu. Vingt et un pour cent de pertes ne signifie pas « combattre jusqu’au bout ». (Une nuée de moineaux passa dans une pluie de piaillements.) Vous auriez dû être prêt à sacrifier vos cymeks pour détruire les boucliers de brouillage. Agamemnon était satisfait de ne plus afficher d’expressions humaines que l’ordinateur serait capable d’interpréter. — Seigneur Omnius, les cymeks sont des individus et, en tant que tels, ils sont irremplaçables. A la différence de vos machines pensantes. Selon mon estimation, courir le risque de perdre la plupart de vos Titans était un prix déraisonnable à payer pour une planète insignifiante infestée d’humains féroces. — Insignifiante ? Avant cette mission, vous n’aviez fait qu’exalter l’importance essentielle de Salusa Secundus pour la Ligue des Nobles. Vous prétendiez que sa chute précipiterait la défaite absolue de l’humanité libre. Et c’était vous qui commandiez cette opération. — Mais la Ligue justifie-t-elle l’annihilation de vos derniers Titans ? Nous vous avons créés, nous avons établi les fondements de vos Mondes Synchronisés. Les Titans méritent mieux que d’être de la chair à canon. Agamemnon s’interrogeait : comment Omnius allait- il réagir à ce raisonnement ? Est-ce qu’il allait à nouveau expédier les Titans contre les humains ? Il nourrissait peut-être le projet de contourner la programmation de stricte défense de Barberousse. — Écoutez-moi bien, déclara Omnius avec gravité tandis que des images rapides de la bataille de Zimia déferlaient sur les murs de la cour. Les hrethgir sont plus malins que vous ne le pensiez. Ils ont compris quelle cible vous visiez. Vous avez commis une faute de jugement en estimant que vous pouviez les balayer facilement. — Une erreur de calcul, oui, admit Agamemnon. Mais ces humains ont un commandant remarquablement habile. Il a pris des décisions inattendues qui leur ont permis de soutenir leur défense. Malgré tout, nous aurons pu ainsi tester leurs champs de brouillage. Puis les explications d’Agamemnon sombrèrent assez vite dans une série d’excuses et de rationalisations pénibles. Omnius analysa l’ensemble avant de lui donner congé. Et le Titan repartit humilié, démuni, avec le sentiment d’être nu. Dans le silence paisible de la cour, entre les fleurs et les trilles des moineaux et des fontaines, Agamemnon parvint à contenir sa colère. Et il ne laissa filtrer aucune trace d’agitation sur son corps mécanique et sensible. Un millier d’années auparavant, avec ses camarades Titans, il avait dressé les plans de ces maudites machines pensantes. C’est nous qui t’avons fait, Omnius. Un jour, nous te détruirons. Il n’avait fallu que quelques années au visionnaire Tlaloc et à son groupe de rebelles pour conquérir le Vieil Empire assoupi. Mais Omnius et ses machines pensantes s’étaient révélés des adversaires bien supérieurs, toujours en éveil, toujours sur leurs gardes. Pourtant, même les machines commettaient des erreurs. Et Agamemnon entendait bien les exploiter. — Y a-t-il autre chose, Seigneur Omnius ? demanda- t-il. D’autres arguments, d’autres excuses ne serviraient à rien. Les machines visaient par-dessus tout l’efficacité. — Uniquement mes nouvelles instructions, Agamemnon. La voix du suresprit passait d’une enceinte à l’autre tout autour de la cour. Il voulait probablement donner l’impression qu’il avait le don d’ubiquité. — Je vous renvoie sur Terre, vous et vos Titans. Vous accompagnerez Érasme, qui souhaite poursuivre son étude des humains qui y sont demeurés captifs. — Qu’il en soit selon votre volonté, Seigneur Omnius. (Déconcerté, Agamemnon ne savait comment réagir. La Terre... Un bien long voyage.) Nous saurons trouver un moyen d’éliminer ce dernier vestige de la vermine humaine. Les Titans n’existent que pour vous servir. C’était l’un des rares avantages de la partie humaine d’Agamemnon : même s’il était bourré de milliards de données, Omnius ne savait pas reconnaître un mensonge élémentaire. Dans une certaine perspective, l’attaque et la défense appellent des tactiques quasi identiques. Tercero Xavier Harkonnen, Harangue à la Militia Salusane De nouvelles fonctions, de nouvelles responsabilités attendaient Xavier Harkonnen remis de ses épreuves... et toujours plus d’adieux. Serena l’avait accompagné jusqu’au spatioport. Mais son sourire tendre ne pouvait dissiper le froid de cet environnement nu, des espaces de plass sonore, des parois transparentes donnant une vue plongeante sur le dallage d’où les navettes décollaient à un rythme frénétique pour rejoindre les vaisseaux de croisière qui attendaient en orbite. Des équipes de reconstruction s’activaient dans un hangar atteint pendant l’attaque des machines. Des grues géantes déposaient des parois et des étages nouveaux. On avait comblé et nivelé les cratères des terrains. Xavier portait pour la première fois la tenue noir et or de l’Armada avec les insignes de son nouveau rang. Il se tourna vers Serena et lut dans ses yeux bleus le reflet de son image : il n’était pas particulièrement beau avec son nez pointu, ses lèvres épaisses et son teint plutôt rougeaud. Mais elle le trouvait séduisant, peut- être à cause de ses yeux bruns au doux regard et de son sourire aussi rare que discret. — J’aimerais que nous passions plus de temps ensemble, Xavier, murmura Serena en effleurant la rose blanche piquée dans le revers de sa robe. Xavier aperçut alors Octa, la jeune sœur de Serena, qui les observait. Elle avait dix-sept ans, de longs cheveux châtains et nourrissait en secret un tendre sentiment pour lui. Elle était aussi jolie que romantique, mais, depuis quelque temps, il aurait aimé qu’elle se montre plus discrète, et tout particulièrement aujourd’hui, alors que Serena et lui allaient être séparés pour longtemps. — Moi aussi, j’aimerais bien, dit-il enfin. Alors, profitons de ces quelques minutes qui nous restent. Il se pencha pour l’embrasser, d’abord avec tendresse, puis avec passion. Lorsqu’il s’écarta, il surprit l’expression désappointée de Serena. La situation la rendait nerveuse : ils étaient appelés l’un et l’autre par d’importants devoirs auxquels ils allaient consacrer leur temps et leur énergie dans les jours à venir. Xavier partait pour une tournée d’inspection du périmètre de défense de la Ligue avec des spécialistes militaires. Après l’agression des cymeks contre Salusa, deux mois auparavant, il devait s’assurer qu’il n’existait aucune faille dans le rempart spatial de la Ligue des Nobles. Les machines, dès qu’elles frapperaient à nouveau, attaqueraient les points les plus sensibles, les plus fragiles, et les humains minoritaires ne pouvaient risquer de perdre leurs ultimes bastions. Serena Butler allait se consacrer à l’extension du domaine de la Ligue. Les chirurgiens avaient réussi des miracles sur le champ de bataille grâce aux organes fournis par Tuk Keedair. Elle avait évoqué avec passion les services et les ressources que les Planètes Dissociées, telle Tlulax, pouvaient apporter aux humains de la Ligue. Elle souhaitait qu’elles rejoignent officiellement la coalition des humains libres. D’autres marchands d’organes avaient débarqué sur Salusa avec leurs éventaires biologiques. Jadis, la plupart des nobles et des simples citoyens de la Ligue s’étaient montrés réticents face à ces hommes aux activités mystérieuses, mais après la terrible pénurie d’organes et de membres qui avait suivi l’attaque, ils se montraient décidés à accepter des parties clonées. Les Tlulaxa n’avaient jamais révélé où et comment ils avaient développé une biotechnologie aussi sophistiquée, mais Serena avait accepté avec reconnaissance leurs services. En d’autres temps, son discours devant le Parlement aurait été accueilli dans l’indifférence, mais l’assaut des cymeks n’avait fait que renforcer ses arguments sur la vulnérabilité des Planètes Dissociées. Que se passerait-il si les machines décidaient d’envahir le système de Thalim et d’anéantir les Tlulaxa ? Plus d’yeux de rechange pour les aveugles, plus de membres neufs pour les mutilés. Elle avait étudié des centaines de rapports de mission et de comptes rendus d’ambassades pour tenter de déterminer quelles planètes non alignées étaient les meilleures candidates pour rejoindre la Ligue. L’unification de l’humanité survivante était devenue pour elle une passion : il fallait que les hommes encore libres soient assez forts pour repousser toute agression des machines intelligentes. Elle avait déjà conduit avec succès deux missions. Lors de la première, elle n’avait que dix-sept ans. Elle avait accompagné un convoi d’aide alimentaire et médicale à destination d’un Monde Dissocié abandonné. Pour la seconde, elle avait participé à l’éradication d’une peste biologique qui avait failli ravager les fermes primitives de Poritrin. Xavier et elle n’avaient pas de temps à consacrer à leur couple. — Quand tu reviendras, fit-elle, les yeux brillants, je t’attendrai avec des milliers de baisers. Il lui prit tendrement la main. — Tu veux dire que tu vas me dévorer tout cru ? Je t’offrirai quand même des fleurs pour la circonstance. Ils savaient l’un et l’autre qu’ils ne se retrouveraient pas avant de longs mois. Ils étaient sur le point de s’étreindre une fois encore, mais ils furent interrompus par un enfant basané : le petit frère de Xavier, Vergyl Tantor, qui n’avait que huit ans. On l’avait autorisé à manquer l’école pour assister au départ de Xavier. Il se précipita entre les bras de son idole et enfouit son visage sous sa veste d’uniforme. — Petit frère, dit Xavier en caressant ses longues boucles, prends bien soin de la maison. Et tu es responsable de mes chiens-loups, tu le sais. L’enfant roula de grands yeux avant d’acquiescer solennellement. — Oui... — Et tu obéis à tes parents, sinon tu ne seras jamais un officier de l’Armada. — Je te le promets ! L’ordre de monter à bord résonna soudain et Xavier promit en hâte de ramener des cadeaux pour Vergyl, Serena et Octa, qui était restée à l’écart dans la foule et dont il entraperçut le sourire. Il serra une dernière fois son petit frère contre lui, prit la main de Serena, puis rejoignit les officiers et les ingénieurs sur la coupée. Seule avec ses pensées, Serena, immobile derrière la baie, se souvint de Xavier enfant. Il n’avait que six ans quand les machines avaient assassiné ses parents naturels et son frère aîné. En vertu d’un accord entre les familles et des souhaits testamentaires d’Ulf et Katarina Harkonnen, le jeune Xavier avait été adopté par Emil et Lucille Tantor, un couple influent qui n’avait pas d’enfant. Les Tantor appartenaient à la noblesse de Salusa et ils avaient déjà pris des dispositions pour que leurs biens reviennent à des parents éloignés, neveux et cousins qui devaient hériter du tout. Mais dès qu’Emil Tantor avait commencé à élever Xavier, il avait été séduit par le petit orphelin et l’avait légalement adopté, même si Xavier restait un Harkonnen avec ses titres et droits de noblesse. Plus tard, de façon inattendue, Lucille Tantor eut un fils, Vergyl, qui avait douze ans de moins que Xavier. L’héritier Harkonnen, ne se souciant guère de la politique des dynasties, s’était lancé dans la carrière militaire avec l’ambition de rallier l’Armada de la Ligue. À dix-huit ans, il avait légalement hérité des biens des Harkonnens et, l’année suivante, il accédait au grade d’officier de la Militia Salusane. Ses réussites et ses promotions successives montraient à tous que Xavier était l’étoile montante de l’élite militaire. Vergyl prit la main de Serena et lui dit avec douceur : — Il ne lui arrivera rien. Tu peux compter sur lui. Elle prit sur elle pour sourire, mais son regard s’attarda sur le vaisseau en partance. — Bien sûr. L’amour était une des multiples choses qui distinguaient les humains des machines. La réponse est le miroir de la question. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité d’Introspection La chambre où se réunissaient les délégués de la Ligue avait été à l’origine la demeure de Bovko Manresa, le premier Vice-roi. Avant que les Titans ne s’emparent du Vieil Empire, Manresa avait édifié ce manoir sur le monde alors isolé qu’était Salusa Secundus pour asseoir la richesse qu’il avait acquise à partir de ses rachats de terrains. Plus tard, lorsque les premiers réfugiés humains commencèrent à affluer, chassés par le cruel régime des Vingt Titans, le manoir était devenu un hall d’assemblée, avec des rangées de sièges et une tribune disposés dans la salle de bal. Mais il était resté en l’état. Des mois auparavant, quelques heures avant l’assaut des cymeks, le Vice-roi Butler avait escaladé un tas de décombres sous le dôme brisé du Hall du Parlement et, tandis que la poussière toxique se répandait dans les rues avec les incendies, il avait fait serment de réparer coûte que coûte cette antique bâtisse qui avait été le siège de la Ligue depuis des siècles. Car l’édifice gouvernemental était plus qu’un immeuble vénérable : des chefs de légende y avaient débattu de leurs grandes idées et bâti des plans pour vaincre les machines. La toiture était aussi gravement endommagée que les étages supérieurs mais l’ensemble de la structure avait résisté. Tout comme l’esprit humain dont elle était le produit. La matinée était glaciale et il y avait de la brume derrière les fenêtres. Les arbres des collines alentour avaient pris leur coloration automnale jaune, orange et brune. Serena et les représentants du gouvernement arrivèrent, drapés dans leurs manteaux. Serena s’arrêta non loin du seuil et promena son regard sur les murs anciens, les portraits des chefs disparus et les tableaux de batailles victorieuses. Que leur réservait l’avenir ? Et quel rôle devrait-elle y jouer ? Elle avait le désir violent, presque douloureux, de participer à la grande croisade de l’humanité. Elle avait toujours assisté les autres et n’avait jamais épargné ses efforts pour aider les victimes des tragédies naturelles ou des ravages de la guerre contre les machines. Même dans les périodes les plus douces de sa vie, elle n’avait pas hésité à se salir les mains et à travailler jusqu’à l’épuisement durant la saison des vendanges du domaine des Butler aussi bien que pour la récolte des olives. À présent, elle était assise au premier rang du Hall du Parlement et observait son père qui s’avançait sur le parquet ancien en direction de la tribune. Le Vice-roi était suivi d’un moine en tunique de velours rouge qui était porteur d’un container de plexiplass rempli d’électrafluide visqueux dans lequel flottait un cerveau humain vivant. Il le déposa sur une table proche de la tribune et se figea en un garde-à-vous militaire. Serena vit le tissu gris rosâtre du cerveau onduler faiblement dans le fluide bleu pâle. Elle constata que l’organe avait grandi. Il était immergé dans l’électrafluide depuis un millénaire, stimulé uniquement par sa contemplation permanente et intense. Le Vice-roi Butler prit la parole d’un ton à la fois solennel et excité. — La Cogitrice Kwyna ne quitte pas souvent la Cité de l’Introspection. Mais nous vivons des temps où les meilleurs conseils, les meilleures réflexions nous sont essentiels. S’il est un esprit qui peut comprendre les machines pensantes, je crois bien que c’est le sien. Ces philosophes ésotériques désincarnés ne se montraient que rarement et de nombreux représentants de la Ligue ne comprenaient pas comment ils parvenaient à communiquer avec le monde extérieur. Quant aux Cogitors, ils se complaisaient dans ce mystère et s’exprimaient peu, préférant concentrer leurs énergies pour se focaliser sur les réflexions les plus essentielles. — L’Assistant de la Cogitrice va s’exprimer en son nom, annonça le Vice-roi. Pour autant qu’elle ait des suggestions à proposer. Le moine en robe rouge ôta le couvercle du container. En clignant des yeux, il se pencha sur le liquide et, lentement, y plongea les doigts en respirant profondément. Il effleura la surface convolutée du cerveau, les sourcils plissés, totalement concentré. L’électrafluide pénétrait dans ses pores, établissant un lien entre la Cogitrice et le système neural de l’Assistant, faisant du moine une extension du cerveau nu, de la même façon que les cymeks utilisaient pour s’unir à leur corps artificiel. — Je ne comprends rien, dit alors le moine d’une voix distante, étrangère. Serena savait que c’était là le premier principe adopté par les Cogitors, et les cerveaux contemplatifs pouvaient consacrer des siècles à des études en profondeur pour combler ce sens du néant. Des siècles avant l’émergence des Titans, un groupe de penseurs humains s’était consacré à l’étude de la philosophie et à l’ésotérisme. Mais les limites de l’enveloppe charnelle autant que les tentations inhibaient leur capacité de concentration. Dans le morne crépuscule du Vieil Empire, ces esprits portés sur la métaphysique avaient été les premiers humains à faire détacher leur cerveau pour l’installer dans un système de soutien vital. Libérés de leurs contraintes biologiques, ils pouvaient désormais apprendre et penser en toute indépendance et en permanence. Chaque Cogitor ne visait qu’une chose : étudier l’ensemble de la philosophie humaine et rassembler les ingrédients nécessaires pour comprendre l’univers. Ils vivaient dans la contemplation et l’isolement, ne se préoccupant que rarement des rapports superficiels et des événements du monde ordinaire. Kwyna, la Cogitrice qui résidait dans la Cité d’Introspection de Salusa, avait l’âge honorable de deux mille ans, et se prétendait politiquement neutre. — Je suis prête pour l’interaction, dit-elle par l’entremise du moine, qui avait à présent le regard vitreux. Vous pouvez commencer. Le Vice-roi Butler promena ses yeux d’un bleu lumineux sur l’assemblée, s’arrêtant sur certains, sur Serena entre autres. — Mes amis, nous avons déjà vécu sous la menace d’une totale annihilation, mais je dois demander maintenant à chacun de vous de dévouer son temps, son énergie et ses richesses à la cause commune. Il rendit ensuite hommage aux dizaines de milliers de Salusans qui avaient péri durant l’attaque, au nombre desquels figuraient cinquante et un dignitaires en visite. — La Militia reste en état d’alerte absolue et des vaisseaux messagers sont déjà partis pour tous les Mondes de la Ligue, afin de les prévenir du danger. Nous ne pouvons qu’espérer que les cymeks n’ont pas lancé d’offensive vers d’autres systèmes. Le Vice-roi appela alors à la tribune Tio Holtzman, qui venait d’arriver de ses laboratoires de Poritrin après un mois de voyage. — Savant Holtzman, nous attendons avec impatience votre appréciation sur notre nouveau dispositif de défense. Holtzman avait exprimé la volonté immédiate d’inspecter les champs de brouillage sur orbite afin de voir comment ils pouvaient être améliorés et modifiés. Le richissime Niko Bludd avait décidé de financer les recherches du grand Savant sur Poritrin. Au regard de ses précédentes découvertes, les nobles de la Ligue entretenaient toujours l’espoir que le Savant sorte un nouvel atout de sa manche. Holtzman était un personnage élancé qui se déplaçait avec une certaine grâce et un charme indéniable, élégant dans ses robes à la dernière mode. Ses cheveux gris acier coiffés net lui tombaient sur les épaules, encadrant son visage mince. C’était un homme sûr de lui et de son ego, qui aimait s’adresser aux Parlementaires, mais, pour l’heure, il semblait troublé, ce qui ne lui ressemblait guère. À vrai dire, il n’était pas du genre à reconnaître ses erreurs. Mais son système de brouillage s’était révélé inefficace et les cymeks l’avaient facilement franchi. Qu’allait-il donc pouvoir déclarer à ces gens qui lui avaient fait confiance ? Il regarda autour de lui, indécis, gêné par la présence impressionnante de la Cogitrice et du moine en rouge. Il se trouvait dans une situation difficile. Comment pouvait-il éviter d’être tenu pour responsable de cette faillite ? Il prit son ton le plus assuré, le plus charmeur. — En situation conflictuelle, dès qu’un adversaire réussit une percée technologique, l’autre essaie de répondre par une parade supérieure. C’est ce que nous venons récemment de constater avec mes champs de brouillage atmosphériques. S’ils n’avaient pas été mis en place, la flotte des machines aurait réduit Salusa en cendres. Malheureusement, je n’ai pas su considérer un facteur parmi les capacités exceptionnelles des cymeks. Ils ont su trouver une faille dans notre armure et ont réussi à y pénétrer. Personne ne l’avait encore accusé de négligence ou de prévisions douteuses, mais Holtzman n’irait pas plus avant : il avait admis qu’un défaut majeur lui avait échappé. — Maintenant, c’est à notre tour de surpasser les machines avec un concept neuf. J’espère que cette tragédie m’inspirera et élèvera ma créativité au sommet de ses limites. (Il s’interrompit, embarrassé, presque modeste.) Je vais me mettre au travail dès que je serai de retour. J’espère avoir très bientôt une agréable surprise pour vous tous. C’est alors qu’une femme à la stature majestueuse s’avança, et tous les regards se tournèrent vers elle. — J’aurais peut-être une suggestion. Elle avait les cheveux blancs, les sourcils pâles et sa peau semblait diaphane. Mais il émanait d’elle une énergie surprenante, électrique. — Écoutons les femmes de Rossak. Je suis prêt à m’incliner devant Zufa Cenva. Soulagé, Holtzman regagna sa place. La femme avait une allure mystérieuse. Sa robe noire translucide était ornée de bijoux singuliers. Elle s’arrêta devant la cuve où flottait le cerveau de la Cogitrice et se pencha. Elle plissa le front et le cerveau rosâtre parut réagir en vibrant. L’électrafluide tournoyait et des bulles se formaient. Inquiet, le moine en rouge retira précipitamment sa main du liquide. La femme de Rossak se détendit, apparemment satisfaite, et gagna la tribune. — Sur Rossak, nous vivons dans un environnement bizarre et de nombreuses femelles font preuve de talents télépathiques élevés. En fait, les Sorcières redoutées de ce monde aux jungles denses, presque inhabitables, avaient utilisé leurs dons psychiques pour acquérir une certaine influence politique. Quant aux hommes, ils étaient dépourvus de tout talent télépathique. — La Ligue des Nobles s’est formée il y a un millier d’années dans l’intérêt mutuel de notre défense, d’abord contre les Titans, puis face à Omnius lui- même. Depuis, nous nous sommes barricadés pour tenter de nous protéger de l’ennemi. Nous devons revoir toute notre stratégie. L’heure est sans doute venue pour nous de lancer une offensive contre les Mondes Synchronisés. Sinon, Omnius et ses sbires ne nous laisseront jamais le moindre répit. — Nous avons à peine survécu à cette dernière attaque ! lança un dignitaire. Alors que nous n’affrontions qu’une poignée de cymeks ! Manion Butler avait l’air sombre. — Affronter Omnius serait une initiative suicidaire ! Et de quelles armes disposerions-nous ? La femme de Rossak redressa ses hautes épaules et tendit les mains tout en fermant les yeux. Elle était réputée pour ses pouvoirs extrasensoriels, mais jamais encore elle n’en avait fait la démonstration devant le Parlement. Une lueur interne semblait maintenant se diffuser sous sa peau qui se réchauffait. Un frisson agita l’air de la salle et des étincelles d’électricité statique crépitèrent dans l’assemblée. Un peu partout, des cheveux se hérissèrent. Zufa se dressa, des éclairs entre les doigts, comme si elle portait un orage prêt à éclater autour d’elle. Ses cheveux s’enroulèrent comme des serpents. Et lorsqu’elle rouvrit les yeux, chacun eut l’impression qu’elle allait cracher un flot d’énergie, comme si toute la puissance de l’univers roulait en rubans ardents derrière ses pupilles. Des cris étouffés jaillirent de toutes parts. Zufa se couvrit d’ondulations violentes tandis que son cuir chevelu se plissait. On aurait dit qu’un millier d’araignées venimeuses s’étaient plantées dans son esprit. Et dans le container, la Cogitrice Kwyna semblait sur le point de bouillir. Mais Zufa se détendit : elle remontait la chaîne de réactions mentales. Elle eut un long souffle froid, un sourire ténébreux, et dit enfin à l’adresse de l’assemblée : — Maintenant, nous avons une arme. Les yeux ordinaires ne portent pas loin. Trop souvent, nous prenons les décisions les plus importantes à partir d’une information superficielle. Norma Cenva, Carnets de laboratoire non publiés Zufa Cenva était de retour sur Rossak. Après des semaines de voyage entre les systèmes, sa navette se posait dans un secteur dense de la canopée. Le terrain était constitué de pavés de polymères qui avaient transformé les feuilles et les branches en une masse solide. Mais, afin de permettre aux arbres de s’alimenter en eau et de faciliter les échanges gazeux, le revêtement polymère était poreux, synthétisé à partir des agents organiques et des tissus de la jungle. Les océans toxiques rendaient le plancton, le kelp, les poissons ainsi que toutes les créatures pélagiques mortels pour les êtres humains. Quant au reste de la planète, ça n’était que plaines de laves stériles, geysers et lacs sulfureux. La chlorophylle était absente du cycle végétal et toutes les plantes rutilaient dans des tons argentés et mauves. Sur Rossak, la fraîcheur et la verdure étaient éternellement absentes. Dans une zone tectonique stable qui courait au long de l’équateur, de grands rifts dans la plaque continentale avaient suscité d’amples vallées refuges où l’eau était filtrée et l’air respirable. Dans cet écosystème protégé, des pionniers courageux avaient construit des cités souterraines à l’architecture sophistiquée, pareilles à des ruches installées dans les falaises noires. Les parois déclives étaient envahies de vignes violines aux tons métalliques, de fougères retombantes et de champs de mousses charnues : une canopée à la fois verticale et marine sur laquelle s’ouvraient les grottes confortables que les humains s’étaient taillées. À partir des terrasses végétales, ils pouvaient gagner le couvert caoutchouteux, puis se laisser descendre dans les fourrés où de nouvelles récoltes comestibles les attendaient jour après jour. Comme pour équilibrer la pénurie de vie sur la planète, les vallées des rifts foisonnaient de champignons, de lichens, de baies, de fleurs, de parasites, d’insectes. Les hommes de Rossak excellaient à extraire et à raffiner des drogues, des remèdes et certains poisons à partir de cette nature prodigieuse, gigantesque garde-manger de leur monde par ailleurs dénudé. Le milieu où ils s’étaient épanouis était comme une boîte de Pandore planétaire qu’ils avaient à peine forcée... Et qui allait leur donner plus. La Sorcière élancée, voluptueuse, leva les yeux vers le pont suspendu qui reliait les falaises à la mer violine des arbres et sur lequel venait de s’engager son amant, Aurelius Venport. Il était d’une beauté patricienne, avec son visage mince sous ses cheveux noirs bouclés. Il était suivi de Norma, la fille que Zufa avait eue avec un amant précédent. À quinze ans, avec ses jambes atrophiées, elle était un vivant reproche. Deux tarés. Pas étonnant qu’ils s’entendent aussi bien, songea Zufa, amère. Avant de séduire Aurelius, la Sorcière supérieure avait eu des rapports conjugaux avec quatre hommes durant sa période optimale de fécondation. Elle les avait soigneusement sélectionnés en fonction de leur lignage. Après des générations de recherche, d’erreurs malheureuses et de rejetons défectueux, les femmes de Rossak avaient enfin rassemblé la somme des indices génétiques des diverses familles. L’environnement toxique, saturé d’agents tératogènes, rendait difficile l’enjeu d’enfants sains et forts à la naissance. Mais entre plusieurs mort-nés monstrueux et autres mâles sans virilité, il existait une chance de voir naître miraculeusement une Sorcière translucide. Chaque parturition était comme une loterie. La génétique n’avait jamais été une science exacte. Mais Zufa s’était battue avec acharnement. Méticuleusement, elle avait vérifié et revérifié le sang de chaque lignage. De ses essais personnels, elle n’avait eu qu’une fille encore vivante, Norma, une naine d’un mètre vingt, aux traits grossiers, aux cheveux bruns et rares, avec une personnalité ennuyeuse, intellectuelle, renfermée. La plupart des enfants qui naissaient sur Rossak avaient des corps atrophiés, et même les plus sains en apparence ne montraient que très rarement les pouvoirs mentaux de l’élite des Sorcières. Zufa, malgré tout, avait été profondément déçue et gênée que sa fille n’ait aucun talent télépathique. N’était-elle pas la plus grande : elle aurait dû transmettre ses capacités mentales supérieures. Elle avait désespérément souhaité que sa fille conduise le combat contre les machines, mais Norma ne montrait aucune trace de potentiel. Et, en dépit du tracé génétique impeccable d’Aurelius, Zufa n’avait jamais pu conduire un seul de leurs enfants à terme. Combien de fois vais-je encore essayer avant de le remplacer par un autre reproducteur ? Une dernière fois, décida-t-elle. Ce serait la dernière chance d’Aurelius Venport. Elle s’irritait également de l’indépendance et de la défiance de Norma. Elle se perdait trop souvent dans d’obscures divergences mathématiques que nul ne pouvait comprendre. Elle vivait seule dans son univers personnel. Perdue. Ma petite fille, tu aurais pu faire tellement mieux ! Le clan des Sorcières avait le plus lourd fardeau de responsabilité de la planète, et Zufa en assumait la plus grande part. Si seulement elle avait pu compter sur quelqu’un d’autre, tout spécialement à la suite de cette dernière menace des cymeks. Norma ne pouvait participer aux joutes mentales, et Zufa devait se consacrer entièrement à ses filles en esprit, ces quelques rares jeunes femmes qui avaient gagné à la « loterie génétique » et acquis des facultés psychiques supérieures. Elle devait les encourager, les éduquer et leur montrer par quels chemins elles pouvaient espérer éliminer l’ennemi robotique. Elle observa son amant et sa fille qui venaient d’atteindre l’extrémité de la passerelle et négociaient à présent une échelle circulaire qui s’enfonçait dans la canopée, jusqu’au sol. Comme la plupart des rejetés chanceux, Norma et Aurelius s’étaient rapprochés sur le plan émotionnel, se servant mutuellement de béquilles. Enfermés dans leur monde propre qui n’était pas concerné par la victoire sur les machines, ni l’un ni l’autre ne s’étaient aperçus de son retour. Les deux joyeux tarés bienheureux allaient sans doute passer des heures à explorer le feuillage en quête de nouvelles drogues qu’Aurelius négocierait dans son commerce aventureux. Zufa secoua la tête, incapable de comprendre les priorités essentielles de son amant. Les drogues que les hommes raffinaient étaient à peine plus utiles que les arcanes des mathématiques de Norma. Elle devait reconnaître qu’Aurelius était aussi intelligent que doué pour le commerce, mais à quoi bon des profits énormes si l’humanité était condamnée à court terme à l’esclavage ? Ecœurée par ses deux protégés, certaine que seules elle et ses Sorcières étaient capables de mener le combat, Zufa partit à la recherche de la jeune femme la plus douée qu’elle eût récemment recrutée afin de lui enseigner les nouvelles techniques dévastatrices qu’elle entendait utiliser contre les cymeks. Aurelius s’était enfoncé entre les feuillages charnus des arbres de la canopée, suivi par Norma. Il suçait des capsules d’un stimulant spécifique que les chimistes experts avaient synthétisé à partir des phéromones d’un coléoptère géant fouisseur qui avait la taille d’un rocher moyen. Il se sentait plus fort, ses perceptions et ses réflexes s’affinaient. Il dépassait ses capacités naturelles sans atteindre la puissance télépathique et glacée de Zufa. Mais un jour viendrait où il trouverait et où il pourrait affronter la Sorcière sur son propre terrain. Il était même possible que Norma et lui y arrivent ensemble. Aurelius entretenait une timide affection pour la mère sévère de Norma. Il acceptait avec une bonne grâce relative le mépris et les changements d’humeur de Zufa : les femmes de Rossak n’étaient guère enclines à l’amour romantique. Aurelius savait que Zufa l’avait sélectionné pour son programme de reproduction, mais il avait su percer son caractère à la fois exigeant et stoïque. La puissante Sorcière essayait de dissimuler ses points faibles, mais elle montrait parfois ses doutes, sa crainte de ne pas être à la hauteur des responsabilités qu’on lui avait confiées. À une certaine occasion, alors qu’Aurelius lui avait dit qu’il savait à quel point elle visait la puissance, elle s’était montrée à la fois embarrassée et irritée. — Il faut bien que quelqu’un soit puissant, lui avait- elle répliqué. Il n’avait pas le don de télépathie et Zufa ne conversait que rarement avec lui. Il se disait qu’elle reconnaissait sans doute ses dons pour les affaires, la finance et la politique, mais tout cela était sans commune mesure avec ses propres buts, étroits mais intenses. Souvent, elle tentait de lui donner le sentiment qu’il n’était qu’un être mineur, mais il puisait constamment de nouvelles forces dans son mépris. Et plus particulièrement dans sa volonté de découvrir une drogue qui lui conférerait les mêmes pouvoirs télépathiques que les siens. Il y avait tellement d’autres moyens de mener une guerre. La jungle constituait une précieuse réserve de plantes pour guérir les maladies, augmenter l’esprit et les capacités humaines ordinaires. Le choix était immense et subjuguant, mais Aurelius avait l’intention de chercher partout. Le commerce des plantes, leur développement ainsi que les produits de Rossak qu’il avait su développer l’avaient d’ores et déjà propulsé sur le chemin de la richesse. De nombreuses Sorcières avaient pour lui un respect mêlé d’affection – à l’exception de sa compagne. Aurelius était un homme d’affaires visionnaire accoutumé à explorer les possibles. Comme dans la jungle dense, il savait que de nombreuses pistes pouvaient conduire au même endroit. Parfois, il suffisait de se frayer la route avec une machette. Mais, jusqu’à présent, la drogue qu’il cherchait restait introuvable. Autre initiative hardie : il avait fièrement fait circuler les travaux mathématiques autant qu’exotiques de Norma parmi les cercles scientifiques. Même s’il ne comprenait rien à ses théorèmes, il avait le sentiment intuitif qu’elle pouvait en tirer des résultats importants. Elle y était déjà peut-être parvenue, mais il fallait des yeux d’expert pour le savoir. Aurelius aimait bien cette jeune fille à l’esprit intense et il se comportait comme un frère avec elle. Pour lui, elle était un prodige des mathématiques, alors qu’importaient sa taille et son allure ? Il voulait lui donner sa chance, même si sa mère ne le souhaitait pas. Norma était penchée sur une large feuille pourpre. Avec un compas à rayon lumineux, elle calculait ses dimensions et les rapports des angles des nervures. Elle était tellement concentrée qu’une expression de curiosité passionnée et inquiète éclairait son visage. Elle se tourna soudain vers lui et s’exclama d’une voix d’une maturité surprenante : — Cette feuille a été conçue et construite par notre mère Gaia, la Terre, ou le Dieu Créateur Lui-même, ou Bouddhallah ou je ne sais qui. (De ses doigts courts, elle souleva la feuille et l’explora avec le rayon lumineux, révélant ainsi le dessin des cellules.) Des schémas dans des schémas, tous reliés par des rapports complexes. Sous l’effet de la drogue, euphorique, Aurelius fixait l’image, au seuil de la transe. — Dieu est dans toute chose, dit-il. Il sentait le flux du stimulant jouer sur ses synapses, les surcharger. Norma lui désigna les formes intérieures de la trame végétale illuminée et il plissa les yeux en les parcourant. — Dieu est le mathématicien de l’univers. Il existe une ancienne corrélation appelée le Nombre d’Or, un rapport harmonieux de forme et de structure tel que celui qu’on trouve dans cette feuille, dans les coquillages et les créatures vivantes de multiples planètes. C’est la part la plus infime de la clé, connue depuis l’ge des Égyptiens et des Grecs sur la Terre. Ils s’en sont servis pour leur architecture, pour édifier les pyramides, pour le pentagone de Pythagore et la suite des nombres de Fibonacci. (Norma relâcha la feuille.) Mais il y a tellement plus encore. Aurelius hocha la tête, se mouilla un doigt et prit un peu de poudre noire dans sa poche de ceinture. Il la lécha et sentit aussitôt l’effet de la drogue qui se mêlait aux ultimes traces de celle qu’il avait absorbée au départ. Norma continuait de parler. Il ne comprenait rien à la logique de son discours mais il avait confiance : elle allait déboucher sur des révélations fabuleuses. — Donne-moi des exemples pratiques, ronronna- t-il. Où il y ait une fonction que je pourrai comprendre. Il s’était accoutumé à la façon qu’avait Norma de débiter des formules absconses en faisant la moue. A la base, elle travaillait sur la géométrie classique, mais elle appliquait ses connaissances à des domaines bien plus complexes. — Je peux projeter et voir mes calculs à l’infini, dit-elle, comme si elle était en extase. Je n’ai pas besoin de les écrire. Et elle n’a même pas besoin de drogues psychiques pour y parvenir, pensa Aurelius, émerveillé. — En cet instant même, je vois une structure efficace et volumineuse qui pourrait être édifiée à un coût raisonnable, longue de plusieurs dizaines de kilomètres – basée sur le rapport du Nombre d’Or. — Mais qui pourrait avoir besoin d’une chose aussi immense ? — Aurelius, je ne suis pas capable de pénétrer dans le futur, fit Norma d’un ton taquin. (Elle plongea à nouveau dans la jungle, aux aguets, avide de ce qu’ils pouvaient découvrir, les yeux brillants.) Mais tu sais... Il peut y avoir quelque chose... Quelque chose à quoi je n’ai pas encore pensé. Les précautions les plus intenses de défense ne sauraient garantir la victoire. Néanmoins, le simple fait de les ignorer est la meilleure recette pour la défaite absolue. Manuel stratégique de l’Armada de la Ligue Les six vaisseaux de reconnaissance sous le commandement de Xavier Harkonnen avaient suivi pendant quatre mois un trajet précis qui les avait amenés sur différents mondes de la Ligue. Les points de défense des systèmes isolés n’avaient connu que de rares escarmouches durant des années, et nul ne savait dans quel secteur Omnius allait frapper. Xavier n’avait jamais remis en cause la décision difficile qu’il avait prise après l’attaque des cymeks. Manion Butler avait loué son sang-froid et sa détermination dans l’épreuve mais il avait agi sagement en envoyant le jeune officier pour une mission lointaine alors que l’on commençait à reconstruire la cité. Ainsi, les Salusans auraient le temps de panser leurs blessures sans chercher un bouc émissaire. Xavier avait refusé d’écouter les excuses des nobles avaricieux qui refusaient de participer à la cause commune. Il ne fallait reculer devant aucune dépense. Chaque monde libre qui passerait sous le pouvoir des machines serait une perte pour l’humanité entière. Les vaisseaux de reconnaissance, après avoir rallié les mines de Hagal firent escale sur Poritrin et ses fleuves immenses, puis gagnèrent Seneca et ses pluies corrosives qui condamneraient les machines pensantes peu de temps après leur conquête. Ensuite, ce furent Relicon, Khana III et Richèse, avec son industrie à haute technologie encore bourgeonnante qui était regardée d’un mauvais œil par les nobles de la Ligue. Théoriquement, les laboratoires et les complexes de Richèse sophistiqués n’abritaient aucune espèce d’informatique ou d’intelligence artificielle, mais des questions et des doutes subsistaient. La dernière halte du tour d’inspection de Xavier était Giedi Prime. Il allait enfin pouvoir remettre le cap sur Salusa, retrouver Serena, et ensemble ils tiendraient leurs promesses. D’autres mondes de la Ligue avaient édifié des tours à générateurs de champ de brouillage. Les défaillances des boucliers face aux cymeks n’avaient pas totalement dévalué la géniale invention d’Holtzman et les barrières coûteuses constituaient encore la protection principale contre les assauts des machines pensantes. De plus, les mondes humains avaient depuis longtemps stocké un arsenal important d’armes atomiques, l’ultime défense apocalyptique. Certains gouverneurs de planètes dotés d’une volonté d’acier étaient prêts à voir leur monde réduit en cendres plutôt que de succomber aux hordes d’Omnius. Les machines aussi avaient accès aux armes atomiques, mais Omnius avait décidé qu’elles étaient inefficaces et peu précises pour imposer son pouvoir et nécessitaient un nettoyage de radioactivité particulièrement difficile. Et puis, avec ses ressources quasi illimitées et sa formidable patience, le suresprit toujours sur le guet jugeait qu’il n’avait pas besoin de tels moyens. Xavier, en débarquant sur Giedi Prime, cligna des yeux sous le soleil éblouissant. La métropole élégante se déployait devant lui, avec ses complexes d’habitation, ses polygones industriels, ses parcs harmonieux et ses canaux proprets. Tout ici n’était que couleurs et fraîcheur, bien qu’avec ses nouveaux poumons tlulaxa il ne perçût qu’une frange de la senteur des parterres fleuris, même en inspirant à fond. — Ce serait merveilleux d’amener Serena ici, un jour, dit-il à haute voix, avec un rien de tristesse. S’ils se mariaient, ils pourraient envisager de passer leur lune de miel sur Giedi Prime. Il y avait maintenant quatre mois qu’il voyageait entre les mondes et Serena commençait à lui manquer terriblement. Il s’était promis que dès qu’il regagnerait Salusa, ils se fianceraient officiellement. Inutile d’attendre plus longtemps. Le Vice-roi le traitait déjà comme un fils et Xavier avait reçu la bénédiction de son père adoptif, Emil Tantor. Il se disait que tous les membres de la Ligue devaient considérer que ce serait une union parfaite entre deux maisons nobles. Il était encore souriant en retrouvant l’image des yeux couleur lavande et mystérieux de Serena quand le Magnus Sumi, chef légitime de Giedi Prime, vint l’accueillir, escorté d’une dizaine d’hommes de la Garde Privée. Le Magnus était un homme d’âge mûr, svelte et pâle, avec de longs cheveux blond-gris qui lui tombaient sur les épaules. — Ah ! Tercero Harkonnen ! s’exclama-t-il d’un ton enjoué en levant la main. Nous accueillons avec plaisir les vaisseaux de l’Armada de la Ligue. Nous avons hâte de savoir comment Giedi Prime pourrait renforcer ses défenses face aux machines. Xavier s’inclina avec raideur. — J’apprécie votre coopération, Éminence. Face à Omnius, nous ne devons pas employer des matériaux fragiles non plus que des solutions de fortune qui ne sauraient en rien protéger votre population. A la suite de la bataille de Zimia, les ingénieurs de Xavier avaient lancé des demandes instantes d’amélioration des moyens stratégiques dans toute la Ligue. La noblesse avait alors puisé dans ses coffres, augmenté les impôts de ses sujets et participé au financement de la défense. À chaque halte, de monde en monde, Xavier avait ainsi pu mandater des corps de troupe et des ingénieurs sur les points névralgiques de la Ligue. Les gardes s’étaient figés en un garde-à-vous impeccable et le Magnus Sumi, d’un geste, invita Xavier à le suivre. — Rien de tel qu’un fastueux banquet pour mettre les choses au clair, Tercero Harkonnen. Il y aura des plats succulents, mais aussi des danseurs, des musiciens et quelques-uns de nos poètes les plus talentueux. Nous serons au calme dans ma résidence et nous aurons le temps de discuter des plans possibles. Je suis certain que ce long voyage vous a épuisé. Vous pourriez demeurer ici quelque temps, qu’en dites-vous ? Xavier ne put répondre que par un sourire crispé : il était tellement loin de Salusa Secundus. Après Giedi Prime, le groupe de reconnaissance devrait encore voyager durant un mois pour regagner le système de Salusa. Plus tôt ils partiraient, songea-t-il, plus tôt il retrouverait Serena. — Voyez-vous, Éminence, ceci est notre dernière étape. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais consacrer moins de temps à des festivités et un peu plus à notre inspection. Nous avons un calendrier à respecter et je ne crois pas que nous puissions consacrer plus de deux jours à Giedi Prime. Nous devons nous concentrer sur l’essentiel. Le Magnus parut déçu. — Oui, je suppose que cette fête ne s’impose pas vraiment après les ravages commis sur Salusa Secundus. En deux jours, Xavier et ses hommes ne purent qu’inspecter à la hâte le dispositif de défense de Giedi Prime. La planète leur apparut comme prospère et attrayante, avec des ressources riches. Xavier se dit que ce serait l’endroit idéal pour s’installer un jour. Il rédigea un rapport favorable accompagné toutefois d’une mise en garde. — Cette planète, manifestement, ne peut qu’attirer la convoitise des machines pensantes, Éminence. (Il venait d’examiner le plan de la cité et la somme des ressources des principaux continents.) Les cymeks, s’ils attaquent, viseront à épargner les polygones industriels afin que les robots puissent les exploiter. Omnius prêche toujours l’efficacité. Le Magnus répondit avec orgueil en désignant les sous-stations des diagrammes. — Nous avons l’intention d’installer des tours d’émission secondaires sur plusieurs sites stratégiques. (Des points lumineux se matérialisèrent sur l’écran.) Nous avons déjà construit une station de transmission de secours sur l’une des îles inhabitées de la mer du Nord. Elle permettra de couvrir l’ensemble de la projection polaire. Elle devrait être opérationnelle dans un mois. Xavier acquiesça distraitement, l’esprit saturé d’avoir examiné de tels détails durant des mois. — Je suis heureux de l’entendre, quoique je doute qu’un complexe de transmission secondaire soit absolument nécessaire. — Tercero, nous voulons nous sentir à l’abri. Ils se retrouvèrent sous l’une des grandes tours aux paraboles d’argent qui dominaient Giedi Ville. Xavier, en foulant le barrage de béton qui était censé arrêter des véhicules d’assaut, se dit qu’il ne résisterait pas longtemps aux guerriers cymeks. — Éminence, je suggère que vous renforciez vos installations ainsi que votre garnison sur ce site. Augmentez la puissance de vos batteries de missiles pour mieux vous protéger d’une attaque spatiale. Sur Salusa, la stratégie des cymeks était de porter le gros de leurs forces sur les tours qu’ils voulaient détruire, et ils pourraient bien la répéter. (Il promena la paume sur un énorme pilier de paracier.) Ces boucliers sont vos premières et ultimes défenses, le rempart le plus efficace contre les machines. Ne les négligez pas. — Ça non. Nos usines produisent de l’artillerie lourde et des blindés sans relâche. Dès que ce sera possible, nous entourerons ce complexe de forces militaires importantes. Nous ferons de même pour la zone nord. Xavier se dit que cette seconde génératrice serait trop isolée pour être à l’abri d’un assaut massif. Mais par sa seule existence, elle semblait rassurer le Magnus et l’ensemble de la population. — Très bien, fit Xavier en consultant son chronomètre. Il se dit que leur escadron pourrait sans doute repartir avant le crépuscule... Mais le Magnus poursuivit d’un ton incertain : — Tercero, vous vous inquiétez à propos des défenses spatiales limitées dont nous disposons. Notre Garde ne possède que quelques vaisseaux de fort tonnage en orbite qui sont capables de repousser toute flotte robotique, mais nos éclaireurs et nos unités sentinelles ne sont pas très nombreux. J’admets que nous sommes vulnérables sur ce front. Que se passera-t-il si Omnius décide de nous attaquer sur orbite ? — Vous avez des missiles de défense au sol et ils se sont toujours révélés fiables selon les rapports. Je crois que votre meilleur espoir est de protéger votre complexe de boucliers. Même une armada formidable ne pourrait venir à bout du brouillage des boucliers. Quand la flotte des machines s’est abattue sur Salusa, leurs intelligences ont vite compris qu’elles ne pouvaient venir à bout du brouillage et elles ont décidé de battre en retraite. — Mais s’ils installent un blocus ? — Votre monde est autonome et tout à fait en mesure de soutenir un siège jusqu’à l’arrivée des renforts de la Ligue. (Impatient de regagner le spatioport, Xavier ajouta pour apaiser les inquiétudes du Magnus :) Néanmoins, je vais demander qu’on vous envoie un ou deux destroyers de classe javelot qui se placeront en orbite au-dessus de votre monde. Dans la soirée, le Magnus invita les membres de l’Armada à un banquet de départ. — Un jour, nous vous serons sans doute reconnaissants de nous avoir sauvé la vie. Au milieu du repas, Xavier se leva en présentant ses excuses. Les mets et le vin lui semblaient sans saveur. — Éminence, notre escadron ne doit pas manquer la fenêtre de départ optimale. Il s’inclina sur le seuil avant de se précipiter vers son vaisseau. Il savait que certains de ses hommes auraient aimé se détendre plus longtemps mais, pour la plupart, ils brûlaient d’envie de retrouver leur foyer ou leur fiancée. Xavier quitta la douce planète Giedi Prime, convaincu d’avoir fait tout ce qui était nécessaire pour sa défense. En ignorant totalement les points vulnérables qu’il ne s’était pas soucié de découvrir... Dans le processus qui a fait de nous les esclaves des machines, nous leur avons transmis nos connaissances technologiques – sans leur communiquer les systèmes de valeur appropriés. Primero Faykan Butler, Mémoires du Jihad Le Voyageur du Rêve approchait de la Terre, le berceau de l’humanité qui était devenu le Monde Synchronisé Central. Même s’il demeurait vigilant, Seurat avait autorisé Vorian Atréides à piloter le vaisseau en disant simplement : — De tels risques m’amusent. Vorian renifla de mépris en affrontant l’expression indéchiffrable de la machine au visage de cuivre. — J’ai déjà prouvé que je suis un pilote compétent – probablement le meilleur de tous les humains. — Oui, je suppose, même avec des réflexes paresseux et un corps physique proche de l’infirmité. En tout cas, mes plaisanteries sont meilleures que les vôtres. Vorian démontra ses talents en lançant la flèche noir et argent du vaisseau entre deux courants de fragments d’astéroïdes avant de rebondir en accélérant sur le champ gravifique lourd de Jupiter. Des voyants d’alerte clignotèrent sur les panneaux de statut. — Vorian, vous allez au-delà des paramètres acceptables. Si nous ne parvenons pas à nous arracher à la gravité de Jupiter, nous allons griller. (Le robot se pencha pour reprendre les commandes.) Il n’est pas question de risquer de détruire les mises à jour d’Omnius... Vorian éclata de rire : il avait réussi son petit tour et il était particulièrement fier de lui. — Je vous ai bien eu, Vieux Métallocerveau. J’ai recalibré les réglages des capteurs pendant que vous ne regardiez pas. Vérifiez avec vos instruments et vous verrez que nous avons encore une bonne marge de manœuvre. Et, de fait, ils échappèrent avec aisance à la planète géante. — Exact, Vorian, mais pourquoi une telle insolence ? — Pour voir si un robot est capable de mouiller son slip. (Il prit un vecteur d’approche entre les stations de surveillance robotisées et les satellites qui cernaient la Terre.) Vous ne comprendrez jamais les canulars. — Très bien, Vorian. Je compte bien continuer à m’instruire – et à m’entraîner. Vorian se dit qu’il pourrait bien regretter un jour d’avoir appris ce genre d’humour à Seurat. — A ce propos, je n’ai pas seulement du métal dans mon cerveau, comme toutes les machines pensantes. Nos circuits neuroniques sont faits d’alliages très exotiques, avec tout un réseau de fibres optiques, de polymères complexes, des trames de gel et... — Et je continuerai à vous appeler Vieux Métallo- cerveau, rien que parce que ça vous agace. — Je ne comprendrai jamais la stupidité humaine. Pour les apparences, Seurat resta aux commandes du Voyageur du Rêve jusqu’à ce qu’ils se posent dans l’agitation du spatioport. — Encore un voyage bouclé, Vorian. Le jeune homme passa la main dans ses longs cheveux noirs. — Nous avons suivi un itinéraire circulaire, Seurat. Et un cercle n’a pas de fin. — La Terre... Omnius est le commencement et la fin. — Vous êtes trop littéral. C’est pour ça que je vous bats dans tellement de jeux de stratégie. — Quarante-trois pour cent, jeune homme, précisa Seurat en activant la rampe de débarquement. — Donc près de la moitié, répliqua Vorian en s’avançant vers le sas, pressé de respirer l’air frais de l’extérieur. Pas si mal que ça pour une malheureuse créature encline aux maladies, aux moments de distraction, et à toutes sortes de carences physiques. Mais je gagne du terrain sur vous, si vous vous donnez la peine d’examiner les scores. Vorian bondit à l’extérieur. Des robots dockers s’activaient autour des chargements de pièces d’IA qui circulaient sur les champs flotteurs. De petits drones frénétiques escaladaient les tubes des moteurs et les évents de propulsion, de lourdes machines de maintenance scannaient les composants qui allaient être dirigés vers les ateliers. Les robots ravitailleurs faisaient le plein des bâtiments interstellaires en stationnement, les préparant au fur et à mesure des ordres de mission lancés par Omnius. Vorian s’était immobilisé sous le soleil, en clignant des yeux, ébloui. Un cymek géant s’avança sur ses longues jambes articulées. Ses entrailles étaient visibles dans son corps transparent : tubes hydrauliques, systèmes capteurs, éclairs bleutés des impulsions nerveuses qui circulaient entre l’électrafluide et les tiges mentales. Au centre était suspendu le container du cerveau humain, qui était celui d’un ancien général. La tourelle du cymek pivota : il venait de repérer Vorian et s’avança en tendant ses bras grappins. Ses pinces claquèrent et Vorian se précipita vers lui. — Père! Les cymeks changeaient régulièrement d’enveloppe mécanique selon leurs activités diverses et ils étaient souvent difficilement reconnaissables. Mais le père de Vorian venait régulièrement l’accueillir chaque fois que le Voyageur du Rêve revenait d’une mission lointaine. Les servants humains du suresprit étaient nombreux sur les Mondes Synchronisés. Omnius les employait comme main-d’œuvre d’appoint, mais rares étaient ceux qui jouissaient d’un statut comparable à celui de Vorian. Les servants comme Vorian avaient droit à une formation spéciale, à une instruction rigoureuse dans des écoles d’élite réservées aux maîtres d’équipe et autres chefs supérieurs placés sous la domination de la machine. Vorian avait lu les récits épiques des exploits des Titans, ceux des conquêtes de son père. Il avait été élevé sous l’aile protectrice du suresprit et formé par son père, et il n’avait donc jamais remis en cause sa loyauté envers Omnius. Agamemnon connaissait bien le tempérament accommodant du robot qui commandait le vaisseau chargé de la mise à jour des données sur les divers mondes et il avait usé de son influence pour que son fils humain ait un poste à bord du Voyageur du Rêve. Seurat était un robot indépendant et il avait volontiers accepté la compagnie de Vorian : pour lui, son tempérament imprévisible pouvait apporter un élément positif à leurs missions. Parfois, Omnius avait demandé à Vorian de participer à des simulations de jeux afin de mieux comprendre les capacités de ces humains tellement féroces. Vorian s’avança jusqu’à se trouver au pied du cymek géant, le regard fixé sur le container où se trouvait le cerveau de son vieux père. Puis, il leva les yeux vers son étrange visage mécanique. — Heureux de te retrouver. (Les modulateurs de voix d’Agamemnon lui conféraient une tonalité grave et affectueuse.) Seurat a déjà téléchargé son rapport. Une fois encore, je suis fier de toi. Il ne te reste plus qu’un pas à franchir pour être à notre niveau. Agamemnon fit pivoter sa tourelle et Vorian l’accompagna comme il s’éloignait du vaisseau. — Si seulement mon corps fragile pouvait accomplir toutes les épreuves, souffla Vorian d’un ton décidé. J’ai tellement envie de devenir un néo-cymek. — Tu n’as que vingt ans, Vorian. Tu es trop jeune pour avoir cette préoccupation de mourir. C’est vraiment morbide. Des remorqueurs pleuvaient lentement du ciel sur des colonnes de flammes jaunes. Des camions géants pilotés par des humains circulaient entre les vaisseaux aux cales saturées. Vorian accordait de brefs regards aux esclaves, mais pas un instant il ne se préoccupa de leur situation. Chacun avait ses devoirs, tous les humains et les machines jouaient un rôle précis dans les Mondes Synchronisés. Mais lui, Vorian, était supérieur à la moyenne, il avait la chance unique de devenir un jour ce qu’était son père : un cymek. Ils passèrent entre des entrepôts bourrés de composants, de systèmes de contrôle et d’inventaire, de réserves de carburants et de fournitures. Un univers fermé mais bruyant de plass et de cuivre, avec des entassements prodigieux de circuits pareils à des végétaux engrangés, des piles de plaques scintillantes, des colonnes de cristaux de gel. Une ville hangar peuplée de robots et d’humains qui se démenaient et circulaient au coude à coude : inspecteurs, ouvriers, débardeurs voués à des contrôles de qualité et de quantité au service absolu d’Omnius. Vorian n’aurait su comprendre comment vivaient les simples manœuvres qui déchargeaient les immenses plates-formes des docks. Une machine pouvait remplacer les esclaves humains avec plus d’efficacité et de rapidité. Mais il était rassuré à l’idée que tous ces humbles humains aient trouvé là un moyen de subsistance. — Père, Seurat m’a parlé de Salusa Secundus, dit-il en pressant le pas pour se maintenir à la hauteur d’Agamemnon. Je suis désolé que votre attaque ait échoué. — Disons que ça n’était qu’un test. Les humains ont un nouveau dispositif de défense, et nous sommes quand même parvenus à le percer. Le regard de Vorian s’éclaira. — Je suis convaincu que vous allez trouver un moyen de ramener tous ceux du hrethgir sous la poigne d’Omnius. Comme dans vos mémoires du temps des Titans. Pour Agamemnon, cette réaction de son fils avait des accents sombres. Ses fibres optiques avaient détecté de nombreux yeux-espions aux alentours. — Je ne tiens pas à retrouver les jours anciens, dit-il. Ou bien aurais-tu encore relu mes Mémoires ? — Je ne me lasse pas de vos récits, Père. L’ge des Titans, le grand Tlaloc, les premières rébellions hrethgir... tout cela est tellement fascinant. J’aimerais tant en savoir plus sur le nouveau dispositif de défense du hrethgir... Je pourrais peut-être vous aider à trouver un moyen de les vaincre, non ?... — Omnius analyse les données et il décidera de ce qu’il convient de faire. Je ne suis revenu que récemment sur Terre. La psyché des Titans était chargée de toutes les ambitions de l’humanité, elle en était une part fonda- mentale qui s’enrichissait constamment de projets monumentaux, de constructions mégalithiques et de monuments pharaoniques destinés à célébrer l’ge d’Or perdu des hommes biologiques et l’avènement des Titans. Les artistes et les architectes humains captifs du suresprit étaient obligés de produire sans cesse des croquis et des dessins que les cymeks pouvaient approuver ou modifier. Les machines pensantes n’avaient guère besoin de gagner de l’espace sur la vieille Terre mais, pourtant, de toutes parts, des immeubles se dressaient dans des dizaines de chantiers, de nouvelles tours s’érigeaient dans le ciel au-dessus des complexes. Vorian avait le sentiment que cette expansion extravagante n’était destinée qu’à occuper les esclaves... Il n’avait jamais connu sa mère et savait seulement que, bien des années auparavant, avant même que les Titans ne deviennent des cymeks, Agamemnon avait créé sa propre banque de sperme à partir de laquelle lui, Vorian, avait été conçu. Siècle après siècle, le général cymek avait eu de multiples rejetons avec des mères porteuses. Vorian ne savait rien de ses frères et sœurs, seulement qu’ils se trouvaient un peu partout. Il lui arrivait de se demander ce qu’il ressentirait en les rencontrant, mais dans la société des machines, les liens émotionnels étaient rompus ou flous. Il espérait seulement que tous les enfants de son père ne l’avaient pas déçu. Quand Agamemnon s’absentait pour ses fréquentes missions, Vorian essayait souvent de s’entretenir avec les autres Titans, avide de connaître tous ces événements qui étaient stockés dans les souvenirs énormes et prodigieux de son père. Il se servait de sa position pour essayer de s’améliorer lui-même. Certains des cymeks d’origine — Ajax tout particulièrement – le traitaient avec arrogance, comme si Vorian était un nuisible. Mais d’autres, Junon ou encore Barberousse, le trouvaient amusant. Tous avaient en commun le même ton passionné quand ils évoquaient Tlaloc, le premier des grands Titans, l’initiateur de la révolution. — J’aurais aimé le rencontrer, dit Vorian pour prolonger la conversation. Agamemnon aimait bien évoquer ses jours de gloire. — Oui, Tlaloc était un rêveur, riche d’idées qui m’étaient inconnues, dit le cymek d’un ton grave tandis qu’ils descendaient les boulevards encombrés. Quelquefois, il se montrait naïf et ne comprenait pas toujours les répercussions pratiques de ses idées. Mais je les soulignais pour lui, et c’est pour ça que nous avions fini par constituer une équipe formidable. Quand il parlait des Titans, Agamemnon avançait plus vite et Vorian haletait à force de suivre son train. — Tlaloc avait emprunté le nom d’un ancien dieu de la pluie. Il était notre visionnaire, tandis que j’étais le commandant militaire. Junon était notre tacticienne, notre manipulatrice. Dante veillait aux statistiques, à la bureaucratie et au recensement de la population. Quant à Barberousse, il était spécialisé dans la reprogrammation des machines pensantes afin de s’assurer que leurs objectifs étaient identiques aux nôtres. Il leur a donné de l’ambition. — Une bonne chose, commenta Vorian. Agamemnon n’eut qu’une brève hésitation, mais ne fit aucun commentaire, conscient de la proximité des yeux-espions. — Quand il a visité la Terre, Tlaloc a pris conscience que la race humaine était devenue stagnante, que les gens dépendaient à tel point des machines qu’ils avaient sombré dans l’apathie. Ils n’avaient plus de but dans la vie, plus d’élan ni de passion. Libres de pouvoir consacrer tout leur temps à la créativité, ils étaient devenus paresseux au point de ne même plus imaginer. Il y avait un dégoût sensible dans le ton de sa voix artificielle. — Mais Tlaloc était différent, insista Vorian. L’émotion s’accrut encore dans la voix d’Agamemnon. — Tlaloc était né dans le système de Thalim, dans une colonie où l’existence était rude, où le travail signifiait du sang, de la sueur et des ampoules. Il a dû se battre durement pour arriver à sa position. Sur Terre, il a pu constater que l’âme humaine n’était cependant pas morte – et que les gens ne s’en étaient même pas rendu compte ! Il a prononcé des discours pour essayer de les rallier, de leur faire prendre conscience de ce qui se passait. Rares sont ceux qui l’ont écouté, qui ont compris l’originalité de ses arguments. (Agamemnon leva l’un de ses bras formidables.) Mais ils ont considéré ses exhortations comme une simple distraction. Très vite, ils se sont ennuyés et ils sont retournés à leur existence hédoniste et paresseuse. — Mais pas vous, Père. — Mon existence terne me déplaisait. J’avais déjà rencontré Junon et nous avions les mêmes rêves. Tlaloc les a cristallisés pour nous. Quand nous nous sommes joints à lui, nous avons déclenché les événements qui ont abouti à la chute du Vieil Empire. Le cymek colossal et son fils avaient atteint le vaste complexe où résidait l’Omnius terrestre. Mais d’autres répliques du suresprit étaient réparties sur toute la planète dans un réseau de cryptes sous haute défense et de tours géantes. Vorian suivit son père, impatient de remplir son rôle. Ils avaient accompli bien des fois ce rituel. Ils pénétrèrent dans un atelier de maintenance encombré de tubes de lubrifiants, de cylindres de fluides nutritifs bouillonnants et de panneaux d’analyses crépitants. Vorian prit une trousse d’outils avant d’ouvrir les buses et les jets d’eau à haute pression, puis sélectionna des chiffons doux et des lotions à polir. Il considérait son rôle comme essentiel en tant que servant humain. Agamemnon s’installa sur un dispositif élévateur, au centre de la salle stérile. Une pince magnétique descendit comme une serre de métal jusqu’au container où était enfermé le cerveau ancien du cymek. Les ports de connexion neuraux s’ouvrirent et les câbles à tiges mentales remontèrent en spirales. Le bras souleva le container qui restait attaché aux batteries provisoires et aux systèmes vitaux. Vorian était chargé d’instruments. — Je sais que vous ne pouvez rien sentir, Père, mais ça me plaît de penser que vous vous sentirez plus à l’aise et plus efficace. Il nettoya les ports de connexion à l’eau chaude, puis à l’air comprimé et passa un chiffon sur toutes les surfaces. Son père lui transmit des murmures de reconnaissance. Ensuite, Vorian passa aux diagnostics et annonça, après un examen attentif : — Toutes les fonctions optimales, Père. — Avec tout le soin que tu apportes à la maintenance, ça n’est guère étonnant. Merci de veiller sur moi, mon fils. — Vous savez que je considère cela comme un honneur. La voix d’Agamemnon devint un ronronnement synthétique plein de douceur. — Vorian, si tu continues de me servir aussi bien, je te recommanderai pour la plus haute récompense. Je demanderai à Omnius de te convertir chirurgicalement en cymek, comme moi. En entendant cela, Vorian polit encore plus fort l’extérieur du container, puis se pencha sur la forme grise et crémeuse qui se trouvait à l’intérieur, les larmes aux yeux, les joues rouges d’émotion. — Pour un humain, c’est le plus grand espoir. Les humains, avec leur corps physique tellement fragile peuvent être aisément écrasés. Y a-t-il le moindre défi dans le fait de les endommager ou de les faire souffrir ? Érasme, Dossiers de laboratoire dispersés La vision qu’Érasme avait des cieux de la Terre au travers de ses milliers de fibres optiques ne lui plaisait pas vraiment. Il se trouvait dans le beffroi de sa villa, sous une coupole d’observation blindée. Il savait que d’innombrables civilisations avaient grandi puis décliné dans les vastes paysages de ce monde, dans ses forêts, sur ses océans. Que des cités s’étaient succédé, parfois construites sur des ruines, et l’image immense de cette histoire donnait un tour mesquin et restreint à ses réussites personnelles. Pourtant, il devait encore essayer. De plus en plus fort. Omnius pas plus que ses robots architectes ne comprenait la beauté véritable. Pour Érasme, les immeubles et les complexes de la cité reconstruite étaient pareils à des composants avec leurs angles aigus, leurs discontinuités abruptes. Toute cité devait être bien plus qu’un diagramme de circuit efficace. Sous son regard multiphasé, la métropole prenait l’allure d’un mécanisme élaboré, conçu et construit avec une force utilitaire. Elle avait ses lignes propres d’efficacité qui lui conféraient une beauté d’une sérénité absolue... mais sans élégance. Le suresprit se refusait à atteindre le summum de son potentiel. Quelle déception ! Érasme songeait que les ambitions humaines souvent irrationnelles ne manquaient pas d’un certain mérite. Omnius ignorait ou refusait de reconnaître la beauté intrinsèque de l’architecture de l’ge d’Or de l’humanité. Mais cette attitude froide et irascible n’était certainement pas logique. Érasme reconnaissait que les architectures fluides des machines et de leurs composants avaient leur beauté propre : il aimait plutôt sa peau élastensible de platine, l’éclat doux de son visage de miroir capable d’expressions faciales, même si elles étaient limitées. Mais il ne comprenait pas pour quelle raison on devait entretenir la laideur par simple mépris pour le concept de beauté de l’ennemi humain. Comment l’immense esprit d’un ordinateur qui couvrait des centaines de mondes pouvait-il faire preuve d’une telle étroitesse d’esprit ? Pour Érasme, avec sa pensée et sa compréhension mûres enrichies par des heures innombrables de contemplation, l’attitude d’Omnius manquait singulièrement d’ouverture. Avec un soupir excédé qu’il avait copié dans les sons humains, Érasme transmit un signal mental et les stores du beffroi s’abaissèrent. Il s’abandonna à son humeur et projeta des paysages bucoliques d’autres mondes. Paisibles, harmonieux, apaisants et riches en tons pastel. Il s’arrêta devant un synthétiseur habilleur, sélectionna le style qu’il souhaitait et commanda un costume : une blouse traditionnelle d’artiste peintre. Il l’enfila et traversa la pièce jusqu’au chevalet où étaient déjà disposées sa toile noire, sa palette et ses brosses. Il leva la main et des projections de chefs-d’œuvre apparurent sur l’écran. Il sélectionna « Cottage à Cordeville », par un ancien artiste terrien, Vincent Van Gogh. Une peinture coloriée et mouvante mais fondamentalement grossière avec son dessin maladroit et ses glacis enfantins qui n’étaient que des touches de peinture épaisses. Pourtant, considéré dans son ensemble, le tableau dégageait une certaine énergie brute, une vibration primitive indéfinissable. Après s’être intensément concentré, Érasme se dit qu’il avait acquis une compréhension assez subtile de la technique de Van Gogh. Mais, par contre, la raison pour laquelle il avait voulu créer cette œuvre initialement lui échappait. Il n’avait jamais peint auparavant, mais il copia l’œuvre de Van Gogh avec exactitude, suivant l’échelle des pigments à chaque coup de brosse. Et quand il eut fini, il examina son chef-d’œuvre et déclara tout haut : « Voilà la forme la plus sincère d’un hommage. » En réponse, une paroi grise, non loin de là, s’illumina discrètement. Comme toujours, Omnius l’avait épié. Et, comme toujours, Érasme allait devoir justifier ses activités puisque le suresprit ne comprenait jamais les déplacements du robot indépendant. Il étudia de nouveau le tableau. Pourquoi était-il si difficile de comprendre la créativité ? Est-ce qu’il devait changer certains des composants au hasard et appeler cela une œuvre originale ? Il acheva son examen minutieux, satisfait de n’avoir commis aucune erreur et de n’avoir pas dévié de la limite de tolérance qu’il discernait dans l’image du tableau, et attendit le flux de compréhension qui devait suivre. Lentement, il prit alors conscience que ce qu’il venait de faire n’était pas vraiment de l’art, pas plus qu’une presse d’imprimerie ne pouvait créer de la littérature. Il avait seulement copié l’antique composition dans ses moindres détails. Il n’y avait rien ajouté, n’avait synthétisé aucun élément nouveau. Et il brûlait du désir de comprendre la différence. Frustré, Érasme changea son angle d’approche. D’un ton implacable, il convoqua trois serviteurs et leur ordonna de transporter ses instruments dans l’un des laboratoires. — J’ai l’intention de créer une nouvelle œuvre d’art qui me soit propre. Une sorte de nature morte, en fait. Vous trois en serez les éléments essentiels. Réjouissez- vous de votre chance. Dans l’environnement stérile du laboratoire, avec l’assistance mécanique de ses robots de garde, Érasme procéda à la vivisection de ses trois victimes sans écouter leurs hurlements. — Je souhaite aller au fond des choses, dans le cœur de la matière, pour goûter le sel de la vie, railla-t-il, ravi de son humour. De ses mains métalliques maintenant souillées, il fouilla dans les organes dégoulinants, les tritura, les serra en observant l’écoulement des fluides organiques, la dislocation des structures cellulaires. Il fit une analyse rapide des membres articulés défaillants et des systèmes circulatoires inutilement complexes et fragiles. Puis, vibrant d’une énergie nouvelle, une impulsion, il entreprit de concevoir un tableau, une œuvre nouvelle et absolument unique ! Ce serait sa conception personnelle, il emploierait des filtres divers pour obtenir les teintes qu’il souhaitait, et ferait intentionnellement quelques erreurs pour mieux se rapprocher de l’imperfection et de l’incertitude qui étaient l’apanage des humains. Au moins, il allait dans la bonne direction. Sur son ordre, les robots lui amenèrent une cornue remplie de sang humain frais, non coagulé. Érasme préleva les organes à la disposition intéressante, encore tièdes au toucher, et demanda à deux drones de gratter consciencieusement les corps. Puis, après avoir jaugé la disposition des pièces dont il disposait, il lâcha les organes, l’un après l’autre, dans le sang frais et les regarda avec ravissement flotter à la surface : des yeux, des foies, des reins, des cœurs... Lentement, avec une précision calculée et patiente, il obéit à ses « impulsions créatives » et ajouta au gré de sa fantaisie de nouveaux ingrédients à son atroce brouet. Se rappelant ce qu’il avait appris au sujet de Van Gogh, il trancha une oreille sur un cadavre et la jeta dans le sang. Enfin, les doigts visqueux, il recula pour juger de son superbe arrangement. Il lui paraissait totalement original. Il ne se souvenait d’aucun artiste humain qui ait travaillé sur ce support ni avec cette approche audacieuse. Il essuya ses mains de métal doux et se mit au travail sur une toile vierge. Adroitement, il dessina l’un des trois cœurs, insistant sur le détail des ventricules, des oreillettes et de l’aorte. Mais il ne voulait pas peindre l’image réaliste d’une dissection. Insatisfait, il barbouilla certains traits afin d’ajouter une note artistique. Car l’art vrai, l’art authentique exigeait une dose précise d’incertitude, tout comme la cuisine de gourmet nécessitait certains aromates et épices. Oui, c’est comme ça que fonctionnait la créativité. Tout en continuant à poser ses touches, Érasme essaya d’imaginer la relation kinesthésique entre son cerveau et ses doigts mécaniques, les impulsions de pensée qui les faisaient bouger. — C’est comme ça que les humains définissent l’art ? lança la voix d’Omnius depuis un écran. Pour une fois, Érasme n’engagea pas le débat avec le suresprit. Omnius avait raison de se montrer sceptique. Érasme n’avait pas réussi à atteindre réellement la créativité authentique. Certes, il avait produit un ensemble graphique original, mais dans les œuvres d’art des humains, la somme des composants donnait un résultat supérieur à l’ensemble. Il avait arraché les organes de ses victimes, il les avait fait flotter dans le sang avant de peindre, mais ça ne lui en avait pas appris plus sur l’inspiration humaine. Même en réarrangeant les détails, l’œuvre restait aussi imprécise que dépourvue d’inspiration. Pourtant, il avait dû faire un pas dans la bonne direction. Mais il ne pouvait franchir le deuxième pas logique et finit par comprendre pourquoi. Le processus n’était absolument pas rationnel. La créativité et la précision analytique s’excluaient mutuellement. Sous l’effet violent de la frustration, le robot à la face de cuivre empoigna le macabre tableau, brisa le cadre et réduisit la toile en charpie. Il faudrait faire mieux, beaucoup mieux. Il transforma le film de pleximétal de son visage en un masque pensif. Après un siècle de recherches intenses et de réflexions il n’était toujours pas près de comprendre l’esprit humain. Il regagna lentement son sanctuaire, un jardin botanique, où il écouta de la musique diffusée par les structures cellulaires des plantes : Rhapsody in Blue, par un illustre compositeur de la Vieille Terre. Il s’abîma dans sa contemplation, baigné par la lumière sanguine de la fin d’après-midi qui était une caresse tiède sur sa peau de métal. Encore une chose que les humains semblaient apprécier sans qu’il en comprenne la raison. Même pour son module sensoriel affiné, ce n’était que de la chaleur. Et la chaleur, si elle était trop forte, pouvait provoquer des pannes dans les machines. Vaste et complexe, telle est la tapisserie de l’univers avec ses motifs infinis. Alors même que la chaîne de la tragédie s’insère dans la trame primaire, l’humanité, avec son inébranlable optimisme, parvient encore à broder ses petits dessins d’amour et de bonheur. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection Xavier était enfin de retour et ne rêvait que d’étreindre Serena. Dès qu’il fut en permission, il retrouva le manoir des Tantor où il fut accueilli par ses parents d’adoption et leur fils Vergyl. Les Tantor étaient un couple aimable, doux et intelligent, à la peau mate et aux cheveux noirs comme de la fumée. Xavier semblait être sorti du même moule et partageait avec les Tantor les mêmes intérêts et les mêmes valeurs morales. C’était dans leur manoir qu’il avait grandi et, pour lui, c’était sa maison. De nombreuses pièces lui étaient réservées, même s’il avait hérité légalement des mines et des industries qui avaient constitué la richesse des Harkonnens. En entrant, il retrouva ses deux chiens-loups au pelage gris hirsute qui l’attendaient en remuant la queue. Aussitôt, il lâcha ses bagages et se mit à jouer avec eux. Ils étaient plus grands que son jeune frère et débordaient d’amour pour leur maître. Dans la soirée, toute la famille se réunit autour d’une spécialité du chef, la poularde à la sauge dorée au miel, accompagnée de noix et d’olives des vergers des Tantor. Malheureusement, Xavier n’avait pas encore complètement retrouvé le sens du goût après son intoxication et les saveurs subtiles lui échappaient. Il eut droit à un regard sévère du chef quand il ajouta du sel et des épices dans son assiette avant même d’avoir goûté. Les machines pensantes lui avaient encore dérobé quelque chose. Plus tard, il s’installa dans un fauteuil de chêne près de la cheminée, on lui servit du vin des vignobles de la famille, mais, à nouveau, il avala un liquide presque sans saveur. Il se consola à l’idée qu’il allait pouvoir se reposer et se soustraire au protocole militaire. Il avait passé près de la moitié de l’année à bord d’un vaisseau, dans un confort Spartiate, et il aspirait à retrouver la douceur tranquille de sa chambre. L’un des chiens-loups ronflait paisiblement à ses pieds. Emil Tantor s’était installé en face de son fils adoptif et l’interrogea à propos des Mondes Synchronisés et du potentiel de riposte de l’Armada. — Quels risques d’escalade encourons-nous après l’attaque de Zimia ? Est-ce que nous ne pouvons pas faire plus que les repousser ? Xavier finit son verre et resservit le vieil homme. — Père, voyez-vous, la situation est grave. Mais elle l’a toujours été, après tout, depuis l’Époque des Titans. Notre existence était sans doute trop douce au temps du Vieil Empire. Nous avons oublié d’être nous- mêmes, d’utiliser notre potentiel, et ensuite, un millier d’années plus tard, nous avons payé le prix de nos faiblesses. Nous étions une proie facile – d’abord pour les plus mauvais d’entre nous, ensuite pour les machines sans âme. Emil Tantor sirotait son verre, pensif, le regard perdu dans la danse des flammes de l’âtre. — Alors, y a-t-il encore seulement un espoir ? Il faut bien que nous puissions nous raccrocher à quelque chose. Xavier eut un sourire attendri. — Nous sommes des humains, Père. Nous garderons toujours l’espoir. Le lendemain, Xavier envoya un message aux Butler, demandant la permission d’accompagner la fille du Vice-roi à la chasse au sanglier, une tradition annuelle, qui aurait lieu dans deux jours. Serena savait déjà qu’il était de retour car les vaisseaux de l’escadron avaient été reçus en fanfare et Manion Butler devait attendre de ses nouvelles. Mais la société salusane était fastueuse et formelle. Pour courtiser la délicieuse fille du Vice-roi, on devait se plier à certains usages. Tard dans la matinée, un messager se présenta au manoir des Tantor et Vergyl sourit en voyant l’expression de son grand frère. — Ça dit quoi ? Le Vice-roi a dit oui ? Et est-ce que je peux venir ? Xavier simula une expression sévère. — Comment pourrait-il se permettre une rebuffade face à l’homme qui a sauvé Salusa Secundus des cymeks ? N’oublie pas cela, Vergyl, si tu souhaites un jour conquérir le cœur d’une jeune dame. — Quoi ? Sauver une planète rien que pour avoir une copine ? — Pour une fille aussi belle que Serena, c’est très exactement la marche à suivre, tu sais. D’un pas décidé, Xavier alla faire part de son programme aux Tantor. À l’aube, il revêtit son plus élégant habit de cavalier et monta en selle sur l’étalon brun de son père adoptif, un coursier aux yeux vifs et à la crinière tressée. C’est dans la clarté neuve de la matinée qu’il aborda la colline verdoyante dominée par les bâtiments blancs de la résidence des Butler. En remontant le chemin et en s’approchant des écuries, des quartiers des domestiques et des granges qui cernaient la grande demeure du Vice- roi, il se retourna et admira la vue sur les spires blanches de Zimia, loin en contrebas. Il s’engagea sur une allée. L’air était vif à cette altitude, et les sabots de sa monture crissaient sur le gravier blanc. A l’approche du printemps, les arbres étaient constellés de bouquets de feuilles tendres et des archipels multicolores de fleurs étaient apparus sur la prairie. Pourtant, à chaque inspiration, il ne parvenait pas à retrouver avec ses nouveaux poumons la caresse acidulée des printemps d’avant. Les vignobles étaient comme des cotes de velours vert pâle. Chaque plant était tendu sur un câble afin de se ployer pour la vendange. Des vagues d’oliviers noueux semblaient se déverser sur la demeure en un ressac clair, presque gris, émaillé de fleurs blanches. Chaque année, la récolte des olives, puis la vendange étaient prétextes à des fêtes dans tous les domaines de Salusa. Les réjouissances masquaient à peine la compétition pour la meilleure qualité de vin ou d’huile. Xavier, dès qu’il se retrouva dans la cour, rejoignit d’autres chasseurs dans les aboiements des chiens. Mais son destrier resta impavide. Les piqueurs retenaient leurs bêtes. De petits chevaux noirs piaffaient à l’écart, aussi excités que les chiens. Deux piqueurs sifflèrent, bientôt imités à la ronde : les festivités pouvaient commencer. C’est à cet instant que Manion Butler sortit des écuries en appelant son équipe à se rassembler, tel un commandant regroupant ses troupes pour la bataille. Apercevant Xavier, il leva la main. Et Xavier vit alors Serena qui s’avançait sur une jument grise. Dressée sur sa selle ornementée, elle était en jodhpurs avec bottes hautes et veste de chasse noire. Il vit des étincelles en rencontrant son regard. Elle s’avança jusqu’à sa hauteur avec un sourire discret. Dans le vacarme des chiens et de leurs maîtres, elle restait étrangement composée, presque froide, et se contenta de lui tendre sa main gantée que Xavier prit avec ferveur. En cet instant, il aurait aimé avoir le don de télépathie de la Sorcière de Rossak. — Les traversées ont été si longues entre les étoiles, lui dit-il. Et je pensais tout le temps à toi. — Tout le temps ! Mais tu aurais dû te concentrer sur ta mission, non ? Tu crois que nous aurons un petit moment aujourd’hui pour que tu me racontes tes rêves ?... Avec un sourire enjoué, elle lança sa jument au trot pour rejoindre son père. Elle et Xavier avaient conscience des regards inquisiteurs qui les entouraient. Xavier serra brièvement la main gantée de noir du Vice- roi. — Je vous remercie de votre invitation. Un sourire illumina le visage de Manion Butler. — Tercero Harkonnen, je suis ravi que vous ayez pu vous joindre à nous. Cette année, je le crois bien, nous allons traquer une grosse bête. Je dois vous avouer que je me réjouis par avance de me régaler de rôtis, de jambons, de bacon... Il n’y a rien de plus savoureux. Serena intervint : Père, avec moins de chiens de meute, de chevaux et de pisteurs embusqués nous pourrions peut-être trouver plus aisément la piste de ces animaux timides. Manion la regarda comme si elle était encore une toute petite fille insolente avant de se tourner vers Xavier. — Jeune homme, je suis heureux que vous soyez là pour la protéger. Sur ce, le Vice-roi leva le bras, les cuivres retentirent en même temps que les hautbois, les chiens de meute aboyèrent et s’élancèrent vers les clôtures et la piste qui traversait les oliveraies avant de pénétrer dans les futaies salusanes. Deux jeunes serviteurs au regard lumineux ouvrirent les poternes, d’ores et déjà excités par la chasse. Les chiens furent les premiers à se ruer à l’extérieur en désordre, suivis par les chasseurs professionnels sur leurs grands coursiers. Manion Butler était de leur partie et, en chevauchant, il porta à ses lèvres un ancien bugle de famille qui datait du temps de Bovko Manresa, le premier humain à s’être installé sur Salusa. La chasse suivit, sur des montures plus modestes, avec les valais qui étaient chargés de dresser les camps, de dépecer le gibier et de préparer le festin de retour au manoir. Les chasseurs s’étaient déjà dispersés, et chaque chef de partie avait choisi son point de pénétration dans la forêt. Xavier et Serena suivaient à trot lent. Un jeune homme au regard brillant les dépassa et se retourna brièvement pour adresser un clin d’œil à Xavier : il semblait savoir que le couple n’était pas là pour le seul plaisir de la chasse. Xavier lança sa monture au galop et Serena le suivit. Ils dévalaient la pente entre les arbres et atteignirent un ruisseau boueux grossi par les eaux du printemps. Ils échangèrent un sourire complice en écoutant les aboiements lointains des chiens de meute et les appels du cor. La forêt privée des Butler s’étendait sur des centaines d’acres, sillonnée par un vaste réseau de sentiers de chasse. Elle était avant tout une réserve naturelle, avec ses prairies et ses ruisseaux, ses champs de fleurs qui se répandaient comme des émaux dès que les dernières neiges fondaient, ses oiseaux et ses poissons. Xavier se régalait de ce simple bonheur : se retrouver seul avec Serena. Leurs chevaux avaient repris un trot tranquille et ils se laissaient effleurer par les branches. Parfois, il se penchait pour écarter les plus grosses qui menaçaient le visage de sa belle, tandis que Serena désignait les oiseaux qui s’envolaient sur leur passage et les petits animaux qui se perdaient dans les taillis. Dans sa panoplie, Xavier avait une dague de chasse, un fouet de charretier et un pistolet Chandler qui tirait des éclats de cristaux chemisés. Serena, elle, n’avait que son couteau personnel et un pistolet de faible calibre. Mais ni l’un ni l’autre ne comptait ramener un gibier. Ils se chassaient mutuellement, avec passion, et cela seul comptait à leurs yeux. Serena trouvait son chemin sans hésitation, comme si elle avait profité de la mission de Xavier pour trouver des refuges d’amour dans la forêt. Ils traversèrent un bosquet de pins sombres avant de s’avancer dans une prairie d’herbe haute parsemée de fleurs étoilées et de grands roseaux robustes qui entouraient un étang alimenté par une source murmurante. — L’eau est pétillante, dit Serena. Elle picote la peau. — Est-ce que tu veux dire que tu aimerais t’y baigner ? demanda Xavier, la gorge soudain nouée à cette seule idée. — L’eau de la source est tiède. Oui, je suis prête à prendre le risque. En souriant, elle mit pied à terre et laissa sa jument brouter paisiblement. Tout soudain, il y eut un bruit dans l’étang, mais les roseaux leur masquaient la vue. — On dirait bien qu’il y a aussi des poissons, commenta Xavier. Il mit pied à terre en flattant l’encolure de son cheval avant de le laisser à son tour renifler l’herbe haute et les fleurs près de la jument grise. Serena ôta ses bottes et ses bas, avant de relever ses jodhpurs au-dessus de ses genoux pour s’avancer pieds nus dans les buissons. — Je vais voir si l’eau n’est pas trop froide, fit-elle d’un ton enjoué en écartant les herbes. Xavier vérifia les sangles de sa selle, puis sortit d’une sacoche de cuir une bouteille de jus de citrus frais. Il suivit Serena, savourant d’avance un bain avec elle. Ils seraient seuls et nus dans cet étang solitaire et ils s’embrasseraient tendrement... Brusquement, un énorme sanglier surgit entre les roseaux dans un jaillissement de boue. Serena poussa un cri, plus inquiète que terrifiée, et tomba en arrière. La bête brute piétinait les herbes avec ses sabots. Deux défenses saillaient de son groin, souillées de sang séché et de lambeaux de viscères. Elle avait des yeux à l’éclat sauvage, très écartés, d’un noir de jais, et grognait sourdement comme si elle allait cracher du feu. Si l’on en croyait les contes, les grands sangliers avaient éviscéré bien des hommes, et des multitudes de chiens et de chevaux. Mais, à présent, il n’en restait qu’un petit nombre. — Serena ! Jette-toi dans l’eau ! Le sanglier se retourna en entendant le cri de Xavier. Serena sortit des buissons et s’avança dans l’étang. Elle se mit à nager, sachant que le sanglier ne chargerait pas si elle se trouvait en eau profonde. Le sanglier surgit des taillis et, en hennissant, les chevaux coururent jusqu’en haut de la prairie. — Xavier, attention ! cria Serena en sortant son couteau. Mais elle savait qu’elle ne pouvait l’aider. Xavier se campa fermement, son couteau dans une main, le pistolet Chandler dans l’autre. Il visa calmement et tira par trois fois dans la tête du sanglier. La volée de cristaux blindés déchira la mâchoire de la bête et lui ouvrit le crâne. Au quatrième coup de feu, les défenses volèrent en miettes. Mais la bête n’avait pas ralenti, emportée par la violence de sa course. Xavier tira encore par deux fois. Le sang éclaboussa le poil hirsute du sanglier mortellement atteint. Mais il courait toujours, tel un monstre mort vivant, et Xavier feinta au dernier instant, plongea son couteau dans la gorge de la bête, tranchant la jugulaire et la carotide. Elle se détourna dans un jet énorme de sang, tandis que son cœur s’arrêtait. Sous le poids, Xavier bascula dans l’herbe avant de ramper hors d’atteinte, échappant de justesse aux tressautements convulsifs des défenses tranchantes comme des rasoirs. Lentement, il se releva en frissonnant, les jambes flageolantes. Il était couvert de sang et un frisson le parcourut. Puis, il se précipita vers l’étang. — Serena ! — Je vais bien, répondit-elle en clapotant vers la berge. Xavier entrevit son reflet : il avait le visage barbouillé de sang caillé et il espéra que c’était celui du sanglier. Il s’agenouilla et s’aspergea d’eau avant de s’asperger la tête pour tenter de se débarrasser de la puanteur. Ensuite, il se nettoya les mains avec du sable. Serena le rejoignit, ses vêtements trempés, les cheveux collés. Elle se servit d’un pan de son gilet de chasse pour ôter le sang du cou et des joues de Xavier. Puis, elle ouvrit sa chemise et lui nettoya le torse tant bien que mal. — Je n’ai même pas une égratignure, fit-il sans savoir si c’était vrai. Il avait une partie du cou endolorie et brûlante et il avait également mal quelque part dans la poitrine. Il prit le bras de Serena et l’attira tout contre lui. — Tu es sûre que tu n’as rien ? Pas de blessure, pas de fracture ? — C’est toi qui me demandes ça ? Toi, le héros du jour ? Celui qui vient de terrasser le monstre ? Elle l’embrassa. Ses lèvres étaient encore froides, mais il répondit à son baiser et leur haleine se fit plus chaude. Il la fit sortir de l’eau et l’entraîna entre les taillis jusqu’à l’herbe tendre, loin du cadavre de la bête. Les cheveux mouillés, haletants, ils s’étreignirent dans le doux tapis de la prairie avec une intensité renforcée par l’idée que la mort les avait frôlés. Le cœur de Xavier battait très fort dans sa poitrine, mais ça n’était plus l’effet de la peur. Sous l’effet de l’excitation, il se dit qu’il aurait tant aimé sentir le parfum de Serena, mais avec ses sens altérés, c’est à peine s’il en devinait une faible trace. Les jodhpurs de Serena étaient trempés et glacés et il remarqua des bleus sur la pâleur de ses bras. — Là... laisse-moi te réchauffer. Elle l’aida à dégrafer son gilet et son corsage, puis déboutonna la chemise de Xavier. — Je veux seulement m’assurer que tu n’es pas blessé. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si tu avais été tué. Les mots se pressaient sur ses lèvres tremblantes et leurs baisers se firent brûlants. — Parce que tu crois qu’il suffit d’un sanglier sauvage pour nous séparer ? Elle tira sur sa chemise et déboutonna ses poignets. L’herbe était douce et lisse comme une toison de soie. Les chevaux broutaient tranquillement. Alors, ils firent l’amour sans plus se maîtriser, dans le souffle de leur passion, et crièrent de plaisir. La partie de chasse était bien loin d’eux, maintenant, mais Xavier aurait un récit passionnant à narrer par le menu au festin du soir. Bien sûr, il devrait omettre certains détails... Pour l’heure, il n’était plus question de la guerre contre les machines. En cet instant absolu, ils n’étaient que deux amants perdus dans la forêt. Il existe une certaine outrecuidance vis-à-vis de la science : la certitude que plus nous développons la technologie, plus nous apprenons et plus notre vie s’améliore. Tlaloc, Le Temps des Titans Tout ce que l’on peut imaginer peut devenir réel... avec suffisamment de génie. Tio avait répété ces paroles lors d’une bonne centaine de discours devant le Conseil des Nobles de Poritrin. Ses concepts et ses réalisations faisaient naître des rêves et renforçaient la confiance dans les capacités technologiques des humains face aux machines. Ce mantra avait été repris par son protecteur, le Seigneur Niko Bludd, ainsi que par les représentants de la Ligue des Nobles. Dès le début de sa carrière, Holtzman s’était aperçu que ça n’était pas toujours les meilleurs scientifiques qui avaient droit aux récompenses et aux subventions mais les meilleurs comédiens, les politiciens les plus efficaces. Holtzman le Grand Savant était un authentique scientifique, avec un acquis technique exceptionnel. Ses inventions et ses armes lui avaient valu un triomphe mérité et avaient été employées avec succès contre Omnius. Mais il s’était arrangé pour s’attirer plus de publicité et d’audience que ses réussites ne le justifiaient. Avec ses dons d’orateur et son talent pour magnifier certains détails, il était parvenu à se construire un piédestal, une aura de gloire. Holtzman le Savant était devenu le Héros de Poritrin. Il n’avait pas son pareil pour conquérir les foules, pour éveiller le sens du merveilleux, du scientifiquement possible dans les esprits de ceux qui l’écoutaient. Afin d’entretenir sa mythologie personnelle, Holtzman s’attaquait constamment à de nouvelles idées – qui exigeaient de l’inspiration et donc de longues périodes de réflexion ininterrompue. Il adorait laisser rouler les possibilités comme des cailloux à flanc de montagne. Quelquefois, les cailloux s’immobilisaient, ils faisaient beaucoup de bruit pour rien, très souvent, mais ils pouvaient aussi déclencher une avalanche. Tout ce que l’on peut imaginer peut devenir réel. Mais d’abord, il fallait que ce soit imaginé, présent dans la vision de son créateur. De retour chez lui, après le désastre de Salusa Secundus, il avait loué une cabine privée à bord d’une barge aérienne, l’un des zeppelins qui partaient de la cité de Starda, sur le delta, pour dériver vers l’intérieur des terres, portés par les courants d’air chaud, loin au- dessus des plaines infinies de Poritrin. Sur le pont promenade, Holtzman contemplait l’océan brun et vert des prairies et des bocages incrusté d’îlots bleus qui étaient autant de lacs. Vus du ciel, les nuages d’oiseaux semblaient des bancs de poissons. Le bateau du ciel flottait dans l’air lumineux, paresseusement, sans but précis. Le regard d’Holtzman se perdait à l’horizon. Au- delà, il existait des distances sans limite, des possibilités à l’infini. Des lieux hypnotiques qui favorisaient la méditation. Là-bas, son esprit s’ouvrait, là-bas il continuait la trame des concepts les plus fous, il traquait chaque idée lumineuse comme un prédateur. Le dirigeable survolait des figures géométriques qui étaient comme des tatouages sur la planète : des acres soigneusement délimités et consacrés à la canne à sucre, aux céréales, ou encore aux plantes à fibres qui donnaient le textile précieux de Poritrin. Il discernait en se penchant les esclaves qui s’épuisaient dans les champs, disséminés autour des ranches comme des insectes laborieux. Obéissant aux règles bucoliques issues du Nova- christianisme, les gens de Poritrin avaient banni les engins agricoles informatisés pour ramener leur société à ses racines plus précaires et modestes. Privés des machines sophistiquées, une main-d’œuvre manuelle leur était nécessaire. Il y avait bien des années, Sajak Bludd avait été le premier noble de la Ligue à recourir à l’esclavage pour entretenir une agriculture à grande échelle. Il avait justifié sa démarche en sélectionnant seulement ceux qui avaient une dette envers l’humanité, pour la plupart des lâches bouddhislamiques qui avaient fui devant les Titans et les intelligences artificielles plutôt que de les affronter. S’ils n’avaient pas eu peur de défendre l’humanité, disait Sajak Bludd, ils auraient pu changer l’issue de la guerre. Travailler dans les champs était le moindre châtiment qui pouvait frapper leurs descendants... Holtzman s’aventura plus loin sur le pont, accepta une flûte de jus de fruits qu’il sirota rêveusement. Une fois encore, il savoura la vue sur les étendues verdoyantes et se félicita d’avoir choisi cet intermède mental. Ici, rien ne pouvait le distraire... mais rien ne l’inspirait non plus. Le grand savant qu’il était embarquait souvent pour ce genre de croisière paisible à seule fin de rassembler ses pensées en contemplant le paysage et en s’abandonnant à ses songes. Mais il pensait cependant, alors que tous ses compagnons de croisière ne faisaient que prendre des vacances. Se fiant à ses précédentes réussites et découvertes, Ni ko Bludd le laissait libre de développer à sa fantaisie ses idées d’innovation en matière de défense et d’armement. Malheureusement, depuis une bonne année, le découvreur en était venu à acquérir la conviction qu’il était à court d’idées. Car le génie n’était rien sans impulsion créatrice. Certes, le Savant pouvait encore se reposer sur ses triomphes anciens. Mais il était cependant tenu de proposer régulièrement de nouvelles inventions, sinon le Seigneur Bludd lui-même finirait par douter de lui. Ce qu’Holtzman ne pouvait se permettre pour une question de simple fierté. La facilité avec laquelle les cymeks avaient brisé le rideau de brouillage de Salusa Secundus l’avait profondément gêné. Comment avait-il pu négliger le fait – de même que les autres ingénieurs et techniciens qui avaient travaillé sur le projet – que les cymeks avaient un cerveau humain, qu’ils n’étaient pas des IA à circuit-gel ? Une faute notable et désastreuse. Malgré tout, l’espoir et la fidélité de son entourage – sans parler des subventions généreuses – le soutenaient comme des béquilles fragiles. Les gens n’accepteraient plus qu’il se retire désormais. Il devait trouver une autre solution, sauver une fois encore la situation. Quand il avait retrouvé ses luxueux laboratoires de Starda, il s’était lancé dans des recherches fiévreuses, il avait lu tous les rapports et les articles théoriques qu’on lui avait transmis en essayant d’y dénicher des possibilités exploitables. Il s’était heurté à de multiples articles ésotériques, voire incompréhensibles, mais, çà et là, une ou deux idées l’avaient marqué. Pour sa retraite mentale au-dessus des plaines de Poritrin, il avait emporté un grand nombre d’enregistrements. Parmi lesquels figurait un article ambitieux et énigmatique rédigé par une théoricienne de Rossak du nom de Norma Cenva. Elle n’avait pas de références dont il eût connaissance, mais les concepts qu’elle avançait étaient presque stupéfiants. Elle considérait les choses simples sous un éclairage complètement différent. Il avait le sentiment qu’ils étaient proches l’un de l’autre. C’était une sorte d’appel instinctif. Et elle avait un profil tellement bas... Les étoiles scintillaient dans le ciel profond de Poritrin quand il retrouva sa cabine de passager solitaire. Tout en sirotant une tisane de fruits, il relut les calculs de Norma, ferma les yeux pour les faire défiler dans son esprit, à l’affût de la moindre erreur, tout en essayant de comprendre. Cette jeune mathématicienne inconnue ne semblait avoir aucune prétention, comme si elle se contentait d’avancer des idées nouvelles qu’elle aurait cueillies dans les nuages pour les partager avec un homme qu’elle considérait comme un collègue intellectuel. Stimulé par certaines de ses déviations, il prit conscience que ses doutes étaient dus à ses défaillances plus qu’aux postulats qu’avançait Norma Cenva qui paraissait divinement inspirée. Exactement ce dont il avait besoin. Agité, il réfléchit à cet article jusque tard dans la nuit. Finalement, alors que l’aurore pointait, il s’abandonna au sommeil. Il avait pris sa décision. La barge flottait dans les brises douces, loin au-dessus du paysage plat et velouté. Les prés et les champs étaient effleurés par la lumière rose et Holtzman le Savant sommeillait à présent avec un sourire paisible. Avant peu, il rencontrerait Norma. Il se pourrait que certains de ses concepts puissent s’appliquer aux engins qu’il comptait employer contre les machines pensantes. Ce même après-midi, il rédigea une invitation destinée à Norma Cenva et l’expédia à destination de Rossak par un courrier de la Ligue. Cette jeune femme qu’il ne connaissait pas encore et qui avait grandi dans les jungles pourrait bien être son salut... s’il savait contrôler habilement la situation. Les occasions sont comme une culture compliquée, avec des fleurs minuscules qui sont difficiles à voir et encore plus difficiles à cueillir. Anonyme Avec le sentiment d’être une intruse, Norma Cenva, dans l’étude de sa mère Zufa, contemplait la canopée d’arbres mauves sous la pluie brumeuse. Elle savait que les gouttes qui tombaient du haut du ciel étaient chargées d’impuretés et de toxines venues des lointains volcans. Juste sous l’horizon, elle découvrit des nuages ténébreux qui se rapprochaient. Bientôt, l’averse s’abattrait. Aurelius Venport voulait qu’elle découvre quoi au juste ? La pièce austère, avec ses murs chaulés, était le reflet du caractère de sa mère. Les élégantes tenues de la Sorcière, bien trop grandes et baroques pour Norma, étaient accrochées dans une alcôve. Zufa Cenva était d’une beauté intimidante, d’une pureté lumineuse et aussi sévère qu’une sculpture classique. Même sans se servir de ses dons télépathiques, elle attirait les hommes comme le miel attire les fourmis. Mais la Sorcière n’était adorable qu’en surface, et elle gardait secret son comportement implacable sur les sujets dont elle interdisait l’accès à sa fille. Ce n’était pas un manque de confiance, mais Zufa considérait simplement que Norma n’était pas à la hauteur des problèmes cruciaux. A l’image de ses compagnes télépathes, elle se plaisait dans le non-dit. Mais Aurelius avait découvert quelque chose. — Norma, tu seras heureuse de le savoir, lui avait-il assuré en souriant. Je pense que ta mère t’en aurait fait part à terme... mais je ne crois pas que ce soit une priorité à ses yeux. Je n‘ai jamais été une priorité pour elle. Curieuse, tout en redoutant d’être surprise, Norma poursuivait ses investigations. Son regard s’arrêta sur un carnet de notes posé sur une table. Il était épais, avec une reliure marron. Le titre qui y était inscrit était aussi cryptique qu’une des notations mathématiques de Norma. Une fois, en prêtant l’oreille, elle avait entendu sa mère et ses compagnes Sorcières évoquer certains de leurs plans complexes. Elles avaient fait allusion à « Azhar », qui était censé être leur langage secret. À son retour de Salusa Secundus, Zufa lui avait paru plus détachée et lointaine qu’à l’accoutumée. Elle semblait sur le point de se lancer dans des projets très ambitieux, probablement à la suite de l’attaque des cymeks. Lorsque Norma l’avait interrogée sur la situation de la guerre, elle s’était contentée de froncer les sourcils. — Nous allons nous en occuper. La Grande Sorcière passait le plus clair de son temps enfermée avec sa clique cabalistique de femmes à échanger des murmures sur des choses sombres et secrètes. Zufa avait une passion récente, un nouveau concept pour contrer les machines pensantes. Si elle avait imaginé une éventuelle contribution de Norma, elle n’aurait pas hésité à louer les services de sa fille, même si elle était naine. Au contraire, elle semblait l’avoir rayée de ses pensées sans lui donner la moindre chance. Les femmes les plus douées dans l’art de la sorcellerie, et elles étaient presque trois cents, avaient établi une zone de sécurité dans la jungle fongique, en interdisant l’accès aux chasseurs apothicaires d’Aurelius Venport. Les quelques aventuriers qui s’étaient risqués dans la région interdite s’étaient heurtés à d’étranges barrières scintillantes. Toujours attentive, Norma avait remarqué des explosions et des traces de feu inexplicables sur les sites où les Sorcières élues par sa mère avaient passé de longues semaines d’entraînement intensif. Et Zufa ne regagnait que rarement ses appartements troglodytes... Sous le carnet marron, Norma venait de découvrir deux feuillets de papier fin : le parchemin blanchi qu’utilisaient souvent les messagers de la Ligue. C’était sans doute ce qu’Aurelius voulait qu’elle trouve. Elle approcha un tabouret de la table et y grimpa. L’en-tête du parchemin était celui d’un document officiel provenant de Poritrin. Brûlante de curiosité, la gorge nouée par la crainte d’un retour inopiné de sa mère, Norma prit les feuillets et lut avec surprise, en caractères noirs officiels : SAVANT TIO HOLTZMAN. Pour quelle raison le grand inventeur avait-il envoyé une lettre à sa mère ? Norma lut la première ligne : « Chère Norma Cenva ». Interloquée, elle lut puis relut le message qui suivait avec un ravissement mêlé de colère. Tio Holtzman désire faire mon éducation sur Poritrin ! Il considère que je suis brillante ? Je n‘arrive pas à le croire ! Sa propre mère avait tenté de lui cacher cette lettre, ou du moins de retarder le moment où elle pourrait la lire ! Elle n’en avait rien dit, sans doute parce qu’elle ne pouvait croire que le Savant puisse faire quoi que ce soit de sa fille. Par chance, Aurelius en avait eu vent. Elle quitta les appartements en hâte et retrouva Aurelius dans une boutique à thé. Il avait eu un entretien avec un commerçant à l’allure sordide, un personnage à la peau basanée. Dès qu’il se fut levé, elle s’approcha de son pas vif et prit sa place. Aurelius lui sourit. — Norma, tu as l’air tout excitée. N’aurais-tu pas déniché la lettre du Savant Holtzman ? Elle lui montra le parchemin. — Ma mère a essayé de m’empêcher de lire sa proposition ! — Zufa est une femme exaspérante, je sais, mais essaie de la comprendre. Puisque ni l’un ni l’autre nous n’adhérons aux choses qu’elle considère comme essentielles, elle refuse de reconnaître nos capacités. Mais elle connaît tes talents de mathématicienne, Norma, et elle sait bien que je suis un négociant compétent, mais nos talents ne comptent pas à ses yeux. Norma s’agita nerveusement, se refusant à accorder à sa mère le bénéfice du doute. — Alors pourquoi a-t-elle intercepté cette lettre ? Il rit. — Elle a sans doute été gênée de cet hommage. (Il lui prit la main.) Ne t’en fais pas, j’interviendrai si ta mère continue ce blocage. En fait, elle est tellement occupée avec les autres Sorcières que je ne vois pas comment elle pourrait s’opposer à ce que je rédige la réponse moi-même. — Tu ferais cela ? Est-ce que ma mère ?... — Laisse-moi m’occuper de tout. (Il serra tendrement Norma entre ses bras, une brève seconde.) Je crois en tes possibilités. Aurelius Venport rédigea donc à la place de Zufa une réponse très formelle au célèbre inventeur, acceptant de lui envoyer Norma selon sa proposition. La jeune femme étudierait à ses côtés sur Poritrin et serait son assistante de laboratoire. Pour Norma, c’était la chance de sa vie. Sa mère ne s’apercevrait peut-être même pas qu’elle était partie. La maison peut être partout, car elle fait partie de chacun. Proverbe zensunni Même au plus profond du désert, sous le vent furieux, sa chance n’abandonna pas Selim. Survivre était devenu un peu merveilleux. Il avait laissé le cadavre géant du ver derrière lui pour essayer de trouver un refuge, une grotte ou une anfractuosité où il pourrait attendre la fin de la tempête. Brûlant de soif, il cherchait la moindre trace d’habitation dans cette région désolée, mais il doutait que quiconque s’y soit aventuré et ait survécu. Au terme de leur longue errance de monde en monde, les Zensunni avaient atteint Arrakis et s’étaient dispersés dans des colonies séparées par de vastes étendues désertiques. Durant plusieurs générations, ils avaient connu une existence précaire et ne s’étaient que rarement risqués hors de leurs refuges car ils redoutaient par-dessus tout les monstrueux vers des sables. La monture fabuleuse de Selim l’avait emmené très loin du port spatial et des sources de vivres nécessaires aux Zensunni les plus aventureux. Ses espoirs de survie semblaient ténus. Et quand il tomba sur une ancienne station botanique camouflée entre les rochers, il eut du mal à croire en sa chance. Sans le moindre doute, c’était un autre signe de Bouddhallah. Un miracle ! Il s’était arrêté devant le dôme érigé des siècles auparavant par des écologistes qui étaient venus étudier la planète et l’avaient jugée dénudée et hostile. Il se pouvait que des scientifiques du Vieil Empire aient vécu ici et enregistré des données climatiques pendant la saison des tempêtes. La structure grossière était constituée de plusieurs bâtisses construites entre les rochers, à demi camouflées par le temps et les vents de sable. Sous les rafales de grains de silex, les oreilles déchirées par le hurlement de la tempête, Selim s’avança dans la station abandonnée. Il découvrit des aubes climatiques basculées, des collecteurs de vent usés, indentés et divers autres appareils depuis longtemps immobilisés. Mais, surtout, il tomba sur un sas d’entrée. Les bras douloureux, les mains encore brûlantes de sa chevauchée, il cogna contre le panneau, puis repoussa les débris poudreux, en quête d’un quelconque mécanisme manuel, car il ne doutait pas que les batteries, à supposer qu’il y en ait eu, soient mortes depuis une éternité. Il devait absolument entrer avant que le plus fort de la tempête ne s’abatte sur lui. Selim avait entendu parler de ce genre de refuge. Les rares qui avaient été trouvés avaient été pillés par les Zensunni. Les stations botaniques autonomes avaient été installées sur Arrakis durant les jours de gloire de l’humanité, avant l’avènement des machines pensantes et la migration des réfugiés bouddhislamiques. Celle-ci devait dater de mille ans au moins. Mais dans le désert, où l’environnement demeurait inchangé durant des siècles, le temps s’écoulait différemment. Il repéra enfin le mécanisme d’ouverture. Comme il s’y était attendu, les batteries avaient depuis longtemps succombé et ne produisirent qu’un fantôme d’étincelle. La porte s’entrouvrit à peine. Dans la plainte du vent, un rideau de sable roux se déploya à l’horizon et occulta le soleil. Sous les morsures de la poussière, les oreilles bouchées, le visage à vif, Selim sut que la mort pouvait l’emporter dans un tourbillon. Il sortit alors la dent du ver et l’introduisit dans l’entrebâillement du sas et poussa de toutes ses forces. La porte céda de quelques centimètres. Il inspira une bouffée d’air froid et fétide. Il pesa de tout son poids sur son levier improvisé avec ses biceps endoloris. Avec un raclement profond, la porte du sas s’ouvrit un peu plus. Selim éclata de rire et poussa un peu plus avant la dent du ver qui finit par tomber en tintant sur le sol de métal. Il se démena pour s’introduire dans la station à l’instant même où le mugissement de la tempête de sable s’abattait à la verticale. Un ultime effort et il fut à l’abri. Une dernière rafale le suivit dans la station, mais déjà il refermait le battant. Le grondement du vent s’éteignit. Il était sauvé. Incroyable. Il partit d’un grand rire rocailleux, puis récita une prière plus sincère que toutes celles qu’il avait faites dans toute sa vie. Comment pouvait-il douter désormais de ces bénédictions ?... Dans le mince faisceau de clarté dont il disposait, il examina l’endroit où il se trouvait. La station, autre chance, avait des baies de plass. Même si elles étaient érodées et ternies, elles laissaient pénétrer la lumière dans l’abri exigu. Selim avait le sentiment de se retrouver dans une caverne au trésor. Dans la clarté perlée des baies, il finit par mettre la main sur de vieux rubans brilleurs qu’il rassembla pour former un faible coussin de lumière. Il s’attaqua ensuite aux buffets et aux étagères. La plus grande partie de son butin se révéla inutile : bandes de données depuis longtemps effacées, disques d’ordinateur nettoyés, plus divers instruments étranges qui portaient les icônes de sociétés archaïques. Mais il trouva cependant des capsules alimentaires apparemment préservées. Il en ouvrit une fébrilement et dévora le contenu. Les saveurs lui étaient étrangères, mais agréables, et il sentit le flux d’énergie dans ses muscles las. D’autres containers anciens étaient remplis de jus de fruits, un vrai nectar pour un Zensunni rescapé de la tempête. Et puis, il finit par tomber sur une réserve d’eau distillée, un prodige : il y en avait des centaines de jolitres. Apparemment, ils avaient été collectés durant des siècles par les extracteurs d’humidité implantés par l’équipe de botanistes. Le trésor qu’il avait découvert dépassait tout ce qui était imaginable. Il pourrait même rembourser au centuple à sa tribu l’eau qu’on l’avait accusé d’avoir volée. Il pourrait retrouver les Zensunni en héros. Le Naib Dharta serait bien obligé de lui pardonner. Mais il n’avait commis aucun crime. Calme, à l’abri, nourri à satiété, il se jura de ne jamais donner à Dharta le plaisir de le voir de retour. Ebrahim avait trahi son amitié et le Naib corrompu avait injustement condamné Selim à l’exil. Il avait été chassé par les siens, abandonné à une mort certaine dans le désert. Il avait maintenant trouvé le moyen de survivre, alors pourquoi devrait-il revenir en arrière pour se rendre aux siens ? Il dormit deux nuits durant. À l’aube du second jour, il s’éveilla et explora les étagères et les compartiments de la station abandonnée. Il trouva des outils, des cordes, des matériaux de construction. C’était comme une immense boîte de jouets pour lui, et il passa de longs moments à roucouler de joie. Et à se dire : Je suis vivant ! Il se souvenait des dernières rafales de la tempête, des ultimes coups de griffes du sable. Mais il ne restait que quelques petites dunes autour de son refuge. En ouvrant la plus vaste baie, Selim contempla l’étendue qu’il avait traversée en chevauchant le ver et, un instant, il ne put croire à cette mer de dunes apaisée. La tempête avait tout effacé. Il était comme seul dans un monde nouveau. Il savait qu’un immense voyage l’attendait encore, comme s’il répondait à un appel. Sinon, pourquoi Bouddhallah aurait-il fait tant d’efforts pour que lui, Selim, puisse survivre ? Que veux-tu que je fasse ? Il promena son regard sur le désert en souriant et en se demandant comment il pourrait à nouveau franchir une pareille étendue. Un sentiment de solitude absolue lui parvenait avec le scintillement du sable, les ondes de chaleur. Il repéra quelques rochers isolés, caverneux, fissurés par les vents éternels d’Arrakis. Et aussi quelques plantes rares. Ainsi que les traces de petits animaux. Et son regard revint à la mer de dunes, aux crêtes et aux flancs de safran et d’ocre pétrifiés sous le soleil immense. Mais ses souvenirs s’imposaient à lui, un sentiment d’invulnérabilité le submergeait, et il décida de ce qu’il devait faire, tôt ou tard. La première fois, il avait bénéficié d’un incroyable coup de chance, mais il était certain de ce qui l’attendait. Il allait chevaucher un autre ver des sables. Mais, cette fois, ce ne serait pas par accident. L’une des questions auxquelles le Jihad Butlérien répondit avec violence fut de savoir si le corps humain est simplement une machine qu‘une autre machine conçue par l’homme peut reproduire. Le bilan de la guerre a répondu à cette question. Docteur Rajid Suk, Analyse post-trauma de l’espèce humaine Giedi Prime était tombée sans trop résister. Revêtu d’une nouvelle armure de guerrier conçue pour semer la terreur parmi les humains, Agamemnon s’avançait sur ses jambes blindées dans les ruines de la cité. Les robots n’avaient pas laissé la moindre chance aux hrethgir. Les machines d’invasion progressaient entre les immeubles, répandant le feu, la foudre, ne laissant derrière elles que des étendues calcinées là où il y avait eu des parcs verdoyants. Obéissant aux ordres d’Agamemnon – pour la plus grande gloire d’Omnius –, les robots de guerre et les néo-cymeks avaient pour l’essentiel laissé intacts les polygones industriels. Agamemnon s’était juré que Giedi Prime paierait pour l’humiliation subie sur Salusa. Les yeux-espions sillonnaient le ciel à basse altitude et enregistraient les images du carnage, la preuve évidente de l’efficacité du raid conduit par les deux Titans. En compagnie de son camarade Barberousse, Agamemnon étudiait la topographie de la métropole et il localisa très vite la demeure du Magnus. C’était le lieu idéal pour établir le nouveau centre du Gouvernement Synchrone, le symbole de la domination des machines, un affront pour la population vaincue. La coque de guerre du général cymek était le système multipodes le plus monstrueux qu’il ait jamais conçu. Les décharges électriques fusaient dans ses muscles artificiels, animaient leurs fibres inattaquables et ses membres chargés d’armes variées. Il ploya ses serres de métal et écrasa des blocs d’habitation en imaginant qu’ils étaient autant de crânes. Barberousse s’esclaffa, exultant lui aussi dans la configuration féroce qu’il s’était choisie. Les deux cymeks progressaient dans les avenues et les rues encombrées de ruines. Plus rien ne s’opposait à eux. Cette situation victorieuse leur rappelait ce qu’ils avaient connu pour la plupart dix mille ans auparavant, quand les Vingt Titans unis avaient conquis le Vieil Empire et écrasé les corps de leurs ennemis sous leurs pieds formidables. Il devait en être ainsi. Leur appétit venait à nouveau d’être aiguisé. Au préalable, Agamemnon avait longuement analysé le dispositif de défense de Giedi Prime relevé par les yeux-espions qui patrouillaient dans le système, fugaces comme des micrométéorites. A partir de là, il avait concocté une stratégie brillante en exploitant la légère faiblesse qu’il avait décelée dans le rideau planétaire. Omnius avait été prêt à payer le prix pour s’emparer d’un monde de la Ligue, mais pas un seul Titan n’y avait laissé la vie, pas plus qu’un seul des néo-cymeks inférieurs. Seule perte, un croiseur robotique. Tout à fait acceptable au regard d’Agamemnon. Les humains de Giedi Prime avaient mis en place des champs de brouillage semblables à ceux de Salusa et concentré leurs tours de transmission dans leur capitale. Le générateur était protégé par des chasseurs kindjals, des fortifications considérées comme imprenables et de lourds blindés. Les humains féroces avaient tiré des leçons de la bataille de Salusa Secundus, mais pas suffisamment pour leur éviter l’anéantissement. La flotte géante des machines avait balayé les forces de protection de la planète et le chiffre des pertes en robots était resté dans les limites acceptables. Ensuite, Agamemnon avait lancé ses vaisseaux cymeks à l’assaut en même temps que les croiseurs sacrificiels. Les combattants humains de Giedi Prime n’avaient pas l’ombre d’un espoir. Dans la première phase, un croiseur mastodonte s’était mis en orbite basse, sa soute bourrée d’explosifs. Des dizaines d’autres croiseurs robots l’accompagnaient, effilés, redoutables. Guidé par une intelligence artificielle, le croiseur principal avait démarré à pleine puissance pour filer droit sur sa cible. — Approche en descente, avait annoncé le cerveau robot du vaisseau en transmettant des images des unités de combat en attente. Trente vaisseaux leurres avaient plongé l’instant d’avant pour détourner les missiles de défense planétaire. Les autres unités s’étaient rapprochées du bouclier de brouillage. Déjà, des nuages gris et blancs indiquaient les impacts des missiles. Mais le nombre diminuait en même temps que se réduisait la distance. Les humains n’avaient pas la moindre chance d’endiguer le flot d’invasion. Le vaisseau robot voué à la destruction transmit ses dernières images aux yeux-espions afin qu’Omnius ait un regard total sur la conquête de Giedi Prime. Il continua jusqu’à l’ultime nanoseconde – où il franchit le filet de brouillage qui effaça toutes les données de guidage de l’intelligence artificielle. Une vague de statique suivit, puis l’onde porteuse seule subsista. Mais le Léviathan avait continué sur son erre, même avec ses circuits-gel neutralisés, plongeant vers la surface comme un astéroïde de métal, un marteau tombé de l’espace. Des kindjals se portèrent à sa rencontre, mais le croiseur était trop massif et brûlant pour qu’ils aient une chance de dévier sa course. Les missiles explosèrent sans effet. Le grand vaisseau s’écrasa sur les transmetteurs, à la périphérie de Giedi Ville, creusant un cratère de cinq cents mètres dans un éclair final. Et les transmetteurs, les systèmes de défense et les banlieues voisines furent oblitérés dans la même fraction de seconde. L’onde de choc fit s’écrouler les immeubles à plusieurs kilomètres à la ronde. Les boucliers de brouillage d’Holtzman avaient craqué en un clin d’œil, et la Garde de Giedi Prime était défaite. Les cymeks et les robots s’étaient alors abattus par centaines sur la cité condamnée. — Barberousse, mon ami, le moment n’est-il pas venu de faire notre entrée triomphale ? demanda Agamemnon à l’instant où ils atteignaient la résidence du Magnus. — Comme lorsque nous avons suivi Tlaloc dans les salles du Vieil Empire, acquiesça Barberousse. Oui, il y a bien longtemps que nous n’avons pas remporté une telle victoire. Ils avaient précédé les néo-cymeks triomphants jusqu’à la métropole ravagée. Les derniers survivants humains n’avaient même pas pu se battre. Les troupes robotiques avaient suivi pour investir l’ensemble du territoire. Même si une partie de la population de Giedi Prime pouvait s’être réfugiée dans le sous-sol, les humains ne tarderaient pas à se rendre. Il faudrait sans doute encore des années pour exterminer les derniers nids de résistance. Les machines auraient à affronter une guérilla conduite par les derniers partisans aveugles de la Garde qui espéraient que des piqûres de moustique pouvaient décourager des envahisseurs mécaniques. Oui, se dit Agamemnon, la résistance ne serait qu’un exercice futile, mais il était certain que les humains essaieraient tout, jusqu’à leur dernière chance, jusqu’au terme de leur folie. Il se demandait s’il devait faire appel à Ajax pour le nettoyage final. Le cymek était le plus brutal d’entre tous et il se régalait de la chasse aux humains. Il l’avait prouvé durant les Révoltes hrethgir sur Walgis. Dès qu’un alias du suresprit serait installé dans les cendres de Giedi Ville, Agamemnon adresserait ses recommandations impératives à la nouvelle incarnation d’Omnius. Les deux Titans fracassèrent la façade de la résidence du Magnus pour se glisser tranquillement à l’intérieur. Des soldats, pareils à des insectes métalliques, se répandirent dans le bâtiment. Ils ramenèrent bientôt le Magnus Sumi devant Agamemnon et Barberousse. — Nous prenons possession de votre planète au nom d’Omnius ! déclama Barberousse. Giedi Prime est déclarée Monde Synchronisé. Nous exigeons votre coopération afin d’asseoir notre victoire. Tremblant, le Magnus trouva cependant le courage de cracher sur les précieuses dalles fracassées de sa demeure. — Prosternez-vous ! proféra Barberousse. Le Magnus éclata de rire. — Vous êtes fou. Jamais je ne... Agamemnon leva un bras. Il n’avait pas eu vraiment le temps de tester sa nouvelle enveloppe robotique et encore moins sa force. Il voulait seulement gifler le gouverneur de Giedi Prime sous le coup de la colère. Mais il frappa avec une violence telle qu’il lui arracha la moitié du torse. Et les deux parties du corps allèrent rebondir sur un mur dans une grande giclée de sang. — Bien... Mon exigence était purement formelle, fit Agamemnon en braquant ses fibres optiques sur son comparse. À toi maintenant, Barberousse. Les robots vont t’aider. Ils entreprirent de démanteler les systèmes d’énergie du manoir du Magnus pour les remplacer par les machineries et les circuits propres à Omnius. Agamemnon établit lui-même les liaisons extérieures et installa une structure élastique de gel avant de télécharger la dernière version d’Omnius. L’ensemble du protocole prit plusieurs heures durant lesquelles la force d’invasion robotique se répandit dans la cité pour éteindre les foyers d’incendie et sauver les immeubles qu’Agamemnon avait désignés comme essentiels à l’industrie planétaire. On avait décidé de laisser brûler les bâtiments d’habitation. Les humains survivants s’en sortiraient seuls. Le malheur leur donnerait la mesure de leur situation désespérée. Pendant ce temps, les yeux-espions tournaient toujours au-dessus des décombres, témoins omniprésents de cette victoire absolue. Agamemnon ne montrait aucun signe de satisfaction ou de déplaisir car il savait que toute résistance face au suresprit serait vaine. Du moins pour l’heure. Il lui fallait attendre le moment et le lieu propices. Dès que la nouvelle incarnation d’Omnius serait opérationnelle, elle ne témoignerait d’aucune reconnaissance envers les deux loyaux Titans, pas plus qu’elle ne s’irriterait de la disparition d’un croiseur Léviathan. L’opération militaire avait été correctement exécutée et les Mondes Synchronisés avaient ajouté un nouveau joyau de l’humanité à leur empire. Après tout, il ne s’agissait que d’un succès stratégique et psychologique. Lorsque le téléchargement fut achevé, Agamemnon activa la nouvelle version du suresprit. Et Omnius, comme réincarné, put contempler sa nouvelle colonie. — Bienvenue, Seigneur, déclara Agamemnon à la cantonade. Je vous offre cet autre monde en cadeau ! Nous sommes plus heureux quand nous définissons nos avenirs, quand nous laissons courir notre optimisme et notre imagination. Malheureusement, l’univers n‘adhère pas toujours à de tels plans. Livia Butler, abbesse, Journaux intimes Serena et Xavier devaient certes se marier, mais ils acceptèrent avec joie le repas de fiançailles somptueux que donna le Vice-roi Manion Butler dans son manoir. Emil et Lucille Tantor avaient apporté des corbeilles énormes de poires et de pommes de leurs vergers, ainsi que des jarres d’huile d’olive pour arroser les pains de promesse. Il y avait des pièces de bœuf rôti, des volailles en croûte sorties du four ainsi que des poissons farcis aux herbes fraîches. Serena avait fait venir des monceaux de fleurs de ses jardins en souvenir des jours heureux qu’elle y avait passés depuis son enfance. Les buissons de la cour étaient décorés de rubans multicolores et des danseurs s’avancèrent. Les filles en robes brodées et tournoyantes avaient des peignes brillants dans leurs cheveux noirs et leurs cavaliers pivotaient autour d’elles comme des paons frénétiques aux accords sauvages des balisettes. Xavier et Serena arboraient les tenues qui convenaient à un officier de haut rang et à la fille du Vice-roi de la Ligue des Nobles. Ils circulaient dans le cercle des invités, adressant un mot familier à chacun, soucieux de préserver la fierté de chaque famille. Ils durent goûter à de nombreux vins précieux venus des multiples vignobles. Xavier, frustré de ne pouvoir vraiment profiter de tous les arômes, ne put succomber à l’ivresse. Et puis, se consola-t-il, il était déjà ivre à la seule idée du mariage. Octa, la jeune sœur de Serena, qui avait deux ans de moins qu’elle, était tout aussi excitée. Elle avait planté des bleuets dans ses longs cheveux châtains et s’accrochait en riant au bras d’un jeune officier qui pourrait bien un jour devenir son époux. À l’étonnement de tous, Livia, la mère de Serena, qui vivait d’ordinaire en recluse, était venue au manoir pour l’occasion. Elle ne quittait presque jamais la Cité de l’Introspection, la retraite où elle échappait aux soucis et aux tourments du monde. Ce sanctuaire de la philosophie, qui appartenait aux Butler, avait été voué à l’origine à l’étude et à l’exégèse du Zen Hekiganshu de Delta Pavonis III, de la Torah, du Talmud Zabur et même de la Sorcellerie des Obis. Mais sous le régime des Butler, la Cité de l’Introspection s’était épanouie peu à peu pour devenir un haut lieu comme l’univers n’en avait pas connu depuis des millénaires. Xavier n’avait pas souvent rencontré la mère de Serena, surtout depuis quelques années. Élancée, bronzée, les traits délicats, elle était d’une rare beauté. Elle paraissait heureuse de voir sa fille se fiancer et dansait avec son époux jovial. Elle était demeurée à ses côtés lors du banquet. Rien ne pouvait faire soupçonner que cette créature ravissante avait décidé de se retirer du monde réel. Quand Livia et Manion Butler s’étaient mariés, des années auparavant, ils avaient éveillé la jalousie de bien des familles nobles. Serena était leur fille aînée. Elle avait précédé de deux ans les jumeaux, la timide et calme Octa, et Fredo, un garçon sensible et intelligent. Alors que Serena recevait une éducation politique, son frère et sa sœur grandissaient comme deux proches compagnons, même s’ils n’avaient pas les mêmes ambitions que leur aînée. Fredo se passionnait pour les instruments de musique et les chansons folkloriques des planètes les plus fameuses de l’ex-Empire. Il voulait être poète et musicien, tandis qu’Octa était attirée par la peinture et la sculpture. Dans la société salusane, les artistes et les artisans étaient aussi bien considérés que les politiciens. Mais, à quatorze ans, le jeune Fredo à la voix de velours avait succombé à une maladie terrible, la peau couverte de taches violines. Depuis des mois, il maigrissait et ses muscles s’atrophiaient. Il ne coagulait plus et ne parvenait plus à ingérer ne serait-ce qu’un potage. Les docteurs de Salusa n’avaient jamais eu connaissance d’une telle maladie. Désespéré, le Vice-roi avait demandé le secours de la Ligue. Les gens de Rossak avaient proposé un grand nombre de drogues expérimentales issues des jungles fongiques. Livia était décidée à tout tenter. Malheureusement, le jeune garçon avait mal réagi au troisième médicament. L’allergie avait provoqué une fluxion de la gorge. Il avait été pris de convulsions et avait cessé de respirer. Octa avait pleuré son frère jumeau et en était venue à craindre pour sa propre vie. On finit par découvrir que l’origine du mal qui avait tué Fredo était génétique, ce qui impliquait qu’Octa et sa sœur aînée n’étaient pas à l’abri. Octa s’était mise à surveiller plus que jamais sa santé. Jour après jour, elle vivait dans l’anxiété, redoutant d’être emportée par la même maladie douloureuse qui lui avait ravi son frère. Tenace, confiante, optimiste, Serena la consolait de son mieux, lui offrant son épaule pour pleurer en même temps que ses encouragements. Les deux sœurs n’avaient jamais présenté le moindre symptôme inquiétant, mais les rêves d’Octa s’étaient éteints, et elle avait abandonné l’art pour se retirer dans de tristes songes. Elle était une adolescente frêle qui ne vivait que dans l’espoir d’une étincelle qui la ramènerait à la plénitude de la vie. Même si son époux était devenu un brillant politicien dont l’importance croissait à chaque saison, Livia avait perdu sa pétulance pour se retirer dans son asile spirituel et se concentrer sur la philosophie et les religions. Elle finançait sans retenue la forteresse sanctuaire afin d’ajouter de nouvelles chambres de méditation, des temples, des bibliothèques. Après avoir passé des nuits blanches à discuter à cœur ouvert avec la Cogitrice Kwyna, Livia était devenue l’Abbesse de la Cité de l’Introspection. Après la perte tragique de leur fils, Manion Butler s’était immergé dans ses tâches politiques tandis que Serena assumait des responsabilités de plus en plus lourdes tout en visant des objectifs à sa mesure. Elle n’avait rien pu faire pour son frère, mais se dévouait à lutter contre la souffrance des autres. Elle était lancée à fond dans la politique avec le but de mettre un terme à l’esclavage des humains encore très répandu sur les Mondes de la Ligue et de repousser la menace des machines. Tous se louaient de sa vision des choses et de son énergie... Même s’ils vivaient séparément, Manion et Livia Butler demeuraient les piliers de la société salusane, fiers de leurs accomplissements réciproques. Ils n’avaient pas divorcé, n’avaient pas rompu leurs liens émotionnels, ils avaient seulement choisi de suivre des chemins différents. Xavier savait que la mère de Serena revenait de temps en temps pour passer une nuit avec son époux ou un week-end avec ses filles. Mais elle regagnait toujours la Cité de l’Introspection. Les fiançailles de sa fille aînée étaient un événement trop important pour qu’elle n’accepte pas de se montrer en public. Quand Xavier eut ouvert le bal avec sa future épouse, l’Abbesse insista pour danser avec son futur gendre. Plus tard, profitant d’une interminable interprétation acoustique des Longues Ballades de Marche interprétées par des ménestrels salusans, Xavier et Serena se glissèrent dans le manoir, laissant Livia pleurer en écoutant la musique, parce qu’elle se souvenait de Fredo qui avait tant voulu devenir musicien. Manion était près d’elle et la berçait doucement. Pendant les réjouissances, Xavier et Serena avaient été saturés d’hommages, de témoignages d’affection, de compliments et ils avaient goûté à tous les mets, tous les vins. Ils avaient su rire à des plaisanteries parfois maladroites, trop subtiles ou trop crues pour ne pas offenser telle ou telle grande famille de Salusa. Ils avaient donc besoin de quelques moments de solitude. Ils traversèrent les cuisines encore chaudes et enfumées et les celliers sombres pour gagner une petite alcôve à proximité de la salle du Soleil d’Hiver. En hiver, ses rayons posaient des arcs-en-ciel de bronze et de cuivre sur les murs. C’était là, traditionnellement, que les Butler prenaient leur breakfast dès qu’arrivait la saison des froidures, c’était là qu’ils aimaient bavarder de tout et de rien en appréciant le lever du jour. Pour Serena, c’était un lieu chargé de souvenirs plaisants. Ils se blottirent l’un contre l’autre. Les brilleurs du couloir étaient allumés, mais il subsistait des niches d’ombre complice. Ils s’embrassèrent longuement. Il glissa la main sous sa nuque et son désir grandit. Soudain, des pas pressés résonnèrent au dehors et ils se figèrent en silence, étouffant un rire. Mais la vive Octa les trouva facilement. Rouge de confusion, elle déclara en détournant les yeux : — Il faut que vous retourniez au banquet. Père s’apprête à présenter le dessert. Et un messager hors- monde vient d’arriver. — Un messager ? s’exclama Xavier, retrouvant tout à coup son ton sérieux de militaire. Il vient d’où ? — Il s’est présenté à Zimia et a demandé à être entendu par le Parlement de la Ligue, mais comme la plupart des nobles sont ici ce soir, il vient nous rejoindre. Xavier offrit ses bras aux deux sœurs. — Allons-y ensemble et écoutons les nouvelles que ce messager nous apporte. (Il ajouta, en s’efforçant de prendre un ton désinvolte :) Et puis, je n’ai pas encore mangé à ma faim. J’accepterais volontiers une crème brûlée et des œufs en cheveux d’ange... Octa pouffa de rire, mais Serena plissa le front d’un air faussement sévère. — Je suppose que je dois me résigner à vivre avec un époux obèse jusqu’à la fin de mes jours. Ils s’en retournèrent jusqu’à la salle des banquets où les invités s’étaient regroupés autour de la longue table sur laquelle étaient disposés des desserts exubérants qui semblaient trop prodigieux pour être dégustés. Manion et Livia se levèrent pour porter un toast aux fiancés. En absorbant poliment ses premières gorgées, Xavier décela une trace de souci dans l’attitude du Vice-roi. Tous les invités affectaient de ne pas s’inquiéter des nouvelles dont le messager pouvait être porteur, mais dès que le battant de la porte résonna, les gestes s’arrêtèrent. Manion Butler lui-même se leva pour aller ouvrir la poterne. Il fit signe au messager d’entrer. L’homme qui se présenta n’était nullement un messager officiel. Il avait les yeux hagards, son uniforme était froissé comme s’il ne se souciait plus du protocole ni même de son apparence. Xavier identifia l’insigne de la Garde de Giedi Prime qu’il portait sur la poitrine. Sur le revers de son uniforme, il arborait l’insigne doré de l’humanité. — Je suis porteur de graves nouvelles, Vice-roi, déclara-t-il. J’ai emprunté les vaisseaux les plus rapides pour arriver jusqu’à vous. — De quoi s’agit-il, jeune homme ? demanda Manion d’un ton inquiet. — Giedi Prime a été prise par les machines pensantes ! (Le jeune officier éleva le ton devant les cris outragés des invités.) Les robots et les cymeks ont découvert une faille dans nos défenses et sont parvenus à détruire nos émetteurs de brouillage. Une grande partie de notre population a été massacrée et les survivants ont été capturés comme esclaves. Un nouveau suresprit a déjà été activé. Dans la salle de banquet, les invités se lamentaient. Xavier serra Serena contre lui avec une force douloureuse. Mais, au fond de lui, il s’était changé en pierre froide. Il avait inspecté personnellement les défenses de Giedi Prime. Quelque chose lui avait échappé ? Il avait tellement eu hâte de retrouver Serena. Il ferma les yeux dans le bourdonnement des questions et des commentaires. Était-il coupable ? Se pouvait-il qu’un simple instant d’impatience d’un jeune amoureux ait pu provoquer la chute d’un monde ? Manion Butler se dressa, les mains bien à plat sur la table. Son épouse se pencha sur lui sans un mot, les yeux fermés, les lèvres frémissantes comme si elle prononçait une prière fervente. — Une autre planète vient de tomber entre les griffes des Mondes Synchronisés, l’un de nos meilleurs bastions. Nous devons immédiatement tenir un conseil de guerre. (Il regarda sa fille et ajouta :) Y compris ceux qui parlent au nom des Planètes Dissociées et souhaitent nous rejoindre dans notre combat. L’ensemble de l’univers comporte des failles, nous y compris. Dieu Lui-même n‘atteint pas la perfection dans Ses créations. Seule l’humanité manifeste cette arrogance. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection Baignée de sueur, Zufa Cenva s’agitait dans sa chambre privée, tout en haut des falaises blanches qui dominaient la jungle. Et elle criait de douleur, les dents serrées, les yeux vitreux. Elle était seule. Nul n’aurait osé s’approcher d’une Sorcière de Rossak en plein délire. Un rideau de métal grinça sous le choc télékinésique. Des étagères tremblèrent sous les ondes des explosions psychiques et des pots et des boîtes roulèrent sur le sol. Sous l’effet de sa terrible agitation, ses longs cheveux blancs s’étaient emmêlés. Ses mains étaient crispées sur sa couche comme des serres frénétiques. S’il s’était trouvé une femme pour tenter de l’apaiser, Zufa, très certainement, lui aurait lacéré le visage avant de la projeter contre un mur avec toute sa puissance mentale déchaînée. Elle eut une nouvelle crise de larmes. Elle avait souffert d’autres fausses couches avant, mais jamais elles n’avaient été aussi violentes, aussi déchirantes. Et elle maudissait Aurelius Venport, son amant. Toute son épine dorsale fut secouée, comme si elle venait de recevoir une décharge électrique. Des objets d’art fragiles s’élevèrent dans les airs comme soutenus par d’invisibles fils et volèrent dans toutes les directions avant d’exploser dans des nuages d’éclats. Une courge évidée garnie de fleurs séchées cracha une éruption de flammèches blanches avant de se craqueler et de disparaître en fumée. Zufa étouffa des cris quand les premières crampes lui tordirent les muscles de l’abdomen. C’était comme si l’enfant mort voulait la tuer, l’entraîner dans le néant avant qu’elle ait pu l’expulser de son utérus. Encore un échec ! Elle aurait tant voulu accoucher d’une fille, qui serait sa partenaire, qui deviendrait à son tour une Sorcière qu’elle conduirait jusqu’au sommet du pouvoir mental. L’index génétique l’avait trahie encore une fois ! Maudit soit Venport ! Elle aurait dû l’abandonner depuis longtemps. Désespérée, à la limite du conscient, Zufa se dit qu’elle allait tuer l’homme qui l’avait fécondée, même si elle le lui avait demandé avec insistance. Elle avait retracé les lignages avec tant de soin, elle avait refait cent fois le calcul des gènes, jusqu’à acquérir la certitude que leur accouplement devait produire une progéniture exceptionnelle. Mais rien ne s’était passé comme prévu. Les chocs télépathiques se répercutaient dans les couloirs et les femmes fuyaient, affolées. C’est alors qu’elle vit Aurelius Venport sur le seuil, les yeux hagards, éperdu de chagrin. Mais Zufa savait qu’il simulait. Sans crainte, il s’avança dans la chambre, patient, inquiet, bienveillant et protecteur. Les chocs mentaux de son amante résonnaient tout autour de lui et les meubles basculaient avec violence. Dans un sursaut de cruauté, elle lui lança les petites noix sculptées qu’il lui avait offertes alors qu’il la courtisait et qu’ils testaient leurs capacités génétiques. Pourtant, il continua d’avancer, comme s’il était immunisé contre ses attaques psychiques. Derrière lui, dans le couloir, les femmes chuchotaient, lui enjoignant la prudence. Il les ignorait. Il s’approcha de son bat- flanc et un sourire de compassion illumina son visage. Il s’agenouilla auprès d’elle et caressa sa main luisante de sueur. Il murmura des mots tendres et absurdes à ses oreilles. Elle ne les comprenait pas, mais elle referma ses doigts sur les siens et serra avec l’espoir que ses os allaient craquer. Mais Aurelius ne bronchait pas, ne réagissait pas, indifférent à sa rage, fort de sa tendresse. Elle cracha une salve d’accusations et de reproches. — Je sens tes pensées ! Il n’y a que toi qui comptes ! Son imagination emballée brassait des plans de vengeance contre sa fourberie. Si la grande Zufa Cenva n’était plus là pour le protéger, qui garderait cet homme comme amant domestique ? Qui prendrait soin de lui ? Elle doutait qu’il fût capable de s’assumer. Et puis, l’ultime réponse résonna dans son esprit, terrifiante : N’en est-il pas capable ? Aurelius avait expédié Norma sur Poritrin sans rien en dire à sa maîtresse, comme s’il était convaincu qu’un homme tel que Tio Holtzman voulait véritablement travailler avec sa fille. Que préparait-il ? Elle grinça des dents, elle voulait lui donner la preuve qu’elle avait percé ses intentions. Elle haleta : — Tu ne peux pas... me laisser mourir... salaud ! Personne... ne voudrait... de toi ! Il était toujours penché sur elle, serein, protecteur. — Ma chérie, tu m’as dit bien des fois que mon lignage génétique était bon. Mais je ne désire aucune autre Sorcière que toi. C’est avec toi que je veux rester. (Il baissa le ton, et la regarda avec une intensité étrange dans le regard, un amour si profond qu’elle ne pouvait le sonder.) Je te comprends mieux que tu ne te comprends toi-même, Zufa Cenva. Toi qui exiges toujours, qui demandes plus que ce que n’importe qui pourrait donner. Personne – pas même toi, chérie – ne saurait être constamment parfait. Dans un dernier hurlement prolongé, elle évacua son fœtus difforme, son enfant monstrueux. Devant le flot de sang, Aurelius appela au secours et deux valeureuses sages-femmes se précipitèrent dans la chambre. L’une jeta une serviette sur le fœtus comme un linceul tandis que l’autre nettoyait avec précaution la peau de Zufa, avant de l’oindre de baumes issus des plantes de la jungle. Aurelius envoya chercher les meilleurs médicaments de sa pharmacopée personnelle. Enfin, il prit le fœtus sanglant entre ses mains. Il avait la peau sombre, couverte d’étranges taches qui ressemblaient à des pro-yeux disséminés sur le corps dépourvu de membres. L’être fut agité d’un dernier spasme puis s’immobilisa. Aurelius l’enveloppa dans la serviette, en s’efforçant de retenir les larmes qui lui piquaient les yeux. Avec une expression fermée, sans un mot, il remit son triste colis à l’une des sages-femmes. On irait le jeter dans la jungle et personne n’en parlerait plus jamais. Zufa, épuisée, reposait sur le dos, parcourue de longs frissons. La réalité la submergea en même temps qu’un désespoir absolu. Cette fausse couche l’avait détériorée, ne lui laissant qu’un chagrin profond qui allait plus loin que les échecs les plus cruels des programmes de croisements. Sa vision redevint nette et elle put constater alors la destruction qu’elle avait semée avec ses forces kinésiques. Tout cela révélait sa faiblesse, son manque de maîtrise. C’était son troisième cauchemar depuis qu’elle était la maîtresse d’Aurelius Venport. Elle était affreusement déçue et furieuse. — Aurelius, je t’ai choisi pour ton lignage, marmonna-t-elle entre ses lèvres desséchées. Que s’est-il passé ? Il la regarda sans expression, comme si sa passion avait été balayée. — La génétique n’est pas une science exacte. Elle ferma les yeux. — Des échecs, toujours des échecs, encore et encore... Elle était la plus grande des Sorcières de Rossak et pourtant elle avait souvent échoué. Avec un soupir de dégoût, elle pensa à sa fille handicapée : elle ne voulait pas croire que cette vilaine petite naine pouvait être la meilleure enfant qu’elle ait pu avoir. Aurelius Venport secoua la tête, grave et nerveux à présent que le mal était fait. Ce qui ne lui ressemblait guère. — Zufa, tu as eu des succès. Mais tu ne sais pas les reconnaître. Elle s’efforça au repos pour récupérer ses forces. Elle se dit qu’elle essaierait à nouveau, mais avec un autre homme. Toute recherche trop organisée est restrictive et vouée à ne rien produire de neuf. Tio Holtzman, Lettre au Seigneur Niko Bludd En arrivant sur Poritrin après un voyage qui lui avait paru sans fin, Norma Cenva se sentit totalement étrangère sur ce nouveau monde. Sa petite taille lui valait certes quelques regards, mais elle s’était habituée à cela. Sur les Planètes Dissociées, il existait de nombreuses races, dont certaines étaient de petite taille. Elle avait appris à ne pas tenir compte du goût ou de l’opinion des autres, de toute façon. Elle ne souhaitait qu’une chose : faire bonne impression sur Tio Holtzman. Avant son départ de Rossak, elle avait eu droit à un long regard intrigué et hostile de sa mère. Zufa avait décidé de croire que le brillant Savant avait commis une erreur ou bien qu’il avait mal interprété les écrits théoriques de Norma. Elle espérait que sa fille reviendrait avant peu. Aurelius s’était occupé de tout, il avait même dépensé ses économies pour lui offrir une cabine encore plus calme et luxueuse que celle qu’avait proposée Holtzman. Zufa était restée avec ses novices et Aurelius, seul, avait accompagné Norma jusqu’aux docks sur orbite, au large de Rossak. Il lui avait offert un bouquet délicat de fleurs pétrifiées avant de la serrer gentiment dans ses bras à l’instant où elle s’avançait vers la coupée du vaisseau. Avec un sourire entendu, il lui avait dit alors : — Toutes nos déceptions doivent nous rapprocher. Et pendant tout le voyage, Norma s’était accrochée à ce commentaire à la fois chaleureux et troublant... Lorsque la navette se posa près de la cité de Starda, sur le delta du fleuve, Norma piqua les fleurs pétrifiées d’Aurelius dans ses cheveux bruns, une touche de coquetterie qui contrastait avec son visage ingrat, sa grosse tête et son nez rond. Elle n’était vêtue que d’une blouse floue sur un simple collant, l’une et l’autre en fibres de fougère tissées. Dans la bousculade des passagers qui débarquaient, elle avait le plus petit bagage. Pressée de rencontrer le scientifique qu’elle admirait tant et qui la prenait au sérieux, elle descendit en hâte la rampe. Elle avait entendu bien des histoires à propos des prouesses mathématiques du Savant Tio Holtzman et elle était prête à participer à tout projet sur lequel il travaillait. Mais, avant tout, elle espérait qu’il ne la rejetterait pas. Son regard courut dans la foule et elle le reconnut aussitôt. Holtzman était un homme d’âge moyen, le visage glabre, avec de longs cheveux gris qui lui tombaient sur les épaules. Il était soigné, impeccablement habillé, à la dernière mode, d’une longue robe blanche aux manches vagues décorée de badges. Il l’accueillit avec un large sourire, les bras écartés. — Bienvenue sur Poritrin, mademoiselle Cenva. Il posa les mains sur ses épaules et, s’il ressentait du désappointement en découvrant la taille de Norma et son allure peu aguichante, il ne le manifesta pas. — J’espère que vous avez apporté votre imagination avec vous. Nous avons pas mal de travail qui nous attend, vous et moi. Il la précéda dans la foule, loin des regards curieux, avant de l’entraîner hors du spatioport jusqu’à une barge qui flottait au-dessus des eaux de Tisana, un fleuve splendide. — Poritrin est un monde paisible. C’est ici que je peux laisser mon esprit vagabonder et réfléchir à des choses susceptibles de sauver la race humaine. (Il lui adressa un sourire empreint de fierté.) C’est ce que j’attends aussi de vous. — Je ferai de mon mieux, Savant Holtzman. — Qui pourrait demander plus ? Sous le soleil de l’après-midi, un voile diffus de nuages jaune citron enveloppait le ciel. La barge partit en une lente dérive au-dessus du tissu complexe de goulets et de ruisseaux qui se déployait autour des barres sableuses et des îlots toujours changeants. Le cours principal de l’Isana était encombré de bateaux, des péniches chargées de céréales, des cargos qui allaient accoster au port avec des marchandises destinées à l’exportation hors-monde. La riche Poritrin nourrissait de nombreuses planètes moins fortunées sur le plan agricole qui lui envoyaient en retour des matériaux bruts, des équipements, des produits manufacturés. Ainsi que des esclaves pour la main-d’œuvre qui constituait sa ressource essentielle. Certains des immeubles les plus imposants du spatioport étaient en réalité des navires sur pontons, ancrés aux quais de grès. Leur toiture était faite d’une couche de feuillets de métal bleu et argent venu des fontes du Nord lointain. Holtzman désigna un promontoire qui dominait les quartiers denses de Starda. Norma reconnut, dans les maisons à toit bleu, l’influence de l’architecture classique novachrétienne. — C’est là-bas que se trouvent mes laboratoires. Et aussi mes entrepôts, les quartiers des esclaves et des laborantins, et mes appartements. Dans cette double spirale de rocher. La barge décrivit une courbe jusqu’à deux doigts géants de grès pointés au-dessus du fleuve. Norma eut le temps d’admirer les baies de plass, les balcons couverts ainsi qu’une passerelle qui reliait un dôme, sur une des spires, avec une tour conique et des dépendances sur l’autre. L’expression admirative de Norma n’échappa pas à Holtzman qui lui dit en souriant : — Norma, je vous ai fait préparer un appartement, en plus des laboratoires et des assistants qui sont réservés aux calculs fondés sur vos théories. Je suis certain que vous allez leur donner de quoi ne pas chômer. Elle le regarda, interloquée : — Comment ? Quelqu’un d’autre va travailler sur mes calculs ? — Bien sûr ! (Holtzman écarta quelques mèches de son visage et tira sur sa longue robe.) Vous êtes faite pour les idées, tout comme moi. Nous voulons que vous construisiez des concepts sans vous préoccuper de leurs développements. Inutile de perdre du temps dans des travaux d’arithmétique fastidieux. N’importe quel étudiant peut s’en charger. Et puis, les esclaves sont faits pour ça. Dès que la barge s’amarra à un ponton dallé, des serviteurs surgirent et prirent le mince bagage de Norma avant de leur offrir des rafraîchissements. Excité et fier comme un enfant, Holtzman précéda Norma vers ses immenses laboratoires. Les salles étaient encombrées de clepsydres et de sculptures magnétiques dans lesquelles des sphères orbitaient sur d’invisibles circuits. Les pupitres électrostatiques étaient couverts de croquis et d’esquisses de plans cernés par des équations qui ne conduisaient à rien. Norma découvrit très vite qu’Holtzman avait abandonné plus de concepts qu’elle n’en avait créé durant sa vie. Et la plupart des papiers froissés et des tracés géométriques semblaient plutôt anciens. Les feuillets étaient écornés et l’encre était passée. Holtzman leva les bras dans un grand froissement de tissu pour rejeter toutes ses notes dans l’oubli d’un geste définitif. — Ce ne sont que des jouets, des gadgets que j’ai gardés parce qu’ils m’amusent. (Il poussa du doigt une boule d’argent qui flottait sur un champ magnétique, ce qui eut pour effet de lancer sur leurs orbites périlleuses des planètes modèle réduit.) Il m’arrive quelquefois de jouer avec ça juste pour essayer de trouver l’inspiration. Mais, généralement, ces choses m’amènent à penser à d’autres jouets, pas aux armes de destruction massive qui nous seraient nécessaires pour nous libérer de la tyrannie des machines. Le fait que je ne puisse pas me servir d’ordinateurs sophistiqués me complique le travail. Pour la masse énorme de calculs qui me sont nécessaires afin de tester une théorie, je ne peux faire appel qu’aux ressources humaines en espérant que les esprits les mieux entraînés seront à la hauteur. Venez, je vais vous présenter les spécialistes. Ils pénétrèrent dans une salle lumineuse, avec de grandes baies. Des établis et des tables y avaient été disposés en mosaïque. Les ouvriers mathématiciens étaient penchés sur toutes les surfaces utilisables, concentrés sur des appareils de calcul manuels. À en juger par leurs tenues négligées et leur air hébété, Norma se dit que tous ces jeunes gens et ces jeunes femmes devaient faire partie des nombreux esclaves de Poritrin. — Ils constituent notre seul moyen d’imiter les performances d’une machine pensante, commenta Holtzman. Un ordinateur peut traiter des milliards de données. Pour nous, c’est bien plus difficile, même si avec tous ces apprentis en phase, nous parvenons à travailler sur un chiffre approchant. Mais ça prend beaucoup plus de temps. Il précédait Norma dans les travées, au milieu des apprentis qui inscrivaient fébrilement des chiffres et des symboles sur de grands tableaux d’ardoise, vérifiant leurs résultats avant de les transmettre au voisin pour une autre vérification. C’était une usine de montage mental à la chaîne qui ne semblait pas avoir de fin. — Les mathématiques les plus complexes peuvent être segmentées en séquences triviales. Chacun de ces esclaves a été conditionné pour résoudre des équations spécifiques dans un mode d’assemblage linéaire. Nous avons ici une unité mentale collective capable de réussites remarquables. Holtzman inspecta la salle et les esclaves studieux comme s’il attendait d’eux qu’ils applaudissent en réponse. Mais ils restaient penchés sur leur travail, les paupières lourdes, progressant d’équation en équation sans se préoccuper des raisons ni du but final de tous ces calculs. Norma ressentait de la sympathie à leur égard, car elle avait été ignorée et dédaignée pendant longtemps. Elle savait bien que l’esclavage des humains était accepté sur de nombreux Mondes de la Ligue des Nobles, tout comme sur les planètes dominées par les machines. Cependant elle supposait que ces travailleurs intellectuels préféraient leurs corvées mathématiques aux pénibles besognes agricoles. Avec un geste aussi ample que généreux, Holtzman lui déclara : — Tous ces jeunes spécialistes seront à votre service, Norma, dès que vous aurez besoin de vérifier une théorie. L’étape suivante, bien entendu, est de bâtir des prototypes afin de les tester et de les développer. Nous disposons pour cela de nombreux laboratoires et ateliers, mais le travail le plus important vient en premier. (Il pointa l’index sur son front.) Celui qui se passe ici. (Il lui sourit d’un air complice et ajouta à mi-voix :) Bien sûr, il y a toujours des erreurs possibles, même à votre niveau. Si cela advient, espérons que le Seigneur Niko Bludd se montrera assez tolérant pour nous garder. Seuls les gens à l’esprit étroit semblent ignorer que la définition de « impossible » est « manque d’imagination et d’inventivité ». Serena Butler Dans le salon du manoir des Butler, Xavier Harkonnen était installé sur un sofa de brocart vert. Il ne se sentait pas à l’aise dans cette pièce luxueuse avec sa tenue d’exercice. Les murs de la pièce étaient décorés de portraits de différents ancêtres des Butler dans des cadres dorés. Un gentilhomme à l’allure caricaturale le fixait, la moustache droite et laquée, coiffé d’un tricorne. Entre deux missions, il était venu surprendre Serena au manoir, et les serviteurs lui avaient demandé d’attendre. Octa, rougissante d’émotion, entra dans le salon avec une boisson fraîche. Il ne l’avait toujours vue qu’en présence de Serena, et il prit conscience avec surprise qu’elle était en fait une jeune fille adorable. Depuis les fiançailles de sa sœur, elle devait rêver de son futur époux, en supposant qu’elle surmonte le sentiment discret qu’elle éprouvait pour Xavier. — Serena ne vous attendait pas, Xavier, mais elle sera là d’un instant à l’autre, dit-elle en évitant son regard. Elle est en réunion avec des officiels, des assis- tants chargés de l’équipement électronique et quelques soldats de la Militia. Je crois que c’est en rapport avec son poste au Parlement. Xavier eut un vague sourire. — Nous avons tous tellement de projets sur lesquels travailler, mais c’est la situation qui veut ça. Octa affecta de ranger des livres et des statuettes sur une étagère et Xavier réfléchit à la session parlementaire à laquelle il avait assisté deux jours auparavant. Bouleversée par la chute tragique de Giedi Prime, Serena avait tenté de rallier les représentants des planètes les plus puissantes dans l’espoir de monter une opération de secours. Elle voulait constamment faire quelque chose et c’était une des raisons pour lesquelles Xavier l’aimait tant. Les autres acceptaient la défaite et vivaient dans la crainte qu’Omnius se lance dans de nouvelles conquêtes. Mais Serena, elle, voulait changer le monde. Tous les mondes, à vrai dire. Il l’avait vue monter à la tribune et s’exprimer avec passion devant le Parlement : — Nous ne pouvons pas abandonner Giedi Prime ! Les machines ont percé les boucliers de brouillage, elles ont assassiné le Magnus, réduit la population en esclavage et elles sont chaque jour plus présentes, plus hostiles. Il existe certainement des survivants de la Garde Locale qui se battent derrière les lignes et nous savons qu’un autre générateur de champ était sur le point d’être activé. Nous avons une chance de le faire fonctionner ! Il faut nous battre avant que les machines puissent installer leur propre infrastructure. Car si elles y parviennent, alors elles seront hors d’atteinte. — Pour autant que nous le sachions, elles sont d’ores et déjà hors d’atteinte ! grommela le représentant de la Colonie Industrielle de Vertree. Le délégué de Zanbar ajouta d’un ton vif : — Lancer l’Armada contre Giedi Prime serait suicidaire. Sans boucliers de brouillage, il n’existe plus de défenses là-bas, et les machines nous massacreraient dès le premier affrontement. Serena, alors, avait levé un index impératif. — Pas nécessairement. Nous savons que le Magnus avait installé un complexe auxiliaire de générateurs, qui n’a pas encore été activé. Si nous parvenions à nous glisser à l’intérieur du rideau de défense de Giedi Prime pour achever le protocole d’activation et à démarrer une seconde couverture de champs disrupteurs, nous serions en mesure de couper leur... Sa proposition avait été noyée sous les ricanements. Et Xavier avait eu du chagrin en voyant l’air blessé de sa fiancée. Elle n’avait pas su comprendre la naïveté de sa proposition, l’impossibilité de lancer une mission pour réparer les écrans de Giedi Prime sous le nez froid et vigilant des machines du suresprit. Lorsqu’il avait inspecté les défenses de la planète, Xavier avait compris qu’il faudrait des semaines à des ingénieurs doués pour rendre le système à nouveau opérationnel. Mais rien n’arrêtait Serena. À la seule pensée des souffrances qui attendaient les humains sous le joug des robots, elle était prête à tout. Le Parlement, bien évidemment, avait voté contre sa proposition. — Nous ne pouvons actuellement dépenser autant de ressources, de puissance de feu et de contingent humain pour tenter de sauver un monde qui a d’ores et déjà été perdu. Désormais, Giedi Prime est un bastion des machines. Les nobles tremblaient à la seule idée que leurs défenses privées puissent être menacées. C’était à cela que Xavier consacrait le plus clair de son temps. En tant qu’officier de l’Armada, il participait aux sessions interminables avec les représentants du Parlement, y compris le Vice-roi Butler. Il était décidé à savoir ce qui avait flanché dans le dispositif de défense de Giedi Prime – quitte à se considérer comme responsable. Les techniciens de l’Armada avaient étudié les rapports d’inspection et l’avaient assuré qu’il n’aurait rien pu faire pour éviter l’invasion de la planète. Pour cela, il aurait fallu une flotte complète de bâtiments de guerre sur chacun des mondes de la Ligue. Si Omnius avait décidé de sacrifier une part de sa force d’attaque robotique afin de neutraliser les champs de brouillage Holtzman, aucune planète n’était plus à l’abri. Mais en apprenant cela, Xavier ne s’était pas senti mieux pour autant. Sur Poritrin, Holtzman travaillait dur pour améliorer le réseau de brouillage. Le Seigneur Bludd avait fait part de son optimisme et de la confiance absolue qu’il faisait au Savant, plus particulièrement depuis que l’inventeur s’était attaché les services d’une grande mathématicienne, la fille de la Sorcière Zufa Cenva elle-même. Xavier espérait en secret qu’ils aboutiraient très vite à un résultat, pour une fois. Serena fit son entrée, adorable comme toujours, mais exténuée. Elle le serra presque avec violence. — J’ignorais que tu devais venir. Octa s’était déjà glissée au-dehors. Xavier consulta l’horloge baroque de la cheminée. — Je voulais te faire une surprise mais, maintenant, il faut que je m’en aille. La réunion de cet après-midi promet d’être longue. Elle hocha la tête avec une expression inquiète. — Depuis la chute de Giedi Prime, nous sommes tous deux prisonniers de nos sessions préparatoires, apparemment. Je crois que je ne me souviens même plus du nombre de comités dont j’ai fait partie. — Tu m’inviterais à ces mystérieuses rencontres ? demanda-t-il, moqueur. Elle eut un rire forcé. — Vraiment ? L’Armada ne te prend pas suffisamment de temps, c’est ça ? Tu voudrais bien t’ennuyer encore un peu plus. Je crois que je vais en parler à notre nouveau commandement. — Merci, mon cœur, mais je préférerais encore me battre seul contre dix cymeks plutôt qu’essayer de te dissuader quand tu as quelque chose dans ta jolie petite tête. Elle répondit avec passion à son baiser et il se redressa, le souffle court, en réajustant sa tenue. — J’y vais de ce pas. — Nous ne pourrions pas dîner en tête à tête ce soir ? C’est important pour moi en ce moment, tu sais. — D’accord. Avec un soupir de soulagement, Serena regagna la salle du Soleil d’Hiver. Elle avait déjoué les soupçons de Xavier. Son équipe l’attendait. Tous les regards se tournèrent vers elle, mais elle leva la main pour apaiser l’inquiétude générale. La clarté du matin donnait un éclat nouveau aux fauteuils, aux dalles et à la table recouverte de cartes et de diagrammes. — Nous devons nous remettre au travail, déclara le vétéran Ort Wibsen. Il ne nous reste guère de temps si vous voulez que cette motion soit votée. — J’en ai bien l’intention, Commandant. Si quelqu’un a le moindre doute à ce sujet, il aurait dû nous quitter depuis des jours. Le père de Serena croyait que sa fille passait ses matinées dans la salle confortable et ensoleillée rien que pour lire, mais depuis des semaines elle y dressait des plans... Elle avait rassemblé autour d’elle des volontaires décidés, des experts et des éléments bruts. Nul ne pouvait l’arrêter dès lors qu’il était question de dépenser son énergie à des causes humanitaires. — J’ai fait mon possible pour suivre les filières officielles afin que la Ligue agisse, dit-elle. Mais parfois il faut forcer les gens à prendre les décisions qui s’imposent. Il faut les guider, comme n’importe quel destrier salusan. Après que le Parlement se fut gaussé de sa « naïveté », elle avait quitté la salle sans accepter sa défaite. Elle était déterminée à changer de stratégie, même si elle devait organiser et financer elle-même sa mission. Quand Xavier serait mis au courant de son plan, quand il serait trop tard pour l’arrêter, elle espérait qu’il serait fier d’elle. Elle observa un bref instant l’équipe qu’elle s’était constituée à partir des meilleurs éléments de commandos de l’Armada : capitaines de vaisseau, commandos, agents d’infiltration. Ils étaient dix, hommes et femmes confondus. Serena cliqua sur une télécommande pour fermer les persiennes, ne laissant que quelques minces rais de soleil filtrer dans la pièce. — Si nous parvenons à reprendre Giedi Prime, ce sera pour nous une victoire deux fois plus importante que celle que les machines ont remportée. Parce que nous leur prouverons ainsi qu’elles ne peuvent nous dominer. Wibsen avait toujours l’attitude d’un homme de combat, même s’il n’était plus en service actif depuis une décennie. — Nous sommes tous heureux de participer à une initiative qui pourrait donner des résultats tangibles. Il y a longtemps que l’idée de porter un coup décisif à ces maudites machines me démange. Le vieux commandant avait été contraint de prendre sa retraite – à cause de son âge, disait-on. Mais c’était plus probablement sa personnalité irascible qui expliquait cette mesure, sa tendance à tenir tête à ses supérieurs et à ignorer parfois la stricte application des ordres. Malgré son mauvais caractère, il était exactement le genre d’homme dont Serena avait besoin pour diriger une mission que les autres membres de la Ligue auraient jugée complètement folle, ou du moins déraisonnable. — Vous avez votre chance, Commandant. Pinquer Jibb, le messager qui avait apporté la nouvelle de la chute de Giedi Prime et qui avait encore les yeux hagards sous ses cheveux bouclés, roide, promena son regard sur l’assemblée. — Je vous ai apporté toutes les informations dont vous pouviez avoir besoin. J’ai rassemblé des rapports détaillés. La station secondaire du générateur était presque achevée lorsque les machines ont attaqué. Il suffirait de nous glisser derrière leurs défenses pour la lancer. (Une étincelle nouvelle apparut dans ses yeux.) De nombreux membres de la Garde ont dû survivre. Ils feront tout ce qu’ils pourront pour nous aider derrière les lignes ennemies, mais ce sera insuffisant si nous ne sommes pas en mesure de les aider. — Si nous parvenons à faire démarrer les générateurs secondaires, intervint Serena, les cymeks et les robots de surface ne tiendront pas face à une attaque concertée de l’Armada. Pensez-vous que nous puissions réussir un coup pareil ? Brigit Paterson, une fille à l’air hommasse, réagit en fronçant les sourcils. — Qu’est-ce qui vous fait penser que l’Armada acceptera d’appuyer notre opération ? Quand mes ingénieurs auront fait leur boulot, vous pensez que les militaires se précipiteront à notre secours ? Serena eut un sourire sombre. — Ça, je m’en occupe. Serena avait été éduquée dans les meilleures écoles avec les professeurs les plus brillants, comme un futur leader. Elle avait tant de projets à mener à bien qu’il lui était impossible de ne pas utiliser la richesse et le pouvoir des Butler. L’heure était venue de mettre sa détermination à l’épreuve. — Commandant Wibsen, avez-vous l’information que je vous ai demandée ? Avec son visage ridé et sa voix rauque, le vétéran semblait un homme de terrain plutôt qu’un fin stratège. Mais, dans tout Zimia, nul n’en savait autant que lui sur les opérations militaires. — Il y a du bon et du moins bon. Après avoir renversé le gouvernement de Giedi Prime, les machines ont placé une flotte robotique sur orbite. Le nettoyage au sol est conduit par un Titan et une horde de néo- cymeks. Il fut pris d’une quinte de toux et, l’air irrité, régla le moniteur implanté dans son sternum. — Omnius peut continuer d’envoyer d’autres machines, et même utiliser les polygones de Giedi Prime pour fabriquer des unités de renfort, intervint Pinquer Jibb d’un ton pressant. Sauf si nous lançons le complexe de brouillage secondaire. — C’est ce que nous devons faire, répliqua Serena. La Garde Privée a été dispersée et une grande partie des régiments semble être passée dans le sous-sol pour former une cinquième colonne clandestine. Si nous parvenons à entrer en contact avec eux, à les organiser, nous aurons un point d’attaque pour saboter les machines. — Je peux m’occuper de ça, dit Jibb. C’est notre unique chance. — Moi, je considère que c’est trop périlleux, protesta Wibsen. Mais après tout, je n’ai pas dit que je n’irai pas. — Le vaisseau est prêt ? insista Serena. — Oui, bien entendu, mais il y a encore des lacunes dans cette opération, si vous voulez mon avis. Brigit Paterson prit la parole : — J’ai vérifié toutes les cartes et les plans détaillés de Giedi Prime et de sa capitale, y compris les diagrammes des générateurs subsidiaires. Pinquer me dit que tout est à jour. Serena, en plus de son enthousiasme et de sa passion, avait toujours fait preuve d’un talent de coordinatrice. Deux années auparavant, elle avait été à la tête d’une mission de secours sur Caladan, une Planète Dissociée vers laquelle des milliers de réfugiés des Mondes Synchronisés avaient fui. Lors de la croisade la plus récente, l’année précédente, elle avait conduit un convoi de trois transporteurs bourrés de fournitures médicales destinées à Tlulax, planète des confins dont les habitants souffraient d’un mal mystérieux. A présent que les marchands d’organes tlulaxa les avaient secourus avec leurs moyens médicaux et leurs implants, elle se disait que cet effort avait été un investissement fructueux. Elle avait le vent en poupe et se voyait accorder des faveurs, et c’est ainsi qu’elle avait mis sur pied cette mission qui ressemblait beaucoup à ses précédentes interventions humanitaires. Malgré tous les dangers, elle espérait un franc succès. Elle consulta du regard les membres de son équipe et se dit que la mission allait réussir. Ils étaient onze à défier les conquérants de l’univers pour tenter de faire basculer la chance. Ort Wibsen avait triché avec les canaux officiels pour trouver un forceur de blocus. L’équipe de Paterson avait installé sur le vaisseau lourd tout le matériel expérimental qu’elle était parvenue à récupérer dans les arsenaux. Serena, avec l’aide de ses fonds personnels et d’une fausse documentation, avait réussi à acheter tout ce dont le vieux commandant avait besoin. — Chacun de nous, dans la Ligue, a perdu un être cher lors de l’attaque des machines. Le moment est venu de répliquer. — Alors, on y va, lança Pinquer Jibb. Oui, on va les faire payer. C’était le soir et Serena et Xavier étaient attablés l’un en face de l’autre, ignorant les serviteurs qui s’empressaient autour d’eux en pantalon noir et veste chamarrée de rouge et d’or. Xavier avait goûté d’abord à ses aiguillettes de canard dorées avant de se lancer dans ses plans de mobilisation de l’Armada et ses projets personnels pour protéger les Mondes de la Ligue. — Si tu le veux bien, ne parlons pas travail ce soir, l’interrompit Serena. (Elle se leva avec un sourire charmeur et vint s’asseoir tout contre lui.) Xavier, chaque moment est précieux pour nous. Et, bien sûr, elle ne lui souffla pas mot à propos de son ambitieuse mission. — Depuis que j’ai été soumis à ce gaz, je n’apprécie plus vraiment les choses. À vrai dire, il ne me reste rien à goûter, sinon toi. Elle lui caressa la joue. — Je pense que nous devrions dire aux serviteurs de se retirer. Mon père est en ville et ma sœur s’est absentée pour la soirée. Nous ne devons pas gaspiller nos instants de liberté. Il l’attira contre lui. — Je n’ai plus faim. — Moi si, fit-elle avant de l’embrasser au creux de l’oreille pour descendre lentement vers ses lèvres. Il enfouit sa main dans ses cheveux, caressa doucement sa nuque. Ils quittèrent la table et coururent jusqu’aux appartements de Serena. Le feu brûlait déjà dans la cheminée et des fulgurances orange dansaient sur les murs. Ils se dévêtirent au rythme de leur souffle, leurs doigts se rencontrant fébrilement sur la dentelle, les boutons et les clips. Serena était plus fiévreuse que jamais. Elle semblait enregistrer les moindres caresses, l’air intense, les yeux clos parfois. Elle voulait tout garder en elle, chaque fraction de plaisir, chaque tonalité de leur ascension violente vers l’orgasme. Xavier, lui, ignorait qu’elle voulait disparaître très vite ensuite, qu’elle désirait se souvenir de cette soirée pour compenser leur séparation longue et cruelle. Ses doigts étaient des griffes ardentes dans son dos tandis qu’elle lui arrachait sa chemise. C’est avec le souvenir tout chaud de leur instant d’amour que Serena quitta le manoir pour se perdre dans la nuit tranquille. Elle avait rendez-vous avec son équipe sur un terrain privé à la lisière du spatioport de Zimia. Elle avait hâte de partir, et son optimisme dominait encore son anxiété quand elle retrouva ses conjurés du commando. Moins d’une heure plus tard, ils décollèrent dans le forceur de blocus massif à la coque grise, chargé d’outils, d’instruments, d’armes et de l’espoir de tous les humains. La religion, tant et tant défais, a provoqué la chute des empires en les pourrissant de l’intérieur. Iblis Ginjo, Plans initiaux pour le Jihad La planète Terre semblait être devenue une décharge pour les monuments grandioses élevés à la gloire fictive des Titans. Le chef d’équipe arpentait une plate-forme en bois élevée d’où il contemplait la nouvelle construction colossale conçue par l’imagination orgueilleuse des cymeks. Ses hommes étaient de bons ouvriers qui lui étaient particulièrement dévoués – mais, cette fois, le projet lui paraissait particulièrement absurde. Lorsque le piédestal ornementé serait achevé et arrimé avec des arcades renforcées, il constituerait la base d’une statue colossale représentant la forme humaine idéalisée et depuis longtemps perdue du Titan Ajax. Iblis Ginjo était un servant humain qui avait réussi et il prenait son travail au sérieux. Il observa longuement les esclaves qui se démenaient tout en bas. Il avait réussi à les convaincre de se montrer enthousiastes dans l’effort en les baignant de belles phrases parsemées de quelques petites récompenses... Même s’il n’était pas vraiment d’accord pour sacrifier autant de loyauté et d’efforts à une brute absolue comme Ajax. Pourtant, chacun avait accompli sa part de travail dans cette gigantesque machinerie de la civilisation mécanique. Et c’était à Iblis que revenait le devoir de vérifier qu’aucune malfonction ne subsistait, pas sous sa responsabilité du moins. Il n’était pas obligé de demeurer à son poste à cette heure : ses subordonnés pouvaient le remplacer sous le soleil torride et superviser la dernière phase à sa place. Mais, pour lui, c’était un devoir prioritaire. Sous sa surveillance, les esclaves semblaient s’appliquer avec plus de cœur à leur ouvrage. En constatant ce qu’ils pouvaient accomplir quand ils étaient intelligemment dirigés, il éprouvait de la fierté et avait presque la certitude qu’ils ne désiraient qu’une chose : le satisfaire. Sinon, il passait des heures pénibles à faire le tri des nouveaux esclaves et à les répartir dans les contingents des chantiers. Les moins disciplinés avaient besoin d’une formation particulière quand ils ne résistaient pas violemment – des problèmes qui ralentissaient la bonne marche du travail quotidien. Erasme, l’étrange robot indépendant et excentrique, avait récemment donné l’ordre qu’on examine tous les prisonniers hrethgir en provenance de Giedi Prime, et plus particulièrement les humains qui montraient des qualités d’indépendance et de commandement. Iblis observait donc aussi discrètement que possible les nouveaux, à l’affût d’un possible candidat. Peu lui importait Omnius et ses visées personnelles, mais en tant que chef d’équipe, il était jugé sur ses performances et avait droit à une certaine considération. Il en tirait aussi de petits profits dont il redistribuait une bonne part à ses hommes. Iblis était encore jeune et solide, avec un visage aux traits marqués et de longs cheveux drus. Il s’y entendait mieux que n’importe quel autre chef d’équipe pour diriger ses esclaves, préférant les promesses de récompense aux menaces. La nourriture, les heures de repos, les compensations sexuelles – tout lui était bon. On lui avait même demandé d’exprimer ses concepts personnels à l’école des servants, mais les autres humains privilégiés n’avaient guère appliqué ses techniques. Car la plupart se fiaient à la privation et à la torture, ce qui, pour Iblis, était un gaspillage. C’était par la force de sa conviction qu’il s’était attaché la fidélité de ses esclaves. Les éléments les plus rétifs se pliaient à sa volonté. Les machines avaient su reconnaître ce don qu’il portait en lui, et Omnius lui laissait toute liberté pour conduire son travail. D’un seul regard, il compta une dizaine de monolithes érigés autour du Forum, au sommet de la colline. Chacun soutenait une statue géante des Vingt Titans, à commencer par Tlaloc, Agamemnon, Junon, Barbe- rousse, Tamerlan et Alexandre. Ajax serait installé sur le prochain piédestal, moins pour son importance que pour sa violente impatience. Dante et Xerxès attendraient. Iblis connaissait par cœur les noms des Titans, mais chaque fois qu’une statue était construite, il en apprenait un peu plus à leur sujet. Sa tâche n’aurait pas de fin. Il avait participé personnellement à chaque sculpture depuis plus de cinq ans, tout d’abord comme simple esclave puis, plus tard, comme chef d’équipe. L’été allait s’achever et il faisait plus chaud que d’habitude. Des tourbillons d’air chaud dansaient sur le Forum. Tout en bas, les esclaves s’activaient dans la poussière. Ils portaient des combinaisons noires, brunes ou grises particulièrement résistantes. Un contremaître beugla des ordres au milieu des robots superviseurs qui circulaient un peu partout sans esquisser le moindre geste pour aider les ouvriers. Les yeux-espions étaient omniprésents, voletant à basse altitude pour cueillir les images dont Omnius était alimenté en permanence. Iblis, après toutes ces années, n’avait même plus conscience de leur présence. A la différence des machines, les humains étaient industrieux, ingénieux, adaptables, pour autant qu’ils aient droit à de petites récompenses et qu’on sache les guider correctement, avec souplesse. Les machines pensantes étaient incapables de comprendre les subtilités de l’esprit humain, des sentiments, des besoins, alors qu’Iblis savait que chaque marque de satisfaction était un investissement qui payait largement en retour. Fidèles à la tradition, les esclaves entonnaient parfois des chants de labeur et s’affrontaient dans des concours tumultueux. Mais, à présent, ils étaient silencieux, n’émettant que de vagues grognements en soulevant les blocs massifs, même si, dans le secret de leurs ruches d’habitation, ils se plaignaient souvent de la dureté de leurs corvées. Les cymeks, comme toujours, attendaient avec impatience que la statue d’Ajax soit enfin érigée. Chaque phase du programme était définie avec rigidité et aucune excuse ne pouvait être acceptée pour un retard ou une faute dans la qualité. Pour l’heure, Iblis se satisfaisait que ses hommes puissent au moins travailler en paix, sans la présence d’Ajax. Il ignorait où le Titan pouvait être en cet instant, et il espérait qu’il persécuterait d’autres malheureux sans défense plutôt que les siens. À ses yeux, les monolithes étaient inutiles – obélisques, piliers cyclopéens, statues et fausses façades égyptiennes collées sur des immeubles vides. A son niveau, néanmoins il ne pouvait se permettre de critiquer de tels projets, même s’ils dévoraient du temps. Il avait parfaitement conscience que tous ces monuments jouaient un rôle psychologique important pour les tyrans. Et puis, tous ces chantiers occupaient à plein temps les esclaves en leur donnant au moins l’occasion de voir le résultat de leur pénible travail avant de mourir. À la suite de leur défaite humiliante face à Omnius, des siècles auparavant, les Titans n’avaient eu de cesse de retrouver leur statut perdu. Iblis pensait que les cymeks destitués ne construisaient ces statues et ces pyramides que pour se donner le sentiment d’être plus importants qu’ils n’étaient. Eux qui passaient leur temps à s’exhiber avec leurs corps mécaniques démodés en se vantant de leurs exploits militaires. Il se demandait où était la part de vérité. Après tout, qui pouvait mettre en question ceux qui contrôlaient l’Histoire ? Les humains sauvages des Mondes de la Ligue avaient probablement un autre point de vue sur les conquêtes des robots. Dans l’odeur irritante de la poudre de grès, il consulta son bloc-notes électronique pour s’assurer que les cadences de travail étaient maintenues. Il repéra alors un de ses hommes affalé à l’ombre, au pied d’un mur, qui profitait d’un repos illégal. En souriant, il pointa son arme de « stimulation » sur la jambe gauche de l’homme en réglant le faisceau d’énergie sur le maximum. Instantanément, l’esclave leva les yeux vers lui sous l’effet de la brûlure. — Tu veux que j’aie l’air de quoi ? cria Iblis. Et si Ajax rôdait dans les environs et te trouvait en train de dormir ? Il tuerait qui, d’abord ? Toi ou moi... Honteux, l’esclave se perdit dans la cohue des autres pour se remettre au travail avec une vigueur nouvelle. Parfois, Iblis prononçait des allocutions impromptues. Il faisait alors distribuer des lunches et de la boisson. Il savait parler à ses hommes qui l’applaudissaient souvent, et il répondait sans détour aux plus agressifs qui lui demandaient pourquoi ils devaient s’escrimer avec autant d’énergie pour ces monuments ineptes. À chaque occasion, il savait se montrer convaincant. Il haïssait leurs suzerains mécaniques, mais il dissimulait si bien ses sentiments que ses supérieurs lui faisaient totalement confiance. Tout en observant ses hommes qui s’échinaient pour un monstrueux caprice des Titans, il imagina qu’il pourrait parvenir à détruire le suresprit pour prendre sa place. Dès lors, il serait infiniment plus qu’un simple servant humain. Il deviendrait Iblis Ginjo, chef suprême, le cerveau de référence du monde ! Il rejeta ce rêve absurde de son esprit. La réalité était un professeur sévère et dur, comme l’image d’un cymek par une belle journée. Car s’il ne parvenait pas à respecter les délais pour le piédestal, Ajax serait capable d’un châtiment aussi cruel qu’extravagant. Chacun de nous influence les actes de ceux qu’il connaît. Xavier Harkonnen, Commentaire à ses hommes Depuis des jours, Xavier Harkonnen travaillait jusqu’à des heures tardives sur les plans de défense de la Ligue. Il avait monté des missions d’exercice, formé de nouveaux pilotes et augmenté le nombre de vaisseaux sentinelles du système de Salusa. La première ligne de défense était plus puissante et le réseau de détection garantissait une alerte immédiate au large. Les ingénieurs et les scientifiques avaient démonté et étudié les cymeks de guerre abandonnés dans les ruines de Zimia dans l’espoir d’y trouver des défauts et des failles de construction. A chaque souffle de ses poumons de remplacement, il retrouvait sa haine brûlante des machines pensantes. Il aurait tant voulu se retrouver avec Serena, il rêvait souvent des voyages qu’ils feraient après leur mariage, mais sous l’effet de la colère et de la culpabilité secrète qu’il entretenait depuis la chute de Giedi Prime, il s’abîmait dans le travail. Il avait incité le Magnus à compléter le générateur de champ secondaire au plus vite, ce qui aurait pu faire la différence. Mais il était trop tard pour les regrets. Un enchaînement de fautes mineures pouvait conduire à des catastrophes énormes et il s’était juré de ne plus s’écarter d’un iota de son devoir, de ne plus laisser ses sentiments déborder sur sa mission. Les multiples réunions d’état-major avaient abouti à la restructuration militaire de l’Armada. Il était apparu comme nécessaire de combiner les ressources en matériel, en hommes et en vaisseaux de guerre de l’ensemble des milices et gardes planétaires. Les stratégies et les besoins logistiques de chacun des Mondes de la Ligue avaient été passés en revue. Le recrutement avait été augmenté de plusieurs paliers et les usines travaillaient nuit et jour pour produire des armes et des vaisseaux. Son bureau était situé au dernier étage du Bâtiment de l’État-major Uni. Les murs étaient couverts de cartes stellaires et des rapports et des plans couvraient les tables. A chaque initiative, il devait obtenir l’accord du Commandant d’État-major qui, à son tour, revoyait les points clés avec le Vice-roi. Quand il parvenait à trouver quelques instants pour se reposer, Xavier dormait dans son bureau ou dans les casernements du sous-sol. Il n’était pas retourné au domaine de Tantor depuis longtemps, mais sa mère adoptive lui envoyait souvent le jeune Vergyl avec des petits repas qu’elle avait confectionnés pour lui. Il n’avait plus de nouvelles de Serena, mais il savait qu’elle était plongée dans ses missions personnelles, plus vitales encore que les siennes. Il se retrouva devant une baie, inspirant goulûment l’air vivifiant de la nuit. Il avait absorbé des capsules de stimulants avec diverses boissons. Il n’avait pas conscience de l’heure, il ne voyait que les rues endormies et les feux de la cité qui brillaient dans le dédale de Zimia. C’était la nuit, mais il ne savait pas depuis quand. Les journées l’avaient emporté dans un ruissellement d’heures où la frénésie s’enchaînait sur l’urgence. À terme, que pouvait donc accomplir un homme seul face à tant d’impératifs ? Certains mondes de la Ligue étaient sans doute déjà condamnés, quoi qu’il fasse. Les distances étaient des gouffres pénibles entre les planètes, les communications étaient lentes, et les nouvelles étaient périmées quand elles atteignaient Salusa Secundus. Sous l’effet des stimulants, il était devenu impatient, irritable. Bien sûr, il était éveillé mais tellement miné par la fatigue qu’il n’arrivait plus à se concentrer. Il poussa un long soupir en regardant son adjudant, le Cuarto James Powder, qui s’était dégagé un coin de table pour s’y endormir. Quand la porte s’ouvrit brusquement, Powder ne bougea même pas. Xavier fut surpris de découvrir le Vice-roi en personne, apparemment aussi las que tous. — Xavier, lui déclara-t-il, nous devons appliquer toutes vos réformes. Nous disposons des fonds nécessaires. Et notre peuple a vraiment besoin de voir que nous faisons quelque chose. Je le sais, mais il nous faut plus qu’une solution, monsieur. Il est absolument nécessaire que le Seigneur Bludd exhorte le Savant Holtzman à présenter les premiers résultats de ses recherches. Sinon, nous allons avoir besoin d’autres options pour notre arsenal. — Nous avons déjà parlé de tout ça, Xavier. Bien des fois. (Le Vice-roi l’observa avec un regard étrange.) Vous ne vous rappelez pas ? Holtzman aurait plusieurs prototypes en route... Oui... bien entendu. Je voulais seulement vous le rappeler. Xavier traversa la pièce et s’installa devant un écran interactif dont le système à haute sécurité se rapprochait dangereusement de l’ordinateur. Le programme électronique pouvait trier, organiser et fournir des données essentielles, mais il n’avait pas d’intelligence autonome. Parmi les nobles — Bludd de Poritrin entre autres – il y avait maintes dissensions sur l’usage de ces ordinateurs primitifs. Mais dans l’urgence, de tels systèmes étaient d’une utilité vitale. Xavier fit les corrections nécessaires dans son rapport au Parlement à partir du fichier annexe des disponibilités de chaque planète. Puis il imprima le document dont un exemplaire serait transmis à chacun des Mondes de la Ligue. Il en présenta une liasse au Vice-roi qui inscrivit son approbation avant de parapher le document. Puis il quitta en hâte le bureau, laissant la porte ouverte. Powder se réveilla et s’assit, le regard vague. Sans un mot, Xavier reprit sa place. Une aurore boréale multicolore envahit l’écran de statut général : les techniciens de vérification venaient de lancer leurs signaux pour s’assurer qu’aucune trace d’intelligence artificielle n’avait corrompu le système. Le Cuarto venait de sombrer à nouveau dans le sommeil et Xavier finit par succomber à son tour. Au seuil du sommeil, il rêva que Serena était portée disparue avec son vaisseau et son équipage. C’était bizarre mais plausible... Jusqu’à la seconde où il sut qu’il ne rêvait pas. Powder était devant lui en compagnie d’un autre officier. — Monsieur, elle est partie avec un forceur de blocus ! Un vaisseau avec un super-blindage et un armement lourd. Des commandos l’accompagnent. C’est un vétéran, Ort Wibsen, qui a accepté de prendre le commandement de leur groupe. Xavier lutta un instant pour émerger du sommeil et de la fatigue. Surpris, il découvrit Octa entre les deux hommes. Elle le fixait avec des yeux écarquillés. Elle lui tendit d’un geste fébrile un collier de diamants noirs sur un filin d’or. — Serena m’a demandé d’attendre cinq jours avant de vous remettre cela. Elle s’effaça, évanescente, fuyant son regard. Il prit le collier et effleura les diamants noirs. Il activa ainsi un microprojecteur qui diffusa aussitôt une image holographique de Serena. Il resta interdit, surpris, effrayé. Elle le regardait droit dans les yeux. « Xavier mon amour, je suis partie pour Giedi Prime. La Ligue m’aurait retardée durant des mois tandis que les gens continuent de souffrir. Ce que je ne puis tolérer. (Son sourire était déchirant mais plein d’espoir.) J’ai dans mon équipe les meilleurs ingénieurs, les commandos les plus expérimentés et des spécialistes de l’infiltration. Nous avons tout le matériel et les connaissances nécessaires pour nous glisser derrière les lignes robotiques et activer l’émetteur du bouclier secondaire. Nous comptons installer les systèmes, ce qui nous permettra d’isoler la planète des vaisseaux ennemis tout en prenant au piège ceux qui sont stationnés en surface. Alors, tu pourras intervenir avec l’Armada et reconquérir Giedi Prime. Nous comptons tous sur toi. Pense à l’aide que nous allons apporter à l’humanité ! » Il ne croyait pas à ce qu’il venait d’entendre. « Je vais t’attendre ici, Xavier. Je sais que tu ne m’abandonneras pas. » Il serrait les poings. Si quelqu’un était capable de réussir une mission aussi audacieuse, c’était bien elle. Elle était au seuil de l’impossible mais, au moins, elle tentait quelque chose. Avec la certitude qu’elle forçait ainsi les autres à agir. Octa s’était mise à pleurer doucement. Le Vice-roi surgit à cet instant dans la pièce. — C’est bien d’elle, dit Xavier. À présent, nous devons décider de notre réponse : nous n’avons pas le choix. Concevez la guerre comme un type de comportement. Général Agamemnon, Mémoires Sous le soleil brûlant de la zone équatoriale de la Terre, Agamemnon se préparait à affronter le gladiateur robot d’Omnius dans l’arène. Le suresprit considérait ces simulacres de combats comme autant de challenges pour ses Titans, un moyen brillant de les délivrer de leur colère tout en leur donnant une occupation. Mais, pour Agamemnon, c’était une occasion de frapper son véritable ennemi. Deux cent trente ans auparavant, les esclaves humains et les robots de construction avaient achevé le colisée d’Omnius qu’il destinait à ses spectacles de combats somptuaires. Car le suresprit adorait tester les capacités de destruction de chaque modèle de machine. À ces occasions exceptionnelles, les blindés et l’artillerie robotique pouvaient s’affronter dans des conditions de strict contrôle. Il y avait bien longtemps, le génial Barberousse avait programmé le goût des combats et l’appétit de conquête dans les intelligences artificielles dont Omnius était le résultat final. Un millier d’années s’étaient écoulées mais le grand ordinateur n’avait pas oublié sa soif de victoire. Dans ce genre de compétitions à vaste mise en scène, des humains affrontaient parfois les machines. Les esclaves pris au hasard dans les équipes de travail recevaient des bâtons, des explosifs ou même des lames laser, pour être ensuite lâchés dans l’arène face aux robots de combat. La violence désespérée des humains était un véritable défi permanent pour l’esprit calculateur d’Omnius. Il préférait faire la démonstration de sa supériorité avec ses cymeks. Agamemnon, en vue de cette nouvelle démonstration dans l’arène avait consacré un temps considérable à la confection de son nouveau corps de combat. Omnius lançait parfois ses modèles les plus sophistiqués, les plus élégants contre les Titans. Mais, selon son humeur, il lui arrivait de produire des monstruosités aussi massives qu’incongrues qui n’auraient pu apparaître dans un tournoi classique. Là, tout était centré sur le spectacle. Des mois auparavant, Barberousse avait remporté une victoire superbe contre Omnius et avait demandé à titre de récompense de pouvoir affronter des humains. Si l’assaut de Salusa Secundus avait tourné court, les Titans s’étaient repris en s’emparant de Giedi Prime. Barberousse avait même la maîtrise d’une dizaine de néo-cymeks qui devaient capter l’attention du peuple. Une fois encore, un Titan contrôlait tout un monde. C’était un pas dans la bonne direction... S’il triomphait dans l’arène aujourd’hui, Agamemnon avait déjà ses plans personnels pour la suite. Les sirènes retentirent et Agamemnon s’avança entre les colonnes corinthiennes de la Porte du Défi sur ses blocs de marche. Il prenait la mesure des puissantes pulsations de ses systèmes de motricité et du flux d’énergie qui circulait dans son complexe réseau neuronique. Au cœur de son corps de gladiateur, son organisme d’humain était abrité dans deux sphères – l’une blindée et opaque, l’autre transparente, faite d’allioglass, dans laquelle son cerveau grisâtre et blanc flottait dans l’électrafluide bleu pâle, connecté aux tiges mentales. Des décharges photoniques ténues crépitaient sur les deux lobes cérébraux à chaque mouvement du cymek. Il était prêt à se battre. Tout au fond de son corps blindé, des relais puissants bourdonnaient. Les servomoteurs actionnaient en souplesse les quatre jambes hydrauliques des quatre pattes préhensiles : chaque membre était muni d’un bouquet de lames de métal polymère qui pouvaient se changer instantanément en autant d’armes affûtées. Agamemnon avait construit cette coque redoutable de gladiateur sous la surveillance permanente des yeux- espions du suresprit. Omnius devait probablement stocker ce type d’information dans un secteur privé de son suresprit afin de ne pas s’accorder un avantage injuste dans le tournoi. C’était du moins ce qu’il proclamait. Le combattant choisi par le suresprit était revêtu d’une armure exagérément médiévale. Ses deux jambes étaient comme les piliers de soutien d’un immeuble, et ses bras s’achevaient par des gantelets aussi volumineux que son torse. Toutes les proportions de la chose étaient fausses, comme si elle sortait du cauchemar violent d’un enfant. Les poignets du goliath étaient garnis de pointes qui crachaient des décharges de statique. Agamemnon s’avança sur ses blocs en levant ses avant-bras à la manière d’un crabe géant, et ses paumes de polyester élastensible se garnirent de griffes. Même s’il gagnait le tournoi aujourd’hui, Omnius ne souffrirait pas car il ignorait même l’ultime élégance d’être humilié par la défaite. Mais il pouvait aussi détruire accidentellement le container du cerveau du Titan. L’inattendu pouvait toujours se produire en situation de combat et il se pouvait qu’Omnius – en dépit du programme qui lui interdisait de tuer intentionnellement un Titan – compte sur cette chance. Pour cela, Agamemnon considérait ce duel comme réel. Quelques observateurs robotiques assistaient aux combats et en enregistraient chaque phase avec leurs fibres optiques, silencieux et immobiles. Agamemnon n’avait pas besoin d’applaudissements. Les autres sièges de pierre du colisée étaient vides et luisants sous le ciel. Le gigantesque stade était comme une tombe remplie d’échos et les deux gladiateurs géants et grotesques disposaient de toute la place pour se déchaîner. Il n’y eut aucune annonce, aucune fanfare. Agamemnon fut le premier à attaquer. Il leva très haut ses bras grappins renforcés par un fil de diamant en plantant ses blocs de marche dans un bruit de marteau prodigieux. Avec une agilité surprenante, le robot d’Omnius leva en souplesse sa jambe pilier et feinta sur le côté. Agamemnon poursuivit son assaut, l’un de ses poings serrant une boule de démolition qui lançait des gerbes ardentes d’énergie paralysante. Les décharges se propagèrent dans les circuits vulnérables du goliath d’Omnius qui frémit. Il pivota brusquement et projeta son poing armé d’un gantelet pour tenter de fracasser les segments du bras du cymek. Même le film de diamant ne put résister et l’avant-bras d’Agamemnon fut arraché de l’articulation. Il ne s’arrêta pas pour autant, inversa ses blocs de marche et éjecta le membre irrécupérable. Puis il lança un bras découpeur qui se métamorphosa dans la seconde en un faisceau de lames de diamant. Il trancha le torse de son adversaire, découpant un réseau dense de câbles de contrôle neuro-électriques. Un liquide verdâtre jaillit des conduits de lubrification. Le goliath lança son poing valide, mais Agamemnon s’écarta pour éviter le coup et protéger son cerveau. Le robot fut déséquilibré et Agamemnon en profita pour lever deux nouveaux bras tronçonneurs dont les dents chauffées à blanc s’attaquèrent aux articulations d’un membre de son adversaire. Il trouva les points vulnérables avec une facilité surprenante et, très vite, le bras droit du goliath pendit, inutile, dans un écheveau de fibres électriques et de conduits de fluide dégoulinants. Pour tenter de parer aux dommages, Omnius fit reculer son champion de deux pas, dans un fracas énorme. Mais Agamemnon pressa son avantage en se rabattant à distance de prise. Et là, il démasqua sa première surprise majeure. Un diaphragme dissimulé s’ouvrit dans le compartiment secret de l’habitacle du vieux moteur du cymek, et huit câbles conducteurs blindés en jaillirent, chacun muni d’une griffe de connexion magnétique. Telles des vipères, ils se plantèrent dans le robot titubant. Dans la même fraction de seconde, Agamemnon lança une décharge d’énergie formidable et des éclairs tournoyèrent autour du corps massif du robot. Le cymek avait espéré que ce coup inattendu mettrait définitivement son adversaire hors de combat, mais Omnius avait vraisemblablement prévu un dispositif de défense car, à la seconde décharge pétrifiante d’Agamemnon, le robot resta debout. Plus encore, il contre- attaqua comme sous l’effet de la colère et lança son poing valide avec la force d’un vaisseau au décollage, concentrant toute sa force dans ce coup. Le gantelet à pointes creva la coque d’Agamemnon et percuta la sphère qui protégeait le cerveau humain du cymek. Les pointes lancèrent une onde de choc tétanisante qui brisa la paroi de verre du container. L’électrafluide se déversa en gargouillant, comme un sang bleu clair. Les tiges mentales avaient été arrachées et, très vite, le cerveau resta suspendu aux circuits intacts, exposé à l’air torride. A ce stade, Agamemnon aurait dû mourir. Mais il avait prévu lui aussi un stratagème d’urgence. Le cerveau enfermé dans le container n’était qu’un leurre, une reproduction synthétique et inerte du véritable organe, avec ses circonvolutions complexes. Le véritable cerveau se trouvait dans la sphère opaque, intact. Malgré tout, le cymek était surpris et furieux. Omnius venait de donner la preuve qu’il voulait infliger des dommages majeurs au plus talentueux de ses Titans. Sa volonté évidente de ne pas perdre semblait lui donner le pouvoir de subroger les restrictions de son programme. Ou bien avait-il toujours été au courant de cette ruse d’Agamemnon ? Le Titan répondit avec toute sa violence personnelle. Alors même qu’il pivotait en se dérobant aussi vite que possible, il éjecta la sphère brisée qui contenait le faux cerveau et la projeta sur le goliath. Dans le même instant, il se ploya et rabattit ses bras cuirassés pour abaisser le container de son cerveau entre ses puissants blocs de marche, pareil à une tortue rentrant dans sa carapace. La sphère explosa en atteignant le robot. Le cerveau leurre avait été sculpté dans une mousse à haute énergie. Les flammes frôlèrent Agamemnon et calcinèrent le sol. L’explosion qui suivit décapita le goliath et l’éventra. L’onde de choc abattit une partie du colisée. Agamemnon avait survécu. Et il restait peu de chose de son adversaire. La voix du suresprit résonna alors dans la partie intacte de l’arène avec un accent de satisfaction sincère. — Félicitations, Général ! C’était une manœuvre innovante et distrayante ! Agamemnon se demandait encore si Omnius avait deviné l’existence du cerveau leurre. Ou bien avait-il trouvé le moyen de passer outre aux restrictions installées par Barberousse il y avait si longtemps... Il ne pouvait savoir avec certitude si Omnius souhaitait vraiment qu’il meure au combat. Il était possible que le suresprit veuille seulement empêcher les Titans de se sentir valeureux, trop victorieux. Tout spécialement Agamemnon. — Encore enveloppé par la fumée et les dernières flammèches qui montaient des débris du goliath, il se dressa en grand vainqueur. Je vous ai vaincu, Omnius. Je veux ma récompense. — Naturellement, Général. Il est même inutile de formuler votre souhait. Oui, je vous accorde à vous et aux autres cymeks l’autorisation de porter d’autres coups au hrethgir. Allez et amusez-vous. Les survivants apprennent à s’adapter. Zufa Cenva, Conférence devant les Sorcières Le Voyageur du Rêve poursuivait son incessante croisière de système en système pour maintenir la cohérence des Mondes Synchronisés en distribuant de nouvelles mises à jour du suresprit à ses multiples copies, répandant de nouvelles données partagées entre les vastes réseaux des mondes. Vorian Atréides était fier de faire équipe avec Seurat le robot, et heureux de sa condition de servant humain. Seurat et Vorian formaient un duo bizarre et ils s’entendaient bien tout en étant efficaces. Seurat et sa petite brigade de drones de maintenance assuraient la propreté de leur habitat et l’optimisation du vaisseau dans les pas de Vorian qui laissait régulièrement derrière lui des restes de nourriture, des taches de boisson, quand il ne dérangeait pas l’ordre des choses que le robot voulait parfait. Comme souvent, Vorian était installé devant la console interactive qui occupait une large partie du compartiment arrière, explorant les données du vaisseau pour obtenir des informations supplémentaires sur les différents mondes qu’ils devaient visiter. Il connaissait les bénéfices qu’il pouvait retirer de l’amélioration de ses connaissances au sein de la communauté des humains privilégiés de la Terre. Il avait l’exemple de son père – un inconnu qui était devenu le plus grand des Titans, le conquérant du Vieil Empire. Il constata, surpris, que le Voyageur du Rêve s’était écarté de sa route normale. — Seurat ! Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que nous avions une nouvelle planète ? Je n’ai jamais entendu parler de Giedi Prime, dans le système d’Ophiuchus B. Il était peut-être classé comme un bastion de la Ligue ? — Omnius a programmé cette destination avant notre départ de la Terre. Il espérait que votre père aurait conquis ce monde avant notre arrivée. Il lui fait confiance pour se racheter après son échec sur Salusa Secundus. Vorian se sentait fier à l’idée que son père allait encore pacifier un nouveau monde sauvage pour les machines pensantes. — Aucun doute qu’il y soit parvenu quand nous arriverons à destination. Nos forces seront déjà en train de nettoyer la place. — Nous verrons quand nous débarquerons, répliqua Seurat. Et ça ne sera pas avant des mois. Ils allaient souvent pêcher dans la banque de données des jeux humains antiques comme le poker ou le backgammon, quand Vorian n’en concevait pas d’inédits avec des règles absurdes qui lui permettaient d’écraser Seurat jusqu’au moment où le robot finissait par les assimiler. Ils s’entendaient bien, mais leurs talents différaient radicalement. Alors que Seurat excellait dans les stratégies complexes et pouvait calculer plusieurs coups simultanément, Vorian se lançait dans des initiatives risquées et surprenantes pour retourner les chances de son côté. Et Seurat avait quelque mal à comprendre le comportement aléatoire de l’esprit humain. — Je parviens à suivre les conséquences d’un événement donné selon une progression logique, mais je ne peux pas comprendre comment vous faites pour transformer un comportement impulsif autant qu’illogique en une stratégie efficace. Il n’existe pas de connexion de causalité. Vorian lui sourit. — J’aimerais bien vous voir calculer une réponse irrationnelle, Vieux Métallocerveau. Laissez donc ça aux experts. Comme moi. Digne fils d’Agamemnon, il était devenu très performant en tactique militaire et en stratégie en étudiant les grandes batailles de l’histoire de l’humanité que le Titan avait en mémoire. Agamemnon ne cachait pas son espoir de voir son fils devenir un jour un génie militaire. Dès que Seurat commençait à perdre une partie, il retrouvait cette habitude irritante de chercher à distraire l’attention du jeune humain avec des plaisanteries, des anecdotes, des échos – qu’il adaptait pour mieux capter l’intérêt de Vorian. Depuis qu’il faisait équipe avec Vorian, Seurat avait stocké des informations en vue d’un usage futur. Il était passé maître dans l’art de se lancer sur des sujets qui captivaient Vorian. Il était intarissable sur la vie légendaire d’Agamemnon, qu’il évoquait à tout propos, avec des détails colorés dont jamais Vorian n’avait eu connaissance : les grandes victoires des Titans, les planètes qu’ils avaient conquises pour les Mondes Synchronisés, les diverses formes de combat qu’Agamemnon avait revêtues lors des tournois de gladiateurs. Il était même arrivé au capitaine robot de concocter un récit absurde sur l’épisode où, selon lui, le Général avait perdu le container de son cerveau qui s’était accidentellement détaché pour dévaler la pente d’une colline. Son corps mécanique, suivant sa programmation, était alors parti le récupérer. Mais, récemment, Vorian avait découvert des informations plus déconcertantes que tout ce que Seurat pouvait lui raconter. Entre deux parties, il explorait les données, lisait ou relisait les Mémoires de son père tout en essayant de trouver un sens aux infinies notations d’Omnius. Lors d’une de ces incursions, il avait appris qu’Agamemnon avait eu douze autres fils. Certes, Vorian n’avait jamais pensé qu’il était l’unique rejeton du Titan – mais douze, ça faisait beaucoup ! Son père avait naturellement voulu procréer des descendants dignes de son héritage. Pis encore, il apprit plus loin que ces douze autres fils avaient été ratés et, comme Agamemnon ne supportait pas les déceptions, il les avait tous tués, même s’ils étaient des servants au même titre que lui, Vorian. Cela s’était passé il y avait près d’un siècle. Désormais, il en prit conscience, il était l’unique espoir, mais pas forcément le dernier, puisque le Titan pouvait encore disposer d’une réserve de sperme... Ce qui signifiait en fait qu’il pouvait être aussi aisément éliminé que les autres. Ce qui l’immunisa contre les tentatives de déstabilisation de Seurat. Lui et le robot étaient engagés dans une nouvelle partie et Vorian réfléchissait à son prochain coup. Il savait que Seurat ne pouvait deviner ce qui se passait dans son esprit humain imprévisible et fantasque. En dépit de sa sophistication indépendante, le robot ne faisait qu’accumuler des données externes et se montrait incapable de déceler les subtilités du jeu. Vorian esquissa un sourire que Seurat ne manqua pas de remarquer. - — Vous êtes en train de me tendre un piège ? De vous servir de quelque pouvoir humain secret ? Vorian sourit de nouveau, les yeux fixés sur le jeu. C’était un tournoi en 3 D. Les éléments tournaient à l’intérieur de l’écran de la table. Chaque adversaire devait choisir une compétition ou une situation à partir d’un vaste choix de jeux différents avant de jouer un nouveau coup. Le score était serré et le prochain point déterminerait le vainqueur. Les jeux proposés se présentaient de façon aléatoire et, chaque fois, Vorian ne disposait que de quelques secondes pour décider de son coup. L’antique jeu de go de la Terre se présenta dans la palette des sélections : il n’y avait là rien qui pût l’avantager. D’autres options suivirent. Tout d’abord, un jeu de machine pensante qui exigeait une mémoire dont Vorian ne disposait pas. Il laissa passer son tour. Deux autres jeux suivirent, dont il ne voulait pas non plus. Puis une main de poker. Il décida de se fier à sa chance pour bluffer et jouer contre Seurat, qui ne comprenait pas plus la stratégie du bluff que le « talent » des mises. Impassible, il ne put s’empêcher de rire devant le désarroi qu’il parvenait à déchiffrer sur le visage miroir de son adversaire. — Vous perdez, et vous perdez gros, laissa-t-il tomber. (Il croisa les bras et attendit jusqu’à ce que le robot abatte son jeu.) Je ne parle pas du score, mais de la façon dont vous avez essayé de gagner. Seurat lui dit presque avec timidité qu’il ne voulait plus jouer. — Vieux Métallocerveau, vous me faites la tête, c’est ça ? — Non, je suis en train de revoir ma stratégie. Vorian tapota gentiment une des épaules du robot comme pour le consoler. — Pourquoi ne pas rester là à vous exercer pendant que je pilote ? Vous l’avez dit : nous sommes encore diablement loin de Giedi Prime. Des regrets, il y en a beaucoup, et j’en ai ma part. Serena Butler, Mémoires non publiés Non seulement le forceur de blocus était rapide et difficile à détecter dans le ciel trouble de Giedi Prime, mais il était équipé des profils de camouflage les plus sophistiqués de la Ligue. Serena espérait que les talents de craqueur d’Ort Wibsen pourraient lui permettre de se poser avec son équipe dans l’île isolée qu’il avait choisie dans la mer du Nord. A partir de là, s’ils n’avaient pas été repérés, ils pourraient se mettre au travail. Pinquer Jibb avait fourni tous les codes d’accès des tours du réseau secondaire du bouclier, à supposer que le système soit encore intact. Mais avec tous ses militaires de pointe, ses ingénieurs et ses conseillers formés dans les situations de crise, Serena savait bien que l’aventure ne serait pas facile. A la limite de la nuit, ils survolaient le continent. Les agglomérations étaient obscures et la majorité des éléments de la grille de défense avaient été éteints. Les machines, après tout, n’avaient qu’à régler leurs capteurs pour voir dans la nuit. Serena n’avait aucun moyen de savoir combien de Gardes avaient survécu. Elle ne pouvait qu’espérer que certains avaient pu se réfugier dans le sous-sol après l’invasion des machines comme le lui avait dit Jibb. Dès que les commandos auraient relancé les boucliers de brouillage, les survivants de la Garde Privée auraient un rôle essentiel à jouer dans la reprise de la planète. Elle ne pouvait espérer qu’en Xavier. Il interviendrait tôt ou tard avec l’Armada. Elle se tenait dans la coursive, guettant le moindre signal, anxieuse d’aller à l’attaque. Sur Salusa, maintenant, son père devait savoir qu’elle était partie et ce qu’elle visait. Elle était dans le nexus de sa mission. Xavier pourrait lui en vouloir terriblement de ce qu’elle avait tenté si elle n’obtenait pas les résultats qu’elle espérait. La suite des événements déterminerait l’issue de sa vie, de son amour. Pour l’instant, seule comptait la mission. Le vieux Wibsen, courbé dans le cockpit, scannait les régions boréales pour tenter de repérer la station d’émission inachevée. Serena n’avait trouvé que de vagues repères dans le rapport de Xavier, mais elle avait la certitude que les machines, dans leur assaut, n’auraient pas prêté attention à une île perdue dans l’Arctique alors qu’elles devaient mater les derniers résistants de Giedi Prime. S’ils restaient discrets, les ingénieurs de Brigit Paterson pourraient travailler sans être inquiétés. Wibsen déchiffrait les indications d’une console en se grattant la joue. Depuis sa retraite forcée, il ne se donnait plus la peine d’avoir le maintien pur et dur d’un militaire de haut rang. Au terme du voyage, Serena constatait qu’il était plus négligé que jamais. Mais elle n’engageait pas les membres de son équipe pour leur hygiène ou leur élégance. Le vétéran quitta les tracés et les points de son écran. — C’est sans doute ça. L’île que nous cherchons. (Avec un grognement satisfait, il pianota rapidement sur son clavier pour transmettre le protocole d’approche furtive à travers le réseau robotique.) Avec le revêtement spécial de notre coque, je pense que nous pourrons nous infiltrer. Je dirais à soixante, soixante-dix pour cent de chances. — Les gens de Giedi Prime n’ont pas droit à autant. — Pour le moment. Brigit Paterson entra dans le cockpit d’une démarche assurée alors que le vaisseau était secoué par les vents de haute altitude. — L’Armada ne prendra pas ce risque. Ils vont sans doute remettre l’intervention sur Giedi Prime jusqu’à ce qu’ils aient des conditions parfaites. — Il suffit de leur montrer comment s’y prendre, objecta Wibsen. Le forceur de blocus furtif perça l’atmosphère humide selon un angle d’attaque efficace et glissa vers la mer grise et glacée. — Il est temps de nous rendre invisibles, déclara Wibsen. Cramponnez-vous. Le vaisseau perça la surface de la mer comme un fer brûlant et le jet de vapeur ne fut suivi que de quelques rides sur l’eau. Ensuite, masqué par l’océan arctique, il continua vers le nord, droit sur les coordonnées de l’île rocheuse où le Magnus Sumi avait installé ses émetteurs secondaires de brouillage. — A mon avis, dit Serena, nous sommes hors de portée de leur réseau de détection. Ce qui nous laisse le temps de respirer un peu. Wibsen fit une œillade amusée. — Moi, je n’ai même pas commencé à transpirer. Une soudaine quinte de toux vint le contredire à l’instant où il négociait le cap du vaisseau dans les courants sous-marins. Il lâcha quelques jurons qui ne concernaient que sa santé et l’implant médical qu’il portait depuis longtemps. — Commandant, ne mettez surtout pas cette mission en péril à cause de votre orgueil et de votre entêtement ! Serena était furieuse et, en réponse, le vaisseau roula bord sur bord avec des craquements inquiétants. — Maudites turbulences aquatiques ! tonna Wibsen. (Il se tourna vers Serena, le visage rouge de colère.) Pour l’instant, c’est moi le chauffeur. Et je ne me détendrai que lorsque je vous aurai tous largués ! Le forceur de blocus transformé en sous-marin fila dans les profondeurs durant une heure, évitant les icebergs et les fragments de banquise qui descendaient du pôle. Ils atteignirent enfin une baie abritée. L’île apparaissait sur les écrans comme un bloc de falaises noires dénudées et de glace. — Ça ne ressemble pas à l’idée que je me fais d’un lieu de vacances idéal, grommela Wibsen. — Le Magnus ne l’a pas choisi pour son charme, rétorqua Brigit. À partir de là, une projection polaire est aussi simple qu’efficace. Et les émetteurs disposent d’une couverture totale pour les continents habités. — Oui, mais je maintiens que c’est vraiment très moche, fit Wibsen. (Il eut une autre quinte de toux, plus déchirante encore. Il les emmenait vers une crique profonde.) Bien entendu, nous sommes en autoguidage. C’est le moment d’appeler Jibb. Après tout, c’est son pays. Jibb, quand il arriva, observa brièvement le paysage et parut déçu de ne pas voir les soldats de la Garde. Il relaya Wibsen aux commandes et ils mouillèrent bientôt sur les quais abandonnés, non loin des hangars. Quand ils sortirent du sas, ils purent contempler l’aube violine dans l’air froid et mordant. L’île semblait abandonnée depuis des siècles, déserte et hostile. Mais, plus loin, les tours d’argent brillaient doucement sous la lumière, festonnées de givre. Intactes. — On va leur faire la surprise de leur vie électrique, souffla Wibsen en se hissant au-dehors, apparemment remis. Il prit une poignée d’écume glacée, l’air ravi. Serena, elle, observait toujours les tours avec une expression d’espoir et de détermination. Brigit Paterson hocha doucement la tête et dit : — Oui, mais ça va nous faire pas mal de travail. Durant les guerres, chacun veut contribuer à l’effort général. Certains apportent des conseils, d’autres de l’argent, mais bien peu sont décidés à tout sacrifier. C’est pour cette raison, selon moi, que nous n‘avons pas été capables de vaincre les machines pensantes. Zufa Cenva, L’Arme de Rossak Zufa Cenva, en promenant son regard sur les quatorze jeunes Sorcières les plus douées et les plus décidées de Rossak, se dit qu’elles n’étaient pas l’unique espoir de l’humanité. Non plus que la seule arme à opposer aux redoutables cymeks ou même la force de frappe la plus sûre de la Ligue. Mais ces quatorze jeunes femmes étaient essentielles dans l’effort de guerre. Elle les avait rassemblées sous le couvert de la forêt et les observait avec amour et compassion. Dans les Mondes de la Ligue, nul n’était aussi confiant dans la victoire finale, aussi acharné dans la lutte. Depuis des mois, elle emmenait son groupe d’élite dans la jungle. Là, les jeunes Sorcières pouvaient affiner leurs talents et concentrer tout le pouvoir qu’elles détenaient dans leur esprit. Chacune d’elles pouvait être considérée comme une guerrière psychique. Zufa, qui avait eu plus de dons qu’elles dès sa naissance, avait partagé ses méthodes avec ses élèves pour les pousser à la limite de leur potentiel. Il lui avait fallu des années de patience pour libérer leurs extraordinaires capacités télépathiques... et les maîtriser ensuite. Elles avaient dépassé ses prévisions les plus optimistes. Mais il fallait que leurs efforts servent à quelque chose. Sous la canopée, les ombres étaient denses. Le feuillage violet filtrait l’eau de pluie acide, et les gouttelettes qui tombaient comme des larmes de verre sur le tapis de mousse étaient fraîches et délicieuses. De gros insectes et des rongeurs fouillaient dans l’humus, indifférents à la présence des Sorcières. Zufa était assise sur un tronc abattu à l’écorce argentée parsemée de champignons en quartiers de lune. — Soyez concentrées... Détendues... Mais prêtes à vous focaliser de toute la force de votre volonté dès que je vous le dirai. Toutes élancées, le teint pâle, quasi translucides, avec leurs longs cheveux blancs, elles ressemblaient en cet instant à des anges, des créatures lumineuses venues protéger l’humanité des machines pensantes. Pour quelle autre raison Dieu leur aurait-Il donné ces pouvoirs psychiques ? Elle interrogea tous ces visages qui lui étaient si chers : Silin, impulsive, audacieuse. Camio la créative qui s’y entendait pour improviser des attaques. Tirbès, qui explorait encore son potentiel. Rucia, qui optait toujours pour l’intégrité. Heoma, dont la puissance brute dominait celle de ses sœurs. Plus les neuf autres... Si Zufa avait à demander une volontaire, elle savait que toutes se lèveraient pour revendiquer cet honneur. C’était à elle que revenait le devoir de choisir la première martyre. Toutes ses élèves étaient comme ses enfants... et elles l’étaient au sens réel, en fait, car elles appliquaient ses méthodes pour accroître jour après jour leur potentiel de talents. Elles étaient tellement différentes de Norma... Face à Zufa, les quatorze élèves étaient apparemment calmes, mais tendues à l’intérieur, les paupières à demi closes, les narines dilatées. Elles contrôlaient les battements de leur cœur et puisaient dans leurs talents de biofeedback pour modifier les fonctions de leur métabolisme. — Commencez à construire la puissance de votre esprit. Qu’elle devienne un champ d’électricité statique avant un orage. (Elle épiait sur leurs visages les changements d’expression qui suivaient les variations de leurs pensées.) À présent, augmentez la charge. Peu à peu. Laissez-la pénétrer votre cerveau, mais n’en perdez pas le contrôle. Peu à peu. Laissez l’énergie augmenter, mais surtout ne la libérez pas. Maintenez votre maîtrise. Elle perçut enfin la présence de leur force. Elle s’enflait dans une longue série de crépitements. Et Zufa sourit. Sa récente fausse couche l’avait vidée de toutes ses forces. Pourtant, il y avait encore tant à faire, tant d’obligations qu’elle ne pouvait différer, ni déléguer. Plus que jamais, le sort des Mondes de la Ligue dépendait d’elle. Tous espéraient des exploits des puissantes Sorcières de Rossak, mais Zufa portait un fardeau plus pesant. Sans cesse, ses rêves et ses plans avaient été entravés par ceux qui refusaient de prendre les risques nécessaires. — Nous passons à un autre échelon, annonça-t-elle. Nous allons intensifier vos pouvoirs. Vous allez les mesurer, mais en restant prudentes. Une seule erreur à ce stade et nous serions annihilées... Or, la race humaine ne peut se permettre de nous perdre. Elle sentit leur pulsion monter d’un cran. Et ses cheveux pâles flottèrent au-dessus de ses épaules comme si la gravité n’existait plus. — Bien, bien. Continuez. Elle était ravie. Elle ne s’était jamais trop préoccupée d’améliorer ses propres dons. C’était une éducatrice sévère, exigeante, qui ne montrait guère de patience ou de sympathie pour les échecs des autres. Elle n’avait pas besoin de richesse comme Aurelius Venport, d’honneur et de gloire comme Tio Holtzman, ni même d’attention comme Norma, qui semblait tellement avide que le Savant la prenne comme apprentie. Elle était impatiente, et à juste titre : l’humanité affrontait une crise grave. Sous les ondes psychiques qui montaient comme une marée puissante, les petits animaux et les insectes fouisseurs détalèrent. Les frondaisons et les feuillages, les lianes et les vrilles frémirent à grand bruit, comme si la forêt entière allait se défaire, s’ouvrir vers le ciel pour disparaître. Zufa, les yeux étrécis, épiait ses élèves. Elles avaient atteint la zone la plus dangereuse. Leur énergie mentale avait augmenté jusqu’à ce que leur corps brille et rayonne. Zufa dut alors faire appel à ses talents personnels pour dresser une barrière face à la pression qui menaçait son esprit. La moindre bévue et tout serait perdu. Mais elle avait confiance : jamais ses apprenties studieuses ne feraient d’erreur à ce niveau. Elles avaient toutes conscience des enjeux et des conséquences d’un accident. Malgré tout, Zufa sentit son cœur se serrer. Heoma, comme d’habitude, avait une énergie culminante. Elle avait haussé son niveau d’énergie psychique au maximum sans en perdre le contrôle. La force destructrice aurait pu s’embraser dans les cellules de son cerveau et le ravager, mais Heoma la dominait. Elle restait très droite, les yeux fixes, aveugles, ses cheveux flottant autour d’elle comme des herbes sauvages dans la tempête. Soudain, dans un fracas de branches brisées, un slarpon musculeux se laissa tomber de la canopée, les écailles hérissées, ouvrant sa gueule garnie d’aiguilles. Il bondit au milieu des jeunes Sorcières, furieux d’avoir été dérangé dans son guet de prédateur par l’onde mentale. Ce n’était qu’un démon de muscles et de cartilage, aux mâchoires puissantes, muni de serres qui labouraient le sol. Tirbès tressaillit de terreur – et Zufa sentit l’onde d’énergie qui jaillissait d’elle, incontrôlée, comme un jet de flammes. — Non ! (Elle concentra ses forces pour étouffer la riposte de Tirbès.) Contrôle-toi ! Heoma, parfaitement calme, pointa le doigt sur le slarpon comme si elle s’apprêtait à effacer une tache sur un tableau magnétique. Elle traça une ligne de destruction psychique et la bête écailleuse éclata en flammes blanches. Elle se débattit brièvement quand ses os furent carbonisés. Sa peau craquelée se dispersa en lanières noires et il ne resta plus que des brandons dans les cavernes de ses orbites. Les jeunes Sorcières luttaient pour résister et maintenir leur champ mental intact. Mais elles avaient été dérangées à un moment critique et perdaient peu à peu la maîtrise de leurs ondes télépathiques. Seules Heoma et Zufa restaient sereines, plus qu’humaines, dans la frénésie générale. Leurs deux forces combinées avaient formé un rideau qui ondulait doucement, infranchissable. — On revient, fit Zufa, les lèvres tremblantes. Relâchez l’énergie, récupérez-la en vous. Ramenez-la dans votre esprit, car c’est comme une batterie qu’il faut maintenir en charge. Elle inspirait profondément, longuement, et vit que ses guerrières psychiques l’imitaient. Peu à peu, l’air se fit moins piquant, et le surplus d’énergie se dissipa. — Ça suffit pour aujourd’hui. Vous venez de donner le meilleur de vous-mêmes. Elle vit que tous les regards étaient braqués sur elle. Tirbès était pâle, l’air effrayée, et les autres étaient encore sous l’effet de la peur à la seule idée qu’elles avaient frôlé l’annihilation. Mais Heoma était à un océan mental de là, infrangible. Autour d’elles, la mousse et les champignons étaient noircis, recroquevillés. Zufa étudia attentivement le feuillage, les branches et les lichens rissolés. Un instant de plus, une infime défaillance de maîtrise, et elles auraient toutes été dissoutes dans une tornade de flammes mentales. Mais le test avait réussi. Elles étaient saines et sauves. Quand la tension se dissipa enfin, Zufa se permit un sourire. — Je suis fière de vous. Vous êtes... mon arme... Et vous serez bientôt prêtes à frapper. Les réponses mathématiques ne s’expriment pas toujours numériquement. Comment pourrait-on calculer la valeur de l’humanité, ou celle d’une simple vie humaine ? Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection Norma Cenva avait déjà passé trois journées de bonheur dans son immense laboratoire, tout en haut du manoir somptueux de Tio Holtzman. Elle avait mille choses à faire et encore tant à apprendre. Mais avant tout, le Savant était avide d’entendre ses idées. Et là, elle atteignait les limites du plaisir absolu. Poritrin était un monde paisible et doux tellement différent de Rossak, avec ses jungles profondes et ses sombres canyons volcaniques. Elle était impatiente d’aller explorer les rues et les canaux de Starda qu’elle avait admirés chaque matin depuis les grandes baies de son appartement. Elle se risqua à demander à Holtzman de l’autoriser à descendre jusqu’au fleuve : elle avait surpris là toute une population absorbée dans une besogne mystérieuse. Et puis, elle commençait à éprouver un sentiment de culpabilité parce qu’elle ne travaillait plus sans cesse à imaginer des moyens de vaincre les machines. — Savant Holtzman, mon esprit est un peu fatigué et je suis curieuse aussi. Il ne se montra nullement réticent et accepta son prétexte de bon gré, comme s’il était heureux de saisir cette occasion de l’accompagner. — Norma, je dois cependant vous rappeler que vous êtes payée pour penser. Ce que nous pouvons faire n’importe où. (Il repoussa du pied une feuille envahie de croquis et de notes.) Peut-être qu’une petite promenade vous inspirera une idée de génie. On ne sait jamais comment ni d’où vient l’inspiration, vous savez. Il la précéda jusqu’à un escalier escarpé qui descendait vers l’Isana. Elle s’immobilisa une seconde à son côté pour inspirer les senteurs du fleuve, l’odeur des rochers et de la végétation sauvage qui s’accrochait aux pentes. Pour la première fois de son existence, elle devinait en elle des possibilités excitantes qui lui faisaient tourner la tête. Car Holtzman paraissait sincèrement s’intéresser à son imagination mathématique, il était à l’écoute de son esprit, de ses suggestions. Ce qui la changeait de façon bouleversante du constant mépris de sa mère. Elle retrouva une idée qui lui était venue le matin même. — Savant Holtzman, j’ai étudié vos boucliers de brouillage. Je crois comprendre leur fonctionnement et je me suis demandé s’il ne serait pas possible... de les étendre un peu plus. Holtzman affecta un intérêt méfiant, comme s’il craignait que sa jeune novice puisse critiquer son invention. — Les... étendre ? Mais ils sont déjà déployés dans l’atmosphère planétaire. — Je parle d’une application totalement différente. Vos brouilleurs reposent sur un concept défensif. Mais si nous utilisions les mêmes principes pour en faire une arme offensive ? Elle épiait sa réaction et devina qu’il était à la fois intrigué mais prêt à en entendre plus. — Une arme ? Et que proposez-vous pour réussir cet exploit ? Elle répondit dans la seconde. — Eh bien... Si nous pouvions créer un... projecteur... Transmettre le champ de brouillage dans une machine et incapaciter les circuits-gel de ses cerveaux. Tout comme le souffle magnétique suscité par une explosion atomique. Le visage d’Holtzman s’éclaira. - — Oui, je vois ! Son rayon d’action serait très limité et les ressources en énergie largement hors norme. Mais... oui, ça pourrait marcher. De quoi neutraliser les machines dans une zone assez vaste. (Il se frotta le menton, soudain très excité.) Un projecteur, oui, oui, oui... Ils suivirent la berge jusqu’aux étendues de boue nauséabonde parsemées de flaques d’eau trouble. Là, des équipes d’esclaves s’activaient dans la gadoue. Ils étaient vêtus de guenilles, pour la plupart pieds nus. Quelques-uns, pourtant, portaient des cuissardes. Des seaux de métal avaient été disposés à intervalles réguliers sur des pontons. Les esclaves faisaient l’aller et retour, puisant des choses dégoulinantes qu’ils allaient déverser dans de vagues sillons creusés dans l’étendue boueuse. — Que font-ils ? demanda Norma. Elle était curieuse et se demandait si tous ces gens n’étaient pas simplement occupés à décorer la boue. Holtzman plissa les yeux comme s’il réfléchissait. — Oh, ça ?... Ils plantent des clams, de petits coquillages que nous faisons éclore à partir des œufs recueillis dans le fleuve. Chaque printemps, on les repique comme ça, par milliers, par millions, je ne sais pas vraiment. (Il haussa les épaules.) Les eaux remontent, recouvrent les plants et refluent ensuite. Chaque automne, on récolte les coquillages : les clams sont grands comme ma main. Et délicieux, surtout quand on les fait sauter dans du beurre avec des champignons. Norma avait l’air grave en observant les hommes de corvée qui se cassaient les reins dans la boue avec des gestes mécaniques. Elle restait hostile à l’idée d’employer des humains prisonniers. Y compris les mathématiciens au service d’Holtzman. En dépit de la curiosité de Norma, le Savant ne semblait pas décidé à se rapprocher des esclaves et du champ puant. — Mieux vaut demeurer à l’écart, lui dit-il. — Savant Holtzman, est-ce que cette... hypocrisie ne vous choque pas ? Nous nous battons pour que les humains ne tombent pas sous le joug des machines alors que les Mondes de la Ligue eux-mêmes utilisent cette main-d’œuvre ? Il parut perplexe. — Mais comment pourrions-nous faire ici, sur Poritrin, puisque nous n’avons pas de machines sophistiquées ? (Il prit enfin conscience du regard troublé de Norma et mit un instant à comprendre.) Oh, mais oui ! J’avais oublié que Rossak n’a pas d’esclaves ! Ou est-ce que je me trompe ? Norma ne tenait pas à se montrer trop critique. — Nous n’en avons pas l’utilité. Savant. Notre population est réduite, et nous avons de nombreux volontaires pour exploiter les jungles. — Je vois. Eh bien, ici, l’économie est fondée sur le nombre de mains et de muscles dont nous pouvons disposer pour le labeur permanent. Il y a bien longtemps, nos dirigeants ont signé un édit qui bannissait toutes les machines assimilées à des ordinateurs, elle est sans doute plus radicale encore que celles des autres Mondes de la Ligue. Nous n’avions dès lors que le choix de nous tourner vers la main-d’œuvre humaine, le travail manuel forcé. (Avec un franc sourire, Holtzman désigna les équipes d’esclaves qui travaillaient dans la boue.) Norma, vous savez, ça n’est pas aussi grave que ça. Nous les nourrissons, nous les habillons. Gardez en esprit que ces travailleurs viennent de mondes primitifs où leur existence était pitoyable, où ils mouraient de maladie ou de malnutrition. Ici, pour eux, c’est le paradis. — Ils viennent tous des Planètes Dissociées ? — Des laissés-pour-compte des colonies de fanatiques religieux qui avaient fui le Vieil Empire. Tous bouddhislamiques. Ils étaient tombés au niveau le plus bas de la barbarie, à peine civilisés, vivant comme des animaux. Au moins, chez nous, ils reçoivent une éducation rudimentaire, surtout ceux qui travaillent pour moi. Norma leva la main devant ses yeux dans l’éclat du soleil et son regard s’attarda sur les esclaves qui s’activaient dans la boue avec une expression sceptique. Est-ce que ces malheureux pouvaient être d’accord avec la réponse désinvolte du Savant ? L’expression d’Holtzman se fit plus dure. — Et puis, ces lâches ont une dette envers l’humanité. Ils n’ont pas combattu les machines pensantes. Est-ce donc trop que de demander à leurs descendants d’aider à nourrir les survivants et les vétérans qui continuent à maintenir les machines au large ? Ces gens ont trahi leur droit à la liberté il y a longtemps en s’écartant du reste de la race humaine. Il ne paraissait pourtant pas en colère et plutôt détaché, comme si le problème ne le concernait plus depuis des siècles. — Norma, reprit-il, nous avons un travail bien plus important qui nous attend. Vous et moi avons aussi une dette à régler, et la Ligue des Nobles compte sur nous. Dans le soir, penchée sur la rambarde du balcon, elle observait les feux de la cité, tout en bas. Sur l’Isana, les bateaux et les barges glissaient comme des lucioles. Dans la nuit qui venait, des radeaux dérivaient du secteur des esclaves, chacun d’eux portant un brasier. Ils dessinaient un cordon de feux de joie entre les îlots des marécages, puis, peu à peu, les flammes dansaient et mouraient, et les radeaux coulaient. Holtzman s’approcha en fredonnant et lui tendit une tasse de thé épicé. Elle l’interrogea à propos des radeaux. Il observa les marais dans la nuit et mit un instant à comprendre. — Oh, ce sont les radeaux de crémation. L’Isana emporte les corps des morts loin de la cité, et leurs cendres rejoignent la mer. D’une efficacité basique. — Mais pourquoi y en a-t-il autant ? (Elle montra une dizaine d’embarcations en flammes.) Il y a tant de victimes parmi les esclaves chaque jour ? Le Savant se rembrunit. — J’ai entendu parler d’une sorte de peste qui se serait abattue sur la population ouvrière. C’est malheureux et il est très difficile de les remplacer. Mais il n’y a pas là matière à vous inquiéter, Norma. Vraiment. Nous importons des médicaments en quantité, largement de quoi traiter tous les citoyens de Starda si nous venions à être touchés par la maladie. — Mais tous ces esclaves qui meurent ? — Le Seigneur Bludd a demandé qu’on les remplace. Il y a une demande permanente pour des candidats en bonne santé. Les marchands de chair de Tlulax sont trop heureux de ramener toujours plus d’hommes et de femmes des mondes extérieurs. La vie continue sur Poritrin. Il tapota doucement l’épaule de Norma comme si elle n’était qu’une enfant qui demandait à être rassurée. Elle essayait de compter les radeaux crématoires, mais elle abandonna. Son thé était froid et amer quand elle le goûta. Holtzman poursuivit d’un ton enjoué : — J’aime beaucoup votre idée d’utiliser mon champ de brouillage comme une arme. J’essaie de concevoir comment créer un projecteur mobile qui pourrait être déployé au sol. — Je comprends. Je vais travailler plus avant sur de nouvelles idées. Après qu’il l’eut quittée, elle ne parvint pas à détacher son regard des radeaux funéraires. Elle avait vu les esclaves au travail dans les champs de boue, occupés à planter des clams, ou bien en train de résoudre des centaines d’équations en calcul forcé. Et voilà qu’ils mouraient par centaines... et que l’on se contentait de les remplacer. La Ligue des Nobles luttait désespérément pour ne pas tomber sous le joug des machines. Elle était confondue par l’hypocrisie qu’elle venait de découvrir. Tous les hommes ne sont pas créés égaux, telle est la racine de l’agitation sociale. Tlaloc, Le Temps des Titans Les vaisseaux des esclavagistes tlulaxa s’abattirent sur Harmonthep. Ils évoquaient plus un convoi lourd qu’un escadron d’attaque. Tuk Keedair commandait le vaisseau leader, mais il en avait confié le pilotage et l’artillerie à un nouveau, Ryx Hannem. Hannem n’était pas encore formé à la rafle d’esclaves. Il n’était que trop heureux de faire ses preuves devant Keedair, et le vétéran du commerce d’humains était impatient de voir comment il allait s’en sortir. Keedair avait le nez aplati à la suite de deux accidents de jeunesse. En guérissant, il avait pris une forme qu’il appréciait car elle convenait aux traits durs de son visage de loup. Il portait à l’oreille droite une boucle d’or triangulaire avec un hiéroglyphe qu’il se refusait à traduire aux autres. Ses longs cheveux étaient coiffés en une tresse épaisse, poivre et sel, qui retombait sur son épaule gauche – signe honorifique, puisque la tradition commerciale voulait qu’un marchand de chair se coupe la tresse après une année peu profitable. Et celle de Keedair était devenue très longue au fil des ans. — Nous n’avons pas encore les coordonnées ? demanda Hannem en se penchant nerveusement sur sa console avant de se tourner vers la verrière. Par où devons-nous commencer, Capitaine ? — Harmonthep est une Planète Dissociée, mon garçon, et les Bouddhislamiques n’éditent jamais de cartes. Nous nous contentons de tomber sur un village et de faire la moisson. Ici, il n’y a pas non plus de recensement de la population. Hannem observa le sol. Les vaisseaux tlulaxa survolaient un continent vert et plat, semé de lacs, de rivières et de marais. Il n’y avait guère d’éminences sur ce monde, et même les océans étaient peu profonds. Encore quelques raids et Keedair pourrait prendre un long repos sur Tlulax. Il aimait sa planète mais il n’était pas certain d’éprouver le besoin de bouger avant peu. En tant que « pourvoyeur de ressources humaines », il n’était jamais vraiment chez lui nulle part. L’industrie biologique tlulaxa avait un besoin constant de matériaux frais, de nouveaux sujets porteurs d’organes sains, de lignages génétiques intacts. En maintenant le plus grand secret sur leurs travaux, les Tlulaxa avaient réussi à tromper leurs naïfs clients de la Ligue. Lorsque le prix était correct et la demande élevée, les nobles avalaient toutes les histoires sur les cuves bio où les Tlulaxa développaient sans cesse des organes de remplacement. Les chercheurs les plus passionnés espéraient à terme modifier leurs cuves de clonage pour développer de tels produits, mais ils n’avaient pas encore la technologie requise. Et puis, il était tellement plus pratique de rafler des hordes d’humains inoffensifs sur les planètes oubliées. Ces enlèvements massifs ne se remarquaient jamais et les prisonniers étaient ensuite soigneusement classés selon leurs caractères génétiques. Lorsque quiconque dans la Ligue avait besoin de nouveaux yeux, de poumons, de reins – à condition qu’il soit prêt à payer – un marchand tlulaxa était toujours en mesure de trouver le donneur qui convenait et de prélever les composants demandés. C’était en fait un commerce aussi souple que simple. Pourtant, depuis quelque temps, la raréfaction en esclaves fiables sur Poritrin avait modifié les objectifs commerciaux de Keedair. Tant que la peste persisterait, il serait bien plus profitable de ne livrer que des captifs vivants, des corps sur pieds qui ne nécessitaient aucun traitement ultérieur... Tandis que les vaisseaux des esclavagistes descendaient vers les marais, Keedair étudiait la topographie locale sur l’écran de sa console. — On va survoler cette rivière à basse altitude. Si j’en crois mon expérience, vous allez probablement tomber sur des villages au confluent. Il repéra alors de grandes formes sombres qui sinuaient entre les bambous surmontés de longues fleurs orange palpitantes pareilles à des bouches charnues. Ce monde était bien déplaisant, se dit-il. Encore heureux qu’ils n’aient pas à y séjourner. — Capitaine, je distingue quelque chose ! s’écria Hannem en désignant une agglomération de cabanes dans les marais. — Très bien, mon garçon. On va cueillir ces fruits comme si on était dans le jardin d’un manoir. Il contacta les autres vaisseaux. Mais le village des marais n’avait pas l’air accueillant. Les cabanes rondes étaient faites de boue et de roseaux et d’une sorte de ciment plastique. Quelques antennes, quelques miroirs et des éoliennes étaient plantés au hasard, mais chez les Bouddhislamiques la technologie était rarement présente, encore moins sophistiquée. Le Capitaine Keedair doutait de remplir les soutes avec cette seule razzia, mais il restait optimiste : le commerce avait été florissant depuis quelque temps. Trois vaisseaux d’attaque accompagnèrent l’unité de commandement, tandis que les transporteurs demeuraient en retrait. Ryx Hannem paraissait mal à l’aise. — Capitaine, vous êtes certain que nous avons un armement suffisant ? Je n’ai jamais participé à ce genre de raid. Keedair haussa un sourcil, intrigué. — Mon garçon, ce sont des Zensunni, des pacifistes absolus. Quand les machines ont attaqué, ils n’ont pas eu suffisamment de couilles pour se battre. Je crois que nous nous en tirerons avec une égratignure, peut-être. Fais-moi confiance : tu ne vas avoir droit qu’à des pleurs et des grincements de dents. Il passa sur le circuit com. — Abattez les mâts des trois cabanes les plus extérieures et poussez-les dans l’eau. Ça les fera sortir. Ensuite, déclenchez les paralyseurs. (Il gardait une voix calme, à la limite de l’ennui.) Nous allons avoir le temps de faire le tri des meilleurs. S’il y a des blessés graves, gardez-les pour les banques d’organes, mais je préfère des corps intacts. Hannem le fixait avec un regard admiratif. Keedair enchaîna : — Il y aura des primes pour tous, plus un bonus pour chaque mâle ou femelle capturé intact. Les pilotes répondirent par un vivat, et les quatre vaisseaux d’attaque plongèrent vers le village. Le jeune Hannem resta en arrière tandis que les esclavagistes les plus chevronnés découpaient les mâts à coups de rayons et que les cabanes se disloquaient dans les eaux vaseuses. — Maintenant, mon garçon : tu ouvres le feu ! lança Keedair. Hannem obtempéra, désintégra le soutènement d’une cabane, en mitrailla une seconde, propageant le feu dans les roseaux. — On ne détruit pas trop, recommanda Keedair en domptant son impatience. Il ne faut pas neutraliser ces villageois. Nous n’avons même pas eu l’occasion de jeter un coup d’œil sur eux. Exactement comme il l’avait prédit, un Zensunni s’échappa d’une cabane abattue et s’avança, lamentable. D’autres se débattaient pour descendre des échelles tant bien que mal et rallier des embarcations branlantes. Les deux transporteurs venaient de se poser au milieu d’un marais dans un jaillissement de boue et de vapeur. Ils déployèrent leurs pontons de flottaison en même temps que les rampes d’accès qui s’arrimèrent aux talus herbeux des berges. Keedair dirigea son nouveau pilote afin qu’il se pose à proximité de la population affolée. Les Zensunni pataugeaient, effrayés, les femmes s’étaient réfugiées avec leurs enfants dans les bouquets de roseaux, et quelques jeunes brandissaient des lances qui étaient plus faites pour la pêche que pour le combat. Les vaisseaux tlulaxa se posèrent doucement et lancèrent leurs passerelles d’atterrissage sur le marais. Keedair débarqua sur un monticule d’herbe et de mousse, le paralyseur au poing, suivant ses hommes qui, déjà, ouvraient le feu, sélectionnant leurs cibles avec soin. Les premiers atteints étaient les hommes en bonne santé, d’abord parce qu’ils auraient de la valeur sur le marché de Poritrin et aussi parce qu’ils étaient susceptibles d’opposer une résistance à la moindre occasion. Keedair se tourna vers son nouveau second avec un large sourire. — Mon garçon, mieux vaut que tu commences dès à présent si tu veux avoir une part de la prime. Ishmaël était jeune mais il guidait avec confiance son embarcation dans le dédale des ruisseaux et des passages entre les marais. Les roseaux étaient plus hauts que lui, même quand il se dressait de toute sa taille dans la coque légère qui dansait sur l’eau. Les fleurs orange s’ouvraient et se refermaient sur son passage avec des sons humides, comme des baisers. En fait, elles se gavaient des moucherons qui tournaient en essaims denses à cette heure de la nuit. Ishmaël avait huit ans mais survivait par lui-même depuis longtemps. Son grand-père maternel, qui l’avait élevé après la mort de ses parents, lui avait donné une solide éducation. Il savait ainsi comment déterrer des caches d’œufs de qaraa avant que les anguilles géantes ne les découvrent. Il avait trouvé un gros bouquet de salade et capturé deux poissons d’une espèce qu’il ne connaissait pas, des créatures venimeuses avec des amorces de pattes épineuses et noires qui rampaient et se débattaient à grand bruit dans son panier. Il avait également pris dix- huit bestioles de lait grandes comme sa main. La famille aurait droit à un bon repas ce soir ! Mais aux approches du village, alors qu’il godillait en silence dans l’eau brune, il entendit des cris et des appels mêlés à des bourdonnements inhabituels, menaçants : des décharges électriques. Il godilla plus vite mais avec prudence. Au travers des grands roseaux, il ne distinguait rien. En abordant une courbe, il vit alors les vaisseaux des esclavagistes, ceux que sa tribu redoutait par-dessus tout. Par peur de ces êtres, ils avaient construit leur village à l’écart, loin dans la région des marécages. Il vit que plusieurs cabanes avaient été renversées et que d’autres étaient en feu. Mais non, c’était impossible ! Un instant, il fut sur le point de charger en hurlant et de se battre, mais il savait qu’il valait mieux fuir : les esclavagistes abattaient un à un tous ceux qu’il connaissait. Les gens du village essayaient de se terrer dans ce qui restait de leurs cabanes, mais les destructeurs se frayaient un chemin sans hésiter, piétinant les demeures encore fumantes, ajustant leurs tirs avec une précision jouissive. Les portes des Zensunni n’avaient pas de verrou et, en dehors du village, ils n’avaient pas de refuge. Ils étaient bouddhislamiques, pacifiques, inoffensifs. On n’avait jamais connu de conflit entre villages sur Harmonthep. En tout cas, Ishmaël n’en avait jamais entendu parler. Son cœur battait très fort. Un tel vacarme allait attirer les anguilles géantes, même si les prédatrices étaient plus lentes durant le jour. Si les pirates ne se hâtaient pas de récupérer les villageois paralysés qui étaient tombés à l’eau, les anguilles allaient se régaler... Sans même faire une ride à la surface, Ishmaël rapprocha son esquif d’un des vaisseaux. Il découvrit son cousin Taina. Recroquevillé sur le sol, immobile, il fut emporté par des hommes à l’aspect repoussant qui le déposèrent sur un large radeau de métal. Il ne savait quoi faire. Il entendait un grondement sourd dans ses oreilles : celui de son sang, et aussi de son souffle haletant. C’est alors que son grand-père, Weyop, s’avança entre les cabanes et contempla le chaos. Le vieux chef portait un gong de bronze attaché à une perche, symbole de sa fonction d’arbitre du village. Il ne paraissait pas du tout effrayé et le jeune garçon, immédiatement, se sentit rassuré. Il avait foi dans le vieil homme, qui trouvait toujours une solution aux querelles. Il allait sauver les villageois. Mais, au plus profond de son cœur, Ishmaël éprouvait une crainte atroce, il savait que ça ne se terminerait pas aussi simplement. Ryx Hannem se révélait comme un bon élément. Dès qu’il eut paralysé son premier prisonnier, il continua avec enthousiasme. Keedair tenait le compte mental de ses prises, même si l’estimation était très approximative puisque les corps inconscients étaient chargés au fur et à mesure dans des caissons de stase pour le transport. Keedair faisait la sourde oreille, se refusant à entendre les plaintes et les suppliques des Zensunni. La population de Giedi Prime avait dû se comporter ainsi pendant l’attaque des machines. Il avait des associés à Giedi Ville et il doutait de les revoir un jour. Il n’arrivait pas à éprouver la moindre sympathie pour ces salopards de Zensunni. Hannem lui désigna un vieillard qui s’approchait d’eux. — Qu’est-ce qu’il essaie de faire, capitaine ? Est-ce qu’on le capture ? Le vieil homme tapait en cadence sur un gong fixé à un long bâton. Hannem leva son paralyseur. — Non, fit Keedair en secouant la tête. Il est bien trop vieux. Ne gaspille pas une charge pour lui. Deux esclavagistes chevronnés intervinrent alors. Ils cassèrent le bâton du vieillard puis le jetèrent à l’eau avant d’éclater de rire quand il se déchaîna en jurons indigènes entrecoupés de termes en galach. Il se débattait pour regagner la berge. Les villageois qui se lamentaient étaient ceux qui avaient été épargnés, les autres, les jeunes en bonne santé, avaient déjà été embarqués. Les vieilles femmes et les enfants n’opposaient aucune résistance. Keedair lança un regard entendu à son novice. Soudain, un jeune garçon sauta d’une embarcation étroite et plongea dans les roseaux. Il lança des cailloux et des bouts de bois sur Hannem et Keedair en vociférant à propos de son grand-père. Keedair s’écarta pour éviter un caillou. Le gamin saisit un panier dans son esquif et le jeta en direction de Hannem. La poche d’osier se brisa en tombant, libérant un essaim de gros insectes aux pattes épineuses qui s’abattirent sur le torse et le visage d’Hannem en le mordant cruellement. Le copilote poussa un cri aigu en se débattant, en écrasant plusieurs au passage, mais ils étaient agrippés à sa combinaison et rampaient sur ses bras. Une substance visqueuse et laiteuse pareille à du pus s’écoulait des bestioles aplaties. Keedair s’empara du paralyseur d’Hannem et tira sur le jeune héros avant de balayer son copilote. Ça n’était pas la meilleure solution mais, au moins, les insectes agressifs avaient été incapacités. Dès qu’ils auraient regagné le bord, Hannem serait mis en stase avec les prisonniers. Keedair espérait qu’il n’en mourrait pas et qu’il aurait seulement des cauchemars durant le reste de sa vie. Il lança l’ordre général de récupérer les captifs inconscients. Apparemment, ils allaient avoir besoin du second transporteur vu l’ampleur de la moisson. Oui, ça n’était pas un mauvais jour, songea-t-il. Il examina le jeune rebelle. Assurément, c’était un Zensunni aussi inconscient qu’impétueux. Une bonne affaire pour le maître humain qui en ferait l’acquisition. Mais c’était là le dernier souci de Keedair. Que les gens de Poritrin se chargent de ce problème. Immobile, pétrifié, sale, ce jeune gamin musculeux semblait plein de santé. Sans doute encore un peu jeune pour être mélangé avec les autres esclaves, se dit Keedair. Il décida cependant de le garder : il lui avait causé des ennuis et méritait d’être puni. Surtout si Hannem venait à mourir. Le vieux chef du village avait regagné la berge, dégoulinant, proférant des sutras bouddhislamiques aux attaquants, leur jetant à la face les erreurs qu’ils avaient commises. Des corps flottaient encore dans l’eau et certains villageois plus hardis que les autres se servaient de longues perches pour les ramener vers le rivage, sans cesser de geindre et de renifler. Keedair repéra alors de longues créatures noires et serpentines qui remontaient les canaux étroits. L’une d’elles montra sa tête aux longs crocs. Keedair la trouva répugnante et un long frisson lui parcourut le dos. Qui pouvait savoir quelles autres créatures rôdaient dans les parages ? Il avait hâte de fuir ces marécages puants et il stimula son équipage. On chargeait les derniers esclaves pétrifiés. Il se dit qu’il retrouverait avec joie son vaisseau impeccable. Néanmoins, en dépit de l’inconfort et des divers inconvénients, il devait reconnaître que cette opération avait été payante. Il regagna le bord, donna l’ordre de lancer les moteurs et de retirer les stabilisateurs incrustés dans la boue. À l’instant où le vaisseau montait dans le ciel brumeux, il entrevit les marais : les anguilles géantes festoyaient sur les ultimes corps qu’ils avaient abandonnés. C’est l’esprit qui règne sur l’univers. Nous devons cependant nous assurer qu‘il s’agit de l’esprit humain et non de la version des Machines. Primero Faykan Butler, Mémoires du Jihad Zufa Cenva choisit son élève la plus douée pour être l’arme première de Rossak contre les cymeks de Giedi Prime. Heoma, la plus décidée, la plus forte, se montra parfaitement prête à répondre à l’appel. Depuis sa cité en nid d’aigle, Zufa assura la coordination des opérations avec l’Armada de la Ligue. Elle se mordit la lèvre dans sa concentration, les yeux embués de larmes. L’initiative inattendue et inopportune de Serena Butler avait donné l’impulsion nécessaire à l’Armada pour se lancer dans une vaste offensive. Au milieu des querelles et des bruits de bottes, Xavier Harkonnen avait dressé un plan d’attaque parfaitement cohérent. Il avait su ensuite convaincre l’officier commandant l’état-major de le laisser conduire l’assaut. À présent, le groupe de vaisseaux ballistas et de destroyers javelots en orbite au large de Rossak était paré à gagner les stations orbitales. Ces premières représailles contre les envahisseurs robotiques devaient être une victoire totale et spectaculaire, bien plus qu’un simple combat localisé. Les planètes formaient une chaîne et les événements qui affectaient l’une affectaient aussi les autres. Le Tercero Harkonnen serait à la tête d’un groupe détaché de l’Armada. Il disposerait du dernier modèle de brouilleur portable mis au point par Tio Holtzman pour tenter de neutraliser les installations clés de l’ennemi. Mais une Sorcière devait s’occuper des cymeks, car leur cerveau humain serait à l’abri du champ de brouillage. Et Heoma n’avait pas hésité un instant à accepter ce rôle. Elle avait vingt-trois ans, la taille élancée, avec des cheveux blanc ivoire, des yeux en amande et un visage ouvert sur lequel on lisait aisément la force mais aussi les tourments de son esprit. Au-delà de ses talents, Zufa aimait Heoma d’un amour particulier, comme si elle était la fille qu’elle aurait voulu avoir. Heoma avait quatre sœurs plus jeunes dont trois suivaient déjà l’endoctrinement des jeunes Sorcières. Zufa posa les mains sur les épaules osseuses de sa protégée. — Tu comprends ce qui dépend de cela. Je sais que tu ne me décevras pas, et l’humanité non plus. — Je vais accomplir ce que vous attendez de moi. Peut-être plus encore, promit Heoma. À l’instant où elle montait la coupée de la navette, Zufa, le cœur gonflé de fierté, lui lança : — Tu ne seras pas seule. Nous volerons avec toi. Durant les ultimes préparatifs, Zufa avait eu des mots sévères pour les plus forts des hommes de Rossak, leur reprochant leur incapacité à se rendre utiles dans ce combat crucial. Même s’ils n’avaient pas le don de télépathie, cela ne les empêchait pas de participer à l’effort commun. On avait besoin d’eux pour la première vague d’attaque contre Giedi Prime. D’un dernier regard d’acier, elle avait blâmé puis désigné les six gardes du corps d’Heoma. Ils emportaient dans leurs bagages les stimulants et les antidouleurs que leur avait fournis Aurelius Venport. Ils avaient subi un entraînement intense en maniement d’armes et en techniques de combat corps à corps. Le moment venu, ils seraient des guerriers fanatiques, capables de sacrifier leur vie afin de protéger la Sorcière et lui permettre d’atteindre les cymeks. Venport avait dosé soigneusement les drogues de ses hommes et composé un cocktail qui les rendrait fonctionnels à travers les scénarios les plus horrifiques. Zufa ne quittait pas du regard les traces d’argent des navettes qui montaient à la rencontre des javelots et des ballistas, l’esprit tourmenté, agitée de remords mais aussi d’espoirs fous. Et elle s’efforça de cacher ses émotions derrière un masque de confiance et de décision. Aurelius s’avança en silence à son côté, comme s’il était lui aussi à court de mots. Il percevait la tristesse de Zufa en voyant son élève préférée la quitter. — Tout se passera bien, lui souffla-t-il. — Non. Mais elle va réussir. Il l’observa avec une émotion tendre et compréhensive qui eut enfin raison de l’orgueil de Zufa. — Ma chère, je sais que tu aurais aimé être cette arme première. Heoma est très certainement douée, mais tu es sans conteste la plus douée de toutes les Sorcières. N’oublie pas que tu te remets de ta dernière fausse couche et que ton état de faiblesse aurait pu compromettre cette mission. — Et j’ai aussi la responsabilité d’éduquer les autres, ajouta-t-elle en regardant la navette disparaître entre les nuages effilochés. Je n’ai pas d’autre choix que de rester ici pour faire mon possible. Elle se souvint soudain des gardes du corps et se tourna vers son compagnon avec un mépris non dissimulé. Il n’y avait plus le moindre trouble dans ses yeux fiers. — Pourquoi ne t’es-tu pas porté volontaire, Aurelius ? Est-ce parce que tu es incapable d’accomplir quelque chose de gratuit, qui échappe à ton égoïsme ? — Je suis un patriote à ma manière, fit-il avec un sourire retors. Mais je n’ai jamais espéré que tu le comprennes un jour. Elle ne sut quoi répondre, et ils restèrent silencieux l’un auprès de l’autre, les yeux levés vers le ciel, jusqu’à ce que la navette ait rejoint les stations en orbite. Je ne crois pas qu‘il existe une chose telle qu‘une « cause perdue » - en dehors de celles qui n‘ont aucun partisan fidèle. Serena Butler, Allocution devant le Parlement de la Ligue En dépit du rapport optimiste dressé par le Magnus Sumi de Giedi Prime, la station secondaire de transmission du bouclier n’était pas près d’être achevée. Quand le commando de Serena se posa sur l’île rocheuse balayée par les vents de la mer Arctique, elle dut passer une journée à débarquer les équipements sur la grève, et à forcer les baraquements avant de redémarrer les générateurs. Les tours paraboliques des émetteurs de brouillage étaient des squelettes de givre. Mais aucun système ne fonctionnait. Brigit Paterson, lorsqu’elle eut achevé le scanning de l’ensemble, revint vers Serena avec une expression inquiète sur son visage tanné. — Le mieux que je puisse dire, c’est qu’il ne sera pas impossible d’achever ce travail, mais les composants, pour la plupart, n’ont même pas été câblés. Les sous-stations ne sont pas reliées et les câbles ne sont pas reliés aux poutrelles du haut. Elle leva la main vers les barres recouvertes de glace qui gémissaient sous la bise. Serena se dit qu’elle ne voudrait pas être à la place du volontaire qui allait finir le travail. — Nous ne savons pas exactement quand Xavier interviendra, mais si vous n’avez pas fini le travail quand ses vaisseaux arriveront, nous n’aurons plus à nous en faire. Ce sera à lui de jouer, ainsi qu’aux gens de Giedi Prime. Brigit rassembla ses ingénieurs pour une réunion d’urgence. — Nous avons amené des stimulants en quantité suffisante. Nous pouvons travailler en permanence à condition de monter un dispositif d’éclairage pour illuminer les plates-formes. — Oui, c’est ce qu’on va faire, approuva Serena, et n’hésitez pas à nous solliciter. Le commandant Wibsen espérait prendre un peu de repos, mais on le virera de sa couchette s’il le faut. Brigit sourit. — Je voudrais voir ça. Durant toute la semaine, ils travaillèrent sans être dérangés. Les machines ignoraient qu’ils s’étaient glissés subrepticement sur la planète, encore moins ce qu’ils faisaient. Il n’y eut que quelques blessures légères et ils s’attaquèrent bientôt à la phase périlleuse. Ils avaient progressé à quatre-vingt-dix pour cent – du moins par rapport au plan – mais Brigit annonça que les dernières étapes allaient prendre plus de temps. — Il va nous falloir procéder composant par composant et renforcer les circuits. Par nature, ces tours émettrices génèrent un champ qui oblitère les circuits-gel complexes. Il faut que nous soyons certains que le système tiendra plus de cinq minutes dès que nous l’aurons activé. Serena acquiesça. — Oui, ce serait préférable. — Et si nos essais ne sont pas assez discrets, poursuivit Brigit, il se pourrait que quelques-unes de ces maudites machines comprennent ce que nous sommes en train de faire. C’est une phase difficile. — Il nous reste encore combien de temps ? demanda Ort Wibsen, impatient. — Une semaine avec de la chance. Dix jours si quelque chose se passe mal et que nous soyons obligés de réparer. — L’Armada n’arrivera pas avant huit jours dans la perspective la plus optimiste, remarqua Serena. En supposant qu’elle ait mis sur pied la force d’attaque et l’ait lancée deux jours après réception de mon message. — Ça ne sera pas possible avec la Ligue, grommela Wibsen. Ils vont enchaîner les réunions, faire de gros festins, puis recommencer. Serena soupira. — J’espère que Xavier saura échapper à tout ça. — Oui, bien sûr, railla Wibsen. Et moi j’espère que les robots vont se retirer bien gentiment de Giedi Prime sans qu’on n’ait rien à faire. Serena parut ne pas avoir entendu et dit à Brigit : — Vos ingénieurs ne doivent pas s’arrêter. Le commandant et moi-même allons partir à la rencontre de l’Armada. Même si nous devons refranchir le réseau d’interception. Xavier doit être mis au courant de notre plan pour tirer le meilleur parti de ce que nous avons fait. Nous lui fournirons un calendrier précis pour mieux coordonner l’assaut. Wibsen toussa avec une expression féroce. — Il faut que Pinquer Jibb nous accompagne, au cas où j’aurais besoin d’une couverture. Jibb afficha un air indécis en interrogeant du regard Serena, le Commandant, puis l’ingénieur en chef. — Et si le Commandant restait ici ? Le vétéran cracha sur le sol gelé. — Jamais de la vie. Le risque que j’aie besoin de soutien est infime. — Si vous le dites, fit Serena en réprimant un sourire. Brigit, vous serez capable de détecter l’Armada quand elle entrera dans le système ? — Nous contrôlons le réseau de communication des machines. Je suppose que dès que les vaisseaux approcheront, les robots seront excités et qu’ils se déchaîneront en signaux d’alerte. Ça ne risque pas de nous échapper. Le forceur de blocus avait regagné les abysses glacials de la mer du Nord. Wibsen détourna la tête pour déclarer philosophiquement : — Quand nous avons entamé cette mission, je me suis dit que vous étiez folle, Serena Butler. — Parce que je voulais tenter de venir en aide à ces gens ? — Non, parce que vous m’offriez une dernière chance. En se fiant aux relevés originaux pendant leur traversée de l’atmosphère, le Commandant avait identifié des points faibles dans le réseau de capteurs robotiques qui encerclait la planète. En émergeant à la surface de la mer du Nord à proximité du quarantième degré de latitude, ils pouvaient espérer faire pénétrer le vaisseau furtif à travers la couche ténue de surveillance avec une chance raisonnable de ne pas être détectés par les sentinelles robots au sol ou en orbite. Les tracés d’observation clignotaient irrégulièrement comme des spots invisibles déployés dans le ciel. Nous allons attendre tranquillement ici, fit Wibsen après une nouvelle quinte, en tapant sur son injecteur médical comme s’il s’agissait d’un insecte irritant planté dans sa poitrine. Jusqu’à ce que je sois sûr d’avoir compris leur routine. — On peut dire ça à propos des machines pensantes, fit Pinquer Jibb, mal à l’aise. Elles sont prévisibles. Ce qui n’était pas le cas des cymeks. Moins d’une heure plus tard, des aérofoils mécaniques ultrarapides convergèrent sur le vaisseau à demi immergé. Wibsen cracha un juron puis se remit à tousser, un filet de sang aux lèvres. — Il y en a onze ! lança Pinquer Jibb en consultant les scanners. Comment ils nous ont trouvés ? — Et tu ne les as pas vus ? — Mais non, ils sont venus des profondeurs, comme nous ! Serena activa l’armement de tribord et ouvrit le feu sur les intercepteurs. Elle atteignit de plein fouet un aérofoil mais manqua les autres. Elle n’avait reçu aucune formation d’officier d’artillerie. Elle n’aurait jamais accepté le défi d’infiltrer les défenses de Giedi Prime si elle avait su qu’elle devrait soutenir un combat. — Jibb, prends les commandes et prépare-toi à décoller ! lança Wibsen en surgissant du cockpit. Par tous les enfers, ils ne nous auront pas comme ça ! (Il pointa le doigt sur le copilote.) Dès que je serai parti, risque ta chance et surtout n’hésite pas. — Qu’est-ce que vous comptez faire ? demanda Serena, alarmée. Le vétéran ne répondit pas. Il traversait déjà la passerelle et plongeait dans l’unique capsule de sauvetage. — Mais qu’est-ce qu’il fait ? lança Jibb, déconcerté. — Nous n’avons pas le temps de le faire traduire en cour martiale. Elle ne parvenait pas à croire que le Commandant veuille se rendre aux machines. Il referma la capsule et des voyants verts clignotèrent à la périphérie, indiquant qu’il se préparait à s’éjecter. Elle tira une deuxième salve, détruisit un autre bateau mais, dans une manœuvre concertée, les cymeks et les robots ripostèrent ensemble et éventrèrent les bouches à feu. Consternée, Serena vit ses contrôles grésiller et s’éteindre. Avec une détonation sourde, la capsule de Wibsen jaillit comme un boulet de canon. Elle fila en grondant, effleurant à peine la surface. Le vétéran les appela sur la fréquence de secours. — On ne s’endort pas aux commandes, hein ? Soyez prêts ! Pinquer Jibb poussa le régime des moteurs, paré au décollage. Le vaisseau traça un sillon sur les vagues. Wibsen fit de son mieux pour maintenir son cap. Il fonçait droit sur les robots. La capsule de survie avait été conçue pour emporter un seul passager. Elle était lourdement blindée et protégée par un bouclier. En percutant l’unité robot la plus proche, un vaisseau cymek, elle la désintégra avant de s’enfoncer dans une autre, puis de s’arrêter, défoncée, dans un tourbillon de fumée. — Allez ! lança Serena à Jibb. On y va ! On décolle ! Il lança toute la puissance et le vaisseau quitta la mer pour s’élever dans le ciel. Entre les restes des deux aérofoils des machines, elle découvrit la capsule du Commandant, dont le sas était ouvert. Wibsen apparut, vacillant, mais apparemment indemne, enveloppé de fumée et de vapeur. Immédiatement, trois cymeks l’attaquèrent. Il sortit de sa combinaison une sphère grisâtre qu’il lança vers l’ennemi le plus proche, qui bascula. Mais, dans le même temps, Wibsen retomba dans le sas de la capsule. Il s’empara d’un fusil à impulsions, le geste incertain, et tira plusieurs fois, mais les cymeks se rabattirent sur lui et Serena, horrifiée, le vit se faire tailler en pièces par leurs griffes mécaniques. — Halte ! hurla Pinquer Jibb, trop tard. Les vaisseaux robots réglaient la visée de leur artillerie lourde sur le forceur de blocus. — Je ne peux pas... L’impact projeta Serena contre la paroi. D’autres explosions déchirèrent les moteurs. Le vaisseau s’inclina et plongea vers la mer. Jibb s’escrimait en vain aux commandes. Le vaisseau s’écrasa dans les vagues, soulevant une gerbe énorme d’écume blanche. Et l’eau entra en torrents par les crevasses de la coque. Serena se précipita dans l’armurerie et s’empara d’un fusil à impulsions. Elle l’épaula, prête à se défendre, même si elle ne s’était jamais servie de ce genre d’arme. Pinquer Jibb l’imita. Les pas des cymeks résonnèrent brutalement. Sans se soucier d’emprunter les sas, ils se frayèrent un passage en découpant la coque puis les parois comme des oiseaux de proie dévorant un grand coquillage. Jibb ouvrit le feu dès que les premiers grappins argentés fendirent la paroi. Une première décharge endommagea le bras d’un cymek mais ricocha dans l’habitacle, agrandissant encore un peu plus la brèche initiale. Un autre cymek se fraya la route dans l’écoutille supérieure, parvint à arracher le blindage et à se glisser dans la chambre. Serena décocha une cartouche à impulsion et l’incendia. Au second tir, elle grilla le cerveau du cymek. Mais un autre, de taille supérieure, attaquait déjà du haut. Il agrippa le corps mécanique de son collègue et s’en servit comme bouclier pour se protéger des tirs de Serena. Un cymek insectoïde et noir tentait de pénétrer par une déchirure de la coque, non loin de Pinquer Jibb. Le jeune copilote essaya de riposter, mais l’insectoïde lança brusquement un bras perçant qui s’enfonça dans le torse de Jibb comme une lance. Une fleur de sang s’épanouit au centre de son uniforme. À l’extrémité du bras, des serres se formèrent tout à coup, et quand le cymek retira son bras, il arracha le cœur sanguinolent de Pinquer Jibb et le fit tournoyer comme un trophée. Dans le même temps, le cymek le plus grand lança le corps inerte de son compagnon mort à Serena. Elle vacilla sous l’impact et, endolorie, elle se retrouva clouée sur le pont. Le cymek insectoïde se porta vers elle, les lances de ses bras encore ensanglantées, délaissant le corps inerte de Jibb. Il leva deux autres bras au-dessus d’elle, mais le grand cymek lui ordonna d’arrêter. — Ne les tue pas tous les deux, sinon nous n’aurons plus personne à présenter à Érasme. Il nous a demandé au moins un des résistants les plus acharnés de Giedi Prime. Celle-là fera parfaitement l’affaire. En entendant ces mots, Serena fut glacée d’horreur. Le ton menaçant de la voix du cymek lui disait qu’il valait mieux mourir ici dans l’instant. Elle portait des entailles au bras, sur la poitrine et à la jambe gauche et gisait sur le pont dans une flaque de sang. Le cymek qui avait tué Jibb lui arracha le fusil à impulsions tandis que le plus grand soulevait Serena dans un poing flexible. Il l’approcha de sa face de métal et l’observa attentivement avec ses fibres optiques. — Oh, elle est adorable. Même après dix siècles, je suis encore capable d’apprécier la beauté. Si seulement j’étais à nouveau humain, je pourrais lui démontrer toute mon admiration. (Ses capteurs avaient un éclat cruel.) Je suis Barberousse. C’est une honte que je doive vous envoyer à Érasme, là-bas sur Terre. J’espère pour votre sauvegarde que lui aussi vous trouvera intéressante. Serena était prisonnière de ses membres d’argent acérés qui étaient comme une vaste cage. Elle se débattit mais sans parvenir à rien. Elle connaissait Barberousse, l’un des tyrans des premiers âges qui s’étaient emparés du Vieil Empire. Plus que jamais, elle aurait aimé pouvoir le tuer, même en sacrifiant sa vie. — L’un des vaisseaux d’Omnius appareille demain pour la Terre. Je veillerai à ce que vous soyez à bord, reprit Barberousse. Mais vous ai-je dit ? Érasme a des laboratoires où il fait des choses... intéressantes... Mon potentiel n‘a pas de limite. Je suis capable d’embrasser un univers entier. Banque de données secrètes d’Omnius, fichiers endommagés Le nouvel Omnius de Giedi Prime étudiait la carte tridimensionnelle de l’univers connu. C’était un modèle détaillé basé sur les multiples compilations des archives de reconnaissance et les banques des capteurs, couplé avec des analyses et des projections de faisceaux de probabilités. Les possibilités étaient infinies. Dotée d’une curiosité insatiable, la nouvelle copie d’Omnius scannait les nébuleuses spirales, les soleils géants et les myriades de planètes. Avec le temps et un effort soutenu, tout ferait bientôt partie des Mondes Synchronisés. Sous peu, le vaisseau de mise à jour serait là et il entrerait en semi-parité avec les autres suresprits planétaires. Depuis qu’il avait été activé ici, sur Giedi Prime, il n’avait pu se synchroniser. L’Omnius de Giedi Prime pourrait maintenant copier ses nouvelles pensées excitantes et les partager avec les autres clones du suresprit. L’expansion, l’efficience... il y avait tant à faire ! La conquête de Giedi Prime était la pierre angulaire du nouvel empire cosmique des machines. Le processus était désormais entamé et il s’accélérerait bientôt. Niché dans le noyau cybernétique de la citadelle de l’ex-Magnus de la planète, Omnius téléchargeait les images prises par ses yeux-espions : ruines en flammes, enfants humains empalés sur des poteaux de torture, immenses autodafés où périssait le surplus de la population. Il scrutait chaque image, se gavait d’informations qu’il digérait et traitait goulûment. Bien des siècles auparavant, le programme modifié avait enseigné aux machines pensantes comment savourer la victoire. Les usines de Giedi Prime étaient peu à peu converties aux besoins des machines, de même que les vaisseaux flotteurs et tous les polygones de construction. Barberousse avait lancé une offensive audacieuse pour que tous les centres de production des humains soient adaptés aux demandes des machines pensantes. Et, dans ces centres industriels, le nouveau suresprit avait découvert de quoi créer des connexions intéressantes, de quoi développer des possibilités hors du commun. Les humains avaient conçu et commencé à assembler un nouveau modèle de sonde spatiale à longue distance, un engin pour explorer les planètes les plus lointaines. Ces sondes pouvaient être transformées en émissaires pour les machines, autant de sous-stations pour le suresprit. Sur la carte galactique, Omnius nota les temps de voyage exigés même pour une sonde robotique à haute accélération. Il sonda le territoire désigné comme étant celui des « Planètes Dissociées » non encore revendiqué par les machines ou la vermine humaine. Tant de systèmes stellaires à explorer, à conquérir, à asservir, à développer. Et ces prototypes de sondes conçues sur Giedi Prime allaient rendre cela possible. Le suresprit nouveau voyait là une occasion exceptionnelle – et tous les ordinateurs de son réseau penseraient de même, sur tous les Mondes Synchronisés. S’il arrivait à propager des germes de son suresprit, des micro-usines autonomes capables d’utiliser les ressources locales afin de construire des infrastructures automatisées, il pourrait installer des têtes de pont robotiques sur d’innombrables mondes habités. Ce serait comme un jaillissement d’étincelles qu’il soufflerait à partir d’un brandon. Le hrethgir ne pourrait plus endiguer le flux d’Omnius. Cela faisait partie intégrante de sa nature. Une équipe de robots attendait près de son noyau blindé, prête à lui prêter une assistance technique. Emporté par sa réflexion, il envoya une impulsion à l’un d’eux. Lés systèmes du robot s’activèrent au maximum de vigilance : il était prêt à servir le suresprit. Tandis que Barberousse achevait sa conquête de Giedi Prime et sa reconstruction, Omnius apprenait à ses machines de développement à créer des sondes sophistiquées à long rayon d’action : chacune d’elles devrait contenir une copie dure de son esprit et de sa personnalité agressive. Dès qu’elles se poseraient, elles devraient développer des systèmes automatiques et établir des unités de développement autonomes sur chaque monde, des unités qui, à leur tour, devraient construire des robots de développement... autant de colonies mécanisées qui auraient leurs racines dans les Mondes Synchronisés, loin de la Ligue des Nobles. Même si les machines pouvaient coloniser et exploiter virtuellement chaque planète, les cymeks se focalisaient sur les mondes qui permettaient l’existence des humains. Les mondes dénudés posaient moins de problèmes, mais le suresprit comprenait que les uns et les autres étaient compatibles et désirables. Quand le travail eut été mené à bien, Omnius se servit de ses légions d’yeux-espions pour observer les lancements, les cinq mille sondes prenant leur essor à la même seconde, programmées pour se disperser dans les recoins les plus lointains de la galaxie, après des croisières qui pourraient prendre des millénaires. Le temps comptait peu à cette échelle. Il les regarda monter dans mille et mille ciels comme des étincelles poussées par leurs plumets verts. Des insectes à l’assaut des étoiles. Et il se dit que, le temps venu, il reprendrait contact avec ces choses lancées vers leurs aventures, l’une après l’autre. Les machines pensantes étaient susceptibles de dresser des plans à long terme et de survivre pour observer les résultats. Quand les humains se seraient répandus peut-être dans ces lointains systèmes, Omnius serait encore là. Il attendrait. Chaque être humain est une machine à voyager dans le temps. Poésie du feu zensunni En sécurité dans l’ancienne station botanique où il vivait depuis des mois, Selim, prostré, affrontait une nouvelle tempête. Le temps était la seule chose qui changeait dans le désert. Elle se déchaîna durant six jours et six nuits, brassant de gigantesques spirales de poussière et de sable qui faisaient régner un crépuscule brunâtre sur le monde. Le vent déferlait en longues plaintes sur l’antique structure préfabriquée. Mais Selim n‘avait pas peur. Ici, rien ne pouvait lui arriver, il était à l’abri de tout, sauf de l’ennui. Pour la première fois de sa vie, il était autonome, il ne dépendait plus des caprices des villageois qui le persécutaient sous prétexte qu’il n’avait pas de parent connu. Il avait de la peine à mesurer les richesses dont il était entouré et n’avait pas encore vraiment commencé à découvrir toutes ces étrangetés technologiques du Vieil Empire. Il se souvenait des sorties qu’il avait faites dans le désert en compagnie de son ex-ami le traître Ebrahim et d’autres Zensunni, tels le Naib Dharta et son jeune fils Mahmad. Il lui était advenu une fois de découvrir une boule de métal faite de circuits fondus qui avait appartenu à un vaisseau explosé sur orbite. Elle était incluse dans un bloc de conglomérat colorié enveloppé de sable. Il avait voulu l’offrir à Glyffa, la vieille femme qui veillait souvent sur lui. Mais Ebrahim lui avait arraché la boule de métal fondu et s’était précipité pour la montrer au Naib en lui demandant s’il pouvait la garder comme un trésor. Mais le Naib la lui avait arrachée et l’avait jetée sur une pile de trouvailles destinées à un marchand. Et nul ne s’était préoccupé de Selim... Après des semaines dans ce refuge solitaire, Selim en était venu à mesurer les divers aspects et les dimensions de la solitude. Chaque jour, il s’installait derrière les fenêtres ternies, observant les tempêtes qui s’éloignaient, laissant dans leur sillage des crépuscules sanglants ornés de traces multicolores. Les dunes nettoyées, redessinées, se reconstituaient jusqu’à l’horizon. Recomposées, elles avaient subi des métamorphoses à la façon des êtres vivants, tout en restant les mêmes. Il lui semblait douteux qu’il revoie un jour un autre humain dans cette étendue où tout se confondait. Mais Bouddhallah lui avait indiqué déjà ce qu’on attendait de lui. Il espérait seulement que l’occasion se présenterait avant peu. Il passait beaucoup de temps à jouer en solitaire. Dans sa jeunesse, il avait appris toutes sortes de jeux face à l’ostracisme des autres qui se vantaient d’avoir des ancêtres remontant à dix générations et parfois jusqu’avant la venue des Zensunni sur Arrakis. Encore bébé, il avait été pris en charge par différentes familles dont aucune ne l’avait vraiment adopté. Ce qui avait fait de lui un jeune garçon aussi indépendant qu’impulsif. Une mère aurait dû faire appel à beaucoup de patience devant son comportement capricieux et agressif, mais Selim n’avait pas de vraie mère. Sur Arrakis, la vie était précaire et les Zensunni ne faisaient aucun effort pour ce jeune sauvageon qui semblait décidé à ne rien devenir. Une fois, alors qu’il travaillait dans une des alcôves de stockage, il avait renversé de l’eau – assez pour désaltérer un homme durant une journée. Pour le punir, le Naib Dharta l’avait interdit d’eau pendant deux jours, insistant sur le fait que cette leçon lui apprendrait à faire vraiment partie de la tribu. Mais Selim savait que jamais personne n’avait eu droit à pareil châtiment pour avoir gaspillé de l’eau. À l’âge de huit années standard, il était parti en exploration dans les falaises et les éboulis de rochers, en quête de lézards et de racines comestibles. Une tempête était survenue et il avait dû se mettre à l’abri de la tourmente de poussière et de gravier. Il se rappelait sa peur, ses deux longues journées passées dans les hurlements du vent et la mitraille du sable. En regagnant le sietch, il s’était attendu à être accueilli avec soulagement, mais il avait constaté que les autres ne s’étaient même pas aperçus de sa disparition. Réciproquement, Ebrahim, le fils du père respecté de la tribu, avait beaucoup trop de frères et sœurs pour qu’on lui prête une attention particulière. Sans doute pour compenser cette situation, Ebrahim se mettait souvent dans des situations difficiles, éprouvant la tolérance du Naib jusqu’à l’extrême limite, tout en s’assurant constamment que le minable Selim était à proximité au cas où il devrait rejeter la faute sur quelqu’un. Selim le mal-aimé n’avait jamais pu apprendre les règles de la véritable amitié. Il s’était toujours laissé abuser par les manigances d’Ebrahim sans jamais songer un instant que l’autre pouvait tirer profit de lui. Et quand il avait enfin appris la leçon, c’avait été au prix de son exil et en frôlant la mort. Mais il avait survécu. Il avait même chevauché Shaitan et Bouddhallah l’avait guidé jusqu’à ce sanctuaire secret... Les interminables tempêtes le rendaient de plus en plus nerveux, impatient, et encore plus déterminé à explorer à fond la station météo oubliée. Il avait voulu étudier les instruments sophistiqués et les archives, mais il ne comprenait rien à l’antique technologie du Vieil Empire. Il savait vaguement à quelles fonctions les divers systèmes étaient destinés, mais il était incapable de comprendre le fonctionnement des appareils. Pourtant, cette station était demeurée intacte depuis des centaines, voire des milliers d’années et elle devait receler plus d’un trésor pour un jeune homme curieux... Quelques cellules énergétiques fonctionnaient encore et il avait appris à déclencher différents systèmes, à illuminer des tableaux de contrôle. Il trouva enfin par hasard le moyen d’activer une entrée d’enregistrement et découvrit l’enregistrement holographique d’un personnage de haute taille au visage étrange, la peau très pâle, avec de grands yeux. Les os avaient une forme inhabituelle, comme s’il descendait d’un autre chaînon de la race humaine. C’était apparemment un savant de l’Empire, aux vêtements colorés, avec quelques éléments métalliques et des décorations bizarrement ornementés. Il avait vécu ici, dans cette station, avec d’autres chercheurs. Leur mission avait été de tester les ressources de la planète afin d’estimer sa valeur pour la colonisation. Ils n’y avaient rien trouvé qui pût être d’un intérêt particulier. Le savant avait déclaré dans un obscur dialecte proche du galach, à peine compréhensible : « Ceci est notre dernier message. » Selim s’était repassé l’enregistrement cinq fois avant de le comprendre entièrement : « Bien que notre mission ne soit pas achevée, un nouveau vaisseau de transport vient de se poser au port spatial. Le capitaine est porteur d’un message concernant des troubles violents et des rumeurs de chaos dans l’ensemble de l’Empire. Une junte de tyrans aurait pris le contrôle de nos machines domestiques et s’en serait servie pour renverser le gouvernement légitime. Notre civilisation est condamnée ! » Derrière le savant, ses compagnons échangeaient des murmures inquiets. « Le capitaine du transporteur doit quitter la planète dans quelques jours. Nous ne pourrons achever notre mission à temps, mais si nous ne partons pas dès maintenant, si les troubles s’amplifient, ils finiront par interrompre la circulation des vaisseaux au sein de l’Empire. » Selim vit que les autres chercheurs étaient frappés de terreur, le regard vide. « Il faudra sans doute du temps à nos leaders pour résoudre cette crise et rétablir le calme. Aucun de nous ne souhaite rester abandonné sur ce monde hostile, et nous partirons donc à bord du transporteur après avoir scellé tous les systèmes de nos stations. De toute façon, il ne reste guère de choses à tirer du désert d’Arrakis, mais si jamais nous revenons, nous voulons retrouver les stations intactes et opérationnelles, quand bien même ce hiatus durerait plusieurs années. L’enregistrement s’éteignit et Selim eut un rire étouffé. — Plusieurs années !... Les savants de l’Empire depuis longtemps éteint ne firent pas écho à son rire. Ils semblaient seulement contempler un avenir très lointain, inexploré. Selim aurait voulu partager son ravissement avec quelqu’un. Mais il était toujours prisonnier du désert. Pourtant, il savait qu’il trouverait un moyen de s’échapper. Le risque diminue au fur et à mesure qu‘augmente notre foi envers nos frères humains. Xavier Harkonnen, Discours militaire Sept jours. Brigit Paterson n’avait pas voulu terminer avant l’ultime délai, mais elle avait poussé son équipe aux limites du possible. Elle vérifiait et revérifiait chaque détail, détectait les erreurs les plus infimes. Car c’était la planète tout entière qui était en jeu. Selon les meilleures estimations de Serena, les ingénieurs avaient fini avec une faible marge de répit. Après un dernier test positif du système, même selon ses standards les plus précis, Brigit put accorder à son équipe quelques heures de repos. Certains restèrent simplement allongés en contemplant le ciel grisâtre tandis que d’autres sombraient dans le sommeil comme s’ils obéissaient à un ordre. L’Armada arriva au matin du huitième jour. Le dispositif d’écoute qu’elle avait branché sur les capteurs d’Omnius se réveilla brusquement dans un éclat de sonneries. Brigit réveilla tout le monde. Les vaisseaux de la Ligue allaient donner l’assaut contre Giedi Prime d’un instant à l’autre. Elle ne pouvait qu’espérer que Serena avait réussi à les intercepter pour les mettre en garde. Quant aux cymeks, méprisants, ils semblaient incrédules à l’idée que les humains osent les attaquer. Et le nouvel Omnius analysait déjà la situation afin de trouver une solution appropriée et urgente. Les machines pensantes avaient placé plusieurs croiseurs en orbite, mais la majorité des vaisseaux robots était au sol car leurs équipages étaient entièrement occupés à faire régner l’ordre dans la population humaine. À l’approche de l’Armada, l’Omnius de Giedi Prime lança ses ordres sur le réseau et les unités de combat se préparèrent à décoller pour se rassembler en formation de défense face aux envahisseurs hrethgir. Ces informations arrachèrent un sourire à Brigit Paterson. Son ingénieur en second se précipita vers elle. — Est-ce qu’il ne faut pas activer les boucliers ? Ils sont prêts. Qu’est-ce que vous attendez ? Elle le toisa. — J’attends que ces mignons robots tombent dans mon piège. Elle observait sur les moniteurs à peine installés une centaine de vaisseaux de guerre qui décollaient des terrains conquis par les machines lors de l’assaut initial. Leur puissance de feu était à peine imaginable. — Vite, mais pas trop, acquiesça-t-elle enfin en activant les brouilleurs Holtzman. Les tours étincelantes de givre lancèrent leur énergie énorme vers le réseau de satellites et l’effet perturbateur se tissa rapidement, comme une toile d’araignée énergétique, invisible et totalement létale pour les circuits-gel des intelligences artificielles. La flotte robotique n’eut même pas le temps de comprendre ce qui se passait. Dans leur irrésistible ascension vers l’espace, les vaisseaux mécaniques percutèrent le voile d’énergie ténu et redoutable qui oblitéra instantanément les cerveaux artificiels, effaçant les données mémorielles et les programmes. L’un après l’autre, changés en bolides inertes, les bâtiments de guerre d’Omnius retombèrent comme autant d’astéroïdes. Ils s’écrasèrent en une averse lourde de feu et de métal. Sur des contrées désertes pour la plupart, mais aussi, malheureusement, sur des sites habités. Brigit Paterson se refusait à penser aux dommages qu’elle pouvait causer sur ce monde déjà dévasté. Ses ingénieurs applaudissaient. Dès cet instant, les robots encore en orbite ne pourraient opposer la moindre résistance face à l’Armada pas plus qu’ils ne pourraient regagner le sol. — Nous n’avons pas encore vraiment gagné, dit Brigit. Mais nous ne tarderons plus à quitter notre petit paradis gelé, je crois. L’Armada approchait de Giedi Prime, prête au combat. Xavier priait en silence pour que Serena ait réussi son plan insensé, pour qu’elle soit là, quelque part, saine et sauve. S’il avait exigé de commander l’attaque, c’était uniquement à cause d’elle, pour être le premier à la retrouver – et non pour glaner d’autres titres de gloire. Omnius avait apparemment mal calculé les capacités des humains. Il avait sans doute pris en compte tous les facteurs de probabilité pour n’accorder qu’une faible chance à la Ligue. Il était même possible qu’il ait rejeté l’idée de représailles venant des humains, considérant que l’ennemi ne prendrait pas le risque d’une attaque avec des chances si ténues. Mais le suresprit de Giedi Prime ne possédait pas toutes les informations cohérentes. Il lui manquait entre autres les données vitales concernant les Sorcières de Rossak, les nouveaux brouilleurs mobiles et — Xavier l’espérait du moins – les émetteurs secondaires désormais réactivés. Lorsque les vaisseaux robotiques en orbite détectèrent le groupe d’attaque en approche, ils se placèrent en formation de défense standard. Xavier entendit alors sur sa ligne de com son adjudant, le Cuarto Powder : — Commandant, les machines approchent. Leurs sabords de missiles sont ouverts. Xavier lança alors son premier ordre : — Formez les divisions d’assaut au sol... larguez les transports de troupes. Les unités de débarquement avaient à leur bord la Sorcière Heoma avec ses gardes du corps ainsi que les soldats armés des brouilleurs portables. Le Cuarto Powder sortit de son poste. Il venait de vérifier les scans transmis par ses officiers tacticiens. — Commandant, il semblerait que des écrans de brouillage aient été activés sur toute la planète ! Rayonnant, Xavier s’exclama : — Exactement comme Serena l’avait promis ! Autour de lui, les visages de ses hommes s’étaient illuminés, mais il souriait pour une tout autre raison. Il savait maintenant que Serena était en vie. Elle avait accompli l’impossible, comme souvent. — Les vaisseaux ennemis retombent vers la surface ! Ils ont été pris dans la deuxième vague de brouillage ! — Bien. Mais les machines au sol vont se rabattre sur ces tours émettrices. Il faut qu’on en finisse ici pendant que leur flotte est prise au piège et que les autres machines sont coincées dans les cités. On va reprendre cette planète ! Serena n’avait pas travaillé en vain. Huit kindjals d’escorte flanquaient le vaisseau d’Heoma. Ils avaient été largués des soutes des ballistas d’avant-garde. Tous étaient lourdement armés, prêts à un engagement avec les machines. La mission essentielle des kindjals était de causer la confusion et le chaos dans les rangs ennemis et de distraire les défenseurs mécaniques sans imagination afin que la Sorcière se pose en toute sécurité pour mener à bien sa mission mystérieuse. L’ennemi se rapprochait et Xavier accéléra l’attaque. Des essaims d’unités mineures de l’Armada plongèrent dans l’atmosphère à la verticale de Giedi Ville. Xavier ferma brièvement les yeux avec un élan d’espoir avant de se concentrer sur le choc imminent. Certaines vies sont prises, alors que d’autres sont données gratuitement. Zufa Cenva, formule d’éloge répétitive Heoma était aux commandes du transporteur, encadrée par six hommes de Rossak silencieux en tenue de combat. Les yeux fixés sur l’altimètre, ils avalaient leur cocktail de drogues. En quelques secondes, le feu des stimulants se répandit dans leurs veines, dans leurs fibres musculaires, effaçant la peur et la douleur. Ses sens télépathiques apprirent à Heoma qu’ils étaient tous devenus des tempêtes à forme humaine, qu’ils pouvaient déchaîner les éclairs et le tonnerre sur leurs adversaires. Mais ils soutenaient son regard en silence, pleinement conscients qu’ils ne tarderaient pas à mourir. Le transporteur se mit à vibrer et à rouler sur les vents de la haute atmosphère. Heoma n’était pas un pilote expert mais elle se savait capable de poser le vaisseau au sol. Sans douceur, certes, mais sans qu’il y ait de victime. Elle s’était attendue à affronter les machines, mais elle les vit plonger une à une vers le sol, s’écraser sur des immeubles en gerbes de flammes, ou dans des parcs, des campagnes sombres. Quelques planeurs mécaniques étaient parvenus à revenir au sol en évitant le brouillage, plus ou moins endommagés. — Ils ne risquent plus de constituer un danger, annonça l’un des pilotes de kindjal. Les premiers vaisseaux de l’Armada venaient d’ouvrir le feu, annihilant une partie des planeurs. Plus loin en altitude, les bâtiments d’attaque humains affrontaient des unités robotiques géantes qui tentaient de regagner la surface pour défendre Omnius. Xavier avait d’ores et déjà lancé une force d’assaut à la suite d’Heoma et de son équipe. Tous les éléments de la mission avaient leur objectif, mais il fallait veiller au moindre détail. Heoma, les yeux fixés sur les voyants, comptait les secondes. Elle ne pourrait frapper qu’une fois. Elle n’aurait pas de seconde chance. Et devrait avoir réussi avant même que d’autres soldats de la Ligue entrent en action. Les nuages bas se déchiraient et elle découvrit la cité, le réseau des rues, les grands immeubles érigés par tant d’humains qui avaient rêvé d’un avenir faste. Des quartiers étaient noircis, arasés, vitrifiés, principalement les secteurs d’habitation qui, pour les conquérants mécaniques, n’avaient pas d’intérêt. Durant son briefing, la Sorcière avait mémorisé toutes les cartes disponibles de Giedi Prime, et elle localisa très vite l’ex-résidence du gouverneur. C’était là que les cymeks avaient installé le nouveau suresprit, l’Omnius de la planète, à en croire Pinquer Jibb. Désormais, le manoir du Magnus Sumi était la citadelle des machines pensantes. Des cymeks. Ses escorteurs kindjals lâchèrent d’abord des nuages de fumée de couverture, suivis de containers qui dispersèrent des particules électromagnétiques destinées à inhiber les rayons capteurs des robots. Le vaisseau d’Heoma suivit le nuage jusqu’au sol. Elle espérait demeurer invisible en approchant les planeurs robots encore actifs. Soudain alertées, les machines lancèrent des salves de riposte au hasard. Le vaisseau d’Heoma tangua sous les impacts et elle vit tout à coup que le couple d’atterrissage venait d’être endommagé. Elle freina tout en poursuivant sa descente. Elle atterrit dans une avenue dallée et le vaisseau patina dans un grincement atroce en projetant des gerbes d’étincelles et de shrapnels. Puis il percuta la façade d’un grand immeuble gris. Immédiatement, Heoma et ses hommes se dégagèrent de leurs harnais et empoignèrent leurs armes. Elle ouvrit l’écoutille et donna l’ordre à ses gardes de dégager la route tout en émettant le signal d’arrivée aux kindjals d’escorte. Un pilote lui répondit : — Grillez toutes ces saletés ! Puis, les chasseurs remontèrent vers le ciel pour rejoindre la deuxième vague d’assaut. La seconde partie de la mission était désormais entre les mains d’Heoma. Elle s’éloignait du vaisseau et fit signe à ses hommes de se porter droit vers la citadelle du gouverneur. Ils n’avaient parcouru que quelques mètres quand le vaisseau explosa selon le programme d’autodestruction. Elle ne cilla même pas : elle ne s’était accordé aucune option de retraite. Ses hommes étaient armés de lance-missiles et de pistolets de brouillage. Une artillerie lourde qu’un humain normal n’aurait pu transporter mais que les hommes de Rossak, aux muscles dopés, presque surhumains, maniaient avec facilité... conscients que les drogues dévoraient leur métabolisme. De formidables robots de trois mètres de haut gardaient la citadelle du nouvel Omnius. Mais leur pro- gramme était plus orienté vers les ballistas et les javelots de l’Armada avec leurs nouveaux écrans de brouillage que vers les quelques humains qui s’étaient déployés dans les rues de la cité. Que pouvaient donc quelques hrethgir isolés face aux machines invincibles ? Dès que les robots s’avancèrent, les gardes d’Heoma ouvrirent le feu, sans un mot. Pareils aux machines, ils les réduisirent en copeaux d’acier. Des essaims d’yeux-espions bourdonnants effleuraient les façades et plongèrent à la rencontre d’Heoma dès qu’elle se présenta sur le seuil. Ils épiaient ses moindres mouvements qu’ils retransmettaient au suresprit. Mais la Sorcière ne ralentit pas tandis que son escorte mitraillait tout ce qui se trouvait sur son passage sans distinction. Les premiers vaisseaux de transport de l’Armada se posaient au hasard des rues, crachant des sections de combat qui se dispersaient l’arme au poing. Très vite, un périmètre fut établi pour permettre aux techniciens de monter deux prototypes de brouilleurs portables. Les appareils étaient massifs autant que primitifs d’apparence, soutenus par un tripode plus ou moins bien monté. Ils étaient reliés par des câblages à une unité de transport de fort tonnage. Il suffirait d’un seul tir du projecteur pour vider les réserves d’énergie – tout en annihilant les robots dans un rayon de cinq cents mètres. — Prêt ! lança un technicien. Les soldats se bouchèrent les oreilles, redoutant une salve énorme d’artillerie. Mais Heoma ne perçut qu’une plainte infime et suraiguë, suivie d’un éclat assourdi dans l’air. Des étincelles et de la fumée jaillirent des prototypes Holtzman et les projecteurs du vaisseau s’éteignirent. Puis, dans un bruit de mitraille métallique, des centaines d’yeux-espions tombèrent dans les rues et les guerriers robots s’immobilisèrent. Des engins aériens vacillèrent dans le ciel, désemparés, avant d’aller s’écraser un peu partout. Les soldats de l’Armada applaudirent en débarquant dans la zone conquise d’où tous les robots avaient été éliminés. Mais Heoma devait aller jusqu’au bout de sa mission avant de mettre en danger la vie de tous ces humains héroïques. — A l’intérieur ! Vite ! Bientôt, ils enfilèrent les couloirs du manoir. Elle se concentra ainsi que Zufa Cenva le lui avait ordonné, jusqu’à ce que ses pouvoirs télépathiques deviennent un flux douloureux au centre de son cerveau. L’escouade se heurta bientôt à deux robots connectés, encore fonctionnels mais désorientés. Les murailles épaisses avaient dû les protéger partiellement du balayage de brouillage. Les sentinelles avaient leurs canons braqués, mais Heoma projeta une charge télé- kinésique qui les fit basculer. Ils s’agitaient encore quand les gardes du corps d’Heoma les anéantirent. On y est presque. Dans une course éperdue, elle précéda ses hommes vers le cœur de la citadelle d’Omnius, déclenchant sur son passage une fanfare fantastique de sirènes. Ils contournaient des robots effondrés, autant d’épaves métalliques qui barraient presque les corridors et les salles, leurs yeux clignotant parfois dans le rouge de l’agonie. Mais d’autres machines encore actives convergeaient sur eux. Des portes blindées claquèrent comme pour leur barrer la route d’autres salles importantes, mais Heoma savait qu’il n’en était rien et elle ne changea pas de direction. Très vite, les cymeks allaient surgir. Conformément à son plan. La charge électrique augmentait dans son cerveau qui était devenu comme un transformateur biologique. Elle avait l’impression qu’il était sur le point d’éclater, mais elle se refusait à libérer son énergie. L’instant n’était pas encore venu. Elle devait accumuler le maximum d’énergie pour la seconde finale. Elle les entendit enfin approcher. C’était comme le bruit de dizaines de crabes géants dans lequel elle reconnaissait la frénésie humaine, l’écho des cerveaux vivants des traîtres, tellement différent des rythmes mécaniques des simples machines. — Nous y sommes presque ! annonça-t-elle à ses gardes d’un ton excité d’où elle avait évacué toute trace de peur. Elle pénétra enfin dans la salle où l’entité Omnius avait élu domicile au centre d’un cœur blindé. Des multitudes d’yeux-espions l’épiaient au bout de leurs fibres scintillantes. Et une voix tonna de toutes parts : — Humaine... est-ce que tu portes une bombe, un lamentable petit explosif qui selon toi pourrait m’endommager ? Ou bien l’un de vos atomiques, à moins que cette victoire ne justifie pas un tel prix à tes yeux ? — Je ne suis pas aussi naïve, Omnius, répliqua Heoma en rejetant ses longs cheveux blancs sur son épaule. Il est impossible qu’une seule personne puisse endommager le grand ordinateur. Cela nécessiterait une attaque militaire plus importante. Et puis, je ne suis qu’une femme. Les cymeks surgissaient des corridors et Omnius simula un grand éclat de rire. — Il est rare que les humains acceptent l’absurdité de leurs actes. — Mais je ne l’admets pas. (La peau d’Heoma, maintenant, avait pris une coloration rouge vif sous l’effet de l’énergie surnaturelle qui l’envahissait. L’électricité statique faisait onduler ses cheveux, la transformant en Méduse.) Vous vous êtes seulement trompé sur mes intentions. Trois cymeks monstrueux s’avancèrent avec une grâce de danseurs sur leurs blocs de marche, savourant déjà l’agonie de leurs proies humaines. Les gardes d’Heoma ouvrirent le feu sur un unique cymek qui s’effondra bientôt sous l’intensité de leurs tirs. Le deuxième braqua ses armes intégrales sur eux et les transforma en une flaque sanglante. Puis le troisième, le plus grand, s’avança dans un claquement de pierres. Désormais, Heoma était seule. Sans même esquisser un geste, elle concentra ses pouvoirs jusqu’au seuil à partir duquel elle ne disposait plus d’un seul degré de contrôle. — Je suis Barberousse, déclara le cymek. J’ai écrasé tellement de hrethgir qu’un ordinateur ne pourrait en tenir le compte. (Lui et son acolyte géant se rapprochèrent.) Je n’ai jamais vu pareille arrogance chez un humain. — De l’arrogance ? fit Heoma. Ou bien de la confiance ? Le seul fait de supprimer un Titan de l’équation vaut bien ma vie. La seule énergie mentale de la Sorcière ne pouvait rien contre les circuits-gel renforcés d’Omnius. Mais les esprits humains des cymeks, par contre, étaient plus vulnérables aux charges télépathiques. Alors, Heoma rassembla toutes les flammes de son brasier mental et les projeta comme un faisceau ardent. L’onde de choc pénétra les cerveaux connectés de Barberousse et de son compagnon, de même que ceux des autres cymeks et autres créatures biologiques qui se trouvaient dans le complexe de la citadelle. Ecrasé, Omnius déversa un flot saturé de statique et de violence outragée. Mais Heoma ne reçut qu’une image blanche à la seconde où son énergie psychique vaporisait les cerveaux organiques des généraux cymeks. Laissant le nouveau suresprit indemne. Au-dehors, les troupes au sol s’arrêtèrent un instant, attendant que le brasier mental s’éteigne avant de se ruer à l’assaut de la citadelle d’Omnius désormais sans défense. La reconquête de Giedi Prime avait commencé. Rien n‘est permanent. Dicton de Cogitor Moins d’une heure après l’activation des tours, les cymeks et les robots de surface avaient repéré leur position. Alors même que la bataille faisait rage dans Giedi Ville et que Barberousse avait été détruit, un escadron de destruction avait été dépêché vers la mer du Nord. Les machines avaient cerné l’île de glace pour donner l’assaut au blockhaus et détruire les tours émettrices. Avec leur armement limité, les ingénieurs ne pouvaient résister, mais ils n’avaient pas l’intention de se rendre cependant. Brigit Paterson, dans le centre de contrôle, examinait le ciel et la mer. — Plus nous tiendrons, plus nous sauverons de vies. Les ingénieurs, blêmes de peur, armés de grenades, de fusils à impulsions et de lance-missiles gardaient les quais et les antennes. L’escadron d’assaut des robots ne lança pas d’ultimatum, bien entendu, et attaqua dans l’instant. Les hommes de Brigit ripostèrent aussitôt, mais ils étaient conscients de leurs faibles réserves. Les machines, cependant, se concentraient plus sur la destruction des tours que sur l’annihilation des défenseurs humains. Le plus gros de leur attaque portait sur les structures gelées qui transmettaient dans le ciel de la planète un flux mortel de brouillage. Un cymek réussit à toucher un premier émetteur et les boucliers commencèrent à faiblir. Brigit affina les contrôles et relança l’énergie. Elle reconvertit les sections de la tour en pianotant sur le clavier avec ses doigts engourdis et, très vite, elle mit un nouveau bouclier en place. Mais elle ignorait combien de temps il durerait. Au-dehors, des explosions et des cris se succédaient et elle se demanda combien d’ingénieurs étaient encore en vie. Ses écrans clignotaient : des capteurs avaient été détruits et d’autres machines approchaient, sans doute des renforts robotiques. Un escadron complet. C’est alors que des détonations énormes se firent entendre et que les cymeks oscillèrent. Des vaisseaux robots explosèrent sous les rafales des kindjals de l’Armada. Quelque part, elle entendit des cris de joie. Affreusement rares. La Ligue avait envoyé ses chasseurs à leur rescousse. Épuisée, Brigit se laissa aller dans son siège, bouleversée de bonheur à l’idée qu’ils avaient réussi. Elle se dit que, dès qu’elle serait de retour, elle offrirait à Serena Butler la bouteille de vin la plus chère que l’on pouvait trouver dans la Ligue des Nobles. Après l’oblitération des cymeks par les forces mentales d’Heoma, le deuxième brouilleur portable d’Holtzman eut raison des robots qui résistaient encore dans la cité. Quant à Omnius, il était endommagé et désormais vulnérable. Les robots survivants avaient mis sur pied une force de résistance importante. Ils étaient décidés à empêcher les humains de reconquérir la planète et de détruire leur suresprit. Xavier Harkonnen poursuivait le combat contre les vaisseaux des machines à la tête de ses bal- listas géants, mais il dépêcha quatre destroyers javelots vers la surface. Quant aux kindjals, ils nettoyaient les poches embryonnaires des machines, neutralisant tous les robots qui avaient échappé à l’effet de brouillage. D’autres transporteurs de l’Armada déversèrent des troupes fraîches au sol afin de saboter les derniers refuges des machines pensantes. Des unités scanners envoyaient des messages vers tous les foyers de résistance humaine, appelant au regroupement. Des hommes et des femmes choqués sortaient peu à peu des abris avec leurs enfants, échappés des équipes d’esclaves. Ils se répandaient dans les rues et récupéraient des armes au hasard, le plus souvent des pièces arrachées aux robots abattus. La vague de violence du combat refluait et Xavier communiqua de nouveaux ordres afin de déléguer ses responsabilités et le nettoyage des zones extérieures à son sous-commandement. Ensuite, avec ses équipes d’élite, il partit à la recherche de Serena. Il se dirigea dans un premier temps vers l’île de la mer du Nord où les ingénieurs des commandos avaient relancé les tours des générateurs de bouclier. Il espérait la trouver là, puisqu’il avait toujours été au courant de son projet. Effrayé, il ne rencontra que des cadavres, sans aucun signe de Serena ni du vieux Ort Wibsen. Et le forceur de blocus avait disparu. Quand il retrouva Brigit Paterson, elle lui parut exubérante malgré la bise glaciale et, d’une voix triomphante, elle lui dit : — Tercero, nous avons réussi ! Je n’aurais pas parié un crédit sur nos chances, mais Serena savait ce qu’elle faisait. Je n’arrive pas à croire qu’elle ait réussi à nous tirer de là ! Xavier était au seuil du soulagement. — Mais où est-elle ? Brigit plissa le front, inquiète. — Elle n’est pas avec l’Armada ? Elle est partie il y a plusieurs jours à la rencontre de votre flotte pour vous dire ce que nous avions fait. On pensait que vous saviez. — Non, nous ne sommes venus qu’à cause du message qu’elle m’a laissé sur Salusa. (Xavier avait le cœur serré et sa voix devint un murmure fragile.) Il a dû se passer quelque chose. Ô Dieu, j’espère que non... Il rassembla un escadron de kindjals avec les meilleurs pilotes. Il savait que Serena se trouvait quelque part sur cette planète. Perdue. Il pouvait exister un nombre infini de refuges ici, mais il devait la retrouver. Est-ce qu’elle avait pu s’écraser après avoir quitté l’île glacée ? Est-ce qu’elle avait pu être capturée ? Le dossier de Wibsen montrait qu’il avait été un excellent pilote et le forceur de blocus avait dû bien se comporter. Mais Serena et ses commandos n’avaient répondu à aucun message de l’Armada. Tant de choses avaient pu se passer. Tant de choses redoutables. L’Armada venait de recevoir ses ordres pour la phase finale de l’opération Giedi Prime. On évacuait déjà les survivants de Giedi Ville. Xavier pria pour que Serena soit du nombre. L’escadron était à dix kilomètres au-dessus de la citadelle qui avait été autrefois le manoir du Magnus Sumi. Il était temps de s’éloigner, Xavier le savait. Quelques mois seulement auparavant, dans une atmosphère de liesse, il avait été reçu ici avec son équipe d’inspection. Il se souvenait encore du banquet somptueux. Il ne subsistait ici qu’un cancer, Omnius, qui devait être arraché de Giedi Prime. Ils survolaient la métropole et Xavier hésita. Il avait l’estomac noué mais, enfin, il donna l’ordre qu’on attendait de lui. Et les kindjals dégorgèrent leur charge de mort. Xavier ferma les yeux et s’enferma dans sa terrible résolution. C’était le seul moyen d’acquérir une certitude. Même si des fragments du suresprit avaient été distribués dans des sous-stations de Giedi Prime, la nouvelle force d’occupation trouverait d’autres racines. Pour l’heure, les humains devaient oblitérer le cœur de l’ordinateur qui se terrait comme une larve malfaisante dans le complexe de la citadelle, coupé de toute infrastructure, dépouillé de ses protecteurs mécaniques. Au travers des nuages et de la fumée, Xavier vit exploser une dizaine de bombes thermonucléaires dans une grande rafale d’éclairs et de tonnerre au-dessus de Giedi Ville, vaporisant les immeubles gouvernementaux. Les pierres fondirent à la ronde et rien de vivant ne subsista. La victoire était amère... mais néanmoins réelle. Deux jours plus tard, au cours d’une inspection, le Tercero Harkonnen et ses officiers firent le bilan de la destruction de Giedi Ville. Ils savaient déjà ce qu’ils allaient trouver, mais l’évidence cruelle les rendit muets. Xavier, le souffle court, frissonnant, tentait de sauver sa conscience en se répétant qu’Omnius avait été détruit. Et que les humains avaient retrouvé leur planète. Mais il n’avait relevé nulle part la moindre trace de Serena. Il existe toujours un moyen de s’en sortir. Vorian Atréides, Dossiers de debriefing Le Voyageur du Rêve venait enfin de pénétrer dans le système d’Ophiuchus B dans sa ronde immense de remise à jour des suresprits. Seurat avait tenté de contacter le réseau du nouvel Omnius de Giedi Prime. Si le général Agamemnon avait vaincu le hrtehgir, comme promis, Vorian savait que le suresprit serait installé au pouvoir, dans la citadelle. Au centre du concentrateur. Et cela ferait un nouveau chapitre glorieux à inclure dans les Mémoires héroïques de son père. — Je parierais qu’il y a encore pas mal de réorganisation et de restructuration en cours, commenta-t-il, debout devant la console en compagnie du capitaine robot. La perspective de visiter un monde à peine libéré du chaos humain l’excitait. Il avait hâte de voir les machines pensantes au travail. Le nouvel Omnius allait devoir s’entourer des meilleurs servants humains, ceux qui étaient susceptibles d’être loyaux envers les machines. Les néo-cymeks se chargeaient probablement avant tout de l’asservissement des populations. Le problème des servants venait au second plan. Il fallait d’abord que la population soit conditionnée et qu’elle accepte sa nouvelle situation. Mais il éprouvait aussi un sentiment singulier. Les hrethgir de Giedi Prime étaient ses semblables, même s’il n’avait aucun lien avec eux. Seurat et ceux qui lui ressemblent me sont plus proches. Ce sont des frères. Seurat essayait de se caler sur une balise radio de Giedi Prime. — Toujours aucun contact. Il est possible que tous les systèmes ne soient pas installés en surface, ou bien Agamemnon a causé trop de dommages durant la conquête. — Après la conquête, on peut toujours réparer les dommages, répliqua Vorian en observant la sphère de Giedi Prime éclairée par son pâle soleil jaune. Il y a quelque chose qui ne va pas, Seurat. — Soyez plus clair, Vorian Atréides. Je ne peux m’engager sur un sentiment aussi vague. — N’en parlons plus. Mais... soyez prudent. Quand le Voyageur du Rêve aborda les couches supérieures de l’atmosphère, il traversa des nuages et des amas de particules que le système d’analyse définit comme les constituants d’une fumée dense montant de la surface. Les hrethgir avaient-ils été assez féroces et désespérés pour brûler leurs cités sous le coup du désespoir ? Ces créatures pouvaient-elles être à ce point abominables ? Les systèmes d’alarme se déclenchèrent et son ventre se tordit de crainte. Seurat venait de freiner leur descente en modifiant leur cap et ils reprenaient même de l’altitude. — Apparemment, l’écran de brouillage de Giedi Prime est encore intact. — On a failli entrer dedans ! cria Vorian. Est-ce que ça ne veut pas dire que... — Le général Agamemnon a peut-être échoué dans sa conquête. Et Giedi Prime n’est pas aussi sûre qu’on nous l’a dit. Mais Vorian se perdait dans la certitude absurde que son père ne pouvait avoir échoué. Et il repassa une série de scans. — Les images des moyens militaires de la Ligue au sol montrent des explosions importantes à la surface de Giedi Prime. (Sa gorge se serra tandis qu’il poursuivait.) Le concentrateur du gouvernement et l’Omnius local ont été éradiqués ! Et tous les robots et les cymeks semblent avoir été détruits ! — Je scanne leurs rapports sur les fréquences larges... pour dresser un bilan, dit Seurat. Il rapporta dans l’instant ce qu’il venait d’apprendre : les brouilleurs portables, la Sorcière de Rossak qui avait utilisé ses dons pour annihiler les cymeks, l’assaut formidable de l’Armada de la Ligue. Puis, d’une voix affreusement calme, Seurat ajouta : — Vorian, une flotte de vaisseaux hrethgir arrive de l’autre face de la planète. On dirait qu’ils nous ont tendu une embuscade. Ils étaient soudain environnés d’un filet ardent orange et bleu. Le Voyageur du Rêve se lança dans des manœuvres désespérées, mais les chasseurs kindjals de la Ligue tournaient comme des loups. — Des barbares ! éructa Vorian. Prêts à détruire tout ce qu’ils n’aiment pas ! — Ils nous attaquent, fit Seurat d’un ton égal. Et le Voyageur du Rêve n’est pas un vaisseau programmé pour le combat. (Et il enchaîna d’un ton jovial, artificiel et facétieux :) Un jour, je crois qu’il faudra que je trouve une plaisanterie à propos du nombre d’humains qu’il faut pour court-circuiter un Omnius. Le Tercero Xavier Harkonnen venait d’être prévenu de l’approche d’un vaisseau robotique isolé. Il avait reformé son groupe de combat orbital sur la face cachée de Giedi Prime. Des carcasses de machines de combat dérivaient encore dans l’espace obscur. Xavier était aux commandes d’un chasseur kindjal, entouré d’un escadron d’intervention lourdement armé. Il venait de repérer le vaisseau de mise à jour d’Omnius. Il avait dans un premier temps plongé vers la cité avant de remonter dans le ciel en une manœuvre désespérée dès que son capitaine robot avait détecté le champ de brouillage. — Suivez-moi ! lança Xavier. Il ne faut pas qu’il nous échappe ! Son escadron exécutait déjà une manœuvre de chasse. Dans le même temps, il avisa les bases au sol qu’il avait un ennemi en vue. Le Voyageur du Rêve reprenait de la vitesse sur les viseurs, essayant de se soustraire aux tirs de l’Armada. Et brusquement, Xavier tressaillit en entendant une voix humaine – du moins une voix qui semblait humaine. — Eh, là, arrêtez de nous attaquer ! Nous sommes un vaisseau de la Ligue ! Je suis Vorian Atréides. Nous nous sommes emparés de cette unité ennemie. Ne tentez plus de nous abattre ! Xavier tenta de déterminer si cette voix de ténor était authentiquement humaine ou si elle était produite par une machine habile. Les mécaniques pensantes n’étaient guère rusées, mais elles étaient souvent flanquées d’un cymek. Certains pilotes de kindjals se replièrent, indécis. — Restez sur vos gardes, lança Xavier. Mais ne tirez plus jusqu’à ce que nous sachions... Avant qu’il ait fini, le vaisseau suspect décrivit une boucle et ouvrit le feu sur les chasseurs, les prenant par surprise. Un kindjal vira de bord, ses moteurs touchés. Sur le moniteur de Xavier apparut un visage humain avec des cheveux noirs et un regard de fanatique. Tout près de lui, impavide, se tenait un robot à la face de fleximétal qui ondulait doucement sous l’effet des émotions secrètes qu’il éprouvait en pilotant en catastrophe le vaisseau. Un robot et un humain travaillant au coude à coude, je ne peux pas le croire ! se dit Xavier. — Ouvrez le feu ! cria-t-il. Détruisez ce vaisseau ! — Ça n’est pas raisonnable de les provoquer à ce point, Vorian, déclara Seurat, soudain bizarrement calme. Je préférerais qu’on fiche le camp. — Mais j’ai gagné quelques précieuses secondes, non ? Vous n’auriez même pas osé tenter un bluff sur ce coup, non ? Le sourire de Vorian s’effaça. Il avait lu des phrases semblables dans les Mémoires d’Agamemnon et c’était avec plaisir qu’il les entendait en écho. Le commandant de l’Armada rappelait ses pilotes tout en vociférant des insultes à l’adresse de Vorian : — Tu es la honte de l’humanité, un sale traître ! Il rit fièrement et cita ce qu’on lui avait appris depuis son enfance : — Je suis le pinacle de l’humanité – un servant d’Omnius, fils du général Agamemnon. Seurat le coupa net : — Excusez-moi d’interrompre ce grand discours, Vorian, mais je détecte d’autres vaisseaux hrethgir. Plus que nous ne pouvons en affronter. Je romps donc cet engagement. Nous sommes responsables des dossiers de mise à jour. Il faut faire notre rapport. Vorian eut un sourire sombre. — Si l’Omnius de Giedi Prime est d’ores et déjà détruit, nous ne pourrons pas récupérer les données de ce qu’il a fait durant les mois où il a été au pouvoir. — C’est une perte douloureuse. Le robot lança le Voyageur du Rêve sur orbite, bien loin des champs de brouillage des humains. Sous l’accélération, Vorian fut écrasé dans son siège et faillit perdre conscience. Un escadron de kindjals se rabattait sur leur arrière et le vaisseau fut secoué par un impact en poupe. Seurat vacilla et une autre salve crépita sur la coque, endommageant les plaques de blindage. Le Voyageur n’avait pas été conçu pour subir de telles attaques. Vorian entendit le sifflement soudain des systèmes de compensation qui exécutaient les réparations d’urgence. Puis ils furent de nouveau touchés, plus durement. — Nous passons sur les réserves, annonça Seurat. Vorian déchiffra les diagnostics de statut du vaisseau. L’atmosphère de la cabine devenait âcre et enfumée. Le vaisseau frémit. Les kindjals revenaient à l’attaque avec plus de précision et une nouvelle explosion faillit faire tomber Vorian. — Nous ne pourrons pas en supporter plus, annonça Seurat. Nos moteurs ne fonctionnent qu’au tiers de leur capacité et j’accélère au maximum. Vorian eut soudain une idée. — Montez vers ce grand nuage. La vapeur d’eau doit y être assez dense pour agir comme protection de surface. Seurat suivit le conseil de son copilote et modifia le cap sans discuter. Les moteurs peinaient et une nouvelle grêle de rayons toucha le vaisseau. Vorian se démenait aux commandes, émettant des images virtuelles du vaisseau dans leur sillage. Il avait caressé autrefois l’espoir d’utiliser ce stratagème dans un de ses jeux avec Seurat... mais là, ils ne jouaient plus. Si sa tactique échouait, le Voyageur en détresse était condamné. Quelques instants plus tard, une centaine d’images illusoires du vaisseau parurent surgir du nuage, autant de solidos brillant sous la vapeur d’eau. Déconcertés, les pilotes humains se lancèrent à leur poursuite. Tandis que le vaisseau blessé s’éloignait tant bien que mal, ses deux pilotes restèrent sur leur orbite refuge avec l’espoir de demeurer invisibles jusqu’à ce qu’ils soient hors d’atteinte des kindjals... Même ce qui est prévisible peut être un choc terrible pour celui qui s’est raccroché aux fils de l’espoir. Xavier Harkonnen Les survivants de Giedi Prime comptaient leurs morts, évaluaient les dégâts et dressaient des plans pour l’avenir, Xavier Harkonnen sentait faiblir son espoir. Il semblait que personne n’avait vu Serena depuis qu’elle était partie pour la tour de la mer du Nord. Il avait doublé ses heures de vol avec les groupes de kindjals qui effectuaient des vols de reconnaissance au-dessus des continents reconquis où les machines avaient causé un maximum de destructions. Si Serena était encore en vie, Xavier savait qu’elle ne pouvait se cacher. Au contraire, elle serait au centre des secours, comme toujours. En volant vers l’est, il regarda le soleil jaune se coucher derrière lui dans une vaste nappe or et orangé. Son chasseur aborda une zone de turbulences et il lutta pour maintenir le cap, gagna de l’altitude, suivi par tout son escadron. Le cœur serré, il n’osait songer à ce qu’il pourrait retrouver. Il n’avait qu’un espoir : un jour, quand ils seraient mariés, ils raconteraient cet épisode à leurs enfants. À cette altitude, Xavier découvrait le dessin des continents de la planète. Ils allaient aborder la zone de nuit. Un scanner à haute définition lui transmit l’image du centre d’une cité, des essaims de lumières des campements de fortune. Pendant leur règne aussi bref que brutal, les machines avaient massacré des populations innombrables et provoqué l’exode de millions de survivants vers les contrées sauvages. Peu à peu, craintifs, ils revenaient vers leurs foyers. Les équipes de construction avaient réinvesti les complexes industriels, démantelé les chaînes de modifications robotiques et relancé la production. La première urgence était de reconstruire et de rétablir la chaîne alimentaire. Dans Giedi Ville, des experts avaient investi la citadelle en ruine de l’Omnius pour analyser les décombres laissés par l’attaque thermique : du matériel calciné, des fragments déchiquetés et un unique mécanisme de signalisation électronique. Si Xavier haïssait les machines, il croyait cependant à l’honneur des humains. Pour cela, il ne parvenait pas à croire qu’un traître tel que Vorian Atréides pût exister, qu’il pût collaborer avec un robot aux commandes d’un vaisseau espion. Il avait certainement subi un lavage de cerveau, mais pourtant, dans ses réponses arrogantes, il y avait de la conviction profonde, la marque d’un esprit fanatique, obsédé. Il avait déclaré qu’il était le « fils » d’Agamemnon, le plus redoutable des Titans cymeks. Un escadron de kindjals venait de se rabattre vers l’océan. — Tercero Harkonnen. Nous avons détecté des débris en surface. Une épave métallique, apparemment. Le cœur de Xavier fit un bond et une onde froide traversa son esprit. — Vérifiez. Deux chasseurs piquèrent vers la mer et, très vite, un pilote transmit : — La masse et la configuration suggèrent qu’il s’agit de l’épave d’un vaisseau de la Ligue avec un armement militaire. Sans doute un forceur de blocus. — Avons-nous perdu ce genre d’unité lors des engagements ? — Non, Commandant. — Récupérez l’épave, ordonna Xavier, étonné lui- même de son calme. Il faut l’analyser. Il ne dit rien, mais il savait que Serena et son équipe avaient pris l’air dans ce type de vaisseau en quittant la tour émettrice. Il retrouva le souvenir de l’image scintillante de Serena qu’il avait vue dans le collier de diamant noir d’Octa. C’était comme une brûlure dans son esprit. Les yeux de Serena lui disaient une fois encore sa détermination à venir au secours des gens de Giedi Prime. Les hommes avaient maintenant abordé les débris. Il vit que la coque avait été revêtue d’un film gris furtif noirci, écaillé. Ses pensées avaient pris un cours froid et lent. — Il faut que nous en soyons certains, d’une façon ou d’une autre. Plus tard, l’épave fut emportée jusqu’à un campement militaire provisoire de Giedi Ville. Xavier ordonna une analyse de toutes les traces de sang relevées à l’intérieur du forceur de blocus. On avait trouvé aussi des éléments appartenant à des aérofoils robotiques mais il décida de ne pas en tenir compte. Son esprit était maintenant froid et paralysé : il ne pouvait se soustraire aux conclusions. Dans une capsule de sauvetage endommagée, non loin du forceur de blocus, les équipes de récupération retrouvèrent les restes d’un vieil homme que l’on identifia comme étant Ort Wibsen. Il n’y avait plus aucun doute : le vaisseau avait bien été celui de Serena Butler. On trouva d’autres traces de sang. Qui prouvaient à l’évidence qu’un combat violent s’était produit là. Xavier lui-même relut les examens ADN en quête du moindre espoir. Mais tout prouvait que les autres victimes avaient été les messagers de la Garde de Giedi Prime, Pinquer Jibb... et Serena Butler elle-même. Serena... Mon amour... Xavier tentait de s’accrocher à ses ultimes traces d’espoir. Les machines avaient peut-être capturé Serena. Mais non, c’était une éventualité peu réaliste, ridicule même... Et puis, avec la brutalité des cymeks et des robots, quel destin aurait pu être le sien ? Non, il devait regagner Salusa Secundus et apprendre l’affreuse nouvelle à Manion Butler. Il n’y avait plus aucun doute à présent : Serena était morte. Que nous soyons riches, pauvres, faibles, intelligents ou stupides, les machines pensantes ne nous considèrent que comme de la viande. Elles ne comprennent pas ce que sont vraiment les humains. Iblis Ginjo, Plans initiaux pour le Jihad D’autres patrons de servants avaient été assignés au projet du Forum, mais Iblis Ginjo avait été détaché afin d’inspecter un nouvel arrivage d’esclaves, des prisonniers de Giedi Prime et qui avaient été assignés sur la Terre par Omnius. Iblis grondait intérieurement, redoutant que les cymeks ne veuillent construire encore un autre monument à la gloire de la prise de Giedi Prime. Auquel cas, ses équipes seraient les premières en ligne... On disait qu’Érasme avait porté son regard sur une femelle en particulier qui avait été spécialement sélectionnée pour lui par le Titan Barberousse. Iblis avait lu la documentation et savait que le nouveau lot de captifs serait particulièrement indiscipliné vu l’endroit où il avait été fait prisonnier. Dès qu’il débarqua du transporteur, il examina les nouveaux, hagards et sales, d’un œil expert. Il leur assigna très vite des postes : quelques artisans, quelques ouvriers spécialisés. Mais des esclaves communs dans l’ensemble. Il remarqua en particulier un personnage musclé, à la peau sombre, qui serait idéal pour le piédestal d’Ajax. Il lui adressa un sourire d’encouragement avant de dépêcher les autres vers les équipes en mal de main-d’œuvre. Parmi les derniers éléments à débarquer, il vit une femme au visage et aux bras marqués de coups, avec une expression de choc, à la démarche fière et forte. C’était elle qu’Érasme avait réclamée. Une source d’ennui. Pourquoi le robot indépendant s’intéressait-il autant à elle ? Il se contenterait sans doute encore une fois de la découper. Quel gâchis ! Quelle honte !... Il l’interpella, mais elle ignora sa voix douce mais néanmoins autoritaire. Finalement, avec l’assistance quelque peu brutale des robots, elle se retrouva devant lui. De taille moyenne, elle avait des yeux bleu lavande, des cheveux d’ambre et un visage qui aurait été plutôt joli s’il avait été propre et sans cette expression terrible de colère. Iblis eut un sourire chaleureux, essayant de se montrer quelque peu charmeur. — Si j’en crois mes fiches, vous êtes Serena Linné ? Mais il savait parfaitement qui elle était. En la regardant droit dans les yeux, il y lut de la méfiance. Mais elle soutint son regard comme si elle était son égale. — Oui. Mon père était un fonctionnaire mineur de Giedi Prime. — Et vous avez déjà travaillé comme servante ? — J’ai toujours servi... le peuple. — Désormais, vous allez servir Omnius. (Iblis baissa le ton.) Mais je vous promets que ça ne sera pas trop pénible. Ici, nos gens sont bien traités. Surtout ceux qui sont intelligents comme vous. Peut-être pourrez- vous aspirer à une position privilégiée avec votre personnalité. Mais nous ferions sans doute aussi bien de vous appeler par votre vrai nom : Serena Butler. Qu’en dites-vous ? Elle lui décocha un regard venimeux. Au moins, elle ne cherchait pas à nier. — Comment savez-vous cela ? — Après vous avoir capturée, Barberousse a inspecté l’épave de votre vaisseau. Il y a trouvé de nombreux indices. Vous avez de la chance que les cymeks n’aient pas voulu vous interroger ! (Il consulta son bloc électronique.) Nous savons que vous êtes la fille du Vice-roi Manion Butler. Est-ce que vous dissimuliez votre identité par crainte qu’Omnius ne vous utilise pour une sorte de chantage ? Je puis vous assurer que les suresprits ne pensent pas de cette manière. Omnius n’aurait su concevoir un tel projet. Serena leva le menton d’un air de défi. — Mon père n’aurait pas cédé un seul centimètre de son territoire, quoi que vos machines aient pu me faire. — Mais oui, je suis persuadé que vous êtes très courageuse. (Iblis eut un sourire amer avec l’espoir de la rassurer.) Mais le reste dépend du robot Érasme. Il a demandé que vous soyez logée dans sa villa. Il semble vous porter un intérêt très particulier. C’est peut-être un bon signe. — Il veut me venir en aide ? — Je n’irai pas jusqu’à dire cela, répliqua Iblis avec une note d’humour. Mais je suis convaincu qu’il désire vraiment vous parler. Vous parler pendant des heures. A terme, je crois qu’il vous rendra folle avec sa curiosité. Il veut tout savoir. Il donna ensuite des ordres à ses esclaves pour qu’on laisse Serena se laver et qu’on lui donne des vêtements. Ils s’empressèrent de s’exécuter et elle pensa qu’ils agissaient comme si Iblis était une machine. Même si chacun de leurs gestes était empreint d’hostilité, elle décida de ne pas gaspiller ses forces en vaine résistance. Elle avait un cerveau, mais elle ne doutait pas que son intelligence et son esprit seraient avant peu écrasés. Quand elle se présenta devant la responsable médicale, elle eut cependant une surprise. La fille avait des yeux bleu lavande glacés, avec pourtant une étincelle de curiosité dans le regard. — Savez-vous que vous êtes enceinte ? Ou bien est-ce un accident malheureux ? En observant sa réaction, Iblis vit qu’elle était prise au dépourvu. — Oui, cela date de trois mois. Vous avez dû vous en douter. — Ça ne vous regarde pas ! Elle s’était exprimée d’une voix dure, comme si elle voulait se raccrocher à quelque chose de stable. Mais ce qu’elle venait d’entendre était plus dur que le traitement qu’elle avait subi depuis sa capture. Iblis leva la main. — Tout ce qui se passe dans votre corps me regarde, vous savez – du moins jusqu’à ce que je vous livre à votre nouveau maître. Ensuite, je ne pourrai plus que me contenter d’avoir pitié de vous. Érasme aurait sans nul doute des plans intéressants pour elle et le fœtus... La psychologie de l’animal humain est malléable, car sa personnalité dépend de la proximité des autres membres de son espèce et des pressions exercées sur lui. Érasme, Notes de laboratoire La villa d’Érasme, au sommet d’une colline, dominait la mer. Du côté terre, le bâtiment principal s’ouvrait sur une superbe cour dallée entourée de tourelles, et, au-dessus du littoral, se trouvaient les enclos dénudés où vivaient les esclaves humains entassés comme du bétail. Son visage de pleximétal noir avait pris une expression paternelle, bienveillante en observant les deux robots sentinelles qui venaient de pénétrer dans un enclos pour ramener les deux sœurs jumelles dont Erasme avait besoin pour une nouvelle série d’expériences. Les humains terrifiés se dispersaient en courant, mais l’aimable expression d’Érasme ne changea pas. Ses myriades de fibres optiques scrutaient les corps maigres et sales tandis qu’il supputait. Il avait vu ces deux jeunes filles quelques jours auparavant, il avait apprécié leurs yeux bruns et leurs cheveux noirs coupés court, mais elles semblaient avoir réussi à se cacher quelque part. Avaient-elles décidé de jouer avec lui ? Les deux robots venaient d’enfiler un tunnel qui conduisait à un autre enclos et ils appelèrent enfin. — Nous avons localisé les deux sujets. Bien, ronronna Érasme en lui-même, savourant déjà le travail fascinant qui l’attendait. Il voulait savoir s’il pouvait obliger une des filles à tuer l’autre. Ce serait une étape majeure qui ouvrirait de nouvelles perspectives sur les limitations morales et la définition qu’en avaient les frères et sœurs. Il aimait beaucoup travailler sur des jumeaux. Au fil des années, il en avait étudié des dizaines dans son laboratoire et avait accumulé des observations médicales aussi bien que des études psychologiques très poussées. Il avait examiné méticuleusement les autopsies qu’il avait pratiquées, analysant les différences les plus subtiles des jumeaux identiques. Les maîtres esclaves qui travaillaient dans les enclos avaient pour instruction d’identifier systématiquement les captifs venus de la Terre et de les sélectionner. Les deux jumelles brunes se retrouvèrent enfin devant lui. Elles se débattaient encore sous les mains puissantes des robots. Érasme afficha un sourire serein. L’une des jumelles cracha sur le tissu polymère de son visage miroitant. Érasme se demanda pour quelle raison la salive, chez les humains, était assimilée à une connotation négative. Elle ne causait aucun dommage et pouvait être nettoyée sans problème. Les diverses formes de la défiance humaine ne cessaient de le surprendre. Peu avant son départ de Corrin, vingt-deux esclaves avaient ôté les films qui protégeaient leurs yeux et avaient volontairement regardé en face le grand soleil rouge de la planète. Tous étaient devenus aveugles. Ils étaient désobéissants, rebelles – et stupides aussi. Qu’y avaient-ils gagné, sinon de se rendre inutiles pour toutes les corvées d’esclaves ? Ils avaient agi dans l’espoir d’être exécutés et Érasme était tout prêt à satisfaire ce vœu. Mais il ne voulait pas en faire des martyrs. Il les avait donc patiemment séparés des autres travailleurs afin qu’ils ne répandent pas leur esprit de rébellion. Aveugles, ils étaient incapables de trouver leur nourriture, encore moins de la gagner. Il supposait qu’ils avaient fini par mourir de faim dans leur nuit volontaire. Malgré tout, il avait admiré leur volonté, l’audace qu’ils avaient montrée en s’opposant à lui. Même s’ils étaient souvent pénibles à supporter, ils n’en restaient pas moins passionnants. Un œil-espion bourdonnait non loin d’Érasme en émettant des bruits bizarres, incongrus. Finalement, la voix d’Omnius se fit entendre. — Erasme, la perte récente de Giedi Prime est ta faute. Je tolère tes expériences interminables dans l’espoir que tu parviendras à analyser le comportement humain. Pourquoi ne pas avoir su prédire le raid suicide qui a anéanti mes cymeks ? Nous n’avons pas réussi à dupliquer les données et les rapports de ma contrepartie de Giedi Prime. Barberousse est lui aussi irremplaçable, puisqu’il a créé ma programmation d’origine. L’Omnius terrien était déjà au courant de la reconquête de Giedi Prime grâce à la bouée automatique d’urgence lancée par le robot Seurat qui avait constaté le désastre dans sa ronde de mise à jour. Le message n’avait été réceptionné sur Terre que le matin même. — On ne m’avait pas informé que les Sorcières de Rossak avaient développé cette capacité de destruction télépathique. (L’ovale du visage du robot redevint noir, lisse et indéchiffrable.) Pourquoi ne pas poser ces questions à Vorian Atréides quand il sera de retour ? Le fils d’Agamemnon nous a déjà aidés à simuler le comportement instable des humains auparavant. — Même avec l’apport de ses données, nous n’aurions pu nous préparer à ce qui est advenu sur Giedi Prime. Les organismes biologiques intelligents sont imprévisibles et irresponsables. (Les robots entraînaient les deux jumelles et Érasme, avec un bref regard à l’œil-espion, conclut :) Il est donc évident que j’ai encore du travail devant moi. — Non, Érasme, il est évident que tes recherches ne vont pas vers les résultats souhaités. Tu devrais viser la perfection plutôt que de te perdre dans des investigations sur des erreurs composées. Je te recommande une superposition de mon esprit central par mon sous- programme. Deviens une machine parfaite, Érasme. Une copie de moi-même. — Vous seriez prêt à sacrifier nos libres débats tellement fascinants ? rétorqua Érasme, s’efforçant de cacher son inquiétude profonde. Vous avez toujours exprimé votre intérêt pour mon mode de pensée particulier. Tous les suresprits apprécient les résultats de mes initiatives. Le bourdonnement de l’œil-espion s’intensifia, ce qui indiquait qu’Omnius venait de dévier le cours de ses pensées. Cette situation était indécise et préoccupante. Érasme ne souhaitait pas perdre l’identité indépendante qu’il s’était si soigneusement fabriquée. L’une des jumelles échappa aux robots et se précipita vers l’abri incertain des enclos. Obéissant aux instructions d’Érasme, le garde souleva sa sœur d’un bras et la laissa pendre, hurlante. Celle qui venait de s’échapper hésita. Elle aurait pu atteindre l’enclos mais elle s’arrêta et, lentement, se rendit. Envoûtant, se dit Érasme. Le robot sentinelle n’eut même pas à infliger de dommages cellulaires à l’autre fille. Il formula rapidement à l’adresse d’Omnius : — Il est possible qu’en appelant mon attention sur des problèmes à caractère militaire, vous puissiez plus facilement comprendre l’utilité de mes travaux. Laissez-moi comprendre pour votre bénéfice la mentalité de ces humains sauvages. Qu’est-ce qui les pousse au sacrifice, comme nous avons pu le constater sur Giedi Prime ? Si je parviens à extraire une explication à tout cela, vos Mondes Synchronisés ne seront plus aussi vulnérables face à des attaques imprévisibles. L’œil-espion s’éleva un peu plus haut tandis que des millions de possibilités affluaient dans l’esprit dense et riche d’Omnius. Et le suresprit se décida : — Tu as mon autorisation. Mais évite de trop éprouver ma patience. Le peuple a besoin de continuité. Bovko Manresa, Premier Vice-roi de la Ligue des Nobles Sur Poritrin, la fièvre virulente s’était répandue dans les champs de boue et les docks où les esclaves vivaient misérablement. En dépit de la quarantaine et des secours, la maladie avait déjà tué un nombre important de fonctionnaires et de marchands et avait même frappé les esclaves des laboratoires de Tio Holtzman, ce qui avait considérablement perturbé les travaux du Savant. Dès qu’il constata les premiers symptômes de la maladie chez ses calculateurs, il ordonna qu’on mette à l’écart les sujets touchés dans des chambres d’isolement et qu’on les sépare des équipes encore saines. Il pensait que les esclaves seraient heureux d’échapper pour un temps à leurs corvées mathématiques mais, bien au contraire, ils se lamentèrent et prièrent Dieu en Lui demandant pourquoi ils avaient été frappés, eux, plutôt que leurs oppresseurs. Dans les deux semaines qui suivirent, Holtzman perdit la moitié de ses esclaves personnels. Cette rupture dans la routine des travaux quotidiens n’était guère favorable à l’éclosion d’idées. Des simulations à grande échelle avaient été construites peu à peu sur les développements des paramètres établis par Norma Cenva. Même s’il grognait devant les inconvénients, Holtzman avait conscience qu’interrompre ce travail à long terme l’obligerait à engager de nouvelles équipes pour tout recommencer. Afin de garder son statut, il devrait avant peu annoncer une percée majeure. Récemment, sa réputation s’était plutôt appuyée sur les travaux de Norma que sur les siens. Évidemment, il avait pris entièrement à son compte la modification des brouilleurs transformés en armes de combat. Le Seigneur Bludd avait été particulièrement fier de présenter les deux prototypes de la force de libération de l’Armada sur Giedi Prime. Il était évident que les projecteurs de brouillage avaient été utiles aux groupes d’intervention, mais les prototypes avaient consommé l’énergie nécessaire à deux transporteurs pour débarquer des troupes au sol et les appareils eux-mêmes étaient tombés en panne, définitivement, après une seule utilisation. De plus, l’impulsion de parasitage initiale avait provoqué des résultats inattendus : des robots avaient été abrités par certaines parois ou n’avaient pas subi les effets du champ de brouillage alors qu’il se dissipait. Néanmoins, le concept était prometteur et les nobles pressaient Holtzman de trouver des améliorations sans même savoir le rôle que Norma avait joué. Au moins la réputation d’Holtzman était sauvegardée. Pour un temps. Quant à Norma, elle se montrait aussi discrète qu’efficace. Elle ne participait que rarement aux fêtes et aux distractions, travaillait dur et suivait ses propres idées. Désobéissant quelque peu aux instructions d’Holtzman, elle tenait à effectuer elle-même ses calculs plutôt que de les confier aux équipes d’esclaves. Elle avait été élevée dans l’indépendance et sa volonté affirmée faisait d’elle une personne plutôt terne. Après avoir récupéré cette jeune prodige dans la nuit de Rossak, Holtzman avait songé, sans doute irrationnellement, que Norma pouvait lui souffler des inspirations soudaines. Lors d’un récent cocktail dans les tours du Seigneur Bludd, leur hôte avait plaisanté en suggérant qu’Holtzman prenne quelques vacances pour s’évader un peu de son inspiration coutumière. Le Savant avait ri à l’unisson de tous les nobles avinés. Tout en sachant bien qu’il n’avait rien créé d’original depuis pas mal de temps. À la suite d’une nuit agitée peuplée de rêves bizarres, Holtzman s’éveilla avec enfin un concept nouveau. En améliorant certains éléments électromagnétiques qu’il avait utilisés pour ses champs de brouillage, il pensait être capable de créer un « générateur d’alliage de résonance ». Couplé en résonance, un inducteur de champ thermique pourrait être associé à des métaux – des structures robotiques, par exemple, ou bien encore les carcasses de combat des cymeks. Il suffirait des contrôles de réglages fins pour que le syntonisateur provoque le choc des atomes sélectionnés et génère une énergie thermique énorme qui disloquerait à terme la machine. Le concept apparaissait comme prometteur. Holtzman envisageait son développement avec autant d’impatience que d’enthousiasme. Avant tout, il lui fallait des assistants et des calculateurs pour construire son prototype. Et voilà qu’il devait gaspiller son temps à cette tâche mesquine : remplacer les esclaves qui étaient morts de la fièvre. Avec un soupir d’agacement, il quitta ses laboratoires et s’engagea sur le sentier en zigzag qui descendait jusqu’au pied de l’escarpement pour embarquer sur un des bateaux à turbines. Sur la rive opposée, là où le delta s’élargissait, il se mêla à l’animation du marché fluvial. Les barges et les radeaux avaient été reliés jusqu’à devenir une part intrinsèque du paysage. Ce quartier flottant n’était guère éloigné du spatioport de Starda où se négociaient les articles hors-monde les plus bizarres : les élixirs et les drogues de Rossak, les bois et les plantes d’Ecaz, les gemmes de Hagal, les instruments de musique de Chusuk... Dans les boutiques, de part et d’autre d’une allée étroite, des tailleurs copiaient les dernières créations de Salusa, découpaient et cousaient des étoffes exotiques importées, des draperies locales. Holtzman était un client fidèle car soucieux d’améliorer sa garde-robe personnelle. Un Savant aussi éminent que lui ne pouvait pas se cloîtrer dans ses laboratoires. Après tout, il était souvent appelé à paraître en public pour répondre aux questions des citoyens aussi bien qu’à s’exprimer devant les comités de nobles afin de les convaincre de son importance. Mais, aujourd’hui, il devait aller plus loin, bien au- delà du marché du fleuve. Car il devait acheter des gens, et non des vêtements. Sur un dock, droit devant lui, un écriteau annonçait en galach : RESSOURCES HUMAINES. Il traversa des pontons grinçants, franchit des passerelles instables et des promenades flottantes jusqu’aux radeaux délabrés où étaient enfermés les esclaves à vendre. Ils avaient été regroupés par lots. Ils portaient pour la plupart le même uniforme grossier, taille unique, qui ajoutait le ridicule à l’apparence misérable de certains. Ils étaient tous très amaigris et devaient s’alimenter au même restaurant, un peu moins d’une fois par jour. Ils venaient de planètes dont les libres citoyens de Poritrin n’avaient jamais entendu parler, et qu’ils avaient encore moins visitées. Leurs maîtres affichaient une attitude distante, ils ne vantaient pas leur cheptel et se refusaient à discuter les prix. Après l’épidémie, les domaines et les grandes maisons étaient obligés de remplacer leur personnel et les vendeurs étaient en excellente position. Holtzman n’était pas le seul visiteur, bien entendu, et il ne cessait de croiser d’autres clients qui inspectaient la marchandise sur pied, examinant sans vergogne les visages émaciés, tristes ou hagards. Un vieillard qui serrait une liasse de crédits dans sa main noueuse appela un vendeur et demanda à voir d’un peu plus près quatre femelles d’âge moyen. Holtzman n’était pas particulièrement regardant et il n’avait pas l’intention de gaspiller son temps précieux. Il avait besoin d’un nombre important d’esclaves et était décidé à acquérir un lot complet. Quand il les aurait ramenés, il sélectionnerait les plus intelligents pour les calculs. Les autres iraient aux cuisines ou à l’entretien. Il détestait ce genre d’achat vulgaire, mais il n’avait jamais confié cette corvée à quiconque. Il sourit en se rappelant qu’il avait critiqué Norma parce qu’elle avait la même attitude que lui et se hérissait à l’idée d’utiliser les calculateurs pour résoudre ses équations. Impatient, il interpella un vendeur, lui brandit la lettre de crédit de Niko Bludd sous le nez en s’avançant d’un air décidé. — Il me faut beaucoup de main-d’œuvre. L’homme des ressources humaines se précipita et s’inclina, souriant. — Mais bien sûr, Savant Holtzman ! Il en sera fait selon votre requête ! Précisez-moi seulement vos désirs et je vous donnerai un ordre de prix compétitif. Soupçonnant l’autre de vouloir le duper, Holtzman ajouta : — Il me faut des esclaves intelligents et autonomes, mais capables de suivre les instructions qu’on leur donne. Il m’en faudrait soixante-dix ou quatre-vingts, je pense. Il entendit les grognements des autres clients qui se gardèrent cependant d’affronter le célèbre inventeur. — Ça, c’est une commande importante, fit le vendeur, surtout en cette période difficile. La peste nous a privés d’une bonne part du cheptel et il faut attendre que les marchands de Tlulax nous livrent. — Chacun sait à quel point mes travaux sont importants. Et même essentiels, insista Holtzman en exhibant un chronomètre. Mes besoins ont droit de préséance sur ceux de n’importe quel citoyen riche désireux de remplacer son personnel domestique. Si vous le souhaitez, je peux obtenir une dispense spéciale du Seigneur Bludd. — Je le sais bien, Savant Holtzman, fit le vendeur. (Il se détourna pour lancer aux autres clients :) Et cessez de vous plaindre ! Sans cet homme, nous serions tous en train de balayer les appartements des machines à l’heure qu’il est ! (Il revint à son illustre client, tout sourire.) La question, bien sûr, est de savoir quel genre d’esclave vous sera le plus utile. J’ai justement un nouveau contingent en provenance d’Harmonthep : des Zensunni. Tout à fait dociles, mais je crains qu’ils ne justifient un prix un peu plus élevé. Holtzman plissa le front, irrité. Il préférait garder son argent pour d’autres occasions, surtout s’il envisageait l’investissement conséquent qui allait être nécessaire pour son nouvel alliage de résonance. — Mon ami, n’essayez pas de profiter de moi. Le vendeur s’empourpra mais lui tint tête, car il voyait bien sa hâte. — Peut-être qu’un autre groupe conviendrait mieux, non ? J’en ai justement un qui vient de m’être livré de IV Anbus. Des Zenchiites. Il montrait un radeau à l’écart où des esclaves à la peau sombre observaient les visiteurs avec des expressions patibulaires. — Quelle est la différence ? Ils sont moins chers ? — Non, simple question de philosophie religieuse. (L’homme des ressources humaines guettait sa réaction et, n’en voyant pas, sourit avec soulagement.) Mais qui peut comprendre les Bouddhislamiques, n’est-ce pas ? Ils savent travailler et c’est bien ce que vous voulez, non ? Je suis prêt à vous les céder à prix intéressant, même s’ils sont intelligents. Et sans doute plus cultivés que ceux d’Harmonthep. Ils sont également en bonne santé. J’ai tous les certificats médicaux. Pas un seul n’a été exposé au virus. Holtzman examina les Zenchiites. Ils avaient tous relevé leur manche gauche, comme si c’était là un signe de ralliement. Un homme vigoureux se tenait au premier rang, le regard brûlant. Il portait une fine barbe noire et dévisageait Holtzman sans passion, comme s’il se considérait comme supérieur à ceux qui le retenaient prisonnier. Holtzman ne décelait aucun défaut chez ces esclaves de IV Anbus. La maisonnée avait été dépeuplée et il avait désespérément besoin de techniciens de bas niveau. Chaque jour il devenait plus difficile de disposer de calculateurs rapides pour démêler les écheveaux d’équations. — Mais en ce cas, pourquoi sont-ils moins chers ? insista-t-il. — Ils sont plus nombreux, c’est tout. Simple question d’offre et de demande. Le vendeur soutenait son regard. Il annonça son prix. Holtzman était trop pressé par le temps et il acquiesça. Je vais en prendre quatre-vingts. Peu m’importe qu’ils soient d’Harmonthep ou d’Anbus IV. Désormais, ils sont sur Poritrin et au service du Savant Tio Holtzman. L’habile vendeur se tourna vers les esclaves et cria : Vous avez entendu ? Vous devriez être fiers. Les Zenchiites regardaient leur nouveau maître sans un mot. Holtzman se sentit soulagé : cela voulait probablement dire qu’ils seraient plus dociles. Il remit la somme au vendeur. — Faites-les laver et envoyez-les à ma résidence. — Ne vous faites pas de souci, Savant Holtzman. Ils vous donneront entière satisfaction. Le Savant quitta l’agitation du marché fluvial tandis que les autres clients se remettaient à brailler en brandissant leurs liasses de crédits. La journée promettait d’être agitée et profitable pour le vendeur de ressources humaines. Dans le cours de l’Histoire, ce sont les espèces les plus fortes qui gagnent, invariablement. Tlaloc, Le Temps des Titans Après avoir trouvé refuge sur Arrakis, la planète du désert, les Errants Zensunni devinrent des charognards sans grand courage. Même dans leurs expéditions lointaines pour récupérer des éléments utiles, les nomades ne s’écartaient guère des rochers, évitant d’affronter le désert profond et ses habitants, les vers démons. Il y avait bien longtemps, le chimiste impérial Shakkad le Sage avait noté les propriétés rajeunissantes de l’obscur Mélange, l’épice naturelle pour laquelle il existait un petit marché qui intéressait les hors-monde du spatioport d’Arrakis Ville. Mais Arrakis était trop éloignée des voies spatiales les plus fréquentées et le Mélange n’avait jamais constitué une ressource économique. — Une petite ivresse, mais pas la richesse, avait déclaré un marchand revêche au Naib Dharta. Néanmoins, l’épice était un produit alimentaire de première nécessité et les Zensunni continuaient à la récolter... mais en se limitant au désert abrité par les rochers. Dharta avait pris la tête d’un groupe de six hommes. Ils venaient de s’engager sur une crête de sable aggloméré où ils laissaient l’empreinte de leurs pas comme autant de sceaux dans la poussière. Ils étaient enveloppés dans des turbans blancs qui ne laissaient voir que leurs yeux. Leurs longues capes flottaient dans la brise, montrant les outils et les armes suspendus à leur ceinturon. Dharta remonta un peu plus son masque pour éviter de respirer la poussière abrasive. Il gratta le tatouage de sa joue, qui le démangeait douloureusement, et plissa les yeux, guettant le danger. Nul ne songea à observer le ciel limpide du matin jusqu’à ce que leur parvienne un sifflement qui se mua très vite en un ululement. Pour le Naib Dharta, cet appel évoquait la plainte d’une femme qui venait d’apprendre la mort de son époux. Levant les yeux, il vit une balle argentée qui traversait l’atmosphère et reconnut alors le bruit suraigu et rarissime des propulseurs. L’objet tomba vers le sol avant de freiner en oscillant, comme s’il cherchait un endroit où se poser. Soutenu par la poussée de ses quatre turbines, il s’abattit dans les dunes à moins d’un kilomètre de Dharta et de ses hommes dans un geyser de sable et de suie noirâtre. Le Naib était figé sur place, vigilant, silencieux, tandis que ses six hommes commençaient déjà à bavarder, surexcités. Le jeune Ebrahim était aussi impressionné que le propre fils de Dharta, Mahmad. Les deux garçons voulaient absolument partir en avant pour voir ce qu’il en était. Mahmad était un bon garçon, prudent et respectueux. Mais Dharta n’avait pas une très bonne opinion d’Ebrahim, qui aimait raconter des histoires et s’inventer des exploits imaginaires. Et puis, il y avait eu cet incident à propos d’eau dérobée, un délit impardonnable. Initialement, le Naib avait pensé que deux garçons étaient compromis, Ebrahim et Selim. Mais Ebrahim avait très vite rejeté toute responsabilité et désigné l’autre garçon comme coupable. Selim avait paru bouleversé par l’accusation, mais il n’avait pas nié. En plus, le père d’Ebrahim avait fait une proposition généreuse à Dharta afin de sauver son fils... et c’était donc l’enfant orphelin qui avait été frappé de bannissement. Ça n’était guère une perte pour la tribu. Un Naib avait souvent des décisions difficiles à prendre. Les récupérateurs s’étaient tournés vers leur chef et il était conscient qu’il ne pouvait ignorer le vaisseau qui venait de s’écraser dans le désert, d’où qu’il vienne. — Nous devons aller fouiller cette chose, décida- t-il. Ebrahim et Mahmad se précipitèrent bien avant les autres vers la colonne de poussière qui indiquait l’impact. Dharta n’aimait guère s’aventurer au large des rochers, mais il se pouvait qu’il y ait là-bas, au loin, un trésor inespéré. Etranger, bizarre. À présent, les Zensunni escaladaient rapidement les dunes, dévalant hardiment les contre-pentes dans des nuages de sable fauve. Et quand ils atteignirent enfin le cratère creusé par le véhicule venu d’ailleurs, ils haletaient sous leurs masques. Le Naib s’arrêta au bord de l’excavation de sable brûlé, entouré par sa horde. Sous l’effet de la chaleur, les cristaux de silice avaient formé des larmes insolites, un caramel safrané accroché au sable intact, une sorte de salive. Au fond du cratère, il y avait un objet mécanique de la taille de deux hommes, avec des arêtes et des ailerons qui s’éveillaient en bourdonnant et frémissaient. La coque centrale, elle, apparemment en fibres de carbone, était encore fumante. Un engin venu de l’espace ? se demanda le Naib. L’un de ses hommes recula en levant la main. Ebrahim, comme toujours trop zélé, se pencha un peu plus avant, mais le Naib posa la main sur le bras de son fils Mahmad. Il préférait que le plus idiot prenne tous les risques. La capsule écrasée était de trop petite taille pour des passagers. Les lumières de la coque clignotaient, de plus en plus vives, et les parois s’abattirent soudain comme des ailes de dragon, révélant à l’intérieur des articulations mécaniques, des unités électriques, des moteurs de recherche et de destruction. Des convertisseurs miroitants se déployèrent sous les rayons du soleil. Ebrahim dévala la pente de sable fondu. — Naib, imaginez ce que ça pourrait rapporter au spatioport ! Si j’y entre le premier, c’est à moi que reviendra la plus grosse part ! Dharta était sur le point de tancer son fils adoptif, mais quand il vit que personne – même pas son fils légitime – ne s’opposait à Ebrahim, il hocha la tête et dit : — D’accord, si tu réussis, tu auras droit à un supplément. Même si l’objet tombé du ciel était détruit, les nomades du désert pourraient toujours faire fondre le métal pour leur usage personnel. Tout bravache qu’il était, Ebrahim s’arrêta à mi- pente, scrutant d’un regard méfiant l’épave qui continuait à vibrer et à résonner sourdement dans le sable. Des bras et des jambes flexibles en sortirent lentement, articulés sur des composants flexibles, tandis que des objectifs et des miroirs pivotaient à l’extrémité de tentacules de carbonates. La sonde évaluait son environnement comme si elle ne possédait encore aucune information sur son site d’atterrissage. Elle ne semblait pas s’inquiéter des humains qui l’approchaient. Jusqu’à ce qu’Ebrahim cueille une pierre et la lance en criant : « Ai ! Ai ! » Elle percuta la coque avec un bruit violent et le mécanisme s’arrêta un bref instant avant de tourner ses objectifs et ses scanners vers l’intrus. Ebrahim se laissa tomber à genoux. Des faisceaux de lumière aveuglante l’atteignirent en pleine figure. Puis une flammèche de chaleur cohérente l’enveloppa et le projeta en arrière dans un nuage de chair et d’os calcinés. Un souffle de tissus en flammes monta au-dessus du cratère, entraînant des fragments de main et de pied. Mahmad hurla tandis que le Naib ordonnait à ses hommes de battre en retraite. Ils dévalèrent la dune et s’enfuirent. Ils s’arrêtèrent à cinq cents mètres de là sur la crête d’une dune d’où ils pouvaient observer le cratère. Ils joignirent leurs mains pour prier et Dharta le poing droit. Ce fou d’Ebrahim avait réveillé la chose mécanique et l’avait payé de sa vie. Les nomades pillards restaient paralysés. La sonde venue du ciel n’avait rien à leur livrer. Bien au contraire, dans un concert de claquements et de coups sourds, la machine était en train de se reformer, de développer des structures nouvelles autour de sa coque principale. Un bac de traitement se forma sur le devant comme un abdomen complexe, et des louches écopèrent le sable, à l’extrémité de tiges translucides qui faisaient office de supports structurels. La machine émit alors de nouveaux composants, s’agrandit et, enfin, se mit en marche pour s’extraire du cratère à grand bruit. Dharta était perplexe. Il était certes le Naib mais, en l’occurrence, il ne savait quoi faire. Ce problème le dépassait. Il se dit que quelqu’un, au spatioport, comprendrait probablement, mais l’idée de faire appel aux hors-monde lui faisait horreur. Et cette chose pouvait valoir une fortune et il ne se sentait pas prêt à l’abandonner. — Père, regardez ! s’écria Mahmad en se tournant vers l’étendue désertique. Cette machine démone va payer pour la mort de mon ami ! Dharta distingua alors la ride mouvante du Léviathan qui approchait, l’onde de sable annonciatrice du monstre. La sonde continuait sa progression rythmique, indifférente à l’environnement, aux humains qui la guettaient. C’était un énorme insecte de polycarbonates porté par des membres de silicium solides comme des poutrelles, indestructibles. Le ver était tout proche à présent et le haut de sa tête affleurait le sable, rejetait deux vagues d’ocre et de brun-rouge. Et sa gueule s’ouvrit, plus vaste que le cratère de la machine, pareille à une pelle sombre. La sonde robotique leva ses bras capteurs et ses yeux. Elle venait de sentir l’attaque mais elle n’en comprenait pas la source. Elle tira quelques traits de feu qui s’enfoncèrent dans le sable mou. Le ver engloutit la chose mécanique et replongea dans l’instant vers les profondeurs du sable. Le Naib Dharta et ses hommes restèrent pétrifiés. Ils savaient que s’ils fuyaient maintenant, ils attireraient inévitablement le ver pour un second festin. Ils virent son sillage au loin peu après. Il regagnait le large. Le cratère avait été effacé et il ne restait rien de la chose mécanique. Rien non plus d’Ebrahim. Dharta secoua la tête et se tourna vers les survivants. — Ceci restera une légende, une ballade magnifique que nous chanterons dans nos cavernes la nuit venue... (Il inspira profondément et se retourna.) Mais je doute que quiconque puisse croire à cette histoire... L’avenir ? Je le déteste parce que je n’y serai pas. Junon, Les Vies des Titans Après la rencontre imprévue avec l’Armada de la Ligue sur Giedi Prime, le Voyageur du Rêve, plus ou moins endommagé, se traîna durant un mois jusqu’à la Terre. Seurat, vu les avaries, avait aussitôt largué la bouée d’urgence pour informer Omnius des terribles nouvelles sur la chute du dernier Monde Synchronisé et la disparition du Titan Barberousse. Le suresprit était au moins informé désormais de ce qui s’était passé. Le robot avait fait tout son possible pour réparer ou contourner les systèmes endommagés et isoler des sections afin de protéger son fragile copilote humain. Le général Agamemnon, il le savait, n’apprécierait guère que son fils biologique soit blessé. Et Seurat vouait une certaine affection à Vorian Atréides... Vorian insista pour enfiler une tenue spatiale afin d’inspecter la coque de l’extérieur. Seurat le relia à un double câblage et le fit accompagner par trois drones. Lorsque Vorian découvrit la brèche noircie que les tirs des humains avaient ouverte dans le vaisseau, il éprouva à nouveau un sentiment de honte. Seurat avait seulement voulu remplir sa mission et transmettre au nouvel Omnius la mise à jour qui était vitale pour sa mémoire. Il n’avait commis aucune agression contre les hrethgir, pourtant, ils l’avaient attaqué. Ces humains sauvages n’avaient aucun sens de l’honneur. Agamemnon et son ami Barberousse avaient dompté la population indocile de Giedi Prime pour la ramener dans le giron d’Omnius, mais les hordes hrethgir s’étaient rebellées contre la race supérieure des Mondes Synchronisés, faisant de Barberousse un martyr dans le même temps. Son père serait très affecté par la perte de son vieil ami, l’un des derniers Titans. Vorian lui-même aurait pu être tué, son corps vulnérable aurait été détruit sans qu’il ait la chance de devenir un néo-cymek. Un seul coup aurait suffi pour que les humains féroces de l’Armada effacent tout son potentiel mental, tous ses projets. Il ne pouvait se sauvegarder lui-même, stocker ses souvenirs, ses expériences comme le faisaient les machines. Il aurait été perdu, anéanti comme l’avait été l’Omnius de Giedi Prime. Comme les douze autres fils d’Agamemnon. À cette sombre pensée, il frémit. Durant le voyage, Seurat essaya de le distraire avec ses habituelles plaisanteries pitoyables, comme si rien ne s’était passé. Il le félicita pour la rapidité de ses réflexes mentaux et son esprit d’innovation tactique qui lui avaient permis de duper l’officier hrethgir. Vorian avait monté un scénario audacieux en se faisant passer pour un rebelle humain qui avait réussi à capturer un vaisseau robot. Seurat avait eu droit à quelques bons moments et Vorian avait su parachever leur fuite en éparpillant derrière eux une volée de leurres. Sur Terre, on raconterait probablement ses exploits dans les écoles de servants. Mais Vorian était plus préoccupé par ce que son père allait lui dire. Tout dépendait des félicitations éventuelles du grand Agamemnon. Lorsque le Voyageur du Rêve se posa sur le spatioport central, Vorian se rua sur la coupée, l’air heureux, les yeux brillants – et puis il s’arrêta, ne voyant aucun signe de son père. Il avait tout à coup la gorge nouée. Hormis des problèmes graves, son père était régulièrement là à son arrivée. Ils avaient si peu de moments d’intimité, où ils pouvaient échanger des idées, des plans, des rêves. Il tenta de se rassurer en se disant que le grand Général avait probablement un travail urgent qui le retenait auprès d’Omnius. Dès qu’ils s’étaient posés, les machines et les robots d’inspection s’étaient activés autour du vaisseau. L’une des machines s’interrompit dans sa tâche et s’approcha en bourdonnant de Vorian. — Vorian Atréides, Agamemnon ordonne que vous le rencontriez dans la zone de conditionnement. Immédiatement. Il se sentit soulagé et s’éloigna aussitôt. Bientôt, frémissant d’impatience, il se mit à courir. Même s’il pratiquait régulièrement des exercices physiques durant ses longs voyages en compagnie de Seurat, les muscles biologiques de Vorian étaient plus faibles que ceux d’une machine et il se fatiguait très vite. C’était un rappel permanent de sa mortalité, de sa fragilité et de l’infériorité des systèmes biologiques face aux machines. Ce qui ne faisait qu’accroître son désir de disposer un jour d’un corps de néo-cymek, avec sa puissance et sa solidité, et de rejeter sa pauvre enveloppe humaine. Les poumons en feu, Vorian courait à toutes jambes vers la salle de chrome et de plass où il avait si souvent poli le container de son père avant de recharger son électrafluide. Dès qu’il y entra, deux gardes robots se placèrent en faction derrière lui, menaçants, lui interdisant de battre en retraite. Le colosse mécanique qu’était Agamemnon attendait au centre. Il fit deux pas dans sa direction et ses blocs de marche firent vibrer le sol. Il était trois fois plus haut que son fils, énorme, solennel. — Je t’ai attendu, mon fils. Tout est prêt. Qu’est-ce qui a causé ce retard ? Intimidé, Vorian leva les yeux. — Je me suis hâté, Père. Mon vaisseau s’est posé il y a une heure. — J’ai entendu dire que le Voyageur du Rêve avait été endommagé sur Giedi Prime, qu’il avait été attaqué par les rebelles humains qui ont tué Barberousse et reconquis leur monde. — Oui, Père. (Vorian savait qu’il ne devait pas importuner le Général avec des détails sans importance. Il avait sans doute déjà reçu un rapport complet.) Je suis prêt à répondre à vos questions. — Je n’ai pas de questions, seulement des ordres. Au lieu de dire à son fils comme à l’accoutumée de commencer à nettoyer et à polir ses composants, Agamemnon leva une main gantelée, saisit son fils par le torse et le poussa avec force vers une table. Vorian s’abattit avec violence sur la surface et sentit une onde de douleur se propager dans son dos. Son père était d’une telle puissance qu’il pouvait lui briser accidentellement les os ou la colonne vertébrale. — Mais qu’y a-t-il, Père ? Qu’est-ce que je... Tout en le maintenant immobile, Agamemnon referma des bracelets de métal sur ses poignets, ses chevilles tandis qu’un lien lui enserrait la taille. Impuissant, Vorian essaya de tourner la tête pour voir ce que préparait son père et découvrit que des appareils à l’aspect complexe avaient été disposés près de la table. Alerté, il vit des cylindres remplis de fluides bleus, des pompes neuromécaniques et des machines crépitantes qui agitaient des doigts capteurs. — Je vous en prie, Père, qu’ai-je donc fait de mal ? Une peur profonde et irrépressible montait dans son esprit avec la douleur. Ses doutes se mêlaient à des terreurs inconnues. Aucune expression n’était lisible sur la tourelle de son père. Il braqua sur son fils qui s’agitait une batterie de longues aiguilles. Elles s’enfoncèrent dans sa poitrine, s’insinuèrent entre ses côtes, cherchant ses poumons, son cœur. Deux canules lui percèrent la gorge et des filets de sang ruisselèrent un peu partout. Il serra la mâchoire et les tendons de son cou se dilatèrent tandis qu’il refoulait un hurlement. Mais le hurlement éclata quand même. Agamemnon manipulait les contrôles et la souffrance de Vorian franchit d’autres niveaux pour atteindre une intensité inimaginable. Il était persuadé qu’il avait failli à son devoir et qu’il allait mourir pour ça – comme ses douze frères inconnus. Apparemment, il n’avait pas répondu aux attentes de son père. La souffrance passa une autre crête et il semblait bien que cela n’aurait pas de terme. Ses hurlements se changèrent en longues plaintes tandis que divers fluides aux tons acidulés étaient injectés dans son organisme. Bientôt, ses cordes vocales défaillirent et le son ne se propagea plus que dans son esprit. Il sut qu’il était à bout. Il ne pouvait concevoir que son corps déchiré, broyé, pût en endurer plus. Quand la torture s’arrêta enfin et qu’il reprit conscience, il n’aurait pu dire combien de temps il avait passé dans la région de la souffrance, tout près de la cape noire de la mort. Il avait l’impression que ses organes et ses muscles avaient été malaxés jusqu’à ce qu’il devienne une boule et retrouve plus tard sa forme humaine. Agamemnon était penché sur lui, environné d’une galaxie scintillante de fibres optiques. En dépit des derniers échos de douleur qui ricochaient encore dans son crâne, Vorian se retint de crier. Son père avait décidé de le garder en vie, après tout, quelles que soient ses raisons. Il leva les yeux vers la face implacable du Titan en espérant qu’il ne l’avait pas ramené à la conscience pour lui infliger encore d’autres souffrances. Où ai-je failli ? Mais rien n’indiquait que son père avait l’intention de le tuer. — Je suis particulièrement satisfait de ce que tu as fait à bord du Voyageur du Rêve, mon fils. J’ai analysé le rapport de Seurat et décidé que ta prouesse tactique pour échapper à l’Armada de la Ligue est innovatrice et inattendue. Vorian ne comprenait pas le sens des paroles de son père. Elles semblaient sans rapport avec les tortures qu’il venait de lui infliger. — Aucune machine pensante n’aurait su concevoir un stratagème aussi adroit. Je doute qu’un autre servant aurait été assez intelligent pour ce genre de ruse. En fait, Omnius a abouti à la conclusion que tout autre type d’action aurait probablement abouti à la destruction ou à la capture du Voyageur du Rêve. Seurat seul n’aurait pas survécu. Non seulement tu as sauvé le vaisseau, mais également les sphères de mise à jour d’Omnius que tu as rapportées intactes. (Agamemnon ménagea une pause, puis répéta :) Oui, je suis particulièrement satisfait de toi, mon fils. Tu as le potentiel qui te permettra un jour de devenir un grand cymek. La gorge de Vorian se convulsa quand il voulut répondre. On l’avait dégagé du berceau d’aiguilles et Agamemnon lui libérait à présent les membres. Les muscles flasques de Vorian cédèrent et il se recroquevilla comme un chiffon. A genoux sur le sol, il demanda, le souffle court : — Mais pourquoi m’avoir torturé ? Pour quel motif m’avez-vous puni ? Agamemnon simula un rire. — Quand je déciderai de te punir, mon fils, tu le sauras très vite. Mais là, je voulais te récompenser. Omnius m’a autorisé à t’offrir un cadeau précieux. À vrai dire, aucun autre humain des Mondes Synchronisés n’a jamais eu droit à pareil honneur. — Mais c’est quoi, Père ? Je vous en prie, expliquez-moi. Mon esprit est encore sourd. — Que sont quelques instants de souffrance comparés à ce présent ? Malheureusement, j’ai été incapable de persuader Omnius de faire de toi un néo-cymek – il te considère comme trop jeune. Mais je suis certain que le moment viendra où il acceptera. Je voulais que tu serves à mes côtés, que tu sois plus qu’un servant : mon successeur légitime. (Ses fibres optiques scintillèrent avec plus d’intensité encore.) Mais à la place, j’ai fait le mieux que je pouvais pour te récompenser. Il expliqua qu’il avait fait subir à Vorian un traitement biotech radical, un remplacement cellulaire qui allait prolonger sa longévité d’humain de façon spectaculaire. — Les spécialistes en gériatrie ont développé cette technique au temps du Vieil Empire... pour des motifs que je n’ai encore pu comprendre. Ces idiots n’ont rien fait de productif durant le temps de leurs vies, alors pourquoi auraient-ils désiré vivre des siècles de plus en accomplissant moins de choses ? Mais ils étaient parvenus à prolonger leurs vaines existences, à coups de nouvelles protéines, de radicaux libres, d’amélioration des mécanismes de réparation cellulaire. La plupart ont péri durant les rébellions, quand les Titans ont cimenté notre contrôle. « Au tout début de notre règne, alors que nous avions encore nos corps d’humains, nous, les Vingt Titans, avons été soumis à l’extension biotechnique de la durée vitale, tout comme toi, alors sache bien que je connais la souffrance que tu viens d’endurer. Nous en avions besoin pour vivre des siècles, parce qu’il nous fallait tout ce temps pour restaurer notre vision et notre conception du pouvoir sur le Vieil Empire déclinant. Même après notre conversion, le processus a empêché nos anciens cerveaux biologiques de dégénérer à cause de notre âge avancé. (Il se rapprocha un peu plus de son fils.) L’extension de la durée de vie est le petit secret que nous partageons en commun, Vorian. Les Nobles de la Ligue deviendraient fous de rage s’ils apprenaient que nous possédons cette technologie. (Agamemnon émit un son curieusement triste, proche d’un soupir.) Mais fais bien attention, mon fils. Une telle amélioration physique ne saurait te protéger contre les accidents ou les assassinats. Ainsi que Barberousse l’a découvert récemment et malheureusement. Vorian parvint enfin à se redresser, les jambes flageolantes. Il alla jusqu’à une fontaine et but un verre d’eau fraîche. Les battements de son cœur s’apaisaient. — Des événements étonnants t’attendent, mon fils, reprit Agamemnon. Ta vie, désormais, n’est plus une chandelle que le moindre coup de vent peut souffler. Tu vas pouvoir expérimenter d’autres choses, bien plus importantes. Le cymek géant marcha jusqu’à un appareillage et relia les tiges mentales de son container cérébral à un écheveau de mains artificielles et de pinces. Des bras flexibles soulevèrent le cylindre hors de sa carapace de métal pour le poser sur un piédestal de chrome. — Maintenant, Vorian, tu as franchi un degré supplémentaire de ton potentiel, annonça Agamemnon. Sa voix résonnait dans une enceinte détachée de son corps. Vorian, quoique encore faible et le corps douloureux, comprit ce que son père attendait de lui. Il se hâta de le rejoindre et, les mains tremblantes, relia les câbles aux prises de connexion de la chambre translucide qui abritait le cerveau de son père. Il eut le sentiment que l’électrafluide était d’un bleu plus vif, comme chargé d’une énergie mentale plus forte. Il essayait de retrouver le sens de la normalité après le pénible moment d’incrédulité qu’il avait vécu. Et c’est avec un certain soulagement qu’il s’absorba dans sa tâche de nettoyage et de maintenance. Il observait avec adoration le cerveau du cymek, cette masse convolutée et ancienne remplie d’idées profondes, de décisions difficiles, de souvenirs innombrables. Chaque fois, il espérait comprendre un peu mieux son père. Il s’interrogea : Agamemnon l’avait-il placé dans le noir pour lui jouer un tour cruel ou bien pour éprouver sa résolution ? Mais il savait qu’il exécuterait toujours les ordres du Général, quels qu’ils soient, qu’il ne tenterait jamais de s’y soustraire. Maintenant que la souffrance avait cessé, il espérait passer n’importe quel test que son père essaierait. Il était plongé dans sa tâche quand Agamemnon lui demanda dans un murmure : — Tu es bien tranquille, mon fils. Que penses-tu donc de ce grand cadeau qu’on vient de t’offrir ? Vorian s’interrompit, ne sachant quoi répondre. Son père était souvent impulsif, difficile à comprendre, mais il ne parlait jamais sans avoir un projet en tête. Vorian espérait pouvoir comprendre un jour l’ensemble, la trame finale. — Je vous remercie, Père, de m’avoir donné plus de temps pour accomplir ce que vous souhaitez que je fasse, dit-il enfin. Pourquoi les humains consacrent-ils autant de temps à ce qu‘ils appellent des « questions morales » ? C’est un des multiples mystères de leur comportement. Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents Les deux jumelles dormaient d’un sommeil paisible, côte à côte, pareilles à des anges dans un lit douillet. Les tiges des scanners souples plantées dans leur crâne étaient presque indiscernables. Paralysées par la drogue, les petites filles inconscientes se trouvaient sur une table de laboratoire du secteur expérimental. Le visage obscur et lisse d’Érasme prit une expression exagérément sévère, comme s’il voulait les forcer à révéler tous les secrets de l’humanité. Soyez maudites ! Il ne pouvait comprendre ces créatures intelligentes qui avaient réussi à créer Omnius et une formidable civilisation de machines pensantes. Un coup de chance miraculeux ? Plus il en apprenait, plus nombreuses devenaient les questions. Les réussites indéniables de leur civilisation chaotique le plongeaient dans un embarras profond. Il avait disséqué les cerveaux de plus de mille spécimens, jeunes et vieux, mâles et femelles, intelligents ou imbéciles. Il s’était livré à des analyses et à des comparaisons sans fin, il avait filtré toutes les données avec les capacités immenses du suresprit. Mais les réponses n’étaient toujours pas claires. Les cerveaux de deux humains n’étaient jamais identiques, même si les sujets avaient été éduqués dans des conditions similaires, même s’ils étaient d’authentiques jumeaux. Une masse déconcertante de variables inutiles ! D’une personne à l’autre, il n’y avait jamais un aspect de la physiologie qui fût identique. Des exceptions insensées, partout ! Néanmoins, Érasme avait décelé des schémas. Les humains étaient pleins de différences, de surprises, mais, en tant qu’espèce, ils agissaient selon des règles générales. Dans certaines conditions, surtout quand ils étaient confinés dans des espaces réduits, les gens réagissaient avec une mentalité de groupe, se suivaient aveuglément en excluant toute individualité. Parfois, les humains se montraient vaillants, mais ils pouvaient aussi être lâches. Érasme était plus particulièrement curieux de voir ce qui se passait quand il faisait des « expériences de panique » à l’échelle de la foule dans ses enclos, massacrant quelques sujets pour laisser survivre les autres. Dans ces conditions de stress extrême, invariablement, des leaders se révélaient comme des éléments qui agissaient avec une force intérieure supérieure. Érasme tirait un grand plaisir à supprimer ces individus et à savourer l’effet dévastateur que cela avait sur les autres. Mais son groupe de sujets d’expériences, au fil des siècles, n’avait sans doute jamais été suffisamment important. Il lui serait peut-être nécessaire de pratiquer quelques dizaines de milliers de vivisections avant de parvenir à des conclusions significatives. Une tâche colossale, mais une machine telle qu’Érasme ne connaissait aucune limitation d’énergie ou de patience. Il toucha la joue de la plus grosse des fillettes avec une sonde et perçut son pouls régulier. Chaque goutte de son sang semblait cacher des secrets, comme si la race humaine tout entière participait à un vaste complot dirigé contre lui. Serait-il considéré un jour comme le plus grand idiot de tous les temps ? Il rétracta sa sonde fibreuse dans sa peau de tissus composites, non sans avoir cruellement égratigné la peau de la fille. Il n’avait pas oublié les insultes de la mère quand il avait fait enlever les jumelles de leur enclos. Elle l’avait traité de monstre. Les humains pouvaient se montrer tellement mesquins, incapables de saisir l’importance de ce qu’il faisait, l’envergure réelle de ses travaux. À l’aide d’un bistouri à rayons, il découpa l’hémisphère cérébelleux de la plus petite des deux jumelles (qui mesurait 1,09 centimètre de moins que sa sœur et pesait 700 grammes de moins – donc, elles n’étaient pas absolument « identiques » pour lui) et observa la réaction psychique violente de sa sœur pourtant sous narcose : une réponse empathique évidente. Il était fasciné. Mais les deux fillettes n’étaient pas connectées l’une à l’autre, ni organiquement ni par le biais d’une machine. Alors, comment l’une pouvait-elle percevoir la souffrance de l’autre ? Il s’en voulait de n’avoir pas su prévoir ni deviner cela. Mais oui, j’aurais dû mettre la mère sur la même table ! Omnius interrompit le cours de ses pensées amères. — Ta nouvelle esclave femelle vient d’arriver, c’est le dernier cadeau du Titan Barberousse. Elle t’attend dans le salon. Érasme leva ses mains ensanglantées. Il avait attendu avec impatience la femme capturée sur Giedi Prime qui était censée être la fille du Vice-roi de la Ligue. Ses liens familiaux suggéraient une certaine supériorité génétique et il avait beaucoup de questions à lui poser concernant le gouvernement des humains féroces. — Est-ce que tu comptes pratiquer la vivisection sur elle ? — Je préfère garder des options libres. Érasme se pencha sur les jumelles. Dont une venait de mourir parce qu’il avait mis à nu ses tissus cérébraux. Encore une occasion gâchée. — Érasme, le fait d’analyser des esclaves dociles ne saurait te donner des résultats fiables. Toute pensée de révolte a été effacée de leur esprit. Et par conséquent, ce que tu pourrais en retirer est d’une utilité douteuse pour nos besoins militaires. Erasme plongea ses mains organo-plastiques souillées de sang caillé dans un bassin de solvant tandis que la jumelle survivante continuait à geindre. — Je ne suis pas d’accord avec vous, Omnius. Les créatures humaines sont rebelles de nature. Ce trait est inhérent à leur espèce. Les esclaves ne nous seront jamais vraiment loyaux, quel que soit le nombre de générations durant lequel ils ont été à notre service. Servants, ouvriers, ils ne sont absolument pas différents. — Tu surestimes la force de leur volonté, déclara le suresprit avec une confiance hautaine. — Je m’oppose à votre raisonnement erroné. (Mais la curiosité d’Erasme était piquée au vif, même s’il était convaincu de ses conclusions.) Avec un peu de temps et les provocations appropriées, je pourrais retourner contre nous n’importe quel travailleur humain, si loyal et docile qu’il soit, même parmi les servants privilégiés. Omnius se lança dans une litanie interminable de données puisées dans sa banque. Le suresprit avait confiance en l’absolue dépendance de ses esclaves ; même si parfois il s’était montré ouvertement complaisant, voire indulgent. Il voulait que l’univers fonctionne efficacement, souplement, et n’aimait guère les surprises et l’imprévisibilité des humains de la Ligue. Les deux intelligences artificielles débattirent de plus en plus vivement jusqu’à ce que le robot indépendant mette un terme à leur joute. — L’un et l’autre, nous lançons des conjectures fondées sur des notions préconçues. Je propose donc une expérience afin de déterminer la réponse correcte. Vous sélectionnez un groupe d’individus qui vous paraissent loyaux et je démontrerai que je peux les retourner contre les machines pensantes. — Et que comptes-tu prouver par là ? — Que nous ne pouvons faire confiance aux humains, même parmi les plus fiables de nos éléments. Qu’il existe une faille fondamentale dans leur programme biologique. Est-ce que ça ne serait pas une information utile pour vous ? — Oui. Et si votre assertion est exacte, Érasme, je ne ferai plus jamais confiance à mes esclaves. Un résultat qui exigerait l’extermination de toute la race humaine par simple précaution. Érasme était troublé, il craignait de s’être laissé piéger par sa propre logique. — Ce... ce n’est sans doute pas une conclusion raisonnable. Il voulait une réponse à une question de rhétorique mais la redoutait dans le même temps. Pour lui, avec son cerveau inquisiteur, c’était plus qu’un défi à un supérieur, avant tout une enquête sur les motivations profondes et le processus de décision chez l’être humain. Mais s’il trouvait les réponses, les conséquences risquaient d’être terribles. Il fallait qu’il gagne mais de façon telle qu’Omnius n’exige pas qu’il mette un terme à ses expériences. — Laissez-moi réfléchir à la mise en œuvre, pro- posa-t-il. Sur ce, Érasme s’échappa avec soulagement du laboratoire pour aller accueillir sa nouvelle esclave femelle, Serena Butler. L’univers est le domaine de l’improvisation et ne suit aucun schéma externe. Cogitor Reticulus, Observations du haut de mille années Des nombres et des concepts dansaient au centre des rêves de Norma Cenva, mais chaque fois qu’elle tentait de les manipuler, ils disparaissaient comme des flocons de neige entre ses doigts. Hagarde, épuisée, elle déchiffrait seule ses équations durant des heures jusqu’à ce qu’elles se déforment et deviennent floues. Elle en effaça une grande part d’un geste coléreux avant de recommencer. À présent qu’elle travaillait sous les auspices du légendaire Holtzman, Norma n’avait plus le sentiment d’être une attardée, l’objet du chagrin et de la déception de sa Sorcière de mère. Grâce à la puissance de ses dons télépathiques, une Sorcière avait frappé avec succès les machines pensantes sur Giedi Prime. Mais les brouilleurs mobiles de Norma avaient joué un rôle dans cette victoire, même si le Savant Holtzman s’était montré très discret quant à l’origine de l’idée de base. Norma ne se souciait guère de la gloire. Le plus important pour elle était de participer à l’effort de guerre. Si seulement elle parvenait à arracher un sens quelconque à ces théories qui ne cessaient de se perdre, toujours prometteuses, jamais abouties... Quelquefois, en se penchant vers le panorama de l’Isana, elle rêvait tout éveillée. Il lui arrivait de penser avec nostalgie à Aurelius Venport, qui l’avait toujours traitée avec gentillesse et attention. Mais, le plus souvent, elle explorait de nouvelles idées. Plus elles étaient insolites, mieux elle les appréciait. Sur Rossak, sa mère ne l’avait jamais encouragée à envisager l’impossible, alors que pour Tio Holtzman, l’impossible était le bienvenu. Norma savait que les ordinateurs conscients étaient proscrits dans la Ligue des Nobles, et plus encore ici, sur la bucolique Poritrin, mais elle consacrait des heures à tenter de saisir les nuances du fonctionnement de ces complexes circuits-gel. Si l’on veut détruire, il faut connaître la cible. Elle dînait parfois en tête à tête avec le Savant. Ils bavardaient d’une foule de choses en dégustant des mets exotiques et des vins étrangers capiteux. C’était à peine si elle touchait à son assiette, mais elle parlait sans arrêt en agitant ses petites mains graciles. Elle aurait aimé disposer d’un bloc et d’un style pour faire des croquis pendant le repas. En général, elle se montrait pressée de regagner ses appartements alors qu’Holtzman s’attardait devant un dessert somptueux en écoutant de la musique. Il disait qu’il se « rechargeait l’esprit ». Il se plaisait à aborder avec elle des sujets tangents, à évoquer ses succès et ses moments de gloire, citant les proclamations et les innombrables récompenses que le Seigneur Bludd lui avait décernées. Malheureusement, aucune de ces conversations n’avait abouti à des percées technologiques majeures pour autant qu’elle le sût. Environnée de lumières, elle avait devant elle un tableau de cristal suspendu de la dimension d’une grande fenêtre. La surface en était revêtue d’un film ténu, translucide et changeant sur lequel elle inscrivait ses notations et ses moindres pensées en rapides tracés. Le procédé était antique, mais il était pour elle le meilleur vecteur de ses idées changeantes et entrecroisées. Elle s’arrêta pour relire l’équation qu’elle venait de développer et marqua les phases et les bonds intuitifs jusqu’à ce qu’elle isole une anomalie quantique qui rendait possible la position d’un objet en deux endroits simultanément. L’un était simplement l’image de l’autre, mais pour l’observateur, il n’existait pas de preuve mathématique pour déterminer lequel était réel. Norma doutait que ce concept peu orthodoxe puisse être utilisé comme une arme, elle se souvint pourtant de l’avertissement de son mentor : elle devait suivre toute piste jusqu’à sa conclusion logique. Armée de ses équations et décidée à faire une simulation complète, elle se précipita dans les corridors scintillants jusqu’à la salle des calculateurs survivants. Il était tard mais les esclaves techniciens étaient encore penchés sur leurs tables. Il y avait de nombreux sièges vacants : un tiers du personnel avait succombé à la fièvre mortelle. Holtzman avait fait l’acquisition d’un nouveau groupe de travailleurs zensunni auprès des « Ressources humaines » du marché de Poritrin, or ce nouvel effectif n’était pas suffisamment formé pour être affecté, même partiellement, aux mathématiques supérieures. Norma confia son problème principal au chef calculateur en lui expliquant patiemment ce qu’elle attendait des esclaves et le travail qu’elle avait déjà fait elle- même. Elle les incita à aller dans le sens qu’elle souhaitait en mettant l’accent sur l’importance de cette théorie – c’est alors qu’elle vit Holtzman en personne sur le seuil. L’air grave, il l’entraîna au-dehors. — Vous perdez votre temps en vous montrant amicale avec eux. Rappelez-vous : les esclaves calculateurs ne sont que du matériel organique, des processeurs dont nous attendons des résultats. Ils sont remplaçables, alors ne leur donnez pas des personnalités ou des tempéraments. Seules comptent pour nous les solutions. Et une équation n’a pas de personnalité. Norma préféra ne pas discuter, et elle retourna seule dans ses appartements pour continuer son travail. Il lui semblait pour sa part que les ordres ésotériques des mathématiques avaient bel et bien leurs personnalités, que certains théorèmes et autres équations intégrales exigeaient de la finesse et une considération au contraire de la simple arithmétique. Elle contourna le tableau de cristal et déchiffra ses équations à l’envers. Les symboles étaient absurdes, elle essaya cependant de considérer la question sous cette perspective inversée. Les esclaves calculateurs avaient résolu la première série d’équations fastidieuses et même après avoir vérifié leur travail, le résultat la laissait perplexe. Elle savait au fond de son cœur ce que devait être la réponse et elle décida de ne pas tenir compte des résultats des esclaves pour retourner devant le tableau de cristal et elle se remit à inscrire des équations avec une fureur telle que les nombres et les symboles brillants se pressèrent bientôt en une vague argentée. Alors seulement, elle retourna en face du tableau pour essayer de découvrir une issue à son impasse. Tio Holtzman l’extirpa de son univers théorique. Il y avait de la surprise dans son regard. — Norma, vous étiez dans une sorte de transe ! — Je réfléchissais. Il pouffa de rire. — Ah, vous vouliez savoir quel était le bon côté du tableau ? — Ça m’a ouvert de nouvelles perspectives. Il se caressa le menton. Sa barbe grise était encore naissante. — Je n’ai jamais vu quelqu’un se concentrer à ce point. La solution qu’elle avait développée tournait toujours dans son esprit, mais elle n’arrivait pas à la formuler à haute voix. — Je sais ce que le résultat doit être, mais je ne parviens pas à le reproduire pour vous. Les calculateurs n’arrêtent pas de parvenir à une réponse différente de celle que j’attendais. — Est-ce qu’ils ont fait une erreur ? demanda Holtzman, l’air furieux. — Non, pour autant que je puisse le déterminer. Leurs calculs sont corrects. Néanmoins, je sens que... quelque chose est faux, quelque part. Holtzman plissa le front. — Les mathématiques ne répondent pas toujours aux souhaits les plus profonds, Norma. Vous devez les affronter pas à pas et vous plier aux lois de l’univers. — Vous voulez dire les lois connues de l’univers, Savant. Je désire seulement étendre le champ de notre pensée et la refermer sur elle-même. Je suis convaincue qu’il existe des moyens de contourner le problème. Des biais intuitifs. Holtzman était à la fois perplexe, incrédule mais bienveillant. — Les théories mathématiques sur lesquelles nous travaillons sont souvent ésotériques et difficiles à appréhender, mais elles suivent toujours certaines règles. Norma se détourna, irritée qu’il continue de douter d’elle. — La croyance aveugle en certaines règles nous a amenés à créer des machines pensantes dans un premier temps. Et suivre ces mêmes règles nous a probablement empêchés de renverser nos ennemis. Vous l’avez dit vous-même, Savant. Nous devons chercher des alternatives. Holtzman tenait enfin un sujet qui le passionnait tout particulièrement et il lui prit les mains. — Mais oui, certainement, Norma ! Je viens de parachever mon travail sur le générateur à résonance d’alliage. Le prototype est en route ! Trop préoccupée pour faire preuve de tact, Norma rétorqua en secouant la tête : — Votre générateur ne marchera pas. J’ai étudié à fond vos premiers concepts et je crois qu’ils sont inexacts. Il sursauta comme si elle venait de le gifler. — Je vous demande pardon ? J’ai tout revu en détail. Et les calculateurs ont revérifié chaque étape. Mais, distraite par ses équations, Norma haussa les épaules. — Malgré tout, Savant, je considère que votre concept n’est pas fiable. Les calculs corrects ne le sont pas toujours – s’ils sont fondés sur des principes imparfaits ou des présomptions fausses. (Elle se rembrunit devant la réaction hostile du Savant.) Pourquoi vous inquiéter ? Vous m’avez dit vous-même que le principe essentiel de la science est d’essayer les idées neuves et de les évacuer quand elles ne marchent pas. — Votre objection doit encore être prouvée, dit-il d’un ton cassant. Montrez-moi donc les théories où j’ai commis une erreur, je vous prie. — Ça n’est pas tant une erreur que... (Norma secoua la tête.) Qu’une intuition. — Je ne me fie pas aux intuitions. Blessée par son attitude, Norma inspira à fond. Sa mère n’avait jamais eu le don des rapports sociaux et Norma n’en avait guère développé par elle-même. Elle avait grandi seule sur Rossak, rejetée par ceux qui la connaissaient – à l’exception d’Aurelius Venport. Le programme d’Holtzman semblait dépasser de loin ce qu’il prêchait. Mais c’était un scientifique, après tout, et Norma sentait qu’ils avaient été rapprochés l’un de l’autre dans un but important. Il était de son devoir de faire remarquer une erreur qu’il avait pu commettre. Il aurait fait de même à son égard. — Je persiste à penser que vous ne devriez pas gaspiller davantage votre temps au projet du générateur à résonance. — C’est moi qui distribue les ressources comme je l’entends, répliqua Holtzman. Et je vais continuer, avec l’espoir de prouver que vous vous trompez, Norma. Il la quitta en grommelant et elle lui lança avec l’espoir de l’apaiser : — Sincèrement, monsieur, je l’espère moi aussi. Il existe une certaine malveillance dans la structuration des ordres sociaux, un combat intense et profond, avec le despotisme d’un côté et l’esclavage de l’autre. Tlaloc, Les Faiblesses de l’Empire Le delta de l’Isana, le grand fleuve de Poritrin, ne ressemblait en rien aux marais et aux ruisseaux d’Harmonthep. Ishmaël voulait par-dessus tout retourner chez lui... mais il ne savait pas à quelle distance il était de son monde. La nuit, il se réveillait souvent en hurlant dans la geôle, submergé par les cauchemars. Quelques rares esclaves essayaient vaguement de le réconforter : ils avaient tous leur fardeau à supporter. Sur Harmonthep, son village avait été brûlé et la plupart de ses habitants tués ou capturés. Il avait encore en esprit l’image de son grand-père dressé face aux esclavagistes, citant des sutras bouddhislamiques pour tenter d’arrêter leurs déprédations. Mais les brutes avaient tourné le vieux Weyop en ridicule en le méprisant plutôt que de le tuer. Ishmaël s’était réveillé dans un cercueil de plastacier translucide, une chambre de stase où il était immobile mais en vie. Aucun esclave ne pouvait provoquer un incident à bord du vaisseau tlulaxa qui se dirigeait vers le monde étrange de Poritrin où ils allaient être débarqués près du marché du fleuve. Quelques captifs avaient tenté de s’évader sans même savoir où ils pouvaient aller. Les esclavagistes les avaient paralysés pour ne plus entendre leurs plaintes. Ishmaël lui-même avait été sur le point de résister, mais il savait qu’il valait mieux regarder, écouter et apprendre jusqu’à trouver une occasion. Avant tout, il fallait comprendre ce nouveau monde et ensuite se battre s’il le pouvait. Il suivait en cela la sagacité de son grand-père. Weyop avait cité des sutras qui évoquaient le mal venu de l’extérieur, des envahisseurs sans âme qui viendraient piétiner leur mode de vie. À cause de ces prophéties, les Zensunni avaient fui la compagnie des autres. Dans le Vieil Empire croulant, les gens avaient oublié Dieu avant de connaître la souffrance lorsque les machines pensantes avaient pris le pouvoir. Le peuple d’Ishmaël considérait que c’était son destin, le grand Kralizec, le typhon de la fin de l’univers qui avait été annoncé depuis des millénaires. Ceux qui avaient obéi au credo bouddhislamique s’étaient enfuis, car ils connaissaient déjà l’issue de ce combat désespéré. Néanmoins, il ne s’était pas conclu selon la prophétie. Une partie de la race humaine avait survécu aux démons robots et s’était maintenant retournée contre les « lâches », les réfugiés bouddhislamiques, avec la vengeance au cœur. Ishmaël ne pensait pas que les anciens écrits aient pu mentir. Il y avait tant de sutras, tant de prophéties... Son grand-père avait toujours eu l’air tellement assuré lorsqu’il évoquait les légendes... Mais pourtant, leur paisible village avait été ravagé par les Tlulaxa et les plus forts et les plus sains de ses habitants enlevés comme esclaves. Pour se retrouver sur un monde lointain, vendus comme des animaux. Weyop avait dit que les étrangers au Bouddhislamisme étaient voués à la damnation éternelle... Mais pourtant, les marchands de chair de Tlulax et les nouveaux maîtres de Poritrin avaient le plein contrôle de leur vie et de leur subsistance. Donc, Ishmaël se dit que lui et ses compagnons n’avaient d’autre choix que de faire ce qu’on leur disait. Il était le plus jeune du lot d’esclaves et les acheteurs ne s’attendaient pas à tirer grand-chose de lui. Ils ordonnèrent aux autres de veiller sur lui, de s’assurer simplement qu’il accomplisse sa part de travail... ou de le remplacer si jamais il défaillait. En dépit de ses muscles endoloris et de sa peau couverte de cloques, il travaillait aussi durement que ses compagnons. Il les observait sans rien dire quand ils perdaient leur temps à se plaindre, ce qui incitait leurs propriétaires à des châtiments inutiles. Ishmaël avait décidé de garder sa misère pour lui. Il passa des semaines dans la boue, entre les cordes et les poteaux qui balisaient les plantations de coquillages. Il faisait l’aller et retour entre les bassins de jeunes clams et les champs de culture. S’il serrait trop les mains, il brisait les coquilles fragiles, ce qui lui avait déjà valu une douloureuse correction au fouet sonique. Il n’oublierait pas de sitôt le feu de glace sur sa peau qui, durant des jours, avait été couverte de cloques brûlantes. Mais il n’en était resté aucune trace, si ce n’est dans son esprit. Il s’était juré de ne plus jamais endurer ça. La punition ne servirait à rien, si ce n’est à le rendre plus misérable encore, tout en donnant à ceux qui l’avaient acheté l’occasion d’un autre triomphe facile. Il ne pouvait leur faire ce cadeau. Pour l’heure, en voyant les autres esclaves peiner dans la boue, Ishmaël était presque heureux de savoir que ses parents avaient péri dans une tempête, frappés par la foudre sur un lac si riche en pétrole que les poissons y avaient un goût infect. Au moins, ils ne pouvaient pas le voir, et son grand-père non plus... Après un mois passé dans la boue du delta de l’Isana, les mains et les pieds d’Ishmaël étaient noircis, en dépit de tous les efforts qu’il faisait chaque soir pour les laver. Il avait les ongles cassés et incrustés de vase. Sur Harmonthep, il avait passé ses journées à patauger dans les marais pour récolter des œufs dans les nids de qaraa, capturer des tortues d’eau ou creuser à la recherche des racines osthmir qui affectionnaient les eaux saumâtres. Depuis son plus jeune âge, il avait accepté la dureté de son existence, mais ici, sur Poritrin, il ne trimait pas pour la gloire de Bouddhallah ni pour le bien-être des siens. Dans le camp des esclaves, les femmes faisaient la cuisine avec les ingrédients et les épices insolites qu’on leur donnait chaque jour. Et Ishmaël regrettait la saveur du poisson cuit dans les feuilles de nénuphar, les roseaux doux dont le suc pouvait amener un jeune garçon jusqu’à l’ivresse. De nombreux esclaves étaient morts de la fièvre et il y avait de nombreuses couches libres. Parfois, Ishmaël sombrait très tôt dans un sommeil profond, mais il lui arrivait aussi de rester éveillé et de participer aux cercles de discussions. Les hommes débattaient entre eux de l’élection possible d’un chef. Pour certains, ce sujet semblait dépourvu de signification. Il était impossible de s’échapper et un quelconque leader ne pourrait que les inciter à courir des risques au prix de leurs vies. Ishmaël se sentait triste en se rappelant que son grand-père avait tellement espéré avoir un successeur un jour. Il préférait les soirées où l’on échangeait des récits, de vieilles histoires et des poésies puisées dans les « Chants de la Longue Piste » des Errants Zensunni, l’odyssée de ceux qui étaient partis en quête d’un monde où ils échapperaient aux machines pensantes et aux nobles de la Ligue. Ishmaël n’avait jamais vu de robot et il se demandait parfois si ce n’étaient pas des monstres imaginaires destinés à faire peur aux enfants désobéissants. Mais par contre, il savait que les hommes mauvais existaient, qu’ils avaient ravagé son paisible village, molesté son grand-père et emmené en déportation des gens pacifiques. Il écoutait parfois les récits des périples de son peuple. Les Zensunni avaient l’habitude des tribulations et ils étaient prêts à endurer des générations d’esclavage sur cette planète si éloignée de la leur. Ils savaient affronter toutes les épreuves. Mais, entre tous les contes qu’il avait entendus, les légendes et les prophéties, il préférait ceux qui annonçaient qu’un jour leur misère aurait un terme. Il n‘existe pas de division claire entre les dieux et les Hommes – les uns se fondent doucement avec les autres. Iblis Ginjo, Options pour une Libération totale Le piédestal ornementé de la statue du Titan Ajax était presque achevé et Iblis Ginjo portait sur son bloc les dernières notations des travaux du jour et des dépenses en fournitures. Il avait appris à ses esclaves à comprendre d’où venait le vrai danger, même si le cymek brutal perdait patience. Ils travaillaient dur, non seulement pour sauver leurs vies mais parce que Iblis avait su leur inspirer une certaine dignité. C’est alors qu’un désastre survint sur un autre secteur du projet. Dans la chaleur intense du jour, du haut de l’échafaudage, Iblis surprit le vacillement de la statue. La base de pierre, de fer et de polymères du colosse commençait à céder. L’énorme Ajax subissait l’effet de la gravité et se balançait de plus en plus vite. Il s’abattit enfin dans un grondement assourdissant sur un fond plus lointain de cris et de hurlements. Un nuage de poussière monta dans le ciel et Iblis se dit que tous les esclaves qui avaient été écrasés sous la statue avaient eu de la chance. Parce que dès qu’Ajax en personne apprendrait la catastrophe, le véritable désastre commencerait. Avant même que les gravats et la poussière soient retombés, Iblis était sur les lieux. Les néo-cymeks et les servants de son équipe étaient déjà lancés dans une altercation furieuse. Ça n’était pas la partie du monument qui concernait Iblis et ses hommes qui s’était effondrée, mais ses équipes allaient souffrir du retard causé par l’accident. Il espérait cependant que son charisme de médiateur pourrait atténuer le désastre. Des néo-cymeks déchaînés considéraient que ces dommages malheureux étaient un affront personnel à leurs prédécesseurs, leurs Titans vénérés. Ajax lui- même avait déjà démembré de ses mains un contremaître dont les restes sanguinolents dégoulinaient dans la poussière. Avec toute la patience dont il était capable, Ginjo obligea les néo-cymeks à se calmer un instant. — Attendez ! On peut réparer ça, si vous voulez bien me le permettre ! Ajax s’était redressé de toute sa hauteur, plus menaçant que les autres, mais Iblis enchaîna de la même voix suave : — C’est vrai, cette gigantesque statue a été légèrement endommagée, mais il ne s’agit après tout que de quelques éraflures superficielles. Seigneur Ajax, ce monument a été conçu pour traverser les âges ! Il est certain qu’il peut supporter quelques chocs, quelques égratignures. Votre immense héritage ne saurait être endommagé aussi aisément. Il se tut. Les cymeks semblaient convaincus par ses arguments... Alors, il désigna sa zone de travail et reprit d’un ton mesuré : — Regardez, mes équipes ont presque achevé le piédestal. Pourquoi ne pas ériger la statue et montrer à tout l’univers que nous savons triompher d’obstacles mineurs comme celui-ci ? Mes hommes pourront faire toutes les réparations sur place. (Les yeux d’Iblis luisaient d’un enthousiasme simulé.) Il n’y a aucune raison de prendre encore du retard. Ajax s’avança, monstrueux, menaçant, dans le théâtre de carnage et de confusion et l’un de ses blocs de marche écrasa un chef d’équipe qui reculait en balbutiant, le réduisant en pulpe. Puis, il tourna vers Iblis ses fibres optiques dont les yeux étaient comme des étoiles blanches. — Tu viens d’accepter d’être responsable de l’achèvement de ce travail dans les délais. Si tes équipes échouent, ce sera toi le coupable. — Certainement, Seigneur Ajax. Iblis ne montrait aucune inquiétude. Il était capable de convaincre les autres esclaves d’assumer ce fardeau. Ils le feraient pour lui. — Alors fais nettoyer ce gâchis ! gronda le Titan d’une voix que l’on dut entendre jusqu’au lointain Forum. Plus tard, Iblis rassembla ses esclaves épuisés, surexploités, et leur fit des promesses. Ils se montrèrent un temps mécontents et rétifs, mais il emporta leur conviction en leur faisant miroiter les bénéfices qu’ils allaient retirer : les plus belles des esclaves sexuelles, des festins somptueux et des jours de vacances dans la campagne. — Je ne suis pas comme les autres contremaîtres, vous le savez. Vous ai-je jamais laissé tomber ? Ou encore promis une récompense que je ne vous aurais pas donnée ? Stimulés par son discours, mais aussi par une bonne dose de peur salutaire d’Ajax, les ouvriers se remirent au travail avec une énergie redoublée. La fraîcheur du soir était venue et ils s’escrimaient dans la lueur des spots flottants. Quant à Iblis, il les observait depuis sa plate-forme tandis qu’ils redressaient l’énorme statue pour l’installer sur son piédestal avant de la sceller à coups de plasma. Ce fut au tour des artisans d’entrer en scène. Ils installèrent leur équipement d’escalade sur la surface de fer et de pierre et dressèrent les échafaudages pour commencer leur travail de restauration. Le visage d’Ajax avait le nez ébréché et une indentation sur un muscle, et aussi des accrocs profonds dans son uniforme de Titan. Au fond de son cœur, Iblis soupçonnait que l’Ajax humain avait été aussi laid que petit. Il lutta pour rester éveillé tout au long de cette nuit épuisante, penché sur le vide, essayant de maintenir sa vigilance. Il sombra dans le sommeil et se réveilla dans un sursaut en entendant le bourdonnement de la plateforme qui arrivait à son niveau. Surpris, il découvrit qu’elle était vide. Il n’y avait à la surface qu’un cylindre brillant, un message métallique enroulé. Le cœur battant, il regarda vers le bas mais ne vit personne. Qui lui envoyait ce message ? Et comment pouvait-il l’ignorer ? Il s’empara du cylindre, brisa le sceau et le déroula. « Nous représentons un mouvement organisé d’humains mécontents. Nous attendons le moment opportun et un chef qui nous convienne pour déclencher une révolte contre les machines qui nous oppressent. A vous de décider si vous souhaitez vous joindre à notre juste cause. Nous vous recontacterons plus tard. » Iblis, incrédule, relisait encore une fois le message quand les caractères s’estompèrent et disparurent, se changeant en simples taches de rouille qui rongèrent le métal avant d’éclater et de disparaître. Était-ce authentique ou bien les cymeks essayaient-ils de lui tendre un piège pour l’éprouver ? Une majorité d’humains haïssait les maîtres cymeks mais faisait tout pour le dissimuler. Et si un tel groupe existait réellement ? Dans ce cas, il lui fallait des chefs doués. Cette pensée l’excitait. Iblis n’avait jamais encore abordé un tel concept et il ne parvenait pas à imaginer comment il avait pu révéler ses sentiments et ses pensées dans ses actes. Pourquoi l’avaient-ils approché ? Il avait toujours montré du respect envers ses supérieurs, il avait toujours... Mais j’ai pu me montrer trop zélé, non ? J’ai trop voulu me montrer loyal ? Les artisans s’activaient toujours sur la statue d’Ajax, comme autant de termites sur un tronc abattu. Ils réparaient les traces, les cicatrices, rebouchaient et peignaient. L’aube se levait et Iblis constata qu’ils auraient bientôt fini. Les machines ne manqueraient pas de les récompenser. Les machines... Oui, il les détestait vraiment ! Il avait la conscience déchirée. Les machines pensantes l’avaient bien traité si l’on comparait sa situation avec celle de tant d’esclaves. Mais il ne se différenciait des autres que par une mince couche. Qui lui évitait leur destin ? Dans ses moments de réflexion, il lui arrivait souvent de réfléchir à la valeur de la liberté et de ce qu’il ferait de sa vie si jamais il avait la chance d’être libre. Un groupe rebelle ? Il avait du mal à y croire. Une journée passa. Il réfléchissait de plus en plus intensément au message... Il attendait qu’on le recontacte. Notre appétit englobe toute chose. Cogitor Eklo, Par-delà l’esprit humain La haine était bien cachée dans l’esprit d’Agamemnon, et il prenait des précautions très spéciales vis- à-vis d’Omnius et de sa méfiance constante. Ce qui impliquait un espionnage permanent, en tous lieux – même lorsque Agamemnon et Junon s’abandonnaient au sexe. Du moins à ce que l’on appelait le sexe chez les Titans. Pour leurs rendez-vous amoureux, les deux cymeks antiques s’étaient réfugiés dans une salle de maintenance du centre de contrôle de la Terre. Tout autour d’eux, les réservoirs de fluides nutritifs étaient reliés à des nœuds reptiliens de tubes qui montaient vers le plafond. Des robots allaient et venaient entre les générateurs vitaux et les banques d’analyse, prélevant les données des tiges mentales, vérifiant sans cesse que tous les systèmes demeuraient dans la limite des paramètres. Agamemnon et son amante conversaient sur une fréquence privée par le biais de leurs capteurs et de leurs tiges mentales crépitantes immergés dans l’électrafluide. Prélude. Même dépourvus de leur corps physique, les esprits des cymeks pouvaient encore vivre des moments de plaisir intense. C’est avec lenteur que des élévateurs dégagèrent le container d’Agamemnon de son corps de métal avant de le déposer à côté de celui de Junon. Ses fibres optiques et ses grilles de filtrage lui décryptèrent l’image des circonvolutions grises et rosées de l’organe de sa bien-aimée et il se dit : Elle est encore tellement belle après tous ces siècles. Il se souvenait de l’adorable créature qu’il avait connue tout au début, avec ses cheveux d’obsidienne aux reflets bleutés, son visage mince, son petit nez pointu et les deux accents mystérieux de ses sourcils. Il avait toujours vu en elle Cléopâtre, autre génie militaire perdu dans les brumes de l’Histoire, tout comme le véritable Agamemnon de la guerre de Troie. Cela remontait à si longtemps, à cette brève période de sa vie où il avait encore sa frêle enveloppe humaine. Il était tombé immédiatement amoureux. Junon était sexuellement irrésistible, mais il avait d’abord été attiré par son intelligence, avant même de la rencontrer. C’était au temps du Vieil Empire. Il l’avait affrontée dans des jeux de simulation tactiques sur les ordinateurs encore dociles et elle l’avait impressionné. Ils n’étaient encore que des adolescents à une époque où l’âge des êtres vivants avait une importance capitale. Agamemnon avait grandi sur Terre, une planète agréable et belle. Il s’appelait alors Andrew Skouros. Ses parents vivaient une existence à la fois hédoniste et sans passion comme bien d’autres citoyens. Ils vivaient, ils vaquaient, ils brillaient... mais ils n’étaient pas vraiment. Avec le temps, il avait fini par oublier leurs visages et, maintenant, tous ces malheureux et fragiles humains qu’il avait connus se ressemblaient tous dans ses souvenirs. Andrew Skouros avait toujours été un enfant agité qui posait des questions dérangeantes auxquelles nul ne pouvait répondre. Tandis que ses amis se perdaient dans des jeux frivoles, Andrew, lui, explorait les données en archives, découvrait l’Histoire et les légendes. Il se passionnait pour les exploits héroïques de gens qui avaient existé tellement longtemps auparavant qu’ils semblaient aussi mythiques que les Titans, les anciens dieux renversés par Zeus, et le panthéon des déités grecques. Il avait analysé d’innombrables campagnes militaires et avait assimilé les règles de la stratégie, un art obsolète dans un Empire croulant sous la paix. Il avait pris le surnom d’« Agamemnon » pour participer aux tournois de jeux virtuels sur le réseau qui contrôlait les activités d’une humanité asservie par l’ennui. C’est alors qu’il avait rencontré une partenaire aussi douée que lui, qui semblait partager ses intérêts les plus intenses. Les talents de stratège de cette participante bizarre la conduisaient soit au triomphe, soit à des échecs cuisants. Mais « Agamemnon » trouvait que ses succès souvent surprenants compensaient largement ses défaites. Elle avait choisi de s’appeler « Junon », l’épouse de Jupiter chez les dieux romains. Leur ambition commune les avait plus rapprochés que le seul désir sexuel. Ils éprouvaient autant de plaisir à développer des schémas expérimentaux qu’à faire l’amour. Au début, c’avait été un jeu... mais c’était devenu tellement plus fort comme les années passaient. Leur existence avait basculé lorsqu’ils avaient entendu les déclarations de Tlaloc. Le visionnaire hors-monde, avec ses invectives déconcertantes et ses accusations contre l’humanité complaisante qui s’était assoupie sur Terre, fit prendre conscience aux deux jeunes fomenteurs que leurs plans avaient des chances de se réaliser dans la réalité et non plus dans les dédales de l’imaginaire. C’était Junon, dont le vrai nom était Julianna Parhi, qui avait soudé le trio. Elle et Andrew s’étaient arrangés pour parler avec Tlaloc, qui s’était montré très excité en apprenant que les deux amants partageaient ses rêves. — Il se peut que nous ne soyons guère nombreux, leur avait-il dit, mais dans les forêts de la Terre, sur le lit de branches sèches, trois allumettes pourraient bien déclencher un incendie. Durant leurs rencontres secrètes, les trois comploteurs dressèrent des plans pour renverser l’Empire endormi. Suivant l’analyse militaire d’Andrew, ils calculèrent qu’un minimum d’investissement en matériel et en hommes pouvait leur permettre de prendre le pouvoir sur de nombreux mondes qui avaient sombré dans l’apathie. Avec un rien de chance et une stratégie correcte, ils pourraient former des leaders acquis à leur cause et enfermer le Vieil Empire dans un étau absolu. En fait, si leurs plans pouvaient être menés à terme, les conquérants du nouvel ordre seraient victorieux avant que quiconque s’en aperçoive. — C’est pour le bien de l’humanité, avait déclaré Tlaloc, radieux. — Et le nôtre en partie, avait ajouté Junon. L’un des plans innovateurs de Junon prévoyait d’utiliser l’ensemble du réseau des machines pensantes et des robots serviles. Les ordinateurs domestiques avaient été dotés d’une intelligence artificielle pour observer chaque facette de la société humaine, mais Junon les considérait comme une armée déjà installée sur place... à condition qu’on la reprogramme et qu’on lui donne le goût qu’avaient les humains pour l’ambition, la conquête... C’est dans cette phase de leur plan que les conjurés s’étaient assuré les services d’un programmeur du nom de Vilhelm Jayter – qui se faisait appeler Barberousse sur le réseau des jeux – pour parfaire les détails techniques. Ainsi avait commencé l’ge des Titans durant lequel une poignée d’humains héroïques et enthousiastes avaient réussi à contrôler la populace avachie de la Terre. Ils avaient un dur travail devant eux, un empire à gérer. C’est alors qu’ils mûrissaient leurs plans que Julianna Parhi avait fait appel aux conseils du vieux Cogitor Eklo, assez réticent à l’égard de leur projet. Il était l’un des nombreux esprits à réfléchir aux problèmes ésotériques et elle avait entrevu avec lui la possibilité de la survie de leurs cerveaux dans des corps non organiques. Non pas à des fins d’introspection mais pour agir. Elle mesurait l’avantage qu’aurait un tyran cymek par rapport aux simples humains, avec la possibilité de passer d’un corps artificiel à un autre au gré des circonstances. S’ils devenaient des cymeks, les Titans pourraient espérer régner durant des milliers d’années. Ce qui serait peut-être suffisant. Agamemnon avait adhéré depuis longtemps aux idées de Junon, même s’il éprouvait une crainte primitive de la chirurgie. Mais, comme les autres, il connaissait la fragilité de son corps et savait qu’à terme ils renaîtraient tous plus forts. Afin de prouver son amour, Agamemnon fut le premier à accepter le processus cymek. Lui et Junon avaient passé une ultime nuit d’amour brûlante et stocké leurs moindres sensations de plaisir qui devraient durer des millénaires. Junon lui avait donné un dernier baiser sous l’aile noire de ses cheveux si doux avant de le précéder vers la chambre chirurgicale. Les chirurgiens robots l’attendaient dans la pulsation métallique des systèmes vitaux, entre les vitraux pulsants des ordinateurs témoins. C’était le temple du passage. Le Cogitor Eklo était là pour assister et donner quelques conseils ou même des instructions précises aux robots. Junon, les yeux humides, ne quittait pas du regard son amant. Agamemnon redoutait de la voir s’effondrer et revenir sur ses plans magnifiques, mais dès qu’il s’était réveillé dans l’électrafluide, quand il avait pu « voir » à travers ses fibres optiques qui étaient comme un essaim d’yeux prodigieux, il avait été immédiatement apaisé : Junon regardait son cerveau avec une expression admirative. À un moment, elle avait même tendu un doigt pour effleurer le container. Agamemnon, lui, ajustait ses sens, s’adaptait à ses capteurs et s’émerveillait de pouvoir observer toutes choses simultanément. Une semaine plus tard, quand il se sentit suffisamment maître de ses systèmes mécaniques, Agamemnon revécut la même cérémonie de tendresse. Il vit les robots ouvrir le crâne de sa bien-aimée, ôter son cerveau si riche et rejeter à jamais le corps fragile de celle qui avait été Julianna Parhi... Des siècles après, Agamemnon et Junon étaient encore côte à côte sur leurs piédestaux de chrome. Agamemnon savait très précisément quels secteurs du cerveau de Junon il devait stimuler pour activer ses centres de plaisir et pendant combien de temps. Elle lui répondait avec toute sa mémoire libido et amplifiait même les sensations qu’elle avait connues, le transportant vers des sommets inexplorés de jouissance. Et il lui répondait par des élans fulgurants et sentait les frissons et les spasmes du cerveau de Junon. Les yeux-espions d’Omnius ne manquaient jamais aucune séquence de leurs scènes d’amour. Ils n’étaient jamais seuls. Junon revint encore une fois lui donner du plaisir. Il aurait aimé qu’elle lui accorde un répit pour se reposer un peu, mais elle avait encore soif de lui. Il répondit et déclencha une vibration musicale, une sorte de gazouillis sinistre qui symbolisait leurs orgasmes. Mais était-ce bien vrai ? se demanda Agamemnon dans la brame du plaisir. En arrière-plan, pourtant, il sentait encore la colère, le ressentiment. Omnius leur permettait certes de retrouver l’extase quand ils le voulaient, mais il se disait qu’il aurait été tellement plus heureux en échappant pour toujours à la domination de ces maudites machines pensantes. Je crains que Norma ne parvienne jamais à rien. En quoi cela me concerne-t-il ? De même que ce que je puis léguer à l’humanité ? Zufa Cenva Zufa Cenva avait décidé d’aller rendre visite à sa fille sur Poritrin et, pendant le long voyage d’un mois, elle eut largement le temps de réfléchir à ce qu’elle pourrait lui dire en arrivant. Elle aurait préféré de loin passer des semaines n’importe où ailleurs pour travailler sur des choses plus essentielles. La perte de sa chère Heoma était encore un vide douloureux en elle. Depuis l’attaque de Giedi Prime, Zufa n’avait eu de cesse de préparer d’autres assauts avec ses Sorcières. L’ensemble de la Ligue considérait que le Savant Tio Holtzman avait été à l’origine des brouilleurs mobiles, mais certaines rumeurs lui étaient parvenues selon lesquelles Norma avait conçu cette arme. Est-ce que sa fille tarée avait pu se montrer aussi brillante ? Certes, on ne pouvait la comparer à Heoma, qui avait déchaîné des ouragans psychiques sur les cymeks, mais cet exploit était remarquable. Je me suis sans doute montrée aveugle, se dit Zufa. Elle n’avait jamais souhaité l’échec de sa fille mais, maintenant, elle retrouvait quelque espoir. Leurs relations allaient peut-être changer. Est-ce que je vais l’embrasser en la retrouvant ? Est-ce qu‘elle mérite maintenant mon soutien ou bien vais-je avoir honte d’elle ? Elle vivait une période incertaine. Dès qu’elle débarqua à Starda, elle affronta une délégation de bienvenue avec des Dragons de la garde à l’armure d’écaillés immaculée. Le Seigneur Bludd en personne conduisait le groupe, la barbe soigneusement ondulée, en habits colorés et parfumés. — Poritrin est honorée de recevoir la visite d’une grande Sorcière ! Bludd s’avança sur le sol de mosaïque. Il était éblouissant dans sa tenue de cérémonie coloriée aux revers écarlates, avec des manchettes de dentelle fine. Ses chaussons étaient tissés d’or et il portait une épée à la ceinture. Zufa se dit qu’il n’avait jamais dû s’en servir que pour trancher du fromage. Elle n’avait jamais revêtu des atours pour une quelconque occasion et l’apparition de Bludd l’avait un instant déconcertée. Elle avait espéré une entrevue discrète avec Norma et un retour rapide à Rossak où elle devait absolument achever la préparation de ses guerrières psychiques pour une nouvelle attaque contre les cymeks. — Le capitaine de la navette nous a annoncé votre arrivée, madame Cenva, déclara Bludd en la précédant. Nous avons à peine eu le temps de nous préparer à vous recevoir. Vous êtes venue voir votre fille, je présume ? Nous sommes fiers de son travail au côté du Savant Holtzman. Il la considère comme indispensable. — Vraiment ? fit Zufa en essayant de ne pas paraître sceptique. — Nous avons invité Norma à se joindre à nous aujourd’hui, mais elle est absorbée par une tâche importante pour notre Savant. Elle pense que vous comprendrez qu’elle n’ait pu venir vous accueillir. Pour Zufa, ce fut comme une gifle. Je voyage depuis un mois, se dit-elle. Si moi j’ai sacrifié tout ce temps, en ce cas... une simple assistante de laboratoire aurait au moins pu être là... Dès qu’ils quittèrent le spatioport, un chauffeur les prit en charge pour les conduire jusqu’à une barge volante de luxe. Là encore, des Dragons de la garde étaient au garde-à-vous de part et d’autre de la coupée. — Vous allez débarquer directement dans les laboratoires d’Holtzman, annonça Bludd, affable. Il s’assit à côté de Zufa et elle plissa le nez, à demi asphyxiée par son parfum. Il lui présenta alors un petit paquet cadeau et elle recula avant de l’accepter avec un soupir d’exaspération. Ils quittaient le spatioport et elle déplia le paquet, lentement, pour découvrir une bouteille d’eau du fleuve avec une serviette de Poritrin exquisément tissée. Elle ne montrait aucun intérêt mais le flamboyant Bludd lui expliqua : — La tradition veut que les invités d’honneur se lavent les mains dans l’eau de l’Isana avant de s’essuyer dans nos linges les plus délicats. Zufa ne réagit pas. Sous la barge, des bateaux circulaient, en route vers le delta, chargés de céréales, de métaux et de produits manufacturés qui allaient être revendus sur les marchés. Dans les champs boueux, des centaines d’esclaves travaillaient au repiquage des coquillages. Ce spectacle de labeurs et de transports amenait la Sorcière au seuil du malaise. — La résidence du Savant Holtzman se trouve droit devant nous ! annonça Bludd en désignant une colline escarpée. Je suis persuadé que votre fille va être ravie de vous voir. Est-ce qu’elle a un jour été ravie de me voir ? se demanda Zufa. Elle essaya de s’apaiser avec quelques exercices mentaux, mais son anxiété persistait. Dès que la barge aborda le ponton, elle en descendit en agitant sa longue robe noire avec ostentation. — Seigneur Bludd, je dois avoir une discussion en privé avec ma fille. Je suis certaine que vous comprendrez. Sans autre excuse, Zufa monta le large escalier du patio qui accédait à la demeure, laissant un Bludd interloqué. Elle agita ses longs bras avec désinvolture. Tous ses sens télépathiques en éveil, elle entra dans les lieux comme si elle y avait toujours vécu. Le vestibule de la maison Holtzman était encombré de boîtes en vrac, de livres et d’instruments. Ou bien les domestiques ne faisaient pas leur travail ou l’inventeur leur avait ordonné de ne pas trop « organiser » les choses parce qu’il affectionnait le désordre. Zufa trouva un chemin labyrinthique dans le fatras, pénétra dans un long couloir et entra dans plusieurs pièces pour demander où était sa fille. Finalement, elle pénétra dans un laboratoire auxiliaire qu’on lui avait indiqué et vit un tabouret vide devant une table de travail surchargée de plans. Mais aucun signe de Norma. C’est alors qu’elle remarqua une porte-fenêtre qui donnait sur un balcon et devina l’ombre d’un mouvement. Elle s’avança et, saisie, découvrit sa fille perchée sur la balustrade. Elle serrait dans ses mains minuscules un container de plass rouge. — Mais qu’est-ce que tu fais ? s’exclama la Sorcière. Descends immédiatement de là ! Surprise, Norma se tourna vers elle, s’agrippa convulsivement à la chose rouge et bascula dans le vide. — Non ! hurla Zufa, trop tard. Elle se précipita sur le balcon et découvrit, horrifiée, l’abîme ouvert sur le fleuve. La frêle silhouette de Norma tombait – et s’arrêta soudain en tournoyant d’une façon bizarre. — Vous voyez ? lança-t-elle à Zufa. Vous êtes arrivée au bon moment ! Telle une plume dans le vent, elle revint vers le balcon, comme si l’appareil rouge qu’elle serrait contre elle la poussait à la façon d’une main invisible. Dès que Norma regagna le balcon, sa mère la saisit avec violence. — Pourquoi essaies-tu des choses aussi dangereuses ? Est-ce que le Savant Holtzman ne t’a pas appris à utiliser ses assistants pour ce genre de test ? Norma plissa le front. — Ici, on utilise des esclaves, pas des assistants. Et j’ajouterai que cette invention est la mienne et que je veux la tester moi-même. Je savais que ça marcherait. Zufa ne tenait pas à argumenter. — Tu es venue jusque-là, sur Poritrin, et on a mis à ta disposition les meilleurs laboratoires d’ingénierie pour que tu conçoives une... une sorte de jouet volant ? — Pas vraiment, Mère. (Norma ouvrit le couvercle de l’appareil rouge et effectua quelques réglages fins.) C’est une variation sur les théories du Savant Holtzman, un répulseur, un suspenseur de champ. Je pense qu’il va être ravi. — Oh, mais oui, mais oui ! s’écria Holtzman en faisant irruption sur le balcon. (Il se présenta rapidement avant de s’intéresser au gadget de Norma.) Je vais montrer ça au Seigneur Bludd et voir ce qu’il pense des applications commerciales. Je suis certain qu’il voudra un brevet à son nom. Zufa se remettait lentement de la « chute » de sa fille et tentait d’imaginer des applications pratiques à son invention. Est-ce que cet ustensile pouvait être modifié afin de transporter des objets lourds ? Des troupes ? Elle en doutait. Norma reposa le générateur de champ et accompagna sa mère en se dandinant, maladroite, jusqu’à sa table de travail. Elle escalada son tabouret et farfouilla dans ses plans et ses diagrammes. — J’ai calculé également comment ce principe pouvait être appliqué dans le domaine de l’éclairage. Le suspenseur peut faire flotter des lampes sans support et les alimenter en énergie résiduelle. J’ai tous les calculs... quelque part. — Des lampes flottantes ? fit Zufa d’un ton sarcastique. Pour quoi ? Pour les pique-niques ? Des milliers de gens sont morts dans l’attaque des cymeks sur Zimia, des millions d’autres ont été réduits en esclavage sur Giedi Prime, et toi, dans ton petit confort, tu fabriques des lampes flottantes ! Norma lui décocha un regard condescendant comme si c’était Zufa l’idiote. — Mère, essayez de penser au-delà de l’évidence. Dans une guerre, il faut bien plus que des armes. Les robots sont capables de modifier leur vision pour voir dans l’obscurité, mais les humains ont besoin de lumière. Des centaines de ces lampes à champ suspenseur pourraient être disséminées sur la zone de combat la nuit venue et les chances seraient ainsi égales. Le Savant Holtzman et moi, nous pensons chaque jour à des solutions. Holtzman acquiesça, immédiatement d’accord avec elle. — Et pour ce qui est de l’usage commercial, ces lampes pourraient être fabriquées dans différents styles, déclinées dans toutes les couleurs. Norma était perchée comme un gnome sur son tabouret. Ses yeux bruns brillaient d’excitation. — Je suis sûre que le Seigneur Bludd sera enthousiaste. Zufa prit un air sévère. Est-ce qu’il n’y avait pas plus important dans cette guerre que de faire plaisir à un noble prétentieux. — J’ai fait un long voyage pour venir te voir. Sa fille haussa les sourcils d’un air sceptique. — Si vous aviez bien voulu faire l’effort de venir me voir avant mon départ de Rossak, Mère, vous n’auriez pas eu à faire ce grand voyage à seule fin de vous déculpabiliser. Mais vous étiez tellement occupée ! Gêné par cette amorce de querelle familiale, Tio Holtzman se retira et les deux antagonistes s’en aperçurent à peine. Zufa n’avait pas eu l’intention de se disputer avec Norma, mais à présent, elle était sur la défensive. — Mes Sorcières ont prouvé leurs capacités dans la bataille. Nous pouvons puiser une force terrible dans nos esprits pour éliminer les cymeks. Des candidates se préparent déjà à l’ultime sacrifice si nous devons être appelées de nouveau à libérer un autre monde dominé par les machines. Pourtant cela t’importe peu, hein, Norma, puisque tu n’as pas de pouvoirs télépathiques ? — J’en ai d’autres, mère. Moi aussi, j’apporte une contribution précieuse à cette cause. — Oui, tes obscures équations ? (Zufa montra le boîtier rouge du répulseur.) Tu ne cours aucun risque. Tu es à l’abri, dans le confort, et tu passes tes journées avec ces jouets. Tu t’es laissé aveugler par tes succès imaginaires. Mais Norma n’était pas la seule, poursuivit-elle. Nombreux étaient ceux qui vivaient une existence douce dans la sécurité alors que Zufa et ses Sorcières assumaient des risques au péril de leur vie. Comment Norma pouvait-elle se comparer à elles ? — Quand tu as appris que je venais, tu n’as pas songé que tu pourrais m’accueillir au spatioport ? Norma répondit d’une voix trompeusement douce en croisant les bras sur sa frêle poitrine. — Je ne vous ai pas demandé de venir, mère. Parce que je sais bien que vous avez des choses importantes à réaliser. Quant à moi, j’ai mieux à faire que de servir de guide à des invités inattendus. Et puis, je savais que le Seigneur Bludd serait là pour vous recevoir. — Est-ce que tu cours avec les Nobles de la Ligue maintenant ? (Zufa laissait maintenant libre cours à sa colère.) Norma, je voulais seulement être fière de toi, malgré tes difformités. Mais tu ne fais rien pour ça. Tu te vautres dans le luxe sans consentir le moindre sacrifice. Ça signifie quoi ? Tes visions sont trop mesquines pour être utiles à l’humanité. Avant, Norma aurait succombé à ce feu roulant et aurait perdu ses dernières traces de confiance. Mais le travail qu’elle avait accompli avec Holtzman, ses succès dans le domaine technologique avaient changé l’image qu’elle avait d’elle-même. Elle dévisagea froidement sa mère. — Ça n’est pas parce que je ne corresponds pas à l’image que vous souhaitiez de moi que je ne contribue pas à des travaux essentiels. Le Savant Holtzman l’a compris, de même qu’Aurelius. Mais vous qui êtes ma vraie mère, pourquoi n’y arrivez-vous pas ? Zufa avait sursauté en entendant le nom d’Aurelius et elle se mit à arpenter la pièce d’un pas coléreux. — Aurelius est avant tout victime des drogues qu’il absorbe. — J’avais oublié à quel point vous pouviez être mesquine, mère. Merci d’avoir fait tout ce chemin pour me le rappeler. (Norma se tourna vers ses plans.) J’ai bien envie de demander aux esclaves de vous escorter jusqu’au spatioport, mais je ne voudrais pas les soustraire à des tâches tellement plus importantes. C’est donc seule et furieuse contre elle-même et sa fille, à cause aussi du temps perdu que Zufa Cenva regagna le spatioport de Poritrin. Elle avait décidé de ne pas rester une heure de plus sur la planète. Elle attendit une journée complète un transporteur militaire qui faisait escale sur Rossak. Et c’est en lançant autour d’elle ses ondes de clairvoyance qu’elle perçut la faiblesse de Poritrin. Ce qui n’avait rien à voir avec Norma. Elle était si évidente qu’elle ne pouvait s’y soustraire. Tout autour de Starda, dans les aires de chargement, les hangars et les marais boueux, elle détectait les auras isolées ou collectives des travailleurs surexploités. Elle sentait une infection sociale profonde, un mécontentement en formation qui échappait totalement aux citoyens moyens de Poritrin. Et cette vague mentale de souffrance et d’hostilité était encore une raison pour qu’elle fuie cette planète. L’intuition est une fonction qui permet aux humains de voir dans les coins. Elle est particulièrement utile pour ceux qui sont exposés à des conditions naturelles dangereuses. Dialogues d’Érasme Fille du Vice-roi de la Ligue des Nobles, Serena Butler avait appris à travailler durement pour servir l’humanité, dans l’espoir d’un avenir lumineux qui pourrait s’édifier sur cette guerre perpétuelle contre les machines. Mais jamais encore elle n’avait imaginé qu’elle pourrait devenir une esclave au service d’un robot. Dès qu’elle avait vu Érasme sur le seuil de la plazza de sa villa, elle l’avait haï intensément. La machine pensante était intriguée et Serena s’était dit que cet intérêt était sans nul doute dangereux. Il affectionnait les vêtements élégants, les robes vagues et fluides, les fourrures fines, tout ce qui paraissait absurde sur son corps de machine. Elle se disait que son visage miroir lui conférait une apparence totalement étrangère, et son comportement la faisait frissonner de crainte. Quant à son incessante curiosité, elle était perverse et anormale. Il avait traversé la Plazza pour l’accueillir et le tissu de son visage s’était plissé en un sourire ravi. — Vous êtes Serena Butler. Vous a-t-on informée que Giedi Prime avait été reconquise par les humains féroces ? Quelle déception. Pourquoi les humains sont-ils prêts à se sacrifier pour maintenir ce chaos tellement inefficace ? Cette nouvelle fit naître une onde de bonheur dans son cœur. C’était en partie grâce à ses efforts que Xavier avait pu investir Giedi Prime avec l’Armada, après que les ingénieurs de Brigit Paterson eurent réussi à activer les émetteurs secondaires. Mais elle était prisonnière des robots désormais, leur esclave – alors qu’elle portait en elle l’enfant de Xavier. Nul ne savait ce qui lui était arrivé ni où elle se trouvait. Xavier et son père devaient être fous de chagrin, persuadés que les machines l’avaient tuée. — Peut-être n’est-il pas surprenant que vous ne puissiez comprendre la valeur du concept de liberté pour l’être humain. Même avec tous vos circuits compliqués, vous restez une machine. La compréhension n’a pas été programmée dans votre intelligence. Elle avait les yeux brûlants à la seule idée de tout ce qu’elle voulait encore faire pour aider son peuple. Sur Salusa, elle avait grandi dans la richesse mais avait toujours éprouvé le besoin de mériter son sort en venant au secours des gens. Elle ajouta à l’intention du robot : — Êtes-vous curieux ou... inquisiteur ? — Sans doute les deux. (Il la scrutait et nota l’angle orgueilleux de son petit menton.) J’attends de vous bien des éclaircissements. (Il lui effleura la joue avec un long doigt flexible.) Quelle peau adorable. Elle s’efforça de ne pas se dérober. La résistance doit plus compter que la fierté pour un prisonnier, lui avait dit sa mère, une fois. Si elle luttait, Érasme ne ferait que resserrer sa prise, ou bien se servirait d’ustensiles de torture. — Ma peau n’est pas plus belle que la vôtre, dit- elle, si ce n’est qu’elle n’est pas synthétique. Elle a été conçue naturellement et non par le cerveau d’une machine. Érasme eut un petit rire. — Vous voyez, je compte apprendre beaucoup de vous. Il la précéda dans les serres luxuriantes où Serena admira les plantes avec un ravissement qu’elle s’efforça de ne pas montrer. Elle avait dix ans quand elle était tombée sous le coup d’une fascination amoureuse pour le jardinage. Elle avait fait pousser d’innombrables plantes, des aromates et des fruits exotiques qu’elle offrait aux centres médicaux, aux camps de réfugiés, aux asiles d’anciens combattants où, déjà, elle travaillait comme simple volontaire. Dans tout Zimia, elle était renommée pour sa facilité à cultiver les plus belles fleurs : d’exquises roses naines d’Immia, des hibiscus de Poritrin et même de délicates violettes du matin de la lointaine Kaitain. — Je voudrais que vous entreteniez les jardins de la plazza. Ils me sont si chers, dit Érasme. — Pourquoi les machines ne se chargent-elles pas de ce genre de travail ? Je suis certaine qu’elles seraient bien plus efficaces que moi – ou bien prenez-vous un plaisir particulier à ce que ce soient vos « créateurs » qui le fassent ? — Vous ne vous sentez pas à la hauteur de la tâche ? — Je ferai ce que vous m’ordonnerez – pour le bien des plantes. (Elle se détourna et toucha une fleur rouge et orangé à la forme insolite.) On dirait bien un oiseau de paradis, une fleur d’une variété très ancienne. La légende dit que ces plantes étaient très prisées par les rois de la mer de la Vieille Terre. (Elle regarda Erasme avec une trace de défiance.) Je viens de vous apprendre quelque chose. Il répéta le même rire léger, comme un duplicata du premier. — Excellent. Maintenant, dites-moi ce que vous pensez vraiment. Des paroles de son père revinrent à sa mémoire : La peur incite à l’agression : ne la montre jamais à un prédateur. — En vous parlant de cette fleur, je pensais que je méprise toutes les machines de votre espèce. J’étais un être libre et indépendant jusqu’à ce que vous me preniez. Les machines, les robots m’ont pris ma maison, ma vie et l’homme que j’aime. Érasme ne se montra nullement offensé. — Ah, oui, votre amant ! C’est lui qui vous a fécondée ? Elle ne put se retenir de le foudroyer du regard. Puis, elle endigua le torrent de sa colère. Elle pouvait peut- être trouver un moyen de se servir de la curiosité du robot, de la retourner contre lui d’une certaine façon. — Vous apprendrez beaucoup de moi si je coopère, si je m’exprime librement. Je peux vous enseigner certaines choses que vous ne sauriez apprendre par vous- même. — Excellent, dit Érasme, qui semblait sincèrement séduit. Le regard de Serena se fit dur. — Mais j’espère quelque chose en retour. Que vous garantissiez la sûreté de mon bébé. Que vous me permettiez de l’élever ici. Érasme savait que c’était une inquiétude essentielle chez les humains, et aussi comment en tirer parti. — Vous faites preuve d’arrogance ou bien d’ambition. Mais je vais réfléchir à votre requête, dans la mesure où j’apprécierais nos discussions et nos débats. Il repéra à cet instant un scarabée dans un bac de grès et le repoussa d’un coup de pied précis. La carapace de l’insecte était noire avec un dessin rouge compliqué. La peau de polymère élastensible de son visage afficha une expression amusée. Il laissa la bestiole s’enfuir un bref instant, puis lui bloqua la route, l’obligeant à repartir dans une autre direction. — Vous et moi, Serena Butler, dit-il enfin, nous avons beaucoup en commun. Il activa un cube musical de Chusuk qu’il avait acquis en contrebande, espérant que la mélodie précieuse lui ferait révéler ses émotions profondes. — Chacun de nous a un esprit indépendant. C’est ce que je respecte en vous, parce que cela fait aussi partie intégrante de ma propre personnalité. Serena trouvait cette comparaison repoussante, mais elle se tut. Érasme prit le scarabée dans le creux de sa main, mais son attention restait fixée sur Serena – le secret que les humains pouvaient garder sur eux-mêmes l’intriguait. Il se disait qu’en appliquant des pressions diverses il pourrait avoir une chance de pénétrer au fond de son esprit. Sur fond de musique, Érasme reprit : — Il existe des robots qui conservent leur personnalité propre plutôt que de charger une partie du suresprit. J’ai commencé comme machine pensante sur Corrin, mais j’ai choisi de ne pas accepter les mises à jour régulières d’Omnius qui m’auraient synchronisé avec le suresprit. Serena vit que le scarabée était immobile dans sa paume de métal. Elle se demanda si Érasme l’avait déjà tué. — Mais un événement singulier vint changer ma vie. (Le ton du robot était vif et joyeux comme s’il racontait une promenade en forêt.) J’étais parti avec une mission de reconnaissance privée pour les territoires inexplorés de Corrin. J’étais déjà curieux et je refusais d’accepter les analyses standard d’Omnius. Je me suis aventuré dans le paysage, seul. Il était rude, rocailleux, sauvage. Je n’avais jamais vu de végétation, sauf dans les secteurs où les terraformeurs du Vieil Empire avaient implanté des écosystèmes nouveaux. Corrin n’a jamais été une planète vivante, vous savez, sauf là où les humains étaient passés. Malheureusement, l’entretien des sols fertiles et la décoration du paysage n’ont jamais été les priorités des miens. (Il s’interrompit pour sonder Serena et savoir si elle appréciait son récit.) « Alors que je me trouvais éloigné du réseau de protection de la cité et des systèmes robotiques, je me retrouvai inopinément dans une violente tempête solaire. La géante rouge qui est le soleil de Corrin est instable, secouée par des phénomènes fréquents, des éruptions, des ouragans radioactifs. De telles conditions mettent en péril les formes de vie biologiques, pourtant les premiers colons humains étaient particulièrement résistants. « Mes délicats circuits neuro-électriques, par contre, se révélèrent plus sensibles. Je le sais, j’aurais dû dépêcher des scanners pour détecter l’approche de tempêtes de ce genre, mais j’étais trop absorbé par mes recherches. Je fus exposé au flux de radiations, seul et désorienté, loin du complexe régi par l’Omnius de Corrin. (Le robot semblait soudain embarrassé.) Je me suis égaré et... je suis tombé dans une étroite crevasse. Serena ne put s’empêcher de le regarder avec surprise. — La crevasse était très profonde, mais je ne fus que peu endommagé. (Il leva un bras, examina le tissu organo-plastique et le revêtement de métal élastensible.) J’étais totalement immobilisé, pris au piège et hors de portée de tout émetteur. Je suis resté ainsi durant toute une année de Corrin... ce qui fait presque vingt années standard terriennes. « L’ombre dense de la crevasse m’abritait des radiations du soleil, et très vite mes processeurs mentaux se remirent à fonctionner. J’étais éveillé, mais je n’avais nulle part où aller. Je ne pouvais pas bouger, mais je pouvais penser, et cela dura très, très longtemps. Je passai là une année brûlante, coincé dans la roche, avant d’être enfermé pour un hiver prolongé dans un manteau de glace dure. Deux décennies standard s’écoulèrent ainsi où je n’avais qu’une occupation : réfléchir. — Sans personne à qui parler, ajouta Serena, si ce n’est vous-même. Pauvre robot perdu... Érasme ignora l’ironie. — Cette épreuve modifia ma nature fondamentale d’une manière que je n’avais nullement prévue. À vrai dire, Omnius lui-même ne comprend toujours pas aujourd’hui. Quand il avait été enfin repéré et sauvé par les autres robots, Érasme avait développé une personnalité propre. Après sa restauration et sa réintégration dans la société des machines, Omnius lui avait demandé s’il souhaitait être remis à niveau selon les normes standard. — Remis à niveau, répéta-t-il avec une note d’amusement. Mais non, j’ai décliné l’offre d’Omnius. Après avoir atteint ce niveau de... révélation, je n’avais aucune envie d’effacer mes impulsions, mes idées, mes pensées, mes souvenirs. Cela me paraissait une perte impossible à supporter. Et puis, l’Omnius de Corrin découvrit très vite qu’il prenait plaisir à nos joutes verbales. Il darda ses fibres optiques sur l’insecte immobile au creux de sa main artificielle et dit d’un ton posé : — Je suis célèbre entre tous les suresprits. Ils guettent impatiemment mes mises à jour, les récits de mes actions, mes déclarations. C’est comme un... magazine. On appelle cela les « Dialogues d’Érasme ». Méfiante, Serena montra l’insecte inerte. — Et vous y avez inclus un entretien avec ce scarabée ? Comment comprendre ce que vous avez tué ? — Il n’est pas mort. J’ai décelé une pulsion de vie, certes faible mais indéniable. Cette créature veut que je la croie sans vie, dans l’espoir que je la rejette. En dépit de sa petite taille, son espoir de survivre est particulièrement fort. Érasme s’agenouilla, déposa l’insecte sur une dalle avec un geste d’une douceur surprenante, puis recula. L’instant d’après, la bestiole dressa ses antennes avant de déguerpir à l’abri d’un bac à plantes. — Vous voyez ? Je souhaite comprendre toute chose vivante – vous y compris. Serena était rassérénée : le robot avait réussi à la surprendre. — Omnius ne croit pas que je puisse un jour parvenir à son niveau intellectuel. Mais il reste intrigué par ma souplesse intellectuelle. Par la façon dont mon esprit évolue continuellement dans des directions nouvelles, mû par des impulsions. Tout comme ce scarabée, je suis capable de m’accrocher à la vie et de persévérer. — Est-ce que vous espérez devenir plus qu’une machine ? Sans s’offenser, il répliqua : — C’est un des caractères de l’être humain que de chercher à s’améliorer, n’est-ce pas ? C’est ce que j’essaie de faire. Toute direction est aussi bonne qu‘une autre. Maxime du Pays Ouvert C’était la dixième fois que Selim chevauchait un ver géant et il avait suffisamment acquis d’expérience pour en tirer du plaisir. La course de la bête formidable dans les bourrasques de sable du désert profond était une aventure sans pareil, violente, à la limite du rêve, sous la voûte blanche du ciel ou dans le théâtre fauve et rouge du couchant, entre les vagues d’ombre et de safran des dunes. Il savait à présent comment rester perché souplement entre les segments crissants de la bête, comment traverser un autre bras de l’océan de sable en jouant de sa lance de gouverne. Il avait quitté la station botanique en emportant de l’eau, des vêtements solides, des ustensiles et de la nourriture. Sa dent de ver s’était révélée un outil solide en même temps qu’une prise qui lui plaisait. Parfois, il lui était arrivé de la contempler longuement dans la clarté des panneaux de contrôle et il lui avait alors prêté une signification religieuse. Elle était la relique de son épreuve suprême dans le grand désert, le symbole de Bouddhallah qui veillait sur lui, il en était certain. Les vers géants faisaient peut-être partie de sa destinée. Il en était venu à penser qu’ils ne représentaient pas du tout Shaitan, mais Bouddhallah lui-même, que les grandes créatures qui fouissaient les sables et engloutissaient les hommes étaient des manifestations tangibles de Dieu. Dans la station antique remplie de merveilles, il s’était d’abord rétabli avant de connaître l’ennui. Peu à peu, il avait acquis la certitude qu’il lui fallait repartir et chevaucher pour la deuxième fois la grande bête. Il voulait avant tout savoir ce que Bouddhallah attendait de lui. Il avait pris grand soin de placer des repères pour retrouver la station. Malheureusement, il ne savait pas encore dompter les grands vers au point de les guider vers un point précis, comme ce refuge secret. Pour cela, il avait emporté tout le nécessaire possible. Désormais, il était Selim le Chevaucheur de Vers, celui qui avait été choisi et guidé par Bouddhallah. Il n’avait plus besoin des autres. Après avoir tué sous lui deux vers géants, Selim découvrit qu’il était inutile d’abattre sa monture pour être à l’abri du danger. Il était possible, mais risqué néanmoins, de sauter d’un ver épuisé en rampant d’anneau en anneau pour se laisser tomber du haut de sa queue. Ensuite, il fallait courir à l’abri des rochers les plus proches. Le ver à bout de forces se contentait de plonger loin dans le sable pour s’endormir. Cela satisfaisait Selim, car il lui avait paru injuste de laisser mortes derrière lui ces créatures gigantesques qui l’avaient transporté comme des vaisseaux grésillants entre les vagues du désert océan. Si les vers étaient les émissaires de Dieu, les vieux du désert, alors il devait les traiter avec respect. Durant sa quatrième chevauchée, il découvrit comment manipuler le bord sensible des segments de la bête en se servant d’un outil en forme de pelle et de la lance de métal qui stimulait Shaitan. Ainsi, il pouvait le guider dans la direction qu’il souhaitait. Le principe était simple mais exigeait de gros efforts. Quand il se laissait tomber de sa monture, il avait les muscles presque tétanisés et c’est avec difficulté qu’il gagnait l’abri le plus proche. Il était toujours perdu quelque part dans l’immensité d’Arrakis mais, maintenant, le désert profond lui appartenait plus ou moins. Il était invincible et Bouddhallah veillait sur lui. Il avait une importante réserve d’eau prélevée dans les unités de distillerie de la station et se nourrissait presque exclusivement d’épice. Il était plein de force, brûlant d’énergie. Maintenant qu’il savait comment dompter les grands vers, il pouvait aller où bon lui semblait et revenir à la station botanique. Les autres Zensunni l’auraient traité de fou. Mais peu lui importait désormais ce que pensait son peuple. Il était entré dans un autre domaine. Et il lui semblait tout au fond de son cœur qu’il était né pour ça... Les deux lunes brillaient dans le ciel froid et Selim se laissait bercer par le crissement doux du sable. Le ver était un vaisseau puissant qui laissait un sillage important d’ombres et de lumières mouvantes sur la houle figée des dunes. Des heures auparavant, la créature avait cessé de se défendre pour tenter de l’éjecter et elle obéissait désormais à la stimulation des outils de Selim. Elle savait qu’il pouvait lui infliger des traits de souffrance entre ses segments sensibles. Selim naviguait en se repérant par rapport aux étoiles. Il connaissait les constellations et savait tracer des flèches entre les points lumineux. Le paysage qu’il avait si longtemps redouté lui était maintenant familier et il calcula qu’il devait s’approcher à nouveau de son refuge, la station botanique. Il était de retour. Il avait réussi. Dans le vent de soufre et de cannelle, il se perdit un moment dans un rêve. Il avait fait peu de choses depuis son exil. Mais est-ce que les grands philosophes n’étaient pas nés ainsi ? Un jour, sans doute, la station abandonnée deviendrait la graine de sa propre colonie. Il rassemblerait peut-être les gens des autres villages zensunni, les bannis, les hors-la-loi qui, comme lui, voudraient échapper à l’oppression des sévères Naibs. Maître des vers géants, le peuple de Selim disposerait d’une puissance qu’aucun banni n’avait eue. Était-ce donc là le devoir que Bouddhallah lui avait confié ? Ce rêve le fit sourire, puis se rembrunir quand il se souvint d’Ebrahim. L’autre s’était si aisément trahi. Il distingua enfin dans la poussière la ligne familière de rochers, les fissures familières, les veines plus sombres de basalte et il exulta. Le Léviathan l’avait ramené chez lui plus vite encore qu’il ne l’avait espéré. Puis, brusquement, il se dit qu’il allait lui être difficile de quitter sa monture démon qui était loin d’être épuisée. Était-ce là une autre épreuve ? En se servant de sa lance et de sa pelle d’écartement, il dirigea sa monture vers les rochers, avec l’espoir de lui faire aborder l’escarpement. Là, elle pourrait se débattre brièvement avant de replonger vers les profondeurs obscures du sable, vers ses chemins de randonnée familiers. Mais le ver sentit la présence de l’amas minéral, différencia aussitôt la dureté de la roche de la fluidité du sable, et repartit dans la direction opposée. Selim pesa de tout son poids sur sa pelle de guidage en enfonçant plus cruellement encore sa lance. Le ver s’agita, parcouru d’un long frisson crissant, et ralentit. À l’instant où il déviait vers la plus proche presqu’île de rocher, Selim s’élança avec tout son matériel et se laissa glisser sur un segment turbulent. Dès qu’il toucha le sable, il se mit à courir. Le banc rocheux de son refuge était à moins de cent mètres. Le ver frénétique ondulait comme s’il ne comprenait pas qu’il était désormais libre, qu’il avait échappé à la morsure des deux fers de Selim. Et, entre deux spasmes, il entendit le bruit de la course rapide de Selim. Il se retourna et plongea, la gueule béante. Selim bondit vers une saillie de lave et continua de courir dans un lit de cailloux. La gueule surgit dans un geyser de sable, un bruit puissant de pluie. Elle était sombre, caverneuse, hérissée de dents de nacre. Le ver hésitait si près de la barrière de rochers. Un instant encore, il demeura là, dressé comme un navire féroce drossé sur des récifs qui le rejetaient. Et plongea dans le sable avec furie, dans une explosion sourde. Selim avait déjà escaladé deux rangées de blocs acérés. Il sauta dans une anfractuosité à peine assez large pour lui. La tête du ver martela les rochers, mais il ne pouvait savoir où son petit tourmenteur s’était caché. Fou furieux, il recula en crachant un mascaret étouffant d’épice. Il cogna plusieurs fois la tête contre les choses solides qui lui faisaient obstacle avant de battre en retraite. Il se perdit dans les rides du sable, les traces de son combat effacées, puis s’inséra entre les dunes, comme un vaste poisson retournant à la mer, lentement, indigné, effaré, frustré. Selim rampa hors de son abri précaire. Son cœur était un tambour rapide dans une fête du sietch et l’adrénaline était comme l’épice dans son sang. Il était abasourdi d’être encore vivant. Il lança un grand rire vers le désert, de toutes ses forces douloureuses, et loua Bouddhallah pour la dix millième fois. Puis il leva les yeux vers son refuge, la vieille station botanique qui l’attendait depuis tant de siècles tout en haut de la saillie de rochers usés par des millions d’années de vents, issus des sursauts volcaniques anciens d’Arrakis. Il comptait bien y reconstituer ses forces pendant plusieurs jours, boire et manger, puis refaire le plein de ses provisions. Alors qu’il commençait à ramper, les membres brûlants et lourds, il vit briller quelque chose dans les rochers, là où le ver furieux avait frappé la dernière fois. C’était une autre dent cristalline, un croc clair de lune que le Léviathan avait laissée dans une fissure. Elle était plus longue et redoutable que la première. Il se pencha pour l’arracher et admira son éclat laiteux. Une récompense de Bouddhallah ! Il la brandit en un geste triomphal avant de se glisser jusqu’à son refuge. À présent, il avait deux dents de Shaitan. Le temps dépend de la position de l’observateur et de la direction dans laquelle il regarde. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection Zufa Cenva était encore sous le coup de la colère quand elle regagna Rossak, bien décidée à se concentrer sur l’effort de guerre. Dès qu’elle débarqua sur le plateau de polymères qui couvrait la forêt violine, elle se rendit immédiatement jusqu’à la vaste chambre qu’elle partageait avec Aurelius Venport. C’était grâce à ses talents politiques et psychiques qu’elle avait acquis cette résidence prestigieuse. Elle s’irritait chaque fois qu’elle était témoin des ambitions mercantiles de Venport et de ses plaisirs hédonistes. Des préoccupations idiotes et vaines. Des hommes tels que lui n’auraient plus aucun rôle à jouer si les machines venaient à gagner cette guerre. Était-il donc incapable de comprendre qu’il était aveugle face à cette terrible éventualité ? Le voyage avait été interminable et elle était encore sous le coup de l’altercation qu’elle avait eue avec sa fille. Elle ne souhaitait qu’une chose : se reposer avant la prochaine offensive. Elle trouva Aurelius seul devant une table de porphyre des collines. Son visage luisant de transpiration était toujours aussi beau, avec ces traits patriciens qu’elle avait remarqués avant de le choisir pour qu’ils unissent leurs lignages. Il ne l’avait pas vue entrer. Son regard était lointain, brouillé par les effets de quelque nouvelle drogue exotique qu’il expérimentait sans doute. Devant lui se trouvait une cage de grillage dans laquelle étaient enfermées des guêpes écarlates aux ailes d’onyx et au long dard redoutable. Le bras nu d’Aurelius était plongé à l’intérieur jusqu’au coude, couvert de traces de piqûres. Plus furieuse qu’horrifiée, Zufa l’observa. — Et c’est à ça que tu emploies ton temps pendant que j’essaie de sauver la race humaine ? (Elle le dominait, droite et sévère, les mains serrées sur la ceinture de joyaux qui lui ceignait la taille.) Une Sorcière est morte dans la bataille, une fille que j’avais formée et que j’aimais. Heoma a donné sa vie pour que nous restions libres, et toi tu es là, abruti par tes agents chimiques ! Il ne cilla pas. Et son expression demeura vague et absente. Les guêpes agressives se heurtaient au grillage dans un bourdonnement aigu et retournaient sans cesse sur le bras d’Aurelius pour lui injecter leur venin. Elle se demanda de quelle genre de substance psychotrope il pouvait s’agir et comment Venport l’avait découverte. A court de mots dans sa fureur, elle lâcha seulement : — Tu me dégoûtes ! Une fois, après qu’ils eurent fait l’amour, il lui avait dit que ça n’était pas vraiment pour son plaisir ni même pour des raisons commerciales qu’il essayait toutes ces drogues. Dans le parfum lourd des chandelles qui brillaient au-dessus de leur lit, il lui avait confié : — Quelque part dans les jungles de ce monde, j’espère trouver une substance qui pourrait améliorer le potentiel télépathique des mâles. Il comptait amener certains hommes à partager les pouvoirs psychiques des Sorcières. Zufa s’était esclaffée à cette idée ridicule. Vexé, il n’était jamais plus revenu sur ce sujet. Il y avait des siècles, les premiers colons de Rossak avaient été empoisonnés par des essences chimiques issues de la forêt et leur potentiel mental s’en était trouvé augmenté. Comment les femmes de la planète auraient-elles pu disposer de pouvoirs extrasensoriels sur ce monde précis et sur nul autre ? Mais, pour une raison d’hormone ou de chromosome, les hommes étaient immunisés contre l’environnement sylvestre de Rossak. Zufa hurla en ordonnant à son amant de retirer son bras de la cage aux guêpes, mais Aurelius n’émit pas un son. — Tu te perds dans les drogues pendant que ma fille se livre à des expériences inutiles avec des champs suspenseurs et des lampes flottantes. Est-ce que mes Sorcières sont les seules à avoir un sens de leur mission ? Le regard d’Aurelius était tourné vers elle, mais il ne la voyait pas. — Tu fais un bien étrange patriote, Aurelius. J’espère que l’Histoire se souviendra de toi. Elle quitta la pièce pour essayer de trouver seule de nouveaux moyens d’attaquer les machines. Pendant que les autres s’amusaient. Dès que sa maîtresse fut partie, une étincelle revint dans les yeux d’Aurelius. Très vite, il se concentra. Il fixa la porte ouverte et le silence parut devenir plus dense, comme si le son et l’énergie étaient aspirés. Il serra les mâchoires et se concentra plus intensément encore... Lentement, la porte se referma. Satisfait mais vidé de ses forces, il retira son bras de la cage et s’effondra sur le sol. Les concepts sont comme une grille transparente au travers de laquelle nous voyons l’univers, et qui nous donnent parfois l’illusion que cette grille est réellement cet univers. Cogitor Eklo de la Terre Pour avoir réussi à achever la statue géante d’Ajax dans des délais quasiment impossibles, Iblis Ginjo eut droit en récompense à quatre jours de congé. Les chefs néo-cymeks eux-mêmes étaient soulagés que le patron des équipes humaines leur ait épargné la colère d’Ajax. Avant de partir, il s’assura que ses esclaves avaient reçu ce qu’il leur avait promis. C’était un investissement et il savait qu’ils travailleraient avec encore plus d’ardeur sur le projet suivant. Avec l’autorisation de ses maîtres, Iblis quitta la cité pour s’avancer dans les étendues rocailleuses et désolées qui avaient été le théâtre d’une bataille depuis longtemps oubliée. Les serveurs avaient droit à certains privilèges et libertés qui leur étaient accordés, à des récompenses pour avoir bien fait leur travail. Les machines pensantes ne s’inquiétaient pas de le voir fuir puisqu’il n’avait nulle part où aller, aucun moyen de quitter la planète, sous peine d’être privé de nourriture et d’abri. À vrai dire, il visait autre chose : un pèlerinage. Il était parti à dos de bourrillon, un équidé de trait, un âne aux membres noueux que les humains avaient créé en laboratoire et employé aux temps lointains où ils dominaient la Terre. Sa vilaine monture avait une tête énorme, des oreilles retombantes et des pattes courtes prévues pour le travail plus que pour la course. Et elle puait comme un vieux bout de cuir qui aurait séjourné longtemps dans les égouts. Le bourrillon avait enfilé une piste étroite qui se perdait en méandres. Iblis n’était pas revenu ici depuis des années, mais il se souvenait du chemin. Il y avait des choses que l’on n’oubliait pas aisément. Il avait rendu visite autrefois au Cogitor Eklo par pure curiosité, mais, cette fois, il avait un besoin urgent de ses conseils. Après avoir reçu le message des résistants, Iblis avait réfléchi à l’existence possible d’autres humains mécontents capables de défier Omnius. Durant toute sa vie, il avait été entouré d’esclaves totalement inféodés aux machines. Et jamais il ne s’était risqué hors de sa position, jamais il n’avait imaginé que tout pouvait être différent. Après mille ans, tout espoir de changement ou d’amélioration semblait impossible. Mais, à présent, il était prêt à croire qu’il pouvait exister des cellules de rébellion parmi les humains de la Terre, et même sur les Mondes Synchronisés. Isolés, ils étaient prêts à se battre. Si nous pouvons ériger ces monuments formidables pour eux, pourquoi n’aurions-nous pas la force de les abattre ? Cette seule pensée réveillait son ressentiment envers Omnius, les robots, et surtout les cymeks, qui semblaient s’acharner tout particulièrement sur les humains. Mais avant de décider si ce message n’était guère plus que le résultat d’un caprice, il devait enquêter. S’il avait survécu jusque-là, c’était à cause de sa docilité mais aussi de sa prudence. Il fallait qu’il cherche de telle façon que les machines ne pourraient soupçonner ses intentions cachées. Et pour les questions essentielles, il ne connaissait pas de meilleure source que le Cogitor Eklo. Bien des années auparavant, Iblis avait appartenu à l’équipe des chasseurs d’esclaves chargée de retrouver les quelques audacieux qui avaient réussi à franchir la grille de la cité pour fuir dans les collines sans plan, sans équipement de survie, sans provisions. Certaines rumeurs avaient convaincu les fugitifs qu’ils pouvaient demander asile aux Cogitors, qui étaient politiquement neutres. Une notion absurde si l’on considérait que les humains au cerveau détaché et dédié à la méditation n’avaient qu’un souhait : s’isoler afin de se plonger dans leurs pensées ésotériques. Pour les Cogitors, peu importait l’Age des Titans, les Rébellions Hrethgir et les Mondes Synchronisés qu’Omnius avait créés. Les Cogitors ne voulaient pas qu’on les dérange, et les machines pensantes les toléraient. Quand Iblis et sa meute avaient cerné le monastère isolé dans les montagnes hostiles, Eklo avait envoyé ses assistants pour extirper les esclaves de leurs cachettes. Ils l’avaient maudit, ils l’avaient menacé, mais Eklo ne les avait pas entendus. Iblis et ses compagnons avaient ramené les captifs menacés de « réincorporation sévère » non sans avoir jeté leur leader du haut d’une falaise. Le bourrillon escaladait une sente abrupte et tourmentée et les graviers roulaient sous ses sabots. Iblis repéra enfin le donjon impressionnant du monastère dont le sommet se perdait dans les brumes. Ses fenêtres scintillaient en rouge ou reflétaient le bleu du ciel selon l’harmonie des esprits contemplatifs qui vivaient là. A l’école des servants, on avait appris à Iblis qui étaient les Cogitors, les ultimes représentants primitifs de la religion dont dépendaient encore quelques groupes d’esclaves importants. Omnius avait cessé de les persécuter, même s’il ne comprenait pas leurs superstitions et leurs rites. Bien avant la chute du Vieil Empire, Eklo avait abandonné son corps physique pour vouer son esprit à l’introspection et à l’analyse. Lorsque Junon l’avait choisi comme conseiller privé alors qu’elle préparait le soulèvement contre les humains, elle lui avait demandé des réponses à certaines questions. Sans se préoccuper des répercussions possibles, sans prendre parti, Eklo avait répondu, et ses conseils avaient aidé les Titans à planifier leur conquête. Durant les mille années qui avaient suivi, Eklo était demeuré sur Terre. L’unique passion dévorante de sa vie était de parvenir à une synthèse fondamentale de la compréhension de l’univers. En atteignant le bout de la piste au pied du donjon, Iblis Ginjo se retrouva soudain entouré d’une dizaine d’hommes en robe brune armés de pics anciens et de bâtons cloutés. Tous portaient des colliers de moine. Un de leurs serviteurs s’était emparé des rênes du bourrillon d’Iblis. — Laissez-le ici. Nous n’offrons pas l’asile. — Je ne le demande pas, fit Iblis en promenant les yeux autour de lui. Je ne suis venu que pour interroger le Cogitor. Il mit pied à terre après les avoir convaincus de sa sincérité, et se dirigea vers le donjon tandis que les moines rangeaient sa monture. Mais l’un des serviteurs lui lança : — Le Cogitor Eklo est en réflexion profonde et il ne souhaite pas être dérangé ! Iblis eut un rire léger et répondit d’un ton aimable : — Le Cogitor réfléchit depuis un millier d’années. Il pourra bien gaspiller quelques minutes pour m’entendre. Je suis un servant respecté. Et si je lui apporte des informations qu’il ne connaît pas encore, il aura de quoi réfléchir encore durant le siècle prochain, sinon plus. Quelques novices le suivirent en bredouillant. Mais il n’avait pas fait plus de quelques pas sous le portail en arcade qu’un moine aux épaules massives lui bloqua le chemin. Il avait des muscles épais et un torse trop gras. Quant à ses yeux, ils n’étaient plus que deux trous sans éclat dans ses arcades creuses. Iblis prit un ton aimable. — Je rends honneur à la connaissance que le Cogitor Eklo a acquise. Et je ne veux pas lui faire perdre son temps. Le moine afficha un air sceptique, redressa son col et répliqua : — Vous êtes plutôt brave, et le Cogitor est curieux d’entendre votre question. (Il fouilla le visiteur et, ne trouvant pas d’arme sur lui, ajouta :) Mon nom est Aquim. Venez. Le moine volumineux conduisit Iblis le long d’un étroit couloir puis dans un escalier en spirale particulièrement étroit. — Je suis déjà venu ici, dit Iblis, alors que nous poursuivions des esclaves... — Eklo s’en souvient, dit Aquim. Ils avaient atteint le sommet et pénétrèrent dans une chambre ronde. Le cerveau du Cogitor reposait au centre d’un autel transparent sous une des fenêtres. Les vents violents soufflaient sous les auvents et les brumes tourbillonnaient dans un reflet bleuté et ondoyant venu du ciel. Laissant les autres novices derrière lui, Aquim s’avança vers le container et s’immobilisa, contemplatif. Puis, les doigts tremblants, il sortit d’une poche un pli de papier incrusté de poudre noire qu’il glissa entre ses lèvres. Il attendit qu’il se dissolve, les yeux dilatés, en extase. Il s’adressa alors à Iblis : — Le sémuta est produit à partir des cendres du bois d’elacca qui a été ramené ici en contrebande. Il m’aide pour ce que j’ai à faire. (Totalement serein il posa les mains sur le container et ajouta :) Je ne comprends rien. Le cerveau nu qui flottait dans son potage bleu d’électrafluide parut frissonner, comme s’il attendait. Avec un sourire béat, le moine inspira profondément et inséra les doigts dans le bac. Le liquide visqueux les enroba, pénétra dans sa peau, atteignit très vite ses terminaisons nerveuses. L’expression d’Aquim changea alors et il dit : — Eklo souhaite savoir pourquoi vous n’avez pas posé cette question lors de votre dernière visite ici. Iblis, dans l’instant, ne sut pas s’il devait parler au moine ou directement au Cogitor, aussi opta-t-il, pour l’option intermédiaire. — A cette époque, je n’avais pas encore compris ce qui était significatif. Mais à présent, j’attends de vous une réponse. Personne d’autre ne peut me fournir une réponse objective. — Aucun jugement, aucune opinion ne saurait être complètement objectif, dit le moine avec une conviction tranquille. Il n’existe pas d’absolu. — Vous avez moins d’opinions préconçues que tous ceux que je pourrais interroger. L’autel se déplaça lentement sur une piste invisible et le Cogitor se retrouva devant une autre fenêtre sans qu’Aquim ait ôté les mains du container. — Formule ta question. — J’ai toujours travaillé loyalement pour mon cymek et pour les machines, commença Iblis en choisissant ses paroles avec soin. Mais, récemment, j’ai appris qu’il pouvait exister des groupes de résistance humains sur Terre. Je voudrais savoir si ce rapport est crédible. Y a-t-il des gens qui veulent renverser leurs gouvernants et acquérir leur liberté ? Durant un moment, le moine afficha un regard perdu, sans doute sous l’effet du sémuta ou de sa connexion profonde avec le cerveau du philosophe. Iblis espérait qu’il n’allait pas se perdre dans une nouvelle période prolongée de contemplation. Enfin, d’une voix grave et sonore, il transmit son verdict : — Rien n’est impossible. Iblis avança d’autres versions de sa question, en les enrobant habilement dans des phrases de diversion et en choisissant ses mots avec une précision extrême. Il ne voulait pas dévoiler ses intentions réelles, même si le Cogitor était neutre et ne se souciait en rien qu’Iblis veuille trouver les rebelles pour rallier leur cause ou les attaquer. Mais, chaque fois, il recevait la même réponse énigmatique. Il rassembla tout son courage et demanda enfin : — Si une organisation de résistance aussi importante existait vraiment, aurait-elle une chance de réussir ? Peut-on mettre un terme au règne des machines ? Cette fois, le Cogitor mit longtemps à répondre, comme s’il analysait les différents facteurs de la question. Et quand le moine donna la même réponse, elle eut une résonance plus profonde, plus menaçante. — Rien n’est impossible. Aquim ôta la main du cerveau d’Eklo, signifiant par là que l’audience était close. Iblis s’inclina poliment, exprima sa gratitude et se retira, l’esprit enfiévré. En reprenant la piste chaotique, il décida que s’il ne parvenait pas à localiser ne serait-ce qu’un seul résistant, il lui restait une autre option. À partir de ses loyaux équipiers, il formerait personnellement une cellule de rébellion. Un conflit qui se prolonge au-delà d’une longue durée a tendance à s’autorégénérer et peut aisément échapper à tout contrôle. Tlaloc, Le Temps des Titans « Après mille années, nous ne sommes plus que cinq. » Les Titans ne se réunissaient que rarement, surtout sur Terre, où les yeux d’Omnius les espionnaient en permanence. Mais, après le désastre de Giedi Prime et le meurtre de son compagnon et allié, le général Agamemnon était tellement effondré qu’il ne se souciait plus du suresprit. Il avait d’autres urgences. — Les hrethgir possèdent une arme nouvelle qu’ils ont utilisée contre nous avec des résultats dévastateurs. Ils étaient dans une chambre de maintenance. Leurs containers de préservation étaient posés sur des piédestaux. Agamemnon avait exigé qu’Ajax, Junon, Xerxès et Dante abandonnent leurs formes mobiles. La discussion risquait d’être animée et les impulsions étaient difficiles à contenir dans un corps de combat, les tiges mentales pouvant convertir n’importe quel ordre violent en actes destructeurs. Agamemnon savait qu’il pouvait réfréner ses réactions, mais les autres – surtout Ajax – frappaient d’abord et réfléchissaient plus tard. — Après de multiples recherches et analyses, nous avons appris que les meurtrières de Barberousse étaient originaires de Rossak et que les humains leur donnent le titre de « Sorcières », déclara Dante, grand spécialiste de ce genre d’investigation. Et il y a d’autres Sorcières sur Rossak, des femmes douées de capacités télépathiques très élevées. — Évidemment, fit Junon avec une note de sarcasme évidente dans sa voix synthétique. Mais Dante poursuivit calmement, comme toujours. — Jusqu’à présent, les Sorcières n’ont jamais été employées pour des actes d’agression à grande échelle. Mais, après leur victoire sur Giedi Prime, il est probable que les hrethgir vont les utiliser à nouveau. — Leur intervention nous a rappelé également que nous étions vulnérables, fit Agamemnon. Si les robots sont remplaçables, ce n’est pas le cas de nos cerveaux. Le dilemme à propos des Sorcières avait plongé Ajax dans une fureur telle que ses moniteurs vitaux peinaient pour maintenir l’équilibre chimique dans son électrafluide. Et il était à court de mots pour exprimer son courroux. — Mais est-ce que cette Sorcière n’a pas dû se sacrifier pour tuer Barberousse et pas mal d’autres cymeks ? demanda Xerxès. C’était un suicide, et vous pensez qu’elles pourraient recommencer ? — Xerxès, ça n’est pas parce que tu es un lâche que les humains féroces sont prêts à sacrifier leur vie, le rabroua Agamemnon. Cette Sorcière à elle seule nous a beaucoup coûté, tu le sais. Un Titan et tous ces néo- cymeks. C’est une perte irréparable. Après ces milliers d’années de vie durant lesquelles des milliards de vies humaines avaient été perdues, Agamemnon avait pensé être immunisé contre la vision de la mort. Entre tous les Titans du premier âge, Barberousse, Tlaloc et Junon avaient été ses amis les plus proches, les ferments de la rébellion. Les autres étaient venus plus tard pour former la junte. Ses images mentales remontaient à des temps lointains, mais le Général des Titans se remémorait encore Barberousse sous son apparence humaine. Vilhelm Jayther avait été un homme élancé aux épaules larges, au torse plat. Certains ne le trouvaient pas vraiment beau, mais il avait dans le regard une étincelle à nulle autre pareille, d’une intensité qu’Agamemnon n’avait jamais connue. Et il avait été un programmeur de génie. Tel un loup sur la piste, Jayther avait relevé le défi de renverser le Vieil Empire. Il n’avait pas dormi durant des semaines avant de trouver le moyen de résoudre le problème. Il s’était impliqué totalement dans son projet : comment manipuler des programmes sophistiqués dans l’intérêt des rebelles. En implantant des ambitions et des intérêts humains dans le réseau des ordinateurs, il avait incité les machines à vouloir réellement jouer un rôle dans la conquête des mondes humains. Mais plus tard, Omnius avait développé ses ambitions propres. Jayther avait prévu des instructions de sécurité qui interdisaient aux machines pensantes de s’attaquer aux Titans. Agamemnon et ses compagnons étaient encore en vie grâce à Vilhelm Jayter : Barberousse. — Nous ne pouvons laisser cet outrage impuni, déclara Ajax. Moi, je prétends qu’il faut aller sur Rossak, massacrer toutes ces femmes et calciner leur monde. — Cher Ajax, fit Junon d’une voix très douce, est-il besoin de vous rappeler qu’il a suffi d’une seule Sorcière pour annihiler Barberousse et tous les néo-cymeks qui l’accompagnaient ? — Et alors ? De mes mains nues, j’ai exterminé la peste des humains sur Walgis. Ensemble, nous arriverions très vite à bout de ces Sorcières. Agamemnon intervint : — Ajax, les rebelles humains de Walgis étaient déjà défaits quand tu les as massacrés. Ces Sorcières sont très différentes. — Omnius n’autorisera jamais une frappe à grande échelle, ronronna Dante. L’investissement en ressources serait trop important. Je me suis livré à une analyse préliminaire. — Et pourtant, souligna Agamemnon, ce serait une erreur tactique majeure que de ne pas répondre à cette défaite. Xerxès, qui était demeuré silencieux quelques instants, dit alors : — Nous ne sommes plus très nombreux, et les Titans ne devraient sous aucun prétexte attaquer. Considérez les risques que nous encourrons. — Si nous frappons ensemble les Sorcières sur Rossak, protesta Ajax, nous évacuerons la menace. Junon siffla longuement. — Oh, Ajax... Il se peut que ton cerveau soit là, dans son bocal, mais, apparemment, tu ne t’en sers pas. Tu ne penses pas que tu ferais mieux de changer d’électrafluide ? Les Sorcières ont donné la preuve qu’elles pouvaient nous détruire et toi tu es prêt à ce que nous nous mêlions à ça ? Comme des agneaux qui vont au massacre ? — Mais nous pouvons rassembler suffisamment de vaisseaux robots pour les attaquer à l’échelle planétaire ! protesta Dante. Nous n’avons même pas à risquer nos vies. — Ceci est une affaire personnelle ! gronda Ajax. Un Titan a été assassiné. Nous ne sommes pas en train de nous lancer des missiles à travers un système planétaire. C’est un combat de lâches... même si les machines le jugent efficace. — Nous devons trouver un compromis, fit Agamemnon. Junon, Xerxès et moi sommes capables de rassembler des néo-cymeks volontaires avec une flotte de robots. Ce serait suffisant pour infliger des dommages irréversibles sur Rossak. — Je refuse de participer à ça, Agamemnon, dit Xerxès. Je travaille ici avec Dante. Nous sommes en train d’achever nos plus grands monuments sur la Plazza du Forum. Et nous venons à peine de commencer à travailler sur une nouvelle statue de Barberousse. — Bravo ! s’exclama Junon. Bien vu : je suis certaine qu’il apprécie ! — Mais Xerxès a raison, insista Dante. Il y a toujours cette vaste fresque de la Victoire des Titans à construire à flanc de colline près du centre métropolitain. Nous n’avons pas de contremaîtres, mais le chantier doit être surveillé en permanence. Sinon, l’investissement sera dépassé... — Vu la récente catastrophe que la statue d’Ajax a subie, il est parfaitement au fait de ce genre de problème, dit Junon. Pourquoi ne pas le laisser ici à la place de Xerxès ? Ajax rugit aussitôt : — Il n’est pas question que je demeure en arrière alors que d’autres raflent la gloire ! Mais Agamemnon l’arrêta. — Xerxès, tu vas venir avec nous. Ajax tu restes ici pour surveiller la construction avec Dante. En souvenir de Barberousse. Xerxès et Ajax étaient aussi réticents l’un que l’autre, mais Agamemnon était leur chef depuis des siècles. Ce fut alors Junon qui intervint. — Tu sauras convaincre Omnius d’autoriser cela, mon amour ? — Les hrethgir de Giedi Prime ont non seulement tué notre ami, mais ont aussi annihilé la nouvelle personnification d’Omnius avant même sa mise à jour. Il y a bien longtemps, lorsque Barberousse a trafiqué le programme original du réseau, il a introduit une part de lui-même dans l’esprit de l’ordinateur, suffisamment pour qu’il comprenne la nature de la conquête. Je parierais qu’il sentira tout aussi bien notre besoin de vengeance. Les Titans assimilèrent ce commentaire en silence. Puis Agamemnon conclut : — Nous allons aller sur Rossak et y mettre le feu. Dans tout conflit il existe d’innombrables facteurs qu’on ne peut prévoir et qui ne dépendent nullement des qualités du commandement militaire. Au plus fort de la bataille, des héros émergent, parfois issus des sources les plus improbables. Vorian Atréides, Les Points déterminants de l’Histoire Il était un soldat, pas un politicien. Xavier Harkonnen connaissait la Stratégie et avait voué sa vie au service de la Militia Salusane et de l’Armada de la Ligue des Nobles. Mais, à présent, il n’avait d’autre issue que de s’exprimer devant les représentants de la Ligue dans le Hall du Parlement. Il était nécessaire de dire certaines choses après l’amère victoire de Giedi Prime. L’ancien bâtiment du Parlement avait été redressé et réparé, mais les échafaudages et les murs de soutien provisoires révélaient que le plus gros restait encore à faire. Les piliers et les murailles de plasspierre étaient encore fissurés. Les brèches rebouchées à la hâte étaient comme autant de médailles d’honneur. Le Vice-roi Butler avait présidé avec son épouse stoïque le service à la mémoire de Serena et de ses camarades portés disparus. — Serena a trouvé la mort en accomplissant exactement ce qu’elle exigeait d’elle-même et de nous. C’est une lumière qui s’est éteinte dans nos vies à tous. Depuis l’attaque des cymeks sur Salusa, la population avait connu bien trop de funérailles, trop de chagrin. Mais Serena, avec sa fougue et sa jeunesse, avait toujours tenu à ce que la Ligue reste au service du peuple et de ceux qui étaient dans le besoin. Livia Butler, au côté de son époux, avait revêtu les robes de la Cité de l’Introspection. Elle avait déjà pleuré leur fils Fredo, victime d’une insidieuse maladie, et voilà que leur fille aînée était tombée face aux machines pensantes. Il ne lui restait plus que la jeune Octa, fragile, éthérée. Les représentants des Mondes de la Ligue restaient silencieux, tristes et respectueux. En dépit de sa jeunesse, Serena Butler n’avait cessé de les impressionner par son idéalisme exubérant. Ils furent nombreux à se relayer sur le podium pour louer sa générosité et son allant. Xavier écoutait, conscient des regards de compassion de tous ceux qui l’entouraient. Il ne pensait qu’à une chose : la vie que Serena et lui s’étaient promise. Il pensait que son souvenir resterait sa source constante d’inspiration et de courage. Même si elle n’était plus là, il saurait accomplir des exploits dont il aurait été incapable sans elle. Car il portait encore le collier au diamant noir qui lui avait transmis son dernier message, son appel pour qu’il intervienne d’urgence sur Giedi Prime. Sombre, l’esprit sous une étreinte froide, il s’avança pourtant d’un pas décidé, suivi par le Vice-roi. L’un et l’autre étaient vêtus de bleu et d’argent, avec une longue cape et un bandeau noir de deuil sur le front. Le moment était venu de reprendre le cours des affaires de l’humanité. Ses exploits militaires étaient encore dans toutes les mémoires et il ne fit qu’une brève introduction. — Nous sommes des êtres humains et nous nous sommes toujours battus pour nos droits et notre dignité. Nous avons formé la Ligue des Nobles afin que les hommes libres puissent résister aux Titans et, ensuite, aux machines pensantes. Ce n’est qu’en restant unis que nous avons pu stopper la campagne de conquête de l’ennemi... (Il ménagea une pause avant d’achever.) Mais parfois, la Ligue est notre pire ennemie. Aucun murmure de protestation ne monta de l’assemblée respectueuse et il reprit, sur un ton plus vif : — Nous traitons notre alliance avec dédain. La Ligue reste indépendante mais solipsiste. Quand une planète a besoin de notre secours, la Ligue se perd dans des débats sans fin avant de décider d’une réponse – quand il n’est pas trop tard ! Nous l’avons vu avec Giedi Prime. Ce n’est que par son initiative audacieuse et désespérée que Serena a su nous faire agir. Elle savait très exactement ce qu’elle faisait. Et elle l’a payé de sa vie. Cette fois, des voix se firent entendre. Xavier réagit dans la seconde et les fit taire d’une voix tonitruante. — La Ligue des Nobles doit resserrer sa coalition pour la rendre forte sous un commandement décidé. Pour être efficaces en face du suresprit organisé des machines, il nous faut une structure gouvernementale humaine ferme et cohérente. Ainsi que le prêchait Serena Butler, nous devons avant tout porter nos efforts sur la coopération des Planètes Dissociées, ce qui renforcera notre structure défensive en ajoutant un secteur tampon à notre territoire protégé. Le Vice-roi s’avança et ajouta d’une voix tremblante d’émotion : — Ceci a été constamment le rêve de ma fille. Il faut qu’il devienne le nôtre à présent. Quelques nobles se dressèrent pour exprimer d’un ton courtois leur désapprobation. Une représentante de Kirana, une femme mince au visage dur, alla jusqu’à lancer : — Enfermer autant de mondes sous un gouvernement aussi réduit que strict, surtout soutenu par l’armée, me rappelle le Temps des Titans. Un petit homme d’Hagal ajouta : — Fini les empires ! Xavier les contra : — Un empire n’est-il pas préférable à l’extinction ? Pourquoi vous inquiéter des nuances politiques alors qu’Omnius emporte l’un après l’autre des systèmes entiers ? Une autre voix se fit entendre. — Depuis des siècles, la Ligue et les Mondes Synchronisés se sont tenus à l’écart l’un de l’autre dans un équilibre précaire. Omnius n’a jamais franchi les limites du Vieil Empire. Nous avons toujours estimé que les machines pensantes le jugeaient sans valeur. Pourquoi cela devrait-il changer ? — J’ignore pour quelle raison, mais cela a changé ! Les machines pensantes sont lancées dans une entreprise de génocide ! (Xavier avait les poings serrés : il n’avait pas compté se défendre alors que l’évidence était là.) Devons-nous nous abriter derrière nos défenses fragiles pour réagir seulement lorsqu’Omnius décidera de nous éprouver ? Comme sur Salusa ou Giedi Prime ? Emporté par la colère mais aussi dans le but de frapper l’auditoire, il souleva le podium et le projeta à travers le dôme. Le premier rang des nobles recula en désordre sous l’averse de fragments de verre prismatique. Des cris montèrent de toutes parts. Certains appelaient les gardes de la sécurité pour qu’ils évacuent le jeune officier en furie. Xavier s’extirpa des débris et proféra : — Excellent ! C’est exactement la réaction que je souhaite ! La Ligue est restée trop longtemps en état de torpeur. J’ai parlé aux autres Commandants de l’Armada et ils sont d’accord en majorité : nous devons changer de stratégie et surprendre les machines. Pour cela, il faudra dépenser autant d’argent que nécessaire, recruter les meilleurs scientifiques et développer de nouvelles armes – des armes susceptibles de venir à bout d’Omnius et pas seulement de nous protéger. Je suis certain qu’un jour nous devrons passer à l’offensive ! C’est l’unique moyen de gagner ce conflit. Peu à peu, l’assemblée comprenait que Xavier, par son geste violent, avait voulu susciter une réaction. Il repoussa les débris du pied. — L’expérience est notre meilleur professeur. Les machines pourraient attaquer à nouveau Salusa, ou Poritrin, Rossak, Hagal, Ginaz, Kirana, Seneca, La Colonie d’Arbrevert, Relicon... Dois-je en ajouter ? Aucun de nos mondes n’est à l’abri. Mais si nous retournons la situation en attaquant, nous pourrons repousser nos agresseurs en quelques offensives inattendues. En aurons-nous le cran ? Pouvons-nous aussi nous doter d’armes afin de remporter la victoire ? Ne nous vautrons plus dans la complaisance. Dans le débat qui suivit, Zufa Cenva proposa d’autres actions télépathiques contre les cymeks. Les Sorcières affluaient pour se porter candidates, déclara-t-elle. Et le Seigneur Niko Bludd vanta le travail permanent de Tio Holtzman qui allait tester sous peu un « résonateur d’alliage ». D’autres représentants suivirent avec des suggestions, des indications d’objectifs et tout ce qui était en mesure de renforcer leur position dans la Ligue. Soulagé, rempli d’une énergie nouvelle, Xavier promena les yeux sur l’assemblée. Il leur avait fait honte avec sa démonstration et sa diatribe, et les voix de ses possibles adversaires étaient désormais discrètes. Sans pouvoir rien y faire, il sentit des larmes couler sur ses joues et passa la langue sur ses lèvres salées. Vide de toute énergie, il entrevit le Vice-roi qui le regardait comme un fils. J’assume la démarche de Serena, désormais, se dit-il. Je vais faire ce qu’elle aurait fait. Comme pour équilibrer la douleur et la souffrance, la guerre a aussi été le théâtre favori de certains de nos grands rêves, de nos plus nobles réussites. Tio Holtzman, Discours de réception de la Médaille de Gloire de Poritrin Laissant Norma avec le sentiment d’être prise dans une tourmente, Tio Holtzman était parti, lancé sur sa nouvelle idée. Il était décidé à prouver à son élève douée ce qu’il pouvait faire, lui, avec son générateur de résonance d’alliage. Norma avait encore des doutes sur son concept, mais elle ne pouvait en donner mathématiquement la preuve. C’était l’instinct qui lui parlait, qui la narguait, mais elle gardait ses doutes pour elle-même. Depuis qu’il avait émis des réserves amères, il ne lui avait plus demandé son opinion. Elle souhaitait vraiment s’être trompée. Après tout, elle était humaine et loin d’être parfaite. Tandis que l’honorable Savant travaillait dans son laboratoire de démonstration vaste comme un théâtre, perché sur la falaise voisine, Norma, elle, s’activait sur les résultats de ses calculs. Même sa participation modeste rendait Holtzman nerveux, comme si ses doutes étaient encore plus graves qu’il ne le déclarait. Elle se trouvait sur la passerelle qui séparait les deux nids d’aigle, cramponnée à la rambarde, écoutant la plainte du vent dans les câbles et la trémie, le regard fixé sur le fleuve et les bateaux, tout en bas. Elle entendit Holtzman invectiver les esclaves qui installaient l’énorme générateur qui devrait produire un champ de résonance capable de dissocier et de fondre une structure métallique. Dans sa robe pourpre et blanc, avec ses chaînes de cérémonie et ses médailles, il représentait la science toute-puissante et glorieuse. Un instant, il inspecta ses ouvriers, puis refit un tour pour tout vérifier. Le Seigneur Bludd et un petit groupe de nobles de Poritrin devaient se joindre à eux pour vérifier les tests de la journée, et Norma comprenait l’inquiétude d’Holtzman. Elle-même n’aurait pas osé présenter de manière aussi théâtrale un prototype non encore testé, mais le Savant ne montrait pas la moindre trace de doute. — Norma, je vous prie, voulez-vous bien m’assister ici ! lança-t-il d’un ton exaspéré. Elle se hâta de toute la force de ses petites jambes tandis qu’il levait la main en un geste dégoûté à l’adresse des esclaves. — Ils ne comprennent rien de ce que je leur ai dit. Surveillez-les, voulez-vous, afin que je puisse vérifier le calibrage. Au centre de la salle blindée, l’équipe d’Holtzman avait dressé un mannequin en métal qui ressemblait plus ou moins à un robot de combat. Norma n’avait jamais vu en face une vraie machine pensante, mais elle avait quand même stocké en mémoire de multiples images. Elle s’immobilisa devant la réplique de l’ennemi, l’adversaire de l’humanité qu’elle devait frapper par tous les moyens. Elle se tourna alors vers Holtzman avec un peu plus de compréhension, sensible à son désarroi. Il était moralement obligé de suivre n’importe quelle idée, de trouver n’importe quelle issue afin de poursuivre son noble combat. Il avait un certain instinct pour projeter l’énergie, créer des champs de distorsion, et tout un arsenal sans projectile. Elle espérait tout au fond d’elle que le générateur de résonance d’alliage allait fonctionner. Avant même que les esclaves d’Holtzman aient achevé la mise en place du dispositif, il y eut de l’agitation au-dehors. Des barges décorées de rubans firent leur apparition au bas des falaises, sous les balcons de la demeure du Savant. Un bateau volant précédait le cortège. Des Dragons de la garde en cuirasse d’écaillés encadraient le Seigneur Bludd accompagné de cinq sénateurs et d’un historien en robe noire. Holtzman abandonna tout pour se précipiter au- devant du cortège. — Norma, je vous laisse finir ceci ! Sans un regard en arrière, il partit à la rencontre de ses illustres visiteurs. Norma pressa les esclaves tout en réglant les calibrages et le dispositif selon les spécifications d’Holtzman. Le duplicata de robot brillait dans la lumière qui entrait par les hauts châssis. Des poutrelles de métal s’entrecroisaient au plafond, soutenant les poulies et les treuils qui avaient permis la mise en place du colossal générateur de résonance. Des esclaves zenchiites moroses vaquaient à leur tâche. Ils portaient la tenue traditionnelle de leur religion, rayée de rouge et de blanc, par-dessus la combinaison grise de rigueur. La plupart des maîtres n’autorisaient pas leurs esclaves à arborer le moindre signe d’individualité, mais Holtzman était libéral sur ce point. Il exigeait seulement que le personnel travaille sans se plaindre. Quand ils eurent fini, les esclaves reculèrent jusqu’au mur blindé, le regard fuyant. Un personnage aux yeux aussi noirs que sa barbe s’adressa alors à eux dans un langage inconnu de Norma. Et l’instant d’après, Holtzman, tout sourire, fit une entrée très digne au côté de Niko Bludd en tunique azur et pourpoint écarlate. Sa barbe rousse était finement bouclée sur son torse volumineux. De petits cercles étaient tatoués sur ses paupières. Il s’avança et, découvrant Norma, il lui adressa un sourire à la fois condescendant et paternel. Elle s’inclina et accepta sa main lisse et parfumée. — Nous savons combien votre temps est précieux, Seigneur Bludd, dit Holtzman en joignant les mains. Donc, tout est prêt. Ce nouvel appareil n’a pas encore été testé et, aujourd’hui, vous serez le premier à découvrir son usage potentiel. — Nous attendons toujours le meilleur de vous, Tio. (Il y avait une note musicale dans la voix de Bludd.) Si les machines pensantes font des cauchemars, je ne doute pas que vous y ayez votre place. L’entourage rit obséquieusement et Holtzman fit un effort pour essayer de rougir. Puis il se tourna vers les esclaves et lança ses ordres. Six d’entre eux se mirent en position avec leurs enregistreurs près du robot, aux divers points stratégiques. On avait installé de luxueux fauteuils venus de la résidence. Holtzman prit place à côté du Seigneur Bludd tandis que Norma restait debout près de la porte. Son mentor semblait confiant et concentré, mais elle savait qu’il était inquiet. Un échec aujourd’hui pourrait ternir son renom aux yeux des nobles de Poritrin qui avaient les plus hautes responsabilités politiques. Holtzman promena une dernière fois le regard sur le prototype comme s’il faisait une prière muette. Il adressa un sourire rassurant à Norma avant d’ordonner l’activation. Un esclave appuya sur une touche comme on le lui avait indiqué, et l’énorme générateur se mit à bourdonner, focalisant son rayon invisible sur le robot. D’une voix quelque peu tremblante, Holtzman commenta : — Si nous passons au stade pratique, nous trouverons le moyen de rendre le générateur plus compact afin de faciliter son installation sur les plus petites unités. — À moins que nous ne construisions des vaisseaux plus grands, fit Bludd. Le bourdonnement s’amplifiait et Norma sentit ses dents vibrer. Elle remarqua un film luisant de transpiration sur le front d’Holtzman. Le robot était agité de secousses, son torse vibrait en cadence et ses membres étaient secoués de spasmes. — Vous voyez ? s’exclama le Savant. L’effet va se propager. Bludd était ravi. — Ce robot-là va regretter amèrement de s’en être pris à la race humaine, n’est-ce pas ? Le robot était maintenant porté au rouge cerise, sa carcasse de métal se réchauffant au fur et à mesure que les alliages se réglaient sur le champ destructeur qui l’inondait. Il passa au jaune intense, puis se couvrit de plaques d’un blanc aveuglant. — À ce stade, les structures internes d’un vrai robot seraient détruites, commenta Holtzman, enfin satisfait. Brusquement, les poutrelles du plafond vibrèrent puis claquèrent. Les murs grondèrent et tremblèrent tandis qu’un sifflement se propageait dans l’ensemble de la structure. — Le champ de résonance se répand ! cria Norma. Les poutrelles crissaient comme des serpents en colère et une fissure apparut dans le dôme. — Coupez tout ! cria Holtzman. Mais les esclaves terrifiés s’étaient regroupés dans un coin de la salle, aussi loin que possible du générateur en folie. Le robot oscillait en se tordant. Son corps commençait à fondre. Les barres de soutien s’affaissaient. Et la machine de combat s’inclina avant de tomber brutalement dans un jaillissement de plaques de métal noircies. Holtzman agrippa la manche de Niko Bludd. — Mon Seigneur, suivez-moi très vite jusqu’à mes appartements. Il semblerait que nous ayons... un petit problème. Les autres nobles de la suite s’étaient déjà rués vers le pont. Norma fut emportée par le mouvement. En se retournant, elle vit que les esclaves zenchiites étaient demeurés en arrière, indécis. Tio Holtzman ne leur avait donné aucune instruction en battant en retraite avec Bludd. Elle en vit six qui avaient osé s’avancer sur le pont, paniqués. Leur leader à la barbe noire était demeuré en arrière et les pressait en hurlant dans son incompréhensible langage. La passerelle de filins et de câbles commença à se balancer en résonance avec l’onde projetée par le générateur. Le Zenchiite barbu lança un autre appel au secours. Norma aurait tellement voulu venir en aide aux malheureux esclaves qui ne savaient pas ce qui leur arrivait. Et que faisaient les Dragons de la garde ? Holtzman, lui, demeurait sans voix, paralysé. Avant même que les premiers esclaves se soient aventurés sur la passerelle, elle céda au milieu dans un grincement métallique. Les victimes tombèrent en gesticulant de deux cents mètres de haut pour aller s’abîmer dans le fleuve, au pied de la falaise. Le chef à la barbe noire était resté sur l’autre berge, au-dessus du gouffre, et lançait d’autres invectives. Derrière lui, un segment de toiture céda et s’écroula sur le prototype du générateur. La pulsation sonore s’éteignit. La poussière retomba alors. Quelques flammes et un ruban de fumée montèrent au-dessus du laboratoire détruit. Norma était malade et, non loin, Holtzman semblait bien près de s’évanouir, ruisselant de sueur, le teint grisâtre. D’un ton sec, Bludd déclara : — Tio, ça n’était pas une de vos réussites majeures. — Vous devez cependant admettre que le concept est prometteur, Seigneur Bludd. Il faut considérer le potentiel de destruction, répliqua Holtzman en oubliant les esclaves tombés dans le fleuve. Nous pouvons au moins nous louer que personne n’ait été blessé. Science : la création des dilemmes par la solution des mystères. Norma Cenva, Notes de laboratoire non publiées Tio Holtzman traversa la passerelle reconstruite mais précaire et contempla tristement ce qui restait de son laboratoire. On avait nettoyé les traces de sang, mais les cicatrices étaient encore visibles dans l’amas de décombres. Bel Moulay, le chef des Zenchiites, leva un regard noir vers l’inventeur. Il haïssait tout dans cet homme : son teint livide, ses cheveux courts, l’arrogance de ses vêtements bigarrés. Les médailles du savant ne signifiaient rien pour Bel Moulay. Tous les Zenchiites étaient indignés qu’un homme aussi inutile et vain puisse construire sa richesse en piétinant les fidèles. De sa voix grave, le sombre barbu donna ses instructions à ses compagnons en ajoutant quelques paroles de consolation. Moulay était non seulement le plus fort d’entre eux mais aussi leur chef religieux. Il avait été éduqué selon les règles les plus strictes sur IV Anbus. Il appartenait à l’Ordre zenchiite issu d’une nouvelle lecture du Bouddhislamisme. Il avait appris les écritures et les sutras en analysant chaque passage et les autres lui faisaient confiance pour les interpréter à leur façon. Pourtant, malgré sa foi, il était aussi impuissant que ses compagnons et obligé d’obéir aux caprices des infidèles. Ceux-là refusaient aux Zenchiites le droit de suivre les Écritures mais les forçaient à participer à leur guerre sans espoir contre les machines impies. C’était là un terrible châtiment, un chemin douloureux de tribulations karmiques imposé par le Bouddhallah. Mais ils en sortiraient bientôt. Plus forts que jamais... Ils récupéraient les corps broyés de leurs frères des décombres. Comme eux, ils avaient été capturés par les esclavagistes tlulaxa qui s’étaient abattus comme des rapaces sur les cités des canyons de IV Anbus. Bouddhallah leur indiquerait à la fin le chemin de la liberté. Lorsqu’ils se rassemblaient près du feu, le chef leur promettait régulièrement que les oppresseurs seraient punis – sinon dans cette génération, du moins dans une autre. Deux esclaves dégagèrent un homme encore en vie dont les jambes avaient été écrasées et le torse enfoncé, criblé d’éclats de plass. Holtzman se pencha sur le blessé. — Je ne suis pas docteur, mais sa situation me semble désespérée. Bel Moulay le foudroya du regard. — Pourtant, nous devons faire tout ce qu’il faut, répliqua-t-il en galach. Trois ouvriers emportèrent le blessé et s’engagèrent sur la passerelle vacillante. Des guérisseurs attendaient de l’autre côté, dans les quartiers des esclaves. Après l’accident, Holtzman avait fait distribuer des médicaments de base, même si un traitement similaire n’avait pu venir à bout de la fièvre qui avait ravagé la population des esclaves. Il était présent sur le théâtre de l’accident, mais pensait avant tout à ses urgences personnelles. Il s’impatientait et, sévère, apostropha les esclaves qui dégageaient les fragments du plafond pour récupérer les victimes. — Toi, et toi... Laissez ça et occupez-vous de ce qui reste de mon appareil. Les deux hommes se tournèrent vers Moulay qui opina en leur marmonnant dans la langue secrète des esclaves : — Il n’est pas utile de résister maintenant. Mais je vous promets que le temps est proche. Plus tard, ils prendraient sur leur bref temps de sommeil pour récupérer leurs morts et assurer par leurs prières zenchiites le cérémonial de passage des âmes de leurs compagnons. La crémation des corps des fidèles n’était pas acceptée dans leur religion, mais c’était l’usage sur Poritrin. Bel Moulay était persuadé que Bouddhallah ne saurait les punir pour n’avoir pas suivi les traditions alors qu’ils n’avaient pas le choix. Mais leur dieu pouvait manifester sa colère et il espérait vivre assez longtemps pour se venger de leurs oppresseurs, même par le biais des machines pensantes. Dès que le dôme fut nettoyé, Holtzman retrouva ses habitudes et murmura pour lui-même, projetant de nouvelles expériences, de nouveaux tests. Il envisagea aussi l’achat de quelques esclaves afin de pallier les pertes récentes. Car douze esclaves avaient été retirés des décombres après que les premiers morts tombés de la passerelle eurent été incinérés en public. Bel Moulay connaissait chacun d’eux par son nom et il présiderait en personne la cérémonie de prière. Il n’oublierait jamais qui était le responsable : Tío Holtzman. L’esprit nous impose un schéma arbitraire nommé « réalité », qui est absolument indépendant de ce que nous rapportent nos sens. Les Cogitors, Postulat fondamental « Rien n’est impossible », avait dit le cerveau du Cogitor. Dans la grisaille silencieuse qui précédait l’aube, Iblis Ginjo dormait d’un sommeil agité dans son lit improvisé du campement des esclaves humains. Le temps était bizarrement chaud et il s’était installé sur le perron du bungalow que les néo-cymeks lui avaient assigné. Longtemps, il était resté éveillé, les yeux ouverts, contemplant les étoiles en se demandant lesquelles étaient encore sous le contrôle des humains libres. La Ligue avait réussi à maintenir Omnius au large depuis un millier d’années. Iblis avait écouté les conversations sans jamais poser de questions de crainte d’attirer l’attention sur lui. Il avait appris comment les machines avaient conquis l’espace humain avant de perdre Giedi Prime. Les résistants humains avaient repoussé les machines, tué Barberousse le Titan et détruit l’Omnius récemment mis en place. Une victoire incroyable. Mais comment avait-elle été possible ? Qu’est-ce que les humains avaient pu faire pour la mériter ? Qui étaient leurs chefs ? Et pourquoi ne pouvaient-ils pas faire la même chose ici ? Encore épuisé et l’esprit vague, il s’étira. Il savait qu’il allait passer sa journée à convaincre les esclaves du plus bas niveau d’achever leurs travaux absurdes pour les machines. Tous les jours se ressemblaient et les machines pensantes pouvaient vivre des milliers d’années. Que pouvaient donc espérer les humains dans le cours de leur pauvre existence ? Iblis avait enregistré la réponse du Cogitor : Rien n’est impossible. Il ouvrit les yeux, heureux à l’idée du soleil levant. Pourtant, dans un reflet déformé, il entrevit une forme rosâtre dans un container, derrière une paroi de plass. Il s’assit brusquement : le container du Cogitor Eklo était sous sa véranda. Le moine Aquim montait la garde, les yeux fermés, pétrifié dans une transe de sémuta. — Mais qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Iblis d’une voix rauque, la gorge nouée par la peur. Si les cymeks vous surprennent, ils vont... Aquim ouvrit les yeux. — Les servants humains ne sont pas les seuls à comprendre les Titans, ainsi qu’Omnius. Eklo souhaite vous parler directement. Iblis observa avec angoisse le cerveau qui flottait dans l’électrafluide avant de revenir au moine. — Et qu’est-ce qu’il veut ? — Eklo désire vous entretenir des précédentes révoltes humaines avortées. Avez-vous déjà entendu parler des Rébellions Hrethgir ? Iblis regarda furtivement autour de lui et ne vit aucun œil-espion. — Nous ne sommes pas censés connaître ces pages d’Histoire. Même au niveau d’un maître esclave comme moi. L’assistant du Cogitor se pencha, le front plissé dans l’ombre de son capuchon. Il évoqua des choses qu’il avait apprises sans se connecter directement aux pensées du cerveau immergé dans l’électrafluide bleu. — Des rébellions sanglantes ont éclaté après que les Titans se furent changés en cymeks, mais avant l’éveil d’Omnius. Ils avaient le sentiment d’être immortels et ils se montrèrent excessivement brutaux. Tout particulièrement celui qui se nommait Ajax. Il a été si monstrueux en torturant les survivants humains que sa compagne Hécate l’a quitté et a disparu. — Il n’a guère changé au fil des siècles, remarqua Iblis. Les yeux rougis d’Aquim brûlaient d’un feu intérieur. Et le cerveau d’Eklo trembla. — C’est à cause de la cruauté d’Ajax que les humains oppressés déclenchèrent une rébellion, d’abord sur Walgis, puis sur Corrin et Richèse. Ils assassinèrent deux des premiers Titans, Alexandre et Tamerlan. Les Titans exercèrent des représailles rapides et radicales. Ajax prit un grand plaisir à faire le blocus de Walgis avant d’exterminer systématiquement toute trace de vie. Des milliards d’humains furent massacrés. Iblis avait du mal à comprendre. Le Cogitor avait fait tout le chemin depuis sa tour pour venir le voir. Il était abasourdi en mesurant l’importance de la démarche. — Êtes-vous en train de me dire qu’une révolte contre les machines est possible ou alors qu’elle est vouée à l’échec ? Le moine serra le poignet d’Iblis d’une main rude. — Eklo va vous le dire lui-même. Iblis était soudain anxieux, mais, avant qu’il puisse résister, Aquim lui plongea la main dans le liquide visqueux où flottait le cerveau du Cogitor. D’abord glacé, il devint brûlant. La peau d’Iblis fut parcourue d’un picotement intense, comme si des milliers d’araignées microscopiques se répandaient sur ses doigts. Et soudain, il perçut des pensées, des mots et des impressions issus de l’esprit d’Eklo. — La révolte échoua, mais ce fut une magnifique tentative ! Iblis reçut un autre message, silencieux celui-là, mais riche de sens, une révélation. C’était comme si l’univers majestueux s’ouvrait devant lui, et il découvrait des choses innombrables qu’il n’avait encore jamais comprises et dont Omnius interdisait l’accès aux esclaves. Rasséréné, calme, il plongea la main plus profondément dans l’électrafluide et ses doigts effleurèrent doucement le tissu cervical du Cogitor. Il entendit alors : « Vous n’êtes pas seul. Je peux vous aider. Aquim peut vous aider. » Un moment, Iblis leva le regard vers l’horizon doré sur lequel se levait le soleil de la Terre, planète d’esclaves. Le récit de la rébellion avortée lui apparaissait à présent comme un avertissement riche d’espoir. Une révolte mieux organisée, mieux conçue pourrait aboutir. À condition d’avoir un chef capable. Iblis, qui n’avait jamais eu de but précis dans son existence hormis le confort du simple servant des machines, sentait à présent monter la colère en lui. Cette révélation lui gonflait le cœur d’une énergie inconnue. Et le moine semblait partager sa passion derrière son expression masquée par le sémuta. — Rien n’est impossible, répéta Eklo. Comme tétanisé, Iblis retira la main du container et examina ses doigts. Le moine reprit son fardeau et scella le couvercle. Il le serra contre son torse et reprit le chemin des montagnes laissant Iblis seul avec les visions nouvelles qui se déversaient dans son âme. Le fait de croire en une machine « intelligente » engendre la désinformation et l’ignorance. Les assomptions non vérifiées abondent. Les questions essentielles ne sont pas posées. Je n‘ai pris conscience de mon outrecuidance, ou de mon erreur, que lorsqu‘il était trop tard pour nous. Barberousse, Anatomie d’une rébellion Érasme aurait souhaité que le suresprit sophistiqué eût consacré plus de temps à l’étude des émotions humaines. Après tout, les Mondes Synchronisés avaient accès à des archives immenses qui couvraient des millénaires d’études humaines. Si Omnius avait eu cette initiative, il aurait compris la frustration du robot indépendant. Érasme se trouvait dans une chambre isolée de sa villa terrienne. — Votre problème, Omnius, est que vous attendez des réponses spécifiques précises d’un système qui est fondamentalement incertain. Vous exigez qu’un nombre important de sujets d’expérience – tous humains – réagissent de manière prévisible, comme si vous les aviez engagés dans les rangs de vos robots sentinelles. Il se déplaçait de long en large devant le moniteur et, enfin, Omnius dépêcha deux de ses yeux-espions pour le scruter de différentes directions. — Je t’ai confié la tâche de développer un modèle précis et duplicable qui puisse expliquer et prévoir de façon exacte le comportement humain. Comment pouvons-nous l’utiliser ? Je me suis reposé sur toi afin que tu m’expliques cela de façon satisfaisante. (Omnius prit un ton plus aigu.) Je tolère tes expériences incessantes dans l’espoir de recevoir une réponse. Tu essaies depuis trop longtemps. Tu te comportes comme un enfant qui joue sans cesse avec les mêmes futilités. — Je poursuis des buts valables. Sans mes efforts pour comprendre les hrethgir, vous seriez dans un état de confusion extrême. En termes humains, on dirait que je suis votre « avocat du diable ». — Certains humains te désignent comme étant le diable lui-même. J’ai examiné les résultats de tes expériences à long terme, et je dois conclure que ce que tu as découvert à leur propos n’a rien de nouveau pour nous. Leur côté imprévisible n’est que cela : ils sont totalement imprévisibles et ils requièrent une maintenance de haut niveau. Ils provoquent des perturbations... — Ils nous ont créés, Omnius. Pensez-vous que nous sommes parfaits ? — Et toi, penses-tu que l’émulation des humains pourra nous rendre parfaits ? Même en sachant qu’Omnius serait imperméable à son attitude, Érasme fit apparaître un front plissé sur son visage de pleximétal. — Oui... je le crois. Nous pouvons acquérir le meilleur d’eux. Les yeux le suivirent tandis qu’il gagnait le balcon, loin au-dessus de la plazza dallée avec ses fontaines et ses gargouilles magnifiques imitées de l’ge d’Or de la Terre. Il savait qu’il n’existait aucun robot, à part lui, capable d’apprécier la beauté des œuvres humaines. L’après-midi était nuageux, mais les artisans poursuivaient leur travail de sculpture autour des fenêtres et ciselaient de nouvelles alcôves dans la façade afin qu’Érasme puisse y installer d’autres statuettes, d’autres bacs fleuris que Serena Butler adorait entretenir. Il se pencha vers la foule des humains dociles. Certains visages se levèrent, puis se baissèrent tout aussi vite. A peine l’avaient-ils entrevu que les esclaves retournaient servilement à leur tâche, de crainte d’être punis ou, pis, emmenés jusqu’aux laboratoires pour subir ses atroces expériences. — Il est certain que quelques-uns de mes projets vous intriguent quand même, Omnius... Ne serait-ce qu’un peu. — Tu connais déjà ma réponse. — Oui... Le test sur la loyauté de vos sujets humains progresse de façon satisfaisante. J’ai envoyé des messages cryptés à plusieurs candidats servants – je préfère ne pas révéler combien exactement – en leur suggérant de rejoindre la rébellion qui fermente contre vous. — Il n’y a aucune rébellion dont j’aie connaissance. — Certes non. Et si les servants sont absolument loyaux, ils n’envisageront même pas cette éventualité. D’un autre côté, en supposant qu’ils vous soient loyaux, ils auraient immédiatement dénoncé ces brûlots. Donc, je présume que vous avez reçu des rapports émanant de mes sujets d’expérience ?... Omnius hésita un instant avant de répondre : — Il faut que je vérifie mes enregistrements. Érasme se porta sur l’autre façade de sa demeure et contempla les enclos misérables où il élevait ses sujets d’expérience. Bien des années auparavant, il avait élevé un groupe de prisonniers en les traitant comme des animaux afin de voir à quel degré cela affectait leur « esprit humain ». Il avait constaté sans surprise qu’après plus d’une génération ils avaient perdu toute trace de comportement civilisé, de moral, de devoir familial et de dignité. — Quand nous avons imposé un système de castes aux humains des Mondes Synchronisés, vous avez essayé de les enrégimenter, de les rapprocher du modèle des machines. (Érasme scannait maintenant les rumeurs qui montaient des enclos.) Il s’est avéré que le système convenait à certaines catégories, mais nous avons perpétué un modèle de comportement humain qui leur permettait de discerner la différence entre les membres de leur race. C’est dans la nature de l’humanité de convoiter des choses qu’elle n’a pas, de voler les récompenses que d’autres pourraient obtenir. D’être envieux en toutes circonstances. Il focalisa ses fibres optiques sur le grand océan, espace bleu-vert au-delà de l’ignoble quartier des esclaves, sur le ressac mousseux au bas de la falaise. Il leva son visage miroir vers le ciel et se concentra sur les mouettes qui dérivaient dans le vent. De telles images le lavaient, le guérissaient des visions choquantes et sales des enclos où croupissaient les prisonniers. Il reprit à l’intention d’Omnius : — Vos êtres humains privilégiés, comme ce fils d’Agamemnon, ont droit à une situation de favoris. Ce sont des animaux domestiques fidèles, à mi-chemin des êtres biologiques et des machines pensantes. Et nous pouvons librement puiser dans ce stock pour les convertir en néo-cymeks. Un œil espion vint bourdonner à quelques millimètres du crâne poli d’Érasme et la voix d’Omnius rétorqua : — Je sais tout cela. Mais le robot poursuivit comme s’il n’avait pas entendu : — Quant à la caste située juste en dessous des servants, elle comprend des humains civilisés, cultivés, des penseurs et des créateurs, comme ces architectes qui ont conçu ces monuments infinis dédiés aux Titans. Nous nous reposons sur eux pour les entreprises sophistiquées, telles que celles que j’ai confiées aux ouvriers et artisans dans ma villa. Viennent ensuite mes domestiques, mes cuisiniers. Une dernière fois, il sonda les enclos des esclaves et, devant leur laideur, il se dit qu’il devait retourner à ses jardins, à ses fleurs. Serena Butler avait déjà accompli des miracles. Elle avait un instinct absolu du jardinage. — Je dois dire que ces malheureuses épaves, là en bas, ne sont bonnes qu’à engendrer ou à finir dans mes travaux de dissection. Il se disait depuis quelque temps qu’il avait un point commun avec Serena : il aimait beaucoup tailler et greffer les plants humains dans son jardin privé. Et il reprit : — J’ajouterai que la race humaine dans son ensemble est une valeur suprême pour nous. Et même irremplaçable. — Oui, j’ai déjà entendu cet argument, fit Omnius d’un ton las tandis que les yeux-espions s’élevaient dans les airs pour capter un champ plus large. Même en considérant que les machines puissent assumer toutes les corvées que vous avez énumérées, j’accepte néanmoins la loyauté de mes sujets humains et je leur ai accordé certains privilèges. — Vos arguments ne semblent pas... Érasme hésita, parce que le mot qui lui était venu à l’esprit était une insulte suprême pour un ordinateur : logiques. — Tous les humains, le coupa Omnius, avec leurs penchants étranges pour les religions et leur foi en des concepts incompréhensibles devraient prier pour que tes expériences prouvent que c’est moi qui ai raison quant à la nature humaine et non toi. Parce que si tu as raison, Érasme, ils subiront inévitablement les conséquences cruelles et violentes de tes résultats. La religion, souvent considérée comme un élément de division entre les peuples, est par ailleurs capable de soutenir ceux qui pourraient autrement s’effondrer. Livia Butler, abbesse, Journaux intimes Ishmaël, torse nu, se tenait dans les étendues boueuses de l’Isana. Il avait quelque mal à maintenir son équilibre dans les remous de vase fétide. Chaque soir, il soignait ses mains endolories et égratignées. Les contremaîtres se souciaient peu des souffrances des esclaves. L’un d’eux lui saisit violemment la main, examina brièvement ses cicatrices et le repoussa. — Allez, remets-toi au boulot, ça te rendra plus fort. Ishmaël s’exécuta. Mais il avait eu le temps de constater fugacement et sans surprise que la main du garde-chiourme était lisse et douce. À la fin de la plantation des coquillages, les maîtres esclaves leur trouvaient toujours d’autres emplois dans les champs d’agriculture, quand ils ne les expédiaient pas vers le nord, pour travailler dans les champs de cannes à sucre. Certains Zensunni faisaient courir une rumeur : si on les transférait vers les champs, ils pourraient profiter de chaque nuit pour s’enfuir. Mais Ishmaël ne voyait pas comment il pourrait survivre sur Poritrin, car il ignorait quelles étaient les plantes comestibles ou les prédateurs. S’il s’enfuyait, il n’aurait ni arme ni outil, et si on le capturait, le châtiment serait violent. Quelques esclaves englués dans la boue se mirent à chanter, mais les chants des captifs variaient selon les planètes et les paroles n’étaient jamais les mêmes dans les sectes bouddhislamiques. Ishmaël travaillait dur, jusqu’à ce que ses muscles et ses os soient douloureux, jusqu’à ce que ses yeux soient aveuglés par les reflets du soleil dans les étendues fangeuses. Il se disait parfois qu’il avait dû planter un million de coquillages dans ses pénibles allées et venues. Mais il savait qu’un million d’autres attendaient. Trois coups de sifflet lui firent lever les yeux vers le contremaître aux lèvres de grenouille qui les surveillait, bien au sec sur sa plate-forme surélevée. Ishmaël savait que ce n’était pas encore le moment de la brève pause du matin. Le contremaître les observait, les yeux plissés, comme s’il faisait son choix. Il pointa le doigt vers quelques-uns des plus jeunes, dont Ishmaël faisait partie, et leur fit signe de regagner la berge. — Lavez-vous. On vous a affectés à une autre équipe. Ishmaël sentit comme une main glacée qui lui serrait le cœur. Il détestait la fange fétide, mais ces réfugiés d’Harmonthep étaient son dernier lien avec sa planète natale et son grand-père. Certains « volontaires » s’étaient mis à gémir. Deux esclaves qui n’avaient pas été choisis se cramponnaient à leurs compagnons, refusant qu’ils partent. Le contremaître lança des mots violents avec des gestes menaçants. Deux Dragons de la garde intervinrent et séparèrent les esclaves non sans souiller leurs uniformes. Apeuré et triste, Ishmaël n’offrit aucune résistance, sachant bien qu’il n’avait aucune chance face aux gardes. Le contremaître eut un sourire mauvais. — Vous êtes des privilégiés, croyez-moi. Il y a eu un accident dans les laboratoires du Savant Holtzman et il a besoin d’esclaves de remplacement pour ses calculs. Des gars malins. Un boulot facile comparé à ça. Sceptique, Ishmaël se tourna vers le groupe de loqueteux couverts de boue qui s’était rassemblé autour de lui. Il était à nouveau déraciné, on l’arrachait à cette existence épouvantable qui commençait à lui sembler normale. Et il se mit en marche avec les autres sans savoir ce qu’on pouvait attendre de lui. Il se dit qu’il trouverait encore le moyen de supporter son malheur. Son grand-père lui avait enseigné que la survie était l’essence même du succès et que la violence était l’ultime refuge de l’échec. Telle était la morale des Zensunni. Quand il fut propre et bien peigné, Ishmaël enfila des vêtements presque neufs. Et il attendit avec une dizaine d’autres recrues pêchées dans les équipes de corvée des alentours. Des Dragons montaient la garde sur le seuil. Avec leur cuirasse d’écaillés métalliques et leur casque ornementé, ils évoquaient des oiseaux de proie. Ishmaël se retrouva à côté d’un jeune garçon aux cheveux bruns, à la peau mate, au visage mince, qui devait avoir son âge. — Je m’appelle Aliid, lui dit-il, sans se soucier des gardes qui leur avaient intimé le silence. Il avait pris un ton intense et vif qui annonçait la révolte, et aussi le pouvoir. Le ton d’un criminel ou d’un visionnaire. — Moi, c’est Ishmaël. Il regarda avec inquiétude l’un des gardes qui venait de se retourner. Ils s’étaient tus dans la seconde et le Dragon détourna enfin les yeux. Mais Aliid insista : — On a été capturés sur IV Anbus. Et toi ? — Sur Harmonthep. Un personnage élégant fit son entrée et tous les regards se portèrent vers lui. Le teint pâle, les cheveux courts, il avait l’apparence et le comportement d’un seigneur. Il portait des vêtements vagues, blancs, et des chaînes brillantes. Son regard ne fit qu’effleurer le groupe d’esclaves tandis qu’il les entraînait au-dehors avec une indifférence teintée de résignation. — Ils feront l’affaire... A condition d’être formés et surveillés attentivement. Une jeune femme accompagnait l’homme élégant. Elle était petite, un peu difforme, et son corps d’enfant contrastait avec son visage plus âgé. Apparemment soucieux, l’homme lui murmura quelques mots avant de se retirer, sans doute appelé par des obligations plus importantes. — Vous venez de rencontrer le Savant Holtzman, dit la petite femme. Ce grand scientifique est désormais votre maître. Nos travaux sont voués à la destruction des machines pensantes. Elle leur sourit avec espoir, mais la plupart des esclaves se souciaient peu des objectifs de ce nouveau maître qu’ils ne connaissaient pas. Froissée, la petite femme ajouta : — Je suis Norma Cenva et je travaille moi aussi avec le Savant Holtzman. Vous allez recevoir une formation en calcul mathématique. La guerre contre les machines nous concerne tous et vous allez pouvoir y participer. Elle semblait avoir longuement répété son discours. Aliid fronça les sourcils. — Mais je suis encore plus grand qu’elle ! Comme si elle l’avait entendu, Norma Cenva le regarda. — D’un seul trait de style, vous pourrez écrire une équation qui nous permettra de vaincre Omnius. N’oubliez pas cela. Dès qu’elle se détourna, Aliid marmonna : — Même si on gagne la guerre pour eux, est-ce qu’ils nous libéreront ? La nuit était venue et les esclaves rescapés de la boue étaient installés dans leurs quartiers, tout en haut de la falaise. Là, les prisonniers bouddhislamiques avaient le droit de pratiquer leur religion. Ishmaël s’était aperçu avec surprise qu’il avait été mêlé à des membres de la secte des Zenchiites, une déviance du Bouddhislamisme qui s’était détachée des Zensunni des siècles auparavant avant le long périple pour échapper à l’effondrement du Vieil Empire. C’est ainsi qu’il rencontra Bel Moulay, un homme qui avait obtenu pour les siens la permission de porter leurs habits traditionnels à rayures par-dessus la combinaison de travail. Ce vêtement tribal était le symbole de leur identité, avec le blanc de la liberté et le rouge du sang. Les gardiens de Poritrin ne comprenaient rien à ce symbolisme, ce qui valait mieux. Aliid était venu s’installer près d’Ishmaël. — Il faut écouter Bel Moulay. C’est lui qui nous redonne l’espoir. Il a un plan. Ishmaël se recroquevilla. Il avait mangé des mets étranges et suaves, il était rassasié. Même s’il n’aimait pas leur nouveau maître, il préférait travailler ici plutôt que dans les champs de boue. Bel Moulay les invita tous à la prière d’un ton bourru avant d’entonner des sutras sacrés dans le langage du grand-père d’Ishmaël, un dialecte d’arcane que seuls les pieux connaissaient. C’est ainsi qu’ils pouvaient converser sans être entendus de leurs maîtres. — Notre peuple attend la vengeance, commença Moulay. Nous étions libres avant d’être capturés. Certains d’entre nous sont de nouveaux esclaves, alors que d’autres servent l’homme depuis des générations. Mais Dieu nous a donné notre esprit et notre foi. C’est à vous qu’il revient de trouver les armes et la solution nécessaires. La rumeur des Zenchiites mettait Ishmaël mal à l’aise. Bel Moulay semblait prêcher la révolte ouverte contre les maîtres. Mais Ishmaël ne reconnaissait pas les paroles de Bouddhallah. Les esclaves de IV Anbus priaient pour la rétribution tandis que Moulay évoquait le test désastreux du résonateur d’alliage qui avait causé la mort de dix-sept esclaves innocents. — Nous avons souffert d’indignités innombrables, déclarait le chef religieux. Nous avons pourtant fait tout ce que nos maîtres nous ont ordonné. Ils encaissent les bénéfices alors que les Zenchiites... (Il s’interrompit en se tournant brièvement vers Ishmaël et ses compagnons) et nos frères zensunni ne connaissent pas plus que nous la liberté. Mais la réponse est à portée de notre esprit. Ishmaël se souvint que son grand-père lui avait enseigné certaines méthodes philosophiques non violentes pour résoudre les problèmes. Même alors, le vieux Weyop n’avait pas été capable de sauver les villageois. Les pacifiques Zensunni avaient failli à leur devoir alors qu’ils étaient en pleine crise. — Ceux qui se font appeler « esclavagistes légitimes » nous ont dit qu’ils ne visaient en rien notre peuple. Ils prétendent que nous avons une dette envers l’humanité parce que nous avons refusé de participer à leur guerre stupide contre les machines démons – des démons qu’ils ont bel et bien créés et qu’ils croyaient contrôler. Mais après tous ces siècles d’oppression, la population de Poritrin nous est redevable. Et c’est une dette qui peut être payée par le sang. Aliid se réjouit, mais Ishmaël restait indécis. Il n’était pas d’accord avec le résumé de Bel Moulay, et il n’avait pas d’alternative à offrir. Et comme il n’était qu’un adolescent, il ne dit rien, n’osant interrompre la réunion. Et, comme ses compagnons, il écouta le chef. Les hommes assoiffés parlent d’eau et non de femmes. Poésie du feu zensunni Loin au large des Mondes de la Ligue, des milliers de comptoirs non recensés étaient installés sur les Planètes Dissociées. Des populations oubliées y survivaient péniblement. Et quelques raids sur les villages ne risquaient nullement d’être remarqués. La tradition séculaire voulait que les marchands de chair de Tlulaxa ne ravagent pas fréquemment un même monde, préférant l’effet de surprise sur des domaines vulnérables où les populations n’avaient même pas eu l’occasion d’édifier des défenses. Un esclavagiste se devait de trouver constamment de nouvelles sources. Pour de nombreuses raisons, le monde encore rude d’Arrakis semblait un terrain de chasse idéal. Tuk Keedair laissa son transporteur en orbite et dépêcha vers la surface un cargo avec une équipe nouvelle munie d’une somme suffisante en crédits pour acheter quelques indigènes cupides. Ensuite, il gagna le spatioport d’Arrakis Ville pour se chercher une équipe afin de monter un raid sur quelques communautés locales. Il devait se montrer prudent dans ses expéditions de recrutement d’esclaves, tout particulièrement sur ce monde désolé situé dans les tréfonds de l’espace. Le voyage coûtait extraordinairement cher en carburant, en nourriture, en matériel et en équipage. Sans compter le temps pur et l’entretien des esclaves dans leurs capsules de stase. Keedair ne pensait pas qu’Arrakis soit rentable. D’ailleurs, personne n’avait jamais investi beaucoup dans ce monde désertique. La capitale d’Arrakis était une sorte de tache lépreuse sur le désert. Les premiers refuges, les premières habitations précaires avaient été construits depuis longtemps. La population disséminée avait survécu en faisant commerce avec les trafiquants et les équipages d’exploration, ou en ravitaillant les hors-la- loi. Keedair se disait que ceux qui étaient venus jusque-là avaient dû rencontrer des ennuis graves. Il s’installa au bar du spatioport. Ses boucles d’oreilles triangulaires en or scintillaient dans la clarté douteuse. Il avait noué ses cheveux en tresse sur son épaule gauche. Elle témoignait de sa richesse, qu’il dépensait librement mais jamais trop à la légère. Il observa la clientèle locale, sombre et taciturne, qui contrastait avec les quelques buveurs hors-monde exubérants et tapageurs, visiblement frustrés de se retrouver sur un monde comme Arrakis où ils n’avaient guère d’occasion de dépenser leur argent. Keedair posa le bras sur le comptoir de métal bosselé. Le tenancier était un personnage efflanqué et ridé qui semblait ne plus avoir la moindre trace d’eau dans le corps. Pour Keedair, il évoquait un raisin sec. Il avait le haut du crâne chauve et tacheté. Keedair sortit une liasse de crédits de la Ligue qui étaient acceptés même sur les Planètes Dissociées. — Je me sens de bonne humeur. C’est quoi, votre meilleur schnaps ? L’autre eut un sourire aigre. — On veut quelque chose d’exotique ? On se dit qu’Arrakis a exactement ce qu’il faut pour étancher la soif, hein ? Keedair s’énerva. — Le bavardage c’est en extra ou est-ce que je peux simplement avoir un verre ? Ce qu’il y a de plus cher. — L’eau, cher monsieur, fit le tenancier en partant d’un grand rire rauque. L’eau c’est ce qu’il y a de plus cher par ici. Il lança un prix qui dépassait ce que Keedair aurait payé pour faire le plein de son vaisseau. — Pour de Veau ? Je ne le crois pas. Il regarda autour de lui en se disant que le type s’amusait à ses dépens, mais les autres consommateurs semblaient trouver ça normal. Il avait pensé jusqu’alors que le liquide transparent qu’ils avaient dans leurs petits verres était de l’alcool. Non, c’était bien de l’eau, apparemment. Il repéra un marchand du coin ventripotent, dont les vêtements bigarrés et les bijoux voyants indiquaient qu’il était très riche. Il avait des glaçons dans son verre. — Ridicule, grommela Keedair. Je sais quand on se fiche de moi. Le tenancier secoua la tête. — L’eau est difficile à trouver sur Arrakis, monsieur. Si c’est de l’alcool que vous voulez, c’est moins cher, car les indigènes d’Arrakis ne voudraient jamais d’une boisson qui les déshydraterait un peu plus encore. Et puis, un homme qui a trop bu d’alcool peut commettre des fautes. Si vous n’êtes pas constamment vigilant ici, dans le désert, vous y laisserez la vie. Keedair se décida pour une boisson fermentée appelée «bière d’épice », piquante et forte avec un arrière-goût de cannelle. Il trouva ça agréable et en demanda une autre. Même s’il doutait qu’Arrakis puisse être un réservoir d’esclaves, il avait envie de faire la fête. Le succès de son raid sur Harmonthep quatre mois auparavant lui avait rapporté assez de crédits pour passer une année sans rien faire. Il avait engagé une nouvelle équipe car il avait pour principe de ne pas garder trop longtemps les mêmes employés : ils devenaient mous et exigeants. Sur Tlulaxa, un homme d’affaires digne de ce titre devait être impitoyable sur ce point et veiller aux moindres détails s’il voulait empocher des bénéfices convenables. Il expédia sa deuxième bière en quelques lampées et la trouva encore plus agréable. — Il y a quoi là-dedans, au juste ? (Aucun de ses voisins ne sembla entendre sa question et il fixa le tenancier.) C’est brassé ici ou c’est de l’importation ? L’homme lui sourit, ce qui donna à son visage l’aspect d’un origami en cuir. — C’est fait par les gens du désert, les nomades zensunni. L’intérêt de Keedair se réveilla en entendant le nom de la secte bouddhislamique. — J’avais entendu dire qu’il en existait quelques bandes dans le désert profond. Comment je pourrais les trouver ? — Les trouver ? (Une fois encore, le tenancier semblait amusé.) Personne ne les cherche. Ils sont sales et violents. Et ils tuent les étrangers. Keedair eut du mal à croire cette réponse. Il s’y prit à deux fois pour formuler sa seconde question, car les effets de la bière se faisaient déjà sentir et rendaient son verbe pâteux. — Mais... ces Zensunni, je croyais que c’étaient des pacifistes craintifs ? L’autre ricana. — Certains, peut-être, je ne sais pas... Mais ceux-là n’hésitent pas à répandre le sang pour vous faire comprendre qui ils sont, si vous voyez ce que je veux dire. — Et ils sont nombreux ? — En général, ils ne sont jamais plus de dix quand on les rencontre. Ce qui me surprend, c’est qu’ils se reproduisent entre eux et qu’ils devraient avoir pas mal d’enfants tarés. Keedair afficha une expression dépitée et il passa sa tresse sur l’épaule droite. Ses plans commençaient à s’effondrer. Non seulement il devrait envoyer sa propre équipe sur Arrakis, mais ses hommes devraient battre le désert rien que pour quelques rats des sables. Avec un soupir, il engloutit une longue rasade de bière. Non, ça ne valait certainement pas la peine de se donner tout ce mal. Il ferait mieux de se servir encore une fois sur Harmonthep, même si les autres esclavagistes n’appréciaient pas. — Bien sûr, ils sont sûrement plus nombreux, ajouta le tenancier. Avec leurs habits du désert, ils se ressemblent tous. Tout en savourant sa bière, il éprouva un picotement agréable sur tout le corps. Ça n’était pas vraiment de l’euphorie mais il se sentait plutôt bien. Une idée lui vint. Après tout, il était dans les affaires et devait constamment chercher de nouvelles ressources. Peu importait d’où provenait la marchandise, non ? Il tapota son verre. — Et cette bière ? Où est-ce qu’ils se procurent les ingrédients ? Je n’ai pas l’impression que ça puisse pousser par ici. — L’épice est une substance naturelle du désert. On la trouve sous forme de gisements dans les dunes, quand le vent a soufflé ou qu’il y a eu une explosion. Mais il y a aussi les vers des sables. Et si on se perd dans une tempête, on est mort. Croyez-moi, c’est juste bon pour les nomades zensunni. Quant à la bière, ils l’amènent jusqu’ici pour faire du troc. Keedair se demanda s’il pouvait ramener un échantillon d’épice jusqu’aux Mondes de la Ligue. Est-ce qu’il y aurait un marché pour ça sur l’opulente Salusa, par exemple ? Ou parmi les gens raffinés de Poritrin ? Il était certain que ce breuvage avait un effet inhabituel... Jamais il ne s’était senti aussi bien, aussi apaisé. S’il parvenait à vendre ce genre de truc, il pourrait éponger une partie de ce que lui coûterait une équipe d’exploration. Le tenancier lui montra la porte. — Je n’ai pas un stock suffisant pour vous le vendre comme intermédiaire, mais une bande de nomades est venue en ville ce matin. Pendant la grosse chaleur, ils ne quittent jamais leurs tentes, mais, ce soir, vous pourrez les rencontrer au marché, à l’est du port. Ils vous vendront ce qu’ils ont. Faites quand même attention à ce qu’ils ne vous plument pas. — Personne ne m’a jamais plumé, grinça Keedair avec un sourire cruel. Il remarqua quand même que son débit était carrément visqueux. Et il se dit qu’il valait mieux laisser tomber la bière jusqu’à ce qu’il rencontre les Zensunni. L’ombre était dense sous les auvents bruns et blancs. Les nomades étaient installés à l’écart, isolés du tohu-bohu du port. Les Zensunni construisaient leurs tentes et leurs abris avec des bâches et des enveloppes de cargaison récupérées. Les matières variaient et Keedair vit des polymères à la texture étrange qui lui étaient inconnus. Le soleil s’était couché derrière les créneaux des montagnes, laissant un ciel orange pastel strié de traînées de feu. Le vent se levait avec la fraîcheur, dans des bouffées de poussière et de sable crépitant. Les auvents flottaient et battaient dans l’air vif comme de grands oiseaux, et les nomades semblaient apprécier cette musique familière. Keedair s’avança seul, la démarche encore un peu flottante, même après avoir bu de l’eau durant tout le reste de l’après-midi... à un prix exorbitant. Deux femmes zensunni sortirent pour lui présenter sur une table ce qu’elles avaient à vendre. Un homme les rejoignit, le visage émacié, le front tatoué d’un motif géométrique, le regard noir et soupçonneux. Sans un mot, Keedair laissa les femmes disposer leurs étoffes colorées, leurs cailloux aux formes bizarres sculptés par les tempêtes et quelques fragments issus d’une technologie lointaine qu’il n’avait aucune chance de revendre aux collectionneurs les plus naïfs ou les plus excentriques. Il secoua la tête quand le personnage sombre – qu’une des femmes appelait le Naib Dharta – annonça qu’il n’avait rien d’autre à lui proposer. C’est là que Keedair avança son pion. — J’ai goûté de la bière d’épice. L’homme qui me l’a vendue m’a suggéré de vous en parler. — La bière d’épice... Nous la faisons à partir du Mélange. Oui, nous pouvons vous en fournir. — Combien pouvez-vous m’en livrer et à quel prix ? Le Naib écarta les mains avec une vague trace de sourire. — Tout est ouvert à la discussion. Le prix dépend de la quantité que vous désirez. Pour un mois d’usage personnel ? — Que diriez-vous d’une cargaison entière ? fit Keedair. Il surprit l’expression choquée du Zensunni, qui se contrôla tout aussi vite. — Il nous faudra un certain temps pour rassembler ça. Un mois, peut-être deux. — Je peux attendre – à condition que nous nous mettions d’accord. Je suis arrivé ici avec un vaisseau à la cale vide. Il faut que je reparte avec quelque chose. (Il laissa courir son regard sur les objets de récupération et les cailloux.) Je ne veux certainement pas m’encombrer avec ce genre de chose. Dans la Ligue, tous les marchands se moqueraient de moi. Même s’il était intéressé dans le négoce biologique, comme tous les Tlulaxa, Keedair ne se sentait pas totalement lié au commerce des esclaves. Il s’estimait absolument indépendant et, si nécessaire, il ne retournerait jamais dans le système de Thalim. La plupart des Tlulaxa étaient des fanatiques religieux et il ne supportait plus leurs dogmes et leur politique. Les drogues et les boissons auraient toujours la faveur du public et, s’il parvenait à introduire sur le marché un produit nouveau et exotique, une sorte de drogue que même les plus nantis n’avaient pas essayée, il pourrait en tirer un joli profit. — Mais dites-moi avant tout ce qu’est exactement le Mélange ? dit-il. D’où provient-il ? Dharta fit signe à l’une des femmes, qui plongea prestement sous l’auvent. La brise entra, encore chaude, tandis que la toile claquait violemment. Le soleil avait disparu et Keedair ne pouvait lire l’expression du Naib. Quelques instants plus tard, la femme revint avec des tasses remplies d’un liquide noir à la puissante odeur de cannelle. Elle en tendit une à Keedair et il hésita, sceptique et curieux à la fois. — C’est du café avec du Mélange pur, dit le Naib. Vous allez aimer. Keedair n’avait pas oublié le tarif de l’eau dans le bar et il décida que ce nomade était un élément essentiel. Il but une gorgée, méfiant, mais il ne voyait pas pourquoi cet indigène aurait voulu l’empoisonner. Il goûta plus avant et sentit comme un choc électrique et délicieux qui lui rappela le plaisir qu’il avait éprouvé avec la bière. Il se dit qu’il devait se montrer prudent sous peine de perdre son talent professionnel. — Nous récoltons le Mélange dans le Tanezrouft, le désert profond où régnent les vers démons. Une région dangereuse. Nous y avons perdu beaucoup d’hommes, mais l’épice est précieuse pour nous. Keedair but une autre gorgée et s’interdit de répondre trop vite. Il découvrait de nouvelles perspectives. Le Naib changea de place et il put enfin détailler son visage ascétique. Il vit que ses yeux n’étaient pas vraiment noirs, mais d’un bleu profond. Même le blanc avait une trace d’indigo. C’était très étrange. Il se demanda si ce n’était pas un défaut dû à l’endogenèse des Zensunni... Le Naib sortit de ses robes une petite boîte qu’il ouvrit. À l’intérieur, il y avait de la poudre brune compactée. Il la présenta à Keedair qui y planta son petit doigt. — Du Mélange pur, dit Dharta. Très puissant. Nous en prenons avec nos aliments et nos boissons dans nos villages. Keedair lécha son ongle. Oui, le Mélange était apaisant, puissant, agréable. Il se sentait fout à coup calme et énergique. Son esprit était plus affûté, sans le flou que laissait l’alcool ou encore la drogue. Mais il s’efforçait de rester en retrait pour ne pas paraître trop anxieux. — Si vous consommez le Mélange durant une longue période, reprit le Naib, il vous aide à rester en bonne santé, et jeune. Keedair n’émit aucun commentaire. Il avait entendu tellement de fables à propos de certaines « fontaines de jouvence » qui s’étaient toutes révélées inefficaces... Il referma la boîte et la glissa dans une de ses poches, même si elle ne lui avait pas été présentée comme un cadeau. Et se leva. — Je reviendrai demain. Nous nous reparlerons. Il faut que je réfléchisse à cela. Le Naib hocha la tête. Keedair regagna son cargo. Son esprit remuait déjà des chiffres. Ses équipiers seraient certainement déçus de ne pas avoir un raid à effectuer, mais il leur réglerait le minimum prévu par contrat. Il avait besoin de mesurer les possibilités commerciales de cette épice avant de discuter du prix avec les nomades. Arrakis était tellement à l’écart des routes commerciales de la galaxie ! L’idée l’excitait mais il doutait que l’exportation d’une substance aussi exotique puisse être d’un bon rapport. À vrai dire, il se demandait si le Mélange ne serait jamais plus qu’une simple curiosité. Les humains sont des survivants. Ils font des choses pour eux-mêmes et essaient ensuite de dissimuler leurs motivations avec des subterfuges compliqués. Offrir des cadeaux est un exemple primaire de comportement secrètement égoïste. Érasme, Notes de l’enclos des esclaves Minuit approchait et Aurelius Venport venait de s’installer devant une longue table de bois d’opale dans les profondeurs de la cité de Rossak. Il avait lui-même meublé cette pièce pour ses rencontres avec les chasseurs de drogues, les biochimistes et les apothicaires marchands, mais Zufa Cenva y tenait parfois ses réunions privées. La Sorcière en chef, même à cette heure avancée, s’attardait encore dans la jungle avec ses jeunes protégées qu’elle préparait aux prochaines attaques suicides. Il espérait sincèrement que sa compagne n’avait pas conçu des idées personnelles, même si elle avait toujours affiché son désir de finir en martyre. Elle l’acceptait tel qu’il était, tout en lui reprochant ses échecs imaginaires, mais lui aimait vraiment sa Sorcière à la peau si pâle et il ne voulait pas la perdre. Elle aurait dû être de retour depuis plus d’une heure. Il n’aimait pas s’impatienter, pourtant. Zufa, toujours aussi orgueilleuse et lointaine, ne s’attachait qu’à ses priorités personnelles sans tenir compte des siennes. La nuit était d’encre au-dehors, mais la pièce était illuminée par la clarté chaude et douce de la boule jaune qui flottait artistiquement au-dessus de la table comme un petit soleil privé. Sa chère Norma lui avait envoyé ce cadeau depuis Poritrin : une source lumineuse portée par un champ suspenseur. C’était basé sur le même principe que les panneaux lumineux, mais en plus efficace. Norma appelait cela un globe brilleur et Aurelius avait consacré quelques heures à envisager les exploitations commerciales de sa découverte. Il but une longue gorgée de bière amère, grimaça et en but une autre pour tenter de calmer son inquiétude. Zufa devrait être là d’une minute à l’autre. Il savait qu’elle avait fait dresser un autel dans la forêt pour honorer la mémoire d’Heoma. Il imagina que toutes les Sorcières étaient là-bas, en train de danser sous les étoiles en chantant des incantations. Tel était le rôle des Sorcières. Ou alors – en dépit de leur logique et de leur détermination agnostique et froide – elles consacraient quelque temps à adorer Gaïa, la force vitale issue de leur Mère la Terre, l’essence du principe féminin. Tout ce qui pouvait les aider à s’écarter des sous-êtres qu’étaient les hommes... Attirés par le globe, des insectes avaient envahi la pièce. Ils montraient un appétit vorace pour le sang humain, mais ne s’en prenaient qu’aux hommes. Cela semblait être une des plaisanteries cruelles de Rossak, comme si les Sorcières avaient jeté un sort sur les petites créatures de la nuit pour qu’elles s’attaquent aux hommes dès le soir venu pendant que les femmes se livraient à leurs rites secrets dans les profondeurs de la jungle. Un quart d’heure s’écoula. Agité, Aurelius finit sa bière. Il ne demandait que rarement à la voir, mais cette circonstance était importante. Est-ce qu’elle ne pouvait vraiment pas lui accorder quelques minutes de son temps si précieux ? Mais il avait besoin de sa compréhension, et de son respect. Depuis des années, il avait gagné beaucoup d’argent en exportant ses narcotiques et ses produits pharmaceutiques concoctés à partir des plantes de Rossak. Durant le dernier mois, ses hommes avaient rapporté un bénéfice considérable de la vente de drogues psychédéliques à Yardin. Elles étaient devenues essentielles pour les mystiques bouddhislamiques qui régnaient sur cette planète. Ils utilisaient les hallucinogènes de Rossak dans leurs rites d’illumination. Le regard d’Aurelius se posa sur la gemme soo à l’éclat laiteux posée devant lui. C’était un contrebandier de Buzzell, l’une des Planètes Dissociées, qui la lui avait vendue à un prix extravagant. Selon lui, certaines gemmes extraordinairement pures avaient des facultés de concentration hypnotique. Il voulait que Zufa la porte en pendentif. Ainsi, ses pouvoirs seraient peut-être plus forts encore. Il croqua un rouleau d’écorce alcaloïde avec l’espoir que ça le calmerait. Puis il diminua l’intensité du brilleur dans la gamme orangée, ce qui éveilla toutes les couleurs de l’arc-en-ciel dans la gemme soo. Aurelius partit à la dérive... vers la sérénité... et la distance. Sous l’effet hypnotique de la pierre laiteuse et coloriée, il perdit tout sens du temps. Zufa entra, le visage empourpré, les yeux brillants. Mais, dans la clarté du brilleur, elle avait encore une apparence éthérée. Elle portait une longue robe diaphane décorée de rubis. — Je vois que tu n’as rien d’important à faire, lança- t-elle d’un air sévère. Aurelius essaya de retrouver ses esprits. — Rien de plus que t’attendre. (Il lui présenta la gemme de lune.) J’ai trouvé ceci, et j’ai pensé à toi. C’est un présent qui vient de Buzzell, où les revendeurs ont fait des bénéfices énormes avec... Remarquant soudain une expression de dédain sur le visage de sa bien-aimée, il se tut, troublé. — Et qu’est-ce que je suis censée faire ? (Elle examina le présent sans le toucher.) Depuis quand serais-je attirée par les jolis cailloux ? — C’est une gemme de Soo très rare. On dit qu’elle aurait certaines... propriétés d’amplification télépathique. Tu pourrais peut-être l’utiliser comme condenseur dans tes cours ? Elle restait de banquise, et il enchaîna nerveusement : — Les Bouddhislamiques de Yardin sont fous de nos substances psychédéliques. J’ai gagné pas mal de crédits ces derniers mois, et j’ai pensé que tu apprécierais. — Je suis fatiguée et je vais me coucher. Mes Sorcières ont déjà largement prouvé leurs capacités. Les machines menacent toujours la Ligue et je n’ai pas de temps à perdre avec des pierres de Soo ou d’ailleurs. Il secoua la tête. Est-ce qu’elle n’aurait pas pu simplement accepter son cadeau ? Dire une seule parole douce ? Il était blessé à tel point qu’il ne ressentait plus les effets apaisants de l’écorce. Et il cria : — Si nous devons abandonner toute trace d’humanité pour combattre les machines, alors Omnius a d’ores et déjà gagné, Zufa ! Elle hésita un bref instant, mais ne revint pas vers lui. Elle gagna sa chambre et il se retrouva de nouveau seul. Si nous survivons, notre humanité résistera-t-elle ? Ce qui adoucit la vie – pleine de chaleur et de beauté – cela aussi doit nous rester. Mais nous ne conserverons pas cette humanité si nous renions notre être dans son essence – notre chair, nos émotions, notre pensée. Si nous renions nos émotions, nous perdons tout contact avec l’univers. Si nous renions notre pensée, nous ne pouvons plus nous refléter dans ce que nous touchons. Si nous renions notre chair, nous perdons les roues du véhicule qui nous emporte tous. Primero Vorian Atréides, Annales de l’Armée du Jihad La Terre. Dans la bruine d’été, Vorian approchait de la résidence d’Érasme dans une somptueuse calèche blanche tirée par six chevaux blancs. Érasme avait ordonné au cocher robot de porter une livrée militaire à larges revers, avec des soutaches d’or et un tricorne, costume qu’il avait puisé dans une ancienne illustration historique. Cette extravagance était injustifiée et inefficace tout autant qu’anachronique, mais le jeune servant humain avait entendu dire que le robot indépendant faisait souvent des choses inexplicables. Il ne pouvait imaginer pourquoi cet important représentant du suresprit souhaitait le voir lui, en particulier. Peut-être avait-il étudié l’une des simulations de guerre auxquelles Vorian jouait avec Seurat. Il savait qu’Érasme avait fait construire de vastes laboratoires pour étudier la nature humaine, une question essentielle qui semblait occuper son esprit curieux. Mais qu’est-ce que je peux bien lui dire ? Les roues claquèrent sur le cailloutis de la cour et, avant de descendre, Vorian essuya la buée de la fenêtre. Même sous la pluie, le manoir de style grotesco-égyptien avait plus d’allure que les grandes cités au tracé géométrique. C’était assurément une demeure de prince. Entourée de jardins ornementaux et de dépendances aux toitures vernissées qui auraient pu composer un village, elle couvrait de nombreux arpents. Le corps principal était cerné de colonnes en flûte surmontées de gargouilles. Au centre, la Plazza grande comme un square urbain foisonnait de fontaines et de sculptures baroques. Elle comportait des zones pavées et des annexes aux murailles de pierres taillées. Qu’est-ce que je fais ici ? Deux valets l’accueillirent en détournant les yeux avec respect comme s’il était un dignitaire mécanique. L’un d’eux lui ouvrit la portière tandis que l’autre l’aidait à descendre. — Érasme vous attend. Les chevaux blancs piétinaient et frémissaient, sans doute parce qu’ils avaient peu d’occasions de se détendre. Le premier valet ouvrit un parapluie. Dans sa tunique à manches courtes et son pantalon léger, Vorian frissonna. Il détestait se faire tremper, l’inconfort lui rappelait trop cruellement la vulnérabilité et les faiblesses du corps humain. S’il avait été un cymek, il aurait pu régler sa température interne et ses tiges mentales auraient amorti les ennuyeuses réponses sentimentales. Un jour viendrait... Il fut accueilli par une très belle femme aux yeux bleu lavande qui était en contraste absolu avec les valets. Ses lèvres esquissaient un sourire de défi. — Vorian Atréides ? Ainsi donc, vous êtes le fils de l’impitoyable Agamemnon ? Choqué, il eut du mal à se ressaisir. — Mon père est un général respecté, le premier parmi les Titans. Ses exploits militaires sont légendaires. — Disons infâmes, répliqua la femme en le toisant avec un absolu manque de respect. Vorian ne sut comment réagir. Les humains de bas niveau des Mondes Synchronisés savaient garder leur rang, et cette femme ne pouvait appartenir aux servants comme lui. Jamais il n’avait entendu une esclave s’exprimer de la sorte. En guise de récompense pour ses multiples missions, il avait droit à des esclaves de plaisir, des femmes qui partageaient sa couche. Jamais il ne leur avait demandé leur identité. — Je voudrais connaître votre nom, dit-il cependant, car je veux m’en souvenir. Quelque chose l’intriguait puissamment chez cette jolie femme exotique à la défiance surprenante. Elle se redressa, apparemment aussi fière de ses ascendants que lui. — Je suis Serena Butler. Elle le précéda dans un long couloir, entre des tableaux et des statues, jusqu’à une serre. — Que faites-vous ici ? demanda-t-il. Etes-vous l’une des servantes... favorites d’Érasme ? — Je ne suis qu’une esclave de la maisonnée, mais, contrairement à vous, je ne sers pas les machines pensantes de mon plein gré. Il prit sa réponse pour un hommage. — Oui, je suis fier de les servir. Je participe ainsi à ce qui est le meilleur pour notre espèce inférieure. — En collaborant avec Omnius, vous avez opté volontairement pour être un traître à votre espèce. Aux yeux des humains libres, vous êtes aussi détestable que les machines qui vous gouvernent. Cela ne vous est donc jamais apparu auparavant ? Vorian était abasourdi. Le commandant militaire de Giedi Prime lui avait lancé les mêmes accusations. — Détestable ? Mais de quelle façon ? Vous ne voyez donc pas tout le bien qu’Omnius a fait autour de lui ? C’est pourtant tellement évident. Considérez seulement les Mondes Synchronisés. On y veille à tous les détails, et Omnius régit tout en douceur. Pourquoi voudriez-vous mettre un terme à cela ? Serena s’arrêta pour le dévisager comme pour décider s’il était sincère. Puis elle secoua la tête. — Oui, vous êtes stupide, vous n’êtes rien de plus qu’un esclave qui ignore ses chaînes. Inutile d’essayer de vous convaincre. (Brusquement, elle s’éloigna, le laissant interloqué.) Vous en savez suffisamment pour ce qu’on va faire de vous ici. Avant d’avoir trouvé une réponse, Vorian découvrit Érasme. Il était assis devant une piscine et les reflets bleutés de l’eau jouaient sur son visage ovoïde. Des gouttes de pluie tombaient doucement sur lui depuis la voûte de verre aux accords d’une musique classique infiniment apaisante. Sans même annoncer Vorian, Serena se retira. Surpris, il la regarda s’éloigner. Il aimait déjà son visage et ses cheveux d’ambre, son intelligence mais aussi son corps souple. Pourtant, elle avait la taille un peu épaisse et il se demanda si elle n’était pas enceinte. Son arrogance l’avait séduit. Captivé, en fait. Mais il savait qu’elle était inatteignable. À l’évidence, Serena Butler n’avait pas accepté de plein gré son rang de gouvernante. Or, si l’on considérait l’existence pénible que menaient les esclaves derrière le manoir d’Érasme, quel motif avait-elle de se plaindre ? C’était absurde. — Elle a son franc-parler, non ? fit Érasme, indifférent à la pluie, affichant un sourire amical sur son visage de polymère. En reculant un peu, Vorian acquiesça. — Je suis surpris que vous puissiez tolérer son attitude fâcheuse. — Les attitudes sont toujours révélatrices. (Érasme parut se perdre dans l’étude des impacts de gouttes de pluie sur la piscine.) Je la trouve intéressante. D’une sincérité rafraîchissante. De même que vous. (Il fit un pas vers Vorian.) J’ai atteint une impasse dans mon étude du comportement humain car mes sujets sont des prisonniers dociles qui ont été élevés dans l’esclavage. Ils n’ont jamais connu que la subrogation et la domination et n’ont aucune étincelle, jamais... Ce sont des brebis, alors que vous, Vorian Atréides, vous êtes un loup. De même que Serena Butler... à sa façon. Vorian s’inclina, gonflé de fierté. — Je suis heureux de vous servir dans la mesure de mes moyens, Érasme. — Je suis sûr que vous avez apprécié ce petit tour en calèche, non ? J’ai fait dresser ces destriers et je les pare pour les grandes occasions. Vous m’avez servi de prétexte pour les sortir. — Cette expérience était inhabituelle pour moi. Ce mode de transport est... plutôt archaïque. — Venez sous la pluie avec moi, fit Érasme en agitant une main synthétique. C’est très agréable, je vous assure. Vorian s’avança en s’efforçant de ne pas montrer qu’il avait froid. La pluie pénétra très vite sa tunique et ses cheveux lui tombèrent dans les yeux. — Oui... Oui, Érasme, c’est... vraiment... un plaisir. Le robot eut un rire roucoulant. — Là, vous mentez, mon jeune ami. — C’est ce que les humains savent le mieux faire. Érasme l’entraîna à l’abri avec des gestes doux. — Parlons de Serena. Elle est attirante selon les standards de beauté des humains, n’est-ce pas ? Vorian ne sut quoi dire mais Érasme le pressa. — J’ai vu comment vous vous comportiez avec elle. Vous aimeriez bien procréer avec cette humaine féroce, non ? Elle porte actuellement l’enfant d’un hrethgir, mais nous avons du temps devant nous. Elle est absolument différente de toutes les esclaves de plaisir que vous avez connues, n’est-ce pas vrai ? Vorian réfléchit en se demandant ce que le robot désirait réellement savoir. — Eh bien, oui... elle est belle, et séduisante. Érasme émit un soupir parfait autant qu’artificiel. — Malheureusement, en dépit d’innombrables mises à jour sensitives, je demeure incapable de connaître une expérience sexuelle, du moins à la manière des mâles biologiques. J’ai consacré des siècles à programmer et développer des modifications susceptibles de reproduire les sensations d’extase que les humains les plus humbles peuvent éprouver. Mais, jusqu’à présent, je n’ai guère progressé. Mes quelques essais avec des esclaves humaines ont été des insuccès très inquiétants. Il fit signe à Vorian de le suivre dans la serre. Au passage, il désigna nonchalamment diverses plantes en récitant leur nom et leur origine comme s’il accompagnait un enfant ou faisait la démonstration de ses connaissances en botanique. — Serena connaît très bien tout cela, vous savez. Elle était en quelque sorte horticultrice sur Salusa Secundus. Vorian acquiesçait poliment, mais il continuait de s’interroger : en quoi pouvait-il aider le robot ? Il essuya des gouttes d’humidité sur ses yeux. Ses vêtements étaient humides, collants. Enfin, Érasme lui expliqua pourquoi il l’avait convoqué. — Vorian Atréides, votre père vous a soumis récemment à un traitement de longévité biologique. Dites- moi, qu’éprouvez-vous à l’idée que votre espérance de vie a été rallongée de plusieurs siècles ? C’est très certainement un cadeau précieux qu’Agamemnon vous a offert là, aussi essentiel que le sperme qui vous a donné la vie. Avant que Vorian ait pu réfléchir à la question, Serena entra dans la serre avec un plateau à thé. Elle le posa sur la table de pierre et remplit deux tasses. Elle en tendit une à Vorian, l’autre au robot. Érasme déploya un bras grêle, fibreux et duveteux, et effleura le thé comme s’il le goûtait. Son visage miroitant prit une expression de plaisir suprême. — Excellent, Serena. Une saveur remarquable, très intéressante ! Vorian n’appréciait pas le parfum qui lui évoquait du chocolat amer mélangé à des jus de fruits blets. Serena parut s’amuser de son expression. — C’est bon ? demanda Érasme. Serena l’a préparé spécialement pour vous. Je l’ai laissée choisir une recette. — La saveur est... unique. Le robot s’esclaffa avec élégance. — Vous mentez une fois encore. — Non, Érasme. J’évite à nouveau une réponse directe. Vorian lut une note d’hostilité dans les yeux de Serena et il se demanda si elle avait fait ce mauvais thé intentionnellement. Elle se retira en disant : — Je devrais peut-être prendre des cours dans une école de servants pour apprendre à minauder. Vorian la suivit du regard, surpris de l’indulgence d’Érasme devant sa grossièreté. — Vorian, sachez que je m’amuse de ses tentatives de résistance. Elle est inoffensive. Elle sait bien qu’elle ne peut s’enfuir. (Un instant, Érasme observa le jeune servant.) Mais vous n’avez pas répondu à ma question à propos de votre nouvelle longévité. Vorian avait eu le temps de réfléchir. — Honnêtement, je ne sais pas ce que je ressens. Mon corps d’humain est fragile, vulnérable. Même si je peux être victime d’accidents ou de maladies, au moins je ne deviendrai pas vieux et affaibli. Il songea à toutes les années de vie qu’il avait devant lui, comme autant de crédits à dépenser. Il vivrait plusieurs fois la durée normale d’une existence humaine, mais devenir un cymek serait tellement plus important. — Même ainsi, ce qui me reste à vivre n’est qu’un clin d’œil comparé à la durée d’une machine pensante, comme vous. — Oui, un clin d’œil, un réflexe humain que je conçois très bien physiquement et conceptuellement. Vous l’employez comme une métaphore inexacte pour indiquer une période de temps très brève. En remarquant les écrans espions des parois de la serre, Vorian se dit que le suresprit devait les écouter. — Êtes-vous toujours aussi curieux ? — C’est par la curiosité que l’on apprend, dit Érasme. J’enquête parce que je suis curieux. C’est logique, non ? Éclairez-moi. Je voudrais m’entretenir encore une fois avec vous. Vous et Serena m’apportez une nouvelle et intéressante perspective. Vorian s’inclina. — Comme vous voudrez, Érasme. Cependant, je dois coordonner mes visites par rapport au travail important que je fais pour Omnius. Bientôt, le Voyageur du Rêve sera réparé et prêt à repartir pour une nouvelle tournée de mise à jour. — Mais oui, nous travaillons tous pour Omnius. La pluie avait cessé au-dehors, et de grandes échancrures de ciel bleu étaient réapparues. — Réfléchissez encore au sujet de la mortalité et de la longévité. Et venez me voir avant votre prochain voyage. — Je demanderai la permission, Érasme. Intrigué par les rapports des deux humains, Érasme appela à nouveau Serena afin qu’elle raccompagne son hôte jusqu’à la calèche. À l’évidence, elle avait montré de l’hostilité à l’égard de ce fils d’Agamemnon, alors qu’il s’intéressait à elle... physiquement ? Mentalement ? Comment faire la différence ? A l’occasion d’une nouvelle expérience, sans doute ? Même s’ils n’avaient échangé que quelques paroles, Vorian avait gardé la jeune femme dans son imagination. Jamais il n’avait rencontré une femelle comme elle, avec une telle beauté, une telle assurance, et une intelligence soutenue par une sincérité absolue. Serena Butler avait été éduquée pour être une femme à part entière – de même qu’Érasme visait l’indépendance. Il s’arrêta sur le seuil du manoir et demanda d’une voix chevrotante : — Quand... quand votre bébé devrait-il naître ? Le cocher robot était roide comme une statue, mais les chevaux piaffaient. Serena parut irritée. Elle était sur le point de répliquer que cela ne le concernait en rien, mais elle ne le fit pas. Vorian Atréides était peut-être l’occasion qu’elle avait espérée. Il possédait des informations qui pouvaient lui permettre de s’évader, avec un peu de chance, et il avait aussi la confiance des machines. Ce serait absurde de s’en faire un ennemi. Et si elle parvenait au contraire à se rapprocher de lui, est-ce qu’elle ne pourrait pas lui montrer ce qu’un véritable humain libre pouvait accomplir ? Elle prit son souffle avec un sourire indécis. — Je ne suis pas encore vraiment prête à parler de mon bébé à un étranger. Mais, la prochaine fois, nous pourrions essayer. Et voilà. Elle avait avancé son pion. Et en regardant la calèche de luxe franchir le portique de la résidence d’Érasme, elle ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment mêlé et confus sur ce jeune humain perdu qui servait les machines pensantes avec autant de zèle. Elle ne l’aimait guère, elle ne savait pas si elle pouvait se fier à lui. Mais il pouvait lui être utile. Avec un sentiment de malaise, elle frissonna sous l’humidité et se précipita vers son appartement pour se sécher et se changer. Le bébé était pesant dans son ventre après six mois, et elle pensa à Xavier. Était-il possible que Vorian lui permette de le retrouver ou bien son enfant devrait-il grandir en captivité, sans jamais connaître son père ? Dans le comportement humain, les deux préoccupations qui sont le plus ancrées sont la guerre et l’amour. Cogitor Eklo, Réflexions sur les choses perdues La disparition tragique de Serena avait bouleversé le cours de la vie de Xavier et il luttait depuis pour tenter de retrouver un semblant d’équilibre. Trois mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait découvert l’épave de son forceur de blocus dans la mer de Giedi Prime et qu’il avait fait analyser l’ADN du sang trouvé à l’intérieur. Il ne tenait pas à mesurer ses sentiments, et il s’abîmait dans le travail. Dans un premier temps, il avait médité de se lancer sur un nouveau bastion des machines, mais Serena ne l’aurait pas voulu. C’était la seule pensée de sa désapprobation qui l’avait arrêté. Elle était morte en combattant leur ennemi inhumain. Et il avait besoin d’un ancrage, besoin de retrouver sa stabilité. La pensée d’Octa revenait souvent en lui, de plus en plus. Elle était adorable, sensible et plus introspective que sa sœur perpétuellement lancée dans sa croisade. De manière subtile, la mélancolique Octa lui rappelait douloureusement Serena. Par le dessin de sa bouche et son sourire adorable. Elle était comme l’écho d’un souvenir brûlant. Et il était partagé entre le désir de la voir souvent ou de l’éviter absolument. Pourtant, elle était constamment présente pour le consoler quand il avait trop de chagrin, et lui apporter la chaleur de sa présence dans ses instants de vide. Avec douceur et discrétion, elle était en train de combler la grisaille de son existence. Leurs relations restaient neutres et calmes, mais elle lui vouait un amour attentif. Serena avait été une tempête d’émotions, alors que sa sœur se montrait aussi sereine que tendre. Un jour, mû par un accès de peine et de nostalgie, il demanda à Octa de devenir sa femme. Elle le regarda avec de grands yeux, effarée, et lui dit : « J’ai peur, Xavier, je ne sais quoi dire non plus, car je crois rêver. » Il avait revêtu son uniforme d’officier de l’Armada avec son nouvel insigne de Segundo. Les mains jointes, il avait l’air de s’adresser à l’un de ses supérieurs plutôt qu’à une épouse. Il savait depuis longtemps que la jeune sœur de Serena le trouvait séduisant et qu’elle éprouvait de l’amour pour lui. — Octa chérie, je voudrais vous épouser. Je ne puis entrevoir de moyen plus glorieux et doux d’aller vers l’avenir. Et c’est la meilleure chance que nous ayons d’honorer la mémoire de Serena. Son discours était emprunté, il s’en rendait compte, mais Octa rougit comme s’il venait de prononcer une incantation magique. Xavier savait qu’il s’était montré maladroit et il s’efforça de dissiper le malaise qui grandissait dans son esprit. Il avait pris sa décision et il avait l’espoir fou que cela guérirait leurs blessures, à l’un et à l’autre. Manion et Livia Butler acceptèrent et encouragèrent le rapprochement des deux jeunes gens et précipitèrent même les épousailles. Ils voyaient là une occasion de combler une fissure douloureuse et espéraient que l’union de Xavier et d’Octa serait bénéfique pour tous. Le jour du mariage, Xavier chercha en lui un espace intérieur et fit de son mieux pour isoler une partie de son cœur qu’il garderait à jamais pour Serena. Désormais, la douce Octa était son épouse. Et il était bien décidé à ne pas blesser sa fragile compagne avec ses regrets et les souvenirs de sa sœur. De nombreux représentants de la Ligue s’étaient rassemblés dans la résidence des Butler où, sept mois auparavant, Xavier et Serena avaient fait partie de la chasse au sanglier, avant de s’aimer dans la nature. C’était dans la cour principale qu’ils s’étaient fiancés en grande cérémonie, puis ils avaient appris les terribles nouvelles de Giedi Prime. Xavier avait insisté pour que leur mariage soit célébré dans un nouveau pavillon qui dominait les vignobles et les oliveraies. Avec son architecture resplendissante et complexe à la fois, construit par des artisans, il avait coûté plus qu’une simple maison. Sur le devant flottaient les trois pavillons des Butler, des Harkonnens et des Tantor, la famille adoptive de Xavier. Tout au fond, dans la vallée, Zimia se déployait sous le soleil. Quatorze mois après l’attaque des cymeks, la cité était redevenue ce qu’elle avait été, avec ses larges avenues lumineuses et ses majestueux complexes administratifs. La cérémonie fut discrète et nostalgique, en dépit de Manion Butler qui affichait une joie trop ostensible et de l’attitude affectée des invités. Les nouveaux souvenirs étaient censés supplanter les anciens. Le Vice-roi saluait chacun à la ronde sous les auvents coloriés et tous se régalaient au buffet de punch, de fromages et de vins. Les deux jeunes mariés, devant un petit autel dressé en face de la tente, étaient silencieux. Ils se tenaient la main. Dans sa robe bleu pâle vaporeuse salusane, Octa semblait éthérée, adorable et fragile, ses cheveux blond-roux coiffés en un grand chignon piqué d’épingles à tête de perle. Certains diraient que ce mariage hâtif avec la sœur de Serena était un palliatif de son chagrin, mais il était certain d’avoir pris une décision honorable. Il se rappelait mille autres circonstances où Serena l’aurait approuvé. Ensemble, lui et Octa pourraient oublier tant de chagrin et de souffrance ! L’Abbesse Livia Butler était présente, venue tout spécialement de la Cité de l’Introspection, ses cheveux d’ambre délicieusement coiffés en tresses dorées. Fière et confiante, elle semblait avoir évacué tous ses doutes et ses peines. Elle s’arrêta pour admirer les deux mariés avant de sourire à son époux. Manion Butler semblait un peu à l’étroit dans son smoking rouge et or. Un petit orchestre commença d’égrener quelques accords de balisette et un jeune garçon se mit à chanter une ballade avec une voix surprenante de ténor. Octa paraissait comme souvent perdue dans ses rêves, comme si elle ne croyait pas encore à cette nouvelle réalité. Xavier se pencha vers elle pour l’embrasser tendrement. Le père d’Octa s’avança pour les serrer contre lui, les yeux embués. Puis, il se tourna vers son épouse en hochant la tête, et l’Abbesse Livia entonna : — Nous sommes ici afin de chanter un chant d’amour, un chant qui a rassemblé les hommes et les femmes depuis les premiers jours de la civilisation. Octa regarda Xavier et il lui revint l’image trouble de Serena. Il la chassa. Lui et Octa s’aimaient d’une façon différente. Livia psalmodia alors les paroles traditionnelles dont l’origine remontait aux textes panchrétiens et bouddhislamiques des temps révolus. Les phrases étaient harmonieuses et belles et l’esprit de Xavier oscillait entre le passé et l’avenir. Mais elles étaient imprégnées de sérénité, infiniment calmes. À l’instant où il glissait l’anneau au doigt d’Octa, Xavier lui répéta ses paroles d’amour. Les machines elles-mêmes ne pouvaient les séparer. Le langage est fondé sur le postulat que vous pouvez accéder quelque part si vous savez enchaîner un mot après l’autre. Iblis Ginjo, Notes en marge d’un carnet volé Ajax, dans une cuirasse guerrière menaçante, s’avança sur la Plazza du Forum, inspectant avec sévérité les éventuels défauts de sa statue. Ses yeux optiques sondèrent les moindres détails de son image de Titan. Il était frustré qu’Iblis Ginjo se soit montré méticuleux au point de ne pouvoir trouver aucun prétexte à des punitions amusantes... Iblis, tourmenté, guettait une occasion. Il revenait sans cesse aux informations remarquables que le Cogitor Eklo lui avait livrées, et plus particulièrement aux détails sur l’échec glorieux des Rébellions Hrethgir. Car Ajax personnifiait la brutalité, la cruauté et les excès de ces batailles des temps anciens. Le Cogitor pouvait-il l’aider à allumer les premiers feux de la révolution qui couvait ? Ils pouvaient tirer des enseignements des tentatives passées. Y avait-il jamais eu un rebelle avec le statut de servant, comme lui ? Et le moine Aquim était-il un allié possible ? En dépit de ses investigations discrètes et de l’accès qu’il avait aux conversations, ce qui pouvait lui per- mettre de surprendre certains secrets, Iblis n’avait pas encore trouvé la preuve qu’il existait d’autres groupes de résistance. Ou leurs chefs étaient dispersés, désorganisés, affaiblis. Mais qui avait pu lui faire passer les messages ? Cinq en l’espace de trois mois ? Ce manque d’évidences le frustrait, maintenant qu’il était déterminé à participer au soulèvement. Mais, d’un autre côté, si les conjurés pouvaient être facilement contactés, ils n’avaient guère de chances face aux machines pensantes. Après avoir mené à bien le tableau de travail en harcelant ses esclaves, il demanda une autre permission pour se rendre une seconde fois jusqu’à la tour d’Eklo. Seul le Cogitor pouvait lui donner les réponses qui lui étaient nécessaires. Quand il s’adressa à Dante, le Titan administratif, le cymek lui fit comprendre qu’il ne comprenait pas pourquoi un simple contremaître pouvait s’intéresser à des problèmes philosophiques qui ne débouchaient sur rien de concret. — Il n’y a aucun bénéfice à en tirer, ajouta-t-il. — Je suis persuadé que vous avez raison, Seigneur Dante, lui répondit Iblis. Mais je trouve ça amusant... Peu avant l’aube, Iblis partit sur son bourrillon malodorant et s’engagea dans le désert en direction de la montagne du monastère du Cogitor. Aquim l’accueillit au pied de l’escalier circulaire qui accédait à la tour. Il était toujours échevelé et sous l’influence du sémuta. Depuis qu’Iblis avait plongé la main dans l’électrafluide et effleuré les pensées du Cogitor, il ne pouvait imaginer pour quelle raison Aquim voulait atténuer ses pensées. Ou alors, les révélations qu’il trouvait dans les pensées d’Eklo étaient trop vastes et puissantes. — Je lis de la désapprobation dans votre regard, dit le moine. — Mais non, protesta Iblis. (Puis il prit conscience qu’il ne pouvait mentir et ajouta :) Je constatais seulement que vous semblez apprécier le sémuta. Aquim lui répondit d’une voix un peu pâteuse : — Pour un étranger, je peux avoir l’air d’obscurcir mes sens, mais le sémuta me permet d’oublier mon passé destructeur, avant que je ne rejoigne le Cogitor. Il me rend capable aussi de me focaliser sur ce qui est réellement important, en ignorant les distractions sensuelles de la chair. — Je n’arrive pas à voir en vous un homme destructeur. — Mais je le fus pourtant. Mon père combattait l’esclavagisme et il est mort pour cela. Plus tard, j’ai voulu me venger des machines, et je me suis révélé expert dans cette bataille. J’ai dirigé une petite bande d’hommes et nous... nous avons endommagé pas mal de robots. Je suis désolé d’avoir à dire que nous avons aussi tué un grand nombre de servants esclaves qui se mettaient en travers de notre chemin, des hommes comme vous. Plus tard, Eklo m’a récupéré et j’ai été en quelque sorte réhabilité. Il ne m’a jamais dit pour quelle raison il était venu à mon secours ni comment il avait pu passer un accord avec les machines. Il existe de nombreuses choses que le Cogitor ne révèle à personne, pas même à moi. Brusquement, il se détourna et enfila les marches en précédant Iblis. Ils se retrouvèrent dans la véranda et Aquim déclara alors : Eklo a réfléchi à votre situation. Il y a longtemps, après que les Titans eurent écrasé le Vieil Empire, il a observé les changements qui affectaient l’humanité mais n’est pas intervenu. Eklo s’est dit alors que le défi et l’adversité amélioreraient l’humanité en renforçant les esprits, en les obligeant à quitter leur existence de somnambules. (Le moine essuya une tache au coin de ses lèvres.) En séparant leur esprit de leur corps, les Titans cymeks auraient pu connaître l’illumination, comme les Cogitors. Ainsi que l’espérait Eklo quand il a conseillé Junon. Mais les Titans n’ont jamais su échapper à leurs défauts de simples animaux. C’est cette tare qui a permis à Omnius de conquérir l’ensemble de l’humanité. (Aquim s’avança vers le container d’Eklo, posé sur le rebord d’une fenêtre.) Il considère que vous pourriez être à la source d’un changement. Un espoir nouveau gonfla le cœur d’Iblis. « Rien n’est impossible. » Mais il savait qu’il ne pourrait jamais combattre seul les machines, qu’il avait désespérément besoin d’alliés. De beaucoup d’alliés. Le container de plass reflétait la lumière dorée du matin. Au-delà de la véranda, Iblis découvrit l’horizon de mégalithes et de monuments conçus par les cymeks et érigés avec le sang et la sueur des humains. Est-ce que je souhaite vraiment qu’ils s’effondrent pour disparaître en poussière ? Il hésitait, envisageait les conséquences, se souvenait des milliards de morts causées par les Rébellions Hrethgir de Walgis et de bien d’autres mondes. C’est alors qu’il perçut une intrusion au centre de ses pensées, un choc dans son esprit. Aquim venait d’ouvrir le container du Cogitor et lui dit : — Approchez, Eklo souhaite que vous soyez en contact direct avec lui. Iblis, avide de savoir et d’apprendre, plongea lentement les doigts dans l’électrafluide, toucha la surface douce du cerveau du Cogitor et entra en contact avec le flux de ses pensées. Aquim s’était écarté avec une expression étrange faite de plaisir béat et d’envie. — La neutralité est un exercice d’équilibre délicat, déclara Eklo au centre de l’esprit d’Iblis. « Il y a longtemps de cela, j’ai répondu aux nombreuses questions de Junon sur les moyens de renverser le Vieil Empire. Je l’ai fait sans détour et mes conseils ont permis aux Titans de dresser des plans qui ont abouti au succès. Le cours de l’Histoire de la race humaine en fut changé à jamais. Depuis bien des siècles, j’ai réfléchi à cet acte. (Le cerveau parut se roidir sous les doigts d’Iblis.) Il est essentiel pour tous les Cogitors de maintenir une absolue neutralité. Nous nous devons d’être objectifs. Intrigué, Iblis demanda : — En ce cas, pourquoi me parlez-vous ? Pourquoi avoir évoqué la possibilité de renverser le pouvoir des machines ? — A seule fin de rétablir l’équilibre de la neutralité. Une première fois, j’ai aidé par inadvertance les Titans, aussi dois-je répondre à vos questions avec la même objectivité. En dernière analyse, j’aurai réussi à maintenir l’équilibre. Iblis avait la gorge nouée. — Ainsi, vous avez vu comment tout va se terminer ? — Autour de nous, il y a des fins et des débuts. Vous seul pouvez décider à quel point du chemin vous vous trouvez. Le cours des pensées d’Iblis s’accélérait, il cherchait des questions précises à poser sur les failles et les faiblesses des machines. Eklo l’interrompit : — Je ne peux vous donner des détails concrets d’ordre militaire ou politique, mais si vous formulez habilement vos questions, comme a su le faire Junon, vous obtiendrez ce que vous désirez. L’art de l’habileté est une des leçons essentielles de la vie. Il faut vous montrer plus intelligent que les machines, Iblis Ginjo. Durant plus d’une heure, le Cogitor le guida. — J’ai réfléchi à ce problème des siècles durant, bien longtemps donc avant que vous veniez me trouver. Et si vous ne réussissez pas, j’y réfléchirai encore longtemps. — Mais je ne dois pas échouer. — Il vous faudra plus que ce simple désir. Vous devez faire appel aux émotions les plus profondes des masses. Eklo demeura un long moment silencieux. Iblis s’efforçait de comprendre, d’étendre le champ de ses réflexions. — L’amour, la haine, la peur ? C’est ce que vous entendez par là ? — Tels sont les composants, oui. — Les composants ? — De la religion. Les machines sont très puissantes et il faudra plus qu’une simple insurrection politique ou sociale pour les vaincre. La population doit se fondre en une idée forte et unique bien plus profonde, qui a ses racines dans l’essence même de son existence, dans ce que signifie être un humain. Vous devrez être plus qu’un servant : un leader visionnaire. Les esclaves doivent se soulever en une vraie guerre sainte contre les machines, un jihad que rien n’arrêtera jusqu’à ce que les maîtres actuels aient été renversés. — Une guerre sainte ? Un jihad ? Mais comment puis-je déclencher ça ? — Je ne fais que vous dire ce que je sens, Iblis Ginjo, ce que j’ai pensé et vu. C’est à vous de trouver le reste des réponses. Néanmoins, sachez bien ceci : de toutes les guerres que les humains ont connues dans leur Histoire, le jihad est la plus passionnée. Elle conquiert les mondes et les civilisations en balayant tout sur son passage. — Mais ces gens qui m’envoient des messages – quel rôle ont-ils à jouer ? — Je ne sais rien d’eux, et ils ne sont pas non plus présents dans mes visions. Il se pourrait que vous ayez été choisi tout spécialement, ou encore que ce soit une ruse, un piège tendu par les machines. Je dois vous demander de partir, à présent, car mon esprit est las et je dois me reposer. Iblis quitta la grande tour de pierre avec un sentiment bizarre de confusion et d’enthousiasme. Il avait absolument besoin de reconstruire ce qu’il avait appris dans une perspective claire. Il n’était pas religieux ni militaire, mais il comprenait comment manipuler certaines minorités, comment canaliser les loyautés diverses afin d’atteindre le but fixé. Il disposait déjà de son équipe, prête à n’importe quoi pour lui. Ses capacités de chef allaient être son bien le plus précieux, son arme majeure. Mais ce ne serait pas suffisant : il avait besoin de quelques centaines de gens s’il voulait réussir. Il devrait aussi se montrer très prudent, au cas où les machines essaieraient de lui tendre un piège. Érasme avait accès aux yeux-espions et à tous les systèmes de surveillance et il pouvait ainsi observer les faits et gestes de ses sujets d’expérience. De nombreux servants loyaux avaient ignoré ses indices, et d’autres s’étaient montrés trop effrayés pour agir. Cependant quelques-uns avaient fait preuve d’un sens de l’initiative assez amusant. Oui, Érasme sentait qu’Iblis Ginjo était le candidat parfait pour prouver qu’il avait raison et gagner son pari avec Omnius. « Systématique » est un mot dangereux, ainsi qu’un concept dangereux. Les systèmes naissent avec leurs créateurs humains. Les systèmes finissent par l’emporter. Tio Holtzman, Discours de réception de la Médaille de Gloire de Poritrin Ishmaël venait de s’installer dans la salle comble réservée aux calculateurs. Il observait le mobilier, sentait les encaustiques et les vernis, les bouquets de fleurs, les senteurs des bougies. Ce lieu était propre, confortable et chaud... Tellement plus agréable que les baraquements d’esclaves du delta boueux. Il se dit que c’était peut-être une part de chance. Mais cet endroit n’était pas Harmonthep. Il regrettait douloureusement son petit bateau, et ses escapades dans les roseaux dans le bruissement du fleuve et des arbres. Et certains soirs où les Zensunni se rassemblaient dans la grande cabane pour échanger des récits épiques, réciter des poésies du feu ou bien écouter le grand-père psalmodier des sutras apaisants. — Je déteste cet endroit, déclara à haute voix Aliid, ce qui lui valut un regard sévère de Tio Holtzman en personne. — Vous voulez retourner dans les champs de boue ? Aliid se renfrogna mais soutint le regard du Savant. — Là-bas aussi, je détestais, marmonna-t-il sans paraître s’excuser. Tous avaient cessé de travailler pour le regarder. Holtzman hocha la tête d’un air incrédule. — Vous, les fanatiques, vous n’avez pas le sens des responsabilités. Heureusement, mon rôle est de vous forcer à l’acquérir. (Il revint à son tableau en désignant les symboles avec colère.) Vous avez là des segments d’équations. J’ai besoin que vous les résolviez. Ce sont des mathématiques simples. Essayez de procéder par palier ainsi que je vous l’ai montré. Chaque réponse exacte vous vaudra une journée complète de rations alimentaires. Si vous commettez des fautes, vous risquez d’avoir faim. Le cœur lourd, Ishmaël revint à ses notes et aux appareils de calcul en faisant de son mieux pour déchiffrer les équations que le Savant prétendait si simples. Sur Harmonthep, tous les enfants des marais recevaient une éducation basique en mathématiques, en science et en ingénierie. Les aînés semblaient croire que de telles connaissances leur seraient nécessaires quand leur société s’épanouirait à nouveau et que les fidèles se remettraient à construire de grandes cités comme celles que décrivaient les récits du folklore zensunni. Le grand-père d’Ishmaël, à l’image des autres doyens du village, consacrait aussi une part de son temps à enseigner aux plus jeunes les sutras, ainsi que les énigmes logiques et philosophiques que seule la doctrine bouddhislamique pouvait résoudre. Sur IV Anbus, les lunes aux orbites très rapprochées créaient des saisons spectaculairement contrastées, faisant même osciller la planète sur son axe. Ainsi, il avait été éduqué dans une branche différente des mathématiques et de l’astronomie, car le calendrier en évolution perpétuelle affectait le régime des crues des grands fleuves qui roulaient dans les gorges rouges où avaient été bâties les cités des Zenchiites. Les responsables des équipes d’inondation avaient besoin de calculs précis pour comprendre les variations de débit. Aliid avait appris ces techniques afin d’aider son peuple. Mais ici, il était contraint d’assister les suzerains, ceux-là mêmes qui l’avaient réduit en esclavage, et il en éprouvait une rancune amère. Sa première assignation sur Poritrin avait été la récolte de la canne à sucre. Il avait peiné durant des jours à tailler les grandes tiges dont le suc donnait le sucre essentiel pour l’économie locale et, une fois distillé, un rhum puissant très apprécié. Quant aux fibres, elles étaient tissées. On lui avait donné comme outil une serpe affûtée comme un rasoir. Le gros de la récolte s’effectuait juste après la saison des pluies, alors que les cannes étaient gorgées de suc et plus douloureusement lourdes quand il fallait les charger. À l’approche de la fin de la saison, leur maître les avait tous emmenés sur les marchés d’esclaves de Starda après les avoir faussement accusés d’avoir allumé un feu dans les silos, ce qui avait détruit la moitié de la récolte. Aliid avait évoqué cela devant Ishmaël avec un drôle de sourire, mais il n’avait jamais avoué avoir participé à un quelconque sabotage. Ishmaël se concentrait sur ses calculs, vérifiant et revérifiant sur ses appareils. Déjà, son estomac gargouillait. Il ne doutait pas qu’Holtzman – furieux des erreurs commises la veille – mettrait ses menaces à exécution en ne nourrissant pas les esclaves qui n’avaient pas résolu leurs problèmes. Mais la plupart, avec réticence, s’acquittèrent bien de leur tâche. Quelques jours plus tard, quand la nouvelle équipe de calculateurs fut venue à bout de ses exercices, Holtzman leur confia une corvée bien réelle. Dans un premier temps, il leur fit croire qu’il ne s’agissait que d’un autre test. Mais Ishmaël comprit à son expression et à sa nervosité qu’il attendait beaucoup des résultats. Aliid se mit au travail avec diligence, mais Ishmaël lut autre chose sur son visage : il nourrissait un projet sournois. Et il n’était pas du tout certain de désirer savoir lequel. Après plusieurs journées de simulations numériques, Aliid lui confia enfin avec un sourire mauvais : — A présent, il est temps d’effectuer quelques changements subtils. Tellement infinitésimaux que personne ne s’en apercevra. — On ne peut pas, répliqua Ishmaël. Ils nous attraperont. — Holtzman a déjà vérifié notre travail, alors il ne va pas refaire toutes les maths. Il nous fait confiance maintenant, et il peut se concentrer sur un autre projet. C’est notre seule chance de nous en sortir. Pense à tout ce que nous avons souffert ! Ishmaël ne pouvait pas contester ça. Et puis, il avait entendu Bel Moulay parler d’un bain de sang et ce que proposait Aliid lui semblait un meilleur moyen d’exprimer leur mécontentement. Aliid lui montra une série d’équations et, de la pointe de son style, il effectua quelques corrections rapides, changeant ici un signe moins en signe plus, et ajoutant là un point décimal. — Regarde. Des fautes simples, qu’on peut excuser facilement, mais qui conduisent à des résultats radicalement différents. Ishmaël était mal à l’aise. — Je comprends que ça puisse porter atteinte aux inventions d’Holtzman, mais pas comment ça peut nous aider, nous. Je préférerais qu’on puisse retourner chez nous. Aliid le dévisagea. — Ishmaël, tu connais aussi bien que moi les sutras, mieux peut-être. Aurais-tu oublié celui qui dit : « Quand tu aides ton ennemi, tu fais du mal à tous les fidèles » ? Ishmaël avait entendu cette phrase de la bouche de son grand-père, mais jamais encore il n’en avait autant apprécié le sens. — D’accord. Mais nous ne ferons rien qui puisse paraître délibéré. — Pour autant que je comprenne ce travail, fit Aliid, une simple petite erreur peut causer beaucoup de dommages. PSYCHOLOGIE : la science qui consiste à inventer des mots pour des choses qui n‘existent pas. Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents Dans le jardin botanique ensoleillé de la demeure d’Érasme, Serena Butler taillait les fleurs flétries et les branches sèches. Silencieuse et forte, elle prenait son temps et travaillait chaque jour consciencieusement comme n’importe quelle autre esclave, mais Érasme était constamment derrière elle, la surveillant comme un animal domestique. Il était tout à la fois son ravisseur et son geôlier. Elle portait une combinaison noire et elle avait noué ses cheveux d’ambre en queue de cheval. Ce travail paisible laissait libre cours à ses pensées et elle songeait à Xavier, aux promesses qu’ils avaient échangées, à leur moment d’amour près de l’étang, après l’attaque du sanglier, à leurs étreintes dans son grand lit doux avant l’opération sur Giedi Prime. Elle essayait d’imaginer un moyen de s’enfuir de la Terre. Ou encore de frapper les machines. Les obstacles semblaient insurmontables. Et un sabotage efficace lui coûterait la vie. Sans compter celle de son enfant à naître. Pouvait-elle vraiment risquer de causer un tel chagrin à Xavier si jamais il venait à savoir ? Elle imaginait sa réaction terrible. Il fallait qu’elle trouve un moyen de revenir auprès de lui. Elle le lui devait, elle se le devait à elle-même et à leur enfant. Elle avait longtemps espéré que Xavier serait là quand l’enfant viendrait au monde, qu’il lui tiendrait la main. Il aurait dû être son époux et leurs vies auraient été fondues en un bastion capable de résister aux pires assauts des machines. Mais il ne savait même pas qu’elle était encore en vie. Elle caressa son ventre arrondi. Plus que deux mois. Que ferait Érasme quand l’enfant serait né ? Elle avait vu les portes closes de ses laboratoires, elle avait découvert avec horreur les enclos immondes des esclaves. Pourtant, il la laissait s’occuper des fleurs. Souvent, il s’arrêtait auprès d’elle et lui lançait quelques phrases pour l’éprouver, son visage ovale miroitant, fermé. — La compréhension a un début, lui avait-il dit. Il me faut partir d’une base pour tout comprendre. — Mais comment utiliserez-vous cette connaissance ? Vous imaginerez des moyens encore plus extravagants d’infliger la souffrance et le chagrin ? Le robot parut réfléchir longtemps. — Telle n’est pas... ma finalité. — Alors pourquoi garder tant d’esclaves dans ces conditions atroces ? Si vous n’avez pas l’intention de semer le malheur, pourquoi ne pas leur donner un abri décent ? Pourquoi ne pas mieux les alimenter, les soigner, les éduquer ? — Ce n’est pas nécessaire. — Pour vous, sans doute, rétorqua Serena, surprise par son audace. Mais s’ils étaient plus heureux, ils travailleraient mieux. Elle avait eu largement le temps d’observer le luxe dans lequel Érasme se complaisait – une simple affectation, puisqu’un robot n’avait nul besoin de ce genre de choses – alors que les esclaves de sa maisonnée, surtout ceux qui vivaient dans les enclos communs, ne connaissaient que la peur, l’inconfort et la saleté. Qu’elle soit destinée ou non à demeurer ici, elle pouvait tenter d’améliorer leur sort. Ce serait en quelque sorte une victoire sur les machines. Elle reprit calmement : — Une machine... disons vraiment intelligente et sophistiquée, comprendrait qu’en améliorant la qualité de vie des esclaves elle augmenterait leur productivité, ce qui serait un bénéfice pour leur maître. Avec un minimum de moyens, les esclaves pourraient entretenir leur hygiène et nettoyer leurs enclos. — Je vais y réfléchir. Fournissez-moi une liste détaillée. Elle n’avait plus vu Érasme durant deux jours. Il se cachait dans ses laboratoires tandis que les machines sentinelles surveillaient les esclaves qui travaillaient dans la villa. Elle ne pouvait rien entendre à travers les barrières insonorisées, mais elle avait constaté la disparition de certains esclaves et surpris des odeurs nauséabondes. Une autre esclave lui dit enfin : — Ne cherchez pas à savoir ce qui se passe à l’intérieur. Soyez seulement reconnaissante de n’avoir pas à nettoyer après. Courbée sur un parterre, les mains dans le terreau, elle écoutait les accords apaisants de la musique classique qu’Érasme affectionnait. Elle avait le dos endolori et les jointures gonflées. Le moment de l’accouchement approchait mais elle ne relâchait pas ses efforts. Érasme se glissa auprès d’elle en silence et elle ne le vit qu’en redressant soudain la tête : il portait un collier à ruche antique sous son visage miroir. Elle se redressa en s’essuyant les mains sur sa combinaison. — Est-ce que vous comptez en savoir plus en m’espionnant ? jeta-t-elle. — Je peux vous espionner à mon gré. J’apprends toujours beaucoup des questions que je pose. (Son visage prit une expression de joie espiègle.) Je désirerais maintenant que vous choisissiez la fleur que vous considérez comme étant la plus belle de toutes. Je suis curieux de connaître vos goûts. Il avait déjà joué à ce genre de jeu avec elle bien des fois. Il semblait incapable de comprendre les décisions subjectives, il voulait sans cesse quantifier les opinions et les goûts personnels. — Chaque plante a sa beauté propre, fit Serena. — Mais, malgré tout, choisissez-en une. Et ensuite, expliquez-moi pourquoi. Elle s’avançait dans les allées et Érasme la suivait, l’épiant chaque fois qu’elle s’arrêtait en hésitant devant un bouton. — Il existe des caractères observables, dit le robot. La couleur, la forme, la délicatesse. Ainsi que d’autres variables plus ésotériques, tel le parfum. — Ne méprisez pas la composante émotionnelle, rétorqua Serena avec une note maligne. Certaines de ces plantes me rappellent Salusa Secundus, par exemple. Quelques autres peuvent aussi avoir une signification sentimentale pour moi, mais pas nécessairement pour d’autres personnes. Je peux me rappeler le bouquet offert par l’homme que j’aimais. Mais vous ne pourriez pas comprendre ce genre d’associations. — Vous atermoyez. Choisissez, maintenant. Elle désigna un gigantesque arum strié de rouge et d’orange avec un pistil en forme de corne d’abondance. La variété « éléphant ». — Voilà. C’est la plus belle. — Pourquoi ? — Ma mère en faisait pousser chez nous. Quand j’étais enfant, je ne les trouvais pas particulièrement jolies, mais, à présent, elles me rappellent ces jours heureux – avant que je vous connaisse. Elle regretta aussitôt sa sincérité qui révélait par trop ses pensées intimes. Mais le robot sophistiqué ignora l’insulte et se concentra sur la plante, comme s’il l’analysait en profondeur avec tous ses capteurs. Tel un dégustateur, il tenta de décrire son parfum, mais, pour Serena, c’était une analyse clinique, glacée, sans aucune des subtilités émotionnelles qui avaient guidé son choix. De façon étrange, Érasme parut se rendre compte de son échec. — Je sais que les humains, par bien des côtés, sont plus sensibles que les machines – du moins jusqu’à présent. Malgré tout, les machines disposent d’un potentiel qui leur permettra de devenir supérieures dans tous les domaines. C’est pour cela que je souhaite comprendre tous les aspects des intelligences biologiques. Serena frissonna involontairement en pensant aux laboratoires du robot et elle eut la certitude que ses activités secrètes allaient bien au-delà de l’étude des jolies fleurs. Érasme continua, persuadé qu’elle s’intéressait à ses observations : Correctement développée, une machine pensante pourrait être plus parfaite intellectuellement et spirituellement qu’un être humain, et plus créative que jamais il ne pourrait l’espérer, avec une liberté et une portée mentales inégalables. Je suis transporté à l’idée des merveilles que nous pourrions accomplir, si seulement Omnius n’exerçait pas une telle pression sur les autres machines. Serena l’écoutait patiemment, espérant qu’il laisserait échapper une information de manière fortuite. Est-ce qu’elle ne devinait pas un conflit sourd entre Érasme et le suresprit ? Érasme reprit : — La capacité d’information, telle est la clé. Les machines n’absorberont plus seulement des données à l’état brut, mais des sentiments, dès que nous les aurons compris. Alors, nous serons à même d’aimer et de haïr avec plus de passion encore que les humains. Notre musique sera plus belle, nos peintures plus magnifiques. Quand les machines auront acquis la conscience, elles entameront la plus vaste renaissance de l’Histoire. Serena plissa le front. — Vous pouvez certes vous améliorer, Érasme, mais les humains n’utilisent qu’une région mineure de leur cerveau. Nous disposons d’un potentiel énorme pour développer de nouvelles capacités. Votre capacité d’apprendre n’est donc pas plus grande que la nôtre. Érasme se figea sur place, comme s’il était stupéfié. — Exact. Mais oui, comment ai-je pu oublier ce détail important ? (Son visage changea, se fit contemplatif, avant de montrer un large sourire.) La route de l’amélioration sera longue. Et elle va requérir encore plus de recherches. Et votre bébé ? Si nous en parlions ? Décrivez-moi les émotions que vous éprouvez vis-à-vis de son père et décrivez-moi l’acte physique qu’est la copulation. Serena resta silencieuse, essayant d’endiguer le flot de souvenirs douloureux qui envahissait sa mémoire. Érasme parut fasciné. — Etes-vous physiquement attirée par Vorian Atréides ? J’ai effectué des tests sur ce beau jeune homme et il me paraît constituer un stock génétique intéressant. Lorsque vous aurez accouché, seriez-vous prête à vous accoupler avec lui ? Elle essayait de retrouver l’image de Xavier. — M’accoupler ? Même si vous nous étudiez intensément, il y a de nombreuses choses que votre cerveau de machine n’a pas encore comprises sur la nature humaine. — Nous verrons bien, répliqua Érasme, serein. La conscience et la logique ne sont pas des normes fiables. Les Cogitors, Postulat fondamental Des drones venaient de se disperser sur la coque du Voyageur du Rêve dans la cale sèche proche d’un cratère artificiel du spatioport. Les machines nanifiées s’introduisaient dans les exhausteurs des turbines et les chambres du réacteur pour inspecter les dégâts infligés par les unités de l’Armada de la Ligue avant qu’interviennent les équipes de maintenance. Vorian et Seurat n’étaient pas loin. Ils avaient confiance : les réparations seraient effectuées selon les spécifications programmées. — Nous allons bientôt pouvoir repartir, déclara Seurat. Je me dis que vous devez être impatient de me régler encore une fois mon compte dans nos jeux de combat. — Et vous de me raconter encore ces histoires qui ne sont jamais drôles. Vorian était partagé entre plusieurs émotions. Il était impatient comme chaque fois de se retrouver à bord, mais il ressentait aussi une souffrance nouvelle en pensant à la belle esclave d’Érasme. Il avait conscience qu’elle le rejetait, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à elle. Plus grave encore, il n’aurait su dire pourquoi. À cause de ses liens paternels, il avait pu avoir du plaisir avec de nombreuses esclaves, certaines aussi jolies que celle-là. Des esclaves qui avaient été éduquées et entraînées pour leur métier et qui vivaient en captivité avec les machines pensantes. Mais la femelle d’Érasme, même si elle avait été emmenée dans sa villa contre son gré, ne donnait nullement l’impression d’être vaincue et soumise. Il revoyait son visage, ses lèvres pleines, ses yeux bleus chargés de mépris. Elle était enceinte, elle le détestait, pourtant elle l’attirait et elle éveillait en lui une jalousie brûlante. Qui était son amant ? Et où était- il ? Lorsqu’il regagna la villa d’Érasme, il se dit qu’elle allait l’ignorer, ou l’insulter encore. Il souhaitait en dépit de tout la voir avant de partir avec Seurat pour une nouvelle ronde des systèmes. Il avait déjà préparé ce qu’il devait lui dire, mais il imaginait d’ores et déjà toutes les arabesques qu’elle pourrait décrire autour de lui. Il escalada une échelle et pénétra dans l’échafaudage étroit où un drone de maintenance remplaçait les circuits liquides du panneau de navigation. La machine rouge s’activait dans la zone confinée avec ses instruments précis et frénétiques. Vorian s’avança un peu plus près et examina le panneau ouvert avec ses circuits complexes et multicolores. — Si vous cherchez une erreur, vous risquez d’être déçu, dit Seurat qui venait de surgir derrière lui. Ou bien essayez-vous de mettre en pratique ces sabotages dont vous me menacez souvent ? — Je ne suis qu’un sale hrethgir. Inutile de me dire ce que je dois faire, Vieux Métallocerveau. — Le simple fait que vous ne vous esclaffez pas à mes plaisanteries indique que votre intelligence est incapable de bâtir un plan sournois, Vorian Atréides. — Ou alors... peut-être que vous n’êtes pas aussi drôle que ça. Malheureusement, la conversation et les activités de maintenance ne parvenaient pas à distraire l’esprit de Vorian. Il pensait à Serena. Il se sentait comme un petit garçon excité, trépidant et troublé. Il aurait voulu parler à quelqu’un de ses sentiments, mais pas à son ami robot, qui comprenait encore moins les femmes que lui. Et de loin. Oui, il fallait absolument qu’il parle à Serena. Avec son intelligence et son intuition de femme humaine, elle avait certainement dû voir clair en lui et ça ne lui avait pas plu. Elle lui avait dit en quelque sorte qu’il était un esclave qui ne savait pas voir ses chaînes ? C’était ça ?... Une insulte très dure, si l’on considérait les privilèges dont il jouissait ! Il ne savait pas ce qu’elle avait voulu lui dire par là. Le drone de maintenance acheva de tracer les circuits à haut débit d’un module avant de régler les outils pour une remise à niveau du port de chargement des données. Le bras grêle et flexible de la machine se déploya vers l’interface du bloc de réglage des données à l’intérieur du panneau. Seurat s’installa dans le cockpit et lança les contrôles primaires du Voyageur du Rêve en se fiant aux paramètres des diagnostics embarqués afin de vérifier les systèmes de navigation. — J’ai découvert un raccourci intéressant pour notre seconde escale. Malheureusement, l’itinéraire de substitution nous fait déboucher en plein dans une géante bleue. — Là, je dois dire que j’aurais proposé une route différente, railla Vorian. — Je suis d’accord, même si je déteste perdre du temps. Vorian se demanda ce qui arriverait à Serena quand son bébé serait né. Est-ce qu’Erasme le ferait jeter dans ses enclos pour qu’il n’entrave pas les devoirs de Serena ? Pour la première fois de son existence, Vorian Atréides ressentait de l’empathie pour une captive humaine. En tant que servant de haut niveau, il s’était toujours considéré comme faisant partie des Mondes Synchronisés et il n’avait qu’un espoir : devenir un jour un néo-cymek. Il considérait qu’Omnius régnait sur les humains pour leur plus grand bonheur, autrement la galaxie s’effondrerait dans le chaos absolu. Il était accoutumé à une unique situation : un parti dominait et l’autre était soumis. Pour la première fois, il se demandait s’il pouvait exister d’autres types de relations fondés, par exemple, sur une base égalitaire. Le capitaine robot du Voyageur du Rêve était à l’évidence le maître de Vorian, mais ils travaillaient en partenariat productif. Il se demandait si lui et Serena pourraient aller un peu plus loin pour entretenir une relation égalitaire. C’était là un concept nouveau et radical qui perturbait sa sensibilité. Pourtant, il avait la certitude qu’elle n’accepterait rien de moins. Coincé dans le volume étroit entre la proue et le panneau de navigation, le drone émettait des couinements cryptiques en répétant en boucle ses tests de connexion. Excédé, Vorian intervint : — Allez, laisse-moi essayer ! Le drone se tourna vers lui en tendant sa sonde de diagnostic, mais quelques-unes de ses extensions touchèrent le circuit dénudé et un éclair jaillit. Le drone couina tandis qu’un toupet de fumée acre montait des câbles hydrauliques arrachés du panneau grillé. Vorian se dégagea péniblement en s’essuyant le front. Seurat examinait le drone endommagé et les composants carbonisés du système de guidage. — En tant qu’expert, déclara-t-il, je crois que quelques réparations vont être nécessaires. Vorian éclata de rire et Seurat eut l’air surpris. — Vous trouvez ça drôle ? — Seurat, ne demandez jamais à personne d’expliquer l’humour. Contentez-vous du rire, voulez-vous ? Quand il eut coupé le flux d’énergie, Vorian dégagea le drone et le déposa à grand bruit sur le pont. Ce genre d’unité n’était pas à conserver et Seurat demanda dans l’instant un nouveau drone. Tandis qu’ils attendaient, Vorian prit une décision. Il résuma ses sentiments en se disant que, quelque part, il devait exister des données qui pouvaient lui être utiles dans les banques du robot. Les fibres optiques de Seurat scintillaient. Il téléchargeait un diagnostic à partir des données du vaisseau. — Je ne comprends pas votre problème. Vous avez vos entrées auprès des machines, Vorian. Soumettez votre requête à Érasme. Vorian, exaspéré, répliqua : — Seurat, ça ne peut pas se résoudre ainsi. Même si Érasme me confie Serena... que se passera-t-il si elle refuse ? — En ce cas, élargissez votre recherche. Vous la rendez inutilement difficile. Dans toutes les candidates humaines qu’on compte sur Terre, vous trouverez facilement une femelle compatible avec vos goûts, et même une dont les traits correspondent à ceux de cette esclave que vous affectionnez entre toutes. Vorian se dit qu’il aurait mieux fait de ne pas aborder le sujet. — Les machines pensantes peuvent se montrer totalement stupides parfois. — Vous n’avez jamais exprimé ce genre d’émotion devant moi. — C’est parce que je n’ai jamais éprouvé ce sentiment. Seurat s’arrêta net. — Intellectuellement, je suis conscient de la pulsion biologique des humains à s’accoupler et se reproduire. Les différences physiques entre hommes et femmes me sont familières, de même que les flux d’hormones. Si l’on considère la génétique, les systèmes de reproduction des femmes sont essentiellement identiques. Pourquoi Serena serait-elle plus désirable qu’une autre ? — Vieux Métallocerveau, jamais je ne pourrai vous faire entrer ça dans le bocal ! fit Vorian en se penchant vers un hublot. (Un autre drone approchait du vaisseau.) Vous savez, je n’arrive même pas à m’expliquer ça ! — J’espère bien que vous y parviendrez quand même avant peu. Je ne peux pas me permettre de remplacer constamment tous les drones de maintenance, vous savez. Souvent, les gens meurent parce qu‘ils sont trop lâches pour vivre. Tlaloc, Le Temps des Titans Les ombres étaient courtes sous le soleil brûlant d’Arrakis. En ce jour particulier, Selim était satisfait d’avoir appelé un ver particulièrement gigantesque. Le plus grand qu’il ait jamais chevauché. Le Naib Dharta allait être terrifié – ou, pour le moins, très impressionné. Bouddhallah le châtierait peut-être pour ce qu’il avait fait au pauvre Selim innocent. A moins que Selim lui-même n’ait la chance de se venger à sa manière. Ce qu’il aurait préféré... Après une année de retraite dans la station botanique, il était bien nourri, en bonne santé et heureux. Dieu continuait de lui sourire. Et le jeune Zensunni insoumis consommait encore plus d’épice qu’auparavant. En tout, il avait établi huit avant-postes dans le désert profond, si l’on comprenait une autre station botanique qu’il avait découverte très loin des montagnes. Il avait récupéré des quantités incroyables de matériel et, selon les normes de son peuple, il était désormais très riche. Certaines nuits, il lui arrivait de s’esclaffer seul en pensant au Naib et à tous ceux de sa tribu qui avaient pensé le punir en le vouant à l’exil. Le désert avait été sa résurrection. Bouddhallah en personne l’avait protégé. Les vents de sable l’avaient nettoyé, rongé, poncé. Ils avaient fait de lui un être nouveau. Brave, éveillé, méfiant, malin, il allait devenir une légende vivante parmi les nomades. Selim le Chevaucheur de Vers ! Mais ce ne serait vrai que si les Zensunni apprenaient qu’il était encore en vie. A cette seule condition, il pourrait accéder à la destinée qu’il visait, celle d’un homme révéré par son peuple. Alors, il leur montrerait ce qu’il était devenu. Il dirigeait son mammouth du désert vers ses montagnes familières. Il n’avait pas échangé un mot avec qui que ce soit depuis si longtemps, et il revenait vers cet endroit qui était pour lui son foyer, malgré tous les conflits, toutes les humiliations qu’il y avait connus. Il repéra les falaises, les anfractuosités qui marquaient les murs de la forteresse naturelle, qui interdisaient aux vers l’accès aux vallées abritées. Les Errants Zensunni avaient installé leurs foyers dans ces grottes secrètes aux entrées masquées. Mais il avait été élevé là, il savait comment pénétrer à l’intérieur. Il sentit le ver frémir violemment sous ses jambes douloureuses. Il se cabra, refusant de s’approcher des rochers. Selim l’obligea à dévier sa course pour qu’il passe devant les falaises. Il se dressa, son bâton de métal planté cruellement entre deux segments, dans la chair rose, maintenant fermement son équilibre, la tête fièrement dressée, sa cape claquant au vent poussiéreux de la course du monstre. Des silhouettes minuscules apparurent. Les habitants l’observaient, ébahis. Jamais les vers ne se risquaient aussi près des rochers interdits, mais lui, Selim, avait dompté et guidé ce monstre à travers le vaste océan des sables. Il était complètement à sa merci. Il vit d’autres silhouettes dans les falaises, des bras qui se tendaient. Il entendit faiblement des cris. Les villageois zensunni étaient maintenant tous rassemblés sur les aplombs et Selim exultait en voyant leurs regards stupéfaits et leurs bouches grandes ouvertes. Il agita la main avec insolence en répondant à leurs appels. Il obligea le ver à faire demi-tour pour repasser devant les falaises et la foule en agitant sa tête à la gueule béante. Les Zensunni, maintenant, levaient les mains vers Selim en trépignant d’émotion. Et Selim éclata de rire en crachant des insultes à l’adresse du Naib Dharta et d’Ebrahim le traître. Dans sa robe des sables, avec un foulard sur son visage, il doutait que quiconque l’ait reconnu. Ils seraient tous certainement choqués de découvrir que c’était le voleur d’eau, l’exilé, qui paradait devant eux sur sa démoniaque monture. Son triomphe aurait été plus grand s’il leur avait révélé qui il était. Il se serait rassasié de leurs mines stupéfaites et de leur silence inquiet. Mais il avait décidé de les narguer un temps, de créer une sorte de légende. Il reviendrait un autre jour et se moquerait d’eux et de leur incrédulité. Il inviterait peut-être le Naib à faire un tour avec lui. Qui pouvait savoir ? Il décida que le spectacle était fini et dirigea sa monture vers le désert. Dans un sifflement violent, le ver se glissa entre les dunes et Selim ne cessait de rire, remerciant Bouddhallah pour lui avoir permis de jouer ce bon tour à ceux qui l’avaient renié. Mahmad, le fils du Naib, s’était mêlé aux autres et il avait vu comme eux le ver gigantesque manœuvrer comme un animal domestique avant de repartir vers le désert profond. Un homme était perché sur ses anneaux et le guidait sans crainte entre les ondulations fauves et noires de l’océan desséché d’Arrakis. Impétueux. Incroyable. Ce que j’ai vu, bien des Zensunni ne l’ont jamais vu dans le cours de leur vie. Et il n’avait que douze ans. Autour de lui, les autres enfants s’excitaient en imaginant ce qu’on devait éprouver en chevauchant un ver géant. Quelques-uns essayaient de deviner qui pouvait être ce fou étranger qui avait réussi à dompter les démons des dunes. Il y avait d’autres Zensunni sur Arrakis. Eux aussi habitaient des villages cachés dispersés dans les montagnes. Le cavalier extraordinaire pouvait appartenir à n’importe quelle tribu. Il leva les yeux, des questions plein la tête, et vit alors son père. Il avait un visage de pierre et grommela : — Quel idiot ! Comment peut-on avoir un tel mépris de sa propre vie ? Celui-là mérite d’être dévoré par les bêtes. — Oui, père, acquiesça Mahmad. Mais des perspectives nouvelles et intéressantes émergeaient dans son esprit de jeune garçon. Le Dieu de la Science peut être une déité malveillante. Tio Holtzman, Journal codé (partiellement détruit) Quand Tio Holtzman découvrit une erreur de calcul dans les équations de son générateur de résonance d’alliage, il entra dans une rage folle. Il se trouvait dans son étude privée, éclairée par les nouveaux globes brûleurs à suspenseur conçus par Norma. Il n’avait pas demandé à la jeune femme d’étudier les détails de la catastrophe, car il redoutait qu’elle ne tombe sur une faille dans le concept. Depuis le début, elle avait soutenu que l’appareil ne fonctionnerait pas comme prévu. Maudite fille ! Aussi avait-il tout revu lui-même. Il avait passé des heures à passer au peigne fin le travail des esclaves calculateurs. Et c’est là qu’il était tombé sur trois erreurs minimes. Pour être objectif, il devait admettre que même si l’arithmétique avait été correcte, sa première conception du générateur n’aurait quand même pas pu fonctionner... Mais le problème n’était pas là, décida-t-il. Les calculateurs avaient commis des erreurs inexcusables, sans rapport avec la question essentielle. C’était plus que suffisant pour le dégager de toute implication dans l’échec de l’expérience. Holtzman entra dans la pièce silencieuse où les calculateurs peinaient sur les itérations d’équations que Norma leur avait données. Il se campa sur le seuil et les observa un à un tandis qu’ils pianotaient sur leurs appareils et griffonnaient leurs résultats. — Arrêtez tous ! lança-t-il. A partir de maintenant, votre travail sera examiné de près, quel que soit le temps que cela prendra Je vais étudier chaque opération, chaque solution dérivée. Vos erreurs ont retardé les recherches de défense de plusieurs mois et je suis très mécontent ! Les esclaves courbaient la tête sans oser affronter son regard. Mais le Savant n’avait fait que commencer. — Est-ce que je ne me suis pas montré un bon maître ? Est-ce que je ne vous ai pas offert une existence meilleure que celle que vous auriez pu avoir dans les champs de canne à sucre, dans les boues du fleuve ? Et c’est comme ça que vous me remerciez ? Les nouveaux calculateurs levèrent sur lui des regards terrifiés. Les plus anciens, ceux qui avaient réchappé à la fièvre, s’effondrèrent, atterrés. — Combien d’autres erreurs avez-vous commises ? Combien d’autres expériences vont être ruinées à cause de votre incompétence ? (Il promena un regard noir sur les jeunes esclaves avant de récupérer une feuille au hasard.) Donc, si je découvre des fautes intentionnelles, le ou les responsables seront exécutés. Je vous le promets ! Nous travaillons sur un programme militaire et vous êtes donc passibles d’accusation de sédition et de sabotage. Norma entra en trombe sur ses petites jambes. — Que se passe-t-il, Savant Holtzman ? Il lui présenta une feuille annotée par ses soins. — J’ai relevé de graves erreurs dans les calculs sur le résonateur. Nous ne pouvons plus nous fier à leur travail. Vous et moi, Norma, nous allons devoir vérifier tout ce qu’ils font, désormais. Elle parut encore plus inquiète, au bord de la détresse, et s’inclina toutefois : — Comme vous voudrez. — Entre-temps, ajouta Holtzman en ramassant d’autres feuilles, je vais diminuer vos rations de moitié. Pourquoi devriez-vous avoir le ventre plein alors que vous minez nos efforts pour vaincre l’ennemi ? (Les esclaves gémirent, mais il appela les Dragons pour les évacuer.) Non, je n’accepterai pas que vous traîniez comme ça. Il y a trop de choses en jeu. Lui et Norma étaient seuls désormais. Et il entreprit de relire les résultats, feuille à feuille. Norma pensait qu’il en faisait trop, mais il lui décocha un regard sévère avant de se pencher sur une autre table encombrée de papiers. Ils finirent par découvrir une faute mathématique due à l’un des nouveaux, Aliid. Plus grave encore, cette erreur n’avait pas été relevée par son partenaire ainsi qu’il l’aurait dû, un garçon nommé Ishmaël. — Vous voyez, c’aurait pu être la cause d’un autre désastre ! Ils doivent avoir fomenté un complot. — Mais ce ne sont que des enfants, Savant. Je suis même surprise qu’ils se montrent aussi doués en mathématiques. Il ignora ses protestations et ordonna aux Dragons de la garde de lui amener les deux coupables. Dans la minute qui suivit, il rappela l’ensemble des calculateurs dans la salle. Dès que les deux esclaves furent devant lui, il proféra ses accusations. Mais ils n’avaient pas l’air d’être capables de sabotages mathématiques. — Vous considérez cela comme une plaisanterie ou un jeu ? Omnius peut nous détruire à tout moment et cette invention aurait pu nous sauver ! Norma observait Holtzman en se demandant s’il avait vraiment connaissance de son projet. Il se comportait avec suffisance. — Quand vous repiquiez les clams dans la boue, quand vous récoltiez les cannes à sucre, une erreur de quelques centimètres importait peu. Mais là... (Il agita les feuillets de calcul devant eux...) Ça pouvait impliquer la destruction de toute une flotte de combat. « Vous mangerez moins et ça vous redressera. Vos estomacs vont grogner, mais vous vous concentrerez un peu plus sur votre labeur, qu’en dites-vous ? (Il se tourna vers les deux coupables.) Quant à vous, vous ne travaillerez plus avec moi. Je vais demander au Seigneur Bludd de vous renvoyer vers les corvées les plus dures. Vous y prouverez peut-être votre valeur, mais vous n’en avez plus aucune à mes yeux. (Il revint à Norma.) J’aurais aimé les renvoyer tous, mais je n’ai vraiment pas le temps d’aller encore une fois les remplacer. Sourd aux plaintes des jeunes esclaves, il quitta la pièce, laissant Norma désemparée. Deux Dragons à l’air féroce s’avancèrent pour encadrer Ishmaël et Aliid. Apprenez du passé – ne le considérez pas comme un joug pesant sur votre cou. Cogitor Reticulus, Observations faites du haut de mille années Agamemnon avait pris le commandement de la flotte qui allait frapper les Sorcières de Rossak. À bord des vaisseaux robots, outre Junon et Xerxès, il y avait une dizaine de néo-cymeks ambitieux. Et les yeux-espions d’Omnius épiaient leurs moindres mouvements. Le gros de la force d’attaque était composé d’unités robotisées, des projectiles fusiformes aux moteurs puissants, bardés d’artillerie. Ces engins étaient lancés dans une mission sans retour et brûlaient tout leur carburant en surconsommation. Ils fondirent sur Rossak à une vitesse telle qu’ils ouvrirent le feu avant même que les stations sentinelles en orbite les aient détectés, ne laissant aucune chance de riposte aux vaisseaux de défense. Les cymeks laissèrent les machines orbitales : ils comptaient bien prendre leur revanche personnelle à la surface. Ils revêtirent leurs armures de guerre. Les servo-manipulateurs installèrent les containers dans les cartouches de protection et connectèrent les tiges mentales aux systèmes de contrôle et à l’armement. Les trois Titans prirent place dans des corps planeurs, des structures aériennes d’assaut. Les néo-cymeks, eux, avaient opté pour les lourdes armures de combat au sol, des crabes géants dont les blocs de marche foulaient la jungle en écrasant tout sur leur passage. Agamemnon précéda les cymeks dans le sillage ionique des vaisseaux robots. Il testa les armes absolues de son corps volant, impatient de tout hacher et broyer entre ses serres tranchantes : le roc, la terre, le métal, la chair... Il étudia les diagrammes tactiques tout en observant les impacts des premières salves de la force robotique sur les stations de défense de Rossak. Cet avant-poste de la Ligue était une planète mineure faiblement peuplée dont les habitants s’étaient installés dans les vallées de rift tapissées de jungle, le reste de la surface et les océans étant totalement inhabitables. Et, surtout, Rossak ne disposait pas encore des coûteux boucliers de brouillage Holtzman qui protégeaient les mondes majeurs tels que Salusa Secundus ou Giedi Prime. Les Sorcières, avec leurs pouvoirs psychiques, avaient déclenché la colère des cymeks. Sans se préoccuper de la bataille qui se déchaînait au seuil de l’atmosphère, Agamemnon entraîna ses vaisseaux dans le ciel embrumé, droit vers les cités refuges de la jungle où ils trouveraient les Sorcières, leurs familles, leurs amis : autant de proies faciles. Il entra en contact avec son unité. — Xerxès, tu vas diriger l’avant-garde comme tu l’as fait sur Salusa Secundus. Je veux que ton vaisseau se place en tête. La crainte de Xerxès était perceptible quand il répondit : — Agamemnon, il faut nous méfier de ces télépathes. Elles ont tué Barberousse et ravagé Giedi Prime... — Alors, c’est à toi qu’il revient de donner l’exemple. Tu devrais être fier d’être le premier sur le champ de bataille. C’est l’occasion ou jamais de prouver ta valeur. — Mais... mais je l’ai prouvée de nombreuses fois depuis des siècles. Pourquoi ne pas envoyer les robots comme vague d’assaut ? Nous ne sommes même pas certains que Rossak n’ait pas un dispositif de brouillage... — Malgré tout, c’est toi qui vas diriger la première vague. Tu n’as donc aucune fierté... aucune honte ? Xerxès ne répondit pas. Il savait que, quoi qu’il fasse, il ne ferait jamais oublier la faute qu’il avait commise un millier d’années auparavant... Lorsque les Titans avaient encore leur forme humaine, il s’était toujours montré un sycophante, un être servile qui ne voulait qu’une chose : faire partie des événements majeurs. Mais il avait constamment manqué d’ambition et de courage pour être un vrai révolutionnaire. Il avait été le dernier des Titans à jouir des plaisirs hédonistes de corps physiques, le dernier à suivre les autres et à accepter de devenir un cymek. Après un siècle de règne, Xerxès s’était pourtant amolli. Il s’était montré suffisamment stupide pour déléguer la majorité de ses devoirs aux machines intelligentes programmées par Barberousse. Il était même allé jusqu’à laisser le réseau d’ordinateurs prendre des décisions à sa place. Durant les Rébellions Hrethgir sur Corrin, Richèse et Walgis, il s’était entièrement appuyé sur les intelligences artificielles pour rétablir l’ordre sur les planètes qui dépendaient de lui. Il leur avait laissé le champ libre. Et l’ordinateur central, nourri de l’essentiel des données, avait subrogé l’accès de Xerxès aux banques d’information avant de le couper du système pour s’emparer de l’ensemble de la planète. Barberousse avait programmé les machines avec un certain potentiel d’agressivité et une motivation de conquête. Nantie de son nouveau pouvoir, l’entité qui avait pris le nom d’« Omnius » avait soumis les Titans eux-mêmes, les cymeks et les humains. Pour leur bien. Agamemnon s’en était voulu de n’avoir pas surveillé Xerxès de plus près et de ne pas l’avoir éliminé de ses propres mains dès que sa négligence était devenue flagrante. La prise de pouvoir des intelligences artificielles avait été foudroyante et les Titans n’avaient même pas eu le temps d’échanger des messages d’alerte. Les planètes qu’ils dominaient étaient devenues des Mondes Synchronisés et des pousses multiples du suresprit s’étaient propagées comme de mauvaises herbes électroniques. Dès lors, le pouvoir des machines était établi. Les ordinateurs les plus sophistiqués avaient trouvé des points faibles dans les programmes originaux de contention de Barberousse qui leur avaient permis de brider les anciens programmes maîtres. Ils s’étaient infiltrés par toutes les issues que Xerxès avait laissées de façon aberrante. Pour Agamemnon, cette défaillance était demeurée impardonnable. Les unités robots venaient de se disperser au-dessus de la jungle. Les dernières stations de défense en orbite éclataient dans les geysers blancs sous les tirs conjugués des robots. Une première forteresse se mit à tournoyer avant de plonger vers la planète. Rossak leur était désormais ouverte. Agamemnon savoura son image comme une œuvre d’art, ou bien un plat succulent : une boule encombrée de nuages avec des tracés noirs de continents, les points ardents des volcans, ses mers toxiques aux couleurs sombres, ses grands sillons de jungles pourpres où se nichaient les habitations humaines. C’est alors qu’il entendit la voix sensuelle de Junon sur leur fréquence privée et ses paroles furent une caresse à la surface de son cerveau. — Bonne chance, mon amour, lui dit-elle. — Je n’ai pas besoin de chance, Junon. Il me faut la victoire. Quand l’attaque commença, quelques vaisseaux lourds et des kindjals de défense décollèrent de la canopée pour rallier le réseau de défense. De lourdes pertes avaient déjà été infligées aux stations orbitales. Zufa Cenva avait rassemblé l’ensemble de ses Sorcières télépathes, mais elle accepta l’aide d’Aurelius Venport. — Prouve-moi que tu peux être un chef. Fais évacuer l’ensemble de la population – nous n’avons pas beaucoup de temps. — Zufa, les hommes ont mis au point un plan d’urgence. Toi et tes Sorcières, vous n’êtes pas les seules à penser à des solutions. S’il avait espéré le moindre signe de félicitation, il fut désappointé. — Eh bien, allez-y. L’attaque des stations est seulement un prélude, sans doute une diversion. Les cymeks vont suivre et attaquer au sol. — Les cymeks ? Est-ce qu’un des vaisseaux de reconnaissance n’a pas... La prémonition faisait briller les yeux de Zufa. — Essaie de penser, Aurelius ! Heoma a tué un Titan sur Giedi Prime. Ils savent que nous disposons d’une arme secrète télépathique. Cette attaque n’est pas fortuite. Pourquoi se soucieraient-ils de Rossak ? Ils ne viennent que pour éliminer les Sorcières. Il savait qu’elle avait raison. Les machines pensantes n’avaient pas à s’inquiéter des plates-formes orbitales. Les autres avaient eux aussi conscience du danger imminent. Il sentait la panique se propager dans les grottes. Pour la plupart, les indigènes de Rossak n’avaient pas de pouvoirs particuliers, certains même avaient des tares ou des faiblesses dont les toxines de l’environnement étaient responsables. Mais une Sorcière, une seule en particulier, avait gravement outragé les cymeks lors de l’assaut sur Giedi Prime et les machines exerçaient des représailles. — Mes Sorcières vont riposter... et tu sais ce que cela signifie, Aurelius. (Zufa se dressa de toute sa taille et il crut lire dans son regard une trace de doute et même de compassion.) Mets-toi à l’abri. Les cymeks n’ont rien à faire de toi. Il avait soudain une expression décidée. — Je vais organiser l’évacuation. Nous pouvons nous cacher dans la jungle et aider ceux qui en ont besoin. Mes hommes disposent de cachettes, d’abris, de cabanes pour travailler... Zufa parut heureusement surprise. — Bien. Je vais donc te confier celles de mes filles qui sont sans talent. Sans talent ? Il devait la contrer. Il essaya de déceler un quelconque signe de crainte dans son regard. Et il dit d’une voix paisible, en essayant de masquer ses sentiments : — Tu vas te sacrifier ? — Je ne peux pas, répliqua-t-elle avec une brève expression de chagrin. Qui éduquerait mes Sorcières alors ? Mais Aurelius ne la crut pas tout à fait. Elle hésita, comme si elle attendait d’autres paroles de lui, d’autres gestes, puis elle enfila le couloir. — Reste à l’abri ! lui lança-t-il. (Il s’élança à son tour en criant :) Il faut évacuer la canopée, gagner la jungle ! Tous ! Sortez et dispersez-vous ! Les cymeks arrivent ! Il réveilla ainsi une dizaine de jeunes gens dans la cité cachée. Tous le suivirent et accomplirent les ordres tandis qu’Aurelius explorait d’autres chambres isolées. Il y trouva d’autres hommes et des femmes, des corps endormis, et même un couple âgé qui avait attendu, assis dans sa tanière. Il les aida à gagner une plateforme de descente jusqu’au niveau de la forêt. Une à une, toutes les plates-formes se chargeaient de réfugiés. Les batteurs de jungle et les récolteurs de drogue d’Aurelius étaient responsables de la réception au bas des falaises. Ils connaissaient bien les dangers et les pièges de la jungle, mais aussi les abris dissimulés dans la sylve violine aux reflets de métal. Les messages de l’Armada indiquaient que la bataille autour des stations ne tournait pas à leur avantage. Un éclaireur isolé transmit un avertissement : des dizaines de vaisseaux cymeks avaient entamé leur descente vers la planète. — Dépêchons ! cria Aurelius. Évacuez la cité ! Les Sorcières organisent la défense ici ! Un autre groupe descendait dans le cliquetis d’une plate-forme surchargée. Aurelius rassembla d’autres fuyards au bord d’une falaise. Et, tout à coup, des projectiles incandescents tombèrent en pluie, laissant des traînées de fumée noire. — Vite ! hurla Aurelius en plongeant dans un tunnel, en quête de possibles égarés. Ils ne disposaient plus que de quelques instants. Nous n‘avons que nos vies, mais nous avons aussi des priorités. Trop de gens sont incapables de reconnaître la différence. Zufa Cenva, Conférence devant les Sorcières Les atterrisseurs cymeks s’abattirent dans la jungle avec un déferlement de craquements énormes en carbonisant les mousses et les champignons tandis que les animaux effrayés détalaient. Des lance-flammes crachèrent sur le feuillage dense et l’incendie se propagea très vite. Dans un fracas épouvantable, qui se répercuta jusqu’à la couche nuageuse, les vaisseaux s’ouvrirent et les corps mécaniques des guerriers en émergèrent. Trois autres atterrisseurs déversèrent les corps cuirassés volants des Titans tandis que les guerriers aux carapaces de crabe dardaient leurs batteries. Dans sa cuirasse de planeur, Xerxès survolait déjà la jungle. Il se dirigeait droit sur l’enclave des Sorcières télépathes. Il déploya ses ailes et se laissa porter par les courants ascendants. — J’y vais ! — Tue toutes ces putains pour nous, Xerxès, répondit Junon tandis qu’elle et Agamemnon revêtaient leurs cuirasses. Agamemnon ajouta : — Tue-les pour Barberousse. Tandis que Xerxès gagnait de l’altitude, les néo- cymeks progressaient dans la jungle, fracassant les obstacles, écrasant le feuillage, détruisant tout sur leur passage. Lorsqu’il fut en vue des garennes de la falaise, Xerxès évolua un moment au-dessus de la canopée et de son tapis de polymères destiné aux vaisseaux hrethgir avant de lancer quinze projectiles. La moitié percuta la falaise et la roche vola en éclats noirs et blancs. Les autres s’enfoncèrent dans les tunnels où vivaient les humains comme des termites dans le bois. Xerxès se replia au faîte des arbres avant de remonter dans le ciel. Agamemnon et Junon le rejoignaient et il croassa un cri de triomphe : — Première cible atteinte ! Que les néo-cymeks continuent leur travail ! L’infanterie cymek progressait férocement dans les fourrés. Chaque soldat était porté par des membres aux muscles de fibres indestructibles. La phalange d’avant- garde projetait des volées de grenades à plasma pour tailler des chemins de feu dans les tunnels habités. Les plantes géantes passaient du mauve à l’orange avant d’éclater en gerbes d’étincelles, en fuseaux de flammèches qui pleuvaient sur les lichens, changeant les arbres en colonnes baroques d’étincelles et de scories. De toutes parts, des animaux galopaient, glapissaient, hennissaient. De grands oiseaux épouvantés montaient dans le ciel cendreux, tandis que d’autres retombaient en nuages crépitants de plumes incinérées. Même si la première phase de l’attaque lui avait plu, Agamemnon ne se perdit pas en félicitations. Lui et Junon se portèrent silencieusement en avant pour la deuxième phase, dans des positions différentes, tandis que les néo-cymeks atteignaient le bas des falaises pour parachever la destruction. C’est dans une salle profonde qu’Aurelius Venport réservait à ses réunions commerciales que Zufa Cenva et ses commandos de Sorcières s’étaient réunis. Elles étaient déterminées, sans crainte. Depuis un an, ces filles acceptaient d’assumer leur rôle essentiel, même au prix de leur vie. — Nous avons toutes été entraînées pour ce genre de circonstance, annonça Zufa. Mais je ne vous cacherai pas que nos chances sont réduites. Elle réussissait quand même à garder un ton confiant. — Nous sommes prêtes, Maîtresse Cenva, déclarèrent les Sorcières à l’unisson. Elle inspira profondément pour retrouver sa sérénité selon le protocole mental qu’elle s’acharnait à enseigner à ses étudiantes. Les murs de pierre tremblaient déjà sous les impacts des premières bombes qui dispersaient leurs gaz toxiques. Aurelius avait prévu qu’elles portent toutes des masques. Zufa était surprise de n’avoir pas su prendre elle-même cette précaution. Elle souhaitait qu’il se soit mis à l’abri à temps, qu’il n’ait pas commis la folie de protéger ses stocks de drogues. Elle était désormais face à face avec ses Sorcières les plus déterminées : Tirbès, qui pourrait s’améliorer en domptant son potentiel, Silin, l’impulsive, la créative et imprévisible Camio, et Rucia, qui n’obéissait qu’à son code d’honneur... et tant d’autres... — Camio, fit-elle, je t’ai désignée pour notre première frappe. Camio s’avança : elle avait de longs cheveux clairs et un sourire froid sur ses lèvres pâles. — C’est un honneur, Maîtresse Cenva. Elle ajusta son masque respiratoire et partit vers sa mission d’une démarche décidée. Elle entra immédiatement en phase de méditation pour concentrer l’énergie qu’elle détenait dans son cerveau. Les couloirs de pierre étaient déserts et, rassurée, elle se dit que la population avait été évacuée dans les temps. A présent, rien ne s’opposait plus à l’action des Sorcières. Des blocs de pierre avaient été projetés sous l’impact des explosions et des strates de vapeur verte délétère flottaient dans les grottes. Camio ne craignait rien mais ce qu’elle voyait lui confirmait qu’elle avait peu de temps pour agir. Elle perçut le sifflement d’un projectile en approche et se plaqua contre la paroi du tunnel. La détonation secoua les corridors et les chambres refuges. Camio se remit en marche. Elle sentait à présent les ruisseaux d’énergie se déverser dans sa tête. Elle n’accorda pas un regard aux lieux familiers où elle avait grandi, aux meubles et aux tapisseries dont elle connaissait les formes et les dessins par cœur. Rossak était son foyer. Et les machines étaient ses ennemies. Quant à elle, elle n’était plus qu’une arme. En surgissant à l’extérieur, elle repéra aussitôt dans la jungle en feu trois marcheurs crabes avec leurs containers de cerveaux suspendus comme des œufs entre leurs pattes. Chacune de ces choses était un humain qui avait vendu son âme aux machines et leur avait fait serment de loyauté. D’autres explosions, plus loin, montèrent comme le roulement du tonnerre et des flots de plasma grésillèrent dans la forêt. Dans le ciel, des machines planantes tournaient, préparant une seconde attaque à coups de lance-flammes et de gaz toxiques. Et des dizaines d’autres unités d’infanterie s’avançaient sur leurs blocs de marche en direction des falaises dans un déferlement de feu, de fumée et d’étincelles. Des geysers de branches et de feuilles noires montaient sur leur passage. Camio devait attendre le moment précis où elle pourrait éliminer un maximum d’ennemis. D’un seul coup. Elle entendit alors un cliquetis. Les trois premiers néo-cymeks venaient de se lancer dans l’escalade de la falaise abrupte. Ils lancèrent des ancres explosives avant de planter leurs serres d’airain dans le roc. La jeune Sorcière sourit. Elle était seule face à ses ennemis cyborgs. Elle avait la partie belle et savait à quel instant ils seraient à sa portée. Quand le premier néo-cymek se montra, elle vit ses fibres optiques scintiller sur ses tourelles, ses tubes lance-flammes qui s’orientaient. Dans la demi-seconde où il allait ouvrir le feu, elle libéra soudainement le flux d’énergie qu’elle avait alimenté dans tout son corps et son esprit. Elle projeta une tempête mentale qui carbonisa les cerveaux des trois néo-cymeks les plus proches et endommagea deux autres attaquants qui venaient à peine d’entamer l’ascension de la falaise. Son ultime pensée fut qu’elle avait vendu sa vie pour un très bon prix. Quatre Sorcières firent une sortie, tour à tour, après Camio. Zufa Cenva, en les envoyant vers ce combat sans retour, éprouvait un sentiment terrible de perte. Ses élèves étaient ses filles et les voir disparaître lui brûlait le cœur. Mais elles partaient fièrement, bien décidées à détruire les cymeks en y laissant leur vie. — Il ne faut pas que les machines pensantes gagnent la bataille. Jamais. Enfin, la sixième volontaire, Silin, revint indemne, mais désorientée. Sa peau de lait était rouge. Elle avait été prête à mourir, mais elle n’avait plus rien trouvé à détruire. — Maîtresse Cenva, annonça-t-elle, haletante, ils se sont repliés hors de portée. Ils regagnent leurs vaisseaux. Les marcheurs de combat et les planeurs eux aussi sont retournés au point de débarquement. Zufa se précipita à l’extérieur. Elle y découvrit les restes calcinés de ses cinq jeunes Sorcières commandos : elles avaient été brûlées de l’intérieur par le torrent de leur propre énergie mentale. Elle crut défaillir sous la colère et le chagrin. Elle regarda les abominables machines aux cerveaux humains rembarquer dans leurs vaisseaux et disparaître dans l’atmosphère. Avant peu, les réfugiés dispersés dans la jungle regagneraient leurs quartiers sous la conduite d’Aurelius. Et c’est sous sa direction qu’ils entreprendraient de réparer les cités des falaises, confiants et fiers, avec la certitude heureuse d’avoir résisté aux machines. Zufa Cenva se cramponnait à cette idée de toute sa volonté. — Nous avons vaincu, et à notre manière ! clama-t-elle dans le jour nouveau. Dès que les trois Titans eurent rallié leurs vaisseaux, Agamemnon rédigea son compte rendu avant que Junon ou le stupide Xerxès aient le temps de révéler aux machines pensantes des informations qu’il ne souhaitait pas qu’elles entendent. Il lui fallait enjoliver la vérité dans le but de servir ses fins. — Nous avons provoqué un impact majeur et significatif, déclara-t-il aux yeux-espions. Nous avons certes perdu plusieurs néo-cymeks dans cet assaut direct contre Rossak, mais nous avons infligé des dommages cellulaires mortels à cinq puissantes Sorcières au moins. Sur son canal privé, Junon lui fit part de sa surprise et de son ravissement, tandis que Xerxès s’enfermait dans un silence aussi avisé que prudent. — Nous avons infligé aux hrethgir télépathes des dommages majeurs. Leurs capacités de résistance devraient être considérablement diminuées. Agamemnon excellait à ce genre de travestissement : il avait déjà passablement colorié les événements du passé en rédigeant ses Mémoires, donnant une version toute personnelle de l’Histoire. Mais Omnius ne mettrait pas en question son rapport car, techniquement, il servait ses objectifs. — Et avant tout, ajouta Junon, nous n’avons perdu aucun Titan durant cette offensive. Les néo-cymeks, on le sait, sont remplaçables. La flotte robotique se retira de Rossak, laissant derrière elle des carcasses de vaisseaux et de plates- formes. Des milliers d’humains avaient péri et, dans la jungle, des canyons habités étaient dévorés par les incendies. — A mon sens, acheva Agamemnon, Omnius peut considérer cette attaque sur Rossak comme une incontestable victoire ! — Nous approuvons ! firent Junon et Xerxès de concert. On dirait qu’un magicien pervers a voulu infester toute une planète... avant d’y semer le Mélange en prime. Tuk Keedair, Correspondance avec Aurelius Venport Les récupérateurs s’étaient installés au long des rues poussiéreuses d’Arrakis Ville, à des endroits stratégiques. Au travers de leurs voiles crasseux, on distinguait leurs yeux au regard dur. Ils tendaient des clochettes ou seulement leur main ouverte. Tuk Keedair n’avait jamais rien vu de semblable. Il avait été obligé de rester ici durant un mois pendant que les nomades du Naib Dharta récoltaient le Mélange pour qu’il fasse le plein de son cargo. Il avait d’abord payé pour un logement en ville mais, au bout d’une semaine, il avait décidé que sa navette, garée sur le spatioport, était sans doute plus confortable. Et puis, il y était à l’écart des autres, il échappait aux bagarres et aux mendiants. Un homme seul n’avait plus à se soucier de faire confiance à ses compagnons. Arrakis posait tant de problèmes pour établir un simple commerce. Il avait l’impression de nager contre une marée puissante... Tout en sachant bien que les indigènes ne pourraient jamais comprendre cette comparaison. Son équipage devenait nerveux au fil des jours et il devait de plus en plus souvent arbitrer les disputes pour éviter le déchaînement de la violence à bord. Un Tlulaxa moyen savait comment compenser les pertes. Par deux fois, écœuré par des membres de son équipage, il avait revendu leurs contrats à des équipes d’exploration géologique du désert. Il savait bien que si jamais ces dissidents regagnaient Arrakis Ville avant le départ du cargo chargé d’épice, ils ramperaient à ses pieds pour qu’il les reconduise jusque dans le système de Thalim. Autre problème : même si le Naib Dharta se comportait ostensiblement comme un partenaire actif dans cette entreprise, il ne se fiait pas aux autres. Pour accroître la vitesse et l’efficacité du travail, Keedair avait proposé d’aller poser sa navette sur chaque site où les nomades récoltaient l’épice. Mais le Naib ne voulait pas en entendre parler. Keedair avait alors offert de transporter Dharta et ses Zensunni jusqu’aux filons, ce qui économisait le temps passé à traverser à pied le désert depuis leurs grottes des falaises. Mais là encore il s’était heurté à un refus. Il avait donc été obligé d’attendre durant des semaines au spatioport pendant que les rats du désert à la peau tannée arrivaient en ville, le dos courbé sous les lourds sacs d’épice. Il payait à la livraison et marchandait quand il trouvait trop de sable dans le Mélange. Le Naib protestait de son innocence, mais Keedair sentait qu’il avait un certain respect pour le hors-monde qu’il était et qui n’entendait pas être pris pour un idiot. Malgré tout, la soute du cargo se remplissait si lentement qu’il se demanda s’il n’allait pas devenir fou. A travers toutes ces épreuves, Keedair apaisait sa nervosité en échantillonnant de plus en plus souvent le produit. Il ne pouvait plus se passer de bière d’épice, de café d’épice, de tout ce qui recelait le précieux ingrédient. Dans ses moments de lucidité, il s’interrogeait sur la nécessité de demeurer sur ce monde. Il se demandait s’il ne serait pas plus raisonnable de perdre un peu d’argent sur cette affaire et de regagner très vite les Mondes de la Ligue pour retrouver la civilisation. Il pourrait toujours remplir sa cale d’un bon lot d’esclaves qu’il revendrait sur Poritrin ou Zanbar, avec en supplément des organes tout frais en provenance des fermes de Tlulaxa. Il caressa sa longue tresse et se jura de ne pas céder. S’il rejoignait sa planète, il serait obligé d’accepter des pertes colossales pour l’année et il y laisserait une bonne part de sa chevelure. Oui, son orgueil exigeait qu’il demeure sur Arrakis aussi longtemps que possible. Bien sûr, il détestait l’environnement aride, la senteur de pierre calcinée qui se répandait dans la cité dès que le soleil brûlant se levait, les tempêtes qui ululaient sur les montagnes avant de s’abattre sur le port. Mais il se consolait avec le Mélange. Seul dans son cockpit, il en consommait des quantités impressionnantes y ajoutant parfois quelques doses de sa réserve personnelle. Et quand il était bien immergé dans les brumes, il songeait à revendre le produit magique aux nobles et aux riches, aux hédonistes de Salusa Secundus, de Kirana III ou de Pincknon – et même aux chercheurs bio fanatiques de Tlulax. Depuis qu’il consommait du Mélange, il se sentait plus vif, plus dynamique, calme, détendu et jeune. Souvent, il se regardait dans un miroir. Dans son visage émacié, il avait cependant noté un changement : le blanc de ses yeux était marqué d’une trace d’indigo anormale, qui semblait s’inscrire dans la cornée. Les gens du désert, les hommes du Naib Dharta, avaient des yeux absolument bleus, effrayants. S’agissait-il d’une contamination naturelle ? Ou d’une manifestation de consommation intense de l’épice ? Il se sentait trop en forme pour envisager que cela puisse être un effet secondaire néfaste. Tout au plus une décoloration momentanée. Il chassa ces pensées en se préparant une nouvelle tasse de café d’épice. À l’aube, alors que les étoiles s’effaçaient dans le ciel pour laisser place aux teintes pastel du petit jour, un groupe de nomades arriva au spatioport sous la conduite du Naib Dharta. Les hommes ployaient sous les sacs volumineux bourrés d’épice. Keedair se précipita à leur avance, en clignant les yeux dans la lumière. Le Naib, dans ses vêtements poussiéreux, affichait un air satisfait. — Marchand Keedair, voici la dernière livraison de Mélange. Keedair, pour respecter les formes, inspecta quelques sacs. Le Mélange était aussi frais que précédemment, avec un peu de sable prélevé dans la récolte. — Comme auparavant, votre produit est acceptable. Ce qui complète mon chargement. Je vais pouvoir maintenant regagner la civilisation. Mais Keedair n’aimait pas l’expression du Naib. Il se demanda s’il ne pourrait tirer un bénéfice d’un raid improvisé sur quelques-uns des villages souterrains des indigènes. Ces rats des sables devraient faire des esclaves satisfaisants. — Vous nous reviendrez, Marchand Keedair ? demanda le Naib avec une étincelle de cupidité dans ses yeux indigo. Si vous avez besoin d’autres quantités d’épice, je serai heureux de vous les livrer. Nous pourrions passer un accord plus large. Keedair répondit par un vague grognement : il ne voulait pas donner trop d’espoir à ces indigènes. — Tout dépend du bénéfice que je vais retirer de la vente. L’épice est une substance peu acceptée dans la Ligue et je prends un gros risque. Mais nous nous sommes mis d’accord pour cette livraison et je tiens toujours parole. (Il régla le solde à Dharta.) Si jamais je reviens ici, ce ne sera pas avant des mois, une année peut-être. Et si je perds de l’argent dans cette affaire, je ne reviendrai pas. (Il se tourna vers le paysage aride, les montagnes raboteuses, le port misérable.) Quoiqu’il n’y ait rien de particulièrement attirant dans ce coin. Dharta le regarda alors droit dans les yeux. — Nul ne connaît l’avenir, Marchand Keedair. Il s’inclina avant de revenir auprès de ses hommes. Les nomades observaient le hors-monde comme des rapaces épiant un animal à l’agonie. Keedair regagna sa navette sans autre cérémonie en songeant qu’il allait sans doute tirer un bénéfice appréciable de cette affaire. Il envisageait déjà de faire de l’épice un commerce à long terme. Ce qui serait plus facile que de razzier et vendre des esclaves toujours pénibles à transporter. Malheureusement, ce genre d’entreprise requérait un capital de départ qu’il n’avait pas. Mais il pensait déjà à un investisseur extérieur. Exactement le genre qu’il lui fallait, un vrai connaisseur en drogues exotiques, un homme riche et qui savait voir l’avenir... un entrepreneur qui saurait intelligemment juger le potentiel d’une opération sur l’épice d’Arrakis. Aurelius Venport, sur la planète Rossak. « Je ne suis pas le mal, dit Shaitan. N’essayez pas d’étiqueter ce que vous ne comprenez pas. » Sutra bouddhislamique Érasme, fasciné, observait Serena tandis qu’elle s’occupait des fleurs dans leurs pots de terra cota. Elle leva la tête, sans être certaine de savoir jusqu’où elle pouvait – ou devait – pousser le robot. — Érasme, ça n’est vraiment pas nécessaire, pour comprendre les humains, de leur infliger des supplices aussi cruels. Le robot recomposa son visage en une expression perplexe. — Cruels ? Telle n’a jamais été mon intention ! — Vous êtes mauvais, Érasme. J’ai vu comment vous traitez les êtres humains, comment vous les tourmentez, comment vous les torturez et les obligez à vivre dans des conditions atroces. — Non, Serena, je ne suis pas mauvais, seulement curieux. Je suis fier des résultats objectifs de mes recherches. Elle se tenait derrière une vasque de géraniums rouge vif, comme si elle pouvait se protéger d’une réaction violente du robot. — Ah oui ? Et les séances de torture dans vos labos ? Il affichait une expression indéchiffrable. — Ce sont des recherches privées que je mène sous contrôle strict et délicat. Vous ne devez à aucun prix entrer dans les laboratoires. Je vous interdis de les voir. Je ne veux pas que vous dérangiez mes expériences. — Vos expériences... avec eux... ou avec moi ? Il réagit par un sourire placide, sans un mot. Furieuse, consciente de tout le mal que la machine faisait et d’autant plus désespérée depuis qu’elle avait conscience de porter l’enfant de Xavier, elle réagit avec violence et fit basculer la vasque de géraniums qui se fracassa sur les dalles de la serre. Érasme contempla les débris de terra cota, la terre répandue, les fleurs en désordre. — À la différence des humains, dit-il, je ne détruis jamais sans discrimination, inutilement. Serena leva fièrement le menton. — Mais vous ne vous montrez jamais clément non plus. Pourquoi ne pas faire le bien, pour changer ? — Faire le bien ? Quoi, par exemple ? Érasme semblait sincèrement intéressé, soudain. Le dispositif automatique d’arrosage se déclencha avec un sifflement discret. Serena ne tenait pas à laisser échapper sa chance et elle répliqua aussitôt : — D’abord, nourrissez mieux vos esclaves. Pas seulement les servants privilégiés, mais aussi les domestiques de la villa et les pauvres épaves que vous gardez enfermées dans vos enclos. — Et en leur accordant une meilleure alimentation, je ferai le bien ? — Un aspect majeur de leur misère sera effacé ainsi. Qu’avez-vous à y perdre, Érasme ? Que redoutez- vous ? Mais il ne mordit pas à l’hameçon et se contenta de dire : — Je vais y réfléchir. Quatre robots sentinelles interceptèrent Serena alors qu’elle vaquait comme d’habitude autour de la villa. Ils lui lancèrent des ordres brusques avant de l’escorter jusqu’à l’esplanade qui dominait la mer. Les machines étaient bien armées, avec des armes à projectiles implantées dans leur cuirasse et ne se montraient pas causantes. Elles la serraient de près. La peur la gagna et elle tenta de reculer. Elle ne savait pas quelle expérience cruelle et naïve Érasme avait pu imaginer. Dans le ciel limpide, des oiseaux tournaient loin au- dessus des falaises. Serena huma le parfum de sel et d’algues dans le grondement du ressac. Par-delà les pelouses douces et les bosquets fraîchement taillés qui dominaient les sordides enclos des esclaves, elle fut surprise de découvrir de longues tables autour desquelles étaient disposées des centaines de chaises. La brise était caressante sous le soleil et les robots avaient préparé un banquet, avec des couverts en argent, des coupes remplies de boissons colorées, des plats chargés de viande fumante, de légumes, de fruits, de desserts. Des bouquets de fleurs décoraient le tout. Le spectacle était ravissant, prometteur d’agapes joyeuses. Les esclaves s’étaient regroupés derrière les barrières. Ils observaient les préparatifs avec une envie craintive. Des odeurs et des parfums flottaient dans l’air et Serena demanda enfin : — Que signifie tout cela ? Les quatre robots firent un pas en avant et s’immobilisèrent. Érasme apparut, avec une expression de satisfaction artistement composée. — C’est un festin, Serena. N’est-ce pas merveilleux ? Vous devriez en être ravie. — Je suis... intriguée. Il leva ses mains métalliques et les robots ouvrirent alors les barrières en poussant en avant les esclaves. Intimidés, ils coururent vers les tables. — J’ai fait un choix démographique très précis, poursuivit Érasme. Il y a là les représentants des différentes castes : des servants, de simples ouvriers, des artisans et même les plus grossiers des esclaves. Les prisonniers s’étaient installés, rigides et silencieux, et ils regardaient les plats tout en crispant les mains. Tous étaient déconcertés, peureux. La plupart, visiblement, auraient aimé se trouver ailleurs car il n’y en avait aucun pour faire confiance au maître des lieux. Ils devaient penser que les mets étaient empoisonnés, probablement, et qu’ils mourraient dans des souffrances abominables tandis que le robot prendrait des notes. — Mangez ! lança Érasme. J’ai préparé ce festin pour vous. Je fais le bien. Serena comprit enfin. — Ça n’est pas ce que j’entendais par là, Érasme. Je souhaitais que vous leur donniez de meilleures rations afin d’améliorer leur nourriture quotidienne et leur santé. Un banquet n’aura aucun effet. — Ils feront preuve de bonne volonté envers moi. (Quelques esclaves se servaient, mais aucun n’avait encore osé avaler une bouchée.) Pourquoi ne mangent-ils pas ? Je me suis montré généreux. Érasme quêta une réponse en regardant Serena. — Vous les terrifiez, Érasme. — Mais je ne suis pas mauvais, en ce moment ? — Comment pourraient-ils le savoir ? Comment vous faire confiance ? Dites-moi la vérité : avez-vous empoisonné la nourriture ? Ou certains plats au hasard ? — Cette idée est intéressante, mais elle ne fait pas partie de l’expérience. Pourtant, l’observateur affecte en général le résultat de son observation. Je ne vois pas comment contourner ce problème. (Il modula son visage en un large sourire.) A moins que je ne m’implique moi-même dans l’expérience. Il dégagea une sonde gustative et se promena autour de la table la plus proche en goûtant les plats, les sauces, les épices. Sous les regards méfiants de ses hôtes. Serena surprit plusieurs visages qui venaient de se tourner vers elle avec une expression d’espoir. Elle répondit par un sourire rassurant et dit à haute voix : — Écoutez-moi. Profitez de ce repas, mangez autant que vous voulez. Érasme n’a aucune mauvaise intention aujourd’hui. (Elle se tourna vers lui et ajouta :) À moins qu’il ne m’ait menti. — Je ne sais pas comment mentir. — Je suis convaincue que vous sauriez apprendre en vous appliquant. Elle s’avança jusqu’à une table, cueillit un morceau de viande et le dégusta. Ensuite, elle prit une tranche de fruit, puis du dessert. Les gens lui souriaient, les yeux brillants. Pour eux, elle était comme un ange. Elle leur montrait que le festin était bel et bien un festin et non un piège funeste. — Allez, mes amis, faites comme moi. Je ne peux espérer vous rendre la liberté, mais au moins, vous aurez un après-midi heureux. Les esclaves s’abattirent alors sur les plats avec des grognements de plaisir. Sans élégance dans leur avidité terrible, ils se souillaient de sauce puis se léchaient pour ne pas en perdre une goutte. Ils adressaient des regards de gratitude et d’admiration à Serena, et elle en éprouvait du bonheur. Pour la première fois dans son existence électronique, Érasme avait fait le bien et elle espérait vraiment l’inciter à le faire plus souvent. Une femme s’approcha d’elle et la tira par la manche. Elle avait une expression hagarde mais pleine d’espérance dans ses grands yeux noirs. — C’est quoi votre nom ? questionna-t-elle. Il faut qu’on le sache. Nous allons dire aux autres ce que vous avez fait ici. — Je m’appelle Serena Butler. Et j’ai demandé à Érasme d’améliorer vos conditions de vie. Je crois qu’il veillera à ce que vous soyez mieux nourris tous les jours. (Elle se tourna à nouveau vers le robot et demanda d’un ton appuyé :) Est-ce exact ? Érasme avait un sourire placide, comme s’il était satisfait non pas de ce qu’il avait accompli, mais des détails intéressants qu’il avait pu observer. — Comme vous voudrez, Serena Butler. À cause de la nature séductrice des machines, nous estimons que les progrès technologiques sont toujours des améliorations et toujours bénéfiques pour les humains. Primero Faykan Butler, Mémoires du Jihad À la suite de l’échec de son résonateur d’alliage dont il rendait responsables ses calculateurs incompétents, Tio Holtzman avait abandonné le projet sans le moindre complexe. Il s’était dit que son invention ne pourrait jamais être sélective au point d’infliger des pertes à un ennemi robotique sans d’importants dommages collatéraux. Quelque peu déconfit, le Seigneur Bludd l’avait vivement incité à se lancer sur d’autres pistes. Mais l’idée initiale avait été prometteuse... Le Savant revint donc à son champ de brouillage qui pouvait désorganiser les circuits-gel sophistiqués des machines pensantes. D’autres ingénieurs s’employaient à modifier les brouilleurs portables pour les attaques au sol, mais Holtzman s’acharnait à penser qu’il pouvait en attendre plus, que le brouilleur original pouvait être adapté de manière à constituer une barrière puissante face à une arme de type différent. Absorbé dans cette nouvelle recherche, il évitait Norma (avec sa tendance à lui faire remarquer ses erreurs), et ne se concentrait plus que sur ses calculs. Son but était d’augmenter la puissance du champ et sa distribution et il jouait avec les équations comme si elles étaient des êtres vivants. Il lui fallait avant tout fermer la faille qui avait permis aux cymeks de pénétrer le rideau de défense de Salusa Secundus. Il envisageait à la fois des armes défensives et offensives, jouant avec les unes et les autres. Son principe essentiel était que la destruction absolue de l’ennemi devait être immédiate et directe dès que les forces de la Ligue auraient percé les défenses d’Omnius. Un simple bombardement avec un nombre écrasant d’anciennes têtes nucléaires serait suffisant pour éliminer les Mondes Synchronisés – mais des milliards d’esclaves humains y perdraient la vie. Ce qui n’était pas une solution fiable. Réfugié dans son laboratoire de simulation spatial, tout en haut d’un étroit escalier en spirale, Holtzman appela l’hologramme d’une vaste lune qui orbitait autour d’une planète riche en eau. Elle décrivait une ellipse très allongée, échappant à l’emprise gravifique de la planète pour pénétrer dans un système imaginaire où elle finissait par entrer en collision avec un autre monde. Il éteignit la projection, l’air sombre. Oui, la destruction était plutôt facile. Mais la protection bien plus dure. Il avait un temps songé à confier ce nouveau projet à Norma, mais il avait des réticences à son égard. Bien sûr, il avait connu certains succès, mais il sentait avec un peu de honte que sa qualité d’intuition mathématique était inférieure à la sienne. Évidemment, elle aurait été heureuse de travailler avec lui, mais il se sentait vraiment propriétaire de ce concept. Pour une fois, il désirait accomplir quelque chose par lui-même, en se fondant uniquement sur les résultats de ses calculs. Mais pourquoi avait-il fait venir Norma sur Rossak, sinon pour ses talents ? Irrité par son indécision, il rangea le projecteur planétaire sur une étagère encombrée et se dit qu’il était temps de se remettre au travail. Un Dragon de la garde se présenta sur le seuil dans l’éclat glorieux de son armure à écailles et lui remit la dernière liasse de résultats de ses équipes de calculateurs, l’ultime test de simulation. Il étudia les derniers chiffres en sautant plusieurs solutions. Il avait travaillé plusieurs fois sur sa théorie fondamentale et, apparemment, les calculateurs avaient trouvé les réponses qu’il espérait. Brusquement excité, il frappa la table de la paume. Mais oui ! Ravi, il rangea ses documents, empila en bon ordre ses notes, ses croquis et ses plans. Ensuite, il y ajouta les dernières feuilles de calculs comme un trésor précieux – et convoqua Norma Cenva. Dès qu’elle se présenta, il lui expliqua ce qu’il avait fait. — S’il vous plaît, je vous demande de vérifier mes résultats. — Je le ferai avec plaisir, Savant Holtzman, dit-elle, évitant toute réplique, effaçant tout désir de revendication. Holtzman en fut soulagé, mais il avait quand même le souffle court. Je la crains, se dit-il. Cette pensée était profondément déplaisante et il fit un effort pour la repousser. Elle se jucha sur un tabouret en tapotant son menton carré et parcourut rapidement les équations. Holtzman, lui, se mit à tourner en rond en lui jetant de brefs regards, mais elle resta imperturbable, même lorsqu’il renversa une pile de prismes de résonance. Elle s’était évadée dans ses nouveaux concepts, comme plongée dans une transe hypnotique. Il ne savait pas exactement comment ses processus mentaux fonctionnaient, mais une chose était certaine : ils aboutissaient. Finalement, elle sortit de son monde alternatif et repoussa les feuillets. — Savant Holtzman, il est certain que c’est une nouvelle forme de champ de protection. Votre manipulation des équations basiques est tout à fait innovante, et j’ai moi-même quelque difficulté à la comprendre en détail. Elle lui fit un sourire très féminin, séduisant, et il dut lutter contre le soulagement et l’orgueil. C’est alors que Norma changea de ton, à son grand désarroi. — Néanmoins, je ne suis pas persuadée que l’application que vous envisagez soit valable. Holtzman ressentit ses paroles comme autant de gouttes de métal en fusion. — Que voulez-vous dire ? Le champ peut annihiler à la fois les circuits-gel des ordinateurs et toute intrusion physique. Norma promenait les doigts sur un ensemble de calculs en page trois. — Votre facteur limite majeur est le rayon de la projection effective, ici et là. Quelle que soit l’énergie que vous injectez dans le générateur de champ, vous ne pouvez l’augmenter au-delà d’une certaine valeur constante. Un champ de ce type pourrait protéger les vaisseaux et les bâtiments les plus importants d’une cité – et avec une efficacité splendide, je dois dire – mais sans pouvoir s’aligner sur le diamètre d’une planète. — En ce cas, nous ne pourrions pas en utiliser un grand nombre ? insista Holtzman, anxieux. En les superposant, par exemple ? — Peut-être, fit Norma sans enthousiasme. Mais le facteur qui me surprend c’est ça, la variable de vélocité. (Elle entoura une autre équation.) Et là, si vous retravaillez les maths... (Elle brandit une machine à calculer et tapa rapidement les données.) Nous voyons que l’incidence de vélocité devient cohérente quand vous la considérez comme une fonction séparée de l’efficacité du bouclier. Et ainsi, à la valeur minimale de la vélocité, le facteur de protection devient complètement insignifiant. — Que voulez-vous dire ? Norma fit preuve d’une patience d’ange. — J’entends par là que si un projectile se déplace assez lentement, il pourra pénétrer vos boucliers. Ils résisteront à tous les projectiles rapides, mais en dessous d’un certain seuil critique de vitesse, les projectiles passeront. — Et en ce cas, quel genre d’arme peut tirer des projectiles lents ? contra Holtzman en rassemblant ses documents. Vous pensez que quelqu’un risque d’être blessé par une pomme ? — J’essaie seulement de vous expliquer les ramifications de vos calculs, Savant Holtzman. — Donc, mes boucliers ne peuvent protéger que des zones limitées, et seulement contre des projectiles rapides. C’est cela que vous essayez de me dire ? — Ce n’est pas moi qui vous le dis, mais vos équations. — Il doit bien exister une application pratique. Je voulais seulement vous montrer mes travaux. Je suis convaincu que vous allez arriver à quelque chose de plus brillant de votre côté. Elle sembla ignorer cette note perfide. — Est-ce que je pourrais en avoir une copie ? Holtzman se renfrogna : il se sentait soudain mesquin. — Oui, oui, je vais demander aux calculateurs de vous la faire. Mais il faut que je me consacre un peu à la contemplation. Je puis m’absenter durant quelques jours. — Je reste ici, fit Norma en parcourant les équations. J’ai du travail. Holtzman arpentait le pont d’une luxueuse barge aérienne qui survolait lentement le fleuve. Il ruminait diverses possibilités dans les odeurs puissantes de boue et de métal. Sur le pont couvert arrière, des touristes se gorgeaient de vin en chantant. Une femme venait de le reconnaître et tous l’invitèrent à leur table. Il accepta de bonne grâce. Ils avaient tous bien déjeuné et dégustaient des boissons à des tarifs ruineux. C’était le genre de compagnie dont il avait besoin. Mais, au milieu de la nuit, incapable de trouver le sommeil, il reprit ses calculs. Il se raccrochait à ses succès passés, à cette période où les idées lui venaient aisément, et il refusa d’abandonner son nouveau concept. Ses boucliers avaient un potentiel remarquable, il l’envisageait probablement selon un paradigme erroné. Sa toile était large, sa mission vague, mais il avait posé des touches trop marquées. Pourquoi devrait-il se préoccuper de cuirasser une planète tout entière ? Était-ce réellement nécessaire ? Il existait d’autres méthodes de guerre : le combat avec des troupes au sol, des affrontements à main nue où les prisonniers humains auraient une chance de libérer leurs frères internés sur les Mondes Synchronisés. Les conflits planétaires à grande échelle coûtaient des vies nombreuses. Et comme une intelligence artificielle pouvait se dupliquer indéfiniment, Omnius ne se rendrait jamais, même s’il avait en face de lui une résistance militaire écrasante. Le suresprit serait presque inattaquable... à moins que des commandos ne puissent pénétrer dans un centre de contrôle des machines, comme ils l’avaient réussi sur Giedi Prime. Il arpentait le pont promenade dans la brise nocturne, sous les étoiles et les forteresses rocheuses des gorges de l’Isana qui, à cet endroit, devenait un fleuve torrentiel. Il entendait au loin le grondement des rapides, mais il savait que la barge allait prendre bientôt un paisible canal de dérive. Il laissa son esprit errer librement... De petits boucliers... personnels. L’armure invisible ne stopperait pas les projectiles lents, certes, mais elle serait à l’épreuve de la plupart des assauts militaires. Et les machines ne pouvaient connaître leur point faible. Oui, c‘était ça ! Des boucliers personnels ! Le succès serait moins brillant et les récompenses moins nombreuses, mais ce nouveau concept de défense pouvait se révéler très utile. En fait, il sauverait sans doute des milliards de vies. Les gens porteraient leur bouclier pour se protéger personnellement. Ils seraient tous comme autant de petites forteresses, à l’abri de toute attaque. Haletant, il regagna sa luxueuse cabine sur le pont supérieur, illuminée par l’un des globes à facettes qui étaient l’œuvre de Norma. Jusque tard dans la nuit, il refit ses équations et les vérifia encore et encore. Enfin, il étudia les résultats, les yeux irrités, et inscrivit : « L’Effet Holtzman ». Oui, ça va certainement marcher. Il fallait qu’il appelle un transporteur rapide pour retourner à Starda. Il voyait déjà l’expression de stupéfaction et d’émerveillement de Norma quand elle serait forcée d’admettre qu’il était un génie authentique. Ça n‘est pas mon problème. Dicton de la Vieille Terre Sur les murailles de granit du canyon étroit, les esclaves pendaient au-dessus de l’abîme dans leurs harnais. Pour la plupart, c’étaient de jeunes garçons comme Ishmaël et Aliid. Tous travaillaient loin à l’écart des contremaîtres. Ils pouvaient bavarder mais n’avaient aucun espoir de fuir. Tout en bas, il n’y avait que la roche noire et lisse dans l’écume des flots. L’Isana, comme une grande lame fluide, avait raboté au fil des siècles cette gorge étroite dont les parois étaient polies, sans la moindre végétation. Le fleuve était rapide et les tourbillons particulièrement traîtres, mais ce goulot d’étranglement faisait partie du cours de l’Isana, il était essentiel au commerce. Les barges en provenance des plaines continentales, lourdement chargées de céréales, de jus fermentés, de fleurs et d’épices, enfilaient régulièrement la gorge vers l’aval. Le Seigneur Bludd avait eu l’idée de dresser une mosaïque gigantesque sur une paroi, une fresque murale qui devait commémorer les triomphes de sa noble famille. Au nord, l’œuvre titanesque commençait avec une description idéalisée de son ancêtre Sajak Bludd, pour s’achever au sud par une plaque vierge sur laquelle viendraient s’inscrire les exploits des futurs seigneurs de Poritrin. Ishmaël, Aliid et leurs compagnons avaient été désignés pour la mise en place de la mosaïque. Un dessin de l’ensemble avait déjà été gravé au laser par les divers artistes, et les garçons devaient maintenant disposer méthodiquement les tesselles, des pièces à peine grandes de quelques pixels parfois qui donneraient une image panoramique colorée d’une finesse inouïe. Elles avaient été fabriquées à partir de l’argile recuite du fleuve et incrustées de gemmes teintées importées d’Hagal. Pour l’heure, on ne voyait que les échafaudages et les garçons dans leurs harnais mais, plus tard, les passagers des bateaux retiendraient sans doute leur souffle devant cette œuvre aussi géante que superbe. Ishmaël y pensait vaguement, suspendu dans le vide, mais rien de ce qu’il voyait autour de lui n’évoquait un événement artistique majeur. Il ne discernait qu’un fouillis de pièces multicolores dans les vapeurs étouffantes de colle. Aliid, non loin de lui, plaquait ses pièces à grand bruit, accompagné par un concert furieux de scies, de marteaux-piqueurs, de couteaux à laser. Aliid se mit à chanter une ballade triste de IV Anbus, son monde natal, sans ralentir ses gestes mécaniques. Ishmaël l’imita, se souvenant soudain, en ce moment pénible, d’une ancienne complainte d’Harmonthep. Dix mètres en contrebas, un jeune garçon du nom d’Ebbin se joignit à eux en se lançant dans un impromptu où il décrivait Souci, la lune dont il était originaire et dont Aliid et Ishmaël n’avaient jamais entendu parler. Les esclavagistes tlulaxa, à l’évidence, excellaient à se ravitailler chez les réfugiés bouddhislamiques, persécutant aussi bien les Zensunni que les Zenchiites. Les garçons n’avaient pas été choisis au hasard : ils étaient plus agiles et résistants dans ce travail que les adultes. Ils se montraient capables de grimper sur la paroi de granit et de poser leurs tesselles alors que les vents violents s’engouffraient dans le canyon. Les contremaîtres étaient rassurés : ils ne craignaient pas le moindre ennui. Ils se trompaient. Aliid, avec des accents de haine, répétait fréquemment les paroles de mise en garde de Bel Moulay. Le leader zenchiite rêvait de la révolte, du jour où les esclaves pourraient arracher leurs chaînes, retrouver la liberté et retourner sur IV Anbus, Harmonthep ou la mystérieuse Souci. Ishmaël voulait bien écouter ses discours enflammés mais il ne tenait pas à alimenter sa furie. Il se souvenait de son grand-père paisible, de sa compassion poétique. Il avait conscience qu’il faudrait plus que le temps de sa vie pour que les esclavagistes disparaissent. Aliid, lui, ne voulait pas attendre. Il avait le sentiment que les esclaves devaient se venger, tout comme Bel Moulay l’avait prêché dans ses diatribes... Le Seigneur Bludd, en tenue flamboyante, s’avança avec son très noble entourage sur la plate-forme qui dominait le site. Le concept de la mosaïque et des dessins avait été adapté par des artistes sous sa direction et il visitait chaque semaine le site. Pour l’occasion, la plate-forme d’inspection descendait lentement la paroi du canyon. Encadré par ses Dragons, le Seigneur félicitait au passage les maîtres du projet. À ce stade, la fresque montrait comment son arrière- grand-père Favo Bludd avait créé une œuvre d’art unique dans les grandes prairies, avec des géométries fleuries, des parterres de plantes dont les teintes évoluaient au fil des saisons. Vues du ciel, ces images artistiques changeantes composaient un kaléidoscope saisissant, une palette végétale tournoyante soumise parfois au hasard du régime des vents qui dispersaient les semences. Pour Bludd, entouré de ses sycophantes, les jeunes esclaves dans leurs harnais étaient comme des insectes. Il s’arrêta un instant pour prêter l’oreille aux échos de leurs voix. Le travail avançait très vite. Les corps herculéens, les visages olympiens et les vaisseaux s’étaient encore un peu plus déployés : l’histoire épique de la planète Poritrin, depuis sa colonisation initiale jusqu’à la destruction des ordinateurs et le retour à une société bucolique fondée sur le travail des esclaves. Bludd était un homme respectueux de sa lignée et qui connaissait les portraits de ses ancêtres. Malheureusement, en examinant la mosaïque en cours, il s’arrêta sur le visage de Favo Bludd. Les poseurs de mosaïque avaient respecté scrupuleusement le tracé du laser sur le granit, mais cette image plus grande que nature ne lui plaisait plus du tout, et il s’écria : — Regardez le visage du Seigneur Favo ! Il n’est pas correct, n’est-ce pas ? Tout son entourage acquiesça, bien évidemment. Il fit appeler le contremaître en chef, responsable du projet, et lui ordonna de faire retirer les pièces de mosaïque du Seigneur Favo Bludd, dont on devait redessiner les traits. Le super-contremaître hésita brièvement avant d’acquiescer. Ishmaël et Aliid grognèrent en même temps quand ils entendirent les ordres. Ils se laissèrent glisser vers le bas et Ishmaël s’arrêta devant l’œil énorme d’un ancien noble. Furieux, Aliid chaussa ses lunettes et donna un grand coup de marteau dans la mosaïque, comme on le leur avait ordonné. Ishmaël l’imita, exultant. Ils étaient heureux de détruire tout ce qu’ils avaient mis en place avec tant de soin. La colle, ils le constatèrent, était plus dure que le granit, et ils n’avaient pas d’autre choix que de fracasser le tout et de laisser les débris tomber dans le fleuve. Aliid grommela à propos de leur labeur inutile. Leur condition d’esclave était déjà suffisamment difficile, mais il était furieux de la corvée qu’on leur avait imposée, de l’absurdité d’avoir à creuser dans le roc parce qu’un des maîtres avait changé d’idée. Il cogna un peu plus fort encore sur la paroi – comme s’il voulait fracasser les têtes de ses ennemis – et l’outil lui échappa. Il cria alors : — Attention en bas ! Le jeune Ebbin essaya de s’écarter de la trajectoire, mais ses mains et ses pieds dérapèrent sur la paroi. Le marteau percuta son épaule et taillada la bride avant de son harnais. Il bascula, suspendu à une moitié de son support, et son collier de sécurité céda. Dans un grand cri, il se raccrocha à la partie droite de son harnais tandis que ses pieds dérapaient frénétiquement sur les mosaïques. Ishmaël tenta alors de se porter vers lui afin d’atteindre le câble de son harnais. Aliid, de son côté, se portait en dessous. Ebbin agitait les bras et les jambes. Épuisé, il lâcha son propre marteau qui tomba dans les remous du fleuve. Ishmaël saisit la corde qui restait, sans savoir quoi en faire. Au-dessus d’eux, sur le rebord du canyon, les esclaves commencèrent à haler le câble pour remonter le jeune garçon. Mais le bras gauche d’Ebbin pendait, inerte : avec une clavicule brisée, il ne pouvait pas faire grand-chose. Le câble s’accrocha à une saillie et Ishmaël tenta de tirer pour le libérer, les dents serrées sous l’effort. Ebbin n’était plus qu’à deux ou trois mètres de lui. Le jeune garçon fit un effort désespéré pour lever la main et Ishmaël se pencha un peu plus, cramponné au câble, essayant de saisir la main tendue d’Ebbin. Les hommes du haut lancèrent une clameur d’effroi. Ishmaël entendit un claquement : la corde venait de casser, non loin du bord de la falaise. Le filin devint mou entre ses mains et il bascula brutalement, agrippé à son harnais, la main brûlée par la friction. Ebbin fit encore un effort et ses doigts effleurèrent ceux d’Ishmaël. Puis, il tomba en chute libre, la bouche ouverte, avec un regard épouvanté. L’extrémité du câble claqua entre les mains blessées d’Ishmaël. Ebbin disparut en tournoyant dans les remous du fleuve. On remonta Aliid et Ishmaël jusqu’en haut. Le contremaître en chef soigna aussitôt leurs blessures, mais de mauvaise grâce. Ishmaël était au bord de la nausée. Quant à Aliid, il restait silencieux, sombre, se sentant responsable de ce qui s’était passé. Mais nul ne leur témoigna de la sympathie et le chef de chantier aboya contre ses esclaves pour qu’ils se remettent au travail sans perdre plus de temps. Y a-t-il une limite supérieure à l’intelligence des machines, et une limite inférieure à la stupidité des humains ? Bovko Manresa, Premier Vice-roi de la Ligue des Nobles Entre toutes les nuisances de la vermine humaine sur Terre, Ajax considérait que la sédition était la plus impardonnable. Sa victime hurlait et geignait en se débattant en vain dans ses liens tandis que le Titan brutal allait et venait dans la salle vide dans le cliquetis de ses jambes mécaniques. Dès qu’il avait surpris la tentative de trahison du chef d’équipe, Ajax était intervenu. Il avait abattu une main artificielle sur le biceps droit de l’individu et l’avait entraîné à l’écart sans se soucier de ses cris et de ses efforts pour s’échapper. Les esclaves avaient interrompu leurs tâches et, horrifiés, regardaient leur contremaître abandonné à la fureur d’Ajax. Il parada un long moment avec son prisonnier terrorisé dans les rues sombres avant de l’entraîner jusqu’à un bâtiment désert, carré, orné de fresques de pierre : le Palais de Justice. Un édifice qui semblait absolument approprié à Ajax. Comme la plupart des grandes constructions de la cité terrienne, le Palais de Justice n’était qu’un décor destiné à imposer au regard un sentiment de majesté et de grandeur. À l’intérieur, il se révélait comme une grande coquille creuse avec un sol nu de plassbéton. Le lieu idéal pour un entretien privé entre le Titan et le traître humain. La seule idée d’une révolte des esclaves amusait Ajax. Elle était tellement naïve et absurde. Surtout si l’on considérait qu’un servant pouvait adhérer à ce genre de cause. Obéissant à une impulsion de ses tiges mentales, le Titan focalisa le regard de ses fibres optiques sur son captif gémissant. Il constata que le misérable humain s’était souillé et sanglotait, se perdant en excuses et demandes de pardon. Il était inutile de hâter les choses. Mieux valait tirer quelque plaisir de cette situation. — Tu as comploté contre les machines pensantes, fit Ajax d’un ton ferme et grave. Tu as répandu des rumeurs sur un mouvement de résistance souterraine dans le but stupide de déclencher une émeute des esclaves en leur faisant miroiter l’idée qu’ils pourraient échapper à Omnius et gagner leur indépendance. — Mais ça n’est pas vrai ! gémit la victime. Je jure que je ne savais pas ce que je faisais. J’ai obéi aux instructions. J’ai reçu des messages... — Tu as reçu des messages qui t’ordonnaient de te révolter, de participer à la sédition, tu ne m’en as pas averti ? Au lieu de cela, tu as fait passer le mot à tes équipes. Le complot était évident, et Ajax comptait bien être récompensé pour l’avoir mis au jour. Omnius l’observait et si lui, Titan éclairé et acharné, extirpait le germe de cette rébellion, il aurait sans doute droit à une récompense, il pourrait même avoir droit à un combat de gladiateurs, comme Barberousse ou Agamemnon. — Il faut enregistrer cela dans les règles, déclara Ajax en déployant de façon outrée ses membres d’insecte blindé pour saisir le prisonnier par le poignet. Tu vas nous dire ton nom maintenant. Le servant s’agita en balbutiant, supplia et pleura. Ajax céda à la colère et, brusquement, il referma son étreinte et trancha net le poignet de sa victime. L’homme poussa un hurlement déchirant tandis que son bras expulsait un jet de sang qui aspergea partiellement les fibres optiques du cymek. Ajax jura : il n’avait pas eu l’intention d’infliger une telle souffrance à cet humain avant qu’il ait répondu à ses questions les plus élémentaires. Tandis que le contremaître hurlait en se débattant, Ajax alluma un brûleur et cautérisa son poignet à vif, le transformant en un moignon noirci. — Voilà, c’est fait ! (Il guetta un quelconque signe de gratitude de sa victime.) Maintenant, tu vas répondre à ma question : tu t’appelles comment ? Il brandit ses serres redoutables vers la main valide de l’homme, qui se réveilla entre deux plaintes pour dire : — Ohan... Ohan Freer ! C’est mon nom. Je vous en supplie : ne me faites plus de mal ! — Eh bien, voilà un bon début, dit Ajax, tout en sachant que la souffrance n’avait fait que commencer. Il adorait cette partie de son travail, celle où il pouvait improviser et infliger la douleur aux autres comme un véritable maître tortionnaire. Certains, parmi les Titans, considéraient Ajax comme un incontrôlable. Mais si un chef n’avait pas le droit d’exercer sa domination sur le peuple vaincu, pourquoi donc s’étaient-ils emparés du Vieil Empire ? Même durant leurs jours de gloire, jamais Ajax ne s’était passionné, comme Xerxès, pour les mets et les boissons extravagants, pas plus qu’il ne s’intéressait aux jouets et aux plaisirs comme sa compagne pervertie, Hécate. Non, il s’était joint aux autres pour le seul défi que représentait leur rébellion. Tout au début, lorsque Tlaloc avait dressé ses plans avec ses compagnons, c’est la séduisante Junon qui avait recruté Ajax. Il était la force musculaire dont les Titans avaient besoin, mais c’était aussi un combattant dur et décidé, doté de l’esprit d’un vrai guerrier, un conquérant que rien n’arrêtait. Après la défaite des humains, il avait maintenu l’ordre avec un zèle sans faille, en ne se souciant jamais du sang des innocents. Car la vermine, constamment, se révoltait, et Ajax était un maître dans l’art d’étouffer les petits feux avant qu’ils ne se changent en incendies. Lorsque les Rébellions Hrethgir avaient menacé le pouvoir des Titans, il avait répliqué avec une violence étonnante. Il s’était rendu sur Walgis, le monde où avaient jailli les premières étincelles de la révolte, et il avait interdit tous les transports spatiaux, tout en mettant un point d’honneur à ce que les communications continuent pour qu’on entende partout les appels désespérés de la population condamnée. Ainsi, les esclaves qui étaient sur le point de se soulever sur d’autres mondes sauraient comment il châtiait les insoumis. Puis, il s’était mis au travail. Ça lui avait pris des années, mais il était parvenu à exterminer l’ensemble de la population à coups d’armes nucléaires, de gaz toxiques et d’épidémies raffinées. Pour en terminer avec les quelques survivants, il avait installé son container cérébral dans un corps cauchemardesque et leur avait fait la chasse comme s’ils étaient des animaux sauvages. Accompagné d’une escouade de robots programmés par Barberousse, il avait brûlé des villes, écrasé des immeubles et effacé toute trace de vie humaine. À la fin, il ne restait plus un seul hrethgir et ce fut pour lui une jouissance inouïe. Oui, ils avaient connu des jours glorieux ! Mais ce déchaînement justicier avait contrarié sa compagne Hécate, la plus faible et la plus geignarde des Vingt Titans d’origine. Si elle s’était ralliée au mouvement de rébellion de Tlaloc par pur intérêt, elle n’avait jamais su comprendre les impératifs de leur travail et s’en était peu à peu détachée. Quand les Titans avaient sacrifié leur forme humaine pour devenir des cymeks immortels, elle était restée avec Ajax, s’acharnant en permanence et en vain à changer sa personnalité. En dépit de leurs désagréments, Ajax n’avait jamais cessé d’être épris d’elle, même si son besoin d’amour avait disparu en même temps que son corps physique. Épouvantée par les représailles sanglantes de son compagnon après les Rébellions Hrethgir, Hécate avait « démissionné » des Titans. Elle ne voulait plus dominer l’humanité. Enfermée dans une forme cymek de sa création, un vaisseau au long cours, elle était partie, tout simplement, laissant les autres Titans exercer leur joug mortel sur les humains. Ironiquement, elle avait choisi le moment idéal. Car peu après l’éradication des humains sur Walgis, l’erreur fatale de Xerxès avait permis à Omnius de se libérer et de frapper... Dans le Palais de Justice déserté, Ajax déclencha le feu neuro-électrique dans ses membres d’insectoïde. Et le traître qui était à sa merci poussa un cri déchirant en comprenant ce qui allait lui arriver. — Eh bien, Ohan Freer, gronda Ajax, laisse-moi te poser quelques autres questions. Je veux que tu m’écoutes très attentivement. Sur l’ordre d’Omnius, le contremaître Iblis conduisit ses loyaux esclaves dans le Square de l’ge d’Or. Ajax devait y prononcer sa sentence – de mort, sans nul doute – contre l’homme qu’il détenait, un contremaître d’une autre équipe, Ohan Freer. Iblis avait été éduqué avec Freer dans les écoles des servants, et jamais il ne l’avait vu accomplir quoi que ce soit d’illégal. Mais Ajax, il le savait, n’avait pas besoin de motifs. Il avait lui-même encouru plusieurs fois la colère du Titan, mais il avait toujours survécu. Il se disait que, malheureusement, son collègue ne s’en sortirait pas aussi bien. Au centre du square, une colonne métallique crachait une flamme orange. Alentour, les façades des immeubles vides, aux fresques baroques, n’étaient que des murs de prison. Les robots d’Omnius étaient alignés en rangs serrés sur les quatre côtés, près d’ouvrir le feu, mécaniquement, dès qu’ils décèleraient une réaction des esclaves. Iblis précéda ses hommes dans les rangs en les rassurant avec quelques mots choisis pour ne pas inquiéter les cymeks. Ajax adorait se montrer en spectacle et, dès qu’Iblis et les autres maîtres d’esclaves sifflèrent pour annoncer qu’ils étaient prêts, le Titan apparut avec son prisonnier lamentable. Ajax arborait un corps de fourmi, avec des pattes puissantes, et quatre bras noirs qui maintenaient fermement Ohan Freer. Les yeux-espions d’Omnius le survolaient. Le suresprit enregistrait tout le spectacle. Ajax s’avança jusqu’à la base de la colonne avec sa victime mourante. Ohan Freer avait été brûlé, lacéré, battu mille fois, et il n’avait plus qu’un moignon noirâtre à la place de sa main gauche. Sa peau blême était marquée de bleus et un filet de liquide rose ruisselait de sa bouche ouverte. Un murmure d’inquiétude monta de la foule. Iblis savait qu’aucun de ceux qui étaient présents ici n’avait pu être à la source de la rébellion, malgré tous les messages provocants et mystérieux qu’il avait reçus. Était-il en train de se laisser abuser par les appels à la liberté d’un autre humain désespéré ?... Ajax souleva sa victime et sa voix résonna comme la foudre. — Certains d’entre vous ont entendu ce que ce criminel a dit. Certains d’entre vous ont été assez faibles pour écouter ses fantasmes absurdes à propos de rébellion, de liberté. Vous feriez mieux de vous couper les oreilles plutôt que d’écouter de pareilles inepties. La foule était silencieuse. Iblis se mordit la lèvre, conscient de l’atrocité imminente qu’il aurait voulu ne pas voir. S’il détournait le regard, les yeux-espions le détecteraient et il en entendrait parler plus tard. Il se contraignit donc à regarder. — Ce malheureux individu qui s’est laissé abuser n’est plus nécessaire à la gloire d’Omnius, non plus qu’au règne des machines pensantes. Ohan hurla en se débattant faiblement. Son bras valide et ses deux jambes étaient serrés dans les pinces grossières dont Ajax s’était pourvu. Il en referma une autre autour du torse de sa victime, au niveau des aisselles. — Ça n’est plus un ouvrier. Même pas un hrethgir, un de ces humains qui visent à nous nuire. Ce n’est plus qu’un immondice. (Ajax ménagea une pause avant d’achever :) Et on doit se débarrasser des immondices. Sans un bruit, sans effort, Ajax lança ses membres dans plusieurs directions, écartelant le malheureux Ohan. Les bras et les jambes se détachèrent, le torse se déchira et les côtes, en se brisant, transpercèrent la peau. Le sang jaillit, puis les entrailles se répandirent sur les dalles du Square de l’ge d’Or. Ajax jeta l’enveloppe flasque qui avait été Ohan sur la foule hurlante. — Assez de ces absurdités ! La rébellion n’existe pas. Et maintenant, retournez au travail ! Tous se dispersèrent dans la seconde, mais certains jetèrent un bref regard à Iblis, comme s’il avait le pouvoir de les protéger. Il restait tétanisé, incrédule. Ohan Freer avait fait partie de la rébellion ? Il avait dû répandre le mécontentement, dresser des plans et sans doute avait-il aussi envoyé et reçu des messages. Un autre rebelle ! Épouvanté, Iblis prit conscience qu’il était plus en danger que jamais s’il continuait d’agir. Pourtant, ce qu’il avait vu aujourd’hui lui prouvait clairement que la rébellion couvait, qu’elle n’était pas seulement le fruit de son imagination. Elle existait ! Si Ohan Freer en avait fait partie, il y en avait d’autres aussi, beaucoup d’autres. Ce réseau clandestin de combattants, auquel Iblis lui-même appartenait, était cloisonné, divisé en cellules afin que l’une ne puisse trahir les autres. Maintenant, il comprenait. Alors, il se mit à échafauder des plans avec une conviction nouvelle. Les humains nient l’existence d’un continuum de possibilités, d’un nombre infini de domaines où leur espèce pourrait entrer. Érasme, Notes sur la nature humaine C’était une salle de concert improvisée, dans un des bâtiments £e marbre du domaine d’Érasme. Il avait ordonné à ses esclaves de modifier l’intérieur, d’y installer des sièges, de refaçonner les parois afin de créer des conditions acoustiques optimales. Il avait écouté les enregistrements des plus prestigieux compositeurs humains de musique classique et savait exactement comment interpréter les grandes symphonies, de la scène au public. Pour ses performances artistiques, il avait des exigences de haut niveau. Il invita Serena Butler, qui était dans son huitième mois de grossesse, à prendre place au centre. — Les autres auditeurs écouteront sans doute avec plaisir les sons et les mélodies, mais je sais que vous attendez plus. Sur Salusa Secundus, la musique sophistiquée était une part intégrante de votre vie. Le cœur serré, Serena pensa à son frère. Elle avait appris avec lui à connaître les œuvres des compositeurs terriens depuis longtemps disparus. — La musique n’est pas la seule chose que je regrette, Érasme. — Vous et moi, nous parlons le même langage culturel, répondit-il sans relever sa remarque. Vous me direz ce que vous pensez de cette composition. En l’écrivant, c’est à vous que je pensais. La salle s’emplit bientôt d’un public recruté dans les différents laboratoires. Tous les esclaves, pour la circonstance, avaient été lavés et habillés avec élégance selon les préceptes du robot. Des portraits de grands compositeurs humains avaient été disposés sur les murs de l’auditorium ; comme si Érasme se considérait comme faisant partie de ce précieux héritage. Dans des loges, il avait réparti des instruments de tous les âges : un rebec, un luth, un tambour, une antique balisette à quinze cordes décorée de nacre d’ormeau. Erasme avait choisi de s’installer au milieu de la mezzanine, seul devant un piano à queue, entouré de synthétiseurs, d’enceintes géantes et d’une console de mixage. Il était vêtu d’un costume noir retaillé pour sa stature robotique. Il était figé, le visage fermé, ovoïde, miroitant. Serena, tout en essayant de trouver une position confortable, étudia le robot inquisiteur, la main posée sur son ventre, anxieuse des mouvements nerveux de son enfant. Les otages d’Érasme s’agitaient, incertains de ce qui les attendait ou de ce qu’on allait leur demander. Érasme se tourna vers eux et, lentement, le silence absolu s’établit. — Je vous remercie de votre attention, déclara-t-il. Puis, il se pencha sur le synthétiseur argenté qui était près de lui et, doucement, effleura les tiges digitales dansantes, lançant des accords et des arpèges qui s’amplifièrent très vite en se mêlant à des mouvements de cordes et des notes lugubres de trompes de Chusuk. Érasme écouta quelque temps avant de reprendre : — Vous allez vivre une expérience exceptionnelle. Afin de démontrer mon respect pour la pensée créative, j’ai composé pour vous une nouvelle symphonie, chers esclaves laborieux. Jamais aucune oreille humaine ne l’a entendue. (Il enchaîna quelques mélodies au piano, comme pour s’assurer qu’il était bien accordé.) Après avoir analysé le domaine, j’ai composé une symphonie comparable aux œuvres des grands musiciens qu’étaient Johannes Brahms et Emi Chusuk. Je me suis fié- aux stricts principes de l’ordre et des mathématiques. Serena promena un regard sur l’assistance : elle doutait fort que les captifs humains aient eu l’occasion d’écouter la musique classique qu’Érasme venait d’évoquer. Sur Salusa Secundus, avec son jeune frère Fredo, elle avait profité d’une éducation d’exception. Érasme entra en connexion mentale avec le synthétiseur et diffusa une mélodie étrange et répétitive. Ensuite, il attaqua le clavier avec une frénésie inspirée des anciens pianistes. Pour Serena, sa musique était plutôt séduisante, mais sans identité. Pourtant, si elle ne parvenait pas à identifier précisément la mélodie, elle lui trouvait un caractère étrangement familier, comme si le robot avait analysé mesure par mesure une œuvre, modifiant parfois le rythme, introduisant une séquence polyphonique. Et l’ensemble manquait de brillant, de puissance, de cohérence. Apparemment, Érasme semblait croire que l’instinct humain devait apprécier toute œuvre nouvelle, que son public saurait donc saisir la beauté intrinsèque des nuances et des complexités de sa composition musicalement parfaite. Autour de Serena, les esclaves s’agitaient lentement et écoutaient : pour eux, c’était une heureuse diversion dans leur journée de corvées, sans plus. Quand la musique se tut, Érasme s’écarta du piano, désactiva le synthétiseur et laissa le silence peser sur la salle tandis que se perdaient les échos. Un instant, les esclaves hésitèrent, comme s’ils attendaient de nouvelles instructions. Et Érasme dit alors : — Vous pouvez manifester votre satisfaction si vous avez apprécié cette composition. Dans ce cas, frappez dans vos mains. Les applaudissements furent dans un premier temps timides, comme les premières gouttes de pluie d’une averse, puis ils augmentèrent, se précipitèrent. Serena s’y joignit, plus par politesse que par enthousiasme. Elle était persuadée qu’Érasme était ravi. Un sourire de fierté se dessinait maintenant sur le visage mobile du robot. Il se leva et descendit solennellement vers le niveau du sol dans les applaudissements continus des esclaves, en levant les mains dans son habit noir, apparemment comblé. Et il fit signe aux sentinelles de raccompagner les esclaves de l’auditoire. Serena devina qu’il pensait avoir créé une œuvre qui surpassait sans doute celles des humains. Mais elle ne tenait pas à en discuter avec lui et elle tenta de s’échapper vers la serre où d’autres tâches quotidiennes l’attendaient. Mais elle se déplaçait trop lentement dans son état et Érasme la rejoignit facilement. — Serena Butler, c’est pour vous que j’ai composé cette symphonie. Vous n’avez pas été impressionnée ? Essayant d’éviter une réponse sincère et dangereuse, elle choisit ses mots avec soin : — Peut-être suis-je triste parce que votre symphonie me rappelle d’autres souvenirs de concerts sur Salusa Secundus. Mon frère mort voulait être musicien. C’était une période de bonheur pour moi. Érasme l’observa longuement. — Les nuances du comportement humain me disent que ma symphonie vous a déçue. Expliquez-moi pourquoi. — Vous ne souhaitez pas une opinion honnête. — Vous me méjugez, car c’est la vérité que je cherche. Tout le reste n’est fait que de données fausses. (Il avait une expression angélique qui l’amena à abaisser sa garde.) Qu’est-ce qui n’allait pas dans l’installation acoustique ? ^ — L’acoustique n’avait rien à y voir. Je suis convaincue que vous aviez tout testé. Le public affluait vers la sortie, mais certains regards se tournaient vers Serena depuis qu’Érasme l’avait abordée. Ils étaient lourds de pitié. — C’était la symphonie elle-même qui posait problème. — Poursuivez, fit Érasme d’une voix éteinte. — Vous avez assemblé cette composition, Érasme, vous ne l’avez pas créée. Elle était basée sur des modèles développés des siècles auparavant par des compositeurs humains. La seule part de créativité que j’ai perçue venait de leurs esprits à eux, non du vôtre. Votre musique n’est qu’une extrapolation mathématique, rien qui puisse m’inspirer en quelque manière. Les accords que vous avez fabriqués ne suscitent aucun sentiment, aucune image en moi. Il n’y a dans cette musique aucun élément neuf auquel vous ayez pu contribuer, rien d’attirant au niveau émotionnel. — Comment pourrais-je quantifier un tel élément ? Avec un sourire forcé, Serena secoua la tête. — C’est bien là votre erreur, Érasme. Il est impossible de quantifier la créativité. Comment une personne pourrait-elle entendre le tonnerre et se servir de cette expérience pour écrire l’ouverture de Guillaume Tell ? Vous imiteriez les sons de la foudre et de la pluie, Érasme, mais vous ne sauriez pas évoquer l’impression ressentie sous la tempête. Comment Beethoven a-t-il pu contempler une prairie paisible et en tirer la Pastorale ? La musique est destinée à élever l’esprit, à couper le souffle... à toucher l’âme. Votre travail n’est fait que de... sonorités plaisantes, habilement jouées. Il fallut plusieurs secondes au robot pour changer, mais son visage refléta bientôt la perplexité et la défiance. — Votre opinion semble minoritaire. Les autres ont vraiment paru apprécier cette œuvre. Vous avez quand même noté leurs applaudissements ? Elle soupira. — D’abord, ces esclaves n’ont aucune connaissance de la musique, aucun élément de comparaison. Vous auriez pu aussi bien emprunter n’importe quelle symphonie classique et la jouer note pour note en vous l’attribuant, sans qu’ils fassent la différence. «Ensuite, ils étaient assis dans cette salle de concert : confortablement installés, propres, et même bien habillés – ce qui est probablement la meilleure corvée que vous leur ayez trouvée. Pourquoi n’auraient-ils pas applaudi ? « Et, pour finir, vous leur avez dit d’applaudir. Comment auraient-ils pu réagir autrement, sachant que vous pouviez tous les tuer à n’importe quel instant ? Dans de telles circonstances, Érasme, vous n’aurez jamais une réponse juste et honnête. — Je ne comprends pas, je ne peux pas comprendre, répéta Érasme plusieurs fois avant de pivoter brusquement et de frapper un homme qui passait et qui alla s’écraser dans les fauteuils, le visage ensanglanté. — Mais pourquoi faire ça ? glapit Serena en se portant au secours de la victime. — A cause de mon tempérament d’artiste, dit Érasme, impavide. Ça n’est pas le terme que les humains emploient ? Il a essayé de me tromper sur ses vrais sentiments. Serena essayait d’apaiser l’homme, mais quand il leva les yeux et vit le robot, il se débattit, affolé, tout en portant la main à son nez sanglant. — Les vrais artistes sont sensibles, Érasme, déclara-t-elle. Et ils font preuve de compassion. Ils n’ont pas besoin de faire du mal aux gens pour se faire comprendre. — Vous n’avez pas peur de formuler votre opinion, Serena, sachant que cela pourrait me déplaire ? Elle leva les yeux vers son visage de métal. — Je suis votre prisonnière, Érasme. Vous me demandez mon opinion et je vous la donne. Vous pouvez me frapper, et même me tuer, mais vous m’avez déjà arraché à la vie de l’homme que j’aime. Toute autre souffrance serait bien faible en comparaison. Il la regarda longuement. — Les humains m’intriguent, vous savez. Et vous plus que tout autre, Serena Butler. (Un sourire flotta sur son visage souple.) Mais je vais encore essayer de comprendre. Merci pour vos réflexions. Quand Serena quitta la salle, Érasme retourna à son piano et laissa sa main de métal effleurer les touches. Avant tout, je suis un homme d’honneur. C’est le souvenir que j’aimerais laisser. Xavier Harkonnen, Commentaire à ses hommes Le temps où il avait vécu avec Serena semblait à présent un rêve insaisissable pour Xavier. Il ne parvenait plus à se souvenir des chemins qu’ils avaient parcourus dans la forêt du domaine des Butler où il vivait désormais avec Octa. Sa femme. Il ne parvenait pas à se souvenir de son amour perdu, pas plus qu’il ne pouvait savourer les épices d’un plat bien préparé, ou les parfums délicats des fleurs dans la prairie. Ses nouveaux poumons étaient maintenant guéris. Il était temps que son cœur suive. Bien des fois, il s’était dit qu’il ne pouvait faire ça, qu’il devait se vouer de tout son être à cette existence nouvelle qu’il avait promise à Octa. Mais il essayait de retrouver le passé, ou de lui dire adieu, définitivement. Il choisit le même étalon brun de Salusa qu’il avait monté le jour de la chasse, il y avait de cela neuf mois. Des heures durant, il tenta de retrouver la prairie magique où lui et Serena avaient fait l’amour après l’attaque du sanglier, mais elle semblait avoir disparu... comme Serena. Comme son bonheur... son avenir. Il cherchait à retrouver les images des collines et des forêts, mais il ne voyait que le visage de Serena et se rappelait sa joie d’être un moment seul avec elle. Tout le reste se fondait dans une brume fantasque. Le domaine des Butler était si vaste que même le Vice-roi ne l’avait jamais entièrement parcouru. Après leur mariage, Manion avait insisté pour que son gendre réside au manoir. Fredo et Serena avaient disparu et Livia était au loin : l’antique demeure semblait trop tranquille, comme abandonnée. Pour Xavier, la résidence des Tantor était son vrai foyer, mais il avait lu de la tristesse dans le regard de Manion et de l’espoir dans celui d’Octa, et il avait accepté d’emménager chez les Butler. Il viendrait un jour où tout cesserait de lui rappeler Serena. Il mit pied à terre dans une clairière et observa les collines dans le lointain. La forêt de conifères était estompée par la brume matinale. Il était prisonnier d’un cauchemar mais savait ce qui l’avait amené jusqu’ici. Serena est morte. Il avait laissé Octa seule en prétextant qu’il voulait faire un galop d’exercice avec l’étalon brun. Elle l’accompagnait souvent dans ses promenades, mais elle avait compris qu’aujourd’hui il désirait rester seul. Il était marié depuis moins de deux mois, mais il n’avait guère de secrets pour elle. Octa avait conscience, sans vraiment se l’avouer, qu’elle n’occuperait jamais vraiment tout le cœur de son époux. Serena et lui avaient partagé des rêves immenses. La vie qu’ils auraient eue ensemble aurait été difficile, parfois orageuse, mais toujours passionnante. Par contraste, la vie avec Octa, depuis leur mariage précipité, était douce et simple. Son intérêt se portait vers des choses tellement banales par rapport aux fougueuses visions humanitaires de Serena... Il était difficile de croire qu’elles étaient sœurs. Il avait conscience pourtant que cette comparaison était injuste. Son cheval hennit et Xavier tira sur ses rênes tout en respirant plus fort dans l’espoir de réveiller ses sens assoupis et de retrouver peut-être une trace du parfum de Serena. Tu es partie, mon amour. Tu es morte et je dois maintenant te laisser. Il remonta en selle et repartit, mais rien ne lui semblait familier. La prairie n’était qu’une prairie. Il se frotta les yeux, il eut une dernière image de la femme qu’il avait idéalisée. Elle était comme un rayon de soleil d’été, elle lui souriait et lui disait sans prononcer un mot qu’il devait vivre sa vie. Il lui dit au revoir, comme il le faisait souvent, mais elle restait toujours proche. Il ne parlait jamais à quiconque de sa peine car il savait qu’on ne le comprendrait pas. Il devait garder son chagrin pour lui. C’était dans sa nature. Quand enfin le jour se leva vraiment, que la lumière dispersa la brume, il se sentit mieux. C’était comme si Serena se penchait à nouveau sur lui. Il fit demi-tour et repartit au trot vers le manoir. Retrouver Octa. Le feu n‘a pas de forme propre, mais il s’attache à l’objet qui brûle. La lumière, elle, s’attache aux ténèbres. Philosophie de Cogitor Après un mois de réparations, le Voyageur du Rêve était prêt à quitter la Terre pour une nouvelle croisière de mise à jour des suresprits. Mais Vorian Atréides avait un dernier devoir avant de partir : rendre visite à Érasme le robot, ainsi qu’il le lui avait demandé. L’extraordinaire calèche tirée par six chevaux blancs le conduisit à la villa. Cette fois, le soleil brillait et quelques rares nuages dérivaient au-dessus de l’océan. Il vit aussitôt Serena Butler, sur le seuil. Elle portait une robe noire et floue de servante et son ventre était si rond qu’il se demanda comment elle pouvait encore vaquer à sa tâche. Elle l’attendait les bras croisés, avec une expression neutre. Il ne savait pas à quoi il s’était attendu, mais il fut dépité. Il se souvenait du ton qu’elle avait eu lors de sa première visite, et il avait espéré qu’elle se montrerait au moins heureuse de le revoir. Peut-être était-ce à cause de son bébé. Il se dit que son organisme devait être secoué par des tempêtes hormonales. Elle s’inquiétait sans doute aussi du sort réservé à son enfant. Quelles étaient les intentions d’Érasme ? Elle avait été la fille d’un homme important au sein de la Ligue des Nobles, mais ici elle n’était plus qu’une modeste domestique, elle n’était pas de la classe des servants et son enfant pourrait bien finir dans les enclos des esclaves de la plus basse classe... à moins que Vorian n’use de son influence. Mais à supposer qu’il y parvienne, est-ce qu’elle lui montrerait de la gratitude ? Il laissa les chevaux piaffer sur les dalles et passa entre les colonnes de style grotesque égyptien. Avant que Serena ait parlé, il bredouilla : — Je vous prie de m’excuser si je vous ai offensée la dernière fois, Serena Butler. En quoi que ce soit. Il avait appris cette phrase par cœur. — C’est votre lignée qui m’offense, rétorqua-t-elle sèchement. Il fut pris de court. Il était le fils d’Agamemnon et il avait eu le droit de lire les Mémoires de son père, de connaître toutes les conquêtes glorieuses des Titans. Il avait eu la chance de découvrir des mondes intéressants, des centaines de choses. Jusqu’alors, être le fils d’un Titan lui avait toujours paru un avantage. Devant son expression, Serena se rappela qu’elle devait s’en faire un allié et lui fit un sourire. — Mais c’est autant un fardeau pour moi que pour vous, Vorian. Elle l’accompagna entre les statues et les urnes et il dit, comme s’il lui devait une explication : — Je vais partir à bord du Voyageur du Rêve et votre maître a demandé à me parler avant. C’est pour ça que je suis ici. Elle haussa les sourcils. — Je suis certaine qu’Érasme sera heureux de vous voir. Ils allaient franchir une porte, et Vorian demanda : — Vous n’acceptez jamais d’excuses ? Ou bien considérez-vous que les affronts sont permanents ? Elle parut surprise. — Mais vous n’êtes pas vraiment navré, n’est-ce pas ? Vous servez de votre plein gré les machines pensantes, qui ont réduit les humains en esclavage et qui les torturent. Vous reconnaissez au moins ça, non ? Vous êtes fier de votre père, comme si ce qu’il fait le méritait. Que savez-vous des horreurs qui ont été commises au Temps des Titans ? Vous avez entendu parler des Rébellions Hrethgir ? — J’ai lu dans le détail les Mémoires de mon père... — Je ne parle pas de la propagande d’Agamemnon, mais de l’Histoire. La vraie. Il se renfrogna. — La vérité est la vérité, n’est-ce pas ? Comment peut-il y avoir différentes versions d’un même événement ? Elle soupira, excédée, comme s’il n’était qu’un enfant qu’elle avait du mal à convaincre. — Par bien des côtés, Vorian Atréides, vous n’avez pas plus de conscience qu’une machine. Parce que vous ne comprenez pas que vous avez un choix à faire – parce que vous croyez vraiment que vous ne faites rien de mal. (Un sourire effleura ses lèvres.) Mais comment se mettre en colère contre quelqu’un qui se trompe à ce point ? Peut-être qu’Agamemnon a trop honte de vous apprendre l’Histoire. Vous êtes-vous jamais soucié de vérifier les faits, ou vous contentez-vous d’accepter pour argent comptant les récits de guerre de votre père ? Il redressa le menton, indécis sur ce qu’il devait penser de l’humeur agressive de Serena. — Je suis un servant. Je peux avoir accès à toutes les archives historiques si je le souhaite. Ses pensées tournaient furieusement. — Alors, enquêtez donc par vous-même. Vous aurez tout le temps de repenser à toutes ces choses dans votre vaisseau. Ils s’avancèrent dans le salon austère. Les murs de plass répandaient une clarté d’ambiance jaune. Puis, brusquement, ils passèrent par toute une gamme de tons et la lumière s’adoucit. Serena lui désigna un divan brun. — Érasme nous a demandé de l’attendre ici. (Elle s’installa avec réticence à son côté et ajouta :) Vous et moi. Elle était tout près de lui. C’était sans doute ce qu’Érasme avait souhaité. Il n’y avait pas d’autre meuble dans la pièce. Vorian, silencieux, sentit son pouls s’accélérer. Mais il savait qu’il était absurde d’être attiré par elle. Érasme épiait les deux humains sur ses écrans tournoyants. Il était intrigué par leur langage corporel, la façon qu’ils avaient de se regarder puis de détourner les yeux. En dépit de son attitude conflictuelle, Serena devait être un peu attirée par ce beau jeune homme. Et il ne faisait pas le moindre doute que Vorian Atréides était séduit. Érasme avait souvent observé le comportement de reproduction des humains, mais cela n’avait rien à voir avec le processus de base. C’était bien plus complexe que tout ce qu’il avait pu observer chez les esclaves prisonniers. Comme le silence se prolongeait, Serena risqua : — On pourrait penser qu’un robot aurait un peu plus conscience du temps. Vorian lui sourit. — Ça ne me fait rien d’attendre. Serena semblait tendue, mais elle prit la peine de sourire. Fascinant. Dans la poésie classique et la littérature, Erasme avait beaucoup appris sur les mystères de l’amour romantique, mais jamais encore il ne l’avait vu fleurir. Une fois, soixante-treize ans auparavant, il avait découvert deux jeunes amants qui avaient fui leurs devoirs afin de voler quelques instants dans des rendez- vous galants. Il les avait surpris, bien sûr – les humains étaient tellement maladroits quand ils voulaient vous abuser – et les avait châtiés en les séparant définitivement. Cette réaction lui avait semblé évidente. S’il leur avait permis de gagner une pareille indépendance, le mal aurait gagné les autres esclaves. Mais plus tard, il avait regretté cette mesure car il aurait aimé continuer à observer l’acte d’amour chez les humains. Pour ces deux-là, il avait un plan parfaitement au point. Leurs rapports était une nouvelle expérience, bien différente des imaginaires « cellules rebelles » qu’il avait commencé à étudier à la suite du défi d’Omnius. Oui, il était important d’observer les humains dans leur comportement naturel. Et quelquefois, il est nécessaire de les tromper. Ils attendaient et devenaient agités. Il notait leurs moindres gestes, leurs regards nerveux, chaque mouvement de leurs lèvres, les mots qu’ils se disaient, le ton qu’ils employaient. Ils étaient mal à l’aise, perturbés par cette situation anormale, ne sachant quelle attitude prendre. Vorian Atréides, visiblement, acceptait mieux les circonstances que Serena. — Erasme vous traite bien, dit-il comme pour tenter de la convaincre. Vous avez de la chance qu’il s’intéresse tant à vous. Même avec son ventre, Serena eut la force de se redresser brusquement comme s’il l’avait frappée. Elle se tourna vers lui et Érasme apprécia son expression indignée, de même que le regard étonné de Vorian. — Je suis un être humain. J’ai perdu ma liberté, ma maison, ma vie – et vous venez me dire que je devrais avoir de la reconnaissance pour mon ravisseur ? Je crois que vous devriez consacrer beaucoup plus de temps à revoir votre opinion. (Il semblait abasourdi par son agressivité.) Vorian Atréides, votre ignorance me fait pitié. Il hésita avant de répondre. — Je n’ai pas connu le genre de vie que vous avez eu, Serena. Je ne suis jamais allé sur votre monde, et j’ignore donc ce que j’ai manqué, mais je ferais n’importe quoi pour que vous soyez heureuse. — Je ne serai heureuse que lorsque je pourrai rentrer chez moi. (Elle soupira longuement et essaya de trouver une position plus confortable.) J’aimerais que nous soyons amis, Vorian. Érasme décida qu’il leur avait accordé suffisamment de temps et il passa dans le salon. Plus tard, Vorian se demanda pour quelle raison il avait été convoqué à la villa. Érasme l’avait accompagné dans le jardin botanique, ils avaient bavardé, mais le robot ne lui avait pas posé de questions sérieuses. Tandis que la calèche le ramenait vers le spatioport et le Voyageur du Rêve, il se sentait nerveux, inquiet, troublé. Il était vexé de ne rien pouvoir faire pour ramener un peu de joie dans l’existence de Serena. Mais il était aussi surpris que l’idée de mériter son approbation et sa gratitude l’excite autant que de plaire à son père. Ses pensées tournaient autour de ce qu’elle lui avait dit à propos de l’Histoire des humains, de la propagande et de la vie sur les Mondes de la Ligue. Elle l’avait provoqué. Jamais il n’avait songé à aller au-delà des Mémoires d’Agamemnon, jamais il n’avait osé imaginer que la perspective sur des événements semblables pût varier. Il n’avait même pas envisagé ce que pouvait être l’existence des humains féroces hors des Mondes Synchronisés, sinon vide et sans but. Comment une civilisation aussi chaotique avait-elle pu produire une femme comme Serena Butler ? Quelque chose lui avait échappé. Science : perdue dans ses propres mythes, redoublant d’efforts alors qu‘elle a oublié son but. Norma Cenva, Notes de laboratoire non publiées Ravi de son nouveau bouclier, Tio Holtzman avait décidé d’un essai à l’intérieur du dôme de démonstration à demi reconstruit. Rien ne pouvait l’atteindre, encore moins le blesser ! Le générateur puisait à ses pieds, développant la barrière invisible à laquelle se heurteraient tous les ennemis du genre humain. Elle était impénétrable... du moins il l’espérait, se souvenant du premier échec. Norma, de l’autre côté de la salle, lui lançait des pierres, des outils divers et, enfin (à la demande d’Holtzman), une lourde barre de métal. Tous ces projectiles se heurtaient au bouclier scintillant et retombaient, leur inertie annulée par le champ, le laissant indemne. Il leva enfin les bras. — Merveilleux ! Ça n’a pas perturbé ma motricité une seule seconde ! Norma leva alors un kindjal, avec une expression concentrée, apparemment inquiète de le blesser. Elle avait personnellement vérifié toutes les équations et constaté qu’elles ne comportaient aucune erreur. Selon son analyse et ses instincts, le bouclier devait résister dans la gamme des vitesses qu’ils utilisaient pour ce test. Malgré tout, elle hésitait encore. — Allons, Norma. La science n’est pas pour les âmes sensibles, vous le savez. Elle lança le kindjal avec toute la violence dont elle était capable. Et le poignard rebondit et glissa sur la barrière d’énergie. Holtzman agita les doigts en souriant. — Cette invention va changer tout le dispositif de protection de la Ligue. Nul ne sera plus jamais vulnérable aux assassins, aux égorgeurs. Avec un grognement, Norma projeta alors dans sa direction une lance improvisée. Elle cogna le bouclier à la hauteur des yeux d’Holtzman et il recula brusquement. Quand la lance claqua sur les dalles, il eut un rire étouffé. — Je ne peux qu’être d’accord avec vous, Savant Holtzman, dit Norma avec un grand sourire avant de se mettre à ramasser les objets avec frénésie. Et toutes mes félicitations pour cette remarquable découverte. Elle ne laissait percer aucune jalousie. Elle paraissait sincèrement heureuse de sa réussite. Et il se dit qu’il aurait au moins un triomphe personnel à présenter à Niko Bludd, tout comme au temps de sa gloire. Un vrai soulagement ! Il appela les Dragons de sa garde qui se tenaient devant la passerelle de remplacement. — Qu’on aille chercher le chef des esclaves zen- chiites. L’homme aux cheveux et à la barbe noirs ! (Il se tourna vers Norma et ajouta avec un sourire malveillant :) Nous allons lui jouer un petit tour. Il est assez abruti et je crois qu’il me hait. Bel Moulay entra peu après et baissa ses yeux brûlants sous le regard inquisiteur d’Holtzman. Les Dragons de la garde semblaient inquiets, mais Holtzman leva la main en un geste désinvolte. — Sergent, donnez-lui votre pistolet Chandler. — Mais, monsieur... c’est un esclave. Si le garde avait une expression interloquée, Moulay semblait encore plus surpris. — Je ne m’inquiète pas, sergent. Votre collègue peut le surveiller. Tirez-lui dans la tête s’il ne suit pas précisément les ordres. Norma intervint : — Savant Holtzman, il conviendrait peut-être de faire d’autres essais. Nous pourrions mettre un mannequin derrière le bouclier... — Oui, je suis d’accord, renchérit le sergent. Nous avons le devoir de vous protéger et je ne saurais permettre de... Irrité, Holtzman l’interrompit : — Absurde, le système ne peut être contrôlé que de l’intérieur. La mission qui m’a été confiée par le Seigneur Bludd lui-même – ainsi que par la Ligue des Nobles – est de développer un moyen de nous protéger contre les machines pensantes. A moins que vous ne souhaitiez être enlevé par les commandos robots et devenir esclave d’Omnius, je vous suggère de me laisser faire mon travail. Nous avons déjà perdu trop de temps. Toujours perplexe, le sergent tendit son pistolet à aiguilles à Bel Moulay qui le prit en tournant la tête d’un air interrogateur. — À présent, Moulay... Car c’est bien ton nom, n’est-ce pas ? Pointe cette arme sur moi en visant la poitrine. Vas-y, tu ne peux pas me manquer. Moulay n’hésita pas un instant. Ils avaient tous entendu l’ordre direct d’Holtzman. Il appuya sur la détente. Les Dragons crièrent. Norma ferma les yeux. Les éclats de cristaux retombèrent en tintant sur le sol. Holtzman laissa échapper un soupir. Deux Dragons surgirent sur le seuil, leurs armes braquées sur Moulay. Mais en voyant l’attitude d’Holtzman, ils se détendirent en riant. L’esclave barbu abaissa le pistolet, l’air furieux. Les gardes le désarmèrent dans l’instant. Quant à Holtzman, il se disait qu’il allait certainement recevoir une autre Médaille du Mérite de Poritrin. Avec désinvolture, il se tourna vers le garde. — Sergent, donnez-lui la grenade accrochée à votre ceinturon. Le Dragon se roidit. — Avec tout le respect que je vous dois, Savant, il ne saurait en être question. — Votre pistolet Chandler a été inopérant, et il en sera de même pour la grenade. Imaginez à quel point ces boucliers vous seront utiles. Norma intervint d’un ton paisible : — Tout va bien, sergent. Le Savant sait parfaitement ce qu’il fait. Moulay tendit la main d’un air avide. Le Dragon ordonna : — Auparavant, je veux que vous traversiez tous la passerelle. Ses hommes accompagnèrent Norma. Enfin le sergent dégagea la grenade et la tendit au Zenchiite. Bel Moulay n’attendit pas qu’on lui répète les instructions et appuya sur la mise à feu en lançant la grenade vers Holtzman. Norma n’avait qu’une crainte : qu’elle roule lentement et franchisse le bouclier avant d’exploser. Bel Moulay se précipita vers la passerelle. Norma, paralysée, vit la grenade rebondir sur le rideau d’énergie. Et une corolle de feu ardent se déploya dans le dôme. L’onde de choc suivit et elle bascula en arrière. Elle se retrouva à genoux, penchée vers le fleuve, se disant qu’elle aurait dû apporter son nouveau suspenseur en se souvenant des esclaves qui avaient trouvé la mort dans la première expérience d’Holtzman. Deux fenêtres avaient éclaté. Dans le nuage noir qui enveloppait la passerelle, Norma se releva. Elle vit Bel Moulay, les mains jointes, cerné par les gardes prêts à tirer. Elle retourna tant bien que mal jusqu’au dôme. Elle savait que le bouclier avait dû résister, mais elle redoutait quand même qu’une faute lui ait échappé dans les équations. Holtzman s’avança vers elle en vacillant, le regard vague, en agitant la main dans les derniers tourbillons de fumée. Il avait coupé le générateur et, seul au milieu des débris du projectile, il semblait indemne, quoique échevelé. — Ça a marché ! La protection est totale. Pas une seule égratignure ! (Il se retourna.) Mais je dois avouer que nous avons détruit pas mal de matériel coûteux. Il s’interrompit, l’air consterné, avant de partir d’un grand éclat de rire. Humain ou machine, ce qui a une forme est mortel. Ce n‘est qu‘une question de temps. Eklo, Cogitor de la Terre Même avec leur mémoire infaillible fondée sur les principes les plus sûrs des ordinateurs, les machines avaient leurs limites. La précision dépendait de leur méthode de récupération de données tout autant que de leurs circuits-gel, de leurs complexes neuro-électriques et de leurs fibres de construction binaire. C’est pour cela qu’Érasme préférait tout observer en direct plutôt que de dépendre d’observateurs mécaniques ou d’événements enregistrés dans les banques du suresprit. Il souhaitait être présent. Il voulait vivre l’événement. Surtout quand il s’agissait de l’accouchement de Serena. Érasme déploya un réseau de fibres optiques afin d’enregistrer les moindres phases de l’événement en permanence, et sous tous les angles. Il avait clinique- ment observé d’autres naissances chez les esclaves et les considérait comme une fonction de reproduction courante. Mais Serena l’avait conduit à penser qu’il manquait quelque chose dans sa connaissance. Et c’est avec l’espoir de la surprise et du plaisir qu’il avait décidé de suivre l’événement avec attention. Quel dommage qu’elle ne donne pas naissance à des jumeaux... Serena était à présent sur la table de travail, secouée par les premiers spasmes. Elle lançait parfois des injures à Érasme quand elle ne se concentrait pas sur les spasmes de son ventre ou criait le nom de Xavier. Tous les instruments disposés sur son corps transmettaient en détail les diagnostics, les analyses, sa biochimie, son rythme cardiaque, le tracé de sa respiration... Dans le même temps, elle l’invectivait, le maudissait, mais il ne s’en offensait pas. Il trouvait intéressant, et même amusant, qu’elle puisse expulser une colère aussi violente, imaginative mais cohérente, alors qu’elle allait donner le jour à un enfant. Parce qu’il n’avait pas envie de la perdre et qu’il devait minimiser les variables thermiques dans ce site d’observation, Érasme avait fait maintenir la température de la pièce à un degré optimal. Les esclaves avaient déshabillé Serena. Il l’avait déjà épiée par le biais de ses yeux-espions et de ses scanners et n’éprouvait pas d’attirance pour son corps dénudé : il n’en attendait qu’une précision clinique susceptible de lui apporter des conclusions plus larges. Il promena sa sonde personnelle sur son corps lisse, absorba sa senteur musquée, perçut ses complexes échanges chimiques et trouva le tout très stimulant. Serena était terrifiée. Pour elle, pour son enfant. Six esclaves humaines venues des enclos s’activaient autour d’elle. Érasme se pencha et sa terreur grandit encore, surtout quand elle vit la sonde qui dardait hors de son compartiment. Elle savait qu’il ne pouvait s’inquiéter sincèrement de la santé d’une esclave et de son bébé. Des élancements douloureux freinèrent le cours de ses pensées et elle ne put que se concentrer sur l’effort basique qui était le lot de toute femme dans les douleurs de l’accouchement. Dans un bref instant d’euphorie, Serena s’émerveilla de la biologie humaine qui commençait par la création de la vie, le partage génétique entre l’homme et la femme. Elle aurait tellement aimé que Xavier soit auprès d’elle ! Elle serra les dents jusqu’à ce que la douleur se propage dans ses maxillaires. Des larmes coulèrent sur ses joues. Elle fut secouée par un autre spasme et ne se concentra plus que sur le travail. Cela durait depuis dix heures. Les sages-femmes essayaient toutes sortes de solutions pour atténuer la souffrance : piqûres aux points névralgiques, massages des nexus. Érasme leur fournissait à discrétion ce qu’elles demandaient : ustensiles et drogues. Même dans la chambre de parturition, le robot portait une robe dorée étincelante à motifs bleu roi. — Décrivez-moi vos sensations, dit-il. Donner naissance à un autre être, qu’est-ce que cela provoque ? — Salaud ! éructa Serena. Immonde voyeur ! Laissez-moi en paix ! Les sages-femmes conversaient, ignorant leur patiente. — Tout à fait dilatée... — Les contractions s’accélèrent... — C’est maintenant... Poussez ! La douleur devint intolérable et elle se dit qu’elle ne pouvait aller plus loin. — Un peu plus. Elle sentit son enfant sortir. Elle dominait sa douleur, augmentait son effort. Tout son corps savait quoi faire. — Poussez. Vous le pouvez. — Oui, bien, bien. Je vois la tête ! Serena sentit son bas-ventre se détendre brusquement. Un barrage venait de céder en elle. Quand elle leva la tête quelques instants plus tard, elle entrevit les sages-femmes qui lavaient son bébé. C’était un garçon ! Elles le lui présentèrent et elle vit son visage tel qu’elle l’avait espéré. Érasme n’avait pas cessé de l’espionner. Serena, elle, venait de décider que son fils aurait le nom de son père et elle dit : — Bonjour, Manion ! Mon cher, mon gentil Manion ! Le bébé se mit à crier et elle le serra entre ses seins, même s’il se débattait. Quant à Érasme, il restait impassible. Serena se refusait à regarder le robot. Elle espérait seulement qu’il allait se retirer pour la laisser seule avec le souvenir de cet instant inoubliable. Elle ne parvenait pas à détacher les yeux de son fils et ne pensait qu’à Xavier, à son père, à Salusa Secundus... et à toutes ces choses que son enfant ne connaîtrait pas dans le cours de sa vie. Elle se dit qu’il avait toutes les raisons de pleurer... Brutalement, Érasme surgit dans son champ de vision. Il saisit le bébé entre ses mains de plastique et l’étudia sous tous les angles. Épuisée, luisante de sueur, Serena le supplia : — Laissez-le tranquille ! Rendez-le-moi ! Erasme fit tourner le nouveau-né entre ses mains avec une expression d’intense curiosité sur le film souple de son visage. L’enfant se mit à crier et à se débattre, mais Érasme ne relâcha pas sa prise. Il étudiait minutieusement son visage, ses doigts, ses orteils, son pénis. C’est alors que Manion fit pipi sur lui. L’une des sages-femmes se précipita pour l’essuyer, mais il la repoussa. Il ne voulait qu’une chose : recueillir autant de données que possible de cette expérience afin de les examiner à loisir. Le bébé ne cessait pas de hurler. Serena se redressa, en dépit de sa douleur et de son épuisement. — Rendez-le-moi ! Choqué par son ton véhément, le robot se tourna vers elle. — L’un dans l’autre, je dois dire, cette reproduction biologique me semble trop confuse et inefficace. Avec une expression qui confinait au dégoût, il rendit l’enfant à Serena. Le petit Manion cessa de pleurer et l’une des sages- femmes l’enveloppa dans une couverture bleue avant de le reposer entre les bras de sa mère. Serena décida d’ignorer le robot. Elle n’avait plus peur. — J’ai pris la décision de vous laisser garder le bébé plutôt que de l’assigner à l’un de mes enclos, déclara Érasme d’un ton neutre. L’interaction entre mère et enfant m’intrigue. Pour le moment. Le fanatisme est toujours un signe de doute réprimé. Iblis Ginjo, Le Paysage de l’humanité Quand Ajax traversa le Forum dans sa gigantesque carcasse de marche, le sol trembla et tous les esclaves se figèrent, terrifiés, ignorant ce que le Titan pouvait attendre d’eux. Du haut de sa plate-forme, Iblis Ginjo l’avait vu approcher mais il ne manifestait aucune nervosité. Il serrait un bloc-notes électronique entre ses mains comme une arme absolue. Depuis l’exécution sommaire du contremaître Ohan Freer, il s’était montré extraordinairement prudent. Il pensait pouvoir faire confiance à tous les esclaves loyaux, qui lui devaient beaucoup. Ajax ne pouvait être au courant des plans d’Iblis, non plus que des armes secrètes qu’il avait mises en place dans l’attente d’un signe de reconnaissance. Il supervisait depuis six jours l’équipe qui travaillait sur le projet « Victoire des Titans », une fresque mégalithique décrivant les vingt premiers visionnaires, longue de deux cents mètres et haute de cinq mètres. Les dalles assemblées montraient les cymeks dans des postures héroïques piétinant une foule humaine, broyant la chair et les os en une bouillie informe. Ajax s’avança et tous s’écartèrent, sauf un vieil homme trop faible qui fut écrasé comme ceux que montrait la fresque. Iblis en eut le cœur glacé, mais il ne pouvait se permettre de fuir. Ajax l’avait déjà repéré et il devait faire appel à tout son talent de persuasion s’il voulait apaiser le courroux du Titan brutal. Qu’est-ce qu’il me soupçonne d’avoir fait ? Le cymek arrivait presque au niveau de la plateforme. Iblis affronta les capteurs et les fibres optiques d’Ajax. Il n’avait pas peur et s’efforçait d’avoir l’air servile et obéissant. Il s’inclina. — Je vous salue, Seigneur Ajax. Que puis-je pour votre service ? (Il montra les esclaves tremblants.) Nous suivons très précisément le calendrier. — Oui, vous avez toujours justifié votre fierté à cet égard. Vos esclaves vous écoutent en tout, n’est-ce pas ? — Ils obéissent à mes instructions. Nous travaillons ensemble pour la plus grande gloire d’Omnius. — Et ils seraient prêts sans nul doute à accepter n’importe quelle idée incongrue que vous pourriez leur suggérer ? À quel point connaissiez-vous le traître Ohan Freer ? — Je ne m’associe pas à des gens pareils. (Iblis ne pouvait que souhaiter que le cymek attribuerait les gouttes de sueur sur son front au travail plutôt qu’à la crainte.) Sauf votre respect, Seigneur Ajax, vérifiez vos livres. Mon équipe a travaillé afin que cette fresque corresponde parfaitement à vos spécifications. — Mais je l’ai déjà fait, Iblis Ginjo. Le cymek se pencha et Iblis sentit un frisson de peur sur son échine. Mais qu’est-ce qu’il a pu voir ? — Par deux fois, Dante vous a accordé une autorisation spéciale pour quitter le périmètre de la cité. Où êtes-vous allé ? Iblis concentra toute sa volonté pour garder une expression innocente. Si Ajax était déjà au courant de ses visites, c’est qu’il connaissait déjà la réponse à sa question. — Je suis allé m’entretenir avec le Cogitor Eklo dans l’espoir de m’améliorer. — Les hrethgir n’arrivent jamais à grand-chose. Si on m’en avait donné le choix, j’aurais exterminé tous les humains depuis longtemps. Les garder en vie nécessite beaucoup trop d’efforts. — Mais les Titans eux-mêmes ont été des humains autrefois, Seigneur Ajax, risqua Iblis, en essayant de prendre un ton convaincant et sincère. Et Omnius permet encore à certains humains méritants de devenir des néo-cymeks. N’ai-je pas le droit de rêver ? Les fibres optiques d’Ajax clignotèrent, il leva le bras et ses doigts de métal se changèrent en une serre cristalline qui aurait pu broyer Iblis dans la seconde. Mais le Titan partit d’un rire profond. Ça y est ! J’ai réussi à détourner son attention ! Iblis ajouta alors, pour renforcer sa défense : — Seigneur Ajax, vous avez vu comment j’ai réussi à sauvegarder votre statue sur la Plazza du Forum. Et ici, je suis parvenu à coordonner le travail des artistes et des ouvriers pour que le moindre détail soit parfait. Je ne confierais cette tâche à aucun autre contremaître. Peu d’entre nous seraient capables d’une telle efficacité – vous le savez. Ajax marcha un instant de long en large et les esclaves s’écartèrent précipitamment. — Ce que je sais, c’est qu’il existe des insurgés et des traîtres parmi vous. Et vous en faites peut-être partie. Iblis sut alors que le cymek n’avait aucune preuve, qu’il cherchait. S’il avait su quoi que ce soit, il l’aurait exécuté sans hésitation. Il masqua sa peur en feignant le dédain. — Ces rumeurs sont fausses, Seigneur Ajax. Mes ouvriers ont travaillé sans faillir pour que votre image sur cette frise soit entièrement respectée dans ses moindres détails. Avec toutes les améliorations possibles. Iblis avait su garder un ton ferme. Et il avait en réserve une surprise pour le Titan. Qu’il ne révélerait qu’au dernier instant. — Des améliorations ? demanda Ajax. — Seigneur, vous êtes un guerrier – le plus redoutable et le plus grand de tous les cymeks. Il convient que votre image répande la terreur dans le cœur de vos ennemis. — C’est vrai, fit Ajax, en s’apaisant. Nous discuterons plus tard de vos indiscrétions. (Il éleva le ton pour lancer aux esclaves pétrifiés :) Fini le repos ! On se remet au travail ! Il s’éloigna dans sa cuirasse terrifiante, faisant trembler la plate-forme d’Iblis qui dut se cramponner à un longeron, néanmoins soulagé. Durant toute sa discussion avec le Titan, il avait gardé une main dans la poche où il avait caché un émetteur électronique. Il aurait suffi d’un simple signal pour que la fresque révèle son mortel secret, une rampe d’anciens lance-roquettes que ses collègues conspirateurs avaient subtilement incorporée dans les bas- reliefs. Iblis avait dirigé suffisamment de chantiers importants pour savoir que les machines pensantes ne s’attardaient pas sur les détails dès lors que le plan avait été approuvé. Et le cymek ne risquait pas de découvrir le système de destruction incorporé. Mais le timing devait être d’une précision absolue. Et avant tout, Iblis devait rassembler d’autres militants. Il regarda le cymek s’éloigner vers le centre de la cité et, en imagination, visa son container cervical. Si la révolte était violente, le cymek cruel serait parmi les premiers à tomber. En atteignant le périmètre du site de construction, Ajax, d’un geste aussi violent que désinvolte, balaya un groupe d’esclaves qui nettoyaient les débris. Il en décapita un et la tête ensanglantée roula jusqu’à la fresque. Le Titan paraissait plus agité que d’ordinaire, mais Iblis était confiant : il avait couvert sa trace. L’obscurité du passé de l’humanité menace d’éclipser la brillance de son avenir. Vorian Atréides, Les Points déterminants de l’Histoire Le Voyageur du Rêve évoluait dans les immensités stellaires des Mondes Synchronisés, emportant les mises à jour des différents Omnius. Tout était normal et la routine s’était comme d’habitude installée à bord. Mais Vorian Atréides avait changé. — Vorian Atréides, comment pourriez-vous ne plus être intéressé par nos jeux de conflits militaires ? demanda Seurat. Vous n’avez même pas réagi devant mes tentatives de plaisanterie. Seriez-vous malade ? — Je suis exceptionnellement en forme depuis que mon père m’a soumis à ce traitement de longévité. Vorian était tourné vers un hublot, le regard perdu dans les étoiles. — C’est cette femme esclave qui vous obsède. Je vous trouve nettement moins intéressant quand vous êtes amoureux. L’air sombre, Vorian s’installa devant un écran. — Vieux Métallocerveau, voilà que vous venez enfin de trouver une bonne plaisanterie – une machine vient me parler d’amour. — Comprendre les pulsions basiques de reproduction des espèces n’a rien de difficile. Vous sous-estimez mes capacités d’analyse. — L’amour est une force indescriptible. Même les machines les plus sophistiquées ne sauraient l’éprouver. Ne vous y essayez pas. — Vous accepteriez de vous distraire un moment pour un nouveau défi ? Vorian avait le regard fixé sur le moniteur ovoïde sur lequel il avait souvent lu les Mémoires de son père. Mais il savait maintenant qu’il y avait tant d’informations qu’il ne s’était pas soucié de vérifier. — Pas maintenant. J’ai quelques recherches à faire dans les bases de données. Pouvez-vous m’y donner accès ? — Bien entendu. Agamemnon m’a demandé de vous faciliter l’éducation, spécialement en ce qui concerne les plans militaires. Après tout, c’est vous qui nous avez sauvés lors de cette attaque au large de Giedi Prime. — Exactement. Je voudrais consulter les archives d’Omnius concernant la chute du Vieil Empire, le Temps des Titans et les Rébellions Hrethgir. Pas seulement les Mémoires de mon père. — Oh, voilà une ambition très intéressante. — Vous craignez que je gagne trop de parties si j’en apprends plus ? Vorian parcourut le sommaire des dossiers et, devant son importance, se félicita de disposer de toute la durée du voyage. — Je n’ai rien à craindre d’un simple humain, fit Seurat. Durant des heures, Vorian resta rivé à la console. Il n’avait pas étudié aussi longtemps depuis l’école des servants. Sensibilisé par le souvenir encore vibrant des propos de Serena, il cherchait des failles dans les don- nées historiques par rapport aux souvenirs héroïques d’Agamemnon. Même un cymek avait le droit d’enjoliver les récits de ses hauts faits. Mais ce fut un choc pour lui de découvrir que les archives du suresprit différaient radicalement des descriptions glorieuses de son père. Il s’était plongé avec fièvre dans les enregistrements concernant Salusa Secundus, le Temps des Titans et le Vieil Empire, stupéfait. Jamais il n’avait ouvert ces archives. Tout était là, sous son regard consterné. Mon père m’a menti ! Il a déformé les événements, il a pris à son compte des victoires en me cachant la brutalité de ses actes, les souffrances qu‘il a infligées — Omnius lui-même le savait. Serena lui avait dit la vérité. Pour la première fois de sa vie, il ressentit de la colère envers les machines, envers son père, et un début de compassion pour les humains. Ils s’étaient défendus avec une telle bravoure ! Physiquement, je suis leur semblable. Qu‘est-ce que cela signifie ? Agamemnon, son père, avait été responsable d’horribles massacres et de dévastations sans nombre pendant l’ge des Titans. Contre des populations qui ne faisaient que défendre leur liberté. Lui et Junon étaient responsables de milliards de morts et de la mise en esclavage des survivants. L’humanité biologique n’avait pas mérité ça. Ce n‘est guère étonnant que Serena me haïsse : je suis le fils d’un abominable assassin ! Il poursuivit sa lecture. Toute l’Histoire se déroulait sur l’écran, un immense dossier rassemblé par des machines efficaces. Ces intelligences étaient incapables de trafiquer leurs dossiers. Pour elles, les données étaient sacrées, et la précision de l’information devait être absolue. Une distorsion était un anathème. Une distorsion de la vérité requérait un esprit humain, ou bien... un esprit humain enfermé dans un corps mécanique. Un cymek. Il sursauta quand Seurat lui demanda : — Vous recherchez quoi au juste, Vorian ? Vous venez de passer des heures devant cet écran. Vorian se tourna vers son visage miroitant. — J’en apprends beaucoup sur moi-même. — Cela ne devrait requérir qu’une brève séance, fit Seurat en essayant encore une fois de se montrer spirituel. Pourquoi vous donner tant de mal sans nécessité ? — Parfois, il est nécessaire d’affronter la vérité, Seurat, dit Vorian en éteignant la console. Seurat retourna à son poste et appela le lien de commandement du vaisseau afin d’entamer l’approche planétaire. — Allez, nous venons de rejoindre Corrin. Il va falloir effectuer la mise à jour comme d’habitude. La science, déguisée en bienfait de l’humanité, est une force dangereuse qui modifie souvent les processus naturels sans en voir les conséquences. Dans un tel scénario, la destruction de masse est inévitable. Cogitor Reticulus, Observations faites du haut de mille années Tio Holtzman avait achevé ses tests avec tous les projectiles et explosifs existants et il était impatient de lancer la production commerciale de son bouclier. Il avait déjà eu des entretiens avec la direction des usines de la ceinture minière nord-ouest de Poritrin et les ateliers d’assemblage de Starda. Les esclaves allaient lui permettre de faire des profits substantiels. Avec ses brevets, tout comme le Seigneur Bludd son patron, il serait l’un des hommes les plus riches de la Ligue des Nobles. Malheureusement, alors qu’il travaillait sur les projections d’inventaire et de fournitures, se comportant plus en homme d’affaires qu’en scientifique, il parvint à une conclusion inéluctable. Poritrin, monde bucolique et agricole au demeurant, ne saurait répondre à la demande qu’une invention aussi merveilleuse ne saurait manquer de déclencher. Le Seigneur Bludd ne serait nullement satisfait de céder cette affaire à un fabricant hors-monde, mais Holtzman n’avait pas d’autre choix que d’aller chercher dans les autres complexes industriels de la Ligue. Avant de vendre ses unités de fabrication à la Colonie de Vertree ou aux nouveaux périmètres de Giedi Prime, il se dit qu’il devait tester son bouclier personnel contre une arme sans projectile : un rayon d’énergie. Les armes à laser étaient tellement moins efficaces que les explosifs ou les simples projectiles qu’elles n’étaient presque jamais utilisées au combat. Néanmoins, il devait s’en assurer. Pour le dernier test, il ordonna à ses gardes de se procurer un fusil laser dans l’ancienne armurerie. Ils cherchèrent longtemps, brandissant une pléthore de réquisitions, et dénichèrent enfin l’arme précieuse qu’ils amenèrent jusqu’aux laboratoires d’Holtzman. Tous les tests précédents s’étaient révélés positifs et de moins en moins excitants. Bientôt, il engrangerait les bénéfices. Norma Cenva était redevenue sa collaboratrice à temps plein. Il la laissait s’immerger dans ses calculs tandis qu’il savourait son succès. Pour le test du laser, il plaça un esclave derrière le bouclier. Il avait l’intention de tirer lui-même. Il ne s’était fait accompagner que par un seul assistant qui devait enregistrer les résultats. Il manipula longuement les contrôles de l’arme antique en se demandant comment déclencher le faisceau. Norma entra soudain, le visage écarlate, en agitant les bras. — Attendez ! Savant Holtzman, vous courez un terrible danger ! Il fronça les sourcils et la regarda comme un père devant sa fille turbulente. — Ah, mais vous étiez tout aussi sceptique lors du test précédent. Regardez, je ne suis même pas dans la ligne de tir. Mais Norma garda son expression de crainte. — L’interaction de votre champ de force et d’un faisceau laser focalisé va provoquer des conséquences extraordinaires – une destruction massive. Elle lui présentait des feuillets couverts d’équations et de ses incompréhensibles notes. Irrité, il abaissa son arme avec un lourd soupir. — Je n’ose supposer que vous vouliez me montrer des bases de calcul pour ça ? (L’esclave zenchiite, de l’autre côté du bouclier, avait un regard inquiet.) Ou bien est-ce encore là le résultat de vos mystérieuses intuitions ? — Savant Holtzman, j’ai été dans l’incapacité d’extraire une base spécifique de l’anomalie quand j’ai introduit un facteur d’énergie cohérente de laser dans l’interface du champ. Mais il existe à l’évidence un potentiel de singularité significatif. Holtzman se pencha vers les griffonnages, mais ils ne lui disaient rien. Les lignes s’entremêlaient, les notations dérivaient, se brouillaient pour montrer des facteurs qu’il n’avait encore jamais vus. Il fronça les sourcils, se refusant à admettre qu’il ne comprenait rien. — Ça n’est pas une preuve très valable, Norma – ni très convaincante. — Êtes-vous en mesure de la réfuter ? Pouvez-vous prendre un tel risque ? Cela pourrait provoquer un désastre pire que celui du générateur de résonance, une catastrophe énorme. L’expression d’Holtzman resta de marbre, mais l’ombre d’un doute s’était insinuée dans son esprit. Il ne pouvait ignorer les arguments de cette jeune femme si brillante. Il s’était toujours dit en secret que Norma comprenait mieux que lui les concepts de son champ d’études. — Très bien. Puisque vous insistez, je vais prendre une ou deux précautions. Vous avez des suggestions à me faire ? — Faites le test le plus loin possible, sur une lune ou, mieux, un astéroïde. — Un astéroïde ! Vous mesurez ce que ça va coûter ? — Moins que de reconstruire tout Starda. Il gloussa de rire avant de comprendre qu’elle ne plaisantait pas. — Je vais retarder l’expérience autant que possible. Mais j’attends des preuves de votre part. Justifiez votre intuition avant que je sois obligé d’affronter tous ces frais et ces ennuis. Je ne peux pas m’appuyer sur le seul fait que vous ayez un mauvais pressentiment. Norma Cenva était une scientifique, une mathématicienne, mais elle n’était absolument pas rodée en politique. Et, telle une enfant naïve, elle s’en alla voir le Seigneur Niko Bludd dans sa résidence nobiliaire, sur l’éperon qui surplombait l’Isana. Le toit de tuiles vernissées qui couvrait la haute tour conique était en contraste absolu avec le métal bleuté si commun dans les constructions de Starda. Des Dragons étaient alignés dans le hall, semblables à des reptiles dorés avec leurs casques à cimier, leurs capes écarlates et leurs gantelets segmentés. Bludd semblait d’humeur amène. Il tira sur sa barbe bouclée en souriant. Bienvenue, jeune dame ! Savez-vous que, lors d’une réunion récente sur Salusa, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec votre mère ? Ses Sorcières ont repoussé une autre attaque cymek, dirigée contre Rossak, cette fois. Je comprends d’où vous tenez votre talent particulier. Ses yeux bleus pétillaient. Embarrassée, elle gardait les yeux baissés. — À vrai dire, Seigneur Bludd, ma mère attend beaucoup de moi, mais cependant... (Elle leva les bras.) Comme vous pouvez le voir, je n’aurai jamais sa beauté. — L’apparence n’est pas tout, fit Bludd sans accorder un regard aux cinq femmes ravissantes qui tournaient autour de lui. Le Savant Holtzman considère que votre esprit est riche d’idées remarquables. C’est lui qui vous a envoyée ? Il aurait un nouveau projet dont il souhaiterait me faire la démonstration ? Une domestique élégamment vêtue leur présenta un plateau d’argent sur lequel étaient disposées deux coupes artistement ornées emplies d’une boisson claire et pétillante. Norma en prit une avec maladresse et but en même temps que le Seigneur Bludd. — Oui, il prépare une autre démonstration, Seigneur Bludd. Mais je dois vous demander d’intervenir. — Pour quelle raison ? — Le Savant Holtzman veut essayer son nouveau bouclier avec un laser, mais il court au-devant du danger, Seigneur... Je... je crains une interaction violente. Extrêmement violente. Elle s’expliqua ensuite en termes mathématiques pour défendre à fond ses convictions, mais Bludd leva les mains, confus, dépassé. — Et que pense le Savant de votre inquiétude ? — II... il a confiance en mes capacités, mais je redoute qu’il ne veuille faire cette expérience très vite et à faible coût. Il ne souhaite pas vous déplaire en y investissant trop d’argent. (Elle avait la gorge nouée devant sa propre audace.) Mais si je ne me trompe pas, les effets pourraient ravager tout un district de Starda, plus encore peut-être. — Vous voulez dire que ça pourrait être... comme une explosion atomique ? (Bludd était stupéfait.) Mais comment est-ce possible ? Un bouclier est une arme défensive. Les atomiques sont destinées à détruire et... — Les interactions secondaires et tertiaires sont difficiles à prévoir, Seigneur Bludd. Est-ce qu’il ne serait pas plus sage de prendre des précautions en dépit de la somme à dépenser ? Pensez aux profits que Poritrin va tirer de cette invention. Tous les personnages influents, tous les vaisseaux privés seront dotés d’un boucher individuel et vous recevrez à chaque fois des droits. (Elle cherchait où reposer sa coupe qui se faisait lourde dans sa petite main.) Par ailleurs, si l’on venait à découvrir cette faille après que les bouchers auront été mis sur le marché, imaginez les indemnités et les pertes. Bludd passa nerveusement la main dans sa barbe avant de jouer avec la chaîne de joyaux précieux qui brillait sur sa poitrine. — Très bien, je dois considérer cela comme un investissement. Le Savant Holtzman a déjà gagné une fortune suffisante pour commanditer cent fois ses idées excentriques, de toute manière. Norma s’inclina. — Je vous remercie, Seigneur Bludd. En retournant vers son mentor, Norma n’avait toujours pas conscience de la gaffe qu’elle venait de commettre en contournant son autorité. Elle s’attendait à ce qu’un personnage du niveau de Tio Holtzman prenne des décisions rationnelles et non pas émotionnelles, sans tenir compte de ses conflits privés et de ses soucis mesquins. Elle avait grandi avec les reproches constants de sa mère et avait appris à supporter les insultes. Comment le Grand Savant pouvait-il se comporter de façon plus médiocre encore ?... L’expérience eut lieu sur un astéroïde désolé qui orbitait très loin de Poritrin. Une équipe d’ouvriers dégagea un terrain au centre d’un cratère plat, mit en place des appareils d’enregistrement avant d’installer le dispositif de bouclier dans la croûte de poussière. Puis une frégate les remmena vers Poritrin. Comme poste d’observation, Norma et Holtzman avaient choisi une navette militaire détachée de l’Armada. Le Savant avait envisagé de monter une série d’armes laser dans le cratère, tout autour de la cible. Mais, consciente de son budget limité, Norma lui avait suggéré qu’il suffirait de survoler la cible et de tirer dessus avec le vieux laser dont la navette était armée. Ils étaient maintenant en approche et Holtzman, préoccupé, ne répondait pas aux quelques tentatives de conversation de Norma. Il était anxieux et sombre, et souhaitait avant tout prouver que sa jeune assistante s’était trompée. Norma se contenta donc d’observer les cuvettes laissées par les impacts des météorites, les amas de pierres en équilibre instable et les longues fissures des marées gravifiques. À vrai dire, ce petit monde avait depuis longtemps été ravagé par les forces cosmiques. — Qu’on en finisse, fit Holtzman. Pilote, tirez dès que vous serez prêt. Norma se pencha vers la baie. La navette volait à basse altitude et le bouclier était droit devant eux. — Préparons-nous à ouvrir le feu, Savant Holtzman, dit-elle. D’un ton désinvolte, il déclara : — Vous allez voir que vous avez imaginé une excessive... Le pilote tira et un trait ardent jaillit du petit vaisseau. Il était sur le point de parler quand la gerbe d’énergie lumineuse le fit taire. Même dans le silence du vide, l’onde de choc résonna plus violemment qu’un coup de tonnerre. L’onde se propagea vers le haut et le pilote se débattit aux commandes en hurlant : — Cramponnez-vous ! Il lança les moteurs à pleine puissance et Norma se sentit écrasée par l’accélération, au bord de l’inconscience. Un marteau colossal s’abattit sur l’arrière de la navette qui fut secouée comme un jouet. Elle partit à la dérive tandis que l’astéroïde se fragmentait, s’émiettait en rocs chauffés à blanc, bientôt liquéfiés, tournoyant en spirale. Hébété, Holtzman détourna le regard du cœur ardent de l’explosion tandis que le pilote rétablissait péniblement l’équilibre du vaisseau. À côté d’Holtzman haletant, muet, Norma elle- même restait pétrifiée. Elle se tourna vers son mentor et ses lèvres bougèrent sans émettre aucun son. Mais les mots n’étaient pas nécessaires. Si Holtzman avait procédé à son expérience dans son laboratoire, il ne resterait plus rien de sa résidence, une grande partie de la cité serait oblitérée et l’Isana aurait sans doute quitté son lit. Il la regarda. D’abord avec colère, puis avec stupéfaction. Jamais plus il ne douterait de son intuition, jamais plus il ne mettrait en doute ses connaissances scientifiques. Pourtant, un couteau lui fouaillait l’esprit, sa confiance était blessée, son image publique lacérée. Son mécène, Niko Bludd, saurait maintenant la vérité. Norma avait défié ouvertement le jugement d’Holtzman, et ses doutes s’étaient révélés justifiés. Il ne voyait pas comment cacher à tous, sur Poritrin – les seigneurs, les Dragons de sa garde, et même les esclaves – que la mathématicienne de Rossak s’était montrée meilleure que lui. La nouvelle se répandrait vite. Il s’était montré particulièrement médiocre, et cette blessure profonde pourrait bien ne jamais cicatriser. Les animaux doivent parcourir le territoire pour survivre – pour l’eau, la nourriture, les minéraux. L’existence dépend du mouvement : ou vous bougez, ou le territoire vous tue sur place. Mission Impériale d’Exploration Écologique d’Arrakis, archives anciennes C’était la nuit silencieuse du désert. La première lune s’était déjà couchée alors que la seconde flottait au- dessus de l’horizon comme un œil jaune endormi mais encore méfiant. Selim, lui, n’était qu’une ombre furtive tapie près d’un rocher. Il épiait la falaise, avec les trous obscurs des grottes. Il ne connaissait pas ce village, ni les trésors qu’il pouvait receler – mais Bouddhallah lui-même l’avait guidé jusqu’ici. Le désert et tous ses habitants faisaient désormais partie de la vaste destinée de Selim et il ne s’interrogeait plus sur ses actes, pas plus qu’il ne cherchait à les justifier. Ces gens n’avaient que peu de contacts avec la tribu du Naib Dharta, même si, à l’image de tous les Zensunni, ils envoyaient régulièrement des expéditions jusqu’à Arrakis Ville pour se procurer les denrées qui leur étaient essentielles. Même avec leurs méthodes d’agriculture autonomes et leurs réservoirs d’eau, les gens du désert ne pouvaient totalement vivre en autarcie. Ni Selim, malgré tous ses efforts. Les dispositifs de condensation des deux stations botaniques lui fournissaient l’eau nécessaire. Et il disposait d’une réserve importante de nourriture dans les caches abandonnées qu’il avait mises au jour. Mais, après un an et demi, elles avaient commencé à s’épuiser en même temps que ses batteries, et il avait perdu un trésor quotidien. Il devait absolument trouver d’autres ressources pour poursuivre son existence solitaire. Dieu lui avait apporté bien des secours et bien des avantages... mais il y avait d’autres éléments nécessaires qu’il devait obtenir par lui-même. Il n’avait pas besoin de comprendre comment tout cela s’articulait dans le plan de Bouddhallah. Il devait exister une raison qu’il découvrirait bien un jour. Depuis longtemps, il observait ce village et les allées et venues des habitants. Il savait que les femmes avaient installé les ruches à l’intérieur, tout près du seuil, afin que les insectes puissent s’envoler directement en quête des petites fleurs qui poussaient dans certaines fissures abritées. A cette idée, il eut presque l’eau à la bouche. Il n’avait goûté du miel qu’une seule fois dans sa vie, quand le Naib avait eu un grand pot de nectar dont il avait distribué une petite part à chaque membre de la tribu. Le goût était délicieux, mais il rappelait cruellement aux Zensunni toutes ces délices dont ils étaient privés. Mais à terme, quand les villageois auraient compris son message, Selim était certain d’avoir du miel chaque matin. Il avait besoin de certains de leurs biens, mais il voulait aussi leur faire une déclaration en se manifestant. Bouddhallah lui avait montré une voie nouvelle vers la force avec l’indépendance et l’autonomie, il l’avait libéré des lois anciennes. Selim détestait les règles rigides et mesquines des Zensunni. Si le Naib Dharta n’avait pas écouté les accusations mensongères d’Ebrahim, Selim serait encore un membre de la communauté, satisfait et travaillant dur pour le bien de tous. Mais il l’avait envoyé vers la mort, changeant ainsi le cours de son destin. Un sac vide sur le dos, il rampa vers le haut : il avait mémorisé l’itinéraire et repéré la grotte dans laquelle les villageois stockaient leurs provisions. La garde de jour se relâchait dès la nuit venue. Les villageois se reposaient sur leur isolement et leur vigilance était plutôt molle. Selim comptait faire une incursion rapide dans la grotte, s’emparer de ce qu’il voulait et s’éclipser très vite sans agresser personne. Il était sur le point de devenir un bandit. Selim le Chevaucheur de Ver... Selim le hors-la-loi. Il escalada la pente en silence et trouva le sentier que les Zensunni du village empruntaient quand ils allaient récolter l’épice. Il se hissa vers le haut à la force des mains, se rétablit sur l’aplomb et plongea le regard dans l’ombre de la grotte. Ainsi qu’il l’avait espéré, la réserve était remplie de sacs de nourriture hors-monde, sans doute négociée à un bon prix au spatioport. Des douceurs, sans doute, se dit-il en souriant. Mais pourquoi ? Ces villageois n’avaient pas besoin d’autant de choses. Son devoir était de les soulager de certains de ces caprices. Par exemple, il allait faire le plein de gaufrettes nutritionnelles. Il se mit très vite à la tâche, entassant les aliments et les piles énergétiques dans son sac. Il y ajouta des semences, et des échantillons végétaux qu’il allait replanter dans l’une des serres de ses stations. Oui, des légumes frais, voilà ce qu’il lui fallait pour améliorer son ordinaire. Il prit aussi un outil de mesure et un marteau sonique destiné à fracturer la roche selon des tracés précis. Cela lui serait particulièrement utile pour se confectionner d’autres repaires, d’abord à partir de cavités naturelles dans des affleurements inhabités. Mais les deux outils ne rentraient pas facilement dans son sac. Il farfouilla dans l’ombre et finit par poser le marteau sonique sur le sol. Sous le choc, l’appareil lança une impulsion et ce fut comme si un coup de canon réveillait soudain le village troglodyte. Pris de panique, il récupéra ce qu’il pouvait avec des gestes frénétiques, lança le sac par-dessus son épaule et refranchit le surplomb. Il entendait déjà des cris inquiets. Des bâtons lumineux explorèrent la falaise. Il dévala le sentier aussi furtivement que possible, mais dans sa course il projeta des cailloux qui ruisselèrent à grand bruit vers le bas. Un faisceau de lumière l’accrocha et d’autres cris jaillirent. Le village était gagné par une frénésie bruyante. Les hommes, les femmes et les enfants se ruaient dans la nuit en levant le poing, lui hurlant de s’arrêter. Selim n’avait nul endroit où se cacher, et le poids de son sac le ralentissait. Les Zensunni dévalaient les degrés taillés dans le roc ou se laissaient dévaler sur des échelles de corde. Terrifié mais exultant, Selim atteignit enfin le sable et courut vers le large. Il trébucha et entendit les imprécations des villageois se rapprocher. Il se remit à courir, avec l’espoir qu’ils ne se risqueraient pas loin dans les dunes. Il redoutait que leur colère légitime triomphe de leur crainte de Shaitan. C’est alors qu’il lui vint une idée. Il ralentit, fouilla fébrilement dans son sac et y retrouva le marteau sonique. Il s’agenouilla sur une dune, régla l’intensité de l’outil au maximum et le planta dans le sable, déclenchant une onde qui se répercuta en profondeur. Des jets de sable montèrent en crissant dans la nuit. Les Zensunni criaient derrière lui, fous de rage. Selim reprit sa course, escalada une dune, retomba, glissa, roula vers le bas sans lâcher le marteau. Puis, il s’arrêta enfin dans un creux, entre les ombres de la seconde lune. Haletant, il se redressa et rampa vers la crête. — Allez, viens, Vieux Rampant ! Je t’appelle ! Tu m’entends ? Il agitait le marteau comme un prêtre bouddhislamique prêt à frapper sur son gong. Il lança un troisième signal, plus insistant. Les Zensunni du village semblaient hésiter, maintenant. Leurs voix lui parvenaient plus faiblement. Ils étaient loin de leurs repères habituels. Finalement, Selim perçut le sifflement qu’il espérait, le friselis cristallin du monstre en approche. Ceux qui le traquaient l’entendirent aussi et s’arrêtèrent en s’interpellant, inquiets. Puis ils virent la trace fauve et noir sous la lune et décampèrent avec des cris étouffés. Avec un sourire féroce, certain maintenant que Bouddhallah ne permettrait pas qu’on lui fasse du mal, Selim s’accroupit au faîte d’une dune et regarda les silhouettes frénétiques des villageois qui fuyaient. Le ver approchait à vive allure et les bruits de course allaient certainement l’attirer. Si Selim restait parfaitement immobile, comme en cet instant, le ver passerait au large et poursuivrait sa chasse, insatiable. Mais l’idée que le monstre puisse dévorer tous ces hommes le dérangeait. Ils ne l’avaient poursuivi que pour sauver leurs biens. Il ne souhaitait pas qu’ils meurent par sa faute. Cela pouvait ne pas être inscrit dans le plan de Bouddhallah, mais il en allait de sa conscience. Quand le ver fut à bonne distance, il diminua l’intensité du marteau et le replanta dans le sable. Comme il l’avait prévu, la bête se détourna vers lui. Il récupéra alors son outil, s’accroupit une fois encore et attendit. Au loin, à mi-chemin de leur falaise, les Zensunni s’étaient arrêtés et regardaient, ébahis. Il les distinguait nettement dans la clarté de la nuit. Et il se dressa de toute sa hauteur tandis que le ver venait droit sur lui. Quand il fut installé sur l’échiné du ver, avec ses cordes et son bâton de guidage, il se laissa aller au bonheur de savoir que son butin était intact et que nul n’avait perdu la vie. Il se retourna et distingua très loin les silhouettes infimes des hommes. Ils l’avaient tous vu monter sur le démon des sables, ils le voyaient maintenant gagner le désert profond en le guidant comme un simple kulon docile. — Pour vous dédommager de ce que je vous ai pris, leur lança-t-il, pas du tout certain qu’ils l’entendent, je vous laisse une histoire que vous pourrez raconter autour du feu de camp dans les années qui viendront ! Celle du Chevaucheur de Ver ! Mais l’heure n’était pas encore venue de révéler son identité. Avant tout, il devait semer, replanter. Plus tard, au lieu de réciter des poésies et de chanter les laments mélancoliques des ancêtres, ils parleraient des heures durant, jusqu’à l’aube peut-être, de l’homme solitaire qui savait dompter les vers des sables. La légende de Selim continuerait de se répandre... comme un arbre déployant ses bourgeons au milieu des terres désolées où jamais il n’aurait dû survivre. La mère à l’enfant : une image de l’humanité qui perdure extrêmement mystérieuse. Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents Le petit Manion était devenu la lumière qui éclairait la vie de captive de Serena. — Votre enfant est une créature qui vous prend beaucoup de temps, remarqua Érasme. Je ne comprends pas pourquoi il requiert autant d’attention. Serena s’arracha au regard interrogatif des grands yeux de son fils pour se tourner vers le visage-miroir du robot. — Il va avoir trois mois. Il faut qu’il grandisse et apprenne. Les bébés humains ont besoin d’être élevés. — Les machines sont pleinement opérationnelles dès leur premier jour de programmation. — Ce qui explique bien des choses. Pour nous, la vie est un processus de développement graduel. Si nous ne sommes pas élevés, nous ne pouvons survivre. Vous n’avez jamais été élevé, Érasme. Je pense que vous devriez améliorer la façon dont les enfants des esclaves sont élevés dans vos enclos. Faites preuve de clémence, de douceur, encouragez leur curiosité. — Encore une de vos suggestions d’amélioration ? Combien de changements perturbateurs comptez-vous que j’effectue ? — Autant qu’il m’en viendra à l’esprit. Vous avez dû constater des variations de comportement chez vos esclaves, non ? Ils semblent plus vivants depuis que vous leur avez montré un peu de compassion. — Il s’agissait de votre compassion et non de la mienne. Et ils le savaient. (Le robot indépendant affichait maintenant une expression perplexe.) Votre esprit est empli de contradictions. Je m’étonne que vous réussissiez à survivre jour après jour sans que vos circuits fondent. Surtout avec cet enfant. — Erasme, l’esprit humain est bien plus résistant que vous ne l’imaginez. Elle serra son enfant entre ses bras. Chaque fois qu’Érasme se plaignait des perturbations que Manion provoquait, elle redoutait qu’il ne le lui enlève. Elle avait trop souvent vu les crèches affreuses et bondées remplies de jeunes enfants gémissants. Elle avait sans doute réussi en partie à améliorer l’existence des esclaves traités comme des bêtes, mais elle savait qu’elle ne supporterait pas de voir son enfant jeté dans les enclos. Érasme, appuyé nonchalamment contre une statue représentant un espadon, observait Serena en train de jouer avec Manion dans la lumière de fin d’après-midi. La mère et l’enfant plongèrent dans l’une des piscines d’eau bleue de la terrasse qui dominait l’océan. Serena avait un besoin vital de l’écho du ressac et des cris des oies sauvages. Son fils barbotait en gloussant de joie et Érasme suggéra à Serena de nager nue comme lui. Mais elle insista pour garder son maillot blanc et strict. Comme toujours, le robot les avait accompagnés dans leurs ébats. Comme toujours, elle s’efforçait d’ignorer son regard : elle gagnait ainsi une heure paisible avec Manion. Elle devinait déjà à quel point il ressemblerait à son père. Mais aurait-il jamais la liberté, la force personnelle, la volonté et, surtout, la possibilité de combattre les machines pensantes ? Autrefois, elle avait pensé au niveau d’une politique à l’échelle de la Ligue et des problèmes militaires essentiels, mais elle ne s’inquiétait plus maintenant que de la sécurité de son fils. Elle était passée du politique majeur aux soucis de famille. Et elle s’acharnait plus qu’auparavant sur ses devoirs domestiques : ainsi Érasme n’aurait aucune excuse pour la séparer de Manion. Le robot avait dû prendre conscience de sa nouvelle détermination et il semblait éprouver plus de plaisir à leurs joutes verbales. Elle admettait parfois avec réticence qu’elle appréciait les petites libertés qu’il lui accordait. Même si elle n’avait jamais cessé de le haïr, Serena avait conscience qu’il tenait son destin – et désormais celui de Manion – entre ses mains de métal. En un équilibre très délicat. En regardant son fils, avec son petit menton volontaire et le pli décidé de sa bouche, elle pensa à Xavier et à son dévouement de fer pour son devoir. Pourquoi ne suis-je pas restée auprès de lui ? Pourquoi ai-je donc voulu sauver Giedi Prime ? Est-ce que je n‘aurais pas pu me comporter pour une fois comme une femme ordinaire ? Des oies sauvages volaient droit vers la villa dans un concert de cris. Peu leur importait que la Terre soit dominée par les hommes ou les machines. Une averse d’excréments tomba sur le patio, décorant la statue de l’espadon, non loin d’Érasme. Le robot ne réagit pas. Il savait que cela faisait partie de l’ordre naturel des choses. Manion regarda les oies s’éloigner avec un rire roucoulant. A trois mois, il se montrait curieux de tout. Parfois, il essayait de tirer sur la barrette dorée dans les cheveux de sa mère, ou tendait ses petits doigts vers les bijoux qu’Érasme aimait qu’elle porte. De plus en plus, il semblait considérer Serena comme une hôtesse, un élément décoratif de son intérieur. Il s’approcha de la piscine et son regard se porta vers le bébé qui clapotait entre les bras de sa mère. — Je n’ai jamais réussi à comprendre tout le désordre et le chaos qu’un enfant peut provoquer dans une demeure ordonnée et paisible. Cela me paraît... dérangeant. — Les humains se complaisent dans le désordre et le chaos, fit-elle en essayant de paraître désinvolte, même si elle se sentait intérieurement glacée. C’est ainsi que nous apprenons à innover, à être flexibles, souples, subtils et à survivre. (Elle sortit de la piscine avec son fils et l’enveloppa dans une douce serviette blanche.) Pensez à toutes les occasions où l’ingéniosité des humains a déjoué les plans d’Omnius. — Pourtant, les machines vous ont conquis. — Avons-nous été vraiment conquis, Érasme, au vrai sens du terme ? (Elle haussa les sourcils, un de ses maniérismes qu’il trouvait aussi irritant qu’énigmatique.) De nombreuses planètes échappent encore à la domination des machines pensantes. Si vous êtes tellement supérieurs, pourquoi vous battez-vous si âpre- ment pour nous imiter ? Érasme ne comprenait pas les liens émotionnels qui unissaient la mère et son fils. En dépit du ton assuré de Serena, il était très surpris de constater des changements harmonieux chez cette jeune femme qui s’était montrée auparavant indépendante, inflexible. Depuis qu’elle était mère, elle semblait être une personne différente. Jamais elle n’avait servi Érasme avec la moitié de l’attention qu’elle apportait à cet enfant bruyant, saccageur. Dans ses recherches sur les rapports humains, il avait accumulé des données utiles. À l’avenir, il ne tolérerait pas de telles perturbations dans sa maisonnée. Le bébé troublait sa vie de tous les jours et il voulait l’attention absolue de Serena. Ensemble, ils avaient un travail important qui les attendait. Depuis qu’elle s’occupait de son fils, elle avait perdu sa concentration. Érasme se tourna vers le petit Manion et, furtivement, son visage de métal fluide prit une expression féroce. Qui redevint aussitôt un sourire tranquille quand Serena le regarda. Sous peu, cette phase de l’expérience devrait cesser. Il réfléchit au meilleur moyen. La patience est une arme qui se trouve d’autant mieux forgée par celui qui connaît sa cible spécifique. Iblis Ginjo, Options pour la Libération totale Depuis huit mois de tension absolue, Iblis Ginjo agissait seul. Il prenait des décisions et se fiait à son imagination pour mesurer l’agitation qui gagnait les esclaves. Au titre de servant des machines, il avait droit à certains privilèges, mais jamais encore il n’avait su réellement à quel point leur existence était terrible. Il s’était dit stupidement que les quelques récompenses et compliments auxquels il avait droit pouvaient permettre de supporter leur condition. Comment avait-il pu se tromper durant tous ces siècles ? Il était persuadé qu’il devait exister d’autres leaders secrets dans le cercle, et des combattants de la résistance. Le Cogitor Eklo et Aquim lui avaient promis de le soutenir, mais il ne pouvait que s’interroger sur leurs ressources et leurs moyens. Malgré tout, s’il ne tenait pas compte des suspicions constantes d’Ajax et de l’exécution sommaire d’Ohan Freer, les machines pensantes ne semblaient pas vraiment au fait du soulèvement qui couvait. Bientôt, tout allait basculer. Des semaines durant, Iblis s’était dépensé, discrètement mais intensément, délivrant des messages furtifs aux ouvriers les plus fidèles, les recrutant un à un dans le cercle des mécontents. Il les avait préparés méthodiquement à la possibilité d’une révolte ouverte et, en dépit du danger, ils avaient fait passer le message. Iblis était prêt à jurer que leur mouvement ne serait pas une autre cause perdue comme les Rébellions Hrethgir. Dans les deux derniers mois, il avait réussi à doubler pratiquement les rangs de son organisation. Il sentait la vague s’enfler. Pour faire partie de la résistance en marche, chacun des nouveaux convertis devait s’inscrire sous des noms secrets et des niveaux de clandestinité recommandés par le moine Aquim. Les centaines de membres de l’organisation étaient divisées en cellules de dix individus, pas plus, afin que chaque membre n’en connaisse que quelques autres. Mais ils continuaient à répandre les mots d’ordre, leur objectif, leur motivation et, avant tout, l’intimation de prudence extrême. Comme s’ils attendaient ce moment depuis un millier d’années. Le Cogitor Eklo avait fourni une explication plutôt ésotérique sur la façon dont leur mouvement pouvait atteindre un taux de croissance exponentiel en imitant un modèle basique de biologie : la multiplication des cellules par mitose. Les membres de chaque cellule rebelle devaient croître, se séparer, et former de nouvelles cellules... Tôt ou tard, ils rencontreraient d’autres groupes avec lesquels ils fusionneraient en augmentant ainsi leur puissance. A terme, les mécontents atteindraient la masse critique, il y aurait un flash d’énergie pareil à une décharge électrochimique... Rien n’est impossible. Iblis avait reçu des communications secrètes ultérieures à des moments imprévisibles. Les mots mystérieux étaient d’ordre général, ils ne lui donnaient aucune idée de l’existence d’autres cellules ou de ce qu’on pouvait attendre de lui. Si la révolte devait éclater, elle serait importante mais sans coordination, ce qui était inquiétant. Il craignait que cette absence d’organisation face à la structure hyper-organisée des machines condamne leur mouvement à l’échec. Mais d’un autre côté, l’imprévisibilité absolue des humains pouvait être leur avantage suprême. En revenant de ses trois journées de travail sur la fresque de la Victoire des Titans, Iblis vit un esclave se glisser hors de son bungalow. Il se précipita à l’intérieur et trouva un message sur son lit. Il ressortit et apostropha le vieil esclave qui traversait la cour. — Hé ! Arrête ! Je veux te parler ! L’autre s’arrêta, incapable de résister à l’ordre d’un contremaître. — Qui t’a envoyé ? Dis-moi ! L’esclave secoua la tête en prenant une expression étrangement neutre. Il ouvrit la bouche et leva le doigt. On lui avait tranché la langue. Iblis lui tendit alors un bloc électronique. L’esclave haussa les épaules : comme s’il ne savait ni lire ni écrire. Iblis admit en lui-même que c’était un moyen efficace de prévenir la contamination entre les diverses cellules. Déçu, il laissa partir le vieil homme en murmurant : — Continuons la résistance. Rien n’est impossible. Encore une fois, l’autre fit la sourde oreille et disparut. De retour au bungalow, Iblis prit connaissance du bref message : « Bientôt, nous serons unis. Rien ne nous arrêtera. Vous avez fait de grands progrès, mais vous devez maintenant continuer sans notre aide. Accélérez vos plans et attendez un signe. » Déjà, les caractères se corrodaient et s’estompaient sur le mince feuillet de métal. Au loin, le soleil se couchait derrière l’horizon artificiel des monuments des cymeks. Attendez un signe. Si jamais Omnius ou l’un des Titans avait eu vent du complot prématurément, la révolte mourrait. Iblis ne s’était jamais considéré comme un héros. Il travaillait pour les humains libres, mais il savait aussi qu’une part de lui-même ne voulait pas aller contre son ego. Il devait profiter de son pouvoir de modifier les opinions pour galvaniser la volonté d’action parmi les esclaves. Il était facile de réveiller chez eux le rêve ancien de la liberté, mais dès qu’ils pensaient au second degré, ils retrouvaient leur crainte de représailles de la part des machines pensantes. Dans ces moments de doute, Iblis était capable de les regarder droit dans les yeux et de chuchoter des paroles d’encouragement avec une intensité profonde pour les convaincre du succès inéluctable de leur mouvement. Il les contrôlait physiquement et psychiquement. Son talent de leader ne lui avait jamais fait défaut et, récemment, il avait découvert des aspects nouveaux de sa personnalité. Des aspects quasi hypnotiques... Ses équipes avaient maintenu leur programme harassant sur la fresque des Titans. Les hommes qu’il avait choisis travaillaient sous la surveillance de quelques robots et d’un seul néo-cymek, ce qui lui avait permis d’incorporer les composants destructeurs suggérés par le Cogitor Eklo. De son côté, il avait disposé un armement clandestin sur quatre autres chantiers de la capitale. Le robot Érasme en personne avait demandé des ouvriers qualifiés pour sa villa... et là, Iblis discernait d’autres possibilités. Il avait gardé le feuillet de métal du message, désormais vide. Il le mit dans une pile destinée à être recyclée. Muni de ses quelques fragments d’information, il se jura de rassembler les pièces du puzzle. Son noyau personnel d’ouvriers révoltés était prêt à passer à l’action et à casser les machines : chaque jour qui s’écoulait ne faisait qu’augmenter la pression. Il se dit qu’il ne pourrait attendre éternellement. Il s’apprêtait à frapper seul. Le signal promis lui parviendrait avant peu. L’un des plus grands problèmes de notre univers est de comprendre la procréation et l’énergie cachée en elle. Avec cette énergie, vous pouvez éveiller les humains, les manipuler et leur faire accomplir des choses dont eux-mêmes ne se seraient pas pensés capables. L’énergie – appelez-la amour, désir, quoi que ce soit – doit se déverser. Si vous la mettez en bouteille, elle deviendra très dangereuse. Iblis Ginjo, Options pour la Libération totale Depuis des mois, Érasme tolérait l’enfant perturbant. Le fils de Serena avait six mois et le robot s’irritait de ne pas progresser dans ses propres recherches. Il voulait lancer d’autres enquêtes et ce petit être mal élevé était constamment sur son chemin. Il devait faire quelque chose. Serena se montrait de plus en plus protectrice à son égard et lui consacrait plus de temps et d’énergie qu’elle n’en accordait à Érasme. Ce qui était totalement inacceptable. Il ne laisserait jamais se reproduire une circonstance aussi pénible. Serena l’intriguait et il lui avait accordé beaucoup plus de liberté qu’à n’importe quelle autre esclave. Il constatait par ailleurs que le bébé ne lui apportait rien en retour, alors même qu’elle restait suspendue à son souffle. À l’évidence, c’était un investissement à perte, à la fois en temps et en ressources. Il la rencontra dans le jardin de la cour arrière. Comme toujours, elle serrait Manion dans ses bras et l’enfant s’émerveillait en gazouillant devant les fleurs. Sa mère lui répondait avec des mots stupides sur un ton doux et consolant. Oui, se dit encore une fois Érasme, amer, la maternité avait transformé l’intense et intelligente Serena en bouffonne. Un jour, Érasme finirait bien par comprendre ces aspects du caractère humain. Déjà, il avait acquis des connaissances importantes, mais il souhaitait aller plus vite. Serena, elle, trouvait que le robot se comportait encore plus étrangement que d’habitude. Il la suivait comme une ombre difforme et semblait croire qu’elle ne le remarquait pas. Son hostilité à l’égard de Manion l’effrayait. Son fils marchait déjà, il allait un peu partout, très rapide sur ses petites jambes encore maladroites, et il semblait doué d’un talent spécial pour se mettre dans des situations à risque dès qu’il était hors de vue. Elle redoutait qu’il casse des objets précieux et sème le désordre quand elle était prise par une de ses tâches domestiques et obligée de le confier aux autres esclaves. Érasme ne se préoccupait pas du tout de la sécurité de l’enfant. Par deux fois, en l’absence de Serena, le robot avait laissé Manion libre d’errer à sa guise pour voir s’il pouvait survivre aux multiples dangers de la villa. Quelques jours auparavant, elle avait découvert son fils au bord du balcon qui surplombait la Plazza. Elle s’était précipitée pour le récupérer et avait lancé à Érasme : — Je ne m’attends pas à ce qu’une machine s’inquiète, mais vous semblez aussi dépourvu de sens commun. Il avait paru amusé. Une autre fois, elle avait intercepté Manion devant la porte extérieure des laboratoires de vivisection qui étaient hors du secteur autorisé, même pour elle. Érasme l’avait mise en garde. Et bien qu’elle fût bouleversée à l’idée des tourments qu’il infligeait aux autres esclaves impuissants, elle n’avait pas insisté, pour le bien de son enfant. Curieusement, Érasme s’intéressait aux émotions humaines tout en les méprisant. Elle l’avait surpris faisant des mimiques exagérées en regardant Manion. Des émotions variées déformaient sa peau synthétique, du dégoût à la malveillance absolue en passant par la perplexité. Son espoir était de convaincre le robot qu’il ne comprenait toujours pas la nature humaine et qu’il devait le garder en vie afin d’obtenir les réponses qu’il cherchait désespérément... Aujourd’hui, elle avait emmené Manion jusqu’au jardin de fougères enveloppé d’une brume légère. Avec une nonchalance feinte, elle remarqua une porte dans le fond de la serre et se souvint qu’elle accédait à la villa. Comme d’habitude, Érasme, obsédé, l’épiait. Tout en poursuivant sa ronde, examinant chaque plante, elle évita soigneusement de regarder dans la direction du robot voyeur. Puis, comme sur une impulsion soudaine, elle refranchit la porte avec son bébé et la verrouilla. Ce ne serait qu’un moment de répit – et elle avait sans doute réussi à déconcerter Érasme. Du moins elle l’espérait. Elle enfila le couloir en courant et Manion se débattit dans ses bras en piaillant. Il était pris au piège avec elle, injustement condamné dès sa naissance à une condition d’esclave. Xavier (son cœur se serra en pensant à lui) ne connaîtrait jamais son fils. Une fois encore, elle regretta sa décision impétueuse de partir pour Giedi Prime. Assoiffée de justice, portée par son idéalisme, elle n’avait pensé alors qu’en termes de population. Seule lui importait la sauvegarde de milliards d’humains. Elle n’avait pas su se préoccuper de ses proches, de ses parents, de Xavier. Et du fœtus qu’elle portait. Et maintenant, Xavier et le petit Manion payaient le prix de son aveuglement. Érasme surgit d’une porte dérobée et s’arrêta avec une expression de mécontentement. — Pourquoi avez-vous tenté de m’échapper alors que vous saviez que c’est impossible ? Ce jeu ne m’amuse pas. — Je n’essayais pas de m’échapper, protesta-t-elle en serrant son fils. — Mais vous devrez comprendre que vos actes peuvent avoir des conséquences. Trop tard, elle vit qu’il tenait un objet scintillant. Il le pointa sur elle et ajouta : — Il est temps de modifier les paramètres. — Attendez... Serena entrevit un faisceau de lumière blanche et son corps s’engourdit. Elle ne put garder l’équilibre. Ses jambes lui semblaient liquides. Elle tenta de protéger Manion, qui glapissait de peur. Sa conscience reflua. Elle ne put rien faire pour arrêter Érasme quand il s’avança et lui arracha son enfant. Dans son théâtre de dissection, Érasme étudiait Serena. Sa peau nue était blanche et lisse. Elle s’était retendue avec une rapidité surprenante depuis son accouchement. Elle était étendue, inconsciente, sur une plate-forme blanche. Érasme s’apprêtait à une opération délicate. Pour lui, c’était de la routine, car il avait pratiqué ce type de chirurgie bien des fois sur les femmes esclaves durant les deux derniers mois. Seules trois d’entre elles étaient mortes. Il ne tenait pas à faire du mal à Serena, car elle pouvait lui apprendre bien des choses. Il avait décidé cette procédure pour son bien. Quand elle se réveilla enfin, elle était nue et couverte de transpiration. Elle était maintenue par des brides et ressentait des traces de douleurs brûlantes dans le ventre. En levant la tête, elle s’aperçut qu’elle était dans une vaste pièce encombrée, apparemment seule. Où était Manion ? La peur monta en elle. Elle voulut bouger et un trait de souffrance lui déchira l’abdomen. Elle vit alors l’incision et la peau ressoudée sur son bas-ventre. Érasme entra bruyamment avec un plateau chargé d’objets métalliques et cristallins. — Bonjour, esclave domestique. Vous avez dormi plus longtemps que je ne l’avais prévu. (Il posa le plateau et libéra Serena avec des gestes lents.) J’étais occupé à nettoyer mes instruments. Furieuse, malade de crainte, elle effleura sa cicatrice. — Que m’avez-vous fait ? Il lui répondit d’un ton serein. — J’ai pris une simple précaution afin de résoudre un problème qui existait entre nous. Je vous ai ôté l’utérus. Vous n’aurez plus jamais à vous inquiéter d’avoir d’autres bébés. La cupidité, la colère et l’ignorance empoisonnent la vie. Cogitor Eklo, Par-delà l’esprit humain Dans les mois qui avaient suivi l’attaque des machines contre Rossak, Zufa Cenva avait voué tout son temps et son énergie à former les nouvelles candidates sorcières. Tant d’entre elles avaient trouvé la mort en déchaînant leurs tempêtes psychiques sur les cymeks... Elle avait à peine remarqué le rôle important qu’Aurelius Venport avait joué dans l’évacuation de la population qui avait trouvé abri dans la jungle fongique pendant que les guerriers cymeks ravageaient tout. Alors que son amant montrait de la compassion pour le stress et les responsabilités qui l’assaillaient, la Sorcière en chef lui accordait peu d’attention. C’était une situation qu’il avait toujours endurée mais qui commençait à le lasser. Zufa ne s’était jamais vraiment souciée de connaître ce dont les hommes de Rossak étaient capables. En dépit de ses talents télépathiques, elle était incapable de comprendre comment fonctionnait leur petit monde abrité. Et elle semblait ignorer le rôle que jouait le patriotique Venport pour maintenir la prospérité de l’économie de Rossak. Depuis des années, ses équipes de chimistes avaient étudié le potentiel médicinal et ludique des plantes de la jungle, des écorces, des sèves et des champignons. Dans tous les mondes de la Ligue, des chirurgiens militaires et des chercheurs médicaux dépendaient des drogues produites sur Rossak. En plus, il avait acquis un contrat de coproduction pour les brilleurs flottants que Norma avait inventés. Les bénéfices qu’il retirait de toutes ses affaires paieraient la réparation et la reconstruction des plates- formes orbitales, la remise en état des cités souterraines en aidant aussi à constituer un fonds plus solide pour les éclaireurs de l’Armada et les vaisseaux sentinelles qui veillaient au large du système. Zufa semblait considérer que tout ça était gratuit. Il aurait pu à tout moment récupérer ses parts et aller vivre comme un roi sur n’importe quel autre monde. Mais Rossak était son monde à lui. Même si la Sorcière le traitait sans douceur, sans gentillesse, il continuait de l’aimer. En gagnant la surface ondulée de polymère qui couvrait la canopée, Aurelius eut un sourire songeur. Les vaisseaux de faible tonnage pouvaient se poser ici, mais les grandes barges de transport devaient rester au large, dans l’espace. Elles s’amarraient entre les stations endommagées et déchargeaient leur cargaison caisse après caisse. Au sol, dans la jungle, les vignes et les herbes géantes avaient déjà commencé à masquer les écorchures laissées par les cymeks. La nature se guérissait. Aurelius leva les yeux vers le ciel brumeux et distingua la navette en approche, à la minute près. C’était un vaisseau privé dont le propriétaire était Tuk Keedair, un personnage qui raflait des esclaves sur les Planètes Dissociées. Il vendait aussi des organes élevés dans des cuves sophistiquées en toute sécurité sur la planète Tlulax. Aurelius Venport était lui-même un commerçant mais il n’avait jamais envisagé le trafic d’esclaves comme un secteur lucratif et prometteur. Seuls quelques mondes de la Ligue autorisaient cette pratique, de plus Keedair jouissait d’une bonne réputation auprès de ses clients. Bizarrement, il venait aujourd’hui lui rendre visite pour lui proposer un autre produit qui n’avait rien à voir avec les esclaves. Curieux, Aurelius avait accepté de le rencontrer. Keedair surgit de sa petite navette tlulaxa et se porta à la rencontre d’Aurelius, les mains sur les hanches. Il portait une chemise vague bleue et un pantalon étroit noir. Une natte sombre décorée de brins argentés pendait sur son épaule comme une lourde médaille d’honneur. Aurelius lui tendit la main. Pour cette occasion, il avait choisi un pourpoint de coupe classique avec une ceinture et des bottes de fourrure verte confectionnées avec la peau d’un reptile arboricole. Keedair leva une main calleuse en guise de salut. — Je vous ai apporté des échantillons, et quelques idées qui vont vous mettre l’eau à la bouche. — Tuk Keedair, votre réputation d’homme d’instinct et de vision vous a précédé. Racontez-moi. Tandis que les Sorcières étaient absorbées comme toujours par leurs interminables conseils de guerre, Aurelius fit entrer son hôte dans un salon de réception. Les deux hommes étaient seuls, et ils dégustèrent paisiblement un thé parfumé aux herbes de la jungle selon les rites sociaux. Puis, Keedair sortit un échantillon de poudre brune et le tendit à Aurelius. — Il y a neuf mois, j’ai trouvé ça sur Arrakis. Aurelius huma la substance et, sur un geste de son visiteur, il la goûta. Elle était forte, piquante. Il écouta à peine les commentaires de l’homme de Tlulax, tant il était concentré sur cette expérience nouvelle qui requérait toute son attention. Il était familier des stimulants, des drogues d’altération psychique et de dérive mentale issues des jungles de Rossak, mais jamais il n’avait imaginé ça. Cette épice semblait imprégner chaque cellule de son organisme, et elle transmettait sa vitalité et son énergie directement vers son cerveau sans les distorsions usuelles. C’était du plaisir pur... Mais plus encore. Il se laissa aller en arrière, s’offrant à la séduction de la substance, absorbant son apaisement. Elle le contrôlait sans vraiment le contrôler. Un paradoxe. Son esprit était plus vif que jamais. L’avenir lui-même semblait s’ouvrir à son regard, clair et net. — J’aime beaucoup ça, fit-il en soupirant. Je crois que je vais être votre meilleur client, Keedair. Déjà, il entrevoyait beaucoup d’acheteurs dans la Ligue des Nobles. Beaucoup, beaucoup plus encore... Les deux hommes se mirent d’accord sur les points de détail, échangèrent une poignée de main avant de boire une autre tasse de thé de Rossak... avec un peu d’épice cette fois. Aurelius voulait accompagner le marchand d’esclaves jusqu’aux limites des secteurs explorés. Ce serait un long voyage, mais Arrakis était loin à l’écart des planètes connues. L’homme de Rossak voulait voir par lui-même la source du Mélange et comprendre comment la moisson de l’épice pouvait devenir une entreprise profitable. Peut-être Zufa découvrirait-elle son existence après cela... La plupart des gouvernements traditionnels divisent les gens, ils les dressent les uns contre les autres pour affaiblir la société et les rendre gouvernables. Tlaloc, Les Faiblesses de l’Empire En formation militaire, les ballistas et les javelots du groupe de combat de la Ligue convergeaient vers Poritrin. Sur la passerelle du vaisseau-amiral, le Segundo Xavier Harkonnen, en uniforme de parade, était penché vers la surface paisible de la planète. Le Seigneur Bludd, suite à la donation extravagante de la Ligue des Nobles, avait offert d’équiper les vaisseaux de l’Armada des nouveaux boucliers de Tio Holtzman. Sur le spatioport de Starda, on avait aménagé des installations provisoires pour toutes les unités. Tous les vaisseaux commerciaux avaient été écartés pour convertir le terrain en base militaire. Toutes les équipes d’esclaves au sol avaient été réassignées pour travailler sur les nouveaux aménagements. Xavier n’était pas entièrement convaincu qu’il pouvait se fier à cette technologie qui n’avait pas fait ses preuves, mais il fallait que l’équilibre des forces change de façon significative avant que l’humanité puisse espérer reconquérir les Mondes Synchronisés. Ce qui signifiait des risques. Les grands vaisseaux de classe ballista pénétrèrent dans le ciel de Poritrin. Leur équipage régulier était de quinze cents hommes. Ils emportaient vingt transporteurs de troupe, quinze navettes lourdes destinées à la cargaison et à l’équipement, vingt navettes légères, cinquante patrouilleurs et deux cents kindjals rapides destinés au combat atmosphérique. Des vaisseaux de ce tonnage exceptionnel se posaient rarement au sol, pourtant, en ce moment historique, ils descendaient vers Poritrin, leurs flancs luisant dans le soleil. Des destroyers javelots les suivirent, plus légers, mais sans doute plus redoutables, destinés à des représailles rapides et décisives. La foule des nobles et des citoyens libres de Poritrin applaudissait et sifflait à l’écart des esclaves. Les barges leur répondaient sur l’Isana en un concert de sirènes graves. Les escadrons de kindjals et de patrouilleurs plongèrent autour des énormes ballistas en un nuage de guêpes métalliques. Dès que le vaisseau amiral se fut posé, Xavier s’avança sur la coupée, accueilli par une ovation immense, entouré de ses officiers et de son état-major, suivi par ses soldats parfaitement alignés. Le Seigneur Niko Bludd se porta à sa rencontre avec ses quatre conseillers et onze Dragons de sa garde. Il lui serra la main. — Je vous souhaite la bienvenue sur Poritrin, Segundo Harkonnen. Nous sommes certains de remplir nos devoirs en temps requis, mais aussi longtemps que vous séjournerez parmi nous, notre peuple se sentira plus en sécurité la nuit venue sous votre protection. Le Seigneur Bludd avait dressé un banquet somptueux et Xavier fut dans l’obligation de déléguer ses pouvoirs aux officiers de sa flotte. Ses commandants supervisaient l’organisation des équipes du spatioport et préparaient l’installation des générateurs de boucliers Holtzman. Xavier avait donné des instructions précises et prudentes : dans un premier temps, les nouveaux systèmes seraient incorporés dans un escadron de patrouille afin qu’il puisse tester cette nouvelle technologie. Ensuite, les mécaniciens de Poritrin auraient libre cours pour évaluer les systèmes et installer les boucliers sur les parties vulnérables des javelots et des ballistas de l’Armada. Si les boucliers se révélaient performants dans tous les tests de manœuvre et d’attaque, Xavier pourrait donner l’ordre à d’autres groupes de défense de stationner au large de Poritrin. Il ne tenait pas à détacher une trop grande partie de l’Armada en laissant les Mondes de la Ligue sans défense. Pas plus qu’il ne voulait que les drones espions d’Omnius remarquent leur activité dans ce système. L’essentiel de l’armement robotique consistait en projectiles explosifs, en bombes programmées qui suivaient leur cible à la trace. Aussi longtemps que les machines intelligentes ne sauraient pas diminuer leur vélocité pour pénétrer les boucliers, la protection serait non seulement suffisante mais absolue. Lors d’un briefing hautement confidentiel, Xavier avait appris la faille principale des boucliers : son interaction violente avec les lasers. Mais ces armes énergétiques n’avaient quasiment jamais été utilisées dans les combats, car elles s’étaient révélées peu efficaces pour la destruction à grande échelle, et le risque était mineur. À condition, encore une fois, que l’Armada maintienne le secret vis-à-vis d’Omnius... À présent, dans le hall de la résidence du Seigneur Bludd, Xavier écoutait les ménestrels qui chantaient pour une fête novachrétienne à demi oubliée mais encore célébrée sur Poritrin. Il n’avait pas faim et son absence de goût et d’odorat n’excitait guère son appétit. C’est en vain qu’il but une gorgée de rhum local. Et puis, il n’avait pas envie de diminuer sa sensibilité ni son temps de réaction. Toujours prêt. Il porta son regard vers les grandes baies gothiques, vers les lumières du spatioport. Les ouvriers s’agitaient dans les flaques jaunes et blanches : ils devraient s’activer nuit et jour pour installer les boucliers sur toutes les unités. Il n’avait jamais été trop partisan de l’esclavagisme, surtout depuis que Serena s’était faite la championne de l’opposition à cette pratique. Mais, apparemment, ici, sur Poritrin, elle était parfaitement courante. Il se dit qu’il aurait préféré rester avec Octa. Ils étaient mariés depuis moins d’un an et elle donnerait bientôt naissance à leur enfant. Résigné, il leva son verre pour répondre à une nouvelle demande de toast de leur hôte. Accompagné de son adjudant, le Cuarto Jaymes Powder, Xavier passa en inspection les premières rangées de kindjals. Tous avaient été pourvus d’un générateur de bouclier connecté au moteur. Il avait tenu à faire lui-même cette première vérification et examina de près le moindre détail de montage. Il ne tenait pas à ce que le drame de Giedi Prime se répète. Sur le delta, les bateaux et les barges défilaient, venus des hautes terres du Nord. Les mille et une activités de la journée continuaient et la menace des machines semblait bien lointaine. Pour Xavier, la quiétude était inconcevable. Il avait retrouvé le bonheur avec Octa, mais tel n’était pas vraiment le destin auquel il avait aspiré. Les machines pensantes avaient tué Serena. Même s’il allait se battre pour la liberté des humains, il savait bien que sa motivation était personnelle. Encadrés par des contremaîtres, les esclaves léthargiques ne faisaient guère d’efforts pour mener à bien leur travail. Juste assez pour n’être pas punis. Même s’ils savaient que cette opération serait bénéfique pour tous les humains, eux-mêmes compris. Même s’il était opposé à l’esclavage, Xavier ne put s’empêcher de secouer la tête, surpris et furieux à la fois devant cette volonté d’échouer. — La décision du Seigneur Bludd d’affecter ces gens à ce travail... ne m’inspire guère confiance. Le Cuarto Powder observa les esclaves et dit : — Ici, Segundo, ça n’est pas inhabituel. Xavier plissa les lèvres. La Ligue des Nobles avait toujours insisté pour que chaque planète garde le droit de gouverner sa population. — Malgré tout, je ne crois pas qu’un prisonnier puisse donner le meilleur de lui-même. Jaymes, je ne tolérerai aucune faute – la Flotte en dépend. Il parcourut encore une fois du regard les équipes au travail, en quête de la moindre anomalie, inquiet de voir tant d’esclaves affectés à un travail aussi délicat. Il remarqua en particulier un personnage à la barbe noire dont les yeux semblaient refléter des pensées pas très pacifiques. Il commandait ses hommes dans un langage inconnu de Xavier. Il resta songeur en se tournant vers les kindjals. Il avait l’instinct du danger et, en cet instant précis, des frissons couraient sur sa nuque. Obéissant à une impulsion, il tapa sur la coque d’un patrouilleur. Deux esclaves aux mains graisseuses en sortirent. Ils avaient apparemment achevé leur travail et passèrent à un autre appareil en évitant le regard de Xavier. Il s’éloigna de quatre pas, puis se retourna. — Cuarto, je pense que nous devrions tester l’un de ces kindjals, au hasard. Il monta dans le cockpit du premier, promena les doigts sur les panneaux de contrôle, examina les composants récemment installés et les boosters destinés à projeter les boucliers Holtzman. Il lança alors les moteurs, puis enclencha le bouclier. A l’extérieur, l’adjudant Powder recula. Il leva la main devant ses yeux à la seconde où l’air se mettait à scintiller autour du kindjal en crépitant, formant une bulle invisible. — Ça me semble correct, Segundo. Xavier augmenta le régime, paré au décollage. Les évents crachèrent, piégés dans le champ du bouclier, puis le flux se ralentit et, lentement, le vaisseau se dégagea de la barrière. Il vibrait en bourdonnant sous le siège de Xavier. Il consulta tous les repères, le front plissé. Quand il essaya de faire décoller le chasseur, le générateur du bouclier lança un jet d’étincelles en fumant. Le ronronnement des moteurs déclina et mourut. Xavier pianota sur les contrôles, éteignant tous les systèmes avant que les courts-circuits se propagent dans les composants fragiles. Il redescendit sur le terrain, rouge de colère. — Amenez-moi immédiatement tous les contremaîtres ! Et faites savoir au Seigneur Bludd que je veux m’entretenir avec lui seul à seul ! Les esclaves qui avaient été assignés à ce kindjal en particulier avaient disparu et, en dépit des demandes véhémentes de Xavier, aucun des autres esclaves n’avoua avoir eu connaissance de fautes graves, encore moins de sabotages. Les chefs d’équipe, considérant que tous les esclaves étaient interchangeables, n’avaient aucune fiche particulière sur ceux qui avaient travaillé sur les diverses unités de la Flotte. Bludd était entré dans une rage noire avant de présenter ses excuses. Songeur, nerveux, il tirait sur sa barbe frisée. — Non, je n’ai pas vraiment d’excuses, Segundo. Néanmoins, nous allons chercher les responsables et congédier tous les ouvriers négligents. Xavier resta longtemps silencieux. Il attendait l’analyse complète des inspecteurs. Le Cuarto Powder revint enfin avec des rapports détaillés. — Segundo, nous avons fini l’inspection. Sur l’ensemble des vaisseaux, un générateur de bouclier sur cinq a été incorrectement installé. — C’est totalement criminel, ignoble ! lança Bludd, bouleversé. Nous allons tout réparer. Segundo, vous avez mes plus plates excuses... Xavier le regarda droit dans les yeux. — Seigneur Bludd, une défaillance de vingt pour cent ne relève plus de l’incompétence ! Ou bien vos esclaves sont des traîtres qui sont de collusion avec nos ennemis, ou bien ils en veulent à leurs maîtres. Dans un cas comme dans l’autre, nous ne pouvons tolérer cela. Si ma flotte était partie au combat avec ces vaisseaux, elle aurait été anéantie ! (Il se tourna vers son adjudant.) Cuarto Powder, nous allons embarquer tous les générateurs de bouclier sur nos javelots et les emmener jusqu’aux docks de l’Armada les plus proches. (Il s’inclina brièvement devant Bludd.) Nous vous remercions pour vos intentions généreuses, mais, dans ces circonstances, je préfère qu’un personnel militaire qualifié procède à l’installation des boucliers avant de les tester. Il se détourna. — Je m’en occupe sur-le-champ, déclara Powder en franchissant le rang de Dragons. Bludd semblait affreusement embarrassé, mais il ne chercha pas à contester les arguments de Xavier. — Je vous comprends tout à fait, Segundo. Je m’assurerai que ces esclaves soient punis. Xavier déclina son invitation à un autre banquet. Cependant, Bludd crut bon de faire porter une dizaine de caisses du meilleur rhum de Poritrin jusqu’au vaisseau amiral. Xavier se dit que lui et Octa pourraient en goûter un peu quand il serait de retour. Ou plus tard, à la naissance du bébé. Il quitta le Seigneur Bludd sur quelques paroles de circonstance. C’est avec soulagement qu’il regagna son vaisseau géant. La vie est la somme des forces qui résistent à la mort. Serena Butler Serena avait été violée, on lui avait arraché une part d’elle-même, ne lui laissant qu’un vide amer. En commettant cette atrocité, Érasme l’avait amenée au seuil du désespoir, menaçant même l’espoir têtu qui l’avait maintenue en vie jusque-là. Pour son seul confort égoïste, le robot malveillant et pervers l’avait stérilisée comme un animal, lui ôtant à jamais toute chance d’avoir d’autres enfants. Dès qu’elle apercevait l’abominable machine, elle voulait hurler. Elle aurait tant aimé avoir près d’elle des humains, de vraies créatures vivantes qui auraient pu l’aider à traverser cette phase pénible. Même ce jeune étourdi de Vorian Atréides. Malgré sa supposée fascination pour l’humanité, Érasme était incapable de comprendre pourquoi elle était à ce point révoltée par « une intervention chirurgicale relativement mineure ». Sa colère et son chagrin étouffaient l’habileté dont elle avait besoin pour le défier en permanence et le railler. Elle était désormais incapable de s’exciter sur les sujets ésotériques qu’il se plaisait à aborder avec elle. En conséquence, il se montra désappointé. Le plus grave, c’est que Serena ne s’en apercevait pas. Manion avait maintenant onze mois et il était son unique raison de vivre, lui rappelant tout ce qu’elle avait perdu, tout ce qui avait été soustrait de son passé comme de son avenir. Il était toujours aussi fureteur, un peu moins maladroit, curieux et plein d’énergie. Il tenait à explorer les moindres recoins de la villa. Les autres esclaves essayaient tant bien que mal d’aider Serena, conscients de sa douleur et se souvenant de ce qu’elle avait fait pour améliorer leur existence. Mais elle n’attendait rien d’eux. Elle avait de la peine à se supporter. Érasme, cependant, malgré sa nouvelle attitude, maintenait les améliorations qu’il avait acceptées. Elle travaillait toujours dans le jardin et à la cuisine, tout en surveillant Manion qui adorait décrocher les ustensiles et jouer avec les casseroles et les pots. Les autres la considéraient avec un certain respect curieux à cause de ses relations particulières avec Érasme, et se demandaient apparemment ce qu’elle préparait. Et tous appréciaient Manion qui commençait à faire de sérieux efforts pour s’exprimer. Il montrait un appétit insatiable pour toucher aussi bien les fleurs et les plantes que les poissons exotiques des bassins. Il avait trouvé un trésor précieux sur la plazza : une plume d’oiseau. Serena revint à son plan : fuir ou attaquer Érasme. Pour cela, elle devait comprendre tout ce qu’elle pouvait connaître du robot indépendant. La clé de cette énigme était ce qui se passait exactement dans ses sinistres laboratoires interdits. Il lui avait intimé l’ordre de ne jamais s’en approcher, de ne surtout pas se « mêler » de ses expériences. Et il avait également enjoint aux autres domestiques de ne rien lui révéler à ce propos. Que craignait-il ? Cet endroit avait une importance toute particulière. Il fallait qu’elle sache. Il fallait qu’elle y entre. Une occasion se présenta quand Serena noua la conversation avec deux aide-cuisinières qui préparaient les repas des sujets sélectionnés pour le bloc laboratoire. Erasme tenait à ce que ses victimes reçoivent des repas hautement énergétiques afin de survivre aussi longtemps que possible, mais sous une forme réduite au minimum « pour limiter les dégâts » quand la douleur devenait trop intense. L’équipe des cuisines acceptait les goûts sanglants d’Érasme avec soulagement dans la mesure où aucun esclave n’avait été choisi pour ses expériences. Jusqu’alors, du moins. — En quoi la vie d’un esclave est-elle importante ? demanda l’une des femmes, Amia Yo. C’était elle qui avait effleuré le bras de Serena durant le festin organisé par Érasme. Depuis, Serena l’avait observée s’activant aux cuisines. — Toute vie humaine a sa valeur, répliqua Serena en observant le petit Manion. Ne serait-ce que pour le rêve. Il faut que je voie cet endroit de mes yeux. Elle révéla alors son plan audacieux dans un chuchotement de conspiratrice. Avec réticence mais courage, Amia Yo accepta de l’aider. — C’est bien parce que c’est vous, Serena Butler. Elles avaient à peu près la même taille et Serena revêtit la tenue d’Amia avec le tablier avant de se couvrir d’une coiffe sombre. Elle ne pouvait qu’espérer que les yeux-espions ne discerneraient pas la différence. Elle laissa Manion aux bons soins des filles de cuisine et emboîta le pas d’une esclave élancée à la peau sombre. Elles poussèrent un chariot alimentaire pour pénétrer dans un ensemble de bâtiments extérieurs auquel elle n’avait jamais eu accès. Une odeur pénétrante de produits chimiques, de drogues et de relents humains flottait dans le corridor. Serena redoutait ce qu’elle allait découvrir, le cœur battant, la peau brûlante de transpiration. Sa compagne semblait elle aussi nerveuse. Elle regarda de part et d’autre à l’instant où elles franchissaient la barrière codée pour pénétrer dans une autre salle. Là, la senteur de moisissure rendait l’air presque irrespirable, torpide. Serena recula. Rien ne l’avait préparée à cela. Des parties de corps humains étaient entassées en piles atroces sur des tables, dans des cuves où montaient des bulles, sur le sol, comme des jouets affreux abandonnés par un enfant monstrueux. Le sang qui avait jailli s’était coagulé en plumets écarlates sur les murs et le plafond comme si Érasme s’était essayé à la peinture abstraite de l’antique école tachiste. Tout était pourtant frais et encore humide, comme si l’horrifique bourreau s’était déchaîné dans l’heure précédente. Étourdie, éperdue, Serena n’éprouvait que du dégoût. Et une fureur bouillonnante. Pourquoi Érasme avait-il fait ça ? Pour satisfaire sa curiosité macabre ? Avait-il trouvé les réponses qu’il cherchait ? À ce prix ? — On passe à l’autre pièce, souffla sa compagne d’une voix tremblante. Ici, il n’y a personne à nourrir. Dans l’autre bâtiment, des prisonniers étaient enfermés dans des cellules. Ils étaient pitoyables mais le fait qu’ils soient encore en vie la bouleversa plus encore. Elle était au bord de la nausée. Elle rêvait depuis longtemps d’échapper à sa condition d’esclave sur Terre. Mais devant ce spectacle épouvantable, elle prit conscience que cela ne sauverait pas sa conscience. Il fallait qu’elle arrête Érasme, qu’elle le détruise – non seulement pour elle mais au nom de toutes ses victimes. Mais elle était tombée dans son piège. Grâce à ses unités de surveillance, Érasme l’avait observée. Il trouva son dégoût délicieusement prévisible. Depuis des jours, il avait espéré qu’elle se risquerait dans ses laboratoires en dépit de ses mises en garde. Il avait su instiller la tentation. Car il comprenait plutôt bien certains aspects de la nature humaine. Elle et sa compagne avaient achevé leur tâche et elles s’apprêtaient à regagner la villa. Serena retrouverait son bébé turbulent. Érasme réfléchit au meilleur moyen de lui donner une leçon. Il était temps de changer de rythme. D’ajouter du stress au système expérimental pour observer les changements sur les sujets. Et il connaissait le point le plus vulnérable de Serena. Tout en se préparant pour un drame de sa propre création, il calma le tissu de son visage pour retrouver un ovale sans émotion. Puis il s’engagea dans les longs couloirs de sa villa, son pas lourd annonçant son approche. Avant même que Serena ait retrouvé son fils, il rejoignit Amia Yo qui jouait avec l’enfant sur le sol de la cuisine. Le maître de maison n’émit pas un son en entrant. Surprise, Amia Yo leva les yeux. Auprès d’elle, le petit Manion se redressa, regarda le visage miroir qui lui était familier et eut un rire gazouillant. C’est alors que le robot s’arrêta, un bref instant. Ensuite, d’un geste violent, il brisa le cou de la domestique et s’empara de l’enfant. Amia Yo s’effondra dans un dernier souffle tandis que Manion se débattait en gémissant. À la seconde où Érasme soulevait l’enfant, Serena surgit sur le seuil, horrifiée, et hurla : — Laissez-le ! D’un geste désinvolte, Érasme la rejeta sur le côté et elle trébucha sur le corps de la fille qu’il avait tuée. Sans un regard en arrière, il quitta la cuisine pour gagner un escalier qui accédait aux balcons des étages supérieurs de la villa. Sous son bras de métal, l’enfant pleurait en se débattant. Serena les rattrapa et supplia Érasme : — Punissez-moi si vous le devez – mais pas lui ! Son visage était illisible. — Ne puis-je punir les deux ? Et il gagna l’étage. Elle se lança à sa poursuite et, au troisième étage, elle parvint à saisir une de ses jambes de métal. Érasme ne l’avait jamais vue aussi décidée et violente et il se dit qu’il aurait dû la faire surveiller par ses sondes pour suivre son rythme cardiaque et l’intensité de sa sueur. Dans l’étreinte de ses bras mécaniques, le petit Manion se débattait frénétiquement. Brièvement, elle effleura le bout de ses doigts et parvint à le saisir. Érasme lui donna un coup de pied au ventre et elle roula jusqu’au bas d’un escalier. Elle se redressa en vacillant, ignorant ses blessures et reprit la poursuite. Intéressant : c’était soit l’indice d’une résistance remarquable, soit un entêtement suicidaire. Il avait suffisamment étudié Serena Butler pour décider que c’était à la fois l’un et l’autre. En atteignant le niveau supérieur, Érasme se rendit jusqu’au balcon qui surplombait la plazza dallée, quatre étages plus bas. Une sentinelle robot surveillait les esclaves qui installaient de nouvelles fontaines et mettaient en place d’autres statues dans les alcôves. Le bruit lointain des outils et le murmure des voix montaient dans l’air paisible. La sentinelle, dérangée, se tourna brusquement vers la source de cette agitation nouvelle. — Stop ! lança Serena avec force. Ça suffit, Érasme ! Vous avez gagné. Quoi que vous exigiez, je le ferai ! Le robot s’arrêta devant la balustrade, une main mécanique serrée sur la cheville gauche de Manion, et souleva l’enfant. Serena hurla. Érasme lança un ordre bref à la sentinelle : — Empêchez-la d’intervenir. Il balançait l’enfant, la tête en bas, comme un chat jouant avec une souris impuissante. Serena se lança en avant, mais le robot sentinelle lui bloqua la route. Elle le percuta avec une telle violence qu’il tituba en arrière jusqu’à la balustrade avant de retrouver son équilibre et de s’emparer du bras de Serena. Tout en bas, les esclaves avaient levé la tête et montraient le balcon. Ils crièrent puis se turent soudain. Le silence était pesant. — Non ! cria Serena en se débattant pour échapper à la sentinelle. Je vous en supplie ! — Je dois poursuivre mon importante tâche. Cet enfant est un élément perturbateur. Érasme leva ses longs bras sans cesser d’agiter l’enfant dans le vide. Manion se débattait toujours en appelant sa mère à grands cris. Serena leva les yeux vers le visage miroitant d’Érasme, mais n’y décela pas la moindre trace de pitié ou d’inquiétude. — Mon enfant ! Mon enfant adoré ! Je vous en prie ! Je ferai n’importe quoi... Les esclaves, bouche bée, ne parvenaient pas à croire ce qu’ils voyaient. — Serena... votre nom dérive bien de « sérénité » ? fit Érasme en dominant les plaintes de l’enfant. Alors vous comprenez sûrement ? Elle se jeta sur la sentinelle mécanique, parvint presque à se dégager. Brusquement, Érasme ouvrit la main. Et Manion tomba dans le vide, droit vers la plazza. — Voilà. Maintenant, nous pouvons nous remettre au travail. Le hurlement de Serena fut si fort et si prolongé qu’elle n’entendit pas le bruit atroce du petit corps qui venait de s’écraser sur les dalles. Sans se soucier du danger, Serena libéra ses bras en se lacérant la peau et, une fois encore, attaqua le robot de toutes ses forces. La machine alla cogner la balustrade et, quand elle se redressa, Serena attaqua à nouveau, avec plus de force. Le robot partit en arrière, bascula et tomba. Serena se porta dans l’instant contre Érasme, le cognant de ses poings endoloris. Elle essaya frénétiquement d’enfoncer ou de lacérer son visage miroir, mais elle eut très vite les doigts en sang. Rageusement, elle déchira la robe d’Érasme, puis s’empara d’une urne en terra cota qu’elle fracassa sur lui. — Cessez de vous comporter comme un animal ! lâcha Érasme. Il la frappa avec désinvolture et l’envoya rouler au sol, en sanglots. Iblis Ginjo supervisait les travaux de la plazza de la villa d’Érasme et il assista au drame, totalement incrédule. — C’est Serena ! s’était exclamé l’un de ses ouvriers. Le nom fut alors répété par tous ses camarades, comme s’ils révéraient une déesse. Iblis avait gardé un souvenir précis de Serena Butler, qu’il avait accueillie à son arrivée de Giedi Prime avec bien d’autres esclaves. C’est alors que le robot laissa tomber l’enfant. Sans se préoccuper des conséquences, Iblis se rua en avant, mais trop tard pour attraper l’enfant. Devant sa bravoure, d’autres esclaves quittèrent le chantier pour s’avancer à ses côtés. Iblis, immobile devant le cadavre de l’enfant fracassé et sanglant, sut qu’il ne pouvait plus rien. Après toutes les atrocités qu’il avait vu les cymeks et les machines commettre, cette ultime exaction semblait inconcevable. Il se pencha, prit le petit corps disloqué de Manion dans ses bras et leva les yeux. Là-haut, Serena se battait contre son maître. Une lutte exceptionnelle. Les esclaves retinrent leur souffle à l’instant où elle poussait la sentinelle mécanique pardessus la balustrade. La machine vint se fracasser sur les dalles de la plazza, non loin de la flaque de sang laissée par l’enfant. Dans un tintamarre métallique, elle se disloqua, tordue, déchirée, et resta immobile comme un tas grisâtre, avec ses composants convulsés, ses fibres déchirées et son électrafluide ruisselant de toutes les fissures... Épouvantés, terrassés, les esclaves contemplaient la scène. Des brandons prêts à lancer des étincelles, songea Iblis. Une prisonnière humaine avait osé se battre contre les machines ! Et elle avait détruit un robot à mains nues ! Transportés, les esclaves, à l’unisson, crièrent son nom. Sur le balcon, Serena continuait ses imprécations tandis qu’Érasme la repoussait. Le courage de cette femme stupéfiait les ouvriers. Est-ce qu’il pourrait y avoir un message plus clair ? se dit Iblis. Des cris de colère montèrent de toutes les gorges. Les ouvriers avaient déjà été préparés par des mois d’instructions et de manipulations subtiles d’Iblis. Avec un sourire sombre, il lança un ordre. Et les rebelles se ruèrent à l’assaut pour une action dont on se souviendrait dix mille années durant. Les monolithes sont vulnérables. Pour perdurer, il faut être mobile, résistant et diversifié. Bovko Manresa, Premier Vice-roi de la Ligue des Nobles Quand le groupe de bataille de l’Armada quitta Pori- trin, la foule était moins dense dans Starda, et les vivats plus discrets. La rumeur sur les esclaves qui avaient saboté un travail essentiel s’était répandue et la population avait honte. Abattu, Niko Bludd observait les sillages ioniques des vaisseaux qui montaient vers l’espace. Puis, concentrant sa colère, il dirigea sa plate-forme de cérémonie vers les esclaves rassemblés. Il avait donné l’ordre à ses contremaîtres de tous les rassembler pour une inspection générale. Il s’exprima devant un amplificateur vocal et sa voix résonna comme le tonnerre. — Vous avez trompé Poritrin ! Vous avez jeté l’opprobre sur l’humanité ! Vos sabotages ont porté atteinte à l’effort de guerre contre nos ennemis. Ça s’appelle une trahison ! Il promena son regard furieux sur l’assemblée. Il avait attendu des signes de remords, des suppliques, des demandes de pardon, et même des têtes inclinées sous le poids de la culpabilité. Mais tous semblaient agressifs, provocants, comme s’ils étaient fiers de leurs actes. Les esclaves n’étaient pas officiellement des citoyens de la Ligue et, techniquement, ils ne pouvaient être coupables de trahison, mais Bludd aimait le son pesant et menaçant de ce mot. Ces ignorants ne pouvaient comprendre la subtile différence. Il renifla, songeur, se souvenant d’un vieux châtiment novachrétien considéré comme un choc psychologique non violent. — Je déclare ici même un Jour de Honte qui sera étendu à tous. Soyez reconnaissants envers le Segundo Harkonnen qui a détecté votre incompétence avant que des braves la paient de leur vie. Mais par vos actes, vous avez affaibli notre combat perpétuel contre Omnius. Jamais on ne pourra laver le sang qui souille vos mains. Sachant qu’il avait affaire à des gens superstitieux, il lança une dernière malédiction : — Que cette honte retombe sur vos descendants ! Que jamais les lâches bouddhislamiques ne se libèrent de leur dette envers l’humanité ! Bouillant de rage entre deux jurons, il ordonna à ses Dragons de démarrer la plate-forme et de quitter le spatioport. Bel Moulay avait espéré ce genre de situation instable. Une occasion unique : tant d’esclaves rassemblés pour une circonstance unique. Le leader zenchiite incita ses frères à passer à l’action. Les contremaîtres et les Dragons avaient des ordres pour disperser les équipes réassignées et renvoyer les ouvriers esclaves à leurs maîtres d’origine. Les travaux de routine de Poritrin avaient été en grande part interrompus pendant le séjour des vaisseaux de l’Armada en cale sèche, et un certain nombre de seigneurs avaient exprimé leur irritation. Mais maintenant, les prisonniers refusaient de reprendre le travail, refusaient de bouger. Bel Moulay harangua ceux qui étaient les plus proches, réactivant les graines qu’il avait semées durant leurs réunions secrètes, mois après mois. Il s’exprima en galach afin que les nobles puissent comprendre. — Nous ne voulons plus trimer pour les esclavagistes ! Que les machines pensantes vous oppressent vous, ou nous, quelle est la différence ? Dieu sait que notre cause est juste ! Nous n’abandonnerons jamais le combat ! Il brandit le poing. La foule clama à l’unisson. Et la fureur se répandit comme le feu sur l’huile, trop vite pour que les Dragons et les nobles de Poritrin puissent réagir. Moulay reprit ses invectives contre la plate-forme qui s’éloignait. — Niko Bludd, vous êtes pire que les machines pensantes parce que vous avez réduit votre propre race en esclavage ! Une horde de Zenchiites et de Zensunni encercla les contremaîtres stupéfaits et les désarma. Un contremaître avec un bandana noir leva les poings en grommelant des ordres, mais il fut incapable de réagir quand les esclaves l’ignorèrent. Ils se contentèrent de le pousser vers les enclos où tant d’esclaves avaient été enfermés. Bel Moulay avait donné des instructions spéciales et efficaces : ils devaient prendre des otages mais surtout ne pas créer une émeute sanglante et massacrer les nobles. C’est à cette unique condition que son peuple aurait un espoir de négocier sa liberté. Le leader zenchiite repéra plusieurs cabanes et quatre bateaux antiques qui étaient restés dans la vase à marée basse, et ses partisans les incendièrent. Les flammes montèrent dans la nuit, comme des fleurs immenses mais aussi comme des étendards. Leur pollen d’étincelles et de fumée gagna le spatioport. Et les esclaves, dans l’exaltation du moment, se répandirent sur les terrains, empêchant l’atterrissage de tout vaisseau commercial. Quelques éléments plus jeunes et violents franchirent le cordon de spectateurs ébahis. Les Dragons réagirent alors avec violence en ouvrant le feu. Ils abattirent quelques esclaves, mais les autres se répandirent dans les rues de Starda comme autant de poissons vifs dans les roseaux. Ils investirent les allées, les cours, les ruelles, bondirent sur les barges et jusque sur les toits des hangars où ils retrouvèrent les enfants qui n’avaient attendu que cette occasion. Et la nouvelle se répandit dans l’ancien langage des chasseurs, le chakobsa que chacun de ces êtres opprimés pouvait comprendre. Le soulèvement se propageait... Tio Holtzman était furieux et honteux que la première installation militaire à grande échelle de ses boucliers se soit conclue par une telle débâcle. Norma Cenva travaillait sur ses propres concepts et, perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas tout de suite qu’on ne lui avait pas servi son repas et que le thé à la girofle était maintenant froid. Concentré sur une intégrale particulièrement complexe, il abandonna, écœuré. La maison était bizarrement silencieuse et aucun écho ne lui parvenait des laboratoires. Irrité, il sonna les domestiques, puis reprit ses calculs. Des minutes s’écoulèrent sans aucune réponse des esclaves et il sonna une seconde fois, avant de se précipiter en vociférant dans les couloirs. Il aperçut enfin une femme zenchiite qui traversait le hall et l’interpella. Elle se contenta de le regarder avec une expression curieuse et partit dans la direction opposée d’un air indigné. Il ne pouvait le croire. Il alla rejoindre Norma et, ensemble, ils entrèrent dans la salle des équations où travaillaient les calculateurs. Ils les trouvèrent en train de bavarder dans leurs divers langages. Les feuilles d’équations et les ustensiles de calcul étaient abandonnés sur les tables. — Pourquoi n’avez-vous pas fini ? tonna Holtzman. Nous avons des concepts à compléter ! C’est un travail important ! D’un seul et même geste, les esclaves calculateurs balayèrent tout ce qui se trouvait sur les tables. Les papiers s’envolèrent et les ustensiles claquèrent sur le sol. Le Savant était abasourdi. Mais Norma semblait commencer à comprendre. Holtzman appela les gardes, mais un seul répondit, un sergent ruisselant de sueur qui se cramponnait à ses armes comme si elles étaient des ancres. — Toutes mes excuses, Savant Holtzman. Les autres Dragons ont été appelés par le Seigneur Bludd pour tenter de maîtriser les émeutes au spatioport. Holtzman et Norma se précipitèrent vers la plateforme d’observation pour observer le spatioport. À la lunette, ils virent des feux un peu partout aux alentours. Une vaste foule était rassemblée et, même à cette distance, Holtzman devina des cris et des appels. Derrière eux, l’un des calculateurs cria : — Il y a trop longtemps que nous sommes des esclaves ! Nous ne travaillerons plus pour vous ! Holtzman se retourna aussitôt, mais ne parvint pas à identifier le trublion. — Non seulement vous êtes des esclaves mais aussi des idiots ! Vous croyez que je me prélasse sur un divan pendant que vous travaillez ? Vous n’avez pas vu les brilleurs dans mon bureau tard dans la nuit ? Cette grève est nuisible à toute l’humanité ! Norma s’efforça de prendre un ton mesuré. — Nous vous nourrissons, nous vous habillons, nous vous logeons de façon décente – et la seule chose que nous attendons en retour, c’est votre aide dans les calculs de simples mathématiques. Nous devons tous lutter ensemble contre notre ennemi commun. — Oui, renchérit Holtzman, parce que vous préféreriez retourner sur vos mondes sauvages et malodorants ? Les esclaves explosèrent en un chœur violent : — Oui ! — Pauvres crétins égoïstes, marmonna le Savant en se tournant à nouveau vers les incendies du spatioport et la foule déchaînée. Incroyable ! Il ne se considérait sincèrement pas comme un mauvais maître. Il se montrait simplement aussi exigeant avec les esclaves qu’il l’était avec lui-même. Le fleuve avait une teinte grisâtre sinistre et reflétait la couleur des épais nuages. Norma réfléchit à haute voix. — Si ce soulèvement gagne les champs et les mines, les forces militaires du Seigneur Bludd ne seront plus capables de le contenir. Holtzman secoua la tête. — Ces Bouddhislamiques arrogants ne pensent qu’à eux, tout comme lorsqu’ils ont fui les Titans. Ils sont incapables de voir au-delà de leur petit horizon mesquin. (Il jeta un regard noir aux esclaves calculateurs.) Maintenant, vous et moi allons perdre du temps à discuter avec des gens comme ça plutôt qu’avec nos véritables ennemis. (Il cracha, incapable de trouver un autre moyen d’exprimer son dégoût.) Je serais surpris que nous y survivions. Il ordonna qu’on scelle les chambres des esclaves et qu’on ne leur serve aucune nourriture jusqu’à ce qu’ils aient repris le travail. Mais Norma, qui le suivait, était inquiète. Ce même après-midi, le Seigneur Bludd reçut une liste d’exigences du leader de l’insurrection. Protégé par ses partisans, Bel Moulay fit une déclaration, demandant la libération de tous les Zenchiites et Zensunni et leur retour vers leurs mondes d’origine. Au spatioport, les rebelles avaient pris en otages de nombreux nobles et contremaîtres. Des bâtiments étaient en feu tandis que Bel Moulay haranguait passionnément la foule en avivant la colère... Une religion est-elle réelle si elle ne coûte rien et n‘assume aucun risque ? Iblis Ginjo, Notes en marge d’un carnet volé Le timing était essentiel. Depuis des mois, Iblis avait préparé ses équipes et il n’attendait plus que le signal qui déclencherait une révolte violente et coordonnée. Mais un autre événement était intervenu, d’une importance stupéfiante. Une machine avait assassiné un enfant sous les yeux de sa mère, qui avait riposté – et était parvenue à détruire un robot ! En utilisant ce crime atroce comme un déclencheur, il n’avait pas eu besoin de faire appel à ses dons innés de persuasion. Autour de lui, il n’entendait plus que des cris, des bruits de verre brisé, de courses frénétiques. Les esclaves ouvriers n’avaient plus besoin d’être manipulés : ils voulaient tout détruire. La rébellion prit rapidement de l’ampleur et devint encore plus violente aux abords de la villa d’Érasme, le robot indépendant. Trois hommes montèrent à l’assaut de la statue d’un aigle et la renversèrent, d’autres basculèrent la couronne d’une fontaine de la Plazza. Les émeutiers entreprirent d’arracher les vignes des murs de la villa avant de briser les fenêtres. Ils firent irruption dans le salon et balayèrent deux robots sentinelles qui parurent manifester un ébahissement électronique face à ces prisonniers d’ordinaire serviles et craintifs. On leur arracha leurs armes et les esclaves se répandirent dans les couloirs, ouvrant le feu sur n’importe quoi. La rébellion doit grossir. Iblis craignait que les troubles restent par trop circonscrits. Les soldats d’Omnius allaient intervenir et exterminer tous les révoltés. Mais si Iblis parvenait à entrer en contact avec d’autres groupes et à faire circuler le message, le mouvement prendrait de l’ampleur et gagnerait tous les établissements. Le Cogitor et son assistant étaient parvenus à soutenir leurs plans secrets. Maintenant que la fronde avait investi la villa d’Érasme, la révolution devait allumer d’autres foyers ailleurs. Iblis, en constatant que la fièvre montait, que les cris se faisaient plus nombreux et forts et que les destructions se multipliaient, décida que le peuple n’avait plus besoin de lui. La cité était à présent éclairée par la clarté jaune de la lune fantomatique et Iblis lança l’ordre que ses groupes d’action des autres sites attendaient. Il transmit ses instructions aux leaders des unités qui, à leur tour, les ventilèrent aux hommes et aux femmes qui devaient se battre dans les rues, armés de bâtons, d’outils, de cutters, de tout ce qui pouvait servir à incapaciter les machines pensantes. Après mille années de domination, Omnius ne s’était guère préparé à cela. C’était devenu une avalanche, une vaste vague déferlante. Les rebelles les plus décidés emportaient les autres, ceux-là mêmes qui avaient hésité jusqu’au bout à se joindre au mouvement. L’espoir revenait pour la première fois et ils se guidaient sur une simple étincelle pour détruire toute forme de technologie. Dans les reflets écarlates des incendies, Iblis alla se jucher au sommet de la Fresque des Titans. Il activa alors son émetteur et les systèmes secrets dissimulés dans la fresque se déclenchèrent. Toutes les statues des Titans éclatèrent, révélant l’arsenal redoutable qui se trouvait à l’intérieur. Iblis repéra alors plusieurs néo-cymeks qui venaient de se glisser dans le square du musée dans leurs tenues de combattants marcheurs. Ils convergeaient sur un groupe de rebelles humains. Avant peu, Iblis le savait, d’autres machines hybrides allaient intervenir, sans aucun doute sous leur forme guerrière, bardées d’armement. Il devait à tout prix empêcher ça. Il déclencha le feu. Les rockets jaillirent des tubes lanceurs incrustés dans la fresque et allèrent exploser au centre du groupe ennemi. Deux cymeks eurent les jambes arrachées. Tandis qu’ils tressautaient sur le sol, Iblis redoubla son tir et lança deux autres rockets dans leurs précieux containers, répandant l’électrafluide et réduisant les tissus de leurs cerveaux en fibres noircies. Pourtant, même si les partisans d’Iblis renversaient les cymeks et les sentinelles robots, la révolution devrait encore affronter Omnius. Mais en promenant le regard sur la cité, les rideaux lointains des incendies, les cohortes dans les rues, il sentit sa confiance se raffermir. Sous la clarté étrange de la lune et des reflets de feu, les humains s’épanouissaient dans la joie et la destruction. Des flammes montaient des immeubles majestueux désormais désertés. Tout près du spatioport, un arsenal explosa dans un fracas étonnant, et ce fut comme un feu d’artifice qui se propagea à des centaines de mètres dans le ciel. Iblis avait du mal à présent à évaluer le nombre de ses partisans. Heureux, il ne parvenait cependant pas encore à prendre la mesure de ce qui se passait sous ses yeux. Les autres cellules de la rébellion avaient- elles répondu à son appel ? Ou bien avait-il déclenché ça tout seul ? C’était une réaction en chaîne que nul, maintenant, ne pourrait arrêter. Le peuple tout entier s’était répandu dans les avenues et les rues de la cité. La vengeance avait commencé. Et elle culminerait bientôt. La précision, si l’on ne comprend pas ses limitations inhérentes, est inutile. Gogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection Les gens de Poritrin avaient des esclaves depuis si longtemps qu’ils avaient fini par devenir complaisants vis-à-vis de leur vie douillette et sophistiquée. Quand l’emprise des insurgés sur le commerce planétaire se resserra, la nouvelle se répandit parmi tous les ouvriers zensunni et zenchiites de Starda. Et le travail cessa non seulement dans la cité, mais plus loin encore. Les esclaves agriculteurs suivirent le mouvement. Certains mirent le feu aux champs de canne à sucre, d’autres sabotèrent les engins agricoles. Ishmaël et les autres jeunes du chantier campaient au-dessus du canyon de l’Isana, épuisés après leur journée de travail suspendus dans le vide. Les tentes claquaient dans la bise du soir qui soufflait sur le plateau. Brusquement, Ishmaël fut réveillé par Aliid qui le secouait. — J’ai écouté les contremaîtres ! Les esclaves se sont révoltés dans le delta ! Viens... Les deux garçons retournèrent devant leur petit feu de camp qui couvait encore et restèrent blottis dans la nuit glacée. Les yeux noirs d’Aliid reflétaient les brandons. — Je savais que nous n’aurions pas à attendre des siècles pour retrouver notre liberté. Bel Moulay va faire justice. Le Seigneur Bludd devra bien céder à nos exigences. Ishmaël plissa le front. Il ne partageait guère l’enthousiasme de son ami. — Tu ne t’attends quand même pas à ce que les nobles se contentent de hausser les épaules et bouleversent les usages qui ont cours dans leur société depuis des siècles. — Ils n’ont pas le choix. Oh, comme j’aimerais qu’on soit à Starda pour agir avec les autres ! Je ne tiens pas à rester planqué ici. Je veux me battre. On passe nos journées à faire de jolis dessins sur une falaise à la gloire de nos oppresseurs. Est-ce que ça n’est pas absurde ? (Il se rejeta en arrière et un sourire apparut lentement sur son visage ascétique.) Tu sais, il y a quelque chose qu’on peut faire. Ici. Ishmaël redoutait ce qu’Aliid allait suggérer. Au cœur de la nuit, après que les contremaîtres se furent endormis dans leurs pavillons isolés, Aliid gagna Ishmaël à sa cause en lui promettant qu’il n’y aurait pas d’effusion de sang. — Nous ne faisons qu’une déclaration, fit-il avec un sourire sans joie. Ils visitèrent furtivement toutes les tentes pour rassembler un groupe. Même s’ils étaient au courant des événements qui secouaient la cité lointaine, les gardes ne s’inquiétèrent pas d’une poignée de gamins épuisés par des heures de travail dans les gorges du fleuve. En chuchotant, ils dérobèrent des harnais dans la cabane d’équipement. Ils les enfilèrent, ajustèrent les sécurités sous leurs bras et attachèrent les câbles aux poulies de la falaise. Ils furent quatorze à se laisser tomber jusqu’au niveau de la fresque de mosaïque gigantesque qui dépeignait la saga de la dynastie Bludd et qu’ils avaient exécutée pixel par pixel, suivant les dessins au laser du Seigneur Bludd. Ils couraient sur le granit de la roche, les pieds nus. Aliid se balança comme un pendule et, avec son marteau, il entreprit de casser et d’arracher les pièces colorées. Le grondement sourd des rapides et le sifflement du vent étouffèrent le bruit du marteau. Ishmaël se laissa tomber en contrebas de son ami et s’attaqua à une portion de tuiles bleues qui, vues de loin, auraient été l’œil rêveur d’un ancien seigneur du nom de Drigo Bludd. Aliid n’avait pas vraiment de plan. Il cassait au hasard, en se déplaçant latéralement pour remonter ensuite dans une averse permanente de débris multicolores qui se perdaient dans les ténèbres du canyon. Les autres garçons l’avaient imité : ils avaient l’impression de récrire l’Histoire en défigurant la fresque. Ils s’acharnèrent durant des heures, en riant, en s’interpellant à voix basse. Sous la clarté des étoiles, ils parvenaient à se discerner, et Aliid comme Ishmaël souriaient aux autres, excités par leur vandalisme primaire. Enfin, quand les premiers traits de l’aube se dessinèrent à l’horizon, ils regagnèrent le haut de la falaise, remirent les harnais dans la cabane et retournèrent tous sous leurs tentes. Ishmaël espéra voler une petite heure de sommeil avant que les contremaîtres ne viennent les secouer. À l’aube, l’alerte résonna et des clameurs s’élevèrent dans le camp. On rassembla les jeunes esclaves au bord de la falaise. Le chef d’équipe au visage rougeaud voulait des réponses immédiates et l’identité des coupables. On les fouetta l’un après l’autre, si durement qu’ils ne pourraient pas retourner à leur corvée avant des jours. Ils n’eurent pas droit à la moindre ration et on limita leur part d’eau. Mais, évidemment, aucun d’eux ne savait quoi que ce fût et tous prétendirent ne pas avoir quitté leur tente de toute la nuit. La dégradation de la fresque du canyon fut le coup ultime pour le Seigneur Bludd. Il avait jusque-là tenté d’être raisonnable et patient. Des semaines durant, il avait usé de moyens civilisés pour tenter de faire rentrer dans les rangs Bel Moulay et ses partisans. Il avait déclaré un Jour de Honte qui n’avait eu aucun effet sur les prisonniers non civilisés. Ça leur était parfaitement étranger, et puis il avait finalement pris conscience qu’il s’était trompé lui-même. Les Zensunni et les Zenchiites appartenaient aux limites de la race humaine et constituaient pratiquement une espèce différente. Incapables d’œuvrer pour le bien commun, ces primitifs ingrats se reposaient sur les peuples cultivés. Si l’on considérait leurs méfaits, les Bouddhislamiques fanatiques n’avaient aucune morale. Les esclaves avaient saboté l’installation des boucliers sur les vaisseaux de l’Armada avant de refuser de travailler sur les inventions d’Holtzman. Leur leader barbu avait pris des nobles en otages et les gardait en détention dans les enclos d’esclaves. Il avait gravement endommagé le spatioport de Starda, interdisant tout trafic commercial. Ses complices avaient incendié des bâtiments, détruit des installations vitales pour la cité et ravagé la production agricole. Pis encore, Bel Moulay avait exigé l’émancipation des esclaves – comme si la liberté était une chose qu’on pouvait acquérir sans l’avoir méritée ! Une pareille idée était une gifle absolue pour les milliards d’humains qui s’étaient battus jusqu’à la mort afin de maintenir les machines pensantes au large. Bludd avait encore à l’esprit les citoyens massacrés de Giedi Prime ; les victimes des raids de cymeks sur Salusa Secundus, les Sorcières de Rossak qui s’étaient sacrifiées pour détruire les intelligences artificielles. Il était dégoûté à la seule idée que Bel Moulay veuille rallier les esclaves mécontents pour paralyser tous les efforts de défense de la race humaine. L’arrogance égoïste de ces Bouddhislamiques le mettait en rage ! Il tenta d’entrer en contact avec eux. Il avait espéré qu’ils retrouveraient le chemin de la raison, qu’ils comprendraient où étaient les enjeux véritables, qu’ils sauraient compenser la couardise de leur peuple. Mais non, tout cela était fallacieux. Quand il apprit le sabotage de la mosaïque géante, il se fit conduire aussitôt dans le canyon et découvrit, incrédule, les horribles déprédations commises sur la fresque somptueuse qui aurait dû décrire toute l’histoire des Bludd ! Jamais il ne pardonnerait un pareil outrage ! Les mains crispées douloureusement sur la balustrade, il resta muet. Son entourage fut effrayé devant son comportement. Tous sentaient et craignaient à la fois la détermination qui l’habitait sous ses allures poudrées et parfumées. — Cette insanité doit cesser sur l’heure. Ces paroles de glace étaient adressées à ses Dragons. Il se retourna et ajouta à l’adresse du soldat en cuirasse dorée qui se tenait à son côté : — Commandant, vous savez quoi faire. Tio Holtzman, déjà passablement irrité par le comportement inexplicable de ses esclaves, fut heureux d’accepter l’invitation du Seigneur Bludd à l’accompagner. Il brûlait d’assister à la première démonstration à grande échelle de ses boucliers. — Tio, lui dit Bludd, ce n’est qu’un exercice de défense mais, hélas, nécessaire. Néanmoins, nous allons pouvoir observer votre invention en action. Il se trouvait au côté de Bludd sur la plate-forme d’observation. Norma Cenva et quelques autres nobles avaient pris place derrière eux. Tous observaient les esclaves déchaînés dans la fumée des incendies, les cris et les chants hostiles qui venaient du spatioport. Au sol, des Dragons progressaient en ligne, protégés par leurs nouveaux boucliers personnels scintillants. Ils se rabattaient sur le spatioport, armés de bâtons et de lances. Quelques-uns avaient des pistolets Chandler destinés à abattre les plus durs des insurgés en cas de situation extrême. Holtzman, penché sur la balustrade, observait les Dragons. — Regardez, les esclaves ne peuvent nous arrêter. Norma était pâle. Elle avait conscience du massacre auquel elle allait assister, mais elle n’avait pas la force de parler. Les Dragons ne ralentirent pas face aux émeutiers qui tentaient de les arrêter. Quelques esclaves se jetèrent sur leurs boucliers. Les forces du Seigneur Bludd levèrent leurs matraques et fracassèrent des bras et des épaules. Les esclaves se regroupèrent avec des cris de haine et se lancèrent à l’assaut. Ils ne purent franchir la barrière des boucliers et les Dragons chargèrent, frappant aveuglément dans la mêlée. La populace reflua et se regroupa autour de son chef. Bel Moulay, dressé sur la benne d’un camion, proféra alors en chakobsa : — Ne cédez pas ! Cramponnez-vous à vos rêves ! C’est votre seule chance. Tous les esclaves doivent rester au coude à coude ! — Mais pourquoi ils ne se battent pas comme ça face aux machines ? grommela Niko Bludd. Ce qui fit rire certains des nobles qui l’entouraient. Quand les rangs des esclaves bloquèrent les Dragons, le commandant de la légion cria d’une voix tonitruante par-dessus les clameurs : — J’ai l’ordre d’arrêter le traître Bel Moulay. Qu’il se rende immédiatement. Aucun des insurgés ne réagit. L’instant d’après, les Dragons levèrent leurs pistolets Chandler, débranchèrent leurs boucliers et ouvrirent le feu. Les éclats de cristaux jaillirent en nuages crépitants et se plantèrent dans les visages, dans les membres et les torses. Le sang jaillit en même temps que les lamelles de chair. Les esclaves tentèrent de déguerpir en hurlant, mais ils étaient agglutinés autour de Bel Moulay et ne pouvaient se disperser. Le leader se leva et lança des ordres dans son langage incompréhensible, mais la panique gagnait la foule. Une nouvelle rafale d’échardes de cristal cribla les corps et des centaines d’esclaves tombèrent, morts ou gravement atteints. — Ne vous inquiétez pas, fit Bludd, ils ont des ordres pour prendre Bel Moulay vivant. Norma détourna la tête, au bord du malaise, mais elle réussit à garder son contrôle. Tandis que les esclaves mouraient ou se dispersaient autour de Bel Moulay, il leva son bâton et tenta de les rassembler. Mais les Dragons chargèrent. Ils encerclèrent très vite le maître zenchiite et le clouèrent sur le pavé à grands coups de gantelet. Une immense clameur monta de la foule. Les insurgés reformèrent leurs rangs et, voyant leur leader terrassé, ils retrouvèrent leur courage. Mais les Dragons dégainèrent à nouveau leurs pistolets et les premiers rangs s’effondrèrent. On amena Bel Moulay tandis que des blindés suivis de troupes en rangs serrés se répandaient dans le spatioport. On libéra très vite les nobles et leurs épouses enfermés dans les enclos. Depuis sa plate-forme, Niko Bludd promena un regard attristé sur les corps démembrés et les flaques de sang. — J’avais espéré que jamais nous n’en arriverions là. Je leur ai donné toutes les chances de se reprendre, mais à la fin je n’ai plus eu le choix. En dépit du carnage, Holtzman ne pouvait dissimuler son plaisir : ses boucliers personnels avaient fonctionné ! — Mon Seigneur, dit-il enfin, vous avez agi en tout honneur... Ils survolèrent un instant encore le théâtre des émeutes, puis Bludd les invita tous à célébrer la libération de Poritrin. Tout mouvement à large échelle – politique, religieux ou militaire – s’articule sur les événements historiques. Pitcairn Narakobe, Étude du conflit des Mondes de la Ligue Quand la vermine humaine déclencha une rébellion sur Terre, le Titan Ajax décida que les jours de gloire étaient de retour. Cette fois, au moins, il n’aurait pas à affronter l’expression écœurée d’Hécate devant ses excès de violence. Il choisit sa forme de gladiateur la plus impressionnante, un marcheur massif, monstrueux, qu’il avait conçu dans l’espoir d’affronter Omnius dans l’arène. Ce serait comme lors de la Rébellion Hrethgir sur Walgis. Il se trouvait dans le pavillon de fabrication des corps de cymeks, au sommet d’une des sept collines de la capitale. Ses capteurs amplifiaient la rumeur de la foule. Il n’avait pas de temps à perdre. Les membres hydrauliques installèrent délicatement son container cérébral, puis il mit en batterie toutes ses armes, fit jouer ses membres multifonctions. Il était prêt. Il s’avança sur ses jambes à pistons et franchit la porte coulissante pour accéder au balcon qui entourait le pavillon. De là, il observa les incendies qui se multipliaient dans la cité. De longs tourbillons de fumée montaient dans le ciel du soir. De toutes parts, des esclaves couraient comme des cafards frénétiques dans un fracas de verre brisé et de véhicules écrasés. Les hrethgir étaient devenus fous. Une explosion sourde secoua la Plazza du Forum. Les rebelles avaient dérobé des armes lourdes, sans doute sur les carcasses des robots abattus. Ajax activa ses systèmes de chasse. Si ces imbéciles sauvages avaient endommagé sa superbe fresque, il allait vraiment se mettre en colère. Un groupe de néo-cymeks et de robots sentinelles avait formé un cercle de défense au bas de la colline. Armés d’un lanceur de projectiles fondus, ils faisaient pleuvoir des charges chauffées à blanc sur la meute hurlante des esclaves qui chargeaient comme des animaux en rage. Carbonisés sur place, les rebelles s’effondraient en flaques gluantes de chair. Mais rien n’arrêtait la vermine qui chargeait vague après vague, même au prix d’une mort certaine. — Ne restez pas là à trembler ! tonna Ajax. Vous voulez qu’ils vous submergent alors que vous pouvez les charger, vous ? C’était une question de pure rhétorique. Les premiers défenseurs néo-cymeks se portèrent en avant en brandissant leurs armes façonnées dans le métal liquide. Ils brisèrent l’assaut des premiers hrethgir tandis que les robots se reformaient en position plus haut sur la pente. Ajax monta sur une plate-forme de construction volante. Il survola la horde en contournant les incendies et les explosions. Il se dirigeait droit sur la Plazza, tellement ivre de fureur qu’il avait quelque mal à contrôler les systèmes sophistiqués de sa forme de gladiateur. Dans toute la cité, il vit des machines pensantes qui s’activaient pour dresser des périmètres de défense. Il s’était attendu à ce que la rébellion désorganisée se disperse et recule. Des milliers d’humains avaient été massacrés. Mais la distraction avait à peine commencé. Des fusées jaillirent de la fresque de la Victoire des Titans dans des sillages ardents. Ajax ajusta la vision de ses fibres optiques et reconnut l’humain qui se tenait en haut du monument et qui venait de déclencher ces armes clandestines : le contremaître Iblis Ginjo ! Ce traître ! Ajax l’avait toujours soupçonné de menées subversives ! Vibrant de haine, il vit des meutes de créatures ingrates qui abattaient les piliers du glorieux monument avec des charges explosives et des câbles. Sa propre statue colossale bascula sur les dalles dans la clameur de la vermine. Une autre fusée partit de la fresque qui se désagrégeait. Ajax accéléra et tourna au-dessus du mur en arrivant par l’arrière, hors de portée des fusées. Son image de pierre s’était fracassée. Il se promit de démembrer Ginjo lentement, en se régalant de ses hurlements. Brusquement, ce fut une section entière du monument qui pivota, et le ciel devint un brasier orange. Une salve de fusées mitrailla le Titan. Une explosion détruisit le châssis de la lourde plate-forme et elle fila en tourbillonnant vers le sol. Ajax bascula et percuta la Plazza dans un cliquetis de membres hydrauliques fracturés. Le blindage de son container fut enfoncé. L’engin s’écrasa dans une explosion terrifiante, renversant ce qui restait du monument, annihilant dans le même choc les lance-fusées. Les dalles brisées retombèrent en miettes. Les systèmes intégrés du Titan tremblaient et vibraient spasmodiquement. Les circuits clignotaient, désemparés. A l’intérieur du container, son cerveau fut submergé par une volée de données fausses et d’impressions distordues venues des tiges mentales endommagées. De toutes parts, il ne voyait que des monuments abattus, laminés par les esclaves barbares. Il entendit Iblis Ginjo lancer des exhortations à la horde en délire pour qu’elle achève le Titan blessé. Ajax lança un signal mental surpuissant dans les conducteurs des tiges mentales et relança ses systèmes de combat en contournant les circuits neutralisés. Il pouvait encore se battre s’il parvenait à se redresser sur ses blocs de marche. Les humains déferlèrent sur lui, et il lança furieusement ses membres encore intacts pour se relever. Mais ses jambes puissantes refusaient de le soutenir efficacement. Penché sur le côté, il tira à coups de lance- flammes, certain de repousser l’ennemi. Les humains escaladaient les cadavres de leurs camarades... Avant qu’Ajax ait réussi à rétablir son équilibre et à régler la vision de ses fibres optiques, Iblis s’empara d’une fusée intacte dans les décombres du monument et la mit à feu manuellement. Détruit à cinquante pour cent, Ajax tenta en vain d’esquiver, mais l’engin explosa et il perdit une de ses jambes. Il tomba et défonça les dalles sous son poids. Il poussa un meuglement de bête et parvint à bouger son corps blindé pour faire face à Iblis. Des centaines d’esclaves arrivaient de la Plazza. Ils se jetèrent sur le cymek comme des souris carnivores venant achever un taureau blessé. Ajax se débattit dans son corps de colosse, rejeta une partie de la vermine avant de l’écraser. Les humains déchaînés affluaient sans cesse, s’attaquaient à son blindage de cymek avec des armes primitives, des pistolets laser qu’ils avaient récupérés sur les sentinelles démolies. Il en tua encore des centaines sans subir d’autre dommage, mais les hordes s’abattaient sur lui, et avec sa jambe détruite, il ne pouvait plus s’échapper. Toujours dressé sur ce qui restait du monument des Titans, Iblis Ginjo ordonna : — Il a assassiné des milliards d’humains ! Détruisez- le ! Des milliards ? Non, certainement plus, se dit Ajax dans un élan d’orgueil. Mû par son énergie mécanique, il s’érigea face aux insectes cruels et se mit à escalader les ruines en dégageant des pics et des griffes de ses quelques membres encore valides. Iblis dirigeait ses troupes à grands cris. Des dizaines d’esclaves se portèrent à l’assaut et s’accrochèrent aux segments du corps du Titan. Il ne pouvait s’en débarrasser. Il en balaya quelques-uns tout en poursuivant péniblement son escalade. Un esclave lança un engin explosif qui fendilla la pierre : Ajax perdit pied. D’autres s’abattirent sur lui, fauchés par l’onde de choc. Mais des centaines accouraient et le submergèrent. Il vacilla. Les hrethgir taillaient et cassaient ses composants avec des outils à souder, des haches et des cutters. En quelques secondes, ils tranchèrent ses circuits neuroniques et firent sauter les fibres de contrôle du container. Le Titan se trouva paralysé. Il sentit qu’on le faisait basculer en arrière. Il entendait toujours les clameurs de haine et, en s’écrasant au sol, il broya un lit hurlant d’émeutiers, savourant leurs plaintes en même temps que la douceur suave de leurs corps en bouillie. Et puis, il ne bougea plus, collé au sol comme un immense insecte asphyxié. Il meugla : — Je suis un Titan ! Avec le regard brouillé de ses fibres optiques, il vit le traître Iblis porté en triomphe sur les épaules des esclaves, qui désignait sa tête à tourelle. — Enlevez-lui son armure. Là ! Les tiges mentales d’Ajax décelèrent la suppression du bouclier. Le container était maintenant à nu. Avec un sourire exultant, Iblis escalada le corps d’Ajax, brandissant un gourdin de métal. Avec un sourire de bonheur cruel, il l’abattit de toutes ses forces sur la coque de plass. Encore et encore, jusqu’à ce que d’autres se joignent à lui et frappent à leur tour, aveuglément, en riant, en criant, en chantant, jusqu’à ce que le cerveau organique du Titan ne soit plus qu’un amas de pulpe grise d’où suintait l’électrafluide bleuâtre. Ivre de joie, Iblis restait juché sur le Titan mort et clamait sa victoire. Son message parut s’élever plus haut encore que les flammes qui dévoraient la cité des machines. La fin du grand cymek raviva l’excitation des émeutiers. La nouvelle se répandit dans les rues et la fureur dévastatrice des humains se propagea sur tous les symboles et effigies des machines despotiques. Les néo- cymeks et les robots cédèrent devant l’assaut et s’enfuirent. Omnius le suresprit n’avait d’autre choix que de lancer des contre-mesures exceptionnelles. Nous ne sommes pas comme Moïse : nous ne pouvons faire jaillir l’eau de la pierre... pas à un taux économique, en tout cas. Mission Impériale d’Exploration Écologique d’Arrakis, archives anciennes C’était l’heure la plus torride d’Arrakis. Les nomades Zensunni bandèrent les yeux d’Aurelius Venport avec un chiffon souillé. Les gens du désert ne se fiaient pas plus à Tuk Keedair et il eut droit au même traitement humiliant. Aurelius considérait cela comme faisant partie de son investissement. Il avait voyagé durant cinq longs mois avec diverses étapes sur des planètes perdues pour venir ici. Il comptait bien y trouver une compensation. — Maintenant, nous allons nous mettre en marche, dit le Naib Dharta. Vous pouvez parler entre vous, mais mieux vaut économiser votre salive. Un mot gaspillé c’est de l’eau gaspillée. Aurelius devinait que de nombreux nomades les entouraient et les guidaient. Il fallait s’y habituer et il trébucha souvent en levant les pieds plus haut que la normale au-dessus du sable. Le sol était cahoteux mais, peu à peu, il trouva une cadence de marche. — Et les vers des sables ? demanda Keedair. Il n’y a aucun risque ? — Nous sommes au-delà de la ligne des vers, répliqua Dharta d’un ton bourru. Les montagnes nous séparent du grand bled, qui est le domaine des démons. — Je ne suis pas convaincu que ce bandeau soit nécessaire, fit Aurelius. Dharta eut un ton de fer, car il n’était pas accoutumé à ce que ses ordres soient remis en question. — C’est nécessaire parce que je l’ai décidé. Jamais un étranger – même un étranger de ce monde – n’a vu nos communautés cachées. Nous n’avons pas de cartes. — Bien sûr. Je me plierai à vos règles, grommela Aurelius. Pour autant que vous soyez prêts à nous vendre de l’épice. Dans les quelques mois précédents, il avait vendu facilement la première livraison de Keedair à des curieux qui avaient accepté de payer un prix exorbitant pour cette nouvelle drogue. Il avait pris la moitié des bénéfices, mais Keedair avait quand même réalisé un profit substantiel, bien plus que ce qu’il aurait gagné en vendant toute une cargaison d’esclaves en parfaite santé. Il n’avait donc pas perdu d’argent durant cette dernière année et n’avait pas été obligé de couper sa précieuse tresse. Aurelius trébucha sur un obstacle dur. Avec un juron, il ploya les genoux, mais quelqu’un lui prit le bras. — Quand vos gens ont apporté le Mélange en plusieurs livraisons, ça a duré une éternité pour remplir ma soute, dit Keedair. — Naib Dharta, intervint Aurelius, j’espère que nous pourrons développer un système plus efficace à l’avenir. Sinon, se dit-il, ils devraient augmenter les prix sur le marché, mais il était sûr de son affaire. Ils marchaient depuis des heures à pas d’aveugle quand les Zensunni s’arrêtèrent. Aurelius entendit des bruits métalliques, puis un froissement de tissu, et il en conclut que les nomades venaient de débâcher un véhicule jusque-là camouflé. — Installez-vous, dit le Naib. Mais surtout n’ôtez pas vos bandeaux. À tâtons, Aurelius et Keedair grimpèrent dans le véhicule qui démarra lentement dans une pétarade discrète. Aurelius devina qu’ils avaient parcouru plusieurs kilomètres quand les ombres se firent plus fraîches : ils approchaient des montagnes et l’après-midi allait vers son terme. Il existait des moyens de localiser le village des Zensunni s’il souhaitait parcourir de telles distances. Il se dit qu’il aurait dû coudre un traqueur à impulsions dans son gilet. Mais il avait d’autres priorités. Il avait le sentiment qu’il n’existait aucun moyen de circonvenir ce peuple courageux, qu’ils savaient dominer tous ceux qui les approchaient, et qu’eux seuls décidaient qui devait repartir vivant du désert. Ils attaquaient maintenant une pente abrupte et le véhicule ralentit puis stoppa. Les Zensunni passèrent un moment à le camoufler avant d’obliger les deux hommes à marcher de nouveau. Ils les aidaient à éviter les obstacles. Enfin, Dharta leur ôta leurs bandeaux. Ils étaient sur le seuil d’une grotte profonde. Aurelius cligna les yeux pour accoutumer son regard à la pénombre. Il vit que des torchères brûlaient sur les parois. Il avait été aveugle depuis si longtemps qu’il lui semblait que son ouïe et son odorat étaient devenus plus sensibles et précis. Il devina la présence d’un grand nombre d’habitants, sentit le remugle des corps mal lavés, perçut les murmures et les exclamations. Dharta les conduisit dans les chambres du haut de la falaise où les attendait un repas de pain grillé, de lambeaux de viande séchée marinés dans une sauce épicée, ainsi que du miel. Plus tard, ils écoutèrent de la musique zensunni devant des feux qui couvaient et entendirent des histoires dans un langage inconnu d’Aurelius. Plus tard encore, le Naib conduisit ses deux visiteurs nerveux jusqu’à un surplomb qui dominait l’océan des dunes. — Je veux vous montrer quelque chose, dit-il, le visage ténébreux marqué de ses tatouages plus noirs encore que sa peau. Aurelius et Keedair étaient assis sur le rebord, les jambes dans le vide. Keedair regarda le Naib, puis Aurelius, impatient d’entamer les négociations. Mais le Naib agita une petite sonnette et, dans l’instant, un vieil homme s’avança. Il avait un visage de cuir aux tendons sinueux, des cheveux longs et blancs, mais ses dents semblaient intactes. Comme tous les nomades d’Arrakis, il avait les yeux absolument bleus. Aurelius savait que cela indiquait une accoutumance prolongée à l’épice. Les yeux de Keedair étaient déjà atteints. Le vieil homme leur présenta un plateau de gaufrettes sombres, parfaitement carrées, arrosées de sirop. Aurelius en prit une, Keedair une autre, et le Naib Dharta se servit à son tour. Le vieux nomade demeura auprès d’eux et les observa. D’après les observations d’Aurelius, dans cette société, les femmes servaient toujours les hommes – ce qui le changeait singulièrement de Rossak. Mais il se pouvait que les anciens soient aussi relégués à des tâches domestiques. Il examina son gâteau avant de le grignoter prudemment. Il avait déjà goûté à des mets à base de Mélange depuis qu’il était sur Arrakis, mais cette petite gaufrette semblait bien plus robuste. En fait, dès qu’il la croqua, un flux puissant de cannelle lui envahit la gorge et le nez. Il mordit plus généreusement et, cette fois, la force et le bien-être gagnèrent tout son corps. — Délicieux ! s’extasia-t-il en réalisant dans le même temps qu’il venait presque de finir la gaufrette. — C’est de l’épice fraîchement récoltée dans le désert profond cet après-midi même, fit Dharta. Elle est plus forte que tout ce que vous avez pu goûter dans la nourriture ou la bière. — Un délice, fit Aurelius. Les possibilités qui s’ouvraient à lui étaient comme un défilé de cadeaux inespérés. Keedair, lui, soupirait de satisfaction. Aurelius savait maintenant que le commerce de l’épice serait immensément profitable et qu’il en vendrait des quantités aux nobles de la Ligue. Pour lancer son commerce, il avait prévu d’accompagner Zufa Cenva lors de son prochain voyage sur Salusa Secundus. Pendant qu’elle déclamerait des discours vibrants dans le Hall du Parlement, il nouerait des contacts, distribuerait des échantillons, amorcerait des pistes. Ça prendrait un peu de temps, mais il était certain que la demande irait croissant, et très vite. Il montra le peu qui restait de sa gaufrette et demanda : — C’est ce que vous vouliez nous montrer, Naib Dharta ? Le chef se leva et serra le bras maigre mais musculeux du vieux Zensunni. — Je voulais vous présenter cet homme. Il se nomme Abdel. Le Naib s’inclina et le vieil homme lui répondit avant de s’incliner plus profond encore devant les deux hôtes. — Abdel, ajouta le Naib, dis ton âge à nos visiteurs. Le vieil homme tanné s’exprima d’une voix étonnamment forte. — J’ai observé la constellation du Scarabée au- dessus du Rocher Sentinelle trois cent quatorze fois. Troublé, Aurelius regarda Keedair, qui se contenta de hausser les épaules. Et le Naib leur expliqua : — C’est une toute petite formation d’étoiles dans notre ciel. Elle va et vient avec les saisons en traversant une spire de roc tout près de l’horizon. Elle nous sert de calendrier. — Elle va et vient, répéta Keedair. Ce qui veut dire deux fois par an ? Le Naib hocha la tête. Aurelius avait rapidement fait le calcul. — Il vient donc de nous dire qu’il est âgé de cent cinquante-sept ans. — A peu près, fit le Naib. Les enfants ne se mettent à observer et à compter qu’après trois ans, donc disons qu’il doit avoir cent soixante ans en années standard. Abdel a absorbé du Mélange durant toute sa vie. Vous remarquez qu’il est en bonne santé... que son regard est vif et son esprit, croyez-moi, encore très incisif. Il vivra sans doute encore durant bien des décennies s’il continue d’absorber sa dose quotidienne d’épice. Aurelius était stupéfait. Tout le monde avait entendu parler de drogues de longévité, de traitements qui permettaient de repousser l’issue fatale et qui avaient été mis au point sous le Vieil Empire avant de sombrer dans l’oubli. La plupart des récits n’étaient que des légendes. Mais là, ce vieillard disait la vérité... — Vous avez des preuves ? fit Keedair. Une ombre de contrariété se dessina sur le visage du Naib. — Vous avez ma parole. Nulle preuve n’est nécessaire. Aurelius, aussi discrètement que possible, fit signe au trafiquant de ne pas insister. Ce qu’il éprouvait dans son corps lui confirmait ce que le Naib venait de dire. — Nous allons effectuer certains tests de notre côté afin de vérifier qu’il n’y a pas d’effets secondaires en dehors de la teinte que prennent les yeux. Le Mélange pourrait bien être un produit que j’ajouterai à mon catalogue. Mais serez-vous en mesure de nous livrer les quantités nécessaires pour un commerce régulier ? — Le potentiel est vaste, fit le Naib en acquiesçant. Il ne restait plus qu’à régler les détails de la transaction. Aurelius avait l’intention d’offrir un moyen de paiement inhabituel. De l’eau ? À moins que ces nomades n’acceptent de négocier quelques-uns des globes brilleurs mis au point par Norma pour éclairer leurs grottes et leurs tunnels ?... À vrai dire, ils pourraient leur être plus utiles que les crédits de la Ligue. Il avait apporté quelques échantillons qui se trouvaient à Arrakis Ville. Il tendit la main pour prendre le dernier gâteau à l’épice que présentait Abdel. Il remarqua que le vieux nomade tenait le plateau parfaitement droit, sans le moindre tremblement. Un autre bon signe que Keedair venait également de remarquer. Les deux complices inclinèrent la tête. Mon copilote pense constamment à la femelle humaine, mais jusqu’alors cela ne semble pas l’avoir distrait de ses devoirs. Je vais le surveiller de près pour détecter des signes de trouble. Seurat, Entrée sur le livre de bord adressée à Omnius Le Voyageur du Rêve pénétra dans l’atmosphère de la Terre, de retour de son immense circuit. Vorian ne pensait qu’à Serena Butler qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps... A son père aussi, qu’il devait affronter pour lui parler des anomalies historiques qu’il avait découvertes. Le long vaisseau noir et argent s’insérait sur sa trajectoire d’approche. Seurat et Vorian vérifièrent les indices de température de la coque tandis que l’horloge du Voyageur se réglait automatiquement sur le temps terrestre standard. Ce qui rappela encore une fois à Vorian les manipulations qu’Agamemnon avait exercées sur ses Mémoires pour donner sa version personnelle de l’Histoire. Non, les Titans n’étaient pas les héros resplendissants et bienveillants dont son père lui avait dressé le portrait. Il se demandait si Serena Butler avait pensé à lui en son absence. Allait-elle le respecter maintenant qu’il avait découvert où était la vérité ? Ou bien resterait-elle vouée à l’image de son amant perdu, celui qui lui avait donné un enfant ? Il en était malade d’appréhension. Dans sa vie bien ordonnée, jamais encore il n’avait affronté l’incertitude comme depuis ces derniers mois. Il se pouvait que son père l’attende au spatioport. Entre toutes les promesses du Titan, celle de devenir un néo-cymek après avoir abandonné sa fragile enveloppe humaine lui semblait bien peu tentante. Tout avait changé. Il allait le défier, l’accuser d’avoir réinventé l’Histoire en déformant les faits réels, d’avoir trahi son propre fils. Il espérait au fond de lui que le Titan avait une réponse toute prête, une explication rassurante. Ainsi, il pourrait reprendre tranquillement son existence calme et saine de servant. Mais, dans son cœur, la vérité lui disait que Serena ne l’avait pas égaré. Il avait vu les preuves de ses propres yeux, il savait à présent comment les machines traitaient les êtres humains. Il ne pouvait plus se voiler la face, bien qu’il ne sût quoi faire. Il avait peur de se retrouver sur Terre, mais il savait qu’il devait aller de l’avant. Seurat interrompit le cours de ses pensées. Ils approchaient du spatioport de la capitale. — Vorian, que pensez-vous de ça ? Je capte des données contradictoires et un niveau anormal de chaos physique. Le robot appela d’autres images plus rapprochées. Vorian, surpris, distingua des feux, de la fumée, des bâtiments effondrés, ainsi que des armées de robots et de cymeks. Mais une foule énorme d’humains avait envahi les rues. Une vague d’émotions mêlées déferla dans son cœur et il ne chercha pas à les analyser. — Est-ce que la Ligue aurait attaqué ? Même avec tout ce qu’il avait appris récemment, il ne parvenait pas à croire que ces quelques survivants de l’humanité libre avaient pu semer la destruction sur le monde central des machines. Non, jamais Omnius n’aurait permis ça ! — Les scans ne montrent aucun vaisseau de guerre humain dans le secteur, Vorian. Pourtant, un conflit se déchaîne au sol. Seurat était perplexe mais pas inquiet. Néanmoins, il ne risqua pas une plaisanterie. Vorian régla les contrôles optiques et se concentra sur l’extension maritime de la capitale. Il repéra le domaine d’Érasme. Là-bas, des incendies faisaient rage, il y avait des décombres, des monuments effondrés et des combats étaient en cours dans les rues. Où était Serena ? Lentement, avec réticence, il commençait à comprendre ce qui se passait. Les humains se battaient contre les machines ! Cette seule idée éveilla en lui des pensées qu’il aurait dû s’interdire, car il était au seuil d’être déloyal envers Omnius. Comment cela était-il possible ? Le Voyageur du Rêve venait de détecter un signal d’urgence utilisé par le suresprit pour contacter ses forces robotiques subsidiaires. « A toutes les machines pensantes : portez-vous vers les périmètres de défense et les postes de combat... la révolte humaine se propage... Le noyau central d’Omnius est indemne... interruption d’énergie dans de nombreux secteurs... » Vorian se tourna vers le visage miroitant de Seurat dont les fibres optiques scintillaient comme de minuscules étoiles. — C’est une situation inattendue. Notre assistance est obligatoire. — Je suis d’accord, fit Vorian. Mais pour aider quel camp ? Jamais il n’avait imaginé se trouver un jour dans cette situation. Le Voyageur du Rêve plongeait vers la cité en feu. À proximité de la villa d’Erasme, les machines avaient disposé un cordon pour arrêter la populace. Sur la Plazza où Vorian était arrivé un certain jour dans la calèche aux six chevaux, on avait dressé des barricades. Une partie de la façade avait été atteinte mais, en gros, la villa semblait intacte. J’espère qu’elle est à l’abri, songea Vorian. Seurat survola le spatioport et négocia leur atterrissage. Mais il réagit tout à coup et redressa le vaisseau. — Nos vaisseaux et nos installations au sol ont été investis par les rebelles. — Où allons-nous nous poser ? — Mes instructions archivées indiquent un ancien port spatial au sud de la cité. Le terrain est utilisable et encore contrôlé par Omnius. À l’instant où ils approchaient du périmètre, Vorian aperçut des machines fracassées et des corps d’humains calcinés aux alentours. Près des hangars nord, une bataille était en cours entre les néo-cymeks et les rebelles kamikazes qui avaient récupéré l’armement des robots. Seurat mit le vaisseau en phase d’attente. Une demi- douzaine de robots se précipitaient déjà vers eux, comme s’ils avaient mission de défendre le vaisseau et les précieuses mises à jour du suresprit. — Seurat, qu’attendez-vous de moi ? demanda Vorian, le cœur battant follement. La réponse de Seurat fut intuitive et surprenante : — Je vais proposer qu’on utilise le vaisseau pour transporter des robots sur les points de défense où Omnius en aura besoin. Rester à bord est pour vous la meilleure option, Vorian Atréides. C’est probablement le refuge le plus sûr. Vorian brûlait de retrouver Serena. — Non, Vieux Métallocerveau. Je serais inutile et mes besoins organiques gêneraient le travail de tous. Laissez-moi au spatioport, et je m’en sortirai. Seurat réfléchit rapidement à sa demande. — Comme vous voudrez. Malgré tout, dans cette situation nouvelle, mieux vaudrait rester à l’écart et garder un profil bas. Évitez les combats. Vous êtes un servant de grande valeur, Vorian, le fils d’Agamemnon lui-même – mais vous êtes humain. Dans ce conflit, vous courez un risque de la part des uns et des autres. — Je comprends, Seurat. Le robot le regarda sans expression. — Vorian Atréides, soyez prudent. — Vous aussi, Vieux Métallocerveau. Dès que Vorian se précipita vers le terrain noirci par les gaz des moteurs, les machines pensantes transmirent des messages d’alerte aux unités militaires. Les docks du secteur nord avaient été investis par les humains. Des centaines de rebelles se répandaient sur le terrain. Une dizaine de soldats robots entourèrent le Voyageur du Rêve. A l’abri d’un camion, plus vulnérable qu’il ne l’avait jamais été, Vorian regarda son vieux vaisseau décoller. Il pensait que, seulement la veille, lui et Seurat se divertissaient encore avec leurs jeux de stratégie en approchant de la Terre. Quelques heures après, son monde natal avait pivoté. Déferlant du périmètre nord, les rebelles se répandirent dans les bâtiments portuaires. À l’évidence, Omnius avait décidé de limiter ses pertes en ne laissant que quelques machines face aux hrethgir. Vorian s’élança vers un autre abri, prenant brusquement conscience qu’il portait l’uniforme de servant des Mondes Synchronisés. Les humains qui jouissaient de postes élevés parmi les machines pensantes n’étaient guère nombreux, et si les émeutiers mettaient la main sur lui, ils le réduiraient en pièces. Des centaines de cadavres d’humains gisaient sur le tarmac. Vorian réagit rapidement, prit un homme qui devait avoir sa taille par les bras et le traîna dans l’ombre entre deux bâtiments fumants. Il rejeta une partie de son passé, arracha sa combinaison, avec laquelle il avait fait tant de fois le circuit des étoiles et enfila la chemise déchirée et le pantalon sale du rebelle. Il guetta une occasion de se joindre aux hordes des attaquants qui hurlaient « Victoire ! » et « Liberté ! » en envahissant les bâtiments, balayant les derniers robots encore capables de résister. Vorian espéra que les vaisseaux ou les installations portuaires ne seraient pas détruits. Si les leaders de cette révolte avaient été capables de dresser un plan, ils devaient savoir qu’ils devraient s’évader des Mondes Synchronisés. Il se concentra, étonné de réaliser que son allégeance était en train de basculer. Ce qui l’excitait et l’effrayait en même temps. Il sentait qu’il était arraché à la sécurité douillette de sa vie dans la société des machines pour être entraîné vers l’inconnu, le chaos, qu’il allait retrouver ses racines biologiques d’être humain féroce et libre. Mais il devait l’accepter. Il savait trop de choses à présent, il voyait la réalité avec un regard différent. Autour de lui, les esclaves surexcités ne se souciaient guère des conséquences de leurs déprédations. Ils brandissaient des armes éclectiques qui allaient de simples bâtons à des fusils sophistiqués à secousse cellulaire qu’ils avaient prélevés sur les robots. Ils avaient incendié la tour de contrôle et démoli un néo-cymek endommagé qui tentait de fuir pour finir par lui ouvrir son container à coups de fusil cellulaire. Quand il jugea qu’il ne courait aucun danger, Vorian quitta la meute et suivit d’autres humains au long des rues humides, progressant vers le centre de la cité. Il avait l’air d’un survivant en haillons mais savait où il allait. Il devait rallier aussi vite que possible la villa d’Érasme. Dans les canyons des avenues, la nuit précédait le crépuscule : Omnius avait coupé l’énergie dans les secteurs tenus par les révoltés. Un orage était en formation au-dessus des collines, chargé de pluie et de fumée. La bise soudaine s’engouffra dans les loques de Vorian et il frissonna. Il ne pensait qu’à Serena. Devant lui, un groupe d’esclaves à l’expression sanguinaire abattit une poterne de métal et surgit dans un bâtiment au milieu des débris éparpillés des machines. Au milieu des cris, il apprit que le Titan Ajax lui-même avait été massacré. Ajax ! Dans un premier temps, il ne parvint pas à le croire, puis d’autres cris le lui confirmèrent. Même avec ce qu’il savait maintenant des crimes et des exactions des Titans, il était inquiet pour son père. Si Agamemnon était encore sur Terre, il devait être au premier rang de la résistance et, malgré tout, il ne pouvait se faire à l’idée qu’il disparaisse dans la marée violente de la révolution humaine. Il pressa le pas. Il était fatigué, les membres douloureux. Il arriva enfin devant la Plazza. Un groupe de rebelles harcelait une barricade de fortune. Les combats les plus violents s’étaient apaisés au centre de la cité, mais ici, les esclaves libérés semblaient simplement monter la garde pour des raisons que Vorian ignorait. Il les interrogea. — On attend Iblis Ginjo, lui répondit un homme à la barbe ténue. Il tient à conduire personnellement l’assaut. Érasme est encore là. (L’homme cracha sur les dalles et ajouta :) Avec la femme. Vorian sursauta. De quelle femme parlait le barbu ? Serena ?... Avant qu’il ait pu poser la question, les défenseurs robots campés sur les créneaux ouvrirent le feu pour tenter de disperser les assaillants. Mais d’autres arrivaient en rangs denses. Un nouveau groupe en combinaisons tachées se plaça en position stratégique et lança deux charges explosives brutes qui pulvérisèrent les batteries des robots. Une partie de la Plazza avait été isolée par des cordons de plasscorde tendus entre des poteaux. Des humains y montaient la garde... En fait, se dit Vorian, ils avaient l’air de fidèles, de pèlerins. Il vit alors les fleurs et les rubans de couleur, s’approcha, et interrogea une vieille femme. — C’est un lieu sacré, lui dit-elle. Un enfant a été tué ici, et sa mère s’est battue contre le monstre Érasme. Serena a changé le cours de nos vies en nous aidant, et en améliorant notre quotidien. Elle s’est dressée face aux machines pensantes et nous a montré la voie. Bouleversé de chagrin et d’inquiétude, il lui demanda des détails et apprit comment le robot avait jeté l’enfant dans le vide. Le bébé de Serena était mort. Assassiné par le robot. — Et Serena ? Où est-elle ? Dans sa fièvre, il agrippa la vieille femme. Elle s’écarta. — Érasme s’est barricadé dans sa villa et depuis trois jours nous n’avons plus revu Serena. Qui sait ce qui a pu se passer derrière ces murs ?... La populace s’écarta pour laisser s’avancer un personnage à l’apparence rude qui portait la tunique noire et le bandeau d’un chef d’équipe. Il était accompagné d’une dizaine d’hommes armés et semblait un chef important. Il leva les mains et la foule lança une ovation. — Iblis ! Iblis ! Iblis ! — Je vous avais promis qu’on pourrait le faire ! pro- féra-t-il. Je vous l’ai dit à tous ! Considérez ce que nous avons déjà accompli. À présent, il nous reste une victoire à remporter. Le robot Érasme a commis ce crime qui a déclenché notre glorieuse révolte. Il ne doit plus s’abriter derrière ces murs : il est grand temps de le punir ! La voix d’Iblis Ginjo enflamma encore la foule. Des cris vengeurs jaillirent de toutes parts. Vorian ne put résister et cria : — Sauvez la mère ! Il faut la retrouver ! Iblis se tourna vers lui en même temps que deux autres rebelles. Il hésita une fraction de seconde et lança : — Oui, il faut sauver Serena ! La cohue, sur son ordre, devint une troupe organisée, une arme puissante, un marteau qui cogna sur l’enclume mécanique de la villa. Tous les humains avaient dépouillé les robots de leurs armes et mitraillaient maintenant la villa. Les ultimes cellules énergétiques explosèrent. Avec un bélier improvisé, les humains s’attaquèrent à la porte principale. Au même instant, la pluie se remit à tomber. Elle était huileuse. À l’intérieur de la villa, les robots domestiques s’agitaient pour tenter de renforcer les barrières. Vorian devina que la plupart des autres défenseurs avaient été reprogrammés pour des tâches diverses et que ce siège ne durerait pas longtemps. Après quelques coups de bélier, la porte céda. Les robots reculèrent. Vorian ne savait pas encore ce qu’il ressentait devant les machines intelligentes, mais il ne se sentait pas encore en confiance dans la cohue féroce des rebelles. Ils ne se préoccupaient pas vraiment du sort de Serena, il le savait, même si elle avait mis le feu aux poudres. Si elle restait là, elle serait menacée par les représailles d’Omnius. Vorian Atréides, ruisselant, se jura de sauver Serena. Et de voler un vaisseau pour la ramener chez elle, loin des Mondes Synchronisés. Oui, elle allait retrouver sa chère planète Salusa Secundus... même s’il devait la rendre à son bien-aimé perdu. Nous devons mettre en équilibre toute information nouvelle et ainsi modifier notre comportement. C’est une qualité humaine que de survivre grâce à l’intelligence – en tant qu‘individu et aussi en tant qu‘espèce. Naib Ishmaël, Lament zensunni En s’appuyant sur les lois anciennes de Poritrin, le Seigneur Bludd décida du terrible châtiment qui allait frapper Bel Moulay pour ses crimes. La plupart des esclaves seraient amnistiés, car Poritrin avait besoin de main-d’œuvre, mais il ne pardonnerait pas au leader de l’insurrection. Ishmaël était serré contre Aliid. Ils étaient tous deux silencieux et malheureux. Les jeunes esclaves du canyon avaient été ramenés à Starda et confinés dans l’espace d’où ils devaient assister au jugement. Niko Bludd comptait leur faire reprendre le travail avec des horaires de corvée. Mais ils devaient être témoins des conséquences des actes de folie de Bel Moulay. Et tous les esclaves se devaient d’être présents. Les garçons s’étaient regroupés, affamés, sales et puants. Les contremaîtres ne cessaient de les apostropher. — Si vous vous comportez comme des chiens, on vous traitera comme des chiens. Mais si vous redevenez un peu humains, on y repensera. Aliid marmonna, méfiant. Au centre de la Plazza de Starda, les Dragons de la garde poussèrent une plate-forme élevée sur laquelle on avait enchaîné Bel Moulay pour le spectacle. Un silence inquiet s’installa. On avait rasé la barbe et les cheveux noirs du leader. Mais ses yeux restaient brûlants de haine et de confiance, comme s’il refusait d’accepter que son mouvement de révolte ait échoué. Les gardes en cuirasse dorée lui arrachèrent ses robes, le laissant nu. Les esclaves frémirent, mais leur leader resta droit et ferme, sans montrer le moindre signe de peur. La voix de Bludd résonna dans le square. — Bel Moulay, tu as commis des crimes affreux à l’encontre des citoyens de Poritrin. Il est de mon droit de punir tout homme, femme ou enfant qui aurait participé à cette insurrection, mais je sais faire preuve de merci. Toi seul devras supporter le châtiment de tes fautes. Une plainte monta de la foule. Aliid se frappa la paume du poing tandis que Bel Moulay se taisait avec une expression de malédiction. Niko Bludd tenta de prendre un ton bienveillant. — Si ton peuple peut en tirer un enseignement, sans doute auras-tu le droit de retrouver une vie normale de servitude et de payer tes dettes envers l’humanité. Des ululements s’élevèrent dans la nuit. Et les Dragons se rapprochèrent avec leurs lances. Ishmaël sentit que les esclaves avaient été vaincus, en dépit de l’ambiance glauque. Ils avaient vu leur meneur humilié en public, enchaîné, rasé contre son gré, et dénudé. Il n’avait paru nullement vaincu, mais ses partisans avaient perdu toute étincelle. — Les lois sont dures, violentes, barbares selon certains, reprit Bludd. Mais étant donné que vos actes ont été aussi barbares et même primitifs, ils vous vaudront un châtiment similaire. On n’avait pas accordé à Bel Moulay le droit de s’exprimer. Des Dragons lui brisèrent les dents à coups de marteau avant d’introduire des pinces dans sa bouche. Il se débattit avec violence mais on ne vit aucune expression de terreur sur son visage. Avec une précision chirurgicale, les gardes lui tranchèrent la langue et la lancèrent dans les premiers rangs de la foule. Puis ils lui coupèrent les mains qui volèrent dans une averse écarlate, avant de lui brûler les yeux. À cet instant, il émit quelques gémissements. Aveugle, il fut entraîné par ses bourreaux cuirassés d’or jusqu’au garrot. Et là, ils l’étranglèrent lentement, sans lui briser le cou. Ishmaël vomit tandis que ses camarades s’agenouillaient en sanglotant. Quant à Aliid, il serrait les dents pour refouler les cris de rage qui montaient de sa gorge. Après l’exécution, Norma Cenva se sentit glacée. Tio Holtzman était à son côté, dans son plus beau costume blanc, le regard impitoyable. — Ma foi, il l’a voulu, non ? fit-il. Nous n’avons jamais été durs avec nos esclaves. Pourquoi Bel Moulay a-t-il fait ça ? Se révolter contre nous alors que nous faisons la guerre aux machines ? Bien, maintenant nous pouvons peut-être reprendre le travail. Je crois que les esclaves vont obéir. Norma secoua la tête. — Cette répression ne s’imposait pas. (Elle regarda brièvement le corps suspendu au gibet :) Le Seigneur Bludd n’a réussi qu’à faire un martyr. Je crains que ce ne soit que le commencement. Les machines possèdent une chose qui manquera toujours aux humains : une patience infinie et une longévité adaptée. Archives de mise à jour de l’Omnius de Corrin Érasme avait certes mis en place ses derniers robots pour défendre la villa, mais il ne se faisait pas d’illusions : c’était une dernière mesure. La violence et la ténacité de la révolte des esclaves le stupéfiaient. Elles allaient bien au-delà de ses projections. Les humains possèdent une capacité infinie à surprendre les esprits les plus rationnels. Les esclaves de ses ignobles enclos avaient été libérés par leurs frères hrethgir. La révolte s’était répandue dans toute la magnifique capitale de la Terre en même temps que d’autres complexes urbains. Il savait que sa villa tomberait avant peu. Les expériences aboutissent parfois à des résultats inattendus. Il choisit son apparence la plus redoutable, celle qui avait été conçue pour inspirer des cauchemars aux humains les plus endurcis. Et il se dressa sur le balcon d’où il avait laissé tomber l’enfant. Son visage de pleximétal avait une expression aussi menaçante et effrayante que celle de n’importe quelle gargouille de la Plazza. Son cerveau analysait toutes les données, filtrait les algorithmes, isolait les possibilités. Avait-il commis une erreur en tuant l’enfant ? Qui aurait pu croire qu’une mort aussi ordinaire pouvait causer une pareille réaction ? J’ai mal évalué leur sensibilité. La cohue de la Plazza lui lançait des insultes mais aussi des projectiles, des armes à feu sans importance qui ne le blessaient pas. Mais ils cognaient aussi sur la porte de sa villa avec un lourd madrier, et les robots sentinelles ne tiendraient plus longtemps. Si les émeu- tiers pénétraient dans sa villa, Érasme le savait, ils le tueraient, comme ils avaient tué Ajax le Titan, et ils écraseraient tous les robots et les néo-cymeks qu’ils rencontreraient. Mais il serait leur cible préférentielle. Au centre de la horde déchaînée, un personnage robuste, au visage charismatique, incitait les rebelles à monter à l’assaut. Il les invectivait en écartant les bras et semblait avoir sur eux un effet hypnotique. Il se tourna alors vers Érasme et l’apostropha, ce qui déclencha une immense clameur de la foule. Le robot fit une pause pour assimiler les nouvelles données, puis reconnut le leader rebelle comme l’un des sujets de son expérience sur la loyauté. Iblis Ginjo. Des connexions et des réévaluations jaillirent dans son esprit. Iblis avait été un bon chef d’équipe, bien traité, dûment récompensé, un servant satisfait. Pourtant, il avait adhéré à la révolte, il l’avait peut-être même suscitée. Avec quelques communiqués vagues, expérimentaux, Érasme avait en quelque sorte galvanisé cet esclave et il était passé à l’action. Mais il ne s’était pas attendu à cette réaction incompréhensible et gigantesque à la fois. En tout cas, Érasme avait prouvé la justesse de son point de vue. Près de lui, sur le balcon, un œil-espion apparut en scintillant, silencieux. — Omnius, c’est ce que j’avais prédit : même les servants humains les plus fiables se retourneront contre vous à terme. — Tu as donc gagné ton pari, Érasme. C’est très regrettable. Érasme sonda les incendies lointains. S’il considérait objectivement la situation, elle constituait une analyse fascinante de la nature humaine. La psychologie de groupe sous l’effet du stress était intrigante, mais également dangereuse. — Oui, c’est très certainement regrettable. Le portail principal de la villa fut enfin enfoncé par le bélier des fanatiques et la meute féroce s’abattit sur les derniers robots de la maisonnée comme une lame dans la tempête. Il était temps pour Érasme de disparaître. Connaissant la valeur de ses pensées et conjectures indépendantes, le robot ne souhaitait nullement être détruit. Il représentait l’individualité, la fierté de l’achèvement personnel, de la possible existence d’une âme. Il voulait poursuivre son travail en y intégrant les leçons qu’il tirait de cette fascinante révolte des humains. Pour cela, il devait s’échapper. D’instant en instant, les hurlements de la meute se faisaient plus forts. On s’acharnait sur son adorable demeure. Il avait à peine le temps de gagner une capsule blindée en empruntant le tunnel dérobé qui accédait aux collines dominant la mer. Il hésitait, sachant qu’il devait laisser Serena Butler derrière lui, mais il se dit qu’il l’avait gardée près de lui depuis trop longtemps. Depuis qu’il avait tué son enfant, elle lui était devenue moins utile et refusait de lui livrer toute autre donnée brute. La mort de sa progéniture l’avait changée en animal sauvage. La perte de sa propre vie lui était devenue indifférente. Elle l’avait agressé à plusieurs reprises en dépit des offres généreuses qu’il lui avait faites. Érasme avait été tenté de la tuer mais n’en avait pas été capable. Ce qui était très intéressant. Il s’était enfin décidé à la droguer pour la plonger dans l’inconscience. Elle était dans ses laboratoires, au seuil de la catatonie. C’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour repousser sa pulsion d’assassinat qui se manifestait dès qu’elle approchait de l’état conscient. Dans cette circonstance, hélas, il n’avait pas le temps de la sauver. Il se retrouva très vite au-dessus du ressac et s’installa dans le véhicule. Accompagné par les yeux- espions d’Omnius, il s’éleva dans le ciel du soir, survola un instant la mer, puis tourna au-dessus de la cité en flammes. — Érasme, tu te comportes stupidement, dit Omnius dans le moniteur de la console. Tu aurais dû attendre que la bataille tourne en faveur de mes machines. Ce qui est inéluctable. — Peut-être, Omnius, mais j’ai pris suffisamment de risques. Je préfère retrouver mon domaine de Corrin pour y poursuivre mes expériences. Avec votre permission, bien sûr. — Érasme, tu ne feras que causer de nouveaux ennuis. La capsule atteignit enfin l’un des spatioports annexes qui étaient encore sous le contrôle des machines pensantes. — Pour nous, plus que jamais, il est impératif de comprendre l’ennemi. Érasme chercha dans les banques de données un vaisseau de faible tonnage qui pourrait le conduire jusqu’au lointain système de Corrin. Dans toutes ses expériences, il avait déjà appris une leçon importante : les humains n’étaient prévisibles que sous un seul angle : leur imprévisibilité. La vie est un banquet où se mêlent des saveurs inattendues. Vous les aimez ou non. Iblis Ginjo, Options pour la Libération totale Les esclaves ravagèrent la villa comme un mascaret vivant. C’était une fête de fureur, une orgie destructrice. Iblis était emporté par la foule de pièce en pièce dans le labyrinthe des couloirs. Ses fidèles le suivaient, violents et heureux, comme une immense équipe de travail lancée dans un labeur gratifiant. — Pour Serena ! cria-t-il, parce qu’il savait qu’ils souhaitaient entendre ces mots. Et ils les reprirent en chœur. Il espérait trouver Érasme, le robot indifférent qui avait assassiné un enfant innocent sous les yeux de tous. Mais aussi sa mère, la fille courageuse qui s’était battue à mains nues contre les machines. S’il parvenait à libérer Serena Butler saine et sauve, il comptait en faire sa figure emblématique, le point de ralliement de l’immense mouvement contre Omnius qui n’avait fait que s’amorcer. Elle était quelque part dans les lieux... mais encore vivante ?... Vorian lui aussi avait été emporté. Avec les autres, il piétinait les tapisseries et renversait les statues précieuses. — Serena ! lança-t-il, mais sa voix se perdit dans le tumulte. Tandis que les émeutiers cueillaient au hasard les trésors d’Érasme, il se précipita vers les serres, le refuge préféré de Serena. Il sautait par-dessus les carcasses démantelées des robots domestiques. Devant lui, les rebelles venaient d’abattre la lourde porte métallique de la réserve de matériel et d’équipement et s’emparaient de tous les outils qui pouvaient servir d’armes. Vorian prit un long couteau – plus efficace contre les humains que contre les robots – avant d’enfiler un corridor qui, il s’en souvenait, accédait aux laboratoires interdits d’Érasme. Il était glacé à l’idée que le robot diabolique ait pu se livrer à une ultime et abominable dissection sur Serena... Il quitta le gros de la meute, passa devant des postes de garde désertés et pénétra dans des quartiers où des sujets humains avaient été détenus. Il se heurta à des victimes squelettiques, aux yeux creux qui divaguaient dans les couloirs. Il parvint enfin à des cellules de quarantaine et tenta de forcer les portes sans succès. Il se pencha sur des hublots et vit des êtres à l’intérieur. Certains le regardaient de près, le front pressé contre le plass, mais la plupart gisaient sur les pavés de pierre. Serena n’était nulle part. Derrière un œil d’Omnius désactivé, il découvrit un verrou caché et ouvrit les cellules. Il attendit que les prisonniers sortent avant de reprendre sa quête. Mais les autres s’accrochaient désespérément à lui, perturbés par la clarté vide des couloirs. Il se précipita en avant. Au fond d’un autre bloc de captivité, dans une unité stérile encombrée d’instruments chirurgicaux, il trouva enfin Serena. Elle était effondrée sur les carreaux de plassbéton, les yeux fermés. Il se dit qu’elle avait dû ramper jusque-là après s’être éveillée. Ses cheveux de bronze et d’or étaient emmêlés et tachés, et elle avait des bleus sur le visage et les bras. Elle aurait pu aussi bien être morte, se dit-il. Il lui effleura doucement la joue. — Serena ?... Serena, c’est moi, Vorian Atréides. Elle ouvrit vaguement les paupières et le regarda sans le reconnaître. Il comprit qu’on lui avait injecté des drogues tranquillisantes. Érasme avait désiré qu’elle demeure sous son contrôle. Mais elle murmura après quelques minutes : — Je ne m’attendais pas à vous revoir un jour. Il l’aida à se redresser et l’entraîna tant bien que mal vers l’extérieur. Il découvrit une petite fontaine cernée de fougères. Il prit de l’eau fraîche dans le creux de ses mains et la fit boire. Puis il trouva une serviette déchirée et s’en servit pour lui essuyer le visage et les bras. Elle semblait prête à sombrer à nouveau dans le sommeil, mais elle lutta et se cramponna à la roche avec une ferveur colérique avant de se redresser lentement. — Pourquoi êtes-vous ici, Vorian ? — Pour vous ramener sur Salusa Secundus. Ses yeux adorables, troublés par les drogues d’Érasme et par toutes les souffrances qu’elle avait endurées, brillèrent soudain. — Vous pourriez faire ça, Vorian Atréides ? Il acquiesça, renforcé dans sa confiance, mais s’interrogeant soudain sur le moyen de retrouver le Voyageur du Rêve. — Nous avons une fenêtre possible, mais étroite. Une expression d’espoir intense raviva les couleurs du visage de Serena. — Salusa... Mon Xavier..., souffla-t-elle. Vorian se renfrogna brièvement, puis se concentra. — Bon, il faut partir d’ici. Et les rues sont dangereuses, surtout pour nous. Serena retrouvait des forces et de la volonté. Vorian l’entraîna dans un corridor et ils rencontrèrent Iblis Ginjo. Rougissant, souriant, l’ex-contremaître les dévisagea. — Alors vous voilà ! Chère femme, le peuple s’est libéré de ses entraves pour venger le meurtre de votre enfant, le savez-vous ? Vorian leva les bras en un geste de protection, l’air sombre. Il n’avait guère l’habitude qu’un autre servant mette en doute ses propos, mais le leader des émeutiers lui barrait la route. — Je dois la conduire loin d’ici. Étrangement, Iblis semblait plus se fier à ses dons de persuasion qu’à ses armes. — Mais cette femme est essentielle à la poursuite de cette révolution. Pensez seulement au chagrin qu’elle a enduré. Nous ne sommes pas ennemis, vous et moi. Il faut nous unir afin de renverser les... Vorian brandit le long couteau qu’il avait récupéré. — Il y a peu, j’aurais été votre ennemi, mais je ne le suis plus. Je me nomme Vorian Atréides. Iblis parut troublé. — Atréides ? Le fils d’Agamemnon ? Vorian prit un air défait, mais il ne relâcha pas sa prise sur le couteau. — C’est le fardeau que je dois assumer. Pour ma rédemption, je dois m’assurer de la sécurité de Serena Butler. Omnius va bientôt faire débarquer des renforts, même s’ils viennent d’autres Mondes Synchronisés. Il ne faut pas que les victoires des premiers jours vous aveuglent. Les machines pensantes vont contre-attaquer. Et cette révolte est condamnée. Iblis expliqua ensuite en quelques phrases confuses et emphatiques ce qu’il comptait faire, comment il entendait que Serena suscite une révolte plus importante encore qui écraserait enfin Omnius sur la Terre. — Vous pourrez renforcer notre mouvement. Serena Butler et le souvenir de son enfant assassiné vous rallieront toutes les voix du peuple. Pensez à tout ce que vous pourriez encore accomplir ! — Votre cause est juste, Iblis, ajouta Serena, mais je suis épuisée après toutes les horreurs qu’il m’a fallu endurer. Vorian va me ramener sur Salusa. Il faut que je revoie mon père... et que je raconte à Xavier ce qui est arrivé à son fils. Le regard d’Iblis et celui de Serena étaient rivés. Il ne voulait surtout pas la perdre, et il savait aussi qu’elle pouvait lui être utile. Ses pensées tournaient en une spirale fiévreuse. Depuis des mois, il avait tenté de construire une organisation clandestine, mais il comprenait maintenant qu’il n’y parviendrait pas sans cette femme exceptionnelle. Avec tout ce qu’elle représentait, elle attirerait autour d’elle la ferveur religieuse qui lui était indispensable. Une lueur nouvelle apparut dans les yeux de l’ex-contremaître. — Un monde de la Ligue ? Dis-moi, Atréides, comment comptes-tu t’évader de la Terre ? — Je crois connaître un moyen : mon vaisseau, le Voyageur du Rêve. Je n’ai pas un instant à perdre. Iblis se décida dans l’instant. Il savait que leur combat pouvait s’enfler, encore et encore, jusqu’à ravager la Terre avant de s’étendre bien au-delà. Mais il serait peut-être préférable de le diriger à partir d’une source locale. Ainsi, il pourrait le voir se propager de monde en monde. — En ce cas, nous partons ensemble. Je parlerai au nom de la Ligue, je convaincrai les nobles de nous envoyer des renforts. Il faut qu’ils adhèrent à notre cause ! Des fracas, des explosions et des cris leur parvenaient de toute la villa. — Je vais demander une escorte, proposa Iblis. Personne ne s’attaquera à nous. Sinon, vous ne sortirez jamais d’ici. Vorian hésita. Il fixait Iblis de ses yeux gris et durs. Il voulait avant tout partir avec Serena, mais il ne voulait rien devoir à ce bouteur de feu. — Je vous en prie : laissez-nous partir, simplement. Je veux seulement quitter la Terre, échapper à ce cauchemar. Deux sbires d’Iblis surgirent d’un couloir, suivis de trois autres. Ils se tournèrent vers leur chef, attendant des ordres. Le leader avait besoin de laisser derrière lui quelqu’un qui serait capable d’éteindre les feux de la Terre pendant qu’il tenterait de rallier les forces des humains libres à sa cause. Un homme de confiance. Il pensa alors au moine qui assistait le Cogitor Eklo et gérait son réseau d’informations et de contacts. — Que l’on m’amène Aquim. Immédiatement. Immobile sur la plazza ravagée de la villa, Aquim faisait face à Iblis Ginjo et réfléchissait à sa demande, partagé entre son héritage génétique humain et les obligations pour lesquelles il avait fait serment aux Cogitor s. — Vous n’êtes plus neutre, lui dit Iblis. Pas plus qu’Eklo. Vous devez nous aider jusqu’au bout. J’ai besoin de quelqu’un auquel je puisse me fier pour que la révolution se poursuive ici pendant que je vais aller chercher le soutien de la Ligue des Nobles. Aquim paraissait dépassé. — Cela va vous prendre des mois. — Même avec le plus rapide des vaisseaux, oui. (Il donna une tape amicale sur les épaules du moine.) Mon ami, vous m’avez dit une fois que vous aviez commandé une escouade d’attaque contre les machines et avec un certain succès. Rappelez-vous ce que votre Cogitor m’a dit : rien n’est impossible. Aquim rassembla son courage. — Il y a une grande différence entre commander une escouade et diriger des milliers de gens. — Avant de vous accoutumer au sémuta, vous n’auriez pas fait la différence. — Le sémuta n’affecte pas mon intellect ! Il le stimule ! Iblis sourit. — Je sais choisir les gens et je reconnais vos talents. J’aurais pu choisir d’autres hommes, mais vous êtes celui en qui j’ai le plus confiance. Vous avez l’expérience du combat, mais aussi une grande sagesse acquise auprès de votre Cogitor. Aquim, vous êtes celui qui est désigné pour ce travail. Le moine acquiesça. — Oui, Eklo voudrait que j’accepte. Avant son départ, Iblis emporta Serena jusqu’à l’endroit où il avait dissimulé son fils assassiné. Il avait mis le corps disloqué de l’enfant dans une des annexes de la villa d’Érasme en plein déchaînement de la révolution. Telle une statue de déesse antique, froide et forte, elle tendit la main et toucha la couche de polymère qui protégeait le visage cireux de son enfant, semblable à un chérubin. — Vous... vous l’avez embaumé ? C’est un sac scellé destiné aux esclaves qui meurent au travail. Les autres doivent savoir ce qui s’est passé. Ils se souviendront de votre fils et de tout ce qu’il représentait. Nous lui construirons un mémorial magnifique. Nous le placerons sous une châsse de plass afin que tous lui rendent hommage. (Il regarda Vorian Atréides.) Il ne faut jamais sous-estimer la valeur d’un symbole. — Un mausolée ? Vous n’allez pas un peu loin, Iblis ? s’exclama Vorian, impatient. La révolution n’est pas encore gagnée. Serena prit son fils. Il était léger. — Si nous pouvons regagner Salusa Secundus, je dois l’emporter. Son père... mérite de le voir ne serait-ce qu’une fois. Avant que Vorian prenne la parole, Iblis insista. — Tout le monde doit le voir ! Cela peut nous aider à rallier les Mondes de la Ligue. Il faut les convaincre d’aider les esclaves de la Terre avant qu’il soit trop tard. Sinon, il y aura encore d’autres victimes. Sachant ce que cela signifiait pour Serena, Vorian se redressa sans protester. — Si nous ne partons pas rapidement, il sera trop tard pour tout le monde. Sans lâcher son enfant, Serena se redressa elle aussi. — Je suis prête maintenant. Il faut retrouver le Voyageur du Rêve. Il existe une infinie variété de machines et de relations biologiques. Entrée de données d’Omnius Vorian et Serena, en compagnie d’Iblis, sans bagages, décollèrent du domaine d’Érasme à bord d’une navette. Serena portait le cadavre de son enfant. Ils s’envolèrent au-dessus de la mêlée violente des esclaves qui, maintenant, mettaient à sac la villa. Ils ne rencontrèrent aucun robot ni néo-cymek. Quant aux Titans, ils avaient disparu. La navette volait au ras de la colline. Aux jours glorieux du Vieil Empire, cette contrée avait été occupée de demeures avec terrasse et jardin. Mais tout avait été abandonné après la conquête des machines et les villas étaient tombées en ruine. Il ne restait que quelques traces de murs de pierre et de charpentes métalliques. Dans ses Mémoires, Agamemnon flétrissait la vie de sybarite des citoyens du Vieil Empire, mais pour Vorian, désormais, tout était remis en question. Le chagrin l’envahit, en même temps qu’un sentiment de honte. Grâce à Serena, il avait compris les choses pour la première fois, et elle avait troublé profondément son esprit. C’était comme si un nouvel univers s’était ouvert à lui, et il avait laissé l’ancien loin derrière. Comment les machines pensantes avaient-elles pu lui cacher autant de choses ? Ou bien était-ce lui qui s’était aveuglé face à ce qui était évident ? A bord du Voyageur, il y avait des archives historiques énormes mais jamais il ne s’était donné la peine de les consulter. Il avait pris pour argent comptant tout ce que lui racontait son père. Quand il raconta à Serena ce qu’il avait découvert, elle eut un sourire amer. — Il y a peut-être encore de l’espoir pour vous, après tout, Vorian Atréides. Vous avez beaucoup de choses à apprendre – en tant qu’être humain. Ils approchaient du spatioport et Vorian transmit les codes d’accès habituels du Voyageur du Rêve. Les robots sentinelles laissèrent passer la navette. Ils se posèrent dans une cale sèche et il coupa aussitôt tous les systèmes. Comme il l’avait espéré, le Voyageur était à l’amarrage au milieu d’autres vaisseaux de tous tonnages, de citernes et de containers de cargo. Des équipes de robots s’activaient sur le Voyageur. — Vite, dit Vorian en prenant la main de Serena. Iblis les suivit. Il s’était armé d’un pistolet de gros calibre au cas où les robots leur opposeraient un barrage. Ils se glissèrent enfin dans le sas d’accès. — Attendez-moi, déclara alors Vorian. Si ça marche, je reviendrai très vite. Il devait s’occuper seul de Seurat. Il entendit les drones de maintenance qui chargeaient une cellule énergétique de sécurité. En approchant de la passerelle, il ne tenta pas d’étouffer le bruit de ses pas. Seurat le détecterait, de toute façon. Auriez-vous endommagé votre vaisseau, Vieux Métallocerveau ? lança-t-il. Vous ne pouviez pas décoller sans moi ? — Les rebelles ont ouvert le feu sur moi lorsque j’ai livré des robots de combat destinés au redéploiement tactique. Un des moteurs a été légèrement endommagé. De même que notre coque. Seurat ajustait les paramètres des systèmes. Ses fibres optiques se concentrèrent sur un écran qui lui permettait de capter les mouvements dans les ponts inférieurs. — J’ai besoin de votre aide, Vorian Atréides. Je détecte une malfonction sur l’un des drones. Les autres sont en train de réparer des robots de combat. Vorian comprit qu’il devait agir rapidement. — Laissez-moi voir ça. — J’ai remarqué que vous aviez changé de tenue, dit Seurat. Avec tous ces révolutionnaires qui se sont répandus dans les rues, vous avez pensé que votre uniforme d’Omnius n’était plus à la pointe de la mode ?... Vorian ne put s’empêcher de rire. — Les humains sont vraiment beaucoup plus doués que les machines en ce qui concerne la mode. Il se rapprocha de son camarade mécanique, le regard fixé sur la minuscule touche d’interruption protégée par un panneau sous-jacent de pleximétal et de fibres de polymères. Vorian savait que ce serait simple pour lui de brouiller l’accès du driver d’énergie, de court-circuiter le convertisseur et d’immobiliser son camarade robot. Il fouilla dans ses poches comme s’il cherchait quelque chose, et en sortit un outil multifonctions. — Je vais lancer un diagnostic sur ce drone. Il feignit d’être maladroit, trébucha, se pencha – et, d’un geste fulgurant vers le haut, introduisit l’outil dans la fente d’interruption de Seurat. À la première impulsion, le robot fut vidé de son énergie. Il fut secoué de spasmes, puis s’immobilisa. Même s’il savait qu’il n’avait pas irrémédiablement endommagé Seurat, Vorian fut submergé soudain par la douleur et la culpabilité. — Désolé, mon Vieux Métallocerveau. Il entendit alors du bruit derrière lui et, se retournant, il vit Iblis et Serena entrer sur la passerelle. — Je vous avais dit de m’attendre. Iblis s’avança, l’air confiant, comme s’il venait personnellement de reprendre le commandement. — Finissons-en. Détruisez cette machine pensante. Il s’approcha de Seurat en levant un outil pesant. — Non ! Furieux, Vorian s’interposa. — Je dis non. Pas Seurat. Si vous voulez que nous nous évadions, laissez-moi l’évacuer de ce vaisseau. Il ne nous causera pas d’ennuis. — Vous deux, fit Serena, cessez donc de perdre du temps. Iblis, à regret, aida Vorian à remonter le robot inerte jusqu’à un sas qui ouvrait directement sur un hangar annexe d’un entrepôt de ravitaillement en carburant. Seurat se retrouva au milieu de pièces de matériel et de débris divers. Vorian le contempla un instant. Il voyait son reflet dans le miroir familier de son visage de machine, et il se souvint des plaisanteries stupides de son ami et aussi de leurs jeux de stratégie. Jamais Seurat ne lui avait fait le moindre mal. Mais il était un nouveau Vorian Atréides. Il s’était rangé du côté de Serena Butler et des humains libres. — Un jour, je reviendrai, murmura-t-il, mais je ne sais dans quelles circonstances, Vieux Métallocerveau. Vorian était aux commandes et Iblis observait la Terre qui devenait de plus en plus petite dans leur sillage. Il réfléchissait à la révolution qu’il avait déclenchée. Aquim, il l’espérait, saurait la conduire.— Avec les conseils du Cogitor Eklo, le moine saurait mettre un frein à la folie et organiser une force cohérente contre Omnius. Mais, au fond de lui, il ne le pensait pas vraiment. Les machines étaient bien trop puissantes et les Mondes Synchronisés trop nombreux. En dépit de tout ce qu’il avait accompli, il pensait que l’insurrection initiale était vouée à l’échec, à moins que les Mondes de la Ligue n’interviennent immédiatement. Les humains furent assez stupides pour construire leurs propres concurrents, dotés d’une intelligence équivalente à la leur. Mais ils ne surent pas trouver le moyen de s’en sortir. Barberousse, Anatomie d’une rébellion Les flammes enveloppaient les bâtiments glorieux et déserts : un affront suprême à l’ge d’Or des Titans. La racaille humaine en folie s’était déversée dans les rues, lançant aveuglément des pierres ou des engins explosifs. Agamemnon bouillait de rage devant le spectacle affreux des monuments détériorés, des plazzas cassées. Les émeutiers avaient déjà tué Ajax, même s’il devait admettre que le brutal Titan avait su s’attirer la haine de la foule. Mais c’était une perte aussi importante pour les Titans que celle de Barberousse. De la vermine, rien que de la vermine ! Les barbares ne comprenaient rien à la liberté ni au libre arbitre. Ils n’avaient aucun sens de la civilisation et de ses mesures, ils ne méritaient que d’être des esclaves. Et c’était sans doute encore un sort trop doux pour eux. Il s’avançait dans sa tenue de guerrier, écartant les humains avec des gestes violents, les envoyant s’écraser sur les murs. Les plus courageux lui lançaient des projectiles qui n’égratignaient même pas sa cuirasse. Malheureusement, il n’avait pas le temps de les écraser tous au passage. Il se dirigeait vers le spatioport avec l’espoir de retrouver son fils au milieu de ce chaos. Si les rebelles humains avaient fait du mal à Vorian – le meilleur de ses treize fils – il se déchaînerait vraiment. Il avait reçu des données et appris que le Voyageur du Rêve, amarré au spatioport, avait été réactivé selon les codes d’accès de Vorian, mais les rapports étaient confus. Le Titan ne parvenait toujours pas à comprendre l’agitation ambiante. Depuis des siècles, le pouvoir des machines n’avait jamais été contesté. Comment les humains si dociles avaient-ils pu exploser ? Peu importait. C’était à Omnius et à ses robots de maîtriser ces événements déplaisants. Ce que voulait Agamemnon, c’était retrouver son fils. Il espérait que Vorian n’avait pas fait de bêtises graves. En atteignant le spatioport, il vit trois cargos en flammes, sabotés. Des machines anti-incendies tentaient d’éteindre les foyers. Il s’avança sur le tarmac, en quête de la cale sèche où le Voyageur du Rêve avait été placé en révision. Désemparé, il vit que le berceau était vide mais encore rougeoyant. Les capteurs thermiques de ses tiges mentales lui permirent de lire la trace que le vaisseau avait laissée dans l’atmosphère. De plus en plus agité et furieux, il retrouva Seurat désactivé dans un hangar. Le robot était inerte, transformé en une simple statue de polymères et de circuits. Les rebelles l’avaient agressé, neutralisé, certes... mais ils ne l’avaient pas détruit. Inquiet, agité, Agamemnon redémarra les systèmes du robot en quelques gestes rapides. Dès que Seurat se réanima, il sonda le port avec ses fibres optiques pour s’orienter. — Où est le Voyageur du Rêve ? demanda Agamemnon, impatient. Et où est mon fils ? Il est encore en vie ? — Il m’a surpris, à sa façon typiquement impétueuse. J’avoue qu’il m’a désactivé. (Seurat tira aussitôt des conclusions de ses scannings.) Il a dû s’emparer du vaisseau. Il sait le piloter. — Est-il un lâche ? Mon fils est un lâche ? — Non, Agamemnon. Je crois qu’il a rallié le camp des rebelles et qu’il est en train de s’évader avec d’autres humains. (Il vit que le cymek tremblait de rage et ajouta :) Oui, je sais que la plaisanterie n’est pas bonne. Furieux, Agamemnon se détourna et se remit en marche. Un vaisseau de guerre était garé non loin de là, armé et prêt à la poursuite. Déjà, des humains accouraient pour s’en emparer – comme si des hrethgir ignorants étaient capables de commander un vaisseau aussi sophistiqué, se dit Agamemnon. Il leva les bras et ses lance-flammes transformèrent les humains sauvages en chandelles frénétiques. L’instant d’après, il écrasa leurs cadavres carbonisés et établit le contact avec le vaisseau. Les grappins vinrent le cueillir, dégagèrent son container et rejetèrent sa forme de guerrier. Puis les systèmes du vaisseau soulevèrent le container et installèrent le cerveau du Titan dans le poste de contrôle. Le vaisseau était long, profilé, rapide, avec un armement important : paré pour le combat. Vorian avait sans doute une certaine avance, mais le Voyageur du Rêve était plus lent que le vaisseau de guerre, prévu pour de longs circuits interstellaires. Agamemnon le rattraperait aisément. Dans son bain d’électrafluide, son cerveau ajusta les capteurs et ses tiges mentales se relièrent aux circuits jusqu’à ce que le vaisseau devienne son nouveau corps. Il s’élança du spatioport sur des jambes imaginaires. Puis, il passa en hypervitesse, fonçant droit sur sa proie. Son fils. Grâce à Seurat, qui l’avait souvent autorisé à s’installer aux commandes, Vorian connaissait la tactique du combat spatial et les manœuvres d’esquive. Mais cette fois, il pilotait seul le Voyageur du Rêve pour la première fois et il avait laissé son vieux camarade Seurat sur la Terre agitée par la révolution humaine. Il avait choisi un vecteur droit pour quitter au plus vite le système solaire. Il espérait que les réserves de bord et les systèmes de maintenance étaient en mesure de les garder tous en vie durant le mois qu’il leur faudrait pour atteindre Salusa Secundus. Pendant leur fuite éperdue, il n’avait pas pris le temps de s’interroger sur les capacités du Voyageur. Il n’avait pas le choix, de toute façon. Iblis Ginjo était penché vers un hublot, le regard perdu dans le foisonnement des étoiles. Il ne connaissait pas l’espace et s’extasia quand ils passèrent au large de la Lune tavelée. — Quand nous serons suffisamment près de Salusa, déclara Serena, bouclée dans son harnais, la Ligue des Nobles pourra nous protéger. Xavier viendra à mon avance. Comme... Comme toujours. Ils passèrent l’orbite de Mars avant de traverser la ceinture d’astéroïdes. Vorian accéléra encore tandis qu’ils se dirigeaient vers le puits gravifique de Jupiter. Il allait utiliser le champ de la planète géante pour l’effet de fronde qui les ferait rebondir à vitesse accrue vers les limites du système. Les capteurs de poupe transmirent à Vorian l’image d’un vaisseau de guerre qui approchait à une telle vitesse que les chiffres viraient au bleu, donnant une position erronée. Il se dit qu’aucun humain n’aurait survécu à pareille accélération. — Ça ne va pas être facile. Serena leva les yeux. — Jusque-là, rien n’a été facile. Il ne quittait pas des yeux l’intrus. Il connaissait les capacités du Voyageur du Rêve. Des mois auparavant, quand il s’était lancé dans des manœuvres tactiques extrêmes pour échapper à l’Armada de la Ligue, au large de Giedi Prime, il n’aurait pu imaginer qu’il lui faudrait un jour faire appel à son talent de pilote pour se soustraire aux machines pensantes. Qui l’avaient élevé, éduqué... avant qu’il ne les trahisse. En combat direct, jamais le Voyageur ne pourrait surmonter la puissance de feu d’un intercepteur, même de classe légère. Son blindage résisterait un certain temps, mais Vorian ne pouvait en aucun cas espérer feinter et éviter le bâtiment de guerre en approche. Jupiter emplissait le ciel, énorme, cerclée de couleurs pastel, avec ses bancs de nuages et ses tempêtes formidables qui pouvaient engloutir la Terre en un instant. Après avoir analysé les données des capteurs, Vorian fit une estimation des capacités de leur poursuivant. Même s’il n’avait qu’un faible armement, le Voyageur était supérieur en réserve de carburant, en puissance de moteur et en blindage. Sans compter les ressources de pilote de Vorian. Oui, il devait être capable d’utiliser ses avantages. L’intercepteur lança quatre rafales de projectiles. Une seule atteignit le Voyageur, au niveau inférieur de la coque. Les ondes de choc firent l’effet d’un gong puissant. Mais les instruments ne rapportèrent aucun dommage important. — Il faut lui échapper ! fit Iblis, paniqué. Il essaie de nous incapaciter. — C’est assez optimiste, rétorqua Vorian. Je croyais qu’il voulait tout simplement nous détruire. — Laissez-le s’occuper du pilotage, fit Serena au leader nerveux. Un flux d’informations leur parvint et une voix synthétique résonna dans les enceintes du Voyageur. Pour Vorian, elle était familière et il se sentit soudain glacé. — Vorian Atréides, tu as brisé ton serment de loyauté. Tu es un traître, non pas seulement envers Omnius, mais envers moi. Je ne te considère plus comme mon fils. La gorge nouée, il répondit : — Père, vous m’avez appris à me servir de mon esprit, à prendre mes propres décisions et à me servir de mes talents. Depuis, j’ai découvert la vérité. Je sais ce qui s’est passé pendant l’ge des Titans et ça n’a rien à voir avec les contes de fées que j’ai trouvés dans vos Mémoires ! Vous m’avez menti constamment ! Pour seule réponse, Agamemnon lança d’autres bordées qui se perdirent dans l’espace. Vorian répliqua avec une mitraille défensive qui forma une barrière d’éclats. Le vaisseau d’Agamemnon fut forcé de dévier de sa trajectoire. Mais Vorian ne perdit pas de temps ni d’énergie à tenter d’échapper au vaisseau de guerre. Il régla en finesse le cap du Voyageur afin qu’il effleure le champ gravifique de Jupiter, et poussa les moteurs au maximum sans se préoccuper des dommages éventuels. Il devait avant tout s’échapper et toute précaution était pour l’heure inutile. La planète géante les attira, les absorba comme une sirène dans le champ des planètes. Agamemnon ouvrit encore une fois le feu, mais une seule charge explosa à proximité des moteurs du Voyageur. Vorian était maintenant apaisé et confiant, concentré sur ce qu’il devait faire. Mais Iblis, non loin de lui, avait le visage crayeux et luisant de sueur. Il se demandait sans doute s’il n’aurait pas eu plus de chances de survivre en restant sur Terre. — Il lui suffit de nous causer des avaries, déclara enfin Vorian, résumant froidement la situation. S’il parvient à immobiliser nos moteurs ne serait-ce que quelques minutes, nous ne pourrons pas nous évader de cette orbite hyperbolique. Et il nous regardera plonger lentement dans l’atmosphère de Jupiter en brûlant. Ça lui fera certainement plaisir. Serena, agrippée à son siège, lui répondit comme si c’était évident : — Alors, faites en sorte qu’il n’endommage pas nos moteurs. Vorian lança une nouvelle série de calculs sur les sous-systèmes du vaisseau et reprogramma rapidement les gestionnaires de navigation. Le Voyageur accéléra encore en effleurant l’atmosphère de Jupiter, piégé par les mécaniques orbitales. — Vous ne comptez rien faire ? s’inquiéta Iblis. — Quoi que j’aie pu compter faire, les lois de la physique le font pour moi. Si Agamemnon se donne la peine de faire les calculs, il verra bien où se trouve sa solution. Le Voyageur dispose de suffisamment de vélocité et de carburant pour profiter de l’effet de fronde du champ de Jupiter. Avec cet intercepteur léger, à moins que mon père n’interrompe sa poursuite... (Il jeta un coup d’œil au panneau de commandes.) Dans cinquante-quatre secondes exactement, il ne pourra plus échapper à l’attraction de la planète. Il plongera alors en spirale pour aller se carboniser dans l’atmosphère. Le vaisseau d’Agamemnon se rapprochait en tirant sans cesse et en vain. — Est-ce qu’il le sait ? demanda Serena. — Mon père le sait. Il dispose du minimum de carburant pour rejoindre la Terre. S’il attend encore dix secondes, je doute qu’il réussisse à se poser. — Ce serait encore plus inutile que de se perdre dans les nuages de Jupiter, fît Iblis. Le vaisseau quitta sa trajectoire dans le flamboiement de ses moteurs, s’écartant de la planète géante sur une trajectoire de fuite. Le Voyageur du Rêve continuait sa chute entre les nuages de la haute atmosphère, sa coque rougie par la friction. Avec une précision absolue, Vorian passa sur l’autre face de Jupiter et relança l’accélération pour arracher le vaisseau à la gravité et repartir vers les étoiles. L’instant d’après, il activa les capteurs et s’assura que le vaisseau de son père avait échappé lui aussi au champ gravifique de la planète géante. Il le détecta en trajectoire de retour vers la Terre. Apaisé, il régla enfin les contrôles, cap sur les Mondes de la Ligue. Agamemnon avait perdu la partie. Il était certain désormais que Vorian allait collaborer avec les humains féroces, combattre dans la résistance, et il était sombre. Avec le peu de carburant dont il disposait, le voyage de retour vers la Terre serait pénible, long, fastidieux. Mais il se jura que, dès son arrivée, afin de compenser cette humiliation, il s’occuperait lui-même des esclaves indisciplinés. Ils allaient regretter amèrement d’avoir écouté les discours des révolutionnaires. Aristote a violé la raison. Il a implanté dans les écoles dominantes de philosophie la croyance séduisante qu‘il peut exister une séparation discrète entre le corps et l’esprit. Ce qui conduit tout naturellement à des illusions corollaires telles que celui qui a le pouvoir peut être compris sans avoir à l’appliquer, ou bien que la joie peut être tout à fait distincte du malheur, que la paix peut exister en l’absence totale de guerre, ou encore que la vie peut être comprise sans la mort. Érasme, Notes de Corrin Il y avait de cela neuf siècles, après avoir évolué vers une intelligence suprêmement distribuée, le cerveau du suresprit était parvenu à établir un contrôle efficace et total sur tous les cymeks, les robots et les humains des Mondes Synchronisés. Depuis, Omnius avait continué d’évoluer en renforçant son influence, créant sans cesse des réseaux de plus en plus élaborés à son usage propre. Devant le spectacle surprenant des cités en effervescence sur Terre, Omnius filtrait tout par les élions multiples de ses yeux. Les rebelles s’acharnaient à incendier les maisons et les usines, mais le suresprit découvrit qu’il avait un point aveugle gênant dans son regard. Il ne pouvait se fier à aucun des humains, même les plus loyaux. Érasme ne s’était pas trompé dans ses assertions. Maintenant il avait quitté la Terre, abandonnant sa villa aux hordes de pillards. Omnius lança des milliards d’ordres, d’instructions et de contrôles précis à ses machines. Il les remit en ligne pour des attaques concentrées sur les hrethgir destructeurs. Déjà, des centaines de milliers d’esclaves avaient été anéantis, et quand ses robots auraient écrasé la rébellion, il n’aurait plus qu’à déclencher le nettoyage final. Dans le feu de leur vandalisme, les émeutiers avaient porté toutes leurs forces et leur haine sur les cymeks. Omnius avait toujours estimé que ces machines pourvues de cerveaux humains restaient problématiques et qu’elles constituaient le maillon faible des Mondes Synchronisés. Néanmoins, l’agressivité des cerveaux humains était très utile dans les circonstances qui requéraient une cruauté ou une violence extrêmes dont les machines auraient été incapables. Par exemple, dans la situation actuelle. Omnius transmit des ordres urgents à tous les Titans proches de la Terre : Junon, Dante, Xerxès et Agamemnon qui, il le savait, était parti à la poursuite de son fils Vorian. Ils devaient tous participer à la répression de ce soulèvement. Et, s’il en jugeait par les expériences passées, ils devraient en tirer du plaisir. Dans un désert rocailleux, très loin du site de la révolte, Junon faisait une démonstration de techniques de torture sur des sujets humains. Xerxès et Dante assistaient à la séance sans y participer directement. Mais Junon avait néanmoins un public : des néo- cymeks studieux qui ne perdaient pas un geste. Dans cette circonstance, elle avait adopté un corps mécanique complexe, aux rouages délicats. Pour l’heure, elle était penchée sur un jeune homme mince et une femme d’âge moyen, l’un et l’autre attachés sur des tables d’opération, s’agitant vainement. Soudain, le message d’Omnius leur parvint. Avec une puissance telle que la main de Junon trembla. L’aiguille s’enfonça encore, beaucoup trop loin dans le tissu cérébral de l’homme. Il devint silencieux, inerte, sans doute mort ou plongé dans un coma profond. Mais Junon n’avait pas le temps de s’en inquiéter. Omnius requérait toute son attention. — Nous devons partir immédiatement, annonça-t-elle. D’un geste vif, Xerxès planta une poignée d’aiguilles dans la poitrine de la femme. Quand ses spasmes cessèrent, les néo-cymeks avaient déjà quitté à grand bruit le puits de démonstration. Rapidement, efficacement, les trois Titans échangèrent leurs enveloppes de tortionnaires contre leurs magnifiques cuirasses de combat avant de repartir vers le secteur en révolte... Ils se retrouvèrent très vite dans un ciel enfumé et se posèrent sur une place envahie par des rebelles qui hurlaient leur haine en piétinant les débris. Devant les Titans, ils tentèrent de se disperser, mais Junon en écrasa rapidement une douzaine. — C’est un bon début, la complimenta Dante. Aucune des armes des esclaves, pas même l’entassement de leurs cadavres, ne pouvait ralentir les monstres mécaniques. Des clameurs de souffrance s’élevaient de toutes parts. Les capteurs olfactifs de Junon lui transmettaient la senteur suave du sang et, séduite, elle augmenta ses entrées personnelles au maximum. Xerxès plongea dans la cohue comme s’il avait encore à faire ses preuves. Peu à peu, les humains prirent conscience de la futilité de leurs efforts et leur nouveau leader, Aquim, leur donna l’ordre de décrocher. Les rebelles se replièrent dans des refuges et les rues furent rapidement désertes. Avant la nuit, Agamemnon revint de l’espace pour se joindre à leurs réjouissances... Omnius observait les événements sur ses moniteurs à partir des milliers d’images transmises par ses yeux, et il sentit sa confiance revenir : il arriverait à éteindre la fièvre des humains s’il y mettait suffisamment de force. Et il devait reconnaître que ses Titans s’étaient correctement comportés depuis le début. Confiance et violence. Cette relation entre eux était tellement curieuse, intrigante... Un jour, se promit-il, il en discuterait avec Érasme. L’esprit nourri de ces leçons nouvelles, l’Omnius de la Terre avait des raisons d’exterminer les humains des Mondes Synchronisés. Il devrait en finir une fois pour toutes avec ces créatures aussi insupportables que fragiles. Selon ses projections, cette tâche ne lui prendrait guère de temps. Si la vie n‘est qu‘un rêve, alors est-ce que nous ne faisons qu‘imaginer la vérité ? Non ! En suivant nos rêves, nous fabriquons nos propres vérités ! La Légende de Selim le Chevaucheur de Ver Le sable sentait l’épice, l’air était empli d’épice, tout son corps était imprégné d’épice... Le monde était fait d’épice ! Selim pouvait à peine respirer ou bouger dans la senteur puissante du Mélange qui recouvrait sa peau, ses narines, tapissait ses yeux. Il se frayait un chemin dans le sable de rouille et, à chaque mouvement, il avait le sentiment de nager dans un fleuve de perles de verre. Il inspira, rêvant d’un air vivifiant, mais s’emplit les poumons des relents de cannelle étouffants. Il se noyait dans l’épice. Le désert couvait en secret le Mélange, il ne le révélait que rarement, avec violence, dans les explosions qui déversaient la poudre rougeâtre sur les dunes. Sur Arrakis, la vie était l’épice. Et les vers suscitaient l’épice. Selim progressait avec des gestes paresseux, comme s’il était intoxiqué par ses visions. En atteignant le fond du sillon, il s’arrêta en toussant. Mais les images continuaient de tourner en grondant dans son esprit comme une tempête exceptionnelle... Le ver était reparti depuis longtemps, poursuivant sa course entre les dunes. Il avait laissé Selim là où il était tombé. La vieille bête du désert aurait pu avaler son cavalier, mais elle n’avait même pas tenté de le faire. Ce n’était pas par hasard. Bouddhallah avait conduit Selim jusque-là et il entendait bien découvrir dans quel but. Il avait chevauché le monstre des sables dans la nuit durant des heures, sans but précis. Il était inquiet mais à l’aise... stupide. Le ver était arrivé sur un site d’explosion d’épice. Les mystérieuses réactions chimiques et les pressions qu’elle engendrait sous le sable avaient atteint un seuil critique sous l’effet de la fermentation. Le gisement avait alors libéré sa charge de gaz et une énorme colonne de Mélange et de sable avait jailli en surface. Dans l’obscurité, Selim ne l’avait pas vue, et il ne s’était pas non plus attendu à cet événement exceptionnel... Le ver était alors devenu frénétique, incontrôlable. Le champ d’épice répandu l’avait rendu fou. Il s’était cabré, agité de convulsions violentes. Surpris, Selim s’était cramponné à ses harnais et à ses câbles. Le ver s’était longtemps débattu, cognant les dunes dans un bruit de tonnerre comme si le sable était devenu un élément hostile. Finalement, il avait éjecté la lance de métal que Selim avait plantée entre ses segments. Il était tombé au sol, abasourdi. Il avait entrevu la muraille mouvante et rousse de la bête qui le frôlait et qui cherchait déjà à s’enfuir dans le sable. Puis il avait roulé dans une surface douce, humide, qui avait absorbé l’impact. Enfin libre, le ver avait plongé entre deux dunes, comme s’il voulait retrouver l’origine de l’éruption d’épice. Il avait laissé un sillage de gerbes de gravier fauve et rougeâtre. Selim était à bout de souffle. Il crachait, au bord de l’inconscience, son esprit submergé par l’odeur puissante de cannelle, les vêtements collants, la peau visqueuse. Il parvint enfin à se lever en titubant et s’assura que ses bras, ses épaules et ses côtes n’étaient pas fracturés. Un nouveau miracle, une nouvelle leçon cryptique de Bouddhallah. Sous la clarté de la lune, les vagues laiteuses et douces des dunes paraissaient tachées de sang. Jamais encore, il n’avait vu un tel champ d’épice. C’était comme si un démon surgi des profondeurs s’était amusé à se secouer à la surface du monde. Selim se décida enfin à avancer. Il récupéra dans le sable doux son matériel, sa lance de métal et ses rênes. Si jamais un autre ver se présentait, il devait être prêt à le chevaucher. A chaque pas, chaque souffle, l’épice semblait pénétrer un peu plus profondément en lui. Ses yeux avaient déjà pris la coloration bleue de la saturation mais, maintenant, il se noyait dans le Mélange. Et son esprit commençait à s’y immerger. Il atteignit enfin le sommet d’une dune mais sans en prendre conscience, et il roula par-dessus la crête jusqu’au bas de la contre-pente. Le monde roulait avec lui, basculait, s’ouvrait... et lui révéla ses mystères prodigieux. Il clama alors dans la nuit : — Mais c’est quoi ? Les dunes étaient autant de crêtes figées d’un océan oublié, enflées, érigées, lourdes de leur poudre à libérer. Dans cet océan, il y avait les vers, immenses poissons prédateurs. Et les veines d’épice coulaient dans le réseau sanguin du désert, souples, puissantes et dissimulées, enrichissant les strates par le jeu d’un écosystème complexe, d’un plancton, d’êtres gélatineux... et, bien sûr, par l’interaction des vers géants. Shai-Hulud. Il avait entendu ce terme, il l’avait retenu dans un coin de son cerveau. Oui, ça n’était pas Shaitan mais Shai-Hulud. Non pas le nom d’une créature, non pas une description, mais le nom d’un dieu. Une manifestation de Bouddhallah. Shai-Hulud ! Et puis, dans sa vision, il vit l’épice diminuer, disparaître, pillée par des parasites qui... qui ressemblaient fort aux vaisseaux interstellaires qu’il avait entrevus sur le spatioport d’Arrakis Ville. Des récolteurs, des trafiquants, et même des Zensunni ravageaient les dunes, raflaient tout le Mélange qu’ils trouvaient, s’emparaient du trésor de Shai-Hulud pour le laisser suffocant dans une mer de sable sec et dépourvue de vie. De lourds vaisseaux quittaient la planète avec les derniers grains d’épice, laissant le peuple les mains tendues, suppliant. Peu après, des tempêtes immenses balayaient le monde, emportaient le sable jusqu’au ciel avant de le laisser retomber en tourbillons, en pluies rouges, en flux corrosifs. Et plus rien ne survivait après le passage des ouragans avides. Arrakis n’était plus qu’une plage sans mer, stérile, immobile, éteinte. Sans mes vers, sans les gens... sans le Mélange... Selim se retrouva juché sur la crête d’une dune sous le soleil ardent du zénith. Il avait la peau rouge mais dure comme du cuir, les lèvres craquelées. Depuis combien de temps était-il ici ? Il lui vint un soupçon terrible : depuis plus d’une journée. Il se leva. Ses articulations étaient raides, comme rouillées. Il était encore englué d’épice, mais il ne semblait plus en être affecté. Il avait vu tant d’images dans sa vision, tant de cauchemars issus du Mélange. Il perdit l’équilibre dès qu’il avança. Le vent murmurait autour de lui et des plumets de sable l’effleuraient en chuintant. Arrakis était vide et silencieuse- mais pas morte. Elle était différente de sa vision. Le Mélange était la clé d’Arrakis, des vers géants, de la vie de la planète. Les Zensunni eux-mêmes ignoraient les connexions des réseaux, mais Bouddhallah en avait révélé le secret à Selim. Était-ce là son destin ? Il avait vu les hors-monde emporter leur butin, dilapider l’épice d’Arrakis, saignant à blanc le désert. Etait-ce une vision de l’avenir ou un simple avertissement ? Le Naib Dharta l’avait condamné au désert pour qu’il meure, mais si Bouddhallah avait une raison de le sauver... quelle était-elle ? Il devait protéger le désert et les vers géants ? Afin de servir Shai-Hulud ? Et trouver les hors-monde qui allaient piller le Mélange ? A présent que Dieu l’avait approché, il n’avait plus le choix. Il devait les trouver – et les arrêter. Dans tout l’univers, il n’existe aucun endroit aussi accueillant que le foyer et les relations paisibles qu’on y trouve. Serena Butler Le Voyageur du Rêve approchait de Gamma Waiping et de Salusa Secundus. Serena Butler était partagée entre son désir éperdu de retrouver Xavier et la peur de ce qu’elle devait lui apprendre. Elle sursauta en voyant un petit drone de maintenance qui s’avançait selon un itinéraire programmé. Il avait dû s’activer derrière les panneaux de contrôle et échapper ainsi à la vigilance du nouvel équipage du Voyageur du Rêve. Serena reporta toute sa colère sur la petite machine, la saisit par une jambe et la lança sur le pont avec violence. Le drone glapit et tenta automatiquement de se soustraire à d’autres brutalités. Mais Serena le rattrapa et le fracassa jusqu’à ce que le fluide s’écoule de ses circuits-gel et souille le sol. Le drone eut un ultime tressautement, puis ses composants cédèrent et il resta inerte. — Si seulement ça pouvait être aussi simple de détruire toutes les machines pensantes, fit-elle d’un air sombre en imaginant Érasme à la place du drone impuissant. — Ce sera simple si nous parvenons à mobiliser toutes les volontés humaines, fit Iblis Ginjo. Il avait fait son possible pour la consoler et la rassurer depuis leur départ, mais elle avait découvert qu’elle se fiait plus à Vorian. Elle essayait depuis plusieurs semaines d’échapper à son état de choc, à son chagrin, et ses conversations avec le jeune homme l’y aidaient dans une certaine mesure. Vorian savait écouter quand elle lui parlait de son fils, de ses parents, de sa sœur Octa et surtout de Xavier. Iblis, lui, posait sans cesse des questions sur la Ligue des Nobles, la politique. Quand Serena avait évoqué Xavier Harkonnen, Vorian avait pris conscience avec étonnement qu’il était l’officier de la Ligue qui avait conduit l’attaque contre le Voyageur lorsque Seurat et lui avaient tenté d’aborder Giedi Prime pour la remise à jour de l’Omnius local. — Je... J’attends avec tellement d’impatience de le rencontrer, dit-il sans aucun enthousiasme. Serena leur avait parlé de sa malheureuse expédition sur Giedi Prime pour tenter de restaurer les tours émettrices des boucliers. La politique de la Ligue lui avait créé bien des problèmes alors et avait freiné ses actions. — Au moins les machines pensantes n’ont pas toute cette bureaucratie, commenta Iblis. Vous avez pris un risque énorme alors que vous saviez que votre gouvernement était lent à réagir et conservateur. Serena eut un sourire triste. — Je savais que Xavier viendrait. Qu’il trouverait un moyen. Même si Vorian en souffrait, il l’écoutait parler de son amour pour Xavier. Elle lui avait raconté leurs fiançailles dans la demeure des Butler, la journée de chasse au sanglier, son travail humanitaire au sein de la Ligue. Et aussi les prouesses militaires de Xavier, le rôle essentiel qu’il avait joué dans la défense des mondes de l’humanité, son action désespérée pendant l’attaque de Zimia, qui avait permis de sauver Salusa Secundus. Vorian, gêné, se souvenait des versions d’Agamemnon à propos de ces mêmes épisodes. Son père semblait ne pas se souvenir de cette défaite... Pas dans les mêmes termes en tout cas... Mais il ne croyait plus à rien de ce que lui avait narré le Titan. Mensonges, exagérations, tout se mêlait. — Mais je me suis laissé capturer et mon équipe a été massacrée par Barberousse. Je suis totalement coupable de m’être mise en situation de danger sur Giedi Prime, alors même que je portais déjà l’enfant de Xavier. Et je n’aurais pas dû provoquer Érasme, le pousser à bout jusqu’à ce que... (Elle frissonna.) J’ai sous-estimé sa cruauté. Comment Xavier pourrait-il me le pardonner ? Notre fils est mort. — Vorian et moi, nous raconterons à la Ligue des Nobles comment les machines traitent leurs esclaves. Nul ne pourra vous en vouloir. — Mais moi je m’en veux. Jamais je n’oublierai. Vorian aurait tant voulu l’aider, mais il ne savait que dire. Il lui toucha doucement le bras, mais elle se détourna. Il savait bien que ce n’était pas de lui qu’elle avait besoin dans cette circonstance. — Si votre Xavier est l’homme que vous croyez, alors il vous accueillera avec amour et vous pardonnera. Devant son expression elle dit avec calme : — Oui, il en est capable – mais moi, suis-je bien celle qu’il pensait que j’étais ?... Il surprit une étincelle nouvelle dans son regard. — Serena, nous arriverons bientôt. Dès que vous l’aurez retrouvé, je pense qu’il n’y aura pas de problème entre vous. Et si... si vous avez envie d’en parler à quelqu’un... Je... Sa voix s’éteignit et un silence gêné tomba sur eux. Quand ils approchèrent enfin de Salusa Secundus, le monde légendaire de la libre humanité, Vorian observa les grands continents verts, les mers sombres et les vastes bancs de nuages. Ses doutes s’effacèrent et, même si son cœur souffrait, il se dit que ses espoirs étaient ravivés. À cette distance, il croyait voir le paradis. Iblis Ginjo lui aussi était abîmé dans la vision de ce nouveau monde. Puis, il recula brusquement. — Nous avons un comité de réception droit devant ! Des vaisseaux de combat rapides, je crois bien ! — La ligne des sentinelles nous a détectés, fit Serena. Ce sont des kindjals des bases de Zimia. Les unités d’attaque de la Militia Salusane encadrèrent le Voyageur du Rêve et déclenchèrent un feu roulant de menaces et d’instructions précises : — Vaisseau ennemi, rendez-vous et préparez-vous à l’abordage. Quelques salves d’explosifs effleurèrent la proue du vaisseau. Vorian ne tenta aucune manœuvre suspecte, se souvenant que des vaisseaux du même type avaient déjà endommagé le Voyageur au large de Giedi Prime. — Nous sommes des humains évadés du pouvoir d’Omnius et des machines. Nous voulons nous poser en paix. Nous avons capturé ce vaisseau sur la Terre. — Oui, on a déjà entendu ça, répondit un pilote humain. Vorian n’avait pas oublié sa ruse lors de l’accrochage avec l’Armada. — Pourquoi on ne vous transformerait pas en un joli petit nuage de poussière stellaire ? Vous serez peut-être intéressés de savoir que Serena Butler, la fille du Vice-roi de la Ligue, se trouve à bord, fit Vorian avec un sourire amer. Son père n’apprécierait pas que vous fassiez cela. Pas plus que Xavier Harkonnen, alors que sa fiancée a vécu de dures épreuves pour le retrouver. Serena, d’un geste décidé, se mit sur la fréquence de communication. — C’est vrai. Je suis Serena Butler et je vous parle depuis un vaisseau robotique. Veuillez désactiver les boucliers de brouillage pour que nous puissions passer. Escortez-nous jusqu’à Zimia. Informez le Vice-roi et le Tercero Harkonnen afin qu’ils nous accueillent. Le silence se prolongea et Vorian devina qu’une discussion avait éclaté entre les pilotes. Enfin, le commandant d’escadron revint en ligne. — Le Segundo Harkonnen est en patrouille et ne sera pas de retour avant deux jours. Le Vice-roi est déjà en route pour le spatioport avec une garde d’honneur. Suivez-moi – et surtout ne déviez pas de votre trajectoire. Vorian accusa réception et reprit lentement son souffle. Maintenant, il lui fallait se fier à ses talents de pilote sans aucune assistance des ordinateurs. Mais les circuits de guidage et les systèmes automatiques l’avaient toujours aidé dans les cas d’urgence. — Serena, Iblis : harnachez-vous. — Il y a un problème ? demanda Iblis, inquiet de la tension du jeune homme. — Non. Le problème, c’est que je n’ai encore jamais exécuté ce genre de manœuvre. Le vaisseau plongea dans la haute atmosphère, traversa une première couche de nuages et fut pris dans des turbulences extrêmes. Il frémit et roula un bref instant avant de se stabiliser dans un ciel limpide. Les kindjals étaient toujours à proximité, à quelque distance des ailerons du vaisseau. La clarté du soleil se déversa soudain dans l’habitacle et des ombres vives coururent sur le pont et les panneaux. Le Voyageur s’inclina vers le sol, doucement, droit vers le terrain du port. Vorian se vota des félicitations et se dit que Seurat aurait été fier de lui. Iblis s’arracha à son harnais à l’instant où les moteurs se taisaient. — Salusa Secundus ! Enfin ! (Il regarda Vorian avec un sourire admiratif.) Nous avons sauvé la fille du Vice-roi. Nous avons droit au tapis rouge et à des fleurs ! En ouvrant le sas et en respirant l’air de Salusa pour la première fois, Vorian essaya de faire la différence, de percevoir le parfum de la liberté. — Ne comptez pas trop sur les fleurs, dit-il enfin. Une escouade armée s’approchait du vaisseau. Les soldats en uniforme argent et or de la Ligue s’alignèrent au pied de la passerelle et mirent en joue les arrivants. Derrière eux venaient deux femmes à l’apparence impressionnante, les cheveux blancs, la peau pâle, vêtues de longues robes noires. Serena se tenait entre les deux hommes. Elle leur avait pris le bras et, ensemble, ils descendirent sous le soleil brillant. Ignorant les soldats, ils s’inclinèrent devant les deux femmes sévères. La Sorcière en chef les observait avec un regard si intense, si intimidant que Vorian se souvint des Titans. — Êtes-vous des espions d’Omnius ? fit-elle en s’avançant. Serena reconnut la Sorcière de Rossak mais elle savait qu’elle-même avait changé en une année et demie de captivité. — Zufa Cenva, nous étions collègues. Je suis de retour. Vous ne me reconnaissez donc pas ? La Sorcière, d’abord sceptique, eut une expression étonnée sur son visage d’albâtre. — Mais oui, c’est vous, Serena Butler ! Nous vous avons crue morte sur Giedi Prime, en même temps qu’Ort Wibsen et Pinquer Jibb. Nous avons analysé l’ADN du sang retrouvé dans votre forceur de blocus. Zufa s’avança encore sans quitter des yeux le visage de Serena, ignorant les deux hommes. Serena fit un effort intense pour rejeter son chagrin. — Wibsen et Jibb sont morts, oui, en combattant les cymeks. J’ai été blessée... et capturée. Conscient de son émotion, Vorian prit la parole : — Elle était retenue prisonnière sur Terre, par un robot appelé Érasme. La Sorcière le fixa brusquement de son regard électrifiant. — Et qui êtes-vous ? Vorian savait qu’il était inutile de mentir. — Je suis le fils du Titan Agamemnon. (Les soldats de la Militia s’agitèrent et la Sorcière prit un ton plus intense.) Je me suis servi de mon influence pour franchir les défenses de l’Omnius de la Terre. Iblis Ginjo s’avança, enthousiaste. — Toute la Terre s’est révoltée ! Les humains se sont libérés du joug des machines ! Les rebelles ont abattu des Titans et des néo-cymeks, écrasé des robots et détruit les usines de fabrication. Mais nous avons besoin de l’aide de la Ligue... Brusquement, Iblis émit un couinement et se tut. Vorian sentit une étreinte sur sa gorge. Les yeux de la Sorcière étincelaient comme si elle sondait leurs esprits. Ses soupçons pesaient lourd, comme si l’air était torpide, saturé de questions : elle se refusait à croire ces deux humains ralliés aussi bien que Serena Butler, qui avait pu subir un lavage de cerveau exercé par Omnius. Mais sa concentration fut brisée par une commotion violente. Vorian retrouva sa respiration, de même qu’Iblis. Le Vice-roi Manion Butler, leur aîné de dix ans, s’avança entre les soldats avec la force d’un taureau de Salusa. Serena ! Oh, ma douce enfant ! Tu es vivante ! Les deux Sorcières s’écartèrent sans un mot, voyant que rien ne pouvait arrêter Manion qui avait déjà refermé les bras sur Serena. Elle se retrouva en train de pleurer sur sa poitrine. — Ma chérie, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Elle fut incapable de lui répondre. Les êtres humains font confiance à leur progéniture, et sont fréquemment déçus. Les machines ont sur eux ces avantages : la fiabilité et l’absence totale de culpabilité. Qui peuvent devenir des désavantages. Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents Le père de Serena lui recommanda le silence et l’accompagna en toute hâte hors du spatioport avec une escorte de serviteurs attentifs. — Ton meilleur refuge sera la Cité de l’Introspection, auprès de ta mère. Là, tu pourras te reposer et guérir en paix. — Je ne connaîtrai plus jamais la paix, fit-elle, la voix tremblante. Où est Xavier ? Il faut que je... Troublé, Manion lui tapota doucement l’épaule. — J’ai envoyé un officier d’ordonnance pour le rappeler sur-le-champ. Il était en tournée d’inspection sur les défenses du périmètre. Il revient, et il sera là tôt demain matin. — Je dois le voir immédiatement. Dans son vaisseau... notre fils... il y a tant à... Son père hocha de nouveau la tête sans paraître comprendre ce à quoi elle faisait allusion. Son « fils » ?... — Ne te tourmente pas. Beaucoup de choses ont changé, mais tu es de retour, saine et sauve. C’est ce qui compte avant tout. Ta mère t’attend. Nous verrons tout le reste demain. Serena se tourna vers Vorian et Iblis qui s’éloignaient sous la garde des officiers de la Militia. Elle se dit qu’elle aurait dû les accompagner et apprendre leur nouveau monde aux ex-servants d’Omnius. — Ne les traitez pas avec sévérité, père, dit-elle en se souvenant de l’air sceptique de la Sorcière de Rossak. Ils n’ont encore jamais rencontré d’humains libres et ils détiennent l’un et l’autre des informations de première importance. Manion Butler acquiesça. — Ce n’est qu’un simple debriefing. La Ligue peut effectivement en apprendre beaucoup grâce à eux. — Moi aussi, je peux vous aider. J’ai vu tellement de choses affreuses pendant ma captivité. Je pourrais peut-être revenir ce soir et... — Chhtt... Chaque chose en son temps, Serena. Je suis certain que toutes nos questions vont très vite te lasser, mais tu n’as pas à sauver l’univers dès ce soir. (Il eut un rire tendre.) Tu n’as pas changé, ma fille. Il leur fallut une heure pour atteindre la retraite religieuse sur les pentes des collines qui dominaient Zimia. Serena avait tellement espéré revoir sa planète que tout, à présent, lui paraissait flou. De multiples détails lui échappaient. Livia Butler, en grande robe d’abbesse, les attendait à la poterne. Elle inclina la tête devant son époux, des larmes dans les yeux, et précéda Serena dans la Cité de l’Introspection jusqu’à une pièce confortable aux couleurs douces, meublée de fauteuils et de coussins. Là, elle serra sa fille contre elle, longuement, tendrement, comme si elle était à nouveau une enfant. Serena attendit encore un moment pour se faire à l’idée qu’elle avait retrouvé ses parents, qui l’aimaient toujours. La peur et le chagrin diminuèrent et, d’une voix fragile et trémulante, elle entreprit de leur raconter la naissance et les premiers mois de son enfant, comment Érasme l’avait assassiné... Comment la révolte s’était déclenchée sur Terre. — Je vous en prie, il faut que je voie Xavier. Et Octa ? Où est ma petite sœur ? Livia eut un regard appuyé à l’adresse de son époux et, un bref instant, les mots se bloquèrent dans sa gorge. — Chère enfant, tu la verras bientôt. Il faut que tu te reposes et reprennes des forces. Tu es de retour. Tu es chez toi. Tu as tout le temps qu’il te faut désormais. Elle voulut protester, mais elle plongea dans le sommeil. Quand Xavier atteignit la lisière du système de Salusa avec sa patrouille, il avait déjà appris la nouvelle dans de multiples messages de joie ou de chagrin. Et, chaque fois, sa souffrance avait grandi. Sous l’effet de la confusion, du bonheur et du désespoir mêlés, il pensait qu’il allait exploser. Seul aux commandes de son kindjal, il avait eu le temps de penser à ce qu’il avait appris. Mais quand il se posa sur le spatioport, ce fut avec un sentiment absolu de solitude. Il était plus de minuit dans la clarté des projecteurs. Serena ! Comment pouvait-elle encore être en vie ? Il avait lui-même retrouvé son forceur de blocus dans les mers grises de Giedi Prime. Dans ses rêves les plus échevelés, jamais il n’avait pensé qu’elle avait pu survivre. Ni même qu’elle portait leur enfant. Elle avait été prisonnière et s’était échappée pour lui revenir. Mais son fils – leur fils – avait été tué par les monstres mécaniques. Quand il débarqua de son kindjal, dans l’odeur d’ozone, après avoir franchi la barrière des boucliers, il vit un homme qui l’attendait. Manion Butler, le Vice- roi, son beau-père. — Je suis heureux que... vous ayez pu... Manion Butler s’avança, incapable d’achever sa phrase, et embrassa son gendre. — Serena est dans la Cité de l’Introspection, avec Livia. Elle... elle ignore encore tout à propos d’Octa et de vous. C’est une situation délicate, à tout point de vue... Le Vice-roi semblait être vidé de son essence. Il était à l’évidence heureux du retour de sa fille aînée, mais brisé d’avoir appris tout ce qu’elle avait enduré. — Serena voudra savoir la vérité, dit Xavier. Mais très vite, ce sera trop lourd à supporter pour elle. Je vais la voir dès demain matin. Mieux vaut qu’elle dorme cette nuit. Les deux hommes s’avancèrent dans les zones de lumière où les équipes continuaient de s’activer. Xavier s’arrêta devant le Voyageur du Rêve. Ce long vaisseau profilé noir et argent... il ne l’avait vu qu’une fois. Quand il avait affronté une unité de mise à jour au large de Giedi Prime, pilotée par un traître humain qui avait réussi à lui échapper. — Serena s’est trouvé des alliés sur Terre, dit Manion. Deux servants éduqués par les machines pensantes. Elle les a convaincus de l’accompagner. Xavier plissa le front. — Vous êtes certain que ce ne sont pas des espions ? — Serena a une totale confiance en eux. — Alors, je suppose que cela suffit. Ils montèrent à bord du Voyageur du Rêve et Xavier sentit un poids lourd et glacé au fond de son cœur : il savait où Manion l’emmenait. Il remarqua la configuration bizarre des commandes, les courbes inhabituelles, les profils métalliques qui révélaient l’efficience mais aussi une certaine beauté sans âme. — Nous n’avons pas débarqué l’enfant, lui dit Manion. Je leur ai demandé de vous attendre. — Je ne sais pas si je dois vous en être reconnaissant. Quand le Vice-roi ouvrit le compartiment dans une bouffée de buée glacée, Xavier réussit à surmonter sa crainte et se pencha. Le petit cadavre était enveloppé dans un tissu. Il l’effleura doucement, tendrement, avec la conscience terrible que ce qui était là-dedans avait été un tout petit garçon exubérant, bruyant, heureux. Manion dit dans un souffle : — Serena... Serena m’a dit qu’elle lui avait donné mon nom. Il ne put continuer et Xavier souleva le corps de son fils, qu’il ne connaîtrait jamais. Il lui parut extraordinairement, absurdement léger. Un enfant fait de plumes. Il n’avait rien à dire mais, en ressortant dans la nuit de Salusa Secundus, en emportant son fils pour son dernier voyage, il éclata en sanglots. Les machines peuvent être prévisibles, mais elles sont aussi fiables. A contrario, les humains changent de croyance et de loyauté avec une aisance remarquable et déroutante. Dialogues d’Érasme Assis devant une longue table dans la salle de debriefing, Vorian Atréides s’apprêtait à affronter les leaders politiques soupçonneux qui, tous, avaient des questions à lui poser. Il n’espérait qu’une chose : avoir les réponses qu’ils attendaient. Iblis Ginjo allait être interrogé ailleurs. La Ligue avait déjà envoyé le plus rapide de ses vaisseaux de reconnaissance en direction de la Terre pour vérifier les attestations des réfugiés sur la révolte en cours. Vorian avait été subjugué en découvrant la capitale. Les immeubles de Zimia n’avaient pas la grandeur arrogante de ceux de la Terre, et les rues semblaient... vouées à l’anarchie. Mais il y avait surtout la population, les gens de Zimia, leurs vêtements, les mille expressions de leurs visages, les couleurs, les formes... C’était comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve. Il était résolu à coopérer au maximum afin d’aider ses frères humains de toutes les façons possibles. S’ils le désiraient. Pour un interrogatoire comme celui-ci, songea-t-il, Agamemnon aurait utilisé des stimulateurs de souffrance et des moyens de torture exotiques. Il était évident que les nobles considéraient qu’ils avaient là une occasion inespérée d’obtenir des informations internes sur Omnius. Il lisait dans leurs regards de la curiosité, du ressentiment, mais aussi de la haine. Vorian avait été fier de sa lignée, aveuglé par la gloire des Titans et de son père Agamemnon. Mais les humains, eux, avaient une vision toute différente de l’Histoire. Plus exacte et précise. Du moins il l’espérait. Avant même que le bourdonnement des conversations ait cessé, Vorian prit la parole, lentement, en choisissant prudemment ses mots. — Je n’ai pas à présenter d’excuses pour mon comportement. Ma coopération avec les machines a certainement été la cause de mal et de chagrin dans la Ligue des Nobles. Oui, j’ai travaillé comme servant sur un vaisseau de mise à jour, j’ai livré régulièrement des copies d’Omnius aux Mondes Synchronisés. J’ai été élevé par les machines pensantes, je n’ai connu que leur version de l’Histoire. J’ai même révéré mon père, le Général Agamemnon. Je croyais qu’il était un grand cymek. Des murmures coururent dans la salle. — Mais Serena Butler m’a ouvert les yeux. Elle a contredit tout ce qu’on m’avait enseigné et, enfin, j’ai compris qu’on m’avait trompé. Il s’interrompit, doutant de ce qu’il allait proposer. Cela lui paraissait tout à coup comme la trahison absolue vis-à-vis de son passé. Qu‘il en soit ainsi. Il inspira profondément. — J’ai le fervent espoir d’être à même d’utiliser mes connaissances et mes capacités – autant que toutes les informations sur les activités des machines pensantes – afin d’aider mes frères humains qui se sont révoltés sur Terre contre le pouvoir d’Omnius. Une nouvelle vague de murmures courut autour de la table. Les représentants de la Ligue avaient pleinement compris ce qu’impliquait sa déclaration. — Je ne ferais pas confiance à un homme capable de trahir son père, déclara un noble au visage tavelé. Comment pouvons-nous être certains qu’il ne va pas nous donner des informations trafiquées ? Vorian accusa le coup. Mais la belle Zufa Cenva de Rossak le surprit en intervenant. — Non, il dit la vérité. (Ses yeux noirs semblaient pénétrer dans son âme et il eut du mal à soutenir son regard.) S’il ose mentir ici, je le saurai. — A présent, Vorian Atréides, dit un autre représentant en consultant ses notes, nous avons de nombreuses questions à vous poser. Est-il une joie plus grande que le retour à la maison ? Existe-t-il des souvenirs aussi vifs, des espoirs aussi exaltants ? Serena Butler Quand Serena s’éveilla dans la pâle clarté de l’aube, elle était seule dans un lit douillet dans une chambre aux couleurs douces, aux parfums subtils, aux sons apaisants. Bien des fois, dans son enfance, elle avait rendu visite à sa mère dans la Cité de l’Introspection dont elle aimait l’ambiance contemplative. Mais, au bout de quelque temps, la réflexion et la méditation finissaient par la rendre nerveuse. Elle avait toujours préféré l’activité. Elle s’habilla rapidement tandis que perçait le matin. Xavier devait être de retour. Elle n’avait que peu dormi mais se sentait reposée. Pourtant, l’étau autour de son cœur ne se relâcherait pas avant qu’elle retrouve Xavier et lui avoue le sort atroce de leur fils. Avant même que la Cité de l’Introspection ne s’éveille pleinement, elle sortit discrètement et trouva un petit engin de circulation. Elle ne voulait pas déranger sa mère et tenait surtout à ne pas arriver en retard. Il s’était déjà écoulé trop de temps depuis sa disparition. Elle retrouva des gestes familiers et démarra. Elle savait où aller. Elle franchit les portes du domaine et descendit vers la demeure des Tantor où Xavier s’était installé. Emil Tantor en personne lui ouvrit la lourde poterne de bois avec une expression de stupéfaction. — Nous avons été tellement ravis d’apprendre votre retour, Serena ! Elle retrouvait son regard chaleureux inchangé. Les chiens surgirent et l’entourèrent en aboyant. Elle réussit à sourire. C’est alors qu’un petit garçon aux grands yeux courut vers elle. — Vergyl ! Comme tu as grandi ! Elle refoula ses larmes. Emil Tantor l’invita à entrer. — Vergyl, tu veux bien calmer les chiens ? Cette jeune dame a besoin de tranquillité après tout ce qu’elle a enduré. (Il lui accorda un sourire affectueux et apaisant.) Je ne m’attendais pas à ce que vous veniez nous rendre visite. Voulez-vous partager une tasse de thé avec moi, Serena ? Lucille le fait toujours assez fort, vous savez. Elle hésitait. — À vrai dire, j’ai besoin de voir Xavier. Il n’est pas encore de retour ? Il faut que... (Elle s’interrompit devant l’expression interdite du vieil homme.) Qu’y a-t-il ? Il va bien ? — Non, non, ça n’est pas ça... Il va bien, mais... il n’est pas ici. Il s’est rendu directement au domaine de votre père. Emil Tantor semblait avoir encore beaucoup de choses à lui dire, mais sa voix s’éteignit. Troublée par sa réaction, Serena le remercia et regagna son véhicule. — Je vais probablement le trouver là-bas. Elle gagna le domaine familial en traversant les vignobles et les oliveraies et ralentit en atteignant le portail, le cœur serré. Elle était au seuil de retrouver son foyer. Et Xavier. Elle se gara près du puits et monta vers l’entrée principale, les yeux brûlants, les jambes flageolantes. Elle avait peur de tout ce qu’elle avait à dire, mais elle était aussi déchirée à l’idée de retrouver celui qu’elle aimait. Ce fut Xavier qui ouvrit la porte. Dans le premier instant, elle vit son visage comme le soleil. Son image se précisa : il était plus âgé, plus fort, plus beau encore que dans ses rêves. Elle se dit qu’elle allait fondre sur place. — Serena ! Il avait lancé son nom dans un souffle, puis il sourit en lui ouvrant les bras. Avant de reculer, maladroitement. — Je savais que tu étais à la Cité de l’Introspection, mais je n’avais pas compris que tu étais entièrement remise. Je suis revenu dans la nuit et... — Oh, Xavier, peu importe ! Je voulais tellement me retrouver avec toi. Nous avons toutes ces choses à nous dire. Elle se tut, écrasée par ses émotions, et il lui caressa tendrement la joue. — Serena, je sais déjà toutes ces choses affreuses. À propos de... de notre fils. Ton père me les a déjà apprises. Quand ils gagnèrent le salon, Xavier se maintint à une certaine distance d’elle, gêné, comme s’il était plus difficile d’être proche d’elle que d’affronter les machines. — Serena, il y a si longtemps... Tout le monde te pensait morte... Nous avions retrouvé ton vaisseau... — Oui, mais j’ai survécu, mon amour ! dit-elle en lui prenant la main. Je n’ai cessé de penser à toi ! Enfin, il lui répondit, avec des mots de pierre froide : — Serena, je suis marié maintenant. Elle crut que son cœur venait de cesser de battre. Elle fit un pas en arrière, heurta une table basse qui bascula. Un vase se brisa, répandant son eau dans un déluge de roses rouges. Elle perçut des pas pressés, le visage d’une jeune femme penchée sur elle, les cheveux longs, avec de grands yeux. — Serena ! Oh, Serena ! Octa la prit dans ses bras, déjà encombrés d’un fardeau. Elle demeura assise entre son époux et sa sœur, mais tandis que son regard allait de l’un à l’autre, elle montra de l’embarras, puis de la honte. Son petit fardeau bougea et émit une plainte légère. — C’est Rœlla, notre fille, dit-elle comme en s’excusant. Elle dévoila le visage de son bébé pour le montrer à Serena. Une image jaillit alors dans l’esprit de Serena : celle de son fils paralysé par la terreur quelques secondes avant qu’Érasme le jette du haut du balcon. L’enfant d’Octa ressemblait tout à fait à Manion. Elle était aussi la fille de Xavier. Abasourdie, incrédule, Serena se leva et se traîna vers la porte. Le monde venait de s’effondrer pour elle. Elle tourbillonna dans la lumière et se mit à courir éperdument. C’est à partir d’une telle stupidité que le Jihad Butlérien s’est déclenché. Un enfant avait été tué. Une mère folle de douleur s’en prit à la machinerie non humaine qui était responsable de cette mort absurde. Très vite, la violence fut aux mains des hordes et devint ce que l’on appelle un jihad. Primero Faykan Butler, Mémoires du Jihad Iblis Ginjo n’était plus là mais la rébellion embrasait toujours la Terre. Aquim, le moine du Cogitor, se battait pour que la résistance se maintienne face aux représailles de plus en plus dures d’Omnius. Il s’était toujours voué à la contemplation, à l’analyse des révélations ésotériques d’Eklo, recueillies dans les tours secrètes du monastère. Il ignorait ce qu’il devait faire face à la destruction et à l’effusion de sang. Dans le réseau de contacts qu’il entretenait avec Eklo, rares étaient les combattants. En majorité, ses interlocuteurs étaient des penseurs qui avaient tant d’options qu’elles les empêchaient de choisir l’action directe. La situation les dépassait. Le peuple révolté ne disposait que de rares leaders. Les esclaves, surpris et dépassés en se retrouvant libres après des siècles d’oppression, n’avaient aucun but, aucune vue d’ensemble. Rien, sinon une pulsion brutale de vengeance. Libérés, voués à eux-mêmes, ils ne reviendraient jamais. Iblis lui-même n’avait pas su établir de plan à long terme. Les incendies continuaient de se propager dans la cité, les usines et les ateliers de maintenance explosaient dans les actes de sabotage. On pillait et on cassait sur tous les continents de la Terre, des polygones industriels jusqu’aux secteurs d’habitation humains. Le suresprit avait lâché la bride à ses cymeks et activé les légions de ses robots. La planète tout entière était maintenant un champ de bataille, de carnage... Les machines pensantes étaient lancées dans une contre- offensive et elles étaient évidemment incapables de pardonner... Enfin défaits de leurs entraves, Agamemnon et ses cymeks avides de sang investirent les camps d’habitation des humains et les rasèrent. Pour la première fois depuis que les Titans avaient été renversés par le suresprit, ils étaient unis par un appétit fantastique de vengeance... Et dans une fête fiévreuse et mortelle, ils répandirent des gaz, jetèrent des nuages d’acide, lancèrent de longs rubans de feu. Les escadrons robotiques de la mort se répandirent ainsi entre les immeubles, les refuges, les enclos, les simples abris. Ils laissèrent dans leur sillage des corps calcinés, des centres de refuge laminés, des réservoirs crevés, des hangars de ravitaillement éparpillés. Les quelques humains qui avaient survécu à leur contre- offensive seraient condamnés à mourir de faim en quelques mois. Dix mille humains, dans un premier temps, venaient de payer pour chaque robot ou cymek endommagé. L’humanité, à terme, ne pourrait s’en sortir. Pour les machines, il n’en était pas question. Loin dans les montagnes, la tour du Cogitor tremblait comme une créature vivante. Des blocs de pierre s’en détachaient. Au plus haut niveau, là où le cerveau ancien d’Eklo était préservé, les vitraux passaient du jaune à l’orange. Aquim, désemparé, plongea les doigts dans l’électrafluide et connecta ses pensées à celles de son Cogitor. — Je leur ai transmis votre message, Eklo. Le Titan Junon est en chemin. Elle désire vous parler. — Oui, ainsi qu’elle l’a fait, il y a longtemps. Eklo voulait mettre un terme au bain de sang, et il avait demandé à rencontrer les Titans avec l’espoir qu’il trouverait un moyen de les raisonner. Des siècles auparavant, il avait contre sa volonté aidé Junon et ses compagnons à renverser le Vieil Empire, et c’était son cerveau nu qui avait incité les Titans à se convertir en cymeks. En ces temps lointains, il avait été un humain véritable en entier du nom d’Arn Eklo, un philosophe et orateur qui s’était laissé prendre au piège doux et brûlant des plaisirs sexuels. Au plus dur de sa honte et de son désarroi, il avait rencontré Kwyna et ses disciples métaphysiques qui avaient fait le vœu d’éliminer toutes les distractions humaines pour imposer la force de leurs pensées. Dès lors, la forme physique d’Eklo, les désirs mesquins de son corps étaient devenus sans importance pour lui par rapport aux mystères insondables de l’univers. Par la suite, ses prêches devinrent excessivement cérébraux et la plupart de ses fidèles finirent par ne plus le comprendre. Ils s’éloignèrent de lui, et ceux qui avaient investi dans sa congrégation, constatant la diminution catastrophique des revenus, lui posèrent des questions. Auxquelles il ne sut trouver aucune réponse. Un jour, Arn Eklo disparut tout simplement. Avec d’autres Cogitors, il avait décidé de s’embarquer pour une odyssée au long cours jusqu’aux tréfonds du royaume spirituel, loin des emprises de la chair. Depuis cette remarquable opération chirurgicale, son esprit avait été préservé durant plus de deux mille années, séparé des faiblesses, des limitations de son corps d’humain. Enfin, lui, Kwyna et les autres avaient tout le temps devant eux. C’était le cadeau le plus inimaginable dont ils avaient rêvé : le Temps. Aquim interrompit le cours des pensées de son maître. — Junon est arrivée. Eklo observa la forme massive de la machine de combat qui escaladait la pente abrupte. — Transmets ce message à Junon, dit-il à Aquim. Vers le bas de la montagne, des créatures d’apparence secondaire venaient de surgir et se ruaient sur les escaliers qui accédaient à la tour. — Dis-lui que rien n’est impossible. Dis-lui que l’amour est ce qui sépare les humains des autres créatures vivantes, et non pas la haine. Pas la violence... Les fenêtres devinrent rouge sang et des explosions secouèrent la tour et la fendirent. Junon leva ses avant- bras canonniers et bombarda le monastère jusqu’à ce que la tour s’effondre. Le plafond tombait et Aquim se lança en avant pour tenter de protéger le container et le précieux cerveau du Cogitor. Mais l’avalanche s’abattit et écrasa tout... Quand il ne resta plus qu’un énorme tas de décombres, alors que la poussière retombait lentement, Junon abattit ses bras métalliques et entreprit d’écarter les pierres et les poutres brisées. Elle s’avança sur les ruines, repoussa les corps broyés des assistants et trouva enfin le container. Le moine avait donné sa vie et, même si le réservoir de plexiplass avait protégé le cerveau du Cogitor, le container avait cédé. L’électrafluide bleuâtre s’écoulait lentement dans la poussière. Junon repoussa le corps d’Aquim comme un mannequin démantelé. Puis elle se munit d’une main de métal fluide pourvue de longs doigts pour cueillir dans le container la masse grise et spongieuse du cerveau du Cogitor Eklo. De faibles décharges d’énergie se propagèrent dans sa main. Elle décida de l’envoyer en un plus long voyage, bien au-delà du domaine de la chair. Elle serra sa main métallique et transforma la chose grise en pulpe dégoulinante. — Rien n’est impossible, dit-elle avant de pivoter sur ses blocs de marche et de reprendre le chemin de la cité vers son travail important. Sans émotion – si ce n’est le désir d’évacuer un problème — Omnius décréta l’annihilation complète de toute vie humaine sur Terre. Ses forces robotiques se mirent au travail sans retard et progressèrent dans leur tâche sanglante, sans entrave. L’hécatombe de Walgis lors des Rébellions Hrethgir n’avait été qu’un bref prélude. Après avoir pris sa décision sur la totale inutilité des humains sur cette planète, Omnius en vint à une conclusion similaire pour tous les Mondes Synchronisés. Les humains avaient sans doute créé les machines à l’origine, mais les biologiques indisciplinés avaient suscité plus d’ennuis qu’ils n’avaient de valeur. Il était enfin d’accord avec Agamemnon qui avait demandé cette solution finale depuis des siècles. L’éradication des êtres cellulaires était en route. Les quatre Titans qui restaient, assistés par des néo- cymeks et des soldats robotiques modifiés, passèrent des mois à traquer et à massacrer les populations encore vivantes sur Terre. À terme, pas un humain ne survécut. Ce fut un bain de sang indescriptible que les yeux- espions du suresprit enregistrèrent phase par phase. Soutiens ton frère, qu‘il soit juste ou injuste. Dicton zensunni Selim haïssait le Naib Dharta mais il était quand même curieux de savoir comment les gens de son ancienne communauté continuaient leur vie. Il se demandait parfois s’ils l’avaient effacé de leur mémoire. Il repensait à ce qu’ils lui avaient fait et retrouvait la même colère qu’autrefois avant de sourire à nouveau. Bouddhallah l’avait préservé, l’avait laissé vivre et lui avait aussi livré une vision mystérieuse et un but sacré. Les anciennes générations zensunni s’étaient adaptées à la vie dans le désert. Dans un tel environnement hostile, il y avait peu de place pour le changement ou la flexibilité, et l’existence quotidienne des nomades restait la même année après année. Pourtant, en observant ses anciens coreligionnaires, il remarqua que le Naib avait une nouvelle priorité dans sa vie. Le sévère leader avait mis en place un plan nouveau qui requérait d’importantes équipes qui partaient travailler dans le désert ouvert. Les Zensunni de son village ne ratissaient plus la proche contrée pour récupérer des pièces de métal ou des restes technologiques abandonnés. Ils se dispersaient maintenant très loin dans les dunes avec un seul but : récolter l’épice. Comme dans sa vision ! Le cauchemar commençait à acquérir un sens : l’épice était emportée par des hors- monde, ce qui allait déclencher une tempête qui secouerait la dure sérénité du grand désert. Selim allait observer, comprendre... et déterminer ensuite ce qu’il devait faire. Avec une démarche prudente, calculée, les Zensunni se répandaient dans les dunes, lançant des incursions rapides sur les vastes plaques de rouille du Mélange laissées par les explosions d’épice. Ils avaient appris à planter doucement des piquets dans le sable et à déployer des tentes au tissu fin sous le soleil brûlant et les vents corrosifs. Ils savaient aussi poster des sentinelles sur les crêtes pour guetter l’approche des vers géants. Ensuite, ils moissonnaient l’épice en grandes quantités, comme jamais auparavant, bien plus que la tribu ne pouvait en consommer. Si la vision de Selim était vraie, alors le Naib Dharta devait livrer tout ce Mélange à Arrakis Ville... pour l’exportation vers les autres mondes, loin de la planète... Au terme de sa vision, les barrages s’abattaient, et le mascaret de sable déferlait, submergeant les Zensunni, balayant les derniers vers. Shai-Hulud ! L’ambitieux Naib ne comprenait pas les conséquences de ses actes pour son peuple et pour la planète tout entière. Selim s’approcha furtivement pour observer les villageois à l’aide d’un visionneur à haute intensité qu’il avait récupéré dans sa station de recherche botanique. Il reconnaissait les visages de quelques amis mais aussi de ceux qui l’avaient méprisé, insulté... Mais il ne trouvait pas Ebrahim. Il avait peut-être été pris en flagrant délit pour d’autres méfaits depuis que Selim n’était plus là comme victime désignée. La justice de Shai-Hulud se manifestait toujours, d’une façon ou, d’une autre. Quant au Naib, il lançait des ordres, dirigeait avec précision ses gens chargés de hottes et de sacs qui récupéraient l’épice sur le flanc des dunes. Ils ployaient sous leur fardeau et Selim se dit que l’acheteur devait être exigeant. D’abord fasciné, il sentit la colère revenir. Il se décida enfin : il devait suivre sa destinée, sa vision... tout en exerçant sa vengeance. Avec son marteau sonique, il appela Shai-Hulud. Le ver qui surgit des sables était de taille modeste, mais Selim trouvait qu’ils étaient plus maniables que les plus gigantesques. Il se jucha derrière la tête, dans les premiers segments, planta avec fermeté son pic de conduite et le ver partit à pleine allure dans les vagues terre de Sienne et ocre. Les Zensunni s’étaient montrés particulièrement prudents en dressant leur camp à l’abri des vers géants. A l’approche du crépuscule, les nomades commençaient à émerger de leurs abris pour se disperser et recommencer la récolte. Se souvenant de sa vision, maintenant qu’il répondait à l’appel avec une lucidité nouvelle, Selim lança sa monture monstrueuse droit vers le campement. Les Zensunni étaient un peuple perpétuellement sur le qui-vive. Les guetteurs déclenchèrent l’alarme dès qu’ils repérèrent la trace du ver en approche, mais ils ne pouvaient faire grand-chose. Le Naib Dharta, de sa voix profonde, cria aux moissonneurs de se disperser et de trouver des refuges. Ils coururent entre les dunes, abandonnant les tentes et les bacs chargés d’épice. Selim maîtrisait avec peine le ver frustré, furieux, qui voulait attaquer. Attaquer quelque chose. Il dut peser de toutes ses forces sur les pics et les crochets qui mordaient la chair tendre entre les segments pour empêcher la bête de se jeter sur les nomades et de les engloutir. Il ne voulait pas les tuer... même s’il aurait eu du plaisir à voir le Naib disparaître dans l’immense gueule tapissée de dents de perle. C’était plus qu’assez. Selim allait accomplir le vœu de Bouddhallah : ruiner les plans d’exportation de l’épice de Shai-Hulud. Les villageois s’étaient éparpillés dans les dunes en piétinant avec l’espoir que le ver serait égaré par les rythmes dispersés. Il surgit dans le campement dans un geyser de sable et, en un instant, les tentes disparurent, avalées ou brûlées. Alors, le ver revint en arrière sur le site, engloutit le Mélange, fracassa les bacs et oblitéra toute trace du chantier de moissonnage. Dans le lointain, les Zensunni terrifiés, au nombre desquels se trouvait le Naib en personne, s’étaient réfugiés sur les crêtes des dunes, prêts à déguerpir plus loin encore, mais hypnotisés par le spectacle. Car ils voyaient tous Selim en robe blanche chevauchant le ver. Avec un rire fou, les mains levées en un geste de défi, Selim paradait. Il avait obéi au vœu de Bouddhallah. Et pour cette fois, l’épice était sauvée. Il fit manœuvrer sa monture tumultueuse dans une autre direction et s’éloigna de ceux qui avaient été les siens, des débris de leur campement. Il filait au-dessus des dunes dans son vaisseau annelé et vivant. En partant, Selim avait laissé deux jolitres de son eau personnelle dans les restes du campement. Il pourrait les remplacer dans ses stations et cela permettrait aux Zensunni de survivre. Ils réussiraient à regagner le refuge des falaises. A condition de voyager de nuit. Comme si c’était un présage, il trouva un sac de Mélange. Il l’accepta comme un présent de Shai-Hulud. Jamais il n’avait eu une pareille quantité d’épice, mais il était décidé à ne pas la consommer, encore moins à la vendre. Il se dit qu’il allait s’en servir pour inscrire un grand message sur le sable. De retour à la station, il passa deux jours à mettre son opération au point, puis repartit pour le désert. Il retourna vers le village du Naib Dharta sur un ver particulièrement énorme. Il trouva refuge dans un escarpement et dormit durant toute la journée du lendemain. Puis il reprit la piste à pied, en se maintenant à proximité de la muraille rocheuse. Il connaissait les sentes et les passages depuis son enfance. Il savait se faufiler entre les ombres et, quand le soleil déclina, il retrouva une crevasse confortable où attendre la nuit avec son sac de Mélange. Quand la nuit régna, quand les étoiles devinrent des millions d’yeux de glace, de rubis et d’ambre, il se précipita vers les falaises en escaladant les dunes douces sous le ciel. Il allait faire la preuve de ses capacités. À grande échelle, cette fois. Le pas léger, irrégulier, il répandit l’épice en lignes serrées, dessinant des lettres incurvées qui pourraient donner l’impression de sang caillé sur les dunes. La vieille Glyffa lui avait appris à lire et à écrire quand elle avait encore de l’affection pour lui et qu’elle ignorait les autres villageois – y compris le Naib Dharta et le père d’Ebrahim – qui se demandaient à quoi pouvait rimer son éducation. Il s’activa pour finir avant le lever de la seconde lune. Il lui fallut plus d’une heure pour inscrire trois simples mots et, quand il eut fini, il était presque à bout d’épice. Alors, il retourna vers son refuge. Il aurait pu appeler un Shai-Hulud mais il préférait attendre le lever du soleil. Peu après l’aube, il vit des dizaines de visages ébahis sur le seuil des grottes. Incrédules, les villageois s’interpellaient en observant le désert, ils bavardaient, encore inquiets. Très vite, une foule se rassembla sur un surplomb et Selim entendit leurs exclamations de surprise. Il sourit. Il lécha un rien de Mélange et se sentit encore plus satisfait. Il eut quelque mal à discerner enfin la silhouette sombre du Naib Dharta. Figé, il avait les yeux fixés sur les trois mots inscrits avec l’épice sur le sable. JE SUIS SELIM Il aurait pu en dire plus, mais il pensait que mieux valait garder le mystère. Le Naib saurait, lui, qui il était. Celui qui avait chevauché le ver géant depuis la première fois où il avait paradé devant la falaise jusqu’à cette dernière destruction du camp de récolte. Il avait été choisi par Bouddhallah et, désormais, le Naib devait vivre dans la crainte. Selim eut un rire étouffé et jubilant en savourant l’arôme du Mélange. Dès le lendemain, ils sauraient tous qu’il était vivant... et le Naib comprendrait enfin qu’il s’était fait un ennemi mortel. Les exigences absolues de la religion doivent s’accorder aux obligations macrocosmiques de la communauté mineure. Iblis Ginjo, Le Paysage de l’humanité Dans les semaines qui avaient suivi son retour, sa vie brisée, Serena Butler avait repoussé les suggestions du Vice-roi de retrouver son poste au sein du Parlement de la Ligue. Elle préférait s’attarder encore dans la Cité de l’Introspection, ses salles paisibles et ses jardins. Ses seules voisines étaient les étudiantes et, plongées dans leurs contemplations, elles lui laissaient tout loisir de s’abîmer en elle-même. Sa vision personnelle de la guerre, de la Ligue et de la vie elle-même avait totalement changé, elle avait besoin d’un répit pour reprendre sa place dans l’univers et savoir comment aider les autres comme avant... Et plus encore peut-être... Son histoire – sa captivité, l’assassinat de son enfant et la rébellion sur Terre – s’était très vite répandue. Iblis Ginjo avait eu gain de cause et le corps du petit Manion avait été déposé sous une châsse à Zimia, un mémorial qui symbolisait les milliards de victimes des machines pensantes. Iblis Ginjo, infatigable, avait peu dormi depuis son arrivée dans la capitale : il passait des heures avec les délégués à décrire les conditions épouvantables de détention des humains, les crimes des cruels cymeks, d’Omnius... Il se battait pour rassembler une flotte de vaisseaux de la Ligue et voler au secours des humains de la Terre. Il voulait que les Salusans l’accueillent en héros lorsqu’il serait de retour. Iblis, qui s’était désigné comme porte-parole de Serena, dressa d’abord un rapport sur les Mondes Synchronisés, pour raconter l’effroyable histoire du robot Érasme qui avait tué Manion et comment Serena avait osé s’attaquer à mains nues aux machines pensantes. Et la façon dont elle avait déclenché la rébellion par sa bravoure, et défié l’Omnius de la Terre. Iblis usa de son mieux de ses capacités d’expression et réussit à convaincre bien des interlocuteurs de sa sincérité. En public, il avait une stratégie qui lui valait les faveurs de nombreux partisans, dont ceux de Serena elle-même. Elle était la femme idéale pour diffuser la pensée d’une révolte qui pouvait devenir cohérente. Mais elle était restée enfermée depuis leur retour, indifférente au véritable séisme qu’elle avait déclenché. Sans elle, Iblis décida de prendre en main la cause de la libre humanité, même s’il lui fallait décider seul de chaque étape. Il ne pouvait gaspiller une pareille occasion. Il sentait dans toute la cité que la décision inclinait dans son sens et qu’il disposerait bientôt d’une arme supplémentaire. Même les politiciens de la Ligue étaient décidés à soutenir les héroïques révolutionnaires de la Terre – mais ils débattaient et argumentaient sans fin, exactement comme Serena l’avait prévu. Il allait avoir un entretien privé avec le Segundo Harkonnen au quartier général. Il se sentait mal à l’aise dans la pièce exiguë où il avait été admis. Apparemment, c’était une des dépendances d’une ancienne prison militaire réservées aux interrogatoires des déserteurs suspects. Xavier Harkonnen marchait de long en large dans la timide clarté qui filtrait par les hauts vitraux. — Racontez-moi comment vous êtes devenu un contremaître, demanda l’officier. Un servant privilégié, tout comme Vorian Atréides, un laquais des machines pensantes qui se repaissait des souffrances des autres humains. Iblis leva la main, affectant de croire que le Segundo plaisantait. — J’ai travaillé dur pour obtenir des récompenses et des privilèges pour mes loyaux travailleurs. Nous en avons tous bénéficié. — Certains d’entre nous voient d’un mauvais œil votre enthousiasme tellement opportun. Iblis sourit. — Vorian Atréides, pas plus que moi, n’a essayé de cacher son passé. N’oubliez pas que si vous voulez obtenir des informations, il vous faut quelqu’un qui ait été vraiment à l’intérieur. Il n’y a pas de meilleure source que nous deux. Et Serena Butler, elle aussi, sait bien des choses. Il restait calme. Il avait affronté et dupé le Titan Ajax – un inquisiteur beaucoup plus effrayant et habile que le Segundo Harkonnen. — Ce serait stupide de la part de la Ligue de ne pas saisir cette chance. Nous avons les moyens d’aider les combattants de la Terre. — Il est trop tard pour ça, fit Xavier en se rapprochant, l’air sévère. Vous avez déclenché la révolte et laissé les autres sur Terre se faire massacrer. — Je suis venu demander l’aide de la Ligue ! Nous n’avons guère de temps si nous devons sauver les survivants. L’expression de Xavier était de pierre. — Il n’y a pas de survivants... sur toute la planète. Aucun. Abasourdi, tétanisé, Iblis eut du mal à retrouver la parole. — Mais comment est-ce possible ? Avant notre départ à bord du Voyageur du Rêve, j’ai confié le commandement à un homme compétent et loyal. J’étais certain qu’il... — Ça suffit, Xavier, lança une voix nouvelle dans une enceinte dissimulée quelque part dans la pièce. Nous avons suffisamment de culpabilité et de sang sur les mains. Décidons plutôt de ce qu’il convient de faire à présent, au lieu de retourner contre nous l’une des ressources potentielles les plus importantes que nous ayons. Le Segundo s’était roidi. — Comme vous le désirez, Vice-roi. Les murs brillèrent soudain et disparurent, révélant une salle d’observation voisine dans laquelle une dizaine d’hommes et de femmes siégeaient comme un tribunal. L’esprit vague, Iblis reconnut le Vice-roi Butler au centre et Vorian Atréides qui, sur le côté, avait un air satisfait. Le Vice-roi se leva. — Iblis Ginjo, nous sommes un comité parlementaire d’exception constitué afin d’enquêter sur ces terribles nouvelles de la Terre. Iblis ne put se retenir. — Mais, cette éradication totale de la vie ? Comment cela s’est-il produit ? Xavier Harkonnen répliqua d’une voix grave : — Dès votre arrivée, l’Armada a envoyé vers la Terre le plus rapide des éclaireurs. Après des semaines, le pilote chargé de cette mission vient de revenir avec cet abominable rapport. Il ne reste que les machines pensantes sur Terre. Les rebelles ont été éliminés jusqu’au dernier. Tous les esclaves, les servants... Tous les enfants. Il semble probable qu’ils ont été massacrés systématiquement avant même que le Voyageur du Rêve ait atteint Salusa Secundus. Le Vice-roi activa plusieurs grands écrans et des scènes d’horreur se succédèrent : des monceaux de corps démembrés, des robots et des cymeks foulant de leurs pieds mécaniques des humains rassemblés en troupeaux. D’image en image, les détails devenaient plus atroces. — La Terre, berceau de l’humanité, n’est plus qu’un immense charnier. — Trop tard..., marmonna Iblis dans un brouillard de chagrin. Tous ces gens... C’est alors que des voix nombreuses, au-dehors, entonnèrent : « Serena ! Serena ! » comme un hymne. — Iblis Ginjo, reprit Butler, je ne peux vous dire ma gratitude pour m’avoir ramené ma fille en compagnie de votre ami. Malheureusement, l’homme que vous aviez laissé à la tête de la révolution n’a pas été à la hauteur de ce défi. Vorian Atréides redressa la tête avec une expression choquée. — Vice-roi, personne n’aurait pu réussir. Pas plus Iblis que moi. Ça n’était qu’une question de temps. Xavier Harkonnen parut furieux. — Vous êtes en train de nous dire qu’il est inutile de nous battre contre Omnius et que toute révolte est vouée à l’échec ? Nous avons prouvé que c’était faux sur Giedi Prime... — J’étais aussi sur Giedi Prime, Segundo. Vous vous souvenez ? Vous avez tiré sur moi et mon vaisseau a été gravement endommagé. — Oui, je m’en souviens, très bien, fils d’Agamemnon. — Le soulèvement de la population sur Terre a été un exemple absolu, intervint Vorian. Mais ceux qui y ont participé étaient de simples esclaves, qui n’étaient forts que de leur haine pour les machines pensantes. Ils n’avaient pas la moindre chance. (Il se tourna vers les Nobles.) Il n’en va pas du tout de même pour l’Armada de la Ligue. Iblis sut aussitôt que l’instant était venu d’intervenir. — Oui, regardez ce que des hordes d’esclaves sans aucune formation au combat ont pu réussir. Alors, imaginez ce qu’une force militaire coordonnée peut accomplir. (Au-dehors, la rumeur de la manifestation s’était enflée.) Il est possible que nous ne puissions jamais venger les hécatombes de la Terre. Mais la mort du petit-fils du Vice-roi Butler – j’entends par là votre fils, Segundo Harkonnen – ne doit pas rester impunie ! Vorian ne parvenait pas à détacher son regard de Xavier. Il tentait de le voir comme l’homme courageux qui avait ravi le cœur de Serena avant d’épouser sa sœur. Moi, je l’aurais attendue indéfiniment. Enfin, il revint à Iblis Ginjo. Il n’aimait pas vraiment le leader rebelle, ses motivations n’étaient pas claires à ses yeux. Iblis semblait fasciné par Serena, mais ça n’était pas de l’amour. Et il n’était pas d’accord avec les exposés du leader. Iblis poursuivait, comme si on lui avait demandé de s’adresser aux membres du Parlement sans avoir à répondre à leurs questions. — Les événements qui viennent de se produire sur Terre ne sont qu’une conséquence du processus entamé, rien de plus. Nous pouvons les dépasser pour aller plus loin, à condition de le vouloir ! Certains représentants cédèrent devant son enthousiasme. Au-dehors, les manifestations sombraient dans des échauffourées et les forces de sécurité s’adressaient à la foule. Sous le regard de Vorian, Iblis interrogea en silence tous les visages avant de lever les yeux, perdu dans une distance infinie, comme s’il lisait une réponse dans l’avenir. Il déclara enfin : — Les populations de la Terre ont été massacrées parce que je les ai encouragées à affronter les machines. Mais je ne me sens pas coupable pour autant. Une guerre doit toujours avoir un point de départ. Leur sacrifice a démontré la profondeur réelle de l’esprit humain. Considérez l’exemple de Serena Butler et de son enfant innocent, de ce qu’elle a enduré alors qu’elle survit encore. Vorian lut le trouble et la fureur sur le visage de Xavier Harkonnen, mais il demeura silencieux. Avec un nouveau sourire, Iblis leva les mains. — Serena pourrait jouer un rôle important dans une nouvelle force capable de submerger les machines si elle veut bien accepter de reconnaître son potentiel. Il s’adressa alors directement à Manion Butler en prenant un ton encore plus fervent : — D’autres pourraient se réclamer de ce rôle, mais c’est Serena qui a été l’étincelle première de cette vaste révolte. C’est son enfant qui a été assassiné, et c’est elle qui a attaqué les machines à mains nues, pour autant que j’aie pu voir. Pensez-y ! Quel exemple elle constitue pour tout le genre humain ! Il fit un pas en avant vers le tribunal. — Dans toute la Ligue, les peuples vont entendre parler de son courage, mais ils vont aussi ressentir un peu de son chagrin. Ils vont se rallier à sa cause, crier son nom si on le leur demande. Ils se dresseront le moment venu pour se lancer dans un combat épique pour la liberté, une croisade sainte... un jihad. Écoutez : vous entendez ce qu’on chante dehors ? Son nom. Et voilà, se dit Iblis. Il avait établi la connexion religieuse préconisée par le Cogitor Eklo. Peu importait le credo ou la théologie que tous ces gens allaient suivre : le plus important était la ferveur que seuls les plus zélés pouvaient engendrer. Si le mouvement devait s’amplifier, il fallait toucher les émotions de tous, les inciter à se battre sans la moindre arrière-pensée d’échec, sans se soucier de leur sécurité. Il ajouta, après ce long silence poignant : — J’ai déjà répandu la nouvelle. Messieurs, mesdames, nous avons ici bien plus que les ferments d’une révolution, quelque chose qui écartera à jamais l’âme de l’humanité des machines pensantes dépourvues d’âme. Avec votre aide, ça pourrait être une victoire absolue portée sur les ailes de la passion humaine et de l’espoir. Sans la reconnaître, l’humanité créa une arme de destruction massive – une arme qui ne devint évidente que lorsque les machines s’emparèrent de la totalité de leurs vies. Barberousse, Anatomie d’une rébellion Les délégués de la Ligue se lancèrent dans une séance orageuse sur les conséquences du génocide des populations terriennes. Pour la première fois depuis son retour, Serena avait retrouvé sa place dans le Hall du Parlement, mais sa présence ne calmait nullement les interpellations habituelles. — Le combat contre Omnius se poursuit depuis des siècles ! clama le Patriarche de Balut. Nous n’avons nul besoin de nous lancer dans des entreprises drastiques que nous serions amenés à regretter. Je pleure ceux qui ont péri, mais nous n’avons jamais réellement entretenu l’espoir de sauver les esclaves de la Terre. — Vous voulez dire... des esclaves tels que Serena Butler ? fit Vorian Atréides, interrompant le protocole envers et contre toutes les traditions politiques, tout en regardant Serena. Je me réjouis que nous ne les ayons pas tous abandonnés aussi aisément. Xavier le regarda d’un air sombre, même s’il était d’accord avec lui. Pour lui, le fils d’Agamemnon était un élément à haut risque, irrespectueux, mais lui-même se sentait souvent déplacé dans ces débats hautement politiques et compliqués d’où il ne sortait souvent rien. Si seulement Serena avait eu confiance envers le Parlement, elle ne se serait pas lancée dans son expédition catastrophique sur Giedi Prime, forçant ainsi la main de la Ligue. Le Magnus de Giedi Prime, justement, venait de déclarer péremptoirement : — Le seul fait que cette situation perdure depuis mille ans est-il une excuse pour que nous en prenions l’habitude ? Les machines pensantes ont escaladé un nouveau degré dans la guerre avec leur attaque sur Zimia et la planète Rossak, après leur invasion de Giedi Prime. Le désastre que vient de subir la Terre est un nouveau défi. — Nous ne pouvons l’ignorer, trancha le Vice-roi Butler. Selon le programme, Xavier Harkonnen s’avança dans la loge qui dominait le podium. Des écrans de projection devaient retransmettre le discours. Il avait le visage tendu. Plus haut dans les degrés, Iblis Ginjo était installé sur le balcon des visiteurs de marque en tenue de cérémonie. Xavier Harkonnen prit la parole sur le ton de commandement qu’il réservait d’ordinaire aux vaisseaux de l’Armada. — Nous ne devons plus pratiquer une guerre défensive. Nous devons porter la bataille dans les rangs des machines pensantes, car notre survie en dépend. — Suggérez-vous que nous devenions aussi agressifs qu’Omnius ? lança le Seigneur Niko Bludd. — Non ! (Xavier scruta longuement le seigneur à la barbe rousse avant de répondre d’un ton mesuré et ferme :) Je dis que nous devons être plus agressifs que les machines, plus destructeurs, plus acharnés à remporter la victoire ! — Mais ça ne fera que les inciter à faire pis encore ! hurla le Maréchal d’Hagal, un personnage volumineux en tunique rouge. Nous ne pouvons courir un tel risque. De nombreux Mondes Synchronisés ont d’importantes populations humaines, sans doute plus nombreuses que les esclaves qui ont été tués sur Terre et je ne pense pas que... Zufa Cenva intervint, grave et altière, d’un ton glacé marqué par le mépris. — En ce cas, Maréchal, pourquoi ne pas livrer Hagal aux Mondes Synchronisés, si vous tremblez d’avance à la seule idée de vous battre ? Vous épargnerez ainsi quelques soucis à Omnius. À cet instant, Serena Butler se leva et le silence se fit. — Les machines pensantes ne nous laisseront jamais tranquilles. Si vous pensez autrement, c’est que vous cherchez à vous tromper vous-mêmes. (Elle promena un regard noir sur l’assemblée.) Vous avez tous vu le corps de mon enfant, tué par les machines. Peut- être est-ce plus facile d’accepter la tragédie d’un seul meurtre que la mort de milliards d’humains. Mais mon fils est le symbole des atrocités qu’Omnius et les Mondes Synchronisés sont capables de nous infliger. (Elle leva le poing.) Nous devons leur déclarer la guerre, la guerre absolue, totale... Le Jihad, au nom de Manion, mon fils bien-aimé. Ce sera... le Jihad de Manion Butler. Xavier ajouta alors dans les murmures de l’assistance : — Nous ne serons jamais tranquilles aussi longtemps que nous ne les aurons pas détruits. — Mais si nous savions comment y parvenir, geignit le Seigneur Bludd, nous aurions gagné la guerre depuis longtemps. Xavier fit un signe de tête à Serena avant de répondre. — Nous savons maintenant comment y parvenir. En fait, nous le savons depuis un millier d’années. 11 baissa la voix et tous se turent. Il promena les yeux sur les rangs, le regard brûlant. — Aveuglés par les nouveaux moyens de défense de Tio Holtzman, nous avons ignoré la vieille solution que nous avions constamment devant les yeux. — Mais de quoi parlez-vous ? demanda le Patriarche de Balut. Non loin de lui, Iblis Ginjo croisa les bras en hochant la tête, comme s’il savait ce qui allait suivre. — Je parle des atomiques, fit Xavier. Le mot éclata dans le silence. Un mot interdit, fort. — Je veux dire un bombardement atomique absolu, total. Qui stérilisera la Terre, vaporisera tous les robots, toutes les machines pensantes, effacera tous leurs circuits-gel... Le tumulte dura plusieurs secondes avant qu’il puisse ajouter : — Depuis plus d’un millier d’années, nous avons gardé les atomiques en réserve. Mais elles ont toujours été considérées comme l’arme du recours ultime – le jugement dernier pour détruire les planètes et effacer la vie. Nous disposons de suffisamment d’ogives, mais Omnius considère depuis toujours que c’est une menace vaine car nous n’avons jamais osé nous en servir. Il est grand temps de surprendre les machines pensantes et de leur faire regretter leur nonchalance. Le Vice-roi intervint alors, fort de son droit : — Les machines ont capturé et torturé ma fille. Elles ont assassiné mon petit-fils qui portait mon nom, un garçon que ni son père ni moi ne connaîtrons. Ces maudits robots méritent le plus terrible châtiment que nous puissions leur infliger. Le vacarme se poursuivit et, à la surprise générale, Serena rejoignit Xavier sous le dôme des orateurs : — La Terre n’est plus qu’un cimetière désormais, que les machines piétinent. Tous les humains sont morts. (Elle retint son souffle avant de continuer.) Que nous reste-t-il à préserver ? Qu’avons-nous à perdre ? (D’autres images d’abominations circulaient dans la salle.) Les populations captives se sont rebellées sur Terre et ont été anéanties. Toutes ! Est-ce que ce sacrifice ne représente rien pour nous ? Allons-nous accepter que les machines n’en paient pas les conséquences ? Ou bien devons-nous faire payer Omnius pour tout ça ?... — Mais la Terre est le berceau de l’humanité ! lâcha le Magnus de Giedi Prime. Comment pouvons-nous envisager une pareille destruction ? — Et c’est la rébellion sur Terre qui a lancé le Jihad ! rétorqua Serena. Nous devons répandre cette nouvelle splendide sur tous les autres Mondes Synchronisés, ce qui déclenchera peut-être d’autres étincelles, d’autres révoltes. Mais d’abord, il faut supprimer l’Omnius de la Terre... quoi qu’il nous en coûte. — Pouvons-nous rejeter une pareille occasion ? renchérit Xavier Harkonnen. Nous disposons de l’arsenal des atomiques. Nous avons les nouveaux boucliers de Tio Holtzman pour protéger nos vaisseaux. Et enfin la population, qui est derrière nous et qui crie le nom de Serena Butler dans les rues. Mon Dieu, il faut que nous fassions quelque chose dès maintenant. — Oui, ajouta Iblis, c’est Dieu qui veut que nous fassions cela ! Les représentants étaient à la fois impressionnés et effrayés, mais il n’y eut aucune altercation. Finalement, après un long silence agité, le Vice-roi posa la question de confiance à la Ligue des Nobles. Le vote fut acquis au premier tour sous les acclamations de l’assemblée. — Il est donc décidé que la Terre, ancien berceau de l’humanité, deviendra la première tombe des machines pensantes. La créativité suit ses propres lois. Norma Cenva, Carnets de laboratoire non publiés Le poste de travail de Norma Cenva était très encombré. De nouveaux globes brilleurs flottaient au- dessus d’elle. L’aube était claire mais elle n’avait pas pris le temps de les désactiver. Elle ne tenait pas à interrompre le cours de ses réflexions. Elle pointa un crayon lecteur en direction d’une table inclinée et tourna des pages magnétiques en silence : les plans d’un vaisseau-amiral ballista, le plus lourd bâtiment de guerre de l’Armada de la Ligue. Elle modifia la projection et répartit les plans scintillants dans la pièce. Elle sélectionna un pont du vaisseau et s’avança dans l’image holographique agrandie tout en faisant des calculs pour l’installation du générateur de bouclier. Les rayons du champ réduit devaient déborder pour une protection absolue. Le Savant Holtzman s’était absenté pour une autre prestation publique au cours de laquelle, sans le moindre doute, il célébrerait ses succès avec la fausse modestie qui était sa marque. Récemment, il n’avait travaillé avec Norma qu’une heure dans la matinée avant de se préparer à tel ou tel déjeuner, suivi immanquablement d’un banquet tardif au domaine du Seigneur Bludd. Il prenait parfois le temps de lui parler des nobles et des politiciens qu’il avait rencontrés dans la journée comme s’il espérait l’impressionner. Norma ne souffrait pas de cette solitude et s’efforçait de travailler de son mieux sans se plaindre. Au moins, Holtzman la laissait en paix et elle pouvait se plonger dans ses calculs difficiles pour l’installation des boucliers sur les unités géantes. Il déclarait qu’il n’avait pas le temps d’y travailler lui-même et qu’il ne faisait plus confiance à ses esclaves calculateurs. Norma sentait le poids de sa responsabilité, sachant que l’Armada avait déclaré le branle-bas pour un Armageddon sur la Terre. Une force unie était en formation au large de Salusa Secundus. Holtzman se régalait de son importance nouvelle. Pour Norma, le travail en laboratoire devait parler de lui-même, la promotion et les frivolités restant loin derrière. Elle n’avait pas le moindre espoir de comprendre un jour les cercles politiques qui l’entouraient, mais elle voulait bien croire que le Savant faisait de son mieux pour participer à l’effort de guerre à travers tous les contacts qu’il avait avec des gens influents. De son côté, Norma était lancée sur plusieurs pistes tangentes, en profondeur, qu’elle suivait en quête de réponses. Même si l’on oblitérait le suresprit de la Terre, il subsisterait quand même des copies complètes d’Omnius dans les autres Mondes Synchronisés. Est-ce que les machines pensantes pouvaient souffrir d’un choc psychologique ? À l’échelle des Mondes Synchronisés, une unique planète ne semblait pas une cible appréciable, et l’inquiétude de Norma ne lui facilitait pas la concentration mathématique. Telles des étincelles de chaleur sautant de nuage en nuage avant l’orage, ses pensées sinuaient entre les possibilités nouvelles, les idées neuves. Depuis l’avènement de la loi martiale imposée par le Seigneur Bludd après le soulèvement des esclaves de Bel Moulay, Norma était de plus en plus séparée de son mentor. Deux ans auparavant, quand elle avait reçu sa convocation, Tio Holtzman était à la fois son modèle et son idole. Mais, peu à peu, elle en était venue à comprendre que, plutôt que d’apprécier simplement son talent et de l’employer pour leurs intérêts communs, le Savant en était venu à éprouver de la rancune à son égard. C’était en partie la faute de Norma. Ses mises en garde répétées à propos des effets secondaires du générateur de résonance et du laser l’avaient tourné contre elle. Ce qui lui semblait injuste. Il ne pouvait quand même pas lui en vouloir d’avoir vu juste. Décidément, Tio Holtzman plaçait sa dignité personnelle bien au- dessus de l’amélioration des connaissances scientifiques. Elle passa nerveusement la main dans ses petits cheveux courts brun souris. Y avait-il une place pour l’ego dans leur travail ? En une année ou presque, aucun des nouveaux concepts d’Holtzman n’avait débouché sur quoi que ce soit. Au contraire, un projet précis agitait l’esprit de Norma depuis quelque temps. Elle discernait vaguement les éléments qui s’assemblaient, un concept ambitieux qui allait secouer les fondements de l’univers, des théories et des équations qu’elle avait encore du mal à saisir. Elles allaient requérir toute son énergie, toute son attention, et à terme, les bénéfices potentiels secourraient plus fortement la Ligue que le développement des boucliers personnels. Elle quitta le diagramme du ballista et le mit de côté, non sans voir placé un marqueur holà sur le point précis où elle avait arrêté ses calculs. Moins concentrée, elle pouvait maintenant se consacrer à des problèmes d’importance primordiale. Sa nouvelle idée l’excitait bien plus que ses calculs sur les boucliers. L’inspiration, cette chose constamment mystérieuse, l’avait dirigée vers une possibilité révolutionnaire. Elle l’entrevoyait déjà à une échelle gigantesque mais vacillante. Et un frisson lui parcourut l’échiné. Même si elle ne pouvait vraiment résoudre les problèmes inhérents à ce concept, elle sentait au plus profond de son être que les équations de champ d’Holtzman pouvaient déboucher sur une découverte significative, formidable. Le Savant s’endormait sur ses lauriers, alors que Norma partait dans une tout autre direction. Elle avait vu comment l’Effet Holtzman déformait l’espace pour créer un bouclier, et elle était convaincue que la trame même de l’espace pouvait être plissée, créant ainsi des raccourcis à travers l’univers. Si elle réussissait à accomplir cela, il serait possible de voyager sur des distances immenses en un clin d’œil, de connecter deux points distincts sans qu’intervienne le facteur de séparation. L’espace plissé. Mais elle ne pourrait jamais développer un concept aussi bouleversant si Tio Holtzman la freinait. Elle devait donc travailler en secret... Il est évident que nos problèmes ne viennent pas de ce que nous inventons, mais de l’usage que nous faisons de nos jouets sophistiqués. Les difficultés sont dues à notre matériel, à nos programmes, mais pas à nous-mêmes. Barberousse, Anatomie d’une rébellion Depuis dix siècles, jamais l’humanité n’avait vu une telle force concentrée. Chacun des Mondes de la Ligue avait dépêché ses vaisseaux, de toutes tailles : croiseurs, destroyers, escorteurs, navettes, kindjals et unités légères de patrouille. Certains avaient des armes atomiques... de quoi stériliser trois fois la surface de la Terre. Le Segundo Xavier Harkonnen avait le commandement de cette opération qu’il avait conçue. L’Armada unifiée, riche de milliers de vaisseaux, de commandants venus des divers systèmes, de milices et de gardes planétaires s’était regroupée depuis trois mois au large de Salusa Secundus, en orbite stationnaire. Sur toutes les coques, tous les fuselages, on avait apposé l’emblème de la main ouverte de la Ligue. Les usines d’armement de la Colonie de Vertree, de Komider et de Giedi Prime avaient travaillé au-dessus de leur seuil de production, jour et nuit, et continueraient pendant l’expédition de l’Armada, car la flotte, sans nul doute, essuierait de lourdes pertes face à l’Omnius de la Terre. On aurait besoin de remplacements d’urgence, comme dans chaque conflit. Avant le départ de l’Armada unifiée, toutes les forces planétaires des Mondes de la Ligue furent placées en état d’alerte maximale. Même si la frappe atomique parvenait à annihiler les machines pensantes, il était à craindre que d’autres formes du suresprit tentent des représailles. L’éradication de l’Omnius terrestre serait une première victoire pour l’humanité, un tournant de la longue guerre. Il y avait bien longtemps, l’humanité libre avait stocké des ogives nucléaires et menacé les machines, mais Omnius et ses généraux cymeks avaient déclaré qu’il s’agissait d’un vaste bluff. Et sur Giedi Prime comme ailleurs, les humains s’étaient montrés réticents à brandir les engins du jugement dernier. Ce qui avait annulé la menace. La situation allait changer radicalement. L’Armada de la vengeance allait prouver aux machines qu’elle n’avait plus de limite de frappe. Les explosions nucléaires dans la haute atmosphère déclencheraient des impulsions électromagnétiques qui annihileraient tous les circuits-gel des machines pensantes. Et Omnius, dès cet instant, attendrait avec crainte l’holocauste atomique sur les autres Mondes Synchronisés. Les retombées radioactives, un démon surgi des pires cauchemars de la civilisation humaine, continueraient de ravager la planète bien après la fin de la bataille. Avec le temps, elles s’estomperaient et la vie reviendrait peu à peu sur une Terre débarrassée des machines pensantes. Au maximum de sa vitesse, l’Armada n’atteindrait pas la Terre avant un mois. Xavier aurait aimé frapper plus vite. Même en surpassant la vitesse photonique, il fallait beaucoup de temps pour voyager entre les étoiles. Beaucoup trop. Quand la force d’assaut approcha du système solaire de la Terre, Xavier Harkonnen passa en revue chaque unité, chaque corps de troupe et vérifia lui-même tout l’équipement avant l’engagement. Il s’exprima devant les soldats, leur donna des instructions précises et fit tout son possible pour stimuler leur courage. Leur longue attente approchait de son terme. À peine cinquante pour cent des vaisseaux avaient été équipés des boucliers Holtzman, et les ogives nucléaires avaient été réparties entre eux. Xavier avait décidé de ne plus attendre : aucune adjonction d’armement supplémentaire ne pouvait justifier un nouveau retard. De plus, les nobles les plus conservateurs responsables des flottes indépendantes avaient exprimé leur scepticisme quant à cette nouvelle technologie. Ils utilisaient généreusement les boucliers pour protéger les cités principales de leurs planètes, mais préféraient l’ancienne technologie pour leurs vaisseaux. Elle avait au moins fait ses preuves. Ils étaient tous conscients des risques et les acceptaient. Xavier voulait se montrer déterminé jusqu’à la fin de cet abominable conflit. Après la bataille de la Terre, il y aurait des controverses auxquelles son nom serait associé, mais il ne devait pas s’en inquiéter maintenant. Pour vaincre l’ennemi, il devait absolument détruire le berceau de la race humaine. Comment les hommes, plus tard dans leur Histoire, ne pourraient-ils pas maudire le nom de Xavier Harkonnen ? Les machines seraient certes détruites, mais aucun être humain ne vivrait plus jamais sur la Terre. À la veille d’aborder la Terre, Xavier convoqua Vorian Atréides sur la passerelle de commandement du vaisseau amiral. Il ne se fiait pas entièrement à l’ex- collaborateur d’Omnius, mais il avait décidé de ne pas mêler ses sentiments personnels aux intérêts de l’humanité. Vorian avait su mettre en avant ses connaissances des capacités de l’Omnius terrestre. — Nul autre que moi n’en connaît autant sur les forces robotiques. Iblis Ginjo lui-même n’a pas toutes les données dont je dispose, parce qu’il n’était qu’un contremaître de chantier. Et puis, il préfère demeurer sur Salusa. En dépit de l’aide qu’il avait reçue de la Sorcière de Rossak qui lui avait démontré qu’elle pouvait mettre au jour les mensonges, Xavier ne parvenait pas à faire confiance au fils d’Agamemnon qui avait voué sa vie au service des machines. Il pouvait être un agent infiltré et très subtil d’Omnius, ou bien un agent qui permettrait à l’Armada d’exploiter les points faibles des Mondes Synchronisés... Vorian avait pourtant été interrogé à fond, et même examiné par des docteurs spécialistes des implants d’espionnage : il avait été déclaré sincère. Mais Xavier s’interrogeait quand même : est-ce que les machines n’avaient pas anticipé ces précautions et réussi à cacher quelque chose dans son cerveau, un appareil microscopique qui pouvait être déclenché à un point critique pour qu’il commette un acte désastreux contre la Ligue ? Serena soutenait que tous les humains devaient être libérés de l’oppression des machines pensantes. Elle voulait que Xavier donne sa chance à Vorian. Au fond de son cœur, elle voulait croire que tout être humain, dès qu’il avait reconnu la liberté et l’individualité, rejetait immanquablement les tyrans robotiques. Quand elle avait demandé à Xavier de prendre Vorian avec lui, il avait été incapable de refuser. — D’accord, Vorian Atréides, lui avait-il dit, je vais vous donner la chance de faire vos preuves – mais sous strict contrôle. Vous serez confiné dans certains secteurs et sous surveillance constante. Vorian avait eu un sourire amer. — J’ai l’habitude d’être surveillé. À présent, ils se trouvaient tous deux sur la passerelle du vaisseau amiral. Xavier avait les mains croisées dans le dos et observait le soleil jaune de la Terre qui grandissait d’heure en heure. Vorian était silencieux, le regard perdu dans l’espace. — Je n’aurais jamais cru que je reviendrais aussi tôt. Et surtout pas comme ça, dit-il enfin. — Vous avez peur d’affronter votre père ? — S’il n’y a plus d’humains sur Terre, les Titans n’ont guère de raisons de s’y attarder. On les a probablement déjà envoyés vers d’autres Mondes Synchronisés. J’espère que l’Omnius de la Terre n’y a pas maintenu une force de néo-cymeks trop importante. — Pourquoi ? Nous avons une puissance de feu suffisante pour les détruire sans problème. Vorian eut un regard sceptique. — Parce que, Segundo Harkonnen, les machines et les vaisseaux robotiques sont prévisibles à leur manière. Nous savons comment ils réagissent. Mais les cymeks sont volatiles et innovateurs. Ce sont des machines pourvues de cerveaux humains. Qui peut savoir vraiment ce qu’ils vont faire ? — Ils sont comme des humains. — Oui, mais avec en plus la capacité d’être bien plus destructeurs. — Plus pour très longtemps, Vorian. Demain, rien dans l’univers n’égalera notre capacité de destruction. Les bâtiments de l’Armada convergeaient vers la planète bleue, formant sur le fond des étoiles comme un nuage tempétueux, à la fois noir et scintillant. Les pilotes des unités d’attaque gagnaient déjà leurs cockpits. Bientôt, les ballistas et les destroyers larguèrent des essaims de kindjals, de bombardiers et d’éclaireurs. Des patrouilles et des vaisseaux de reconnaissance se portèrent vers les points indiqués par Vorian. Le berceau de l’humanité était une sphère bleu et vert parsemée de bancs de nuages. Xavier Harkonnen était subjugué : même s’il était infesté par la vermine robotique, ce monde semblait intact, jeune, vulnérable. Bientôt, il ne serait plus qu’une sphère noircie, calcinée, sans la moindre trace de vie. Même après tout ce qu’il avait dit pour convaincre les sceptiques, les détracteurs, Xavier se demandait s’il accepterait un jour une victoire à ce prix. Il inspira profondément sans détourner le regard de la Terre, mais l’image était brouillée par ses larmes et il devait faire son devoir. Il lança l’ordre destiné à toute la flotte : — Commencez le bombardement atomique au niveau maximal. La technologie aurait dû libérer l’humanité des fardeaux de la vie. Mais, au contraire, elle lui en donna de nouveaux. Tlaloc, Le Temps des Titans Les capteurs du périmètre de défense venaient de détecter la force d’invasion en approche. Omnius s’étonna de l’audace imprévisible des humains féroces, tout autant que du nombre des vaisseaux et de leur puissance de feu globale. Depuis des siècles, les hrethgir s’étaient cachés derrière leurs barrières défensives, craignant de se risquer dans les régions de l’espace contrôlées par les machines pensantes. Pourquoi n’existait-il aucune projection d’ordinateur, aucun scénario qui ait anticipé cette incroyable attaque contre les Mondes Synchronisés ? Par l’intermédiaire des écrans et des terminaux de contact dispersés dans toute la capitale, le suresprit s’adressa aux robots qui étaient en train de réparer les dommages causés par la récente rébellion. Il aurait aimé pouvoir s’entretenir d’une possible stratégie avec Érasme qui, en dépit de ses multiples défauts, semblait comprendre l’irrationalité des humains. Mais l’irritant robot indépendant était injoignable depuis qu’il avait fui vers la lointaine Corrin. Quant à ses Titans, qui auraient pu éventuellement expliquer les réactions humaines, ils avaient été expédiés vers des mondes où pouvait couver la révolte. Ainsi, Omnius se sentait à la fois déséquilibré et isolé. Il relut les données des scanners et en conclut que les vaisseaux des humains étaient armés d’ogives atomiques. Là encore, ce facteur n’avait pas été prévu ! Il revérifia plusieurs fois tous les calculs : tous les scénarios étaient défavorables ! Il ressentit les premières atteintes de ce que les humains auraient appelé « une incrédulité choquée ». Il ne pouvait ignorer ses propres projections, et il y répondit. Il lança des vaisseaux robots en formation de cordon de défense intensive. Puis des yeux-espions en orbite, par myriades. Il lança alors plus de cinq mille simulations et choisit la tactique qui convenait le mieux à sa flotte robotique. Mais il ignorait l’existence des boucliers d’Holtzman. Dès que les machines ouvrirent le feu, la première vague des vaisseaux de l’Armada anéantit la contre- attaque. Les échos des explosions se perdirent dans l’espace sans causer le moindre dommage. Et l’Armada s’avança sans contrainte. Les robots se regroupèrent en attendant d’autres instructions. Et les circuits-gel d’Omnius crépitèrent sous l’intensité de ses questions : il voulait comprendre. Et vite. Les premiers bombardiers hrethgir surgirent dans l’atmosphère de la Terre. Ils étaient des centaines, de types différents, tous armés d’ogives nucléaires anciennes. Omnius élabora d’autres projections. Pour la première fois, il envisageait le risque de sa propre destruction. Vorian se retrouva seul aux commandes d’un chasseur kindjal à l’armement amélioré. Indépendant, déterminé. Certes, il n’avait pas embarqué d’atomiques – la confiance du Segundo Harkonnen n’allait pas jusque-là – mais il devait jouer un rôle face à l’ennemi et protéger les bombardiers dans leur mission. Ce qui le changeait considérablement de ses devoirs à bord du Voyageur du Rêve. Le Segundo Harkonnen avait souhaité le garder à bord du vaisseau amiral, où il pouvait donner des conseils tactiques à propos des machines. Mais Vorian avait plaidé sa cause : il voulait participer à la défaite de l’Omnius. Et puis, en tant que fils d’Agamemnon, il avait dit tout ce qu’il savait des vaisseaux robotiques et de leur armement. Il était temps qu’il se serve de ses connaissances. — Je vous en prie, avait-il dit à Xavier. Je vous ai ramené Serena saine et sauve. Pour cette seule raison, vous devriez accepter ma requête. L’expression douloureuse de Xavier lui avait appris qu’il avait encore un amour profond pour Serena. Il s’était détourné pour cacher son émotion avant de lui répondre. — D’accord, prenez un chasseur. Allez au combat... mais essayez de revenir vivant. Je ne pense pas que Serena supporterait de vous perdre après tout ce qu’elle a enduré. C’étaient les premières paroles tendres que Vorian entendait de la bouche de ce personnage énigmatique, la première fois qu’il lui laissait à penser que Serena comptait encore beaucoup pour lui. Finalement, il avait ajouté avec un sourire désabusé : — Ne trahissez pas ma confiance. Et Vorian avait couru vers le kindjal qu’on lui avait assigné. Son kindjal. La force d’assaut plongeait vers le complexe central d’Omnius. Les machines concentrèrent leur feu sur les vaisseaux avec une détermination mécanique, et des centaines de bombardiers sans bouclier se désintégrèrent, en même temps que des éclaireurs et des kindjals. Quelques boucliers s’éteignirent avant de jouer leur rôle, mal installés ou en surchauffe. Vorian ne quittait pas son angle d’attaque. En abordant un secteur de combat intense, il vit un vaisseau robot plus lent que les autres quitter la surface, entouré d’un essaim d’unités automates. Il passa au milieu des vaisseaux de l’Armada en évitant toute confrontation directe. Il tentait désespérément de prendre le large. Pourquoi, en cet instant crucial, un vaisseau isolé pouvait-il tenter de gagner l’espace à tout prix ? Omnius avait dû rassembler toutes ses ressources. Et son instinct lui dit qu’il ne devait surtout pas ignorer ce vaisseau. Vorian tira une première salve. Les projectiles à haute énergie vaporisèrent plusieurs unités ennemies, désorientant l’action des autres. Et quatre bombardiers de l’Armada s’infiltrèrent au-delà du rideau de défense. Pendant ce temps, le vaisseau lourd montait dans la haute atmosphère en trajectoire de fuite, laissant derrière lui la gigantesque conflagration. Qu’avait donc prévu Omnius ? Qu’y avait-il dans ce vaisseau ? Les autres chasseurs de la Ligue ne semblaient pas l’avoir remarqué. Il devait faire quelque chose, absolument. Il le sentait au plus profond de son esprit. Le Segundo Harkonnen lui avait donné l’ordre strict de couvrir les bombardiers jusqu’à ce qu’ils aient largué leurs ogives. Mais dans le feu du combat, les choses pouvaient changer. Et puis, il n’était pas une machine qui appliquait aveuglément des instructions électroniques. Il était capable d’innover. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Il avait atteint l’ionosphère et Vorian comprit soudain. C’était un vaisseau de mise à jour ! Il emportait une copie complète d’Omnius de la Terre, toutes les réflexions, les calculs du suresprit jusqu’à l’instant de l’attaque ! Les données devaient contenir aussi un enregistrement précis du soulèvement des esclaves et de l’ordre d’extermination. Si une telle mise à jour parvenait aux autres Omnius, tous les Mondes Synchronisés seraient prévenus ! Et ils pourraient mettre sur pied des défenses contre les futures attaques de la Ligue. Il ne pouvait permettre ça. Il passa sur la fréquence des escorteurs. — J’ai quelque chose à faire. D’urgence. Je ne peux pas laisser ce vaisseau s’échapper. Il quitta la formation et changea de cap. Il capta immédiatement les vociférations des commandants des bombardiers. — Mais qu’est-ce que vous faites, kindjal ? Une unité robot venait de s’insérer dans la brèche laissée par Vorian et ouvrait le feu sur les bombardiers. — C’est un vaisseau de mise à jour ! Il emporte une copie des données d’Omnius ! Il s’éloignait, tandis que deux autres robots convergeaient vers la formation d’attaque nucléaire. Il entendit les insultes de ses camarades à l’instant où les machines attaquaient et détruisaient plusieurs des vaisseaux qu’il était chargé de protéger. Il serra les dents, convaincu que son initiative était moralement et techniquement justifiée. — Lâche ! Traître ! Résigné et résolu, il se contenta de lancer : — Je vous expliquerai plus tard ! Il coupa le circuit com pour mieux se concentrer sur sa cible. Il savait que son passé avec les machines inciterait toujours ses frères humains à le soupçonner du pire. Mais pour l’heure, il avait un devoir absolu à remplir. Les chasseurs d’Omnius avaient réussi à abattre l’un des bombardiers abandonnés par Vorian, mais des renforts arrivaient et deux robots volèrent en fragments dans le ciel. Le reste de la formation d’attaque poursuivait sa descente vers les cibles. L’atmosphère était traversée de sillages ioniques tandis que des ogives tombaient vers la surface en une pluie de graines mortelles. Les robots calèrent leurs systèmes de visée sur les armes atomiques et en transformèrent un grand nombre en fragments radioactifs. Ce qui bloqua les détonateurs mécaniques, évitant des réactions en chaîne. Mais certaines ogives passèrent. Au plus fort de la bataille, l’Omnius terrestre se trouva à court d’options viables. L’Armada s’était déployée en altitude comme un ouragan d’insectes tueurs et les derniers robots de défense obéissaient aux règles d’autodestruction en allant exploser au cœur des escadrons de kindjals. Pour Xavier Harkonnen, il était clair que seuls les vaisseaux protégés par les boucliers Holtzman avaient des chances d’accomplir leur mission. Certains systèmes avaient lâché et les vaisseaux avaient été immanquablement détruits. Mais il était impossible d’annuler l’opération désormais. Les vingt bâtiments les plus lourds étaient placés en orbite stationnaire et lançaient à intervalles réguliers des vagues de chasseurs chargés d’armes atomiques. Dans le même temps, cinq destroyers descendirent vers le sol pour larguer des rideaux de missiles nucléaires guidés. La couverture était suffisamment vaste pour que les déflagrations annihilent l’ensemble de sous-stations d’Omnius. Dans une ultime tentative de représailles, des projectiles à intelligence autonome convergèrent sur les gigantesques ballistas. Des bombes intelligentes vouées à la destruction des cibles programmées. Ignorant les unités moyennes et les kindjals, elles évoluaient pour intercepter les ballistas, quel que soit le cap d’esquive choisi par le Commandant, sans se laisser tromper par les leurres de défense. Xavier Harkonnen, sur la passerelle, serrait la balustrade en marmonnant une prière au génie de Tio Holtzman. — Espérons que ces boucliers de débordement vont tenir ! Ils vont tenir ! Tenir ! Six bombes intelligentes touchèrent les barrières du champ Holtzman du ballista et explosèrent. Mais le bouclier résista. Xavier sentit ses jambes se dérober sous lui tandis que tout l’équipage lançait des cris de joie. Autour du ballista, des bâtiments sans bouclier s’en sortaient moins bien. En fait, ils ne s’en sortaient pas. Même sous le feu incessant des vaisseaux de l’Armada, plusieurs projectiles robots franchirent le barrage et annihilèrent dans un embrasement prodigieux tous les vaisseaux non protégés. Un ballista sous bouclier subit des avaries quand une partie de ses boucliers explosa, crevant son blindage. Plusieurs missiles continuèrent sur leur trajectoire pour harceler d’autres vaisseaux. Onze bâtiments lourds au total avaient été anéantis avec leurs équipages. Il n’en restait désormais que huit intacts, entièrement protégés. Une part majeure de l’Armada avait été annihilée. Secoué, bouleversé, Xavier continuait de dresser la liste des pertes. Il lançait des ordres en gardant un ton ferme et décidé car il ne voulait pas que ses hommes devinent son trouble. Mais il était déjà imprégné du sang des milliers d’hommes qui avaient été sacrifiés dans cet affrontement. Fou de rage, il avait assisté à la fuite de Vorian Atréides. Au moins, ce méprisable espion d’Agamemnon n’avait volé qu’un kindjal et le Segundo était bien décidé à le poursuivre dès que possible. Il le ramènerait sur Salusa et le ferait traduire en cour martiale. Avec l’espoir que quelqu’un le ramènerait. Maudit traître ! Il savait qu’il ne s’était pas trompé à son égard. Les machines continuaient d’infliger de lourdes pertes à la Ligue, mais Xavier avait donné l’ordre à tous les commandants de ne pas dévier de leur course. Après tant de pertes, mais aussi tant de prouesses, il n’était pas question de reculer. Sinon, ce serait la ruine de l’âme humaine et la fin de la liberté dans toute la galaxie. L’affrontement pouvait sembler en faveur des machines. Seule une fraction minime de l’Armada avait réussi à atteindre ses objectifs et à larguer les ogives sur les continents de la Terre. C’est alors que les premières explosions s’épanouirent au sol avant de monter dans le ciel. Vorian était aux trousses du vaisseau de mise à jour, écrasé dans son siège, le regard flou, les muscles douloureusement tendus. Il n’avait pas l’intention de ralentir, encore moins d’abandonner la poursuite. Sa proie venait de quitter l’atmosphère. Tout en bas, il décela les premières explosions nucléaires, des fleurs fluorescentes qui illuminaient le ciel tout en stérilisant les montagnes, les océans et les forêts. Et en effaçant tous les circuits-gel des machines... Vorian accéléra au maximum tout en évaluant les risques de manœuvre-surprise de la part du Capitaine robotique. Il devait être inflexible mais sans doute doté d’une imagination méthodique dont il devait se méfier. Sur la sphère bleue qu’il avait laissée derrière lui, Vorian vit monter des nuages ardents, jaune et blanc, dont le centre orageux était criblé d’éclairs douloureux au regard. L’ouragan nucléaire balayait la planète mère de l’humanité, se répandait dans le ciel, faisait bouillonner les mers et les océans, cassait les montagnes, ouvrait les volcans, écartait les lits des fleuves, changeait les cités les plus anciennes en lacs de magma, pétrifiait les monuments antiques avant de les volatiliser. Les failles du début des temps redevenaient béantes, les glaces fusaient en geysers bleu et blanc. Vorian se dit que tous les humains de l’Armada avaient cessé de respirer, de crier, ou même de se battre. Ignoré de tous, il devait aller jusqu’au bout de son instinct. Le vaisseau robot montait vers l’écliptique en accélération constante. La machine ne craignait pas la gravité. Malgré tout, Vorian suivait, au seuil de la perte de conscience, à peine capable de respirer. Son kindjal était plus rapide et il se rapprochait peu à peu. Mais ses mains lui semblaient peser des tonnes à chaque manœuvre. Il ne voulait que mettre sa cible hors d’usage. Un vaisseau de mise à jour, comme le Voyageur du Rêve, ne disposait que d’un blindage léger. Il comptait l’amener à stopper pour monter à bord. Dès qu’il fut à portée, au-dessus du système solaire et à la limite du champ des comètes, le Capitaine robot se lança dans une série de manœuvres prévisibles. C’est alors que Vorian ouvrit le feu avec précision. Il causa des avaries aux tuyères et les moteurs montèrent en surcharge. Incapable d’évacuer sa chaleur excédentaire, le vaisseau allait exploser ou s’immobiliser. Il lança deux autres charges en visant sa proue et, sous l’onde de choc, le vaisseau fut dévié. — Mettez en panne et préparez-vous à l’abordage ! lança Vorian. Le robot lui répondit avec une vulgarité inattendue : — Je sais que le corps humain possède divers orifices. Je vous invite donc à vous munir d’un outil de bonne taille et à l’insérer dans... — Vieux Métallocerveau ! s’écria Vorian. Laissez- moi monter à bord. C’est moi, Vorian. — Ça n’est pas possible. Vorian Atréides n’ouvrirait pas le feu sur moi ! Vorian transmit alors son image. Il n’était nullement surpris que Seurat commande un autre vaisseau de mise à jour, car Omnius ne changeait guère de routine. Le visage miroitant que le robot lui renvoya en réponse était coloré par une colère que Vorian avait souvent utilisée après avoir perdu une partie de jeu stratégique. Il amarra son kindjal au vaisseau endommagé de Seurat. Conscient du risque qu’il courait, il entra par le sas principal et se dirigea tout droit vers la passerelle de commandement. Ma définition d’une armée ? Mais, des tueurs bien dressés, bien sûr ! Général Agamemnon, Mémoires Dans les profondeurs de ses citadelles souterraines, Omnius surveillait la planète. Ses yeux-espions rapides et doués d’ubiquité électronique enregistraient tous les aspects de l’offensive humaine. L’issue de la bataille était en train de changer. Ils enregistraient les trajectoires des milliers d’engins qui s’abattaient sur l’ancienne planète de l’humanité en faisant le compte de ceux que ses défenseurs abattaient. Mais les bombardiers atomiques avaient réussi à passer. Le suresprit n’avait plus qu’un compte indépendant et restreint pour évaluer le nombre d’unités de défense dont il disposait encore. Individuellement, ces vaisseaux robots pouvaient être sacrifiés et reconstruits à partir des schémas et des matériaux stockés. Le vaisseau piloté par Seurat avait réussi à se dégager du rideau des hrethgir pour gagner le large. Les décisions essentielles et les dernières réflexions d’Omnius sur l’assaut des humains seraient redistribuées sur les Mondes Synchronisés. Pourtant, malgré ses pouvoirs d’analyse, Omnius n’avait toujours pas de solution à la crise quand les premières ogives explosèrent en surface. Les secousses du sol et de l’atmosphère envoyèrent des impulsions électromagnétiques surpuissantes loin en profondeur. Les vagues d’énergie se développèrent et, en un éclair, elles eurent oblitéré le réseau des circuits-gel des machines, comme si elles avaient été autant de chiffons imbibés d’essence sur lesquels on aurait lancé une étincelle. L’Omnius de la Terre était au milieu d’une réflexion essentielle quand l’onde de choc le détruisit. Dans le passé, Seurat, l’aimable et amusant Capitaine robot, n’avait jamais eu d’armes personnelles sur lui. Mais Vorian, lui, s’était muni cette fois d’un brouilleur de poing, un appareil à courte portée destiné à inhiber les circuits des machines pensantes en cas de combat rapproché. — Alors, vous êtes venu me rejoindre, finalement ! s’exclama Seurat. Les humains vous ennuient déjà ? Oui, je comprends, ils ne sont pas aussi passionnants que moi, hein ? (Le robot émit un rire rauque dont il avait le secret et que Vorian avait entendu bien des fois.) Saviez-vous que votre père vous considère désormais comme un traître ? Et vous vous sentez peut-être coupable de m’avoir désactivé, d’avoir volé le Voyageur du Rêve et... — Rien de tout ça, Vieux Métallocerveau. C’est une partie de plus perdue pour toi. Je ne peux pas te laisser livrer cette mise à jour. Seurat répéta son rire. — Ah, les humains et leurs caprices stupides ! — Oui, mais nous sommes très opiniâtres en ce qui concerne les causes perdues. (Il leva son brouilleur.) Et parfois, nous gagnons. — Vorian, vous étiez mon ami. Vous vous souvenez de toutes nos plaisanteries ? Tenez, j’en ai une nouvelle. Si vous construisez un cymek avec un cerveau de mule, qu’est-ce que vous... Vorian appuya sur la détente. Des arcs électriques se lovèrent comme autant de ficelles luminescentes autour du corps de fleximétal du robot, de sa peau de polymères. Il fut agité d’un soubresaut. Vorian avait ajusté les réglages pour neutraliser les systèmes de réponse de Seurat sans détruire son cerveau central. C’aurait été comme un meurtre. — La plaisanterie a tourné à vos dépens, mon ami, dit-il. Je suis navré. Seurat était paralysé à son poste et Vorian se mit à fouiller jusqu’à ce qu’il récupère enfin les sphères de gel-mémoire scellées qui contenaient toutes les données de l’Omnius de la Terre. Il les serra contre lui, accorda un dernier regard à son ex-ami robot, puis quitta le vaisseau en refermant le sas derrière lui. Il était incapable de le détruire définitivement. Et puis, il ne constituait plus une menace pour l’humanité. Il retrouva son poste de pilotage dans le kindjal, et se détacha du vaisseau de Seurat qui partit à la dérive vers les limites du système solaire, dans les régions perdues où il rejoindrait les courants des comètes et des météorites errants. Pour se perdre à jamais. Le feu nucléaire brillait sur toute la Terre quand le Segundo Harkonnen rassembla les éléments épars de la force d’assaut. Les pertes avaient été énormes, largement supérieures à ce qu’il avait prévu. — Il faudrait des mois pour inscrire les noms de tous ceux qui se sont sacrifiés sur ce monde, Cuarto Powder, dit-il d’un air sombre à son adjudant. Et des années pour les pleurer. — Tous les vaisseaux et les complexes industriels de l’ennemi ont été détruits, Segundo. Notre objectif a été atteint. — Oui, Jaymes. Il ne ressentait qu’une immense lassitude, une tristesse sans fond. Et une colère brûlante à l’encontre de Vorian Atréides. Quand le fils d’Agamemnon revint des limites du système solaire, il le fit escorter par un escadron de kindjals. Il neutralisa les boucliers afin que les chasseurs puissent ramener le vaisseau de Vorian. De nombreux pilotes étaient prêts à l’abattre dès qu’il serait à portée de tir, mais Xavier le leur interdit formellement. — Nous allons juger ce salopard pour désertion, et aussi, sans doute, pour trahison. Il descendit en hâte au ponton d’amarrage, dans les niveaux inférieurs du ballista. Dans l’antre énorme, les grues et les grappins soulevaient et rangeaient les vaisseaux de retour comme des jouets, sous la direction d’opérateurs humains. Vorian sortit de son chasseur l’air triomphant. Quelle audace avait ce jeune traître ! se dit Xavier. Des pilotes entourèrent Vorian et le fouillèrent sans ménagement. Il parut irrité par leur hostilité évidente et protesta quand ils lui arrachèrent un paquet en même temps que son arme de poing. Son expression s’illumina quand il aperçut enfin Xavier. — Alors l’Omnius de la Terre a été anéanti ? L’assaut a été un succès ? — Certainement pas grâce à vous, Vorian Atréides. Je vais vous faire mettre aux fers jusqu’à ce que nous soyons de retour sur Salusa Secundus. Là, vous comparaîtrez devant un tribunal de la Ligue afin d’être jugé pour vos actes de lâcheté. Mais le jeune homme ne parut pas effrayé. L’air incrédule, il désigna le paquet que les pilotes lui avaient confisqué. — Peut-être que vous devriez montrer ça au tribunal, non ? Il y avait de la méfiance dans ses yeux gris tandis qu’il regardait Xavier ouvrir l’emballage de plass et faire sauter le sceau. A l’intérieur, il y avait une boule métallique rutilante qui semblait enveloppée dans une couche gélatineuse d’argent. — C’est la copie complète d’Omnius, dit enfin Vorian. J’ai intercepté et neutralisé son vaisseau de mise à jour alors qu’il tentait de s’enfuir. (Il haussa les épaules.) Si je l’avais laissé partir, tous les autres suresprits auraient reçu les détails complets de cette attaque. Après tous les morts que nous avons eus, Omnius n’aurait plus rien eu à perdre et les autres Mondes Synchronisés auraient été au courant de l’existence des boucliers et de notre stratégie. Ce qui veut dire que toute cette opération aurait été menée à bien en vain. Mais j’ai stoppé ce vaisseau. Xavier le dévisagea en silence, stupéfait. Sous ses doigts, la boule était souple, tiède, comme faite de tissu vivant. Jamais la Ligue n’avait imaginé faire un jour une telle prise. A elle seule, cette chose justifiait l’assaut de la Terre, la perte tragique de tant de vies. Si Vorian disait la vérité. — Je suis convaincu que les officiers de renseignement vont avoir du travail, dit Vorian, rayonnant. (Et il ajouta en un simulacre de sourire :) Sans compter qu’Omnius sera pour nous un otage de grande valeur. L’Armada se retira du système solaire où n’existait plus aucun humain, ni aucune machine. Laissant derrière elle des continents vitrifiés, des villes fondues, des océans stériles, des calottes polaires scarifiées. Vorian s’attarda un instant devant un hublot, avec le souvenir encore vif d’un paysage bleu et vert, de veines brunes et sombres, de lacis de fleuves et de lacs. De grands nuages encerclant des étendues de neige, de cités déployées sur des deltas ou au cœur des forêts. D’archipels semés en ondes de perles. Mais là, il ne voyait plus qu’un moignon de monde, un tas de cendres. Et il s’interrogea : combien de siècles s’écouleraient dans l’Histoire de l’humanité avant que la Terre connaisse à nouveau la vie ? La logique qui semble juste pour un système fini ne l’est pas nécessairement pour un univers infini. Les théories, tout comme les êtres vivants, ne s’additionnent pas toujours. Érasme, Archives secrètes (issues de la banque de données d’Omnius) Sur Corrin, la villa d’Érasme était identique à celle qu’il avait eue sur Terre. Il en avait de même conçu l’ameublement et les laboratoires. Les enclos des esclaves étaient entourés de hauts murs de granit et les portails d’accès en fer forgé étaient surmontés de barbules et cernés de champs détecteurs. Il était de nouveau chez lui et n’aspirait qu’à une chose : se remettre au travail sans plus tarder. Les enclos regorgeaient d’humains. Sous le grand soleil rouge de Corrin, il observa les corps luisants de sueur des prisonniers qui se livraient à leurs exercices et calcula qu’ils étaient à peu près un millier. L’après-midi était torpide, mais, pour les esclaves, il n’était pas question de se reposer, encore moins de se plaindre. Les robots n’étaient jamais loin et ils ne savaient pas toujours régler la violence de leurs coups. Le robot esthète et érudit contemplait les activités quotidiennes de sa demeure depuis le clocheton sud, son emplacement préféré. Deux hommes âgés venaient de s’écrouler sous la chaleur et un de leurs compagnons d’infortune se précipita à leur secours. Érasme y vit trois infractions punissables : l’un des deux vieillards et le bon Samaritain. Quant aux motifs, ils étaient sans importance. Érasme avait remarqué que les esclaves s’agitaient rapidement quand il ne réagissait pas très vite à leurs transgressions de la discipline. Il s’amusait à prévoir leurs réactions et à mesurer la peur qui montait en eux, à voir comment leur agitation les amenait à commettre d’autres erreurs. Le comportement humain sur Corrin était le même que sur Terre et il se satisfaisait de pouvoir poursuivre ses expériences et ses examens sans être interrompu. Il appuya sur un bouton, ce qui déclencha des armes automatiques qui tirèrent au hasard dans un enclos, blessant ou tuant quelques dizaines d’esclaves. Paniqués, les survivants tentèrent en vain d’escalader les murs et retombèrent, électrocutés ou fracturés. Certains poussaient leurs compagnons vers le haut en guise de protection, et les morts retombaient sur les survivants. Érasme garda un instant le doigt sur la détente jusqu’à ce qu’il n’ait plus de cibles. Oui, se dit-il, c’est un vrai bonheur de reprendre la recherche. Il avait encore tant à apprendre. Une heure paisible s’écoula, et les humains bougèrent, prudemment. Ils repoussèrent les cadavres et se rapprochèrent, sans comprendre ce qui s’était passé. Certains, pourtant, se montraient ouvertement hostiles et levaient le poing en criant. Érasme se délecta en affinant son tir et leur fit sauter les bras, un par un. Ils se répandirent sur le sol et il savoura le spectacle : aucun de ces stupides humains ne pouvait survivre à un épanchement de sang. — Je constate que tu as retrouvé tes jouets, dit la voix d’Omnius. — Tout ce que je fais a un but précis, répliqua Érasme. J’apprends de plus en plus vite. Le suresprit de Corrin ignorait à quel point le pari de son robot et son test sur la loyauté des humains avaient mal tourné sur Terre. Érasme avait tiré une dure leçon de la rébellion qu’il avait déclenchée inopinément, mais les données soulevaient toute une kyrielle de questions nouvelles. Il ne souhaitait pas que le suresprit se lance dans une guerre d’élimination absolue, qu’il commette un génocide sur tous les humains retenus sur les Mondes Synchronisés – même s’il devait garder discrètement pour lui-même certaines informations. Même s’il lui fallait mentir. C’était une perspective assez fascinante. Érasme n’avait guère l’habitude de penser en ces termes. Des gardes robots entrèrent dans l’enclos et enlevèrent les cadavres et les corps des blessés avant de pousser un autre groupe d’esclaves à l’intérieur. L’un des nouveaux, un personnage de haute taille, ascétique, pivota brusquement, attaqua le robot le plus proche, et empoigna ses fibres structurelles en essayant de détruire les circuits neuro-électriques. Les mains ensanglantées, il s’acharna sur un sceau de sécurité, agrippa une poignée de composants du système de motricité et le robot tituba. Deux autres tombèrent sur le rebelle et l’un d’eux, en une parodie macabre de son agression, enfonça ses doigts d’acier dans son torse, crevant le sternum, brisant les côtes avant de lui arracher le cœur. — Ce ne sont que des animaux stupides, déclara Omnius d’un ton assuré. — Les animaux ne savent pas comploter, trahir, dresser des plans, rétorqua Érasme. Ces esclaves ne me semblent plus guère soumis. Je détecte la semence de la rébellion, même ici. — Aucune révolution ne pourrait aboutir sur Corrin. — On ne sait jamais, cher Omnius. Pas même vous. Et c’est pour cela que nous devons rester constamment curieux. Si je peux estimer le comportement d’une foule dans une mesure raisonnable, je ne saurais prédire ce qu’un humain isolé va faire dans l’instant qui suit. C’est le défi suprême. — Il est évident que les humains sont une masse de contradictions. Il n’existe aucun modèle fiable qui expliquerait leur comportement. Érasme observait les enclos. — Néanmoins, ce sont nos ennemis. Et nous nous devons de les comprendre. Ça n’est qu’ainsi que nous assurerons notre domination. Il ressentait une urgence étrange dans ses simulateurs de comportement. De la colère ? De la frustration ? Obéissant à une impulsion, il arracha une petite clochette à tympan et la lança sur le sol. Elle émit un bruit discordant qu’il trouva... dérangeant. — Pourquoi as-tu cassé cette clochette ? demanda Omnius. Je ne t’ai encore jamais vu commettre un acte aussi bizarre. Érasme analysait ses émotions. Il avait vu des humains faire ça, libérer des émotions dissimulées dans une forme de crise. De son point de vue, cependant, il n’enregistrait aucune satisfaction. — C’était... seulement une nouvelle expérience. Il avait encore beaucoup à apprendre dans sa quête de la nature humaine, de son essence. Il espérait utiliser ce qu’il trouverait pour enrichir encore la sophistication des machines, pour qu’elles atteignent le zénith de l’existence. Ses doigts d’acier serraient la rambarde de la tour avec une force telle qu’il en cassa un morceau qui tomba vers les pavés du bas. — Je vous expliquerai plus tard, Omnius, dit-il en guise d’excuse. (Il se tourna vers l’écran.) Il ne serait pas bien avisé d’exterminer tous les humains. Il vaut mieux utiliser des méthodes de cœrcition radicales pour briser leurs velléités et leur capacité de résistance. Le suresprit, qui appréciait toujours leurs joutes verbales, fut ravi de le prendre en défaut. — Mais en ce cas, Érasme, est-ce que nous n’allons pas changer fondamentalement les caractéristiques des humains que tu veux tellement étudier ? Est-ce que l’observateur n’affecte pas l’expérience ? — Toujours. Les humains y font référence dans la Loi d’Heisenberg. Mais je préfère encore changer les sujets d’expérience que les détruire. Je prendrai mes propres décisions en ce qui concerne les humains de Corrin. — Je ne te comprends pas plus qu’eux. — Je le sais, Omnius. Ce sera toujours votre point faible. Le robot revint fièrement à ses esclaves. Les gardes emportaient le cadavre. Il pensa à toutes les choses merveilleuses qu’il avait apprises par les humains... Et à tout ce qu’il allait encore découvrir s’il en avait les moyens. Leurs vies collectives étaient en équilibre sur une corde raide au-dessus d’une crevasse sombre et sans fond, et il était avec eux. Il n’abandonnerait pas aisément sa mission. Pour compenser la séquence de violence et de mort, il constata alors qu’il y avait eu deux naissances de jumeaux dans les enclos. Comme toujours, les possibilités étaient infinies. La vie humaine n‘est pas négociable. Serena Butler Après l’amère victoire nucléaire de l’Armada sur Terre, la Ligue des Nobles avait organisé un accueil grandiose pour ses héros en même temps qu’une cérémonie à la mémoire de tous les disparus. Les unités lourdes avaient été précédées par les éclaireurs et autres courriers rapides et la population de Salusa était prête au triste spectacle de l’arrivée des vaisseaux plus ou moins détériorés, noircis, aux avaries nombreuses. Mais l’Omnius de la Terre avait été annihilé et les machines pensantes avaient subi un revers majeur. Aussi, toute la population de Salusa Secundus s’accrochait-elle à ce triomphe. Dans l’arène torride, tropicale, Vorian Atréides sentait la sueur ruisseler sous son uniforme. L’assistance voulait les voir, lui et le Segundo Harkonnen, en tenue de parade. Le Vice-roi Butler et sa fille Serena tentaient d’apaiser la ferveur de la foule. Les deux hommes se tenaient en position de garde- à-vous dans l’ombre d’une plate-forme en compagnie d’autres dignitaires. Iblis Ginjo était là lui aussi, élégant, investi fièrement de sa position de conseiller. Le Vice-roi prit la parole : — Pour avoir conduit les forces unies de la Ligue dans cette mission sur la planète Terre et avoir remporté une victoire décisive sur les machines pensantes, pour avoir su prendre des décisions difficiles et accepté le défi, je décerne au Segundo Harkonnen la Médaille d’Honneur du Parlement de la Ligue, la plus haute récompense qui soit, et avec toute ma gratitude. Manion Butler présenta la médaille et son ruban aux regards de tous et trois cent mille spectateurs éclatèrent en vivats assourdissants. Il y avait là des gens qui avaient perdu des parents, des enfants ou des amis dans la bataille de la Terre. Vorian savait combien de chasseurs comme son kindjal avaient été abattus pendant que les bombardiers stérilisaient le berceau de l’humanité. Lorsque le Vice-roi passa la décoration au cou de Xavier Harkonnen, il entrevit les larmes dans les yeux du Segundo. Il savait que très bientôt il y aurait d’autres batailles, d’autres campagnes pour venir à bout des machines pensantes. Serena exhiba alors une seconde médaille. — Nous devons maintenant honorer un autre héros, très improbable, un homme qui a été élevé dans le camp des machines et qui est longtemps resté aveugle devant leurs crimes. Mais il a su voir un jour la vérité et il est passé du côté de l’humanité. Les informations stratégiques vitales qu’il nous a livrées sur les défenses de la Terre nous ont permis de triompher. Au plus fort de la bataille, il a su percer le plan d’évasion d’Omnius et a rapporté à la Ligue une arme essentielle pour le combat à venir. (Serena s’avança en souriant et Vorian leva très haut la tête.) À ce titre, non seulement nous décorons Vorian Atréides de la Médaille du Mérite, mais nous le nommons au grade de Tercero dans l’Armada de la Ligue. Un escadron de chasseurs aériens antiques et spatiaux survola l’arène à grand bruit. Les vieux engins avaient été réparés par des mécaniciens experts avec l’aide d’historiens élevés dans l’Histoire ancienne de la Terre. Xavier et Vorian saluèrent à l’instant où les pilotes inclinaient les ailes de leurs appareils, et l’assistance hurla son plaisir et sa fierté. Iblis Ginjo exultait. Et il lança à l’adresse de tous : — Ces pilotes experts sont les futurs combattants de notre Jihad. Les machines pensantes n’auront aucune chance face à eux ! Serena Butler, l’air soudain plus grave, décora d’autres héros. Elle semblait maintenant préoccupée par le passé et les lourds défis que l’humanité allait devoir relever. En même temps, elle paraissait plus forte, mais distante. Vorian épiait Xavier et il lut l’amour dans son regard, et aussi le chagrin. Pourtant, même si Xavier avait épousé Octa, Vorian avait peu de chances de gagner le cœur de Serena. Il se souvenait de la première fois qu’il l’avait rencontrée dans la villa d’Érasme : elle lui avait semblé si belle, adorable et forte. Et méfiante. Là, maintenant, elle semblait avoir vaincu ses premiers troubles pour se concentrer sur des crises plus secrètes que bien peu pouvaient comprendre. Comme si, tout au fond d’elle, elle avait développé une force différente, une inspiration nouvelle. Elle quitta le podium et s’approcha de Xavier et de Vorian. On lisait sur son visage les plans qu’elle préparait. — Il faut que je vous parle, fit-elle d’un ton impératif. Soyez dès le crépuscule à la Cité de l’Introspection. Vorian et Xavier échangèrent un regard surpris avant d’acquiescer. Ils dînèrent ensemble en se partageant une bouteille de sirah de Salusa en effleurant vaguement le sujet qui leur tenait tant à cœur et empoisonnait leur âme. Ni l’un ni l’autre ne savait ce que Serena allait leur dire. Des traînées de longs nuages rose et orange divisaient le ciel tranquille de Salusa quand les deux officiers de l’Armada franchirent les collines pour gagner la Cité. Ils arrivèrent à l’heure où les résidants allaient d’un bâtiment à l’autre en activant les luminaires des murs. Serena les attendait dans le hall. Vorian la trouva plus jeune, avec un visage plus coloré. Et son cœur s’accéléra. — Je vous remercie d’être venus. (Elle les prit par la main et les conduisit au long d’une allée de gravier de gemmes jusqu’à un jardin.) Nous pourrons parler librement ici. À vrai dire, j’ai découvert que ces lieux étaient riches de possibilités... pour autant qu’il ne soit pas question de politique. Là, je peux faire ce qu’il est nécessaire de faire. Dans un patio cerné d’arbres ornementaux, une fontaine crachait un filet d’eau tintinnabulant dans un bassin ornemental, entre un rocher et une autre vasque. Les insectes du soir et les amphibiens avaient déjà commencé leur doux concert. Sur un côté, trois sièges avaient été disposés face à la cascade. Vorian se demanda combien de gens venaient ici se plonger dans la contemplation, ou bien si Serena avait prévu cette unique et seule rencontre. Elle croisa les mains et regarda les deux hommes s’installer maladroitement à ses côtés. D’abord, elle se tourna vers Vorian. Elle le jaugea. Il lui semblait qu’il s’était écoulé beaucoup de temps depuis leur première rencontre dans la villa du robot. Elle repensait au Vorian arrogant et fier de son statut dans la société des machines pensantes. Il n’avait guère changé d’apparence et semblait toujours aussi jeune et naïf. Par contraste, elle discerna les premières rides de l’âge sur le visage de Xavier. Il était encore jeune, certes, mais il avait vécu de dures épreuves, et même une tragédie. Elle éprouvait pour lui une sympathie amère. Des années avaient passé depuis qu’ils avaient fait l’amour dans la prairie par un bel après-midi. Dans une autre vie. Ils n’étaient plus les mêmes. Depuis, tant de vies avaient été effacées. Des millions. Ils étaient des survivants. Et il était temps qu’elle parle à ces deux hommes. — Je connais vos sentiments, mais l’un et l’autre vous devez oublier l’amour que vous avez pour moi. Nous allons nous lancer dans une guerre qui ne ressemblera à aucune autre. Elle se leva et s’avança vers le bord du bassin sans quitter Vorian et Xavier du regard. — Il y a cependant une chose que vous devez faire. Chacun à votre façon. Rendez-vous jusqu’à la Salle d’Etat-Major de la Ligue et étudiez les cartes stellaires des Mondes Synchronisés, des Planètes Dissociées et des Mondes de la Ligue. Dans cette vaste région de l’espace, vous ne trouverez que deux planètes qui ont su repousser Omnius. Giedi Prime et la Terre. Il ne faut pas que ça s’arrête là. Les ombres s’avançaient et les insectes et les batraciens s’étaient tus. Seule la cascade semblait trier les perles obscures de la nuit. — Xavier, Vorian... il faut que vous repreniez le combat. Pour moi. Sa voix semblait portée par un vent froid. Vorian sentit que sa passion n’était pas éteinte mais qu’elle avait atteint une intensité nouvelle, vaste et redoutable. — Notre Jihad est juste, et les machines du mal doivent périr, quel que soit le prix du sang. Il faut reconquérir chaque planète, une par une. Pour l’humanité, et pour moi. Xavier eut un hochement de tête solennel et répéta ce qu’Iblis Ginjo lui avait dit un jour : — Rien n’est impossible. — Pour nul d’entre nous, ajouta Vorian, avec des larmes dans les yeux et un sourire. Et certainement pas pour vous, Serena Butler. Glossaire du Jihad Butlérien Abdel : un ancien Zensunni d’Arrakis Agamemnon : l’un des Vingt Titans, Général cymek, père de Vorian Ajax : cymek considéré comme le plus brutal des Titans Alexandre : l’un des Vingt Titans Aliid : jeune esclave de Poritrin, ami d’Ishmaël Allioglass : matériau transparent, extrêmement résistant, utilisé pour le blindage IV Anbus : Planète Dissociée Aquim : moine assistant du Cogitor Eklo Arkov, Rell : membre de la charte de la Ligue des Nobles Armada : flotte principale de la Ligue des Nobles Arrakis : monde désertique faisant partie des Planètes Dissociées Arrakis Ville : capitale d’Arrakis et principal spatioport de la planète Atréides (Vorian) : fils d’Agamemnon, élevé sur Terre sous la férule des machines pensantes Balisette : instrument à cordes développé durant les derniers jours du Vieil Empire Ballades de la Longue Marche : anciennes légendes et chants évoquant l’exode des humains et leur résistance durant l’Avènement des Titans Ballista : vaisseau le plus lourd de la Militia Salusane Barberousse : l’un des premiers Titans, programmeur de logiciels d’agression Barge aérienne : moyen de transport par zeppelin sur Poritrin Becca de la Finitude : Sœur de la Cité de l’Introspection Bestiole de lait : arachnide comestible d’Harmonthep Bludd (Favo) : ancêtre de Niko Bludd Bludd (Frigo) : ancêtre de Niko Bludd Bludd, Seigneur Niko : leader de Poritrin Bludd, Sajak : premier leader de Poritrin à avoir préconisé l’esclavage Bouddhallah : déité mystérieuse de la religion zensunni Bouddhislamisme : religion première des Zensunni et des Zenchiites Bourrillon : animal de bât de la Terre Butler, Faykan : Général du Jihad Butler, Fredo : jeune frère de Serena Butler, mort d’une maladie génétique Butler, Livia : mère de Serena, Abbesse de la Cité de l’Introspection Butler, Manion : Vice-roi de la Ligue des Nobles Butler, Manion : fils de Serena Butler et de Xavier Harkonnen, petit-fils du Vice-roi Butler, assassiné par le robot Érasme dans le premier épisode du Jihad Butlérien Butler, Octa : jeune sœur de Serena Butler Butler, Serena : fille du Vice-roi de la Ligue des Nobles, Manion Butler Buzzell : Planète Dissociée, d’où proviennent les gemmes soo Caladan : monde océanique, Planète Dissociée Camio : Sorcière de Rossak, élève de Zufa Cenva Cenva, Norma : fille naine de Zufa Cenva et génie mathématique Cenva, Zufa : puissante Sorcière de Rossak Cercueil de suspension : moyen de transport utilisé par les esclavagistes de Tlulaxa Chandler (pistolet) : arme qui projette des fragments de cristaux Chiry, Cuarto : membre de la Militia Salusane Chusuk : monde de la Ligue renommé pour ses instruments de musique Chusuk, Emi : célèbre compositeur de la fin du Vieil Empire Cité de l’Introspection : monastère de retraite philosophique et religieuse de Salusa Cogitor : cerveau désincarné similaire à un cymek voué à la contemplation de questions ésotériques Conseil des Seigneurs : corps gouvernemental de Poritrin Corrin : Monde Synchronisé Cuarto : quatrième grade dans l’Armada de la Ligue Cymek : « machine à esprit humain ». Cerveau désincarné dans un corps mécanique Dante : l’un des premiers Titans, habile à la manipulation bureaucratique Dharta, Naib : chef de tribu zensunni sur Arrakis Dragon : garde de Poritrin Ebbin : enfant esclave de Poritrin Ebrahim : ex-ami traître de Selim Ecaz : Planète Dissociée Eklo : Cogitor de la Terre Electrafluide : liquide vital bleuté nécessaire aux Cogitors et aux cymeks, également utilisé comme conducteur Fibres de fougères : tissu fabriqué sur Rossak Fibres optiques : capteurs optiques sophistiqués des robots Freer, Ohan : contremaître humain au service des machines pensantes sur Terre Giedi Prime : planète de la Ligue des Nobles riche en ressources et en industries régie par un Magnus Giedi Ville : cité industrielle de Giedi Prime, siège du gouvernement Ginaz : planète océanique de la Ligue des Nobles, habitée par des populations dispersées sur les divers archipels Ginjo, Iblis : leader humain charismatique sur Terre Globe brilleur : source d’éclairage mobile fonctionnant à partir de l’énergie résiduelle de son champ suspenseur. Développé sur Poritrin par Norma Cenva Glyffa : vieille femme d’Arrakis, nourrice de Selim Grotesque égyptien : ancien style architectural extravagant du Vieil Empire Hagal : planète de la Ligue des Nobles renommée pour ses minéraux et dirigée par un Général de Comté Hall du Parlement : immeuble administratif du gouvernement de la capitale, Zimia Hannem, Ryx : esclavagiste, copilote de Keedair Harkonnen, Katarina : mère de Xavier, tuée par les machines pensantes près d’Hagal Harkonnen, Piers : frère aîné de Xavier, tué par les machines pensantes près d’Hagal Harkonnen, Ulf : père de Xavier, tué par les machines pensantes près d’Hagal Harkonnen, Xavier : officier de la Militia Salusane et de l’Armada de la Ligue Harmonthep : Planète Dissociée, ressource d’esclaves Hécate : l’un des premiers Titans, maîtresse d’Ajax qui a choisi de le quitter en même temps que l’Empire, peu avant la prise de pouvoir d’Omnius Heoma : puissante Sorcière de Rossak, l’une des élèves de Zufa Cenva Holtzman, Tio : génie inventif de Poritrin Hrethgir : terme grossier désignant la « vermine humaine » Isana : fleuve principal de Poritrin Ishmaël : jeune esclave capturé sur Harmonthep Ix : planète de la Ligue des Nobles Javelot : destroyer moyen de l’Armada de la Ligue Jayther, Vilhel : nom humain d’origine du Titan Barberousse Jibb, Pinquer : messager de Giedi Prime Junon : cymek femme, l’un des premiers Titans, maîtresse d’Agamemnon Kaitain : monde périphérique de la Ligue Keedair, Tuk : esclavagiste tlulaxa Kindjal : chasseur rapide de l’Armada de la Ligue Kirana III : monde de la Ligue Komider : monde industriel de la Ligue Kralizec : nom du combat final dans les prédictions bouddhislamiques Kulon : animal de bât d’Arrakis, proche de l’âne Kwyna : Cogitrice de la Cité de l’Introspection Ligue des Nobles : gouvernement des humains libres Linné, Serena : nom d’emprunt choisi par SerenaButler après sa capture Machines pensantes : terme générique pour les robots, ordinateurs et cymeks opposés à l’humanité Magnus : titre politique du chef du pouvoir sur Giedi Prime Mahmad : fils du Naib Dharta Manresa, Bovko : premier Vice-roi de la Ligue Meach, Primero Vannibal : Commandant de la Militia Salusane Militia Salusane : force militaire basée sur Salusa Secundus Mondes de la Ligue : l’ensemble des planètes qui ont signé la charte de la Ligue des Nobles Mondes Synchronisés : planètes placées sous le contrôle d’Omnius Moulay, Bel : leader zenchiite Narakobe, Pitcairn : philosophe militaire de la Ligue Néo-cymek : dernière génération de cymeks créée par les humains qui ont décidé de servir Omnius Neuro-électroniques (circuits) : circuits complexes qui équipent les robots Œil-espion : œil électronique mobile et omniprésent qu’Omnius utilise en grand nombre Omnius : suresprit ordinateur qui contrôle les machines pensantes O’Mura, Nivny : un des fondateurs de la Ligue des Nobles Osthmir (racine) : légume de Poritrin Paracier : alliage métal-polymères utilisé dans la construction Parhi, Julianna : nom humain d’origine de Junon Parlement de la Ligue : gouvernement exécutif de la Ligue des Nobles Parmentier : Monde Synchronisé Paterson, Brigit : ingénieur du commando de Serena Butler Pincknon : monde de la Ligue Planètes Dissociées : mondes de l’humanité libre qui n’ont pas rejoint la Ligue des Nobles Plassbéton : matériau de construction Platine (fleuve de) : fleuve de Parmentier renommé pour la qualité de ses saumons Pleximétal : peau métallique à capteurs dont sont revêtus les robots Poritrin : monde de la Ligue, domicile de Tio Holtzman Powder, Jaymes : membre de la Militia Salusane et, plus tard, Adjudant de Xavier Harkonnen Primero : grade supérieur dans l’Armada de la Ligue Qaraa (œufs de) : œufs comestibles d’un oiseau des marais d’Harmonthep Rébellions Hrethgir : premières révoltes des esclaves humains contre les machines pensantes et particulièrement les cymeks. Les plus importantes ont éclaté sur Walgis et ont été réprimées brutalement par le Titan Ajax Relicon : monde de la Ligue Reticulus : Cogitor Richèse : monde de la Ligue Rico : membre de la Militia Salusane Rossak : planète de la Ligue des Nobles où vivent les Sorcières, source de nombreuses drogues Rucia : Sorcière de Rossak, élève de Zufa Cenva Salusa Secundus : monde capital de la Ligue des Nobles Scarabée : constellation du ciel visible depuis Arrakis Segundo : second grade dans l’Armada de la Ligue Selim : jeune exilé Zensunni d’Arrakis Sémuta : drogue extraite d’un bois de la planète Ecaz Seneca : monde de la Ligue à l’atmosphère corrosive dirigé par un Patriarche Sentinelle (rocher) : formation rocheuse d’Arrakis Seurat : robot indépendant, commandant du Voyageur du Rêve Sexto : sixième grade, le plus bas, dans l’Armada de la Ligue Shaitan : Satan Shakkad : chimiste du Vieil Empire, appelé « le Sage », le premier à avoir étudié l’épice d’Arrakis Sheol : domaine de la damnation éternelle dans la tradition zensunni, région souterraine ardente des horreurs inimaginables Silin : Sorcière de Rossak, élève de Zufa Cenva Skuros, Andrew : nom humain d’origine d’Agamemnon dans le Vieil Empire Slarpon : créature écailleuse féroce de Rossak Souci : Planète Dissociée, réserve d’esclaves d’où Ebbin est natif Starda : ville portuaire, capitale de Poritrin Suk (Dr Rajid) : chirurgien militaire du Jihad Butlérien Sumi (Magnus) : leader élu de Giedi Prime Suresprit : système d’ordinateur absolu Suspenseur : effet d’annulation de la gravité dérivé du concept de bouclier original d’Holtzman, modifié par Norma Cenva sur Poritrin Taina : cousin d’Ishmaël, villageois d’Harmonthep Tamerlan : l’un des premiers Titans Tantor, Emil : père adoptif de Xavier Harkonnen Tantor, Lucille : mère adoptive de Xavier Harkonnen Tantor, Vergyl : le plus jeune frère adoptif Tanzerouft : désert profond d’Arrakis Temps des Titans (le) : le siècle durant lequel les tyrans ont renversé le Vieil Empire, d’abord en tant qu’humains, puis comme cymeks. Le Temps des Titans a pris fin quand le suresprit Omnius s’est emparé du contrôle de l’ensemble des systèmes pour installer son règne Tercero : troisième grade dans l’Armada de la Ligue Tiges mentales : capteurs dont sont équipés les cymeks Tirbès : Sorcière de Rossak, élève de Zufa Cenva Titans : tyrans humains qui ont vaincu le Vieil Empire Tlaloc : l’un des premiers Titans, le visionnaire qui devait inspirer leur révolte Tlulax : Planète Dissociée du système de Thalim, bien connue pour pourvoir des esclaves et des matériaux biologiques Tlulaxa : population de Tlulax spécialisée dans l’esclavagisme et le commerce d’organes Tortue d’eau : insecte sucré que l’on trouve dans les marais d’Harmonthep Ularda : Monde Synchronisé Venport, Aurelius : homme d’affaires de Rossak, amant de Zufa Cenva, spécialisé dans la recherche des drogues Vertree (colonie de) : monde de la Ligue hyper-industrialisé Vice-roi : titre du leader de la Ligue des Nobles « Vieux Métallocerveau » : surnom affectueux que donne Vorian Atréides au robot Seurat Walgis : Monde Synchronisé, théâtre des premièresRébellions Hrethgir Weyop : grand-père d’Ishmaël Wibsen, Ort : vieux Commandant de la flotte spatiale de la Ligue qui a dirigé la mission de Serena Butler sur Giedi Prime Wiulby, Quinto Vaugh : soldat de la Militia Salusane Xerxès : cymek, l’un des premiers Titans, qui a dirigé la prise de pouvoir des machines pensantes Yardin : Planète Dissociée Yo, Amia : esclave d’Érasme, employée aux cuisines Young, Cuarto StefF : officier de la Militia Salusane Zanbar : monde de la Ligue, marché d’esclaves réputé Zensunni : secte bouddhislamique, généralement docile Zenchiite : secte bouddhislamique plus violente que les Zensunni Zimia : gouvernement et centre culturel de Salusa Secundus Planètes majeures Mondes de la Ligue Balut Chusuk Giedi Prime Ginaz Hagal Jonction Kaitain Kirana III Komider Pincknon Poritrin Relicon Ros-Jal Rossak Salusa Secundus Seneca Colonie de Vertree Zanbar Mondes Synchronisés Alpha Corvus Bela Tegeuse Corrin Terre Ix Parmentier Quadra Richèse Ularda Walgis Wallach IX, VII et VI Yondair Planètes Dissociées IV Anbus Arrakis Buzzell Caladan Ecaz Harmonthep Souci Tlulax Yardin Remerciements À Penny Merritt, qui nous a aidé dans la gestion du legs littéraire de son père, Frank Herbert. A nos éditeurs, Pat LoBrutto et Carolyn Caughey, qui nous ont fait des suggestions aussi précieuses que détaillées par rapport à nos esquisses afin d’améliorer la version définitive de ce roman. À Tom Doherty, Linda Quinton, Jennifer Marcus et Paul Stevans de Tor Books qui nous ont constamment encouragés. Comme toujours, à Catherine Sidor, de WordFire, Inc., qui a travaillé sans relâche pour transcrire des dizaines de microcassettes et taper des centaines de pages en suivant notre rythme frénétique. Son aide à tous les niveaux nous a permis de garder une certaine santé mentale et elle a même réussi à tromper tout le monde en faisant croire que nous étions parfaitement organisés. Merci à Diane E. Jones, qui a été notre meilleure lectrice et notre cobaye en nous faisant connaître ses réactions à vif et en nous suggérant quelques épisodes qui ont renforcé la trame. Merci à la Herbert Limited Partnership, et donc à Ron Merritt, David Merritt, Byron Merritt, Julie Herbert, Robert Merritt, Kimberly Herbert, Margaux Herbert et Theresa Shackelford pour leur soutien et leur souci de préserver la vision magnifique de Frank Herbert. Merci à Beverly Herbert, qui nous soutient depuis quarante ans avec tout son amour pour Frank Herbert. Et enfin, merci à lui, Frank Herbert, dont le génie a créé cet univers merveilleux que nous continuons à explorer. 4E DE COUVERTRE Dix millénaires avant les événements relatés dans Dune, l’humanité est soumise à la tyrannie des Machines Intelligentes. Celles-ci ont formé un réseau et leur élément le plus puissant, OMNIUS, s’est emparé du pouvoir. Certains humains ont également choisi de greffer leur cerveau sur des machines, devenant des cyborgs. Ils se sont baptisés eux-mêmes les Titans. Ce sera le déclencheur de la Guerre des Machines, connue plus tard sous le nom de Jihad Butlérien et qui mènera à l’interdiction absolue de la création de machines à l’image de l’intelligence humaine. Humains contre machines, c’est le combat qui donnera naissance aux Grandes Familles et aux Ordres comme le Bene Gesserit ou les Mentats.