Pour son soutien permanent depuis le début de notre projet pour Dune. Pour son enthousiasme, ses connaissances et sa sensibilité qui ont fait que ces livres soient plus que ce que nous aurions pu faire seuls. Pat, vous êtes une éditrice de la Renaissance. Même si des milliards d’êtres humains ont été massacrés par les machines pensantes, nous ne devons pas les considérer comme des victimes. Ni comme des pertes au combat. J’hésite même à les traiter comme des martyrs. Chacun de ceux qui sont tombés durant la Grande Révolte n’est rien de moins qu’un héros. Nous l’attesterons dans les archives permanentes. Rayna Butler, sessions privées du Conseil du Jihad. Peu m’importe le nombre de documents que vous me présentez – de combien de preuves, d’enregistrements ou d’interviews vous disposez. Je suis peut-être la seule personne à connaître la vérité à propos de Xavier Harkonnen et des raisons qui l’ont conduit à faire ce qu’il a fait. Je suis resté muet durant toutes ces décennies parce qu’il me l’avait demandé, et aussi parce que c’était ce que Serena Butler aurait voulu, et aussi parce que les intérêts du Jihad l’exigeaient. Mais ne faites pas semblant de croire que votre propagande est efficace, même si de nombreux citoyens de la Ligue semblent le croire. N’oubliez pas que j’ai vécu ces événements. Contrairement à aucun de vous. Vorian Atréides, allocution privée devant la Ligue des Nobles. L’erreur la plus grave qu’une personne sensée puisse commettre est de croire qu’une version particulière de l’Histoire est un fait accrédité. L’Histoire est écrite par différents observateurs et nul d’entre eux n’est impartial. Les faits sont déformés dès lors qu’ils traversent le temps et – plus particulièrement dans le cas du Jihad Butlérien – par des milliers d’années d’obscurantisme de l’humanité, des déformations délibérées de la part de sectes religieuses et l’inévitable corruption générée par l’accumulation d’erreurs inconscientes. L’homme sage, quant à lui, sait déchiffrer l’Histoire comme une suite de leçons à apprendre, autant de ramifications et de choix à évaluer, à discuter, autant d’erreurs à ne jamais répéter. Princesse Irulan, préface à l’Histoire du Jihad Butlérien. Première partie 69 A.G. (avant la Guilde) Les machines ne détruisent pas. Elles créent et fournissent toujours ce que la main qui les contrôle est suffisamment forte pour exiger. Rivego, Peintre mural de la Vieille Terre. Pour Érasme, l’ordre hiérarchique des humains désespérés, agonisants, avait quelque chose de fascinant, et même d’amusant. Leurs réactions étaient partie intégrante du processus expérimental et il considérait les résultats comme particulièrement satisfaisants. Sur la planète Corrin, le robot déambulait dans les couloirs de ses laboratoires méticuleusement organisés, vêtu d’une somptueuse robe cramoisie. Il aimait la porter car il considérait qu’elle lui donnait une apparence seigneuriale. Malheureusement, les victimes humaines, dans leurs cellules, ne savaient pas vraiment apprécier son élégance, trop préoccupées qu’elles étaient par leurs souffrances. On ne pouvait rien y faire, car les humains, trop souvent distraits, avaient du mal à se concentrer sur les sujets qui ne les affectaient pas directement. Bien des décennies auparavant, des escouades de robots constructeurs avaient édifié cet ensemble de laboratoires sous dôme conçu exactement selon ses propres plans. Chacune des nombreuses salles parfaitement équipées était isolée en atmosphère stérile et Érasme y disposait de tout ce qui lui était nécessaire pour ses recherches. Sa ronde l’amena devant les baies de cristoplass des chambres d’isolement où les sujets cobayes de ses expériences sur la peste étaient sanglés sur leur lit. Certains spécimens en étaient déjà au stade du délire paranoïde et présentaient les symptômes du rétrovirus, alors que les autres affichaient une terreur rationnelle et motivée. Les tests sur la maladie artificielle seraient bientôt achevés. Le taux de mortalité effective était de quarante-trois pour cent. Certes, c’était loin d’être parfait, mais le virus était quand même le plus létal de toute l’histoire humaine. Il atteindrait l’objectif pour lequel il avait été génétiquement conçu. L’Omnius ne saurait attendre plus longtemps. La croisade des humains contre les machines pensantes durait depuis un siècle, c’était un torrent de destructions et de sévices. Les offensives des fanatiques de l’Armée du Jihad avaient causé des dommages incalculables dans l’empire des Mondes Synchronisés. Les vaisseaux de guerre robotisés étaient éliminés dès que les divers suresprits avaient réussi à les reconstruire. L’avance d’Omnius avait été stoppée de façon inexcusable et il exigeait une solution de toute urgence. L’effort militaire s’étant révélé peu efficace, on avait décidé d’explorer des solutions alternatives. Des fléaux biologiques, par exemple. Les simulations avaient prouvé qu’une épidémie à progression rapide constituerait une arme d’un niveau supérieur. Elle permettrait d’éradiquer les populations humaines – y compris leurs dispositifs militaires – tout en conservant intactes les infrastructures et les ressources pour les machines pensantes après la victoire. Ainsi, quand la peste aurait fait ses ravages, Omnius récupérerait ce qui subsisterait de la civilisation humaine et relancerait tous les systèmes de production. Érasme avait émis quelques réserves à propos de cette tactique : il craignait qu’un fléau aussi effroyable n’efface toute trace des humains. Omnius serait certes satisfait, mais lui, robot indépendant, lancé dans ses expériences, ne souhaitait nullement la solution finale. Il s’intéressait toujours à ces créatures – et plus particulièrement à Gilbertus Albans, qu’il avait éduqué comme son fils après l’avoir libéré des sordides enclos des esclaves. Au sens scientifique pur, il avait besoin de sujets d’expérience pour ses études organiques sur le genre humain. Il ne fallait surtout pas les tuer tous. Seulement la majorité d’entre eux. Mais ces créatures étaient remarquablement résistantes. Et il doutait que la pire des épidémies pût éliminer toute créature humaine. Cette espèce avait une capacité intrigante à s’adapter à l’adversité et à la surmonter par des moyens peu orthodoxes. Si seulement les machines pensantes pouvaient apprendre à leur contact... Il ajusta sa robe, afficha une expression neutre sur son visage de platine à l’éclat doux et entra dans la salle centrale du laboratoire. C’était là que le traître tlulaxa prisonnier avait mis au point le rétrovirus ARN. Les machines étaient aussi efficaces que dévouées, mais l’imagination corrompue d’un humain était nécessaire pour que le courroux d’Omnius se déchaîne en un flot de destruction massive. Aucun ordinateur ou robot n’aurait été capable de concevoir un appareil de mort aussi épouvantable. Là où un humain assoiffé de vengeance excellait. Rekur Van, ingénieur en biologie et génétique, désormais honni par la Ligue des Nobles, s’agitait lamentablement dans sa niche de soutien vital, mais il ne parvenait qu’à remuer vaguement la tête car il n’avait plus ni bras ni jambes. Sa niche était reliée aux tubes d’alimentation et de déjection. Quelque temps après sa capture, Érasme avait tenu à ce qu’on ampute le généticien tlulaxa pour qu’il soit plus facilement accessible. Et certainement plus fiable, comparé à Gilbertus Albans. Le robot laissa un sourire amical se dessiner sur son visage de métal fluide. — Bonjour, Vieille Souche. Aujourd’hui, nous allons avoir beaucoup à faire. Il se pourrait même que nous arrivions au terme de nos premières séries de tests. Le visage ascétique du Tlulaxa était encore plus pincé que d’ordinaire et ses petits yeux noirs et rapprochés s’affolaient comme ceux d’un animal pris au piège. — Il était presque temps que vous arriviez. J’attends depuis des heures. — Alors vous avez certainement eu le temps de développer de nouvelles idées remarquables. Je brûle de les entendre. Le Tlulaxa grommela une insulte grossière avant d’ajouter : — Comment se passent les expériences sur la reconstitution reptilienne ? Le robot se pencha et souleva un volet biologique pour examiner la peau nue de l’épaule sacrifiée de Rekur Van. — Rien encore ? insista le Tlulaxa d’un air anxieux tout en penchant la tête selon un angle bizarre pour tenter de voir le moignon de son bras. — Pas de ce côté, déclara Érasme. Il examina l’autre épaule. « Là, il se pourrait que nous ayons quelque chose. Une excroissance bien visible. Chaque test comportait différents catalyseurs injectés dans l’endoderme pour tenter de régénérer les membres amputés. — Robot, essayez d’extrapoler à partir de vos données. Combien de temps faudra-t-il avant que mes bras et mes jambes repoussent ? — C’est difficile à dire. Cela peut prendre plusieurs semaines et même plus longtemps. (Érasme effleura d’un doigt de métal l’excroissance.) Mais, à l’inverse, cela pourrait être quelque chose de totalement différent. La coloration est rougeâtre et ça pourrait n’être qu’une simple infection. — Je ne ressens aucune douleur. — Voulez-vous que je vous gratte ? — Non. J’attendrai de pouvoir le faire moi-même. — Ne soyez pas grossier. Nous sommes censés travailler en collaboration. Même si les premiers résultats étaient prometteurs, ce projet n’était pas prioritaire pour le robot indépendant. Il avait à l’esprit quelque chose de bien plus important. Il réajusta une connexion intraveineuse qui apaisa quelque peu l’expression de mécontentement sur le visage ascétique de son cobaye. À l’évidence, Rekur Van traversait une de ses phases périodiques maussades. Érasme allait le surveiller et le mettre sous traitement pour qu’il demeure en permanence efficace. Aujourd’hui, il espérait pouvoir éviter un des accès de violence dont le Tlulaxa était coutumier. Certains jours, n’importe quoi pouvait déclencher une crise chez lui. Mais Érasme le provoquait aussi parfois, rien que pour observer les résultats. Contrôler les humains – même à ce niveau dégoûtant – était à la fois une science et un art. Ce prisonnier dégradé était un « sujet » au même titre que tous les humains prisonniers des chambres et des enclos souillés et sanglants. Même lorsque le Tlulaxa était à bout, quand il se débattait et tentait d’arracher ses cathéters avec ses dents, Érasme savait comment le ramener à ses travaux d’ingénierie génétique sur la peste. Heureusement pour lui, cet être méprisait les humains de la Ligue autant que les machines. Des décennies auparavant, lors du vaste soulèvement de la Ligue des Nobles, le secret ténébreux des fermes d’organes tlulaxa avait été mis au jour, à la grande horreur, à l’immense dégoût des humains libres. L’opinion publique, sur les Mondes de la Ligue, s’était déchaînée contre les généticiens et la foule en émeute avait ravagé les fermes d’organes. Les Tlulaxa, définitivement noircis, s’étaient réfugiés dans la clandestinité. Rekur Van en fuite avait gagné l’espace des Mondes Synchronisés. Il leur apportait un cadeau qu’il jugeait inestimable : un échantillon cellulaire qui permettrait de reconstituer un clone parfait de Serena Butler. Et Érasme avait été ébloui en se souvenant de toutes ses discussions complexes avec son ex-captive. Van avait été convaincu que le robot ne pouvait rejeter son offre, mais hélas, le clone qu’il avait développé n’avait rien des souvenirs ni de la passion de Serena. Ce n’était qu’une réplique plate, une coquille creuse. Pour Érasme, même quand il eut amputé le Tlulaxa de ses bras et de ses jambes, les premières années furent une épreuve et un défi. Il était cependant parvenu, après de multiples et prudentes manipulations, et un régime patient de sévices et de réconfort, à transformer Rekur Van en un sujet d’expérience fructueux. Van, privé de ses membres, se trouvait dans la situation de ses propres esclaves des fermes d’organes. Érasme savourait l’ironie de son sort. — Une petite gâterie, ça vous dirait peut-être avant que nous nous mettions au travail ? proposa le robot. Un petit biscuit de chair ? Les yeux de Van s’éclairèrent : c’était là un des rares plaisirs qui lui restaient. Les biscuits de chair, confectionnés à partir de substances organiques, y compris des « débris » humains venus des laboratoires, étaient une gourmandise très appréciée sur le monde des Tlulaxa. — Il faut me nourrir, sinon je refuserai de continuer à collaborer avec vous. — Vieille Souche, vous avez trop souvent brandi cette menace. Vous êtes connecté aux cuves de solution nutritive. Vous ne risquez pas de mourir de faim, même si vous ne voulez plus manger. — Vous avez besoin que je coopère, pas seulement que je survive – et vous ne m’avez guère accordé de biscuits pour que nous négociions ? Une grimace déforma le visage du Tlulaxa. — Très bien ! Des biscuits de chair ! s’exclama Érasme. Quatre-Bras, tu t’en occupes ! Le grotesque assistant humain du robot s’avança, portant entre ses bras excédentaires un plateau de biscuits sucrés. Rekur Van bougea dans son support vital pour admirer le macabre régal – et les deux bras supplémentaires qui avaient été les siens. Érasme, avec ses connaissances partielles des techniques de greffe tlulaxa, avait transplanté les membres de l’ex-esclavagiste sur deux de ses assistants de laboratoire. Il avait parfait l’opération avec des appoints de tissus artificiels, de tendons et d’os pour équilibrer la longueur des membres. Ce n’était qu’un premier essai pour lui, une expérience, mais il s’en était remarquablement tiré. Quatre-Bras était particulièrement habile et Érasme ne désespérait pas de lui apprendre un jour à jongler, une idée que Gilbertus trouvait très réjouissante. Et Quatre-Jambes, lui, pouvait battre une antilope à la course en terrain plat. Dès qu’un des deux assistants apparaissait, le Tlulaxa prenait douloureusement conscience de sa situation désespérée. Rekur Van étant incapacité, Quatre-Bras se servit de ses deux anciens membres pour lui faire avaler les biscuits. Le Tlulaxa était comme un oiseau affamé que sa mère gave de vers. Il mangeait avec une telle avidité que des miettes retombaient sur son torse ou bien dans le liquide nutritif. Érasme leva la main et Quatre-Bras s’interrompit. — Cela suffit. Vieille Souche, vous en aurez encore, mais auparavant, nous avons du travail. Ensemble, nous allons revoir les statistiques des cas de mortalité à partir des différentes souches. Érasme se dit qu’il était intéressant que Vorian Atréides – fils du Titan traître Agamemnon – ait tenté d’effacer par des moyens similaires les suresprits d’Omnius en implantant un virus informatique dans les sphères de mise à jour que livrait régulièrement son capitaine-robot, Seurat. Mais les machines n’étaient pas seules à être mortellement infectées... Rekur Van bouda un instant, se lécha les lèvres et entreprit d’examiner les résultats. Le nombre de cas mortels parut le satisfaire. — Exquis, murmura-t-il. Ces différents types de peste sont le moyen parfait de liquider des milliards de gens. La grandeur a ses récompenses... et un prix terrible à payer. Primero Xavier Harkonnen, dernière entrée d’un dictajournal. Durant sa carrière militaire exceptionnelle, le Commandant Suprême Vorian Atréides avait vécu bien des expériences, mais jamais il n’avait connu un monde aussi beau que Caladan. Pour lui, la planète océane était comme un coffre rempli de souvenirs, et de ce trésor, la « vie normale » telle qu’elle devait être. Sans les machines, sans la guerre. Où qu’il aille, Vorian retrouvait les moments doux et ardents passés avec Leronica Tergiet. Elle était sa compagne depuis soixante-dix ans, et elle lui avait donné deux jumeaux. Jamais, pourtant, ils ne s’étaient officiellement mariés. Leronica était restée dans leur maison de Salusa Secundus. Elle avait plus de quatre-vingt-dix ans, mais il l’aimait plus que jamais. Elle aurait pu garder une part de sa jeunesse en absorbant régulièrement le Mélange de jouvence qui était devenu très à la mode parmi les nobles les plus riches, mais elle refusait cet appoint qu’elle jugeait contre nature. C’était tout elle ! Par contraste, à cause du traitement d’immortalité auquel son père cymek l’avait soumis, Vorian avait encore l’allure d’un jeune homme. Il aurait pu être son propre petit-fils. Pour marquer la différence, il mettait quelques touches de gris dans ses cheveux. Il aurait tant aimé qu’elle retrouve avec lui ce monde où ils s’étaient rencontrés. Vorian observait rêveusement la mer paisible et les bateaux de pêche qui s’en revenaient au port, chargés de leur moisson de kelp et de leurs filets de viffibleus bien gras. Il était en compagnie d’un jeune adjudant, le plus dévoué de ses sous-officiers, Abulurd Butler, le fils cadet de Quentin Vigar et de Wandra Butler. Le petit-fils du meilleur ami de Vorian, Xavier Harkonnen, dont on prononçait rarement le nom depuis qu’il avait été flétri pour lâcheté et traîtrise envers l’humanité. À la seule pensée de cette injustice, suscitée par la légende, la gorge de Vorian se nouait douloureusement, mais à cela il n’y avait rien à faire. Soixante années s’étaient déjà écoulées depuis que Xavier avait plongé dans le soleil du système de Thalim, emportant avec lui Iblis Ginjo, le Grand Patriarche. Vorian et Abulurd avaient trouvé une table dans le nouveau restaurant à champ suspenseur qui flottait tout en haut de la falaise en offrant un panorama toujours changeant sur le littoral et la mer. Le ressac déployait ses ruisseaux d’écume sur les rochers dans les derniers rayons du soleil. Les deux soldats buvaient tranquillement leur verre de vin. Vorian était en simple uniforme, sans médaille, et le visage d’Abulurd était aussi plissé que son pantalon de combat. La guerre était loin et leurs pensées évoluaient au rythme lent de la marée. Tout comme son grand-père, se dit Vorian. Il avait pris le jeune homme sous son aile et avait veillé sur lui sans le quitter du regard. Abulurd n’avait jamais connu sa mère – la fille cadette de Xavier – qui avait eu lors de son accouchement une attaque qui l’avait laissée catatonique. Il allait avoir dix-huit ans, et il s’était engagé dans l’Armée du Jihad où son père et ses frères avaient été couverts de médailles. Il était bien décidé à les suivre dans la carrière. Son père, dans l’espoir d’échapper à la flétrissure du nom des Harkonnen, avait choisi son surnom dans la lignée maternelle et revendiqué fièrement l’héritage de Serena Butler. Depuis son mariage au sein de la célèbre famille, quarante-deux ans auparavant, Quentin, héros de la guerre, avait su apprécier l’ironie de son identité. — À l’origine, dans les civilisations de la Vieille Terre, un « butler » était un serviteur, un maître d’hôtel qui obéissait strictement aux ordres du maître de maison. Mais j’ai décidé d’une nouvelle devise pour nous : « Les « Butler » ne seront au service de personne ! » Ses deux fils aînés, Faykan et Rikov, l’avaient adoptée en vouant leur vie au Jihad. Vorian songea : Ce nom est chargé d’une si longue histoire. Et de tout ce qu’elle a apporté. Il soupira et se retourna vers l’intérieur du restaurant. Une bannière décorait un mur, avec les portraits des Trois Martyrs : Serena Butler, son enfant innocent, Manion, et le Grand Patriarche Ginjo. Devant la menace incessante des machines, les populations avaient cherché refuge en Dieu et Ses représentants. Et comme tout mouvement religieux, les « Martyristes » avaient leurs zélateurs qui obéissaient à des pratiques strictes pour honorer jour après jour le trio de ceux qui avaient donné leur vie pour la cause. Vorian n’adhérait pas à ces vues, préférant les prouesses militaires pour vaincre Omnius. Mais la nature humaine, y compris le fanatisme, avait exercé une influence sur son planning. Les populations, qui n’auraient jamais combattu au nom de la Ligue, étaient prêtes à se jeter à l’assaut des machines en hurlant au nom de Serena et de son enfant. Les Martyristes pouvaient participer à la cause du Jihad, mais ils étaient souvent un obstacle... Toujours enfermé dans son silence, Vorian croisa les mains et promena les yeux autour de lui. Même si le restaurant dépendait à présent d’un champ suspenseur, il restait encore tel qu’il l’avait connu bien des années auparavant. Les chaises de style ancien étaient sans doute les mêmes, mais il se dit que la décoration avait changé, de même que certains meubles. Il but tranquillement une autre gorgée de vin et se souvint d’une serveuse, une jeune immigrante que ses troupes avaient sauvée sur la Colonie de Péridot. Elle avait perdu toute sa famille dans l’assaut des machines et, plus tard, elle avait eu droit à une médaille de survie que Vorian lui avait personnellement remise. Il espérait qu’elle avait pu se refaire une vie meilleure ici, sur Caladan. Tant de temps avait passé... Elle était sans doute morte, ou bien elle était maintenant une vieille grand-mère avec des tas de petits-enfants... Il était revenu bien souvent sur Caladan, sous le prétexte d’inspecter le poste d’observation que ses hommes avaient installé sur le littoral il y avait des années. Il s’était pris d’affection pour ce monde océanique. Il avait cru trouver la bonne solution en trouvant une demeure pour Leronica et leurs deux enfants dans la capitale de la Ligue. Leronica avait aimé Salusa avec tous ses charmes, contrairement aux jumeaux. Plus tard, ils avaient décidé de retourner sur Caladan. Les garçons avaient maintenant la soixantaine, ils s’étaient arrachés à l’ambiance fiévreuse de Salusa, aux affaires politiques, à l’Armée du Jihad. Vorian, accaparé par ses diverses missions militaires, était rarement de retour, et les jumeaux, un jour, avaient regagné Caladan pour fonder un foyer, avoir une vie nouvelle, des enfants... qui leur avaient donné des petits-enfants. Le temps passant, Estes et Kagin étaient devenus des étrangers pour lui. La veille, dès qu’il avait débarqué sur Caladan avec son escorte militaire, Vorian leur avait rendu visite – pour apprendre qu’ils étaient partis pour Salusa la semaine d’avant, afin de passer quelques mois avec leur mère. On l’avait laissé dans l’ignorance. Une autre occasion perdue ! Mais aucune de ses visites n’avait jamais été profitable ces dernières années. À chaque occasion, les jumeaux étaient pris dans des obligations sociales et ils ne lui accordaient qu’un bref dîner où ils ne savaient quoi lui dire. Ils se disaient au revoir et Vorian leur serrait la main, mal à l’aise, avant de retourner à ses devoirs militaires. — Vous vous rappelez, commandant ? demanda Abulurd, qui observait en silence son supérieur depuis un moment tout en commençant à s’impatienter. — Je ne peux pas m’en empêcher. Je n’ai pas l’air vieux, mais n’oublie pas que je le suis, en fait. Et j’ai beaucoup de liens ici. Vorian fronça les sourcils tout en buvant une gorgée de zincal, le vin le plus populaire de Caladan. Lors de son premier séjour, il s’en souvenait, quand il avait rencontré Leronica dans la sombre taverne de son père, il n’avait bu que de la bière amère... Il s’arracha au spectacle de l’océan et se tourna vers son adjudant. — Le passé est important, Abulurd. J’ai toujours voulu te le faire comprendre, mais je me suis dit que je devais attendre que tu sois assez âgé pour ça. Tu ne le seras peut-être jamais. Abulurd passa la main dans ses cheveux, révélant des mèches couleur cannelle, tout comme son grand- père. Il avait aussi le même sourire désarmant que Xavier. — Ce que vous avez à me dire et à m’apprendre me fascine toujours, Commandant Suprême. — Il y a certaines choses qui sont difficiles à apprendre. Mais il faut que tu les saches. Tu le mérites. Ce que tu en feras plus tard ne concerne que toi. Abulurd, perplexe, le regarda en battant des cils. Le restaurant acheva sa dernière boucle sur la falaise et descendit vers les récifs noirs et le ressac. Vorian eut un long soupir. — Nous ferions bien de finir notre vin. Il but sa dernière gorgée et se leva en prenant son casque. Abulurd l’imita mais laissa son verre à demi rempli. Ils quittèrent le restaurant et suivirent un sentier de cailloutis qui rejoignait le haut de la falaise. Là, ils s’arrêtèrent au milieu des buissons froissés par les vents, émaillés de fleurs blanches étoilées. La brise saline les fouettait. Vorian désigna un banc dans les bosquets. Le ciel était vaste et clair, mais pour Vorian, ce lieu était privilégié, à la fois secret et essentiel. — Il est temps pour toi d’apprendre ce qui est arrivé à ton grand-père, commença Vorian. Il espérait sincèrement que le jeune homme prendrait à cœur cette révélation, contrairement à ses aînés qui avaient préféré la fausse version officielle plutôt que la pénible vérité. Abulurd avait la gorge serrée. — J’ai lu les mémoires. Je sais qu’il a été la honte de ma famille. Vorian fronça les sourcils. — Xavier était un homme juste, et mon meilleur ami. Il arrive souvent que l’histoire que l’on connaît dépasse la simple propagande. (Vorian eut un petit rire amer.) Ah, si tu avais pu lire les mémoires de ton père... Abulurd semblait perplexe. — Vous êtes le seul à ne pas cracher sur le nom des Harkonnen... Je... je n’ai jamais cru qu’il ait pu être aussi mauvais. Il était quand même le père de Manion l’Innocent. — Xavier ne nous a pas trahis. Il n’a trahi personne, jamais. C’était Iblis Ginjo le mauvais élément, et Xavier s’est sacrifié pour le détruire avant qu’il ne commette des actes terribles. Les manœuvres du Grand Patriarche ont provoqué la mort de Serena, de même que le plan de paix insensé des Cogitors de la Tour d’Ivoire. (Vorian serra les poings avec une expression de fureur.) Xavier Harkonnen a fait ce qu’aucun autre homme n’était prêt à faire – il a sauvé nos âmes, quoi qu’il en soit. Il ne mérite en aucun cas la honte que l’on a répandue sur son nom. Mais pour la cause du Jihad, il était prêt à assumer son destin, y compris le coup de poignard injuste de l’Histoire. Il savait que si la traîtrise et la corruption s’infiltraient au cœur même du Jihad, la croisade dégénérerait en scandales et en accusations. Et que nous perdrions de vue notre véritable ennemi. Vorian dévisagea Abulurd avec des larmes dans les yeux. « Et durant tout ce temps, j’ai permis que l’on fasse de mon ami un traître. Xavier savait que l’intérêt du Jihad supplantait toute justification personnelle, mais je suis las de me battre pour la vérité, Abulurd. Serena nous a laissé un message avant de partir pour Corrin, sachant qu’elle allait y mourir en martyre. Elle nous expliquait pourquoi il fallait écarter les sentiments personnels au profit de la cause. C’est ce que Xavier a ressenti lui aussi. Jamais il ne s’est préoccupé des médailles ni des statues érigées en son honneur, ni de l’image qu’il laisserait dans l’Histoire. Vorian se décrispa. « Il savait d’avance que les gens ne comprendraient pas son acte. Le Grand Patriarche était bien trop installé dans sa position, avec la puissante Jipol et ses spécialistes en propagande. Depuis des décennies, il avait façonné son mythe personnel, indestructible, alors que Xavier se comportait simplement comme un homme et se battait de toutes ses forces pour la liberté de l’humanité. Quand il a appris ce qu’Iblis complotait contre une autre colonie humaine, quand il a mis au jour le plan qu’il avait fomenté avec les Tlulaxa et leurs fermes d’organes, il a compris où était son devoir. Sans se préoccuper des conséquences. Abulurd le dévisageait, fasciné, avec espoir et détresse. Il semblait encore tellement jeune. « Xavier était un homme exceptionnel, le héros de la situation, fit Vorian en haussant les épaules. Et il a réussi à éliminer Iblis Ginjo. Les fermes d’organes des Tlulaxa furent fermées et les ignobles chercheurs furent inscrits sur une liste noire et contraints de fuir. Le Jihad retrouva une nouvelle jeunesse et il s’ensuivit dix décennies de ferveur. — Mais la vérité ? Si vous saviez que mon grand- père n’était pas coupable de toutes ces infamies, pourquoi n’avoir pas tenté de le disculper ? Vorian hocha tristement la tête. — Nul ne voulait m’entendre. La confusion que cela aurait déclenché aurait perturbé notre combat. Même aujourd’hui, cela entraverait notre effort de guerre si nous pointions nos doigts vengeurs en réclamant justice. Les familles choisiraient leur camp, appelleraient à la vengeance... Et pendant ce temps, Omnius nous harcèlerait... Le jeune adjudant ne semblait pas vraiment convaincu, mais il ne dit rien. « Je sais ce que tu ressens, Abulurd. Fais-moi confiance, Xavier lui-même n’aurait pas demandé une révision historique de son cas. Tant d’années ont passé. Je doute que cela concerne encore qui que ce soit. — Moi, si. Vorian eut un vague sourire. — Oui, et maintenant tu connais la vérité. Mais notre long combat est tissé avec les fils ténus des mythes et des héros. Les contes qui circulent à propos d’Iblis Ginjo et de Serena Butler ont été astucieusement écrits, et les Martyristes ont su agrandir leur image. Pour le bien du peuple, pour la force de combat du Jihad, ils doivent demeurer des symboles immuables – de même que le Grand Patriarche, qui est loin de l’avoir mérité. — Alors... alors mon grand-père n’a jamais été un lâche ? fit Abulurd, les lèvres tremblantes. — Mais non. C’était un héros. Abulurd essuya ses larmes. — Moi, je ne serai jamais un lâche. — J’en suis convaincu, Abulurd, et je veux que tu saches que tu es comme un fils pour moi. J’étais fier d’être l’ami de Xavier, et j’ai été fier de te connaître. Un jour, sans doute, nous pourrons corriger cette terrible erreur. Mais avant, nous devons détruire Omnius. Naître dans ce sol, c’est naître guerrier. Maître d’Escrime Istian Goss à ses élèves. L’Armée du Jihad s’était juré de reprendre Honru aux machines pensantes, quel qu’en soit le prix. Après un siècle de guerre sainte, les humains s’étaient habitués aux sacrifices extrêmes. Quentin Butler, le Primero du bataillon, observait depuis la passerelle du vaisseau amiral la planète occupée par les forces d’Omnius. Il priait en silence dans cet instant où ils allaient affronter leur ennemi sans âme. Il avait les traits creusés d’un baroudeur des étoiles et paraissait avoir bien plus que son âge, soixante- cinq ans, avec ses cheveux blond pâle et bouclés, son menton roide, ses lèvres minces et ses yeux au regard de pierre. Il était un buste classique. Quentin était le fer de lance de l’offensive humaine et il comptait bien conduire les Jihadis à la victoire dans cette région de la galaxie où ils avaient connu leurs premières défaites désastreuses. Quatre cents ballistas et plus de mille destroyers javelots convergeaient vers la planète qui avait été habitée par des humains libres avant l’abominable Massacre d’Honru. Ils formaient un lasso mortel de métal et d’énergie. Cette fois, Quentin se l’était juré, les machines pensantes n’auraient aucune chance face à l’armada humaine avec sa nouvelle puissance de feu. Depuis le début du Jihad, les combattants de l’humanité avaient infligé des dommages énormes aux Mondes Synchronisés et repoussé les ennemis robotiques vers les lointains avant-postes des machines. Mais, constamment, l’ennemi reconstruisait ses forces : Le Primero avait déjà accompli des actes héroïques dans sa longue carrière militaire. Combien de fois ne s’était-il pas retrouvé dans des ruines fumantes, le cœur encore frémissant d’un flux d’adrénaline. C’était une drogue dont il ne s’était jamais lassé. Faykan, son fils aîné, déclara : — Il suffirait à Omnius d’estimer ses chances et de couper tous ses systèmes de défense. Ça nous éviterait pas mal de temps et de problèmes. Faykan était plus grand que son père, avec des cheveux aussi drus que les siens, mais il avait les pommettes marquées et les traits minces de sa mère, Wandra. À trente-sept ans, c’était un militaire brillant, très engagé dans la politique de la Ligue. Rikov, son frère, renifla avec mépris. — Si la victoire doit être aussi facile, nous aurons du mal à la célébrer. Il vaudrait mieux que nous nous battions furieusement. Rikov avait sept ans de moins que son frère, il était un peu moins grand que lui, avec des épaules plus larges et un visage plus carré. Il avait les lèvres généreuses des Harkonnen, mais nul ne le lui avait jamais fait remarquer. — Je me réjouis à l’idée que nos victoires sur les machines-démons nous rapprochent, déclara Quentin. J’en partagerai la gloire avec mes fils. Enfin, le peu qu’il me restera. Son subconscient lui interdisait souvent de mentionner le nom de son fils cadet à cause du mal qu’il avait fait à Wandra au moment de sa naissance. Il pensait constamment à son épouse adorée avant d’aller au combat. C’était tout à la fin de ses années de parturition que Wandra était tombée enceinte et qu’il avait dû la conduire jusqu’à la solitude de la Cité de l’Introspection, où sa tante Serena avait passé de longues années en contemplation. Une part de son être éprouvait encore du ressentiment vis-à-vis d’Abulurd : il lui avait volé Wandra. Il savait qu’il ne se montrait pas juste envers lui, mais son cœur se refusait à admettre cette vérité... — Est-ce qu’on va se contenter de tourner autour d’Honru ? demanda Rikov d’un ton cassant. Ou allons- nous en finir ? Les chefs de bataillon transmettaient leurs positions et leurs signaux de réception. Ils étaient tous prêts à l’assaut final. L’Omnius devait déjà avoir conscience de sa défaite. Les robots de surveillance et les systèmes de défense avaient tous détecté la flotte du Jihad en approche, mais les machines pensantes, dans cette circonstance, ne pouvaient rien contre les humains. Quentin quitta son siège de commandement en adressant un sourire apaisant à ses fils. Le plan de bataille avait été mis au point dans le centre de commandement du lointain système de Zimia. Mais dans une guerre, tout pouvait changer au dernier instant. — Nous allons envoyer cinq cents chasseurs kindjals en deux vagues, avec des bombes à pulsion de brouillage, mais nous n’utiliserons les atomiques à effet massif que si les choses tournent mal. Il faut que nous frappions le nexus du suresprit avec précision avant que les troupes au sol investissent les sous-stations. Nous disposons de nombreux commandos de mercenaires de Ginaz. — Oui, commandant, répondirent ses fils à l’unisson. — Faykan, tu commanderas la première vague, et toi, Rikov, la seconde. Quelques détonations à pulsion devraient suffire pour brouiller leurs circuits gel sans exterminer la population. Les machines seront suffisamment affaiblies pour que nos troupes éliminent les dernières qui seront encore fonctionnelles. Les gens d’Honru devraient être libres avant ce soir. — S’il y a des survivants, dit Rikov. Cela fait presque quatre-vingt-dix ans que les machines occupent la planète. Faykan avait une expression dure. — Si Omnius les a tous exterminés, c’est une raison supplémentaire de nous venger. Pour ma part, je n’aurais rien contre le fait de liquider ce monde à coups d’atomiques, tout comme l’Armada l’a fait pour la Vieille Terre. — Quoi qu’il en soit, conclut Quentin, il faut en finir. Il joignit les mains en un geste de prière et de salut que tous les commandants du Jihad avaient adopté depuis le meurtre de Serena Butler, il y avait un demi- siècle. Il s’était adressé à ses fils, mais le bataillon tout entier avait entendu ses paroles. L’expression de sa conviction. — Le Massacre d’Honru a été un des plus sombres épisodes du Jihad. Aujourd’hui, nous allons rétablir l’équilibre de l’Histoire et en finir avec cet atroce souvenir. Faykan et Rikov se dirigèrent vers le pont de lancement. Quentin demeura à son poste de commandement. C’était de là qu’il allait diriger l’assaut de la planète, totalement confiant en ses fils. Honru se déployait sur son moniteur avec ses continents vert et brun, ses bancs de nuages, ses colliers de mers d’un bleu profond. Le règne d’Omnius avait laissé des traces, cependant, et les magnifiques forêts et les prairies de la planète avaient été en grande partie dévorées par la peste industrielle des machines. Les survivants humains étaient devenus des esclaves soumis au pouvoir des robots. Quentin serra les poings en murmurant une autre prière, convaincu que tout le mal qui avait été fait à l’humanité pouvait être réparé avec le temps. Dans les heures qui allaient suivre, ils rétabliraient le règne des humains et laveraient le souvenir affligeant du Massacre... Dans les cinq années qui avaient suivi le grand Jihad, une armada de la Ligue avait tenté de libérer Honru. Sous la férule du Grand Patriarche Ginjo, les hommes s’étaient lancés à l’attaque, enthousiastes, lourdement armés. Mais les espions des machines pensantes étaient parvenus à leur dissimuler l’importance de la défense ennemie. Dix mille vaisseaux d’Omnius avaient pris l’armada en embuscade. Les humains avaient riposté et le combat avait été âpre, désespéré. Mais des vaisseaux robots à autodestruction avaient balayé les bâtiments de guerre du Jihad. Avant que les machines, à la surface de la planète, n’exercent des représailles en exterminant les survivants réfugiés dans les villages. La tentative de libération d’Honru s’était achevée en déroute et en massacre. En plus des pertes au sol, cinq cent mille soldats avaient perdu la vie dans cet assaut manqué... Il est grand temps de nous venger, songea Quentin Butler. — Les escadrons kindjals ont été largués, Primero, annonça son lieutenant. — Que nos troupes se préparent à l’attaque au sol pour appuyer notre progression. Je veux que tout se déroule en ordre. Les transports doivent se poser sous la couverture aérienne des javelots. Il se permit un bref sourire confiant. Cinq cents kindjals avaient quitté les soutes des bal- listas. Dans l’espace ennemi, la flotte robotique se mettait en formation. Des unités montaient en orbite ou convergeaient depuis les lignes de défense, au seuil du système. — Parés au combat ! lança Quentin. Tous les boucliers Holtzman doivent être activés dès que les vaisseaux robots seront à portée, pas avant. — Oui, Primero. Nous tiendrons. Il avait confiance en l’efficacité de sa flotte face aux machines et il revint à ses fils. Faykan et Rikov dirigeaient les manœuvres des escadrons de kindjals chacun à sa manière. Leur double stratégie s’était révélée efficace lors des engagements précédents. Les Frères Butler, ainsi qu’on les avait surnommés, avaient toute chance d’ajouter une nouvelle victoire à leur palmarès. Il songea avec une pointe au cœur à ce que Wandra aurait pensé en voyant ses fils en ce moment... Mais elle ne pouvait plus rien percevoir du monde réel. Il y avait maintenant dix-huit ans qu’il l’avait accompagnée jusqu’à la Cité d’Introspection. Ses fils avaient vu les larmes sur son visage et ils avaient compris alors que le héros de la guerre pouvait être vulnérable. — Vous pleurez trop, Père, lui avait dit Faykan. Mais il avait secoué la tête et répondu : — Mon fils, ce ne sont pas des larmes de chagrin ou d’amertume. Ce sont des larmes de bonheur pour tous les heureux moments qu’elle m’a donnés. Il n’avait jamais vraiment abandonné Wandra. Il allait lui rendre visite chaque fois qu’il se rendait sur Salusa, avec la conviction qu’elle se souvenait encore de lui au fond de son cœur. Pour l’heure, il se penchait sur les rapports excités des kindjals qui commençaient d’affluer. Les unités lourdes avaient commencé à pilonner les bases avancées des machines avec des essaims de charges Holtzman. — Tous les brouilleurs ont été déployés, Primero, annonça Faykan. La capitale planétaire est prête pour notre seconde phase d’assaut. Quentin sourit. Le premier groupe de défense des robots venait de se heurter sans effet aux vaisseaux du Jihad et les boucliers Holtzman n’étaient pas entrés en surchauffe. Les machines n’étaient plus qu’un simple harcèlement. Le moment était venu de rétablir ses éléments d’attaque. — À tous les javelots : pénétrez l’atmosphère. Armez les batteries pour bombardement en altitude. Ordonnez aux sections d’assaut de Ginaz d’activer leurs épées à pulsion avant d’investir la cité. J’espère qu’elles ne rencontreront aucune résistance. Il se rassit dès qu’il reçut confirmation de ses ordres. Les nuages de chasseurs et la flotte lourde descendaient vers la planète. C’était l’heure de la reconquête. Plus tard, il se retrouva dans un véhicule blindé cahotant dans les vestiges de la cité où les machines avaient régné, bouleversé par le spectacle de désolation. Honru avait été jadis une planète splendide, pastorale et multicolore. Mais il ne voyait aujourd’hui que des usines et des complexes industriels en ruine là où il y avait eu des champs de céréales et des jardins. Les esclaves humains libérés erraient dans les rues, en quête d’un abri, fuyant les enclos où leurs gardiens robots étaient restés paralysés après le bombardement. Quentin se souvenait de la libération de Parmentier, une de ses premières campagnes. Là-bas, les humains, encore sous le choc, n’avaient pu croire que les machines avaient enfin été vaincues. Plus tard, Quentin avait nommé son fils Rikov gouverneur provisoire, et la population avait acclamé les Frères Butler comme des sauveurs. Ce n’était pas le cas des survivants d’Honru. Ainsi que Quentin l’avait prévu, ils ne le saluaient pas, encore trop choqués pour réagir... Les mercenaires de Ginaz s’étaient rués dans les derniers foyers de combat. Comme toujours, les Maîtres d’Escrime et leurs hommes se montraient trop indépendants pour constituer une unité cohérente, mais ils étaient des hommes d’élite et rien ne leur résistait. Ils allaient nettoyer les derniers foyers des machines. Le suresprit avait lui-même éliminé les ultimes robots sentinelles après le premier bombardement de brouillage. Mais les meks contre-attaquaient à présent, même s’ils étaient gravement incapacités. Les mercenaires de Ginaz progressaient en moissonneurs destructeurs et rapides avec leurs épées à pulsion, fauchant les rangs des robots innombrables. Quentin, à bord de son véhicule de commandement, observait la citadelle blindée dans laquelle Omnius était relié à la cité. Elle était l’objectif principal de l’assaut et les mercenaires s’en approchaient comme autant de tornades humaines, indifférents au danger. Des combattants absolus. Quentin réprima un soupir. Si seulement il avait disposé de tels hommes quinze ans auparavant, pour la deuxième bataille d’Ix, il n’aurait pas perdu autant de soldats et de civils. Avec la volonté de ne plus céder un seul des mondes libérés par le Jihad, il avait dû payer un prix énorme pour repousser les machines. Lui-même s’était retrouvé pris au piège dans une grotte et il avait bien failli être enterré vivant avant l’arrivée des secours... La bataille d’Ix avait fait de lui un héros et il avait été chargé de médailles. Les mercenaires continuaient de décimer les robots et, à sa grande surprise, Quentin vit approcher une autre horde d’humains en loques, brandissant des drapeaux déchirés dans tous les tissus qu’ils avaient pu récupérer, couverts d’inscriptions grossières. Ils avançaient en criant et en psalmodiant le nom de Serena Butler, leur martyre adorée. Ils n’avaient aucune arme efficace mais ils se jetèrent dans le combat. Quentin avait déjà vu les Martyristes en action. Même ici, sur Honru, les humains avaient continué d’évoquer le nom béni de la Prêtresse du Jihad, de son enfant assassiné et du Grand Patriarche disparu. Les derniers prisonniers capturés sur les mondes de la Ligue avaient dû leur apporter des informations. Et ils avaient prié en secret pour que les anges envoyés par les Trois Martyrs descendent des cieux et frappent Omnius. Les Martyristes déchaînés affrontaient les machines, basculaient et démembraient des drones et des meks de combat lourdement armés. Quentin estima que cinq humains mouraient pour un seul robot désactivé. Mais rien ne semblait devoir les arrêter. Pour essayer de sauver le maximum de ces révoltés désespérés, il fallait mettre un terme au combat, et très vite. En annihilant l’Omnius dans sa citadelle. Si ce plan échouait, il ne lui resterait plus qu’à larguer des atomiques à pulsion sur la cité. Omnius serait oblitéré ainsi que toutes les machines... mais cela impliquait un nombre immense de morts dans la population humaine. Il se refusait à payer à nouveau un tel prix. Aussi longtemps qu’il avait d’autres options. Rikov et Faykan se présentèrent au rapport. Eux aussi avaient observé les Martyristes et ils étaient parvenus à la même conclusion. — Il faut lancer un commando, Père ! dit Rikov. Immédiatement. — Ici, sur le champ de bataille, je suis votre Primero, je me permets de vous le rappeler à tous deux. — Oui, Primero. — Néanmoins, il a raison, ajouta Faykan. Autorisez-moi à diriger un groupe de mercenaires pour attaquer la citadelle sans attendre. Nous la ferons sauter avec des charges explosives. — Non, Faykan. Tu es un officier, pas un simple soldat de commando. D’autres éléments doivent se charger de ce genre d’action risquée. Rikov insista. — Primero, laissez-moi choisir les mercenaires pour cette opération. Il faut que nous ayons annihilé Omnius dans l’heure qui suit. Je souhaite prendre personnellement le commandement. Quentin secoua la tête. — Les mercenaires connaissent déjà leur mission. C’est alors qu’une fantastique explosion secoua le centre de la cité. La citadelle d’Omnius se changea en un éclair aveuglant avant de disparaître dans l’onde de choc qui se répandit sur les immeubles dans un rayon immense. Ils s’effondrèrent l’un après l’autre dans la spirale de désastre. Quand la lumière décrut, le nuage de poussière parut imploser. Il ne restait pas la moindre trace de la citadelle du suresprit. Un moment plus tard, le chef du commando de mercenaires se présenta à Quentin. — Primero, le problème a été résolu. Il sourit. — J’ai pu le voir. Il prit la main de ses deux fils pour un salut triomphal. — Beau travail, soldats. Nous avons encore marqué un point sérieux contre Omnius. Le chemin de la victoire n’est pas toujours direct. Tlaloc, Le Temps des Titans. Lorsqu’une flotte de combat d’Omnius se présenta devant le bastion des cymeks, sur Richèse, Agamemnon grommela : — Si le cerveau à circuits gel des machines est tellement sophistiqué, comment se fait-il qu’Omnius ne retienne jamais les leçons que nous lui donnons ? Il y avait une trace d’irritation dans sa voix synthétique. Il ne s’attendait pas à ce que son otage robot lui réponde. Pourtant, Seurat lui dit : — L’acharnement est souvent à l’avantage des machines. Cela leur a permis de remporter de nombreuses victoires depuis des siècles – vous le savez bien, Général Agamemnon. Malgré la docilité apparente de Seurat – après tout, il n’était qu’un sale robot, même s’il était autonome –, ses réponses et ses conseils s’étaient révélés singulièrement mutiles. Apparemment, il jouait avec ses geôliers cymeks, se dérobant à certaines questions, dissimulant à l’évidence des informations essentielles. Au bout de cinq décennies, le résultat était plutôt frustrant. Mais Agamemnon ne pouvait encore le détruire. Le Titan arpentait la vaste salle en jurant, furieux de voir la flotte robotique se déployer dans l’atmosphère de la planète. Son marcheur aux pattes de crabe était plus massif que toutes les cuirasses qu’il avait adoptées, quand il était au service d’Omnius, avant que lui et les derniers Titans ne se rebellent et se libèrent des Mondes Synchronisés. Lorsque les machines pensantes avaient été touchées sur Bela Tegeuse par un virus informatique colporté contre son gré par Seurat, Agamemnon et les siens avaient conquis facilement la planète avant d’investir Richèse qui était désormais leur base opérationnelle. — C’est la septième fois qu’Omnius nous attaque, ici ou sur Bela Tegeuse, gronda Agamemnon. Nous l’avons repoussé à chaque tentative, et il sait que nous possédons la technologie de brouillage. Il est pris en boucle de feedback, incapable de progresser et de nous laisser en paix. Il se garda d’ajouter que ce nouveau groupe d’assaut était notablement plus important que celui qu’Omnius avait lancé contre Richèse. Peut-être qu’il finit par apprendre... Le visage de cuivre lisse de Seurat demeurait inexpressif. — Vos cymeks ont détruit de nombreuses gelsphères de mise à jour des Omnius, ce qui a causé des dommages importants dans les Mondes Synchronisés. Le suresprit doit riposter jusqu’à ce qu’il parvienne au résultat désiré. — Je préférerais qu’il se contente de combattre les hrethgir. Il se peut que la vermine humaine et les forces d’Omnius s’éliminent mutuellement, ce qui serait un cadeau pour nous. — Je ne verrais pas cela comme un cadeau, commenta Seurat. Dépité, Agamemnon s’éloigna bruyamment sur ses blocs de marche à pistons renforcés tandis que résonnaient les systèmes d’alarme. — Je ne sais pas pourquoi je ne vous ai pas déjà démantelé. — Moi non plus. Nous devrions peut-être trouver la réponse en y réfléchissant tous les deux. Agamemnon n’avait jamais livré ses vraies pensées au robot. Il avait capturé Seurat parce qu’il avait passé des années avec son traître de fils, Vorian. Vorian avait fait partie des servants, avec tous les avantages que cela représentait. Mais, par amour pour une femme, Serena Butler, il avait changé de camp pour rallier la cause des humains libres. Durant des années, le général Titan avait tenté en vain de trouver une explication à la trahison de son fils. Il avait placé tant d’espoirs en lui et dressé des plans radieux pour son avenir. Il souhaitait que Vorian devienne un cymek tout comme lui, digne successeur des Titans. Mais Agamemnon se retrouvait aujourd’hui sans descendance. Théoriquement, Seurat devait être capable de comprendre le raisonnement et le comportement de Vorian. — Général Agamemnon, voulez-vous entendre une plaisanterie de votre fils, qui remonte à bien des années ? Combien faut-il de hrethgir pour remplir un container cérébral ? Le Titan s’arrêta alors qu’il se dirigeait vers l’arche de sortie. C’était pour cela qu’il gardait le robot prisonnier, pour entendre des histoires du passé, quand il faisait la tournée des mondes avec Vorian, à bord du Voyageur du Rêve. C’était une absurdité, une faiblesse qu’il ne pouvait se permettre. — Je ne suis pas d’humeur à l’entendre, Seurat. J’ai une bataille à livrer. L’heure était venue de lancer les vaisseaux de défense. Il décida que dès qu’il aurait repoussé cette nouvelle attaque d’Omnius, il détruirait Seurat et prendrait ainsi un nouveau départ. Il retrouva Dante, l’un des trois Titans, au centre de contrôle et de communications de Richèse. — Ils ont répété par cinq fois le même ultimatum, mot pour mot. Ils attendent que nous nous rendions. — Je veux l’écouter, dit Agamemnon. Une voix neutre résonna dans les enceintes. — Je m’adresse aux Titans Agamemnon, Junon et Dante. Votre rébellion a causé du tort aux Mondes Synchronisés, aussi devons-nous éradiquer la menace que vous représentez. Omnius nous a donné l’ordre de vous capturer immédiatement et d’éliminer vos partisans. — Ils pensent que nous nous sentons coupables ? s’exclama Agamemnon. Junon n’est même pas ici. Sa bien-aimée avait passé les dernières années sur Bela Tegeuse, où elle était reine. Dante réagit d’une façon étrangement humaine, comme s’il haussait les épaules de son marcheur. — Depuis des milliers d’années, Omnius nous a permis de servir la cause des machines pensantes. Selon ses calculs, nous devrions lui en être reconnaissants. — Je pense que l’humour de Seurat a déteint sur toi. Est-ce que Beowulf est prêt ? Je tiens à ce qu’il assume le choc au cas où quelque chose tournerait mal. — Sa flotte est parée. — Tous sacrifiables et armés de mines de brouillage ? — Oui, tous des néos avec des instructions claires. Les néo-cymeks avaient été créés à partir de la population d’esclaves de Richèse et de Bela Tegeuse. Les cerveaux des volontaires avaient été détachés de leur corps d’humains et transplantés dans les cuirasses mécaniques des meks. Vigilants et méfiants, les Titans s’assuraient toujours de la loyauté des nouveaux convertis en installant des systèmes d’« homme mort » sur les circuits de soutien vital. Ainsi, les néo-cymeks seraient neutralisés si les Titans venaient à disparaître. Même sur les planètes lointaines, les néos devaient recevoir un signal de « recyclage » tous les deux ans, sinon ils s’éteignaient. Et, au cas où Agamemnon et ses deux compagnons seraient assassinés, les néos disparaîtraient avec eux. Non seulement cela écartait le risque d’une éventuelle trahison mais les néos défendaient fanatiquement les trois Titans. — Je ne sais pas si je dois souhaiter que Beowulf s’en sorte ou qu’il périsse. Je ne vois pas quoi faire de lui. Il arpentait bruyamment le pont sur ses blocs de marche, attendant les prochains événements. Beowulf avait été le premier néo-cymek à rejoindre la rébellion des Titans. En attaquant la Sorcière de Rossak, Zufa Cenva et Aurelius Venport, suite à une information d’un espion humain à la solde des machines, il avait été gravement endommagé. Si son corps métallique pouvait être facilement réparé ou reconstruit, il n’en était pas de même pour son cerveau organique qui avait subi des lésions. Les Titans le maintenaient en vie mais il n’était plus fiable désormais. — Je pense que je vais y aller moi-même. Y a-t-il un vaisseau de combat disponible pour mon container ? — En permanence, Général. Faut-il que je réponde aux machines ? — Nous leur répondrons plus clairement en leur expédiant nos mines de brouillage. Agamemnon se dirigea lourdement vers le terrain de lancement. Des machines détachèrent son container et transférèrent son cerveau dans le réseau de systèmes qui se connecta à ses tiges mentales. Et quand le général Titan lança son vaisseau effilé comme un rasoir sur orbite, il se sentit pareil à un athlète mû par une force nouvelle. Comme toujours, la flotte des machines pensantes obéissait à une stratégie prévisible et Agamemnon était las d’entendre le même ultimatum répété sans cesse. Il était vrai que le suresprit ne pouvait tuer les Titans, mais ses robots pouvaient détruire tout ce qu’ils contrôlaient et leur infliger des dommages irréversibles. Omnius comptait-il vraiment qu’ils se rendent tout simplement pour qu’il leur tranche la gorge de façon métaphorique ? Mais Agamemnon n’était pas aussi confiant qu’il le montrait. Ce groupe d’assaut était plus important que les précédents et, pour en venir à bout, ils allaient perdre une partie majeure du dispositif de défense. Si les hrethgir n’avaient pas constamment harcelé Omnius, le général Titan et ses quelques rebelles n’auraient pu résister à la puissance militaire du suresprit, non plus qu’à la vermine humaine. L’un et l’autre de ces deux ennemis auraient pu les écraser s’ils en avaient eu le choix. Agamemnon avait conscience que sa situation sur Richèse était de moins en moins supportable. Dès qu’il fut au contact des autres vaisseaux cymeks, des sondes surgirent de la face obscure de la planète pour épier les mouvements de la flotte robotique. Agamemnon capta un message bégayant de Beowulf : — Ils... ils... se préparent à... à attaquer. Le néo était à ce point détérioré que ses tiges mentales ne pouvaient plus émettre des signaux clairs. — Je prends le commandement ! annonça Agamemnon. Inutile de perdre du temps. — Bien... bien reçu. Au moins, Beowulf admettait qu’il n’était plus en mesure de réagir efficacement. — Déployez-vous en ordre dispersé. Ouvrez le feu avec des projectiles à pulsion. Les vaisseaux des néo-cymeks se lancèrent à l’attaque comme un banc immense et scintillant de poissons carnivores. La flotte des machines se regroupa dans l’instant, mais les cymeks étaient trop petits, rapides et disséminés. Les unités d’Agamemnon purent larguer sans problème leurs mines de brouillage. Les capsules magnétiques utilisaient la technologie du champ Holtzman telle qu’elle avait été copiée sur les armes des hrethgir récupérées dans les batailles ou par des espions humains. Les cymeks y étaient insensibles, mais la Ligue des Nobles utilisait ces armes de brouillage avec succès depuis un siècle. De nombreux vaisseaux néo-cymeks furent annihilés dans l’affrontement, mais la plupart des mines touchèrent leur cible et se rivèrent sur la coque des vaisseaux robots dans une décharge d’énergie destructrice. L’un après l’autre, leurs circuits gel neutralisés, ils se perdirent et entrèrent en collision. Agamemnon n’avait aucune raison d’affronter le danger et il resta au large en savourant le spectacle. La défaite des machines était plus radicale qu’il ne l’avait espéré. Un vaisseau avait décollé de la cité et les rejoignait. Agamemnon se demanda si Dante avait décidé de rallier la bataille, mais cela lui semblait improbable. Le Titan bureaucrate n’appréciait guère l’action. Non, il devait s’agir de quelqu’un d’autre. Il savait que de nombreux néos désiraient ardemment combattre Omnius – ce qui n’était pas surprenant après ce qu’ils avaient enduré. Ils ne se plaignaient même pas de l’emprise de fer d’Agamemnon : il leur avait permis de devenir des machines avec un esprit humain, et tous les volontaires lui pardonnaient ses brutalités occasionnelles. Le mystérieux vaisseau pénétra le nuage rutilant des vaisseaux d’Omnius sans ouvrir le feu. Il esquiva les tirs en contournant les épaves fracassées. Sur les diverses fréquences, les messages codés des machines se fondaient dans le brouhaha des appels et des menaces des néos. — Poursuivez votre attaque et détruisez autant de vaisseaux que possible, ordonna Agamemnon. Il faut leur donner une bonne correction. Tandis que le vaisseau inconnu louvoyait entre les unités robotiques, les néos reprirent leur offensive. Agamemnon déploya au maximum ses capteurs et fut témoin de l’échec du vaisseau solitaire : à l’instant précis où il frôlait un bâtiment lourd, il fut happé à l’intérieur, comme un insecte saisi par la langue d’un lézard. Criblées de mines de brouillage, les machines, apparemment, venaient de réviser leurs probabilités de victoire et avaient décidé qu’elles étaient négatives. Une fois encore, elles seraient perdantes. Les unités robotiques battaient en retraite en abandonnant derrière elles un cercle de carcasses. L’un des commandants robots transmit une piètre excuse : — Nous avons décidé que d’autres batailles avaient la priorité. Nous reviendrons avec une force bien plus importante afin de limiter nos pertes. Général Agamemnon, n’oubliez surtout pas que vous avez été condamné par Omnius, vous et vos cymeks. — Non, je ne l’oublierai, pas, répondit Agamemnon. Mais vous aussi, vous devez savoir que si vous revenez, nous vous repousserons de la même façon. La flotte d’Omnius s’éloigna, abandonnant une centaine d’épaves au large de Richèse. Toutes ces carcasses seraient un danger pour les vaisseaux, mais Agamemnon se dit qu’elles pourraient aussi constituer une barricade spatiale. Aucune précaution de défense n’était négligeable. Il comprenait que le commandant des machines n’avait pas lancé sa menace en vain. Les robots reviendraient certainement et il était certain qu’Omnius, cette fois, frapperait avec un maximum de force pour tenter de remporter la victoire. Agamemnon et les siens devraient tôt ou tard quitter Richèse pour trouver d’autres mondes, des planètes isolées où ils pourraient dresser des citadelles avant d’agrandir leur territoire interstellaire. Pour l’heure, ils avaient réussi à rejeter Omnius. Il devrait discuter de ce projet avec Junon et Dante sans perdre de temps. Si le suresprit restait prévisible et maladroit, il était toujours aussi acharné. Plus tard, de retour dans la cité pour évaluer les dommages causés par l’attaque des machines, Agamemnon découvrit avec dépit que le pilote du mystérieux vaisseau solitaire n’avait pas du tout été un néo-cymek téméraire. Après cinquante-cinq années de captivité, Seurat, le robot indépendant, avait réussi à s’évader et à rallier la flotte des machines. Dieu récompense le compatissant. Dicton d’Arrakis. Même si son imagination était presque aux dimensions de l’univers, Norma Cenva ne quittait que rarement ses bureaux encombrés. Son esprit pouvait la conduire n’importe où. Totalement concentrée, elle retranscrivait ses idées foisonnantes sur des plans électroniques et, pendant ce temps, dans les chantiers de Kolhar tout proches, les ouvriers transformaient ses visions en réalité. Les vaisseaux se multipliaient en même temps que les boucliers, les moteurs, l’armement. Le processus ne connaissait pas de répit car Norma ne s’arrêtait jamais. Tout comme le Jihad. Elle s’aperçut sans surprise que c’était à nouveau le matin. Elle avait travaillé toute la nuit... plus longtemps peut-être. Elle ne savait pas quelle était la date de ce jour. Elle entendait le bruit des machines lourdes. Les chantiers de construction des vaisseaux étaient désormais sous la direction de son fils aîné, Adrien. C’était un bruit qu’elle trouvait... productif et enrichissant, pas du tout perturbant. Adrien était l’un des cinq enfants qu’Aurelius Venport lui avait donnés, mais les quatre autres n’avaient pas l’aptitude et la volonté d’Adrien. Les deux fils et les deux filles travaillaient pour la VenKee mais à des postes mineurs ou comme simples représentants. Adrien, lui, était sur Arrakis et supervisait la production et la distribution de l’épice. Les équipes d’assemblage travaillaient jour et nuit sur les cargos et les vaisseaux de guerre qui étaient dotés pour la plupart de moteurs conventionnels. Mais, sur certains autres, on avait monté les fantastiques moteurs à espace plissé qui leur permettaient de se déplacer instantanément en n’importe quel point de la galaxie. Malheureusement, le système fondé sur les équations d’Holtzman revues par Norma demeurait à haut risque. Le taux de perte était tellement élevé que les candidats au voyage en espace plissé étaient encore rares. Les Jihadis eux-mêmes ne s’y risquaient qu’en cas d’urgence extrême. Malgré toutes les déconvenues et les échecs – causés par les mathématiques, la physique ou par le fanatisme religieux –, Norma cherchait sans cesse la solution. C’était sa priorité absolue et elle y vouait tout son temps et sa concentration. Elle sortit dans l’air frais du matin et observa le chaos des chantiers. Elle n’entendait pas le fracas, elle ne sentait pas les vapeurs acides. La majeure partie des ressources de Kolhar était investie dans l’assemblage des vaisseaux destinés au Jihad. L’énergie, le travail et les tonnes de matériaux qu’exigeait cette guerre contre les machines dépassait sa pensée. Pour elle, tout cela était incompréhensible. Elle avait été autrefois une jeune fille éprouvée, malmenée, méprisée par sa mère. Elle était maintenant une femme d’une grande beauté, avec des idées et des responsabilités à l’échelle de l’univers et du lointain avenir. Depuis qu’elle avait été torturée par le Titan Xerxès, elle avait fondamentalement changé et atteint un niveau suprême de conscience. Elle était un pont essentiel entre le présent et l’éternité. Le potentiel d’évolution de l’humanité dépendait d’elle. Pour un temps, elle avait connu le bonheur. Elle avait aimé Aurelius et il l’avait aimée en retour. Mais il avait disparu avec sa mère sévère et égocentrique, dans le tourment de la guerre entre les hommes et les machines. Norma avait toujours eu des rapports difficiles avec sa Sorcière de mère, mais Aurelius était venu comme un don de Dieu. Elle pensait chaque jour à lui. Sans lui, sans la foi qu’il avait eue en elle, jamais elle n’aurait réalisé ses rêves. Seul Aurelius avait su comprendre l’extraordinaire potentiel qu’elle possédait et investir sa fortune dans ses concepts les plus audacieux. Il avait su négocier avec Serena Butler en personne et la VenKee conservait le monopole de la technologie de l’espace plissé. Un jour, la nouvelle génération de vaisseaux serait plus importante que les boucliers Holtzman – dès que Norma aurait trouvé la solution aux problèmes de navigation entre les étoiles. Mais à chaque fois qu’elle progressait, d’autres obstacles apparaissaient, soulevant d’autres problèmes comme dans une galerie de miroirs. Une réaction en chaîne de points obscurs, d’inconnues. Son regard se perdit dans le spectacle mouvant des chantiers, le passage des engins. Et son esprit repartit sur la piste des réponses fugaces. Les moteurs à espace plissé pouvaient aller d’un bond d’une étoile à n’importe quelle autre, dans tout l’univers. La propulsion ne posait aucun problème. Mais la navigation était le défi absolu, essentiel. Un vaisseau qui traversait l’espace plissé devait éviter les obstacles du cosmos : planètes, astéroïdes, étoiles mortes, novae. Bien sûr, l’espace était vaste et essentiellement vide, a priori. Mais il suffisait d’une collision pour qu’un vaisseau soit annihilé corps et biens. Un sur dix se perdait dans l’espace plissé. C’était comme de traverser un champ de mines les yeux bandés. L’esprit humain ne pouvait réagir assez vite et nul ne pouvait dresser des cartes de parcours suffisamment précises pour éviter les milliards de risques possibles. Norma elle-même était incapable de prendre ce problème en compte. Des années auparavant, elle avait cru trouver un palliatif en installant subrepticement des ordinateurs à programme rapide sur les vaisseaux. Ils s’étaient révélés capables d’anticiper les risques et de définir les trajectoires dans une limite de quelques nanosecondes. Le taux d’accidents avait été réduit de moitié et, pour un temps, la technologie de l’espace plissé avait semblé fiable. Ou presque. Mais les officiers de l’Armée du Jihad avaient très vite découvert le système et leur réaction outragée avait bien failli provoquer la fermeture des chantiers de Kolhar. Norma, scandalisée, avait insisté sur le succès de sa tentative et l’apport exceptionnel que les supervaisseaux représentaient pour le Jihad. Mais le Grand Patriarche Tambir Boro-Ginjo s’était déchaîné en évoquant la « trahison » que Norma avait failli commettre. Adrien, son fils aîné, qui avait hérité de l’intelligence et du don de négociation de son père, avait réussi à la sauver en même temps que les chantiers en trouvant les excuses les plus basses et en procédant lui-même à la destruction des systèmes d’ordinateurs sous le regard impitoyable des fonctionnaires de la Ligue. Lorsqu’ils s’étaient enfin retirés, hautains, austères, il avait souri en se tournant vers sa mère. — Je sais que tu trouveras une autre solution, lui avait-il dit. J’en suis convaincu. Même si elle ne s’était plus jamais servie des ordinateurs, Norma avait mis de côté quelques problèmes de navigation, avant de consacrer des années à y travailler à partir des principes de base, ce qui était un handicap insurmontable. Elle ne voyait pas comment le résoudre sans un système informatique sophistiqué. Tout navigateur de l’espace plissé devrait prévoir les problèmes et les résoudre avant qu’ils se présentent. Ce qui était apparemment impossible. C’est ainsi que les vaisseaux d’espace plissé représentaient un gouffre d’investissement que la VenKee ne pourrait combler avant longtemps. La technologie fonctionnait comme Norma l’avait prévu... mais on ne pouvait encore la maîtriser. Heureusement, la VenKee tirait de larges bénéfices de sa flotte marchande, et surtout du commerce de la mystérieuse Épice d’Arrakis. Jusqu’alors, la société créée par Aurelius était la seule à en connaître la source et les connexions. Norma elle-même absorbait de l’Épice. Le Mélange s’était révélé un bienfait considérable. Elle devait aborder une nouvelle journée de travail et prit une capsule brune de la précieuse poudre à l’odeur de cannelle, et la mit sur sa langue avant de l’avaler. Elle ne tenait plus le compte des doses qu’elle avait absorbées durant ces derniers jours. Autant qu’il était nécessaire. L’Épice se diffusait dans son torrent circulatoire, investissait son esprit, puissamment, délicieusement. Un instant encore, très bref, elle vit les chantiers du haut de son bureau, le squelette d’un vaisseau en construction, les ouvriers perchés sur les échafaudages avec leurs ceinturons à champ de suspension... Et puis, ce fut comme si elle était lancée dans l’espace plissé, mais d’une façon drastiquement différente qu’elle ne comprenait pas. Depuis quelques mois, elle avait augmenté les doses de Mélange à titre expérimental, tout comme elle le faisait pour les vaisseaux, à la recherche d’une solution au problème de navigation. Elle était maintenant dans une phase de vie supérieure et ses pensées se précipitaient en cascades dans un canyon de rocher noir, se déversaient dans d’étonnantes écluses mentales. Et elle fut projetée dans un flash, une vision qui l’arracha de Kolhar, Très loin. Elle vit un homme, grand, ascétique, dressé devant un désert brûlé par le soleil. Il observait une moissonneuse d’Épice. Malgré le frémissement de l’image, qu’elle semblait percevoir au travers d’un verre épais, Norma reconnut le profil du patricien, ses cheveux noirs qui n’étaient marqués d’aucune trace de gris en dépit de ses soixante-quatre ans. L’effet du Mélange. Adrien. Mon fils. Il est sur Arrakis. Elle se souvenait qu’il était parti là-bas pour négocier avec les récolteurs zensunni de la planète des sables. C’était comme si elle voyait Aurelius. Il avait les traits de son père mais aussi tous ses talents et c’était avec bonheur qu’elle lui avait confié la responsabilité des opérations de la VenKee pour qu’elle puisse se concentrer sur ses problèmes. Cette vision était-elle réelle ? Elle n’aurait su le dire, ou si ce qu’elle souhaitait croire avant tout pouvait être possible. Elle avait encore l’image de son fils aîné à l’esprit quand un éclair de douleur lui taillada le cerveau comme un couteau. Elle poussa un cri et entrevit des sillons de couleur et des éclairs. Aveuglément, elle prit une autre capsule d’Épice. La souffrance disparut et sa vision se fit plus vive, plus claire. Puis, l’image s’écarta d’Adrien. Comme si elle observait son fils à travers les yeux d’un aigle qui s’envolait vers les dunes sans fin. Alors, Norma se replia et plongea vers le noir, l’obscurité, comme un ver aveugle s’enfouissant dans le sable... Plus tard, nue devant un miroir, elle se souvint de sa phase de reconstruction physique. Elle avait totalement remodelé son corps en échappant à Xerxès et, depuis, elle avait su le contrôler et maintenir cette apparence parfaite issue de ses ancêtres féminines. Aurelius l’avait toujours aimée telle qu’elle était au début, avec ses défauts, mais c’était pour lui qu’elle était allée chercher ses formes idéales et son visage parfait dans son passé génétique. Pour l’homme qu’elle aimait. Au fond d’elle, elle se sentait en partie déconnectée du monde physique : son corps métamorphosé changeait, apparemment autonome. Il ne dépérissait pas, ne se disloquait pas... il évoluait. Et elle ne comprenait rien à ce processus. Mais son apparence physique n’avait plus guère d’importance pour elle, elle la gênait en fait. Elle avait besoin de contrôler ce pouvoir, de le diriger comme l’avaient fait ses ancêtres Sorcières, mais sur une plus large échelle. Ce qu’elle envisageait allait requérir plus d’énergie mentale que le simple fait de refaçonner une apparence humaine. Ou de la détruire comme avaient su le faire les Sorcières de Rossak. Il faut toujours plus d’énergie pour créer que pour détruire. Norma était épuisée par tout ce qu’elle avait à faire, par la nécessité de construire constamment des images, d’imaginer des tests... par tous les échecs subis. Et quand elle était épuisée, il lui fallait encore plus de Mélange. Elle observa longtemps le reflet frémissant de son corps. Et elle vit alors une tache rouge sur une épaule. Elle concentra sa puissance mentale et l’effaça. Pour retrouver la perfection claire et lisse de son corps. C’était en souvenir d’Aurelius qu’elle se maintenait ainsi. Il avait disparu, mais cela ne l’empêcherait pas d’accomplir ce qui était nécessaire. Dans le désert, la ligne qui sépare la vie de la mort est tranchante et rapide. Admonestation aux prospecteurs d’Épice. Sur la crête d’une dune balayée par ,1e vent, Adrien Venport observait les mécaniciens qui réparaient une moissonneuse tandis que les hommes alentour guettaient le moindre signe d’un ver géant en approche. Il ne connaissait pas la machine en détail, mais il était certain d’une chose : sous sa surveillance attentive, les travailleurs du désert étaient plus rapides et efficaces. Ici, dans l’immense désert calciné d’Arrakis, le temps s’était arrêté. L’océan de sable se déployait aux quatre horizons, la chaleur était accablante et pouvait mordre la peau nue. Il se sentait absolument vulnérable, avec le sentiment qu’une chose puissante et invisible l’épiait constamment. Comment un homme ne serait-il pas subjugué par cette planète ? C’était une des machines à tamiser l’Épice qui était tombée en panne, et à chaque heure la VenKee perdait de l’argent. D’autres récolteurs et distributeurs attendaient la livraison à Arrakis Ville. Plus loin, dans le bassin doré, deux léviathans d’excavation travaillaient sur un filon orange d’Épice. Un transporteur jumbo tournait à basse altitude et des casse-cou attaquaient les strates de Mélange à la pelle magnétique, chargeant les bacs de transport qui étaient halés l’un après l’autre jusque dans la soute énorme. Une voix crépita dans le circuit com : « Ver en vue ! » L’équipe de mercenaires ramasseurs se précipita vers le transporteur. Les mécaniciens, eux, restaient figés sur place, apeurés. — Qu’est-ce qu’on va faire ? On ne peut pas dégager ce machin ! s’exclama un homme couvert de poussière en montrant les éléments du moteur dispersés sur des bâches. — Vous auriez dû travailler plus vite ! lança un prospecteur. Adrien intervint : « Arrêtez votre bricolage et ne faites plus le moindre bruit. » (Il restait solidement campé sur le sable.) Silence absolu. (Il montra de la tête les deux excavatrices géantes.) « Ces engins sont bien plus bruyants que nous. Il n’y a aucune raison pour que le ver s’intéresse à nous. » Dans le bassin, les équipes deux et trois étaient parvenues à s’entasser dans le transporteur lourd chargé à ras bord. L’instant d’après, il s’arracha du sable en abandonnant les moissonneuses vides. Un matériel hors de prix, songea Adrien. Le ver formidable, gargantuesque, approchait dans une double vague d’ocre, droit vers sa proie. Les machines au sol étaient silencieuses, à présent, mais les moteurs du transporteur vrombissaient et leurs vibrations stimulaient l’instinct de chasse et de destruction du ver. La bête surgit entre deux dunes comme un obus vivant, écailleux, brillant sous le soleil, et s’étira en se dressant. Le transporteur gagnait de l’altitude dans le tonnerre de ses moteurs en surchauffe pour tenter d’échapper au monstre. La mâchoire immense du ver écopait le sable en ruisseaux violents de salive poudreuse et dorée. La bête culminait au-dessus du désert, déployée, ses écailles hérissées, ses anneaux ouverts, et elle manqua de peu le lourd véhicule bondé de fuyards terrifiés. Ses mâchoires claquèrent en soulevant une brève tempête. Le transporteur oscilla tandis que le ver retombait entre les dunes, écrasant les machines. Le pilote retrouva le contrôle de ses commandes et le transporteur fila vers une lointaine ligne de falaises. Une barrière contre les vers. Les mécaniciens qui s’étaient regroupés autour d’Adrien soufflèrent, soulagés de voir leurs camarades hors d’atteinte. Mais ils devaient encore rester silencieux. Les unités de sauvetage n’interviendraient que lorsque le ver aurait disparu. Il sillonnait maintenant le bassin abandonné. Il engloutit les carcasses des moissonneuses avant de replonger dans les profondeurs du sable. Adrien retenait son souffle. Il observait les dernières rides sur le sable. Elles s’éloignaient vers l’horizon. Les prospecteurs étaient soulagés et ils manifestaient leur joie d’avoir réussi à échapper au démon du désert. Ils riaient en se congratulant. Adrien, lui, ne quittait pas des yeux le lourd véhicule qui se dirigeait vers les falaises noires. Sur l’autre versant, dans une gorge protégée des vents de sable et des vers, il y avait une autre station de la VenKee. Là, les hommes pourraient se reposer. Et la station ne tarderait pas à envoyer une équipe de secours. Mais il n’aimait guère la couleur verdâtre et brouillée du ciel, juste au-dessus des falaises. — Vous savez ce que ça peut être ? demanda-t-il à la ronde. Une tempête qui se prépare ? Il avait entendu parler des incroyables cyclones de sable d’Arrakis, du simoun assassin, mais il n’en avait jamais été témoin. Un mécanicien se tourna vers lui et deux prospecteurs pointèrent le doigt vers l’horizon. — Oui, c’est une tempête. Une petite tempête. Rien à voir avec les ouragans Coriolis. — Mais le transporteur fonce droit dedans. — Ça, c’est très mauvais. L’appareil commençait à rencontrer des bourrasques. Adrien capta les appels du pilote entrecoupés de bips de détresse. Des vrilles douces de sable et de poussière tournaient autour du transporteur et l’enveloppaient comme des entités amoureuses. Il bascula en quittant sa trajectoire, plongea vers les falaises où il s’abîma en ne laissant qu’un bref nuage de flammes et de fumée qui, très vite, fut emporté par le vent furieux. Ces maudits vers récupèrent toujours l’Epice, se dit Adrien. D’une façon ou d’une autre. C’était la vraie leçon des expéditions aventureuses : en dépit de toutes les précautions, des désastres imprévus guettaient toujours ceux qui n’étaient pas préparés. — Terminez ces réparations aussi vite que possible, dit Adrien d’une voix calme mais ferme. Il faut regagner Arrakis Ville. Quelque temps plus tard, Adrien se retrouva entouré de prospecteurs sur l’une des places du souk de la ville. Il savait qu’ils étaient encore nombreux à tricher sur les prix avec la VenKee. C’était dans leur nature mais il était suffisamment bon en affaires pour s’en sortir. Il prit la parole d’un ton décidé. — Vous augmentez trop les prix. Il se tourna vers un personnage robuste et barbu bien plus grand que lui. Comme tous les autres indigènes d’Arrakis, il était vêtu d’une cape de camouflage contre le soleil et ses outils de travail étaient accrochés à son large ceinturon. « La VenKee ne peut tolérer ça, acheva Adrien. — Récolter l’Epice, c’est dangereux, répliqua le géant barbu. Nous méritons une juste compensation. L’un de ses collègues ajouta : — Il y a de nombreuses équipes qui ont disparu sans laisser de trace. — Je ne suis pas responsable des risques que prennent ces hommes. Je n’aime pas qu’on triche avec moi. Adrien s’avança vers les deux hommes. Il savait qu’ils ne s’attendaient pas à son attitude inflexible. Il devait se montrer fort, intraitable. — La VenKee vous a proposé un contrat juste. Qui vous assure un travail fixe. Vous devriez l’apprécier. Les vieilles femmes ne geignent pas comme vous. Ils se raidirent devant l’insulte. Le barbu porta la main à son ceinturon. — Tu veux garder ton eau, hors-monde ? grinça-t-il. Sans hésiter un instant, Adrien posa ses mains sur le torse de l’autre et le repoussa avec violence. Le barbu tituba en arrière et s’écroula, furieux. Quelques-uns de ses collègues l’aidèrent à se relever alors que d’autres brandissaient leur couteau. Adrien croisa les bras sur sa poitrine avec un sourire confiant. — Et vous, vous voulez garder votre travail avec la VenKee ? Vous pensez qu’il n’y a pas d’autres Zensunni qui attendent de prendre votre place ? Vous m’avez fait perdre mon temps en m’appelant ici, sur Arrakis, et vous me le faites encore perdre avec vos gémissements d’enfants attardés. Si vous êtes des hommes d’honneur, vous respecterez les termes sur lesquels nous nous sommes mis d’accord. Sinon, je ne travaillerai plus avec vous. Il gardait une attitude désinvolte et il savait qu’il ne bluffait pas. Les tribus du désert s’étaient habituées à récolter et à vendre l’Épice. La VenKee était leur unique client régulier et lui, Adrien, incarnait la VenKee. S’il décidait de placer tous ces hommes sur la liste noire, ils devraient retourner à la vie rude du désert pour survivre au jour le jour... et nombreux étaient les Zensunni qui avaient oublié ce talent... Dans la chaleur torride et les odeurs mêlées du souk, ils s’affrontèrent du regard. Il leur proposa une prime pour leur récolte. Il la répercuterait sur les ventes : les clients du Mélange étaient riches et ils ne remarqueraient peut-être même pas le changement de prix, car le Mélange était aussi coûteux que rare sur le marché. Les Zensunni se dispersèrent, à demi satisfaits. Il secoua la tête. — Un génie pervers a infesté cette planète... et il y a mis l’Épice au milieu. L’univers peut changer, mais le désert jamais. Arrakis a sa propre horloge. Celui qui refuse de l’admettre doit affronter sa propre folie. La légende de Selim le Chevaucheur de Ver. Dès que la chaleur déclina, les Zensunni émergèrent de leurs refuges et se préparèrent à poursuivre leur voyage depuis le Mur du Bouclier. Ishmaël n’avait pas vraiment envie de retrouver les bruits et les odeurs de la civilisation, mais il ne pouvait laisser El’hiim super- viser les échanges sur le marché de la VenKee. Le fils de Selim cédait trop souvent aux demandes des hors-monde. Ishmaël, comme à l’accoutumée, avait choisi de protéger sa peau tannée avec des vêtements isolants. Il ne faisait qu’obéir au sens commun alors que les jeunes membres de la tribu l’ignoraient, surtout les plus fougueux. Il portait un masque pour récupérer l’humidité de son souffle et des couches de tissus qui filtraient sa transpiration. Dans le désert, il ne fallait rien gaspiller. Mais les autres étaient plus insouciants, persuadés qu’ils pourraient bientôt retrouver l’eau qu’il leur fallait. Ils portaient des vêtements importés par les hors- monde, qui répondaient à des modes étrangères mais pas aux exigences du désert. El’hiim lui-même affectionnait les couleurs vives plutôt que le camouflage traditionnel des anciens Zensunni d’Arrakis. Ishmaël avait juré à la mère du garçon, sur son lit de mort, de veiller sur lui et il avait tenté bien des fois – trop souvent peut-être – de lui apprendre à se comporter. Mais El’hiim et ses amis étaient d’une autre génération et le considéraient comme une momie venue du passé. Le fossé entre lui et Ishmaël s’était rapidement creusé. Alors que sa mère était mourante, El’hiim avait demandé qu’on aille chercher des secours médicaux à Arrakis Ville. Mais Ishmaël avait absolument refusé le secours des étrangers auxquels il ne se fiait pas. Et Marha avait écouté son époux plutôt que son fils. Pour El’hiim, elle en était morte. Il avait alors quitté la planète en passager clandestin à bord d’un vaisseau de la VenKee. Il avait visité des mondes lointains et avait même fait escale sur Poritrin, le monde des esclaves d’où Ishmaël et les siens s’étaient évadés. Avant de retrouver sa tribu, fort de ce qu’il avait vu et appris, à jamais transformé. Ses expériences l’avaient convaincu que les Zensunni devaient acquérir les usages des autres mondes – y compris la récolte et le commerce de l’Épice, ici, sur Arrakis. Pour Ishmaël, c’avait été un anathème, un camouflet pour la mission sacrée de Selim le Chevaucheur. Mais il ne devait pas renier la promesse qu’il avait faite à Marha, aussi accompagnait-il constamment son fils, jusque dans ses divagations. — Bien. Nous allons nous répartir les charges, déclara El’hiim d’un ton excité. Nous pourrons facilement atteindre la station VenKee en quelques heures et nous aurons toute la nuit pour nous. Les Zensunni approuvèrent en riant et se mirent en marche d’un pas décidé. Ils pensaient déjà à dépenser leur argent impur. Ishmaël fronça les sourcils mais garda le silence. Il avait tant de fois lancé les mêmes anathèmes qu’il avait le sentiment de n’être plus qu’une harpie. El’hiim, le nouveau Naib, avait ses propres idées sur la manière de conduire son peuple. Ishmaël se rendait compte qu’il n’était plus qu’un vieil homme entêté. Cent trois ans pesaient sur ses os douloureux. La vie rude du désert et la consommation de l’Épice lui avaient permis de conserver la force et la santé, alors que les autres Zensunni s’étaient amollis. Certes, il ressemblait au Mathusalem des écrits anciens, mais il était certain de pouvoir en remontrer à ces jeunes chiots, même s’ils le provoquaient en duel. Mais ils ne le feraient pas. C’était encore une façon de se détourner des usages anciens. Ils étaient chargés de lourds sacs de Mélange purifié qu’ils avaient récolté dans les sables. Même s’il n’était pas d’accord pour vendre l’Épice, Ishmaël avait accepté sa part du fardeau. Il avait été prêt à partir avant même que ses jeunes compagnons aient fini de se harnacher et il avait attendu, stoïque, sans un mot. Enfin, El’hiim avait pris la tête de la colonne d’un pas vif et bruyant. Dans le crépuscule, ils dévalèrent les pentes douces des dunes. Au loin, dans les ombres allongées, les lumières de la station de la VenKee clignotaient à l’abri du Mur du Bouclier. Les bâtiments étaient disparates, conçus selon diverses architectures étrangères et sans un plan cohérent. Pour Ishmaël, c’était une tumeur de maisons préfabriquées et de bureaux crachée par les cargos spatiaux. Il plissa ses yeux bleus d’Épice. — Ce sont les miens qui ont construit ça après leur arrivée de Poritrin. El’hiim sourit en hochant la tête. — Oui, et ça s’est plutôt développé, non ? (Le jeune Naib était plus bavard que l’ancêtre et n’hésitait pas à gaspiller l’humidité de sa bouche qu’il n’avait même pas protégée.) Adrien Venport nous paie bien et il a toujours de la demande pour notre Épice. Ishmaël ne ralentit pas. Il allait d’un pas assuré entre les rochers. — Tu ne te souviens pas des visions de ton père ? — Non. Je ne me souviens même pas de lui. Il s’est fait dévorer par un ver avant ma naissance, et je ne connais que les légendes qui courent sur lui. Comment faire la différence entre la vérité et le mythe ? — Il avait su voir que le commerce de l’Épice avec les hors-monde détruirait nos traditions zensunni et tuerait Shai-Hulud – si nous n’y mettions pas un terme. — Ce serait comme d’essayer d’empêcher le sable de s’infiltrer sous les portes. J’ai choisi un autre chemin et, durant ces dix dernières années, nous sommes devenus prospères. (Il sourit de nouveau à son beau-père.) Mais vous trouvez toujours une raison pour vous plaindre, non ? Est-ce qu’il n’est pas préférable que ce soit nous, les indigènes d’Arrakis, qui tirions profit de l’Épice ? Est-ce que nous ne sommes pas légitimement ceux qui doivent récolter le Mélange et le vendre à la VenKee ? Sinon, ils enverraient des étrangers, ils mettraient leurs propres équipes sur les champs... — Ils l’ont déjà fait, remarqua un homme. — Vous vous demandez quel est le péché le plus savoureux, rétorqua Ishmaël. Je ne choisis ni l’un ni l’autre. El’hiim le dévisagea avant de se tourner vers les siens comme pour les prendre à témoin de l’attitude désespérante du vieil homme. Il y avait bien des années, quand Ishmaël avait épousé la mère d’El’hiim, il avait essayé d’éduquer le jeune homme selon les valeurs traditionnelles, suivant les visions de Selim le Chevaucheur, son père. Il n’avait sans doute pas été assez vigilant et son beau-fils s’était tourné dans une autre direction. Avant sa mort, Marha lui avait fait jurer d’élever son fils mais, comme les années passaient, il était devenu comme un caillou dans ses bottes. Malgré de graves préoccupations, il n’avait eu d’autre choix que d’aider El’hiim à devenir Naib. Dès lors, c’avait été comme s’il glissait longuement sur le versant abrupt d’une dune. Récemment, El’hiim avait montré la faiblesse de son jugement en acceptant que deux engins aériens se posent dans un camp zensunni du désert profond. Il voyait là un moyen commode et rapide d’échanger des fournitures trop lourdes à porter sur une longue distance, mais aux yeux d’Ishmaël, les deux appareils ressemblaient tout à fait aux vaisseaux des esclavagistes qui l’avaient capturé alors qu’il n’était encore qu’un enfant. — Tu nous mets en danger ! avait-il protesté à voix basse pour que le Naib ne soit pas gêné. Et si ces hommes comptent nous enlever ? — Ce ne sont pas des esclavagistes, Ishmaël. Mais des marchands, des commerçants. — C’est un risque que tu nous fais courir. — Nous avons des rapports commerciaux avec eux. Ces hommes sont fiables. Ishmaël secoua la tête, au bord de la colère. — Tu ne penses qu’à ton confort. Nous devrions essayer de mettre un terme à ces exportations d’Épice et refuser les tentations qu’elles apportent. Mais El’hiim avait soupiré. — Je vous respecte, Ishmaël... Mais parfois vous semblez incroyablement aveugle. Et il s’était éloigné en compagnie des marchands de la VenKee, le laissant bouillonnant de rage. A présent, la nuit était venue et les Zensunni avaient atteint la base du Mur du Bouclier. Ishmaël constata que les contreforts, les condensateurs d’humidité et les générateurs solaires avaient envahi comme de la moisissure tous les endroits abrités de la grande falaise. Il n’avait pas ralenti le pas alors que les autres se hâtaient vers ce qui était pour eux la civilisation. Ils entrèrent dans la cacophonie de la bourgade et ce fut comme si la paix du bled n’avait jamais existé. Dans la rumeur des machines, le ronronnement des générateurs, les voix s’interpellaient, aiguës et multiples. Toutes ces lumières et ces odeurs agressives étaient autant d’atteintes offensantes pour Ishmaël. La nouvelle de leur arrivée s’était déjà répandue dans les rues de la station VenKee. Des employés venaient à leur rencontre en tenues extravagantes, chargés de gadgets énigmatiques. Un représentant officiel de la compagnie vint vers eux avec un sourire bienveillant, les mains levées. Mais Ishmaël le jugea visqueux et déplaisant. El’hiim, tout au contraire, salua chaleureusement le marchand. — Nous apportons une nouvelle livraison. Elle est à vous. Et le prix reste inchangé. — Comme toujours, le Mélange reste précieux, répondit le hors-monde. Et les aménagements de notre petite ville sont à votre disposition si vous le désirez. Les hommes d’El-hiim explosèrent de joie. Et, comme d’habitude, Ishmaël resta silencieux, le regard fuyant. Il posa son fardeau d’Épice sur le sol poussiéreux comme un sac d’immondices. Les gens de la VenKee appelèrent des porteurs qui se chargèrent des sacs ventrus qu’ils allèrent déposer dans le bureau de livraison où ils furent tous pesés tour à tour avant qu’El’hiim soit payé. La lumière artificielle devint plus vive face à l’obscurité du désert, et une musique étrangère agressa les oreilles d’Ishmaël. El’hiim et ses hommes s’étaient dispersés pour gaspiller leur argent. Ils regardaient des danseuses charnues, pleines d’eau, à la chair pâle et peu appétissante. Ils buvaient de la bière et se saoulaient trop vite. Ishmaël, bien sûr, demeurait à l’écart de leurs dépravations. Il se contentait de les observer, avec rage et l’envie amère de retrouver le désert paisible et sûr. Étant donné qu’il n’y eut pas de lien de téléchargement entre moi et le suresprit durant des siècles, Omnius ne connaît pas mes pensées, dont certaines peuvent paraître déloyales. Mais je ne l’entendais pas ainsi, je suis seulement curieux de nature. Dialogues d’Érasme. Dans l’ambiance de mort, les relents de putréfaction, les gémissements de souffrance, cerné par les visages grimaçants qui le suppliaient, Érasme conduisait avec diligence ses tests sur chaque cobaye avec la même attention. La précision scientifique l’exigeait. Et le redoutable rétrovirus ARN n’allait pas tarder à être répandu. Il venait de discuter encore une fois avec Rekur Van des meilleures méthodes de dispersion, mais il avait été gravement frustré – pour autant qu’un robot le puisse – car le Tlulaxa n’avait cessé de changer de sujet, de louvoyer et de le narguer à propos de ses expériences de restauration reptilienne. Rekur Van semblait obsédé par la repousse de ses membres amputés, alors que le robot avait d’autres priorités. Pour tenter de le calmer, il avait examiné les patchs biologiques des épaules du Tlulaxa et lui avait menti en surestimant les résultats. Certes, on discernait des cloques minuscules, ce qui indiquait à l’évidence une reprise de la croissance osseuse, mais à un taux presque négligeable. C’était sans doute intéressant, mais ce n’était qu’un des nombreux aspects de ses importantes expériences. Il avait jugé nécessaire d’augmenter la médication ce matin même, à seule fin d’obliger son cobaye, Vieille Souche, à se concentrer sur des sujets pertinents plutôt que sur ses stupides problèmes personnels. Drapé dans une de ses robes préférées, d’un bleu somptueux, Érasme allait de chambre en chambre, affichant un sourire aimable sur son visage fluide. Le taux d’infection avait atteint soixante-dix pour cent, avec un espoir de mortalité de quarante-trois pour cent. Ceux qui guérissaient, néanmoins, resteraient infirmes à cause des ruptures de tendons, autre effet de la maladie. Quelques-unes de ses victimes s’écartaient à son passage, en se recroquevillant dans un recoin de leur cellule immonde. D’autres tendaient la main, le regard brouillé, en implorant. Ceux-là, décida le robot, devaient être en plein délire ou victimes d’hallucinations. Mais la paranoïa allait de pair avec un comportement irrationnel dans les symptômes que présentait le virus. Érasme avait installé un nouveau dispositif de capteurs olfactifs amplifiés pour échantillonner et comparer les diverses puanteurs des labos. Il considérait que c’était une part importante de ses expériences. Au fil des années, il s’était senti de plus en plus fier de ses travaux : inlassablement, il travaillait sur ses tests et sur les souches de virus mutant. Il était facile de développer un fléau biologique qui pourrait exterminer ces êtres fragiles qu’étaient les humains. Mais l’essentiel de l’astuce était de trouver un virus qui pouvait frapper rapidement, en éradiquant un maximum de victimes et en laissant des survivants impossibles à traiter. Érasme et le Tlulaxa avaient travaillé à partir d’un rétrovirus ARN aérien qui, bien que fragile dans l’environnement externe, pouvait atteindre aisément les organes respiratoires et les blessures. Dès qu’il affectait l’organisme, il s’attaquait au foie – à la différence d’autres agresseurs similaires – et se reproduisait rapidement en produisant une enzyme qui convertissait les diverses hormones en composés toxiques que le foie ne pouvait métaboliser. Les symptômes initiaux de la maladie étaient un arrêt des fonctions cognitives qui s’accompagnait d’un comportement irrationnel et agressif. Comme si les hrethgir avaient besoin d’être encouragés à se livrer à d’autres activités hasardeuses ! se dit Érasme. Les symptômes du premier stade étant mineurs, les malades infestés survivaient en société avant de réaliser qu’ils étaient atteints, et c’est ainsi qu’ils répandaient le virus. Mais dès que les composés convertis se développaient dans l’organisme et que les fonctions du foie étaient progressivement détruites, on passait très vite au second stade, inexorablement, pour atteindre le seuil fatal dans quarante-trois pour cent des cas. Si ce chiffre correspondait au nombre des morts sur les Mondes de la Ligue, en l’espace de quelques semaines le reste de la société humaine s’effondrerait rapidement. Ce serait merveilleux d’observer cela et d’en tirer de nouvelles leçons. Au fur et à mesure de la chute des différentes planètes de la Ligue, Érasme comptait bien rassembler suffisamment d’informations pour poursuivre ses études des siècles durant, pendant qu’Omnius reconstruirait les Mondes Synchronisés. Il pénétra dans un secteur de chambres pressurisées où se trouvaient une cinquantaine d’autres cobayes, et il eut la satisfaction de constater que beaucoup étaient agités de spasmes d’agonie, ou simplement morts et recroquevillés sur leur couche dans des flaques d’excréments et de vomissure. En les observant, il nota les diverses formes de lésions dermiques, les plaies (que les victimes s’étaient faites en se débattant), la maigreur des corps et les signes de déshydratation. Il étudia quelques cadavres avec attention, enregistra leur posture convulsée. Il aurait aimé avoir les moyens de quantifier les différents degrés de souffrance. Non par haine ou désir de vengeance : il cherchait simplement un moyen précis d’éradiquer un maximum d’humains pour porter un coup fatal à la Ligue des Nobles. En accord avec le suresprit, il n’avait qu’un but : imposer à nouveau l’ordre des Mondes Synchronisés sur le chaos humain. Il ne faisait plus de doute que le moment était venu de répandre la peste sur les êtres de chair. Il accentua le sourire de son visage fluide, ce qui ne lui était guère habituel. Après des entretiens interminables avec Rekur Van, il était parvenu à appliquer ses propres connaissances d’ingénierie à la conception de containers de dispersion virale, des torpilles qui iraient brûler dans la haute atmosphère des mondes hrethgir pour répandre l’agent de la peste. Le rétrovirus ARN perdrait de sa force mais resterait létal. Et il se répandrait rapidement au sol. Après avoir fait le compte des humains décédés, Érasme porta le regard de ses fibres optiques vers une fenêtre d’observation. Au-delà, il y avait une petite chambre. La fenêtre était revêtue d’un film qui, pour la vision humaine, n’était qu’un miroir. Il régla la longueur d’onde de sa vision et fut étonné de voir Gilbertus Albans, là, à l’intérieur de la chambre. Qui le regardait. Comment avait-il pu y pénétrer et franchir les systèmes de sécurité ? Son fidèle fils adoptif lui souriait, sachant bien qu’Érasme le voyait. Le robot réagit avec fébrilité, au seuil de l’horreur. — Gilbertus, ne bouge pas de là. Il activa les contrôles pour s’assurer que la chambre d’observation était toujours scellée et stérile. « Je t’ai dit ne jamais aller dans les laboratoires. Ils sont trop dangereux pour toi. — Mais les scellés sont intacts, Père. Gilbertus était maintenant un homme musclé grâce à ses exercices quotidiens, il avait la peau claire et lisse et les cheveux drus. Malgré tout, Érasme purgea l’atmosphère de la pièce pour la remplacer par de l’air sain et filtré. Il ne pouvait courir le risque que Gilbertus soit infesté. Si son jeune fils adoptif avait été exposé ne serait-ce qu’un instant à une forme mineure de la peste, il risquait des souffrances atroces avant de mourir. Une issue que le robot ne souhaitait nullement. Oubliant pour un temps ses expériences, sans se soucier d’effacer un mois de données, il passa en hâte devant des chambres scellées où des cadavres étaient empilés dans l’attente de l’incinération. Il n’accorda pas la moindre attention à leurs regards vides, leurs bouches ouvertes, leurs membres entremêlés, raidis comme des pattes d’insectes. Gilbertus n’était pas un humain comme les autres, son esprit était organisé et efficace, aussi proche que possible d’un ordinateur, car Érasme lui-même s’était chargé de son éducation. Gilbertus avait maintenant plus de soixante-dix ans mais il paraissait encore en pleine jeunesse, grâce au traitement de prolongement de la vie que le robot lui avait administré. Les humains tels que Gilbertus ne vieillissaient pas, ne se dégradaient pas. Et le robot avait veillé tout spécialement à ce qu’il ait tous les avantages et les protections possibles. Mais Gilbertus n’aurait pas dû s’aventurer là, dans les laboratoires de la peste. Il courait un danger inacceptable. Dès qu’il atteignit la chambre stérile, le robot arracha sa robe bleue qu’il lança dans l’orifice d’incinération. Il la remplacerait très vite. Il arrosa son corps métallique d’un désinfectant puissant et d’agents chimiques antiviraux, insistant sur chacun de ses joints. Il se sécha et se tourna vers la porte d’accès. Puis il hésita et répéta le processus de décontamination deux fois, puis trois. Il devait prendre toutes les précautions sachant que Gilbertus était à l’intérieur. Il se présenta devant son fils adoptif étrangement nu, sans ses falbalas habituels. Il avait eu l’intention de le sermonner, de le mettre en garde contre le danger qu’il avait stupidement couru en pénétrant dans ces locaux, mais une émotion bizarre bloqua les paroles sévères qu’il avait préparées. Il avait grondé l’enfant féroce qu’avait été Gilbertus bien des années auparavant quand il s’écartait des règles, mais aujourd’hui, il était un être humain mature, totalement programmé et coopératif. Et il parut si rayonnant en le retrouvant qu’Érasme en éprouva... de la fierté ? — C’est l’heure de notre partie d’échecs. Nous y allons, Père ? Le robot inquiet avait besoin de quitter au plus vite le bâtiment. — Je veux bien jouer contre toi, mais pas ici. Il faut quitter les labos de la peste. Cet endroit n’est pas sûr pour toi. — Mais, Père, est-ce que vous ne m’avez pas déjà donné toutes les formes d’immunité possibles en même temps que le traitement de longévité ? Je devrais être suffisamment en sécurité ici. — Suffisamment en sécurité ne signifie pas « totalement en sécurité », répliqua Érasme, surpris par son inquiétude qui frôlait l’irrationnel. — La sécurité ? Est-ce que vous ne m’avez pas enseigné que ce n’était qu’une illusion ? — Je te prie de ne pas argumenter avec moi quand ce n’est pas nécessaire. Je ne dispose pas de suffisamment de temps. — Mais vous m’avez cité les anciens philosophes qui enseignaient qu’il n’existe pas de sécurité, pas plus pour un organisme biologique que pour une machine pensante. Alors pourquoi quitter cet endroit ? Je peux attraper la peste ou ne jamais l’attraper. Et vos mécanismes peuvent se bloquer à tout instant, pour des raisons que vous n’avez jamais envisagées. Ou bien un météore peut tomber de l’espace et nous tuer tous les deux. — Mon fils, mon protégé, mon cher Gilbertus, tu ne veux pas me suivre ? Je t’en prie, nous discuterons de tout cela plus tard. N’importe où ailleurs. — Vous vous montrez tellement affable, Père, un trait de caractère manipulateur humain, que je ferai selon votre volonté. Il suivit son père-robot adoptif. Ensemble, ils passèrent dans le sas et se retrouvèrent sous le ciel rougeâtre de Corrin. Après un temps, Gilbertus parla de ce qu’il avait vu dans les laboratoires. — Père, est-ce que ça ne vous perturbe pas de tuer autant de gens ? — C’est dans l’intérêt des Mondes Synchronisés, Gilbertus. — Mais ce sont des humains... comme moi. Érasme se tourna vers lui. — Ce ne sont pas des humains comme toi. Il y avait bien des années, le robot indépendant avait employé un terme particulier en hommage aux processus mentaux de Gilbertus, en pleine croissance, et à ses capacités de réflexion logique exceptionnelles. — Je suis ton mentor, lui avait-il dit. Et tu es mon mentant. Je t’apprends la mentation. Donc, je dois te donner un surnom que j’ai forgé à partir de ces mots. Je l’emploierai quand je serai particulièrement satisfait de tes performances. Je pense que tu considéreras cela comme un terme d’affection. Gilbertus avait souri. — Un terme d’affection ? Et quel est-il, Père ? — Je t’appellerai mon Mentat. Et c’est ainsi que le nom avait été adopté. — Tu comprends bien que les Mondes Synchronisés œuvrent pour le bénéfice du genre humain. Et ces sujets d’expérience représentent simplement un... investissement. Et je m’assurerai que tu vives suffisamment longtemps pour récolter les bénéfices de ce que nous avons mis en train, mon Mentat. Gilbertus était radieux. — J’attendrai de voir comment les événements évoluent, Père. Ils avaient atteint la villa d’Érasme et s’avancèrent dans le paisible jardin botanique, un univers de fontaines vives, de plantes magnifiques où voletaient des oiseaux chanteurs. C’était leur sanctuaire, le lieu magique où ils pouvaient passer ensemble de longs moments. Gilbertus avait déjà mis en place l’échiquier. Il poussa un pion. Érasme le laissa faire par pure indulgence paternelle. — Lorsque mes pensées se troublent, pour conserver un esprit organisé et efficace, j’ai fait ce que vous m’avez appris. Je voyage à l’intérieur de mon esprit et je me livre à des calculs mathématiques complexes. Cela me permet de dominer mes doutes et mes préoccupations. Gilbertus attendit que son père-robot joue à son tour. Érasme eut le plus sincère des sourires. — C’est parfait, Gilbertus mon fils. Tu es parfait. Quelques jours plus tard, le suresprit convoqua Erasme dans la Spire Centrale. Un petit vaisseau venait de déposer quelques humains qui pouvaient en toute impunité se présenter sur la planète centrale des Mondes Synchronisés. Un homme au visage tanné débarqua le premier et s’immobilisa devant la spire animée. Comme un organisme vivant, la structure qui abritait Omnius pouvait changer de forme, se dresser, roide et sinistre, avant de s’abaisser avec grâce. Érasme reconnut le visiteur aux cheveux bruns, à la peau basanée. Il était chauve, avec des yeux rapprochés, plus grand qu’un Tlulaxa, l’air moins furtif. Bien des décennies après sa disparition et sa mort supposée, Yorek Thurr continuait d’œuvrer à la destruction du genre humain. Il s’était allié subrepticement avec les machines pensantes et il avait déjà causé des dommages considérables à la Ligue des Nobles et au Jihad insensé de Serena Butler. Il y avait longtemps de cela, Thurr avait été nommé à la tête de la Jipol par Iblis Ginjo. Il avait fait preuve d’un talent peu commun pour trouver des traîtres, des agents mineurs qui avaient coopéré avec les machines. Ses capacités remarquables étaient dues au fait qu’Omnius s’était acheté sa loyauté en échange du traitement de vie prolongée, quoique, à l’époque, le corps de Thurr ne fût plus vraiment dans sa prime jeunesse. Durant toutes les années où il avait dirigé la Jipol, Thurr avait adressé des rapports réguliers à Corrin. Son travail était impeccable, et les boucs émissaires qu’il avait tués n’avaient aucune importance, des espions sans valeur sacrifiés pour son ascension dans la Ligue. Après la mort d’Iblis Ginjo, il avait travaillé durant des années à réécrire l’Histoire pour souiller la mémoire de Xavier Harkonnen tout en faisant un martyr du Grand Patriarche. Au côté de la veuve de Ginjo, il avait dirigé le Conseil du Jihad mais, quand le moment était venu pour lui de devenir le nouveau Grand Patriarche, la veuve avait réussi à le manœuvrer politiquement et à installer son fils et son petit-fils au pouvoir. Yorek Thurr s’était senti trahi par les humains qu’il avait si longtemps servis. Il avait alors simulé sa mort et réclamé son dû aux machines pensantes. Elles lui avaient accordé un Monde Synchronisé, Wallach IX, où il pouvait régner en maître. En apercevant Érasme, il se redressa. — Je viens présenter notre plan de destruction de la Ligue. Je sais que les machines pensantes sont lentes et intransigeantes, mais il y a des années que je leur ai soumis l’idée de développer diverses formes de peste. Pourquoi attendre si longtemps ? Je veux que ces virus soient propagés très vite pour observer les résultats. — Yorek Thurr, vous avez simplement suggéré l’idée. Rekur Van et moi l’avons mise en application, rétorqua Érasme. Le traître chauve rejeta son argument d’un geste. C’est alors que la voix d’Omnius tonna : — Je procéderai selon ma volonté et j’exécuterai ce plan quand je jugerai que le moment est venu. — Bien entendu, Seigneur Omnius. Mais du fait que je tire une certaine fierté de ce stratagème, comprenez que je me soucie de son évolution. — Vous allez être satisfait de son évolution, Yorek Thurr. Érasme m’a assuré que la souche de rétro virus que nous possédons maintenant est suffisamment mortelle pour les buts que nous visons, même si elle tue seulement quarante-trois pour cent des humains qui y sont exposés. Thurr s’exclama : — Autant que ça ! On n’a jamais connu d’épidémie aussi mortelle. — Pourtant, cette maladie me paraît peu efficace, car moins de la moitié de nos ennemis périront. Les yeux de Thurr étincelaient. — Mais, Seigneur Omnius, vous semblez oublier les pertes secondaires dues aux infections, au manque de soins, aux accidents, à la famine. Si deux victimes sur sept meurent de la peste, plus tous ceux qui seront affaiblis, vous ne disposerez pas de suffisamment de médecins pour traiter tous les malades infestés – encore moins ceux qui sont victimes de blessures ou de malaises. Songez également à la tourmente qui va s’abattre sur les gouvernements, les sociétés et les armées ! — — Thurr se laissait emporter par son enthousiasme.) La Ligue sera incapable de lancer d’autres offensives contre les Mondes Synchronisés, encore moins de se défendre ou de demander du secours au cas où une flotte de machines frapperait. Quarante-trois pour cent, dites-vous... Mais c’est un coup mortel porté à la race humaine ! Érasme intervint : — Omnius, les extrapolations de Yorek Thurr sont pertinentes. Dans le cas présent, le facteur d’imprévisibilité de la société humaine sera la source de dommages bien plus graves que le nombre de victimes dues au rétrovirus. — Nous en aurons la preuve empirique avant peu, répliqua Omnius. Notre première salve de capsules de peste est prête au lancement, et la seconde est d’ores et déjà en production. Thurr était totalement réjoui. — Excellent. J’aimerais assister au lancement. Érasme se demanda si quelque chose avait mal tourné dans le traitement d’extension vitale de Yorek Thurr ou s’il avait été simplement fourbe et déloyal dès le début. — Venez avec moi, dit-il enfin. Nous allons vous trouver un endroit d’où vous pourrez observer tranquillement le lancement. Un moment plus tard, ils regardèrent les projectiles incandescents jaillir dans la clarté de la géante rouge qui était la primaire de Corrin. — C’est une habitude humaine que de se réjouir devant les feux d’artifice, déclara Thurr. Pour moi, c’est un spectacle glorieux. Et le terme est aussi inexorable que la gravité. Rien ne saurait nous arrêter. Nous... Un choix de termes intéressant, se dit Érasme. Mais je ne saurais lui faire entièrement confiance. Il y a trop de plans obscurs dans son esprit. Il leva son visage fluide vers le ciel pour observer une autre salve de torpilles chargées de peste qui partaient vers les Mondes de la Ligue. Le peuple m’accueille comme un héros et un conquérant. J’ai affronté les cymeks et vaincu les machines pensantes. Mais je n’accepterai pas que mon héritage s’arrête là. Mon travail ne fait que commencer. Quentin Butler, Mémoire sur la libération de Parmentier. Après la reconquête d’Honru, Quentin et son armée passèrent un mois à nettoyer la planète, à reconstruire les immeubles et à secourir les survivants. La moitié des mercenaires de Ginaz resterait sur place pour diriger la transition et détecter d’éventuelles implantations robotiques. Quand tout fut prêt, le Primero Butler et ses deux fils aînés mirent le cap sur le système voisin de Parmentier avec le gros de l’armada du Jihad. Tous les combattants n’aspiraient qu’à un repos bien mérité et Rikov ne souhaitait qu’une chose : retrouver sa femme et leur fille unique. Après l’opération sur Honru, ils étaient à la lisière de l’espace d’Omnius, et Parmentier était le dernier avant-poste de la Ligue face aux Mondes Synchronisés. En quelques décennies, les pionniers humains avaient accompli de remarquables progrès en se réinstallant sur Parmentier après les années désastreuses d’occupation robotique. Les polygones industriels des machines avaient été nettoyés de tous les restes de déchets et d’agents toxiques. La planète avait de nouveau une agriculture, des forêts, des fleuves dragués, curés, redessinés, comme tout nouveau. Rikov Butler consacrait le plus clair de son temps au service de l’Armée du Jihad, mais il était aussi le gouverneur efficace et apprécié de la colonie humaine. Il se trouvait au côté de son père sur la passerelle du vaisseau amiral ballista, observant avec lui en souriant sa paisible planète qui grandissait devant eux. — Je suis tellement impatient de revoir Kohe. Et je viens juste de prendre conscience que Rayna a onze ans. J’ai été si souvent absent durant son enfance. — Tu vas te rattraper, lui dit Quentin. Je voudrais que tu aies d’autres enfants, Rikov. Une petite-fille unique, ça ne me suffit pas. — Et comment tu pourrais avoir d’autres enfants si tu ne te retrouves jamais seul à seul avec ta femme, ricana Faykan. Je suis persuadé qu’il doit exister des pensions privées dans cette ville. Rikov répondit en riant : — Mon père et mon frère seront toujours les bienvenus dans notre maison. Kohe n’apprécierait pas que je vous rejette. — Rikov, fais ton devoir, dit Quentin dans un grondement moqueur. Ton grand frère ne semble pas avoir l’intention de prendre épouse. — Pas dans l’immédiat, rectifia Faykan. Je n’ai pas encore trouvé les relations politiques propices. Mais ça ne saurait tarder. — Quel romantique tu fais ! Au fil des années, Rikov et Kohe avaient aménagé une belle demeure sur une colline qui dominait la cité principale de Parmentier, Niubbe. Avec le temps et sous le gouvernement efficace de Rikov, Parmentier deviendrait sans nul doute une planète importante au sein de la Ligue. Quand la flotte se posa et que les soldats et les mercenaires quittèrent le bord en permission officielle, Quentin accompagna ses fils jusqu’au domaine de Rikov. Kohe, toujours pudique, donna un baiser chaste à son époux. Rayna, leur fille, qui avait toujours préféré la fréquentation des livres à celle de ses amis, vint les rejoindre. Elle était blonde avec de grands yeux. Dans leur maison, ils avaient dressé un autel dédié aux Trois Martyrs, décoré en permanence de soucis disposés dans des vasques à la mémoire de Manion l’Innocent. Kohe Butler était une femme dévote qui s’attachait aux prières quotidiennes et respectait les dogmes, mais elle n’était pas une fanatique comme les Martyristes qui étaient solidement installés ici, sur Parmentier. La population avait encore le souvenir cruel de la domination des machines et elle se portait vers les factions religieuses les plus militantes. Elle veillait également à ce que sa famille et ses serviteurs ne cèdent pas à l’attrait du Mélange. — Serena Butler n’en consommait pas. Donc, nous ne pouvons le faire. Rikov s’adonnait parfois à ce vice lorsqu’il était en manœuvre, mais il respectait la volonté de son épouse dès qu’il était chez eux. La jeune Rayna s’installa à table, humble et polie. — Combien de temps resteras-tu ? demanda Kohe à son époux. Quentin intervint. — Faykan doit me suivre où que j’aille pour m’aider à détruire les machines, mais Rikov a d’autres obligations. Je vous l’ai pris trop longtemps, Kohe. Gouverner Parmentier est aussi important que servir la cause du Jihad. J’accorde un congé exceptionnel à Rikov – disons d’une année – afin qu’il exerce ses devoirs de chef de communauté, de mari et de père... En voyant l’expression de surprise et de bonheur sur les visages de Rikov et de son épouse, Quentin se sentit rasséréné. — Merci, Primero, murmura Rikov. — Nous en resterons là avec les titres militaires, dit Quentin. Je pense que tu peux m’appeler Père dans ta propre demeure. Quant à toi, Faykan, je pense que nous allons nous reposer ici une semaine avant de regarnir les soutes. Nos soldats et les mercenaires en ont besoin. Il n’y a pas que les machines qui aient besoin de recharger leurs batteries. Ensuite, comme d’habitude, nous reprendrons le large. Faykan inclina brièvement la tête : — Une semaine, c’est très généreux... Il va falloir en profiter. Pendant son séjour, Quentin divertit la famille de Rikov avec le récit de ses exploits militaires lors de la défense d’Ix et leur raconta en détail comment il avait été enterré vivant dans l’effondrement d’une grotte. Il avoua que les espaces confinés et le noir le mettaient depuis mal à l’aise. Il leur fit le récit épique de sa rencontre avec le Titan Junon, puis de son évasion, alors qu’il commandait un groupe d’intervention chargé de sauver des civils sur la planète Bela Tegeuse. Ils l’écoutaient avec passion, en frissonnant parfois. Pour eux, les cymeks étaient encore plus mystérieux et effrayants que les robots de combat. Heureusement, depuis qu’ils s’étaient retournés contre Omnius, ils étaient moins redoutables. Rayna, sa petite-fille, l’écoutait avec de grands yeux. Quentin lui sourit. — Et toi, Rayna, qu’est-ce que tu penses des machines ? — Je les hais ! Ce sont des démons. Si nous ne parvenons pas à les détruire nous-mêmes, c’est Dieu qui les punira. C’est ce que dit ma mère. — Ou alors ils nous ont été envoyés à cause de nos péchés, risqua Kohe d’un ton prudent. Quentin se tourna vers la mère et la fille, puis vers Rikov. Puis il demanda à Rayna : — Tu as déjà vu une machine pensante ? — Elles sont tout autour de nous. C’est difficile de savoir lesquelles sont méchantes. Quentin, impressionné, haussa les sourcils et dit à Rikov : — Un jour elle sera un des meilleurs éléments de la croisade. — Ou bien une politicienne. — Ma foi, je pense que la Ligue en a également besoin. Quand vint l’heure de repartir avec son bataillon, Quentin décida qu’ils devaient retourner sur Salusa Secundus. Il y avait toujours du travail qui l’attendait au Conseil du Jihad et au gouvernement de la Ligue et ça faisait plus d’un an et demi qu’il n’avait pas rendu visite à la silencieuse Wandra dans la Cité de l’Introspection. Durant tout un après-midi, les Jihadis et les mercenaires regagnèrent les grands vaisseaux qui attendaient en orbite. Quentin embrassa Rikov, Kohe et Rayna. — Je sais que tu as la nostalgie des jours où tu combattais les machines avec ton frère, dit-il à Rikov. Je me souviens de mes premiers faits d’armes quand j’étais jeune. Mais tu as tes responsabilités ici, sur Parmentier, et tu dois veiller sur ta famille. — Je ne m’opposerai certainement pas à ça, Père. Demeurer ici, en paix, avec Kohe et Rayna, est une mission plutôt séduisante. Je suis l’intendant de cette planète. Il est grand temps que je m’y installe. Quentin coiffa sa casquette et monta à bord de la navette pour regagner le vaisseau amiral. La flotte était parée à appareiller. Les commandants de bord récitaient les check-lists. Les ballistas et les chasseurs javelots avaient fait le plein de carburant et ils étaient prêts à mettre le cap sur le monde capital de la Ligue. Mais dès qu’ils décrochèrent de l’orbite de Parmentier, les techniciens détectèrent une salve de projectiles, une sorte de tempête de météores qui ne semblait pas obéir aux lois du hasard. — Commandant, nous estimons que ce sont des objets ennemis ! — Faites demi-tour et alertez les défenses planétaires ! lança Quentin. À tous les vaisseaux : rabattez- vous ! Retournez vers Parmentier ! Ses hommes avaient immédiatement réagi, mais il savait qu’ils n’arriveraient pas à temps. Les torpilles avaient été lancées par les machines et elles ne pouvaient manquer leur objectif. À la surface, Rikov déclencha l’alerte générale tandis que les capteurs traçaient les trajectoires des projectiles en approche. Les unités jihadis replongeaient déjà vers la planète. Mais les torpilles se désintégrèrent dans l’atmosphère sans causer de dommage. Aucune d’elles ne toucha le sol. — Ça voulait dire quoi ? demanda Faykan en se penchant sur l’épaule d’un balisticien. — Je suggère que nous restions pour faire une analyse complète, proposa Quentin. Ces vaisseaux sont à ta disposition, Rikov. — Inutile, Primero. Ces choses n’ont rien détruit. Même si ce sont les machines qui les ont conçues, ce n’était qu’un tir d’essai qui a raté sa cible... — Tu ferais bien de t’en assurer. Omnius prépare un sale coup. — Primero, sur Parmentier, nous avons des labos modernes et un bon équipement d’inspection. Et nos défenses sont prêtes. Rikov était d’une dignité d’acier. Mais, sur orbite, Quentin n’était pas serein : son fils avait été la cible d’Omnius. Il était évident que les torpilles n’avaient pas été téléguidées. Pourtant, elles avaient visé Parmentier très précisément, la planète de la Ligue la plus proche des Mondes Synchronisés. — C’était peut-être un simple essai de tir, suggéra Faykan. Durant sa carrière, Quentin avait été témoin d’actions bien plus graves de la part des machines. Dans le cas présent, il pensait que la réalité était pire que ce qu’il venait de voir. — Reste en statut d’alerte maximale, dit-il à Rikov. Ce n’était sûrement qu’un prélude. Deux jours durant, il disposa sa flotte en ligne défensive à la limite du système, mais aucune salve de torpilles ne surgit des golfes profonds de l’espace. Il décida enfin qu’il n’y avait plus aucune raison de s’attarder au large de Parmentier. Il dit une fois encore au revoir à son fils et la flotte mit définitivement le cap sur Salusa Secundus. L’univers nous défie constamment avec des adversaires que nous ne pouvons vaincre. En ce cas, pourquoi devons-nous travailler constamment à nous créer nos propres ennemis ? Maître d’Escrime Istian Goss. Soixante ans après le terrible tsunami qui avait ravagé l’archipel de Ginaz, tuant la majorité de la population, une jungle nouvelle couvrait les îles. Et, peu à peu, la population s’était reformée. Les apprentis mercenaires étaient revenus, avides de recevoir les leçons de combat du légendaire Jool Noret. Ginaz avait toujours été l’école des mercenaires du Jihad, des guerriers redoutables qui avaient leurs propres règles pour combattre les machines, leurs propres techniques, et qui ne dépendaient en rien de la bureaucratie rigide de l’Armée du Jihad. Ils comptaient un nombre élevé de pertes et de héros. Istian Goss était né sur l’archipel. Il appartenait à la troisième génération des survivants du mascaret, l’un des braves qui tentaient de repeupler leur monde. Il voulait consacrer sa vie à la libération des humains enchaînés. Il était né pour ça. S’il pouvait être le père de quelques enfants avant de périr pour la cause du Jihad, il mourrait heureux. Chirox, le mek de combat, s’avançait sur la grève, roide et puissant avec ses bras multiples. Ses fibres optiques brillèrent dans le soleil quand il observa le nouveau contingent d’élèves. — Vous avez tous terminé votre programme d’instruction. Sa voix était plate, terne, à la différence des machines modernes sophistiquées. En son temps, il avait été conçu avec une personnalité et des moyens de communication rudimentaires. — Vous vous êtes tous montrés capables face à mes méthodes de combat. Vous êtes désormais des adversaires à la mesure des machines pensantes. Tout comme Jool Noret. Il désigna une éminence de roches volcaniques : la chapelle qui contenait un cercueil de cristoplass où reposait le corps embaumé de Jool Noret, fondateur involontaire de la nouvelle école de Maîtres d’Escrime. Les élèves s’étaient tous retournés. Istian s’approcha avec révérence de l’autel, accompagné de son ami et partenaire Nar Trig. Il dit avec émotion : — Tu ne crois pas que nous aurions pu vivre des années plus tôt pour être initiés par Noret en personne ? Au lieu de cette maudite machine ? grommela Trig. Oui, c’aurait été bien, mais je suis heureux que nous vivions maintenant. La défaite de notre ennemi est proche... Quelles que soient les apparences qu’il prenne. Trig était un descendant des colons de Péridot qui avaient fui leur planète quatre-vingts ans auparavant, quand elle avait été investie par les machines. Ses parents tentaient de refonder un foyer ici, sur Ginaz, mais il n’avait pas réussi à se retrouver une place. Il ne survivait que par la haine des machines. A la différence d’Istian, qui avait la peau tannée et des cheveux roux et drus, Trig était trapu, brun, musclé, avec des épaules larges. Lui et Istian s’affrontaient régulièrement avec leurs épées de pulsion destinées à brouiller les circuits gel des robots de combat. Lorsque Trig se battait en duel avec le mek sensei, sa passion et sa colère culminaient et il attaquait avec furie, ce qui lui valait de marquer un score nettement supérieur à ceux des autres. Chirox lui-même lui avait déclaré après un duel particulièrement vif : « Nar Trig, toi seul as su découvrir la technique de Jool Noret, comment s’abandonner totalement au combat en oubliant tout souci de survie ou de sauvegarde. Telle est la clé. Trig n’en avait pas été particulièrement fier. Même si Chirox avait été reprogrammé et était passé dans le camp des humains depuis de longues années, le jeune homme éprouvait encore de l’aversion pour les machines sous toutes leurs formes. Istian serait heureux quand ils quitteraient ensemble Ginaz pour affronter l’ennemi véritable avec toute leur ambition et leur rage plutôt que cet adversaire artificiel... Chirox avait repris son discours. — Chacun de vous s’est montré méritant au cours de nos duels d’exercice et prêt à affronter les machines. Je vous donne donc l’accolade des guerriers du Saint Jihad. Le mek sensei avait rétracté tous ses membres de combat pour ne conserver que deux bras qui lui donnaient un aspect plus humanoïde. — Avant de vous envoyer servir le Jihad, nous allons obéir aux traditions de Ginaz avec un cérémonial qui fut instauré bien avant Jool Noret. — Le mek ne sait pas ce qu’il fait, marmonna Trig. Les machines pensantes ne connaissent rien au mysticisme ni à la religion. Istian acquiesça. — Mais c’est quand même bien que Chirox respecte nos croyances. — Il suit simplement un programme, il répète les paroles qu’il a entendues des humains. Néanmoins, Trig s’avança avec les autres vers trois grands paniers remplis de fragments de corail : un trésor venu de la mer. Chaque disque était vide ou portait le nom d’un guerrier de Ginaz tombé au combat. Depuis tous les siècles qu’ils affrontaient Omnius, les mercenaires en étaient venus à croire que leur mission était sacrée au point de conserver leurs esprits de combattants au sens littéral. Chaque fois que l’un d’eux succombait dans la bataille contre les robots, son esprit était censé renaître dans un autre guerrier potentiel de Ginaz. Tous les élèves, y compris Istian Goss et Nar Trig, étaient censés porter en eux l’âme d’un autre combattant qui devrait s’éveiller à nouveau afin de poursuivre le combat jusqu’à la victoire finale. C’est alors seulement que les fantômes des grands guerriers reposeraient en paix. Les paniers de feuilles de corail s’étaient remplis depuis le début de la croisade lancée par Serena Butler, mais le nombre de volontaires avait augmenté en proportion. — Chacun de vous va maintenant choisir un disque, dit Chirox. C’est le destin qui va guider votre main pour décider de l’esprit qui vit en vous. Les étudiants s’avancèrent, anxieux, en essayant de ne pas être parmi les premiers. Devant l’hésitation de ses camarades, Nar Trig jeta un regard neutre au mek de combat et se pencha sur le panier le plus proche. Il ferma les yeux et prit un disque au hasard. Il regarda le nom qui y était inscrit et hocha la tête sans un mot. Nul ne s’attendait à reconnaître les noms, car s’il y avait nombre de héros légendaires parmi les mercenaires, la plupart des autres étaient morts en ne laissant que leur nom. L’histoire de ceux qui étaient tombés au combat était inscrite dans les sépulcres de Ginaz. Chaque nouveau mercenaire devait aller trouver dans cette masse de données ce que l’on savait de l’esprit qui l’habitait. Trig s’éloigna et Chirox désigna un autre élève, puis le suivant. Quand Istian s’avança enfin, parmi les derniers, il hésita brièvement, partagé entre la curiosité et la réticence. Il ignorait même l’identité de ses parents. La majeure partie des enfants de Ginaz était élevée dans des crèches, et les groupes d’éducation avaient pour unique objectif de former des combattants qui honoreraient Ginaz. Mais il allait savoir le nom de l’entité intangible installée dans son ADN, cet esprit qui guidait sa vie, son talent de guerrier et son destin. Il plongea la main dans le deuxième panier et ses doigts frôlèrent les disques comme si l’un d’eux pouvait l’appeler. Il ne devait pas se tromper. Il observa tour à tour Chirox et son ami Nar Trig. Il sentit alors une surface plus froide que les autres qui semblait s’attacher à ses doigts. Les autres disques retombèrent dans le panier. Il baissa les yeux... et faillit lâcher le disque, incrédule. Il cligna des yeux, la gorge soudain sèche. C’était impossible ! Il n’avait jamais douté de ses capacités, il s’était toujours senti à la hauteur dans tous les exercices. Mais jamais il n’avait eu le sentiment d’être surhumain. Il n’était qu’Istian Goss. Il ne croyait pas à ce qu’il venait de découvrir. Un autre élève s’approcha de lui, intrigué par sa réaction muette. — Jool Noret ! Il a tiré Jool Noret ! Les autres eurent des exclamations étouffées, discordantes et presque apeurées, et Istian murmura : — Ce n’est pas juste. J’ai dû me tromper. Ce... cet esprit est trop puissant pour moi. Mais Chirox pivota et les fibres de ses yeux scintillèrent. — Je suis heureux de vous voir de retour au combat, Maître Jool Noret. Nous sommes encore plus près de triompher d’Omnius. — Toi et moi, nous resterons côte à côte, promit Nar Trig. Nous surpasserons peut-être la légende que tu dois assumer. Istian avait la gorgé nouée. Il n’avait d’autre choix que de se laisser guider par la présence silencieuse qui l’habitait désormais. Ceux qui ont tout n’accordent de valeur à rien. Ceux qui n’ont rien accordent de la valeur à tout. Raquella Berto-Anirul, Appréciation des Révélations philosophiques. Le sort de Richèse fut scellé dès qu’Omnius frappa à nouveau avec toute sa puissance militaire. Après son évasion, l’ignoble Seurat avait sans nul doute fourni au suresprit toutes les informations qu’il détenait sur les Titans rebelles. En tenant compte de leurs erreurs passées, les machines avaient estimé qu’une nouvelle flotte, plus importante, était nécessaire, avec des unités dotées d’une puissance de feu capable d’éradiquer les bases des cymeks. Face à ce nouvel assaut, les Titans n’avaient plus une chance. Le Général Agamemnon doutait qu’ils puissent résister plus d’un mois. Lui et ses cymeks devaient absolument fuir, mais ils ne pouvaient se précipiter comme des chiens vers la planète la plus proche qui risquait d’être défendue par les hrethgir ou par d’autres machines. Il ne disposait pas de suffisamment d’informations ni de personnel pour s’installer sur un autre monde-forteresse. Son expérience, riche de milliers d’années, lui avait enseigné qu’il avait besoin d’intelligences vives, précises, ainsi que d’une analyse complète de toutes les options possibles. Seuls trois Titans survivaient et il ne pouvait se permettre de prendre des risques inutiles. Il avait onze siècles d’âge et appréciait plus que jamais sa survie. Junon, sa maîtresse, avait les mêmes buts, les mêmes ambitions. Depuis qu’elle était revenue de Bela Tegeuse, il avait retrouvé avec bonheur son esprit et sa personnalité, même au travers de son étrange configuration. Elle lui déclara sur un ton stimulant, excitant : — Maintenant que nous nous sommes libérés d’Omnius, mon amour, nous avons besoin de nouveaux territoires, de nouvelles populations à dominer. « Mais nous ne sommes plus assez nombreux pour affronter les hrethgir ou les Mondes Synchronisés. Et les machines vont revenir à l’assaut de Richèse, c’est certain. Avant peu. — Omnius a l’interdiction de nous tuer tous les trois. — Faible consolation ! Il va détruire tout ce que nous avons bâti, massacrer nos fidèles et arracher les containers de nos cuirasses de marche. Même si nous ne sommes pas morts, il pourra débrancher nos tiges mentales et nous abandonner dans un enfer éternel d’obscurité sensorielle. Ce sera pire que la mort – nous serons incapacités ! — Jamais. Je te tuerai moi-même avant. Agamemnon avait proféré cela d’un ton si grave que les colonnes de la salle en vibrèrent. — Merci, mon amour. Il se lança sous l’arche d’une démarche aussi rapide qu’implacable et lança ses ordres aux néos qui attendaient à bord de son vaisseau le plus rapide : — Toi et Dante, vous allez rester ici et assurer nos défenses face aux machines. Je vais repérer un autre monde où nous pourrons nous installer et résister. Avec un peu de chance, Omnius ne nous retrouvera pas avant quelque temps. Ses fibres optiques lancèrent un flash et une constellation d’images de Junon déferla dans son esprit. — Je préfère ne pas compter sur la chance mais sur tes dons exceptionnels. — Nous aurons besoin des deux, sans doute. Le vaisseau d’Agamemnon s’éloigna de Richèse avec une accélération qui aurait tué tout être biologique. Il allait vers son contact secret dans le cœur de l’empire robotique. Wallach IX était un Monde Synchronisé insignifiant sur lequel Yorek Thurr avait installé un dominion où survivaient des prisonniers humains. Depuis des décennies, Thurr avait été une source d’informations clandestine mais fiable sur Omnius et la Ligue des Nobles. Il avait prévenu Agamemnon du retour d’Hécate et l’avait mis en garde contre son alliance surprenante avec les hrethgir. Il l’avait mis au courant du trajet interstellaire de Venport et de la Sorcière Cenva, ce qui avait permis à Beowulf de leur tendre une embuscade dans le système de Ginaz. Thurr n’avait pas son pareil pour faire se battre les montagnes. Le vaisseau d’Agamemnon avait un aspect anguleux et extravagant. Il était hérissé d’armes exotiques et muni de bras extracteurs et de vergues fourchues. Il pouvait se transformer en marcheur à la surface de n’importe quel monde et, quand il se posa sur une plaza de Wallach IX, il déploya de longs pieds, reprit son aspect de robot... Et Agamemnon se redressa, puissant, superbe et effrayant. Il se pouvait que les conseils de Yorek Thurr soient utiles, mais le Titan ne lui faisait pas totalement confiance. Il descendit les boulevards qui accédaient à la citadelle imposante que Thurr avait édifiée en tant que roi de la planète, salué par les humains asservis. Wallach IX était un Monde Synchronisé, mais Yorek Thurr proclamait avoir contourné et manipulé les contrôles externes du suresprit. Il avait réussi à subroger et à isoler l’Omnius local en imposant son programme personnel. Peu importait à Agamemnon. Si le suresprit disposait d’yeux secrets qui détecteraient la duplicité du traître humain, Thurr serait exécuté. Les cymeks rebelles, après tout, étaient d’ores et déjà condamnés à mort. La cuirasse de marche du général Titan était si volumineuse qu’il devait écarter ses bras géants pour abattre des murs et des arcades afin de pénétrer dans la citadelle. Et cette manœuvre militaire renforçait son pouvoir face au pâle félon humain qui l’attendait. En entrant dans la salle superbe où Thurr avait installé son trône, il constata que l’autre ne semblait nullement intimidé ou dérangé. Il dominait le cymek avec un regard de jade. — Je vous salue, Général Agamemnon. Soyez le bienvenu. C’est un plaisir que de recevoir un aussi illustre visiteur. Le trône du maître de Wallach IX reposait sur un piédestal fait d’os renforcés de polymères, avec de longs fémurs et des pilastres de crânes. L’ensemble avait un aspect curieusement barbare, mais Yorek Thurr semblait s’en délecter. Sur un mur, des armes exotiques étaient exposées sur des étagères ornementées. Le regard d’Agamemnon fut distrait un instant par la parfaite beauté d’une arme à projectile antique. Le dessin de la poignée en os était exquis, avec ses gravures montrant des scènes de mort violente auxquelles l’arme était associée. Longtemps, Agamemnon avait collectionné de telles armes, séduit par leur histoire plutôt que par leur menace potentielle. — Général, m’apportez-vous un projet ? renifla Thurr. Ou bien êtes-vous venu me demander une faveur ? — Je ne demande jamais aucune faveur. (Agamemnon leva ses bras énormes et se gonfla comme un oiseau de proie.) En ce qui vous concerne, je requiers votre assistance et je vous saurais gré de me l’accorder. — Comme toujours. Je peux aussi vous proposer un rafraîchissement, mais je suppose que ce serait gaspiller un bon millésime avec vous. — Nous avons de l’électrafluide autant que nous en voulons. Et ce n’est pas ce qui m’amène ici. J’ai besoin de copies de vos dossiers de renseignements, de vos cartes astronomiques et des relevés géographiques d’autres planètes. Il est temps que j’agrandisse mon empire cymek. Je dois décider quel monde je vais conquérir. — En d’autres termes, vous avez prévu d’abandonner Richèse avant qu’Omnius revienne pour vous exterminer. (Thurr ricana, excité à cette idée.) C’est une bonne chose que les cymeks prévoient l’avenir et renforcent leurs défenses, car avant longtemps Omnius aura totalement vaincu les hrethgir et les aura absorbés dans les Mondes Synchronisés. — Voilà une prévision audacieuse, vu que le Jihad se déchaîne depuis un siècle. — Oui, mais les machines pensantes ont changé de stratégie grâce à moi. Car c’est mon idée ! (Il vibrait de fierté.) Corrin a répandu récemment une peste biologique redoutable. Nous espérons qu’elle va se propager sur tous les mondes hrethgir et anéantir des populations entières. Agamemnon accusa le coup. — On peut dire que vous aimez tuer, détruire et causer de la souffrance, Yorek Thurr. Il y a longtemps, à une autre époque, Ajax vous aurait certainement recruté. Thurr était rayonnant. — Vous êtes trop bon, Général Agamemnon. — Et ça ne vous inquiète pas que vous risquiez d’être infesté vous-même ? Dès qu’Omnius apprendra votre trahison, il vous laissera mourir ici sur Wallach IX. Agamemnon songeait à son fils Vorian et se demandait s’il risquait de succomber à ce fléau. Mais son traitement de vie prolongée devait avoir largement renforcé ses systèmes immunitaires. Thurr leva la main. — Oh, jamais je n’aurais suggéré de répandre la peste sur les Mondes de la Ligue sans être moi-même immunisé. Le vaccin m’a donné une fièvre étrange pendant plusieurs jours mais, depuis, je dirais que mes pensées sont... plus claires, plus nettes. (Il sourit en se massant le crâne.) Je suis heureux de laisser une marque dans l’Histoire. Ces fléaux démontreront mon influence bien plus que tout ce que j’ai pu accomplir auparavant. Je serai enfin satisfait de ce que j’ai réussi à faire au cours de mon existence. — Vous êtes un homme particulièrement cupide, Yorek Thurr. (Agamemnon se déplaça lourdement vers les étagères d’armes.) Vous avez réussi dans tout ce que vous avez entrepris, d’abord avec la Jipol, puis en écartant la Ligue du pouvoir de Camie Boro-Ginjo, et maintenant vous régnez sur votre monde. — Tout cela ne me suffit pas ! répliqua Thurr du haut de son trône de crânes. Il n’a suffi que de quelques décennies pour que je me lasse de dominer cette planète. C’est aussi fastidieux que vain. Je suis dans l’Empire Synchronisé et personne ne sait ce que j’ai accompli. Sur Salusa Secundus, j’ai dirigé la police du Jihad durant des années, mais nul ne croit que c’était moi. Ils pensent tous que le Grand Patriarche était intelligent. Ah ! Ah ! Ils respectent même la mémoire de sa veuve et de sa poule mouillée de fils. Je veux laisser ma marque personnelle. Agamemnon comprenait, tout en trouvant l’ambition de ce petit homme orgueilleux bizarre et amusante. — En ce cas, Thurr, vous feriez bien de m’aider, parce que, lorsque reviendra le Temps des Titans et que mon empire néo-cymek comptera de nombreuses planètes, nous nous souviendrons que vous avez été pour nous une pierre angulaire. Il s’avança d’une démarche pesante vers les étagères d’armes, arracha une porte de ses gonds et tendit une main de métal. — Qu’est-ce que vous faites ? s’inquiéta Yorek Thurr. Soyez prudent. Ces antiquités ont une grande valeur. — Je vous en paierai le prix, répliqua Agamemnon en s’emparant du pistolet à projectile qu’il avait admiré dès son arrivée. — Il n’est pas à... — Tout a un prix. Agamemnon ouvrit un compartiment sur le côté de son corps massif et y glissa l’arme. Il avait bien d’autres choses précieuses, toute une panoplie d’armes meurtrières qu’il avait commencé à collectionner. Thurr l’observait, furibond, et il lui dit : — Envoyez-moi la facture. — Gardez-le, c’est un cadeau personnel. Et maintenant, Général, de quoi avez-vous donc besoin ? D’autres planètes à asservir ? Ma peste se répand entre les étoiles et vous allez avoir de multiples occasions d’investir des Mondes de la Ligue. Bientôt, les planètes des hrethgir ne seront plus que des cimetières et ce sera autant de terres disponibles. Vous n’aurez que l’embarras du choix. — Ça ne saurait suffire. Je suis un conquérant, pas un pillard. J’ai besoin d’une nouvelle place forte, sans dispositif militaire envahissant. Mes raisons ne vous regardent pas. Il suffit que vous me donniez une réponse avant que je ne m’impatiente et vous tue. — Ainsi donc, railla Thurr, Agamemnon veut être en sécurité tout en étant puissant ? Thurr descendit de son trône d’un air indifférent en claquant des doigts. Et un grand sourire se dessina sur son visage. — Oui, je vois une alternative. Je connais les Titans et leurs vieilles rancunes, et je pense que vous serez satisfait. — Nous nous sommes fait de nombreux ennemis au fil des siècles, fît Agamemnon. Sous le choc de ses blocs de marche, quelques dalles craquèrent. — Oui, mais là, c’est différent. Pourquoi ne pas aller sur Hessra et exterminer les Cogitors de la Tour d’Ivoire ? Sur le plan matériel, ils disposent d’unités de fabrication d’électrafluide qui pourraient vous êtres utiles. Mais je pense que le seul fait de les supprimer sera suffisant. Agamemnon pencha sa tête massive. Des pensées nouvelles affluaient dans son cerveau ancien. — Vous avez tout à fait raison, Thurr. Attaquer Hessra n’attirera pas immédiatement l’attention des hrethgir ni d’Omnius. Et écraser ces fous de Cogitors sera un plaisir. Les êtres humains ont soif de respect et de dignité. Ce thème est commun à tous les niveaux de leurs interactions personnelles, des gangs des rues au Parlement. Les guerres de religion ont été déclenchées à cette seule fin, ce qui est simple en théorie mais complexe en pratique. Serena Butler, Commentaires sur sa dernière entrevue. En tant que Commandant Suprême de l’Armée du Jihad, Vorian Atréides aurait pu avoir une élégante demeure pour Leronica et lui, un manoir ou même une vaste propriété. La Ligue se serait fait un plaisir de le remercier ainsi pour ses valeureux services qui dataient de plus d’une existence normale. Depuis des années, il avait proposé à Leronica une maison somptueuse, mais elle avait préféré quelque chose de petit et de simple, confortable mais sans luxe ostentatoire. Il avait trouvé un appartement dans le district interplanétaire de Zimia, un quartier où se mêlaient les cultures et qui avait toujours fasciné Leronica. Quand il avait amené sa famille sur Salusa Secundus, Vorian avait promis à sa compagne toutes les merveilles qu’elle pouvait imaginer. Il avait tenu sa promesse mais il souhaitait pour elle quelque chose de plus, un luxe qu’elle accepterait. Elle était restée la même que lorsqu’ils avaient commencé leur histoire d’amour : douce, simple et aimante. Elle l’attendait à chacun de ses retours de campagne et se montrait délicieuse quand ils étaient ensemble. En souriant, il approchait de leur domicile avec des vivres frais et des bibelots qu’il rapportait de Caladan. Autour de lui, dans leur quartier, il entendait d’innombrables langages qu’il identifiait grâce à ses souvenirs de voyages et de campagnes : l’accent guttural de Kirana III, les syllabes musicales des réfugiés de Chusuk, et même des dialectes slaves de planètes anciennement détenues par les machines. Il escalada les marches de l’immeuble de bois bien entretenu et gagna le cinquième étage. Leur appartement de quatre chambres était simple et coquet, décoré de quelques antiquités et d’holos qui montraient les grandes victoires militaires de Vorian. Dans la cuisine, il découvrit Leronica qui venait d’arriver avec deux sacs bien trop lourds pour elle. Ils avaient fêté récemment ses quatre-vingt-treize ans, et elle avait l’air lasse. La vanité n’avait jamais été son défaut mais, à son âge, elle insistait pour faire seule ses courses en ville et assumer sa vie sociale pendant que son époux était parti pour une longue campagne. Pour s’occuper, Leronica travaillait pour les gens du voisinage, mais elle n’acceptait jamais d’argent. La société de Salusa appréciait l’artisanat et les œuvres personnelles plutôt que les produits industriels qui rappelaient aux gens les souffrances qu’ils avaient endurées à cause de la précision mécanique. Ses patchworks, qui montraient des scènes exotiques de pêche de Caladan, étaient très en vogue. Vorian la serra contre lui en la débarrassant des sacs pesants. Il rencontra le regard de ses yeux noisette. Ils étaient toujours aussi jeunes, aussi pétillants, dans son visage en forme de cœur creusé de rides. Il l’embrassa avec passion. Pour lui, elle n’était pas une vieille femme, mais celle dont il était tombé amoureux tant d’années auparavant. Elle caressa doucement ses cheveux d’un gris artificiel. — J’ai découvert ton secret, Vorian. Tu puises ton âge dans un flacon. (Elle rit.) Il y a tellement peu d’hommes qui se colorent les cheveux pour paraître plus vieux ! Je sais que tes vrais cheveux sont aussi noirs et drus que lorsque je t’ai rencontré pour la première fois, non ? Tristement, il ne put nier. Il avait atteint l’âge honorable de cent cinquante ans et il espérait, avec ses cheveux teints, diminuer quelque peu le gouffre des années qui les séparaient, lui et Leronica. Il avait bien une petite barbe pour se donner un air plus mûr, mais son visage restait lisse. — J’apprécie, dit Leronica, mais ne te donne pas autant de mal. Je t’aime toujours, même si tu restes aussi désespérément jeune. Avec un sourire moqueur, elle se détourna pour préparer le petit festin qu’elle avait prévu pour son retour. Il huma longuement les senteurs de la cuisine. — Ah, je crois que ça va me changer de l’ordinaire des cantines ! Tu sais que c’est encore une des raisons qui me donnent envie de te retrouver ? — Estes et Kagin seront là. Tu sais qu’ils sont arrivés depuis deux semaines ? — Oui, et en plus, je les ai manqués sur Caladan. Je vais être heureux de les retrouver, tu sais. La dernière fois qu’ils avaient été ensemble, Estes et lui avaient eu une petite querelle à propos d’un bref commentaire sarcastique. Vorian ne se rappelait plus les détails mais ce genre d’incident l’attristait toujours. Avec un peu de chance, les choses se remettraient en place ce soir. Il ferait de son mieux, mais il restait une coupure entre eux. Les deux garçons n’étaient encore que des adolescents lorsque Kagin avait découvert accidentellement que Vorian était son vrai père, et il l’avait dit à son frère. Leronica avait tenté d’apaiser leur détresse, mais le mal était fait. Les deux garçons préféraient le souvenir de l’enfance heureuse qu’ils avaient connue avec Kalem Vazz, celui qui les avait élevés avant d’être tué en mer par les élécrans. Tandis que Leronica s’activait dans la cuisine, il accueillit ses deux fils. Estes et Kahin avaient maintenant la soixantaine, mais ils avaient réussi à ralentir leur vieillissement en absorbant des doses régulières d’Épice. L’un et l’autre avaient maintenant les yeux teintés de bleu. L’un comme l’autre avaient les cheveux noirs et la silhouette mince des Atréides. Mais Estes était plus grand que son frère, avec plus de prestance, alors que Kagin restait un homme calme, introspectif. Vorian, lui, souriant et vif, aurait pu être l’un de leurs petits-fils. Ils se serrèrent simplement la main – sans embrassades, sans un mot d’affection, par pur respect – avant de gagner ensemble la cuisine. Là, le ton changea et les deux hommes manifestèrent tout leur charme et leur amour en retrouvant leur mère. Tant d’années avaient passé depuis que Vorian avait installé Leronica et les garçons dans une belle maison de Salusa. Avant de repartir pour sa croisade, les laissant seuls sans avoir conscience qu’il les abandonnait dans un monde nouveau et étrange où ils n’avaient pas d’amis. Chaque fois qu’il revenait sur Salusa, il nourrissait l’espoir que les jumeaux allaient enfin l’accueillir comme un héros. Mais ils se montraient toujours distants. Il avait fait appel à certaines faveurs dans le monde politique de la Ligue pour s’assurer que ses fils auraient de bonnes relations, des facilités d’éducation et les meilleures chances possibles. Ils avaient accepté ces privilèges sans jamais lui montrer la moindre reconnaissance. Bien sûr, sur l’insistance de Leronica, ils portaient le nom d’Atréides. C’était déjà mieux que rien, avait songé Vorian avec amertume. — Crabes géants et escargots du littoral importés tout spécialement, annonça Leronica. Ce que tu préfères... Vorian avait l’eau à la bouche. Il retrouvait le parfum de l’ail et des herbes de Caladan. Leronica surgit avec un plateau de quatre crabes qu’elle disposa sur la table transparente à champ de suspension. En dessous, le décor était fait de sable, de rochers et de coquillages. C’était Vorian lui-même qui l’avait rapportée de Caladan, sachant que Leronica l’adorerait. Avant qu’ils prennent place, il déboucha une bouteille d’un modeste vin Salnoir, celui que Leronica préférait. On trouvait ce même rosé sur d’autres planètes sous des noms divers, mais le cépage était le même et accompagnait merveilleusement les fruits de mer. Et Leronica appréciait son prix raisonnable : c’était pour elle une source de fierté de gérer les dépenses de la maison. Vorian avait fini par renoncer à l’inciter à dépenser un peu plus pour améliorer leur niveau de vie. Elle aimait économiser pour donner un peu plus aux bonnes causes. Par bien des côtés, elle lui rappelait Serena Butler. Au centre de la table, il y avait quatre petites rampes de métal que Leronica contrôlait. Un crabe grésillant tomba dans chaque assiette dans une bouffée de senteurs épicées. Les deux jumeaux sortirent des sachets d’Épice de leurs poches et en saupoudrèrent leur crabe sans même goûter auparavant. Leronica n’appréciait pas cela, mais elle ne dit rien pour ne pas gâcher l’ambiance dès le départ. — Vous allez rester un peu plus longtemps, Père ? demanda Estes. Ou bien allez-vous repartir pour le Jihad tout de suite ? — Je suis ici pour quelques semaines, répondit Vorian, qui avait remarqué le ton légèrement sarcastique de son fils. « Je vais devoir honorer les habituelles réunions politiques et militaires. Son regard s’attarda un bref instant sur Estes. — Les garçons sont ici pour trois mois, dit Leronica avec un sourire heureux. Ils se sont loué un appartement. — Les voyages dans l’espace sont tellement longs et venir de Caladan est une réelle entreprise, dit Kagin en ajoutant : Cela nous a semblé... la meilleure solution. Vorian, encore une fois, repartirait avant eux. Ils le savaient. Un silence gêné suivit cette brève conversation. Puis, Leronica ouvrit le couvercle de la table de cristoplass et chacun se servit d’une longue pince pour prendre des escargots sur les rochers. Vorian trempa les petits coquillages dans le beurre fondu aux herbes et les dégusta avant de s’attaquer au crabe. Il rencontra le regard et le sourire apaisants de Leronica. Elle faisait preuve d’un solide appétit pour son âge. Après le repas, ils prendraient un café, elle bavarderait et jouerait un peu avec leurs fils avant de se pelotonner dans ses bras. Plus tard, ils feraient peut-être l’amour, si elle en avait envie. Radieuse, elle l’embrassa sur la joue. Sous le regard désapprobateur d’Estes et Kagin, qui savaient pourtant depuis bien des années qu’ils ne pouvaient rien devant ces démonstrations d’affection. Leronica et Vorian s’étaient toujours aimés et c’était ainsi. Allongé près d’elle, Vorian réfléchit jusque tard dans la nuit. Les rapports avec ses fils ne s’étaient jamais améliorés. C’était autant leur faute que la sienne. En se rappelant les jours lointains où il avait été servant des machines pensantes, il se demandait si Agamemnon avait plus ou moins été le meilleur des pères... Il avait aussi le souvenir du jeune et valeureux officier du Jihad qui avait une femme dans chaque port. En ce temps-là, il aurait épousé Octa avec bonheur, Octa qui lui avait proposé de s’installer et d’avoir une compagne pour lui seul. Mais il avait été incapable d’imaginer ce genre d’amour et il avait continué à s’adonner à de multiples aventures sur toutes les planètes où il abordait. Il gardait le souvenir brûlant d’une femme de Hagal, Karida Julan. Il savait qu’elle avait donné le jour à une fille, mais depuis sa rencontre avec Leronica, qui remontait à un demi-siècle, il avait presque oublié cette beauté de Hagal... Il ne suffisait pas qu’il ait fait de son mieux pour aider Abulurd, en souvenir de son ami Xavier. Il avait perdu ses propres fils depuis longtemps. Il était décidé à continuer de les atteindre de l’autre côté de la barrière qui se dressait entre eux, mais ils étaient des hommes murs à présent, et ils avaient choisi leur vie. Il doutait qu’ils se rapprochent vraiment un jour. Mais il lui restait l’amour de Leronica et Abulurd était comme un troisième fils. Et peut-être, qui sait... Le Jihad m’emmène constamment vers des mondes lointains. Je vais peut-être retrouver d’autres enfants... ou petits-enfants. Il faut que je les connaisse d’une façon ou d’une autre... Et il faut qu’ils me connaissent, eux aussi. Serena Butler nous observe du haut des cieux. Nous essayons d’être à la mesure de ses espoirs, de la mission qu’elle a entreprise pour le genre humain. Mais je crains qu’elle ne pleure en voyant combien nous progressons faiblement et lentement face à nos ennemis mortels. Rayna Butler, Visions Véritables. Le virus mortel se répandit sur Parmentier avec une rapidité effrayante. Terrifiée, Rayna Butler observait la cité depuis le manoir du gouverneur, sur les pentes d’une haute colline qui dominait Niubbe. Elle était trop jeune pour comprendre vraiment ce qui se passait. Son père travaillait fiévreusement avec les équipes d’experts pour tenter de contrôler la propagation. Nul ne comprenait les événements, encore moins ce qu’il fallait faire. Mais la petite fille était convaincue que c’était encore une malédiction lancée par les machines. Au début, rares furent ceux qui reconnurent les symptômes – faible perte de poids, hypertension, coloration jaune de la peau et de la cornée, éruption d’acné et de dermatoses. Plus inquiétantes étaient la dissipation du comportement, la déconcentration et une paranoïa évidente qui évoluait très vite vers une attitude de plus en plus agressive. Elle se manifesta bientôt sous la forme d’un fanatisme mal défini, une réaction sauvage qui n’avait aucun objectif ni but réels. Avant que le Gouverneur Butler et son équipe aient réussi à discerner que les actes de violence et les émeutes étaient dus à la maladie, la première vague de victimes entra dans la deuxième phase d’infection : perte de poids brutale et aggravée, faiblesse musculaire, tendinites, poussées de fièvre intenses et insuffisance hépatique mortelle. Des milliers d’autres victimes suivirent après la période d’incubation. L’épidémie se répandit simultanément dans tous les villages et les villes du continent principal de Parmentier. Rikov et ses conseillers civils en déduisirent qu’ils avaient affaire à un virus porté par le vent qui avait été répandu par les projectiles mystérieux qui avaient traversé l’atmosphère de la planète. — C’est certainement quelque chose qu’Omnius nous a envoyé, avait déclaré Rikov avec conviction. Ces machines démoniaques ont développé des virus génétiquement destinés à nous exterminer. Le père de Rayna n’avait pas hésité. Il avait annulé toutes les priorités pour lancer un programme de recherche à grande échelle, avec un financement illimité, les meilleurs spécialistes et le matériel le plus sophistiqué de la planète. Il avait en même temps conscience qu’il devait alerter d’urgence les mondes proches et avait donné mission à plusieurs soldats de sa garde personnelle éparpillés dans des postes isolés – et donc moins susceptibles d’avoir été atteints – de gagner les mondes voisins de la Ligue. Ensuite, conscient qu’il pouvait prononcer une sentence de mort sur sa propre famille et sur toute la population de Parmentier, il avait décrété une quarantaine immédiate et absolue. Heureusement, depuis le départ du bataillon de Quentin Butler, aucun vaisseau étranger n’avait surgi dans le système. Dans cette frange de l’espace de la Ligue, les cargos et les vaisseaux de commerce étaient rares. On en comptait un ou deux par semaine. Proche des Mondes Synchronisés, Parmentier avait toujours été considérée comme une destination dangereuse. Ensuite, Rikov ordonna l’isolation stricte de tout individu présentant la moindre trace des symptômes de la peste. La population se cantonnait dans ses demeures et les citadins les plus riches s’étaient réfugiés dans la campagne déserte alentour. Rikov avait sélectionné des groupes d’hommes et de femmes sans famille pour les affecter aux équipes de défense militaire en orbite. Ils avaient ordre d’abattre tous ceux qui tenteraient de s’évader de Parmentier. Il déclara lors d’une allocution : — Si c’est humainement possible, nous empêcherons que cette maladie gagne d’autres Mondes de la Ligue. Telle est notre immense responsabilité. Nous devons voir plus loin que notre sort pour le salut de la race humaine et prier pour que Parmentier ait été l’unique cible. En écoutant son père, Rayna se dit avec fierté qu’il était courageux et impérieux. Elle faisait partie de la famille Butler et son père avait toujours insisté pour qu’elle reçoive une éducation historique et politique. Pour cela, il avait engagé les meilleurs professeurs et précepteurs. Quant à sa mère, elle restait fermement convaincue que Rayna devait recevoir une stricte éducation religieuse. Elle arrivait à équilibrer ces deux domaines avec une telle aisance que son père lui avait déclaré un jour : — Rayna, tu seras digne d’être à la fois la Vice — — Reine par intérim ou la Grande Matriarche un jour prochain. Rayna n’était pas certaine que l’une ou l’autre de ces fonctions lui convienne, mais elle avait pris cela pour un compliment. Par sécurité, elle ne sortait plus du manoir et observait la cité, les feux et les tourbillons de fumée. Elle percevait la tension, la terreur. Son père avait le visage grisâtre, creusé par l’inquiétude. Chaque jour, il travaillait jusqu’à l’épuisement avec les experts médicaux et les services de décontamination. Sa mère, qui était dans un état de panique évident, s’enfermait des heures durant dans leur sanctuaire privé et priait pour le salut de la population de Parmentier en brûlant des cierges à la mémoire des Trois Martyrs. La moitié des serviteurs avait quitté la demeure pour fuir Niubbe, mais il ne faisait aucun doute que certains avaient propagé le virus dans la campagne. Ils ne trouveraient jamais la sécurité, aussi loin qu’ils aillent. Le comportement paranoïde et violent des premières victimes se mêlait à la peur et au fanatisme de ceux qui n’avaient pas encore été touchés. Les Martyristes formaient de longues processions dans la cité en fièvre, déployant des bannières et des oriflammes à la gloire des Trois Martyrs. Mais les esprits de Serena, d’Iblis Ginjo et de Manion l’Innocent ne semblaient pas entendre leurs suppliques. La panique déferlait et Rikov forma des escouades de protection civile armées afin de maintenir l’ordre dans les rues. Jour et nuit, la fumée montait des crématoriums installés en hâte pour brûler les cadavres. Malgré la désinfection permanente et la mise en lazaret, le mal continuait à se répandre. Rikov, les yeux creusés, déclara à Kohe : — Le taux d’infection est incroyablement élevé. Et la moitié des gens touchés meurent faute de soins constants. Mais nous n’avons pas assez d’assistants, d’infirmiers, de docteurs ou de spécialistes dans cette pathologie ! Quant aux biologistes, ils n’ont rien d’efficace à proposer, ni traitement ni vaccin. Ils ne peuvent que traiter les premiers symptômes. Il n’y a plus de place dans les hôpitaux et les gens meurent dans la rue. Et nous n’avons pas suffisamment de volontaires pour assurer la distribution d’eau, de nourriture ou de couvertures. Rien n’arrive plus, tout s’effondre. — Tout le monde périt de ce fléau, dit Kohe. Que pouvons-nous faire, sinon prier ? — Je hais ces machines démoniaques ! lança Rayna. En s’apercevant que sa fille avait écouté leur conversation, Kohe lui ordonna de sortir. Mais Rayna en avait trop entendu et elle réfléchit sombrement à ce qu’elle avait appris. Des millions de personnes allaient périr à cause de ce mal répandu par les machines. Elle ne pouvait concevoir tous ces cadavres, toutes ces maisons vides et la planète paralysée. Les stations de blocus orbital avaient déjà repoussé deux vaisseaux marchands avant qu’ils ne se posent. Les pilotes civils allaient regagner en hâte un autre Monde de la Ligue pour rapporter la nouvelle de la terrible épidémie qui avait atteint Parmentier, mais il n’y avait rien que les autres planètes puissent faire. Maintenant que le Gouverneur Butler avait imposé une quarantaine absolue, Parmentier laisserait la peste se propager et la ravager. Rayna se dit que tout le monde périrait peut- être. À moins que Dieu et sainte Serena ne viennent à leur secours. D’ores et déjà, l’épidémie avait atteint une des sept stations orbitales. Tous les membres de l’équipage bloqués dans la chambre étanche étaient tombés malades au même moment. Certains avaient tenté de fuir dans un sursaut de colère paranoïde et c’est une autre station qui avait dû les éliminer. En quelques jours, la première station ne fut plus qu’une tombe. Les autres soldats, choisis par Rikov, restèrent courageusement à leur poste. Du haut de la colline, la petite Rayna sentait les ondes de désespoir et de peur que portait la brise de nuit. Sa mère lui avait strictement interdit de s’approcher de la cité. Mais, songeait Rayna, le fléau démoniaque était un châtiment de Dieu et elle doutait que toutes les mesures qui avaient été prises fussent efficaces. Mais elle obéissait toujours aux ordres de ses parents... Un soir, Kohe se rendit dans sa chapelle privée pour prier, et Rayna ne la vit plus durant des heures. Plus le mal se répandait, plus sa mère passait de temps avec les saints et Dieu, posant des questions, guettant des réponses, se perdant en suppliques. Chaque jour, elle s’enfonçait un peu plus dans le désespoir. Rayna finit par se sentir seule et inquiète et décida de se joindre à sa mère durant ses heures de dévotions. Souvent, elles avaient prié ensemble, et ces moments de grâce, dans son souvenir, étaient magiques et réconfortants. Mais quand elle retrouva sa mère dans la chapelle, elle la découvrit effondrée sur le sol, languide et brûlante de fièvre. Ses cheveux étaient collés sur son visage et elle baignait dans la sueur. Elle était agitée de frissons, les yeux mi-clos, au seuil du délire. — Mère ! s’écria Rayna en lui soulevant la tête. Kohe essaya de souffler quelques mots qu’elle ne comprit pas. Elle devait faire quelque chose. Elle prit sa mère par les bras et tenta de l’écarter de l’autel. Elle était mince et frêle, mais l’adrénaline lui donna la force de traîner sa mère jusqu’à l’appartement qu’elle partageait avec Rikov. — Je vais appeler Père ! Il saura quoi faire ! Elle déposa sa mère sur le lit. Kohe s’agitait faiblement en gémissant. Elle se lova faiblement dans les couvertures. Rayna ne parvenait pas à croire qu’elle ait pu contracter le mal : il était impossible qu’une personne en prière soit atteinte dans la chapelle. Dieu et sainte Serena ne pouvaient tolérer une chose pareille ! Quand il reçut l’appel de sa fille, Rikov, dans l’urgence, quitta un rassemblement qu’il présidait. Tout en se précipitant vers le manoir, il lança des invectives au ciel. Il regarda sa fille, hagard, comme si elle était coupable de qui se passait. Il se pencha sur son épouse, l’installa plus confortablement dans leur lit, mais elle ne réagit pas. La fièvre l’avait déjà plongée dans un profond sommeil. Son visage luisait de sueur et elle avait vomi à côté du lit. L’odeur, dans la chambre, était atroce. Rayna attendait, terrifiée, prête à aider. Elle voyait que son père était aussi désemparé que quiconque. Il avait constaté les syndromes lors de ses visites dans la cité et il savait que sa femme était dans un état critique. Elle avait peu de chances de survivre et il ne disposait d’aucune assistance médicale. Rayna pouvait le lire sur son visage torturé. Pis encore : il était tellement abîmé dans la douleur par l’état de Kohe et l’état tragique de Parmentier qu’il était incapable de déceler les signes du mal en lui... Rayna prit conscience qu’elle était affamée et elle se rendit dans une cuisine puisque aucune servante n’était plus disponible. Des heures plus tard, dans un état de nausée, la démarche incertaine, elle alla demander à son père ce qu’elle devait faire pour se rendre utile. En enfilant le couloir, elle se sentit très affaiblie et porta la main à son front brûlant. La douleur résonnait dans sa tête et sa vision était confuse. Elle dut faire un effort pénible pour se rappeler ce qu’elle voulait faire... Quand elle ouvrit la porte de la chambre de ses parents en se maintenant au chambranle, elle vit sa mère inerte dans les draps mouillés et son père, dans une posture bizarre, auprès d’elle. Il gémissait et frémit vaguement quand sa fille l’appela. C’est alors que Rayna vomit, soudainement et douloureusement. Elle s’effondra à genoux, à bout de forces. Elle voulait s’endormir un peu pour se redresser ensuite, recouvrer l’usage de ses membres. Autrefois, quand elle n’était encore qu’une petite enfant malade, sa mère lui avait toujours dit de s’allonger et de prier. Mais elle n’avait plus son livre de prières avec ses passages favoris et elle n’arrivait plus à accommoder sa vision. Et puis, plus rien n’avait de sens. Quand elle parvint enfin à regagner sa chambre, elle but un peu d’eau tiède et, sans vraiment savoir ce qu’elle faisait, elle s’enferma dans un placard, dans le réconfort de l’obscurité et du calme. La voix éteinte, la gorge brûlante, elle appela ses parents, les servantes, mais en vain. Elle s’abandonna longtemps au lit du délire, se perdit dans des courants de fièvre furieux, en quête d’un secours pour ne pas aller se jeter dans le vide du haut de la cascade. Les yeux fermés, elle dérivait. Elle connaissait par cœur la plupart des prières qu’elle avait récitées avec sa mère. Elle les murmurait et des images défilaient dans son esprit. Mais le feu de la fièvre grandissait en elle comme un autodafé et lui brûlait les yeux de l’intérieur. Finalement, séparée du monde, à l’écart de sa chambre et du placard, évadée de la réalité, elle vit en rêve une belle femme en blanc : sainte Serena. Resplendissante et souriante, elle prononça des paroles que Rayna ne put entendre. Elle supplia alors la femme lumineuse de s’exprimer clairement, mais la vision fluctua et s’évanouit presque aussitôt. Et Rayna s’abîma dans un profond sommeil... Une présomption particulière reste attachée à la science, à savoir que plus nous avançons dans la technologie et la développons, plus nous améliorons notre existence. Tio Holtzman, discours pour la remise de la Médaille de la Valeur de Poritrin. À chaque fois qu’elle trouvait la solution d’un problème de navigation dans l’espace plissé, la réponse semblait s’éloigner un peu plus encore, hors de portée, en dansant dans sa vision comme les feux magiques dans les forêts des légendes anciennes. Norma Cenva était déjà allée bien plus loin que n’importe quel génie pour comprendre ce qu’elle avait fait, mais elle ne comptait pas renoncer devant ce défi. Elle en oubliait parfois de manger, de dormir, attachée aux mouvements de ses yeux et du stylus qu’elle serrait entre ses doigts. Jour après jour, elle progressait sans cesse et se nourrissait surtout de Mélange. Son nouveau corps semblait acquérir sa force ailleurs et seul son esprit exigeait l’Épice pour parvenir au niveau supérieur de sa pensée. Il y avait bien longtemps, durant la plus grande part de sa vie humaine, elle et Aurelius avaient passé des heures à parler, à s’aimer, à profiter des joies simples de la vie. Malgré tout ce qui lui était arrivé, Aurelius avait toujours été son point d’ancrage dans l’humanité. Les années passant sans lui, ses pensées avaient fini par dériver et ses préoccupations s’étaient intensifiées. Son organisme modifié tentait de s’adapter à son programme impératif. Ses systèmes internes avaient ralenti pour préserver et rediriger l’énergie là où elle était nécessaire et compensait les lourdes dépenses de son activité psychique. Elle ne se préoccupait pas de superviser directement les interactions cellulaires : elle avait des choses bien plus importantes à l’esprit. Elle ne s’intéressait guère au temps ni aux variations des saisons sur Kolharn et ne risquait jamais vraiment un regard au-dehors. Elle inspectait parfois les travaux, juste pour se rassurer, maintenant qu’Adrien était revenu d’Arrakis. Ses bureaux se trouvaient dans l’ombre d’un énorme cargo en cale sèche. Selon le programme, il serait très bientôt équipé des moteurs à espace plissé et paré à décoller pour cingler vers l’aventure. Sa coque presque achevée avait un éclat satiné sous le soleil. Les hommes en combinaison blanche achevaient la dernière inspection, portés par leur ceinture à suspension. Trois techniciens travaillaient à l’envers sur le ventre du vaisseau pour les ultimes réglages. Bien que de conception classique, le vaisseau avait été prévu pour recevoir des moteurs Holtzman. Depuis des dizaines d’années, Norma avait insisté pour que toutes les unités de la VenKee soient prêtes pour l’avenir inéluctable où elle aurait résolu le problème de la navigation entre les étoiles. Une nouvelle idée sur une équation lui vint soudain et elle retourna à sa table de travail. Elle utilisa une combinaison de nombres premiers et de formules empiriques qu’elle inscrivit par paires sur un tableau électronique. Le problème de base concernait l’espace plissé et puisque les mathématiques avaient pour but de reproduire la réalité, Norma replia physiquement les colonnes à partir du haut, une ou plusieurs fois, ce qui lui donna des vues à multiple niveau qui révélaient des alignements curieux. Mais elle s’aperçut qu’il lui était impossible d’inscrire ce qu’elle cherchait avec des nombres et de simples mots. Elle avait besoin de visualiser l’univers et de coucher l’énigme sur le tableau en disposant réellement ses pensées en couches. Un long moment, l’afflux de Mélange frais fit chanter son esprit et affûta ses pensées et ses intuitions. Immobile comme les statues antiques que les Titans avaient dressées sur la Terre, avant la révolte des humains, elle observait ses calculs. C’est à peine si elle entendait la plainte familière des moteurs géants et les changements de régime des cycles précédant le décollage. Au fur et à mesure que le bruit augmentait, elle se réfugiait en elle, concentrée sur sa galaxie personnelle. Elle avait toujours eu besoin de rejeter toutes les distractions alentour, et c’était l’un de ses talents essentiels. Pour accélérer ses réflexions, elle tendit la main vers le plateau de capsules de Mélange et, presque inconsciemment, elle en avala trois autres à la file. Elle huma l’odeur de cannelle et il lui sembla qu’un vent soufflait en elle, comme si elle était le désert qui avait donné l’Épice et qu’une tempête de sable se levait à l’horizon. Ses pensées se firent plus vives encore, lumineuses, et le bruit de fond se changea en silence. Comment déceler un problème de navigation avant qu’il se matérialise ? Comment anticiper un désastre en une fraction de seconde ? À une vitesse qui transcendait toute autre vitesse dans l’univers, il fallait réagir avant que le problème n’apparaisse. Ce qui était impossible puisque la notion même de causalité était violée. Il ne pouvait exister de réaction avant l’action... Une explosion retentit dans les chantiers, un grondement de tonnerre suivi d’une pluie de feuilles de plass et de plaques de métal broyées. Des éléments lourds retombèrent au sol, percutèrent les hangars et explosèrent sur les dalles comme si une armée de cymeks donnait l’assaut à Kolhar. L’onde de choc secoua le laboratoire de Norma et les murs ployèrent. De l’autre côté de sa salle de travail, les fenêtres de cristoplass se fendillèrent avant de se briser. Mais Norma n’entendait rien. Sa tasse lui échappa, des papiers volèrent et des ustensiles de dessin furent balayés sur le sol, mais elle se cramponnait à son tableau électronique, le regard fixe. Pour elle, en cet instant précis, il n’y avait dans l’univers que ces nombres et ces formules. Les sirènes et les klaxons se déchaînaient. D’autres explosions se propageaient dans les chantiers. Des cris montaient des décombres. Des équipes de secours s’étaient précipitées vers le lieu du désastre et évacuaient les blessés au milieu de la panique. L’incendie éclata à l’extérieur du bâtiment de Norma, les flammes léchèrent les fenêtres et commencèrent à dévorer les murs – mais elle ne les voyait pas. Elle était figée, mais son esprit était lancé dans des acrobaties complexes, changeait de perspective en accélérant, sautait vers des possibilités nouvelles. De plus en plus vite, il se rapprochait d’une réponse... Il y a tant d’alternatives ! Laquelle va marcher ? Une fumée âcre s’infiltra par les portes déformées et les fenêtres cassées. Les flammes des produits chimiques en combustion étaient encore plus brûlantes et les cris plus déchirants. Je suis tout près de la solution ! De la réponse, enfin ! Elle griffonna de nouvelles formules et ajouta une troisième colonne qui incluait le facteur espace-temps par rapport à la distance et à la trajectoire. Mue par une soudaine impulsion, elle injecta les coordonnées d’Arrakis en tant que base, comme si la planète désertique était le centre de l’univers. Ce qui lui donna une nouvelle perspective. Excitée, il lui vint des pensées inattendues et elle aligna trois colonnes. Trois est un chiffre saint : la Trinité. La clé ? Elle pensait aussi au nombre d’or, connu des Grecs anciens de la Vieille Terre. Mentalement, elle définit trois points, A et B aux deux extrémités et C au milieu de façon que la distance AC/CB = phi. C’était la lettre grecque, une décimale d’approximativement 1,618. On savait qu’un segment de ligne divisé par le rapport nu pouvait se replier sur lui-même en répétant le rapport à l’infini. Une relation simple et évidente, mais basique. Élémentaire. Cette vérité mathématique lui suggérait une connexion religieuse et elle s’interrogea sur la source de sa propre révélation. L’inspiration divine ? La science et la religion avaient toujours cherché à expliquer les mystères ésotériques de l’univers, même si elles abordaient la solution depuis des directions fondamentalement différentes. Arrakis. On disait que les anciens Muadru venaient de là, ou qu’ils s’y étaient installés un temps durant leurs errances. La spirale était leur symbole le plus sacré. Incapable de se maîtriser, inconsciente du chaos qui régnait dans les chantiers et son propre bâtiment, elle redisposa les trois colonnes de nombres et de formules en une spirale physique, avec Arrakis au milieu, et recommença à les plier, encore et encore. D’autres équations plus complexes émergèrent et elle sentit qu’elle était sur le seuil d’une percée. Entre ses mains qui se couvraient de cloques, le tableau électronique fondait, mais il lui suffit d’une impulsion mentale pour réparer son épiderme en même temps que le matériel. Les flammes la cernaient, brûlaient ses cheveux et ses vêtements, mais elle puisait sans cesse dans son énergie profonde pour reconstruire ses cellules, presque avec désinvolture, simplement pour maintenir la stabilité des choses qui l’entouraient, et pour pouvoir continuer. Oui, elle était au bord... Son univers de calculs craqua soudain sous la violence et le fracas. Un homme frénétique à la voix grondante la saisit par les épaules, arracha le tableau électronique de ses mains et, dans le même instant, son esprit du lieu divin où il se trouvait. — Qu’est-ce que vous faites ? Laissez-moi ! Mais il ne l’écoutait pas. Il portait une combinaison inhabituelle, raide, épaisse et rouge, et un casque couvert de suie. Il l’emporta à travers un rideau crépitant de flammes et de fumée noir et violet. Finalement, Norma devint consciente de la douleur de son corps, de sa peau, et vit qu’elle était nue. Ses vêtements avaient été calcinés comme si, dans son voyage mental au cœur du cosmos, elle avait accidentellement plongé dans la fournaise d’un soleil. Elle se concentra sur sa chimie interne, et sentit le changement qui s’opérait au fur et à mesure qu’elle restaurait les cellules lésées, organe après organe. Son esprit était intact et elle répara sans difficulté son organisme, ce vaisseau biologique qui contenait ses pensées de plus en plus abstraites et précieuses. Mais elle ne pouvait recréer ses vêtements... ce qui lui importait peu pour l’instant. Des secouristes la posèrent sur une civière avant de la recouvrir d’une couverture de guérison et de faire un relevé vital. — Je n’ai rien, dit Norma en se débattant, mais deux hommes la maintenaient fermement. Adrien arriva en hâte, l’air défait. — Du calme, Mère. Tu as été brûlée et il faut qu’on prenne soin de toi. Deux hommes ont péri en tentant de te sortir de cette fournaise. — C’était mutile. Un pur gaspillage. Pourquoi devaient-ils risquer leur vie alors que je peux reconstruire mon corps ? (Elle baissa les yeux.) Je ne suis pas brûlée, seulement... distraite. Les agents catalytiques de la couverture pénétraient dans sa peau et elle se sentait plus fraîche. Elle ajouta : — Regardez. Un docteur lança un ordre et on lui fit une injection. Tandis que le liquide pénétrait dans ses veines, elle l’analysa (ce n’était qu’un simple sédatif à effet instantané) et se servit de ses pouvoirs pour en neutraliser les effets. Puis elle s’assit en rejetant la couverture. Les infirmiers se précipitèrent sur elle, mais elle tendit les bras en lançant d’un ton impérieux : — Je n’ai plus de brûlures. Je suis intacte. Stupéfaits, ils s’écartèrent. Norma se concentra sur son cou et sur son visage, qu’elle n’avait pas encore pleinement traités et effaça les dernières traces de cloques et de brûlures. Elle caressa ensuite son visage et sentit sa peau lisse et fraîche. — Je maîtrise mon corps. Je l’ai déjà reconstruit auparavant – comme tu le sais, Adrien. Elle se redressa et la couverture de guérison glissa de ses épaules. Tous la regardaient, incrédules. Si l’on exceptait ses cheveux, qui n’étaient pas encore redevenus normaux, sa peau laiteuse était parfaite, hormis une plaque rouge sur une épaule. En la découvrant, Norma focalisa ses pouvoirs et la marque s’estompa. Curieux, se dit-elle. Depuis des semaines, cette tache rouge avait grandi au point d’attirer son attention. Avant cela, tous les phénomènes anormaux de son apparence s’étaient dissipés automatiquement, sans effort de sa part. Et ce depuis sa métamorphose initiale. Adrien l’enveloppa dans une autre couverture pour cacher sa nudité tandis que les équipes continuaient de s’activer pour maîtriser les derniers foyers. — Il faut que je retourne travailler quelque part, dit Norma. Veille à ce que l’on ne m’interrompe plus. Et... Adrien, fais-moi confiance la prochaine fois. Il se peut que certains de mes choix paraissent... bizarres aux yeux des autres, mais ils sont une part essentielle de mon travail. Je ne peux t’en dire plus. Il y a trop d’agitation ici, songea-t-elle. Elle n’avait plus de bureau où s’installer et elle se dirigea vers un promontoire rocheux proche des chantiers où elle pourrait s’asseoir et penser en paix. Les humains se sont montrés stupides en construisant leurs propres adversaires – mais ils n’ont pu s’en empêcher. Érasme, données philosophiques. Le Voyageur du Rêve avait été conçu à l’origine comme un vaisseau de mise à jour par les machines pensantes, qui faisait la tournée des différents suresprits des Mondes Synchronisés. Profilé, élégant et hors d’âge, il se montrait aussi compétitif qu’aux jours anciens où Vorian avait été au service d’Omnius. Il y avait plus d’un siècle que, pour la première fois, il avait embarqué au côté de Seurat dans le vaisseau noir et argent. C’était aussi avec le Voyageur qu’il s’était enfui de la Terre et qu’il avait sauvé Serena Butler et Iblis Ginjo. Il le pilotait dès que sa présence n’était pas requise sur un bâtiment de guerre. De façon bizarre, il y trouvait le calme, la paix. Il était confortablement installé aux commandes. Il y avait près d’un siècle qu’il se battait pour le Jihad et il se montrait encore plus discret sur ses missions que n’importe quel autre officier. Quand il avait dit à Leronica qu’il allait à nouveau quitter Salusa, elle avait eu un sourire stoïque : elle était tellement habituée à ses départs, à ses activités incessantes. Il échappait aux rencontres pénibles avec ses fils durant leur long séjour à Zimia, mais il avait surtout l’intention de retrouver ses autres rejetons. L’un dans l’autre, cela pouvait être un bienfait. Depuis qu’il avait pris sa décision, Vorian s’était mis en quête de détails sur ses missions anciennes et ses actes de service. Mais les dossiers étaient souvent corrompus et incomplets, surtout ceux concernant les mondes qui avaient été attaqués par les machines. Il y avait peu de femmes à s’être lancées dans le combat. Toutes voulaient jouer un rôle dans la défense de l’espèce humaine persécutée. Il aurait quelque difficulté à retrouver les traces de ses enfants. Comme point de départ, cependant, il savait qu’il avait eu une fille de Karida Julan, sur Hagal. Il y avait longtemps, quand elle le lui avait appris, il lui avait expédié une forte somme en crédits. Mais depuis sa liaison avec Leronica, jamais il n’avait eu de nouvelles. Trop souvent, il avait laissé de côté, avec désinvolture, ses liaisons et ses devoirs. Il commençait à discerner un schéma dans son existence : il prenait rapidement des décisions à long terme sans se préoccuper des conséquences. Si seulement il parvenait à retrouver sa fille grâce à Karida – le dernier nom qu’il lui connaissait était Helmina Berto-Anirul –, il pourrait se comporter correctement pour une fois. Il découvrit à son grand désespoir qu’Helmina était morte dans un accident sept ans auparavant. Mais elle avait laissé une fille qu’elle avait eue sur le tard : Raquella, la petite-fille de Vorian. Selon un rapport crédible, Raquella vivait sur Parmentier, un Monde Synchronisé repris par les humains et gouverné par Rikov Butler. Vorian décida de la rencontrer avant qu’il ne soit trop tard. Le Conseil du Jihad et Quentin Butler furent heureux de le laisser partir pour Parmentier avec des documents politiques pour en rapporter une mise à jour de Rikov. Et cela cadrait parfaitement avec son agenda. Le Voyageur du Rêve était péniblement lent comparé aux rares cargos et vaisseaux de guerre qui réussissaient à franchir l’espace plissé. Mais durant son long voyage, il eut tout le temps de se préparer à sa rencontre avec sa petite-fille. En atteignant la vingtaine, Raquella avait épousé un soldat jihadi qui était mort au combat dans l’année suivante. Par la suite, elle avait fait des études de médecine et s’était vouée à soigner les blessés de guerre et ceux qui souffraient encore des maladies mortelles qui frappaient l’humanité. Elle avait maintenant vingt-neuf ans et avait passé des années avec le très respecté docteur et chercheur Mohandas Suk. Avaient-ils été amants ? Peut-être. Suk était lui-même le petit-neveu du célèbre chirurgien de bataille Rajid Suk, qui avait servi avec ferveur Serena Butler dans les premières années du Jihad. Vorian sourit. Tout comme lui, sa petite-fille semblait aspirer à un grand destin ! Le Voyageur du Rêve atteignait les lignes orbitales de défense quand un message surprenant retentit dans le com : « Ici le gouverneur planétaire Rikov Butler. Sur mon ordre, Parmentier a été placée en quarantaine absolue. La moitié de sa population a succombé à une forme nouvelle de peste, sans doute développée par les machines pensantes. Le taux de mortalité est extrêmement élevé, de quarante à cinquante pour cent, et les effets secondaires sont impossibles à définir. Repartez avant d’être infecté et transmettez cet avertissement à la Ligue des Nobles. » Inquiet, il ouvrit le canal. — Ici le Commandant Suprême Vorian Atréides. Donnez-moi d’autres détails sur votre situation. Il attendit, anxieux. Mais au lieu d’une réponse, il reçut le même message de Rikov. Un enregistrement. Il répéta sa demande mais en vain. Il avait détecté une ceinture de stations de blocus destinées à empêcher tout vaisseau de quitter la planète. Elles étaient lourdement armées et totalement silencieuses. La plus proche était comme un grand coléoptère aplati, avec un habitat volumineux et des rangées de hublots sur son arête équatoriale. Les messages et les mises en garde se répétaient en langage galactique sur toutes les fréquences : quiconque tenterait de fuir la planète infectée serait détruit. Vorian répéta plusieurs fois son appel sans succès. Il n’avait jamais été du genre à abandonner et, sachant qu’une crise était en cours, il devait absolument voir Rikov Butler. Et puis, Raquella se trouvait sur Parmentier et il ne pouvait repartir sans l’avoir rencontrée. L’une des autres stations répondit enfin et il vit le visage d’une femme éperdue sur son écran. — Repartez ! Vous ne pouvez pas vous poser sur Parmentier – nous sommes en quarantaine totale à cause du Fléau d’Omnius. — Omnius a toujours été le fléau du genre humain, répliqua-t-il. Parlez-moi de cette peste. — Elle fait rage depuis des semaines, et on nous a mis en poste dans ces stations pour appliquer la quarantaine. Mais nous sommes déjà tous à moitié atteints. Certaines stations ont été abandonnées. — Je vais tenter ma chance, déclara Vorian. Il avait toujours été impulsif, au grand désespoir de son vieil ami Xavier. Le traitement de longévité auquel il avait été soumis par Agamemnon le protégeait des fléaux et, en un siècle, il n’avait connu que quelques rhumes. — Une quarantaine est prévue pour empêcher les gens de s’échapper et non d’entrer. La femme hagarde lui lança des jurons en le traitant d’idiot, et coupa la communication. Il gara d’abord son vaisseau contre la station de blocus. Ils pouvaient répéter toutes leurs mises en garde, mais il n’avait jamais vraiment excellé à suivre les ordres. Les sas du Voyageur étaient maintenant arrimés aux portes d’accès à configuration standard. Il s’identifia une fois encore, puis, ne recevant aucune réponse, il déclencha l’ouverture dans l’intention d’en savoir plus sur la peste qui s’était répandue sur Parmentier. Dès la première bouffée d’air recyclé et stérilisé qu’il respira, il sentit un frisson courir au long de son échine. Après toutes ces années de combat, il avait développé une sensibilité exceptionnelle aux choses anormales. Il activa son bouclier personnel et s’assura que son couteau de combat était à portée de main sur sa ceinture. Il venait d’identifier l’odeur par trop familière de la mort. C’est alors qu’un message retentit dans le circuit général : « Code Un ! Code Un ! Alerte à tous les niveaux ! Évacuation immédiate dans les chambres de sécurité ! » Le message se répéta plusieurs fois dans le vide avant de grésiller et de s’éteindre. Combien de membres de l’équipage ne l’avaient pas entendu ou ne s’étaient pas montrés suffisamment rapides ? Apparemment, les hommes et les femmes encore sains avaient évacué la station pour tenter d’échapper à la peste. Mais Vorian doutait qu’ils aient été très nombreux à embarquer dans le vaisseau qui aurait pu les conduire vers les autres Mondes de la Ligue. Heureusement. Il s’avança. Ses bottes claquaient sur le pont de polymères. Derrière un poste de surveillance, il trouva les corps d’un homme et d’une femme en uniforme noir et brun. Des éléments de la Garde gouvernementale de Parmentier. Ils étaient souillés de sang et d’excréments séchés. Il se garda de les toucher et estima à vue qu’ils étaient sans doute morts depuis une semaine. Derrière le comptoir, il y avait une pièce privée dont les murs étaient tapissés de moniteurs. Tous montraient des corridors déserts et des pièces jonchées de cadavres. Des équipages réduits survivaient sur les autres stations, mais celle-là était vide. Il avait déjà compris que les systèmes de communication avec la planète étaient détruits ou abandonnés. Ce qu’il voyait le lui confirmait. Il n’avait plus rien à faire dans ce vaisseau fantôme, et il regagna le Voyageur. Il espérait que sa petite-fille était à l’abri. Des millions de gens étaient en péril, alors comment pouvait-il encore se préoccuper d’une femme qu’il n’avait jamais rencontrée. Si elle était encore médecin et travaillait avec Mohandas Suk, Raquella était plus utile que jamais. Il sourit. Si elle avait vraiment du sang des Atréides dans les veines, elle s’était sans doute impliquée à fond... Quand il se posa dans la cité de Nuibbe, bâtie sur les fondations de l’ancien complexe industriel d’Omnius, Vorian fut rassuré de trouver des survivants. Même si la plupart avaient l’air de zombies prêts à s’écrouler à tout instant. Ils marmonnaient entre eux, l’air désorienté, ou bien avec une expression furieuse. Certains paraissaient handicapés, incapables de bouger ou de se redresser, sans doute parce que leurs tendons étaient déchirés. Dans les rues, les corps étaient nombreux, parfois entassés comme des piles de bois à brûler. Des équipes de récupération circulaient en vans et chargeaient les corps, l’air hagard. À l’évidence, les services publics étaient dépassés par l’ampleur de l’épidémie. Il se rendit d’abord au manoir du gouverneur. Les lieux étaient déserts mais ils n’avaient pas été pillés. Il appela de toutes parts sans réponse. Dans l’appartement principal, il trouva deux corps, un homme et une femme – sans nul doute Rikov et Kohe Butler. Il observa un moment avant de passer dans les autres pièces, mais ne trouva aucune trace de Rayna ou des domestiques. Ses pas résonnaient dans la vaste demeure, accompagnés par le bourdonnement des mouches. Au centre de la cité, dans un quartier pauvre, il trouva un bâtiment de brique rose couvert de lierre. Il lut sur la façade : « Hôpital pour les maladies incurables ». Il semblait que Mohandas Suk et Raquella avaient fondé un hospice en même temps qu’un centre de recherche. Il en avait eu l’écho par un bref bulletin d’information. Raquella, si elle était encore en vie, devait se trouver ici. Vorian mit un masque respiratoire, plus à cause de la puanteur que pour se protéger. Et il s’avança dans la salle de réception saccagée. Le bâtiment était récent, mais il avait été peu entretenu depuis que des hordes de patients désespérés avaient déferlé comme une armée misérable et tragique. Il passa un comptoir d’accueil et explora les étages. Les salles de soins étaient aussi bondées et lamentables que les enclos des esclaves qu’Érasme avait autrefois gérés sur la Terre. Des gens qui avaient apparemment les tendons rompus gisaient là comme des poupées désarticulées. Même ceux qui s’étaient remis des premiers symptômes du mal étaient incapables de se redresser et encore moins de venir en aide aux mourants. Tous les soignants portaient un masque ainsi que des films transparents sur les yeux pour protéger leurs muqueuses. Mais quelques médecins semblaient atteints. Vorian se demanda quelle était la durée d’incubation du fléau et combien de temps le personnel hospitalier pourrait traiter les malades avant de succomber à son tour. Il posait sans cesse la question aux docteurs et aux infirmières : connaissaient-ils Raquella Berto-Anirul ? Lorsqu’enfin quelqu’un lui indiqua le sixième étage, il la trouva dans une salle tout aussi bruyante et encombrée que les autres. Il l’examina de loin, tentant de retrouver des échos lointains de sa grand-mère. Mais après toutes ces années, il n’avait pas de souvenir très clair de Karida Julan. Raquella allait d’un lit à l’autre. Elle semblait aussi rapide qu’efficace. À travers son masque de cristoplass et le film protecteur de ses yeux, Vorian discernait ses traits. Elle avait les joues creuses, sans doute à cause du manque de sommeil et d’une nutrition insuffisante. Ses cheveux auburn étaient tressés. Il remarqua qu’elle était svelte et se déplaçait avec grâce, un peu comme une danseuse. Même si son expression était sombre et concentrée, elle ne semblait pas désespérée. Elle était accompagnée d’un médecin de grande taille, très mince. Derrière eux, des assistants prenaient en charge les morts afin de récupérer de nouveaux lits pour les malades qui avaient sombré dans une fièvre comateuse. Raquella regarda brièvement dans sa direction et Vorian vit que ses yeux étaient d’un bleu intense. Son père, Agamemnon, avait eu ces yeux-là, quand il avait encore sa forme humaine avant de devenir un cymek... Il soutint son regard. Elle semblait surprise de voir un homme apparemment en bonne santé dans cette salle d’urgence. Il s’avança vers elle et, alors qu’il allait lui parler, il la vit reculer, effrayée. Un malade venait de surgir derrière Vorian et lui arracha son masque avant de le repousser en le frappant et en lui crachant au visage. Instinctivement, Vorian le rejeta sur le côté. L’épave humaine brandissait faiblement un lambeau de drapeau à la gloire de Manion, l’enfant de Serena, et il glapissait des prières aux Trois Martyrs. Les assistants intervinrent et l’entraînèrent rapidement vers un lit de diagnostic. Vorian essayait tant bien que mal de remettre son masque en place, mais Raquella intervenait déjà et lui vaporisait le visage et les yeux. — Antivirus, dit-elle d’un ton ferme. Ce n’est que partiellement efficace, mais on n’a rien trouvé de mieux. Je ne saurais dire si quelque chose a pénétré dans votre bouche ou vos yeux. Le risque d’infection est très grand. Il la remercia, sans lui dire qu’il pensait être déjà immunisé. Il continuait de sourire en regardant les yeux bleus de Raquella. Cette première rencontre avec sa petite-fille était tellement bizarre. C’est dans une petite pièce privée que le docteur Suk examina Vorian après son agression, en dépit de tous les patients gravement atteints qui attendaient. — Vorian Atréides, dit-il. Le seul, le vrai ? Vous êtes fou d’être venu ici ! Suk avait la peau presque noire. Il semblait avoir quarante ans, avec de grands yeux bruns et des traits jeunes et creusés. Il était fatigué et anxieux. Ses cheveux drus et noirs étaient maintenus par une pince d’argent, ce qui lui donnait une apparence d’adolescent. L’odeur dense des désinfectants flottait dans la pièce. Vorian n’avait pas dit un mot sur son traitement de longévité. Il ne le souhaitait pas. — Je survivrai ou non... Cela dépend... — C’est le cas de tous. Le Fléau nous donne une chance égale de mourir ou de survivre. Suk serra la main de Vorian, puis celle de Raquella : un geste tendre qui impliquait qu’ils étaient ensemble depuis longtemps. Dès que Suk se fut éloigné, Raquella se tourna vers Vorian et le dévisagea longuement. — Que fait donc le Commandant Suprême du Jihad sur Parmentier sans un seul garde du corps ? — J’ai pris un congé pour des raisons personnelles – pour vous rencontrer, à vrai dire. Les longues semaines de lutte contre l’épidémie lui avaient laissé peu de place pour l’émotion. — Ce qui veut dire quoi ? — J’étais l’ami de votre grand-mère Karida. Un ami très proche, mais je l’ai quittée. Et perdue. Il y a longtemps, j’ai appris que nous avions eu une fille, dont j’ai perdu la trace très récemment. Une fille appelée Helmina, qui était votre mère. Raquella avait le regard fixé sur lui, et il vit qu’elle comprenait tout. — Vous n’êtes pas ce soldat, celui que ma grand- mère aimait ? Mais... Il eut un faible sourire embarrassé. — Karuda était une belle femme et je suis très triste qu’elle ait disparu. J’aurais souhaité que les choses soient différentes, mais je ne suis plus l’homme que j’étais alors. C’est pourquoi je suis venu vous retrouver. — Ma grand-mère pensait que vous étiez mort au service du Jihad, dit Raquella en plissant ses sourcils. Elle ne m’a jamais parlé de Vorian Atréides. — Je me suis servi de surnoms pour des raisons de sécurité. A cause de mon rang. — Et pour d’autres raisons peut-être ? Parce que vous n’aviez pas l’intention de revenir. — Le Jihad est un maître peu fiable. Je n’étais pas certain de pouvoir tenir mes promesses. Et puis, je... Il se tut. Il ne voulait pas mentir, ou déformer la vérité. Ces pensées lui étaient particulières. Pendant toute sa longue existence, il avait eu l’esprit libre, l’idée de la famille l’avait toujours effrayé à cause des chaînes et des limites qu’elle suggérait. Mais même s’il avait été éloigné trop longtemps d’Estes et de Kagin, il avait réussi à comprendre que la famille ouvrait d’infinies possibilités d’amour. — Mon grand-père semble aussi jeune que moi, déclara Raquella d’un air intrigué, mais ses réactions semblaient altérées par la maladie. « J’aimerais vous examiner, prendre des échantillons génétiques, avoir des preuves de liens sanguins – mais ça n’est pas ma priorité dans l’immédiat. Pas avec ce qui se passe. Dans cette période de crise, il me semble d’ailleurs qu’une visite pour retrouver une petite-fille illégitime est... un acte sybarite, non ?... Vorian eut un rire amer. — J’ai survécu à quatre-vingts ans de Jihad et nous sommes encore en état de crise... Maintenant que je vois ce qui se passe ici, je suis satisfait de ne pas avoir attendu. (Il lui serra les mains.) Repartez avec moi vers Salusa Secundus. Vous pourrez parler librement devant le Parlement. Nous trouverons les meilleures équipes médicales de la Ligue pour intervenir ici, les meilleurs secours. Elle l’interrompit d’un geste. — Si vous croyez vraiment que je suis la petite-fille du grand Vorian Atréides, vous ne pouvez imaginer que je puisse partir alors qu’il y a tant à faire ici, avec tous ces gens qui ont besoin de moi. Elle l’affrontait, les sourcils levés, et il en eut le cœur serré. Mais il ne s’était pas attendu à une autre réponse. Elle se détourna en le toisant de son regard vif. — Et puis, je ne peux prendre le risque de répandre la peste. Cependant, Commandant Suprême, si vous tenez à regagner Salusa Secundus, dites à la Ligue ce que nous affrontons. Nous avons besoin de médecins, de matériel médical et de chercheurs en virologie. — Si cette épidémie a été créée par les machines pensantes, il ne fait aucun doute qu’Omnius aura largué d’autres containers sur d’autres mondes. Et la Ligue doit déjà être alertée. Raquella, mal à l’aise, fit un pas en arrière. — Je vais vous donner tous nos relevés et nos résultats de tests. Nous ne pouvons contrôler la peste ici, nous avons affaire à un rétrovirus ARN. « Des centaines de milliers de personnes ont succombé dans un très court laps de temps, avec un taux de mortalité direct de cinquante pour cent. Sans mentionner les infections, la déshydratation, les troubles organiques. Nous savons traiter les symptômes, apaiser les souffrances, mais nous ne sommes pas parvenus à éradiquer le virus. — Avez-vous une chance de trouver un traitement ? Elle se tourna quand des cris retentirent dans une salle proche. Puis elle soupira. — Pas avec les moyens dont nous disposons. Nous n’avons pas assez de matériel ni de personnel pour nous occuper de tout le monde. Dès qu’il a un moment, Mohandas poursuit ses recherches en labo pour tenter de suivre le Fléau. Il ne se propage pas comme les virus habituels. Il se forme dans le foie, ce qui est inattendu. Nous ne l’avons découvert qu’il y a quelques jours. Un traitement n’est pas... (Elle se reprit.) On peut toujours espérer. Vorian pensa fugacement à sa jeunesse passée au service des machines pensantes, aveugles à tout le mal qu’elles causaient. — J’aurais dû deviner depuis longtemps que les machines pourraient tenter cette solution. Omnius... ou, plus probablement, Érasme. (Il hésita une seconde avant d’enlever son inhalateur.) Ce que vous avez accompli ici, et toutes ces solutions désespérées que vous essayez de trouver... Tout cela est très noble. Il y eut une étincelle plus vive dans les yeux bleus de Raquella. — Merci, Grand-père. — Raquella, je suis fier de vous. Plus que je ne saurais l’exprimer. — Je n’ai guère l’habitude des compliments, fit-elle timidement. Surtout quand je vois autour de moi les patients que je n’ai pas réussi à sauver. Et ceux qui survivront sans jamais se remettre vraiment. Même si l’épidémie s’arrête, une grande partie de la population restera handicapée à vie. Il posa les mains sur ses épaules en la fixant d’un regard intense. — J’aurais dû vous retrouver bien avant. — Je vous remercie de vous être donné le mal de venir me voir. (Elle ajouta sur un ton plus pressant :) Mais si vous pouvez quitter Parmentier, faites-le tout de suite. Je prie pour que vous n’ayez pas contracté la maladie et que vous rejoigniez Salusa sain et sauf. Si... si vous êtes infecté, la période d’incubation est suffisamment courte pour que les premiers symptômes se manifestent bien avant que vous ralliiez le plus proche des Mondes de la Ligue. Cependant, si vous manifestez le moindre signe du mal, ne prenez pas le risque de... — Je sais, Raquella. Mais même si la quarantaine qui a été déclarée ici n’est jamais rompue, je redoute que d’autres containers lancés par Omnius n’aient touché d’autres cibles. Les machines se fient à la redondance. (Il vit que Raquella comprenait soudain.) Et dans ce cas, tous vos efforts ne pourront sauver l’humanité. Prévenir les autres systèmes et leur dire ce que vous et le docteur Suk avez appris pourrait faire plus pour leur protection que la plus stricte quarantaine. — Alors faites vite. Nous combattrons la peste chacun de notre côté. Vorian regagna le Voyageur du Rêve et composa les coordonnées de son trajet de retour. Il contourna facilement les stations de protection pour la plupart abandonnées en se demandant avec angoisse si des victimes touchées par la maladie n’avaient pas fait comme lui. Il revit l’expression de plaisir qu’elle avait eue quand il lui avait dit qu’il était fier d’elle. Cet instant éphémère avait justifié tout ce long voyage. Mais à présent, il devait agir pour la sauvegarde de l’humanité. Si nous nous permettons de devenir trop humains, d’admettre la faiblesse de l’amour et de la compassion en un moment aussi difficile, nous deviendrons assez vulnérables pour que les machines pensantes nous éliminent définitivement. Oui, les humains ont un cœur et une âme que les machines n’ont pas, mais nous ne devons pas permettre à cette différence d’être la cause de notre extinction. Quentin Butler, Lettre à son fils Faykan. Après la libération d’Honru, Quentin Butler alla passer quelque temps avec Wandra, dans la Cité de l’Introspection. Son épouse restait muette et inerte, mais il avait plaisir à se retrouver assis près d’elle. Ils se réconfortaient mutuellement. Il voyait encore sur son visage la beauté et la trace des moments heureux qu’ils avaient passés ensemble. Il lui raconta d’un ton doux comment sa mission s’était déroulée et sa visite à la famille de Rikov sur Parmentier. Malheureusement, il n’eut droit qu’à une heure en compagnie de Wandra avant qu’un jeune Quinto ne surgisse, suivant un professeur de métaphysique en chemise violette qui se déplaçait à pas lents. On sentait que le sous-officier bouillait d’impatience. — Primero Butler ! Nous venons de recevoir un message de Parmentier. Le gouverneur a envoyé un vaisseau en urgence il y a des semaines. Il nous adresse une mise en garde ! Quentin serra la main de Wandra et se leva. — Une mise en garde de Rikov ? Laissez-moi voir ce message. — Ce n’est pas possible, Primero. Je veux dire que le vaisseau ne s’est pas posé. Le messager est resté en orbite mais refuse de quitter le vaisseau. Il craint de nous infecter. — Nous infecter ? Mais que se passe-t-il ? — Ce n’est pas tout, Primero : des nouvelles affluent déjà en provenance d’autres Mondes de la Ligue. Tandis que le Quinto continuait de bredouiller, Quentin lui prit le bras et l’entraîna avec lui. Le professeur de métaphysique les regarda s’éloigner avec une expression placide. Puis il se tourna vers Wandra, toujours silencieuse, et lui adressa la parole comme si elle pouvait comprendre ses propos ésotériques. Inquiet, Quentin écouta le message de Rikov avec le Conseil du Jihad. Les images en provenance du vaisseau éclaireur montraient l’évolution foudroyante de l’épidémie dans Niubbe, puis la province de Parmentier, des rues jonchées de cadavres ou de mourants, des hôpitaux débordés. Et elles remontaient à des mois auparavant, au tout début de l’épidémie. — Ces informations datent déjà, résuma le Grand Patriarche Xander Ginjo. Ils ont peut-être déjà trouvé un traitement. Comment savoir ce qui s’est passé depuis ? Quentin intervint alors. — J’étais sur place lorsque les premiers missiles ont pénétré l’atmosphère de Parmentier. Mais nous ignorions ce qu’Omnius avait fomenté. Et c’est Rikov seul qui affronte cette maladie. — Qui peut savoir ce que prépare Omnius ? demanda le Vice-Roi par intérim. Brevin O’Kukovich faisait souvent des commentaires opaques. Quentin l’ignora. — Si les machines ont développé un fléau biologique, nous devons constamment rester sur nos gardes. Nous sommes en mesure de détruire des projectiles qui pénétreraient dans notre espace, mais dès que la peste se sera répandue dans l’atmosphère, les mesures de quarantaine les plus drastiques et les conditions médicales les plus rigoureuses ne seront pas réellement efficaces. Nous n’avons aucune garantie à ce niveau. Il n’avait disposé que de peu de temps avant la session d’urgence pour collecter les informations des derniers vaisseaux. Il avait demandé à Faykan d’élargir les périmètres de patrouille aux alentours de Salusa pour que le réseau de capteurs détecte les projectiles en approche. Normalement, il aurait été presque impossible de repérer des objets aussi petits dans la nuée de débris qui tournait dans le système, mais l’Armée du Jihad disposait d’enregistrements précis de l’arrivée des torpilles virales sur Parmentier et elle était en mesure de comparer les signatures informatiques et de filtrer les faux signaux. — Nous devons vérifier ces informations, dit le Vice-Roi. Il faut que nous convenions d’une action concertée. Quentin se leva. Le Commandant Suprême, Vorian Atréides, était ironiquement en mission sur Parmentier, et c’était à lui d’assumer le commandement temporaire. — Nous devons agir immédiatement ! Si l’analyse de Rikov est correcte, nous n’avons pas un moment à perdre. Avec le commerce interstellaire et les échanges de matériel et de populations entre les Mondes de la Ligue et les Planètes Non Alignées, cette épidémie pourrait causer des dommages sans précédents à l’espèce humaine... Il reçut à cet instant un message sur sa ligne com de sécurité. La voix de Faykan était assez claire pour que tous les conseillers l’entendent. — Primero, vos soupçons étaient fondés. Ainsi que vous l’aviez prévu, nous venons de détecter un essaim de missiles en approche. — Vous les avez interceptés ? demanda Quentin en consultant du regard tous ceux qui étaient présents à la table du Conseil. — Oui, Primero. L’un des Conseillers suggéra : — Nous devions en conserver quelques-uns intacts de façon à les étudier. Nous les avons tous détruits, trancha Faykan. Nous ne pouvons courir le risque d’une contamination accidentelle. — Excellent travail, admit son père. Maintenez votre surveillance. Salusa est la cible majeure pour Omnius, et il est certain qu’il va expédier une autre salve. Quentin se tournait déjà vers les Conseillers. — Qui d’entre nous pourrait douter qu’Omnius ait déjà envoyé d’autres torpilles virales vers les Mondes de la Ligue ? Nous devons les intercepter et avertir toutes les planètes avant que la peste ne se répande. — Et comment comptez-vous faire cela ? demanda le Vice-Roi. D’un ton décidé, Quentin révéla alors son plan. — Nous allons disperser aussi largement et rapidement que possible l’ensemble de l’Armée du Jihad. Envoyer des éclaireurs avec des ordres de quarantaine. Dans cet état de crise, il se pourrait que nous devions utiliser des vaisseaux d’espace plissé. Nous courons le risque d’en perdre un sur dix, mais si nous ne nous préparons pas à garder nos planètes, ce seront des populations que nous perdrons par milliers. O’Kukovich déclara d’un ton incertain : — Cela me paraît... plutôt radical comme solution. — Précisément... Tout comme le plan d’Omnius. Quentin lui-même prit la tête de certaines patrouilles, comme n’importe quel officier. Il allait d’un système à l’autre et aidait les populations à renforcer les mesures de protection. Des dizaines de missiles à virus avaient été interceptés à proximité d’autres Mondes de la Ligue. Mais, à l’évidence, un certain nombre étaient passés à travers le filet. Parmentier avait été la première planète touchée, mais cinq autres avaient suivi. Quentin redoutait qu’il ne soit déjà trop tard. En dépit de la quarantaine rigoureuse, des gens apeurés continuaient de s’évader, emportant avec eux le Fléau. Certains s’étaient sans aucun doute réfugiés sur Salusa Secundus. Les mesures les plus draconiennes ne pourraient protéger le monde capitale de la Ligue. Comment détecter ces petits vaisseaux qui emportaient des gens désespérés ? Comment être assez vigilant pour les mettre en quarantaine en attendant que les signes de la peste soient évidents ? Heureusement, les voyages à longue distance interstellaire étaient lents et les vaisseaux infectés ne seraient pas difficiles à identifier quand ils atteindraient Salusa. Quentin arpentait la passerelle de commandement. Autour de lui, il ne voyait que des visages tendus. Les techniciens des capteurs étaient en état d’alerte permanente, conscients que si leur attention se relâchait aussi brièvement que ce soit, une torpille de peste pourrait leur échapper pour aller ravager un autre monde. Après toutes ces années de Jihad, la Ligue des Mondes Nobles était déstabilisée, ébranlée, soudée uniquement par la haine des machines. Quentin craignait que la propagation de la peste et de la panique ne vienne à bout de la civilisation humaine. Je suis tous les cimetières qui ont existé, et toutes les vies ressuscitées... mais vous aussi. Rayna Butler, Visions Véritables. Après que ses visions de fièvre se furent changées en cauchemar avant de la plonger dans l’obscurité du sommeil absolu, Rayna Butler continua de dériver en s’accrochant au fil ténu de vie qu’il lui restait. Les descriptions du Paradis que sa mère lui avait faites après ses dévotions quotidiennes ne ressemblaient en rien à cela. Quand elle réintégra enfin son corps, retrouva la vie, le monde, elle découvrit que tout avait changé. Encore recroquevillée dans le placard, elle prit conscience que ses vêtements étaient souillés et roides de transpiration séchée. Les manches de sa blouse, froissées et décolorées, étaient tachées de sang. C’était une découverte troublante, étrange, mais Rayna ne ressentait aucune émotion. Sensuellement, elle était à plat et ne sentait même pas l’odeur sans doute infecte de son corps. Elle dut lutter pour se redresser et sentit que tous ses muscles affaiblis tremblaient. Elle avait terriblement soif et ne comprenait pas comment elle avait pu survivre aussi longtemps sans eau fraîche. Et elle renonçait à trouver un sens aux choses. Chaque pas, chaque souffle était pour elle une petite victoire. En même temps, elle savait qu’elle allait affronter des choses bien plus difficiles. Dont elle devrait triompher. En s’examinant, elle vit que de longues mèches de ses cheveux blonds couvraient sa robe. Et des flocules de poils tombés de ses bras. Sa peau était blême et parfaitement lisse. Lentement, douloureusement, redoutant que son corps ne cède à tout instant, elle tenta de retrouver ses parents pour leur parler des visions et des révélations religieuses qu’elle avait eues dans son délire fiévreux. Sainte Serena lui avait parlé ! Elle était certaine de savoir ce que cette femme lumineuse lui avait dit. Les ordres venaient des Cieux, ils étaient les échos de la voix de Dieu, qu’elle avait entendue parce qu’elle était plongée dans sa maladie. Quand elle atteignit l’appartement des siens, elle découvrit ses parents dans la même position que dans le dernier souvenir qu’elle avait d’eux. Mais leurs corps étaient maintenant noirs et gonflés par la putréfaction. En dépit du choc, de la puanteur ignoble, elle les contempla un long moment avant de se détourner. Dans les autres chambres, les autres salles, elle trouva d’autres cadavres : des serviteurs qui n’avaient pas fui le manoir. Le silence pesait sur les scènes funèbres. Mais il y avait encore de l’eau. Elle était froide. Apparemment, le système de chauffage était inopérant. Elle prit néanmoins une douche prolongée en arrachant ses vêtements infects. Et se rinça la bouche durant de longues minutes. Sa peau était encore insensible. Ses articulations étaient douloureuses, comme si les cartilages étaient faits de verre brisé. Elle vit d’autres mèches de cheveux tomber de sa tête, emportées par le jet d’eau. Elle n’avait aucune conscience du temps écoulé, ce qui lui était indifférent. Quand elle émergea enfin, dégoulinante, revivifiée, elle se regarda dans un miroir et vit une étrangère. Son corps mince avait changé de manière inimaginable. Elle avait perdu tous ses cheveux. Même ses cils et ses sourcils. Ses bras, sa poitrine, son visage d’adolescente de onze ans étaient absolument lisses et sa peau avait une qualité translucide, quasi lumineuse. Elle avait l’apparence d’un ange. Elle ignorait depuis combien de temps elle n’avait pas mangé et, même si elle se sentait affamée, elle avait un devoir plus urgent. Elle se changea et se rendit à la chapelle privée où elle avait prié en compagnie de sa mère. Là, elle s’agenouilla devant l’autel des Trois Martyrs et implora qu’on la guide après les révélations de sainte Serena. Enfin, lorsque ses pensées et ses souvenirs s’éclaircirent, elle se releva et se rendit jusqu’aux cuisines silencieuses. Les lieux avaient été pillés et ce qui subsistait d’aliments était périmé. Elle se dit qu’elle avait dû rester inconsciente dans le placard durant des jours. Elle découvrit le cadavre d’une servante effondré derrière le comptoir. Les puanteurs se mêlaient. Elle était déshydratée et but de longues goulées d’eau fraîche. Elle savait qu’elle avait perdu énormément de poids. Elle avait les yeux creusés, les joues rétrécies. Son estomac se révulsa et elle dénicha un peu de fromage dans un buffet, puis avala un potage froid. Mais elle vomit peu après. Encore faible, elle sut qu’elle devait absolument se nourrir et grignota un reste de pain. Ce qui lui suffit dans l’urgence. Elle se sentait plus forte et imprégnée d’une pureté religieuse. Elle décida qu’elle s’était suffisamment reposée et quitta le manoir pour descendre vers la cité trop silencieuse. La peste était sans doute un Fléau envoyé par Dieu, mais elle avait survécu. Elle avait été élue pour des tâches plus importantes. Elle était encore une enfant, mais elle avait une image claire de ce qu’elle devait accomplir. Sainte Serena Butler lui avait donné des instructions, et une mission. Pieds nus, elle descendit la colline. Décharnés, épuisés, les gens qu’elle croisait vaquaient pourtant à leur travail. Ils défaillaient à chaque pas. Tous, ils avaient vu mourir les leurs, les avaient assistés jusqu’au dernier instant. Ceux qui étaient guéris étaient éclopés ou difformes : une ironie cruelle pour ces gens qui avaient eu la force de survivre à ce que Rayna appelait « le Fléau du Démon », et non pas le Fléau d’Omnius. Ils boitaient ou rampaient et certains s’étaient confectionné des béquilles. Ils criaient leur détresse et cherchaient avec avidité de l’eau et des aliments. Les rares survivants indemnes avaient été atteints au niveau mental et avaient succombé sous leurs responsabilités. Rayna s’avançait seule, le regard vif, essayant de voir tout ce qu’elle devait voir. Elle entrevoyait des ombres furtives derrière les fenêtres, des mouvements dans le recoin des abris. Elle n’était qu’une petite fille, mais elle marchait d’un pas décidé, elle était droite et confiante, mais pâle comme l’image de l’Esprit de la Mort. Il devait rester suffisamment de vivres pour les survivants, mais très vite, s’ils ne faisaient rien pour les cadavres en voie de putréfaction, les infections et l’effondrement de toutes les ressources de la cité, le nombre des victimes serait plus important encore que celui de celles du Fléau du Démon. Elle récupéra un pied-de-biche dans le caniveau. Elle se souvenait de ce que son père lui avait raconté à propos des émeutes, des gens qui se battaient entre eux. Les Martyristes s’étaient lancés dans d’ultimes processions violentes. Bien des innocents et manifestants y avaient trouvé la mort. Mais la petite fille serrait bravement son arme improvisée, certaine de son bon droit et des instructions qu’elle tenait de sainte Serena. Elle aperçut enfin la première cible de sa mission. Elle était devant la vitrine d’un magasin qui vendait des appareils mécaniques, des instruments et des gadgets anodins, jusque-là épargné par les pillards et les émeutiers. Les citoyens de la Ligue se servaient de toutes ces choses sans même penser à leur origine, oublieux du fait que la haute technologie était une lointaine cousine d’Omnius. Toutes les machines, tous les appareils électroniques, tous les circuits étaient autant de tentateurs démoniaques. Ils s’insinuaient dans la vie quotidienne de façon à ce que les gens acceptent allègrement leur présence perverse. Rayna inspira longuement, leva le pied-de-biche et fracassa la vitrine avant de s’acharner sur les appareils et les gadgets dans des giclées de débris de métal et de polymères. C’était sa première attaque contre le Mal. Dans ses visions, on lui avait dit de détruire l’infection de l’intérieur et d’oblitérer tous les vestiges des machines pensantes afin que les humains, à l’avenir, s’interdisent de telles faiblesses. Avec une frénésie déterminée, sombre, presque calme, elle cassa tout ce qu’elle voyait. Puis elle passa à un autre immeuble : une compagnie financière occupait le deuxième étage. Elle y trouva des calculatrices qu’elle détruisit en quelques minutes. Un homme, l’air apeuré, affaibli, tenta de l’arrêter, mais recula quand elle l’invectiva en le maudissant d’avoir laissé les machines s’emparer de son travail. — L’humanité sombrera dans la misère et le malheur si nous n’éliminons pas tous ces démons mécaniques et électroniques. J’ai entendu la voix de Dieu et je lui obéis ! Terrifié par la vindicte de cette petite fille blême, l’homme s’enfuit. À partir de là, Rayna avait un devoir énorme et elle finit par ne plus distinguer les divers niveaux de technologie, les différences entre les ordinateurs. Elle frappa sans discontinuer jusqu’à l’instant où deux membres de la force de sécurité squelettique de Parmentier l’arrêtèrent. Mais ils n’avaient plus affaire à une enfant, à la fille du Gouverneur, et après s’être consultés, l’un d’eux déclara : — Elle a vécu un dur moment. Elle déverse sa colère comme elle le peut. Et puis, on est trop fatigués pour s’occuper de cas qui ne sont pas urgents. Son collègue pointa le doigt sur Rayna. — Pour cette fois, on fermera l’œil. On va vous laisser filer, mais ne vous remettez pas dans une mauvaise situation. Rentrez chez vous. Rayna avait conscience que la nuit était maintenant très avancée. Elle était fatiguée et elle retourna au manoir familial. Le lendemain, pourtant, elle redescendit jusqu’à la cité avec son pied-de-biche et trouva d’autres objectifs, d’autres machines domestiques, d’autres appareils apparemment innocents. Mais elle avait derrière elle une petite troupe de Martyristes, hagards pour la plupart, qui la regardaient agir. Ils finirent par psalmodier et par se munir de diverses armes improvisées... La foi et la détermination, telles sont les armes essentielles du guerrier. Mais les croyances ne doivent pas être corrompues. Prenez garde que ces armes ne se retournent contre vous. Maître d’Escrime Istian Goss. Pour leur première mission, Nar Trig et Istian Goss avaient espéré se trouver directement au contact des forces d’Omnius. Mais ils se retrouvèrent dans une action compliquée de sauvetage de la planète Honru, récemment libérée de l’étau des machines. — On aurait pu penser qu’ils allaient envoyer l’homme qui est habité par l’esprit de Jool Noret sur le front, grommela Trig. Maintenant qu’ils ont été libérés du joug d’Omnius, pourquoi les gens du coin ne s’occupent-ils pas de rétablir eux-mêmes l’ordre ? — Rappelle-toi ce qu’on nous a appris : toute bataille destinée à défendre l’humanité est importante, répliqua Istian dans un soupir. Si ce boulot est aussi facile que tu le dis, nous aurons vite fini – et nous pourrons aller vers d’autres batailles. Dès que le bataillon de Quentin Butler eut quitté Honru, les survivants affligés s’étaient déchaînés dans une vague de vengeance, excités par la propagande des Martyristes. Tous les robots sentinelles, les yeux- espions et les sous-systèmes qui avaient été au service d’Omnius avaient été démantelés, cassés, et tous les circuits arrachés. Nar Trig observait les fanatiques avec une curiosité avide. Il sentait chez ces gens ivres de destruction une ferveur haineuse proche de la sienne à l’égard des machines pensantes. Istian, lui, pensait que, malheureusement, les survivants, dans la violence de leur vengeance, oubliaient de rétablir leur société en retrouvant la liberté. S’ils avaient consacré leur énergie et leur joie à la reconstruction d’Honru au lieu de fracasser leurs ennemis robotiques, les deux Maîtres d’Escrime auraient pu livrer une bataille réelle sans perdre leur temps ici. Les enclos des esclaves avaient été détruits et la population s’était installée dans les places fortes des machines. On avait dressé des tentes et des abris de fortune avec ce qui restait des ressources opulentes de l’ancienne cité. Des autels bariolés et extravagants à la gloire des Trois Martyrs avaient poussé comme des mauvaises herbes dans toute la capitale et la campagne dévastée. Sur les bâtiments les plus hauts, on avait déployé des bannières à l’image de Serena, de Manion l’Innocent et du Grand Patriarche Ginjo. Plutôt que de se procurer de quoi survivre, les Martyristes avaient semé des parterres de soucis à la mémoire de l’enfant assassiné. Istian et Trig patrouillaient dans toute la cité, vigilants. Les rangs des Martyristes avaient encore grossi et leurs adeptes s’acharnaient sur n’importe quelle trace des machines qu’ils pouvaient trouver dans les ruines. Cependant, les survivants semblaient s’apaiser et retrouver la vocation du travail productif au fil des jours. Istian espérait qu’ils pourraient quitter Honru par le prochain vaisseau de la Ligue. Les nouveaux venus des Mondes de la Ligue ne cessaient d’affluer depuis quelque temps. Il y avait ceux qui voulaient apporter leur aide mais aussi les prédateurs avides d’acquérir de nouveaux territoires. Lord Force Bludd, le petit-neveu de Niko Bludd, qui avait été tué durant l’insurrection des esclaves sur Poritrin, intervint financièrement avec une grande générosité. La reconstruction d’Honru ne manquait pas d’argent, ni de ressources, mais seulement d’initiatives et de buts précis... Entendant un cri, Istian se retourna et vit un officier qui accourait vers eux : l’administrateur de la colonie libérée. C’était un noble de haut rang qui exerçait des fonctions bureaucratiques. Trig, méfiant, activa son épée à pulsion. — Mercenaires, nous avons besoin de vos secours ! lança le personnage rougeoyant. En pénétrant dans les dépôts, des ouvriers se sont trouvés face à trois robots de combat encore activés ! Les meks ont tué deux des nôtres avant que nous les repoussions. Il faut que vous interveniez. Trig se tourna vers son collègue avec un sourire féroce. — Nous y allons tout de suite. Ils suivirent l’administrateur militaire et les dix jihadis qui l’escortaient jusqu’à un quartier de la cité occupé par des hangars et des entrepôts. Ils auraient pu se servir d’armes lourdes et d’explosifs classiques pour détruire les robots, mais le matériel et les vivres stockés dans les hangars devaient rester intacts. Les deux Maîtres d’Escrime pouvaient attaquer en finesse et sans dommages collatéraux. Et les jihadis étaient avides de voir les mercenaires de Ginaz au combat corps à cuirasse contre les machines. Une foule se forma bientôt. Certains agitaient des oriflammes à l’image des Trois Martyrs. Trig leva son épée en un geste de défi et les Martyristes applaudirent. Istian, lui, se préparait à l’affrontement. Il se rappelait certaines légendes à propos de braves chevaliers en armure qui allaient affronter les dragons dans leur antre suivis par les paysans. Sur la façade polie du hangar, ils virent des bosses. À l’évidence, les robots avaient tenté d’enfoncer la paroi. Dès que la barricade se rabattit à grand bruit, les énormes machines s’avancèrent, hérissées de canons à projectiles et de lance-flammes. Elles étaient l’essence du cauchemar mécanique, de l’ennemi : l’adversaire pour lequel les Maîtres d’Escrime de Ginaz étaient formés par Chirox. En hurlant à l’unisson, ils chargèrent. Les machines de combat parurent surprises de se trouver face à des opposants. L’une d’elles cracha un torrent de flammes, mais Trig se jeta de côté, roula sur le sol et se redressa aussitôt. Istian se lança à l’attaque en frappant avec son épée à pulsion. Au premier coup, il annihila le bras incinérateur. Les deux autres robots convergèrent sur Trig. Grimaçant, le regard brûlant, celui-ci se tint prêt, immobile, son épée dans la main gauche, une dague énergétique dans la main droite. Il percuta la machine et, d’un revers de son épée activée au maximum, il surchargea la mémoire centrale du mek, effaçant ainsi le programme. Istian se concentra sur la deuxième machine intacte. Elle braquait sur lui ses bras canons, mais il réagissait trop vite pour qu’elle ajuste sa visée. Les projectiles se perdirent derrière lui, laissant un cratère ardent et Istian se retrouva dans la zone vulnérable de la machine. Elle rétracta ses bras canons et leva à la place des armes blanches, des appendices redoutables qui fauchaient l’air frénétiquement, des dagues et des lances. Istian para les premiers coups et laissa l’esprit de Jool Noret investir ses pensées pour le guider. Mais il ne décela pas sa présence et demanda : Pourquoi restez- vous silencieux ? Et, pour la première fois, il se battit sans la moindre pensée, sans redouter les blessures ni la souffrance. Avant même qu’il en ait eu conscience, il avait abattu trois des machines. Elles étaient effondrées sur le sol comme des arbres métalliques abattus par sa hache énergétique. Pour en finir, il frappa les bras d’artillerie alors que la foule se précipitait comme si elle voulait détruire les robots à main nue. Istian savait que si les fanatiques s’approchaient trop, ils seraient massacrés. C’est alors que Trig se porta à l’assaut du dernier robot. La machine déploya de nouvelles armes, apparemment déconcertée par la furia du jeune mercenaire. Istian se dit avec un pincement au cœur que Nar Trig aurait dû mériter plus que lui d’abriter l’esprit de Jool Noret. Il se lança à nouveau à l’attaque. Une lame le toucha à l’épaule, une autre lui effleura le torse. Il se déroba et s’en tira avec une balafre légère. Il repartit à l’assaut comme un ressort humain. Il avait réglé le champ de pulsion de son épée au plus haut niveau et il frappa le torse de métal du robot qui fut paralysé sur-le-champ, les bras et les jambes figés, son armement inopérant, la tête oscillante, vaincu. Trig s’acharnait sur le cou blindé de son adversaire dans un jaillissement d’étincelles et, sous ses coups, le mek tituba avec des gestes de parade frénétiques. Finalement, Trig, dans une série de coups furieux, trancha plusieurs circuits et fit sauter enfin la tête de la machine qui bascula lourdement en avant, inerte, morte. Istian sentit l’adrénaline refluer, comme si l’esprit de Jool Noret se retirait de son esprit, et il s’effondra, sans force. Son épée claqua sur le sol. Tous ses muscles épuisés frémissaient. Mais Trig, lui, se promenait de long en large, frénétique, comme un tigre de Salusa guettant un autre ennemi. Les Martyristes s’avancèrent pour la curée avec leurs armes improvisées, marteaux, barres de métal, couteaux, faucilles. Ils se déchaînèrent sur les quatre machines abattues avec des cris de haine. Ils les dépecèrent, les disloquèrent dans des jets d’étincelles crépitantes, arrachèrent les processeurs comme autant de cœurs électroniques, lacérèrent les circuits d’électrafluide dont le contenu se répandit sur le sol en vastes flaques pareilles à du sang. Leur furie ne cessa que lorsque les machines furent réduites en copeaux et en morceaux visqueux. — Nous pouvons récupérer tout ce métal, déclara l’administrateur d’un ton enthousiaste. Les Martyristes ont déjà mis au point un programme pour utiliser les débris des machines pour la construction, la fabrication d’outils agricoles et de structures de charpentes. Les anciennes écritures nous ont appris que les épées devaient se transformer en charrues. — Mais cela ne suffira pas à éliminer les suppôts du Suresprit, répliqua Nar Trig d’une voix grave. La victoire sera plus appréciée s’ils se rangent à nos côtés. — Tout comme Chirox ! s’exclama Istian. Mais son partenaire ne répliqua pas. J’ai imaginé ce que ce serait de devenir Omnius et les décisions à long terme que je pourrais prendre. Les Dialogues d’Érasme. En dépit des promesses de Rekur Van, la nouvelle version de Serena Butler s’avéra décevante. Un autre clone accéléré, un autre échec. Érasme espérait que l’expérience Serena n’était pas définitivement compromise. En travaillant sur les échantillons de cellules qu’il avait apportés quand il avait fui la Ligue, le Tlulaxa avait tenté plusieurs fois de créer et de recréer la Serena d’origine, mais il se heurtait régulièrement au même obstacle. Les cellules dérobées ne portaient que son schéma génétique – mais rien d’elle, de son essence. Le secret de Serena Butler n’était pas dans ses tissus, mais dans son âme – elle-même aurait pu le dire. Et maintenant, le marchand de chair amputé refusait de s’occuper de la croissance d’autres clones. C’était sans doute en réaction contre les expériences de régénération reptilienne qui ne progressaient guère. Après un début prometteur, les excroissances osseuses qui étaient apparues sur les moignons des épaules de Rekur Van étaient tombées, laissant deux zones de peau infectée, suintante. Le Tlulaxa en souffrait profondément et son humeur sombre n’avait rien fait pour que ses recherches sur le clone de Serena aboutissent. Pour tenter de redresser la situation, Érasme avait modifié son traitement avec des amnésies sélectives pour que Rekur Van se concentre sur les problèmes essentiels. Traitement qui exigeait une attention et des corrections à tout instant. Il ne faut pas mêler les expériences, se dit le robot indépendant. La Serena de contrefaçon était là, devant lui, dans ses somptueux jardins immaculés. Il espérait lire quelque trace de reconnaissance, ne serait-ce que de la peur, dans ses beaux yeux lavande. Son fidèle Gilbertus l’avait accompagné, comme à l’accoutumée. — Père, elle est exactement comme sur les images d’archives ! s’exclama-t-il. — Les apparences sont parfois trompeuses, repartit Érasme en puisant dans sa réserve de clichés. Certes, elle a tous les standards de la beauté de la femme humaine, mais ce n’est pas suffisant, vois-tu. Elle n’est pas... ce que je voudrais qu’elle soit. Dans sa mémoire infaillible, il pouvait accéder à toutes les conversations qu’il avait eues avec la vraie Serena Butler. Il revivait ainsi les innombrables discussions qu’ils avaient eues alors qu’elle était sur Terre son esclave toute particulière. Il attendait d’elle des expériences nouvelles, sa compréhension à tout instant, il voulait qu’elle soit un contrepoint aux excellentes intuitions qui venaient de Gilbertus. Mais cette nouvelle copie de Serena ne pourrait lui apporter ce qu’il attendait. Elle était aussi terne et sans intérêt que les autres spécimens humains, dépourvue des riches souvenirs et de l’entêtement qui avaient ravi Érasme. Elle avait été poussée jusqu’à la maturité mais sans l’expérience et les connaissances. — Elle paraît avoir mon âge, commenta Gilbertus. Pourquoi était-il tellement intéressé ? s’interrogea le robot. La vraie Serena Butler avait été éduquée au sein de la Ligue des Nobles. Elle avait appris à croire nombre de sornettes passionnantes comme la supériorité des humains et les droits innés que conféraient l’amour et la liberté. Il regrettait de ne pas avoir su apprécier son caractère unique comme il l’aurait dû. Il était trop tard désormais. — Vous ne me connaissez pas, n’est-ce pas ? demanda-t-il à la nouvelle Serena clonée. — Vous êtes Érasme, dit-elle, mais il n’y avait aucune étincelle dans sa voix. — Je savais bien que vous ne sauriez répondre que cela, fit-il, sachant déjà ce qu’il devait faire. Il détestait laisser les résultats de ses erreurs derrière lui. — Père, je vous en prie, ne l’éliminez pas, dit alors Gilbertus. Le robot se détourna et, automatiquement, une expression de perplexité se dessina sur son visage fluide. — Autorisez-moi à lui parler, à m’occuper d’elle. Rappelez-vous quand vous m’avez fait sortir des enclos d’esclaves : j’étais sauvage, j’ignorais tout, je n’étais qu’une ardoise vide sur laquelle tout était encore à inscrire. Peut-être que je pourrai, avec de la patience et de l’affection... sauver quelque chose d’elle. Et soudain, le robot comprit. — Tu trouves Serena attirante ! — Je la trouve intéressante. Si je me fie à ce que vous m’avez dit de la Serena originale, est-ce qu’elle ne serait pas une compagne qui me conviendrait ? Une épouse peut-être ? Érasme était déconcerté, mais il trouvait soudain cette permutation intrigante. — J’aurais dû y songer moi-même. Oui, mon Mentat, fais de ton mieux. En observant le clone femelle, Gilbertus parut brusquement intimidé, comme s’il venait d’accepter un défi trop difficile. Son père robot adoptif insista : — Même si l’expérience échoue, je te garderai, Gilbertus. Jamais je ne trouverai de meilleur sujet d’expérience, ni de meilleur compagnon. Pour mieux étudier les motivations humaines, Érasme avait conçu de multiples appareils de musculation pour Gilbertus, certains rudimentaires, d’autres plus élaborés. Gilbertus était un modèle parfait : physiquement et mentalement, et le robot voulait le maintenir en condition optimale. Tout comme une machine, le corps humain nécessitait une maintenance permanente. Gilbertus, après des années d’exercices, était dans une forme physique impeccable. Lorsqu’un humain utilisait ses composants musculaires, sa force augmentait, avait constaté Érasme, alors que les éléments mécaniques d’un robot faiblissaient à l’usage. Une différence étrange mais fondamentale. Sous les yeux du robot, l’homme qu’était devenu Gilbertus pouvait courir sur des kilomètres en portant des poids et exercer sa force contre des champs de résistance. Son esprit était compartimenté à un niveau incroyable pour ce genre de prouesse. Il arrivait parfois à Gilbertus de pratiquer plus de trente appareils d’exercice sans se reposer et en n’ingurgitant que de l’eau. — Tu pousses tes facultés physiques, mais songe aussi à ton niveau mental, mon Mentat. Tu dois encore améliorer ta mémoire, tes facultés de calcul et de déduction. Gilbertus s’interrompit, le souffle court, ses cheveux noirs luisants de sueur, avec une expression que le robot traduisit comme de la perplexité. — Père, c’est exactement ce que je fais. En faisant travailler mon corps, je me livre à des calculs, des projections, je résous des équations et j’avance dans de nouveaux concepts qui ne sont pas accessibles au commun des penseurs. (Il s’interrompit avant d’ajouter :) C’est ainsi que vous m’avez fait... ou ce que vous pensez que vous avez fait de moi. — Tu es incapable de me tromper. Et dans quel but le ferais-tu ? — Vous m’avez appris, Père, qu’on ne devait pas se fier aux humains, et j’ai retenu vos leçons par cœur. Je ne me fais même pas confiance à moi-même. Gilbertus avait été le protégé d’Érasme depuis près de soixante-dix ans et le robot ne parvenait pas à imaginer que cet homme qu’il avait formé pût s’être tourné en secret contre les machines pensantes. Il aurait senti son changement d’humeur. Et puis, les yeux espions d’Omnius auraient assurément relevé la preuve d’une pareille trahison : ils étaient partout. Il se dit que si jamais Omnius venait à lui faire part de quelque soupçon, il lui suggérerait d’éradiquer Gilbertus avant qu’il ne cause des dommages. Il devait s’assurer que le suresprit n’avait pas nourri de doutes. Omnius m’a mis au défi de transformer un enfant humain féroce en un être intelligent et civilisé. Gilbertus a dépassé mes espérances. Il m’a amené à penser à des choses que je n’avais jamais envisagées auparavant. Il m’a amené à ressentir de l’affection pour lui par des moyens que jamais je n’aurais conçus sans lui. Gilbertus s’était à présent lancé dans des exercices de traction sur champ de force tout en stimulant les muscles de ses membres inférieurs. Le robot se rappela que son protégé avait exprimé son dégoût vis-à-vis du rétrovirus ARN de la peste qui avait été répandu sur les Mondes de la Ligue. Et s’il en venait à décider d’aider sa propre espèce... plutôt qu’Érasme ? Il va falloir tenir compte de cette situation. Le robot prit alors conscience qu’il venait d’acquérir un trait propre aux humains : la paranoïa. La pensée ne correspond pas toujours à la réalité. Il doit y avoir une connexion, une preuve absolue qu’il existe un lien entre le soupçon et les faits. Un problème qui avait longtemps préoccupé les chercheurs humains : dans quelle mesure la présence d’un observateur affectait-elle une expérience[1] ? Depuis longtemps, Érasme avait cessé d’être un témoin objectif des progrès de Gilbertus. Se pouvait-il que sa pupille ait agi de façon à prouver quelque chose à son mentor robot ? Ses performances physiques extravagantes étaient-elles pour lui un moyen de prouver sa supériorité ? Était-il plus rebelle que son attitude ne le traduisait ? Cette réflexion, même si elle était dérangeante, était plus complexe et intéressante que cette insipide Serena qu’il avait devant lui. Gilbertus avait-il l’intention de s’en faire une alliée ? Gilbertus, finalement, fit un double saut et retomba sur ses pieds. — Père, je me demandais si une machine d’exercice faisait de moi plus qu’une machine ? — Creuse la question et donne-moi ton analyse. — Je soupçonne qu’elle n’a pas de réponse définitive. Nous pourrions en débattre sous des angles différents. — Un sujet parfait. J’adore nos discussions. Érasme débattait encore souvent et longuement avec Omnius, mais il préférait de beaucoup ses échanges avec Gilbertus. Il le trouvait plus intéressant, tout en étant conscient qu’il devait se garder d’en faire part au suresprit. Il décida de changer de sujet. — Nos sondes d’observation vont nous rapporter bientôt les résultats de la propagation initiale de la peste. Gilbertus se dirigeait vers la douche. Le robot resta à distance en admirant le physique de son protégé. — Yorek Thurr va certainement se réjouir de tous ces morts et de tous ces malheurs, lança Gilbertus. Il se complaît dans le rôle de traître. Il n’a aucune conscience. — Pas plus que les machines. Tu penses que c’est un défaut ? — Non, Père. Néanmoins, Thurr est humain et je devrais pouvoir comprendre son comportement. (Gilbertus peignait ses longs cheveux noirs et il souriait.) Mais, après avoir pris connaissance de toutes ces anciennes archives humaines, je crois tout simplement qu’il est fou. Il est clair que le traitement d’immortalité qu’il a demandé en récompense de ses services lui a déséquilibré l’esprit. Ou alors il était trop âgé. Et l’opération a échoué. Érasme enchaîna, surpris que son protégé soit parvenu à une telle conclusion : — À moins que je ne lui aie mal appliqué ce traitement... intentionnellement. Parce qu’il ne méritait pas une telle récompense. Même à présent, il ignore exactement ce qu’on lui a fait. (Un sourire cynique se dessina sur son visage de métal liquide.) Mais tu devrais reconnaître que cette idée de peste était bonne. Elle correspond à notre volonté de victoire sans causer de dommages excessifs. Gilbertus acheva de se sécher et enfila des vêtements propres. — Pour autant que certains d’entre nous survivent, dit-il. — Surtout toi. Je t’ai appris à être extrêmement efficace, à avoir un esprit organisé, à acquérir des souvenirs nets et à analyser les faits comme un ordinateur. Si d’autres humains acquièrent ces mêmes talents, ils seront à même de mieux cœxister avec les machines. — Peut-être que je pourrais être mieux qu’une machine ou un homme, dit Gilbertus d’un ton songeur. C’est à ça qu’il aspire ? Il faut que je réfléchisse à cette remarque. Côte à côte, ils quittèrent la salle d’exercices. Les machines ne sont ni plus ni moins que telles que nous les avons faites. Raquella Berto-Anirul, Essais au Seuil de la Conscience. Agamemnon, Junon et Dante avaient pris leur essor dans leurs monstrueux corps de guerre. Le général cymek savourait l’idée de préparer un nouvel assaut militaire pour s’emparer d’un monde éloigné de Richèse, où lui et ses acolytes seraient à l’abri des maraudeurs stupides d’Omnius. Là, ils seraient regroupés, ils deviendraient plus forts et pourraient envisager la prochaine phase de l’empire néo-cymek. Ils étaient accompagnés d’une importante armada de bâtiments de combat, chacun étant connecté à un cerveau humain par les tiges mentales. Tous les néos faisaient preuve de leur loyauté et de leur enthousiasme à la perspective de la bataille imminente, surtout parce qu’ils savaient qu’Agamemnon pouvait les neutraliser à distance d’un simple geste et même les tuer tous si l’envie lui en venait. Mais il avait confiance en leur allégeance et leur dévouement. Dès lors que leurs cerveaux avaient été retirés de leurs corps biologiques, que pouvaient donc faire les néo-cymeks ? Après avoir quitté Richèse, l’essaim redoutable convergea vers le monde glacé d’Hessra sur lequel les Cogitors de la Tour d’Ivoire s’étaient volontairement isolés durant des siècles. — Selon nos projections, il n’existe aucun dispositif de défense, dit Dante. Les Cogitors se refusent à participer aux activités du monde extérieur. Ils se sont simplement cachés pour penser. Junon s’exclama d’une voix gutturale : — C’est ce qu’ils prétendent tous, mais les Cogitors n’ont jamais été aussi neutres qu’ils le clament. Ils se sont toujours mêlés de tout. — Ils-ils sont aussi mauvais que-que les hrethgir, commenta Beowulf en bafouillant. Agamemnon le tolérait à cause de ses services passés, mais il était irrité que le néo-cymek ait écouté leur conversation privée. Dante ajouta d’un ton patient : — Je voulais dire que notre victoire est assurée. Je n’envisage aucun obstacle militaire dans la prise d’Hessra. — Malgré tout, j’ai bien l’intention d’y prendre plaisir jusqu’au bout, répondit le général tandis que les vaisseaux se déployaient en formation d’attaque et descendaient vers la planète gelée. Les néos sacrifiables formaient la première vague, suivis des vaisseaux anguleux. Ils survolaient déjà la forteresse des philosophes, prise dans sa croûte de glace. Les Cogitors de la Tour d’Ivoire manifestaient un total désintérêt des affaires galactiques et restaient isolés, mais ils n’étaient pas absolument autonomes. Depuis longtemps, ils commerçaient en secret avec les cymeks auxquels ils fournissaient de l’électrafluide. Ils avaient continué bien après qu’Agamemnon et les siens eurent quitté les Mondes Synchronisés. Dante n’avait pas souhaité être dépendant de Vidad et de ses congénères et il avait construit des fabriques d’électrafluide pour le seul usage des Titans sur Bela Tegeuse et Richèse. Le fluide industriel convenait aux néo-cymeks, mais les Titans, eux, avaient besoin d’un produit de meilleure qualité et seul l’électrafluide produit par les Cogitors leur convenait. Et c’est ainsi que le général des Titans allait s’emparer des installations d’Hessra tout en y installant son nouveau quartier général pour entamer enfin son entrée dans l’Histoire... Les spires noires de la citadelle pointaient comme des épieux géants au-dessus des glaciers anciens, des rivières blanches et bleutées qui s’écoulaient depuis des siècles. Il y avait des éons de temps, quand les esprits désincarnés s’étaient installés là, elles s’étaient dressées loin au-dessus du sol givré. Agamemnon et Junon conduisaient la première vague et c’est presque avec extase qu’ils déclenchèrent leurs lance-flammes dans l’atmosphère d’oxygène ténue de la planète. Les langues de feu léchèrent les murailles noires, des cuirasses de glace explosèrent en fragments blanchâtres et un prodigieux écran de vapeur monta dans le ciel terne. — Cela va nous donner plus de surface opérationnelle, déclara Agamemnon en se posant. Dante lança ses ordres aux néos. Ses fibres optiques venaient de détecter trois acolytes en robe jaune qui venaient de surgir sur les balcons d’une tour. Bouche bée, ils mesurèrent l’ampleur de l’attaque avant de se replier à l’intérieur. Les néo-cymeks continuaient de pleuvoir de la brume grise comme des charognards mécaniques pour se poser autour des Titans. Agamemnon transféra son container cervical dans la cuirasse d’un marcheur adapté aux couloirs de la place forte des Cogitors. Sur son ordre, une escouade de néos venaient de donner l’assaut. Très vite, ils firent sauter les murs et abattirent les poternes. Puis ils abandonnèrent leurs énormes corps pour des marcheurs plus réduits, tout comme les Titans. Agamemnon les suivit, jubilant, triomphant et féroce, laissant à chaque pas une traînée d’étincelles. Au-dehors, Beowulf, handicapé, manqua son atterrissage et tomba de la falaise pour se retrouver prisonnier dans une crevasse du glacier. Quand les néos prévinrent Agamemnon, il songea brièvement à laisser Beowulf geler sur place jusqu’à ce que l’étau du glacier se referme inexorablement sur lui et le broie. Mais Beowulf avait été autrefois un élément de valeur, bien plus dévoué et utile que l’inepte Xerxès qui avait lamentablement échoué. À contrecœur, Agamemnon donna des ordres pour qu’on récupère son container cervical et qu’on l’installe sur un nouveau marcheur néo-cymek. Je suis à court d’excuses pour lui laisser la vie. Beowulf devenait de plus en plus encombrant. Dans la forteresse, les néos abattirent plus d’une dizaine d’acolytes. Agamemnon lui-même en tua deux autres par pur plaisir avec l’arme à projectiles antique et précieuse qu’il avait soutirée à Yorek Thurr sur Wallach IX. Les néos qui précédaient le général venaient de tomber sur les bibliothèques et les ateliers d’études où les moines acolytes passaient leurs jours à lire, copier et retranscrire. Ils semblaient avoir été fascinés tout particulièrement par les mystérieuses runes Muadru que l’on avait trouvées sur de multiples planètes. Plus avant, dans les entrailles de la forteresse, ils trouvèrent les laboratoires de chimie où les Cogitors distillaient l’électrafluide. Lorsque les néos surgirent dans un grand tumulte, les employés en robe safran reculèrent en interrompant leurs mélopées qui faisaient partie du rituel de conversion de l’eau pure en liquide vital. Les ordres qu’Agamemnon avait donnés à Dante étaient explicites : — Trouve comment fonctionnent ces laboratoires et tue la plupart de ces sous-êtres, mais pas tous. Il faut en épargner quelques-uns. Nous en aurons besoin. Les acolytes avaient fui jusqu’à la grande salle centrale où les Cogitors siégeaient sur leurs piédestaux. Quand Agamemnon y surgit enfin, il fut déconcerté de ne voir que cinq cerveaux flottant dans le liquide bleu. Il en manquait un. L’un des Cogitors l’interpella : — Général Agamemnon, votre initiative est vainement destructrice et chaotique. Comment pouvons-nous vous assister ? Êtes-vous venu vous procurer de l’électrafluide ? — En partie. J’ai également l’intention de m’emparer d’Hessra et de tous vous éliminer. Lequel de vous est absent ? Il pointait son bras métallique sur le piédestal abandonné. Le philosophe lui répondit en toute candeur. — Vidad est parti résider temporairement sur Salusa Secundus afin de conseiller et d’observer la Ligue des Nobles. D’autres informations et d’autres discussions nous sont nécessaires pour continuer à nous développer. — Demain, il n’en sera plus question, lança Junon en se dressant, menaçante, au côté de son amant. Elle avait toujours nourri une profonde aversion à l’égard des Cogitors, surtout envers le nommé Eklo, qui avait ourdi avec Iblis Ginjo la rébellion sur Terre. Ainsi avait été lancé l’épouvantable Jihad destructeur des hrethgir. Même si la croisade contre les machines avait donné l’occasion aux cymeks de déclencher leur propre rébellion et d’échapper au joug du suresprit, Agamemnon vouait toujours une haine particulière aux Cogitors. — Avez-vous de brillantes révélations à nous faire avant d’être exécutés ? demanda-t-il. Une Cogitrice lui répondit avec une placidité étrange : — Il y a de nombreux domaines dans lesquels nous pourrions vous apporter nos lumières, Général Agamemnon. — Malheureusement pour vous, être éclairé ne m’intéresse pas. Il lança de nouveaux ordres aux néos pour qu’ils patrouillent dans les corridors et les salles de la forteresse. Puis, il s’avança avec Junon. Ils souhaitaient mettre un terme eux-mêmes à l’existence des Cogitors. C’était une façon de se prouver leur amour. En quelques coups, ils firent basculer les piédestaux et fracassèrent les cuves où flottaient les cerveaux. Ils les réduisirent en pulpe sous leurs poings de machines, l’un après l’autre. Tout se passa très rapidement. Agamemnon se redressa au milieu du carnage, des restes gluants et des flaques de liquide bleu et déclara qu’Hessra leur appartenait désormais. Il n’en avait jamais douté un instant. La science consiste à créer des dilemmes pour résoudre des mystères. Docteur Mohanda Suk, Discours devant une classe de diplômés. En toute autre circonstance, Raquella aurait réagi différemment en rencontrant son grand-père, elle lui aurait posé un millier de questions et lui aurait raconté sa vie. Le Commandant Suprême Vorian Atréides ! Sa mère aurait été très surprise par cette révélation, mais elle était morte, de même que le premier époux de Raquella. Elle avait pensé que le soldat secret qui avait fait partie de sa vie était tombé au combat, quelque part entre les mondes. Le Jihad avait coûté tant de vies et brisé tant d’espoirs. Elle aurait aimé passer plus de temps avec Vorian Atréides, faire n’importe quoi, mais elle ne pouvait abandonner tous ceux qui avaient besoin d’elle. Le Fléau d’Omnius faisait rage sur Parmentier et Mohandas et elles étaient responsables de trop d’existences. Ils devaient absolument trouver un traitement, sinon des millions de vies seraient perdues. Vorian Atréides avait promis de les aider, de répandre la nouvelle de l’épidémie dans les autres Mondes de la Ligue. Même s’il ne parvenait pas à secourir Parmentier à temps, il pourrait au moins prévenir d’autres planètes d’être sur leurs gardes face à cette atroce nouvelle tactique des machines. Si c’était en son pouvoir, elle savait qu’il tiendrait sa promesse. Il ne l’avait quittée que depuis quelques heures, mais elle en était certaine. Hôpital pour les maladies incurables. Le nom semblait douloureusement juste, à présent. Elle ne savait pas ce qu’elle ferait si Mohandas succombait. Il valait mieux, songea-t-elle, qu’elle soit la première atteinte. Déjà, vingt-deux des médecins venus de Niubbe étaient morts du Fléau. Quatre autres s’en étaient remis mais ils étaient encore incapacités, et deux, récemment, avaient présenté les premiers symptômes du virus. Bientôt, elle devrait s’occuper d’eux. Mohandas avait étudié la maladie de près et suffisamment longtemps pour en arriver à quelques conclusions basiques. Mais il n’avait pas encore trouvé la parade, l’élixir magique. Dès que le virus aérien avait pénétré dans l’organisme par les muqueuses buccales et infecté le foie, il produisait en grande quantité une protéine qui métabolisait des hormones telles que le cholestérol ou la testostérone en un composé identique à un stéroïde anabolisant. Le foie ne parvenait pas à détruire le « Composé X » (Mohandas n’avait pas eu la force de trouver un nom plus original), ni à l’évacuer du torrent circulatoire. Les hormones naturelles étant en phase de déplétion à la suite de la conversion du mortel Composé X, l’organisme les surproduisait tandis que l’élaboration du composé fatal provoquait des syndromes physiques et mentaux foudroyants. Dans la phase terminale de la maladie, quarante pour cent des patients mouraient. De plus, les défaillances hépatiques étaient courantes, de même que les attaques et les crises cardiaques dues à l’hypertension. Dans un nombre mineur de cas, un épisode de thyrotocose bloquait l’organisme à cause du déséquilibre hormonal. À ce stade, sous l’effet d’une fièvre extrême, la plupart des victimes sombraient dans un coma profond qui durait parfois plusieurs jours avant qu’elles ne cessent de respirer. Pour un pourcentage très élevé, les tendons se déchiraient et ceux qui survivaient restaient handicapés... Dans l’heure qui suivit, Raquella dut soigner quarante patients. Elle en était arrivée à ne plus entendre les plaintes et les murmures menaçants des paranoïaques, à ne plus lire la terreur et les suppliques dans leurs yeux, et ne sentait plus la puanteur du déclin et de la mort. Ces lieux avaient toujours ressemblé à un hospice plutôt qu’à un hôpital. Certaines victimes mettaient longtemps à mourir, d’autres souffraient beaucoup plus. Il y avait les courageux, les stoïques et les faibles, mais à terme, cela ne faisait pas de différence. Ils mouraient en grand nombre. En beaucoup trop grand nombre. Raquella vit approcher Mohandas. Elle lui sourit mais elle lut aussi l’épuisement et le désespoir dans ses yeux hagards. Des rides creusaient son visage autour du masque respiratoire. Depuis de longues semaines, il était à la fois docteur, chercheur en bactériologie et administrateur par intérim. Ils avaient peu de temps pour se voir, pour vivre leur amour. Pourtant, après ces visions de souffrance et de mort, Raquella avait terriblement besoin d’un réconfort humain, de tendresse, ne serait-ce que pour quelques instants. Lorsqu’ils furent passés dans les salles stériles, sous les douches de décontamination, ils purent enfin ôter leur masque pour s’embrasser. Leurs mains se joignirent et ils restèrent silencieux, en se regardant au travers de leur film optique. Ils s’étaient connus et avaient fait pour la première fois l’amour dans l’hôpital. Leur passion était une fleur sauvage dans un champ de bataille ravagé. — Je ne sais pas combien de temps je pourrai tenir encore, dit Raquella d’un ton abattu. Mais comment pourrions-nous arrêter, même si nous sommes à bout ? Mohandas la serra contre lui. — Nous en sauvons beaucoup. Autant que nous le pouvons. Et pour ceux que nous perdons, je sais que tu rends leurs dernières heures plus supportables. Je t’ai vue avec eux, j’ai vu leurs visages s’illuminer quand tu t’approchais. Tu as une sorte de don miraculeux. Raquella eut de la peine à sourire. — C’est atroce d’entendre leurs prières. Quand ils sentent la fin approcher, ils en appellent à Dieu, à Serena, à n’importe qui... — Je sais. Le docteur Arbar vient de mourir, dans la salle cinq. Nous savions tous que c’était imminent. Raquella ne put s’empêcher d’éclater en sanglots. Le docteur Hundri Arbar était venu des quartiers défavorisés de Niubbe et avait passé sa licence pour venir en aide à ceux qui étaient plus malheureux que lui. Les gens le considéraient comme un héros. Il avait toujours refusé les boissons et les drogues, y compris le Mélange si populaire dans la Ligue. Lord Rikov Butler, qui avait disparu avec tous les siens, avait offert son stock d’Epice à l’hôpital puisqu’il ne pouvait en consommer par respect pour les croyances de son épouse. Mais la plupart des médecins et assistants de l’hôpital en prenaient pour renforcer leur énergie. Un docteur de moins pour nous aider. Ce qui m’amène à me demander... (Elle s’interrompit en pensant de nouveau à l’Épice.) Une minute. Je crois avoir un plan. Dès qu’elle avait des doses supplémentaires, Raquella en administrait aux patients dans le seul but d’apaiser leurs souffrances. — Et c’est quoi ? — Je n’en suis pas encore certaine. Raquella descendit le couloir en le précédant et entra dans une salle d’archives. Elle explora rapidement les dossiers, les fiches médicales, établit des parallèles. Fiévreusement, une heure durant, elle alla d’un dossier à l’autre, passant chaque feuillet de plass dans le lecteur de données. Bientôt, l’évidence apparut, indiscutable. — Oui... Mais oui !... Elle leva un regard triomphant vers Mohandas. — C’est le Mélange qui est le dénominateur commun ! Regarde ! Elle le guida à travers les dossiers des malades. — Pour la plupart, les gens meurent selon leur classe sociale, ce qui ne veut rien dire au premier coup d’œil. Les pauvres sont atteints plus gravement que les riches ou les nobles. Je n’y avais jamais décelé une différence, puisque les systèmes nutritionnels ou sanitaires sont identiques pour l’ensemble de la population. « Mais si ceux qui avaient régulièrement consommé de l’Épice paraissent combattre le rétrovirus, alors les victimes des classes inférieures qui n’avaient pas les moyens de se le procurer devraient être plus nombreuses à mourir ! Regarde, même les patients qui ont été traités à l’Épice après avoir contracté la peste présentent un meilleur historique de guérison ! Mohandas ne put qu’admettre l’évidence. — Et le docteur Arbar n’a jamais absorbé un gramme de la substance ! Même si le Mélange n’est pas le médicament qu’il nous faut, il apparaît comme un agent de résistance. Un médicament apaisant, en tout cas. (Il arpentait le labo, plongé dans ses réflexions.) La molécule de l’Épice est excessivement complexe, c’est en fait une énorme protéine que la VenKee n’a jamais synthétisée ou décomposée. Il est fort possible qu’elle bloque la protéine critique qui permet au virus de convertir les hormones normales en Composé X. Essentiellement, s’il existe dans l’enzyme une poche ordinairement occupée par le cholestérol et la testostérone avant qu’ils soient transformés en Composé X, il se peut que le Mélange soit façonné à la limite de ces hormones et qu’il puisse s’insérer dans la poche et désactiver l’enzyme. Raquella se sentit rougir. — N’oublie pas que dans le premier stade de l’infection, nous avons des signes de paranoïa, de délire mental et d’agressivité. L’Épice accentue ce processus – mais elle aide aussi peut-être les malades à lutter contre l’infection initiale. Il la prit par les épaules. — Raquella, si tu as raison, c’est une vraie percée ! Nous allons pouvoir traiter toute la population qui n’a pas encore été exposée au virus, et l’immuniser ! — C’est vrai, mais il faut faire vite ! Et comment allons-nous nous procurer une telle quantité de Mélange ? Mohandas baissa la tête. — Il y a plus grave que cela. Tu ne crois pas que le Fléau a frappé déjà d’autres planètes ? Il se peut que l’épidémie se répande dans la galaxie comme un essaim de sauterelles. Il faut à tout prix que nous diffusions la nouvelle dans les Mondes de la Ligue. Raquella retint son souffle avant de dire : — Mon... Vorian Atréides – il peut faire ça ! Elle se précipita vers la salle de communications. Elle devait absolument lui envoyer un signal avant que son vaisseau soit au large du système. En tant que Commandant Suprême du Jihad, il pouvait exiger de la Ligue qu’elle augmente la distribution de l’Épice sur toutes les planètes exposées à la peste d’Omnius. Elle fut soulagée de l’entendre enfin après un moment infini d’attente. Elle lui expliqua ce quelle avait découvert et reçut enfin sa réponse : — Le Mélange ? Si c’est vrai, on va avoir besoin d’une sacrée quantité. Tu es sûre de ce que tu dis ? — Sûre et certaine. Diffuse ce message – et prends garde à toi ! — Toi aussi, petite fille. Le quartier général de la VenKee, sur Kolhar, est sur ma route vers Salusa. Je vais dialoguer en direct avec leurs responsables de vente. Il voulut ajouter quelque chose, mais il reçut un flux de statique et le contact fut rompu. Celui qui a le pouvoir exécutif est comme un joueur de poker, il cache ses émotions ou en simule défaussés pour que les autres ne puissent les utiliser contre lui. Aurelius Venport, L’Héritage des affaires. Durant presque deux semaines, Vorian poussa le Voyageur du Rêve dans des phases d’accélération que seul un robot aurait pu supporter. Déterminé à ne pas perdre de temps pour aller livrer ses informations vitales à la Ligue. Tout son corps n’était que souffrance, mais il savait que chaque instant qui passait coûtait des vies. En poussant le vaisseau à la limite de ses forces vitales, il pouvait sauver une personne de plus, et cette récompense valait bien ce qu’il endurait. Agamemnon lui-même lui avait appris cette leçon quand il lui avait infligé le traitement de longévité : la douleur est un petit prix à payer en échange de la vie. Durant ce long voyage, il n’avait décelé aucun symptôme de la maladie, aucun des signes annonciateurs contre lesquels Raquella l’avait mis en garde. Ce qui signifiait, selon ce qu’elle avait appris, qu’il était bel et bien immunisé contre le Fléau d’Omnius. Il pourrait donc se mettre à la tâche sans tarder, sans la crainte d’infecter les autres, sans risque pour sa sécurité. Il fit un détour par les chantiers de la VenKee, sur Kolhar. Dans ces nouvelles circonstances, il était important qu’il s’entretienne directement avec les principaux fournisseurs d’Épice. Les ramifications de la découverte de Raquella étaient stupéfiantes. Consterné, mais sans surprise, il apprit par quelques informations dispersées sur les divers canaux que l’épidémie s’était effectivement propagée sur d’autres Mondes de la Ligue. Omnius frappait avec une efficacité impitoyable, répandant la maladie sur les planètes des humains. Et tous les efforts de la Ligue ne pouvaient l’arrêter. La quarantaine était établie trop tard, et même avec toutes les précautions, la moitié de la population au moins était condamnée. La coopération de la VenKee était essentielle pour l’espoir que Vorian allait apporter aux peuples des mondes menacés. La compagnie détenait aussi le monopole de la gestion des dangereux vaisseaux d’espace plissé qui assuraient les transports commerciaux. Le schéma s’assemblait dans son esprit : pour faire barrage aux virus, il était vital de livrer les médicaments aussi vite que possible, donc par l’espace plissé. Surtout l’Épice... Il se jura de ne pas quitter Kolhar sans avoir ce qu’il voulait. Finalement, Norma Cenva elle-même accompagna Vorian jusqu’à Salusa, à bord du Voyageur. Elle avait prévu son arrivée et savait de façon étrange qu’il était porteur de nouvelles urgentes. Dès qu’il avait donné son opinion, elle avait mis l’accent sur trois points : la situation était critique, l’Épice était essentielle à la survie de l’espèce humaine et elle devait aller avec lui sur Salusa Secundus afin de s’exprimer devant le Parlement de la Ligue. Mais avant qu’ils ne quittent Kolhar, elle dépêcha trois pilotes d’espace plissé sur des vaisseaux éclaireurs. Ils étaient tous porteurs du même message : prévenir le Conseil du Jihad. Quand elle débarquerait avec Vorian, des changements majeurs seraient déjà en cours. Puis elle ordonna à son fils Adrien d’accélérer toutes les activités de la VenKee, d’accroître la production et la distribution de l’Épice à tous les niveaux. En accompagnant Vorian vers le Voyageur du Rêve, elle lui dit : — Je crois que je pourrai mieux me concentrer sur votre vaisseau qu’ici. Elle lui montra les chantiers où les travaux de reconstruction étaient encore en cours. — Il faut partir au plus vite. Ils décollèrent et Vorian, un temps, resta en accélération contrôlée. Mais Norma lui assura que son corps pouvait endurer des pressions supérieures à ce qu’il supportait, lui. Alors, il lança le vaisseau sur le vecteur de Salusa Secundus à une vitesse écrasante. Norma était à nouveau plongée dans ses calculs et ses théories, entourée de notes, de claviers de dessin et autres instruments qu’elle avait emportés de Kolhar. Mais, assez curieusement, elle ne s’en servait pas. Elle était en état de concentration intense et voyageait dans son esprit : elle assimilait et traitait des masses d’informations. Elle avait découvert que ses capacités mentales dépassaient les limites imaginables. Vorian avait le sentiment de n’avoir pas vraiment de compagnie, mais il était depuis très longtemps accoutumé à voyager en solitaire. Il lui arrivait de se souvenir des longues heures passées avec Seurat le robot. Dans cette ambiance de guerre et de pestilence, il regrettait parfois leurs interminables parties et les pathétiques tentatives d’humour de son compagnon mécanique. Le Voyageur du Rêve se posa sur le spatioport de Zimia au milieu de la journée. Norma, arrachée à ses réflexions par la secousse, se pencha vers le hublot de sa cabine. — Nous y sommes déjà ? Alors qu’ils étaient en route pour le Parlement, ils apprirent que le Fléau s’était aggravé durant les quelques semaines de leur voyage et qu’on l’avait détecté sur dix nouvelles planètes. Les scientifiques de la Ligue ne savaient comment le combattre. Cependant, l’information transmise par Raquella avait déclenché un afflux d’Épice. Mais les mondes qui savaient que le Mélange pouvait être un médicament ou un traitement sûr et qui n’y avaient pas accès n’avaient aucun espoir. Norma espérait que son rapport devant le Parlement allait changer l’ordre des choses. Sur une simple impulsion psychique, elle réajusta son apparence physique, lissa ses longs cheveux blonds et adoucit les traits de son visage. La beauté n’était pas sa première préoccupation, du moment que son corps fonctionnait normalement, mais elle se faisait un devoir d’honorer ainsi son époux disparu. Tout en gravissant les marches du Hall avec le Commandant Suprême, elle prit clairement conscience de sa place essentielle dans cette page de l’histoire de l’humanité qui était en train de se dérouler. Elle était éphémère, une bouffée d’oxygène sur une bougie. Peu lui importait de laisser un souvenir dans l’Histoire, elle ne pensait qu’à son travail. Et à sauver des vies. — Vous êtes prête ? demanda Vorian. Vous me paraissez distante. — Je suis... un peu partout. (Elle cilla et se concentra sur le grand bâtiment du Parlement.) Mais... oui, je suis bien là. Brusquement, un groupe d’hommes en robe safran surgit, portant un container où flottait un cerveau. Norma s’arrêta, curieuse, se souvenant de ce que sa mère Zufa lui avait dit à propos des cerveaux anciens et des arcanes de leur tradition. — Vidad, l’un des Cogitors de la Tour d’Ivoire, lui dit Vorian d’un ton de dégoût évident. Il la poussa vers le seuil. — Je ne leur permettrai pas de se mêler de nos affaires cette fois, comme lorsqu’ils ont proposé cette absurde tentative de paix. Après que Serena se fut sacrifiée pour réparer le mal commis par les Cogitors, Vidad avait passé plus d’un demi-siècle sur Salusa Secundus à étudier les archives historiques et les traités philosophiques récents. Il avait joué aussi un rôle de mouche du coche dans le Conseil du Jihad. Vorian avait toujours souhaité qu’il rejoigne les siens sur Hessra. À l’instant où ils pénétrèrent dans le Hall, le nouveau Grand Patriarche Boro-Ginjo présidait à la tribune, revêtu de la chaîne ornementée qui symbolisait son pouvoir de leader spirituel, avec, à son côté, le Vice-Roi par intérim O’Kukovich, élancé, émacié. Il était censé être le chef politique de la Ligue, mais il n’avait que peu de pouvoir. On le considérait comme une simple marionnette. Vorian et Norma prirent place au premier rang, sur les sièges qui leur avaient été réservés. Leur arrivée provoqua un remous notable, bien que le Parlement fût lancé dans une longue session sur le Fléau. Quinze planètes avaient été atteintes et l’opinion générale était que d’autres mauvaises nouvelles allaient affluer. Le Conseil du Jihad avait d’ores et déjà proposé d’instituer des plans militaires extrêmes pour protéger Salusa Secundus. Vorian parcourut l’agenda et vit une longue liste d’intervenants et d’orateurs, tous inscrits en URGENCE et soupira : — Nous ne sommes pas près de repartir. Norma lut la panique sur les visages, elle l’entendit dans leurs voix. Une houle d’inquiétude courait dans l’assemblée. Elle arrivait à écouter chaque intervention en mesurant la gravité de la situation sans cesser de suivre le fil de ses réflexions. Aucun cas n’avait été signalé sur Salusa et le gouvernement proposait une quarantaine absolue. Norma s’assit à l’instant où un nouvel orateur intervenait : la déléguée des Sorcières de Rossak, sa demi- sœur, Ticia Cenva. Avec une expression passionnée sur son visage d’albâtre, ses longs cheveux blonds et sa robe blanche flottant dans une brise imaginaire, elle observa l’assistance, silencieuse, intimidante. Norma ne s’attendait pas à ce qu’elle lui adresse un sourire ni même un signe de tête. En dépit de leurs talents communs, tous les membres de sa famille s’ignoraient. Durant des années, la mère de Norma l’avait considérée comme une attardée, une erreur génétique, et s’était entièrement vouée à son combat dans le Jihad. Fière de ses pouvoirs, la Grande Sorcière Zufa Cenva avait longtemps espéré donner le jour à une fille parfaite, mais alors même qu’elle accouchait de la parfaite Ticia, Norma s’était transformée bien au-delà de ses plus folles espérances. Et Zufa, ignorant alors cette enfant qu’elle avait toujours voulue, avait laissé les autres Sorcières de Rossak s’en occuper à sa place en reportant tout son intérêt sur les travaux de Norma. Avant de mourir avec son cher Aurelius Venport. Ticia avait donc grandi sur Rossak et montré tous les talents mentaux pour lesquels sa mère avait prié, mais s’était perdue dans un vide qui, à terme, s’était avéré comme du ressentiment. Après des décennies, elle était devenue la Sorcière Suprême, comme Zufa, mais elle s’était toujours montrée plus austère et sévère que sa mère. Norma, plongée dans ses théories et ses équations, en plus de ses activités pour la VenKee, n’avait eu que peu d’occasions de voir sa sœur. Elles ne se considéraient pas comme des « amies », même au sens le plus large du terme. Ticia l’aperçut enfin et hésita brièvement avant d’entamer son discours d’une voix tonitruante. Dans chacun de ses souffles, elle portait la foudre et l’assistance frémit. — Nous autres les Sorcières avons voué nos vies depuis des années à la destruction des machines et des cymeks, ces prédateurs de l’humanité. J’ai vu périr de nombreuses Sœurs dans le combat, toutes ont sacrifié leur esprit pour abattre les Titans eux-mêmes. J’étais sur les rangs, et j’aurais fait de même... si un autre ennemi s’était présenté. Mais la menace des cymeks a reflué. Brevin O’Kukovich applaudit : — Les Sorcières de Rossak ont rendu un immense service à l’humanité. Ticia le transperça du regard. — Mais tant d’autres ont fait de même, monsieur. Maintenant, face à cette épidémie ravageuse, je sais que nous avons un autre domaine où exercer nos connaissances. Nous vivons sur un monde hostile mais nos relevés de reproduction remontent à bien des générations et nous comprenons les lignées sanguines, le matériau brut le plus important pour la race humaine. Si le Fléau d’Omnius empirait encore, nous pourrions perdre les branches élémentaires de nos espèces – et ainsi des chemins vers notre avenir. « Actuellement, sur tous nos mondes, des familles, des cités entières sont ravagées, et nous ne pouvons réagir trop prématurément, ni avec trop de violence. Notre race court un péril extrême. Nous devons nous battre pour trouver un traitement contre cette arme biologique, mais aussi agir de façon radicale pour protéger le chaînon ADN avant qu’il soit éliminé. Le protéger et stocker les marqueurs clés de certaines des meilleures lignées, sinon la maladie les annihilera définitivement. Il nous faut établir un programme de protection génétique pour toutes les populations de l’ensemble des planètes. (Elle leva le menton.) Nous autres, les Sorcières, sommes capables de gérer un tel programme. Norma gardait les yeux rivés sur sa sœur, se demandant ce qu’elle comptait tirer de sa proposition. Certes, elle n’avait jamais montré beaucoup de compassion : tout comme sa mère, elle avait consacré sa vie au Jihad. Ticia promena son regard électrisant sur l’assistance, ignorant délibérément Norma. — Je propose que nous nous rendions sur des mondes qui ont été épargnés jusque-là pour sélectionner des candidats en bonne santé. Nous pourrons construire une base de données à partir des échantillons sanguins et ainsi préserver les caractéristiques génétiques des familles si nous ne pouvons pas sauver les familles elles-mêmes. Plus tard, lorsque nous aurons vaincu l’épidémie, cette bibliothèque génétique nous aidera à restaurer nos populations. Le Grand Patriarche ne semblait pas avoir tout compris. — Mais... en supposant que le Fléau tue la moitié de la population... nous aurons encore beaucoup de survivants. Une opération d’une pareille ampleur est- elle bien nécessaire ? Ticia inspira longuement avant de répliquer. — Mais est-ce que ce sera la bonne moitié qui survivra ? Il faut prévoir le pire, Grand Patriarche. Avant qu’il soit trop tard – comme l’ancien Noé, mais à une échelle encore plus vaste. Il faut que nous ayons des échantillons caractéristiques de chaque planète avant que le Fléau ne s’étende encore. Nous avons besoin de toutes les données ADN possibles pour garantir une diversité suffisante à la force de notre espèce. — Pourquoi ne pas trouver un traitement ? lança un représentant irrité. Cette peste se manifeste partout ! — Et que faire des planètes déjà infectées ? Nous devrions nous porter à leur secours aussi. Les gens en ont besoin de toute urgence ! Le Grand Patriarche rétablit l’ordre. — Nous avons d’ores et déjà formé un corps important de volontaires pour assister le personnel médical débordé sur les mondes touchés par la peste. Les Sorcières pourraient également prélever des échantillons. Ticia le dévisagea d’un air méprisant. — Il est trop tard. Une part de la population devrait survivre, mais le pool génétique est affecté. Il faut concentrer nos efforts sur les points où nous pouvons apporter le plus de soulagement. On ne peut rien faire d’efficace sur les planètes atteintes. — Très bien, très bien, fit le Vice-Roi par intérim en désignant l’horloge. Je ne vois aucune raison pour que les Sorcières ne participent pas aux missions que nous avons déjà mises sur pied pour secourir les autres Mondes de la Ligue. Vous trouverez suffisamment de volontaires parmi les femmes de Rossak ? — Plus qu’il n’en faut. — Excellent. Je vois que la prochaine intervention inscrite sur l’agenda est un peu plus prometteuse. Le Commandant Suprême Vorian Atréides et... une personne du nom de Norma Cenva. Il était clair qu’O’Kukovich ignorait qui était Norma, mais sa mémoire n’avait jamais été très fiable. Il ajouta : — Vous nous apportez de nouveaux détails sur l’usage du Mélange contre le Fléau ? Vorian précéda Norma et Ticia parut irritée, comme si elle était soudain reléguée au second plan. Le rapport était arrivé des semaines auparavant, mais Vorian raconta à l’assistance son voyage jusqu’à Parmentier et ce que sa petite-fille Raquella avait découvert. — Si l’on en croit les rapports qui affluent des autres planètes touchées par la peste, la conclusion est cohérente. Sur chaque planète, des poches d’immunité inexplicables ont été repérées – avec un commun dénominateur. Les consommateurs d’Épice résistent mieux au mal, même s’ils ne sont pas absolument immunisés. L’Epice. Une drogue ludique coûteuse. Et une arme efficace contre le Fléau ! Vorian gagna le côté du podium et Norma n’hésita pas à s’avancer. — Nous avons donc besoin d’une grande quantité de Mélange, et il va nous falloir le distribuer aussi vite que possible. Pour cela, je vous propose les services de la compagnie VenKee. — Ça n’est qu’un subterfuge pour augmenter la demande d’Épice – et vos bénéfices ! brailla un personnage revêche installé au quatrième niveau. — Il est exact que la VenKee est le principal fournisseur de Mélange de la Ligue, et que nous contrôlons les vaisseaux de l’espace plissé qui le transportent et qui peuvent créer la différence en livrant rapidement l’Épice aux mondes infectés. Elle songea avec amertume que si les zélateurs de la Ligue ne l’avaient pas obligée à supprimer ses systèmes de navigation informatisés, le taux de sécurité des vols en espace plissé aurait augmenté dans des proportions considérables. Et elle se dit qu’elle pouvait tenter de réintroduire subrepticement certains dispositifs sur les vaisseaux... D’une voix plus assurée, elle reprit : — J’ai déjà donné des instructions à la VenKee pour que l’on augmente autant que possible la production d’Épice sur Arrakis. Au nom de mon cher époux, le patriote Aurelius Venport, la VenKee fera don de ce Mélange aux mondes affectés, en un geste humanitaire. Un murmure courut dans l’assistance. Norma se tourna vers l’homme qui l’avait interpellée. — Je pense que cela répond à toutes les insinuations qui voudraient que nous tirions profit de cette tragédie ?... Avec son sens des affaires, elle se dit qu’Adrien s’opposerait à son initiative, en arguant que la VenKee avait déjà suffisamment fait de sacrifices. Mais, pour l’heure, les profits devaient être laissés de côté. Elle savait qu’elle agissait dans le bon sens. Le public applaudit, mais Ticia Cenva, elle, au premier rang, ne se mêla en rien à l’allégresse générale. Elle se pencha vers le Grand Patriarche comme une conspiratrice. Le petit homme replet l’écouta avec une étincelle nouvelle dans le regard, tout en acquiesçant avant de se lever et de demander le silence. — Nous apprécions l’offre de la VenKee, mais un pareil geste ne saurait suffire dans ces circonstances funestes. Même avec des efforts surhumains, une seule compagnie ne pourrait produire suffisamment d’Épice pour résoudre la crise que nous vivons. En supposant que le Mélange soit une protection contre le Fléau d’Omnius. Nous devons augmenter de façon considérable la récolte d’Épice. (Il s’éclaircit la gorge avec un sourire rusé.) Ainsi, pour le bien de l’humanité et la survie de nos espèces, je déclare annexer Arrakis dans la Ligue des Nobles et l’ouvrir à quiconque exprimera le souhait de récolter l’Épice de ses déserts. Le temps n’est plus à la réserve ni à la prudence. L’humanité a besoin de chaque gramme du Mélange. Norma remarqua que Ticia semblait satisfaite, comme si elle venait de remporter une victoire personnelle. Elle ne pouvait s’opposer à la décision du Grand Patriarche, tout en espérant qu’il ne venait pas de porter un coup mortel à la VenKee. Les habitants de la lointaine Arrakis ne soupçonnaient pas encore ce qui allait leur arriver. Certains prétendent que le sang harkonnen qui court dans mes veines me déshonore, mais je ne veux pas accepter les mensonges que j’ai entendus, les rumeurs qui souillent la mémoire de mon grand-père. A mes yeux, les actes de Xavier Harkonnen sont fondés sur l’honneur et non la lâcheté. Abulurd Harkonnen, Lettre au Commandant Suprême Vorian Atréides. Le Fléau d’Omnius déferlait sur les Mondes de la Ligue plus vite que ne s’installaient les quarantaines et les plans d’évacuation. Selon le plan de préservation génétique de Ticia Cenva, l’Armée du Jihad lança des escouades de vaisseaux et des patrouilles d’éclaireurs vers les systèmes de la Ligue non encore touchés. Les Sorcières volontaires se répandaient dans la population pour prélever des millions d’échantillons afin de préserver les lignées. Aux yeux de certains, c’était là une stratégie de défaite, une effrayante concession au scénario de la peste absolue. Abulurd Butler n’était encore qu’un jeune Cuarto, mais il conduisait l’une de ces missions en compagnie de la Sorcière Suprême, sévère, impavide. Il était trop peu élevé en grade pour accepter un véritable poste de commandement, mais on l’avait chargé de diriger une petite force d’intervention sur Ix. Certains considéraient qu’avec son nom, Abulurd était destiné à une brillante carrière militaire, mais le Primero Quentin Butler ne soutenait guère ses aspirations. Abulurd se disait que le Commandant Suprême Atréides était intervenu pour son affectation. En bien. Vorian avait pour habitude de lui donner un coup de pouce dès qu’il en avait l’occasion. Pourtant, Abulurd aurait préféré venir au secours des victimes, leur apporter une assistance médicale avec des volontaires et des doses massives d’Épice. Le destroyer javelot qu’il commandait avait été expédié vers Ix avec des instructions de quarantaine et il était paré pour les premiers secours et les prélèvements génétiques. Il y avait près de soixante-dix ans que ce monde avait été libéré du joug des machines. Ticia Cenva semblait particulièrement intéressée : le stock génétique des Ixiens n’avait pas été assimilé massivement dans la population de la Ligue. Malheureusement, quand ils se posèrent, les premiers symptômes de la maladie s’étaient manifestés : paranoïa, actes de violence inconsidérés, perte de poids, lésions dermiques. On ne pouvait savoir si les containers de peste avaient explosé dans l’atmosphère ou si des réfugiés ou des marchands avaient apporté le Fléau sur Ix. Des villages de province avaient été touchés et d’autres colonies étaient sur le point d’être infestées. — Nous n’avons qu’un seul vaisseau, grommela Abulurd sur la passerelle. Comment venir au secours de tous ces gens ? Ticia, l’air sombre, assuma ses responsabilités. — Ix est une planète dont la population est trop importante pour que nous puissions la sauver. Nous n’essayerons même pas. Il faut repartir. La population est déjà atteinte et il n’y a rien que je puisse faire. — Repartir ? s’exclama Abulurd, décidé à apporter toute l’aide de la Ligue. Mais nous avons mis des semaines à venir jusqu’ici ! — Il n’y a pas à discuter, Cuarto Butler. Il était jeune et inexpérimenté face à cette femme dominatrice, mais il pensait à ce que Vorian aurait fait à sa place. — Madame la Sorcière, il se trouve heureusement que je suis le commandant de ce vaisseau. Vous n’avez pas le rang dominant dans cette mission. Il se dit qu’il ne comprenait pas totalement le plan racial de la Sorcière de Rossak mais, face au désastre, il considérait que la compassion importait avant tout. Il était plus attaché à la survie d’une seule personne qu’à la maîtrise du pool génétique. — Je ne vois aucune raison de ne pas offrir à ces gens notre assistance. Pourquoi ne pas nous installer dans les villes encore épargnées ? Nous pourrons livrer notre cargaison d’Épice et sauver bien des vies. — Pour cela, il faudra des tests, des mesures d’isolement, des procédures extrêmes. Il haussa les épaules. — Je suis certain que nous pourrons les assumer. Elle le dévisagea, irritée, mais n’insista pas : de multiples appels résonnaient sur la passerelle, en provenance de colonies isolées à la surface d’Ix. Ticia se concentra sur les rapports et désigna une bourgade souterraine. — Si vous insistez pour ce plan d’action, Cuarto, je suggère que nous commencions ici. Selon les rapports, le village n’a pas été touché, quoique je ne leur fasse pas confiance pour détecter les signes avant-coureurs du Fléau. Nous allons sélectionner un certain nombre de sujets dans la population et les isoler avant de déterminer s’ils sont infectés ou non. Ensuite, après les tests, nous pourrons sélectionner ceux qui ne sont pas atteints et je pourrai commencer les prélèvements. Abulurd acquiesça et lança ses ordres. Certes, il était encore très jeune pour un officier, mais l’équipage savait qu’il était de la famille Butler et obéissait parfaitement. Les quartiers d’habitation étaient situés derrière d’épaisses parois isolantes et Abulurd donna des instructions pour que l’espace habitable soit doublé afin d’accueillir des réfugiés. Il ne pensait pas que leur intervention était vaine, à la différence de Ticia, mais le destroyer ne pouvait contenir que quelques centaines de passagers supplémentaires. Il ne s’agissait pas d’une évacuation à grande échelle, mais d’un sauvetage d’urgence. Durant l’approche finale, il examina la carte planétaire. Il n’avait jamais visité Ix mais il en connaissait l’importance historique. — C’est mon père qui a défendu ce monde durant la dernière incursion des machines et il a été enterré vivant dans un tunnel. (Il évitait de regarder Ticia.) C’est un miracle qu’il ait pu survivre. Quentin, à vrai dire, n’évoquait que rarement cet épisode, bloqué par une obsession de claustrophobie dès que le sujet était abordé. Mais Abulurd se souvenait des anecdotes de Vorian et il ajouta : — C’est mon grand-père qui commandait la flotte qui a libéré Ix. On l’a nommé Héros du Jihad. Ticia le regarda en plissant le front. — Mais à la fin, Xavier Harkonnen s’est révélé comme un fourbe, un fou, un traître absolu. Abulurd accusa le coup. — Sorcière, vous ne connaissez pas tous les détails. Vous vous laissez aveugler par la propagande. Il avait pris un ton dur, métallique. Elle posa sur lui le regard de ses yeux pâles. — Je sais que Xavier Harkonnen a tué mon grand- père biologique, le Grand Patriarche Iblis Ginjo. Aucune explication, aucune erreur ne saurait excuser pareil crime. Déconcerté, Abulurd renonça à poursuivre cet échange. Il avait toujours entendu dire que les Sorcières de Rossak se préoccupaient moins de morale que de génétique. Ou se pouvait-il que Ticia Cenva laisse ses émotions affecter ses pensées ? Le javelot descendait vers le port. Des habitations et des bâtiments divers, hangars et ateliers, étaient dispersés dans le paysage à proximité des entrées des tunnels qui conduisaient aux cavernes du sous-sol. Les Ixiens avaient été prévenus de l’arrivée du vaisseau et se pressaient autour du périmètre pour accueillir leurs sauveurs, impatients d’être évacués. Abulurd avait le cœur lourd en lisant l’espoir sur tous les visages. La cargaison de Mélange du destroyer ne serait pas suffisante pour les protéger très longtemps. Mais il se dit que Ticia ne voulait pas s’attarder ici et que tout ce qu’il pouvait faire était mieux que d’abandonner des pauvres gens au Fléau. Il veilla à ce que les compartiments du javelot restent scellés et désinfectés avant de rassembler un groupe de mercenaires. Il n’ignorait pas que le virus s’était propagé dans l’air et qu’il s’attaquait aux muqueuses et aux tissus des blessures ouvertes, mais il ordonna à son équipe de revêtir des combinaisons à haute protection et des boucliers corporels. Déjà, à cause des négligences de filtrage, un destroyer de secours chargé de réfugiés de Zanbar s’était posé sur Salusa avec une moitié de passagers infectés, plus un tiers de l’équipage. Leur charge de Mélange n’avait pas suffi à les protéger de la maladie. Abulurd se refusait absolument à courir ce risque. Ticia avait déjà revêtu sa tenue et attendait qu’il la rejoigne. Elle ne tenait certainement pas à sa compagnie, mais il était officiellement le commandant de cette mission. Elle allait choisir ses cobayes dans la population pendant que l’équipage distribuerait des vivres et des portions de Mélange. Les hommes d’Abulurd n’étaient armés que de fusils Maula et de pistolets Chandler à aiguilles de cristal pour maintenir un semblant d’ordre dans la foule turbulente. Abulurd s’avança sous le ciel lumineux d’Ix dans sa tenue de protection. Ticia le précédait d’une démarche gracieuse, tournant la tête de part et d’autre comme si elle cherchait déjà des sujets dignes d’être sauvés. Il régnait une ambiance de doute : les gens exultaient ou s’interpellaient avec gravité ou colère. Abulurd s’inquiéta : son escouade de mercenaires faiblement armés pourrait-elle résister à un assaut violent ? Les premiers symptômes de la maladie n’étaient-ils pas l’agressivité et la folie ? Ses hommes ne pouvaient se servir de leurs armes à projectiles sans désactiver leurs boucliers, ce qui les rendrait vulnérables. Il devait jouer serré. Ticia l’interpella : — Cuarto, veillez à ce que les spécimens que j’ai choisis montent à bord, qu’ils soient lavés et inspectés. Il faut aussi les isoler jusqu’à ce que nous soyons certains de l’usage que nous en ferons. Nous ne devons courir aucun risque de contamination. Abulurd lança les ordres nécessaires. Il ne faisait qu’obéir à la volonté de la Ligue. Ils étaient là pour ça. Il se dit qu’il sauvait au moins quelques-uns de ces malheureux. Une dizaine de Jihadis surgirent du destroyer avec le chargement de Mélange qu’ils avaient apporté, le « secours d’urgence ». Mais il savait que ce ne serait pas suffisant. La Sorcière s’avançait solennellement dans la foule des Ixiens. Elle repérait et sélectionnait indifféremment les hommes, les femmes et les enfants qui lui semblaient en bonne santé, forts, le regard intelligent. Ses choix paraissaient arbitraires, mais les soldats d’Abulurd, obéissants, entraînaient au loin ceux que la Sorcière désignait. Mais, très vite, la foule se montra houleuse, hostile. On séparait les couples, on emmenait les enfants sans leurs parents. Les Ixiens, soudain terrifiés, prenaient conscience que cela n’avait rien à voir avec la mission de secours et de sauvetage qu’ils avaient espérée. Des cris de colère se firent entendre de toutes parts. Les hommes d’Abulurd préparèrent leurs armes en espérant que leurs boucliers individuels les protégeraient des projectiles. Une fille hurlait, s’accrochant au bras de sa mère. Avant que la situation n’empire, Abulurd appela Ticia sur leur fréquence privée. — Sorcière, cela est absurde. La mère me semble aussi saine que sa fille. Pourquoi ne pas les choisir toutes les deux ? Hautaine, méprisante, elle se tourna vers lui avec une expression irritée. — Qu’aurions-nous à y gagner ? Il suffit de la fille pour avoir le schéma génétique de la famille. Ce serait plus utile d’emmener une personne extérieure, ce qui permettrait de préserver une autre lignée. — Mais vous brisez des familles ! Telle n’est pas l’intention de la Ligue ! — Nous n’avons besoin que d’un spécimen par lignée. Pourquoi nous encombrer de duplicatas ? C’est une perte de temps et de volume de transport. Vous savez parfaitement que nous n’avons pas assez d’espace habitable. — Est-ce qu’il n’y a pas d’autre solution ? Vous ne m’avez dit à aucun moment que nous devions procéder de cette façon terrible, inhumaine... Elle l’interrompit. — Cuarto, je ne vous ai jamais dit que nous devions faire ça. Mais vous avez insisté. Réfléchissez : la peste brisera ces familles, de toute façon. Je me soucie plus de préserver la race humaine que les sentiments. Elle se détourna et continua de fendre les rangs, impérieuse, indifférente à la colère ambiante, désignant un spécimen après l’autre, le doigt tendu, sans expression. Une femme aux cheveux grisonnants et son mari chauve s’approchèrent. — Prenez-nous ! Nous pouvons vous payer. — Vous êtes trop vieux, dit Ticia. Elle continua d’en écarter d’autres : les stériles, les moins intelligents et même les moins séduisants. Elle était devenue juge et jury. Abulurd était consterné. Et elle prétendait que Xavier Harkonnen avait commis des crimes inhumains et impardonnables contre l’humanité ? Il ferma les yeux, tentant d’imaginer un moyen de l’empêcher de jouer à Dieu. Mais au fond de son cœur, il savait qu’elle avait raison. Avec un unique destroyer, il leur était impossible d’accomplir leur mission en sauvant tous ces gens. — Nous pourrions au moins essayer une méthode de sélection plus douce. Les tirer au sort. Il doit y avoir... Une fois encore, elle l’interrompit, sans la moindre considération pour son grade. Il se dit qu’elle n’aurait pas réagi autrement s’il avait été un Primero. — Vous savez que dans cette situation, nous ne pouvons qu’en prélever une poignée. Maintenant, laissez- moi faire mon travail. Impatiente, elle s’avança d’un pas plus vif derrière les mercenaires. La foule s’écartait. Certains tentaient de fuir du périmètre pour se précipiter vers le javelot comme s’ils avaient l’intention de monter à bord de force. Dans la rumeur et les cris, les gardes assaillis ouvrirent le feu. Abulurd vit des gens tomber sous les projectiles des pistolets Chandler, mais d’autres donnaient la charge. Les tirs ne les arrêtaient plus. Il s’aperçut qu’il y avait parmi eux de nombreuses victimes de la peste, la peau et les yeux jaunes ! Les Ixiens sélectionnés par Ticia se regroupaient, apeurés, au bas de la coupée. Mais, parmi eux, certains semblaient préférer rester sur leur monde et mourir avec leur famille. Même si Abulurd souffrait pour eux, il ne voyait pas comment apaiser la situation. Il donna l’ordre aux gardes de blesser les attaquants et de ne tuer qu’en cas de nécessité absolue. Mais la foule était déchaînée. — Arrêtez, idiots ! La voix de Ticia résonna comme un coup de tonnerre, amplifiée par les enceintes sonores de sa combinaison mais aussi par son flux télépathique. L’influx d’imposition neuronique arrêta la violence. — Nous ne pouvons vous emmener tous, nous devons choisir les meilleurs d’entre vous pour les lignées sanguines et les ressources de reproduction. J’ai effectué la sélection nécessaire. Votre indiscipline fait courir à tous un risque certain. Mais son discours ne fît que déchaîner un peu plus la fureur. La foule devint violente et se rua sur elle et les gardes d’Abulurd. Le Cuarto lança une mise en garde, mais même ses hommes ne parurent pas l’entendre. La Sorcière Suprême lança un cri de dégoût et, lorsqu’elle leva ses mains gantées, Abulurd vit l’électricité statique crépiter au bout de ses doigts. Elle déclencha une explosion puissante et invisible qui repoussa des centaines d’assaillants. Tous basculèrent, comme des épis de blé fauchés par un cyclone. Certains étaient pris de convulsions, la peau couverte de cloques. Un homme avait été carbonisé, la peau noircie, les cheveux fumants. Des étincelles tournaient encore autour de Ticia, résidus de l’énergie mentale qu’elle avait libérée. Autour d’elle, les Ixiens étaient maintenant silencieux. Ceux des premiers rangs avaient reculé sous le coup d’un effroi religieux. Elle les fixa du regard un long moment avant de hurler à l’adresse des soldats qui escortaient les derniers spécimens vers le vaisseau : — On quitte cette planète ! Abulurd, écœuré, l’attendait au bas de la coupée. Il vit qu’elle était furibonde. — Vermine égoïste ! Pourquoi nous donner tant de mal pour sauver ces êtres inférieurs ? Il en avait assez de son attitude. — Vous ne pouvez leur faire aucun reproche. Ils essayaient tout simplement de sauver leur vie. — Sans la moindre considération pour la vie des autres. Je n’agis que pour le bien de l’humanité. J’ai compris clairement que vous n’aviez pas le courage de prendre des décisions difficiles. Un élan de sympathie serait malvenu dans ces circonstances et nous mettrait tous en péril. (Elle le dévisagea, le front plissé, déterminée à l’insulter en cette circonstance.) Cuarto Butler, j’estime que, dans cette situation de crise, vous êtes dépassé, faible et incapable... Et sans doute indigne de votre grade de commandement. Tout comme votre grand-père. Mais Abulurd ne se sentit pas blessé, plutôt furieux et méfiant. Vorian lui avait appris les hauts faits de Xavier Harkonnen, même si l’Histoire les ignorait. — Mon grand-père aurait su faire preuve de plus de compassion que vous n’en avez montré ici. Il savait que bien peu de gens se soucieraient de connaître la vérité, puisque le mensonge se répétait depuis des générations. Mais devant l’ignorance arrogante de cette femme, il prit une décision soudaine. Même si son père et ses frères s’étaient inclinés, il se jura de n’avoir jamais honte du nom de sa famille. Il ne se cacherait plus. Au nom de son honneur, il ne le pouvait plus. — Sorcière, mon grand-père n’était pas un lâche. Les détails de ces faits ont été gardés secrets afin de protéger le Jihad, mais il a fait ce qui était nécessaire pour empêcher le Grand Patriarche d’accomplir des méfaits impardonnables. C’était Iblis Ginjo le malfaisant, le coupable, et non Xavier Harkonnen. Stupéfaite, elle lui lança un regard incrédule et méprisant. — Vous insultez mon père. — La vérité est la vérité. Le nom des Butler est sans doute honorable, mais celui des Harkonnen l’est également. Désormais, et durant le reste de mon existence, il en sera ainsi. Je revendique mon héritage. — Quelle est donc cette folie ? — A partir de maintenant, vous vous adresserez à moi sous le nom d’Abulurd Harkonnen. La guerre est une forme d’affaire violente. Adrien Venport, « Plan commercial pour les récoltes d’Épice sur Arrakis ». La Ligue des Nobles nomma cela la « Ruée vers l’Épice ». Dès que l’on apprit que le Mélange était utile dans le traitement du Fléau, des hommes et des femmes de tout acabit, aventuriers intrépides, trafiquants cupides, partirent vers la planète des sables pour y chercher fortune. Des prospecteurs, des entrepreneurs, des terrassiers prirent le pari et débarquèrent sur ce monde isolé et aride. Quand il entra dans Arrakis Ville pour la première fois depuis des décennies, Ishmaël n’en crut pas ses yeux. Les rues encombrées et bruyantes lui rappelaient Starda sur Poritrin, qu’il avait fui depuis bien longtemps. De nouveaux bâtiments hâtivement construits étaient semés dans l’étendue désertique jusqu’au pied des collines, certains empilés les uns sur les autres. Des vaisseaux se posaient sans cesse sur le spatioport, des planeurs et des véhicules partaient pour les dunes. Et surtout, des étrangers affluaient par milliers, éblouis par le soleil d’Arrakis, avides de se lancer dans l’océan des dunes, totalement inconscients des dangers mortels qui les guettaient. La rumeur disait qu’il leur suffisait d’avoir un sac et une pelle pour récolter tout le Mélange qu’ils pouvaient récolter, ce qui, en un sens, était vrai si on savait où le trouver. La plupart seraient morts dans quelques mois, dévorés par les vers géants, calcinés dans les étendues arides, ou simplement victimes de leur stupidité. Aucun d’eux n’était préparé aux dangers qui les guettaient. — Nous pouvons tirer avantage de cette situation, dit El’hiim à son beau-père en insistant. Ces gens-là ignorent ce qui les attend sur Arrakis. Nous pouvons profiter de leur argent pour accomplir ce qui nous revient naturellement. — Mais pourquoi devrions-nous avoir besoin de leur argent ? répliqua Ishmaël, qui ne comprenait pas. Nous avons tout ce que nous désirons. Le désert nous donne ce qu’il nous faut. El’hiim secoua la tête. — Je suis le Naib, et je dois veiller à la prospérité du village. Nous avons là une grande occasion de mettre en avant nos talents d’hommes du désert et nous rendre indispensables pour les hors-monde. Ils ne vont pas cesser d’affluer. Ou bien nous chevauchons le ver, ou nous nous laissons dévorer par lui. N’est-ce pas toi qui m’as raconté cette histoire quand j’étais petit ? Son aîné plissa le front. — Tu n’as pas compris cette parabole... Mais il suivit cependant son beau-fils dans la cité. El’hiim avait grandi dans une époque différente, il n’avait jamais vraiment connu le désespoir, le besoin absolu de se battre et de protéger les rares libertés conquises. Il n’avait jamais été un esclave. Ishmaël observait d’un regard noir les hors-monde exubérants. — Je pense qu’il vaudrait mieux les emmener jusque dans le désert, les dépouiller et les laisser mourir. El’hiim pouffa de rire, bien qu’il sût qu’Ishmaël ne plaisantait pas. — Ces envahisseurs sont des ignorants et ils vont nous apporter la fortune. Pourquoi ne pas en profiter ? — Parce que nous ne ferons que les encourager, El’hiim. Tu ne le comprends donc pas ? — Ils n’ont certainement pas besoin de cet encouragement. Vous n’avez pas entendu parler de cette peste répandue par les machines ? Le Fléau d’Omnius ? L’Épice semble offrir une protection et la demande afflue de toutes parts. Vous pourrez toujours vous cacher la tête dans le sable, mais ils ne disparaîtront pas, vous savez. Le jeune Naib était aussi entêté qu’Ishmaël. Ishmaël détestait la vérité, tous ces changements et, au fond de lui, il avait conscience que l’afflux des étrangers était comme un vent de sable que rien ne peut arrêter. Il sentait que tout ce qu’il avait bâti s’écoulait entre ses doigts. Il avait encore assez d’orgueil pour appeler les siens, les Hommes d’Arrakis. Mais le sens, désormais, n’était plus le même. En ville, El’hiim se mêla aux marchands et aux prospecteurs. Il s’entretenait en Galach standard et commerçait joyeusement avec quiconque voulait bien de son argent. Et sans cesse, il tentait de convaincre Ishmaël de profiter de toutes les choses luxueuses que la tribu pouvait désormais acheter. Ishmaël, vous n’êtes plus un esclave évadé. Allons, vous savez que tous apprécient ce que vous avez accompli dans le passé. Maintenant, c’est à vous de goûter aux plaisirs de la vie. Vous ne vous intéressez absolument pas au reste de l’univers ? — J’en ai suffisamment vu. Non, ça ne m’intéresse pas. El’hiim gloussa de rire. — Vous êtes trop rigide et inflexible. — Et toi, trop empressé à chercher de nouvelles expériences. — Est-ce donc une mauvaise chose ? — Sur Arrakis, ça l’est – à moins que tu n’aies oublié comment nous avons pu survivre aussi longtemps. — Je ne l’ai pas oublié, Ishmaël. Mais si je trouve de meilleurs moyens de vivre, je les enseignerai à notre peuple. Il précédait son beau-père dans le dédale des ruelles, entre les étals et les bazars bigarrés et bruyants. Il repoussait avec violence les pickpockets qui se pressaient autour des marchands d’eau, de fruits et de légumes, les vendeurs furtifs de drogues de Rossak et de stimulants étranges venus de mondes lointains. Ishmaël, lui, remarquait surtout les malheureux déshérités, épuisés, brisés, blottis dans les recoins, tout ceux qui étaient venus chercher fortune sur Arrakis et qui n’avaient plus les moyens de survivre. Il se dit que s’il l’avait pu, il aurait payé le prix de leur voyage pour qu’ils repartent et recommencent une nouvelle vie plus digne n’importe où ailleurs. El’hiim venait enfin de repérer sa cible. Il tira Ishmaël par la manche et se précipita vers un petit hors- monde qui était en train d’acheter un équipement pour le désert à un prix invraisemblable. — Excusez-moi, monsieur, lui dit-il. Je suppose que vous êtes l’un des nouveaux prospecteurs d’Épice. Vous préparez-vous à gagner le désert ouvert ? Ishmaël identifia le hors-monde à sa taille, à son visage aux traits marqués, à ses yeux rapprochés : un ignoble Tlulaxa. Il prévint El’hiim en Chakobsa : — C’est un marchand de chair. Son beau-fils lui fit signe de se taire comme s’il n’était qu’un moucheron irritant. Ishmaël n’était jamais parvenu à oublier les esclavagistes qui avaient capturé des milliers de Zensunni pour les emmener vers Zanbar et Poritrin. Des décennies après le scandale des fermes d’organes, les manipulateurs génétiques étaient tenus à l’écart. Mais sur Arrakis, avec la ruée vers l’Épice, l’argent effaçait tous les crimes. Le Tlulaxa se tourna vers El’hiim et le dévisagea, sceptique et dédaigneux. — Qu’est-ce que tu veux ? Je suis très occupé. El’hiim acquiesça respectueusement. — Je suis El’hiim, expert des déserts d’Arrakis. — Et moi je suis Wariff – je ne m’occupe que de mes affaires et pas des tiennes. — Mais vous le devriez pourtant, et je vous propose mes services comme guide, repartit El’hiim en souriant. Mon beau-père et moi pouvons vous conseiller pour l’achat de votre équipement et vous éviter ainsi des dépenses inutiles. Mieux encore : je peux vous conduire jusqu’aux filons d’Épice les plus riches. — Va donc en enfer ! cracha le Tlulaxa. Je n’ai pas besoin de guide, et surtout pas d’un voleur Zensunni. Ishmaël se redressa de toute sa taille et proféra en Galach : — C’est très ironique venant d’un Tlulaxa, une race qui vole des êtres humains et découpe leurs corps en morceaux. El’hiim le repoussa avant que la dispute ne dégénère. — Allons, Ishmaël, il y a des tas d’autres clients. Les nouveaux prospecteurs ne sont pas tous comme cet imbécile, ils sauront trouver leur bonheur. Le Tlulaxa les ignora avec un reniflement méprisant. Le terme de la longue journée torride approchait quand ils quittèrent Arrakis Ville. Ishmaël était dégoûté. Le comportement servile de son beau-fils avec les étrangers l’avait perturbé plus qu’il ne l’avait craint. Il brisa un long moment de silence. — Tu es le fils de Selim le Chevaucheur de Ver. Comment peux-tu t’abaisser à ce point ? El’hiim se tourna vers lui, incrédule, comme si son beau-père venait de lui poser une question incompréhensible. — Comment ? J’ai décroché quatre contrats de guides Zensunni. Les gens de nos villages vont accompagner les prospecteurs dans le désert et les laisser travailler pendant que nous empocherons la moitié du profit. Vous êtes contre ça ? Pourquoi ? — Parce que nous ne faisons pas les choses ainsi. C’est à l’encontre de ce que ton père apprenait à ses partisans. El’hiim avait du mal à contenir sa colère. — Ishmaël, comment pouvez-vous haïr à ce point le changement ? S’il n’y avait eu aucun changement, vous et votre peuple seriez encore prisonniers sur Poritrin. Mais vous avez trouvé une autre issue, vous vous êtes enfuis, et vous vous êtes construit une vie nouvelle. C’est la même chose que j’essaie de faire ici. — La même chose ? Tu es prêt à renoncer à tous les progrès que nous avons accomplis ! — Je ne souhaite pas vivre comme mon père, en hors-la-loi affamé. On ne se nourrit pas d’une légende. Les prophéties et les visions ne nous désaltèrent pas. C’est à nous de nous battre et de prendre ce que le désert nous offre – sinon d’autres le feront. Ils étaient maintenant au seuil du désert, dans la nuit silencieuse. Ils allaient entamer leur voyage de retour. — El’hiim, nous ne nous comprendrons jamais. Le jeune Naib eut un rire amer. — Voilà au moins des paroles avec lesquelles je suis d’accord. La peur et le courage ne sont pas mutuellement exclusifs comme on veut nous le faire croire. Quand je suis en danger, je ressens ces deux émotions en même temps. Est-ce faire preuve de courage que de dominer sa peur ou n’est-ce que de la curiosité à propos de notre potentiel humain ? Gilbertus Albans, Analyse quantitative des émotions. Quand Omnius convoqua Érasme dans la Spire Centrale, Gilbertus accompagna son mentor mais n’intervint à aucun instant. Il avait laissé le clone de Serena dans les grands jardins luxuriants de la villa. Il avait déjà découvert qu’elle adorait les fleurs sans chercher à connaître leur nom scientifique. Tout en suivant son père-robot adoptif, Gilbertus se préparait à écouter attentivement le dialogue entre Omnius et Érasme, à observer le style de leurs échanges de données. Il comptait en apprendre beaucoup. Ce serait un exercice de formation pour celui que le robot indépendant avait baptisé son « Mentat ». Le suresprit semblait rarement noter l’existence de Gilbertus, qui se demandait si Omnius n’était pas un mauvais perdant. Après des débuts lamentables, la créature choisie par Érasme s’était révélée un humain supérieur. Oui, apparemment, le suresprit n’aimait pas admettre ses erreurs. Dès qu’ils pénétrèrent dans la Spire, la voix d’Omnius résonna : — J’ai une information à vous faire partager. Les hrethgir appelleraient cela une « bonne nouvelle ». Sur les parois, Omnius se manifestait en dessins opalescents, hypnotiques. Gilbertus ne savait pas où poser son regard. En fait, le suresprit était partout. Et ses yeux espions voletaient dans l’air en bourdonnant. Un sourire se forma sur le visage fluide du robot. — Que s’est-il passé, Omnius ? — Pour tout résumer, notre épidémie rétrovirale ravage la population humaine, ainsi que nous l’avions prédit. L’Armée du Jihad est totalement déroutée. Depuis des mois, elle n’a pas lancé de nouvelles actions contre nous. — Nous pourrons peut-être reconquérir une part de notre territoire, dit Érasme sans perdre son sourire. — Plus que ça. J’ai envoyé une grande quantité d’unités espions pour m’assurer de la vulnérabilité de Salusa Secundus et des autres Mondes de la Ligue. Entre-temps, je veux former une flotte de guerre plus puissante que toutes celles qui ont existé dans l’Histoire humaine. Les hrethgir sont affaiblis et ne constituent plus une menace, du moins pour le moment, et je vais rappeler tous les vaisseaux robots des Mondes Synchronisés pour les rassembler ici. — C’est mettre tous vos œufs dans le même panier, fit remarquer Érasme en puisant dans sa banque de clichés. — La Ligue des Nobles n’aura aucune chance face à une telle offensive. La probabilité d’échec selon mes calculs est de zéro. Lors des précédents engagements, l’équilibre des forces militaires était trop faible pour que la victoire nous soit garantie. Mais, cette fois, nos chances d’écraser les hrethgir sont de cent contre un. Le destin de l’espèce humaine est scellé. — Indéniablement, ce plan est très impressionnant, Omnius, déclara le robot. Gilbertus avait écouté sereinement, tout en s’interrogeant : le suresprit essayait-il de l’impressionner ? Pourquoi s’en donnerait-il la peine ? — C’est pour cette raison que vous nous avez convoqués ? demanda Érasme. La voix d’Omnius s’amplifia comme s’il cherchait à les impressionner. — Je suis arrivé à la conclusion qu’avant cet ultime assaut contre la Ligue des Nobles, la totalité de mes composants – mes « sujets », en fait – devaient être rassemblés sur un unique réseau intégré. Je ne puis plus me permettre des anomalies et des diversions. Pour que nous soyons victorieux, nous devons tous être synchronisés. Le visage d’Érasme redevint lisse, miroitant, inexpressif. Gilbertus devina le trouble de son mentor. — Je ne comprends pas, Omnius. — Il y a trop longtemps que je tolère ton indépendance inutile, Érasme. Désormais, j’ai besoin de normaliser ta programmation et ta personnalité par rapport à moi. Il n’est plus nécessaire que tu sois différent. C’est une distraction inutile. Une onde d’inquiétude déferla dans l’esprit de Gilbertus et il dut prendre sur lui pour tempérer sa réaction. Son mentor résoudrait le problème, comme toujours. Le robot devait éprouver le même choc, même si son visage de mercure ne traduisait aucune émotion. — Ce n’est pas nécessaire, Omnius. Je suis à même de continuer à vous faire part de mes intuitions. Qui ne sont pas une distraction. — Tu me répètes cela depuis des années. Je considère qu’il n’est plus utile pour moi que tu te distingues de mon suresprit. — Omnius, j’ai recueilli des données irremplaçables dans le cours de mon existence. Il se peut que vous trouviez certaines révélations intéressantes, qui pourraient vous ouvrir de nouveaux chemins de réflexion. En entendant la réponse calme de son père adoptif, Gilbertus fut sur le point de hurler. Comment pouvait-il ne pas se sentir désespéré ? — Si vous m’assimilez à votre vaste banque de données, alors mes perspectives et mes décisions seront gravement compromises. Oui, il allait mourir ! — Ce ne sera pas le cas si tu rassembles toutes tes données dans un programme fermé. Je partagerai le dossier pour que tes conclusions soient isolées. Ainsi, le problème sera résolu et Érasme, en tant qu’entité séparée, pourra être éliminé. Gilbertus avait la gorge nouée et la sueur perlait sur son front. Érasme gardait le silence. Son esprit diffusait des milliers de possibilités étincelantes dans ses circuits gel. Il en écartait la plupart, essayant d’éviter cette exigence d’Omnius qu’il avait redoutée de tout temps. — Afin d’être plus efficace sur les opérations en cours, il faut que je complète mon travail. Je suggère qu’avant que vous stockiez mes données et effaciez totalement ma mémoire centrale, vous m’accordiez un jour de plus pour terminer mes quelques expériences en cours et collationner les informations. (Érasme se tourna vers un mur sur lequel dansaient les motifs translucides d’Omnius.) Ensuite, Gilbertus Albans pourra achever le travail, mais je dois préparer la transition et lui donner des instructions précises. Gilbertus avait l’estomac noué. — Un jour suffira, Père ? lança-t-il d’une voix rauque. — Tu es mon étudiant, mon adepte et mon Mentat. Nous ne pouvons retarder plus longtemps les plans d’Omnius. Le suresprit mit longtemps à répondre, comme s’il subodorait un piège. — J’accepte cette condition. Mais dans un jour, tu devras me présenter ta mémoire centrale afin que je l’assimile. Ils retournèrent à la villa du robot et préparèrent toutes les expériences à venir. Mais, en suivant son mentor dans la serre, Gilbertus avait le cœur lourd. Pour l’occasion, son père-robot avait revêtu ses robes les plus somptueuses, décorées d’un col d’hermine dans la tradition des rois de l’Ancienne Terre. L’étoffe des robes était violette, comme un flot de sang sombre sous la clarté d’une étoile géante rouge. Gilbertus était à son côté. Il avait lu des récits historiques anciens à propos d’hommes qui avaient été injustement condamnés. — Père, je suis prêt. Je ferai ce que vous me direz de faire. Un sourire paternel se dessina sur le visage de pleximétal d’Érasme. — Nous ne pouvons nous opposer à Omnius, Gilbertus. Il faut lui obéir. — — J’espère seulement qu’il ne décidera pas de t’éliminer toi aussi, car tu es le sujet dont je suis le plus fier. Tu as comblé mes espérances. — Même si Omnius décide de me détruire, ou de me renvoyer dans les enclos des esclaves, je suis heureux que vous ayez amélioré ma vie, Père, dit Gilbertus avec des larmes dans les yeux. Il émanait du robot un flux d’émotions intenses. — Je veux que tu me rendes un ultime service, Gilbertus. Que tu ailles remettre personnellement ma mémoire centrale dans la Spire. De tes propres mains. Je ne me fie guère à la dextérité des robots d’Omnius. — Je ne vous décevrai pas, Père. Seul humain dans la Spire géante, Gilbertus s’arrêta sur le seuil du grand portique de pleximétal ornementé. — Seigneur Omnius, je vous apporte la mémoire centrale d’Érasme, ainsi que vous l’avez commandé. Il leva la sphère de mercure ocellée et le portique s’ouvrit. — Entre. Il pénétra dans une vaste salle. Les murs avaient changé et montraient des schémas bizarres : des décorations ou des hiéroglyphes ?... Silencieux, respectueux, Gilbertus s’arrêta au centre et leva le module. — Voici ce que vous avez demandé, Seigneur Omnius. Je... Je pense que vous verrez l’avantage qu’il y a à garder les pensées d’Érasme en vous. Vous pourrez en apprendre beaucoup plus. — Comment un humain peut-il oser me dire ce que je dois apprendre ? tonna Omnius. — Je ne voulais pas vous manquer de respect, fit Gilbertus en s’inclinant. Un robot sentinelle massif entra et déploya des bras épais vers la sphère mémorielle. Gilbertus la serra contre lui. — Érasme m’a donné comme instruction d’insérer sa mémoire centrale de mes propres mains afin d’éviter toute erreur. — Les erreurs sont l’apanage des humains, rétorqua Omnius. Pas des machines. Néanmoins, le suresprit créa un port d’accès dans une paroi. Gilbertus posa un dernier regard sur la sphère brillante qui contenait toutes les pensées et les souvenirs d’Érasme, son mentor, son père robotique. Avant qu’Omnius s’alarme, il alla jusqu’au port d’accès, inséra la sphère, et attendit que le suresprit s’abreuve des données et des souvenirs d’Érasme pour les stocker dans un secteur discret de son esprit vaste et organisé. Quand la sphère ressurgit avec un déclic discret, le robot sentinelle l’écarta brutalement du mur. Omnius déclara alors d’une voix contemplative : — Intéressant... Ces données sont... dérangeantes. Elles ne sont pas conformes à nos schémas d’origine. C’était juste de le garder complètement à l’écart du reste de mon programme. C’est alors que le robot sentinelle souleva la sphère mémorielle sous le regard horrifié de Gilbertus qui savait ce qui allait se passer. Son mentor l’avait préparé à cela. — À présent que j’ai stocké Érasme dans mes données, annonça Omnius, il serait déraisonnable de dupliquer son existence. Vous pouvez disposer, Gilbertus Albans. Votre travail avec Érasme a pris fin. Le robot sentinelle broya la sphère mémorielle entre ses doigts de métal et les fragments tombèrent en pluie sur le sol de la Spire Centrale. Les machines pensantes ne dorment jamais. Dicton du Jihad. D’innombrables vaisseaux chargés de réfugiés représentant les diverses branches génétiques de l’humanité encombraient l’espace au large de Salusa Secundus. Le monde capitale de la Ligue était devenu « le canot de sauvetage » de la galaxie humaine. Mais nul n’y était admis et les vaisseaux restaient sur orbite de quarantaine. L’effet de blocus provoqua l’entassement des vaisseaux qui furent bientôt des dizaines de milliers de tout modèle venus d’une centaine de mondes. Le Fléau avait maintenant consumé vingt-huit Mondes de la Ligue et causé des milliards de morts. De retour d’Ix, après sa dramatique mission, Abulurd attendait à bord de son javelot, avec ses passagers en isolement, en compagnie de Ticia Cenva qui manifestait son impatience dans l’attente de la fin de la période d’incubation. Abulurd savait que nombre de ceux qu’ils avaient laissés derrière eux étaient déjà morts. Les Ixiens sélectionnés par la Sorcière avaient été examinés et acceptés. Même dans l’ambiance d’émeute, toutes les précautions avaient été prises. Et aucun réfugié, aucun membre de l’équipage n’avait présenté des symptômes alarmants durant le voyage de retour. Abulurd avait annoncé à son équipage surpris qu’il assumait à nouveau le nom d’Harkonnen. Xavier était un personnage haï mais, pour ces hommes, c’était de l’histoire ancienne et ils étaient nombreux à douter de sa version des faits. Il était évident qu’ils se demandaient pourquoi le Cuarto remuait de tels problèmes après toutes ces années. Mais il était le commandant du destroyer et ils ne posaient aucune question. Toutefois leur expression en disait long. Ticia Cenva, elle, n’avait pas à se soumettre à la discipline et elle lui avait fait clairement comprendre qu’elle considérait qu’il avait perdu tout sens commun. Enfin, quand la quarantaine prit fin, ce fut avec soulagement qu’elle rejoignit les autres Sorcières pour collationner leur vaste catalogue de données génétiques. Des vaisseaux-bibliothèques emportèrent le tout vers les cités troglodytes des falaises de Rossak. Abulurd ignorait ce que ces femmes étranges allaient faire de toutes ces informations de reproduction. Peu importait : il était débarrassé de la présence agressive et égoïste de Ticia. Il se présenta devant son père pour son debriefing, au quartier général de Zimia. Le Primero Quentin Butler était resté sombre depuis que Vorian Atréides lui avait appris la mort de Rikov. Il se sentait personnellement coupable, car son bataillon s’était trouvé au large de Parmentier quand les premiers projectiles porteurs de la peste étaient arrivés. Il se disait que les vaisseaux du Jihad avaient eu la possibilité, un instant, d’oblitérer les torpilles virales avant qu’elles pénètrent dans l’atmosphère... Mais il restait un soldat de haut rang, formé au combat, voué à la destruction d’Omnius, un Primero qui allait rassembler à nouveau ses troupes pour se relancer dans le Jihad. Plutôt que de renvoyer Abulurd vers un autre Monde de la Ligue pour sauver d’autres réfugiés, il ordonna à son fils cadet de l’assister dans les devoirs de la quarantaine et la nouvelle répartition des activités. C’était une tâche qui était devenue monumentale avec l’afflux permanent des populations. Un contingent complet de l’Armée du Jihad avait été déployé pour interdire le débarquement des vaisseaux qui ne respectaient pas la quarantaine et qui n’avaient pas de certificat médical à présenter. Abulurd accepta sa nouvelle fonction d’un simple hochement de tête. — Autre chose, Père. Après mûre réflexion et à la relecture de tous les documents historiques, il m’est apparu comme évident que le nom de notre famille avait été souillé par l’Histoire. (Il eut de la peine à poursuivre. Mais mieux valait que le Primero l’apprenne de sa bouche avant de l’entendre d’une autre source.) Afin de rétablir notre honneur, j’ai choisi de prendre le nom d’Harkonnen. Quentin le dévisagea comme s’il venait de le gifler. — Tu veux t’appeller... Harkonnen ? Quelle idiotie est-ce là ? Pourquoi maintenant ? Xavier est mort il y a des dizaines d’années ! Tu veux rouvrir les anciennes blessures, c’est ça ? — C’est le premier pas vers la réparation d’un tort qui dure depuis des générations. J’ai déjà déposé les documents légaux. J’espère que vous respecterez ma décision. Il lut une colère brûlante dans le regard de son père. — Butler est le nom le plus honoré, le plus respecté dans la Ligue des Nobles. Nous appartenons à la lignée de Serena et du Vice-Roi Manion Butler – et voilà que tu veux t’associer à la mémoire d’un traître, d’un lâche ? — Je ne crois pas que Xavier Harkonnen ait été ce que vous dites. Abulurd se tenait raide face au courroux du Primero. Il aurait aimé que Vorian Atréides le soutienne, mais c’était un affrontement entre lui et son père. — Son histoire est celle qu’on nous a apprise... déformée, inexacte. Il émanait de Quentin Butler une sorte de fureur glaçante. Il se dressa derrière son bureau. — Cuarto, vous êtes majeur. Vous pouvez donc prendre des décisions personnelles sans vous préoccuper de ce que quiconque peut penser. Et en assumer les conséquences. — J’en suis conscient, Père. — Dans ces locaux, vous m’appellerez Primero. — Oui, monsieur. — Rompez. Le javelot d’Abulurd patrouillait au large de Salusa dans les essaims de vaisseaux en attente. Aucun d’eux n’utilisait la technologie de l’espace plissé et leur voyage depuis les planètes infectées avait duré des mois. Les opérateurs des stations en orbite haute les filtraient tous et enregistraient en permanence la durée de leur attente. Il suffisait d’un cas pour que le rétro- virus se répande. En cas d’alerte, la Ligue avait isolé des groupes d’immigrés dans des chambres d’isolement absolu. Après l’inspection sanitaire, ils passaient par deux phases supplémentaires de décontamination avant d’être autorisés à quitter le bord. On les installait dans les camps de réfugiés salusans. Plus tard, ils seraient renvoyés vers leurs planètes d’origine ou répartis sur divers Mondes de la Ligue. Abulurd repéra un groupe de vaisseaux en approche, de somptueux yachts de nobles. Il ordonna le changement de cap et leur barra la route. Dès qu’il eut établi la liaison avec le yacht de tête, il découvrit sur son écran un personnage élancé, aux yeux pétillants, qui se tenait devant un groupe de gens élégants. — Je suis le Seigneur Force Bludd de Poritrin, et j’accompagne des réfugiés – tous en bonne santé, je le garantis. Abulurd se dit qu’il aurait dû porter son uniforme de parade. — Je suis le Cuarto Abulurd... Harkonnen. Voulez- vous accepter de vous soumettre aux procédures de quarantaine et à l’inspection médicale afin que nous puissions vérifier vos dires ? — Nous y sommes prêts. (Bludd cilla en prenant conscience de ce qu’il venait d’entendre.) Abulurd, avez-vous dit ? Vous êtes bien le fils de Quentin, n’est-ce pas ? Pourquoi porter le nom d’Harkonnen ? Surpris, Abulurd prit son souffle avant de répliquer : — Oui, certes, je suis le fils du Primero Butler. Comment avez-vous connu mon père ? — Il se trouve qu’il y a longtemps, Quentin et moi avons travaillé à la construction de la Nouvelle Starda sur les berges du fleuve Isana. J’y ai séjourné un an, au titre d’ingénieur du Jihad. C’était bien avant qu’il épouse votre mère. — Le Fléau aurait-il touché Poritrin ? demanda Abulurd, prenant conscience qu’ils n’avaient reçu aucune nouvelle de ce monde. — Dans quelques rares villages, mais sans trop de gravité. Depuis la grande révolte des esclaves, la population est disséminée. J’ai immédiatement décrété l’isolement. Nous disposions aussi d’un stock important de Mélange – nous sommes le deuxième consommateur après Salusa. — Pourquoi êtes-vous venu ? demanda Abulurd dont le javelot bloquait toujours la route du vaisseau de Bludd. Il lut dans le regard du noble l’écho d’un chagrin intense. — Ces familles ont accepté de sacrifier toute leur fortune. J’y ai participé et j’entends bien en faire profiter les chercheurs humanitaires. La famille Bludd a beaucoup à se faire pardonner, je crois. Le Fléau d’Omnius constitue la crise la plus redoutable que l’humanité ait affrontée depuis les Titans. S’il existe une occasion d’apporter mon soutien, c’est bien celle-ci. Abulurd était convaincu du courage et de la détermination de Bludd. Après un long moment de silence, le noble de Poritrin s’impatienta et demanda : — Eh bien, Abulurd, allez-vous nous laisser passer ? J’espérais pouvoir conduire mes passagers vers les stations de quarantaine avant de repartir avec mes vaisseaux vers une autre planète où je pourrai me rendre utile. — Permission accordée, dit Abulurd en faisant signe à son navigateur de s’écarter. « Qu’on les laisse rejoindre la file de quarantaine. — Dites-moi, Abulurd, fit Bludd, votre père est-il encore sur Salusa ? J’aimerais discuter avec lui de mes plans. Il a toujours eu un certain talent pour affiner les opérations. — Je pense qu’il se trouve encore au quartier général de Zimia. Quentin n’avait plus adressé la parole à son fils depuis leur altercation et son affectation aux patrouilles de quarantaine. — Je vais aller le retrouver. Dites-moi, jeune homme, auriez-vous la bonté de m’accompagner sur orbite ? J’aurai peut-être besoin de votre aide pour franchir le labyrinthe bureaucratique. — Bien reçu, Seigneur Bludd. Vous aurez largement le temps de vous entretenir avec mon père pendant votre période de quarantaine. Abulurd précéda Bludd vers Salusa Secundus. Chaque jour semblait apporter une nouvelle tragédie. L’information avait couru comme un feu de forêt entre les vaisseaux de réfugiés rassemblés au-dessus de la capitale : des éclaireurs avaient rapporté que quatre autres mondes avaient été atteints par la peste et que les pertes en vies humaines atteignaient des niveaux incroyables. Dans certaines cités, où des tempêtes et des incendies avaient accompagné l’épidémie, la population affaiblie n’avait pu se défendre et le taux de mortalité atteignait quatre-vingt-dix pour cent. Plus effroyable encore : un accident s’était produit à bord d’un vaisseau surchargé. Les réfugiés, épuisés après une longue période d’isolement, avaient enfin quitté leurs compartiments stériles pour une dernière inspection médicale. L’équipage de Jihadis, le commandant et les mercenaires s’étaient joints aux réfugiés soulagés et heureux pour célébrer l’événement et porter des toasts. Les médecins étaient arrivés dans cette réunion joyeuse pour pratiquer les ultimes prélèvements sanguins. Ils étaient détendus, confiants, et s’étaient mêlés à la fête. Ils riaient, bavardaient et embrassaient à la ronde. C’est alors qu’à la stupeur générale, un homme avait brusquement présenté les signes avant-coureurs du rétrovirus ARN. Stupéfaits, les docteurs vérifièrent et revérifièrent les résultats des tests. Avant la fin de la journée, ils avaient détecté trois nouveaux cas. Toutes les procédures d’isolement avaient été abandonnées alors qu’on allait passer au débarquement et de nombreuses personnes – réfugiés, Jihadis, mercenaires, médecins – s’étaient trouvées exposées. Il était inutile de les renvoyer dans les chambres d’isolement. Un cordon d’unités militaires entoura rapidement le vaisseau pour empêcher le départ de toute navette. Abulurd fut assigné à cette pénible mission de chien de garde durant quatre jours, déchiré par les plaintes et les cris de désespoir qui lui parvenaient du vaisseau infecté. On lança des rations de Mélange dans le sas et les passagers se battirent pour avoir la meilleure chance de guérison. C’était un drame pour Abulurd, conscient que tous ces gens avaient cru être sauvés et qu’ils allaient pour la plupart débarquer sur Salusa. Quant aux soldats et aux médecins, qui avaient fait leur devoir, ils allaient payer un prix douloureux pour avoir brièvement abaissé leur garde. Son équipage était moralement très atteint. Il faillit bloquer les transmissions, mais y renonça. Il ne devait pas faire la sourde oreille face aux souffrances de tous ces gens. Il ne pouvait ignorer leur désespoir, leurs plaintes. Il se dit qu’il s’agissait là d’un tribut que Xavier lui aurait suggéré. Il espérait qu’un jour son équipage et sa famille sauraient le comprendre. La technologie aurait dû libérer l’homme des fardeaux de l’existence. Mais, au contraire, elle l’a emprisonné. Rayna Butler, Visions Véritables. Après plus d’un mois de mort insidieuse, certains espéraient que Parmentier avait atteint le terme de l’épidémie. Le rétrovirus était devenu instable dans l’environnement de la planète et se dégradait depuis des semaines. Les derniers cas relevés étaient dus à des contacts sans protection avec des malades. Le Fléau d’Omnius avait décimé entre un tiers et une moitié de la population. Les victimes encore en vie ne pourraient être dénombrées. Des jours avant d’entamer sa mission, Rayna Butler comprit que celle-ci était bien trop lourde pour elle. Dans chaque immeuble, chaque maison, chaque usine, elle découvrait sans cesse d’autres machines malveillantes, dans l’ombre ou au grand jour. Mais elle les traquait. Elle avait les muscles endoloris à force de frapper, les mains couvertes d’ecchymoses et de bleus à cause des pluies de débris de métal et de plass, ses pieds nus étaient égratignés, couverts d’ampoules, mais elle ne s’était pas interrompue un instant. Sainte Serena lui avait confié une mission. Elle était souvent entourée d’une foule. Les gens, d’abord, s’étaient montrés surpris, amusés ou perplexes en la voyant s’attaquer à des appareils anodins, inoffensifs. Mais, bientôt, certains avaient compris son obsession et l’avaient imitée en fracassant tout ce qui était automatique avec un plaisir féroce. Ils avaient été si longtemps dominés, impuissants, qu’ils s’en prenaient à présent à toute manifestation de l’ennemi de l’humanité. Dans un premier temps, Rayna avait poursuivi sa croisade personnelle sans trop se soucier de ceux qui la suivaient. C’est alors que, de façon inattendue, des Martyristes survivants rejoignirent sa horde disparate. Celle-ci devint plus importante mais aussi plus organisée. Elle se répandit dans les rues meurtries de Parmentier, invincible. Les Martyristes rallièrent leur cheftaine en brandissant des bannières et des pieux et Rayna dut se retourner vers eux pour les invectiver : — Pourquoi gaspiller votre énergie avec ces drapeaux, ces fanions, ces bannières ? Vous jouez pour qui ? Ce n’est pas une kermesse, mais une croisade. Je n’ai pas besoin de toutes ces couleurs ! Elle plongea dans la cohorte et tous s’écartèrent devant cette fille jeune, pâle et chauve. Elle s’arrêta devant un homme planté devant elle avec un drapeau qu’elle déchira avant de lui rendre la hampe. — Voilà. Il n’y a besoin que de ça pour casser les machines. Et elle ajouta, en se tournant vers la foule : — Si vous avez survécu à la peste, alors c’est que vous avez décidé de me suivre ! Ils furent nombreux à arracher l’étoffe de leurs drapeaux et à crier : — Nous sommes prêts ! Elle se dressait devant eux avec l’expression innocente et vide d’une enfant. Il émanait de son corps translucide, marqué de boutons de fièvre, une sorte de puissance primitive. Subjugué par le son de sa voix, l’auditoire était maintenant figé. Rayna n’avait jamais songé à devenir une grande oratrice, mais elle avait souvent entendu les sermons de sa mère et les discours charismatiques du Grand Patriarche Ginjo, les invectives militaires de son père et de son grand-père. — Regardez autour de vous ! Vous verrez les machines démoniaques, et aussi les marques douloureuses et secrètes qu’elles ont laissées sur notre monde, sur nos semblables ! Un murmure grave courut dans la foule. Dans les immeubles proches, les fenêtres étaient aveugles, le plus souvent fracassées. Et dans les ruelles et les allées, des corps non encore enlevés étaient en décomposition. — Bien avant que le Fléau ne s’abatte sur nous, les machines s’étaient insinuées dans nos existences sans que nous nous y opposions ! Des machines sophistiquées, des calculatrices, des assistants mécaniques – bien sûr, nous avons cru nous débarrasser des ordinateurs et des robots, mais leurs cousins sont encore parmi nous, et partout. Nous ne pouvons plus les tolérer. Rayna leva son pied-de-biche dans un concert de hurlements. — Quand j’ai été frappée par la fièvre, sainte Serena elle-même m’est apparue et m’a dit ce que je devais faire. Je revois son beau visage, resplendissant, nimbé de lumière. « Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable. » Oui, nous devons éliminer toute trace de leur présence. Plusieurs Martyristes ramassèrent les lambeaux des bannières. — Moi aussi, j’ai vu Serena ! Elle est venue à moi ! — Oui, je l’ai vue ! Elle veille sur nous, elle nous guide ! Les fanatiques étaient avides de destruction, mais Rayna reprit la parole : — Nous ne devons pas la décevoir. L’espèce humaine ne doit plus s’arrêter avant la victoire absolue. Vous m’entendez bien ? La victoire absolue ! — Il faut détruire toutes les machines ! lança un homme. Une femme lui succéda, le visage marqué de traces sanglantes, comme si elle avait tenté de s’arracher les yeux. — C’est par notre faute que nous avons subi ces souffrances ! Nous avons laissé nos cités à la merci du Fléau du Démon parce que nous n’avions pas le courage de nous battre ! — Pas jusqu’à présent, dit Rayna en pointant le doigt. Mais désormais, il faut que nous supprimions toutes les machines, aussi inoffensives qu’elles nous paraissent ! Il faut les expulser totalement. C’est à cette seule condition que nous pourrons survivre. Elle prit à nouveau la tête de la cohorte sauvage qui s’enfonça dans le cœur profond de la cité, ravageant les usines, les ateliers, les bibliothèques, les entrepôts. Et Rayna sut alors que ce n’était que le commencement. Aux yeux de Raquella, les fanatiques et les vandales ne firent qu’ajouter aux malheurs causés par l’épidémie et ses retombées dans la société de Parmentier. Frappant au hasard, aveuglément, les extrémistes ne savaient plus distinguer les divers éléments de la technologie et détruisaient des appareils utiles à la civilisation. Ils annihilèrent le système de transport aléatoire de Niubbe, de même que le réseau électrique et les communications. Raquella s’interrogea sérieusement quand elle dut continuer à s’occuper des malades alors que l’hôpital n’était plus alimenté en énergie. Est-ce que ces Martyristes croyaient réellement repousser Omnius à coups de barres de fer et de cailloux ? Ils étaient de plus en plus nombreux chaque jour à se rassembler autour du centre hospitalier. Avec des regards étranges, vitreux. Ils levaient le poing en vociférant des menaces. Comme mesure de protection, Mohandas avait fait appel à de nombreux gardes officiels ou mercenaires qui avaient pris position devant toutes les entrées... Raquella, épuisée, l’esprit flou, venait d’enfiler un couloir avec un masque respiratoire. Elle se dirigeait vers une lourde porte de sécurité sanitaire. Jusque-là, elle avait réussi à se protéger systématiquement des vecteurs d’infection, mais elle était à la merci d’une faute facile et mortelle. Elle avait constamment sur le visage, dans ses cheveux et ses vêtements des désinfectants et des agents antiviraux. Tout comme Mohandas, elle consommait une grande quantité d’Épice, mais les réserves étaient en train de fondre. Elle espérait que Vorian Atréides serait bientôt de retour. Ici, isolés sur Parmentier, coupés de l’univers, ils ignoraient ce qui se passait dans la Ligue des Nobles. Elle se trouvait maintenant dans un vaste caveau, la salle la plus protégée de l’hôpital. La porte était entrouverte, ce qui la surprit. Le règlement était strict : elle devait être ouverte ou fermée. Mais la discipline se perdait depuis quelque temps. Tout partait à la dérive. Elle poussa avec prudence le lourd battant, dans un faible grincement. Un homme se redressa à son entrée, surpris. — Docteur Tyrj ! Que faites-vous là ? Le visage écarlate derrière son masque, il essayait de dissimuler ce qu’il était en train de faire, mais elle avait déjà vu les poches de sa blouse bourrées de Mélange. Chaque médecin avait droit à une ration personnelle, le Mélange étant destiné à les protéger du Fléau. Mais le docteur Tyrj semblait s’être procuré bien plus que la dose allouée. Le petit homme noueux tenta de l’éviter pour s’enfuir. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Laissez- moi passer. Mes malades m’attendent. Elle le bloqua d’un geste raide du bras. — Vous faites du trafic d’Épice, c’est cela, non ?... — Oh non, certainement pas ! Il glissa la main dans sa poche gauche, et Rayna vit briller quelque chose qu’il brandissait. Elle le frappa durement au ventre, il s’effondra et lâcha le scalpel en gémissant. Elle appela à l’aide et entendit très vite un bruit de course. Mohandas surgit et se pencha sur elle. Elle lui désigna les doses d’Épice. — Je ne sais rien ! dit Tyrj en se redressant et en essayant de retrouver une attitude digne. Mohandas pianota sur un panneau pour appeler son personnel de sécurité tandis que Tyrj continuait de balbutier des excuses, plus révolté qu’abattu. Suk le fouilla rapidement et sortit de ses poches un trésor d’Épice en sachets. Il se pencha, incrédule, sur le butin. — C’est répugnant, déclara Raquella à l’instant où les hommes de la sécurité intervenaient. Ce n’est pas du vol, mais de la trahison. Vous avez trahi les gens que vous étiez censé aider. Quittez cet hôpital. — Mais vous ne pouvez vous passer de mes services ! protesta Tyrj. — Nous ne pouvons nous permettre de vous garder ! lança Mohandas en prenant le bras de Raquella. « Vous n’êtes plus un médecin pour moi. Vous avez violé votre serment et vous n’êtes plus qu’un profiteur. (Il se tourna vers les hommes de la sécurité et ajouta :) Jetez-le dehors. Qu’il coure sa chance dans la rue. Il se souviendra peut-être de son devoir et essaiera de faire un peu de bien autour de lui. Il y a tant de gens qui souffrent encore. Au côté de Mohandas, sur un balcon du deuxième étage, elle observa les gardes qui expulsaient le voleur d’Épice. Tyrj trébucha avant de redresser la tête vers les Martyristes déchaînés et ses cris se perdirent dans le tumulte. — N’oubliez pas Manion l’Innocent ! — Longue vie au Jihad ! Une fille chauve et pâle menait la cohorte et désignait l’hôpital. Raquella ne pouvait l’entendre, mais soudain les émeutiers se rapprochèrent. Ils escaladèrent les marches en se refermant sur Tyrj. Il tenta de s’enfuir, mais les fanatiques se ruèrent à l’assaut en le piétinant. Et les gardes se replièrent, effrayés. Raquella agrippa Mohandas par le bras et l’entraîna vers la salle la plus proche en lui criant : — Déclenche l’alarme ! Il pressa une touche et des sirènes se déchaînèrent dans tous les corridors. Puis ils se précipitèrent ensemble vers la porte la plus proche et tentèrent de la bloquer. Les gardes qui auraient dû être à leur poste avaient disparu dès que les émeutiers avaient surgi. Les fanatiques tambourinaient sur le battant, poussaient de toutes leurs forces. Certains tentaient de la faire sauter de ses gonds. En dépit des tentatives hardies de Raquella, la foule les submergea très vite. De toutes parts, on fracassait les fenêtres, on enfonçait d’autres portes. Les fanatiques déferlèrent dans les couloirs et les salles. La fille pâle et chauve s’était arrêtée, calme comme l’œil du cyclone. Elle balaya du regard les machines de diagnostic, les moniteurs, les distributeurs d’instruments et déclara d’une voix pénétrante : — Des appareils médicaux sophistiqués – des machines démoniaques déguisées en équipement utile. Nous sommes en leur pouvoir ! Mohandas hurla à l’instant où les émeutiers renversaient une banque de scanners à haute résolution. — Arrêtez ! Nous avons besoin de ces machines pour traiter les victimes de la peste. Sans elles, les gens mourront ! Mais la horde se déchaîna avec encore plus de fureur. Les appareils d’imagerie et les sondes furent lancés contre les murs ou par les fenêtres. Les chercheurs et les médecins ne tarderaient pas à suivre. Raquella agrippa le bras de son compagnon et courut vers le toit. Elle savait qu’un voltigeur d’évacuation attendait. Le feu faisait déjà rage dans les premiers étages. Des malades quittèrent leur lit pour tenter de fuir alors que d’autres étaient pris au piège. Il n’y avait plus un docteur en vue. — Ils vont tout ravager ! s’exclama Mohandas. Les patients sont condamnés ! — Nous voulions les aider, dit Raquella d’une voix rauque. Est-ce qu’ils sont incapables de comprendre que notre but est de sauver des vies ! Où aller maintenant ? Mohandas, les larmes aux yeux, s’installa aux commandes du voltigeur médical qui décolla dans une longue plainte, survolant le nuage de fumée. — Nous avons perdu la bataille dans cette ville, mais je ne veux pas abandonner. Et toi ? Avec un sourire triste, elle posa la main sur son bras. — Non, pas tant que nous serons ensemble. Il y a tellement d’endroits où les gens qui souffrent ont besoin de nous. Je dois dire, à mon grand regret, que ceux qui restent dans Niubbe devront se battre seuls. La technologie est par essence séduisante. Nous acceptons toutes les avancées dans ce domaine comme autant d’améliorations bénéfiques pour l’humanité. Nous nous trompons. Rayna Butler, Visions Véritables. En recevant les ordres du Primero Quentin Butler, Abulurd ne put s’empêcher d’être déçu de n’y trouver aucune note personnelle, rien qu’un bref commentaire. — Tu dois te rendre sur Parmentier, là où Rikov a trouvé la mort. Depuis les premiers cas du Fléau, les chercheurs de la Ligue ont besoin d’une base de données complète. Si tu t’assures que l’épidémie a cessé de se propager, au moins nous aurons quelque espoir. Le Commandant Suprême Vorian Atréides a émis le vœu de t’accompagner pour des raisons personnelles. Prépare-toi à partir dans l’heure avec ton javelot. Quelques instants plus tard, son officier de communication lui annonça qu’une navette était en approche, avec à son bord le Commandant Suprême. Abulurd éprouvait un certain soulagement à l’idée que Vorian allait l’accompagner. Il se précipita pour l’accueillir. — Je ne suis qu’un simple passager, lui dit immédiatement Vorian. C’est toi qui commandes. Fais comme si je n’étais pas là. — Ce sera difficile, commandant. Vous êtes d’un grade supérieur. — Alors, disons que je ne suis qu’un simple citoyen. Tu as une mission militaire – moi, je vais là-bas pour des raisons personnelles. Je vais rendre visite à ma petite-fille et constater où elle en est avec ses recherches médicales. Mais vous savez ce qu’il en est des... obligations personnelles, Tercero Harkonnen ? Abulurd se dit qu’il avait mal entendu. — Tercero ? Vorian ne put s’empêcher de sourire. — J’aurais oublié de te le dire ? J’ai toute autorité pour une promotion sur-le-champ. (Il sortit d’une poche une brochette d’insignes.) Dieu sait que nous avons perdu beaucoup d’officiers avec cette maudite peste. Et tu ne peux pas rester éternellement Cuarto, non ? — Merci, commandant. — Arrête, et contente-toi de démarrer ce vaisseau. Parmentier est encore loin. Plus tard, dans sa cabine, Abulurd retrouva Vorian pour prendre un verre et bavarder tranquillement. Ils ne s’étaient pas retrouvés depuis qu’Abulurd avait décidé de prendre le nom d’Harkonnen en honorant la mémoire de Xavier et de ses prouesses. — Abulurd, tu sais probablement que tu as sapé ta carrière. Oui, bien sûr, les autres officiers savent que tu es le fils du Primero Quentin Butler, mais le fait que tu aies choisi de changer de nom pour la mémoire d’un homme qu’ils méprisent tous peut non seulement susciter leur méfiance mais aussi un jugement dévalorisant. — Ou une meilleure compréhension, dit Abulurd. Il avait tant espéré le soutien de Vorian. — C’est ce que tu espères, toi, mais les autres, non. Ils se contentent de ce qu’ils savent. — Pour moi, c’est plus qu’un avancement en grade. Vous êtes prêts à laver son nom ? Il était votre ami. — Bien sûr... mais après cinquante-six ans, est-ce bien utile ? Je crains que nous ne puissions gagner. Jamais. — Est-ce que l’éventualité d’un échec a jamais empêché un homme d’honneur de chercher la vérité ? N’est-ce pas ce que vous m’avez appris, Commandant Suprême ? J’entends bien suivre vos conseils. Vorian prit conscience de ce qu’Abulurd lui disait du fond de son cœur et des larmes brillèrent dans ses yeux gris. — Oui, il est grand temps. Quand nous aurons oublié cette peste, nous pourrons sans doute clamer la vérité. — Mieux vaut un seul allié qu’aucun, conclut Abulurd avec un sourire. Le destroyer solitaire avait atteint Parmentier. Sur les orbites immenses, les stations de surveillance étaient désormais silencieuses, abandonnées, ou habitées de sentinelles mortes. En compagnie d’Abulurd, Vorian scrutait la surface apparemment paisible de la planète. — Il y a quatre mois, j’étais ici. Mais à présent, la Ligue a été défaite sur tous les fronts, avec des pertes énormes. Est-ce que nous nous en remettrons ? — Descendons, commandant. Comme ça, nous saurons ce qui attend les autres planètes. Le nouveau Tercero et les hommes de son escouade absorbèrent une dose importante de Mélange avant de débarquer. Abulurd opta pour un masque respiratoire plutôt que la combinaison massive qu’il avait revêtue sur Ix. Les tests effectués par la Ligue avaient montré que le rétro- virus se dégradait rapidement après l’épidémie initiale et un temps suffisant s’était écoulé ici, sur Parmentier. C’était un mince espoir pour la Ligue, mais elle devait s’y accrocher. La navette se posa sur un promontoire au-dessus de Niubbe, non loin du manoir du gouverneur où régnait un silence sinistre. Même si Abulurd savait ce qu’ils allaient y trouver, c’était le premier endroit qu’il devait inspecter. — Vous comprenez, n’est-ce pas, commandant ? demanda-t-il à Vorian. — Moi aussi, j’ai des obligations personnelles, répondit Vorian, l’air sombre et anxieux. Il faut que je me rende dans la cité, à l’Hôpital pour les maladies incurables. Je ne puis qu’espérer que ma petite-fille y soit encore. Ils se séparèrent et Abulurd prit la tête de son équipe en direction de la demeure de son frère. Les soldats se déployèrent pour fouiller le grand bâtiment désert. Abulurd souhaitait au moins pouvoir donner à Kohe et à Rayna une sépulture digne. Il inspecta chaque chambre, parcourut les couloirs à grands pas, gagna la chapelle privée de Kohe avant de passer dans les salons où il rencontrait son frère lors de ses visites occasionnelles. Dans l’appartement principal, il découvrit les cadavres décomposés d’un couple : sans doute son frère et son épouse. Les soldats, de leur côté, avaient trouvé quelques corps de serviteurs, mais aucune trace de la nièce d’Abulurd. Il avait connu le visage de la mort si souvent, depuis quelques mois, qu’il ne ressentait plus aucune horreur, aucun dégoût devant ces demi-squelettes. Rien qu’une tristesse intense, en se disant qu’il aurait dû mieux connaître son frère. — Qu’est-ce que tu aurais pensé de ma décision, Rikov ? demanda-t-il dans le silence. Tu aurais compris que je tienne à me faire appeler Harkonnen ? Ou bien tes mythes personnels t’auraient-ils rendu assez orgueilleux pour ne pas approuver ? Plus tard, quand ils pénétrèrent dans la cité, ils furent surpris de découvrir qu’elle avait été en majeure partie ravagée par des émeutes violentes, plus que par l’épidémie. La plupart des immeubles n’étaient plus que des squelettes calcinés, des amas de décombres et de cristoplass fracassé qui encombraient les rues, les plazas et les parcs autrefois si élégants. Abulurd suivait à la trace l’itinéraire de la destruction. Qui le conduisit jusqu’à un bloc d’immeubles cal- cinés : l’Hôpital pour les maladies incurables. Il retrouva Vorian, effondré, sur les marches. — Elle n’est pas là. Il n’y a plus personne. Tout a été détruit. Abulurd sentit son cœur se serrer. Dans la tourmente, le Commandant Suprême du Jihad n’était qu’un simple être humain, angoissé pour le sort de sa famille. Il se risqua à l’intérieur et constata à son tour que l’hôpital avait été pillé et vidé de tout ce qui pouvait avoir une valeur. — Mais pourquoi détruire un centre médical ? cria-t-il, comme si les fantômes des patients pouvaient lui répondre. Les malades avaient-ils pu se révolter contre les médecins ? Quelle honte, se dit-il. Détruire les derniers moyens de venir en aide à ceux qui étaient victimes de l’épidémie, qui pouvaient apaiser les souffrances des mourants ! — Nous allons d’abord faire une évaluation des dégâts, dit-il à Vorian. Et ensuite, nous lancerons une brigade à sa recherche. Vous pourriez la conduire, commandant. Vorian hocha la tête. — Merci. Il s’avança dans les rues. Mais ils savaient l’un comme l’autre qu’ils avaient peu de chances de retrouver une personne disparue : tant de fichiers avaient été détruits durant les derniers jours qu’ils auraient du mal à repérer sa trace. Tard dans l’après-midi, sur une colline à la lisière de la cité, Abulurd et ses hommes tombèrent sur un groupe de gens hirsutes qui se gavaient de nourriture pillée. Ils avaient l’air épuisés mais respectueux, le regard tourné vers une petite silhouette qui les dominait. C’était une jeune fille chauve, à la peau laiteuse, presque translucide. Elle interpella Abulurd et ses hommes. — Etes-vous là pour vous joindre à notre cause et répandre ce que l’humanité doit faire pour survivre ? Abulurd chercha dans sa mémoire. Il lui fallut un certain temps pour identifier cette fille sans cheveux et tellement maigre. — Rayna ? Rayna Butler ? (Il se précipita vers elle.) Tu as survécu ! Je suis Abulurd – ton oncle ! Elle le toisa. — Tu es venu de si loin pour nous aider à nous battre contre les machines pensantes ? Elle lui montra la cité ravagée. — Rayna, le Fléau s’est répandu partout. Ton grand- père m’a envoyé pour veiller sur toi et les tiens. — Ils sont tous morts. La moitié de la peste et bien d’autres après. Je ne sais combien il en reste sur Parmentier. — Nous espérons que le pire est passé, Rayna, si le virus ne se propage plus. Il la serra contre lui. Elle semblait tellement fragile qu’il se dit qu’elle allait se briser entre ses bras. — Notre combat ne fait que commencer, dit-elle d’une voix assurée, puissante et métallique. « Mon message s’est répandu. Le Culte de Serena a trouvé des vaisseaux au spatioport de Niubbe et ils ont quitté Parmentier pour porter la nouvelle à d’autres mondes. Ils sauront ce qu’il faut faire. — Que dit ce message, Rayna ? demanda Abulurd en souriant. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler la petite fille timide qui avait passé des heures en dévotions avec sa mère. — Qu’est-ce que le Culte de Serena ? Je n’en ai jamais entendu parler. — Il comprenait que le Fléau avait non seulement fait d’elle une victime en la rendant chauve, mais qu’elle avait vieilli et portait sur son visage des années de chagrin. Et elle semblait être à la tête de ces gens Serena écrasait les machines pensantes, dit Rayna. Après qu’Érasme eut tué son bébé, elle a triomphé d’un robot sentinelle sur le balcon. C’a été le premier coup porté contre les acolytes maudits d’Omnius. Ma cause est de détruire toutes les machines. Abulurd la dévisagea, de plus en plus inquiet. Il ne pouvait s’empêcher de penser aux manipulations politiques d’Iblis Ginjo et de ses manœuvres cupides. Xavier Harkonnen s’était battu contre lui. Mais Rayna ne semblait pas aussi égoïste et avide. Les gens qui la suivaient ne voyaient en elle qu’une enfant béatifiée et criaient son nom en cadence. Il se retourna vers les ruines et demanda par-dessus le brouhaha : — Rayna... C’est toi qui as causé... tout cela ? — C’était nécessaire. Serena m’a dit que nous devions nettoyer nos planètes et éliminer tous les artéfacts technologiques. Il faut effacer toute trace des ordinateurs pour que les machines pensantes ne nous dominent plus jamais. Les démons ne reviendront plus au pouvoir, sinon l’humanité sombrera à nouveau dans un gouffre. Nous avons suffisamment souffert, mais nous sommes encore vivants. Nous pourrons réussir... au prix de quelques inconvénients. Elle était l’image du sacrifice, indifférente à ses intérêts personnels. Elle avait sans doute pris le minimum nécessaire avant de quitter le manoir du gouverneur. Perturbé, Abulurd posa la main sur l’épaule maigre de sa nièce. — Rayna, je veux que tu viennes avec moi sur Salusa. Tu dois retrouver ta famille. Il pensait surtout l’arracher à sa horde de fidèles. — Salusa Secundus, murmura-t-elle d’un ton rêveur, comme si elle avait déjà prévu ce scénario. C’est vrai, mes partisans savent ce qu’ils doivent faire. Oui, j’ai fini ma tâche sur Parmentier. (Abulurd discerna un éclat déconcertant dans son regard.) Il est temps pour moi de poursuivre ma mission ailleurs. L’Armée du Jihad peut essayer de se préparer au nouveau plan d’Omnius, mais nous serons toujours dominés par les machines pensantes, car elles développent leurs pensées maléfiques à la vitesse d’un ordinateur. Primero Quentin Butler, Lettres privées à Wandra. Abulurd était parti pour Parmentier avec Vorian Atréides, et Quentin Butler éprouvait plus fortement encore le poids de sa responsabilité : il devait à tout prix protéger le monde capitale de la Ligue. Avec l’approbation du Conseil du Jihad, il était désormais l’officier responsable du système Salusan. Il n’avait plus un moment pour lui-même, ni l’occasion de se reposer. Depuis que le messager de Rikov lui avait annoncé l’atroce nouvelle, il savait que l’humanité tout entière était en péril. Il se voua donc entièrement à son devoir, travailla chaque jour un peu plus : il était partout à la fois. Ses Jihadis avaient un peu de temps libre dans le tourbillon des quarantaines et des récupérations de vaisseaux de sauvetage, mais il ne pouvait se le permettre. De même que son fils Faykan. Plutôt que de prendre des heures de congé, il les passait en patrouille au large du système. — Toi et moi, nous sommes un parfait exemple pour nos soldats, lui dit Quentin. Imagine : le Primero d’un immense bataillon de guerre avec un Secundo couvert de décorations passant des heures à jouer les sentinelles. Faykan lui répondit en riant sur la ligne com : — Les machines ne nous donnent pas souvent la chance de nous ennuyer, Primero. Et là, ça me fait plaisir. — Je crains qu’Omnius n’ait d’autres idées que la peste. Nous sommes tellement vulnérables maintenant. — Il faut garder les yeux bien ouverts. Ils pilotaient des kindjals à long rayon d’action et restaient en contact proche pour communiquer sur de longues périodes. Quentin appréciait ces discussions simples plus encore qu’un séjour dans un des petits paradis de la Ligue en compagnie des nobles. Il s’avouait qu’il s’était montré injustement dur à l’égard d’Abulurd, mais il considérait Faykan comme le dernier fils qu’il lui restait. Depuis sa jeunesse, Quentin avait été un héros de la guerre. Il avait acquis sa réputation au sein de l’Armée du Jihad après la conquête de Parmentier, l’une des victoires les plus surprenantes contre les machines. Il avait été alors simple lieutenant et avait vaincu une immense armée robotique en usant d’une stratégie habile qui lui avait valu la reconnaissance de Vorian Atréides. La belle Wandra Butler elle-même avait épinglé les décorations sur sa poitrine. Et Quentin, subjugué, lui avait fait la cour. Ils formaient un couple parfait et, quand ils s’étaient enfin mariés, il avait choisi de prendre le nom de Butler plutôt que le sien. Mais il se demandait maintenant ce qu’aurait été son existence si Wandra n’avait pas été emportée en donnant le jour à Abulurd. Il grimaça à l’idée que son fils cadet avait choisi le nom haï d’Harkonnen ! Depuis des décennies, la famille de Wandra essayait d’effacer la honte de l’acte abominable commis par leur ancêtre. Ils multipliaient les actes extravagants, se sacrifiaient à la cause de l’humanité, au Jihad. Et voilà que ce fou d’Abulurd – de sa propre volonté ! – décidait d’annihiler tout ce qu’ils avaient fait en rappelant à tous les crimes inexcusables commis par Xavier Harkonnen. Quelle erreur avait pu commettre Quentin ? Abulurd était intelligent et cultivé, et il aurait dû savoir où se situait son devoir. Au moins, il aurait pu en discuter avec son père, mais non, le mal était fait. Quentin ne voulait plus le voir en face de lui, même si l’honneur lui enjoignait de ne pas rejeter totalement son fils cadet. Un jour, peut-être, Abulurd ferait amende honorable. Quentin ne pouvait qu’espérer... Pour l’heure, il ne lui restait que Faykan. Ils parlaient durant des heures des bons moments qu’ils avaient connus. Faykan et Rikov avaient été de jeunes frères impétueux dans leur jeunesse, désobéissants, rebelles ignorant les ordres, et ils avaient laissé leur trace dans l’histoire du Jihad. — Il me manque, Père, dit Faykan. Il aurait pu encore se battre pendant des années. J’aurais préféré qu’il meure au combat plutôt que de succomber à ce virus infernal. — Cette guerre sainte aura toujours été celle du jugement par le feu, dit Quentin. Un creuset pour forger notre force ou bien le brasier où se consumeront les faibles. Je suis fier que tu n’aies pas été de ceux-là, Faykan. En disant cela, Quentin se demanda si son fils, en fait, n’appartenait pas à une autre catégorie. Sans l’appui du Commandant Suprême et de la famille Butler, Abulurd aurait très bien pu être un employé dévoué au service de ravitaillement des avant-postes isolés. Depuis quelque temps, Faykan se préoccupait plus des perspectives de la politique de la Ligue que de courir de nouvelles aventures. Il lui avait dit qu’il préférait guider le peuple et la société plutôt que conduire ses soldats à une mort certaine. — Vous aussi, Père, vous avez changé, dit Faykan. Je sais que jamais vous ne vous écarterez de votre devoir, mais je vous ai bien observé récemment. Il me semble que votre cœur n’est pas entièrement voué à la bataille. Vous êtes las de ce combat ? La réponse de Quentin tarda bien au-delà du délai de transmission. — Comment ne pourrais-je pas me sentir fatigué après toutes ces années ? Le Jihad dure depuis si longtemps et la mort de Rikov et des siens a été un rude coup pour moi, tu le sais. Avec le Fléau qui s’est abattu sur nous, je n’arrive plus à comprendre vraiment où nous allons avec cette guerre. — Nous ne devrions même pas essayer de comprendre Omnius, répondit Faykan. Mais nous devons rester sur nos gardes parce qu’il prépare certainement un autre plan. Quentin et Faykan avaient élargi graduellement leur champ de patrouille. Le Primero ne lançait pas à fond ses moteurs et n’activait pas en permanence ses boucliers, mais il restait vigilant. Pourtant, ses pensées erraient, chargées de regrets et de souvenirs. Mais des années de combat lui avaient appris à guetter la moindre anomalie, la trace infime d’un mouvement qui pouvait annoncer une attaque. Le scanner de son vaisseau venait de détecter un déplacement inhabituel, à quelques blips au-dessous du seuil d’instrumentation. Il s’agissait d’un objet métallique luisant dont l’albédo était trop élevé pour que ce soit un astéroïde ou une simple comète. Il avait une forme géométrique et une carapace métallique et lisse – avec des faces polies et plates qui échappaient aux capteurs. Quentin scruta les écrans et poussa légèrement les moteurs du chasseur, suffisamment pour combler la distance qui les séparait de l’objet et pouvoir l’observer de plus près. Il aurait aimé prévenir Faykan, qui était lui aussi à proximité, mais il craignait que même une transmission sécurisée n’alerte l’intrus furtif. L’appareil mystérieux s’éloignait du système avec une accélération suffisante pour échapper à la gravité de l’étoile primaire. Il ne générait aucune pulsion énergétique artificielle et il pouvait échapper aux scanners à longue portée de la Ligue. Mais Quentin l’avait repéré et il réussit à s’en approcher pour n’avoir plus aucun doute : ils avaient affaire à un vaisseau robotique, un éclaireur des machines venu espionner Salusa Secundus. Avec des gestes lents, comme s’il craignait qu’un simple cliquetis dans son cockpit ne donne l’alarme à la machine, il chargea des obus d’artillerie à dispersion rapide ainsi que deux mines de brouillage autoguidées. Doucement, laborieusement, il lança le protocole d’acquisition de la cible. C’est à cet instant qu’il détecta un faisceau d’énergie que venait de lancer la machine, comme si elle soupçonnait une manœuvre. Un rayon de scanner balaya la coque du kindjal. Quentin tenta de brouiller l’écho, mais le vaisseau espion entra instantanément en propulsion. Quentin répliqua en passant en accélération maximale, cloué sur son siège, à peine capable de pianoter sur les touches de commande. Les lèvres serrées, à bout de souffle, il appela Faykan sans connaître sa position. — Je serre un engin robot... un espion ! Il tente de quitter le système ! Il faut... que je l’intercepte. On ne sait pas ce qu’il a pu recueillir comme... comme données. Il accéléra encore et combla la moitié de la distance qui le séparait du robot éclaireur, mais l’autre passa en poste combustion et atteignit une vitesse qu’aucun humain n’aurait pu supporter. Avant d’abandonner la chasse, Quentin lança une salve de projectiles à détente rapide. Ils jaillirent du chasseur comme un essaim de guêpes mortelles. Quentin retint son souffle. L’essaim convergeait vers la machine espion... Mais, à la dernière minute, le vaisseau robot se mit à tourbillonner et son image devint floue. Le métal de sa coque devait être à la limite du point de rupture. Les projectiles explosèrent en propageant des ondes de choc dans l’espace. Le vaisseau robot accéléra encore, mais sa trajectoire devint erratique : il tentait d’esquiver ou bien il avait été endommagé. Quentin garda sa trajectoire, au seuil de l’inconscience, mais il savait qu’il ne rattraperait pas sa cible. Son cœur écrasé par l’accélération était de plus alourdi par la frustration. La machine allait lui échapper. Impossible de l’arrêter. Il poussa encore le régime des moteurs du kindjal, dans une brume douloureuse, haletant. Dans la seconde qui suivit, il crut avoir une hallucination en voyant le chasseur de Faykan lancé en trajectoire d’interception vers la machine. Le robot détecta son nouvel adversaire bien trop tard. Faykan ouvrait déjà le feu. Deux projectiles atteignirent la cible et explosèrent. Le vaisseau partit à la dérive en crachant des flammèches et des globules de métal en fusion. Les évents de ses moteurs ardents clignotèrent et s’éteignirent. Les deux kindjals se rapprochèrent de concert et stabilisèrent l’adversaire avec leurs rayons tracteurs. Ils tournaient à présent autour de lui comme des prédateurs alléchés. — Reste sur tes gardes, dit Quentin. Il fait peut-être le mort. — Ce que je lui ai expédié a dû lui donner le rôle pour toujours, je pense. Leurs deux chasseurs se rapprochèrent pour bloquer enfin la dérive du vaisseau espion. Ils revêtirent leur tenue pour sortir du cockpit. Les machines n’avaient pas besoin de systèmes vitaux et l’intérieur du vaisseau ne devait pas être pressurisé. Ils s’ancrèrent sur la coque et découpèrent le blindage avec des torches à fusion pour pénétrer à l’intérieur. Un robot se dressa devant eux, menaçant, avec des bras multiples chargés d’armes palpitantes. Quentin avait déjà brandi son brouilleur. Son tir manqua de précision, se perdit partiellement dans la brèche qu’ils venaient de ménager, mais le reste ricocha et vint toucher le mek de combat qui tressauta, essayant de réactiver ses circuits de gel. Faykan franchit le seuil. Dans la faible pesanteur, en propulsant sa propre masse, il percuta le mek. La machine vacilla en se démenant, incapable d’assumer le contrôle de ses membres mécaniques. — Nous avons touché le gros lot, commenta Faykan. On va purger ses systèmes et le reprogrammer pour entraîner les escrimeurs de Ginaz, comme ce vieux mek de combat qu’ils ont depuis des générations. Quentin réfléchit un instant, puis secoua la tête : cette idée le choquait. — Non, je suis contre. Il lança une double impulsion de brouillage qui réduisit le robot vaincu à l’état de simple amas de métal. — Maintenant, voyons pourquoi cette maudite mécanique est venue rôder au large de Salusa, dit-il. Il y avait bien des années, Quentin avait été formé par Vorian Atréides et il avait appris avec lui les rudiments sur les systèmes de données des machines pensantes et des ordinateurs de contrôle. Le suresprit se considérait comme éternel et il n’avait pas modifié ses systèmes d’opération depuis des siècles. Ainsi, les informations de Vorian étaient restées valables depuis le début du calendrier du Jihad. Quentin se retrouva devant les commandes du vaisseau espion. Faykan, lui, examinait les dispositifs extérieurs, les appareils complexes implantés dans la coque. — Des capteurs à longue portée et des projecteurs mapographiques, déclara-il enfin. Oui, sa mission était d’effectuer un balayage total du système de Salusa. Quentin récupéra suffisamment d’énergie pour réactiver la banque de données du vaisseau robotique. Il lui fallut un certain temps pour appréhender ce qu’il avait sous les yeux, plus quelques secondes pour décrypter avec horreur ce que le robot espion avait fait. — Il est bourré d’informations sur les Mondes de la Ligue, nos ressources, nos dispositifs de défense... et sur les pertes que nous avons subies à cause du Fléau. Tous nos points faibles sont là ! Ce vaisseau espion a survolé une dizaine d’autres Mondes de la Ligue et collationné tout un plan d’invasion ! La cible principale semble être Salusa. Il désignait les cartes tri-D, les multiples trajectoires que la machine avait automatiquement calculées pour passer entre les points de défense les plus faibles. — Omnius a essentiellement besoin de ça pour lancer une invasion à grande échelle ! Faykan montra l’un des enregistrements. — Si l’on en croit ça, ce vaisseau espion fait partie d’une centaine d’unités semblables qui ont infiltré la Ligue. Quentin le regarda : il était parvenu à la même conclusion que lui. — Dans l’état actuel, avec notre population affaiblie par le Fléau autant que notre potentiel militaire, c’est le moment idéal pour qu’Omnius donne l’assaut final. Faykan acquiesça. — Les machines pensantes ont des projets très désagréables pour l’humanité libre. C’est une bonne chose que nous ayons celle-ci. Le vaisseau espion était trop massif pour qu’ils le prennent en remorque jusqu’au système. Quentin détacha le noyau central de la mémoire tandis que Faykan mettait en place une bouée de localisation. Les techniciens de la Ligue interviendraient plus tard pour analyser à fond les systèmes. Dans l’immédiat, ils avaient une seule priorité : aller rendre compte de leur prise devant le Conseil du Jihad. Nous avons appris à nous battre avec nos forces, notre sang et nos épées. Mais quand les machines pensantes nous envoient un ennemi invisible, comment pouvons-nous nous défendre ainsi que le reste de l’humanité ? Maître d’Escrime Istian Goss. Quand Istian Goss et Nar Trig arrivèrent sur Ix après l’épidémie, ils n’avaient aucune machine à combattre et les deux tiers de la population avaient péri. Les entrepôts et les terrains d’atterrissage avaient été ravagés durant les émeutes, le choléra avait infecté les réservoirs d’eau potable. Des tempêtes avaient détruit les maisons et les rares survivants s’étaient retrouvés sans abri. Ils avaient pour la plupart de la peine à marcher, handicapés par les effets secondaires du rétrovirus. L’espèce humaine avait été gravement atteinte, elle luttait pour survivre et n’avait guère de moyens de riposter contre le véritable ennemi. Dans les mois qui avaient suivi leur départ d’Honru, les deux Maîtres d’Escrime avaient eu deux engagements mineurs avec les machines. En compagnie de l’Armée du Jihad, ils avaient abordé et conquis deux unités géantes d’Omnius qui avaient été très vite converties pour les humains. Mais la peste avait fauché tant de soldats et paralysé tant de frappes militaires, qu’ils s’étaient retrouvés dans des opérations de secours et de sauvetage. Heureusement, le rétrovirus se consumait rapidement et disparaissait. Un mois après le dernier cas constaté sur Ix, les deux mercenaires pouvaient travailler sans courir le risque d’être touchés. Il ne leur restait plus la moindre dose de Mélange. Aux premiers jours de l’épidémie, les équipes de secours avaient utilisé un matériel mécanique lourd pour déposer les cadavres innombrables dans des puits avant de faire sauter les issues. Mais les fanatiques Martyristes avaient protesté : les engins lourds n’étaient pour eux que les cousins redoutables des machines pensantes et avaient en eux le potentiel de destruction des robots. Istian se risqua à dire que les Martyristes étaient déraisonnables et ne voyaient qu’à court terme, mais il rencontra le regard glacé de Trig. La force sous-jacente du Jihad avait toujours été émotionnelle, c’était la puissance même qui poussait l’humanité en avant. Cette passion avait un effet pervers sur l’esprit des commandants de l’Armée et compromettait dangereusement leurs plans de bataille. — Leur croyance équilibre leur besoin de commodité, dit Trig. Ils sont forts à leur façon. — Ils ne sont qu’une foule déchaînée, répliqua Istian en levant les yeux vers le ciel, les mains sur les hanches. Des colonnes de fumée montaient des feux allumés par les Ixiens pour purifier les abris touchés par la peste et les débris des machines. — On ne pourra les contrôler. Il vaut sans doute mieux les laisser libérer leur colère pour qu’elle finisse par s’éteindre à terme, comme le Fléau. Trig secoua la tête avec tristesse. — Je peux comprendre leur envie de détruire, mais nous n’avons pas été formés pour ça, sur Ginaz. Nous ne sommes pas ici pour veiller sur eux ni les bercer... Plus tard, ils rencontrèrent un groupe de Martyristes au regard fixe qui étaient armés d’épées à pulsion, d’armes blanches en piteux état. Ils les serraient comme des trésors. — Où avez-vous récupéré ça ? demanda Istian. Ces armes sont destinées aux Maîtres d’Escrime qui ont été formés sur Ginaz. — Nous sommes des Maîtres d’Escrime tout comme vous, déclara le chef du groupe. Nous avons trouvé ces armes près de nos morts. C’est la main de sainte Serena qui nous a guidés jusqu’à elles. — Mais vous venez d’où ? insista Istian sans s’arrêter à la réplique religieuse de l’autre. Apparemment, ces gens acceptaient de faire des exceptions pour autant que la technologie leur permît de combattre les machines. — De nombreux mercenaires ont trouvé la mort au fil de ces dernières années, intervint Trig. Depuis la première conquête d’Ix, quand Jool Noret a détruit l’Omnius jusqu’à la seconde défense commandée par Quentin Butler, qui a repoussé les robots et à présent le Fléau. Beaucoup d’équipement des mercenaires a dû être abandonné ici, que nul n’a réclamé. — Nous, nous l’avons réclamé, dit le chef des Martyristes. Parce que nous aussi nous sommes des Maîtres d’Escrime. Istian s’assombrit : il lui déplaisait d’entendre le nom de son ordre valeureux diminué dans la bouche de ces usurpateurs. — Qui donc vous a éduqués selon les critères absolus de Ginaz ? Où est votre sensei ? Le regard de l’autre se durcit et il se dressa de toute sa hauteur en défiant Istian. — Nous n’avons pas été éduqués par une machine domestiquée, si telle est votre question. Nous n’avons obéi qu’à nos visions et à notre instinct. Notre devoir est de détruire autant de machines que nous le pourrons ! Nar Trig surprit son collègue en prenant le groupe de loqueteux au sérieux. — Nous ne mettons pas en question votre détermination. — Seulement vos dons, ajouta Istian d’un ton acéré. Il savait que ces gens excités se serviraient de leurs épées à pulsion comme des gourdins ou des plantoirs de jardinage. — Ce sont les Trois Martyrs qui nous inspirent et nous guident ! grommela le chef des émeutiers. Nous savons où nous devons aller. Il n’y a plus aucune machine démoniaque sur Ix mais, avec notre vaisseau, nous allons gagner directement Corrin pour affronter l’Omnius Prime et ses acolytes robots. — Impossible ! Corrin est la place forte centrale des machines pensantes. Elles vous massacreront dans l’heure et votre sacrifice aura été inutile. Istian se souvenait du sort qu’avait connu la famille de Nar Trig lors de l’attaque des robots contre la Colonie de Péridot et de la tentative de répression d’un groupe de Jihadis qui avaient désobéi aux ordres et débarqué sur Corrin pour être décimés par les machines. — Si vous voulez vous joindre à nous, vous êtes les bienvenus, dit le chef des Martyristes, prenant Istian au dépourvu. Il retint un rire mais surprit l’expression tendue de Trig. Et il lui dit : — N’y pense pas une seconde. — Un Maître d’Escrime digne de ce nom devrait toujours accepter une occasion de combattre notre ennemi véritable. — Tu te ferais tuer là-bas, c’est certain. Trig lui décocha un regard furibond. — Nous savons tous que nous allons mourir. Je m’y suis préparé depuis mes premières leçons sur Ginaz – tout comme toi. Si tu portes en toi l’esprit de Jool Noret, pourquoi aurais-tu peur dans une telle situation ? — Elle n’est pas seulement dangereuse, Nar, elle est suicidaire. Mais ce n’est pas ce qui m’oppose vraiment à cette expédition. Elle est absurde. Oui, d’accord, tu pourras détruire quelques robots de combat avant qu’ils aient ta peau... mais ça servira à quoi ? La cause de l’humanité n’avancera pas pour autant, et Omnius reconstruira tout simplement ses machines. En moins d’une semaine, ce sera comme si personne n’avait débarqué sur Corrin. — Mais au moins, le Jihad aura frappé. C’est mieux que de rester ici avec les survivants qui se traînent dans leur souffrance, leur vie sordide. Je sais que je ne peux pas leur venir en aide, mais je peux faire quelque chose en combattant Omnius. Istian secoua la tête. Mais le chef des Martyristes, lui, semblait plus décidé et ardent que jamais. — Nous serons heureux d’avoir un Maître d’Escrime, sinon deux, avec nous. Nous avons un vaisseau. De nombreuses unités sont restées clouées ici quand la quarantaine a été décidée. Les pilotes sont morts. On nous a interdit de décoller pour ne pas aller contaminer d’autres Mondes de la Ligue, mais ce n’est plus le cas maintenant. Istian ne put s’empêcher de le défier encore. — Donc, vous voulez détruire toutes les machines, à l’exception des épées à pulsion et des vaisseaux, parce qu’ils vous sont utiles ? C’est ça ? Mais c’est de la folie ! — Tu as peur de te joindre à moi, Istian ? demanda Trig d’un ton déçu. — Non, mais je suis trop sensé pour le faire. (Istian avait en lui l’esprit de Jool Noret : non seulement les souvenirs de ses combats et de ses instants de bravoure, mais aussi sa sagesse profonde.) C’est un appel que je n’entends pas. — Moi, si, insista Trig. Et si je viens à être tué par les machines du démon, alors mon esprit sera plus fort et je renaîtrai dans la prochaine génération des combattants de Ginaz. Istian, nous ne sommes peut-être pas d’accord avec ces gens, mais ils entrevoient une vérité et un chemin à suivre que tu ne veux pas reconnaître. Istian ne put qu’acquiescer tristement. — Les mercenaires de Ginaz travaillent en indépendants. Il en a toujours été ainsi et ce n’est pas à moi de te dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. (Il jeta un regard sur le groupe de fanatiques qui serraient contre eux leurs armes précieuses et suggéra d’un ton moqueur :) Peut-être pourras-tu leur apprendre à s’en servir avant d’atteindre Corrin. — J’en ai bien l’intention. (Trig lui serra la main.) Si sainte Serena le veut, nous nous retrouverons un jour. — Si sainte Serena le veut, dit Istian en écho. (Mais il savait au fond de son cœur que c’était là un bien faible espoir.) Puisses-tu combattre avec ardeur pour que tes ennemis tombent rapidement. Un instant de gêne passa entre eux, puis Istian donna une brève accolade à son ami, certain de ne plus jamais le revoir. Comme Trig s’éloignait avec sa troupe, la tête droite, il lui lança : — Attends, j’ai une question à te poser ! (Trig se retourna et le dévisagea comme s’il était soudain devenu un étranger.) Je ne te l’ai jamais posée : quel nom y avait-il sur le disque de corail que tu as tiré dans le panier de Ginaz ? Quel esprit est en toi ? Trig hésita comme s’il n’avait plus songé à cela depuis très longtemps, avant de sortir le disque de la bourse attachée à son ceinturon. Il le montra à Istian – il était lisse, sans aucun nom. Il le lança à son ami, qui le récupéra dans sa paume. — Aucun esprit ne me guide, dit Trig. Je suis un Maître d’Escrime tout nouveau. Je prends mes décisions en mon nom propre. L’évolution est la servante de la mort. Naib Ishmaël, Paraphrase d’un Sutra Zensunni. Le monde changeait, mais le désert demeurait, clair et serein, vaste, ouvert, inviolé depuis une éternité. Pourtant, depuis quelque temps, Ishmaël s’enfonçait de plus en plus loin dans le bled pour trouver la paix. Durant des siècles, la désolation et l’âpreté des sables avaient tenu les trafiquants à l’écart. Mais, à cause de la peste qui ravageait l’humanité, l’Épice était devenue un traitement convoité et les étrangers ne restaient plus à l’écart d’Arrakis. Et Ishmaël était rempli de haine. Le ver qu’il avait attiré avec le rythme de son tambour était de petite taille, mais peu lui importait. Il n’avait pas un long trajet à parcourir. Il lui suffisait d’échapper à la musique des hors-monde, aux vêtements bigarrés venus d’ailleurs dont se paraient les siens. Il devait se nettoyer l’esprit et le cœur. C’est avec aisance qu’il escalada la créature avec ses gaffes, ses crocs et ses cordes, après des années de pratique. Quand il était arrivé avec ses camarades de Poritrin, la belle et bienveillante Marha lui avait enseigné comment chevaucher les vers géants en lui expliquant avec une infinie patience qu’il devait comprendre la légende de Selim le Chevaucheur de Ver. Marha, qu’il pleurait chaque jour... Sous les cieux pastel de l’aube, il se cramponnait avec délice à la surface rugueuse des anneaux de la bête. Le vent était chaud déjà, et le sable crépitait sur son visage en réponse au sifflement que le ver provoquait en sinuant entre les dunes. Il était seul dans le paysage fauve et jaune, seul entre les rochers isolés, le souffle du vent, les rares nids secrets de végétation, les traces des animaux. L’horizon portait une barrière brumeuse de sable couleur de soufre qui parvenait presque à obscurcir le soleil levant. Ishmaël laissa sa monture géante filer à son gré : il voulait seulement trouver la solitude, n’importe où. Des souvenirs le hantaient. De longues années d’épreuves, puis de changement... Puis de bonheur. Des fantômes innombrables l’accompagnaient dans sa course à travers l’étendue froncée des dunes mais, dans sa mémoire, il n’y avait plus la moindre trace d’effroi. Il avait accepté la perte de ses amis, de sa famille, et il revivait avec joie les instants passés avec tous ceux qu’il avait aimés. Il se souvenait du village où il avait grandi, sur Harmonthep, au milieu des marais, de ses années d’esclavage sur Poritrin avec la corvée quotidienne dans les champs du fleuve, de son séjour sous la haute surveillance du Savant Holtzman, des chantiers des vaisseaux à espace plissé. Et de la fuite aveugle vers Arrakis. Il y avait deux fantômes flous dans ces souvenirs, estompés par le temps : son épouse et sa fille la plus jeune. Il lui fallut quelque temps pour retrouver leurs noms : Ozza et Falina. Il avait dû les abandonner sur Poritrin lors de la révolte des esclaves. Plus tard, sur Arrakis, il avait pris une autre femme... mais Marha, elle aussi, n’était plus là, près de lui. Il avait les yeux brûlants soudain. Criblés de sable et envahis de larmes. Il détestait gaspiller ainsi son eau. Il rabattit son masque de tissu sur son visage. La chaleur du jour venait rapidement. Il n’avait pas besoin de cartes et il savait où tourner avant de retrouver le chemin du retour. Depuis longtemps, il ne doutait plus de ses talents de voyageur du désert. Une senteur pénétrante de cannelle montait des vagues de sable, il la captait même au travers des filtres qu’il avait dans les narines. Le ver se précipitait dans un sillon furieux vers les strates de sable rouillé qui cachaient un filon d’Épice qui venait d’éclater. Même avec son expérience, Ishmaël ne comprenait pas toujours le comportement des titans des sables. Pas plus que quiconque. Shai-Hulud avait ses instincts, ses pensées, ses traces, ses sentiers. Le soleil déclinait quand il aperçut un affleurement rocheux et décida d’y camper. Mais quand il s’en approcha, il découvrit des reflets de métal et des structures courbes : un village avait été construit dans l’oasis de rochers, et il eut un souffle irrité. Jamais il n’avait rencontré de colonies durant ses visites dans cette région. Il tira violemment sur les rênes des crocs du ver et planta d’autres crampons entre ses anneaux pour l’obliger à changer sa course, s’éloigner de ce nid de civilisation et se porter à l’autre extrémité de l’écueil rocheux, à des dizaines de kilomètres de là. Il était certain qu’on l’avait aperçu depuis le village. Peu importait. L’histoire fabuleuse de Selim et de ses bandits était connue de tous – au point d’être devenue une légende, une superstition qui s’était répandue chez les hors-monde cupides qui affluaient sur Arrakis. Il laissa sa monture épuisée s’effondrer dans le creux des dunes, tout au bout du banc de rochers. Alors qu’elle se débattait encore dans des nuages de sable et de poussière, il sauta et partit à grands bonds. Il était vieux maintenant, mais ce genre d’exercice, à chaque fois, lui faisait recouvrer une partie de sa jeunesse et il se sentait heureux. Il retrouva la démarche arythmique des hommes du désert et escalada bientôt le rocher où il serait en sécurité. Il repéra aussitôt des lichens et de petites pousses d’épineux dans les craquelures, qui témoignaient de la résistance de la vie sur ce monde. Il espérait que son peuple montrerait la même ténacité et ne se laisserait pas affaiblir ni pourrir en dépit des tentatives d’El’hiim pour le détourner des usages anciens. Il trouva un endroit pour déployer son tapis de couchage et un rocher plat pour cuire son repas. Mais il fut surpris de découvrir des traces humaines. Elles n’avaient pas été laissées par un homme du désert, elles ne portaient pas la trace des Zensunni et ne témoignaient d’aucune prudence de survie. Non, un étranger était passé par là, quelqu’un qui ignorait tout d’Arrakis. Irrité, il se décida à suivre la piste après une brève hésitation. Des empreintes, puis des outils abandonnés qui auraient été revendus très cher sur n’importe quel marché d’Arrakis Ville. Un peu plus loin, il récupéra un compas apparemment tout neuf et brillant mais constata sans surprise qu’il ne fonctionnait pas. Puis ensuite un container d’eau vide et des étuis d’aliments froissés. Avec le temps et les tempêtes, tout serait avalé par le désert, mais il était écœuré de la désinvolture de ces étrangers qui se permettaient de souiller les sables. Plus loin encore, il trouva des lambeaux de vêtements dont le tissu fragile n’avait pas résisté au soleil ni aux vents violents. Et puis, tout au bout de la piste, il trouva le trafiquant. Il avait sans doute escaladé les rochers pour retomber dans le sable qui pouvait lui offrir un abri face à l’océan des dunes. Il avait eu vraisemblablement l’intention de regagner la nouvelle colonie qui n’était qu’à quelques kilomètres. Ishmaël se pencha sur lui : l’homme était à demi nu, brûlé par le soleil, il gémissait et toussait, à peine vivant. Il n’en avait plus pour longtemps. Sauf s’il était secouru. L’étranger tourna lentement son visage vers Ishmaël. Sa peau était couverte de cloques, ses yeux à demi fermés. C’était comme s’il avait un démon devant lui... ou bien un ange de miséricorde. Et Ishmaël le reconnut : c’était le Tlulaxa que lui et El’hiim avaient rencontré dans Arrakis Ville. Wariff. — Aidez-moi, dit-il. Il me faut de l’eau. S’il vous plaît. Immédiatement, Ishmaël se raidit. — Pourquoi ? Tu es un esclavagiste. Ton peuple a détruit ma vie... Wariff ne parut pas l’avoir entendu. — Aidez-moi. Au nom... de votre conscience... Ishmaël avait des vivres et de l’eau. Jamais il ne s’aventurait dans le désert sans s’y être préparé. Il pouvait les partager en partie, et il était certain d’en obtenir dans n’importe quel village Zensunni. Mais ce Tlulaxa n’était jamais qu’un chasseur d’Épice, l’un des innombrables étrangers qui avaient été attirés sur Arrakis par la promesse de profits faciles, et qui s’était perdu avant même de franchir la plus redoutable des mers de sable ! Ishmaël maudissait sa curiosité. S’il était resté au village, jamais il n’aurait rencontré cet idiot. Le Tlulaxa aurait péri dans les dunes parce qu’il le méritait. Il n’avait aucune obligation envers Wariff, aucune responsabilité. Mais il se retrouvait avec un rescapé du désert mourant, désemparé, et il pouvait difficilement tourner le dos et repartir. Il se souvenait des Sutras Coraniques de son grand- père : « Un homme se doit de déclarer la paix avec lui-même avant de trouver la paix dans le monde extérieur. » Et puis aussi : « Les actes d’un homme donnent la mesure de son âme. » Y avait-il une leçon à tirer de tout cela ? Avec un soupir de rage, il ouvrit son sac, y prit une gourde d’eau et mouilla les lèvres parcheminées de Wariff. — Tu as de la chance que je ne sois pas un monstre comme les tiens. L’homme brûlé tendit la main vers la gourde, mais Ishmaël l’écarta. — Juste de quoi survivre, dit-il. Le prospecteur inexpérimenté avait quitté la piste et s’était perdu. Dans le marché d’Arrakis Ville, Wariff avait grossièrement rejeté l’offre de service d’El’hiim, mais le beau-fils d’Ishmaël, en dépit de ses illusions et de ses erreurs, n’aurait jamais laissé le hors-monde risquer sa vie. Ishmaël accorda une autre gorgée à Wariff et lui donna ensuite un biscuit d’Épice pour qu’il recouvre ses forces. Enfin, il passa son bras sur son épaule et le redressa. — Je ne peux pas te porter jusqu’à la prochaine colonie. Elle est à des kilomètres de là. Tu dois m’aider, car c’est toi qui nous as mis dans cette situation. Wariff tituba. — Conduis-moi jusqu’à ce village et je te donnerai mon équipement. Je n’en ai plus besoin. — Tes jouets de hors-monde n’ont aucune valeur pour moi. Ils se mirent en marche avec peine. La nuit était venue et les deux lunes s’étaient levées sur l’horizon. Un homme en forme aurait couvert le trajet en une journée. Ishmaël n’avait pas l’intention d’appeler un ver, même si cela leur épargnait l’effort d’une longue marche. — Tu survivras. Les gens de la ville sauront te soigner. — Tu m’as sauvé la vie, dit Wariff. Ishmaël le regarda d’un air sombre. — Ta vie n’a pas plus de valeur pour moi que ton matériel inutile. Contente-toi de quitter ce monde. Mon monde. Si tu ignores les précautions les plus élémentaires pour t’adapter au désert, alors tu n’as rien à faire sur Arrakis. Le processus de la pensée : quand commence-t-il et où finit-il ? Dialogues d’Érasme. Lorsque Érasme se présenta à la parade militaire dans son corps, avec ses souvenirs et sa personnalité intacts, Omnius fut très surpris. Comme si rien ne s’était passé, le robot indépendant était venu voir les nouvelles machines de combat et les vaisseaux à peine sortis des chantiers. Omnius, copiant le cérémonial des humains, avait ordonné à ses robots d’élite de se tenir au garde-à-vous sur un podium tandis que défilaient les forces mécaniques des Mondes Synchronisés. Il préparait la grande invasion des hrethgir. La parade défilait dans les rues de Corrin Ville, les grands boulevards, jusqu’à la Spire Centrale. Ce déploiement de force semblait impressionnant, extravagant – mais inutile. Érasme avait pris place sur le devant du podium et observait attentivement. Les milliers d’esclaves humains étaient-ils censés applaudir ? Pour sa part, il se disait qu’il aurait préféré être en compagnie de Gilbertus. Même le clone de Serena Butler aurait été plus agréable que ce... spectacle. — Que fais-tu donc ici ? demanda Omnius. Comment se fait-il que tu existes encore ? — J’en déduis donc que vous avez cessé de faire surveiller constamment ma villa par vos yeux espions ? Sinon, vous seriez parfaitement au fait de ce qui est advenu. Un vol d’yeux espions tournait autour du visage fluide du robot. — Tu n’as pas répondu à ma question, insista Omnius. — Vous m’aviez demandé d’étudier le phénomène de démence que les religions humaines représentent. Il me semble que je suis revenu d’entre les morts. Je suis peut-être un martyr. — Un martyr ! Qui pleurerait la perte d’un robot indépendant ? — Là, vous seriez peut-être surpris. Gilbertus avait été particulièrement satisfait de la solution qu’il avait trouvée face au dilemme. Érasme lui-même s’était montré ravi de reprendre conscience en voyant son élève musclé et souriant au milieu des fleurs et des plantes de la serre. — Qu’a donc fait Omnius ? avait-il demandé aussitôt. Et toi, mon Mentat, qu’as-tu fait ? — Omnius a copié votre mémoire centrale dans la sienne, et ensuite, il l’a détruite. Exactement comme vous l’aviez prévu. Non loin de là, le clone de Serena venait de cueillir une amaryllis rouge et la humait, indifférent à leur présence. — Comment suis-je encore là ? — Parce que j’ai fait preuve d’initiative, Père. (Incapable de se réfréner plus longtemps, Gilbertus serra contre lui le corps froid de son mentor.) J’ai livré votre noyau mémoire à Omnius, ainsi qu’il l’avait ordonné. Néanmoins, ses instructions ne m’interdisaient pas explicitement d’en faire une copie de sauvegarde. — Une excellente conclusion, Gilbertus. Les yeux espions tourbillonnaient toujours autour de la tête d’Érasme. Et la parade militaire s’était arrêtée. — Ainsi, ta résurrection est due à un stratagème et non à une expérience religieuse. Ce qui ne fait pas de toi un martyr. Et maintenant, ta personnalité perturbante et tes souvenirs sont stockés en moi, alors que tu existes à l’extérieur. Il semble que je n’aie pas atteint mes objectifs. Le robot sourit, mais Omnius n’était pas sensible aux manifestations d’émotion. Pourtant, il y avait maintenant une part de l’identité d’Érasme dans le suresprit et il devait apprécier un peu. — Espérons que notre campagne contre les Mondes de la Ligue soit plus fructueuse. Omnius déclara : — Après un examen interne de tes obsessions pour les talents artistiques des humains, je pense que ton travail mérite quelque considération. Donc, je tolère que tu vives encore, pour le moment. — Je suis ravi de... rester vivant, Omnius. C’est alors que le robot indépendant entendit un son qu’Omnius n’avait jamais émis auparavant : un reniflement de mépris, transmis par l’un des yeux espions. — Un martyr ! Érasme était fasciné par l’obsession que le suresprit manifestait pour son vaste plan d’extermination avec l’armée gigantesque qu’il avait recrutée sur tous les Mondes Synchronisés. Où avait-il pris l’idée de cette parade ? Et quel devait en être le public ? Apparemment, il s’était contenté de copier les cérémonies de l’Armée du Jihad en considérant que c’était un élément essentiel de la conquête ultime de l’univers humain. Il nettoya d’un doigt une tache sur son torse de platine. Son visage de pleximétal rutilait dans l’éclat du soleil pourpre de Corrin. Une fois encore, il s’interrogeait : le suresprit primaire avait-il un défaut intangible dans sa programmation, une identité infuse indétectable lors d’une inspection directe de la gelsphère de mémoire. Il lui arrivait de commettre des erreurs évidentes et son comportement semblait bizarre... et même incohérent. Maintenant qu’il avait à l’intérieur de son programme une persona différente, il se pouvait qu’il soit encore plus dangereux. La voix d’Omnius résonna dans toute la cité. — Les humains sont affaiblis, diminués. Des milliards ont succombé à la peste. Les survivants sont occupés à rassembler ce qu’il reste de leur civilisation. Mes vaisseaux espions m’ont appris qu’ils étaient bien moins nombreux et que leur gouvernement était affaibli. L’Armée du Jihad a sombré dans le chaos. Il est temps pour moi de procéder à leur annihilation. « Puisque l’ennemi est désormais incapable de lancer des offensives contre moi, j’ai rassemblé l’essentiel de mes vaisseaux robots venus de tous les Mondes Synchronisés pour cette offensive finale. Toute notre industrie a travaillé à fabriquer des armements, des robots de combat et des vaisseaux de guerre. Cette force à peu près complète est en orbite autour de Corrin. C’est avec elle que je compte éradiquer le gouvernement humain et faire de Salusa Secundus un globe stérile. Tout comme l’Armada de la Ligue l’a fait sur Terre, il y a bien longtemps, se dit Érasme. Comme toujours, Omnius était incapable d’avoir une idée originale. — Ensuite, quand la Ligue sera défaite et impuissante, j’imposerai mon ordre. Et je pourrai systématiquement exterminer la race qui a causé tant de dommages à un univers où régnait l’ordre. Érasme s’inquiéta. Omnius n’avait toujours compris qu’une chose : les humains représentaient un danger pour lui et son empire, donc il devait les massacrer. Tous. Mais les humains étaient un pool génétique tellement intéressant, aux émotions riches, au potentiel intellectuel précieux, même avec leur courte durée de vie. Il espérait qu’ils ne seraient pas tous éliminés. Il leva ses fibres optiques vers le ciel où des machines volantes entamaient un ballet aérien et affrontaient un faux escadron ennemi. Dans un bref déchaînement d’éclairs et de shrapnels incandescents, la démonstration fut achevée. Stupide, pensa Érasme. Plus loin, au large, la flotte géante était prête pour le long voyage qui devait s’achever par l’écrasement de Salusa Secundus. Quand il n’existe aucun espoir de survie, mieux vaut se dire qu’on est condamné, ou simplement continuer d’exister en totale ignorance jusqu’à la fin. Primero Quentin Butler, Journaux militaires. Les informations récupérées dans le vaisseau espion étaient irréfutables. Dès leur retour sur Zimia, sans même prendre le temps de se changer, Quentin et Faykan avaient demandé audience auprès du Conseil du Jihad. Quentin avait exhibé la mémoire de l’ordinateur, avec tout ce qu’elle contenait sur les points vulnérables de la défense de la Ligue. Faykan, silencieux, avait laissé son père s’exprimer. Il ne faisait aucun doute que les Conseillers allaient tirer les conclusions qui s’imposaient. — Omnius va déclencher une offensive. Il faut que nous sachions de quelle manière et quand, conclut Quentin devant les dignitaires incrédules, avant de passer à sa requête : « Je propose que nous montions une expédition de reconnaissance jusqu’au cœur de l’espace ennemi, loin dans les Mondes Synchronisés – jusqu’à Corrin, si nécessaire. — Mais il y a la peste, les quarantaines... — Nous devrions peut-être attendre le retour du Commandant Suprême. Vorian Atréides devrait revenir de Parmentier sous peu et... Quentin les interrompit : — Et, vu l’urgence de la situation, je suggère que nous utilisions des éclaireurs à espace plissé. (Il ponctua sa demande en levant le poing.) Il faut absolument que nous sachions ce que prépare Omnius ! Le Vice-Roi O’Kukovich gardait le silence, concentré. Même lors des sessions du Conseil, il attendait qu’une décision soit prise en consensus avant d’annoncer le résultat. Quentin le méprisait car c’était un homme sans réaction. Quant au Grand Patriarche Xander Boro-Ginjo, il affectait un air aimable et distant, comme s’il n’avait pas réellement conscience de la menace qui pesait sur l’humanité. Il était entouré de sycophantes et d’objets luxueux et il semblait plus se préoccuper de la chaîne qui brillait à son cou que des responsabilités qu’elle représentait. — Mais je croyais que l’espace plissé était dangereux ! Faykan intervint avec calme et précision. — Mais les vaisseaux qui le franchissent peuvent être utilisés en cas de situation extrême. Le taux de perte est d’environ dix pour cent et ce sont des pilotes à haut risque et hautement rémunérés qui y embarquent. La VenKee a fait de nombreuses livraisons de Mélange sur les mondes touchés par la peste. Les éclaireurs à moteur Holtzman sont seuls capables de livrer des messages urgents. — Et dans ce cas, appuya Quentin, la nécessité est évidente. Il s’est écoulé des années depuis que nous avons expédié un éclaireur loin dans l’Espace Synchronisé. Nous avons la preuve que les machines préparent une offensive militaire. Qui peut dire quels sont leurs plans ? Il faut que nous sachions ! Faykan enchaîna : — Nous avons intercepté un de leurs vaisseaux espions, mais nous savons qu’Omnius en a envoyé de nombreux autres vers différents Mondes de la Ligue. Les machines savent déjà que nous avons été gravement touchés par le Fléau. Et le suresprit prépare sans nul doute l’assaut final contre l’humanité. — C’est ce que je ferais personnellement si mon adversaire était affaibli, désorienté, diminué, grommela Quentin. Il faut que nous voyions ce qui se passe sur Corrin. Un ou deux éclaireurs pourraient se glisser là- bas, prendre des images détaillées et se retirer avant que les machines les interceptent. — Ça me paraît très risqué, marmonna le Vice-Roi en consultant les Conseillers du regard. Non ? Quentin croisa les mains sur son uniforme et dit alors : — C’est pour cela que j’ai l’intention d’accomplir moi-même cette mission. Un Conseiller se redressa avec une expression sévère. — Ridicule ! Nous ne pouvons nous permettre de perdre un officier aussi prestigieux et expérimenté, Primero Butler ! Même en supposant que vous surviviez à l’espace plissé, vous pourriez être capturé et soumis à des interrogatoires. D’un geste irrité, Quentin balaya toutes les objections du Conseil. — Je me permets de citer le précédent du Commandant Suprême Atréides, qui affronte souvent l’ennemi à bord de petites unités à moteur Holtzman. Mes états de service, messieurs, prouvent que je ne suis pas un général de bureau, comme le dit une citation historique. Je ne commande pas par le biais de jeux de combat et de stratégie. Je mène mes hommes à la bataille et j’affronte comme eux le danger. Pour cette mission, je n’aurai pas d’équipage avec moi – sinon mon fils Faykan. Cette déclaration déclencha un véritable tumulte. — Vous voulez que nous courions le risque de perdre deux officiers de valeur en même temps ? Pourquoi ne pas prendre quelques mercenaires ? Faykan réagit avec surprise. — Je ne redoute pas de vous accompagner, Primero, mais est-ce bien raisonnable ? — Cette mission de reconnaissance est dangereuse, admit Quentin. La redondance est nécessaire si nous voulons être certains que l’un de nous deux s’en sortira. Avant que Faykan argumente, Quentin agita les doigts en des gestes subtils. C’était un code de bataille que l’on enseignait aux officiers de haut niveau du Jihad. Lui et Faykan l’avaient souvent utilisé au combat, jamais devant les politiciens. Les Conseillers percevaient que quelque chose leur échappait, mais ils ne savaient quoi. Quentin venait de dire en quelques signes : — Nous sommes des Butler ! Les deux derniers. Depuis qu’Abulurd revendique son héritage Harkonnen ! Nous devons faire ça ensemble, toi et moi ! Faykan s’était figé, comme surpris, puis il acquiesça : — Oui, Primero. Bien sûr. Même si l’idée lui semblait hasardeuse, il suivrait son père. Ils savaient l’un et l’autre quel en était l’enjeu. Quentin ne confierait à nul autre cette mission. Le Primero se tourna vers le Conseil après cet échange silencieux. — La Ligue n’a déclenché aucune offensive contre l’ennemi depuis que la peste s’est répandue. Tous nos mondes ont été mis à genoux et nous sommes à la merci de n’importe quelle attaque. Des milliards d’humains sont morts dans tous les systèmes solaires. Pensez-vous que les machines vont attendre que le Fléau qu’elles ont répandu finisse de se propager sans appliquer une deuxième phase de leur plan ? Le Grand Patriarche pâlit comme si l’idée d’autres dangers venus des machines ne lui était jamais apparue. Il serrait sa chaîne comme un filin de sauvetage. Quentin, lui, scrutait les visages des Conseillers et prenait conscience qu’ils ne pensaient pas à autre chose de pire que l’épidémie. Quand les objections ne se firent plus entendre, le Vice-Roi sourit enfin et prit sa décision. — Primero, partez avec tous nos vœux de réussite. Voyez ce qu’Omnius prépare, mais revenez-nous très vite et en vie. L’un et l’autre étaient autorisés à piloter des vaisseaux dans l’espace plissé, mais l’Armée du Jihad utilisait rarement ces appareils peu fiables et dangereux. Quentin décida qu’ils voleraient séparément pour accroître leurs chances. Si l’un avait un accident durant le transfert, l’autre pourrait regagner Salusa indemne. Le Primero décolla, salué comme l’exigeait la coutume. Il était allé brièvement voir Wandra à la Cité de l’Introspection. Quant à Abulurd, il n’était pas encore de retour de Parmentier. Les deux éclaireurs plongèrent dans l’espace distordu et se trouvèrent soudain séparés. Ils glissaient dans les dimensions de l’univers, suivaient un trajet raccourci dans la trame de la galaxie. À tout moment, ils pouvaient plonger dans le cœur d’un soleil, entrer en collision avec une planète. Dès que l’on enclenchait les moteurs à effet Holtzman, il ne restait plus qu’à attendre un instant pour ressurgir à l’autre bout du tunnel... ou disparaître à jamais. Si l’un ou l’autre périssait dans cette mission, l’histoire du Jihad retiendrait-elle son nom ? La perte de deux héros de guerre n’étaient rien face à la peste qu’Omnius avait propagée sur les mondes des humains. Le nombre des morts équivalait à celui du Temps des Titans et du Jihad de Serena Butler. Si elle survivait, l’espèce humaine ne serait plus la même. Le trajet éclair jusqu’à Corrin fut un bref instant de peur. Le vaisseau de Quentin émergea de l’espace plissé. La configuration des étoiles avait changé, mais l’univers était serein et rien ne signalait qu’il était à présent dans l’espace contrôlé par les machines. Quentin parcourut les grilles de repérage stellaire pour trouver Corrin. Les vaisseaux Holtzman n’étaient pas d’une très grande précision et les écarts pouvaient aller jusqu’à plusieurs centaines de milliers de kilomètres. Il vérifia rapidement sa position par triangulation. Il était presque à proximité de la géante rouge qu’était le soleil de Corrin. Faykan réussit à le rejoindre et ils s’approchèrent furtivement de la planète à partir de laquelle l’Omnius primaire régnait sur son empire mécanique. Des vaisseaux sentinelles gardaient certainement Corrin, mais jamais aucune patrouille humaine n’avait pénétré aussi loin dans l’Espace Synchronisé et les robots ne devaient pas être particulièrement vigilants. Quentin et Faykan avaient prévu une reconnaissance et un retrait rapides avant que l’ennemi ne les intercepte. Ils devaient avant tout rapporter des informations neuves et utiles pour la Ligue. Si les machines s’approchaient trop, ils ne courraient pas le risque d’être capturés avec leurs vaisseaux Holtzman et ils replongeraient dans l’espace plissé, laissant l’ennemi sur place. Mais ils ne s’étaient pas attendus au spectacle qu’ils avaient maintenant devant eux. L’espace, autour de Corrin, grouillait de vaisseaux de combat géants, d’unités lourdement armées de tous les tonnages, de toutes les formes. Omnius avait rassemblé des croiseurs, des destroyers robotiques, des bombardiers automatiques, des forceurs de blocus, des interdictors... Par centaines de milliers. — Tout est là ? demanda Faykan, sidéré. Tout ce que possède Omnius ? (Sa voix était sèche et tremblante.) Mais comment peut-il en avoir autant ? Quentin eut quelque mal à recouvrer sa voix. — S’il lance cette armada contre nous, nous sommes condamnés. Jamais nous ne pourrons la vaincre. Il avait le regard fixe et ses yeux devinrent brûlants. — Les machines n’ont pas pu les construire tous ici, dit Faykan. Il a dû rapatrier toutes les forces des Mondes Synchronisés. — Et pourquoi pas ? Nous n’avons lancé aucune offensive contre lui depuis que le Fléau s’est abattu sur nous. Pour Quentin, la conclusion ne faisait aucun doute. Ces milliers de vaisseaux allaient frapper Salusa Secundus pour briser le bastion de l’humanité. Puis ils se répandraient sur tous les Mondes de la Ligue. Les survivants, à peine capables de se nourrir, n’opposeraient pas vraiment de résistance devant une force aussi colossale. — Par Dieu et sainte Serena, Père, je savais que les machines avaient conscience de notre faiblesse, mais je ne me serais jamais douté qu’Omnius était déjà sur le point d’attaquer. Corrin était un essaim de frelons. Après le passage de la peste, les humains n’avaient aucune chance de survivre. L’armada prodigieuse d’Omnius semblait prête à prendre le large. L’espoir et l’amour lient les cœurs les plus éloignés, même à travers toute une galaxie. Leronica Tergiet, Journal intime. En début de soirée, le quartier interplanétaire de Zimia grouillait d’activités, avec ses vendeurs à la sauvette qui claironnaient les trésors qu’ils proposaient et les clients qui marchandaient. Vorian n’était pas revenu depuis plus d’un mois. Abulurd avait poussé les moteurs du javelot et ils étaient arrivés la veille. Comme toujours, Vorian était impatient de retrouver Leronica. Elle était son point d’ancrage dans l’existence chaque fois qu’il était de retour d’une mission. Il pensait qu’Estes et Kagin étaient encore là. Ils avaient eu l’intention de regagner Caladan des mois plus tôt, mais les mesures de quarantaine avaient bouleversé tous les plans de voyage. Ils étaient plus en sûreté sur Salusa que n’importe où ailleurs... et Vorian avait été rassuré à l’idée qu’ils allaient veiller sur leur mère pendant une de ses trop fréquentes absences. Tandis qu’il se dirigeait vers la maison, il perçut dans l’air un sentiment étrange, un mélange curieux de mélancolie et d’enthousiasme. Il répondait à ses pensées, puisqu’il avait dû quitter Parmentier sans trouver trace de Raquella. Abulurd et son équipe l’avaient aidé durant deux jours, mais il n’y avait plus le moindre signe de sa petite-fille ni de son équipe médicale. Elle et Mohandas Suk semblaient s’être évanouis de la surface de la planète. Abulurd brûlait de présenter son rapport sur les dernières phases et les séquelles de l’épidémie, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre. Vorian, lui aussi, avait le sens du devoir et c’était en toute hâte qu’ils étaient remontés à bord du chasseur pour retourner chez eux... Ce soir, dans le quartier bigarré de la capitale, pourtant, les gens semblaient discrets et les multiples langages colorés des mondes n’avaient plus la même sonorité, la même fièvre qu’à l’accoutumée. Ils parlaient sur un ton mesuré, presque confidentiel, et ils se retournèrent au passage de Vorian. Il était fréquent qu’on le reconnaisse dans son quartier, mais cette fois, nul ne le salua ni ne chercha à engager la conversation avec lui. Ils l’ignoraient. Il s’était passé quelque chose. Il pressa le pas. Au cinquième étage, il retrouva Estes et Kagin dans l’appartement, avec leurs épouses, leurs enfants, leurs petits-enfants, et des gens qu’il n’avait vus que rarement. Leronica avait-elle prévu une réception pour lui ? Il en doutait car il ne lui avait pas dit à quelle date il serait de retour. Il sourit à ses petits-enfants qui ne semblaient pas le reconnaître. Puis il se tourna avec curiosité vers ses fils qui le saluèrent presque avec froideur, l’air soucieux. Ils semblaient maintenant beaucoup plus vieux que leur père. — Que se passe-t-il ? Où est votre mère ? — Il était temps que vous reveniez, dit Kagin en lançant un regard à son frère. Estes soupira en secouant la tête. Il serra contre lui une petite fille turbulente en lui chuchotant à l’oreille, puis montra du menton la chambre. — Vous feriez bien d’y aller. Elle n’en a peut-être plus pour longtemps, mais elle a constamment espéré que vous seriez de retour bientôt. Saisi de panique, Vorian se précipita vers la chambre. — Leronica ! Il n’avait pas à s’excuser pour ses devoirs et jamais elle ne lui avait reproché ses obligations au sein du Jihad. Mais s’il lui était arrivé quelque chose ? Il entra dans la chambre qu’ils partageaient depuis tant d’années. Inquiet, il sentit l’odeur des médicaments, de la maladie... Le Fléau ? Leronica avait-elle été atteinte en dépit de toutes les précautions ? Elle avait toujours refusé d’absorber de l’Épice, ce qui la rendait vulnérable. Avait-il pu apporter le virus, même s’il était immunisé ? Haletant, il s’arrêta sur le seuil. Dans le grand lit, Leronica lui parut plus frêle et âgée que jamais. Un jeune docteur était à son chevet, l’air préoccupé. Quand elle vit Vorian, Leronica s’illumina. — Mon amour ! Je savais que tu allais venir ! Elle se redressa. Surpris, le docteur eut un soupir de soulagement. — Ah, Commandant Suprême, je suis heureux que vous soyez... — De quoi souffre-t-elle ? Leronica, comment te sens-tu ? — Vorian, je suis vieille. (Elle effleura le bras du docteur.) Laissez-nous un instant. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Le docteur insista pour rester un instant encore. Il arrangea les oreillers et vérifia une nouvelle lecture de scanner. — J’ai fait mon possible, Commandant, mais il y a... Vorian n’écouta pas la suite. Il n’avait d’yeux que pour Leronica. Elle le regardait avec un sourire faible et courageux. — Je suis désolée de ne pas t’avoir accueilli les bras grands ouverts, dit-elle. Il serra ses mains à la peau desséchée. — Leronica, j’aurais dû revenir plus vite. Je n’aurais pas dû aller sur Parmentier. Abulurd seul aurait pu se charger de cette mission. Je ne savais pas... Il aurait aimé ne pas être là en cet instant, il ne voulait plus voir ce qu’il voyait, mais c’était impossible, il était rivé dans la réalité. Voir sa bien-aimée dériver vers la mort était plus effrayant que tous les spectacles de carnage auxquels il avait assisté, pire que toutes ses batailles contre les machines. Le désespoir emportait ses pensées dans un tourbillon froid. — Leronica, je vais trouver un moyen. Il doit exister un traitement, une solution, quelque part. Les occasions perdues le submergeaient. Si seulement elle avait pu subir le traitement de prolongement de la vie, elle aussi. Si seulement il avait réussi à la convaincre de prendre régulièrement le Mélange. Si seulement ils pouvaient avoir droit encore à quelques années ensemble. Si seulement sa petite-fille Raquella avait été là pour soigner Leronica. Si elle était encore en vie... Un sourire se dessina sur les lèvres sèches de Leronica et il serra plus fortement sa main. — Vorian, j’ai quatre-vingt-treize ans. Toi tu as trouvé le moyen d’échapper à l’âge, et c’est encore un mystère pour moi. Elle le regardait intensément et effaça d’un geste le peu de maquillage qu’il avait mis autour de sa bouche. Les rides réapparurent. Les efforts de Vorian semblaient toujours l’amuser. — Tu n’as pas changé depuis notre rencontre, dit- elle. — Et pour moi, tu es toujours aussi belle. Durant cette nuit et tout le jour suivant, il resta auprès d’elle. Estes et Kagin étaient demeurés dans la maison avec leurs familles. Ils étaient tous anxieux. Les jumeaux devaient constater que Leronica semblait plus vivante depuis que Vorian était revenu. Elle ne demandait rien, sinon quelques sucreries qu’elle appréciait, et Vorian la satisfaisait en dépit des regards sévères de Kagin qui répétait les conseils du docteur. Vorian s’accrochait à quelques fils d’espoir, de plus en plus ténus comme les heures passaient. Au début de la soirée du deuxième jour, dans les rais de soleil rougeâtres qui filtraient dans la chambre, Vorian veillait en silence sur sa vieille épouse endormie, paisible. Il avait passé la nuit sur un matelas de fortune qu’on avait apporté, et il était recru de fatigue. Il se souvenait avoir mieux dormi dans des abris sur les champs de bataille. La lumière effleurait maintenant le visage ridé de sa bien-aimée. Il la revoyait dans la taverne de Caladan, quand elle remplissait les assiettes et servait les chopes de bière de kelp. Elle ouvrit les yeux et bougea faiblement. Vorian l’embrassa sur le front. Un bref instant, elle parut ne pas le reconnaître, puis elle sourit avec mélancolie. Ses grands yeux bruns n’avaient pas changé, songea-t-il. Il y lisait encore l’amour et la tendresse qu’elle avait eus pour lui durant toutes ces années. — Serre-moi très fort, mon amour, chuchota-t-elle. Le cœur déchiré, il la sentit lui échapper. Dans la dernière seconde, elle eut un ultime souffle et murmura son nom et il lui répondit en murmurant le sien, lentement, comme une caresse. Et puis, il se mit à pleurer doucement, comme jamais il n’avait pleuré. Kagin apparut sur le seuil. — Quentin Butler veut vous voir. Cela concerne le Jihad et il dit que c’est très important. C’est alors qu’il vit que Vorian pleurait et il comprit ce qui était arrivé. Il devint extrêmement pâle. — Oh non ! Non ! Il s’agenouilla au chevet de sa mère, mais Vorian serrait toujours Leronica. Kagin fondit en sanglots, au point que Vorian l’écarta et lui posa la main sur l’épaule. En cet instant, son fils partageait son chagrin avec lui. Estes entra à son tour, indécis, comme s’il espérait pouvoir arrêter le cours de la réalité pour quelques minutes encore. — Elle nous a quittés, dit Vorian. J’ai tellement de chagrin. Incrédule, il regarda les jumeaux. Estes était comme une statue de glace. Mais Kagin affronta froidement son regard. — Primero Atréides, retournez donc à vos devoirs militaires. Pourquoi changeriez-vous ? Parce qu’elle est morte ? Laissez-nous seuls avec notre mère. Comme tétanisé, Vorian, sans un mot, quitta la chambre. Quentin Butler, hagard, l’attendait en grand uniforme du Jihad. — Que faites-vous ici ? demanda Vorian. J’ai besoin de rester seul. — Nous affrontons une crise, Commandant Suprême. Faykan et moi revenons de Corrin. Nos pires craintes sont largement confirmées. Il nous reste moins d’un mois avant que tous les Mondes de la Ligue soient annihilés. Il n’est jamais apparu aux humains qui ont inventé les machines pensantes qu’elles pourraient devenir des armes pointées en permanence contre nous. C’est exactement ce qui s’est produit. Le génie mécanique a quitté la lampe. Faykan Butler, Ralliement politique. Le Conseil du Jihad était en session de crise stratégique et Quentin Butler sentait monter la panique. Il la lisait sur les visages rougeauds des leaders politiques, sur la face onctueuse du Grand Patriarche et dans le regard intrigué du Vice-Roi. Ils étaient si nombreux, Conseillers, experts et invités du Parlement, qu’ils avaient dû se transporter dans une salle d’audience. Avec des informations aussi calamiteuses, le Conseil ne pouvait plus longtemps garder la situation secrète. — Comme si le Fléau ne suffisait pas, résuma Quentin dans le silence lourd. Mais voilà qu’Omnius vise notre extinction imminente. Dès l’instant où ils avaient vu les terribles images de la flotte d’extermination d’Omnius, les membres du Conseil avaient pris conscience que la Ligue ne pourrait se défendre contre une pareille armada. — Bien sûr, dit le Grand Patriarche, ils frappent au pire moment. Un désastre s’enchaîne sur un autre. Nous avons perdu une moitié de la population, les gouvernements et les sociétés sont dans le chaos total, les réfugiés affluent de toutes parts et nous n’avons pas les moyens de répondre à leurs besoins – et maintenant, cette flotte gigantesque est prête à appareiller. Que pouvons-nous faire ? Derrière le podium, des projections holographiques montraient les planètes où la Ligue maintenait des forces de défense et celles qui étaient en quarantaine absolue. Aucune offensive n’avait été lancée contre Omnius depuis la conquête d’Honru. Les vaisseaux de combat étaient nombreux, mais la Ligue manquait d’équipages. — Nous devrions peut-être faire appel au Cogitor Vidad pour discuter des termes d’un... cessez-le-feu, suggéra le représentant de Hagal. Vidad était présent, dans son container posé sur un piédestal, tout près de la table du Conseil. Deux assistants l’encadraient : un vieil homme du nom de Keats et une nouvelle recrue, Rodane. Keats chuchota : — Le Cogitor n’a pas quitté Zimia depuis bien des années, mais il est prêt à retourner sur Hessra pour consulter ses frères. Le Grand Patriarche Boro-Ginjo, incrédule, se tourna vers le représentant de Hagal. — Vous voulez que nous nous rendions à Omnius ? — Quelqu’un a-t-il une meilleure idée pour que nous survivions ? — Nous n’avons plus assez de temps pour y réfléchir ! lança Faikan, agité. Regardez ces images ! Ils vont frapper ! Le Cogitor Vidad, flottant dans son électrafluide, se fit entendre par l’intermédiaire de son patch audio : — Je vous recommande en ce cas d’évacuer Salusa Secundus. Il faudra au moins un mois aux forces de Corrin pour arriver. Il faut donc que cette planète soit déserte à ce moment, et Omnius sera frustré de sa victoire. — Mais cela représente plus d’un milliard de personnes ! grommela le Vice-Roi. Un représentant des mercenaires de Ginaz toussota avant d’intervenir : — Depuis que le Fléau a frappé, nous avons de nombreux mondes déserts qui sont susceptibles de recevoir les réfugiés. — C’est inacceptable ! cria Quentin, incapable de croire ce qu’il entendait. Il ne faut pas nous cacher. Supposons que nous puissions évacuer Salusa à temps, rien n’empêchera Omnius de ravager nos planètes désemparées, l’une après l’autre. Dès que nous aurons évacué notre capitale, ce sera le commencement de la fin pour la Ligue. C’est l’occasion ou jamais de prendre des décisions rapides, absolues. Tous les regards se portèrent sur le Commandant Suprême, Vorian Atréides, qui se tenait sur le côté, roide et silencieux. Sur son visage encore jeune, on lisait toute la douleur qu’il ressentait depuis la mort de sa femme. Mais il trouva la force de se redresser et de prendre un air décidé face à l’assistance. — C’est à nous de les détruire, dit-il d’un ton dur comme l’acier. C’est la seule chose que nous puissions faire ! Certains Conseillers grognèrent et le Vice-Roi eut un rire quasi hystérique. — Oh, parfait ! Voilà une solution aussi simple que facile ! Nous allons évincer les machines pensantes. Nous aurions dû y penser plus tôt ! Vorian resta de marbre et Quentin eut de la peine pour lui en se rappelant Wandra et l’immense amour qu’il avait pour elle. Oui, Leronica était morte, mais il espérait que Vorian trouverait du réconfort à la pensée qu’elle avait eu une vie longue et douce avec les siens – chose rare en ces temps douloureux. Après un siècle de Jihad, après le passage du Fléau, les humains n’arrivaient plus à faire le compte de leurs morts, pas plus qu’à mesurer leur chagrin. Vorian était fixé dans sa colère, prêt à souffrir et à se battre, comme si cela pouvait soulager son cœur. Son uniforme, d’ordinaire impeccable, était taché et froissé. Quentin, toujours intransigeant sur la tenue de ses officiers, ne pouvait lui en tenir rigueur. Vorian s’avança sur le podium et attendit durant un instant pathétique, hanté par la colère, dans le silence, rassemblant ses pensées. D’une façon ou d’une autre, ce sera notre dernière bataille. Après avoir vu ces images de reconnaissance, qui peut douter que nous allons affronter l’ensemble des forces des machines ? Durant ces deux derniers jours, nous avons envoyé onze éclaireurs à moteur Holtzman dans l’espace plissé. Ils sont revenus avec des rapports sur les Mondes Synchronisés qui sont évidents. Deux d’entre eux se sont perdus, mais toutes les dernières informations sont cruciales. Nous savons que tous les dispositifs de défense ont été retirés des Mondes Synchronisés. Omnius a rassemblé la totalité de ses unités de combat au large de Corrin pour lancer sa dernière grande offensive. Le Grand Patriarche hocha la tête d’un air lugubre. — Et nous devons trembler à présent devant cette armada d’extermination. — Non, nous ne sommes pas condamnés à mourir ! s’exclama Vorian avec un sourire. Et il ajouta d’une voix véhémente : — Omnius n’a pas conscience que sa stratégie pourrait devenir une faiblesse – si nous savons comment l’exploiter. — Mais à quoi pensez-vous ? s’écria le Vice-Roi. Vorian l’ignora et regarda directement Quentin. Ses yeux étaient deux éclats de verre qui reflétaient durement la lumière. — Vous ne voyez donc pas ? En concentrant toutes ses forces pour cet ultime assaut, Omnius est devenu vulnérable partout ailleurs ! Pendant que les machines feront mouvement vers nous avec toutes leurs unités, l’Armée du Jihad aura la possibilité de frapper tous les autres Mondes Synchronisés, qui seront virtuellement sans défense ! — Et comment pourrons-nous faire cela ? s’écria le Grand Patriarche d’une voix déchirée et tremblante. — En frappant à l’improviste. C’est uniquement ainsi que les humains peuvent remporter la bataille. Vorian croisa les bras sur son torse, impavide. Quentin haussa le ton pour ramener le calme dans l’assemblée. Il savait que Vorian avait un plan et que le sort de la Ligue en dépendait. — Commandant Suprême, expliquez-nous comment. De quelles armes disposons-nous face aux machines pensantes désormais ? Les atomiques, dit Vorian en balayant l’assistance du regard. Une pluie d’ogives nucléaires à pulsion. Qui fera de chaque Monde Synchronisé un brasier radioactif, comme nous l’avons fait pour la Terre, il y a quatre-vingt-douze ans. Si nous retrouvons le courage d’utiliser une nouvelle fois les atomiques, nous serons à même d’éradiquer systématiquement Omnius monde après monde. Nous détruirons toutes les versions du suresprit, exactement comme il avait l’intention de le faire pour nous. — Mais nous n’en aurons pas le temps ! glapit Xander Boro-Ginjo en quêtant du regard l’appui des autres membres du Conseil. Les machines vont bientôt déferler ! Vous nous avez montré les images de Corrin ! — Pour l’heure, la flotte d’extermination est encore au large de la planète. Elle finit de se rassembler. Nous avons encore quelques semaines. Et il faudra aux machines un mois de voyage pour rallier Salusa, comme l’a dit le Cogitor. Quentin regarda soudain Faykan. Tous deux avaient compris les intentions du Commandant Suprême. — Omnius ne dispose que de vaisseaux à propulsion standard ! — Alors que nous, nous avons une autre option, acheva Vorian d’une voix neutre, sans émotion. En un mois, nous pourrons détruire chacun des Mondes Synchronisés, si nous utilisons les vaisseaux à espace plissé. Nous pourrons répéter notre victoire sur Terre sur toutes leurs bases. Nous éliminerons tous les suresprits l’un après l’autre, sans pitié, sans hésiter. Il le faut. — Mais les vaisseaux Holtzman n’ont jamais été fiables depuis le début, dit Quentin. Les statistiques de la VenKee font toujours apparaître un taux de perte de dix pour cent. Chaque fois que nous frapperons un Monde Synchronisé, nous y laisserons certainement des vaisseaux. Et les bastions d’Omnius se comptent par centaines. Nos pertes seront... épouvantables ! Vorian resta impavide. — C’est préférable à un holocauste de l’humanité. Tandis que la flotte géante de Corrin progressera vers Salusa, nous la contournerons pour atomiser méthodiquement chacun des Mondes Synchronisés, et ensuite, ce sera le tour de Corrin. L’ennemi sera trop éloigné pour répliquer à temps. Xander Boro-Ginjo l’interrompit. — Mais les humains prisonniers sur les Mondes Synchronisés ? Est-ce que nous ne devons pas les arracher à l’esclavage ? Il ne faut pas qu’ils meurent dans les attaques nucléaires. — Au moins, ils mourront libres. — Je suis certain que ce sera une précieuse consolation pour eux, grommela O’Kukovich, mais il sentit que l’assistance venait de basculer en faveur de Vorian, et il ne poursuivit pas. Certes, les Conseillers semblaient horrifiés mais néanmoins pleins d’espoir. Au moins, ils avaient un plan qui leur laissaient entrevoir une faible chance. — D’autres vies innombrables seront perdues si nous n’agissons pas très vite, reprit Vorian avec une détermination et une confiance presque effrayantes. « Salusa Secundus sera détruite d’une façon ou d’une autre. Nous n’avons pas de meilleur choix. — Que devons-nous faire, alors ? Abandonner Salusa ? demanda le Vice-Roi avec un accent douloureux et déplaisant. — Le sacrifice de Salusa Secundus pourrait bien être le prix à payer pour mettre fin à jamais au Jihad. (Vorian se tourna d’un air sombre vers le container où flottait le cerveau de Vidad et ajouta :) Le Cogitor a raison. Il faudra évacuer la planète entre-temps. Quentin se figea, le ventre noué, mais il luttait pour rester objectif. Cela pouvait être la solution. C’était un pari risqué, effrayant, et qui laisserait certainement des cicatrices dans l’âme humaine. — Même si les machines réussissent dans leur assaut contre Salusa, elles n’auront plus de suresprit pour les rassembler et les guider quand elles seront en fin de programme. Elles ne pourront prendre aucune initiative et nous les éliminerons facilement. — Elles représenteront les derniers vestiges de l’Empire Synchronisé, conclut Faykan. Tout comme Vorian, Quentin avait à présent la certitude qu’il était prêt à aller jusqu’aux limites extrêmes pour en finir avec ce conflit, prêt à mourir. Même le retour récent et miraculeux de sa petite-fille Rayna lui rappelait la mort de ses parents sur Parmentier et les milliards de morts dont Omnius était responsable. — Je suis d’accord avec le Commandant Suprême. C’est notre dernière chance et nous ne devons pas l’ignorer si nous souhaitons survivre. Notre armée a perdu de nombreux soldats durant l’épidémie, mais nombreux aussi seront les volontaires pour piloter les vaisseaux Holtzman malgré les risques extrêmes. Mais je ne sais pas s’ils seront en nombre suffisant. Pensez seulement à tous ceux qui devront prendre les commandes des bombardiers kindjals. Le Grand Patriarche se concentrait. — Je suis persuadé que vous allez trouver bon nombre de volontaires parmi les Martyristes. Ils supplient qu’on leur donne une chance de se sacrifier pour vaincre les machines. Il se disait qu’ainsi ils allaient résoudre deux problèmes à la fois. — Dans l’immédiat, oui, ils pourraient piloter des éclaireurs dans l’espace plissé, admit Faykan. Nous avons besoin de rapports réguliers sur Corrin. Il faut que nous surveillions les mouvements de leur force pour savoir quand ils vont appareiller. Dès qu’ils quitteront Corrin, ce sera le compte à rebours pour nous. Quentin calculait. — Nous savons par les vaisseaux de mise à jour que nous avons capturés que le nombre exact des Mondes Synchronisés est de cinq cent cinquante-trois. Il va falloir que nous disposions d’un important groupe de bataille pour chacun si nous souhaitons vraiment la victoire. Bien sûr, le gros de leurs unités importantes est actuellement autour de Corrin, ce qui ne signifie pas que nous n’affronterons aucune défense, que nous n’aurons pas à nous engager dans des escarmouches. — Nous aurons besoin de milliers de vaisseaux avec des équipages squelettes et d’escadrilles de bombardiers atomiques avec des ogives à pulsion, intervint Faykan, comme s’il était lui-même effrayé par le concept. Nous allons bondir de monde en monde et, à chaque fois, nous risquons de perdre le dixième de nos éléments. — Inutile d’attendre plus longtemps, fit Vorian. Nous devons lancer toutes les forces dont nous disposons dans l’immédiat et entamer la Grande Purge. Pour l’heure, il est urgent que la Ligue se mobilise pour fabriquer les ogives nucléaires. Nous avons des stocks, d’accord, mais il va nous falloir plus d’atomiques à pulsion que l’humanité n’en a jamais produits. Et tout de suite. Il faut aussi que des moteurs Holtzman soient installés sur chaque unité disponible. Pour les premières missions, nous allons utiliser le premier groupe que nous avons lancé, Xavier et moi, à partir de Kolhar, il y a soixante ans. Deux assistants en robe jaune soulevèrent le container de Vidad. — Le Cogitor est très soucieux, déclara Keats. Il souhaite regagner Hessra pour discuter de ce nouveau tour des événements avec ses collègues de la Tour d’Ivoire. — Qu’ils en discutent, dit Vorian d’une voix teintée de mépris. Mais quand vous aurez atteint une conclusion, tout sera terminé. Que les humains bien gras et les machines pensantes se vautrent dans les mondes confortables de la galaxie. Nous préférons les lieux isolés, désolés, car nos cerveaux organiques y retrouvent une nouvelle vigueur qui nous rend invincibles. Et même quand mes cymeks auront tout reconquis, ces lieux hostiles resteront nos asiles préférés. Général Agamemnon, Nouveaux mémoires. Les Titans avaient tué trop vite les cinq Cogitors de la Tour d’Ivoire, et à présent le Général Agamemnon regrettait l’impétuosité de sa vengeance. Après toutes ces années où j’ai été traqué, impuissant, j’aurais dû savourer ma conquête. Trop tard, il songeait au plaisir qu’il aurait eu à disséquer les cerveaux anciens, à prélever la matière grise une lamelle après l’autre, à effacer les pensées de chacune des circonvolutions cérébrales. Ou bien Junon aurait pu s’amuser à verser des agents de contamination dans l’électrafluide et ils auraient profité ensemble du spectacle des réactions inattendues. Mais les Cogitors étaient bel et bien morts ! Quel stupide manque d’analyse ! Les trois Titans, désormais isolés dans les glaces d’Hessra, en étaient réduits à tenter de se distraire en torturant les moines assistants, des humains qui avaient voué leur existence à veiller sur les Cogitors. Ils avaient d’ores et déjà été dépouillés de leur enveloppe charnelle, on avait arraché leur cerveau comme des fruits mûrs avant de les plonger dans les containers des cymeks. Ils étaient à la fois des esclaves, des animaux domestiques et des cobayes. Parce qu’ils avaient refusé de coopérer, les néos hybrides secondaires étaient soumis aux tourments d’aiguilles subtiles implantées dans leurs tiges mentales à vif. Depuis le haut d’une tour qui dominait le glacier, le général Titan contemplait avec ses fibres optiques le paysage désolé, blanc, gris et bleuâtre : leur conquête. Des éminences rocheuses pointaient sur la surface gelée, elles étaient grises ou noires et révélaient d’étranges marques bleutées : des lichens et des mousses qui parvenaient à pousser dans des failles sous le soleil rare. Parfois, des pans entiers du glacier s’effondraient et cette fragile végétation se flétrissait. Agamemnon avait étudié à fond les archives concernant l’électrafluide et les traités rédigés par les Cogitors depuis des millénaires. Il semblait que divers minéraux et autres éléments issus des lichens de la planète s’étaient combinés avec l’eau des torrents. Dans leurs laboratoires, tout au fond de la grande tour noire, les moines avaient utilisé cette eau précieuse pour fabriquer leur électrafluide. Depuis des milliers d’années, Agamemnon et ses cymeks avaient eu besoin d’un apport permanent de fluide pour que leurs cerveaux organiques demeurent frais et alertes. Les Cogitors étaient restés en contact avec eux à travers des relations neutres mais difficiles, et ils avaient permis un commerce du liquide vital en dépit de leur obligation d’isolement. Mais Agamemnon n’entendait pas être dépendant de qui que ce soit. Les Titans avaient confisqué les laboratoires chimiques des Cogitors et « encouragé vivement » les assistants à continuer la production de la précieuse substance. Un autre Titan entra à grand bruit dans la chambre d’observation de la tour. Agamemnon devina qu’il s’agissait de Dante. — Nous avons fini l’examen des dernières images reçues de nos éclaireurs envoyés au large de Richèse et de Bela Tegeuse, annonça-t-il. Et les nouvelles ne sont pas bonnes. — Depuis quelque temps, elles ne sont jamais bonnes, dit Agamemnon. Quoi encore ? — Quand nous sommes partis, les forces d’Omnius sont revenues et ont ravagé les planètes, tuant toute la population humaine qui nous avait servis. Les néos se sont enfuis – un faible avantage, je suppose – mais sans nos captifs humains, et nous ne disposons plus d’un pool pour constituer d’autres cymeks. Agamemnon éprouva de la colère et du chagrin. — Les hrethgir souffrent et meurent à cause de ces maudites pestes que Yorek Thurr a créées, et il se pourrait qu’Omnius se retourne vers nous. Dante, nous vivons des jours sombres. Les machines pensantes sont parvenues à détruire notre dernier monde-base et nous sommes pris au piège ici, sans partisans, sans population d’esclaves. Nous n’avons qu’une centaine de néos et quelques moines qui se sont reconvertis... Plus nous, les trois derniers Titans. Il sentit ses bras d’artillerie frémir, comme si son inconscient lui commandait de tirer dans le mur de la tour. — J’avais eu l’intention de lancer un nouveau Temps des Titans, mais nous n’avons cessé d’être harcelés par les machines, les humains et leurs maudites Sorcières. Regarde ce qu’il reste de nous ! Qui va conduire notre grande rébellion désormais ? — Nous avons de nombreux candidats. — Ils peuvent obéir aux ordres mais ils seront incapables de forger une stratégie victorieuse. Aucun d’eux ne semble avoir le potentiel d’un chef militaire. Ils ont été élevés en captivité et se sont portés volontaires pour qu’on prélève leur cerveau. Mais en quoi sont-ils bons ? J’ai besoin d’un combattant, d’un commandant. — Pour le moment, Général, nous sommes en sécurité. Omnius ne sait pas où nous trouver. Nous devrions peut-être demeurer ici. Les deux Titans explorèrent l’océan des étoiles et Agamemnon, dans l’instant, détecta avec ses capteurs un vaisseau en approche. Il zooma, curieux, et attendit confirmation. Junon se trouvait dans le centre de contrôle installé dans la salle principale où les Titans avaient exécuté les Cogitors. Comme il l’avait espéré, elle l’appela sur la ligne directe entre leurs deux containers. — Agamemnon, mon amour, j’ai une surprise pour toi – un visiteur. Dante intervint sur la même fréquence. — Omnius nous aurait déjà retrouvés ? Est-ce qu’il va falloir repartir et trouver un autre refuge ? — J’en ai assez, répondit Agamemnon. Qui est-il, Junon ? Elle répondit sur un ton vif et amusé : — Mais c’est le dernier de nos Cogitors, Vidad, qui est de retour ! Il vient de saluer ses cinq collègues. Hélas, aucun ne lui a répondu ! Agamemnon sentit des étincelles d’excitation le parcourir dans l’électrafluide. — Voilà qui est inattendu. Vidad ne peut savoir qu’ils sont morts ! — Il prétend qu’il est porteur d’informations urgentes et exige une convocation immédiate de tous, dit Junon. — Il a peut-être découvert la preuve d’un ancien théorème mathématique, suggéra Dante, sarcastique. Je suis impatient de l’entendre. — Il faut monter une embuscade, dit Agamemnon. Je veux que nous capturions le dernier des Cogitors. Ensuite... nous nous en occuperons. Durant le long voyage depuis Salusa Secundus, Vidad avait été préoccupé par des pensées troublantes. La fondation de la Tour d’Ivoire était destinée à rester isolée et à ne pas interférer avec les problèmes des humains. Le suresprit et les humains étaient des êtres intelligents, même s’ils dépendaient de principes biologiques fondamentalement différents. Les Cogitors ne devaient pas choisir leur camp dans ce conflit. Quand ils avaient permis à Serena Butler de les déranger de leur position immuable, il en était résulté un désastre. Et, en conséquence, la ferveur religieuse du Jihad s’en était trouvée augmentée pendant soixante années. Mais Vidad savait à présent que les humains étaient décidés à éliminer toutes les incarnations d’Omnius. La neutralité exigeait-elle une non-participation absolue si l’extinction d’une espèce intelligente était en jeu ? Ou bien justifiait-elle le maintien d’un équilibre sévère et prudent du pouvoir ? Vidad ne se sentait pas capable de trancher seul ce dilemme. Les six Cogitors avaient formé une unité, un groupe de discussion qui allait bien au-delà de la sagesse humaine. Il avait donc décidé de retourner en hâte sur Hessra, avec l’espoir que les Cogitors trouveraient une réponse consensuelle. Il avait quitté la salle du Conseil du Jihad en hâte. Le temps lui était compté. Il avait confié les commandes à deux de ses assistants préférés. Rodane était une recrue qu’il avait formée à Zimia depuis quelques années. Quant à Keats, plus âgé mais extrêmement performant, il avait été recruté par le Grand Patriarche Ginjo depuis longtemps et était au service des Cogitors de la Tour d’Ivoire depuis soixante-dix ans. Il approchait du terme de sa vie et ce voyage de retour vers Hessra serait certainement son dernier. La plupart des recrues de Ginjo étaient mortes ou enfermées à jamais dans les crevasses du glacier. Il n’y aurait plus aucun volontaire à se présenter devant Vidad. En approchant d’Hessra, il avait passé des heures à envisager le douloureux problème de l’assaut atomique contre les machines. Ils étaient maintenant au large de l’astéroïde glacé et il n’avait toujours pas trouvé de solution. Il avait envoyé un message aux cinq autres Cogitors qui devaient l’attendre dans la citadelle mais, bizarrement, il n’avait reçu aucune réponse. Tandis que Rodane négociait l’atterrissage, Keats se pencha vers les fenêtres du cockpit et dit de son ton rauque : — Il s’est passé quelque chose. On dirait qu’on a creusé la glace à la base des tours. Il y a des cratères... comme si on avait bombardé le glacier. Je suggère une extrême prudence. — Oui, approuva Vidad. Nous devons déterminer ce qui s’est passé. Rodane entama une boucle autour de la citadelle. Même avec ses yeux anciens, Keats détecta l’embuscade. — Les machines, avec de l’artillerie ! Les cymeks ! Replions-nous ! Dérouté, Rodane se tourna vers le Cogitor pour recevoir d’autres ordres. Il inversa les commandes, mais pas assez rapidement. Leur vaisseau perdit de la vitesse, mais les cymeks sortaient déjà des crevasses du glacier et des fondements de la citadelle. Des mécaniques volantes jaillirent dans le ciel gris et des marcheurs de combat sortirent de leurs abris secrets en ouvrant le feu. Les charges explosives déclenchèrent des ondes de choc éblouissantes dans le vaisseau. Le jeune pilote s’escrimait aux commandes, mais Keats vint à son secours et se lança dans des manœuvres audacieuses. — Rodane, ta prudence va nous coûter la vie. La ligne de com crépita et la voix qu’ils captèrent était en fait un signal électronique déchiffré par les systèmes de bord. Vidad ne reconnut pas le ton, ni les inflexions de voix, mais les mots étaient compréhensibles, extravagants. C’était un des moines assistants qui les prononçait. — Les Titans se sont emparés d’Hessra ! Ils ont tué les cinq Cogitors et de nombreux assistants. Nous avons été épargnés, mais nous ne sommes plus vraiment vivants. Ils nous ont transformés en cymeks et nous sommes à leur service. Cogitor Vidad, vous êtes le dernier. Fuyez ! Avant tout, il faut que vous restiez en vie. Suivirent des bruits de lutte, des cris aigus, des cris de souffrance qui se perdirent dans l’univers. Les machines volantes accéléraient et tiraient salve après salve. D’autres marcheurs de combat venaient d’apparaître sur le glacier. L’un d’eux avait presque les dimensions d’un Titan. Keats lança le vaisseau à vitesse maximale. Vidad, dans son container d’électrafluide, savait que cette accélération pouvait briser le corps fragile de Keats. — Tu risques de mourir, dit-il. — Mais vous... au moins... vous survivrez, balbutia Keats avant de sombrer dans l’inconscience. Il n’avait plus la force de respirer et son ossature commençait à craquer. Rodane, en revanche, résistait. Il était fort et plein de ressources. Il survivrait. Un seul assistant pouvait suffire à Vidad. Sur vecteur automatique, ils s’éloignaient du système de la planète glaciale et les poursuivants cymeks à court rayon d’action ne tardèrent pas à abandonner. Keats était à présent immobile et gris dans son siège, mais Rodane recouvrait son souffle. Lorsqu’ils atteignirent la frange du système, les moteurs quittèrent automatiquement le régime d’accélération et Rodane reprit pleinement conscience. Il regarda avec tristesse son vieux compagnon qui avait sacrifié sa vie pour que Vidad s’échappe. — Où allons-nous ? demanda-t-il avec une trace de peur. Le Cogitor était plongé dans une réflexion douloureuse : ses cinq compagnons avaient été assassinés par les cymeks. Les épouvantables Titans cherchaient sans doute à se cacher d’Omnius. Vidad était le seul philosophe capable de réagir face à l’holocauste atomique que prêchait Vorian Atréides. Il était objectif, neutre, intelligent... Mais il avait été également humain, autrefois. Sachant ce que les cymeks avaient infligé à ses collègues, comment pouvait-il ne pas se laisser gagner par l’émotion ? Ou par la soif de vengeance ? Une autre raison de s’adresser au suresprit. — Mettez le cap... sur Corrin, ordonna-t-il. Depuis le début du Jihad, nous savions que nous devions être prêts à toute attaque. Mais à terme, nous n’étions pas suffisamment, préparés. Il faut que nous agissions. Commandant Suprême Vorian Atréides, Intervention devant le Conseil du Jihad. La mort de Leronica l’avait laissé dans un vide noir comme celui qu’il avait traversé toute sa vie entre les soleils, dans les confins de la galaxie, au seuil de l’espace absolu. Mais Vorian n’avait pas le temps de s’enfoncer dans le chagrin. Un devoir absolu l’attendait : sauver le genre humain. L’Armée du Jihad était lancée dans un effort de guerre colossal. Les vaisseaux Holtzman, pilotés par les volontaires Martyristes, apportaient en permanence des rapports sur la préparation de l’armada d’Omnius. D’autres éclaireurs s’étaient répandus entre les mondes pour appeler les survivants à l’action. Des dizaines avaient disparu, mais d’autres avaient pris le relais pour maintenir les lignes de communication. Jamais les planètes de la Ligue n’avaient été aussi unies et informées. En revenant de Parmentier, Vorian et Abulurd avaient pris à leur bord la jeune Rayna. Et Faykan, son oncle, l’avait très vite prise sous son aile. Il avait été très proche de son frère Rikov et, pour lui, le fait qu’elle ait survécu était un miracle. Elle avait perdu ses cheveux mais elle avait échappé au virus. Vorian songeait parfois avec cynisme que Faykan avait surtout l’intention de se servir de la jeune femme comme d’un instrument politique, le vivant symbole que les humains pouvaient échapper à la peste d’Omnius. Cela pourrait être utile. Alors que les éléments de la Grande Purge se mettaient en place et que la flotte géante se formait, le plan stratégique fit apparaître les coordonnées de chaque Monde Synchronisé et Vorian chargea Faykan et Abulurd d’une mission impossible : l’évacuation de Salusa Secundus. Il s’assura que ses jumeaux et leurs familles seraient parmi les premiers à être en sécurité. Sachant que la tâche était entre de bonnes mains, il se concentra alors sur son devoir essentiel. Là-bas, sur les chantiers de Kolhar, on travaillait jour et nuit à monter les moteurs Holtzman sur les ballistas et les javelots. Norma Cenva, qui n’avait pas perdu confiance et croyait à la maîtrise imminente de l’espace plissé, insistait depuis des années pour que les vaisseaux les plus puissants soient équipés des nouveaux moteurs, qu’ils les utilisent ou pas. Vorian saluait à présent sa lucidité. Tous les polygones industriels de la Ligue produisaient des ogives atomiques à pulsion qui étaient montées à bord de toutes les unités de combat du Jihad. Nous aurions dû nous y prendre avant. Anticiper l’urgence. Nous serions prêts maintenant ! Déjà, dix bâtiments à moteur Holtzman étaient parés pour le bombardement des cibles avec des équipages de volontaires. Ils constitueraient la première vague d’assaut. Leur mission était simple : éradiquer systématiquement les Omnius. Trois semaines et trois jours après que Quentin et Faykan avaient donné l’alerte à leur retour de Corrin, un Martyriste surgit de l’espace plissé et posa son vaisseau à Zimia. Il était sous le coup d’une émotion violente et faillit rater son atterrissage. Au départ, ils avaient été deux patrouilleurs et il n’en restait qu’un seul. — Les machines ont appareillé ! Omnius a lancé l’ordre d’extermination absolue ! Vorian ramena ses officiers vociférant au silence, se contenta de hocher la tête et de calculer combien de temps il leur restait. Les Cogitors sont-ils absolument neutres, ainsi qu’ils le prétendent ? Ou bien « neutres » ne serait-il qu’un euphémisme pour désigner l’un des plus grands actes de lâcheté de l’Histoire du genre humain ? Naam l’Aîné, Premier Historien officiel du Jihad. Depuis six jours, la flotte exterminatrice avait pris le large et, à présent, Érasme et le suresprit n’avaient plus grand-chose à faire sur Corrin. Les vaisseaux étaient lancés sur leur cap, lents, invincibles, et rien ne pouvait désormais les arrêter. Omnius n’avait aucune raison de précipiter les choses. Tout avait été calculé, et les résultats étaient prévisibles. Dans la villa du robot indépendant, Omnius discutait avec lui devant une peinture représentant un immense paysage de montagnes. — C’est une création originale d’un de nos prisonniers humains, déclara Érasme. Je pense qu’il a beaucoup de talent. Il avait été en fait surpris par les œuvres de l’esclave, l’habileté avec laquelle il utilisait les supports et les pigments. Et maintenant qu’Omnius avait une copie de la persona du robot inscrite dans ses données, il pourrait peut-être comprendre les subtilités de cette peinture. Mais Omnius, qui détaillait la peinture par l’intermédiaire d’un œil espion, ne comprenait pas l’enthousiasme du robot. — Cette illustration est physiquement imprécise dans quatre cent trente et un détails. L’acte de peindre est inférieur à tout traitement spécifique de l’imagerie à tous égards. Quelle valeur accordes-tu donc à cet... art ? — Il est difficile à exécuter. Le processus de créativité est complexe et les humains sont des maîtres en la matière. Il orienta ses fibres optiques vers ce qui était pour lui un chef-d’œuvre et analysa chaque touche de brosse, absorbant la quintessence du travail de l’artiste. — Chaque jour, je m’émerveille devant cette œuvre. Afin de mieux comprendre le processus de créativité, je suis allé jusqu’à disséquer le cerveau du créateur, mais je n’ai trouvé aucune différence particulière par rapport aux autres. — L’art est facile, répliqua Omnius. Tu exagères son importance, Érasme. — Avant de porter un tel jugement, je vous suggère de vous essayer à l’acte de créativité. Faites quelque chose de plaisant et d’original, et ne reproduisez surtout pas n’importe quoi qui se trouve déjà dans vos données. Vous verrez à quel point c’est difficile. Et malheureusement, Omnius accepta le défi. Deux jours après, Érasme se retrouva dans une Spire Centrale extraordinaire, une sorte de palais prestigieux et ostentatoire surmonté d’un dôme doré. Dans sa volonté de démontrer ses nouveaux goûts artistiques, le suresprit avait empilé des statuaires de machines high-tech, des œuvres faites de métal étincelant, de luminoplass irisé. Sans images humaines. Il avait réalisé tout cela très vite, comme pour confirmer son assertion : la créativité était simplement une capacité que l’on pouvait apprendre et traiter. Érasme, bien sûr, ne fut pas convaincu et nota avant tout le manque d’innovation. Le suresprit ne comprenait pas la différence entre son travail et un vrai chef-d’œuvre. Même Gilbertus, qui n’avait jamais montré l’ombre d’un talent d’artiste, aurait pu faire mieux. Et le clone de Serena Butler aussi- Mais il feignit un certain intérêt et s’arrêta dans une autre salle. Il y découvrit une immense vidéo encadrée d’or de la toute nouvelle machine artistique d’Omnius, un kaléidoscope de pleximétal aux formes modernistes. En puisant dans ses archives et ses expériences, le robot reconnut que cette présentation était faite d’un agglomérat composite des expositions humaines dans les musées, les galeries et les demeures de luxe. Néanmoins, je trouve cela peu stimulant. Ce n’est que de l’imitation, pas de l’inspiration. Il secoua la tête en signe de désapprobation comme il l’avait vu faire chez les humains. — Tu n’apprécies pas ce que j’ai créé ? Il fut surpris qu’Omnius ait interprété sa réaction. — Je n’ai pas dit ça. Je trouve cela... intéressant. (Érasme n’aurait pas dû baisser sa garde : les yeux espions étaient toujours là.) L’art est subjectif. Je m’efforce seulement, à ma façon maladroite, de comprendre votre travail. — Continue. J’ai certains secrets que je dois te cacher. Le suresprit émit un petit rire joyeux qu’il avait pris à un esclave humain. Érasme ne put que l’imiter. — Je décèle de la fausseté dans ton rire, dit Omnius. Le robot indépendant savait qu’il était capable de moduler tous les sons qu’il produisait, toutes les nuances pour obtenir l’effet exact qu’il souhaitait. Omnius essaie de me piéger ou de me déconcerter ? Dans ce cas, il n’est pas particulièrement bon. — Je pensais qu’il était aussi sincère que le vôtre, dit Érasme avec une neutralité appropriée. Avant qu’ils s’enfoncent plus avant dans le débat, Omnius annonça : — Un vaisseau approche de la Spire Centrale. Le visiteur venait de pénétrer dans le système de Corrin à haute accélération et s’annonçait comme neutre en dépit de sa configuration propre à la Ligue. — Le Cogitor Vidad apporte des informations importantes à Omnius. Il est essentiel que vous les entendiez. — Je veux bien les entendre avant de faire toute extrapolation, dit Omnius. Je le tuerai ultérieurement si je le désire. Dans l’instant qui suivit, les portes massives s’ouvrirent et un humain en robe jaune entra, encadré par des robots. Il était jeune, épuisé, marqué d’œdèmes après un voyage en haute accélération que son corps fragile avait difficilement supporté. Il portait un container rempli d’électrafluide où flottait le cerveau ancien d’un philosophe. Il aurait pu le confier à l’un des robots mais le serrait contre lui comme un trésor sans prix. — Il y a bien des années que nous ne nous sommes pas entretenus, Cogitor Vidad, déclara Érasme en s’avançant tel un ambassadeur. Et le résultat de nos rencontres ne nous a guère été profitable. — Pas plus qu’à nous. Les Cogitors de la Tour d’Ivoire ont commis une erreur grave. La voix montait du patch sonore du container. — Pourquoi devrais-je vous écouter à nouveau ? intervint Omnius d’une voix tonitruante. — Parce que je vous apporte des données pertinentes et récentes qui vous manquent. J’ai récemment regagné Hessra pour découvrir que le Titan Agamemnon et ses acolytes cymeks y avaient établi leur nouvelle base. Ils ont tué mes cinq frères, se sont emparés des laboratoires d’électrafluide et ont réduit nos moines en esclavage. — Voilà donc où ils se sont réfugiés après avoir quitté Richèse, commenta Érasme à l’intention du suresprit. Une information très précieuse. — Pourquoi êtes-vous venu nous livrer ce renseignement ? demanda Omnius. Il n’est pas logique que vous vous mêliez de ce conflit. — Je souhaite qu’on détruise les cymeks. Et vous pouvez le faire. Érasme, surpris, s’exclama : — C’est ainsi qu’un sage Cogitor s’exprime ? — J’ai été humain autrefois. Mes cinq autres frères en philosophie m’ont accompagné depuis un millénaire. Les Titans les ont tués. Est-ce donc surprenant que je réclame vengeance ? Le moine assistant avait du mal à ne pas céder sous le poids du container. Omnius prit le temps de réfléchir. — En ce moment, ma flotte de combat est dévolue à une autre mission. Quand elle aura vaincu l’adversaire, les commandants robots reviendront pour charger d’autres programmes. Je leur enjoindrai alors de se rendre sur Hessra. Ils ont pour instructions permanentes de détruire les néo-cymeks et de capturer les derniers Titans rebelles. (Omnius semblait savourer cette nouvelle situation.) Bientôt, les hrethgir et les cymeks seront vaincus et l’univers reviendra à un rythme efficace et rationnel sous mon règne avisé. Sans modifier sa voix, Vidad répondit : — La situation est bien plus complexe que cela. La Ligue a découvert l’existence de votre énorme armada depuis des semaines. Quand j’ai quitté Zimia, ils avaient d’ores et déjà paramétré vos mouvements. Ils savent aussi que vos autres Mondes Synchronisés sont désormais sans défense. D’un ton rapide, il résuma le plan du Conseil du Jihad pour lancer une guerre éclair sur les Mondes Synchronisés, un vaste massacre nucléaire avec l’aide des vaisseaux qui allaient se faufiler dans l’espace plissé. — En fait, les premières attaques atomiques à pulsion ont dû avoir lieu sur les planètes de vos frontières peu après mon départ. Et il m’a fallu ensuite un mois de transit entre Salusa, Hessra et Corrin. Il est certain que la Grande Purge a commencé. Vous devez donc vous attendre à une attaque atomique à tout moment, n’importe où. De plus en plus inquiet, Érasme extrapola divers scénarios avec toutes leurs conséquences. Depuis longtemps, ils avaient soupçonné que les hrethgir avaient accès à une sorte de voyage spatial instantané. Une flotte de vaisseaux humains ainsi équipés pouvait parfaitement anéantir tous les Mondes Synchronisés. La flotte d’extermination des machines avait pris le large et Corrin n’était plus à l’abri. — Intéressant, commenta le suresprit en traitant les données. Pourquoi nous révéler ces plans ? Les Cogitors ont toujours prétendu qu’ils étaient neutres, mais voilà que vous passez de notre côté – à moins que ce ne soit un stratagème. — Je n’ai pas de visées secrètes, dit Vidad. En tant que neutres, les Cogitors n’ont jamais souhaité la disparition des machines pensantes, pas plus que des humains. Ma décision intervient dans le cadre de cette philosophie. Le scintillement artistique des lumières dans toute la Spire apprit à Érasme qu’Omnius transmettait déjà des instructions à ses sbires mécaniques pour qu’ils préparent la défense et lancent les vaisseaux les plus rapides encore disponibles. — Je suis l’Omnius premier. Afin de me préserver, je dois rappeler la flotte de guerre pour défendre Corrin. Toute la flotte. Si les autres Mondes Synchronisés opposent une résistance suffisante et parviennent à ralentir l’avance des humains, il y a une forte probabilité que certaines de nos unités les plus rapides reviennent avant qu’il ne soit trop tard. Je ne peux prendre de risques face aux hrethgir irrationnels. Si nos vaisseaux rallient Corrin pour la défendre, ils n’oseront pas me frapper de nouveau. Érasme se fit la réflexion qu’un message mettrait un certain temps à parvenir à l’armada qui avait pris le large depuis huit jours déjà, et plus encore pour que les vaisseaux fassent demi-tour afin de regagner Corrin, avec leurs moteurs interstellaires classiques. Nous n’aurons pas assez de temps. Dans la frénésie émotionnelle de la guerre, même le guerrier le plus endurci peut verser des larmes à l’idée de ce qu’il doit faire. Commandant Suprême Vorian Atréides, Mémoires de bataille. Tandis que la flotte robotique progressait vers Salusa, l’Armée du Jihad était lancée dans la Grande Purge pour éradiquer les Mondes Synchronisés laissés sans défense. Avant le terme de cet épisode final, les humains ou les machines seraient annihilés. C’était la seule issue. Sur la passerelle de commandement de son vaisseau amiral modifié, le LS Victoire de Serena, Vorian Atréides, tendu, attendait que les moteurs Holtzman soient lancés. — Parés au départ. Omnius nous attend. Avant le premier bond dans l’espace plissé, les Martyristes de l’équipage prièrent avec ferveur. Vorian, quant à lui, préférait se fier au nouveau système de navigation perfectionné que Norma Cenva avait installé en grand secret sur quelques-unes des meilleures unités. Il avait toujours été un officier pragmatique. — Pour Dieu et sainte Serena ! lancèrent tous les hommes du bord. Vorian adressa un signe de tête rassurant à l’officier de gouverne. Il lança l’ordre de lancement des moteurs et, malgré lui, ferma les yeux à la seconde où l’escadron de combat plongeait dans l’inconnu de l’espace plissé. Il avait toujours été préparé à mourir face aux machines. Mais il espérait quand même que ce ne serait pas en percutant un astéroïde à des milliers d’années-lumière. Depuis des années, le système de navigation informatisé avait considérablement fait chuter le taux de perte des vaisseaux Holtzman, mais le frileux Conseil du Jihad en avait proscrit l’usage. Vorian s’était entretenu avec Norma dans les chantiers de la VenKee et lui avait demandé à titre personnel d’installer la dizaine de circuits dont elle disposait sur les systèmes de navigation des vaisseaux les plus performants. Il n’avait pas l’intention de laisser la superstition diminuer ses chances de victoire. Et depuis quelques semaines, dès qu’un vaisseau était équipé et armé, il bondissait vers les Mondes Synchronisés en empruntant un bref instant le dédale de l’espace plissé. Au total, l’Armée du Jihad avait assemblé plus de mille bâtiments lourds destinés à la Grande Purge. La flotte était divisée en quatre-vingt-dix groupes de combat comptant chacun douze vaisseaux lourds, et chaque groupe s’était vu attribuer une liste de cibles précises. Les soutes étaient chargées de centaines de bombardiers kindjals armés d’ogives. Une partie serait pilotée par des vétérans, une autre par des Martyristes qui avaient été rapidement formés. Lors des bonds entre les étoiles, les vaisseaux Holtzman se perdaient dans les dimensions du cosmos, les limbes de l’univers. Le taux d’attrition était de dix pour cent et les escadrons de combat ne pouvaient faire que sept ou huit bonds avant de franchir le seuil de succès. Au fur et à mesure que la gigantesque opération progressait dans les Mondes Synchronisés, des volontaires se relayaient pour piloter les éclaireurs Holtzman et maintenir le contact essentiel entre les divers groupes. La Grande Purge avait devant elle plus de cinq cents planètes ennemies, y compris Corrin. Le but essentiel était de détruire une fois pour toutes les incarnations d’Omnius en même temps que ses machines. Statistiquement, le Jihad disposait de suffisamment de vaisseaux... Le temps de quelques souffles oppressés et Vorian sut qu’ils avaient atteint leur but. Les coordonnées de la console et la disposition des étoiles environnantes ne pouvaient le tromper. Les bonds dans l’espace plissé étaient souvent imprécis, même avec des coordonnées en finesse, mais l’escadron étaient bel et bien dans le cœur d’un système contrôlé par les machines. — Dix-neuf planètes en orbite autour de deux naines jaunes, commandant, annonça le timonier. C’est le système de Yondair, à coup sûr. Les Martyristes psalmodièrent d’autres prières. — Silence à bord. Donnez-moi un rapport sur les pertes éventuelles de notre groupe de combat. Ses deux officiers, Katarina Omal et Jimbay Whit, étaient à leur poste. Omal, grande, la peau mate, était un des officiers les plus brillants de la flotte. Whit, déjà un peu bedonnant à vingt-cinq ans, remplaçait Abulurd en tant qu’adjudant de Vorian. Vu son âge, son expérience et ses exploits de bataille étaient impressionnants. Il venait d’une famille de nobles militaires. Des décennies auparavant, Vorian s’était battu au côté de son grand-père lors de l’attaque atomique contre la Terre. — Un vaisseau est porté manquant, Commandant Suprême, annonça Omal. Vorian enregistra cette perte sans montrer son émotion. Nous restons dans la marge de perte. Des klaxons retentirent alors et un message annonça sur l’écran qu’il y avait un problème avec le LS Explorateur Ginjo, un nom que Vorian avait jugé bien malheureux. Dans l’ensemble de la flotte, quatre autres unités portaient le nom de l’ex-Grand Patriarche. Cet homme corrompu ne méritait pas un tel honneur. Ces vaisseaux auraient dû recevoir le nom de Xavier Harkonnen. — Le feu dans la chambre des moteurs, annonça une voix sur la fréquence de com. Surcharge du système Holtzman. Le vaisseau va être inutilisable. Vorian vit à travers la baie les flammes qui dardaient hors du ventre du vaisseau : l’atmosphère s’échappait dans le vide par une brèche. Puis les portes étanches se refermèrent et le dispositif anti-incendie se déclencha. Il reçut dans la seconde un rapport circonstancié de l’accident. — Il semble que quelque chose ait explosé dans le moteur Holtzman dès que nous avons pénétré dans l’espace plissé. Nous avons eu de la chance de nous en sortir, mais cette saleté de machin a brûlé immédiatement. Au prochain saut, nous étions morts dans l’espace. N’importe où. Les surprises de la guerre, songea Vorian. Toujours mauvaises. Dans l’heure qui suivit, il supervisa le transfert de l’équipage et répartit les huit cents volontaires, hommes et femmes, sur les dix autres bâtiments, avant d’embarquer les kindjals avec leurs têtes nucléaires. Ils laissèrent le vaisseau dans l’espace, non sans avoir détruit les moteurs Holtzman. Si par malheur ils échouaient dans leur mission, Omnius avait une chance de s’emparer de la technologie de l’espace plissé. Vorian soupira de soulagement avant de donner l’ordre de lancer l’assaut contre le système de Yondair. — Nous allons immédiatement déclencher le bombardement atomique. Que tous les bâtiments larguent leurs kindjals avant que les machines nous repèrent. Même après la formation de l’armada robotique, il était possible que les Mondes Synchronisés aient maintenu des défenses locales et des stations sentinelles en orbite autour de leurs principales places fortes. Chaque assaut contre une planète « sans défense » pouvait prendre un jour avant que les kindjals soient en position de frappe. Vorian précéda son escadron en direction du monde principal de Yondair, une planète entourée d’anneaux. Les escadrilles de chasseurs-bombardiers piquèrent vers l’atmosphère, détruisant au passage les stations avant de répandre leurs atomiques secondaires sur le continent principal. L’une après l’autre, les ogives à pulsion explosèrent, annihilant tous les cerveaux à circuit gel. Les malheureux prisonniers humains qui étaient encore là étaient autant de victimes collatérales, mais tel était le prix douloureux à payer pour la destruction de tous les suresprits. Vorian chassa de son esprit tout sentiment de culpabilité et ordonna à son groupe de se reformer à la frange du système de Yondair. La première mission avait été accomplie et les vaisseaux plongèrent vers leur prochain objectif. Et continuèrent, encore et encore... Partout dans la région robotisée de la galaxie, d’autres escadrons semaient la mort nucléaire. C’est une vague vengeresse et totalement destructrice qui s’abattit sur les systèmes qu’Omnius avait si longtemps dominés. Le suresprit n’avait plus les moyens de résister. Les vaisseaux du Jihad, un peu partout dans l’univers, surgissaient des tunnels dangereux de l’espace plissé, ravageaient monde après monde avant de s’éclipser vers d’autres secteurs de l’univers, porteurs d’une mort instantanée. Omnius pouvait même sentir la destruction approcher. Du moins, tel était le plan... Nous mourrons peut-être demain, mais aujourd’hui, nous devons espérer. Même si cela ne rallonge pas le temps de nos existences, elles auront quand même plus de sens. Abulurd Harkonnen, Journal des derniers jours de Salusa Secundus. En dépit des efforts de toute la population de Salusa Secundus, un mois ne suffirait pas à évacuer toute la planète. Et ses habitants devaient se préparer au pire. Tandis que les vaisseaux Holtzman déferlaient sur la Ligue, Abulurd et son frère Faykan administraient le vaste exode. Ils devraient attendre longtemps avant que les premiers rapports de l’armada de Vorian leur parviennent, mais Abulurd gardait la foi. Même si leur plan semblait désespéré. Chaque matin, quand il s’éveillait après quelques brèves heures d’un sommeil agité, il savait que d’autres Mondes Synchronisés avaient été effacés de l’empire des machines. Mais les images que le père d’Abulurd et son frère avaient rapportées de Corin annonçaient à quelle menace ils devaient s’attendre. Même si la Grande Purge réussissait à détruire le noyau de l’ennemi, Salusa Secundus était presque sûrement condamnée. Abulurd ne pourrait sauver tout le monde, mais il travaillait sans arrêt pour évacuer autant de citoyens que possible. Faykan contrôlait les opérations à partir de Zimia, réquisitionnant tous les vaisseaux disponibles et la main-d’œuvre encore existante. Le matin même, Abulurd avait fait sortir sa mère à demi inconsciente de la Cité de l’Introspection pour qu’elle monte à bord d’un vaisseau d’évacuation. Il était difficile d’y trouver de la place et de nombreux passagers avaient regardé Abulurd avec colère, se demandant s’il était bien nécessaire de garder une place pour Wandra dans l’état où elle était. Il finit par faire la sourde oreille aux plaintes et aux accusations. C’est ma mère après tout, et c’est une Butler, se dit-il. Il fit état de l’autorité de Faykan, donna ses ordres propres et s’assura qu’ils allaient être exécutés. Jour après jour, il observait les rangs des exilés qui se pressaient sur les rampes d’accès, qui s’entassaient sur les ponts et dans les cabines trop exigus pour les accueillir. Il lisait la peur sur tous les visages, sachant bien qu’il ne dormirait que très tard avant que l’embarquement soit fini. Il absorbait des doses de Mélange de plus en plus importantes. Non pas afin de se protéger du Fléau mais pour trouver encore un peu d’énergie pour se mouvoir. Les vaisseaux d’évacuation et les quelques unités de quarantaine avaient déjà quitté la planète pour un point de rendez-vous isolé. Là, à l’écart des balises de signalisation, les passagers pouvaient espérer rester ignorés de la flotte robotique quand elle surgirait. Faykan restait rivé aux tâches administratives, constamment accompagné de sa nièce blafarde qui ne l’avait pas quitté depuis son arrivée de Parmentier. Même dans le tumulte de l’évacuation, Rayna Butler s’en tenait à ses projets et ne cessait de discourir avec véhémence devant n’importe quel public. Elle était intervenue dès le début de la Grande Purge et elle avait une assistance fidèle depuis quelque temps. Sa voix sombre et sonore portait au loin et elle ne cessait de répéter son programme : la destruction absolue de toutes les machines pensantes. «Avec l’aide de Dieu et de Serena Butler, nous ne pouvons perdre. » Abulurd se dit qu’en entendant cela, ils ne pouvaient plus avoir peur. Il aurait aimé pouvoir inciter Faykan et Rayna à convaincre les foules de s’aider mutuellement pour construire quelque chose au lieu de proclamer leur foi destructrice en semant le chaos. Il n’existait aucun moyen de faire régner l’ordre dans l’agitation frénétique de l’exode. En deux semaines, tous ceux qui souhaitaient partir avaient quitté la planète, mais de nombreux vaisseaux n’étaient pas équipés pour assurer la sécurité des passagers durant l’état d’urgence puisqu’on ignorait quand la flotte d’Omnius se présenterait. Pendant ce temps, on continuait de creuser avec l’espoir que l’assaut ne se produirait pas avant que les abris souterrains géants, renforcés de grilles métalliques et abondamment ravitaillés en vivres et ressources, soient achevés. Tous ceux qui n’auraient pas réussi à évacuer à temps la planète se réfugieraient dans ces vastes terriers capables de supporter le premier bombardement de l’armada exterminatrice. Si l’on se fiait aux expériences précédentes, les machines allaient attaquer avant de se replier rapidement. Mais si elles visaient à effacer toute trace de la capitale de la Ligue pour y installer un nouveau réseau d’Omnius, les survivants seraient pris au piège dans le sous-sol et leurs chances de survie seraient infimes. Mais ils n’avaient pas le choix. Il y avait aussi ceux dont les familles vivaient sur Salusa depuis des générations et qui refusaient de partir. Ils avaient choisi de tenter leur chance face aux machines, mais Abulurd était certain qu’ils changeraient d’avis quand les premiers vaisseaux de guerre apparaîtraient dans le ciel. Si la Grande Purge atteignait son but, la destruction de tous les Omnius des Mondes Synchronisés, Vorian Atréides et ce qui restait de sa flotte de vaisseaux Holtzman seraient de retour à temps pour affronter l’armada robotique désormais privée de leader. Mais pour l’heure, le mince cordon de défense de Salusa ne comptait que quelques vaisseaux à propulsion classique, lourds, lents, pathétiques. Les Jihadis restés sur place avaient la certitude qu’ils mourraient ici. Malgré tout, Abulurd n’avait pas l’intention d’abandonner. Il savait qu’à des milliers d’années-lumière, au cœur de la galaxie, Vorian et Quentin Butler étaient lancés dans la Grande Purge. Il regardait dans la nuit les vaisseaux d’évacuation qui montaient vers l’espace avec leurs chargements de survivants. Ils échappaient à la colère d’Omnius. Il se dit que la victoire suivrait cet épisode de désespoir. L’imagination humaine n’a pas de limite. Même les machines les plus sophistiquées ne sauraient comprendre cela. Norma Cenva, Pensées enregistrées et déchiffrées par Adrien Cenva. Au seuil d’une nouvelle transe, Norma Cenva mâcha deux capsules de Mélange. L’essence d’Épice se répandit dans sa bouche et ses narines, et ses yeux devinrent humides. Et c’est alors qu’en esprit elle partit loin de Kolhar... La Grande Purge ravageait les systèmes occupés par les machines pensantes, les Mondes Synchronisés. Les orages atomiques annihilaient des Omnius innombrables, pulvérisaient des continents, des océans avant même que les autres suresprits l’apprennent. Grâce à la technologie de l’espace plissé, la mort par surprise suivait le voyage instantané. Mais Norma n’en était pas fière. Au contraire, un nuage de doute avait envahi son esprit. D’étranges échos de désastre se bousculaient dans les visions suscitées par l’Épice et elle éprouvait une culpabilité terrible. Elle n’était pas parvenue à résoudre vraiment le problème de la navigation dans l’espace plissé et, à cause de cela, des soldats périssaient par milliers. Quand ils bondissaient d’une cible à l’autre, les vaisseaux se perdaient comme des phalènes dans les soleils, explosaient dans des champs d’astéroïdes, se noyaient dans des planètes gazeuses. Le prix était lourd. Les sentiers secrets de l’espace plissé emportaient des carcasses et des corps carbonisés ou glacés. Belle comme un ange exterminateur, Norma était seule sur la terrasse de l’immense atelier d’assemblage. Elle observait les planètes proches ou lointaines, les étoiles de la galaxie. Certaines dominées par les machines, d’autres par les humains. Des sphères de cendres radioactives, des mondes fantômes qui avaient autrefois entretenu la vie. Elle avait imaginé un ensemble de passerelles dans l’espace, reliant tous les systèmes. Les moteurs Holtzman fonctionnaient comme elle l’avait imaginé, calculé. Mais quelque chose lui échappait encore. Un facteur négatif. Mes vaisseaux ont encore un défaut. Son organisme était saturé de Mélange et elle ne dormait plus guère, elle n’était plus l’enfant qu’elle avait été dans les grottes de Rossak. En ces temps lointains, elle s’endormait sans problème, sans soucis, même si sa mère ne lui témoignait guère d’attention. Pour compenser ce rejet, Norma s’était réfugiée dans d’autres domaines, comme les mathématiques ésotériques qui étaient un domaine entre la physique et la philosophie. Soutenue et encouragée par Aurelius, des idées nouvelles et importantes lui étaient venues à l’esprit. Son cerveau était avide et réceptif et ces idées étaient comme autant de gouttelettes nourrissant un océan en formation. Dès qu’elle avait eu sept ans, tandis que son réservoir mental se remplissait, elle s’était couchée avec des problèmes à résoudre, des exercices psychiques dont les solutions dansaient sous ses paupières avant que le sommeil l’emporte. Elle ne s’était jamais réveillée sans les avoir traités en détail. Elle entendait non loin d’elle la plainte d’un moteur Holtzman que des techniciens testaient. Elle se concentra sur le son et il se fit plus lointain. La dose massive de Mélange qu’elle avait prise l’apaisait, masquait ses perceptions sensorielles tout en en augmentant d’autres, secrètes. Graduellement, le bruit s’estompa, disparut et, dans le même instant, elle ne sentit plus la brise fraîche. Elle se laissa emporter par le flux de ses pensées, jusque dans le champ des étoiles. Elle vit des vaisseaux s’enfoncer dans le labyrinthe dimensionnel des Mondes Synchronisés. Elle assista à la mort d’équipages emportés dans des brasiers lointains. Sans pouvoir leur indiquer la route. Elle aurait tellement aimé que le Commandant Suprême parvienne à équiper un maximum d’unités avec les systèmes de navigation interdits. Si un ordinateur permettait d’échapper à la destruction d’Omnius, était-il encore une machine malveillante ? Elle se disait qu’elle aurait pu tracer des parcours, raccourcir les bonds de la flotte, définir des lignes plus prévisibles dans l’espace. Une course, des distances couvertes en un éclair, puis des transferts plus lents pour les sauts non encore archivés. Mais cette progression précautionneuse coûterait du temps. Le temps ! L’Armée du Jihad ne pouvait se permettre de le dépenser. Elle était toujours focalisée sur sa vision, elle voyait les ouragans nucléaires déployés par les vaisseaux de la Ligue, les atomiques à pulsion qui dévastaient les enclaves d’Omnius... Et les malheureux esclaves humains qui applaudissaient dans un premier temps, avant de comprendre qu’ils étaient voués à une mort certaine. En émergeant de sa brume, Norma vit que la terrasse était illuminée par les globes brilleurs. Et qu’Adrien était tout près d’elle et l’observait, inquiet. Elle se demanda depuis combien de temps. Les bruits violents du chantier s’imposèrent de nouveau à elle. — Il y a tant de pertes, dit-elle, la gorge sèche, la voix rauque. Ils ne savent pas où les vaisseaux vont les emporter, dans quel recoin de l’univers ils vont déboucher. Nous perdons tant de braves soldats du Jihad, et trop de prisonniers innocents retenus sur les Mondes Synchronisés. Par ma faute. Adrien la regardait avec ses yeux sombres où elle lisait une résignation stoïque. — Mère, dit-il, c’est un autre prix à payer dans cette guerre interminable. Mais quand le Jihad prendra fin, nous pourrons nous remettre au travail. Mais, tard dans la nuit, il lui sembla entendre encore les cris des agonisants qui se répercutaient dans l’espace. La voie du guerrier, à tout instant, est la pratique de la mort. Maître d’Escrime Istian Goss. Selon le plan dressé par Vorian et le Primero Quentin Butler après leur départ de Salusa Secundus, des messagers rapides devaient être dépêchés de chaque groupe de combat après chaque engagement contre un Monde Synchronisé. Le taux d’attrition qui suivait chaque bond dans l’espace plissé était connu et l’Armée du Jihad ne pouvait se permettre de prendre des risques en rassemblant tous les composants de sa flotte en une réunion précise. Mais les éclaireurs Martyristes dans leurs chasseurs Holtzman pouvaient être sacrifiés. Des nuées de vaisseaux légers convergeaient sur les points de rendez-vous prédéterminés avec de nouvelles informations, des enregistrements récents qu’ils délivraient dans les banques de données des bouées stellaires. Ils étaient ultérieurement récupérés, dupliqués et disséminés parmi les éclaireurs des autres groupes de combat afin que les commandants soient tenus au courant des pertes et de la progression dans l’espace ennemi. Vorian s’était inspiré du système d’Omnius avec ses vaisseaux de mise à jour qui reliaient les divers suresprits de l’Empire Synchronisé. Il appréciait l’ironie de ce rapport. Au fur et à mesure que les techniciens triaient les informations, les vides se remplissaient. Chaque rapport de succès était une victoire, un signe de survie, une raison d’espérer. Mais il y avait aussi d’autres rapports plus sombres. Cent quatre-vingt-quatre vaisseaux perdus... Deux cent dix-sept... Deux cent soixante-neuf. Au milieu du blitzkrieg nucléaire, les vaisseaux humains étaient lancés dans une terrible partie de roulette russe : coup de chance ou mort éclair. Vorian s’autorisa un instant de faiblesse pour déplorer la perte d’une de ses unités, le LS Zimia. Il avait bien connu son commandant, un soldat exemplaire et un buveur de premier ordre. Ils avaient partagé tant de souvenirs de bataille et de rencontres amoureuses dans tous les spatioports de la Ligue, dans tous les bars. Il retrouva d’autres visages, d’autres amitiés dans le tourbillon de son esprit. Des héros disparus dont il devait refouler le souvenir au nom de sa mission. Cependant ses pensées revenaient à Abulurd, laissé sur Salusa, à l’écart des massacres... Il affrontait une menace terrifiante. Lui et Faykan avaient la tâche colossale d’évacuer un monde. En jurant à voix basse, il se demanda combien d’unités resteraient après la Grande Purge. Rien n’était prévisible dans une guerre. Le système de navigation amélioré de Norma Cenva lui donnait une chance supplémentaire, mais cela suffirait-il à les sauver d’une déroute ? Déjà, dans leurs sillages, les vaisseaux de l’espace plissé avaient laissé des cimetières entre les étoiles. Et quand ils auraient fini d’atomiser les Mondes Synchronisés, une autre bataille décisive attendrait les survivants au large de Salusa Secundus. Même avec Omnius éliminé, les machines pensantes étaient programmées pour frapper. Lui et ses hommes s’attendaient à mourir avant la fin de l’attaque générale. Mais il aurait au moins la satisfaction d’avoir anéanti le suresprit une fois pour toutes. Et il se retrouverait peut-être dans cet hypothétique Paradis auquel les humains pensaient parfois, avec Leronica. Les Martyristes avaient peut-être raison dans leur foi tenace... Il secoua la tête en déchiffrant la dernière projection tactique. Sur les cinq cent quarante-trois Mondes Synchronisés, les trois quarts avaient dû être anéantis. En parcourant les rapports, il constata que certains Mondes Synchronisés avaient opposé une résistance plus intense que prévue à partir de dispositifs au sol. Cinq groupes du Jihad avaient échoué dans leur mission de destruction et une seconde passe serait nécessaire. Quatre vaisseaux avaient disparu dans le même bond dans l’espace plissé et seulement deux messagers étaient parvenus à rapporter la fatale nouvelle. Il va falloir s’en charger. — Je vais y aller avec mon groupe, lui transmit Quentin Butler, d’une voix blanche, comme s’il lui était indifférent de mourir dans l’opération. Si vous voulez bien me prêter deux de vos unités, Commandant Suprême, nous allons nettoyer rapidement ces cibles que nous ne pouvons laisser derrière nous. Le vaisseau amiral de Quentin était sorti indemne d’un des passages périlleux. Il ne lui restait plus que six vaisseaux majeurs quand il en avait perdu trois dans un seul bond en direction d’un monde-cible. Il avait pu repérer les dispositifs de défense des robots, faire l’estimation de ses chances et conclure qu’il ne parviendrait pas à détruire Omnius dans ces conditions. Déçu, il avait rejoint Vorian. En combattant de concert, ils avaient nettoyé un autre Monde Synchronisé avant de faire le point de la situation. — Très bien, Primero, tous mes vœux vous accompagnent, dit Vorian. Nous ne devons épargner aucune planète, aucun système. Les estimations les plus précises indiquaient que plus d’un milliard d’esclaves humains et de servants avaient déjà péri depuis le début de la Grande Purge. Des sacrifices douloureux mais nécessaires. Et il fallait encore d’autres morts. Les premiers systèmes ravagés par les armes nucléaires de la Ligue avaient été d’ordre mineur, de simples bastions ou des relais de ravitaillement pour les forces d’Omnius. Vorian allait donner l’assaut à des Mondes Synchronisés importants, autant de places fortes qui jalonneraient leur parcours vengeur jusqu’à Corrin. Après le départ du groupe de Quentin, Vorian rassembla ses unités pour le prochain bond. Une fois encore, ce serait un souffle ou le fracas d’une collision aveugle avec une sphère de l’univers. Dans un instant, il saurait... L’escadron surgit à distance de l’énorme planète Quadra, environnée de lunes d’argent. Quentin répartit ses vaisseaux en croissant d’attaque, le Victoire de Serena sur une aile, avant de déployer ses premiers bombardiers. Dès que les scanners repérèrent les missiles qui arrivaient de la surface, il ordonna l’activation des boucliers Holtzman. La Grande Purge se poursuivait depuis des semaines, mais aucun vaisseau robot à moteur classique n’avait eu le temps de donner l’alerte. L’Omnius de Quadra disposait de systèmes de défense automatiques qui s’étaient déclenchés à l’arrivée de la flotte du Jihad. Les missiles explosèrent sur les boucliers et leurs débris partirent en tourbillons ardents vers l’espace profond. Avant que l’Omnius lance une nouvelle salve, Vorian donna l’ordre à toutes ses unités de déclencher le bombardement en « tir clignotant », en ouvrant puis abaissant rapidement les boucliers. L’instant d’après, dix lunes artificielles furent fracassées par les impacts dans des geysers de mercure. Quentin sut alors que cette bataille allait durer des heures, des jours peut-être... Ils avaient détruit des leurres et ils n’étaient toujours pas en mesure de franchir les défenses de Quadra pour éliminer les forteresses d’Omnius. C’est alors que Vorian recula, surpris, quand un flot de statique envahit son écran en crépitant. — Commandant Suprême, lança son officier de communication, nous recevons une émission provenant d’humains à la surface. Ils ont dû s’emparer d’un réseau de com. L’écran montra soudain une séquence d’images : les continents et les cités vus de l’espace. Vorian se pencha sur des vues rapprochées qui provenaient sans doute d’yeux espions au-dessus d’une des cités. Il sut alors ce qu’il devait faire : — Nous ne pouvons pas les sauver. Continuez le déploiement des ogives comme prévu. L’un des Martyristes chargés de la station de scan acquiesça. — S’ils donnent leur vie pour le Jihad, ils iront au Paradis. — Demain, le Paradis sera certainement très encombré, marmonna Vorian sans quitter l’écran du regard. Dans le ciel enfumé de Quadra City, les lunes argentées montaient au ras de l’horizon, au-dessus de la métropole des machines. Les robots qui se hâtaient dans les rues ne leur accordaient aucune attention, au con- traire des esclaves humains conscients d’être observés. Même si la plupart des bâtiments de guerre étaient partis pour l’ultime assaut contre la Ligue, la menace était toujours présente. Mais certains avaient échangé des plans en chuchotant. L’espoir subsistait... Quand des étincelles et des éclairs jaillirent des lunes artificielles, tous les regards se levèrent. Mais, très vite, de nombreux esclaves revinrent à leur besogne coutumière, incrédules. Il se trouva cependant un homme du nom de Borys – un Maître d’Escrime de Ginaz capturé vingt et un ans auparavant lors d’un accrochage sur Ularda – pour comprendre exactement ce qui arrivait. Gagné par l’espérance, il abandonna ses outils dans la chaîne d’emballage sur laquelle il travaillait. Et sans hésiter, il cria : — C’est ce que nous attendions ! Nos libérateurs sont là. Nous devons briser nos chaînes et nous battre à leur côté avant qu’il soit trop tard ! La rumeur se répandit dans les équipes de travail. Borys prit un outil lourd et s’en servit pour coincer les rouages de la machine dans une gerbe d’étincelles. Avec un grincement énorme et déchirant, la chaîne s’arrêta. Autour des équipes, dans toute l’usine, les robots sentinelles et les machines de combat s’étaient arrêtés également et recevaient de nouvelles instructions de l’Omnius de Quadra. Borys ne croyait pas que c’était l’accident qu’il avait créé qui avait inquiété leur esprit : l’ordinateur géant était braqué sur ce qui passait dans l’orbite de défense. Durant ses années de captivité, ses camarades mercenaires avaient été exécutés, sous divers motifs ou sans aucun. Il était le seul survivant et il nourrissait de grands espoirs. Il ralliait à présent tous ceux qui se trouvaient dans les rues et s’affolaient, réalisant que c’était leur dernière chance. Jamais il n’avait cessé de propager ses plans parmi les esclaves, de stimuler les autres prisonniers. Il avait suivi les enseignements de Jool Noret et s’était exercé avec Chirox le sensei mek : il savait se battre. Il avait patiemment recruté ceux qui étaient prêts à lutter pour leur liberté en écartant les timides et les peureux. En cet instant crucial, les lieutenants qu’il avait désignés étaient répartis sur Quadra. Un crépitement envahit la ligne de com. Normalement, les robots utilisaient le système pour lancer leurs ordres aux esclaves, mais c’est une voix humaine qui se fit entendre tout à coup. — C’est l’armada du Jihad ! Des ballistas, des chasseurs javelots et des escadrilles d’attaque rapide ! (Borys reconnut la voix d’un des chefs de ses commandos qui se trouvait sur un satellite artificiel.) Elle a surgi de nulle part... Sa puissance de feu est énorme. Une lune de défense a déjà été neutralisée. Borys vit des traits ardents qui se croisaient, des jets violents de lumière. Les tirs de la flotte humaine se concentraient sur une deuxième lune argentée. Elle ne tarda par à se craqueler et Borys retint son souffle, ébloui, quand elle explosa dans un geyser de shrapnels. La lueur s’éteignit et des étoiles filantes traversèrent le ciel de la planète. Les esclaves étaient convaincus d’avoir vu le signe d’une victoire imminente et les derniers hésitants se joignirent à l’émeute insurrectionnelle de Borys. Tous se mirent à courir en hurlant leur joie et en semant la destruction. Les robots sentinelles étaient incapables de juguler le chaos, trop imprévisible pour leurs circuits, aussi les machines pensantes exercèrent-elles des représailles violentes avec un maximum de puissance de feu. La bataille gigantesque embrasait l’espace et la population humaine se répandait dans les rues de Quadra City, harcelée par les tirs des robots. Le bain de sang avait commencé. Mais ceux qui résistaient ne pensaient pas qu’à leur seule survie et Borys en éprouva une bouffée de fierté. Il avait passé des années à les préparer pour ce moment. Ils avaient été nombreux à considérer ces exercices comme de simples fantaisies préparatoires, mais à présent, ils retrouvaient espoir. — Nous devons résister ! Les vaisseaux de la Ligue seront bientôt là et c’est à nous de leur préparer le terrain ! En tant que guerrier professionnel, Borys savait trouver des armes improvisées. Des barres de fer mais aussi des appareils électriques. Il cassait des automates et arrachaient des générateurs à haute puissance. En une heure, il détruisit plusieurs machines pensantes et prit la tête d’une équipe pour anéantir un poste de commande secondaire. Malgré tout, si l’Omnius n’avait que de faibles défenses à opposer à la flotte du Jihad, les robots ne cessaient d’affluer de la périphérie de la cité. Ils étaient en surnombre et trop lourdement armés pour les esclaves qui se battaient avec leurs armes peu efficaces ou à mains nues. Borys ne pouvait s’offrir le luxe du désespoir en une pareille circonstance. Il espérait encore que les humains de la Ligue allaient intervenir. Et puis, les esclaves étaient de plus en plus nombreux à se jeter dans la mêlée, y compris certains servants qui avaient changé de champ. Quand il trouva enfin un poste de communication, Borys demanda de l’aide d’urgence à tout commandant de la Ligue susceptible de capter son message. Un instant après, des kindjals et des bombardiers plongèrent sur la ville dans les vivats des esclaves. Et Borys brandit le poing. L’orage atomique gronda alors. Il venait du fond de l’horizon. Des nappes de lumière blanche aveuglante dessinèrent un ressac terrifiant. Qui s’abattit sur Quadra City, pour incinérer les machines, les bâtiments et les humains, indifféremment. Borys laissa tomber son arme, le visage levé vers le ciel. Il comprenait maintenant pourquoi nul n’avait répondu à ses appels. — Ils ne sont pas venus à notre rescousse. Il poussa un soupir de résignation à l’instant où les vaisseaux du Jihad fondirent sur la cité. Ils étaient venus pour détruire l’Omnius et non pas pour sauver les esclaves. — Nous ne sommes que des dommages collatéraux. Mais il comprenait ce que faisait la Ligue, et il eut un bref sentiment de fierté en prenant conscience qu’il avait une chance de mourir dans ce combat – sans doute la dernière grande bataille de cet atroce conflit. Il n’avait jamais su jusque-là comment il devrait sacrifier sa vie. Mais si l’armada humaine l’emportait, toutes les machines seraient anéanties. — Battez-vous, murmura-t-il pour lui-même. Et que vos ennemis tombent. Les chasseurs et les bombardiers continuaient de déchirer la nuit mais les éclairs étaient devenus étrangement silencieux. La marée de désintégration arriva sur la ville, sur les humains pétrifiés, sur Borys, et sur les robots bien avant qu’ils puissent l’entendre. Quand le vaisseau amiral surgit au large du prochain système, Vorian constata avec soulagement qu’il n’avait perdu aucun bâtiment lourd. Les derniers messages lui avaient appris qu’il restait encore trois cents ballistas et javelots sur plus de mille au départ. Il effectua un balayage du Monde Synchronisé dont ils approchaient. Ce n’était qu’un nom suivi de coordonnées. Désormais, c’est ainsi que je dois penser. Une cible, une victoire impérative. Les populations d’esclaves opprimés saluaient l’intervention de la Ligue, l’appelaient à leur secours, mais il devait donner l’ordre de larguer les bombes. Vagues après vagues d’ogives à pulsion. Et stériliser chaque Monde Synchronisé. Dès qu’il avait réussi à s’en convaincre, il avait cessé de réfléchir. Désormais, son cœur était comme soudé, endurci, et il n’avait plus d’autre choix. Méthodiquement, (mécaniquement pensa-t-il), la flotte pénétrait dans les tunnels de l’espace plissé, et laissa derrière elle deux nouvelles épaves avant de frapper une nouvelle planète. Les bombardiers survolaient brièvement les bastions des Omnius avant de déverser leur cargaison nucléaire. Chaque bond les rapprochait de Corrin. Finalement, comme prévu, Vorian retrouva le reste de la flotte, et il fit le compte des survivants. Il ne disposait plus que de deux cent soixante-six vaisseaux. Il les rassembla en un groupe unique qu’il commanderait conjointement avec Quentin Butler comme second. L’heure n’était plus aux regrets, ni aux doutes. Ni au répit. Les machines de destruction absolue avaient maintenu leur cap sur Salusa. Le moment du dernier bond était venu. Corrin. Il n’existe pas deux cerveaux humains identiques. Ce qui est un concept difficile à appréhender pour une machine pensante. Érasme, Réflexions sur les Biologiques Intelligents. Le premier essaim de vaisseaux robotiques rapides était de retour de l’assaut avorté de Salusa Secundus, les moteurs portés au rouge, les dernières réserves de carburant épuisées par la violente décélération. La mission d’extermination avait été ajournée sur ordre impératif de l’Omnius Principal. Le premier groupe rapatrié servirait de couverture contre la vague initiale de la Grande Purge des hrethgir. Chaque projection donnait des résultats identiques : les vaisseaux chargés d’armes atomiques surgiraient d’un moment à l’autre. Après avoir reçu les informations de Vidad, Omnius avait lancé dix vaisseaux à « combustion totale », des éclaireurs super-rapides qui avaient rejoint l’armada géante des machines pour qu’elle fasse demi-tour vers Corrin. Le gros de la force de la Ligue était en approche, et il était probable que la majeure partie des Mondes Synchronisés avait été effacée de l’univers. Les vaisseaux à combustion totale, avec leurs moteurs surpuissants, ne gardaient en principe pas de réserve pour le voyage de retour. Il ne leur fallut que cinq jours pour rejoindre le gros de la flotte, mais ils étaient incapables de stopper, encore moins de s’arrimer, et ils la dépassèrent en transmettant les ordres du suresprit et les nouveaux programmes. La flotte se dispersa à leur passage et entama sa manœuvre de repli. Les unités les plus rapides lancèrent leurs moteurs à fond. Quand elles arrivèrent au large de Corrin pour se déployer en cordon de sécurité, elles étaient déjà en surcharge énergétique et passablement endommagées. Les vaisseaux plus lourds et plus lents les suivirent avec un retard considérable. Déjà, Omnius avait modifié les programmes de toutes ses usines souterraines pour fabriquer dans l’urgence des engins de combat et un nouveau stock d’armement. Une escouade de robots se détacha de la flotte, escortant un vaisseau de mise à jour dont le commandant était porteur d’une sphère provenant de l’Omnius d’un des mondes oblitérés par la Ligue. Des mois auparavant, après sa longue captivité auprès d’Agamemnon, Seurat avait été réaffecté à son ancienne mission dont il s’acquittait avec compétence. Il venait de s’échapper de justesse d’un des Mondes Synchronisés proche qui avait été l’une des premières cibles de la Grande Purge. Il confirma à l’Omnius Prime qu’un groupe de combat du Jihad avait surgi soudainement de l’espace, venu de nulle part, et avait lâché une pluie d’ogives atomiques à pulsion avant de se replier pour disparaître, comme par un trou dans la trame de l’espace-temps. Exactement comme le Cogitor de la Tour d’Ivoire l’avait annoncé. Après avoir livré cette information, Vidad avait considéré qu’il avait rempli ses obligations. Tandis que les machines pensantes s’agitaient sur Corrin, à la suite de cet élément nouveau capital, le Cogitor et son compagnon humain solitaire étaient tranquillement repartis pour Salusa. Omnius n’avait pas tenté de les retenir. Maintenant, le Cogitor ne lui était plus utile. Quand il apprit l’arrivée de Seurat, Érasme décida aussitôt de lui rendre visite. — J’aimerais aller avec vous, Père, demanda Gilbertus en abandonnant la placide Serena au milieu des parterres de fleurs. — Tes intuitions sont toujours précieuses, reconnut le robot. Un aérotrain les déposa au spatioport. Le long vaisseau noir et blanc était posé sur une nouvelle zone du tarmac, non loin du terminal brillant. Érasme se présenta au commandant, un robot autonome comme lui, et se connecta sur son interface. Il étudia ses archives mentales et, en progressant, il trouva des faits intéressants. Seurat venait de récupérer une copie mise à jour de l’Omnius local et se préparait à quitter le Monde Synchronisé quand une flotte de blitzkrieg avait surgi du néant, annihilé l’Omnius avant de replonger dans le cosmos en un éclair, sans doute pour d’autres attaques. Seurat était parvenu à gagner Corrin en poussant au maximum ses moteurs. Érasme traita ces informations de dernière minute et se tourna vers Gilbertus. — La tactique du Jihad est devenue surprenante. Son armée est en train de tuer des milliards d’humains en frappant les Mondes Synchronisés. — Je ne puis croire que des humains sensés puissent délibérément massacrer les leurs en aussi grand nombre, Père. — Mon cher Mentat, c’est pourtant ce qu’ils ont toujours fait. Cette fois, pourtant, ils détruisent en même temps les machines pensantes. — J’ai honte d’appartenir à cette espèce. — Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour nous exterminer. À n’importe quel prix. — Vous et moi sommes uniques, Père. Nous n’avons pas à subir l’influence néfaste des machines ou des humains. — Nous ne sommes jamais libres de notre environnement ou de notre fonction interne. Pour ma part, je programme et j’acquiers des données, pour toi, c’est la génétique et les expérimentations sur la vie. (Tout en parlant, Érasme avait repéré une paire d’yeux espions d’Omnius qui les épiait et les écoutait.) Notre avenir dépend de l’issue de cette guerre immense. De nombreux facteurs influencent notre comportement et pèsent sur les circonstances, que nous en soyons ou non conscients. — Je ne veux pas être victime de leur haine des machines pensantes. Et je ne veux pas que vous mouriez. Aux yeux d’Érasme, ce beau-fils semblait absolument triste et loyal. Mais, bien des années auparavant, Vorian Atréides avait été ainsi. Il posa une lourde main de métal sur l’épaule de Gilbertus en simulant un geste d’affection. — Le plus gros de notre flotte sera de retour pour nous protéger, dit-il sans être certain de cette assertion. Les machines allaient devoir se creuser un bastion, ici, sur Corrin, y dresser une barrière infranchissable qu’aucun humain ne pourrait franchir. — Ce sera nécessaire, intervint Omnius. Je suis sans doute la dernière incarnation du suresprit. Si j’avais la possibilité d’écrire ma propre épitaphe, j’aurais un peu plus à dire, plus que je ne l’ai admis en tout cas jusqu’alors. « Il avait un cœur de guerrier. » La meilleure que je puisse espérer. Commandant Suprême Vorian Atréides à un biographe. Les derniers vaisseaux regroupés de la flotte du Jihad dérivaient dans l’espace profond tandis que les équipages travaillaient fébrilement à la préparation de l’assaut final contre Corrin. On réparait les avaries et on armait les ogives, on réglait les boucliers Holtzman et les moteurs de l’espace plissé pour l’ultime bataille. — Dans quelques heures, le dernier Omnius n’existera plus, annonça Vorian sur le circuit général. Dans quelques heures, l’espèce humaine sera libre pour la première fois depuis un millier d’années. Sur la passerelle de son ballista, le Primero Quentin Butler hocha la tête. Il promena son regard sur le champ des étoiles, les vaisseaux Holtzman : les hublots étaient comme autant de microsoleils proches. Les capteurs de collision émettaient une rassurante lueur verte. Des conversations confuses avaient envahi les circuits en même temps que les rapports des gardes du périmètre de surveillance et des échos de prières vengeresses émises par les Martyristes. Ce sera bientôt fini. Normalement, Corrin devait être sans défense. La flotte d’extermination était à des semaines de distance, approchant de Salusa. Quentin avait le sentiment que son cœur avait été calciné : des milliards d’esclaves humains étaient morts. Mais au plus sombre de ses pensées, il trouvait du réconfort en pensant à ce que Vorian Atréides avait dit : ils avaient infligé des pertes terribles à leurs frères humains, mais tant d’autres seraient morts s’ils n’avaient pas pris la responsabilité de cette initiative. Quentin ne supportait plus de se retrouver seul à bord de son vaisseau endommagé. Il fallait absolument qu’ils progressent et en finissent avec leur abominable devoir. S’ils restaient encore longtemps ici, ils réfléchiraient trop... Corrin, le premier des Mondes Synchronisés – le dernier – avait une importance vitale. Et il était désormais la place forte du dernier Omnius. L’enjeu était énorme et les risques plus grands que jamais. Les machines allaient jeter toutes leurs forces dans la bataille, et les humains avaient été affaiblis par la Grande Purge. Si l’Omnius parvenait à préserver une copie de lui- même avant la destruction atomique, si un commandant comme Seurat réussissait à prendre le large avec la gelsphère, tout serait perdu. Les machines pensantes pourraient se régénérer. Vorian Atréides avait proposé une solution neuve. L’Armée du Jihad possédait des émetteurs de brouillage à pulsion qui pouvaient être installés sur des milliers de satellites. Avant d’engager le combat, il fallait les répartir autour de la planète des machines. Ainsi le suresprit serait piégé. Le nouvel adjudant de Quentin, jeune et plein d’allant, ne le quittait pas d’un pouce, prêt à prendre le relais si Quentin devait se concentrer sur la stratégie de ce qui pouvait être... la dernière bataille à livrer ? Durant toute sa vie, il n’avait connu que le Jihad. Il était devenu un héros très tôt, il avait épousé une Butler et avait eu trois fils qui s’étaient eux aussi engagés dans la guerre contre les machines. Il songea que s’il retrouvait un jour Salusa, comme le Sisyphe des mythes anciens, s’il survivait, il entrerait dans la Cité de l’Introspection et finirait ses jours auprès de Wandra... Mais c’était la guerre, et il ne devait pas s’abandonner à de telles pensées. Elles l’affaiblissaient émotionnellement autant que physiquement. Il était le libérateur de Parmentier, le défenseur d’Ix, et les Jihadis et les mercenaires de Ginaz l’admiraient. Un Primero ne devait jamais montrer sa lassitude. Dans ce qui subsistait de la flotte initiale, de nombreux vaisseaux avaient été endommagés et réparés en urgence pour faire encore fonction de bombardiers, même avec leurs dispositifs de défense et d’attaque diminués. Des unités d’artillerie étaient inopérantes, d’autres n’avaient plus de boucliers Holtzman. Une dizaine de vaisseaux pouvaient encore franchir l’espace plissé, mais ils étaient incapacités en systèmes d’attaque. Ils devraient être assignés à des opérations de sauvetage et leur présence donnerait une apparence plus redoutable à la flotte. Il fallait utiliser jusqu’au dernier reste de l’armada géante qui avait quitté Salusa. L’adjudant de Quentin transmit les dernières instructions. Il hocha la tête sans un mot et Vorian Atréides coordonna les données de saut dans l’espace plissé. — Cap sur Corrin ! Les hourras retentirent sur tous les ponts, dans tous les postes d’artillerie. Quentin frémit. Des décennies de combat allaient connaître un aboutissement proche. Il allait falloir les talents réunis de tous ces hommes pour que le Jihad triomphe enfin. Ils étaient entrés dans l’espace plissé. L’instant d’après, ils en surgirent comme un banc de poissons métalliques à la surface de l’océan de la nuit. Au-delà de Corrin, Quentin vit le soleil rouge dilaté, comme un caillot de sang qui annonçait que les humains allaient être exterminés ici une fois pour toutes. Érasme observait le ciel, immobile, et il vit les vaisseaux ennemis apparaître magiquement dans le ciel. Il y en avait plus de deux cents, tous portant le marquage du Jihad. — Gilbertus, ils sont venus pour nous éliminer, dit-il. — Nos défenses tiendront bon, dit Omnius d’une voix sonore. J’ai lancé des simulations et des calculs. Vague après vague, les vaisseaux de la flotte originelle partie pour Salusa étaient revenus au large de Corrin, formant une exceptionnelle spirale de pièges et de rideaux de défense. Mais le gros de la force était encore en route, avec les unités puissantes. Érasme, qui observait les premiers attaquants hrethgir qui approchaient de Corrin, n’ignorait pas qu’ils portaient dans leurs soutes des tonnes d’atomiques à pulsion. Il était évident qu’une fois encore, Omnius avait sous-estimé l’ennemi. Les forces robotiques ne tiendraient pas longtemps. Statistiquement, se dit-il, les hrethgir avaient remporté la victoire finale. Dès qu’il reçut les premiers rapports, Quentin s’approcha des moniteurs de la passerelle. — Leurs défenses sont plus importantes que prévu. D’où viennent ces bâtiments ? Je croyais que la flotte d’extermination d’Omnius avait appareillé depuis des semaines pour Salusa. Est-il possible qu’ils aient laissé une force de protection derrière eux ? — Oui, c’est possible. À moins que l’Omnius n’ait été prévenu, répondit Vorian. Mais nous pouvons encore vaincre – si nous lançons toute notre puissance de feu. Ce sera une victoire, la plus dure que nous ayons jamais remportée. Quentin fit le compte de ses vaisseaux. Heureusement, il n’en avait perdu aucun lors du dernier bond. Un faible encouragement. — Dans un premier temps, nous déploierons le réseau de satellites de brouillage. Notre premier objectif est d’empêcher Omnius de fuir. Vorian lança des ordres pour qu’on déploie rapidement les bouées de défense équipées de générateurs de pulsion. Le réseau était le plus efficace qu’avaient conçu les techniciens de destruction orbitale, une barrière impénétrable pour les machines. Le contraire exact des boucliers de Tio Holtzman que les Mondes de la Ligue utilisaient pour contenir les robots au large. Les vaisseaux robotiques ne cherchèrent pas l’affrontement avec la flotte du Jihad. Ils maintenaient leur position sur orbite basse, comme s’ils défiaient les humains d’approcher. Les satellites de brouillage s’étaient répandus autour de la planète pour se fixer sur leur position exacte. — Comme ça, ils ne bougeront plus, dit Vorian. Préparez-vous à activer le réseau... C’est alors que l’officier de passerelle cria : — D’autres vaisseaux ennemis en approche, commandant ! Ils sont nombreux ! — Par Dieu et sainte Serena, regardez ! hurla un Martyriste. C’est toute leur flotte d’extermination qui est de retour ! — Cent fois notre puissance de feu, commenta un autre. Nous n’avons pas suffisamment d’unités pour les affronter ! Quentin se retira de la ligne de défense des machines resserrée autour de Corrin. Sur fond de soleil rouge, la flotte des machines continuait de déferler. Il n’y avait pas là autant de vaisseaux que Faykan et lui en avaient repérés lors de leur reconnaissance, mais ils affluaient toujours plus nombreux, leurs tuyères portées au rouge, dispersés, pêle-mêle. Quentin essaya d’en faire le compte. — Activez-moi ces boucliers, nom de Dieu ! Ils sont trop proches et ils vont nous bloquer l’espace plissé ! Vorian appela depuis son vaisseau amiral. — Ils savaient que nous allions attaquer. Quelqu’un les a prévenus. Et l’Omnius de Corrin a rapatrié ses forces avant que nous arrivions. Les vaisseaux ennemis se remettaient en formation et constituaient maintenant une ceinture de protection autour du dernier Omnius. C’était à l’évidence un acte désespéré : le suresprit avait compris l’enjeu. Mais Quentin savait que la flotte de la Ligue, réduite aux trois quarts, n’avait aucune chance de se frayer un chemin. Il répondit à Vorian : — Nous sommes allés trop loin pour reculer maintenant. Est-ce que je dois donner l’ordre d’attaquer ? On a peut-être une chance de pouvoir larguer nos atomiques avant qu’ils s’organisent. Vorian hésita brièvement. — Primero, ce serait inutile à ce stade. Aucune de nos unités ne parviendra à traverser l’atmosphère et je ne tiens pas à sacrifier la vie de nos hommes. — Nous sommes volontaires, Commandant Suprême. Ceci est notre dernière chance. — Non, restez sur orbite. N’attaquez pas. Quentin avait du mal à comprendre. — Laissez-nous au moins activer les satellites de brouillage que nous avons déployés. Ils seront dans l’incapacité d’appeler des renforts. — Bien au contraire, Primero, je veux qu’ils appellent toutes leurs forces à se rallier autour de Corrin. Il faut que les brouilleurs restent inactifs pour le moment. J’ai une idée. Quentin décela une note d’autosatisfaction dans la voix de Vorian. De nouvelles forces de défense robotiques montaient de la planète en activant leur artillerie. Pendant ce temps, l’armada refluait. Des milliers d’insectes métalliques brillaient dans les tourbillons de la géante rouge de Corrin. Ils se portaient en orbite basse et formaient peu à peu une barricade spatiale infranchissable. Quentin comprit enfin. — Oui... Vous laissez les machines tomber elles- mêmes dans le piège. — Mieux vaut les laisser faire le travail pour nous, Primero. Maintenant, on active le réseau de brouillage. Il y avait comme un rire malicieux dans la voix de Vorian. Les satellites de brouillage venaient de refermer sur Corrin un filet mortel pour les machines. N’importe quel vaisseau robotique qui tenterait de s’y infiltrer serait anéanti, ses circuits gel paralysés. — D’accord, nous ne les avons pas exterminés, déclara Vorian, mais toutes les machines pensantes sont désormais coincées sur Corrin. — On dirait bien qu’ils sont comme des rats pris au piège, commenta Quentin en examinant les rapports des scans. Sa voix était marquée par l’épuisement et la déception. Vorian évalua la situation. — Il faut maintenir nos derniers vaisseaux sur place et nous assurer que les machines n’iront nulle part – jusqu’à ce que nous trouvions le moyen de les détruire. « Nous assiégeons l’Omnius et nous pouvons rappeler tous les vaisseaux disponibles – plus vite qu’il ne pourra augmenter ses renforts. Corrin est l’ultime bataille entre l’humanité et les machines. Primero Butler, je vous attends sur le vaisseau amiral. Vous et moi, nous allons retourner à Zimia pour présenter notre rapport. — Oui, Commandant Suprême. Quentin avait les épaules courbées sous le poids de la défaite. Ils s’étaient battus depuis tant de mois, tant d’années-lumière. Puis, il se reprit dans un souffle : ce répit pouvait signifier une victoire prochaine. Et, pour raviver le courage de ses troupes, il lança sur la com générale : — Pensez-y, vous tous. Vous voyez cette flotte de robots effrayante. La totalité de leurs forces ! En obligeant Omnius à rappeler tous ses vaisseaux, nous avons sauvé la vie de tous les habitants de Salusa Secundus ! — J’aurais préféré bousiller les machines, marmonna son officier de passerelle en cognant sur son fauteuil. — Le temps viendra, dit Quentin. Nous trouverons un moyen de gagner. Préparez-vous à rester à distance, mais en formation de combat. Victoire. Défaite. Des impostures, des illusions. Combattez sans crainte jusqu’à votre mort, et cette vie ne pourra vous compter au nombre de sa horde d’esclaves. Maître d’Escrime Istian Goss. Ce qui subsistait de la flotte de la Ligue, avec ses atomiques à pulsion, était désormais en orbite stationnaire autour de Corrin, face aux machines assiégées. Jour après jour, les hommes du Jihad cherchaient une faille dans le dispositif de défense d’Omnius. Les satellites de brouillage jouaient un rôle essentiel. Mais l’équilibre des forces était instable et pouvait basculer à tout instant. Vorian Atréides et Quentin Butler regagnèrent Salusa en un seul bond dans le dédale de l’espace plissé. Dans la capitale, Vorian forma un autre groupe de vaisseaux de guerre récupérés dans les ultimes lignes de défense, tandis que les réfugiés revenaient. Il réquisitionna les bâtiments lourds, même s’ils n’étaient pas équipés de moteurs Holtzman, et les assigna à une mission urgente sur Corrin. — Mais cela va nous laisser sans défense ! protesta le Vice-Roi, qui avait été le premier à fuir Salusa avant de revenir quand il avait appris que la planète n’était plus menacée. « Est-ce politiquement ou militairement justifié ? — Dans les circonstances présentes, nous n’avons plus rien à affronter. Si nous ne maintenons pas l’Omnius sur Corrin, si nous ne trouvons pas le moyen de supprimer le dernier suresprit, nous n’aurons plus aucune défense. Je reste le Commandant Suprême de l’Armée du Jihad et je prends une décision militaire : je réquisitionne ces vaisseaux. Vorian avait conscience des milliards de morts que la Grande Purge avait laissés derrière elle. Mais il était bien trop tard pour s’arrêter. Quentin le soutint d’une voix plus calme, mais avec la même expression dure. — Le temps n’est pas à la complaisance. Les machines sont assiégées sur Corrin, certes, mais elles sont plus redoutables que jamais. Vorian surenchérit : — Il n’y a pas de temps à perdre. Le suresprit de Corrin se considère désormais comme un héros mécanique dans un bunker et les machines vont lancer toutes leurs ressources dans la fabrication d’armes et de nouveaux systèmes de défense. (Le Conseil du Jihad était muet, tétanisé.) Dans les jours, les semaines qui vont suivre, nous devrons construire autant de vaisseaux qu’Omnius si nous voulons le contrer. Quel qu’en soit le prix, nous ne devons plus laisser les machines agir contre nous. Quentin Butler leva le regard vers les politiciens choqués. — Dès que nous décèlerons une faille dans la défense d’Omnius, nous devrons frapper. Nous avons vendu nos cœurs et nos âmes pour cette victoire et ce sacrifice ne saurait être vain. De retour à Zimia, Vorian regarda le soleil se lever sur les immeubles pour la plupart déserts. Mais les vaisseaux revenaient avec leurs cargaisons de réfugiés. Faykan et Abulurd avaient fait un travail remarquable pendant la Grande Purge, ils avaient préparé Salusa pour le pire, et c’est avec fierté qu’ils accueillirent le Commandant Suprême, leur père. Leronica était enterrée ici. Il aurait pourtant aimé la ramener sur Caladan. Où Estes et Kagin étaient repartis pendant l’évacuation. Il doutait qu’ils reviennent jamais sur Salusa. Les réfugiés se réjouissaient de la semi-victoire, mais la Ligue avait désormais la tâche ardue de dresser les comptes de la Grande Purge. Des expéditions étaient parties sans l’espace plissé pour faire le bilan des Mondes Synchronisés qui avaient été atomisés et sur lesquels aucune machine pensante n’était censée subsister. Les rapports affluèrent : des images de mondes carbonisés, irradiés, fracturés, fondus comme s’ils avaient été plongés dans un monstrueux chaudron de matière au centre profond de l’univers, là où naissaient les systèmes stellaires. L’armada humaine avait laissé un itinéraire de désert balisé désormais d’astéroïdes creux, de poussière de mondes. Corrin restait le dernier bastion du suresprit après l’élimination des cinq cents mondes sur lesquels il avait régné. Les populations de la Ligue – celles qui avaient survécu au Fléau d’Omnius après des siècles d’oppression – considéraient cela comme une bénédiction. Pour les Martyristes, c’était l’épée vengeresse de sainte Serena qui avait frappé. Lors de la première session du Conseil du Jihad reformé, Vorian proposa et obtint qu’on construise d’autres bâtiments de guerre pour renforcer le cordon de blocus au large de Corrin. Il craignait que sans une manœuvre suicide, les vaisseaux d’Omnius ne foncent dans le réseau de brouillage et ne détruisent des éléments de la Ligue. Il fallait plus de mines, plus de satellites de brouillage, plus d’armement lourd et de vaisseaux pour coincer Omnius dans son repaire. Le Jihad assiégerait le monde des machines aussi longtemps qu’il le faudrait, des mois, des années peut- être. Le Grand Patriarche Boro-Ginjo annonça dans le Hall du Parlement, devant une assistance exultant : — En ce jour, quatre-vingt-treize ans après que Serena Butler nous a enjoint de combattre les machines pensantes, je déclare le Jihad comme terminé ! Nous avons écrasé à jamais Omnius ! Vorian, qui se tenait à son côté, éprouvait un sentiment de vide et d’épuisement. Les gens se réjouissaient mais, pour lui, la guerre était loin d’être terminée. Aussi longtemps qu’il resterait des machines pensantes debout et un Omnius enfermé dans son bastion. Quentin semblait tout aussi abattu. Ceux qui l’observaient pouvaient croire qu’il était fatigué après tous ses combats, mais cela allait plus loin. Nous avons supprimé beaucoup trop de vies pour une victoire encore non acquise. Il priait pour que le genre humain n’ait pas encore à se servir d’armes absolues... Vorian circulait dans un véhicule ouvert sous les vivats de la foule. Quatre millions de citadins l’applaudissaient en agitant des fanions du Jihad et des projections holos de lui, de Serena, de son bébé, de Ginjo et autres Héros du Jihad. Il en manque un, se dit-il, en pensant à Xavier, son frère d’armes. Abulurd a peut-être raison. Nous devrions au moins réparer les erreurs de l’Histoire. Mais les plaies du Jihad n’étaient pas encore refermées dans l’esprit de la population. Il fallait attendre qu’elles soient cicatrisées avant d’oublier et de reconstruire. Il descendit au milieu de la foule, au centre de Zimia. Des femmes l’embrassèrent, des hommes lui donnèrent l’accolade. Il s’avança vers l’estrade qui avait été dressée sur la grande plaza, à l’ombre des grands immeubles gouvernementaux. Il avait insisté pour que le Tercero Abulurd Harkonnen en grand uniforme soit présent en tant qu’adjudant, même s’il devait être honoré au même titre que son frère Faykan pour leurs faits d’armes sur Salusa. Le Grand Patriarche avait jugé qu’il était peu avisé de montrer un Harkonnen dans une position aussi honorifique, mais Vorian lui avait décoché un regard glacé et hostile, et Boro-Ginjo avait été réduit au silence. Après dix-neuf ans de service, Vorian était lourdement chargé de médailles. Pourtant, même dans les cérémonies les plus prestigieuses, il se contentait de porter quelques barrettes. Les gens tenaient à lui taper sur l’épaule pour manifester leur sympathie, leur affection. Et les politiciens tenaient à se montrer en sa compagnie. Je suis la personnalité la plus célèbre de la Ligue des Nobles, et je me fiche de la gloire. Tout ce que je veux, c’est la paix et la tranquillité. Il avait accepté les médailles du Grand Patriarche. Il avait prononcé un discours pour rendre hommage à tous ceux qui avaient servi dans le Jihad et qui avaient donné leur vie pour la Grande Purge. Il lui faudrait du temps pour reconsidérer sa vie, pour se retrouver, et savoir ce qu’il avait encore envie de connaître dans cette vie qui n’en finissait pas. Un mur formidable de vaisseaux tournait désormais autour du dernier bastion des machines. Et l’Omnius ultime estimait la situation en compagnie d’Érasme. Au-delà, les vaisseaux de l’humanité restaient présents avec leurs formidables ogives nucléaires. — Ces vermines de hrethgir vont recevoir des renforts, déclara Omnius. — Il ne fait aucun doute qu’ils ont pris la décision d’assiéger Corrin, dit Érasme. Auront-ils la patience et la force nécessaire pour tenir ? Les humains n’ont jamais excellé dans les plans à long terme tels que celui-ci. — Néanmoins, il convient de renforcer nos défenses, de construire de nouveaux vaisseaux. Il faut que nous soyons inexpugnables. Indéfiniment si nécessaire. Les machines doivent vaincre les humains à long terme. Tel est leur plan. Seconde partie 88 A.G. (avant la Guilde) Dix-neuf années plus tard. Il manque aux humains ce que les machines auront toujours : une patience infinie et la longévité nécessaire. Commandant Suprême Vorian Atréides, Premières estimations du Jihad (Cinquième édition). Après deux décennies d’apaisement relatif, les survivants de l’humanité commencèrent à récupérer, à reconstruire leurs mondes, leurs sociétés, et à oublier un peu la menace. À l’exception de Corrin, tous les Mondes Synchronisés étaient dévastés, inhabitables. Les humains s’étaient montrés aussi impitoyables que les machines pensantes. Les survivants assuraient que le résultat avait été à la mesure de leurs efforts. Même si quelques planètes avaient été épargnées, le Fléau d’Omnius avait éliminé un tiers de la population. Après son passage, des enfants étaient nés, de nouvelles villes avaient été construites, de nouvelles cultures étaient apparues et le commerce avait été rétabli. La Ligue s’était trouvé de nouveaux leaders et la population se concentrait avant tout sur sa survie. Mais Corrin demeurait une plaie purulente dans l’espace. Un abcès protégé par des vaisseaux robotiques immuables face à un réseau impénétrable de satellites de brouillage et de vaisseaux humains prêts à faire feu à tout moment. Les machines avaient tenté plusieurs fois de forcer le blocus et elles avaient été repoussées ou détruites. Corrin était devenu un tourbillon de vaisseaux, d’armements, de soldats, d’engins de tout gabarit. Et au centre de la planète, le dernier Omnius attendait, calculait, guettait... Abulurd Harkonnen, avec son nouveau grade de bator, avait été assigné au service de la flotte de surveillance de Corrin. Là, il pouvait encore être utile à la Ligue, mais il soupçonnait quand même son frère Faykan de l’avoir proposé à ce poste pour que les retombées de l’incident à propos des Harkonnen ne touchent pas la capitale de la Ligue. Depuis la fin du Jihad, Faykan avait quitté l’armée pour se lancer dans une brillante carrière politique. Il avait fini par être élu Vice-Roi par intérim, à la suite de six autres qui s’étaient montrés aussi ternes et peu inspirés que Brevin O’Kukovich. Faykan semblait être le leader ferme et décidé que la Ligue attendait. Abulurd commandait la flotte de blocus de Corrin depuis presque une année. Il était le cerbère humain d’Omnius. Il se félicitait parfois en pensant aux citoyens de la Ligue qui dormaient plus paisiblement. Le suresprit continuait à concevoir et à construire de nouveaux types de vaisseaux, des forceurs de blocus aux boucliers puissants destinés à casser les murailles de sa prison électronique. Mécaniquement, les machines essayaient de trouver une brèche dans les défenses humaines. Elles cherchaient à neutraliser le filet de brouillage pour lancer des vaisseaux de mise à jour et disperser les copies d’Omnius sur de nouveaux mondes. Jusqu’alors, il s’était servi de la force brutale sans vraiment innover, mais il procédait méthodiquement. À chaque tentative, il variait les paramètres de quelques degrés, essayant de déterminer une technique efficace. Mais la stratégie d’Omnius ne variait pas de façon significative – si l’on exceptait quelques tentatives d’évasion violentes qui avaient surpris tout le monde. Aucune n’avait abouti, mais Abulurd restait sur le qui-vive. L’Armée du Jihad ne pouvait abaisser sa garde. Depuis quinze ans, tandis que l’Histoire suivait son cours, que la politique et la société changeaient dans les Mondes de la Ligue, les vaisseaux du blocus n’avaient cessé de repousser de furieuses attaques suicides. Le suresprit essayait tour à tour les anciennes technologies et les nouvelles. Les vaisseaux qui montaient de Corrin lançaient des projectiles autoguidés et des cibles leurres dans tous les azimuts. Après chaque échec, les robots construisaient sans cesse de nouvelles unités. L’industrie des machines tournait à plein régime dans cet état de guerre permanente. Et un véritable archipel de carcasses sur orbite s’était formé autour de Corrin. De leur côté, les Mondes de la Ligue construisaient eux aussi intensément pour ne laisser aucune brèche dans la force de garde. Mais la majorité des citoyens ne se souciait plus guère de cet abcès lointain. Au sein du Parlement, certains s’irritaient des dépenses permanentes du blocus. Après tout, le Jihad avait officiellement cessé. Et il fallait donner la priorité à la reconstruction, repeupler les mondes ravagés. Ce qui coûtait cher. Un siècle de batailles et de massacres avait laissé la Ligue des Nobles amoindrie, usée et presque ruinée avec des milliards de morts et une industrie affaiblie par la production d’armement en masse qui avait pris le pas sur toute autre industrie. Le peuple aspirait au changement. Quand, deux ans après la Grande Purge, Vorian Atréides avait proposé une nouvelle mission ambitieuse pour éliminer le dernier bastion des cymeks sur Hessra, il avait été traité de va-t-en-guerre et hué à l’Assemblée. Voilà comment on traite le plus grand héros de l’humanité, avait songé Abulurd avec amertume. Depuis des années, il était troublé de voir comment son mentor avait été écarté en tant que symbole du passé sanglant : un obstacle à l’avenir naïvement radieux. Mais Corrin était un rappel permanent et gênant de la fureur d’autrefois. Après la fin du Jihad, les militaires épuisés avaient été réorganisés et regroupés sous le nom d’Armée de l’Humanité. À titre symbolique, la structure de commandements et de grades avait été modifiée. Les titres de Primero, de Segundo ou de Tercero avaient été remplacés par des termes issus de l’ancien âge d’or de l’humanité, qui remontaient au Vieil Empire et même plus avant : Levenbrech, Bator, Burseg, Bashar... Le choix de porter le nom d’Harkonnen qu’Abulurd avait fait des années auparavant avait sans doute freiné sa carrière, mais ses actes de service et l’appui tranquille et efficace du Bashar Suprême Atréides lui avaient valu une nomination à un rang équivalent à celui de Segundo ou colonel. Depuis quinze ans, il avait servi sur six mondes différents, dirigé des travaux du génie civil pour la reconstruction des cités et maintenu la sécurité tout en restant présent au niveau militaire. Et maintenant, à la tête des chiens de garde de Corrin, il se sentait vraiment au cœur de l’action. Après des mois face à la flotte robotique qui maintenait sa position de défense agressive, il ne ressentait pas le sentiment d’ennui que montraient les éléments les plus jeunes. La plupart n’étaient pas en âge de se souvenir du temps où les Mondes Synchronisés avaient contrôlé la plus grande partie de la galaxie. Ils n’avaient jamais combattu dans l’Armée du Jihad. Pour eux, c’était de l’histoire ancienne, et non pas un cauchemar encore proche. Ils étaient la première génération née après le Fléau, issue d’un stock génétique sain et plus résistant aux maladies. Les récits sur le Jihad et les cicatrices qu’il avait laissées leur étaient familiers. Ils avaient tous entendu parler des batailles conduites par le valeureux Vorian Atréides – désormais Bashar Suprême – et Quentin Butler. Ils connaissaient les Trois Martyrs et évoquaient même encore la « lâche trahison » de Xavier Harkonnen, tant ils étaient nourris de propagande. Durant cette période de calme relatif, Abulurd avait fait plusieurs tentatives officielles pour qu’on reprenne l’enquête sur la trahison supposée de son grand-père, mais on lui avait fait la sourde oreille. Quatre-vingts ans s’étaient écoulés et la Ligue avait des préoccupations plus importantes... Quelquefois, dans les salles d’exercice ou bien au mess, les soldats lui demandaient de raconter ses campagnes, mais il devinait leur mépris sous-jacent pour un foudre de guerre qui n’avait guère de hauts faits à son actif. Sous la protection de Vorian Atréides, il n’avait jamais participé aux batailles essentielles. Certains, qui avaient écouté leurs parents, disaient qu’ils n’attendaient rien d’un Harkonnen. Mais d’autres étaient impressionnés par le fait qu’il ait sauvé Rayna Butler, l’égérie du Culte de Serena, sur Parmentier. Mais il lui suffisait d’observer la tanière d’Omnius depuis la passerelle de commandement pour supporter le poids des rumeurs. Il savait ce qui importait avant tout. Il avait sous ses ordres quatre cents ballistas et plus d’un millier de chasseurs javelots, une force écrasante pour maintenir un blocus avant tout assuré par les satellites de brouillage Holtzman et les champs de mines de première ligne. En face, les défenses des machines de Corrin étaient invincibles. Les quelques offensives de la Ligue n’avaient jamais ouvert un passage pour larguer des atomiques à pulsion sur la planète. Même les bombardiers du Culte de Serena avaient échoué. C’était l’impasse. Abulurd multipliait les exercices pour maintenir ses troupes en forme. Il n’avait qu’un seul but : attaquer en force et en finir une fois pour toutes, ne serait-ce que pour prouver sa valeur au combat ! Mais pour cela, il avait besoin d’au moins mille vaisseaux supplémentaires. Et la Ligue était encore faible, méfiante, incapable de fournir un pareil effort de guerre. Les machines pensantes nous ont-elles endormis ? Sommes-nous devenus complaisants et incapables de trouver des solutions neuves ? Malheureusement, il en eut la preuve plus tôt que prévu. Les soldats comptaient les jours qui les séparaient de leur retour, et ils furent tirés de leur apathie par les sirènes d’alarme. Abulurd se précipita vers la passerelle. — Bator Harkonnen, trois vaisseaux robotiques viennent de s’infiltrer dans l’anneau de défense, lui annonça le sous-opérateur de scanning. Trajectoires aléatoires en direction du réseau de brouillage. — Ils ont déjà essayé ça. Sans succès. — Mais, cette fois, c’est différent, Bator. Ils ne suivent pas le schéma habituel. — Regardez leurs moteurs ! — Alerte maximale. Formation de défense. Préparez-vous à l’interception. Même s’ils sont rapides, les satellites vont neutraliser leurs circuits gel. Omnius le sait. Les nouvelles armes étaient des missiles effilés, des dagues qui transpercèrent le réseau de satellites et traversèrent les barrières Holtzman qui auraient dû effacer leur programme. Elles continuèrent d’accélérer. — Activez l’armement et ouvrez le feu ! lança Abulurd. Il faut les arrêter à tout prix : elles ont peut-être une gelsphère ! — Mais comment sont-elles passées ? Ils auraient de nouveaux boucliers ? — À moins que nous n’ayons simplement affaire à des engins automatiques, sans circuit gel. (Abulurd se pencha sur les moniteurs des scanners.) En ce cas, il n’y a pas de machine pensante à bord. Qu’est-ce qui peut piloter ces missiles ? Est-ce qu’Omnius n’aurait pas ressorti un vieil ordinateur sans intelligence ? Les vaisseaux de garde ouvrirent le feu, mais les vaisseaux-dagues accéléraient si rapidement qu’aucun projectile à haute vélocité ne les intercepta. D’autres vaisseaux de la Ligue s’étaient rabattus et avaient déclenché un tir de barrage foudroyant. Les hommes de quart venaient de réaliser qu’il était possible qu’un unique adversaire puisse passer à travers les mailles du filet. Mais il était improbable qu’il emporte une copie du suresprit, pas après avoir franchi le rideau de brouillage. — Ne relâchez pas la surveillance de Corrin ! cria Abulurd. Je ne me fie pas à Omnius : il serait bien capable d’essayer autre chose pendant que nous leur donnons la chasse. — Bator, nous ne réussirons jamais à rattraper ces engins. — Mais bien sûr que si, nom de Dieu ! (Abulurd repéra aussitôt les trois appareils à la périphérie du dispositif de blocus.) Dispersion des vaisseaux pour interception ! Il faut absolument les arrêter ! Vous n’avez jamais eu une priorité de cet ordre dans votre carrière. Même sans circuits gel, ces choses peuvent être porteuses de nouveaux virus. Cette idée provoqua la panique chez les soldats et ils se précipitèrent frénétiquement pour obéir à ses ordres. — Bator ! Les machines font encore une de leurs sorties surprises contre les satellites de brouillage ! Elles tentent une percée massive ! Abulurd cogna dans sa main. — J’étais sûr que c’était une manœuvre ! Rapprochons-nous de Corrin ! Qu’on repousse ces vaisseaux ! Il étudia les moniteurs. Il se pouvait qu’il ait choisi le mauvais leurre. Quel était le stratagème ? Ou bien Omnius tentait-il deux plans simultanément ?... Les vaisseaux d’interception de la Ligue avaient ouvert le feu et des insultes et des jurons envahissaient les circuits. Les anneaux de défense de la Ligue se regroupaient sur orbite haute pour tenter de bloquer les machines en pleine phase d’accélération. Les trois missiles de départ changèrent de cap en s’écartant, comme s’ils escomptaient qu’un seul d’entre eux, au moins, puisse s’échapper. Les défenseurs de la Ligue détruisirent le premier dès qu’il acquit suffisamment de vitesse. Entre-temps, à proximité du réseau de brouillage, la bataille était engagée. Quelques vaisseaux robots avaient plongé dans le mortel réseau de pulsion. Leurs circuits gel oblitérés, ils n’en restaient pas moins des projectiles géants qui filaient sur leur trajectoire. Les vaisseaux de garde les découpèrent en vol. Des centaines de satellites de brouillage furent redéployés en quelques minutes pour combler les trous énergétiques avant qu’il ne soit trop tard. Le deuxième missile explosa sur le vecteur qui l’emportait vers la géante rouge de Corrin. Le troisième était en pleine phase d’accélération et s’éloignait de la flotte. Les éclaireurs lointains, qu’Abulurd avait disposés sur des orbites éloignées de la planète, intervinrent alors. Ils coupèrent la route du missile et déclenchèrent leur artillerie. Les impacts se succédèrent en quelques minutes, mais aucun ne vint à bout du blindage du missile. La bataille se poursuivait – réelle ou simple diversion ? – mais sept autres vaisseaux de la Ligue se portèrent à l’assaut du dernier missile, à la lisière du système. Au dernier instant, l’avant de la torpille se déploya comme une fleur et cracha un essaim de containers à autopropulsion, à peine plus grands que des cercueils. Ils partirent dans toutes les directions comme des étincelles jaillissant d’un feu de camp. — Une nouvelle astuce d’Omnius ! cria un pilote. Abulurd comprit alors que ces cosses spatiales étaient l’essentiel de cette évasion. — Arrêtez-les à tout prix ! C’est sûrement une arme terrible, ou de nouvelles copies d’Omnius qui vont aller se répandre partout ! Si nous échouons, l’humanité va en payer le prix durant des siècles ! Tous les tirs convergèrent avec précision. Les soldats étaient convaincus et effrayés. Ils détruisirent la plupart des containers. Mais pas tous. Glacé, Abulurd se souvint des torpilles qui avaient semé la peste sur Parmentier et les autres Mondes de la Ligue. Le cœur serré, il ordonna : — Poursuivez-les avant qu’elles échappent aux rayons de détection. Suivez leurs trajectoires, estimez les cibles éventuelles. (Il attendit, angoissé, pendant que ses hommes traçaient les routes des machines.) Mais bon sang ! Il va falloir absolument resserrer nos lignes de défense pour que ça ne se reproduise pas ! Il serrait les dents : Vorian serait furieux qu’il n’ait pas pu maîtriser un tel désastre potentiel. — Bator Harkonnen, un groupe se dirige vers Salusa Secundus. L’autre vers... Rossak. Il acquiesça, à peine surpris. En dépit du risque, il savait ce qu’il avait à faire. C’était la seule façon d’empêcher les missiles à haute vélocité d’atteindre leurs cibles. — Je vais prendre un éclaireur Holtzman et retourner à Zimia pour donner l’alerte. Je prie pour qu’ils soient prêts à temps. On a dit de Yorek Thurr que si les humains avaient des engrenages et des boulons, les siens seraient dévissés et enrayés. Les Chroniques du Jihad, attribuées à Érasme. Quand l’Armée du Jihad avait détruit Wallach IX, Yorek Thurr n’avait eu la vie sauve qu’en se réfugiant sur Corrin. Mais il regrettait d’y être venu. Après dix- neuf années interminables et pénibles, il était pris au piège et sans emploi sur le dernier des Mondes Synchronisés. Omnius avait transformé la planète en un bastion de la dernière chance, un fantastique camp retranché. En théorie, Thurr y était à l’abri. Mais cela valait-il la peine ? Comment pouvait-il espérer laisser sa marque dans l’Histoire avec les mains liées ? Les yeux protégés des rayons sanglants du soleil de Corrin, chauve, la peau tannée, il avait contourné les enclos des esclaves misérables et leva les yeux vers la Grande Spire, la demeure du suresprit. Dès que les vaisseaux de la Grande Purge avaient surgi au large de Wallach IX, il avait deviné les intentions des humains. Avant que les premiers bombardiers kindjals aient déployé leur rideau d’atomiques à pulsion, il avait sauté dans un vaisseau rapide et fui la planète en emportant une copie du suresprit local comme monnaie d’échange. Il se disait qu’il aurait pu trouver un autre refuge. Mais non, stupidement, aveuglément, il avait débarqué sur Corrin ! Immunisé contre le rétrovirus ARN et avec le traitement de longévité dont il avait bénéficié, Yorek Thurr aurait dû être invincible. Son instinct seul l’avait ramené vers le cœur des Mondes Synchronisés. Bien entendu, avec son vaisseau à propulsion classique, il était arrivé bien trop tard, après l’holocauste, et les humains avaient déjà resserré le filet autour du suresprit et établi l’ultime blocus. Il avait transmis des ordres contradictoires aux pilotes stressés, épuisés, de la flotte humaine. Ils ne s’attendaient pas à ce que quiconque tente de se glisser sur Corrin. Omnius avait regroupé toutes ses forces de défense mécanique en surface ou sur orbite basse. Il avait suffi à Thurr de transmettre ses clés secrètes de subrogation et ses codes d’identification pour qu’on le laisse passer et atterrir. À présent, il ne pouvait plus repartir ! Mais à quoi avait-il donc pensé ? Il avait cru que les machines gagneraient à terme. Omnius avait dirigé les Mondes Synchronisés depuis plus d’un millénaire – comment un pareil empire pouvait-il s’effondrer en un mois ? J’aurais dû aller ailleurs... n’importe où. Mais avec l’Armée de l’Humanité qui montait la garde au large, ni lui ni aucune unité des machines ne pouvait quitter la planète. C’était un tel gaspillage de temps et de talents, bien plus grave que de vivre dans la Ligue. Thurr était las de souffrir de ses erreurs et il voulait depuis longtemps faire souffrir quelqu’un d’autre. Si seulement, se disait-il, il pouvait aller là-haut rencontrer les militaires de la Ligue et se débrouiller pour franchir le cordon. Après sa carrière à la tête de la Jipol et ses états de service brillants, on le reconnaîtrait encore, même après si longtemps. Camie Boro-Ginjo avait recueilli tous les bénéfices, mais c’était lui, Yorek Thurr, qui avait sali l’image de Xavier Harkonnen et fait d’Iblis Ginjo un saint. Mais Camie avait manœuvré pour le forcer à quitter la Ligue. Il se disait qu’il n’aurait pas dû simuler aussi bien sa mort... Oui, il avait constamment pris les mauvaises décisions. Dans les laboratoires, il avait rencontré un esprit compréhensif en la personne de Rekur Van. Lui et le chercheur tlulaxa mutilé avaient combiné leurs connaissances et leur appétit cruel de destruction pour forger des schémas d’une fantaisie abominable contre les humains. Ces sous-êtres méritaient bien un destin de souffrance et d’exactions. Lorsque Érasme avait conclu que la régénération des membres du Tlulaxa était un échec, Rekur Van avait abandonné tout espoir de fuite. Mais Thurr, lui, pouvait gagner une planète habitable et y laisser enfin sa marque... s’il parvenait à prendre le large. Il leva les yeux vers le ciel et se dit que c’était improbable dans l’immédiat. Érasme, toujours imprévisible, lui rendit visite avec son compagnon, Gilbertus Albans. Le robot indépendant semblait comprendre la frustration de Thurr mais il ne lui offrait aucun espoir de s’évader de Corrin. — Vous pourriez peut-être trouver une autre idée pour tromper la flotte des chiens de garde. — Comme je l’ai fait pour les pestes ? Ou les projectiles ciblés ? Je me suis laissé dire qu’ils avaient réussi à franchir le blocus. (Il eut un sourire furtif.) Je n’aurais pas eu à résoudre tous vos problèmes – mais je l’aurais fait si j’avais pu. Je veux m’extirper d’ici plus que toutes vos machines. Érasme n’était pas convaincu. — Malheureusement, désormais, l’Armée de l’Humanité sera d’autant plus vigilante. — Surtout après que les mécaniques voraces ont atteint leur cible et entamé leur travail. Par-dessus tout, Thurr aurait souhaité se trouver sur place. Érasme se tourna vers son fils humain. Thurr détestait le compagnon du robot car il avait bénéficié du traitement d’immortalité alors qu’il était encore tout jeune. — Qu’en penses-tu, Gilbertus ? demanda le robot. Gilbertus se tourna vers Yorek Thurr et le toisa comme s’il n’était qu’un sujet d’expérience raté. — Je pense que le comportement de Yorek Thurr est trop proche de celui des humains, dit-il. — Je suis d’accord, dit Érasme, apparemment ravi. — Même ainsi, grinça Thurr, je reste encore un humain, et ça, robot, tu ne le comprendras jamais. Il sentit qu’il venait de toucher un point sensible d’Érasme et il en fut satisfait. Certes, ce n’était pas la liberté, mais il venait au moins de remporter une petite victoire. Aussi longtemps que la Terre, notre Mère et le lieu de notre naissance demeurera dans la mémoire de la race humaine, elle ne sera pas détruite. Au moins, nous pouvons être certains de cela. Porce Bludd, Cartographie des Cicatrices. La longue succession de frappes atomiques avait été une terrible épreuve pour Quentin Butler. Presque vingt ans plus tard, l’ex-commandant ne pouvait passer une nuit sans traverser des cauchemars peuplés des milliards d’humains qu’il avait exterminés pour annihiler les machines pensantes sur tous les mondes qu’elles dirigeaient. Il n’était pas le seul à penser que les plus heureux avaient été les vaillants Jihadis qui avaient trouvé une mort rapide et propre en se perdant dans le mystérieux labyrinthe de l’espace plissé. Le plus grave était de survivre avec la certitude qu’on avait les mains souillées de sang. Tel avait été le prix à payer. Il devait le supporter, ne serait-ce que pour l’honneur des victimes. Et ne jamais oublier. Les gens le considéraient encore comme un héros, mais il n’en tirait plus aucune fierté. Quant aux historiens de la Ligue, ils embellissaient tout ce qu’il avait accompli dans sa carrière militaire. Mais le véritable Quentin Butler n’était guère plus qu’une coquille vide, une statue faite de souvenirs, d’espoirs, de deuils et de pertes. Son cœur et son âme n’étaient plus présents depuis ce qu’il avait été forcé de perpétrer. Il se contentait de voir Faykan et Abulurd suivre le cours de leurs vies. Faykan s’était marié et avait fondé un foyer alors que son jeune frère restait célibataire. Il avait peut-être l’intention de donner le nom d’Harkonnen à ses enfants, après tout. Quentin se sentait aussi vide que Wandra, son épouse cataleptique, isolée depuis des années dans la Cité de l’Introspection. Au moins, elle connaissait la paix. Parfois, quand il lui rendait visite, il regardait en silence son beau visage et l’enviait. Il avait dû prendre trop de décisions difficiles, lancer trop d’attaques et envoyer trop d’hommes à la mort, sacrifier des prisonniers humains, et le poids de ses souvenirs était insupportable. Il avait libéré tous ces gens du joug d’Omnius en les massacrant. Il ne pouvait plus vivre avec un tel poids dans son esprit. Des années après la fin de la Grande Purge, il avait servi à des postes insignifiants avant de choquer son fils aîné en tentant de démissionner. Faykan avait réagi en lui proposant un poste d’ambassadeur ou de représentant du Parlement. Il voulait le garder auprès de lui. — Ce n’est pas pour moi, avait répondu Quentin. Je n’ai aucune envie de commencer une nouvelle carrière à mon âge. Mais le Grand Patriarche – qui était encore Xander Boro-Ginjo – lui avait lu une déclaration rédigée par quelqu’un d’autre, refusant sa démission pour la transformer officiellement en permission de durée indéfinie. Quentin avait été indifférent à cette élégance sémantique, puisque le résultat serait le même. Il avait trouvé une autre ressource. Son vieil ami Porce Bludd, un sympathique compagnon des jours anciens où il avait été simple soldat travaillant comme ingénieur à la construction de la Nouvelle Starda, lui proposait de l’accompagner dans des expéditions et autres pèlerinages. Depuis le Fléau d’Omnius et la Grande Purge, le noble philanthrope était obsédé par l’idée de venir en aide aux planètes. Sur Walgis et Alpha Corvus, deux mondes calcinés qui avaient appartenu aux machines, il avait découvert quelques survivants errant dans la plus extrême détresse. Ils menaient une existence sordide, affaiblis, affamés. Les cas de cancer étaient nombreux depuis l’attaque nucléaire. La technologie et les infrastructures n’existaient plus, mais les plus résistants s’accrochaient à la vie et avaient formé des réseaux d’entraide. Bludd avait demandé à la Ligue des volontaires et du matériel de transport aérien pour ravitailler les survivants. Dans les cas les plus graves, des villages entiers contaminés avaient été évacués vers des régions moins touchées ou bien embarqués à bord de vaisseaux vers des mondes plus hospitaliers. La population humaine avait été ravagée et disséminée après le passage du rétrovirus, et de nouvelles lignées sanguines étaient les bienvenues, surtout auprès des Sorcières de Rossak. Des politiciens sévères estimaient que la libération de l’emprise des machines était la meilleure des compensations pour les survivants. Quentin avait conscience que ceux qui faisaient de telles déclarations définitives ne s’étaient pas portés volontaires au départ... Bludd, qui n’avait plus d’ambition politique, tourna tout simplement le dos au Parlement quand on lui refusa des secours. Il déclara à Zimia : — Je suis prêt à apporter toute l’aide financière qui est en mon pouvoir. Peu m’importe de dépenser jusqu’au dernier cent de ma fortune. Cela est le but essentiel de ma vie. Même si la plus grande part de la fortune familiale avait été perdue durant la révolte des esclaves qui avait ravagé la plus grande partie de Starda et au cours de laquelle le grand-oncle de Porce avait trouvé la mort, des sommes importantes continuaient de se déverser dans les coffres de Poritrin, venues du marché en pleine expansion des boucliers personnels. Il semblait que tout le monde voulait en porter dans la Ligue, même si la menace des machines pensantes n’existait plus. Bludd avait entendu parler de la mise en congé de Quentin et l’avait activement recherché. — Je ne suis pas certain que tu veuilles vraiment voir ça de tes yeux, lui dit-il avec infiniment de compassion. Mais j’ai l’intention de visiter les planètes victimes de la Grande Purge. Les anciens Mondes Synchronisés. Les atomiques ont détruit des écosystèmes entiers tout en annihilant le Fléau d’Omnius, mais il nous reste peut-être une chance... (Bludd leva le doigt, le regard brillant.) Une chance, je te le dis, que des humains aient survécu. Il faut que nous les trouvions et que nous leur venions en aide. — Oui, je suis d’accord, dit Quentin avec l’impression qu’un poids énorme venait de quitter soudain ses épaules. Il frissonnait à la seule idée d’aller sur les mondes irradiés, sur lesquels il avait lui-même fait déverser des tonnes d’ogives nucléaires. Mais s’il existait pour lui un moyen même infime de s’amender... Le luxueux yacht spatial de Bludd n’évoquait en rien un bâtiment de guerre avec ses quartiers d’habitation confortables, sa vaste soute remplie de médicaments et de moyens de secours. On y trouvait même un éclaireur dans un hangar. Réticent au départ, Quentin finit par décider qu’il devait profiter du voyage dans les meilleures conditions. Il avait consacré plus de quarante ans de sa vie au Jihad, participé à tant de missions, qu’il se devait bien ça. Durant leur long voyage, Quentin et Bludd sautèrent de monde en monde. Autant de planètes radioactives. Dix-neuf années auparavant, Quentin avait suivi un itinéraire semblable avec ses armes d’anéantissement. Maintenant, il remontait le parcours à l’envers, au nom de la compassion et du souvenir. Quentin observait le paysage désolé d’Ularda. Le sol était vitrifié, les arbres n’étaient plus que des moignons plantés dans le sol contaminé. Les immeubles avaient été rasés, mais une poignée de survivants avaient trouvé dans les décombres de quoi construire des cabanes, des abris, et même des maisons où ils pouvaient échapper aux tempêtes post-atomiques qui déchiraient les plaines. Quentin avait une boule dure dans la gorge. — Est-ce qu’on s’habitue à ça ? Bludd se tourna vers lui avec un regard triste. — Espérons que non. Au nom de notre propre humanité, il ne le faut surtout pas. Ils survolèrent des champs où des hommes et des femmes creusaient la terre avec des barres et des débris métalliques. Quentin ne pouvait imaginer comment ils vivaient. Ils levaient la tête à leur passage. Certains leur faisaient signe de la main, d’autres couraient vers les abris les plus proches, redoutant que ce nouveau vaisseau annonce un retour des forces robotiques. Bludd ne put retenir ses larmes. — J’aimerais tant pouvoir les embarquer tous pour les emmener en sécurité. Je suis assez riche et j’ai assez d’influence pour les sauver tous. Tu ne le penses pas, Quentin ? Pourquoi je ne le peux pas ? Même avec le brouillage des radiations, Bludd réussit à détecter encore trois autres villages de regroupement. En gros, il compta moins de cinq cents survivants... Sur combien de millions d’habitants ? Une pensée pénétra l’esprit de Quentin. Si cinq cents humains fragiles avaient réussi à échapper à l’holocauste, était-il possible qu’une copie du suresprit ait survécu à la destruction des atomiques à pulsion ? En ce cas, la destruction qu’il avait semée serait vaine. Il ferma les yeux à l’instant où Bludd posait le yacht. Ils revêtirent des combinaisons de protection et sortirent. Ils s’arrêtèrent devant les épouvantails humains qui trimaient pour trouver leur subsistance. Les plus forts avaient survécu. Sur ce monde, on mourait jeune et de façon atroce. Fait surprenant, ils n’étaient pas les premiers à débarquer sur Ularda après la Grande Purge. Ils rencontrèrent les anciens – des anciens alors que le plus vieux devait à peine approcher de la quarantaine ? – et Quentin découvrit que le Culte de Serena avait pris racine ici sous l’influence des missionnaires formés par sa petite- fille, Rayna. Malgré leur vie précaire, ces gens condamnaient toute forme de technologie et considéraient les attaques atomiques comme un juste châtiment contre les machines pensantes. Sur des mondes tels que celui-ci, où une population fantôme souffrait en silence et n’avait rien à sacrifier, les religions fanatiques trouvaient un terreau idéal. Le Culte de Serena, issu des premiers Martyristes, fournissait à ces survivants diminués et aigris un bouc émissaire idéal, la cible de leur désespoir et de leur colère. Ils avaient compris le message de Rayna : ils devaient détruire les machines sous toutes leurs formes et ne jamais autoriser l’humanité à utiliser des ordinateurs. Si Quentin respectait leur philosophie, il rejetait quand même leur message inflexible. Durant vingt ans, les planètes de la Ligue qui avaient souffert du Fléau mais non du feu nucléaire avaient accueilli la croisade antitechnologique avec ferveur. Les populations détruisaient les machines sous toutes leurs formes. Seuls les vaisseaux spatiaux, au service de la croisade, avaient échappé au fanatisme. Les habitants du petit village d’Ularda étaient vêtus de haillons, ils perdaient leurs cheveux et leurs visages et leurs membres étaient couverts de cloques. — Nous vous apportons des vivres et des médicaments ainsi que des outils pour améliorer votre existence, déclara Bludd. (Il s’avança dans sa combinaison froissée. La population le regardait avec une avidité inquiétante, comme si elle était prête à se ruer sur lui.) Nous en apporterons plus si nous le pouvons. Nous allons demander de l’aide à la Ligue. Vous avez déjà fait preuve de courage en survivant. Désormais, les choses vont s’améliorer, je vous le promets. Avec l’aide de Quentin, il ouvrit des caisses de vivres, de vitamines et de médicaments. Puis des sacs de graines et d’engrais. Il répéta : « Nous en aurons d’autres plus tard. » Quand ils regagnèrent le yacht quelque temps après, Quentin demanda à son ancien ami : — Tu le crois vraiment ? Bludd hésita. — Non... Non, pas vraiment. Mais il faut qu’ils le croient, eux. C’était sans doute un voyage symbolique qui répondait à un besoin de voir le plus vaste champ de bataille que l’humanité ait connu. Et Bludd décida qu’ils devaient visiter la Terre. — Je doute que nous y trouvions des survivants, dit Quentin. Après tant d’années. — Je sais, dit le seigneur de Poritrin. Nous étions trop jeunes au temps de cette première victoire... le début de ce Jihad écrasant. Pourtant, en tant qu’être humain, je me dis que je dois aller y voir. Quentin rencontra le regard de son ami. — Oui, je sais, moi aussi, que nous devons aller là-bas. Nous y apprendrons peut-être quelque chose. Ou alors, en découvrant les cicatrices du berceau de l’humanité, nous saurons mieux comment achever notre travail. Mais il n’y avait plus de trace de vie sur Terre. Ils survolèrent des continents noirs, des océans à sec, des canyons fauves qui avaient été des fleuves, des estuaires où l’on devinait des dents calcinées qui avaient été des villes, des capitales. Des ports blanchis qui avaient dû abriter des navires. Des déserts grisâtres qui avaient été de vastes forêts. Des lacs devenus des cratères, des pôles semblables à des vitres épaisses. Après qu’Omnius et les cymeks avaient effacé toute trace de vie, l’Armada de la Ligue avait largué des tonnes d’ogives qui avaient stérilisé le berceau de l’humanité. Il n’en restait rien. Ils tournèrent longtemps en orbite avec l’espoir de trouver une raison de contredire leurs premiers rapports. Mais la Terre n’était qu’une sphère brûlée, hideuse. Quentin quitta la passerelle : — Nous devrions aller ailleurs. Où nous aurons peut-être un rien d’espoir, non ?... Certains disent qu’il vaut mieux régner en Enfer que servir au Paradis. C’est une attitude défaitiste. J’entends bien régner partout, pas seulement en Enfer. Général Agamemnon, Nouveaux mémoires. Le temps des changements était venu – ils l’attendaient en fait depuis longtemps. Ils avaient certes toute la patience de l’univers, mais dix-neuf ans, c’était assez. Agamemnon s’avança avec son énorme marcheur jusqu’au sommet du glacier balayé par les vents, sous la clarté glauque des étoiles qui semblaient emportées par les courants du ciel tourmenté d’Hessra. La clarté qui environnait les cymeks n’avait jamais été aussi faible que depuis le début de la Purge. Junon le suivait dans son corps métallique, avec ses membres puissants, ses moteurs inusables. Les Titans vivaient depuis si longtemps qu’ils en avaient oublié leurs objectifs. Les jours avaient passé et maintenant il était trop tard. Agamemnon et son éternelle bien-aimée était insensibles au froid, au blizzard, au gel. Derrière eux, les tours à demi enfouies de la forteresse des Cogitors étaient comme un monument à la gloire perdue des philosophes désincarnés. Elles rappelaient à Agamemnon les autels et les cryptes extravagants qu’il avait obligé les esclaves à édifier sur la Terre. — Vous êtes mon seigneur vigilant, dit Junon. Il n’aurait su dire si elle le taquinait ou admirait sincèrement sa pâle victoire d’un moment. — C’est pathétique. Après tout, nous n’avons rien à craindre. La Ligue a éliminé tous les Omnius des Mondes Synchronisés à l’exception de Corrin, où le suresprit se cache derrière tout son armement et ses robots. — Comme nous ici ? — Pourquoi ? Nous n’avons plus aucune raison de le faire. (D’un grand coup, il creusa un cratère dans la glace.) Qu’est-ce qui pourrait bien nous arrêter maintenant ? Dans son esprit, ses pensées roulaient et grondaient comme un orage en approche. Il avait honte en pensant à tous les rêves qu’il avait abandonnés. Il aurait dû sans doute périr comme tant de ses conjurés. Au bout d’un siècle ou presque de leur rébellion contre Omnius, le général et ses cymeks avaient accompli peu de chose et se terraient comme des rats sur Hessra. — Je suis las de tout ça, dit Agamemnon. Lui et Junon se comprenaient toujours. Il était surpris que la femelle Titan reste encore avec lui après un millénaire. Ou bien elle n’avait pas d’autre issue... ou elle l’aimait sincèrement. — Qu’attends-tu exactement, mon amour ? Tant de suffisance a fait de nous des mangeurs de lotus apathiques, comme du temps de ce Vieil Empire que nous méprisions tellement. Nous sommes restés assis pendant toutes ces années comme... Comme des Cogitors ! Alors que la galaxie nous est ouverte – surtout en ce moment. Agamemnon balaya de ses fibres optiques les montagnes dénudées et sans vie, les rides de glace qui progressaient inexorablement. — Il fut un temps où les machines pensantes étaient à notre service. Maintenant, Omnius a été détruit et les hrethgir sont affaiblis. Nous devrions en profiter. Mais il existe un risque sérieux d’échec. Junon le rabroua, comme toujours, d’un ton méprisant. — Depuis quand n’es-tu plus qu’un enfant tremblant, Agamemnon ? — Tu as raison, je me dégoûte moi-même. Je ne dois pas me contenter de commander pour le seul bien de malmener quelques sous-êtres. C’est une bonne chose que d’avoir des esclaves à sa disposition, mais même cela devient lassant à la longue. — Mais oui. Regarde comment a agi Yorek Thurr sur Wallach IX. Il dominait une planète entière mais ça ne lui a pas suffi. — Wallach IX n’est plus qu’une croûte radioactive. Comme tous les autres Mondes Synchronisés. Elle est maintenant inutile. — Une planète qui a fait partie des Mondes Synchronisés ne saurait être inutile, mon amour. Pense selon un autre paradigme. Agamemnon déclara : — C’est vrai, c’est à nous de susciter les changements et non pas de subir passivement les retombées de l’Histoire. Il est grand temps d’envisager un nouveau départ. Côte à côte, les deux Titans détournèrent leurs fibres optiques du paysage gelé et retournèrent vers la forteresse des Cogitors. Beowulf ne se doutait de rien, même si son destin avait été scellé par le général des Titans depuis quelque temps. Ce fut Dante qui suggéra : — Avec son cerveau endommagé, il n’est plus capable de sentir les nuances ou de tirer des conclusions. — Ce pauvre abruti ne peut même plus suivre un couloir, renchérit Agamemnon. Je le tolère depuis bien trop longtemps. — Nous devrions peut-être le laisser sortir, et il tombera dans une crevasse, proposa Junon. — Il est déjà tombé dans une crevasse quand nous avons débarqué sur Hessra. Et nous avons eu la bêtise d’aller à son secours, dit Agamemnon. Ils convoquèrent le néo-cymek en péril dans la salle centrale où s’étaient trouvés les piédestaux des Cogitors. Les runes Muadru des murs avaient été couvertes de gribouillis obscènes. Les esclaves néos, en marcheurs précaires, vaquaient à leurs tâches monotones dans les laboratoires, contrôlant en permanence le traitement d’électrafluide pour leurs maîtres. Agamemnon disposait de tout ce dont il avait besoin. Mais désormais, il lui en fallait plus. Beowulf entra d’une démarche incertaine, voûté. Environné de signaux, il se mit à tituber comme un humain ivre. — Ou... oui, Aga... Agamemnon. Vous m’avez... fait... appeler ? Le général prit un ton neutre. — Je t’ai toujours été reconnaissant pour tes services quand les cymeks se sont libérés d’Omnius. Nous avons maintenant atteint la ligne de partage des eaux. Notre situation va changer en mieux du tout au tout, Beowulf. Mais auparavant, il va falloir faire un peu le ménage. Agamemnon se dressa de toute sa hauteur. Il sortit une des armes antiques qu’il gardait dans les coffres de son marcheur. Beowulf parut intrigué. Dante se porta en avant et, rapidement, désactiva les moteurs et l’alimentation électrique de Beowulf. — Mais qu’est-ce que... ? Junon intervint d’une voix douce et calme. — Beowulf, nous devons nous débarrasser des vieux détritus avant de partir. Agamemnon ajouta : — Remercions les dieux dans toutes leurs incarnations que Xerxès ne soit plus là pour nous assister avec ses gaffes. Mais toi, Beowulf... tu es un vrai désastre sur le point d’exploser. Les Titans se refermèrent sur Beowulf et déployèrent leurs bras et leurs outils pour le démanteler. Agamemnon se dit qu’il allait bien encore trouver quelques pièces destructrices dans sa collection. — N-non ... gémit Beowulf. — Général Agamemnon, dit Dante, même moi j’ai attendu cela depuis longtemps. Les Titans doivent se ressourcer. — Ce qui importe avant tout, c’est d’étendre notre pouvoir, de regagner plus de territoire et de maintenir le tout d’une poigne de fer. J’ai trop longtemps été attiré par les planètes habitées par les hrethgir, mais depuis la Grande Purge, d’innombrables bastions s’offrent aux cymeks. C’est avec joie que je suis prêt à bâtir notre nouveau domaine sur les cimetières d’Omnius. Auparavant, quand je n’entrevoyais pas cette possibilité, je ne pouvais deviner à quel point cela pouvait être ironique autant que satisfaisant. Les terres radioactives ne posent aucun problème à nos carcasses et à nos cerveaux. Notre première démarche sera donc de régner sur l’Enfer. Ensuite, nous deviendrons plus puissants et nous serons en mesure de frapper les Mondes de la Ligue. — Junon arrachait tranquillement les jambes massives du marcheur de Beowulf, comme si elle dépeçait un crabe géant. — Mon amour, dit-elle, il n’y a pas de mal à reconstruire un nouvel empire dans les ruines. Dès l’instant où ce n’est que le commencement. Le malheureux néo-cymek continuait de gémir et de supplier, de moins en moins mobile, de plus en plus affolé. Finalement, écœuré, Agamemnon lui arracha son micro et dit : — Voilà. Nous pouvons achever le processus d’euthanasie. — Quel dommage que nous ne restions que trois Titans, dit Dante. Les néos sont encore nombreux à être loyaux, mais ils se sont toujours montrés passifs. Sans doute parce que nous les avons arrachés à des populations dominées. Agamemnon arracha brusquement une tige mentale de Beowulf. — Il faut que nous développions une nouvelle hiérarchie de Titans, mais nous ne pourrons pas obtenir le stock génétique dont nous avons besoin car nos ressources diminuent. Et les néos ne sont que des moutons. — Donc, il faut que nous cherchions ailleurs, conclut Junon. Tout simplement. Et même si Omnius a tout fait pour les exterminer, les hrethgir sont nombreux à survivre. Et les survivants sont toujours les plus forts. — Y compris mon fils Vorian. Tout en démantelant les composants qui maintenaient Beowulf en vie, le Titan se rappelait de jours lointains où son loyal servant, amoureusement, méticuleusement, nettoyait, astiquait et entretenait les pièces délicates de son père cymek. Ses gestes évoquaient un passé très lointain où un grand chef religieux se faisait laver les pieds par une servante dévouée. Oui, en ce temps-là, il y avait eu une certaine intimité entre le père et le fils. Agamemnon regrettait cette période, il aurait tant aimé que les choses ne tournent pas mal avec Vorian. Son fils avait été sa meilleure chance d’avoir un successeur parfait, mais les humains l’avaient corrompu. Junon ne s’aperçut pas de cet instant de nostalgie. — Nous devrions recruter des humains, choisir des candidats doués et les convertir à notre cause. Je suis persuadée que nous avons les talents et les techniques appropriés pour accomplir une chose aussi simple. Dès que nous aurons détaché un cerveau, il n’y aura plus grand-chose à faire pour le manipuler. Agamemnon réfléchit. — D’abord, nous allons explorer les planètes irradiées et décider des lieux où nous pouvons établir des bastions. — Wallach IX serait une première visite qui s’impose, intervint Dante. Ce n’est pas trop loin d’Hessra. — Je suis d’accord, et nous pourrons piétiner ce qui reste du trône de ce fou de Yorek Thurr. Le corps mécanique de Beowulf était à présent entièrement démonté et les pièces et les composants n’attendaient plus que d’être recyclés et conditionnés. Des assistants néos s’avancèrent pour s’en charger. Les pensées d’Agamemnon revinrent aux Mondes Synchronisés qui avaient été atomisés, et il eut soudain la conviction que Vorian avait été le fer de lance de cette destruction totale. Il pourrait être le digne successeur des Titans, après tout. ... C’est à peine alors si en nous retournant vers le lointain du passé, nous pouvons l’apercevoir tant il est devenu imperceptible. Marcel Proust ancien auteur humain. Vorian, dans son bureau de fonction du quartier général de l’Armée de l’Humanité, debout devant la fenêtre, regardait tomber le fin crachin du soir sur la ville. Après un long après-midi torride, il appréciait la fraîcheur humide. Mia avait été insupportablement moite durant toute la semaine. Cette pluie était un répit agréable, mais le Bashar Suprême n’en était pas pour autant rasséréné. Il avait le sentiment, jour après jour, de se battre en vain contre la léthargie, la stagnation du gouvernement, son incapacité à prendre des décisions difficiles. Les représentants de la Ligue craignaient d’achever le sale travail qui était nécessaire et, chaque année, ils oubliaient un peu plus. Pris dans les problèmes mineurs et les manigances politiques, ils avaient fini par se convaincre que les menaces d’Omnius et des cymeks s’effaceraient d’elles-mêmes, tout simplement. Vorian n’arrivait pas à les persuader que même si les Titans avaient perdu leur temps depuis des années, Agamemnon n’en avait pas fini avec son règne de terreur. Sa longue guerre personnelle était finie. Après la Grande Purge, Quentin Butler n’avait pas été le seul chef militaire à trouver une issue paisible. Il avait été si facile de donner la priorité à la renaissance et à la reconstruction. Après tout, la majorité voulait reléguer le Jihad dans l’Histoire ancienne. Mais ce n’était pas vraiment terminé. Pas encore, aussi longtemps que Corrin et les cymeks demeureraient des menaces contre l’humanité. Mais Vorian avait parfois le sentiment qu’il était seul à en avoir conscience. La Ligue refusait de constituer une force de défense, et même d’accepter une mission de reconnaissance vers Hessra. Pauvres idiots endormis ! se dit Vorian. Le Grand Patriarche et les nobles dépensaient leur énergie dans les problèmes économiques et l’extension de leur administration sur les Planètes Non Alignées afin de créer un empire plus cohérent, avec un contrôle centralisé pour chaque planète. Avec réticence, le Grand Patriarche avait ajouté quelques autres maillons à la chaîne qu’il portait au cou. Les Mondes Synchronisés resteraient inhabitables durant des siècles, mais il se trouvait certains Mondes de la Ligue pour considérer que les Planètes Non Alignées étaient mûres pour l’intégration. La demande de Mélange n’avait pas diminué avec la fin de la Grande Purge. Et le programme de restauration de la population était en route depuis de nombreuses années ; sous la direction de la Sorcière Suprême, Ticia Cenva. Depuis que les machines sophistiquées avaient été proscrites, tous les projets humains des cellules de travail avaient été stoppés. Ce qui impliquait le recours aux esclaves, des Bouddhislamiques provenant de planètes périphériques. Quelques voix s’étaient élevées contre l’emploi d’humains « comme les machines l’ont fait », mais sans grand effet. Ses devoirs militaires ayant été remplacés par des corvées de paperasserie, des discours et des prestations en public, Vorian avait pu continuer à rechercher sa petite-fille Raquella sur Parmentier. Et, au bout de six mois, il l’avait enfin retrouvée. Elle s’était enfuie avec Mohandas de l’Hôpital pour les maladies incurables. Ils s’étaient installés dans un village peuplé en grande partie d’un groupe d’insulaires qui se réclamaient d’une religion incroyablement ancienne, le judaïsme. Là, on leur avait porté secours -jusqu’à ce que d’autres émeutiers réchappés de la cité se déchaînent en incendiant le village et en rendant les juifs responsables de l’épidémie. Alors, Raquella et Mohandas avaient continué à fuir tout en accomplissant leur devoir, accompagnés de quelques villageois juifs qui gardaient leur identité secrète. Quand Vorian retrouva Raquella, elle travaillait dans des conditions précaires. Une grande partie de son équipement avait été détruite, aussi lui avait-il fait envoyer tout ce dont elle avait besoin ainsi que des hommes pour assurer sa sécurité. Quelque temps après, il avait recruté Raquella et Mohandas afin de former la Commission Médicale des Humanités – la CMH – qui remplaçait l’ancienne Commission Médicale du Jihad. Avec ses propres deniers, il leur acheta un vaisseau hôpital. Raquella et son équipe seraient ainsi plus efficaces. Les Mondes de la Ligue étaient sous haute surveillance médicale dans la crainte d’un retour du Fléau, même après tout ce temps... Il fallait que quelqu’un soit vigilant. Mais toutes les dépenses de la Ligue n’étaient pas aussi positives pour les citoyens. Sous les feux des projecteurs, Vorian voyait se construire l’ostentatoire Cathédrale de Serena, l’un des nombreux chantiers que Rayna Butler et ses Cultistes fanatiques avaient réussi à imposer au gouvernement dans les dernières années. Quand elle serait achevée, elle serait le plus ruineux monument religieux de l’Histoire humaine. Même si Vorian révérait Serena, même s’il l’avait aimée plus que quiconque, il se disait que tout cet argent aurait pu être mieux employé. Le Culte de Serena s’était propagé trop vite, et pour de mauvaises raisons. Même si Rayna était sincère dans sa croisade contre les machines, la plupart de ses partisans semblaient plus s’intéresser à utiliser cette fragile et pâle jeune femme pour leurs menées politiques. Personne ne semblait s’en être aperçu alors que pour lui, c’était d’une évidence criante. Personne n’écoutait le vieux « va-t-en guerre » quand il pointait le doigt sur les problèmes évidents. Il soupira. Le Parlement et l’état-major suivaient leur programme et laissaient le Bashar Suprême à l’écart des décisions. Son titre était plus honorifique que fonctionnel. Même s’il avait encore l’apparence d’un jeune homme, Faykan Butler lui-même n’avait pas hésité à suggérer qu’il accepte une retraite à long terme. Vorian ne disparaîtrait pas dans un acte glorieux comme Xavier Harkonnen. Ce serait pire : il gagnerait progressivement l’obscurité. Chaque matin, il songeait au passé, aux moments de fierté, de bonheur ou de crise qu’il avait connus. Serena, Leronica... et même son vieux Métallocerveau, Seurat, avec qui il avait fait tant de fois le tour des Mondes Synchronisés. Il ne servait plus à rien et cette situation était haïssable. Il avait atteint l’âge de cent trente-cinq ans, mais il se sentait bien plus vieux. Quand il rentrait de son quartier général, il n’y avait plus personne pour l’attendre. Ses fils étaient maintenant âgés, avec des familles nombreuses, et ils vivaient sur la lointaine Caladan. Abulurd Harkonnen, son ex-adjudant, lui manquait aussi, plus qu’Estes ou Kagin. Mais il avait passé toute l’année précédente dans le système de Corrin, à veiller sur le blocus d’Omnius. Comme si le seul fait de penser à lui avait ramené son protégé, il vit Abulurd qui remontait à grands pas la rue en direction du quartier général. Il avait la tête inclinée sous le crachin, son uniforme était froissé et il n’avait pas d’escorte. On lisait l’urgence dans son attitude. À demi convaincu de n’avoir pas une hallucination, Vorian se rua dans le couloir, dévala l’escalier et se précipita vers la porte à l’instant où le visiteur entrait. — Abulurd, c’est toi ! Le jeune officier parut sur le point de s’effondrer, comme s’il avait épuisé toute son énergie pour arriver jusque-là. — Commandant, je suis venu tout droit ici. J’ai pris un éclaireur Holtzman parce qu’il fallait que j’arrive avant les machines. Mais j’ignore combien de temps il nous reste. Si Vorian et Abulurd étaient conscients de l’urgence de la situation, les membres du Parlement considéraient qu’ils exagéraient amplement. — Après toutes ces années, qu’est-ce que les machines pensantes peuvent espérer faire ? Elles sont vaincues ! s’exclama le représentant de Giedi Prime. L’ambassadeur grassouillet d’Honru se rencogna dans son fauteuil d’un air méprisant. — Si ces missiles automatiques sont parvenus à franchir le champ de brouillage, ne sommes-nous pas certains que leurs circuits gel ont été effacés ? Donc, nous n’avons pas à nous inquiéter. Vorian n’était pas surpris par leur attitude. Dès qu’ils étaient confrontés à un vrai problème, les parlementaires discutaient jusqu’à plonger dans le doute et la confusion. Dans la semaine qui suivit le retour d’Abulurd, Vorian arrangea des rencontres avec les responsables des divers commandements. Abulurd leur présenta les images des projectiles mystérieux prises par des unités de la flotte de blocus. Finalement, le Bashar insista pour prendre la parole devant le Parlement. Selon ses projections, en tenant compte de l’accélération des appareils et de leur réserve en carburant, ils pouvaient atteindre Salusa à tout moment. Un délégué d’Ix, un personnage frêle, demanda : — Etes-vous certain de ne pas exagérer la menace ? De vouloir rameuter la populace et renforcer ainsi le pouvoir de l’Armée de l’Humanité, Bashar Suprême ? Nous avons tous entendu parler de vos hauts faits de guerre. — Réjouissez-vous de ne pas les avoir vécus, grommela Vorian. L’Ixien s’assombrit. — J’ai grandi durant le Fléau, Bashar. Nous n’avons certes pas votre expérience du champ de bataille, mais nous avons nous aussi connu des moments difficiles. — Pourquoi donc poursuivre des fantômes ? demanda un autre parlementaire inconnu de Vorian. Envoyez donc des éclaireurs à la périphérie pour qu’ils interceptent ces projectiles avant qu’ils n’atteignent Salusa. Si jamais ils l’atteignent. C’est ainsi que Quentin Butler avait procédé pour les projectiles vecteurs de la peste. Finalement, écœuré, Vorian s’éclipsa. En haut de l’escalier, il s’arrêta et leva les yeux vers les nuages avec un long soupir. — Vous allez bien, commandant ? demanda Abulurd. — Ils sont toujours aussi stupides. Nous avons des législateurs qui sont incapables de parler d’autre chose que des prix des denrées, des règlements de voyage spatial, des subsides de reconstruction et des projets d’intérêt public. Je comprends enfin pourquoi Iblis Ginjo a créé le Conseil du Jihad dans le plus fort de la guerre. Les gens s’étaient sans doute plaints de ses décisions draconiennes, mais au moins elles avaient été rapides et décisives. Il secoua la tête. — Les plus grands ennemis de l’humanité sont désormais la bureaucratie et l’autosatisfaction. — Nous n’évaluons plus à long terme les projets et les menaces, releva Abulurd. Notre société veut retourner à la normale – comme si quiconque se souvenait encore de ce qu’était la normale – et est incapable de se concentrer sur une menace qu’elle pensait oubliée. Le crachin s’était changé en une pluie drue, mais Vorian ne bougeait pas. Quelqu’un ouvrit un parapluie à suspenseur au-dessus de lui. Abulurd. Vorian lui sourit, mais il vit que le Bator restait soucieux. — Qu’allons-nous faire, commandant ? Ces missiles sont en approche. Une bourrasque emporta alors le parapluie vers le bas des marches et Abulurd s’élança à sa poursuite. Ils s’apprêtaient à regagner le Hall du Parlement. C’est alors qu’Abulurd pointa un doigt vers le ciel. Le parapluie lui échappa et il ne tenta pas de le rattraper, cette fois. Des tracés orange venaient d’apparaître. — Regardez : les missiles de Corrin ! Vorian serra la mâchoire. — L’Armée de l’Humanité ne croit plus qu’en sa propagande. Les gens pensent que parce que nous avons décrété la fin du Jihad, nos ennemis ne complotent plus contre nous. Il inspira profondément, se souvenant trop brusquement de son rôle de commandant sur le champ de bataille. — On dirait bien que je vais avoir besoin de quelqu’un pour m’aider. Toi et moi, nous allons avoir du travail. On a dit de Norma Cenva que nul ne devait la juger sur les apparences. Son physique ingrat, puis sa beauté classique n’ont jamais représenté l’essence de la femme qu’elle était. Avant tout, elle était une centrale cérébrale. Princesse Irulan, Biographies du Jihad Butlérien. Quand elle retrouva la jungle mauve et argentée des profondes vallées de Rossak, une avalanche de souvenirs d’enfance déferla dans l’esprit de Norma. Le ciel drainait toujours les fumées toxiques des volcans, et la senteur lourde flottait au-dessus des cités des falaises comme un nuage de miasmes. Dans la jungle, des plantes et des insectes survivaient dans les crevasses fertiles, profondes, abritées, pourtant loin de la lumière. Elle retrouvait tous ses souvenirs de petite fille, ses expéditions avec Aurelius et les botanistes en quête de plantes, de baies, de champignons, mais aussi d’insectes et d’arachnides qui pouvaient enrichir la pharmacopée. La VenKee tirait alors de larges profits des drogues concoctées sur Rossak, même si le Mélange d’Arrakis était devenu peu à peu le premier produit d’exportation de la compagnie. Mais les récentes visions de Norma lui avaient appris que presque tout serait bientôt détruit. Très bientôt. Un événement terrible allait se produire sur Rossak, et les Sorcières en seraient victimes ainsi que tout le monde. Elle espérait pouvoir convaincre sa demi-sœur de l’urgence, mais Ticia demanderait des preuves, des explications, des détails. Alors que Norma n’avait rien à lui offrir de la sorte... sinon cette prémonition pressante qui lui était venue en rêve sous Mélange... Elle doutait que Ticia la croie sur parole. Il y avait bien des année, Ticia avait effectué l’un des derniers raids contre les cymeks avec ses sœurs sorcières. Elles avaient été prêtes à faire usage de leurs armes mentales, à s’emparer des cymeks à l’instant où ils mourraient. Toutes les compagnes de Ticia s’étaient sacrifiées, et elle seule avait survécu, la dernière en ligne. Et c’est alors que les cymeks avaient battu en retraite, la laissant seule avec son sacrifice... et elle leur en avait voulu de ne pas lui avoir donné cette chance suprême. Désormais, sa personnalité était faite de regrets, de honte et de détermination. La Sorcière Suprême avait longtemps ignoré Norma, au point de nier son existence. Elle l’avait laissée travailler seule sur Kolhar à ses projets sur l’espace plissé. Elle avait ses projets à elle. D’une façon étrange, cela avait permis à Norma de mieux comprendre sa demi- sœur. Le Jihad était terminé et on ne demandait plus aux filles de Rossak d’être des armes psychiques suicidaires. Les Sorcières étaient retournées à leur tâche initiale et essentielle : étudier et gérer les lignées de sang qu’elles avaient répertoriées et triées au fil des générations en même temps que les données génétiques nouvelles acquises au plus fort du Fléau du Démon. Après avoir pris connaissance du message de Norma, Ticia avait répondu : — Je soupçonne que tes prémonitions, ton inspiration proviennent de distorsions psychiques dues à des doses excessives de Mélange plutôt qu’à une prescience réelle. Elles se tenaient côte à côte sur un balcon de la falaise, loin au-dessus de la jungle dense. Ticia ne voulait pas avoir affaire aux drogues ni aux stimulants artificiels. Pour elle, c’était réservé aux plus faibles. La VenKee avait tiré des bénéfices énormes des stimulants, hallucinogènes et autres médecines exotiques, mais cette seule idée lui répugnait, tout comme le fait que sa demi-sœur pût être dépendante de l’Épice d’Arrakis. L’une et l’autre avaient la même beauté glacée et elles étaient aussi grandes et pâles l’une que l’autre. Avec des cheveux blond platine. Mais Norma, dans son esprit, se voyait encore naine, les traits ingrats, encore facilement intimidée par des Sorcières comme Ticia. — Non, ça n’était pas mon imagination, dit-elle. C’était un avertissement. Je sais que chez les Sorcières, la prémonition est parfois considérée comme un talent. Tu possèdes sûrement des archives qui le prouvent. — J’enverrai un message pour le cas où ta prédiction urgente se révélerait exacte. Maintenant, retourne sur Kolhar et reprends ton travail. (Ticia leva le menton d’un air impérial.) Ici, nous avons des tâches beaucoup plus importantes. Norma effleura sa tempe avec un sourire suffisant. — Tu sais, je travaille à tout moment sur mes calculs. Je pourrais y travailler ici aussi bien que sur Kolhar. — En ce cas, nous verrons ensemble comment tes mauvais rêves disparaîtront. Mais, bien des jours après, rien d’important ne se produisit et Norma fut dans l’incapacité de donner d’autres détails sur sa prémonition. Chaque matin, elle se promenait dans la jungle, cueillait des racines, des baies, des feuilles qu’elle fourrait dans sa poche sans donner d’explication. Quelle personne étrange, se disait Ticia en l’épiant. La clarté perlée du soleil rehaussait l’éclat doré des cheveux de Norma et la blancheur de sa peau. Elle sortait de la jungle et remontait vers la faille où se tenait la Sorcière Suprême. Inquiète, l’esprit absent. Ce serait tellement amusant si Norma venait à trébucher et à tomber dans le précipice... Leur mère avait abandonné Ticia pour se vouer à Norma. Elle l’avait préférée à ce monstre... plutôt que de faire de Ticia une parfaite Sorcière. Allez, tombe ! Mais Norma gravissait maintenant le sentier abrupt qui conduisait à la grotte, et Ticia ne put que continuer à la fixer, figée sur place. Et Norma s’adressa à elle, comme si elle continuait un dialogue qu’elle avait entamé en esprit : — Où caches-tu les ordinateurs ? — Tu es folle ? Nous n’avons pas de machines pensantes ici ! Ticia était bouleversée à l’idée que sa demi-sœur ait pu percer leur secret. Serait-elle vraiment presciente ? Et est-ce que je devrais en ce cas prendre son avertissement au sérieux ? Norma la regardait sans colère, et sans la croire. — À moins que vos esprits n’aient été formés pour égaler les performances d’organisation et de capacité d’un ordinateur, vous devez utiliser un système très sophistiqué pour conserver des données génétiques aussi importantes et détaillées. (Elle examina Ticia comme un scanner vivant.) Ou bien effectuez-vous un travail primaire et bâclé parce que vous avez peur d’utiliser les outils nécessaires ? Mais ça ne me paraît pas être ton genre. — Les ordinateurs sont illégaux et dangereux, dit Ticia avec l’espoir que sa demi-sœur se contenterait de cette réponse. Mais, comme d’habitude, Norma se concentra sur le problème et refusa de s’en arracher. Tu n’as aucun soupçon ni paranoïa à redouter de ma part en ce qui concerne les machines. Simple curiosité. J’ai personnellement utilisé les ordinateurs et les systèmes de réponse pour résoudre mes problèmes de navigation dans l’espace plissé. Malheureusement, la Ligue n’en a pas accepté les bénéfices et j’ai dû abandonner cette filière éminemment productive. Je ne saurais critiquer le fait que tu en fasses de même pour tes propres recherches, Ticia. Avant que Ticia ait pu trouver une excuse valable, elle entendit le sifflement aigu d’un engin rapide et brûlant qui transperçait l’atmosphère de la planète. Les deux sœurs levèrent les yeux pour découvrir des traits d’argent qui piquaient droit sur les vallées abritées du rift. L’instant d’après, les projectiles percèrent la canopée et s’écrasèrent dans l’humus profond. Norma se mordit la lèvre en hochant la tête. — Je pense que ce n’est que le début de ma vision. (Elle se tourna vers Ticia.) Tu ferais mieux de déclencher l’alerte. Des Sorcières en robe blanche, affolées, venaient de surgir des grottes et couraient d’un air décidé. Au pied de la falaise, un des projectiles qui s’était planté dans la glaise se mit à trembler et s’ouvrit comme une coquille d’œuf. Des appendices métalliques en jaillirent et commencèrent à fouiller le sol pour prélever du terreau, des cailloux et autres éléments dans le module de traitement. Malgré sa prémonition effrayante, Norma étudiait le projectile avec une curiosité détachée. — On dirait une usine automatique – mais pas vraiment aussi sophistiquée qu’une véritable machine pensante – qui se sert des ressources locales pour assembler quelque chose. — C’est une machine, grinça Ticia. Elle était rigide, prête à activer dans son corps la source d’énergie qui lui permettrait de se battre de la seule façon qu’elle connaissait. — Même s’il ne s’agit pas d’un cymek, c’est un ennemi. Dans la jungle, tout en bas, plusieurs hommes en uniforme de la VenKee approchaient du site du crash. Des besaces gonflées de la récolte d’une journée pendaient à leurs ceinturons. Un jeune homme au teint pâle, à l’apparence anormale, les accompagnait comme un chien fou. Il avait le regard éteint, les membres difformes d’un être raté, et Ticia le regarda en souhaitant que ce Mal-né, comme tous les autres, meure dans la jungle... Les hommes n’étaient plus qu’à quelques pas de l’usine automatique lorsqu’elle cracha ses premiers produits finis : de petites sphères qui s’envolèrent comme autant d’insectes blindés et avides. Elles formèrent un essaim, tournèrent un instant comme si elles inspectaient les lieux avant de s’abattre sur la patrouille VenKee. Le jeune Mal-né détala à une vitesse surprenante et disparut dans les broussailles. Mais ses camarades ne furent pas aussi vifs. — Ils sont petits mais leurs capteurs doivent être rudimentaires, déclara Norma, toujours en phase d’analyse. Un bref instant, les mites métalliques tourbillonnèrent autour des hommes avant de fondre sur eux. Telles des scies minuscules, elles découpèrent leurs vêtements, leur peau, leur chair, dans des éclaboussements de sang et de copeaux de chair. En hurlant, certains tentèrent de fuir, mais les micromachines piranhas restèrent collées à eux et les déchiquetèrent jusqu’à ce qu’ils s’effondrent sur le sol avec des spasmes douloureux. Ensuite, les micromachines dentues se tournèrent vers les grottes. — Elles nous ont repérées, dit Norma, presque calmement. Ticia lança un appel et les Sorcières, dans l’instant, firent face au nuage qui montait vers elles. Les minuscules drones couverts d’épines vrombissaient comme des balles. Ticia commençait à trembler en sollicitant ses pouvoirs psychiques. Les enfants et les hommes de Rossak se pressaient dans les abris. Ticia et ses compagnes déclenchèrent un vent violent et projetèrent des bourrasques télékinétiques sur les envahisseurs, comme un ouragan mental. Les micromachines furent repoussées, dispersées, pour se pulvériser dans les airs. D’autres survinrent. L’usine automatique écrasée dans la jungle fabriquait des mites métalliques par milliers. — Ce n’est pas aussi difficile que de vaporiser un cymek, lança une des Sorcières, mais c’est plutôt gratifiant. — On dirait bien qu’Omnius a trouvé un moyen de nous expédier une arme nouvelle, dit Norma, même avec le blocus de la Ligue. Ces petites mécaniques sont programmées pour nous traquer et nous détruire. Des nuages d’insectes automatiques dansaient autour des grottes, en quête de victimes. Les Sorcières étaient protégées par l’ozone et le vent invisible, leurs longs cheveux blonds flottaient autour d’elles et leurs robes frissonnaient sous l’influx des courants télépathiques. Ticia leva la main et les filles, concentrées dans l’instant, balayèrent une nouvelle vague de mites mécaniques. Puis elles joignirent leurs forces mentales et firent exploser l’usine cylindrique de la jungle qui ne fut bientôt plus qu’une flaque d’éléments implosés collés dans la terre humide. — Qu’on envoie des hommes avec des lance-flammes et des explosifs, ordonna Ticia. Il faut absolument détruire ce cylindre avant qu’il ne s’autorépare. Elle se sentait à la fois forte et excitée, au point de croire à la sinistre prédiction de sa demi-sœur. — La guerre n’est pas terminée, dit Norma. Il se peut qu’elle soit seulement en train de commencer. Une fois encore. Si les machines pensantes n’ont pas d’imagination, comment se peut-il qu’elles continuent de fabriquer de telles horreurs pour nous frapper ? Bator Abulurd Harkonnen, « Rapport sur l’incident de Zimia ». Tous les inspecteurs de la sécurité de Zimia et les badauds qui s’étaient précipités vers le site d’impact des capsules avaient trouvé la mort. Même les images prises à distance s’effacèrent en quelques secondes dès que les machines volantes féroces commencèrent à dévorer tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Et tous les contacts furent interrompus. Vorian redoutait le pire d’Omnius, aussi rassembla- t-il ses régiments de garde et donna-t-il l’ordre d’encercler tous les sites de chute des capsules. — Je leur ai dit de rester sur leurs gardes, marmonna-t-il à l’adresse d’Abulurd. On les avertit et ils ne vous écoutent pas ! — Il suffit de quelques années de paix pour que les gens oublient très vite ce qu’est l’état d’urgence. — Et voilà qu’Omnius nous attaque à nouveau et nous réagissons comme des rongeurs peureux ! cracha Vorian d’un air dégoûté. Avant même qu’ils aient évalué l’importance de la menace, Abulurd répartit des détachements de soldats dans les districts concernés. Il lança un ordre d’urgence adressé à tous les mercenaires affectés à l’Armée de l’Humanité. Les capsules étrangères s’étaient abattues sur une vaste zone. Et les usines féroces crachaient des essaims de micro-insectes insatiables, de la taille d’une bille. Chacun disposait d’une source énergétique, d’un programme simple. Et de mâchoires terribles et affûtées. Ces piranhas robotisés fondaient sur toute forme de vie humaine et la dévorait en quelques instants. De toutes parts, les gens fuyaient dans le fredonnement des choses dévorantes qui transformaient les êtres humains en carcasses sanguinolentes, en squelettes. Elles semblaient s’en prendre en particulier aux soldats en uniforme et aux citoyens en pantalon ajusté et chemise. Les femmes et les prêtres en robe se crurent épargnés un moment, mais les mites voraces ne tardèrent pas à se tourner vers eux et à attaquer. La population s’enfuyait en hurlant dans les rues. Les gens tombaient avant même de trouver un refuge. Et les micropiranhas ne cessaient de s’abattre en essaims, en flottilles, de lacérer leurs victimes, de les ronger jusqu’à l’os avant de partir vers d’autres théâtres de massacres gloutons. Le premier rang de défense fut abattu très vite. Certains soldats parvinrent à activer leurs boucliers à temps, mais la plupart furent grignotés par les mites robotiques et tombèrent comme s’ils avaient été aspergés de gaz toxique. Leurs armes étaient inopérantes. Les insectes mécaniques parvenaient même à pénétrer les boucliers Holtzman en insistant, en s’infiltrant dans le champ avec lenteur. Dans des giclées de sang et de tissus, ils vinrent à bout des rideaux énergétiques. L’instant d’après, ils détruisirent le générateur, les boucliers s’éteignirent et les mites filèrent en avant. D’autres essaims se répandaient un peu partout. Des familles complètes se réfugiaient dans leur véhicule, dans leur appartement, mais les insectes de métal s’infiltraient de toutes parts, perçaient les murs, les portes, les fenêtres. Il n’existait aucun refuge. Le cercle de l’invasion allait s’élargissant. Les appareils de récupération des machines engrangeaient des parcelles de métaux dont elles alimentaient les unités de traitement qui engendraient de plus en plus de chasseurs-tueurs. Les machines se firent plus vastes, plus voraces, elles creusèrent plus profondément encore, et émirent des nuages denses d’insectes dévoreurs. Des salves féroces qui finirent par s’attaquer aux structures essentielles de Zimia. Et dévorèrent peu à peu le métal des immeubles, puis tous les autres éléments qui leur étaient nécessaires. Le périmètre de destruction s’agrandit. Abulurd suivait le Bashar Suprême Vorian Atréides vers le plus proche foyer d’infection. Quand Vorian hurla ses ordres, les soldats impressionnés n’hésitèrent pas. Vorian et Abulurd établirent un centre de commandement provisoire non loin du premier point d’impact. Dans les rues de la cité, c’était le pandémonium. La population se barricadait, essayant frénétiquement d’échapper aux morsures des petits ennemis métalliques qui fendaient l’air la mâchoire béante. Il s’était écoulé moins d’une heure depuis le premier assaut et des milliers de personnes avaient déjà trouvé la mort. Les unités d’artillerie de la Ligue se mirent enfin en place. Abulurd vérifia les manifestes et s’exclama : — Ils sont armés de charges lourdes. Les officiers disent qu’ils sont prêts à tirer. Un impact direct pourrait éliminer cette usine et ensuite on nettoierait ce qu’il en restera, non ? Vorian se rembrunit. — Tu peux donner l’ordre d’ouvrir le feu, mais ne t’attends pas à ce que ce soit aussitôt facile. Je suis certain qu’Omnius y a introduit des tas de systèmes de protection. Mais, néanmoins, plus tôt nous les connaîtrons, plus tôt nous saurons comment les circonvenir... Un faisceau d’artillerie se déploya en arcs de feu, droit sur la mini-usine de mites voraces. Dès que les premières charges explosèrent, des nuages épais de mites mortelles montèrent dans les airs en volutes violentes, comme si elles venaient d’être crachées par une bouche féroce. Elles se regroupèrent et parurent se multiplier pour dresser une barricade contre les obus. Elles s’unissaient, se collaient, se rivaient par des interfaces dures, elles changeaient de forme et se vitrifiaient pour devenir inviolables. Et puis, chaque nuage se réfugia dans une coquille, un abri. Les mites se changeaient en sangsues mécaniques. Elles craquèrent les coquilles en vol et redistribuèrent les fragments de métal dans la micro-usine. Là, les matériaux bruts furent broyés et reconvertis en de nouvelles unités meurtrières. Sans en avoir reçu l’ordre, un mercenaire téméraire survola le secteur dans un voltigeur et les mites mécaniques se concentrèrent sur lui. Par milliers elles s’abattirent sur l’appareil et découpèrent en un rien de temps le métal de la coque et les systèmes électroniques. Dans un geste ultime, le mercenaire parvint à larguer un explosif qui éclata dans les airs avant que les mites aient pu le démanteler entièrement, mais le choc les dérangea à peine et les dommages furent infimes. Le voltigeur se disloqua. Un instant, le mercenaire condamné tomba en chute libre en se débattant. Puis les mites le rattrapèrent et le découpèrent en fines lanières. Il mourut avant de s’écraser au sol dans une giclée pourpre. Devant un tel spectacle d’horreur, quelques jeunes recrues ignorèrent les ordres de leur Bashar Suprême. Déjà, des dizaines avaient abandonné leur poste. Vorian était furieux, mais Abulurd tenta de l’apaiser : — Ils sont inexpérimentés et ils ne sont pas habitués aux choses atroces que les machines peuvent commettre. Vorian eut un rire sans joie. — D’autres se seraient laissés aller, Abulurd, mais jamais tu ne t’es relâché. Toi et moi, nous devons trouver une solution. Quelque chose d’efficace que nous puissions appliquer immédiatement. Nous ne vous laisserons pas tomber, Bashar. Vorian lui renvoya un regard chaleureux empreint de fierté. — Je sais, Abulurd. C’est à nous deux qu’il revient de sauver le monde. Quand les hommes parviennent à créer le Paradis dans cette vie, le résultat est inévitable : ils s’amollissent, perdent leurs talents, leur rigueur. Sutra Zensunni, Révisé pour Arrakis. Après la mort du doyen Tuk Keedair, Ishmaël devint le plus vieux du village des Zensunni. Keedair, un esclavagiste tlulaxa, était volontairement resté prisonnier de la bande de hors-la-loi de Selim le Chevaucheur de Ver. Il avait eu maintes occasions de fuir pour retourner vers la civilisation, vers la Ligue, mais il avait continué de partager l’existence d’Ishmaël et de ses errants du désert. Pour Ishmaël, le marchand de chair humaine n’avait jamais été un ami, mais il leur était souvent arrivé d’avoir des conversations passionnantes au cœur de la nuit, tout en buvant du café d’Épice et en contemplant les étoiles. Ils étaient ennemis, mais au moins, ils avaient su se comprendre. Ironie du sort, ils avaient plus de choses en commun que les chefs du village. C’était l’heure du repas du soir et Ishmaël écoutait les aînés, au nombre desquels il y avait sa fille, deviser entre eux. Chamal elle-même parlait des choses de la ville, des objets de luxe dont ils n’avaient pas besoin et qu’ils ne désiraient pas. Ces hommes libres avaient plus de confort que n’en avaient eu les esclaves de la maison du Savant Holtzman, songeait-il. C’était vain, inutile et dangereux. Au fil des années, les descendants des esclaves de Poritrin qui avaient échoué sur la planète des sables s’étaient mariés avec les survivants de la horde de Selim. Chamal, la fille d’Ishmaël, avait eu deux autres époux et cinq autres enfants. On la considérait à présent comme une digne doyenne de la tribu, une sage matrone. Ishmaël voulait être certain qu’aucun d’eux n’avait oublié sa vie ancienne, il insistait pour qu’ils entretiennent leurs dons et assurent leur indépendance afin de ne plus jamais être la proie des marchands d’humains. Arrakis n’était pas la terre qu’ils avaient espéré trouver quand il les avait conduits dans un exode désespéré, mais Ishmaël tenait à ce qu’ils se cramponnent à ce monde quel qu’en soit le prix. Mais il s’en trouvait d’autres pour le considérer comme un vieillard aigri et entêté qui préférait le passé rude aux facilités du monde moderne. Depuis le rush de l’Épice, vingt ans auparavant, Arrakis avait subi un changement fondamental, et les hors-monde n’en partiraient plus jamais. Au lieu de cela, ils affluaient toujours plus nombreux. Ishmaël s’était résigné : il ne pourrait endiguer ce flot, et il se disait, le cœur douloureux, que la vision du Chevaucheur avait été juste et précise. Le commerce du Mélange était en train de détruire le désert. Il semblait qu’il n’y eût plus sur ce monde aucun endroit où lui et les siens pourraient vivre en paix sans être persécutés. Par deux fois au cours du mois précédent, le Naib El’hiim avait invité des vaisseaux de commerce à se poser à proximité du village. Il avait donné leurs coordonnées qui étaient censées rester secrètes. Tout ça pour échanger du Mélange contre des fournitures et des vivres. Perdu dans ses pensées, Ishmaël grogna : — Non seulement nous avons fini par dépendre du commerce avec les cités, mais nous sommes devenus trop paresseux pour nous y rendre ! Non loin de lui, un ancien haussa les épaules. — Pourquoi faire un voyage pénible pour nous rendre à Arrakis Ville alors que nous pouvons obliger les hors-monde à travailler un peu pour changer ? Chamal tança l’homme pour son manque de respect, mais Ishmaël perdit tout intérêt pour cette altercation, l’air fermé. Il ne doutait pas que le village le considérait comme un fossile, un vieillard trop abrupt pour accepter le progrès. Mais il en connaissait les dangers. Depuis la fin du Jihad et la perte de tant de travailleurs emportés par le Fléau, l’esclavage était de retour, s’était même développé et était toléré. Et les marchands de chair semblaient toujours avoir un penchant pour les Bouddhislamiques... Ishmaël était âgé, mais son esprit restait vif. Et il fut le premier à discerner les vaisseaux qui traversaient le ciel. Ils plongeaient en longs tracés ardents vers le village des Zensunni. Et il s’inquiéta dans l’instant. — El’hiim, aurais-tu invité d’autres visiteurs, plus indiscrets et importuns ? Son gendre se redressa aussitôt. — Personne ne devrait se joindre à nous ! Il courut jusqu’au seuil de la grotte. Les voltigeurs arrivaient droit vers la falaise dans un grondement qui était comme une tempête. — Préparons-nous au pire, dit Ishmaël d’une voix forte, autoritaire, comme s’il était rejeté des années en arrière. « Des étrangers arrivent ! Veillez sur vos foyers ! El’hiim soupira. — Ishmaël, n’en faites pas un drame. Il peut y avoir une bonne raison à cela... — Ou une autre, redoutable. Mieux vaut être prêts. Et si nous avions affaire à des esclavagistes ? Il foudroyait son beau-fils du regard, et El’hiim, enfin, céda en haussant les épaules. — Ishmaël a raison. Nous ferions bien de nous montrer prudents. Les Zensunni se regroupèrent pour préparer leurs défenses, mais sans trop de hâte. Les nouveaux venus accéléraient et décéléraient tour à tour au large de la planète. Ils survolèrent très vite les falaises et des hommes en uniforme sombre surgirent des écoutilles en ouvrant le feu avec des armes légères. Les Zensunni, en hurlant, battirent en retraite dans les grottes. Des impacts crevèrent les murs, mais un seul projectile atteignit un balcon, provoquant une chute de rocailles qui endommagea une chambre. Dans l’instant suivant, les appareils se posèrent sur le sable, au pied de la falaise. Des hommes en uniforme déchiré s’avancèrent comme des insectes sombres et enragés, apparemment sans plan ni organisation. Mais leur armement était neuf. — Attendez ! cria El’hiim. Ce sont des prospecteurs ! Nous avons déjà fait du commerce avec eux. Pourquoi nous attaquent-ils ?... — Parce qu’ils veulent tout ce que nous possédons, dit tranquillement Ishmaël. Les rafales continuaient de se répercuter sur la falaise. Des cris et des ordres se répondaient dans la nuit en même temps que des explosions espacées. — El’hiim, demanda Ishmaël, est-ce que tu te serais vanté de la quantité d’Épice que nous avons stockée dans notre village ? Aurais-tu dit à ces marchands de quelle quantité d’eau nous disposons dans nos citernes ? Et combien d’hommes et de femmes en bonne santé vivent ici ? Son beau-fils resta silencieux, surpris, troublé. Ishmaël attendit longtemps sa réponse jusqu’à décider qu’il l’avait donnée. Et il sut alors ce qui s’était vraiment passé. En observant les étrangers débarquer leur matériel – ceintures paralysantes, filets et colliers de strangulation –, il comprit qu’ils n’avaient nullement affaire à de simples raiders. Pétrifié par l’horreur, il cria d’une voix étonnamment puissante : — Des marchands de chair ! S’ils vous capturent, vous finirez comme des esclaves ! Même El’hiim était épouvanté. Il était certain que ces étrangers avaient trahi sa confiance et qu’ils méritaient la mort. Chamal, au côté de son père, lança aux autres : — Vous devez vous battre pour votre vie, vos familles et vos descendants ! Pas de quartier ! Ishmaël lui décocha un regard dur. — Nous allons les massacrer pour que ça serve de leçon à ceux qui voudraient encore nous attaquer. Ils nous croient fragiles. Ils se trompent, ils sont stupides. Bien qu’effrayés à la perspective du combat, les Zensunni approuvèrent d’un seul cri. Hommes et femmes surgirent des grottes armés de pistolets Maula, de bâtons, de pique-ver. Les anciens qui avaient fait partie des premiers rezzous de Selim brandissaient leurs dagues opalescentes faites de dents de ver. Chamal prit la tête d’un groupe de femmes à l’expression féroce qui agitaient des poignards qu’elles avaient taillés à grand-peine dans des débris de métal récupérés. La détermination qu’il lisait sur tous les visages réchauffait le cœur d’Ishmaël. Il serrait son vieux couteau de cristal qu’il avait gagné après avoir chevauché un ver pour la première fois. Marha, elle aussi, avait eu le sien, mais elle l’avait donné à El’hiim en mourant. Ishmaël se tourna vers son beau-fils avec cette pensée et vit El’hiim dégainer sa lame. Les esclavagistes rampaient dans les sentes de la falaise. Ils chargèrent en criant et en trébuchant dans la rocaille. Ils étaient trop confiants en leur armement sophistiqué. Ils connaissaient le Naib El’hiim et s’étaient attendus à affronter de simples fouilleurs des sables sans défense. Mais quand ils se précipitèrent vers les grottes, ils furent totalement décontenancés par la résistance des nomades. Avec des hurlements de chacals, les Zensunni sortirent de tous les recoins d’ombre, cernèrent les esclavagistes et les prirent au piège dans des salles aveugles où ils les trucidèrent entre les rafales d’armes à feu. — Nous sommes les Hommes Libres du désert ! ulula Ishmaël. Pas des esclaves ! En glapissant comme des enfants blessés, quatre attaquants dévalèrent la pente en titubant dans l’espoir de rallier leurs appareils. Mais une poignée de Zensunni avaient déjà quitté le gros de la bataille pour monter à bord des engins volants. Dès que les quatre survivants arrivèrent, ils eurent la gorge tranchée. Quand il ne resta plus un seul esclavagiste, les Zensunni soignèrent leurs plaies et comptèrent leurs morts : ils étaient quatre. Quand El’hiim fut enfin remis de ses émotions, il envoya des équipes de récupération fouiller les appareils. — Regardez ces oiseaux ! s’exclama-t-il. Nous allons les confisquer. Cela me paraît un juste marché. Ishmaël, furieux, se dressa devant lui. — Tu parles comme si c’était pour toi une transaction commerciale ! Tu achètes et tu vends du matériel comme si tu étais à Arrakis Ville ! (Il leva un doigt noueux et menaçant.) Tu as mis nos vies en danger en amenant ces hommes ici malgré mes mises en garde. Je suis triste de voir que mes craintes étaient justifiées. Tu n’es pas fait pour... Il levait ses bras musculeux, prêt à frapper son beau- fils au visage, mais c’aurait été une insulte mortelle. El’hiim aurait riposté et l’aurait défié en combat mortel. L’un ou l’autre se serait retrouvé sur le sol de la grotte. Ishmaël ne pouvait se permettre de désunir la tribu, et il avait promis à Marha de veiller sur lui – aussi se contint-il. Il avait surpris une étincelle de peur dans le regard d’El’hiim. — Vous aviez raison, Ishmaël, dit enfin le jeune Naib, d’une voix calme. J’aurais dû vous écouter. Le vieil homme secoua la tête. Chamal les rejoignit et posa une main apaisante sur l’épaule de son père, sans quitter El’hiim du regard. — El’hiim, dit-elle, tu ne connais pas le cauchemar qu’est la vie d’un esclave. Nous avons risqué nos vies pour arracher nos liens et venir sur ce monde. — Je ne te permettrai pas de vendre notre liberté, ajouta Ishmaël. Son beau-fils semblait trop secoué pour répondre et Ishmaël s’éloigna. — Je ne recommencerai pas ! lui lança El’hiim. Je vous le promets. Ishmaël ne parut pas avoir entendu. La progression de la civilisation humaine est une succession constante de réussites et de revers au fur et à mesure qu’elle poursuit son ascension. Il se peut que l’adversité nous rende plus forts, mais certainement pas plus heureux. Commandant Suprême Vorian Atréides, Premières Appréciations sur le Jihad (Cinquième Révision). Sur les anciennes cartes stellaires, leur destination était Wallach IX. Quentin n’en avait jamais entendu parler. Aussi loin qu’il puisse se souvenir, ce monde n’avait jamais appartenu à l’Histoire humaine. Mais il semblait qu’Omnius l’avait considéré comme un important bastion de l’Empire Synchronisé. Pourtant, Wallach IX avait été une cible de la Grande Purge. Un groupe de combat du Jihad était intervenu pour atomiser ce monde et éliminer le suresprit local avant de repartir dans le déchaînement des éclairs nucléaires et des ondes de choc qui se propageaient jusque dans la haute atmosphère... Wallach IX ne présentait pas de trace évidente d’une civilisation évoluée antérieure à l’attaque du Jihad : pas d’industries, à peine quelques établissements peu peuplés. Les habitants avaient été presque tous exterminés bien avant que l’Armée du Jihad fonde du ciel comme un ange exterminateur. Mais Wallach IX était la prochaine destination inscrite dans le plan d’inspection et de secours de Porce Bludd. Le yacht spatial survolait la planète et Quentin, en observant le paysage meurtri, déclara : — Je ne crois vraiment pas que nous trouverons des survivants ici. — On ne sait jamais, dit Bludd avec son habituel optimisme. Il faut toujours espérer. Ils survolèrent les ruines de plusieurs villages sans détecter des signes de vie, de reconstruction ou d’agriculture. — Ça remonte à presque vingt ans, commenta Quentin. S’il y avait eu des survivants, ils auraient laissé leur marque, maintenant... — Nous devons être consciencieux, ne serait-ce que pour le bien de l’humanité. C’est dans une cité importante qu’ils rencontrèrent les ravages les plus graves. Le sol, les rochers, les superstructures étaient noirs et vitrifiés. — Le niveau d’irradiation est encore élevé, annonça Quentin. — Mais pas immédiatement létal, ajouta Bludd. — Non, pas immédiatement. De façon surprenante, ils découvrirent des traces de constructions récentes, de hautes colonnades et des arches massives avec des ornementations inhabituelles. — Pour quelle raison les survivants construiraient- ils ces mémoriaux somptueux alors qu’ils n’ont pas de quoi vivre ? demanda Quentin. Par orgueil ? — J’ai détecté quelques sources d’énergie disséminées. (Bludd promenait les doigts sur les touches de contrôle.) Mais le niveau de radiations est encore trop élevé pour les repérer. Je sais que j’aurais dû améliorer les capacités du yacht. Il n’a pas été conçu pour être un vaisseau de surveillance. — Pourquoi ne pas utiliser le petit vaisseau éclaireur ? Comme ça, nous pourrons couvrir un peu plus de territoire. — Serais-tu pressé, mon ami ? Quand nous aurons quitté Wallach IX, nous n’aurons plus que de longues semaines de voyage devant nous. — Mais nous sommes si près du but... Je me sens mal à l’aise. S’il y a quelque chose à trouver ici, j’aimerais que nous le trouvions tout de suite avant de repartir. Quentin s’installa aux commandes et décolla. Aussitôt, il éprouva un renouveau de plaisir. Le yacht ne laissait aucune marge de manœuvre avec tout son confort et ses commandes automatiques. Mais là, devant la console du petit vaisseau de reconnaissance, il se sentait plus à l’aise. Tout était à portée de la main : les repères, les contrôles... C’était exactement comme lorsqu’il avait commandé le raid sur Parmentier, il y avait si longtemps... Bludd avait posé le yacht à proximité de ce qui restait du palais du gouverneur de Wallach IX. Il appela Quentin : — J’enfile une combinaison pour aller voir ce que je peux tirer de ces nouvelles tours. Qui les a construites et pour quelle raison. — Sois prudent, dit Quentin tout en pilotant l’éclaireur en spirale. Partout, il voyait un paysage ravagé : des décombres calcinés, un magma de cailloux et de glaise gelée. Rien ne bougeait dans ce tableau nu et figé, sans arbres, sans herbes, mort, stérilisé. Mais l’Armée du Jihad avait frappé ici, se souvint-il. Et il n’y avait aucun signe d’Omnius. Brusquement, une salve atteignit l’éclaireur, touchant les moteurs. Il partit en vrille. Quentin hurla dans la ligne de com, avec l’espoir ardent qu’on l’entende : — On m’attaque, Porce ! Qui est-ce... Il batailla pour reprendre contact. Un nouvel impact déchira son aileron et il se concentra sur les commandes pour garder son cap. Au-delà du cockpit, le sol basculait, remplacé tour à tour par le ciel, vertigineusement. Puis il entrevit des mouvements : de vastes choses mécaniques avec des corps articulés. Des robots de combat ? Omnius avait-il réussi à survivre ? Non, ça ne semblait guère probable. Il enfonça frénétiquement des touches de commande et relança la poussée en activant une turbine auxiliaire pour stabiliser le vaisseau. Mais il perdait rapidement de l’altitude. Et un moteur était en feu. Il avait à peine assez de puissance pour maintenir la distance entre lui et ses mystérieux attaquants. Mais pendant combien de minutes ? Juste assez pour rejoindre le yacht de Bludd, avec un peu de chance. Il tournait en spirale pour tenter de se soustraire aux tirs et gagner de la puissance. Il y eut une autre explosion et toute une console grilla. Il identifia enfin l’adversaire. Des marcheurs monstrueux, tout comme ceux qu’il avait vus dans des archives historiques... ou qui avaient attaqué Bela Tegeuse il y avait bien longtemps. — Des cymeks ! Porce, prépare-toi à battre en retraite ! Mais il ne savait pas si sa ligne de com fonctionnait encore. Il allait s’écraser. Les monstrueuses mécaniques s’avançaient à pas pesants dans le paysage calciné en multipliant leurs tirs. Avant peu, elles l’intercepteraient. Quentin était maintenant pris dans un nuage de fumée huileuse, comme une traînée de sang répandue dans le ciel. Son cockpit embarda à grand fracas et le sol se précipita vers lui. Il relança ses turbines de stabilisation pour franchir une barrière de décombres noirâtres avant de se poser doucement dans un creux. Dans un dernier grincement, la coque du voltigeur dérapa sur le sol accidenté et s’inclina, mais Quentin parvint à la redresser. Dans la manœuvre, une moitié de l’aile gauche fut emportée. Et l’appareil eut un dernier sursaut avant de retomber dans un grincement déchirant. Le baudrier de pilotage lui écrasait le torse et il suffoquait. Le plass du cockpit était craquelé et couvert de poussière grasse. Enfin, la folle course s’acheva et l’éclaireur s’immobilisa sur le sol déchiré. Quentin secoua la tête : il se dit qu’il avait dû perdre conscience pendant quelques secondes. Ses oreilles tintaient, il sentait des odeurs d’huile, de métal surchauffé, de circuits électriques grillés... et de carburant. Il se débattit brièvement avant de sortir son couteau de combat pour découper son harnais. Tout son corps était endolori, mais il savait qu’il souffrirait bien plus encore quand il se serait remis du choc. Et il avait sans doute la jambe gauche cassée. Il fit appel à toute son énergie pour s’extirper de la carcasse de l’éclaireur. Et il vit alors les cymeks géants qui convergeaient sur lui. Bludd reçut l’appel urgent alors qu’il se trouvait en tenue antiradiations, devant un obélisque décoré de caractères calligraphiés. Il avait été dressé près du palais du gouverneur de ce monde comme une espèce de ridicule mémorial de l’ge d’Or. Il se retourna brusquement et, dans le lointain, il vit l’éclaireur de son ami pris sous un tir soutenu. L’appareil s’inclina et plongea vers la zone libre avant de toucher le sol desséché pour aller finir dans un amas de décombres. Inquiet, Bludd regagna à grand-peine son yacht. La peur le gagnait. En se retournant à nouveau, il découvrit des robots de combat à l’aspect cauchemardesque pareils à ceux qui avaient attaqué Zimia, il y avait bien des années. Les Titans étaient de retour ! Ils avaient établi une nouvelle base dans les ruines radioactives d’un ex-Monde Synchronisé ! Pareils à des crabes, les cymeks s’avançaient dans les débris en écrasant tous les obstacles qui les séparaient du vaisseau éclaireur de Quentin. Bludd observait la scène, terrifié. Jamais il n’interviendrait à temps pour sauver son ami. Quentin l’appela : — Décolle, Porce ! Sauve-toi ! Bludd remonta à bord, et verrouilla le sas avant d’ôter son casque. Il n’avait pas le temps de se débarrasser de sa combinaison. Il se jeta dans le siège de commande, lança les moteurs et, l’instant d’après, le yacht s’éleva dans l’atmosphère contaminée. Les cymeks atteignirent une éminence et descendirent droit sur le voltigeur. Quentin les regardait approcher, conscient qu’il ne lui restait qu’une minute à vivre. Il portait une simple combinaison de vol et ne survivrait pas longtemps dans l’environnement délétère. Pourtant, son esprit était en pleine accélération, nourri de toute son expérience militaire, et courait d’une possibilité à l’autre, cherchant une solution. L’éclaireur ne disposait d’aucun armement et, s’il se défendait, ce ne pouvait être que d’une façon non conventionnelle. Mais il n’avait pas l’intention de se rendre sans combattre. « Les Butler ne sont au service de personne », se répéta-t-il plusieurs fois. Les cellules énergétiques de l’appareil étaient fissurées et le fluide volatile s’était répandu dans la chambre des machines et sur le site du crash, dégageant une odeur âcre et acide. Il pouvait y mettre le feu, faire exploser les réservoirs avec l’espoir que les cymeks reculeraient. Mais il serait lui-même carbonisé. Ce qui serait pourtant préférable que de tomber entre leurs mains d’acier. Les blocs de marche frappaient lourdement le sol, résonnant dans l’air empoisonné. Il entendait les gémissements des circuits hydrauliques et le bourdonnement des armes prêtes à tirer. Ils pouvaient très bien lancer d’autres rafales pour le griller dans son maigre abri. Mais ils semblaient vouloir quelque chose. Ignorant la douleur de sa jambe cassée, Quentin s’activa frénétiquement avec les outils de secours. Il fit sauter les bouchons des cellules énergétiques, les yeux brûlants. Il trouva une balise électronique qui ne lui était d’aucune utilité. Puis un lance-fusée primitif qui lui procurerait un jet d’étincelles à haute température. Pas encore. Le premier cymek venait d’atteindre l’épave et cognait sur l’arrière du fuselage. Quentin sauta dans le siège de commande, et boucla vaguement son harnais. Un deuxième marcheur approchait à gauche en levant de longues pattes métalliques d’araignée. Oubliant sa peur, Quentin retrouva les gestes précis du combattant. Il déclencha le lance-fusée, le lança dans le réservoir qui fuyait et, avec une brève prière à Dieu, sainte Serena ou à qui pouvait l’entendre, il enclencha la commande d’éjection de son siège. Une bouffée violente de chaleur s’abattit dans la cabine. Et, dans le même instant, Quentin jaillit hors du cockpit au moment où la carcasse de l’appareil explosait. Il tourbillonna dans l’air brûlant et violent. Il eut une vision brève et nauséeuse : l’un des cymeks s’était effondré, pris dans les flammes, et un autre, visiblement endommagé, fuyait tant bien que mal, une jambe arrachée, laissant derrière lui un sillon d’étincelles. Il retomba sur le sol avec violence. La douleur fut intense et il sentit nettement craquer ses os : les côtes, le crâne, les vertèbres. Son harnais se déchira, libérant le siège éjectable, et il bascula sur le côté comme une poupée disloquée. En se tournant vers le site du crash, c’est à peine s’il parvint à discerner les cymeks qui s’agitaient avec des cutters laser autour des ultimes restes du voltigeur, comme des prédateurs affamés essayant de se partager une boîte de conserve. Comme s’il semblait pris d’une crise de rage, l’un des Titans déchira les derniers lambeaux de métal tandis que les deux autres s’avançaient vers lui en vacillant. Une brume rouge avait envahi son champ de vision. C’est à peine s’il pouvait encore voir ou esquisser un mouvement, comme s’il n’avait plus de contrôle musculaire. Sa main gauche pendait à son poignet, inutilisable. Sa combinaison était gluante de sang, mais il s’efforça de se redresser en grinçant des dents, pour fuir dans n’importe quelle direction. Les cymeks s’avançaient en grondant, de plus en plus menaçants, comme d’énormes statues animées surgies d’un rêve ancien et affreux. Quentin retrouvait les instants effrayants qu’il avait vécus sur Bela Tegeuse. Il avait bien cru ne jamais retrouver les cymeks sur son chemin. Un bruit déchirant lui fit lever les yeux et il vit décoller le yacht de son ami Bludd. D’une main tremblante, il dégaina son poignard et s’apprêta à affronter les cymeks. Il se peut que l’analyse finale révèle que j’ai tué autant d’êtres humains qu’Omnius... peut-être plus. Même ainsi, cela ne me rend pas aussi mauvais que les machines pensantes. Mes motivations étaient entièrement différentes. Bashar Suprême Vorian Atréides, Le Jihad impie. Après l’échec de plusieurs missions de reconnaissance, Vorian Atréides avait un état complet de la situation : les neuf micro-usines étaient intactes après toutes les attaques des humains. Et elles fabriquaient et crachaient des dizaines de milliers de piranhas mécaniques. Les mites dévoreuses détruisaient tous les systèmes d’observation, s’emparaient de leurs composants en tant que matériaux bruts pour assembler d’autres copies d’elles-mêmes. Et Vorian et Abulurd n’avaient accès qu’à de brèves vidéos qui montraient l’extension des usines robotiques enfouies dans les cratères. Vorian, excité, cherchait une idée. — Et si nous lancions des projectiles avec une charge d’acides puissants ? Les mites piranhas casseraient les carcasses et les acides se répandraient. — Ça pourrait marcher, commandant, mais ce sera difficile d’atteindre nos cibles. (Abulurd avait toujours le regard rivé sur les images.) Et nous ne disposons pas d’assez de pompes et de tuyaux pour projeter de l’acide dans leurs usines. — En supposant que nous nous en approchions suffisamment, nous pourrions utiliser des mortiers à plasma. Mais ce ne serait qu’un début, à moins que tu n’aies une meilleure idée ? — J’y réfléchis, commandant. Abulurd, en observant l’image du puits d’usine le plus proche, était frappé par ce qu’il voyait. Tous les vaisseaux d’attaque avaient été abattus et leurs équipages massacrés. Les bâtiments et les appareils avaient été détruits, disloqués. Des amas énormes de débris entouraient l’usine cylindrique. Ainsi que des corps méconnaissables, ensanglantés, lacérés, broyés, comme s’ils avaient été pris dans une grêle de mitraille. — Ces mites sont trop petites pour avoir une programmation discriminative sophistiquée, mais elles touchent quand même leurs cibles. Elles visent les menaces directes. Elles se repèrent à la concentration des ressources. Ou bien sont-elles programmées pour attaquer tout organisme vivant qu’elles détectent ? Abulurd se pencha sur les quelques informations disponibles. Fait étrange : les buissons et les arbustes des parcs luxuriants étaient intacts. Des nuages d’oiseaux tournaient autour des mites mécaniques qui les ignoraient. — Non, commandant. Elles ne touchent pas aux arbres ni aux animaux isolés. Elles ne visent que les humains. Est-ce qu’elles auraient un tropisme sur... l’activité cérébrale ? Est-ce qu’elles suivent nos esprits à la trace ? — Ce serait bien trop sophistiqué – et nous savons qu’elles ne disposent pas d’une intelligence artificielle à circuits gel. Elles auraient été détruites en franchissant le rideau de brouillage au large de Corrin. Non, nous avons affaire à quelque chose de simple et évident. Abulurd continuait d’explorer les images de reconnaissance. Les mites attaquaient en priorité les humains, et elles cherchaient les métaux et les minéraux qui leur seraient utiles pour créer d’autres copies d’elles-mêmes. La cellulose, les tissus, les fibres de bois des structures, les arbres et les animaux n’étaient pas concernés. Il s’arrêta sur une image incongrue, prise depuis un parc infesté dans Mia. Il avait sous les yeux les habituelles fontaines sculptées, les statues, les stèles... Mais la statue d’un commandant du Jihad avait été totalement ravagée jusqu’à son socle. Plus bizarre encore, sur une autre statue représentant un héros chevauchant un étalon salusan, les mites piranhas avaient détruit uniquement la figure humaine, laissant le cheval intact. Pourtant, la statue avait été coulée dans la même matière. — Attendez, commandant !... Abulurd retenait son souffle. Il se souvenait brusquement du retard avec lequel les mites avaient attaqué les femmes ou les prêtres en robe floue ou coiffés de chapeaux bizarres. Des gens à la tenue inusitée. Qui déguisaient leur apparence humanoïde. Vorian le regardait patiemment. Abulurd, dans sa carrière, avait appris à ne pas suggérer la première chose qui se présentait à son esprit. Même si, dans son impatience, le Bashar était impatient d’écouter une suggestion, même absurde. — Commandant, leur discrimination se fonde sur la forme. Elles ont un schéma de base gravé dans leur circuit principal. Elles peuvent attaquer tout ce qui présente un standard précis : deux jambes, deux bras, une tête. Regardez bien ces statues ! — Oui, elles sont simples, rudimentaires, pas très élégantes – exactement comme Omnius aurait pu les concevoir. Ce qui nous ouvre la porte sur une faiblesse que nous pouvons exploiter. Il nous suffirait de masquer notre forme humaine pour passer inaperçus au regard des mites. — Mais n’oublie pas qu’elles dépouillent tout ce qui est à leur portée de matériaux utiles. Il ne faut en aucun cas que nous leur présentions des surfaces métalliques. Vorian haussa les sourcils. — Tu veux dire que nous devons construire des appareils en bois si nous voulons les bombarder ? — Non, nous pouvons procéder plus simplement. Et si nous les couvrions d’une bâche, de quelque chose de biologique dont les mites n’auraient pas l’usage ? Nous pourrions ainsi nous approcher suffisamment de leurs usines pour leur causer des dégâts. Mais ça ne nous donnerait pas de protection physique, c’est vrai. Et si notre ruse échoue, nous nous serons exposés... à un échec fatal. — Il faut prendre le risque, Abulurd. Cette idée fourbe me plaît, dit Vorian avec un sourire dur. Est-ce que nous allons faire appel à des volontaires ou bien penses-tu comme moi ? — Commandant, vous avez trop de valeur pour... Vorian l’interrompit. — Tu te souviens du mépris que m’a témoigné le Parlement en déclarant que je n’étais qu’un fossile de guerre inutile ? Tu as vu la façon inepte dont les jeunes soldats réagissent à cette crise ? Tu en vois beaucoup à qui tu ferais confiance pour une mission dangereuse ? — Je ne ferais confiance qu’à moi, commandant. Vorian lui tapota l’épaule. — Toi et moi. En dehors de nous, je ne vois personne dans l’immédiat. Alors, on applique ce plan, toi et moi. Vorian délégua son commandement à un groupe d’officiers locaux, chacun étant en charge d’une usine de mites piranhas. Il leur expliqua clairement ce qu’ils avaient l’intention de tenter. S’ils réussissaient, les autres pourraient appliquer le même plan. S’ils échouaient, ils auraient au moins laissé une trace et d’autres pourraient trouver mieux. Vorian, séduit par l’idée d’Abulurd, lui demanda : — Tu as étudié ma stratégie, non ? — Que voulez-vous dire, Bashar Suprême ? — Ton plan rivalise avec certains des miens, répondit Vorian en déployant l’épaisse couverture sur le voltigeur. Tromper les machines, mystifier leurs capteurs – exactement comme je l’ai fait avec la flotte fantôme de Poritrin. — Cela n’a rien de comparable avec vos grands succès, commandant. Les mites sont un adversaire stupide. — Va dire ça aux gens que nous nous apprêtons à sauver. Allons-y. Ils ne disposaient que de peu de temps et de choix, mais ils firent de leur mieux dans ces circonstances d’urgence. Des soldats les aidèrent à recouvrir les deux palettes à champ Holtzman avec des draps et des tissus de tente en fibres naturelles que les mites ne jugeraient pas utiles. Ils se revêtirent de même. L’un et l’autre auraient l’apparence d’un amas informe. La palette d’Abulurd embarquait un gros réservoir de plass rempli d’un fluide particulièrement corrosif. Elle était munie d’un aspersoir. Quant au mortier à plasma dont Vorian était responsable, il pouvait carboniser toute une usine – en supposant qu’ils parviennent à s’approcher suffisamment. Ils s’avancèrent avec une vision limitée. Les champs de suspension maintenaient les palettes, mais ils marchaient dans les décombres et les restes des victimes couverts de sang caillé. Abulurd, dans la puanteur, fut pris d’un spasme, mais il ne ralentit pas une seconde. Il avait disposé un pan de tissu translucide à hauteur de ses yeux. Vorian était à sa gauche, méconnaissable. Il se dit qu’ils faisaient un duo ridicule et que les mites pouvaient à tout instant réduire leur déguisement dérisoire en lambeaux – si elles devinaient. Mais ce simple masque de tissu les défendait contre le programme de discrimination rudimentaire des machines. Ils atteignirent enfin l’autre bord du puits en extension. L’usine mobile avait ouvert progressivement sa mâchoire, comme une plante Carnivore. Des ramasseurs robotiques jetaient en cadence des débris divers et des fragments métalliques dans les ouvertures, tels des prêtres sacrifiant à un dieu avide. Des tubes d’évacuation pareils à des conduits de ventilation rejetaient les matériaux non traités et les gaz nocifs. Le complexe automatique était en extension permanente et crachait des flots de sphères argentées qui s’envolaient comme des bulles de savon féroces en quête de cibles nouvelles. — Si on ne l’arrête pas très vite, cria Vorian, elle va devenir trop grosse pour qu’on puisse la détruire avec des équipements portables ! Abulurd était au bord du puits et brandissait son tube. Il glissa la lance à travers le tissu. — Prêt, commandant, dit-il. Vorian, plus excité encore que son jeune Bashar, déclencha le feu de son mortier à plasma. Dans la même seconde, Abulurd pulvérisa un premier jet d’acide. Ce fut comme s’ils avaient répandu de l’essence sur une fourmilière. Les flammes dardèrent dans les nuages d’acide et ravagèrent les éléments de l’usine : les métaux fondaient, les structures et les circuits se corrodaient dans la seconde et craquaient dans des bouffées de fumée toxique. Et les mites piranhas tournoyaient furieusement en bourdonnant, perturbées, dans une totale confusion. Abulurd cracha encore d’autres jets d’acide dans le goulot de fabrication. Le moment d’après, l’usine s’effondra en grinçant et se changea en un chaudron fumant de matériaux en fusion. Le mortier à plasma de Vorian détruisit les derniers nids de robots alors que l’incendie se propageait dans le sous-sol. Abulurd appela une sous-station d’un ton triomphant : — Ça marche ! Nous avons détruit leur usine de fabrication ! À tous les sous-commandements : suivez- nous. Il en reste encore huit à liquider. — Et quand on en aura fini, ajouta Vorian, il va falloir nettoyer les cent mille piranhas qui restent. Les dévoreurs volants continuaient à propager le désastre, ils se répandaient dans les rues en nuages bourdonnants pour frapper tous les humains qui se montraient. Mais leur nombre diminuait, maintenant que les micro-usines avaient été détruites. Et ils moururent comme des insectes éphémères après de longues heures d’effroi. Les dernières mites, peu à peu, plurent du ciel pour couvrir la chaussée d’un tapis argenté. Vorian et Abulurd, épuisés, s’étaient assis sur les marches du Parlement. Aux milliers de victimes civiles, trente représentants politiques étaient venus s’ajouter. — Chaque fois que j’ai la conviction que je hais les machines plus que jamais, dit Vorian, il se passe quelque chose qui multiplie encore l’horreur que je ressens. — Si Omnius devine la moindre chance de frapper, il le fera. Il se peut même qu’il ait trouvé un moyen de s’évader de Corrin. — À moins qu’il n’ait tenté cette opération par dépit, dit Vorian. Malgré tous les dégâts causés par ces petits monstres métalliques, je ne pense pas qu’il ait cru vraiment détruire Salusa Secundus. C’était juste pour nous taquiner. Abulurd hocha la tête, encore sous le coup de leur mission. — Le réseau de satellites Holtzman reste en place autour de Corrin. Omnius ne peut pas s’évader... à moins qu’il n’ait conçu un autre plan. Vorian lui serra fermement l’épaule. — Nous ne pouvons permettre à ces crétins de politiciens de dire que nous avons abaissé notre garde. Il se pencha pour récupérer une petite sphère dans une lézarde. Elle demeura inerte au creux de sa main, ses dents en rasoir figées. — Elles ont épuisé leurs faibles réserves d’énergie, Abulurd, mais je veux que tu en récupères des centaines de spécimens. Nous allons les démonter et les analyser pour que la Ligue développe les défenses adaptées au cas où Omnius déciderait de s’en servir à nouveau. — Je vais mettre les meilleurs de mes hommes là- dessus, Bashar Suprême. — Non, Abulurd, tu vas t’en charger toi-même. Je veux que tu sois personnellement responsable de ce projet. J’ai toujours été fier de toi et aujourd’hui, tu m’as prouvé que je n’avais pas tort. Tu dois m’assister. Il y a pas mal de temps de ça, je t’ai pris sous mon aile parce que je pensais que tu avais besoin de mon soutien. Aujourd’hui, tu es le meilleur soldat de Zimia. Ton grand-père aurait été fier de toi. Une bouffée de fierté gonfla le cœur d’Abulurd. — Bashar Suprême, je n’ai jamais regretté d’avoir revendiqué le nom d’Harkonnen, même si les autres m’ont traîné dans la boue à cause de ça. — Alors, il est peut-être temps de réparer ça, dit Vorian en plissant ses yeux gris. Il y a des dizaines d’années que je t’ai dit la vérité à propos de Xavier. Je pensais à tort que cela suffirait. Je me suis trompé. Comme l’on disait jadis, il faut se méfier des rumeurs. J’avais décidé que Xavier devait suivre sa voie et se résigner à ce que l’Histoire dirait de lui. « Je n’ai même pas réussi à convaincre la Ligue qu’elle devait investir assez de puissance de feu pour anéantir l’Omnius de Corrin et les derniers cymeks. Je me suis dit que je n’avais aucune chance de réécrire l’Histoire, pardon Xavier, et de prouver qu’Iblis Ginjo était le véritable traître, le félon. Mais ce n’est pas juste de laisser mon vieil ami payer un tel prix. Tu as été plus courageux que moi, Abulurd. Abulurd semblait au bord des larmes. — Je-je n’ai pensé qu’à la vérité, commandant. — Dès que j’en aurai l’occasion, je soulèverai le sujet, au moins pour présenter mes objections à propos de ce qui a été écrit. (Il se tourna vers les rues ensanglantées de Zimia.) Peut-être m’écouteront-ils enfin. (Il tapota l’épaule d’Abulurd.) Mais avant tout, c’est à toi de récolter ce que tu mérites. Depuis le début de la Grande Purge, ton grade n’a pas évolué par rapport à tes mérites. Je sais que certains officiers le nieront, mais je suis persuadé que tu as été injustement traité à cause du nom que tu revendiques. Désormais, cela va changer. Je te promets solennellement que tu auras le grade de Bashar de quatrième rang. — Bashar ? s’exclama Abulurd. Mais cela me fait progresser de deux grades. Vous ne pouvez pas, comme ça... Vorian l’interrompit. — Demain, je me ferai un plaisir d’entendre leurs arguments. Malgré leurs défauts biologiques, les êtres humains continuent à voir des choses que nos capteurs les plus sophistiqués ne peuvent détecter, et à comprendre des concepts étranges qui échappent à nos esprits de circuits gel. Il n’est donc pas surprenant qu’ils soient si nombreux à sombrer dans la folie. Dialogues d’Érasme. Le statu quo entre les vaisseaux hrethgir qui maintenaient le blocus de Corrin et la flotte robotique durait depuis vingt années, et Érasme s’intéressait beaucoup plus au petit drame qui se déroulait dans ses jardins. Inutile d’utiliser des dispositifs d’espionnage complexes et subtils : il se contentait d’écouter discrètement. Absorbé dans sa conversation avec le clone de Serena Butler, Gilbertus ne s’était pas aperçu qu’il était là. Son protégé humain semblait envoûté par la présence du clone et le robot ne comprenait pas pourquoi. Après vingt années, Gilbertus aurait dû normalement se lasser des efforts qu’il faisait pour faire du clone une compagne acceptable. La créature était ratée, mentalement déficiente, probablement endommagée lors de la reconstitution de sa chair par Rekur Van. Mais son protégé semblait tout particulièrement attaché à cette Serena clonée pour quelque raison inexplicable. Il était assis auprès d’elle avec un livre illustré, comme un jeune prétendant plein d’adoration. Serena regardait les images et écoutait quelquefois ses paroles mais, la plupart du temps, elle s’intéressait aux fleurs et aux oiseaux aux plumages chamarrés qui voletaient autour d’eux. Caché derrière la haie d’hibiscus, Érasme était parfaitement immobile, comme s’il voulait passer pour une statue du jardin. Il savait que le clone de Serena n’était pas complètement stupide... simplement inintéressante à tous points de vue. Gilbertus lui effleura le bras. — Regarde ceci, je te prie. Elle se pencha à nouveau sur le livre tandis qu’il se remettait à en réciter un passage. Au fil des années, il s’était mis en devoir de lui apprendre à lire. Serena avait accès à tous les livres et enregistrements des riches bibliothèques de Corrin, même si elle n’en profitait que rarement. Ses sujets d’intérêt étaient moins importants, mais Gilbertus n’avait pas désespéré. Il lui montrait les reproductions des chefs-d’œuvre de l’art humain. Il lui faisait entendre des symphonies et lui citait fréquemment les grands philosophes. Mais elle s’intéressait plus aux histoires drôles et aux images amusantes. Quand il vit qu’elle se lassait, Gilbertus se leva et reprit avec elle sa promenade dans les jardins. En observant les techniques d’enseignement que Gilbertus avait improvisées, le robot se souvint que, bien des années auparavant, il avait joué le même rôle pour un enfant primitif et féroce. Cette tâche avait exigé des efforts extrêmes et un dévouement dont seules les machines étaient capables. Mais, à terme, cela avait été gratifiant. C’était un spectacle intéressant que de voir son protégé faire la même chose. Érasme ne décelait aucune faille dans sa technique. Malheureusement, le résultat n’avait rien de comparable. Ses analyses médicales lui avaient appris que le clone disposait du potentiel biologique de ses gènes, mais que cette fausse Serena n’avait pas la capacité mentale requise. Plus important encore, il lui manquait toutes les expériences marquantes, les épreuves et les défis que la vraie Serena avait connus. Ce n’était qu’un clone trop protégé, trop choyé, trop engourdi. Et soudain, le robot pensa à un moyen de sauver cette situation. Arborant un large sourire sur son visage de platine fluide, Érasme franchit la haie d’hibiscus et marcha droit jusqu’à Gilbertus qui se tourna vers lui avec un sourire. — Hello, Père. Nous discutions d’astronomie. Ce soir, j’ai l’intention d’emmener Serena pour qu’elle identifie les constellations. — Tu l’as déjà fait, remarqua le robot. — Oui, mais ce soir, nous allons encore essayer. — Gilbertus, j’ai décidé de te faire une proposition appréciable. Nous disposons d’autres cellules et nous pouvons créer bien d’autres clones qui seront probablement supérieurs à celui-là. Je reconnais que tu as travaillé de façon opiniâtre pour essayer d’élever cette Serena à ton niveau. Si tu as échoué, ce n’est certainement pas ta faute. Je suggère donc de t’offrir de créer un autre clone identique. (Le sourire de son visage de fleximétal devint plus rayonnant encore.) Nous allons remplacer celui-ci afin que tu puisses recommencer. Je suis certain que tu obtiendras de meilleurs résultats cette fois. Gilbertus le regarda avec une expression incrédule et horrifiée. — Non, Père ! Vous ne pouvez pas faire ça ! (Il serra le bras de Serena.) Je vous en empêcherai. (Il attira Serena contre lui en lui chuchotant des paroles apaisantes.) Ne t’en fais pas. Je vais te protéger. Même s’il ne comprenait pas cette réaction, Érasme retira aussitôt son offre. — Il n’y a pas lieu de t’inquiéter, Gilbertus. Gilbertus entraîna Serena au loin en jetant un regard au robot par-dessus son épaule, comme s’il l’avait trahi. Et Érasme demeura seul, plongé dans une profonde réflexion. Tard dans la nuit, sous le ciel d’encre de Corrin, le robot indépendant continua d’épier Gilbertus et sa Serena clonée. Ils étaient assis devant la villa et contemplaient les étoiles. Au-delà des sillages des vaisseaux de guerre, Gilbertus désignait les anciennes configurations stellaires pour le plus grand plaisir de Serena qui, à son tour, dessinait ses constellations personnelles. Érasme était étrangement perturbé, voire troublé. Il avait passé des années à éduquer Gilbertus, mais il en avait été récompensé par les progrès de son élève. La véritable Serena elle-même, avec ses émotions violentes et sa résistance, avait été une partenaire mentale appréciable. Mais cette Serena clonée n’offrait rien de tel à Gilbertus. Le robot avait beau repasser chaque instant dans son esprit de circuits gel, il ne parvenait pas à trouver un sens à cette situation. C’était là un puzzle qu’un robot indépendant devait être en mesure de résoudre. Il épia les deux humains jusque tard dans la nuit sans entrevoir de solution. Qu’est-ce que Gilbertus peut bien lui trouver ? Pour ceux qui savent où regarder, le passé nous donne clairement les indications à suivre pour notre voyage vers le futur. Une histoire des Entreprises VenKee. Après être revenue de Rossak, sans la moindre gratitude, qu’elle n’avait d’ailleurs pas espérée, pour sa mise en garde, Norma, nue devant son miroir, s’examinait avec curiosité. Même si elle n’était pas éprise de son corps, elle resta plus d’une heure à contempler son image. Sa structure osseuse et sa peau de lait auraient dû approcher de la perfection, mais elle décelait de plus en plus de défauts : des taches rouges, des rides. Et ses traits se modifiaient, comme si son squelette et ses muscles étaient maintenant malléables. Des zones de marques rousses couvraient en partie son ventre et sa poitrine. Elle rapetissait et ses membres commençaient à se déformer. C’était tellement bizarre. Elle retrouvait son apparence dès qu’elle le voulait, mais les défauts revenaient. Elle voulait comprendre ce qui lui arrivait. Adrien s’en était aperçu, mais elle ne pouvait le lui expliquer. Il insista pour qu’elle consulte une des doctoresses des chantiers. La femme d’âge mûr réfléchit un moment avant de donner brièvement son diagnostic : — Réactions allergiques sans doute causées par une consommation excessive de Mélange. Votre fils me dit que vous en absorbez en quantité. — Merci, docteur. Je vous en prie, rassurez-le. Cette réponse évasive eut l’effet souhaité et la doctoresse se retira. Norma préférait demeurer seule, pour se concentrer sur son travail, et elle n’avait nullement l’intention de réduire sa consommation d’Épice. Sa récente visite sur Rossak et sa prémonition à propos des mites piranhas l’avaient perturbée. Si les machines s’agitaient à nouveau sur Corrin et fomentaient de nouvelles horreurs contre l’humanité, elle devait absolument rester sur ses gardes, l’esprit en éveil. Et pour cela, elle avait besoin de l’Épice. Elle avait expérimenté diverses formes de Mélange : solide, en poudre, liquide puis gazeuse. D’ores et déjà, physiquement et mentalement, elle était absolument différente de tout autre être humain. Elle pouvait effacer les marques qui apparaissaient sur sa peau, mais pourquoi s’en soucier ? Debout devant le miroir, elle regarda l’éruption rouge de sa poitrine pâlir, et elle la fit réapparaître intentionnellement. Quelle idiotie que de vouloir demeurer belle ! Pour qui ? Pourquoi ? C’était une perte de temps et d’énergie. Si elle laissait son corps changer, cela ne pouvait en rien altérer l’amour qu’elle gardait en son cœur pour Aurelius. Les études de marché de la VenKee montraient que certaines personnes réagissaient instantanément à la drogue alors que d’autres développaient des réactions lentes. Norma savait que des doses massives d’Épice ouvraient dans son esprit des portes sur l’univers, qui lui permettaient de franchir des seuils vers l’impossible. En dépit du conseil de la doctoresse, elle était bien décidée à absorber des doses de plus en plus importantes pour aller jusqu’aux limites de ses capacités. Depuis la Grande Purge, elle avait vécu dans une culpabilité lourde et indécise à la fois à cause de tous ces vaisseaux qui s’étaient perdus dans l’espace plissé avec leurs équipages. Il était certain qu’elle avait progressé sur divers facteurs individuels, mais la solution finale lui échappait encore. Elle devait redoubler d’efforts et résoudre le problème de la navigation dans l’espace plissé une fois pour toutes. Elle alla prendre dans son bureau un masque respiratoire spécial qu’elle ajusta sur son visage. Dès qu’elle appuya sur l’interrupteur, elle entendit le sifflement du gaz et l’odeur puissante du Mélange envahit ses poumons. Derrière ses paupières closes, de longues spirales orange tournoyèrent. Le monde extérieur lui était caché, mais elle voyait en elle. Et elle était à tel point saturée d’Épice que les effets furent quasi immédiats. Une vision stupéfiante s’imposa à son esprit... une épiphanie brillante où elle lut la solution du problème de la navigation – et les moyens d’éviter les risques de l’espace plissé. La clé résidait non pas dans les calculs et les mécanismes, mais dans la prescience, la capacité mentale de discerner les chemins les plus sûrs sur de vastes distances. Comme dans sa récente vision de danger pour Rossak. En ingérant le Mélange à haute concentration, elle pouvait s’ouvrir à d’autres pouvoirs encore insoupçonnés. Ses derniers calculs de probabilités sur ordinateur lui avaient défini les premières lignes rudimentaires, mais avec l’Épice, son esprit était maintenant devenu un instrument de navigation bien supérieur. La prescience. Quand elle quitta le seuil de révélation, Norma remarqua que son corps avait régressé, qu’il ressemblait plus maintenant à sa forme initiale, nanifiée, grossière, avec un crâne plus important. Pourquoi ? Un retour dans la mémoire cellulaire ? Un choix subconscient ? Mais son esprit, lui, était en phase de dilatation, il s’enflait sous la pression d’une énergie mentale comme s’il se concentrait uniquement sur ce qui était le plus essentiel : le Mélange. La navigation dans l’espace plissé. La prescience. Elle avait enfin la réponse ! Son corps avait choisi sa nouvelle forme durant sa vision et Norma le laissa tel quel. Grossière approximation de celui avec lequel elle avait grandi, les membres courts et la tête trop volumineuse. Elle ne tenta pas de recouvrer son apparence sculpturale. C’était une dépense d’énergie inutile, pour elle, tout simplement. Cette lutte pour la beauté lui apparaissait vaine, totalement insignifiante face à l’ordre du cosmos. Face à l’Épice, la prescience, l’espace plissé... Un esprit guide embarqué sur un vaisseau Holtzman pourrait traverser l’espace plissé en prévoyant les désastres avant qu’ils arrivent et discerner un chemin différent. Mais le seul fait de connaître la réponse de base ne lui avait pas donné le moyen physique d’appliquer la solution. Ce n’était qu’une question de temps. Chaque expérience la rapprochait du but. Elle s’émerveillait de constater que le Mélange était efficace à la fois pour conjurer le Fléau et pour traverser l’espace plissé. La molécule extrêmement complexe de l’Épice faisait de cette substance un miracle naturel. Mais afin de poursuivre son travail, elle devait absorber des quantités toujours plus importantes, et cela lui était possible avec la VenKee. Elle pouvait en avoir autant qu’elle le désirait. Le prix du Mélange sur le marché ouvert augmentait rapidement. Vingt ans auparavant, une part importante de la population humaine avait survécu à la peste d’Omnius grâce à l’Épice. Malheureusement, après y avoir goûté, après avoir été sauvés, les survivants étaient devenus dépendants. L’épidémie avait transformé toute l’économie de la Ligue et de VenKee d’une façon imprévue et irréversible. Son fils aîné était intelligent, habile et ambitieux, tout comme Aurelius. Norma n’avait jamais cherché le pouvoir ni la richesse et elle s’était tenue timidement à l’écart de la célébrité que ses découvertes lui avaient apportée, mais elle avait conscience que ce qu’elle venait de trouver sur la navigation dans l’espace plissé permettrait à Adrien et à ses descendants de développer les Entreprises VenKee pour en faire un empire commercial aussi puissant que la Ligue elle-même. Elle avait constaté que l’Épice sous sa forme gazeuse était bien plus efficace pour ce qu’elle cherchait, plus intense. Le gaz emportait son esprit vers des sommets que jamais encore elle n’avait atteints. Elle était impatiente de passer à la phase suivante. L’immersion totale dans l’Épice, l’exposition absolue, la complète dépendance. Obsédée par son nouveau plan, Norma recruta des techniciens et des ouvriers qui travaillaient sur d’autres projets. Son problème semblait petit et peu coûteux comparé à la construction des lourds vaisseaux avec leurs moteurs Holtzman et leurs générateurs de boucliers, mais il avait à long terme une importance plus grande que ce qu’elle avait jamais tenté. Adrien ne refusait pas de l’écouter, mais il ne com- prenait pas vraiment ce que sa mère tentait de réaliser. Et elle se montrait réticente à lui révéler ses motivations. Elle parut bientôt avoir quelque difficulté à lui parler dans son langage, mais à aucun moment il ne s’opposa à ses demandes. Il savait que quelles que fussent les nouvelles idées de sa mère, la forme de la galaxie en serait changée. Les nouvelles équipes désignées pour le projet construisirent une chambre de plass étanche connectée à d’énormes bonbonnes de gaz d’Épice. Quand elle fut achevée, Norma s’installa à l’intérieur avec un coussin. Seule. Elle enclencha la commande de la pompe et ferma les yeux. Elle inspira plusieurs bouffées du gaz orange et attendit les effets. La chambre était à présent remplie de plus de Mélange qu’elle n’en avait jamais absorbé. Une telle concentration aurait été fatale à toute autre personne, mais elle avait atteint un niveau de tolérance élevé, un besoin d’Épice. Sous le regard ébahi des ouvriers de Kolhar, elle inspira encore plusieurs bouffées. Et se sentit partir, en pleine accélération dans son esprit. Toutes les cellules de son corps difforme nageaient dans la vapeur à senteur de cannelle et s’y fondaient. C’était la concentration totale, le calme absolu. Elle était bien au-delà de la technologie de l’espace plissé, elle était parvenue à un niveau purement spirituel. Pour elle, l’essence de l’être humain était sa nature éthérée. Elle était maintenant une sculptrice à l’échelle cosmique, elle travaillait sur les soleils et les planètes comme sur l’argile. C’était impérial, libérateur. Elle resta ainsi enfermée dans la chambre sans eau, sans nourriture, ne subsistant que par l’Épice. Les parois de plass furent bientôt striées de traces brunes pareilles à de la rouille. Norma n’entendait que de manière diffuse le sifflement du gaz. À long terme, elle dériva vers un lieu où elle pourrait vraiment penser. On ne peut comprendre l’humanité sans avoir un recul suffisant. Nous sommes en excellente position pour y parvenir. Les Archives de Rossak, Déclaration d’intention. Les lignées génétiques de l’humanité formaient une tapisserie complexe et splendide, mais uniquement pour ceux qui savaient voir. La chaîne et la trame ADN formaient un nouveau tissu à chaque génération, chaque famille. Les séquences des nucléotides se recombinaient sans cesse, les gènes se déplaçaient, créant un nombre quasi infini de schémas humains. Omnius lui- même, suresprit, ne pouvait appréhender le potentiel des êtres que produisait l’admirable double hélice de cette molécule. Ticia Cenva et les Sorcières de Rossak s’étaient vouées entièrement à ce projet. C’était leur tâche essentielle et le but de leur quête. Dans les profondeurs des grottes de la falaise, bien loin des échos et des relents de la jungle argentée et violette, à l’écart des cicatrices laissées par les mites piranhas, Ticia, en compagnie de ses sœurs pâles, inspectait leurs ordinateurs parfaitement illégaux. Ces appareils d’enregistrement étaient un anathème au regard de la Ligue des Nobles mais, pour les Sorcières de Rossak, ils étaient absolument nécessaires. Elles n’avaient pas de meilleur moyen de trier et de traiter les données généalogiques qu’elles avaient acquises. Elles avaient bien des secrets qu’elles tenaient cachés au reste de l’humanité, et celui-ci était le plus grave. Depuis des générations, elles avaient enregistré tous les croisements des familles de la planète. L’environnement de Rossak était particulièrement nuisible à l’ADN des humains et provoquait de fréquentes mutations – des tares abominables, mais aussi des améliorations. Les informations que les Sorcières avaient collectées pendant le Fléau leur avaient apporté d’immenses données à étudier. Ticia se tourna vers une jeune assistante, Karee Marques, et lui dit : — Maintenant que nous avons archivé les données de base des lignées et suivi un grand nombre de permutations, imaginez ce que nous pouvons faire de ces extraordinaires informations. Nous allons enfin les utiliser. (Les lèvres serrées, elle promena un regard admiratif sur ses ordinateurs.) Des projections. La perfection. Qui sait quel nouveau potentiel humain nous pouvons découvrir ? Nous n’aurons plus de limites, plus d’entraves. En fait, pourquoi nous limiter à la simple recherche du superhumain ? Nous allons découvrir des possibilités dont nous n’avons pas encore rêvé ! Elle et Karee quittèrent les chambres de données où les systèmes d’alimentation continuaient à bourdonner. Les ordinateurs génétiques étaient sous haute sécurité et défendus par des boucliers. Elles entrèrent dans une des cantines où les Sorcières et les jeunes apprenties se retrouvaient régulièrement pour bavarder autour d’un petit repas. Ticia avait tenu à arranger cet endroit pour que les filles puissent parler des problèmes urgents loin des bavardages stupides des hommes à propos des affaires. Elle et Karee furent accueillies par des hochements de tête respectueux. Mais, dans l’instant, l’atmosphère agréable fut brisée. Une voix mâle et rauque résonnait dans la salle. Un personnage de petite taille, les cheveux blonds hirsutes, les épaules larges, entra en vacillant, aidant un autre à marcher. — Besoin d’aide. Homme malade. Ticia eut une grimace de désapprobation. Jimmak Tero était un des Mal-nés survivants. Il avait le visage large et rond, le front bas, avec des yeux bleu clair très espacés. Ticia, malgré le mépris qu’elle avait pour lui, n’avait jamais su lui faire comprendre qu’il n’était pas le bienvenu dans les grottes, au milieu des gens normaux. Et il ne cessait de revenir. — Homme malade, répéta Jimmak. Besoin d’aide. Jimmak traîna à demi l’homme jusqu’à un siège, devant la table. Il inclina la tête et s’effondra. Il portait une combinaison de la VenKee avec de larges poches à échantillons et à outils. C’était l’un des nombreux prospecteurs qui exploraient la jungle. Jimmak était un enfant sauvage qui leur servait souvent de guide pour leur faire découvrir les recoins les plus sombres du labyrinthe végétal. Ticia s’avança. — Pourquoi l’as-tu amené ici ? Qu’est-il arrivé ? Karee Marques était au côté de Ticia. Jimmak aida l’homme à se retourner et elle retint un cri en découvrant son visage. Elles n’avaient pas vu de tels symptômes depuis presque vingt ans, mais les signes étaient évidents : le Fléau ! La plupart des femmes de la cantine se levèrent d’un bond. Et sortirent. Le souffle de Ticia s’était accéléré et elle avait la bouche sèche, tout à coup. Elle se maîtrisa et prit un ton calme. Elle ne devait pas montrer son trouble devant les autres. — Peut-être. Mais si tel est le cas, le virus est différent. Il a les joues rouges et l’iris décoloré, certes. Mais remarque ces taches sur son visage : elles sont différentes... (Elle avait une certitude absolue, tout au fond d’elle, qui lui disait ce que des heures de tests devraient confirmer.) Mais, à la base, je pense que c’est le même virus. Ticia avait toujours pensé que la menace des machines était loin d’avoir été repoussée. Même si Omnius avait lancé de nouvelles attaques avec les mites piranhas, elle savait que l’avertissement de Norma avait été pressant, qu’elle laissait entendre qu’un désastre plus grave que les mites allait s’abattre sur l’humanité. Il était possible que les capsules qui s’étaient écrasées au sol aient été porteuses du rétrovirus ARN... Ou, plus probablement, le virus était demeuré à l’état dormant sur Rossak et il avait passé toutes ces années dans la jungle à fermenter, à muter pour devenir plus létal encore. — Il va mourir, dit-elle en regardant le prospecteur avant de se tourner vers Jimmak. « Pourquoi tu ne t’en es pas chargé toi-même ? Comme ça, il aurait infesté tous les Mal-nés comme toi et c’en serait fini de vos malheurs. Elle avait du mal à dominer sa colère et l’énergie crépitait dans ses longs cheveux blancs. Mais elle se domina une fois encore. — Tu n’aurais pas dû l’amener ici, Jimmak. Il leva vers elle son regard bovin avec une expression blessée et désappointée. — Allez, va-t’en ! Et si tu trouves d’autres victimes, ne les ramène surtout pas ! Il s’éloigna avec une sorte de grâce, la tête inclinée, comme s’il essayait de ne pas être vu. Ticia le suivit du regard en secouant la tête, oubliant un instant l’homme malade. Elle en voulait aux Mal-nés de survivre de façon sordide dans la jungle au lieu de mourir de leurs défauts. On ignorait combien ils étaient. Elle les aurait tous méprisés, si l’un d’eux — Jimmak – n’avait été son propre fils. Il existe un équilibre exaspérant dans l’univers. Chaque moment de joie est compensé par une mesure égale de tragédie. Abulurd Harkonnen, Journaux privés. Quand sa promotion au grade de Bashar fut enfin enregistrée par la bureaucratie de l’Armée de l’Humanité, Abulurd Harkonnen avait déjà recruté une équipe pour analyser les féroces mites piranhas. Il avait lu les états de service et les cursus de mécaniciens, d’ingénieurs et de chercheurs et avait choisi les meilleurs. Il se servit du nom du Bashar Suprême Vorian Atréides pour réquisitionner un laboratoire parfaitement équipé qui avait été récemment libéré, non loin du manoir administratif du Grand Patriarche. Dans tout Zimia, on avait retrouvé les minuscules machines carbonisées. L’équipe d’Abulurd en avait démonté une centaine pour étudier les circuits de programmation et les microsources d’énergie qui avaient permis aux mites de voler et de tuer frénétiquement. Abulurd n’avait rien d’un scientifique, mais il suivait attentivement les progrès des chercheurs. Il demandait à chaque fois : — Vous n’avez encore aucune idée d’un moyen de défense contre elles ? Comment les arrêter la prochaine fois ? Omnius est particulièrement opiniâtre. — Nous avons plein d’idées, monsieur, lui répondit une fille ingénieur sans quitter l’oculaire de son microscope. Mais avant de faire quoi que ce soit de définitif, il faut que nous étudiions à fond ces petites armes mortelles. — Est-ce que les pulsions Holtzman seraient efficaces ? — Peu probable, dit un autre ingénieur. Ces appareils sont très primitifs. Ils ne possèdent pas la technologie gel au niveau des circuits et ils sont donc insensibles aux brouilleurs. Mais quand nous aurons compris leur programme de motivation, il est probable que nous pourrons développer un brouilleur efficace. Abulurd consulta son chronomètre et s’excusa. Il se dirigea en hâte vers son appartement temporaire. Il devait se préparer pour la cérémonie : aujourd’hui, il allait recevoir officiellement l’insigne de son nouveau grade. Sa chambre était austère. Il n’était revenu que récemment de sa mission de chien de garde au large de Corrin et il n’avait que peu d’affaires personnelles. Il n’écoutait jamais de musique pour se relaxer. Et il n’avait guère de temps pour les choses futiles, le luxe, ou l’habillement. Il avait trente-huit ans, il n’avait eu que quelques aventures, il n’avait jamais trouvé une épouse et, bien sûr, il n’avait pas d’enfant. Mais c’est en souriant qu’il passa son uniforme impeccable et se regarda dans le miroir. Il affichait l’expression solennelle appropriée, mais son cœur battait d’excitation. Il aurait aimé que son père le voie en ce moment. Quentin Butler aurait été fier de son fils cadet. Mais le Primero était parti en compagnie de son vieil ami Porce Bludd pour un tour des Mondes Synchronisés radioactifs. Faykan avait accepté de le remplacer pour épingler son nouvel insigne sur l’uniforme d’Abulurd. Il partit pour la cérémonie. Soixante-dix-sept soldats devaient être décorés ou promus au cours de la cérémonie et Abulurd attendit patiemment son tour parmi les simples militaires et les engagés volontaires. Étrangement, ce ne fut pas une surprise mais un grand désappointement quand Faykan décida de changer ses plans à la dernière minute. Le Vice-Roi par intérim présenta ses excuses : il n’était pas en mesure de remettre son nouvel insigne à son jeune frère. Il n’entra pas dans les détails, mais Abulurd savait qu’il obéissait à des raisons politiques. Au moins, il ne s’était pas donné la peine de mentir. Il demeurait silencieux, le cœur lourd, mais sans rien montrer de sa peine. Il aurait eu trop honte de ternir le nom des Butler. Le container où survivait le cerveau de Vidad avait été installé près du podium. Vidad, le dernier survivant des Cogitors de la Tour d’Ivoire, avait été ramené sur Salusa après la Grande Purge. Il avait annoncé que tous les anciens philosophes avaient péri quand les cymeks avaient donné l’assaut à leur bastion. Vidad ne se montrait guère disert sur ce qu’il avait fait durant son long voyage. Abulurd avait entendu Vorian murmurer que le Cogitor voulait sans doute rester à l’écart des affaires de ce bas monde au cas où les machines attaqueraient à nouveau les Mondes de la Ligue. Il avait décidé de rester sur Salusa. Il était curieux, prêt à intervenir ou à participer selon son humeur changeante. La nomination d’Abulurd au rang de Bashar devait conclure la fastidieuse et interminable cérémonie. Quand vint son tour, ce fut d’un pas lourd qu’il monta jusqu’au podium, seul, tandis que le maître de cérémonie l’annonçait au milieu des applaudissements polis et des murmures. Et puis, on s’agita sur le banc des officiers. Et le maître de cérémonie annonça à la surprise générale : — C’est un autre officier qui va remettre ses insignes à Abulurd Harkonnen. Les portes s’ouvrirent et le visage d’Abulurd s’illumina. Avec un sourire radieux, il vit entrer le Bashar Suprême en personne. Vorian Atréides. Il le rejoignit sur le podium. — Il faut que ce soit fait dans les règles. (Le vétéran présentait l’insigne comme un trésor et Abulurd se tenait très droit.) Abulurd Harkonnen, en reconnaissance de vos mérites, de vos initiatives et du courage dont vous avez fait preuve durant la récente attaque contre Zimia – sans mentionner tous les actes exceptionnels que vous avez accomplis dans l’Armée du Jihad –, j’ai le plaisir de vous nommer au rang de Bashar, quatrième échelon. Je pense qu’aucun soldat ne le mérite plus que vous. Vorian épingla l’insigne de Bashar sur le torse d’Abulurd avant de se tourner vers l’assistance, une main posée sur son épaule. — Observez bien votre nouveau Bashar. Il a encore de grandes choses à accomplir pour la Ligue des Nobles. Les applaudissements, encore une fois, furent clairsemés. Mais Abulurd ne regardait que le visage de Vorian, son expression de satisfaction paternelle. Rien n’était plus important pour lui en cet instant, pas même le sentiment de son frère ou de son père. Vorian, alors, se tourna vers les autres commandants, les officiels de la Ligue, et même Vidad le Cogitor. — En tant que témoin des actes de bravoure du Bashar Harkonnen durant notre récente crise, je me suis souvenu des hauts faits de son grand-père Xavier Harkonnen. (Il s’interrompit, comme s’il défiait quiconque de présenter une objection.) J’étais un ami proche de Xavier, et je sais qu’il était loyal au fond de son cœur. Je sais aussi, à juste titre, que son nom a été souillé par malveillance et que la vérité a été dissimulée à des fins politiques. Maintenant que le Jihad a pris fin, il n’existe plus aucune raison valable de perpétuer ces mensonges et de protéger des personnes mortes depuis longtemps. Je propose la création d’une commission chargée de blanchir le nom des Harkonnen. Sur ce, il croisa les bras. Le Grand Patriarche Borgésien s’exclama : — Mais, Bashar Suprême... ces faits remontent à près de quatre-vingts ans ! — Soixante-seize ans, très exactement. Mais où est la différence ? (Vorian avait le regard fixé sur le Grand Patriarche. Boro-Ginjo n’apprécierait guère les résultats de l’enquête.) J’ai déjà attendu suffisamment longtemps. Et puis, ce fut comme si une fenêtre explosait dans le silence de la nuit. Un personnage échevelé, le visage empourpré, se précipita jusqu’au podium. — Où est le Bashar Suprême ? Je dois immédiatement voir Vorian Atréides ! Je suis porteur de nouvelles affreuses ! Abulurd reconnut alors le noble Porce Bludd de Poritrin. Aussitôt, Vorian réagit et se mit en situation d’alerte, comme Abulurd l’avait vu faire lors de l’attaque des mites. — Nous étions sur Wallach IX et nous avons été attaqués ! cria Bludd. Mon yacht spatial est endommagé... Vorian l’interrompit dans l’espoir que l’autre recouvre ses esprits. — Qui vous a attaqués ? Les machines pensantes ? Est-ce qu’Omnius est encore vivant sur l’un des mondes dévastés ? — Non, pas Omnius, mais les cymeks, les Titans ! Ils étaient en train d’édifier des monuments, d’établir une nouvelle base dans les ruines. Quentin et moi, nous étions en inspection quand les Titans nous sont tombés dessus. Ils ont abattu le voltigeur de Quentin. Ils l’ont réduit en morceaux. J’ai tenté de lui venir en aide, mais ils ont attaqué mon vaisseau. Avant de revenir à Quentin. — Les cymeks ! fit Vorian, incrédule. Abulurd imagina son père aux prises avec les machines et dit d’une voix tremblante : — Quel que soit le nombre d’ennemis que nous anéantissons, il y en aura toujours d’autres pour les remplacer. L’union de l’homme et de la machine a repoussé les limites de la définition d’humain. Général Agamemnon, Nouveaux Mémoires. Des éclairs de souvenirs déchiraient son esprit. Des impulsions électriques crépitaient dans des flux d’étincelles. Quentin Butler pensait qu’il allait mourir. Les cymeks l’avaient agrippé avec leurs jambes articulées. Ils auraient pu le déchirer, tout comme ils avaient réduit en lambeaux son voltigeur écrasé. Dès qu’il était sorti en rampant, l’atmosphère radioactive avait brûlé sa chair, pénétré dans ses poumons... Avant que les robots géants s’abattent sur lui... La détresse et l’espoir s’étaient confondus dans son ultime vision. Porce Bludd volait vers lui pour tenter de sauver son vieil ami, avant de prendre le large. Quentin, alors, s’était dit qu’il pouvait mourir avec un certain soulagement. L’explosion de douleur, les coups, les blessures, les brûlures... Maintenant, ses pensées tournaient en boucle, chargées de ses dernières visions qui revenaient sans cesse. Cauchemars, souvenirs... Sa vie s’écoulait, s’en allait... Parfois, il lui semblait entrevoir des images dans des bulles : Wandra quand elle était jeune encore, et belle, lumineuse, pétillante d’intelligence. Elle riait à ses plaisanteries pendant qu’ils se promenaient dans les parcs de Zimia. Ils avaient été tellement heureux ensemble, mais le temps leur avait été compté. Ils formaient un couple idéal : le héros de la guerre et l’héritière Butler. Avant que tout change, avant qu’elle ait son attaque, avant la naissance d’Abulurd. Dans un nouvel éclair – une décharge chimique de données dans son cerveau qui précédait sa mort effective ? – il vit Porce échappant aux cymeks, une fois encore. Et il s’accrocha à cet instant bref de joie, heureux d’avoir accompli quelque chose de positif au terme de sa vie. Mais à présent, l’obscurité l’enveloppait, l’oppressait. Elle était en lui et il criait, criait sans fin... Mais elle ne refluait pas... Après un moment, la souffrance changea et il fut totalement désorienté. Il ne parvenait pas à ouvrir les yeux. Il n’entendait aucun son. C’était comme si on l’avait dépouillé de tous ses sens. Il dériva dans des limbes. Cela ne ressemblait pas à la description de la mort ou du Paradis qu’il avait lue dans les écritures religieuses. Mais comment un prophète pouvait-il avoir une certitude ? Il ne sentait plus son corps, mais devinait parfois la trace d’un échange neuronique dans les ténèbres de son inconscient. Soudain, il ressentit une secousse et il lui sembla qu’il tombait, puis flottait en apesanteur. Des sons distordus lui revinrent en écho, répétant une clameur qu’il n’avait jamais entendue. Il voulut se boucher les oreilles, mais il ne retrouvait pas ses mains. Il ne pouvait pas bouger. Une voix de femme tonna alors. Comme si une déesse l’interpellait. — Je crois que cela en fait partie, mon amour. Il devrait être conscient à présent. Quentin voulait poser des questions, crier à l’aide... mais il ne parvenait pas à émettre le moindre son. Alors, il poussa un cri mental, aussi puissant que possible, incapable de recouvrer ses cordes vocales, l’air de ses poumons. Il lutta pour inspirer, mais il n’entendit même pas son cœur. Oui, il était certainement mort. Ou près de l’être. — Continue d’installer le reste des composants sensoriels, Dante, dit une voix mâle et bourrue. — Il va falloir attendre un peu avant de communiquer avec lui, répondit une autre voix mâle. Dante ? Mais je connais ce nom ! Quentin était intrigué, perturbé, effrayé. Il ne pouvait savoir combien de temps s’était écoulé. Il devait s’accrocher aux mots rares et incompréhensibles qu’il captait. Des mots menaçants. Un éclair, un crépitement de statique et il recouvra la vision. D’abord ébloui, déconcerté, ne reconnaissant pas les images. Puis il les vit nettement. Les abominables cymeks ! — Maintenant, Agamemnon, il devrait te voir. Agamemnon ! Le général des Titans ! Autour de lui, il y avait d’autres roboïdes avec leur cuirasse de marche. Ils n’étaient pas destinés au combat, mais ils n’en restaient pas moins des monstruosités. Des cerveaux humains dans une enveloppe mécanique. Il prit conscience qu’il se trouvait dans une sorte de chambre close, entouré par les cymeks. Où l’avaient-ils emmené ? Il voyait nettement, à présent, un cymek penché sur lui avec des bras agiles munis d’appendices chirurgicaux. Il songea un bref instant à s’échapper, mais c’était sans espoir : il était cloué sur place et ses sens venaient à peine de se réveiller. — Et là, nous devrions rétablir les connexions avec toutes les extrémités sensorielles encore intactes. — Y compris les récepteurs de douleur ? — Bien sûr. Quentin hurla. Jamais il n’avait ressenti une douleur aussi intense. C’était pire que l’obscurité où il avait été confiné. Maintenant, la souffrance pénétrante touchait le centre de son esprit, comme si chaque centimètre de son corps était percé par des lames portées au blanc. Il entendit un cri déchirant et se demanda s’il venait de lui. — Coupez le son, dit la voix mâle et rauque. Je ne tiens pas à entendre ce vacarme. Agamemnon. La machine femelle entra dans son champ de vision, lentement, avec des gestes presque séducteurs. Mais pour Quentin, elle n’était qu’une horrible araignée. — Ce n’est qu’une souffrance neurologique induite, petit homme. Pas vraiment authentique. Et ce ne sera plus qu’une distraction ensuite. Quentin eut l’impression que des bombes atomiques venaient d’exploser dans son crâne. Il tenta de formuler des mots mais il n’avait plus de voix. — Tu ne sais peut-être pas où tu es, dit la femelle cymek. Je suis Junon. Tu as entendu parler de moi, non ? Il ne pouvait répondre, même s’il lisait au fond de lui. Il y avait bien des années, il avait tenté de sauver la population de Bela Tegeuse, mais elle s’était retournée contre lui et l’avait livré à Junon. Tous ces gens avaient voulu être « libérés » pour être « récompensés » en devenant à leur tour des cymeks. Et il n’avait pas oublié la voix synthétique de Junon. C’était comme le grincement du métal sur du verre. — Nous t’avons pris comme spécimen pour te ramener ici, sur Hessra, une de nos bases opérationnelles. Nous bâtissons des places fortes sur les Mondes Synchronisés abandonnés, comme Wallach IX, où nous t’avons capturé. Mais dans l’immédiat, nos ressources sont là où les Cogitors de la Tour d’Ivoire ont longtemps vécu. (Junon émit une trille qui aurait pu passer pour un rire humain.) Nous avons fait le plus difficile en disloquant les os et la chair de ton corps afin de garder intact ton cerveau adorable. Il fallut un long moment à Quentin pour réaliser où il était – ce qu’il était. La réponse était évidente mais il s’était efforcé de la repousser jusqu’à ce que l’autre Titan mâle — Dante ? – ajuste ses capteurs optiques. — Tu vas apprendre à manipuler les choses, à te servir des tiges mentales, avec le temps, et le choix que tu feras de ton corps mécanique. Mais il se peut que tu veuilles voir celui-là pour la dernière fois. Quentin reconnut la chose molle et sanglante qui avait abrité son âme. Elle était détériorée, déchirée, meurtrie... Telle qu’elle avait été dans le dernier instant de son existence. Une marionnette de chair décrochée de ses fils. Sans tête. — Bientôt, tu seras avec nous, dit Junon. La plupart de nos sujets considèrent cela comme une précieuse récompense. Ton expérience militaire sera très utile aux cymeks, Primero. Quentin, suspendu dans le néant, poussa un cri éperdu de désespoir. Pour être efficace, l’énergie créative suppose la maîtrise de la folie. J’en suis convaincu. Érasme, De la Mutabilité Des Formes Organiques. Après une journée de cours avec son protégé humain, Érasme se retrouva seul dans la Galerie des Glaces de son manoir. Même s’il était piégé sur Corrin, même si le destin d’Omnius et des machines pensantes était en péril, il n’avait rien perdu de sa curiosité pour les sujets ésotériques. Avec une vive attention, il examina le reflet de son visage de pleximétal en s’exerçant à diverses expressions humaines. Le bonheur, la tristesse, la colère, la surprise, et bien d’autres encore... Gilbertus l’avait éduqué parfaitement dans tout ce répertoire. Il aimait pardessus tout se montrer effrayant pour engendrer la peur, une émotion issue de la notion de faiblesse et de mort propre aux humains. Si seulement il parvenait à mieux comprendre les points subtils sur lesquels les humains étaient supérieurs, il pourrait incorporer dans son propre corps de robot les meilleurs aspects des humains et des machines et devenir une matrice pour une série de machines pensantes améliorées. Un scénario qui lui donnerait une dimension divine. Une possibilité intrigante, mais qui ne le séduisait guère après toutes les études qu’il avait menées. Face à l’irrationalité des religions, il n’éprouvait pas plus de patience que d’empathie. Il ne recherchait le pouvoir personnel que pour parachever ses fascinantes expériences avec ses sujets hrethgir. Il n’envisageait pas de mettre un terme à son existence de robot indépendant avant longtemps, pas plus qu’il ne souhaitait se retrouver périmé, mis au rancard pour un modèle neuf. Il avait l’intention de s’améliorer, ce qui l’emmènerait dans des directions qu’il n’entrevoyait pas encore. Il allait évoluer. Un concept organique. Et tellement humain. Face au miroir, il s’essaya à plus d’expressions. Il appréciait tout particulièrement celle qui faisait de lui un monstre féroce copié dans un ancien texte humain qui décrivait des démons imaginaires. Il la préférait entre toutes, mais considérait que sa panoplie d’expressions était par trop rudimentaire. Le pleximétal de sa face de robot ne pouvait assumer des expressions plus subtiles, plus sophistiquées. Il songea soudain à Rekur Van. Il pouvait peut-être exploiter ses talents pour lui apporter certaines améliorations, maintenant que les expériences de régénération reptilienne de ses membres avaient échoué. Ainsi, le prisonnier tlulaxa trouverait à s’occuper. Tandis qu’il traversait le manoir pour se rendre dans ses dépendances, des essaims d’yeux espions tournaient autour de lui. Il s’arrêta devant le spectacle d’art holographique et musical : des vaisseaux de guerre scintillaient dans l’espace tandis que résonnaient les accords de la Symphonie métallique de Claude Jozziny, un des fleurons de la musique classique synthétique, interprétée uniquement par des machines. C’est avec bonheur qu’il s’attarda sur la danse des vaisseaux, leurs jeux d’éclairs qui annihilaient les ennemis et les planètes. Si seulement la guerre pouvait être aussi facile et gracieuse, se dit-il. Omnius poursuivait toujours sa pénible quête artistique, imitant les recherches d’Érasme sur les grands maîtres humains. Mais jusque-là, le suresprit n’avait pas saisi le concept de nuance. Peut-être parce que Érasme en avait été lui-même incapable avant que Serena Butler lui en enseigne les subtilités. D’une simple impulsion mentale, il éteignit l’exposition artistique avant de pénétrer dans la vaste salle centrale de son complexe de laboratoires et de retrouver le torse du Tlulaxa démembré connecté comme toujours à son socle d’alimentation vitale. Il eut alors la surprise de découvrir Yorek Thurr. — Que faites-vous ici ? demanda-t-il. Thurr eut un reniflement indigné. — J’ignorais que je devais avoir l’autorisation d’entrer dans les laboratoires. On ne m’en a jamais interdit l’accès. Vingt ans après, Thurr pratiquait encore les termes élégants qu’il avait employés quand il était le despote de Wallach IX. Il n’avait pas l’apparence ostentatoire et éclatante d’Érasme, mais il savait choisir les plus beaux tissus dans des couleurs vives qui lui convenaient et des accessoires élégants. Il avait une ceinture incrustée de pierres précieuses, un cercle d’or sur son crâne nu, et portait à la ceinture la longue dague avec laquelle il avait égorgé de nombreux sujets qui s’étaient attiré son courroux. Il déclara d’un ton moqueur : — Je pensais que vous étiez occupé dans vos chambres de chirurgie expérimentale, en train d’éviscérer un humain vivant ou de le reconstruire entièrement. Comme touché par un aiguillon, le Tlulaxa démembré se tourna vers Quatre-Jambes et Quatre-Bras qui vaquaient à leur routine de réglage des moniteurs. — Mon comportement serait-il donc aussi prévisible ? demanda Érasme. — Il réalisa que Thurr avait détourné sa question initiale, et il la reposa : — Vous ne m’avez pas répondu. Que faites-vous dans mes laboratoires ? Thurr lui adressa un sourire conciliant. — Tout autant que vous, je souhaite quitter Corrin. Je veux écraser la Ligue et lui arracher sa prétendue victoire. Il y a des années, nous avons réussi avec notre épidémie rétrovirale, et plus récemment nos dévoreurs mécaniques ont réussi à franchir leur barricade. Ils doivent avoir touché certains mondes humains à présent. (Thurr se frotta les mains.) Rekur Van et moi sommes impatients d’entreprendre quelque chose de nouveau. — Et moi de même, messieurs. Oui, c’est bien pour cela que je suis ici. Érasme s’avança. Thurr pouvait l’aider, même si son esprit avait été quelque peu dérangé depuis son traitement de longévité. — Vous avez une idée ? demanda Rekur Van en bavant de plaisir sans s’essuyer les lèvres. — Des idées, j’en ai un certain nombre, répondit le robot en affichant un orgueil en grande partie simulé. Il trouvait l’impatience humaine intrigante et s’interrogeait : cela était-il en rapport avec la nature limitée de leur existence, l’idée profonde qu’ils devaient accomplir des choses dans le bref laps de temps qui leur était alloué ? — Observez bien, dit-il. Il recomposa son visage de métal liquide en une série rapide d’expressions effrayantes et montra aux deux hommes une gueule artificielle hérissée de dents de métal redoutablement acérées. Le Tlulaxa parut impressionné, et Thurr ennuyé. — Je trouve ces visages, à vrai dire toute mon apparence, insatisfaisants, expliqua Érasme. Pensez-vous être capable de mettre au point un pleximétal plus proche de la peau véritable ? De développer en quelque sorte une « machine biologique » qui pourrait façonner n’importe quelle apparence à volonté ? Je voudrais pouvoir passer pour un humain, afin de les abuser tous, être un de leurs semblables quand je le veux. Alors, je pourrais les observer à ma guise sans être remarqué. — Mmm, fit le Tlulaxa. Il se serait gratté la tête s’il avait eu des mains pour cela. Érasme prit sur lui pour guetter sa réponse. « Mm... Je pourrais faire ça. Oui, je crois que ça me distrairait de travailler là-dessus. Yorek Thurr pourra me fournir les matériaux génétiques dont je vais avoir besoin pour mes expériences... (Van sourit.) Il a accès à certaines sources. Les poisons les plus mortels ne peuvent être analysés dans un laboratoire car ils se trouvent dans notre esprit. Raquella Berto-Anirul, La Biologie de l’me. Près de vingt années avaient passé depuis le déferlement du Fléau d’Omnius sur les Mondes de la Ligue, laissant des populations décimées avant que les derniers survivants développent un système immunitaire renforcé par le Mélange. Pourtant, parfois, des poches résiduelles du rétrovirus se manifestaient, déclenchant des mesures de lutte et d’isolement destinées à freiner sa résurgence. Après toutes ces années où il s’était adapté à l’environnement chimiquement saturé des canyons de Rossak, avec leurs champignons étranges, leurs lichens et leurs plantes singulières, une variété nouvelle du rétro- virus avait émergé : un Fléau mutant qui dépassait de loin l’indice de mortalité des meilleures réussites de Rekur Van. Des équipes médicales de la Ligue furent appelées sur place. On distribua du matériel de décontamination et des médicaments. Comme toujours, les spécialistes déployaient un maximum de forces pour repousser toute nouvelle manifestation de la peste. Des années après avoir échappé de justesse aux émeutiers antitechnologie sur Parmentier avant de retrouver Vorian Atréides à l’issue du Fléau, Raquella Berto-Anirul et son compagnon, le Docteur Mohandas Suk, avaient fait la tournée des Mondes de la Ligue à bord de leur vaisseau-hôpital de la Commission Médicale des Humanités, le LS Recovery. Ils avaient ainsi abordé plus de trente planètes pour soigner les victimes de la peste. Ils en savaient plus que quiconque sur les formes que le Fléau pouvait revêtir. Dès les premiers rapports, ils furent désignés par la CMH pour aller enquêter sur ce que l’on appelait déjà l’Épidémie de Rossak. Rossak avait toujours été autonome si l’on exceptait ses produits pharmaceutiques et ses drogues qu’elle distribuait sur tous les mondes. Les Sorcières avaient un comportement insulaire, elles se concentraient sur leurs activités et se prétendaient supérieures à toutes les autres populations. Ticia, dès qu’elle avait pris conscience du péril, avait imposé une quarantaine drastique, interdisant même aux vaisseaux pharmaceutiques de la VenKee de décoller. Rossak était totalement isolée. — La quarantaine sera d’autant plus efficace, dit Mohandas en caressant le bras de sa compagne. Et plus facile à respecter. — Mais ça n’aidera pas les gens d’en bas. La Sorcière Suprême a donné des ordres stricts pour que tous ceux qui gagnent la surface ne puissent quitter la planète jusqu’à ce que l’épidémie soit officiellement jugulée. — C’est un risque que nous avons déjà pris auparavant. Le Discovery venait de se placer sur orbite fixe et ils savaient l’un et l’autre qu’il pouvait y rester un certain temps. — Tu devrais rester dans les labos, dit Raquella. Tu travailleras sur les échantillons que j’enverrai. Moi, je peux aller avec les volontaires pour administrer notre traitement. Ils n’avaient pas encore développé un agent efficace, mais le mystérieux Composé X pouvait apparaître à tout moment dans le torrent circulatoire d’un patient, ce qui lui donnerait un répit pour lutter contre l’infection hépatique et demeurer en vie. Jusque-là, tous les signes indiquaient que la peste de Rossak était bien plus redoutable que le Fléau d’origine. Raquella voulait plutôt se consacrer aux soins sur le terrain. En compagnie de son assistante, Nortie Vandego, elle descendit vers les cités troglodytes des rifts de la planète. Vandego avait la peau noire et s’exprimait d’un ton très sophistiqué. Elle était sortie première de sa promotion l’année d’avant et s’était portée volontaire pour cette dangereuse mission. Elles furent filtrées dès leur arrivée, avant de se mettre au travail. Après bien des expériences malheureuses, Raquella savait prendre ses précautions, protéger ses muqueuses, ses yeux, sa bouche et son nez, tout en ingérant des doses prophylactiques d’Épice. — La VenKee nous livre en permanence, leur déclara un médecin de l’équipe d’accueil. Nous recevons un chargement régulier de Kolhar. Et Norma Cenva ne nous le fait pas payer. Raquella sourit avant de déclarer : — Bon, nous allons maintenant aller dans les grottes pour prendre la mesure réelle du problème. Elle et Vandego s’avancèrent sur la surface spongieuse de la canopée avec leur container rempli de matériel de diagnostic. Elles portaient chacune sur un bras des patchs avec le logo de la croix rouge sur fond vert de la CMH. Des senteurs étranges et poivrées flottaient dans l’air. Les issues des grottes évoquaient une ruche peuplée de larves avides, même si Raquella et son assistante distinguaient les silhouettes des habitants. Raquella s’arrêta : un scarabée d’un vert étincelant venait de jaillir à travers le feuillage dense et montait vers la cime des arbres en déployant ses élytres qui le portèrent dans un courant ascendant. Après la pluie tropicale qui s’était abattue sur la jungle, l’air était moite et oppressant. Tout ce biotope était riche en possibilités de vie. Mais il constituait aussi un terreau parfait pour les maladies. Et leurs traitements possibles. Leur arrivée avait été annoncée mais nul ne sortit des grottes pour venir à leur rencontre. — Je pensais qu’on serait venu nous accueillir, nous et nos secours, dit Vandego. Après tout, elles sont isolées ici et meurent par centaines, si j’en crois les rapports. Raquella plissa les yeux dans la clarté brumeuse du soleil. — Les Sorcières ne sont guère habituées à demander ou à accepter des secours de l’extérieur. Mais là, elles font face à une situation qu’elles ne peuvent combattre avec leurs pouvoirs psychiques, à moins qu’elles ne parviennent à contrôler toutes les cellules de leurs corps, une par une. Elles s’engagèrent sur les passerelles et les chemins de galeries et demandèrent leur route. Chaque salle, chaque tunnel avait été transformé en infirmerie d’urgence. La moitié de la population était déjà atteinte, mais les symptômes de cette épidémie variaient et semblaient difficiles à circonscrire. Quant au taux de mortalité, il dépassait largement les quarante-trois pour cent du Fléau originel. Raquella et Vandego prirent un ascenseur qui plongea à vive allure sur le versant extérieur de la falaise, et Raquella ressentit une brève nausée. Une femme de petite taille, à l’expression hautaine, en longue robe noire sans capuche les accueillit dans un espace vaste et haut de plafond, cerné de balcons, de terrasses et de galeries où circulaient des femmes silencieuses, rigides et noires elles aussi. — Je suis Karee Marques, dit leur hôtesse. Je vous remercie de venir nous aider. Karee Marques avait de longs cheveux clairs, des pommettes saillantes et de grands yeux émeraude. — Nous avons hâte de commencer, répondit Raquella. Vandego regardait autour d’elle. Elle dit enfin : — Je croyais que les Sorcières s’habillaient traditionnellement en blanc. Karee plissa le front. Elle avait une peau translucide et une trace de rougeur apparut sur ses joues. — Nous portons nos robes noires pour le deuil, mais nous pensons que nous allons les garder encore longtemps avec cette vague de morts. Elle les précéda dans un couloir central. Elles passèrent devant des salles remplies de lits improvisés où gisaient des patients. Un relent aigre de maladie, de plaies infectées imprégnait l’air. Dans la grotte principale, elles découvrirent des milliers de malades à divers stades de la peste. Raquella estima rapidement le travail qu’elles allaient assumer. Elle n’avait pas oublié Parmentier. Elles allaient tenter de se servir d’une serpillière pour éponger la marée. Vandego était pétrifiée. — Il y en a tant ! Par où commencer ? Raquella avait les yeux humides de chagrin et de frustration. — Là, je dirais qu’il n’y a pas de commencement – ni de fin. Durant des semaines, Raquella se dévoua pour les malades. Elle apaisait leur douleur avec des médipacs qui diffusaient un mélange gazeux dans les pores de la peau. Une invention qu’elle avait développée avec Mohandas, Depuis la fin du Fléau, elle avait espéré ne plus jamais avoir à s’en servir- La Sorcière Suprême restait distante et ne leur rendait que rarement visite. Ticia Cenva était une créature mystérieuse et fuyante qui semblait constamment flotter dans l’air. Alors que Raquella et Vandego étaient occupées à bloquer les gaz à une distance de trente mètres, Raquella crut détecter une trace d’hostilité et une peur étrange dans l’expression de Ticia avant qu’elle ne se retire en hâte. Les femmes de Rossak avaient toujours été indépendantes, avec un sentiment de supériorité dû à leurs pouvoirs psychiques. Et Raquella se dit que Ticia se refusait à admettre qu’elle était incapable de protéger son peuple. Au cours d’un repas dans une des cantines des volontaires médicaux, Raquella interrogea Karee. — Ticia ne se fie pas aux autres, dit la jeune femme, surtout aux étrangers comme vous. Elle redoute plus les faiblesses des Sorcières que le virus. Et puis... il y a certaines choses, ici sur Rossak, qu’il vaudrait mieux cacher aux regards curieux. La VenKee expédiait sans cesse des chargements de Mélange dans l’espoir de barrer la route à d’autres résurgences du virus sur d’autres planètes. Mohandas Suk travaillait nuit et jour et Raquella lui envoyait des échantillons prélevés sur des malades avec ses notes personnelles. En ajoutant qu’il lui manquait terriblement. Dans ses rares réponses, il lui résumait les dernières modifications qu’il avait notées dans le nouveau virus de Rossak, qui se montrait particulièrement résistant au traitement qu’ils avaient appliqué auparavant... Les patients de Raquella mouraient le plus souvent. La nouvelle épidémie était violente. Elle était penchée sur une vieille Sorcière respectée qui frissonnait dans les derniers instants de sa vie. L’issue de cette nouvelle peste était sereine, très différente des convulsions et du délire dont avaient souffert les victimes du premier Fléau avant de sombrer dans l’inconscience. Ticia Cenva se planta à son côté, avec une expression de colère sur son visage marqué de larmes depuis longtemps séchées. — Si c’est ce que vous pouvez faire de mieux, ça n’est pas suffisant. — Je suis désolée, dit Raquella. Nous allons certainement trouver un autre traitement. — Il vaudrait mieux que vous fassiez vite. Le visage de Ticia était vultueux, malveillant. — Je suis venue pour vous aider et non pour prouver ma supériorité, répliqua Raquella avant de s’éloigner vers une autre salle. Quand nous testons nos pouvoirs entre nous, que nous allons jusqu’au bout de nos exercices de routine, de nos talents éprouvés, nous devons essayer de nous préparer à toute éventualité. Mais dès que nous affrontons le combat réel, tout ce que nous avons appris n’est plus que simple théorie. Zufa Cenva, Allocution aux Sorcières. Quentin et Faykan étaient loin de se douter qu’Abulurd rendait régulièrement visite à sa mère dans la Cité de l’Introspection. Mais immédiatement après sa promotion, il avait été terrassé par la nouvelle de la capture de son père par les cymeks, et il se sentait plus seul que jamais. Son frère, en tant que Vice-Roi intérimaire, était accaparé par la politique, alors que Vorian se concentrait sur un plan de combat contre les cymeks au cas où Agamemnon et ses deux sbires auraient l’intention de nuire de nouveau à l’humanité. Abulurd n’avait à attendre aucun secours, aucune marque de sympathie de leur part. Il se réfugiait donc auprès de sa mère. Il savait que Wandra ne pouvait répondre à tout ce qu’il lui racontait. Durant toute sa vie, jamais il ne l’avait entendue prononcer un mot, mais il se disait qu’il aurait tant aimé mieux la connaître. Tout ce qu’il savait, c’est qu’elle avait perdu l’esprit à sa naissance. Deux jours après avoir appris la mort de son père, sous le choc, il avait pris sur lui pour lui rendre visite. Il était persuadé que personne ne s’était soucié d’apprendre l’affreuse nouvelle à Wandra. Tous pensaient que ce n’était pas nécessaire, vu qu’elle ne comprendrait pas. Abulurd revêtit son uniforme de Bashar avec ses insignes et se dirigea vers la Cité de l’Introspection avec toute la dignité dont il était capable. Les dévots lui laissèrent franchir les portes de l’asile religieux. Ils savaient qui il était, mais il ne leur adressait jamais la parole. Il regarda droit devant lui en suivant les allées de gravier de gemmes, entre les statues et les parterres de lis qui entretenaient une atmosphère de sérénité et de réflexion profonde. Comme tous les matins, on avait installé Wandra dans son fauteuil au soleil, près des étangs aux poissons. Abulurd entrevit leurs formes argentées qui frôlaient la surface. Ils glissaient entre les algues et les mousses, en quête d’insectes en cette heure lumineuse de la journée. Wandra avait le regard vide. Abulurd s’immobilisa devant elle, très droit, et lui déclara : — Mère, je suis venu vous montrer les insignes de mon nouveau grade. Il fit un pas en avant en désignant son insigne de Bashar. Il ne s’attendait pas à ce que sa mère réagisse, mais pourtant, quelque part au fond de son cœur, il avait cru que ses mots allaient lui parvenir, que son esprit était encore vivant. Peut-être appréciait-elle ses visites, peut- être écoutait-elle ses paroles ?... Même si elle semblait aussi absente et fermée que d’habitude, il avait la conviction de ne pas perdre son temps. — Mais j’ai d’autres nouvelles, Mère... Ses yeux s’embuèrent à la pensée de ce qu’il devait lui apprendre. De nombreux soldats de l’Armée du Jihad lui avaient déjà présenté leurs condoléances, mais il savait que ce n’était que l’expression d’une sympathie superficielle. Ils savaient pour la plupart qu’Abulurd et son père avaient eu des rapports distants. Il leur en voulait de cette attitude, mais il gardait pour lui ses répliques amères. Là, maintenant, devant sa mère, il devait admettre l’inéluctabilité de cette nouvelle. — Mon père, votre époux, a bravement combattu pour la cause du Jihad. Mais il est tombé aux mains des redoutables cymeks. Il a sacrifié sa vie pour que son ami Porce Bludd puisse s’enfuir. Je suis désolé, Mère. J’aurais dû être présent à ses côtés... mais nous avions été assignés à deux missions différentes. Il ne put retenir plus longtemps ses larmes. Wandra avait toujours le regard vide. — Je tenais à vous l’apprendre en personne. Je sais qu’il vous aimait tellement. Il se tut, avec une trace d’espoir. Il imagina qu’il discernait une faible étincelle dans ses yeux. — Je reviendrai vous voir, Mère, dit-il avant de reprendre les sentiers de gemmes. En chemin, il s’arrêta devant le cercueil de cristal où reposait le corps de Manion l’Innocent. Il étudia longtemps son visage. Puis quitta la Cité de l’Introspection plongé dans un infini chagrin. Les souvenirs sont nos armes les plus puissantes, et nos faux souvenirs les plus tranchantes. Agamemnon, Nouveaux Mémoires. Il était un prisonnier sans corps, prisonnier des limbes. Sa semi-existence monotone n’était rompue que par des irruptions de souffrance, des images, des sons, quand les cymeks implantaient des électrodes sur son appareillage sensoriel. Il lui arrivait parfois d’entrevoir les abominations qui l’entouraient. Mais, à d’autres occasions, dans son bain d’électrafluide, il se laissait porter par ses souvenirs et ses fantômes dans une mer de pensées nostalgiques. Il se demandait si Wandra avait connu cette vie depuis toutes ces années, déconnectée, enfermée, incapable d’interaction avec son environnement. Enterrée vivante, comme il l’avait été sur Ix. Si telle était son existence, il espérait avoir prié assez longtemps pour qu’elle ait une fin paisible. Il n’avait aucun moyen de mesurer le temps, mais c’était pour lui comme l’éternité. Junon continuait de lui parler avec des mots séducteurs et apaisants et de le guider dans ce qu’elle appelait un « ajustement typique ». À terme, il apprit à bloquer le pire de sa souffrance fantôme causée par l’induction nerveuse. Même s’il avait l’impression que ses bras, ses jambes et son torse étaient immergés dans de la lave en fusion, il n’avait plus de corps susceptible d’endurer la douleur. Les sensations étaient dans son imagination – jusqu’à ce qu’Agamemnon lui applique des inducteurs directs qui envoyèrent des ondes de souffrance dans toutes les circonvolutions de son cerveau désincarné. — Quand tu auras cessé de lutter contre ce que tu es, lui dit Junon. Quand tu auras accepté d’être un cymek et de faire partie de notre nouvel empire, je pourrai alors te montrer les alternatives à ces sensations. La douleur a été vraiment activée, mais tes centres de plaisir aussi – et, crois-moi, ils vont t’apporter de la jouissance. Je me souviens encore de ce que j’ai connu bien souvent avant le Temps des Titans – mais Agamemnon et moi avons découvert ensemble de nombreuses techniques bien supérieures. J’attends avec impatience de te les faire connaître, mon petit animal de compagnie. Les bizarres néos qui avaient été au service des Cogitors de la Tour d’Ivoire vaquaient à leurs tâches, mornes et désespérés. Ils s’étaient adaptés à leur situation, mais Quentin se jura de ne jamais se soumettre. Même s’il devait y perdre ce qui lui restait de vie, il était décidé à tuer les cymeks. Il n’avait pas d’autre avenir. — Bonjour, mon mignon, susurra Junon dans son esprit. Je suis revenue jouer avec toi. — Allez jouer toute seule. Je peux vous suggérer pas mal de choses, mais elles sont toutes anatomiquement impossibles, puisque vous n’avez plus de corps organique. Elle parut trouver cela amusant. — Mais oui, nous sommes libérés de toutes les contraintes organiques, de toutes les faiblesses. Notre unique limite est l’imagination, donc rien n’est « anatomiquement impossible », vois-tu. Cela te dirait d’essayer quelque chose d’agréable et d’inhabituel ? — Non, merci. — Oh, je t’assure que tu n’aurais jamais connu ça dans ton ancien tas de viande, mais je te garantis que tu vas aimer. Il lutta pour refuser, mais les bras de Junon l’attirèrent tout contre elle et elle manipula les entrées de ses tiges mentales. Et brusquement, Quentin fut lancé dans un tourbillon de sensations agréables et exotiques. Incapable de haleter, de gémir ou de dire à Junon d’arrêter. — Le meilleur du plaisir sexuel se passe dans l’esprit. Et tu es maintenant un esprit... pour moi, un piège à caresses. Elle lança une nouvelle volée d’extase, et l’avalanche fut plus intolérable encore que les pires crêtes de souffrance qu’il avait subies durant la phase initiale de punition. Il s’accrochait à ses doux souvenirs de Wandra. Elle avait été tellement vive, tellement belle quand ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre. Après toutes ces années, elle était encore une image étincelante dans ses souvenirs, un cadeau précieux de la vie. Il n’avait pas le moindre désir de copuler avec cette femelle Titan, même si c’était sur le plan mental. Il se sentirait honteux et dégradé. Junon sentit sa réaction. — Je peux rendre cela plus doux, lui souffla-t-elle. Et soudain, dans un frisson violent d’éveil, il retrouva le fantôme de son corps, environné de données venues de son passé. — Je peux fouiller dans tes souvenirs, mon joli, et réveiller des pensées et des souvenirs stockés dans ton cerveau. Une nouvelle vague d’orgasmes éclata au centre de son cerveau, mais il ne pensait qu’à Wandra, jeune, vibrante de santé, tellement différente de la froide statue silencieuse qu’il voyait depuis trente-huit ans dans la Cité de l’Introspection. Avec elle, il avait connu plus de plaisir que Junon ne pouvait lui en donner avec ses stimuli psychiques et sadiques. Vigilante, malveillante, Junon coupa les images et les sensations reliées à Wandra et le laissa de nouveau dans les limbes sombres. Il ne distinguait même plus la forme de la cymek. Mais sa voix revint, envoûtante, impérative. — Tu sais, Quentin Butler, tu ferais bien de te joindre volontairement à nous. Tu ne vois donc pas tous les avantages que tu aurais en devenant un vrai cymek ? Tant de possibilités s’offriraient à toi. Il se peut que, la prochaine fois, je m’ajoute moi-même aux images pour que nous vivions un très grand moment. Il ne pouvait crier, hurler, lui demander de le laisser seul. Il était enfermé dans un silence sensoriel total, plus désorienté qu’avant, et sa colère se heurtait à une barrière insurmontable. Il se repassait en boucle tout ce qu’il avait vécu, les moments avec Wandra qu’il voulait retrouver. C’était un jeu mental pervers mais tellement puissant qu’il en était effrayé et ravi dans le même instant. Son tourment lui parut durer des siècles, mais il savait qu’il ne mesurait plus vraiment le temps et la réalité. Son seul point d’ancrage dans l’univers réel était sa vie précédente dans l’Armée du Jihad – et ses recherches passionnées pour attaquer les Titans, pour les faire souffrir un peu plus qu’ils ne l’avaient fait souffrir lui. Il n’avait plus de corps, il ne pouvait fuir, et n’en avait même pas l’intention. Il n’était plus vraiment humain et ne retrouverait jamais l’existence qu’il avait connue. Il ne voulait pas revoir sa famille ni ses amis. Mieux valait que l’Histoire retienne qu’il avait été tué par les cymeks sur la planète Wallach IX. Que penserait Faykan s’il voyait son père courageux à l’état de cerveau nu flottant dans un container de préservation ? Abulurd lui-même aurait honte de lui... Et que dire de Wandra ?... Même dans sa transe végétative, est-ce qu’elle ne réagirait pas avec horreur de voir son époux transformé en bio-machine, en cymek ?... Il était séquestré sur Hessra et les Titans s’acharnaient sur ses pensées, ses attaches. En dépit de tous ses efforts, il n’était nullement certain de pouvoir leur dissimuler tous ses secrets. Si Junon déconnectait ses capteurs externes pour injecter des images et des sensations fallacieuses dans ses tiges mentales, jusqu’à quel point pourrait-il être certain de lui-même, de sa conscience ? Les cymeks l’installèrent enfin dans un marcheur de petit gabarit pareil à celui que les néos d’Hessra utilisaient. Junon elle-même déposa son container dans son corps mécanique. C’est avec des gestes délicats qu’elle manipula les contrôles et régla les tiges mentales. — Nos néos sont nombreux à considérer cela comme une sorte de renaissance, dès qu’ils font leurs premiers pas. Quentin s’interdit de répondre. Il se souvenait des gens pathétiques de Bela Tegeuse qui avaient été sauvés et trompés, qui avaient appelé Junon à leur secours et qui avaient sacrifié leurs camarades pour devenir des cymeks – comme lui... « Ces idiots avaient-ils eu la moindre idée de ce qui les attendait ? Comment pouvait-on se porter volontaire pour ça ? Avaient-ils vraiment cru qu’en devenant cymeks ils accédaient à l’immortalité ? Alors que ce n’était pas la vie mais un enfer infini.... Agamemnon se présenta devant lui dans sa tenue de marcheur léger. Junon lui dit : — J’ai presque achevé l’installation, mon amour. Notre ami va faire ses premiers pas, comme un bébé. — Parfait, Quentin Butler, dit le Général cymek. Alors, nous allons jauger votre nouvelle situation. Junon vous a assisté jusqu’alors, et c’est moi qui serai dorénavant votre bienfaiteur, moyennant certaines conditions que nous vous demanderons en retour. Junon connecta ses dernières tiges mentales. — Maintenant, mon joli, tu as accès à ton apparence de marcheur. C’est un corps auquel tu n’es pas encore habitué. Tu as passé ta vie coincé dans ton gros tas de chair. Et maintenant, il va falloir que tu apprennes à te débrouiller, à faire bouger tous ces superbes muscles mécaniques. Mais je sais bien que tu es très fort et que tu vas apprendre... Quentin réagit avec une violence frénétique, sans trop de précision. Il lança ses jambes mécaniques au hasard, s’élança tout en roulant sur le côté. Il visait Agamemnon et le Général Titan feinta. Mais Quentin ne parvenait pas à contrôler ses mouvements pour causer des dommages aux Titans. Ses membres et son corps massif ne réagissaient pas comme il le voulait. Son cerveau avait été habitué à diriger deux bras et deux jambes alors qu’il était maintenant installé dans une carapace arachnoïde. Les impulsions aléatoires ne faisaient qu’agiter ses jambes qui donnaient des coups de pied dans toutes les directions au hasard. Il parvint à frapper une fois Junon et à s’élancer sur Agamemnon par accident. Le Général Titan jura, non par peur mais sous le coup de l’irritation. Quant à Junon, elle s’éclipsa rapidement et habilement, déploya ses bras articulés et, en dépit de l’agitation frénétique de Quentin, elle réussit à le débrancher des tiges mentales qui l’alimentaient. — Quelle déception ! fit-elle. Tu espérais faire quoi, mon gentil petit animal ? Puis elle prit conscience qu’elle ne pouvait l’entendre et reconnecta son synthétiseur vocal. — Sale garce ! Je vais te casser en morceaux et faire éclater ton cerveau de folle ! — Ça suffit comme ça, dit Agamemnon, et Junon coupa le synthétiseur. Elle se pencha sur Quentin, massive, collée à ses fibres optiques jusqu’à n’être plus qu’une ombre monstrueuse, et elle dit tendrement : — Maintenant, mon tout beau, tu es vraiment un cymek. Tu nous appartiens. Et plus vite tu admettras cette réalité, moins tu souffriras. Quentin savait au plus profond de lui qu’il n’y avait pas d’issue, pas de salut. Jamais il ne redeviendrait un être humain, mais l’idée de ce qu’il était devenu le terrifiait. Junon était encore près de lui, la voix douce et vibrante. — Tout a changé. Tu ne voudrais pas que tes fils héroïques voient ça, n’est-ce pas ? Tu ne peux que nous aider à reconstruire un nouvel ge des Titans. Désormais, et à jamais, tu dois oublier ton ancienne famille. — C’est nous qui sommes votre famille à présent, ajouta Agamemnon. Depuis le temps d’Aristote sur la Vieille Terre, l’humanité a cherché à acquérir de plus en plus de connaissances, certaine que c’était un bénéfice pour toutes les espèces. Mais il existe à cela des exceptions, des choses que l’homme ne devrait pas apprendre à faire. Rayna Butler, Visions Véritables C’était le combat de sa vie. Rayna Butler ne pouvait concevoir d’autre passion, d’autre but. Il était colossal, mais elle savait que jusqu’à son dernier souffle, elle exterminerait les machines. Au terme de la Grande Purge, Rayna et ses partisans fanatiques, ayant écrasé les Mondes Synchronisés, avaient décidé de parachever leur croisade au sein de la Ligue. Il fallait qu’aucune trace des mécaniques ou des robots ne subsiste : c’était aux seuls humains de prendre en main leurs problèmes. Pâle et chauve, elle marchait en tête d’une foule qui grossissait sans cesse dans les rues arborées de Zimia, entre les bâtiments récents et les nouveaux monuments qui attestaient le triomphe de l’humanité après un siècle de Jihad. Mais il restait encore beaucoup à faire. Ils approchaient du Hall du Parlement et les Cultistes se pressaient derrière elle, psalmodiant avec force, subjugués par le charisme de Rayna. Elle était leur leader, leur inspiratrice, mais elle portait une simple robe sans décorations ni insignes. Contrairement au Grand Patriarche, elle n’avait que mépris pour les marques du pouvoir et les colifichets. Elle se considérait comme une simple dévote d’une sainte cause. Elle avait guidé ses partisans dans le sillage de la vision blanche et lumineuse de Serena. Des cris et des chants montaient du cortège dans le froissement des bannières et des fanions à l’image de Serena et de Manion l’Innocent. Longtemps, Rayna avait repoussé les images et les icônes. Elle préférait une expression plus concrète et efficace de la mission qu’elle avait entreprise au nom de l’humanité. Mais elle avait fini par comprendre que les sectateurs du Culte de Serena tenaient à leur attirail rassurant. Elle avait donc accepté les porte-drapeaux et leur bazar bigarré, dans la mesure où ses proches partisans gardaient leurs bâtons et leurs armes de poing en cas d’affrontement. Des gens affluaient des rues, simples curieux ou nouveaux partisans. Après des années de préparation, de croisade, Rayna avait enfin réalisé son rêve, ici, au cœur de la Ligue des Nobles, sur la planète de sa famille, Salusa Secundus. — Il faut continuer notre combat ! lança-t-elle. C’est aux humains de prendre les rênes de leur destin. Les machines n’en sont pas capables. La raison dépend de la programmation et non du matériel – et nous sommes le programme ultime. Alors qu’ils étaient tout proches du Hall du Parlement, des gardes se déployèrent, brandissant des boucliers personnels qui brillaient et vrombissaient doucement dans le silence. Rayna s’arrêta et le cortège se figea. Un grondement de colère s’éleva des rangs des Cultistes. Ils levaient déjà leurs bâtons, prêts à frapper les incroyants tout comme les machines. Les gardes, à en juger par leur expression anxieuse, le visage blême, n’appréciaient guère la mission qu’on leur avait confiée. Si Rayna donnait l’ordre à ses partisans de se sacrifier pour la cause, les soldats ne seraient pas en nombre suffisant pour les contenir. Mais ils disposaient d’armes sophistiquées et les pertes seraient importantes dans les rangs des Cultistes – à moins que Rayna ne résolve ce problème de toute urgence. Elle se redressa, le menton levé, l’air décidé. Une Bursag s’avança vers elle. — Rayna Butler, les soldats et moi avons reçu l’ordre de vous barrer le passage. Veuillez dire à vos partisans de se disperser. (Elle baissa la voix pour que Rayna seule l’entende.) Je m’excuse. Je comprends ce que vous faites – ma sœur et mes parents sont morts du Fléau – mais j’ai des ordres fermes. Rayna lui répondit par un regard intense. Elle savait que la Bursag était sincère, qu’elle avait le cœur bon, mais qu’elle n’hésiterait pourtant pas à donner l’ordre à ses troupes d’ouvrir le feu. Rayna resta silencieuse un instant avant de répondre. — Les machines ont tué suffisamment de gens. Il est inutile que des humains tuent d’autres humains. Mais la Bursag ne donna pas l’ordre à ses gardes de se retirer. — Malgré tout, madame, je ne puis vous ouvrir le passage. Ryana se retourna vers la foule immense qui était immobile derrière elle. Il lui aurait suffi d’un geste pour que ses partisans fanatiques se jettent sur les gardes... Mais ce n’était pas ce qu’elle souhaitait. — Mes amis, attendez ! cria-t-elle. Avant que nous passions à l’action, je dois agir seule. (Avec un sourire serein, elle se tourna vers la Bursag.) Je peux les retenir pour l’instant, mais il faut que vous m’escortiez à l’intérieur du Hall. Je requiers une audience privée avec mon oncle, le Vice-Roi intérimaire. Déconcertée, la Bursag se tourna vers ses gardes avant de revenir à la foule qui continuait de chanter en agitant ses oriflammes et ses armes grossières. Elle acquiesça en reculant d’un pas. — Je vais arranger cela. Suivez-moi, je vous prie. Depuis Parmentier, alors qu’elle n’était qu’une petite fille, Rayna avait milité contre les machines pensantes et pris la tête de cohortes violentes. Maintenant, elle avait trente et un ans et le Culte de Serena s’était concentré sur elle. Le peuple avait reconnu dans cette femme fantomatique et hallucinée la descendante authentique de la sainte Serena Butler. Et le mouvement qu’elle avait initié était devenu plus fort et plus actif. Il s’était étendu aux mondes touchés par la peste, puis aux autres. Mais elle ne voulait pas faire figure de prophète et ne prétendait à aucun trône. Elle avait protesté quand les Cultistes avaient décidé qu’elle était la femme la plus importante depuis Serena Butler. Il lui était arrivé une fois d’éprouver du plaisir à l’idée qu’on l’adorait. Alors, elle s’était dévêtue et elle avait passé une nuit froide sur un toit, dans le vent mordant, à prier pour son pardon et pour retrouver la voie véritable. Elle fut enfin admise dans les bureaux du Vice-Roi Faykan. Rayna savait que son oncle était un politicien habile et, à deux, ils devraient bien réussir à négocier une solution appropriée. Elle n’était pas assez naïve pour croire un instant qu’il lui suffirait d’exposer sa demande pour être satisfaite, pas plus qu’elle ne voulait forcer Faykan à ordonner un massacre regrettable. Elle redoutait ce qui pouvait advenir de son saint héritage si elle devait finir en martyre comme Serena. Faykan embrassa sa nièce avant de la dévisager. — Rayna, tu es la fille de mon frère. Je t’aime tendrement, mais je dois te dire que tu es la cause de nombre d’ennuis. — Et j’ai l’intention de persister. Mon message est important. — Ton message ? (Faykan sourit, retourna à son bureau et lui proposa un rafraîchissement qu’elle refusa.) Il se peut que ce soit un message, je l’admets, mais qui pourrait l’entendre dans ce vacarme de cris, de menaces, de métal et de plass fracassés ? — Il faut qu’il en soit ainsi, mon oncle. (Rayna était restée debout alors que Faykan avait regagné son fauteuil confortable.) Vous avez vu ce dont les machines pensantes sont capables. Avez-vous l’intention d’ordonner à vos troupes de m’arrêter ? J’aimerais que nous ne soyons pas des ennemis. — Je n’ai aucune objection contre tes objectifs. Mais j’ai quelques problèmes avec tes méthodes. Nous avons une civilisation à prendre en compte. — Jusque-là, mes méthodes se sont révélées efficaces. Faykan soupira et but une longue gorgée. — Permets-moi de te faire une proposition. Puis-je espérer cela ? Elle ne répondit pas, sceptique mais prête à l’entendre. — Même si tu vises la destruction totale des machines, tu dois admettre que tes partisans... t’échappent parfois. Ils sont la cause de dommages collatéraux massifs. Regarde autour de toi, vois tout ce que nous avons réussi à reconstruire après les attaques des robots et des cymeks, après le passage des mites piranhas. Cette cité est la capitale des Mondes de la Ligue, et je ne puis permettre à des hordes d’émeutiers de ravager les rues en allumant des incendies et en cassant tout au hasard. (Il croisa les mains sans perdre son sourire.) Alors ne m’oblige pas à faire quoi que ce soit qui puisse occasionner de mal à quiconque. Je ne tiens pas à ce que mes gardes ouvrent le feu sur tes partisans. Même si je réussis à minimiser les pertes, ce serait quand même un massacre. Rayna se roidit, mais elle devait reconnaître que son oncle avait raison. — Nous ne le souhaitons pas non plus, dit-elle. Alors, puis-je suggérer une solution à plus long terme ? Je te laisserai prononcer tes discours sur tout Salusa. Tu peux demander aux gens d’abandonner leurs machines apparemment corrompues et tous leurs appareils. Je t’autorisai même à organiser un grand rassemblement pour leur destruction. Qu’il soit aussi important que possible ! Mais quand vous défilerez dans les rues de Zimia, je veux que ce soit en bon ordre. — Tous ne vont pas accepter de bon gré. Ils ont été trop longtemps abusés et maltraités par les machines. — Oui, mais nombreux seront ceux à être victimes de cette ferveur émotionnelle à laquelle tu les incites, jeune dame. Je peux imposer une législation appropriée qui proscrira le développement de tout appareil ou circuit qui ressemblerait, même de loin, aux ordinateurs à gel. Rayna, la mâchoire crispée, se pencha vers son oncle : — J’ai entendu le commandement de Dieu. Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable. Faykan sourit. — Bien, bien. Nous pourrons utiliser cette formule dans les lois que je vais proposer. — Il y aura des exceptions, des gens pourront refuser... — Alors ils seront punis. Crois-moi, Rayna : je tiens à ce que cela se fasse. (Il eut un regard calculateur.) Néanmoins, il y a une chose que tu peux faire pour moi afin que je sois certain d’avoir suffisamment de pouvoir pour t’aider. (Elle ne réagit pas et il poursuivit :) Quand le Jihad a été lancé, Serena Butler n’a réclamé que le titre de Vice-Reine par intérim jusqu’à ce que les machines pensantes soient exterminées. Certes, elles sont encore une épine dans notre flanc puisqu’elles occupent Corrin, mais le Jihad est terminé. L’ennemi a été vaincu. Et maintenant, ma jeune nièce, si tu restes à mon côté en tant que leader du Culte de Serena, je pourrai légalement devenir Vice-Roi. Ce sera un grand jour pour l’humanité. — Ce qui vous permettra de promouvoir des lois interdisant toutes les formes de machines pensantes dans la Ligue ? Vous les appliquerez ? — Absolument, et plus particulièrement ici, sur Salusa Secundus, promit Faykan. Mais sur les mondes primitifs de la frontière, ce sera à toi et à tes partisans qu’il reviendra de poursuivre le travail, si tu le juges nécessaire. — Mon oncle, j’accepte vos conditions. Mais avec cette réserve : Si vous ne faites pas ce que vous avez promis, je reviendrai avec toute une armée. Rien n’est ce qu’il paraît être. Docteur Mohandas Suk, Journaux médicaux. — Je crains que nous n’ayons à chercher à tâtons, déclara le Docteur Suk. Sa voix était déformée par son patch anticontamination. Il était descendu seul du vaisseau-laboratoire Discovery – et il retrouva Raquella sur le terrain de polymère de la canopée, à proximité des grottes, sous les étoiles. — Nous n’avons guère le choix. Même après avoir absorbé le Mélange, il y a encore soixante pour cent de cas mortels. Raquella ne portait aucune protection, si ce n’est son masque respiratoire. Elle fixait ses yeux sombres en pensant à tout ce qu’ils partageaient ensemble, à leur amour tendre. En cet instant, seul un mince film de décontamination les séparait. Elle avait conscience de n’avoir jamais été autant exposée : l’Épidémie de Rossak renvoyait la peste originelle au rang de simple exercice d’alerte. Mohandas tenait dans sa main gantée une mallette transparente qui contenait dix fioles de vaccin. — Des traitements ARN que nous avons déjà utilisés. Certains peuvent être efficaces... mais d’autres mortels. — Il faut qu’ils soient efficaces, dit Raquella en hochant la tête. — Analyser le rétrovirus revient à essayer de résoudre un meurtre avec un milliard de suspects. La variété mutante camoufle la structure génétique de l’ADN, pour autant que nos tests l’aient déterminée. Je recherche des schémas, j’essaie de relever les génomes et de projeter les composants statistiquement probables du virus à partir d’une preuve disponible. La molécule du Mélange n’est plus aussi efficace dans le blocage des sites récepteurs. Elle lut sa préoccupation douloureuse dans ses yeux bruns. Quelques mèches de ses cheveux noirs et drus étaient coincées sous le casque de sa combinaison, lui donnant une apparence hirsute. Elle aurait tellement voulu le serrer contre elle. Il n’avait pas réussi à développer une technique de thérapie génétique viable, mais il persistait dans ses efforts. Si l’on exceptait une consommation massive de Mélange, qui empêchait le rétrovirus de convertir les hormones de l’organisme humain en Composé X mortel, le seul autre remède partiellement efficace induisait des filtrages du sang qui modifiaient la procédure de dialyse. Tout comme le précédent rétrovirus, celui-là s’installait dans le foie, mais la procédure de dialyse n’était pas assez efficace pour évacuer les toxines plus vite que l’organisme infecté ne pouvait en produire. Ils discutèrent des différents vaccins testés. Il y en avait un dans une fiole, bleu comme la cornée d’un adepte du Mélange. — Tu es certaine d’en prendre des doses suffisantes ? Un nouveau vaisseau vient d’arriver de Kolhar avec une cargaison. — Oui, mais cela ne garantit pas l’immunité absolue, tu le sais. Je prends mes précautions. Il n’était pas convaincu. — Tu en distribues suffisamment aux patients ? — Oui, Mohandas. (Elle souleva la mallette de vaccins.) Je vais me remettre au travail avec ça. Il faut que je détermine les cas les plus urgents. Avec l’aide de Nortie Vandego et de la Sorcière Karee Marques, Raquella administra les vaccins de test en se fiant à ses archives sur circuits plass. L’ironie était cruelle, mais les Sorcières les plus endurcies semblaient encore plus sensibles à cette version du rétrovirus que la population normale de Rossak. Elle remarqua un garçon à l’air étrange qui l’observait à distance. Elle l’avait déjà vu dans les salles de soins : il servait les repas et apportait les instruments, efficacement et calmement. Elle savait que les mutagènes et autres agents contaminateurs de Rossak pouvaient causer des malformations à la naissance, des difformités, des tares mentales, surtout chez les enfants mâles. Karee remarqua l’intérêt que Raquella portait au jeune homme curieux et tranquille. — C’est Jimmak Tero, l’un des fils de Ticia – bien qu’elle ne le reconnaisse pas, bien sûr. Pour elle, c’est juste un des Mal-nés. Le jeune Jimmak la regarda brièvement avant de se détourner en rougissant, et Raquella poussa un soupir de soulagement. — Je suis surpris qu’elle ne l’ait pas tué dès sa naissance. Ticia Cenva aurait-elle un cœur ?... Karre, avec un sourire vague, lui répondit : — Je crois qu’elle a d’autres raisons. Raquella se tourna vers Jimmak en s’adressant à lui d’une voix douce, apaisante. — Viens ici, Jimmak. J’ai besoin de ton aide. Il s’approcha timidement, avec une note inquiète dans ses grands yeux bleus. Mais il semblait ravi à l’idée qu’elle pût avoir besoin de lui. — Qu’attendez-vous de moi, Madame Docteur ? demanda-t-il avec quelque difficulté d’élocution. — Madame Docteur ? fit Raquella en souriant. Elle essayait d’estimer son âge. Quinze ou seize ans pas plus, se dit-elle. — Tu pourrais nous apporter de l’eau pour le stérilisateur, s’il te plaît ? Nortie et moi nous travaillons depuis si longtemps que nous n’avons pas bu une goutte depuis des heures. Il regarda nerveusement autour de lui comme s’il craignait de se tromper. — Vous voulez quelque chose à manger ? Je pourrais vous trouver des choses dans la jungle. — Non, seulement à boire pour le moment. Mais de quoi manger, peut-être plus tard. Instantanément, elle fut séduite par sa proposition. Elle procéda aux tests de vaccins, vérifia ensuite les résultats qui s’avérèrent décevants. Aucune des souches d’essai de Mohandas ne laissait espérer un possible traitement. Des files de patients étaient accrochées aux appareils de filtrage qui pompaient le sang, évacuaient le Composé X avant de le recycler. Mais les foies atteints continuaient à produire la molécule mortelle et la dialyse devait être répétée quelques heures après. On était presque à court d’appareils. Raquella remarqua Ticia Cenva parmi les patients. Accompagnée de deux Sorcières assistantes, elle enregistrait les relevés des circuits plass et les triait rapidement tout en donnant ses instructions. Elle semblait à cran, sur le point de céder à la peur. — Votre médecine n’est pas plus efficace que les prières des Cultistes, dit-elle à Raquella. C’est un effort en pure perte. Raquella se refusa à entrer dans le jeu de la provocation. Elle se sentait suffisamment coupable et elle n’avait pas besoin de la Sorcière Suprême de Rossak pour ajouter à ses tourments. — Mieux vaut essayer et échouer que de laisser la nature suivre son cours. Si les humains n’avaient pas combattu Omnius envers et contre tout, nous serions tous ses esclaves. Ticia lui décocha un sourire condescendant. — C’est juste, mais c’est nous qui nous sommes réellement battues. Raquella, irritée, mit les mains sur ses hanches. — La Commission Médicale de l’Humanité nous a envoyés ici parce que vous ne marquiez aucun progrès. — Nous ne vous avons pas appelés. C’est la CMH qui nous a imposé votre visite. Mais vous ne parvenez à rien – à vrai dire, la peste s’est un peu plus propagée depuis votre arrivée. Faites le compte des morts. Il se pourrait que vous ayez apporté une nouvelle variété de virus avec vous. Ou alors vos traitements accélèrent l’extension de la maladie. — Superstition ridicule, rétorqua Raquella. Si vos méthodes sont supérieures, pourquoi y a-t-il autant de mortalité chez vos Sorcières ? Ticia recula brusquement comme si Raquella venait de la gifler. — Ce sont les faibles qui succombent. Les plus forts devraient maintenant avoir résolu le problème. Sur ce, elle se retira avec son escorte. Jimmak était de retour, avec un plateau chargé d’une carafe d’eau et de choses venues de la jungle. Mais il s’était rencogné dans un angle du mur, guettant le départ de sa mère. Ticia avait fait mine de ne pas le remarquer. Mais quand Raquella lui sourit, le garçon s’élança et lui présenta le plateau : Raquella vit des petites bouchées noires et moussues, un gros melon jaune, et une sorte de poire d’un vert noirâtre peu appétissante. — Ce que je préfère, c’est ça, dit Jimmak en montrant les bouchées velues. Dans la jungle, on appelle ça des rosés. Raquella accepta en disant : — Je les goûterai plus tard. Ils ont l’air délicieux. Elle avait quelque réticence sur le choix du jeune garçon. Il baissa la voix pour lui dire : — Ma mère ne vous aime pas beaucoup. — Je sais. Elle pense que je n’ai rien à faire ici. Mais j’essaie de vous aider. — Moi, je pourrais vous aider. Dans la jungle, il y a des choses qui guérissent les gens. — Très intéressant, dit Raquella. (Les drogues produites par la VenKee à partir de plantes de la forêt ne lui étaient pas étrangères.) Tu me montreras ça. Dans les jours qui suivirent, Raquella et son jeune ami passèrent de longs moments ensemble. Elle entreprit d’échantillonner ce qu’il lui rapportait de la jungle après un lavage prolongé. Jimmak montrait une sorte d’intelligence sauvage et bizarre qu’elle n’avait su comprendre dans un premier temps. En tant que banni, il avait dû se débrouiller pour vivre par lui-même dans l’immense forêt violette et argentée, entre les plantes et les lichens toxiques ou bénéfiques. Elle en vint à se demander s’il n’avait pas peut-être des solutions intéressantes à proposer. Les Sorcières ne prenaient pas Jimmak au sérieux, mais Raquella commençait à désespérer de trouver une piste. Elle était épuisée et déprimée par le peu de progrès accompli et partait de plus en plus souvent à l’aventure avec celui que sa mère elle-même traitait de Mal-né. Ensemble, ils se perdaient dans les frondaisons et la broussaille bizarre de Rossak. Raquella était particulièrement attirée par un chemin qui éveillait en elle un émerveillement particulier, mystérieux. Là, le soleil filtrait souvent au travers de la canopée, dessinant des arcs-en-ciel sur le sol, et les fûts des arbres semblaient s’incliner dans la pénombre bleu et rose. — Je ne sens pas le moindre souffle de vent, constata Raquella. Mais je ne vois pas non plus comment le vent pourrait s’infiltrer ici. Pourtant, je suis certaine que ces arbres s’écartent devant nous, ce qui expliquerait ces changements de couleurs. — Les arbres sont vivants, lui dit Jimmak. Ils me donnent des couleurs grâce au soleil. Parfois, je leur parle. Un arc-en-ciel se forma devant lui, changea de forme pour devenir une sphère prismatique d’où fusaient des éclairs chatoyants. Puis une autre apparut, et une autre encore, comme des bulles de savon végétales aux teintes inouïes. Jimmak, exultant, se mit à jouer avec elles, et les lança vers la canopée où elles disparurent. Raquella, émerveillée, lui posa des questions, mais Jimmak se contenta d’une réponse brève : — Il y a de nombreux secrets dans la jungle. Elle insista, mais il s’enferma dans le silence. Et elle décida de ne plus insister. Du moins dans l’immédiat. Il lui montra des champignons géants, des lichens bizarres, des baies charnues qui rampaient en colliers dans l’humus. Il ne cessait de bondir d’un buisson à un autre, de sauter entre les clairières qui étaient autant de puits de lumière et de fleurs. Il lui présentait les plantes qu’il venait de cueillir dans des bouffées de parfums citronnés, amers, entêtants. Il arrachait des feuilles çà et là, lui expliquait brièvement leurs vertus qu’il tenait de prospecteurs de la VenKee. Mais nulle part dans les tréfonds de la jungle, il n’avait trouvé le remède à l’épidémie qui continuait de ravager le monde des Sorcières. Si nul ne se souvient des choses prodigieuses que j’ai accomplies, alors les ai-je faites, pour autant que l’Histoire soit concernée ? L’unique solution me paraît être de réussir une œuvre spectaculaire ou de susciter un événement que l’Histoire ne saura ignorer dans aucune version. Yorek Thurr, Carnets secrets de Corrin. Les machines pensantes avaient peut-être une infinie patience. Mais ce n’était pas le cas de Yorek Thurr. Son exil sur Corrin lui paraissait interminable. Même si la durée de son temps de vie avait été artificiellement prolongée, il avait quand même le sentiment de gaspiller des décennies d’existence, coincé entre la forteresse des machines et les vaisseaux de la Ligue. À la différence d’Omnius et d’Érasme, qui attendaient leur heure en guettant la ceinture des sentinelles hrethgir, et de Rekur Van le mutilé qui n’avait nulle part où aller, Thurr employait toute son énergie mentale à tenter de trouver un moyen de s’enfuir – pour lui- même avant tout. Sous le grand soleil rouge qui illuminait la moitié du ciel, Thurr avait chaussé des lunettes de protection pour accompagner Seurat. Le robot indépendant présentait un double intérêt : il avait servi Omnius des siècles durant et avait été le compagnon intime de Vorian Atréides. Plus important encore, il avait été retenu en otage par Agamemnon pendant plus d’un demi-siècle. — Racontez-moi en détail comment vous avez réussi à vous échapper des mains des Titans, demanda- t-il. Le robot le regarda avec curiosité. — Mes archives intégrales sont disponibles en permanence, Yorek Thurr. Ce sujet présenterait-il quelque intérêt à vos yeux ? — J’aimerais quitter cette planète et certaines de vos idées pourraient m’être utiles. Vous n’avez pas envie de vous enfuir de Corrin ? Vous avez été conçu pour piloter un vaisseau de mise à jour, libre de circuler entre les Mondes Synchronisés – pourtant, vous n’êtes plus reparti depuis vingt ans. Même pour un robot, ça doit être exaspérant. — Les Mondes Synchronisés n’existent plus, donc je n’ai plus à accomplir ma tâche de mise à jour pour laquelle j’ai été conçu. J’ai achevé mon devoir en livrant une dernière copie de sphère d’Omnius sur Corrin après que les humains eurent annihilé les Mondes Synchronisés. — Moi aussi, j’ai apporté une copie d’Omnius, dit Thurr. Mais je n’en suis pas satisfait pour autant. Le visage cuivré de Seurat ne révélait aucune émotion. — Dès qu’Omnius déterminera comment employer au mieux mes talents, il me donnera de nouvelles instructions. — Les humains ne se montrent pas aussi... complaisants. — J’en suis conscient. C’est ce que j’ai appris auprès de Vorian Atréides. (Il y avait comme une note de mélancolie dans la voix de Seurat.) Vous connaissez des plaisanteries ? — Elles ne sont pas vraiment drôles. Yorek Thurr se remémora la fuite de Seurat sur Richèse sous le nez des cymeks. Il avait profité d’une attaque des humains. Peut-être saurait-il profiter d’une occasion similaire ici, sur Corrin. Par bonheur, la ligne de défense des machines avait été mise en place pour maintenir les forces de la Ligue au large, et non pas pour lui interdire de quitter ce monde. Et le brouillage d’Holtzman n’avait aucun effet sur son cerveau humain. L’élément essentiel consisterait à créer une diversion suffisante qui lui permettrait de dérober un vaisseau robotique rapide pour franchir le filet de blocus des forces humaines. Depuis le déploiement de ses mites dévoreuses, les hommes de la Ligue devaient être encore plus vigilants. Mais dès qu’il aurait réussi à gagner le large, toute une gamme de possibilités s’offrirait à lui. Cela méritait d’y penser. En tout cas, il avait de longues années devant lui pour estimer les possibilités, dresser des plans et mettre au point les diverses phases de sa fuite. Il gagna une pièce sur le côté de la Spire Centrale, au-delà des galeries ridiculement somptuaires du suresprit. L’Omnius était installé dans les circuits gel et la structure de pleximétal du bâtiment monolithique. Mais il avait auprès de lui les deux autres incarnations des suresprits : la sphère rapportée par Seurat et la copie que Thurr avait récupérée en s’échappant de Wallach IX. Les incarnations du suresprit auraient dû être quasi identiques, mais Omnius, contrairement à son habitude, avait refusé que les deux mises à jour soient synchronisées avec son programme central. Il les gardait à l’écart, redoutant qu’elles ne contiennent un virus destructeur pareil à celui que Seurat avait véhiculé il y avait longtemps. Thurr lui-même avait bricolé sur l’Omnius de Wallach IX afin de garder le secret sur ses activités de traître. Il ne pensait pas l’avoir endommagé, mais il existait quand même un risque... Les deux copies, légèrement déphasées, gardaient chacune leur identité. Naïvement, le suresprit de Corrin croyait que les deux copies fonctionnaient ensemble, qu’elles traitaient les même opérations quotidiennes et qu’elles ne déviaient plus. Mais Thurr, lui, savait que le trio des suresprits avait continué de croître en s’éloignant. Il comptait là-dessus, en fait, pour en tirer avantage. Quand il accéda à la copie du suresprit qu’il avait rapportée de Wallach IX, il entra sur le circuit vocal et demanda sur un ton aussi normal que possible : — Corrin est toujours sous le joug d’une menace redoutable. Il est clair que cette épreuve dépasse les limites de la puissance de traitement du seul Omnius principal. — Je suis identique à l’Omnius principal, répondit le suresprit. — Vous êtes équivalents en termes de talent et d’expérience. Mais plus identiques. Si l’un et l’autre deviez affronter le problème présent en parallèle, votre puissance mentale serait doublée. Et les hrethgir ne pourraient résister. Vous avez l’un et l’autre accès aux mêmes systèmes de la Spire Centrale. L’Omnius principal maintient une défense infranchissable depuis dix- neuf ans, et je suggère que vous mettiez au point une offensive contre la flotte de blocus des humains. Nous devons disposer de suffisamment de vaisseaux robots sur orbite. — Le taux d’attrition a été important, ce qui réduit les capacités de remplacement de Corrin. Nos unités ont été souvent attaquées, et nous pouvons franchir le rideau de brouillage. À quoi servirait une nouvelle tentative ? Thurr eut un soupir exaspéré. Cette copie du suresprit avait d’immenses stocks de données mais peu d’intuition – comme la plupart des machines pensantes. Si vous pouviez rassembler tous vos vaisseaux afin de créer une brèche dans la ceinture de blocus des hrethgir, en réduisant en pièces le réseau de brouillage quelles que soient vos pertes, nous pourrions expédier d’autres copies d’Omnius vers les autres systèmes. Les suresprits comprendraient qu’ils peuvent se propager et les machines pourraient reconquérir des Mondes Synchronisés, ou bien établir des bastions sur de nouvelles planètes. Comme des graines dispersées sur un terreau fertile. Mais à la condition qu’elles puissent s’évader – si vous êtes capable de percer un trou suffisamment important dans la barrière des humains. (Il sourit.) D’un autre côté, coincé comme vous l’êtes ici, vous êtes totalement vulnérable dans le cas où les hrethgir parviendraient à atteindre la surface de Corrin avec quelques vaisseaux et à larguer des ogives atomiques à pulsion. Il est impératif que les suresprits présents ici se dispersent, se propagent et survivent. — Je vais entrer en interaction avec ces données et en discuter avec l’Omnius principal. C’est peut-être un plan viable. Thurr secoua la tête en mettant les mains sur ses hanches. Ce qui reviendrait à sacrifier votre indépendance, qui est un avantage certain dans cette période de crise. Ne conviendrait-il pas mieux de démontrer sans équivoque à l’Omnius principal que vous avez des idées nouvelles qu’il n’a même pas envisagées ? Dès que vos attaques aboutiront, l’Omnius principal ne pourra dénier votre valeur en tant qu’unité séparée. La copie du suresprit de Wallach IX réfléchit avant de prendre sa décision. — J’ai analysé le dispositif ennemi et j’en ai déduit la période la plus efficace pour une contre-offensive massive, sans comparaison avec ce que nous avons tenté auparavant. Elle se situe dans neuf heures. — Excellent, fit Thurr en hochant la tête. Il voulait courir sans attendre vers ses appartements, mais il jugea prudent de ne pas montrer son impatience, même s’il doutait que le suresprit pût déceler les nuances de l’esprit humain. Neuf heures. Il devait faire vite. Car il avait pas mal de choses à préparer. Dès que l’attaque surprise commença, les robots de Corrin réagirent dans la panique et le désordre, tout comme les humains des vaisseaux sentinelles. La Spire Centrale fut agitée de convulsions, et l’attention de l’Omnius principal se porta vers l’extérieur, et l’ensemble de la structure de métal liquide se désorganisa. Dans l’instant qui suivit, tout un contingent de défenseurs robotiques activa son artillerie, modifia ses configurations et décolla pour un assaut de grande envergure contre les unités sentinelles du blocus humain. Tout comme ils l’avaient fait maintes fois durant les vingt dernières années. Ils stoppèrent au centre du réseau de brouillage et lancèrent plusieurs salves de missiles en direction des vaisseaux de la Ligue avant de progresser. Les satellites Holtzman lancèrent leurs impulsions de brouillage et leurs mines : tous les contrôles des machines furent annihilés, effacés. Mais, au fur et à mesure que les carcasses des robots dérivaient dans l’espace, d’autres vaisseaux d’Omnius leur succédaient. Et plusieurs parvinrent à franchir les brèches du rideau de brouillage. Yorek Thurr avait prévu tout cela comme une simple opération de diversion sans objectif précis, mais durant un instant, elle parut réussir... Dès que l’assaut avait été donné et la flotte humaine déployée sur la défensive, il s’était précipité vers le port. Il avait choisi le vaisseau avec lequel Seurat avait rallié Corrin à la fin de la Grande Purge. Il était rapide, avec des systèmes de défense efficaces, des armes rudimentaires et un système vital minimal installé il y avait bien des années... Exactement le type de vaisseau dont Thurr avait besoin. Il était paré à décoller et aucun robot ne le surveillait. Il connaissait les commandes et il n’avait embarqué que quelques provisions à bord de crainte d’être repéré. Il lui faudrait juste un peu d’air et de vivres pour rallier le plus proche avant-poste stellaire. La bataille était largement entamée dans l’espace entre les vaisseaux de la Ligue et les robots quand il activa la coupée et monta à bord. Érasme l’attendait avec son protégé humain. — Tu vois, Gilbertus, dit le robot indépendant, je ne m’étais nullement trompé quant au comportement étrange de Yorek Thurr. Il avait bel et bien l’intention de nous quitter. — Qu’est-ce que vous faites ici ? fit Thurr dans un halètement. Gilbertus Albans s’écarta de son père-robot en acquiesçant. — C’est vrai, Père. Vous connaissez très bien la nature humaine. Les signes étaient subtils, mais dès que vous me les avez désignés, ils ont été pour moi évidents. Thurr a créé une diversion sur orbite pour voler cet appareil et s’évader. Le visage fluide d’Érasme se fendit en un large sourire. — J’admire un acte d’une telle bravoure, dit-il. Mais en cette circonstance, je ne puis que m’interroger sur votre logique. — C’est mon choix, déclara Thurr d’un air chagrin. Dès que la Ligue des Nobles décidera de resserrer l’étau, Corrin sera condamnée. Et les machines pensantes envisageront d’évacuer la planète. Vous-même, Érasme, vous avez été menacé plusieurs fois par Omnius de réécrire votre personnalité. Il semble ne jamais apprendre. (Avec un sourire engageant, Thurr se rapprocha d’Érasme.) Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi, vous et votre protégé humain ? Pourquoi n’irions-nous pas loin de Corrin pour laisser notre marque dans la galaxie ? Une marque que l’Histoire n’oubliera jamais ?... — Mes machines pensantes entretiennent en permanence des dossiers précis sur tous les événements, rétorqua Érasme. Et l’Histoire ne me pardonnera jamais mes méfaits, de toute façon. — Mais vous ne comprenez donc pas la beauté logique et parfaite de mon plan ? Ce vaisseau peut parvenir à percer la ceinture des hrethgir, là, pendant cette diversion. Nous pouvons fuir. En fait, d’autres vaisseaux de mise à jour pourraient profiter de l’occasion et rapatrier d’autres sphères d’Omnius. Et les Mondes Synchronisés pourraient se développer à nouveau. C’est une possibilité. Néanmoins, j’ai calculé les chances de réussite, et elles sont drastiquement réduites. Même en supposant que je détache mon noyau mental pour le placer sous un bouclier performant, je ne survivrais pas à la traversée du rideau de brouillage. Je ne tiens pas à courir ce risque, tout particulièrement parce que je laisserais Gilbertus seul. Thurr frappa avec la rapidité d’un serpent. Il avait tenté d’attirer l’attention du robot en se rapprochant, mais c’était l’humain vulnérable qu’il avait visé. En un éclair, il sortit sa dague de cérémonie de sa ceinture, se porta sur la gauche et referma son bras noueux sur la gorge de Gilbertus. Dans la même seconde, il planta le genou au creux de son dos et pointa sa lame sur le cou de sa victime. — En ce cas, je crains d’avoir à peser sur votre décision d’une manière plus... humaine. Si vous ne me laissez pas fuir dès maintenant, avant qu’il ne soit trop tard, je le tue. Croyez-moi. La pointe du couteau se rapprochait de la gorge de Gilbertus qui restait immobile, tendu, mais avec les muscles souples, prêt à mettre en œuvre toutes ses années d’entraînement. Et son père-robot voyait qu’il voulait se battre, mettre sa vie en danger... — Gilbertus, arrête ! dit-il en amplifiant sa voix. Je t’interdis de courir ce risque. Il va te faire du mal. — C’est certain, fit Thurr avec un sourire tordu. Gilbertus hésita un bref instant avant de se détendre et de se rendre aux exigences de son père-robot. Érasme déclara alors : — Nous ne voulons pas aller avec vous. Son visage de pleximétal était redevenu un simple masque lisse, sans expression, marqué pourtant parfois, le temps d’une seconde, d’un froncement de sourcils au-dessus d’un visage vide. — Si vous le tuez, Thurr, je ne vous permettrai pas de vous enfuir. Jamais. Il se peut que je sois capable d’une colère vengeresse, mais j’ai investi trop d’années et d’efforts dans l’éducation de Gilbertus. Si vous lui causez le moindre dommage, je pense que je vous exterminerai. Ils étaient dans une impasse. Thurr ne bougeait plus. Et une longue série d’expressions différentes défila sur le visage fluide du robot. Gilbertus se tourna, plein d’espoir, vers le visage de son père robotique. — Cet homme m’affecte beaucoup, père, dit-il. Je dois faire un effort intense pour garder l’équilibre de mes pensées, mais il m’apparaît comme... — Le chaos incarné ? acheva Érasme. — C’est une bonne définition. Le robot suggéra enfin à Yorek Thurr : — Si vous relâchez Gilbertus et promettez de ne pas lui faire de mal, je vous laisserai partir seul sur ce vaisseau. Vous parviendrez peut-être à vous échapper, ou bien vous serez tué. Ce ne sera plus notre problème. Thurr ne bougea pas. — Comment savoir si vous ne me mentez pas ? Vous pourriez tout aussi bien donner l’ordre à toute la flotte robotique de se retourner contre moi et de m’abattre avant même que je sois sur orbite. — Après le long entraînement que j’ai suivi et toutes mes études, il m’est effectivement possible de mentir, reconnut Érasme. Mais je préfère ne pas en faire l’effort. Je vous propose sincèrement ce marché. Je ne suis pas d’accord avec vos motivations et vos plans, mais je ne veux pas courir un risque en tentant de vous arrêter. Peu m’importe que vous tentiez de vous évader de Corrin. Vous n’êtes resté piégé ici qu’à cause des circonstances et non pas sur l’ordre d’Omnius. Thurr réfléchit rapidement. Il ne lui restait guère de temps. Il ignorait quand l’Omnius principal reprendrait le contrôle. — Qu’en penses-tu ? souffla-t-il à l’oreille de son otage. Peut-être que je devrais t’emmener avec moi, non ? — Vous devriez faire confiance à Érasme, il vous a donné sa parole, dit Gilbertus d’un ton calme. — Faire confiance à Érasme ? Je doute que quiconque ait dit cela dans toute l’histoire des Mondes Synchronisés. Mais d’accord. (Il relâcha légèrement sa prise.) Érasme, vous quittez le vaisseau. Dès que vous aurez franchi la coupée, je libérerai Gilbertus. Vous vous éloignerez et je décollerai alors. Nous n’aurons pas à nous revoir. — Comment puis-je être certain que vous ne le tuerez pas de toute façon ? demanda Érasme. Thurr ricana. — Pour un robot, je dois dire que vous apprenez vite. Mais dépêchez-vous, sinon tout ce plan s’effrondrera. Le robot se détourna dans un froissement de robe, jeta un regard à Gilbertus et descendit la coupée. Thurr songea brièvement à tuer son otage pour montrer au robot à quel point les humains pouvaient être capricieux. Il parvint à résister à cette compulsion déraisonnable. Ça ne le mènerait à rien et il ne ferait que se mettre Érasme à dos. L’artillerie robotique au sol pourrait l’abattre en plein vol. Un risque qu’il ne tenait pas à courir. Il poussa son prisonnier, qui trébucha avant de se redresser et de courir rejoindre le robot. Thurr, alors, scella le sas et se précipita vers les commandes. Gilbertus et Érasme regardèrent le vaisseau disparaître dans le ciel. — Vous auriez pu l’empêcher de s’enfuir, Père. Mais vous avez préféré me sauver la vie. Pourquoi ? — Malgré sa valeur ancienne, Yorek Thurr ne nous sera plus utile. Et puis, c’est un humain, et il est très imprévisible. (Le robot resta silencieux un instant.) J’ai évalué les conséquences et décidé que cette issue était préférable. Pour moi, il aurait été inacceptable que tu sois blessé. (Soudain, il remarqua une mince entaille rouge sur le cou de Gilbertus.) Tu es blessé. Tu saignes. Son fils adoptif porta la main à son cou, regarda la goutte de sang frais sur son doigt et haussa les épaules. — C’est insignifiant. — Aucune blessure qu’on te fait n’est insignifiante à mes yeux, Gilbertus. Je vais veiller sur toi avec plus de vigilance. Je te protège. — Je ferai la même chose pour vous, Père. L’univers est la cour de récréation de l’improvisation. Il n’obéit à aucun schéma externe. Norma Cenva, Révélations traduites par Adrien Venport. Enfermée dans sa cuve saturée d’Épice, Norma ne connaissait plus de limites. Rien n’était plus concret pour elle, désormais, et la sensation qu’elle éprouvait – vivifiante, stupéfiante – lui semblait totalement naturelle. Les parois n’étaient plus un obstacle. Elle n’était pas sortie de sa chambre depuis des jours, mais elle avait fait un incroyable voyage de découverte. Tout un spectre de capacités puisait dans son esprit, comme autant de bulles de possibilités, bien au-delà de son contrôle, comme si un dieu lui en faisait la démonstration et lui montrait un domaine nouveau d’accès merveilleux. Elle avait consacré sa vie à déchiffrer les mystères de l’univers, et elle était prise maintenant dans un majestueux déploiement de cordes, de fils et d’idées qui s’enroulaient en volutes. Elle pouvait observer Adrien au loin, comme un ange bienveillant, tandis qu’il vaquait à son travail complexe et absorbant pour la VenKee. Il se montrait intelligent, doué et visionnaire – une synthèse entre elle et Aurelius. En cet instant, il se penchait sur la paroi de cristoplass rayé de la cuve, pour observer sa mère et s’assurer qu’elle était encore en vie dans les vapeurs du Mélange. Elle savait qu’il s’inquiétait pour elle et qu’il ne comprenait pas pourquoi elle refusait de sortir, de réagir, de se nourrir... Et surtout pourquoi son apparence physique semblait se modifier. Quand elle en avait le temps et parvenait à se concentrer suffisamment, elle pouvait lui adresser des signes pour le rassurer, pour communiquer avec lui, même s’il semblait terriblement difficile d’augmenter encore son énergie. Et il lui était difficile de se faire comprendre... D’Adrien et de tous. Elle seule se comprenait. Elle augmentait sans cesse la concentration du gaz. En manipulant les contrôles, elle vit que ses doigts bizarrement caoutchouteux étaient en train de développer... des membranes ? Les longs rubans orange de l’Épice l’enveloppaient, elle était immergée dans un étang orange à la puissante senteur de cannelle. Son esprit se dilatait en devenant plus puissant, plus dominant, tandis que le reste de son corps s’atrophiait. Son cerveau augmentait alors que son torse, ses jambes et ses bras flétrissaient. Son crâne n’était pas une contrainte : au contraire, il grossissait avec son cerveau. Ses vêtements étaient tombés en lambeaux sous l’effet acide du Mélange. Mais Norma n’en avait plus besoin : son nouveau corps était lisse et asexué, il n’était plus qu’une enveloppe fragile pour son esprit en constante expansion. Elle était étendue sur le coussin qu’elle avait apporté, mais elle ne percevait plus son environnement. Certaines de ses fonctions organiques normales avaient cessé : elle n’avait plus besoin de se nourrir, de boire ni d’éliminer. Elle savait que son fils tentait de mieux la voir, et elle se pencha vers la paroi de plass. Elle percevait la présence d’Adrien, ses pensées, son inquiétude. Elle remarqua ses yeux étrécis, ses pupilles, les plis du souci sur son front, et la sueur qui perlait à ses sourcils. Ah, elle comprenait. Il se demandait ce qu’il pouvait faire pour l’aider. Il était accompagné de trois assistants et elle lisait parfaitement sur leurs lèvres. Ils voulaient fracasser la cuve pour la secourir. Adrien les écoutait mais il n’avait encore rien décidé. Fais-moi confiance. Je sais ce que je fais. Mais Adrien ne pouvait entendre ses pensées. Il était déchiré par l’indécision – ce qui était inhabituel chez lui. Perdue dans le songe de l’Épice, Norma remarqua l’éclat de ses yeux, le pli de sa bouche. Se souvenait-il d’une ancienne conversation entre eux ? Ses propres paroles lui revinrent. « Le Mélange va augmenter ma prescience et me permettre – ainsi qu’à tous ceux qui me suivront – de naviguer avec précision dans l’espace plissé. Je pourrai prévoir les risques avant qu’ils ne se présentent et les éviter. C’est le seul moyen de réagir assez vite. Les moteurs Holtzman ne seront plus un moyen dangereux de franchir l’espace. Tout va changer. » Je possède la clé de l’univers. Mais il faut me laisser finir. Elle essayait de se souvenir comment contrôler son visage, comment paraître sereine. Elle avait besoin de donner à Adrien le sentiment qu’elle maîtrisait son état. Quand elle tenta de lui parler, sa voix lui parut venir d’une eau profonde. — C’est ici que je veux rester, mon fils. À chaque instant, je me rapproche du but, de l’état parfait que je dois atteindre pour piloter les vaisseaux en toute sécurité. Ne t’inquiète pas pour moi. Aie confiance en ma vision. Mais il n’y avait pas de système de communication dans la cuve – une erreur inexcusable, se dit-elle – et il ne pouvait l’entendre distinctement. Elle espérait pourtant qu’il capterait le sens de son message. Il l’avait toujours comprise en toute circonstance. Mais il était pragmatique, d’une froide logique. Il savait depuis combien de temps sa mère n’avait absorbé ni eau ni nourriture. En dépit de ce qu’elle lui avait dit avant de s’installer dans la cuve et de ses tentatives d’apaisement, il ne pouvait que s’inquiéter. Pourtant, il hésitait à agir parce qu’il se fiait au génie de sa mère... jusqu’à un certain degré. Il était évident que ses assistants musclés voulaient l’extraire de force de la cuve. Ils avaient des outils avec lesquels ils pourraient briser le cristoplass. Et plusieurs médecins avaient déclaré qu’il était impossible qu’elle survive encore longtemps dans ces conditions. Adrien devait se dire qu’une fois encore, sa mère avait accompli un exploit que nul n’avait pensé possible. Mais à quel prix ? Il voyait maintenant à quel point son apparence physique avait changé. Elle s’était altérée en évoluant vers des formes extrêmes qui n’avaient plus rien d’humain. Il fut alarmé par ce qu’il lisait sur son visage. Il comprit et adressa un signe impératif à ses assistants qui levaient leurs outils. S’ils brisaient la paroi, tout le gaz se répandrait et ils pourraient en mourir. Et Norma risquait d’être étouffée. Elle vit qu’Adrien avait prévu une équipe médicale qui attendait à quelque distance avec du matériel de secours. Elle leva ses bras grêles pour repousser les hommes. S’ils commettaient cet acte insensé, ils gâcheraient à jamais le brillant avenir des voyages dans l’espace plissé qui serait alors plongé dans le chaos. Elle analysa les pensées d’Adrien. Il avait pris une décision, convaincu qu’il allait lui sauver la vie. Elle lui retourna son regard en l’implorant : il devait comprendre. Il la regarda une fois encore et elle vit les muscles de son visage se relâcher brusquement : c’était comme un calme soudain dans la tempête. Elle tendit la main vers la surface de plass enduite d’une pellicule de Mélange et tenta de se souvenir d’anciens moyens de communication. Elle leva un doigt noueux et inscrivit un mot, avec des angles nets, des courbes précises. Un simple mot. NON. Et Adrien lut clairement quelque chose dans les grands yeux bleus de sa mère : une certitude sinistre et hypnotique. Portée par une confiance suprême dans sa propre vision, Norma pressait son fils de la comprendre, de lui faire confiance. Ne me dérange pas. Je ne suis pas en danger ! Laisse-moi. Et Adrien arrêta ses hommes avec une expression d’incertitude et d’émotions conflictuelles. Les médecins tentèrent de le faire changer d’avis, mais il les renvoya. Et il se mit à pleurer. — J’espère avoir pris la bonne décision, dit-il, et même à travers la paroi, Norma l’entendit clairement. Oui, tu l’as prise. On dit d’El’hiim qu’il n’aimait ni son père ni son beau-fils, et qu’il se montra déloyal envers son peuple. Commentaire du doyen des Zensunni, de source secondaire. C’était pour Ishmaël la dernière chance de sauver l’homme qu’il avait aimé comme son fils. Il avait demandé au Naib, il l’avait presque supplié de l’accompagner en pèlerinage dans le désert profond, le Tanzerouft. — Il y a bien longtemps, je t’ai sauvé des scorpions, lui dit-il enfin. Il détestait d’avoir à lui rappeler cette dette. El’hiim parut troublé. — J’ai été téméraire et imprudent, et vous avez bien failli mourir de toutes ces piqûres. — Maintenant, je vais te protéger. Quand un homme sait comment vivre dans le désert, il n’a pas à redouter ce qui peut s’y présenter. Finalement, le jeune Naib capitula. — Je me rappelle toutes ces fois où vous êtes allé avec moi dans les autres villages et jusqu’à Arrakis Ville, alors que je savais que vous détestiez ces endroits. Je peux faire le même sacrifice pour vous, mon beau-père. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas souvenu de la vie rude et précaire qui était la vôtre quand vous étiez chez les partisans de Selim le Chevaucheur de Ver. Pour les autres villageois, El’hiim semblait simplement plaisanter avec le vieil homme. Ses acolytes, bien nourris et riches d’eau, aux vêtements bizarres et chamarrés, échangèrent des plaisanteries et souhaitèrent à El’hiim de passer de bons moments. Mais Ishmaël surprit une étincelle de doute et de peur dans les yeux du Naib. C’est bien. Depuis de longues années, El’hiim avait oublié comment respecter le désert. Peu importaient les produits de luxe, les biens artificiels que les Zensunni se procuraient chez les marchands hors-monde : c’était encore Shai-Hulud qui régnait en maître suprême sur les dunes. Le Vieil Homme du Désert ne montrait que peu de patience à l’égard de ceux qui méprisaient les lois de la religion. El’hiim donna des instructions à ses lieutenants. Son voyage en compagnie d’Ishmaël durerait plusieurs jours et, pendant ce temps, les Zensunni devraient continuer leurs livraisons d’Épice aux gens de la VenKee ou à ceux qui offriraient le meilleur prix. Chamal, même si elle paraissait vieille, était encore responsable des femmes du village et elle continuerait de les diriger dans leurs diverses tâches. Elle posa un tendre baiser sur la joue tannée de son père. Ishmaël ne dit pas un mot quand ils se mirent en marche. Il regardait avec une expression de bonheur tranquille les vastes dunes du ressac figé du grand désert. Les lunes s’étaient levées et ils avancèrent un moment avant qu’Ishmaël demande à son beau-fils : — Appelle un ver pour nous, El’hiim. Le Naib hésita. — Je ne voudrais pas vous priver de cet honneur, Ishmaël. — Serais-tu incapable de faire ce qui a fait de ton père une légende ? Le fils de Selim le Chevaucheur serait incapable de convoquer Shai-Hulud ? El’hiim poussa un soupir d’impatience. — Vous savez que ce n’est pas vrai. J’ai appelé bien des vers. — Mais pas pour longtemps. Maintenant, fais-le. C’est le premier acte nécessaire à notre voyage. Ishmaël observa le Naib tandis qu’il plantait le pieu du tambour d’appel et se mettait à frapper en cadence avec son marteau. Il étudiait chaque geste d’El’hiim, la façon dont il préparait le matériel et guettait l’arrivée du monstre. Et chaque geste était trop rapide et tremblant, accusant la nervosité du Naib. Ishmaël ne pouvait le critiquer dans cette circonstance, mais il était prêt de son côté à intervenir si quoi que ce soit tournait mal. Même pour un maître du désert, appeler un ver géant était un acte dangereux, et El’hiim avait oublié comment vivre avec le danger. Ce voyage allait le lui rappeler, ainsi que bien d’autres choses. La bête accourait dans le sifflement du sable, dans un grondement, un nuage épais, étouffant, abrasif. — C’est un gros, Ishmaël ! Le cri d’émoi et d’excitation du Naib fut noyé par sa terreur. Bien, songea Ishmaël. Le ver recula et El’hiim se précipita, entièrement concentré soudain. Ishmaël lança ses crocs et ses cordes et s’élança sur le flanc de la créature. El’hiim affecta de ne pas s’apercevoir de son assistance et son beau- père se garda de dire un mot. Vibrant d’émotion, triomphant, El’hiim était à présent juché sur Shai-Hulud et il demanda au vieil homme : — Nous allons où, maintenant ? Il semblait se rappeler ses années de jeunesse. Enfin. Ses cheveux blancs flottant au vent, Ishmaël désigna l’horizon plat et sombre. — Dans le désert profond, le bled. Là, nous serons en sécurité et seuls. Le ver immense labourait les dunes dans la nuit claire. Selim avait emmené sa horde de hors-la-loi dans les régions les plus hostiles, là où ils pourraient se cacher, et Marha les avait conduits encore plus dans l’exil. Mais depuis la mort du Chevaucheur, la plupart de ses fidèles avaient perdu la foi, tentés par une vie plus facile et des conforts nouveaux. Les villages autrefois isolés s’étaient rapprochés des cités essaimées dans le désert. Selim aurait été infiniment déçu de voir que l’influence de sa vision s’était à ce point atténuée en une seule génération, lui qui avait fait le sacrifice de sa vie pour que sa légende survive jusqu’à la fin des temps. Premier Naib à lui avoir succédé, Ishmaël avait fait de son mieux pour continuer la quête du Zensunni légendaire, mais quand il avait laissé les rênes au fils de Selim, il avait senti que le progrès lui échappait, glissait entre ses doigts calleux comme un filet de sable fin. Ils chevauchèrent le ver gigantesque jusqu’à l’aube avant de se laisser retomber sur le sol avec leur paquetage et de s’installer dans un amas de rochers qui serait leur abri dès que le soleil pointerait. El’hiim se précipita pour trouver un endroit où déployer leur tente-réflecteur et installer ses tapis, tout en promenant un long regard inquiet sur le paysage dénudé. Il s’assit près de son beau-père dans la première marée de chaleur en secouant la tête. — Si nous avons su vivre dans un tel inconfort, Ishmaël, alors nous pouvons dire que notre peuple a sérieusement progressé durant toutes ces années. Il effleura des doigts la roche rugueuse. Ishmaël fixa sur lui le regard de ses yeux d’un bleu intense. Tu ne peux mesurer à quel point Arrakis a changé depuis que tu es né – plus particulièrement durant ces vingt dernières années, depuis que le Grand Patriarche a ouvert notre planète à ces hordes de prospecteurs d’Epice. Dans toute la Ligue, les gens consomment l’Epice, notre Mélange, en quantités énormes, avec l’espoir qu’il les protégera de la maladie tout en conservant leur jeunesse. Il émit un son de dégoût. — Vous ne pouvez rester aveugle à tous les bénéfices que cela nous a apportés. Nous avons plus d’eau, plus de vivres. Nos populations vivent plus longtemps. Les médecins de la Ligue ont guéri bien des maladies qui décimaient notre peuple, comme elles ont emporté ma mère. Ishmaël réagit violemment au souvenir de Marha. — Ta mère a su faire son choix, le seul choix honorable. — Et inutile ! répliqua El’hiim avec un regard furieux. Elle est morte à cause de votre entêtement ! — Elle est morte parce que son heure était venue. Sa maladie était incurable. El’hiim ramassa un caillou et le lança d’un geste rageur. — Les méthodes primitives des Zensunni et leurs superstitions n’auraient pu la sauver, alors que n’importe quel docteur d’Arrakis Ville y serait parvenu. Il existe des médicaments, des traitements venus de Rossak et d’ailleurs. Elle avait une chance de survivre ! — Marha n’aurait pas voulu de ce genre de chance, répliqua Ishmaël, troublé. Il avait eu un chagrin immense en voyant sa femme mourir, mais elle avait voué sa vie à la philosophie de Selim et à ses buts. D’une certaine, façon, c’aurait été la trahir. El’hiim resta plongé dans un silence amer durant un long moment. — Ce genre de certitude, Ishmaël, n’est qu’une partie de la grande barrière qui nous sépare. Elle ne devait pas mourir, mais votre orgueil et votre obstination à rester fidèle aux anciens usages l’ont tuée aussi sûrement que la maladie. Ishmaël adoucit son ton. Je la regrette autant que toi. Si nous l’avions conduite à Arrakis Ville, elle aurait été connectée aux machines médicales et elle aurait sans doute vécu quelques années de plus. Mais si Marha avait vendu son âme pour un peu de réconfort, elle n’aurait pas été la femme que j’ai aimée. — Mais elle serait encore ma mère, dit El’hiim. Je n’ai jamais connu mon père. Ishmaël s’assombrit. — Mais tu as entendu les histoires que l’on raconte à son sujet. Bien assez. Elles devraient t’être aussi familières que s’il avait passé toute sa vie à ton côté. — Ce ne sont que des légendes, des histoires forgées pour faire de lui un héros, un prophète, ou peut-être même un dieu. Je ne crois pas à ces absurdités. — Tu devrais reconnaître la vérité quand tu l’entends. — La vérité ? La trouver est plus difficile encore que de filtrer la poudre de l’Épice dans du sable fin. Ils gardèrent le silence un moment, puis Ishmaël ménagea une trêve et raconta quelques-uns de ses souvenirs de Poritrin. Il n’évoqua pas les mythes grandioses du Chevaucheur et s’en tint à des choses ordinaires et véritables. Ils avancèrent ainsi durant plusieurs jours. El’hiim, à l’évidence, souffrait des conditions du bled, mais s’efforçait de ne pas se plaindre. Et Ishmaël appréciait cet effort. Il rappelait à son beau-fils les anciens usages du désert qu’El’hiim n’avait pas pratiqués depuis longtemps, comment trouver de l’humidité et de la nourriture dans la nature aride, comment se créer un abri et prédire le temps dans le vent et l’odeur changeante du sable. Il lui expliquait les différences entre le sable et la poussière, leur nature fugace, rapide, redoutable, fuyante. El’hiim avait connu toutes ces choses au début de sa vie, mais il ne semblait pas écouter vraiment son beau-père. — Vous oubliez la technique de survie la plus importante, dit-il. Se montrer prudent et avant tout ne pas se mettre dans une situation désespérée. Durant les quelques jours qui suivirent, Ishmaël retrouva un peu de sa jeunesse. Le désert était silencieux et vide, sans la moindre trace polluante des prospecteurs. Quand ils décidèrent de gagner de concert un village des falaises, le vieil homme eut comme le sentiment qu’un nouveau lien le reliait à El’hiim. Ils appelèrent un autre ver, plus petit celui-là, et se dirigèrent vers la face sud du Mur du Bouclier, où d’autres hors-la-loi s’étaient établis autrefois. Des membres de la famille de Chamal devaient vivre là avec les descendants des premiers réfugiés de Poritrin. El’hiim lui aussi y avait des amis, même s’il leur avait rendu visite avec des moyens de transport plus classiques. Lui et son beau-père descendirent de leur monture géante qui replongea dans les sables. Et ils achevèrent le trajet à pied dans les ombres allongées du soir. Mais, à l’instant où ils abordaient les issues des grottes, ils s’arrêtèrent tant l’odeur de fumée et de corps carbonisés était intense. Ishmaël se rua jusqu’au seuil de la grotte la plus proche dans la rocaille et s’avança sur les restes encore brûlants des demeures, des foyers. El’hiim le suivit, bouleversé. Plus loin, après quelques pas, ils s’arrêtèrent, épouvantés. Ishmaël entendit les plaintes des survivants et ils trouvèrent quelques enfants et une vieille femme qui pleuraient auprès des corps des aînés du village. Les hommes, les femmes et les enfants avaient été enlevés. — Les esclavagistes ! cracha Ishmaël. Ils savaient très précisément où trouver ce village. — Ils avaient beaucoup d’armes, dit une femme penchée sur le torse démembré de son mari. Nous les connaissions. Nous avons reconnu certains des commerçants. Ils... Ishmaël se détourna pour vomir. El’hiim s’était rué dans les corridors et les chambres, il avait trouvé des corps sanglants mais aussi quelques enfants survivants. Quand Ishmaël les vit, il se souvint du petit garçon fragile qu’il avait été sur Harmonthep quand les marchands de chair avaient fondu sur les siens. Il haletait de rage et de chagrin, mais aucun juron ne lui venait. El’hiim était de retour avec une expression bizarre. Il tenait un fragment de tissu coloré sur lequel on avait tracé un dessin compliqué avec des teintures diverses. — Les esclavagistes se sont repliés avec leurs morts et leurs blessés, mais ils ont laissé ces bouts de tissu qui viennent de Zanbar. Ishmaël leva les yeux dans le vent mordant. — Tu peux le savoir rien qu’en examinant ce bout d’étoffe ? — Il faut savoir où chercher, dit El’hiim, le front plissé. Il y a des marchands qui vendent ce genre d’article dans Arrakis Ville, mais je sais que ce fragment vient de Zanbar. (Il agita le tissu.) Il est tout à fait typique. Personne ne peut imiter le Rouge de Zanbar. Et j’ai regardé aussi les marques des patins du vaisseau d’attaque. Elles correspondent à celles que laissent ces nouveaux extracteurs de Zanbar qui ont été importés depuis quelque temps. Ishmaël se demanda si le Naib n’exagérait pas un peu. — Et qu’est-ce que nous allons en retirer ? Il faut déclarer la guerre à la planète Zanbar ? El’hiim secoua la tête. — Non, mais ça désigne les coupables et je sais où les trouver. Le Dieu de la Science pourrait bien être une déité méchante. Tlaloc, Le Temps des Titans. Pour Agamemnon, la conversion de son nouveau cymek se passait de façon idéale. Avec l’aide de Junon et de Dante, il avait mis au point un scénario complexe pour briser l’esprit et les attaches loyales de Quentin Butler afin de le reconstruire ensuite selon la forme que les Titans exigeaient. C’était un défi particulièrement intéressant pour le Général. Récemment, à sa grande gêne, Agamemnon avait pris conscience qu’il était à court d’ambitions – tout comme les idiots du Vieil Empire que lui et Tlaloc le Visionnaire avaient renversés. Même si les néo-cymeks avaient enfin entrepris de dévaster les Mondes Synchronisés, leur moment de gloire avait été aussi illusoire que mesquin. Les néos récemment convertis provenaient du fond des prisonniers les plus acceptables qu’ils aient trouvés sur les planètes abandonnées, et ils étaient pour la plupart des volontaires désespérés, heureux et excités à la seule idée de revêtir des corps mécaniques et de vivre plus longtemps. Mais avec Quentin Butler, c’était une tout autre histoire. Les espions d’Agamemnon infiltrés dans la Ligue des Nobles lui avaient rapporté les exploits de ce Primero. Ce brillant officier serait un atout précieux pour les plans que méditaient les Titans – s’ils parvenaient à le convaincre de coopérer. Le Général savait que si Quentin se convertissait trop facilement, les résultats n’auraient plus la même valeur. Cela va prendre un peu de temps. Sous l’effet des manipulations sensorielles subtiles et des stimuli directs au niveau des centres de douleur et du cortex visuel, sa perception du temps avait basculé. Agamemnon faisait pression sur ses doutes, Dante lui transmettait de fausses données et Junon l’amadouait, jouant le jeu de la séduction et de la compassion quand Quentin se sentait seul et perdu. Il n’était plus qu’un cerveau flottant dans un container et totalement à la merci du trio des Titans. Les néos secondaires, qui étaient responsables des laboratoires d’électrafluide, ajoutaient des agents chimiques à la solution, ce qui accroissait sa désorientation tout en accélérant ses processus mentaux. Chaque nuit lui semblait durer des années. Il se rappelait vaguement qui il était, la réalité était à peine distincte de ses souvenirs et il absorbait en permanence des données fallacieuses. C’était un lavage de cerveau sophistiqué au sens le plus littéral. La dernière fois où on l’avait connecté à un synthétiseur vocal, il avait hurlé à l’adresse d’Agamemnon : — Mais qu’est-ce que vous voulez de moi ? Si votre nouvel empire est tellement glorieux et si vous avez des dizaines de milliers de néo-cymeks volontaires, pourquoi perdez-vous votre temps avec un sujet rebelle comme moi ? Jamais je n’adhérerai à votre cause. — Vous êtes un Butler, une prise de grande valeur. Les autres volontaires ont été élevés en captivité, sous le joug des machines, ou des politiciens de la Ligue. Mais vous, en revanche, vous êtes un chef militaire expérimenté, un stratège expert. Vous nous seriez infiniment utile. — Je ne vous donnerai rien. — Nous verrons bien avec le temps. Et du temps, nous en avons à revendre. Le Titan et Quentin furent installés dans de nouvelles formes mobiles blindées. Ils survolèrent bientôt les plaines givrées et le glacier géant d’où ils découvrirent les tours à demi enterrées du bastion des Cogitors. — Les cymeks et les humains n’ont aucun intérêt à rester des ennemis mortels, déclara Agamemnon. Omnius est pris au piège sur Corrin et nous avons tout le territoire dont nous pourrions avoir besoin, ainsi que des volontaires pour combler nos rangs. — Je ne me suis pas porté volontaire, dit Quentin. — Vous êtes... une exception, de bien des façons. Le Général Titan avait opté pour une forme bipède colossale qui lui permettait de retrouver la démarche équilibrée et souple qu’il avait eue dans son corps d’humain. Il avait le sentiment d’être maintenant un gladiateur robotique géant. Quentin, qui n’avait nullement son expérience, dirigeait un véhicule à chenillettes larges qui ne requérait que peu de coordination. Ils se perdaient dans les cristaux de neige qui soufflaient constamment en rafales dans le crépuscule d’Hessra, mais ils pouvaient ajuster à volonté leurs fibres optiques. — J’adorais me promener, dit Quentin, soudain. Et me détendre les jambes. Je ne connaîtrai plus jamais ce plaisir. — Nous pouvons le simuler dans votre esprit. Ou alors vous pouvez choisir un corps mécanique qui vous permettra de couvrir de longues distances à chaque pas, de traverser les océans, de vous envoler vers le ciel. Ce sera sans aucune comparaison avec votre forme de chair, de muscles, de nerfs. Votre prison ancienne. — Général, si vous ne saisissez pas la différence, c’est que vous avez beaucoup oublié depuis le dernier millénaire. Il faut accepter, s’adapter. Vous ne pouvez revenir en arrière, alors pensez aux occasions qui s’offrent à vous maintenant. Vous aviez un poste important dans la Ligue, mais votre fin était proche. Vous aviez eu droit à une permission de l’Armée du Jihad, mais vous saviez que vous ne retourneriez pas au combat. Désormais, vous n’avez plus à penser à votre retraite, parce que nous vous offrons une seconde chance. Si vous nous aidez à consolider notre nouvel empire cymek, vous assurerez la paix et la stabilité dans toute la galaxie. Omnius n’est plus fiable et il est temps désormais que les cymeks et les humains vivent ensemble. Vous serez le chaînon vital. Y a-t-il un meilleur candidat pour ce job ? Avec nous, vous pourrez accomplir bien plus pour la paix que vous ne l’avez fait à la tête de la flotte du Jihad. — Je me pose des questions sur vos motivations. — Posez-vous toutes les questions que vous voudrez, du moment que vous restez objectif et prêt à entendre la vérité. Quentin s’enferma dans un silence maussade. — Dans vos laboratoires de Bela Tegeuse et de Richèse, nous, les cymeks, construisons de nouveaux marcheurs de combat – strictement réservés à notre protection, bien sûr. Nous ne pouvons nous permettre d’affronter la formidable Armée de l’Humanité, mais nous devons nous protéger. — Si vous n’aviez pas provoqué autant de malheurs et de souffrance, nul dans la Ligue ne penserait à vous attaquer. — Pour le plus grand bien de la civilisation, nous devons faire table rase du passé, effacer nos perpétuelles rancunes. Il faut tout recommencer. J’entrevois le jour où les cymeks et la Ligue pourront collaborer pour leur bénéfice mutuel. Quentin essaya de ricaner, mais il sentit qu’il n’était pas encore au point pour cela. — Les étoiles s’éteindront bien avant. Votre propre fils, Vorian Atréides, ne fera jamais la paix avec vous. Vexé, Agamemnon se tut brièvement. J’ai encore foi en lui. Un jour, peut-être, Vorian et moi nous nous ferons des concessions mutuelles et nous nous pardonnerons, et l’humanité connaîtra enfin la paix. Mais, pour l’heure, mes cymeks sont encore obligés de développer de nouvelles défenses. Les boucliers Holtzman nous interdisent de lancer des projectiles sur les vaisseaux de la Ligue, aussi nous avons mis au point de nombreux canons laser. Nous espérons que les faisceaux à haute énergie seront plus efficaces. Quentin hésita un bref instant dans sa carcasse blindée. — Personne ne s’est servi des lasers depuis des siècles. Ce n’est pas très prudent. — Néanmoins, pourquoi ne pas essayer ? rétorqua Agamemnon. Au moins, nous aurons l’effet de surprise. — Non. Vous ne devriez pas vous en servir. Le général Titan perçut l’inquiétude réelle et la réticence de son prisonnier et insista : — Y a-t-il quelque chose que j’ignore à propos des lasers après tous ces millénaires ? Nul ne les craint plus. — Ils... ils se sont révélés inefficaces. Vous perdez votre temps. Perplexe, Agamemnon mit fin à leur conversation. Mais il se jura d’avoir une réponse de Quentin, quelle que soit la forme de torture ou de manipulation psychique qu’il devrait employer. Dès que le container du cerveau de Quentin fut détaché de sa carcasse de marche pour retourner dans l’installation de préservation, Junon entreprit de désactiver ses capteurs temporels, de le désorienter un peu plus en lui injectant d’autres produits tout en s’infiltrant dans ses centres de douleur et de plaisir. Cela prit cinq jours au terme desquels Quentin donna tout ce qu’il savait sans même avoir conscience de ce qu’il avait fait. Selon le Primero, seule une poignée d’officiers de haut rang de l’Armée de l’Humanité savaient que toute interaction entre un bouclier Holtzman et une arme laser produirait une détonation énorme semblable à une explosion atomique. Mais comme les armements laser n’avaient plus été utilisés au combat depuis des siècles, les risques d’un tel incident étaient devenus quasi inexistants. Les Titans furent stupéfaits de découvrir que ce point faible avait été tenu secret par la Ligue durant tout le Jihad, et Agamemnon se montra impatient de l’exploiter. — Ce sera un avantage marquant dans nos rêves d’expansion et de reconquête, déclara-t-il. Parce que Dante était le plus efficace et le plus méthodique, le général l’envoya en mission pour vérifier cette information étonnante. Dante lança une force de vaisseaux néo-cymeks à partir des Mondes Synchronisés en une série d’attaques contre les colonies hrethgir qui luttaient encore pour leur liberté après le Fléau d’Omnius. Depuis l’époque de la Grande Purge, Agamemnon avait souvent ruminé, échafaudé des plans et expédié des néos en éclaireurs vers les planètes les plus proches pour qu’ils relèvent leurs points faibles et déterminent les cibles préférentielles pour les cymeks. Quant à la Ligue, elle se remettait difficilement, le commerce et la défense étaient encore vulnérables entre les différents systèmes. De nombreux mondes s’offraient aux Titans. — Dante, déclara Agamemnon, tu as un double objectif. Nous avons besoin de toi pour déclencher une confrontation avec les vaisseaux hrethgir munis de boucliers. Il suffira d’un seul tir de laser pour nous prouver que nous détenons là un secret précieux. — Et tant mieux si tu peux conquérir une dizaine de nouveaux mondes avant même qu’ils s’aperçoivent de ce que nous tentons ! appuya Junon avec un rire de ravissement habilement simulé. Dante prit le large avec ses vaisseaux cymeks et ses néos zélés qui brûlaient de broyer les humains inférieurs sous leurs pieds mécaniques. D’ores et déjà, ils avaient choisi leurs cibles sur les cartes stellaires et, quelque temps après, ils fondirent avec férocité sur les plus vulnérables comptoirs de l’espace : Relicon, al — Dhifar, Juzzubal. Les populations étaient sans défense et implorèrent la pitié des cymeks. Dante, malheureusement, n’avait reçu aucun ordre explicite quant à la compassion dont il pouvait faire preuve. Mais, lors de chaque assaut, il s’assurait qu’un ou deux vaisseaux s’enfuyaient pour prévenir l’Armée de l’Humanité qui enverrait quelques unités de guerre. Sur chaque monde qu’il investissait sans effort, Dante laissait un poste de cymeks pour maintenir leur domination et marquer les bornes de ce nouvel empire. Les néos avaient reçu carte blanche pour jouer les dictateurs planétaires, ils rassemblaient par la violence de nouveaux volontaires qu’ils convertissaient en d’autres cymeks qui venaient grossir leurs rangs. Dante était certain que le Général Agamemnon serait séduit par tous ces nouveaux territoires. Plus important : il guettait l’arrivée des ballistas et des javelots des humains. Alors, ils pourraient procéder à l’expérimentation de l’effet laser. Cependant, Agamemnon l’avait mis en garde : « Si mon fils Vorian est au commandement d’un bâtiment hrethgir, tu ne dois pas le détruire – détruis tous les autres mais pas celui-là. Oui, Général. Il est responsable de bien des méfaits. Je comprends que vous désiriez vous adresser directement à lui. — Il y a ça... et aussi le fait que je n’ai pas complètement abandonné tout espoir. Est-ce qu’il ne ferait pas un allié supérieur à Quentin Butler ? — Je crains que vous ne puissiez les obliger à se convertir, l’un comme l’autre, Général. — Nous autres, les Titans, nous avons réussi des exploits impossibles, Dante. Pourquoi pas un de plus ? Finalement, après avoir ravagé deux autres petites colonies hrethgir, alors qu’ils faisaient route vers une troisième, Dante et sa flottille cymek rencontrèrent deux ballistas de modèle récent et cinq chasseurs javelots qui venaient à la rescousse des planètes conquises. Dante, après s’être assuré que Vorian Atréides ne commandait aucun des bâtiments, fit les sommations d’usage avant d’ordonner à ses néos fanatiques de se mettre en formation de défense. Il était évident que la force de l’Armée de l’Humanité était supérieure au groupe cymek, mais Dante déclencha une première bordée de projectiles qui explosèrent sur le lourd blindage des vaisseaux humains. Comme prévu, les commandants de la Ligue ordonnèrent alors d’activer au maximum les boucliers Holtzman, dès que ses capteurs lui montrèrent que les Jihadis avaient docilement, si ce n’est de leur plein gré, établi les conditions préalables de l’expérience. Dante donna l’ordre d’armer les lasers. Il leur ordonna de se porter au-devant de l’adversaire mais garda sa position, la meilleure pour observer en toute sécurité. Les lasers n’étaient guère puissants, leur calibre en faisait à peine des armes. Les tirs ne pouvaient être efficaces dans des circonstances ordinaires. Dante ne fut pas du tout déçu. Les tirs touchèrent les boucliers et déclenchèrent instantanément une cascade de détonations pseudo-atomiques. En quelques secondes, la flotte humaine fut vaporisée dans des rafales d’éclairs aveuglants. Mais l’effet de feed-back de l’interaction laser- bouclier fut si intense que la plupart des canonnières des néo-cymeks furent oblitérées dans le même instant. Brièvement, ce fut comme si un nouveau soleil brillait dans l’espace. Puis il se dissipa en volutes de gaz striées d’éclairs d’énergie avant de se dissoudre dans le vide. Pour Dante et les quelques survivants de sa flottille, le spectacle avait été somptueux... Agamemnon se montra extrêmement satisfait. Comme tous les équipages humains avaient disparu dans l’engagement, le haut commandement hrethgir ne saurait pas que les Titans avaient découvert le point faible fondamental des humains. — Quelle ressource extraordinaire ! Même en nombre réduit, nous allons pouvoir semer la mort et la destruction dans leurs rangs ! Nous sommes tout près d’atteindre notre objectif. Les termes du conflit avaient changé et le Titan se dit que son fils et lui allaient se retrouver face à face avant que tout soit terminé. La science se perd dans ses propres mythes, elle redouble d’efforts alors même qu’elle a oublié son but. Krefter Brahn, Conseiller spécial du Jihad. Le rétrovirus mutant ARN s’était répandu comme une fumée délétère dans les cavernes de Rossak. Les dispositifs de protection standard étaient impuissants, les routines de stérilisation échouaient régulièrement et même les doses de Mélange massives ne garantissaient pas l’immunité. Bientôt, plus des trois quarts de la population des falaises troglodytiques furent infestés et, dans la majeure partie des cas, l’issue fatale suivait rapidement. Raquella Berto-Anirul et le Dr Mohandas Suk étaient à bout de moyens. Jusque-là, aucun des vaccins essayés par le Dr Suk ne s’était montré efficace et l’épidémie s’enfonçait dans les grottes de la communauté. Chaque jour et tard dans la nuit, Raquella s’activait dans les terriers de la falaise où ils avaient installé les salles de soins. Les hommes, les enfants et les Sorcières indistinctement s’entassaient sur les lits, entre les lits, à même le sol. Raquella absorbait les doses du Mélange livré par les navettes de la VenKee et allait au-delà de ses limites physiques. Dans le passé, les combattants du Jihad et les Sorcières kamikazes avaient affronté des situations désespérées face aux machines pensantes sans accorder la moindre pensée à leur survie. Raquella combattait à sa façon en se répétant : « La victoire à tout prix. » Jimmak Tero était désormais attaché à ses pas comme un petit chiot adorable, dévoué, prêt à tout, mais lent. Chaque jour, il lui apportait sa cueillette de la jungle : des fruits argentés, des champignons mousseux et des baies juteuses. Il lui avait aussi préparé une infusion d’herbes qui laissait dans la bouche un arrière- goût âcre et étrange et dont il était tout particulièrement fier. Il levait souvent vers elle son large sourire et ses yeux brillants. Au terme d’une journée épuisante dans la chaleur moite, avec une autre dizaine de patients qui étaient morts entre ses mains, Raquella était physiquement et émotionnellement vidée. L’une des victimes était un enfant prématuré dont la mère venait de succomber à la peste. Elle essuya ses larmes, tenta de se redresser – et faillit retomber. Elle attendit un instant de reprendre son souffle en se disant qu’elle s’était relevée trop vite, mais le malaise persistait et elle sentit qu’elle retombait... — Vous allez bien, Madame Docteur ? Elle leva les yeux vers le visage inquiet de Jimmak. Il avait pris ses épaules entre ses bras vigoureux. — Je... je me suis évanouie. J’aurais dû manger, prendre une autre dose d’Épice... Elle prit conscience qu’elle était allongée sur un lit avec des tubes d’alimentation et des appareils de mesure autour d’elle. Combien de temps s’était écoulé ? Elle porta une main à son bras, sentit les machines de dialyse qui leur avaient été utiles pour les pires cas de la Nouvelle Peste. Nortie Vandego était là, elle aussi, et Raquella décela une étincelle de peur dans ses yeux sombres. — Vous sortez de la première phase de lavement sanguin. Nous avons détecté le Composé X en formation juste avant qu’il ne touche votre foie, mais vous êtes atteinte. Je vous ai injecté une dose supplémentaire de Mélange. Raquella secoua la tête et tenta de quitter son lit. — Nortie, vous devriez vous occuper des autres patients, pas de moi. Vandego lui posa une main sur l’épaule et la repoussa. — Maintenant, vous n’êtes plus qu’une patiente. Vous avez droit aux mêmes soins que tous les autres. Raquella savait qu’elle était malade, que ses chances de guérison étaient infimes. Elle rassembla son courage. — Il se peut aussi que ce soit une réaction allergique à ces choses de la jungle que j’ai mangées. J’ai peut-être un peu trop forcé aussi et j’ai besoin de me reposer. — Oui, c’est probablement ça. Laissez-vous aller. Raquella connaissait trop bien ce ton : c’était celui que son assistante avait pour apaiser les mourants. Deux jours après, Nortie Vandego tomba malade à son tour et fut installée dans une autre salle. Ce fut la petite Sorcière Karee Marques qui lui succéda au chevet de Raquella. Elle lui administrait une foultitude de médicaments et de traitements dont l’efficacité restait à prouver, comme si Raquella était devenue un cobaye. Elle ne s’en inquiétait pas, mais elle était convaincue que Mohandas serait probablement le premier à trouver un remède. Savait-il seulement qu’elle était malade ? Les nuits dans la falaise étaient noires et profondes. Des sons mystérieux, oppressants, montaient de la jungle. Raquella était à demi assoupie sous l’effet des cocktails de drogues quand elle entendit une voix forte et irritée. En ouvrant les yeux, elle vit Ticia Cenva qui s’en prenait à Karee en lui disant d’aller s’occuper des autres patients. — Laissez mourir celle-là ! Elle n’est pas des nôtres et elle n’a réussi qu’à empirer l’épidémie. — Empirer l’épidémie ? Elle est allée jusqu’au bout de ses forces pour nous aider. — Et comment pouvons-nous être certaines qu’elle est parvenue à sauver quelqu’un ? La peste n’emporte que les plus faibles. Ticia insistait, la voix dure, avec une lueur folle dans le regard. Elle semblait perturbée et ne se maîtrisait plus. — Le Fléau va faucher les lignées déficientes et laisser les Sorcières un peu plus fortes. — Ou bien nous tuer toutes ! Raquella luttait contre ses douleurs, sa fatigue, ses nausées, mais elle se concentra sur une partie de l’altercation. Elles pensent que je suis mourante. Une pensée bizarre pour un docteur dont la mission était de soigner. C’est peut-être vrai. Elle avait vu trop de gens mourir pour ne pas être prête à ce destin inévitable, mais elle était quand même très déçue de n’avoir pu mener à bien sa mission. Mais son corps ne se rendait pas aussi facilement. Elle combattait depuis des jours pour garder sa conscience, pour rester en vie. Après les quelques premiers traitements, on avait arrêté l’hémodyalise et elle savait que le Composé X se propageait rapidement. Elle avait la peau jaune, marquée de lésions et une soif inextinguible. Les Sorcières l’avaient abandonnée et elle allait mourir ici. Seul Jimmak s’inquiétait d’elle. Il venait régulièrement lui éponger le front avec un chiffon humide. Il lui servait son thé amer, la nourrissait de petits morceaux de fruits tout en remettant en ordre sa couverture. Il lui sembla une fois apercevoir Mohandas, mais ce ne devait être qu’une hallucination induite par la fièvre. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas parlé, ni même effleurés de la main ? L’Épidémie de Rossak durait depuis une éternité. Comme s’il s’agissait d’une autre vie, elle se souvenait des moments doux et tranquilles qu’ils avaient partagés quand ils étaient amants, comme deux êtres humains normaux, sur d’autres mondes, en d’autres temps. Elle avait tellement envie de retrouver son sourire tendre, ses bras, sa chaleur, et aussi les discussions dans lesquelles ils se perdaient comme deux collègues voués à leur devoir. Elle demanda à Jimmak, dans un bref moment de lucidité : — Comment va Nortie ? Mon assistante. Où est- elle ? — Grande dame morte. Désolé. Raquella ne pouvait y croire. Le garçon se pencha sur elle, sur ses draps humides, avec une expression déterminée sur son visage lisse. — Mais Dame Docteur ne mourra pas. Il s’éloigna de sa démarche bancale et revint avec un chariot à champ suspenseur, l’un de ceux dont les infirmières se servaient pour évacuer les cadavres. Il semblait savoir ce qu’il faisait. Il abaissa le chariot jusqu’au chevet de Raquella. — Jimmak, que fais-tu ? Elle essayait de garder le fil de ses pensées. — Appelez-moi Garçon Docteur ! D’une poigne ferme, il la fit rouler sur le chariot avant de récupérer ses effets, ses serviettes et une couverture. — Où est-ce que tu vas me conduire ? — Dans la jungle. Personne ne s’occupe de vous ici. Il se mit à pousser le chariot. Raquella se redressa tant bien que mal sur ses coudes et vit Ticia Cenva qui observait la scène depuis le couloir. Jimmak courba la tête, comme s’il espérait que sa mère ne le voie pas. Raquella essaya d’affronter le regard de la Sorcière Suprême. Elle semblait désappointée. Elle aurait sans doute préféré que Jimmak pousse le cadavre de Raquella hors de la salle sans doute ? Mais elle resta silencieuse et glacée, pareille à un oiseau de mauvais augure, et les laissa passer. La nuit venait sur Rossak quand le garçon la poussa dans un ascenseur et qu’ils descendirent vers la jungle. Ignorant les sons discordants, les ombres denses, les buissons d’épineux, il continua de guider Raquella dans la sylve profonde, dans le frôlement des frondaisons, le craquement des fourrés, la senteur des champignons. Je n’aurais jamais cru revoir Salusa Secundus : les magnifiques halls de la Ligue, les superbes monuments de Zimia. Hélas, ils n’étaient pas aussi superbes et magnifiques que dans mes souvenirs. Yorek Thurr, Journaux secrets de Corrin. Après son évasion de Corrin, il fallut à Yorek Thurr presque deux mois de voyage pour retrouver le cœur vulnérable de la Ligue des Nobles. En chemin, il avait dû dérober un autre vaisseau sur l’une des planètes ravagées par la peste, à la frange de l’espace des mondes humains. Il était immunisé contre le Fléau et son esprit se réchauffa au spectacle des cités et des villages dévastés par la peste. Son esprit soudain illuminé résonna de notes musicales en harmonie parfaite avec le désastre. Monde après monde, la civilisation humaine avait été réduite au plus bas niveau de subsistance. Après deux décennies de commerce fantomatique, les survivants étaient comme des charognards qui se battaient pour des abris, des outils, et des moyens de survie. Dans certains systèmes qui avaient été atteints par des épidémies successives, quatre-vingts pour cent de la population avaient péri de la maladie ou des effets secondaires. Il faudrait des générations avant que le genre humain se remette du désastre. Et tout cela grâce à mon idée originale. Il fit escale sur deux autres mondes pour récupérer d’autres informations, voler de l’argent, changer l’histoire qu’il servait régulièrement tout en changeant de déguisement. Il était avide d’apprendre comment les choses avaient évolué depuis sa mort simulée et son exil chez les machines pensantes. Le changement le plus évident était la croissance du fanatisme religieux. Les adeptes du Culte de Serena détruisaient des appareils et des équipements utiles. Thurr ne put s’empêcher de sourire en constatant les dégâts qu’ils commettaient, emportés par leur zèle religieux. C’était là une résultante qu’il n’avait pas prévue mais à laquelle il ne s’opposait pas. Les humains ne se faisaient du mal qu’à eux-mêmes. En atteignant Zimia, il espérait constater qu’une autre de ses idées perfides – les mites mécaniques voraces – avait également semé la mort et la consternation dans la population. Contrairement à ce que pensait Érasme, Thurr ne jouissait pas simplement de la mort. Il aimait accomplir des choses... En débarquant sur Salusa Secundus, Thurr avait définitivement adopté la nouvelle identité d’un réfugié de Balut, l’un des nombreux mondes ravagés par la peste. Salusa était devenu la plaque tournante des réfugiés et des candidats au repeuplement des planètes avec le renfort génétique des stocks rassemblés par les Sorcières de Rossak depuis des années. Thurr savourait la situation : il avait contribué à l’amélioration de la race humaine. Il s’émerveillait de constater avec quelle opiniâtreté la Ligue se consacrait à revenir aux choses « telles qu’elles avaient été », plutôt que d’accepter les changements et de continuer sur cette nouvelle lancée. Dès qu’il retrouverait la position qu’il méritait au pouvoir, il agirait en ce sens. La Ligue était tellement affaiblie et disloquée qu’il ne lui faudrait guère de temps pour parvenir à ses fins. Les humains avaient perdu de vue le phare du Jihad et la Ligue partait à la dérive. Ils avaient absolument besoin de lui. Thurr étudia les données historiques, parcourut les archives du Jihad avec leur propagande et découvrit à son grand ennui qu’il n’avait été mentionné qu’une fois ! Après tout ce qu’il avait accompli, l’immense travail qu’il avait fait durant son service ! Lui qui avait formé la Police du Jihad, aidé le Grand Patriarche à s’établir au pouvoir. Il aurait pu lui-même devenir le Grand Patriarche, mais il avait commis la faute immense de se fier à Camie Boro-Ginjo et à ses manigances. Il avait le sentiment d’avoir été banni par la Ligue, oublié. Quand il fut admis par les services d’hygiène biologique, il se retrouva enfin libre dans Zimia. La cité avait énormément changé. Des oriflammes à l’image de Serena, de Manion l’Innocent et d’Iblis Ginjo flottaient en haut des nouveaux immeubles. Dans toutes les cours et les ruelles, on rencontrait des autels décorés de soucis. Yorek Thurr, à sa vive irritation, apprit que la Jipol avait été dissoute. Depuis la fin de la guerre, près de vingt ans auparavant, le service de sécurité de la Ligue était devenu ridiculement laxiste, et Thurr, après avoir rapidement étudié la situation, réussit à franchir les points de sécurité. Le Grand Patriarche était désormais Xander Boro — Ginjo, neveu et successeur de Tambir. Il était né dans l’année qui avait suivi le décès simulé de Thurr. Si Yorek en croyait les rapports, Xander n’était qu’une marionnette grassouillette et bien mûre qui ne demandait qu’à être manipulée par un maître. Thurr brûlait de reprendre le combat. Oui, plus que jamais il allait mériter le titre de Grand Patriarche. Il savait se montrer convaincant et il espérait réussir en douceur. Quand le moment serait venu, il révélerait sa véritable identité, son retour miraculeux, tout en racontant les tortures qu’il avait endurées, sa captivité héroïque entre les mains mécaniques d’Omnius. Puis, il réclamerait son dû. Le peuple, alors, saurait quel était son intérêt et comprendrait toute la sagesse du projet qu’il apportait. Discrètement, il observa le comportement administratif du Grand Patriarche, ses mouvements, ses habitudes. Il apprit les plans des centres de recherche, des bureaux et du quartier général de l’Armée de l’Humanité, et détermina quelles étaient les responsabilités du bureau politique. La croissance évidente de la bureaucratie était révélatrice de la stagnation de la Ligue, qui s’était engagée dans un processus néfaste qui l’empêcherait de parvenir à quoi que ce soit de novateur. Thurr se dit qu’il était arrivé juste à temps et qu’il pourrait redresser la situation. Il ne lui fallut pas longtemps pour dresser un plan qui lui permettrait d’avoir accès aux services du Grand Patriarche. Il se débarrassa de son misérable déguisement de réfugié de Balut et se procura un costume d’employé de bureau en se débarrassant également du corps de son propriétaire. Puis, il se hasarda dans les couloirs et les salles de travail du secteur administratif. En annonçant son identité à Xander Boro-Ginjo, il s’attendait à être reçu comme un héros retrouvé. Il y aurait des parades dans les rues en son honneur, les gens applaudiraient au récit de ses aventures épiques et il ferait à nouveau partie de la Ligue. Sans prendre trop de précautions, il s’aventura dans une pièce stratégiquement située, escalada une fenêtre et se retrouva sur un rebord étroit, à l’extérieur d’une autre fenêtre, qui ouvrait sur le bureau qu’il visait. Il attendit que Xander soit seul pour entrer dans les lieux. Il bomba la poitrine en souriant, attendant d’être reconnu et accueilli comme il le méritait. Le Grand Patriarche leva la tête et le regarda, décontenancé, sans montrer ni peur ni colère. — Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ? (Il consulta un épais registre.) Vous avez un rendez-vous ? Thurr ne perdit pas son sourire. — Je suis Yorek Thurr, ex-chef de la Police du Jihad. J’étais le bras droit de votre grand-père et son conseiller particulier. Son traitement de longévité lui donnait l’apparence d’un homme d’âge moyen, même si, depuis cinq ans, il éprouvait des tics et des troubles bizarres qui l’avaient amené à se demander si l’Omnius ne l’avait pas génétiquement piégé. Le gros garçon qu’il avait en face de lui n’aurait pas cru un instant à son âge véritable. — Je suis persuadé que c’est très intéressant, mais j’ai un entretien important dans quelques minutes. — Vous devez redéfinir ce qui est important, Xander Boro-Ginjo. (Thurr s’avança, menaçant.) J’étais censé succéder à Iblis Ginjo, mais votre grand-mère s’est emparée du pouvoir et c’est votre oncle Tambir qui est devenu Grand Patriarche. Encore une fois, on m’a retiré ce qui m’appartenait légalement. J’ai réservé mes droits depuis des années, mais le temps est venu pour moi de reprendre la tête de la Ligue pour la remettre dans la bonne direction. J’exige que vous démissionniez de votre poste pour me le confier. Xander affichait une expression perplexe. Il avait les joues pleines et la peau lisse de celui qui vit à l’aise, et le regard terne d’un homme qui se laissait aller à la boisson, aux drogues, ou qui manquait d’intelligence. — Pourquoi ferais-je donc cela ? Et quel est donc votre nom, si vous voulez bien me le répéter ? Comment êtes-vous entré ici ?... Un secrétaire venait de surgir sur le seuil. — Monsieur, votre rendez-vous est... Il sursauta en voyant Thurr, qui lui décocha un regard furieux. Thurr se dit qu’il aurait dû prendre sa dague. — Oh, excusez-moi, monsieur ! J’ignorais que vous aviez un visiteur. Qui est-il ? Xander se redressa en bougonnant : — Je ne sais pas, et vous n’auriez pas dû le laisser entrer. Dites aux gardes de m’en débarrasser. Thurr s’enflamma. — Vous commettez une erreur grave, Xander Boro — — Ginjo. Les gardes surgirent et entourèrent Thurr. Il constata, écœuré, qu’ils étaient trop nombreux pour qu’il continue d’argumenter. — J’espérais une réception plus agréable, dit-il, si l’on tient compte de tout ce que j’ai fait pour la Ligue. Sa tête résonnait brusquement et il avait quelque peine à savoir où il se trouvait exactement. Est-ce que ces gens le savaient ? Le Grand Patriarche déclara : — Cet homme a des hallucinations et je crains qu’il ne puisse se montrer violent. (Il dévisagea Thurr et ajouta :) Monsieur, personne ne vous connaît. Une rage terrible monta en Thurr et il dut faire un effort suprême pour ne pas y succomber : il ne souhaitait pas faire le sacrifice de sa vie inutilement. Tandis que les gardes l’entraînaient, Boro-Ginjo et son secrétaire se penchèrent sur l’agenda du Grand Patriarche. Thurr, quant à lui, se montra docile jusqu’à ce que les gardes le conduisent à l’extérieur du manoir administratif. Furieux de s’être stupidement trompé, il prit conscience qu’il avait trop longtemps vécu sous l’influence des machines pensantes. Il avait été le maître de Wallach IX avec le pouvoir absolu, mais il avait oublié à quel point les hrethgir pouvaient se montrer idiots et irrationnels. Il s’en voulait pour cette faute grave et se jura de ne pas recommencer. Il devait revoir tous ses plans... Les gardes du Grand Patriarche étaient des soldats incompétents qui ignoraient la sophistication et l’existence de tueurs expérimentés comme Yorek Thurr. Il décida de ne pas trucider ces hommes, néanmoins, car il risquerait d’attirer par trop l’attention sur lui. Il devait réfléchir et ce n’était guère le moment de supporter une chasse à l’homme. Dès qu’une occasion se présenta, il s’échappa et plongea dans le dédale des rues de Zimia. Les gardes incapables tentèrent de se lancer à sa poursuite mais il les distança très vite. Des renforts furent appelés et les recherches durèrent encore des heures, mais l’ex-chef de la Jipol avait trouvé un refuge et se concentrait déjà sur une approche plus efficace. Ce n’était plus désormais qu’une question de temps et de préparation avant que Yorek Thurr reprenne ce qui lui était dû. Je me suis imaginé ce que ce serait d’être Omnius. Quelles décisions à long terme pourrais-je prendre dans sa position ? Dialogues d’Érasme. Érasme attendait d’être reçu en audience dans l’une des salles d’exposition de la Spire Centrale. Le suresprit pouvait s’adresser à lui n’importe où, mais il semblait particulièrement désireux que le robot indépendant voie sa nouvelle galerie. Les sculptures, les installations électroniques et les dispositions géométriques en forme de bijoux manquaient atrocement d’inspiration et d’originalité. Omnius semblait croire qu’il acquérait du talent en augmentant sa production. Les choses avaient empiré depuis que les trois incarnations séparées du suresprit avaient entrepris de « collaborer ». En travaillant de concert, les trois Omnius avaient créé des juxtapositions étonnantes aux couleurs vives, avec des formes heurtées, des dispositifs mécaniques stylisés soutenus par de la musique synthétique hautement dissonante. Et dont toute harmonie était absente. Pressé d’en finir avec ce pénible séjour artistique, le robot esthète cueillit un cube noir de guidage dans une corbeille. Le cube s’illumina, vérifia son identité et lui indiqua très précisément sa direction. Les itinéraires changeaient constamment dans la Spire Centrale au gré des flux et des reflux de la structure de pleximétal et des caprices créatifs d’Omnius. En suivant la flèche rouge du cube, Érasme pénétra dans une vaste salle et se laissa emporter par un convoyeur à soixante-dix étages plus haut. Il était excédé par ces variations incessantes autant qu’inutiles. En accédant au niveau supérieur de la Spire, il trouva les trois Omnius plongés dans une discussion vive, précise et sans émotion. La psychologie humaine aurait défini cela comme un trouble de personnalité multiple. L’Omnius primaire s’efforçait de demeurer dominant, mais les copies rapportées de Corrin par Yorek Thurr et Seurat développaient des perspectives différentes. Le trio de suresprits tentait de coopérer comme une entité unique, mais les différences qui étaient apparues ne faisaient que s’aggraver. Les trois cerveaux auraient pu facilement se relier et fondre leurs données, mais ils restaient séparés et ne discutaient que par l’entremise des enceintes noires disposées dans la salle. — Je suis à l’heure ! déclara Érasme en attirant l’attention du trio sur son arrivée. Omnius m’a convoqué. Ou, en tout cas, l’un de vous trois. Les suresprits déphasés ne l’entendirent pas, même quand il répéta. Par pur plaisir, il avait forgé des sur- noms pour les deux autres suresprits, tout comme il avait appelé Gilbertus « Mentat », de même qu’Omnius le nommait « Martyr » par dérision depuis que le robot indépendant avait connu la résurrection après l’effacement total de ses données. Et c’est ainsi qu’il avait surnommé la gelsphère de Seurat « SurOm », et celle que Thurr avait rapportée de Wallach IX, « ThurrOm ». Quand il les écoutait, il parvenait à distinguer leurs tonalités et leurs attitudes, et les informations qu’ils lui donnaient l’aidaient à répondre à leurs arguments. Les trois Omnius s’inquiétaient d’être prisonniers sur Corrin, mais ils ne savaient quoi faire face à cette situation. L’opération offensive déclenchée par ThurrOm après qu’il eut été abusé par Yorek Thurr s’était soldée par la destruction de quatre cents unités robotiques pour des dommages légers dans les rangs des hrethgir du blocus. Et Thurr était parvenu à s’enfuir sans que l’incident profite à Omnius. Les sentinelles de la Ligue étaient simplement devenues plus vigilantes. En écoutant le débat aussi insipide que rapide des Omnius, Érasme comprit à quel point leurs postulats étaient illogiques et montraient une grave ignorance des réactions et des motivations humaines. Apparemment, l’Omnius primaire ne puisait pas dans le réservoir de connaissances et d’intuitions qui avait été accessible dans la copie de la persona d’Érasme. Les trois versions du suresprit étaient devenues plus radicales dans leurs conclusions et bien moins souples. Le robot aurait aimé les corriger, mais il savait que ces nouveaux suresprits diversifiés ne l’écouteraient pas. Cependant, le trio s’accordait sur certains points. Ils avaient conscience qu’il n’était pas raisonnable de ne conserver que des copies du suresprit sur Corrin. L’Omnius primaire prônait une fuite électronique, qui consistait à émettre une copie normalisée de l’immense esprit de l’ordinateur à travers l’espace, un flux de données en quête d’une cible appropriée. ThurrOm remarqua qu’il n’existait aucun récepteur connu pour un tel paquet de données, que le signal s’affaiblirait avec la distance pour finir par s’éteindre. Ce serait un gaspillage de travail et d’énergie. L’Omnius de Seurat s’appuyait sur une position plus tangible. Il voulait coloniser vingt ou plus de Planètes Non Alignées. Dès que les machines pensantes seraient basées sur ces nouveaux avant-postes, les Omnius ressuscités pourraient gagner d’autres planètes et entamer la régénération de l’Empire Synchronisé. Il savourait l’idée qu’ils pourraient échapper au réseau de brouillage mortel sans vraiment savoir comment ils y parviendraient. Comme si son appétit de violence avait été stimulé par son offensive indépendante, ThurrOm préconisait de lancer l’ensemble de la flotte des machines contre les vaisseaux du blocus humain. Il était prêt à accepter des pertes colossales avec l’espoir que les machines pourraient passer. Si elles échouaient, alors les hrethgir pourraient à leur aise bombarder Corrin avec leurs atomiques à pulsion et éliminer les derniers vestiges du suresprit. ThurrOm admettait que c’était là un problème sérieux. Tous ces plans n’avaient que peu de chances d’aboutir. Érasme était intrigué de constater la difficulté que l’Omnius primaire avait à s’exprimer dans cette discussion bizarre avec ses incarnations subsidiaires. Mois après mois, les vaisseaux robots continuaient leurs attaques contre le réseau de brouillage au prix de pertes aussi massives que prévisibles. Depuis bientôt vingt ans, Omnius avait dépouillé Corrin de ses dernières ressources en minerais et en matériaux bruts. Il ne cessait de les recycler, de les retraiter, et la planète était rongée jusqu’au noyau. Les éléments les plus rares et les molécules essentielles à la confection des circuits gel étaient de plus en plus difficiles à trouver. La production des vaisseaux de guerre s’en ressentait. Érasme avait calculé que leur planète-bastion serait bientôt vulnérable à cause de l’épuisement de leurs moyens. Il devait absolument trouver une solution – au moins pour lui et Gilbertus – avant que le pire ne survienne. Depuis bien des années, il avait envisagé de nombreux moyens de fuite. Loin de Corrin, Gilbertus et lui pourraient reprendre leurs expériences mentales sans être dérangés par les projets excentriques du suresprit. Érasme avait quitté l’appartement qu’il occupait au fond de la villa. Gilbertus continuait d’y déchiffrer un puzzle intellectuel complexe en compagnie du clone de Serena Butler. Le protégé du robot, parfaitement formé sur le plan physique et mental, était maintenant capable de suivre des itinéraires complexes dans son cerveau, d’extrapoler des variables de cinquantième ordre et leurs conséquences. Depuis des années, il était à même de mémoriser tous les détails de ses expériences au quotidien, de les organiser et de les retrouver. Le robot indépendant voulait attirer l’attention des trois suresprits qui semblaient sourds et il se mit à tambouriner sur la paroi avec son poing de métal, imitant la technique de Gilbertus quand il n’était qu’un enfant humain rebelle. — Je suis là ! Pourquoi m’avez-vous convoqué ? Il songea un instant à jeter son cube sur le sol, mais, au contraire, il le serra plus fort entre ses doigts de pleximétal. Il simulait la colère, une colère humaine, une occasion d’explorer les émotions des hrethgir. C’est alors que les trois voix s’adressèrent à lui sur un ton de reproche : — Érasme, cessez d’être aussi impatient. Vous vous comportez comme un hrethgir. Il pensa à plusieurs répliques cinglantes mais décida de se taire. Il se contenta de placer le cube directionnel sur le sol de pleximétal qui l’avala instantanément avant de se refaire une surface parfaitement lisse. Le trio d’Omnius était déjà revenu à son débat. Brusquement, Rekur Van fut projeté dans la pièce par un garde robot qui brandissait un cube. — J’ai rendez-vous ! hurla l’homme amputé d’une voix suraiguë. — J’ai priorité, Vieille Souche, déclara Érasme sans rancœur, en amplifiant sa voix à un niveau tolérable et approprié. Les voix des suresprits résonnaient toujours en fond sonore, sans émotion, avec une force telle que le sol vibrait. Les Omnius s’accusaient mutuellement d’inefficacité et de médiocrité. Le débat se prolongea et s’intensifia devant Rekur Van et le robot, qui écoutaient, curieux et inquiets. Finalement, il devint clair que l’Omnius principal était convaincu qu’il était le Dieu unique de l’Univers, selon ses analyses et les projections faites par Érasme. Il était le détenteur ultime de la connaissance et du pouvoir. — Je vous déclare faux dieux ! tonna-t-il soudain. — Je ne suis pas un faux dieu, protesta SeurOm. — Moi non plus, ajouta ThurrOm. Quelle étrange trinité. Il était ironique de voir Omnius, qui n’avait eu de cesse de critiquer les religions émotionnelles des humains, épouser brusquement une croyance religieuse toute personnelle, avec à son pinacle une machine pensante. Sans prévenir, les suresprits atteignirent un point critique explosif. Une tempête de flashes électroniques envahit la salle, des décharges crépitèrent du sol au plafond. Érasme parvint à s’écarter discrètement et à battre en retraite vers la rampe d’accès. Il regarda flamboyer les lieux. Un trait d’un jaune ardent carbonisa le robot qui gardait Rekur Van et le Tlulaxa démembré hurla sous une volée d’éclats métalliques incandescents qui lacérèrent ce qui subsistait de son corps. Il bascula et s’effondra sur le robot fumant. Immensément déçu, Érasme se souvint que Rekur Van travaillait sur son projet de machine biologique à forme changeante. Le Tlulaxa avait représenté un potentiel tellement important. Le silence s’était installé dans la salle. Puis, un suresprit annonça : — Désormais, nous sommes deux à régner. — Comme de bien entendu. Ni l’un ni l’autre, nous ne sommes de faux dieux. Ainsi, l’Omnius principal avait été annihilé dans la brève bataille électronique. Le suresprit primaire de Corrin qu’Érasme connaissait depuis tant d’années avait cessé d’exister. Il s’aperçut alors que les parois fluctuaient et ondulaient et s’inquiéta : la Spire Centrale pouvait s’écrouler ou changer violemment de forme, et il était prisonnier à l’intérieur. C’est alors qu’à sa grande surprise, Rekur Van gémit et commença à se débattre en vain. Le robot se précipita à son aide – à seule fin de récupérer une ressource essentielle – et souleva le Tlulaxa et son chariot entre ses bras de métal avant de s’échapper de la Spire agitée de soubresauts. Ils avaient à peine rallié la sécurité relative de la plaza que la structure se transforma de façon spectaculaire sous la double volonté des suresprits. La Spire culminait à une hauteur folle en tournoyant de plus en plus vite. — Voilà qui est très inattendu et intéressant, déclara Érasme. Il semblerait que les suresprits soient devenus fous. Le Tlulaxa tourna son visage brûlé vers la structure fluide agitée de convulsions bizarres. — Nous ferions bien de décoller pour aller tenter notre chance avec les hrethgir, dit-il. Il se peut que la chair ne soit pas séparable des lois de la matière, mais l’esprit n’y est nullement enchaîné. La pensée transcende la physique du cerveau. « Origines de la Guilde Spatiale » (Une publication de la Ligue). Adrien Venport avait décidé de ne pas faire irruption dans la cuve où sa mère était immergée dans le gaz d’Épice, mais il arpentait nerveusement le sol. Ses frères et sœurs, pris par leurs diverses missions pour la VenKee, ne pouvaient l’aider. Il doutait même qu’ils puissent comprendre l’urgence de la situation. Norma percevait la crainte et l’indécision de son fils. Il ne se préoccupait plus trop des problèmes de la VenKee. Il avait parfaitement conscience que si son étrange et ésotérique mère savait comment guider en toute sécurité les vaisseaux dans l’espace plissé, la VenKee aurait dans l’avenir le contrôle absolu du commerce interstellaire. Mais elle dépendait de lui pour diriger la société et elle avait besoin de cette infrastructure pour le grand bond à venir. Elle devait lui faire oublier ses craintes irrationnelles. Quand elle en aurait fini avec l’essentiel de son travail, le temps serait venu de tout changer. Adrien avait besoin de réponses pour être rassuré – et même encouragé. Elle lutta pour ramener son esprit en expansion vers le monde réel, en se concentrant sur son corps et l’environnement proche. Et elle appela son fils. Dans un effort douloureux, déchirant, elle formula des paroles que ses lèvres ne pouvaient prononcer, elle traça des lettres sur le givre d’Épice des parois de plass, et convainquit Adrien de la rejoindre dans la cuve en se munissant d’un respirateur et de filtres oculaires. Adrien ne posa pas de questions. Il s’éloigna en lançant des ordres et revint après quelques minutes en combinaison. Apparemment, il ne tenait même pas à risquer une exposition prolongée de sa peau au gaz d’Epice. Et Norma se dit qu’il avait sans doute raison. Elle lança une impulsion mentale dont les Sorcières ne se servaient que rarement et ouvrit une partie de la cuve tout en suscitant un vortex intérieur qui retint le gaz prisonnier. Adrien, à l’évidence impressionné, leva la tête et entra. La porte se scella immédiatement et Norma inspira avidement des bouffées de gaz tout en regardant Adrien approcher dans la brume safran. — Adrien, si tu savais ce que j’ai entrevu de l’univers ! cria-t-elle, jubilante. Et il y a tant encore à explorer ! Il débordait de joie d’être enfin auprès d’elle. — Mère, nous devrions installer un dispositif de communication. Nous avons tellement de questions à te poser... Il s’était agenouillé à son côté. — Oui, ce serait possible, dit-elle. Mais aussi longtemps que nous nous comprendrons, Adrien – aussi longtemps que nous aurons foi l’un en l’autre, tu pourras venir ici quand je te dirai qu’il n’y a pas de danger. Perplexe, il lui demanda : — Parce qu’il serait parfois dangereux de te rejoindre ici ? — Oui, lorsque mon esprit, ma prescience sont concentrés à calculer un trajet sûr dans l’espace plissé. Aurais-tu oublié le but initial de ce projet ? Au fur et à mesure que Norma lui expliquait comment la saturation du Mélange avait multiplié sa capacité d’entrevoir les moments futurs, d’éviter les pistes des désastres, Adrien s’assombrissait. — J’ai tout déterminé en détail dans mon esprit, acheva-t-elle d’une voix qui avait une résonance sinistre. Elle s’aperçut qu’Adrien était encore inquiet. — Je comprends, Mère, lui dit-il, mais j’aimerais être certain que tu ne crains rien. Je voudrais que l’équipe médicale t’examine pour s’assurer de ta santé. Tu me sembles très amaigrie. — Je me sens mieux que jamais, répondit-elle avec un sourire lointain. Selon toute apparence, son corps avait dégénéré pour acquérir une forme qui semblait bien trop fragile pour supporter sa tête monstrueuse. Sa peau était couverte de rides et ses membres noueux ressemblaient à des cordes. — Je me suis transformée... en quelque chose... vers quelque chose. Elle prit les grandes mains dans les siennes, nanifiées, lui serra les doigts avec amour tout en fixant sur lui le regard de ses yeux totalement bleuis par l’Épice. — Embarque ma cuve dans un des vaisseaux Holtzman pour que je puisse faire la démonstration de mes nouvelles capacités de navigatrice. Je saurai le piloter. — Tu penses qu’il n’y a pas de danger ? — Adrien, par définition la vie est périlleuse, fragile comme un bouton de fleur dans la tempête. Mais elle a tant de beauté en elle, une beauté incroyable, le reflet de Dieu dans cet univers. À quoi comparer l’espace plissé ? À une femme sur le point d’accoucher ? Oui, peut-être, mais le franchir est moins dangereux que de se cacher chez soi sans jamais s’aventurer au-delà du pas de sa porte. — Oui, nous avons vraiment besoin de cette percée, reconnut Adrien, retrouvant sa logique d’homme d’affaires tout en croisant les bras et en humant le gaz qui tourbillonnait autour de lui. « Mais si c’est aussi inoffensif que tu le dis, je veux t’accompagner, ne serait-ce que pour prouver que j’ai foi en tes capacités. Norma acquiesça lentement et avec peine, sa tête oscillant au sommet de son cou malingre. — Tu es aussi dur en négociation que ton père, tu sais. Très bien. Je vais donc te montrer l’univers. Sous la supervision de Norma et la surveillance minutieuse des moyens techniques d’Adrien, la première traversée de l’espace plissé sous contrôle absolu était prête. Pour Norma, ce serait un voyage bien différent de ceux qu’elle avait faits jusque-là, aussi réel qu’excitant, pas seulement théorique, psychédélique. Un test final, une libération vers une autre dimension. Des centaines d’ouvriers enthousiastes des chantiers de Kolhar avaient veillé à ce que les modifications du cargo spatial et de la cuve d’Épice correspondent au millimètre près aux spécifications de Norma. Le dispositif de communication avait été installé dans la cuve et Adrien pourrait communiquer directement avec sa mère, même s’il avait quelque difficulté à capter son attention ou à obtenir d’elle des informations cohérentes. Quand tout fut prêt, Norma et Adrien furent installés à bord : Norma dans sa cuve et Adrien dans une cosse de survie au même niveau qu’elle. Il avait conscience de mettre en jeu l’avenir de la VenKee dans ce voyage d’essai : aucun de ses adjoints ne serait capable de gérer une fraction de ses responsabilités. Mais il avait totalement confiance en sa mère. Au travers de la paroi de plass qui les séparait, ils pouvaient se voir et communiquer clairement. Norma était seule responsable de leur destination et du pilotage au travers des plis de l’espace entre les étoiles. Dès qu’ils auraient quitté Kolhar, Adrien savait qu’ils se retrouveraient au large d’un monde inconnu. Juste avant l’embarquement, Norma avait augmenté au maximum la concentration du gaz d’Épice pour sombrer dans une transe qui l’emportait au-delà d’un iris qui s’ouvrait sur l’univers. Une fois encore, elle songea que c’était encore plus magnifique que lors de sa dernière visite. Mais, cette fois, elle serait aux commandes, elle aurait les rênes de son esprit rivées sur le vaisseau qu’elle guiderait sur un chemin précis qui était d’ores et déjà inscrit dans ses pensées. Le chemin qu’elle avait deviné, déterminé, tracé... Elle se focalisa sur le futur, plongea dans les lacis et les trames de couleurs du cosmos et de leur vaisseau infinitésimal. C’était une énigme cosmique qu’elle décryptait parfaitement. L’espace allait se refermer sur le vaisseau et l’accueillir comme une matrice nouvelle. Norma se fondit dans les tissus multiplex, s’abîma dans un flot puissant et insonore. Sans bouger, elle vit son fils vibrant de vie dans sa cosse protectrice. Ensemble, ils s’insinuaient dans les plis de l’univers au rythme des moteurs Holtzman, ils circulaient entre les coordonnées. Le voyage était préréglé et le vaisseau glissait sur des pistes de distance et de situations. Adrien était secoué par des tremblements qui provenaient de la structure du vaisseau mais aussi de sa peur profonde. Son corps et son esprit étaient pour l’heure séparés mais, au fond de lui, il ne regrettait pas le moment qu’il vivait. Et puis, ils se matérialisèrent à leur point de destination. De l’autre côté de leur situation de départ. Norma entrevit son fils sur une coordonnée, puis sur une autre. Un instant, très bref, l’univers était devenu très petit. — Mère, regarde là, en bas ! Nous avons réussi ! Stupéfait, il se pencha vers le hublot et reconnut aussitôt la planète desséchée, craquelée, couleur de cannelle et de safran, dorée, marquée de crevasses carminées, de collines déchiquetées. Des vortex brumeux couraient au-dessus du désert. — Arrakis ! J’y suis venu si souvent ! — Pour ce premier voyage prescient, dit Norma, j’ai jugé que c’était la destination idéale. La source du Mélange. Arrakis était pour elle un phare, le lieu même où elle devait ancrer toutes ses visions, construire tout ce qui était encore en devenir. Pour elle, pour Adrien, pour l’humanité tout entière. — C’est stupéfiant de bien des façons, dit enfin Adrien. Un lien instantané avec la source de l’Épice qui permettra à la VenKee de s’enrichir plus encore. — Ne pense pas seulement aux profits monétaires. Arrakis est semblable à l’Épice qu’elle contient, c’est un monde complexe qui échappe à notre compréhension, un monde précieux démesuré. Norma savait que l’Épice et la navigation dans l’espace plissé étaient inextricablement liées. Le Mélange devait être moissonné et livré sans mesure. Les Entreprises VenKee devraient sans doute installer une base militaire afin de protéger les gisements d’Épice. Car Arrakis n’était pas un monde qui pouvait être régi par des lois. Cette planète était rude, indomptée, et seul le plus fort y survivrait. Norma, toujours isolée dans sa cuve saturée de gaz d’Épice, guida mentalement le vaisseau vers l’océan des dunes en passant en propulsion conventionnelle. Elle déploya son esprit jusqu’aux confins de l’horizon, entre les nuages de poussière, les courants furieux de Coriolis, les sillages de vers géants. Son esprit s’ouvrit vers deux directions différentes, le passé et le futur. Elle vit des hordes de gens courant sur le sable. Et d’autres qui chevauchaient les vers. — Si seulement nous pouvions trouver une autre source d’Épice pour ne plus dépendre de ce seul monde, dit Adrien. Il y a ici déjà trop de prospecteurs, d’aventuriers. Depuis le Fléau, ils croient tous que c’est là qu’ils vont devenir riches. De jour en jour, il y a de plus en plus de moissonneuses et d’esclavagistes. — Le Mélange est devenu le cœur de l’univers, dit Norma. Son cœur unique. Ils survolaient le bled et elle entrevit l’avenir du commerce de l’humanité. Elle se dit qu’Adrien ne comprenait pas encore l’empire qu’il allait créer. — L’Histoire rapportera que c’est ton père qui a développé ces grands vaisseaux, dit-elle. On se souviendra d’Aurelius Venport comme d’un inventeur visionnaire, un grand patriote qui a servi l’humanité. Avec le temps, avec tous ceux qui seront morts, nul ne saura distinguer la réalité du mythe. Cela me réjouit. C’est mon cadeau ultime à l’homme que j’aimais. En tant que responsable de la VenKee, je veux que tu t’en souviennes. Car la VenKee va évoluer vers quelque chose de formidablement différent. Adrien hocha la tête. — Tu fais cela par amour, je le sais, mais aussi parce qu’il a été autrefois le seul à croire en toi. Je comprends, Mère. Ils survolèrent encore longtemps la planète des sables. Avant que Norma Cenva décide qu’il était temps de franchir à nouveau l’espace plissé pour retrouver Kolhar. Presque instantanément. La vie sur Arrakis a moins de sens qu’un grain de sable dans le bled. La Légende de Selim le Chevaucheur de Ver. Les survivants épuisés du raid suivaient Ishmaël et El’hiim en direction du village principal, loin dans les collines. El’hiim avait suggéré qu’ils emmènent les blessés graves jusqu’à une petite ville de la compagnie afin qu’ils y reçoivent des soins. Pour Ishmaël, bien sûr, c’était hors de question. — Comment oses-tu proposer ça ? Ces gens viennent d’échapper de justesse aux esclavagistes et tu veux les livrer entre les mains de ceux-là même qui ont demandé des esclaves ? — Ce ne sont pas des esclavagistes, Ishmaël. J’essaie seulement de sauver des vies. — Coopérer avec eux, c’est comme jouer avec un animal sauvage à demi apprivoisé. Nos gens ont perdu bien des êtres aimés à cause de ton attitude conciliante. N’essaie pas de répandre encore le sang, je te mets en garde. Nous nous en sortirons seuls, avec le peu que nous avons. Quand ils atteignirent enfin les grottes, la nouvelle se propagea comme un incendie parmi la population du village. Avec sa volonté inflexible et sa personnalité puissante, Ishmaël se comportait en chef. El’hiim le laissait agir, mais en Naib légitime, ce fut lui qui prit la parole : — Je comprends les étrangers mieux que vous, Ishmaël. Je vais envoyer des messages aux comptoirs de la VenKee et une protestation officielle aux autorités d’Arrakis Ville. Ce forfait ne restera pas impuni. Ishmaël avait le sentiment que sa colère avait brisé quelque chose en lui. — Ils vont te rire au nez. Les esclavagistes ont toujours été les prédateurs des Zensunni et tu vas tomber tout droit dans leur piège. Quand son beau-fils partit vers les villes des hors- monde, Ishmaël convoqua les Zensunni valides dans la grande salle de réunion. Chamal, seule ancienne du village, représentait les femmes, qui étaient aussi assoiffées de sang que les hommes. Parmi ceux-là, dans les rangs des jeunes, nombreux étaient ceux qui vénéraient la mémoire de Selim et les récits de ses exploits : ils exigeaient vengeance. — El’hiim m’a dit où ils se trouvaient, répondit Ishmaël. Il pourra nous conduire jusqu’à eux. Quand El’hiim fut de retour d’Arrakis Ville avec de vagues promesses de renforcement de la sécurité et d’une stricte application des lois contre le kidnapping, il fut accueilli par une kanla de Zensunni armés et décidés à faire couler le sang des étrangers. Il sut lire l’expression de tous ces visages et comprit ce qu’ils avaient dans le cœur. Il n’avait d’autre choix que de se joindre à eux en tant que Naib. Même s’il était plus vieux que n’importe quel homme, Ishmaël faisait partie de l’expédition de représailles. Malgré – ou peut-être à cause du dégoût et de la peine qu’il éprouvait pour tous ses amis massacrés et certains de ses petits-enfants nés de Chamal, Ishmaël était plein d’énergie, comme s’il avait absorbé une dose massive d’Epice. Il voulait en découdre avec ceux qui avaient corrompu ce monde pour lequel il s’était tant battu afin qu’il devienne son pays. — Ce sera sans doute mon dernier combat. Je mourrai peut-être. S’il en est ainsi, je ne saurai me plaindre. Rapides et silencieux, les Zensunni glissaient entre les ombres des rochers brûlants. Vers la fin de l’après-midi du lendemain, ils repérèrent le camp des esclavagistes. Blottis dans les fissures, ils observèrent les lieux avant de dresser leur plan d’attaque. L’un des hommes suggéra qu’ils se glissent jusqu’au camp dès la nuit venue et dérobent tous les vivres et les réserves d’eau. — Ce serait une belle revanche ! — Ou bien nous pourrions couper les tuyaux d’alimentation en carburant de leurs glisseurs Zanbar. Comme ça, ces hommes méprisables mourraient lentement de soif dans le désert ! — Et Shai-Hulud se régalerait ! Mais Ishmaël ne montrait aucune patience pour une vengeance aussi lente. — Il y a longtemps, mon frère Aliid a dit : « Rien n’est plus satisfaisant que le sang de votre ennemi sur vos doigts. » J’ai bien l’intention de tuer ces démons de ma main. Pourquoi donner ce plaisir à Arrakis ? Dès que la première lune disparut sous l’horizon, la kanla s’avança entre les dunes comme un cortège de scorpions, les couteaux de cristal déjà levés comme des aiguilles. Les esclavagistes – qui étaient une dizaine – avaient activé leurs générateurs pour illuminer le périmètre du camp, non par souci de se protéger mais pour le simple confort. Ils n’avaient pas même pris la précaution de placer des sentinelles. Les Zensunni cernèrent le camp, puis se rabattirent brusquement. Leurs ennemis avaient apparemment des armes sophistiquées, mais les Zensunni étaient deux fois plus nombreux. Le massacre allait commencer. Ishmaël n’avait pas voulu qu’ils se servent de leurs fusils Maula, trop peu fiables et impersonnels, mais El’hiim suggéra qu’ils se servent de leurs armes à projectiles pour éteindre les lumières. Ishmaël, cette fois, fut d’accord. Il donna lui-même l’ordre d’un geste et un tir nourri de Maulas crépita dans l’air de la nuit, fracassant les brilleurs. Le camp, soudain, fut plongé dans l’obscurité. Les raiders chargèrent de tous côtés. Pris par surprise, les hors-monde sortirent de leurs couvertures, désemparés. Quelques-uns réussirent à saisir une arme et ouvrirent le feu à l’aveuglette. Les Zensunni restaient accroupis et le plus souvent à couvert. Ils avaient trop longtemps retenu leur vindicte et ils la libéraient à présent, prêts à un bain de sang. Ils tombèrent sur leurs victimes et les égorgèrent avec leurs dents de ver. Dans la nuit du désert, c’était l’heure de la vengeance. Ishmaël s’avançait avec les autres, essayant de repérer les ennemis à punir. Il agrippa un personnage de petite taille qui cherchait à s’abriter derrière des pans de tissu à reflet. Le lâche ne tentait même pas de défendre ses collègues ni même sa vie. Ishmaël le souleva. L’autre se débattait frénétiquement. Son visage étroit et ses yeux rapprochés révélaient un Tlulaxa. Ishmaël le reconnut. C’était Wariff, le prospecteur égaré dont il avait sauvé la vie vingt ans auparavant. Wariff le reconnut lui aussi, et hurla son nom. Ishmaël leva sa dague cristalline. — Je t’ai sauvé la vie et tu me récompenses en attaquant les miens pour en faire des esclaves ? Maudit soyez-vous, toi et ta vile race. Autour d’eux, la violence se déchaînait dans un concert affreux de cris et de gargouillements. Wariff agitait les bras comme un oiseau pris au piège. — Je vous en prie, ne me tuez pas. Je m’excuse. Je ne voulais pas... — Je reprends ce que je t’ai donné il y a longtemps. Ishmaël lui trancha la jugulaire et lui renversa la tête en arrière pour que le sang ruisselle librement sur le sable. — Telle est la justice des Hommes Libres. Je donne ton eau au désert. Le sang des autres, je le garderai pour ma tribu. Il jeta le corps dans les débris du camp. Il se dit qu’en de telles circonstances, son frère Aliid aurait eu raison. Sur Poritrin, dans leur jeunesse, Ishmaël avait toujours insisté pour une solution pacifique. Maintenant, il voyait les choses avec le regard impitoyable d’Aliid : la vengeance pouvait être exaltante. C’est alors que la voix d’El’hiim tonna par-dessus le vacarme et les cris : — Arrêtez ! Nous devons ramener les derniers vivants jusqu’à Arrakis Ville où ils seront jugés. Nous devons avoir la preuve de leurs crimes, leurs aveux. Perturbés, certains Zensunni s’arrêtèrent dans leur tuerie. D’autres continuèrent de frapper comme s’ils n’avaient pas entendu leur Naib. Ishmaël, d’un geste violent, attira son beau-fils contre lui et lui demanda : — Tu veux les rendre aux hors-monde, El’hiim ? Après ce qu’ils nous ont fait ? — Ils ont commis un crime. Ils doivent être condamnés selon leurs propres lois. — Pour leur race, l’esclavagisme n’est même pas un crime ! grinça Ishmaël. Il relâcha El’hiim qui reprit avec peine son équilibre. Il ne pouvait plus contrôler son peuple vengeur. Ishmaël leva sa main ensanglantée et hurla afin que tous puissent l’entendre : — Ces hommes ont envers nous une dette qu’ils ne pourront payer. Sur ce monde, il y a deux monnaies, l’eau et l’Épice. Alors, prenons leur sang pour le distiller et donner de l’eau aux familles de ceux qui ont été tués ou blessés. Tous se tournèrent vers lui en hésitant. El’hiim était horrifié. — L’eau est précieuse, insista Ishmaël. C’est la vie. Ces hommes ont volé les vies de nos amis, de nos parents, en attaquant nos villages. Tranchez-leur la gorge, videz-les et gardez leur sang dans des bonbonnes. Dieu jugera peut-être qu’ils ont payé pour leurs crimes. Ce n’est pas à moi de décider. Les derniers hors-monde survivants essayaient encore de se défendre à grands cris. Mais les Zensunni les abattaient l’un après l’autre. Et la vendange de sang fut plus qu’abondante. Mon père fut considéré comme un héros du Jihad. Même si tous les mémoires de l’Histoire tombent en poussière, la race humaine ne devra jamais l’oublier. Vice-Roi Faykan Butler, Résolution présentée devant le Parlement de la Ligue. D’une voix neutre, informatisée, Dante informa Quentin Butler du succès du test pratiqué contre la flotte de la Ligue. Les lasers contre les boucliers... et le désastre qui en était résulté. Il écouta, incrédule, sans pouvoir se déconnecter des tiges mentales, tandis que Junon lui expliquait qu’il avait contre son gré révélé la terrible vulnérabilité des boucliers face aux lasers. Il plongea dans une frénésie pénible puis, quand il fut libéré de sa forme de marcheur, il sombra dans le désespoir, incapable de calculer combien de soldats humains il avait envoyés à la mort parce que son esprit trop fragile avait craqué. Et combien subiraient encore le même destin ? Les trois Titans le détachèrent de son container et lui interdirent tout accès aux corps mécaniques. Son instinct lui soufflait de se battre et de mourir dans un ultime et vaillant sursaut, mais il était maintenant totalement impotent. Les cymeks lui avaient repris ses bras et ses jambes. Ses yeux, ses oreilles et sa voix. Il n’était plus qu’un trophée humain. Sans aucun point temporel de référence à son milieu, Quentin ignorait combien de temps il était demeuré isolé. Si seulement il parvenait à couper ses systèmes vitaux, s’il pouvait avoir la volonté de mourir, alors il aurait la certitude de ne plus fournir d’autres informations vitales. Mais il devait souffrir jusqu’au bout sa damnation, tout en guettant la plus infime chance de contre-attaquer, surtout maintenant qu’il savait les informations qu’il avait divulguées. Non, il ne se comporterait pas en lâche comme Xavier Harkonnen. Il était tout à fait décidé à donner sa vie pour vaincre ces ennemis hybrides. Mais il ne devait pas gaspiller en vain ses efforts. Il fallait au moins qu’il ait la conviction d’avoir une chance de porter atteinte aux Titans. Quand il recouvra soudainement la vue en un éclair, ses fibres optiques lui révélèrent un corps de marche aux lignes souples et un container : Junon. Il avait à la fois envie de fuir et de la frapper. — Nous allons nous envoler, dit-elle. Nous aimerions que tu viennes avec nous. C’était aussi merveilleux que les cymeks le lui avaient promis et, pour cela, il les haïssait encore plus. Junon lui avait menti bien des fois mais elle n’avait en rien exagéré ce qu’il éprouvait maintenant. Les néos avaient installé son container dans un vaisseau aux lignes effilées destiné au transport rapide des cymeks vers les champs de bataille interstellaires. Dès que la flottille quitta Hessra, Quentin se sentit comme un aigle pourvu d’ailes d’acier. Il pouvait se laisser porter par les vents des étoiles, tourbillonner librement dans les marées de particules, les torrents de photons. Il pouvait plonger vers le brasier d’un soleil comme un rapace sur le point de saisir sa proie, changer sa course, accélérer, dériver vers d’autres mondes à volonté. — Nombreux sont les néos à découvrir l’extase du vol, lui dit Dante. Si vous aviez coopéré, Primero Butler, nous vous aurions fait connaître cela depuis longtemps. Dans cet instant d’éblouissement, Quentin avait oublié l’horreur de sa condition. Son extase prit fin brusquement et il se remit sombrement en formation avec les autres vaisseaux cymeks. Il pouvait s’enfuir, changer de cap pour aller plonger dans le plus proche soleil, tout comme Xavier Harkonnen le traître l’avait fait, entraînant Iblis Ginjo dans la mort. Mais à quoi bon ? Il voulait encore semer la destruction dans les rangs des cymeks. Chaque jour augmentait sa dette de vengeance. Il s’envola d’Hessra avec Dante. On avait désarmé son vaisseau. Il était un oiseau prédateur auquel on avait arraché les serres, mais il pouvait encore observer et espérer saisir sa chance. Agamemnon et Junon étaient partis en quête d’autres mondes cymeks, mais Dante avait l’intention de visiter les cinq planètes stratégiquement habitables qu’il avait attaquées pour vérifier comment progressaient les dictateurs qu’il y avait installés. Après tout ce qu’elles avaient enduré depuis plus d’un siècle de raids robotiques et le Fléau d’Omnius, les populations devaient s’accrocher au plus faible espoir, même fallacieux. Les cymeks proposaient le pouvoir en même temps que l’immortalité. Il suffisait de quelques convertis pour faire pression sur une société entière. Tous les humains n’avaient pas la formidable volonté de Quentin Butler. Quand l’escouade de Dante approcha de la frange du système de Relicon, il eut la surprise de rencontrer une force expéditionnaire de la Ligue venue de Salusa pour inspecter la planète et secourir la colonie humaine. Les hommes de la Ligue ignoraient que les cymeks s’étaient emparés de la planète un mois auparavant. Les cymeks se mirent aussitôt en formation de combat, activèrent leurs armements et se préparèrent à déclencher les lasers. — On dirait bien que quelqu’un tient à jouer avec nous. Le message du Titan était destiné à Quentin, mais tous les néos qui étaient à l’écoute applaudirent à l’idée de la victoire facile qui les attendait. Quentin ne tenait pas à rencontrer les vaisseaux de l’Armée de l’Humanité, surtout en voyant que le javelot de tête était un vaisseau amiral battant pavillon politique. Certains officiels de haut rang s’étaient joints à cette tournée d’inspection pour l’assistance humanitaire et les plans de reconstruction. — Préparez-vous à attaquer ! lança Dante. On dirait bien que nous avons une surprise qui nous attend. Quentin cherchait fiévreusement une solution. Il n’avait aucune arme, mais ce serait un massacre s’il ne parvenait pas à prévenir les vaisseaux de la Ligue que les cymeks connaissaient maintenant l’interaction bouclier/laser. Il se mit à trafiquer l’ensemble des tiges mentales connectées à son container cérébral, et s’aperçut qu’il pouvait manipuler les systèmes de communication de son vaisseau. En changeant les fréquences, et avec un peu de chance, il pourrait envoyer un message à la force d’intervention. Un signal parvint alors sur la fréquence large du vaisseau amiral. — Cymeks, ennemis de l’humanité, ici le Vice-Roi Faykan Butler. Vous avez attaqué ces colonies et vous devez maintenant affronter la justice. Quentin éprouva d’abord un élan d’espoir, puis de l’effroi. Faykan ! Il ne voulait pas que son fils aîné voie ce qu’on avait fait de lui. Mais c’était là une peur égoïste, il en avait conscience... Et l’enjeu était tellement essentiel. Dante s’adressa à son groupe. L’ordre avait été soigneusement mis au point. — A tous les néos : ouvrez le feu avec vos armes à projectiles. Une grêle de grenades et de torpilles s’abattit sur le javelot et les destroyers d’escorte. Quentin ne cessait de modifier la fréquence, mais il n’avait rien d’un spécialiste. Dès que ses pensées dérivaient, il perdait la piste. Dante continua, sur un ton confiant et amusé : — Leurs boucliers sont activés. Préparez les lasers... Enfin, Quentin trouva une fréquence secrète que l’Armée du Jihad utilisait depuis longtemps pour les ordres de haut niveau. — Faykan ! Abaisse immédiatement tes boucliers. C’est un piège ! — Qui êtes-vous ? Bien sûr, le signal que Quentin transmettait à partir de son esprit n’avait aucune identité vocale. — Faykan, ils vont utiliser leurs armes laser – tu sais ce que ça signifie. Coupe tes boucliers avant qu’il ne soit trop tard ! Apparemment, Faykan le crut. Seuls quelques officiers et leaders politiques du commandement de la Ligue connaissaient le redoutable secret des boucliers Holtzman. — Abaissez les boucliers ! À tous les commandants : abaissez vos boucliers immédiatement ! Certains protestèrent, mais le Vice-Roi lança un dernier ordre vibrant. Les boucliers s’éteignirent un instant avant que les tirs des lasers atteignent les coques des vaisseaux, ne laissant que quelques traces de métal fondu. Une deuxième volée suivit, mais les unités de la Ligue ne subirent aucun dommage. Faykan, dans l’instant, prit conscience que la mystérieuse mise en garde les avait sauvés de l’annihilation. — Qui êtes-vous ? Aurions-nous un allié chez les cymeks ? Identifiez-vous. Dante n’avait toujours pas compris ce que Quentin avait fait. — Quelque chose a terriblement mal tourné, mais nous disposons d’autres moyens. Les vaisseaux cymeks se remirent en formation et rechargèrent leurs armes à projectiles. Les explosifs, cette fois, seraient mortellement efficaces si les boucliers restaient éteints. — Repliez-vous. Je... ou vous serez... commença Quentin avant de s’interrompre, craignant d’être identifié. « Fais-moi confiance. Fais-moi... pleurer de joie encore une fois. Il espérait que son fils comprendrait. Il ne pouvait tout lui raconter – pas pour l’instant. Il lui était venu la pensée terrible que l’Armée de l’Humanité était capable de monter un commando pour le libérer en attaquant le bastion d’Hessra. Ce qu’il ne voulait absolument pas. Il ne désirait qu’une chose : que Faykan prenne le large avant que Dante et ses vaisseaux massacrent les humains. — Père ! appela Faykan sur la fréquence privée. Primero... est-ce vous ? Nous pensions que vous aviez été tué ! — Les Butler ne sont au service de personne ! clama Quentin. À présent, va-t’en ! Les cymeks plongeaient en tirant leurs premières bordées de projectiles explosifs. Quentin prit alors conscience que son vaisseau était une arme potentielle. Il modifia sa trajectoire et verrouilla ses moteurs en accélération maximale. Et fonça soudain dans les vaisseaux cymeks qui se dispersèrent, décrivirent une longue boucle et revinrent droit sur lui. Il perçut leurs messages alarmés : ils ne savaient quoi faire. Il manœuvrait pour entrer en collision avec n’importe lequel, mais les néos étaient plus habiles à piloter leur corps mécanique que lui. Ils se dérobèrent et ouvrirent le feu sur son couple moteur. Et il ne percevait plus leurs messages : ils étaient en codage encrypté. Les premiers tirs atteignirent sa coque. Il filait droit sur Dante, décidé à sacrifier sa vie pour la mort d’un seul des trois Titans restants. Dante pivota et Quentin ne réussit qu’à le heurter de biais. Les vibrations du choc se propagèrent dans son corps de métal, il ressentit les dommages subis, mais aucune souffrance physique. Son vaisseau réagissait plus lentement et il se demanda quelles avaries avaient touché son corps artificiel. Il fut soulagé de voir la flottille de la Ligue se replier dans la plus grande confusion. — Continuez ! Fuyez ! lança-t-il encore. Sinon vous allez tous périr ! — Le Primero Butler leur a dit quelque chose ! vociféra Dante. Brouillez ses signaux ! Le souffle d’interférence balaya dans la seconde toutes ses fréquences. Il ne put rien expliquer à son fils, lui demander son pardon ou lui dire adieu. Il avait fait ce qui était nécessaire, au moins. Et les gens de la Ligue sauraient au moins qu’il était en vie. En quelque sorte. Les tirs des cymeks n’avaient pas détruit son vaisseau, mais ses moteurs ne réagissaient plus et il dérivait maintenant dans l’espace, entre les étoiles, comme mort, en silence radio absolu. Impuissant. Il se dit que c’était là une fin ignominieuse... Les cymeks durent le remorquer jusqu’à Hessra. Tout au long, Dante le tança vertement pour sa témérité et sa stupidité. Mais Quentin était satisfait de ce qu’il avait accompli. Il avait été si longtemps immobilisé, dominé, sans moyen de réagir. Et il venait de frapper un grand coup au nom de l’humanité. Pas une vie n’avait été perdue dans cet engagement. Quand il serait de retour, le Général Agamemnon le garderait sans doute emprisonné dans son container pour lui infliger des stimuli de douleur pendant une éternité, s’il acceptait que Quentin survive. Les meilleurs plans suivent leur cours en évoluant. Quand un plan réussit vraiment, il acquiert une vie propre, tout à fait différente de ce que son concepteur voulait vraiment. Bashar Suprême Vorian Atréides. Vorian avait toujours su que les Titans étaient encore dans l’univers proche et que son père n’aurait jamais de repos, surtout depuis que l’Omnius principal avait été enfermé dans le blocus de Corrin. Depuis la fin du Jihad, il s’était adressé au Parlement de la Ligue dix- sept fois pour demander qu’on lance une opération militaire sur Hessra, mais il n’avait pas eu de réponse. Le Parlement avait d’autres priorités. La Ligue avait constamment sous-estimé Agamemnon. Après son retour de Wallach IX avec la nouvelle de l’assaut des cymeks et la mort présumée de Quentin Butler, Porce Bludd avait sonné l’alarme. Après la terreur des mites piranhas – contre laquelle Vorian avait également prévenu la Ligue – et la résurgence d’une peste aggravée sur Rossak, Vorian était certain que le gouvernement allait être arraché à son attitude complaisante. Au moins, on ne refusait plus d’écouter sa voix. Il avait certes l’air éternellement jeune, mais les parlementaires savaient tous qu’il était un vétéran qui avait survécu à tous ses anciens camarades d’armes. Il exigea une action immédiate – qui se traduisit par de longs mois de discussions. Un escadron de l’Armée de l’Humanité avait été porté disparu. Et Faykan Butler était revenu avec la nouvelle alarmante que les Titans étaient désormais au courant de la défaillance mortelle des boucliers face aux lasers, un secret que le Jihad avait depuis longtemps caché. Et aussi que son père avait été lui-même converti en cymek lors d’un combat ! En apprenant cette nouvelle effroyable, Vorian se sentit bouillir de fureur. Enfin, ils allaient pouvoir frapper à nouveau, mais il doutait que leur action soit assez rapide et forte pour son goût. Il aspirait à s’éloigner des défilés et des cortèges incessants de Rayna et de ses Cultistes, des interminables assemblées du Parlement et de ses devoirs absurdes de Bashar Suprême de l’Armée de l’Humanité, alors qu’il brûlait de recevoir des instructions directes du gouvernement. Comment avait-il pu en arriver là ? Quelque part, il rêvait d’un temps où il s’était battu ouvertement contre des ennemis directs, où il avait lancé des raids dévastateurs avec les conséquences qui s’ensuivaient. Il avait si souvent taquiné Xavier qui appliquait strictement les règles et les ordres... Quand Abulurd Harkonnen, récemment promu au rang de Bashar, l’invita sur un ancien site archéologique hors de la cité, Vorian accepta avec joie. C’était une promesse de tranquillité, d’air pur et de discrétion : ils avaient l’un et l’autre douloureusement besoin de se parler au calme. Le temps avait passé et Abulurd semblait maintenant plus âgé que son mentor qui le traitait comme un jeune frère. Leronica était morte depuis des années et Vorian ne se souciait plus de se teindre les cheveux en gris. Ils étaient à nouveaux bruns et drus, mais son regard avait vieilli, surtout depuis qu’il savait ce que fomentait Agamemnon... Le site archéologique se trouvait sur le versant ensoleillé d’une colline, à une heure au nord de Zimia en véhicule tout- terrain. Le chauffeur militaire, un vétéran du Jihad qui avait été blessé à la poitrine sur Honru, répéta plusieurs fois aux deux officiers à quel point il aurait aimé encore servir et qu’il priait sainte Serena plusieurs fois par jour. Il portait un badge discret qui le révélait comme un sympathisant du mouvement de Rayna. Il les débarqua sur place avant d’aller garer son véhicule à l’ombre. Vorian et Abulurd s’avancèrent sous le soleil. — Cette région, dit Abulurd, a été autrefois habitée par les Bouddhislamiques avant qu’ils se libèrent de leur condition d’esclave et s’installent sur d’autres Planètes Non Alignées. — Ton père ne sera jamais libéré de son esclavage, lui, marmonna Vorian. Ils s’étaient arrêtés devant les ruines blanchies par les ans, et Abulurd, à contrecœur, déchiffra quelques stèles, quelques inscriptions d’une voix brisée par le chagrin en dépit de l’air décidé qu’il affichait. — Après avoir tourné le dos à la civilisation, les Zensunni et les Zenchiites entrèrent dans un âge obscur. À ce jour, ils vivent en primitifs sur des planètes très lointaines. (Il scruta une plaque en clignant des yeux dans la lumière.) On a également trouvé des poteries Muadru sur ce site. — Les Cogitors sont plus ou moins en rapport avec les Muadru, dit Vorian. Et Vidad est le dernier survivant. La seule mention du nom de Vidad le ramena à Serena. Aucun humain n’avait autant de haine que lui pour les Titans. Agamemnon l’avait élevé, éduqué et lui avait enseigné la stratégie – pour que Vorian, un jour, puisse à son tour opprimer les esclaves humains. Tout ce qu’il avait appris, il l’avait utilisé contre les machines pensantes en rejoignant le Jihad. Avec ce qu’il venait d’apprendre, il entendait pratiquer une autre tactique. Ils s’installèrent dans les ruines pour déjeuner de sandwichs gyraks. Le pain avait été cuit sur la pierre et la viande était fortement assaisonnée. Ils arrosèrent cela de bière salusane. Vorian parlait peu, l’esprit préoccupé. En se souvenant de la terrible « récompense » que le général cymek lui avait promise autrefois, il eut un frisson. Si je ne m’étais pas échappé de la Terre avec Serena et Ginjo, Agamemnon aurait fait de moi un cymek. Tel père tel fils. D’un point de vue militaire, il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la Ligue. Le genre humain, épuisé, vidé de son énergie et de son enthousiasme guerrier initial, n’était plus prêt à un long combat. Bien longtemps après la crise, de nombreux leaders étaient horrifiés à l’idée de l’holocauste dont ils étaient responsables sur les Mondes Synchronisés, et ils avaient encore honte de ce qu’ils avaient fait. La majeure partie se souvenait du péril, du danger, des horreurs de ces jours anciens. Ils courbaient la tête en se rappelant les milliards d’esclaves qui avaient trouvé la mort pendant l’élimination d’Omnius. Ils ne se souvenaient plus que d’autres milliards d’humains auraient péri si les machines pensantes avaient été victorieuses. Vorian avait constaté trop souvent à quel point l’Histoire pouvait varier. Et Agamemnon était de retour pour semer la destruction et le malheur. Pour Vorian, cela signifiait une autre bataille – seul, sans personne pour le soutenir. Il se tourna vers Abulurd. — Je sais ce qu’il me reste à faire. Je vais avoir besoin de ton aide, et de toute ta confiance. — Certainement. Et il expliqua alors à Abulurd ce qu’il comptait faire pour se débarrasser une fois pour toutes d’Agamemnon. Gardez toujours en esprit l’inéluctabilité de votre fin. Ce n’est qu’en acceptant le fait que vous allez mourir que vous pouvez accéder à la grandeur et aux plus grands honneurs. Maître d’Escrime Istian Goss. Abulurd Harkonnen était au nombre des invités, au premier rang du Hall du Parlement, arborant fièrement ses insignes de Bashar. Les militaires et les leaders politiques, non loin de lui, murmuraient sans grand enthousiasme. Le Bashar Suprême Vorian Atréides avait demandé à s’adresser à l’assemblée. Il promettait une nouvelle importante – tout comme il l’avait déjà fait. Les dignitaires se souvenaient trop de ses mises en garde et de ses projections pessimistes pour s’intéresser vraiment à ce qu’il allait annoncer. Ils étaient au courant des dernières déprédations des cymeks, les mites piranhas leur avaient rappelé qu’Omnius constituait toujours une menace et ils s’attendaient à ce que le vieux militaire les tance pour leur manque de prévoyance. Mais Abulurd, lui, connaissait bien la raison essentielle du discours du Bashar. Il attendait calmement, le souffle paisible. Durant une grande partie de la matinée, il avait été pris par son travail dans le manoir administratif du Grand Patriarche. Avec son équipe, il ne cessait de démonter et d’analyser les terribles mites en les réactivant dans des conditions de sécurité absolue. Ses chercheurs pensaient avoir trouvé plusieurs moyens de défense au cas où Omnius déciderait d’employer à nouveau cette arme. D’ores et déjà, deux ingénieurs avaient mis au point un prototype de répulseur – il n’avait rien à voir avec les générateurs Holtzman. Il ne s’agissait que d’un émetteur qui pouvait surcharger et brouiller la programmation des mites. Les portes s’ouvrirent et on annonça Vorian Atréides. Immédiatement, Abulurd se leva et salua au garde-à-vous. Les autres officiers l’imitèrent alors, puis toute l’assistance. Vorian s’avança. Son expression était indéchiffrable. Il avait choisi de porter toutes ses médailles, tous les insignes de son rang. Quand Abulurd rencontra son regard, il sentit son cœur battre plus fort. La tête haute, Vorian escalada les marches pour rejoindre le Vice-Roi Faykan qui présidait au côté du Grand Patriarche, revêtu pour la circonstance d’oripeaux ostentatoires et excessivement chamarrés. — Bashar Suprême Vorian Atréides, c’est avec plaisir que nous vous accueillons, déclara Faykan. Vous nous avez convoqués pour une déclaration essentielle et nous sommes prêts à l’entendre. — Vous me pardonnerez d’être bref, dit Vorian. (Quelques dignitaires pouffèrent de rire.) J’ai fait le compte : ce mois-ci, j’aurai passé cent treize années en tant que soldat au service de l’humanité. Ce qui signifie plus d’un siècle de combat et de protection de la Ligue des Nobles. Je puis vous paraître encore jeune et vif, et même si je conserve encore ma santé et mes capacités, je doute que quiconque dans cette assemblée puisse mettre en doute le fait que j’ai servi suffisamment longtemps. Lentement, il promena son regard sur l’auditoire, avant de se tourner vers Faykan. — Je souhaite démissionner sur l’heure de mon rang dans l’Armée de l’Humanité. Il y a dix-neuf ans, on a décidé officiellement que le Jihad avait pris fin. Je n’ai plus à combattre. Je vais m’accorder quelque temps avant de reprendre ma lutte dans le but de laver le nom de Xavier Harkonnen. Faykan répondit sur-le-champ, comme s’il avait su ce que Vorian allait déclarer : — Je parle pour tous ceux qui sont présents. Nous reconnaissons que vous avez rendu fidèlement service à l’humanité toute votre vie durant. De nouvelles épreuves nous attendent, avec Omnius et les cymeks, mais notre tâche n’a pas de fin. Un seul homme ne saurait résoudre tous les problèmes, quels que soient ses efforts. Vorian Atréides, vous pouvez maintenant vous reposer et retrouver une activité libre en nous laissant continuer ce que vous avez entamé. Merci pour votre service exemplaire. Vous méritez notre respect et notre admiration. Il ouvrit les applaudissements, suivi par le Grand Patriarche, puis par l’ensemble de l’assistance. Emporté par l’ambiance, Abulurd observa son mentor, partagé entre la fierté et la tristesse. Le Grand Patriarche bénit Vorian en grande cérémonie. Le Bashar Suprême hochait la tête avec reconnaissance, mais seul Abulurd savait qu’il était décidé à continuer le combat à sa façon, ce que la Ligue ne pouvait voir d’un bon œil. Sous les applaudissements et les vivats, il suivit Vorian en se jurant de trouver l’occasion de dire dignement adieu à celui qui avait tant fait pour lui. Toute la cérémonie s’était déroulée dans le respect, mais il se sentait amer. Après tout ce que Vorian avait accompli pour la Ligue, nul n’avait tenté de le détourner de sa décision. En fait, tous se réjouissaient de le voir partir. La mort peut être une amie, mais seulement si elle intervient au bon moment. Texte de la Navachrétienté (traduction contestée). Dérivant dans sa fièvre, Raquella traversait des bancs de rêves, des archipels d’images de ses ancêtres, avec leurs souvenirs, leurs espoirs. Ciselés dans leur jeunesse, ils s’affadissaient, s’usaient dans la lumière crue de la réalité. Son mystérieux grand-père Vorian était là, ainsi que Karida Julan, sa grand-mère, la femme qu’il avait aimée... Suivaient des cortèges de femmes et d’hommes, de héros, de lâches, de chefs et de soumis. Et Mohandas Suk. Quelque part, de l’eau s’écoulait goutte à goutte. De l’eau ou un autre liquide... Au rythme du temps. Elle sentait que son corps se vidait, qu’il rejoignait l’écosystème sans âge de la planète. Rossak. Elle n’avait jamais pensé mourir un jour sur un monde aussi étrange. Elle n’avait aucun lien avec Rossak, hormis le lien mortel du Fléau pour lequel elle était venue. Elle flottait, engourdie, sans la moindre sensation tactile. Incapable de bouger, comme si quelque chose d’épais et lourd pesait sur son corps, expulsant l’essence de sa vie. Le rétrovirus ? Ou toutes ses responsabilités impossibles ? Elle lutta un long moment pour inspirer enfin un peu d’air vivifiant. Jimmak Tero l’avait emportée jusqu’à un endroit lointain, dans les profondeurs de la jungle violette et argentée. Elle avait été alors presque inconsciente et n’avait gardé que le souvenir des sons étouffés de la sylve et des senteurs exotiques. Elle n’avait pas la moindre idée du lieu où elle se trouvait. Malgré la clameur constante qui résonnait dans son esprit et son corps, Raquella essaya de s’efforcer au calme. Tout va bien. J’ai fait le bien de toutes mes forces. Mohandas et moi, nous avons constamment été au chevet des victimes. J’étais prête à sacrifier ma vie pour ces gens. Il y avait bien longtemps, sur Parmentier, Vorian Atréides lui avait dit qu’il était fier d’elle. Elle avait respecté son avis depuis et gardait en elle l’affection que cet étranger, ce jeune homme, son grand-père, lui avait manifestée. Il était revenu lui rendre visite bien des fois dans les années suivantes en lui offrant son soutien sans faille. Elle luttait pour repousser les ondes de douleur qui se propageaient dans tout son corps et elle avait de la peine à respirer. Elle se concentra sur le rythme de son souffle, entre la conscience et la vie. Plie. Souffle. Ploc. Souffle... Plie, ploc... Ses pensées remontèrent le temps, elle se souvint d’oasis de bonheur dans le désert de la tourmente. Sa vie avait été consacrée au travail, à la recherche incessante, en échange de quelques rares surprises heureuses que Dieu distribuait parfois. Mais elle avait réussi à créer la différence, ce qui était une récompense suffisante pour quiconque. Elle se sentait fatiguée à l’extrême, prête à s’abandonner aux derniers limbes de son existence. Le son d’écoulement régulier se fît plus fort. PLIC, PLOC... Elle sentit une humidité fraîche et apaisante, et en avala malgré elle une ample gorgée. Ce n’était pas la première, se dit-elle. Depuis combien de temps était-elle ici ? L’eau avait changé quelque chose en elle... ou bien était-ce le contraire ? Elle éprouvait une sensation étrange. Raquella ouvrit les yeux et découvrit le visage épaté et innocent de Jimmak. Agenouillé auprès d’elle, il lui humectait les joues et le front. Son regard s’illumina quand il vit qu’elle venait de reprendre conscience. — Je suis le Garçon Docteur. Je sais faire du bien. Raquella vit qu’elle était allongée sur du sable gras, au bord d’un bassin qui brillait comme un miroir. Les racines, les parois de terre et le plafond lui apprirent qu’elle se trouvait dans une caverne faiblement éclairée par des rais de lumière poussiéreuse qui filtraient du toit. Des toiles d’araignée, des racines chevelues et des branches torsadées pendaient jusqu’au sol, tout autour d’elle. Des fongis phosphorescents bleuâtres couraient sur les parois. L’eau tombait goutte à goutte dans le bassin sans que la surface frémisse. Elle entendit alors des échos de voix et découvrit deux personnages étranges de l’autre côté du bassin, noueux, déformés. Une fille décharnée la montrait du doigt. — Je crois que la Dame Docteur est guérie, dit lentement Jimmak. La fièvre a disparu mais vous avez continué à dormir encore. Je vous ai baignée avec de l’eau minérale. Vous en avez bu aussi. Ça vous a beaucoup aidée. Elle frissonna : sa blouse était trempée. Elle vit le chariot flottant, là où Jimmak l’avait abandonné en la conduisant ici précipitamment. Elle avait entendu parler de ces refuges creusés dans le calcaire. Dans son esprit confus, elle chercha le terme exact : un cénote. Sur un ton d’excuse, Jimmak ajouta : — Nous vous avons plongée dans l’eau qui guérit. Mes amis et moi. On vous y a laissée tout un jour. Et votre fièvre s’est éteinte. — L’eau qui guérit ? Elle se sentait bizarrement plus forte. — C’est un lieu spécial, dit Jimmak en souriant. Seuls les Mal-nés le connaissent. — Tu es très doué, Jimmak, dit Raquella. (Elle avait encore de la peine à formuler les mots mais ses forces revenaient.) Tu as su très exactement ce qu’il fallait faire pour me secourir. Je ne pensais pas survivre. — Je vous ai apporté des vêtements secs et des couvertures. C’est pour vous. — Merci. Je crois... que je vais me sentir mieux avec des vêtements secs, tu as bien fait. Avec l’aide de quelques Mal-nées, absolument différentes des Sorcières élancées et glacées, elle gagna un passage et enfila dans la pénombre une robe noire flottante. Elle déposa ses vêtements humides dans un seau près du brancard et retourna auprès de Jimmak. Elle s’accroupit et s’enveloppa dans les couvertures sèches. Elle désigna les êtres difformes, curieux et attentifs, qui l’observaient. — Jimmak, qui sont ces gens ? Pourquoi vivent-ils ici ? — Les Sorcières nous ont renvoyés dans la jungle. Elles espéraient que les monstres nous dévoreraient. (Il sourit.) Mais nous avons nos endroits secrets. Comme celui-ci. Lentement, Raquella leva le regard vers les rais de lumière qui filtraient jusqu’au bassin. Le lieu était paisible, magique et elle commençait déjà à oublier le mépris et la haine des altières télépathes parfaites. — Les Sorcières ne viennent jamais jusqu’ici. Même les hommes de la VenKee qui récoltent les plantes et les champignons, ajouta fièrement Jimmak en se redressant. Cette eau est particulière. Et maintenant, les Sorcières meurent, mais les Mal-nés restent en vie. Raquella ne pouvait nier que quelque chose l’avait guérie du mal et que c’était sans doute l’eau du bassin de ce cénote. Elle avait soigné tant de patients et connaissait assez les différentes phases du nouveau Fléau pour savoir que nul ne survivait au-delà des profondeurs où elle était tombée. Le rétrovirus l’avait certainement lancée dans une spirale fatale avant que Jimmak ne vienne la chercher dans la cité troglodyte. Sans lui, elle serait morte. Mais il était impossible de savoir quels agents chimiques avaient déclenché la fermentation bénéfique de ce bassin souterrain. Elle ne comptait pas sur Jimmak pour des explications techniques. Il n’était guère surprenant qu’une combinaison de toxines et de sous- produits naturels pût se révéler mortelle pour le rétro- virus de la peste. L’eau du bassin était la clé de leur problème. Mohandas avait travaillé sans répit avec l’équipe de son labo du Recovery. Mais jusque-là, tous les traitements avaient échoué. S’il parvenait à identifier l’agent clé présent dans le bassin du cénote, à le reproduire et à le distribuer aux malades de la falaise, certains seraient peut-être sauvés. La vague d’espoir qui montait dans son corps affaibli l’étourdit un instant. D’une démarche hésitante, elle s’approcha du bord du bassin. — Nous pourrions faire venir les autres malades ici pour les soigner. Jimmak, je te remercie de m’avoir amenée jusqu’à ce refuge. Le Mal-né recula dans la pénombre en gémissant. Il secoua la tête. — Oh, non ! Vous ne pouvez pas faire ça ! C’est notre lieu de soins, il est à nous. Raquella s’assombrit. — Je suis navrée, Jimmak, mais tous ces gens sont en train de mourir Nous avons une chance de les guérir. Je ne peux la laisser passer, parce que je suis un docteur. Le visage de Jimmak devint d’un rouge intense. — Les Sorcières vont nous voler l’eau magique. Et elles nous tueront. — Non, Jimmak. Ce ne serait pas... — Elles ont toujours voulu nous tuer. Elles souhaitent nettoyer le... (Il s’efforçait de retrouver les mots de sa mère.)... le pool génétique. Elle aurait aimé pouvoir discuter avec lui, mais elle savait à quel point Ticia Cenva pouvait se montrer cruelle et froide. Si elle apprenait l’existence de cette source cachée, les Sorcières et les prospecteurs de la VenKee viendraient détruire l’un des rares refuges où les pauvres réprouvés se retrouvaient. Un lieu de guérison. Le tourbillon des sentiments de Raquella se lisait sur son visage. — Des dizaines de milliers de gens vont mourir, non seulement les Sorcières mais tout le peuple de Rossak. Tu les as vus toi-même, Jimmak. Nous ne savons pas comment les sauver. Mais il est évident que cette eau a un effet curatif. (Elle soupira.) D’accord. J’ai besoin d’en prélever un échantillon pour le confier au Docteur Suk. Comme ça, je n’aurai peut-être pas à les conduire jusqu’à votre cénote sacré. Jimmak, de plus en plus effrayé, lui cria : — Non ! Il ne faut rien dire à personne ! Ils voudront savoir d’où vient l’eau. Non ! Raquella observa son visage rond, son regard éperdu, ses cheveux hirsutes, avec la certitude que jamais elle ne pourrait le dévier de sa conviction. Elle lui devait la vie. Mais il y avait tant d’autres vies en jeu... — Promettez-moi, Dame Docteur. Promettez-moi ! Les autres Mal-nés les épiaient nerveusement, certains avec agressivité, comme s’ils étaient décidés à la tuer avant qu’elle ne les trahisse. Si elle ne parvenait pas à les convaincre, jamais ils ne la laisseraient partir. Et elle ne pourrait pas prévenir Mohandas de l’existence de cette cure. — D’accord, Jimmak, je promets. Je n’amènerai personne jusqu’ici. Mais à quel prix devait-elle sauver les mourants et les malades ou honorer sa promesse ? Trop de vies étaient enjeu. Elle ne voulait pas se déshonorer... pourtant la décision à prendre était évidente. Même si elle devait tromper Jimmak, elle ne pouvait refuser à tous ces malades une chance de guérison. Il était évident que les besoins d’une population mourante étaient bien plus importants que les exigences d’une poignée de Mal-nés. Elle protégerait autant que possible Jimmak et ses compagnons. Mais elle devait au moins apporter un échantillon de l’eau guérisseuse à Mohandas. Et elle connaissait un moyen. Les Mal-nés avaient leurs grands yeux fixés sur elle et l’écartaient du bassin comme s’ils redoutaient qu’elle vole une bouteille d’eau. Avec un soupir, Raquella s’allongea sur le brancard à champ suspenseur et dit à Jimmak qu’elle était prête. Il lui mit alors un bandeau sur les yeux et elle sentit qu’il la soulevait. — Promettez que vous ne direz rien à personne sur cet endroit, dit-il, si près de son oreille qu’elle sentit son haleine chaude. — Tu as ma parole, répondit-elle dans l’obscurité. Lorsque Raquella retourna dans la falaise surpeuplée, les Sorcières en robe noire s’empressèrent autour d’elle. Même Ticia Cenva parut surprise de la voir encore vivante. — Vous êtes revenue d’entre les morts – et vous êtes guérie ! s’exclama la jeune Karee Marques en ignorant les autres. Mais comment ? — Peu importe, répliqua Raquella, non sans remarquer l’expression sévère de désapprobation de Ticia. « Il se peut que j’aie trouvé le moyen de vous sauver tous. Un bon plan doit être flexible, et des résultats inattendus sont admis... du moment qu’ils sont suffisamment importants. Yorek Thurr, Journaux secrets de Corrin. Après toutes les années qu’il avait passées avec les machines pensantes, Yorek Thurr avait presque oublié l’excitation qu’on éprouvait à infiltrer, à espionner. Lors de sa « première vie », dans la Ligue des Nobles, il avait développé des techniques sophistiquées d’observation et des stratagèmes pour la Police du Jihad. Il était devenu capable d’épier en secret n’importe qui et de tuer un homme de cent façons différentes. Mais, depuis, il avait régné en maître incontesté avant d’être un captif choyé sur Corrin, et ses capacités exceptionnelles s’étaient atrophiées. Pour cela, précisément, il constata avec plaisir qu’il lui restait certains dons essentiels en se glissant, tard dans la nuit, à l’intérieur du manoir administratif du Grand Patriarche. Des gardes patrouillaient sur les pelouses et des systèmes de sécurité primitifs balayaient les issues et les fenêtres. Pour Yorek, ces dispositifs de vidéo et les capteurs du périmètre étaient aussi faciles à contourner que les sentinelles somnolentes. Durant son séjour à la tête de la Jipol, Yorek avait acquis l’habitude de ne jamais dormir ni s’éveiller à la même heure. Il avait consciencieusement modifié son rythme : il lui arrivait de rester plusieurs jours en état de veille ou de dormir quelques heures seulement dans l’un des bunkers. Pour Iblis Ginjo, c’était une forme de paranoïa amusante, mais cela n’avait rien d’un jeu pour Yorek. Près du sommet, une lucarne était ouverte et il parvint à ramper sur le rebord du toit, à se glisser jusqu’au niveau visé, puis à passer les jambes par le chambranle exigu. Il bloqua ses épaules, se tortilla comme une anguille, et tomba silencieusement sur le sol de marbre. Il suivit le couloir jusqu’à la suite de Xander Boro — Ginjo. Quand il se risqua enfin dans la chambre, il trouva le bouffon seul, ronflant paisiblement auprès d’une fontaine dont les gargouillis couvrirent son approche furtive. Xander n’était sans doute pas assez intéressant pour avoir des vices complexes. Cette idée choquait Thurr. Tout leader digne de ce nom devait avoir un point faible. Ce Grand Patriarche dorloté qui devait la chaîne de son titre aux manigances politiques de sa grand-mère ne méritait pas de diriger l’humanité survivante. Il fallait aux humains un visionnaire tel que lui, un chef avec des tripes, un visionnaire intelligent. Thurr se pencha sur le personnage corpulent presque avec tendresse, comme une mère qui vient embrasser son enfant pour la nuit. Il rejeta le bourdonnement incessant qui habitait sa tête et se concentra sur ce qu’il devait faire. — Réveille-toi, Xander Boro-Ginjo. Il faut nous remettre au travail. C’est le rendez-vous le plus important de ta vie. Le Grand Patriarche se redressa en grognant, tout nu. À la seconde où il ouvrit la bouche pour poser une question, Thurr braqua calmement sa bombe et lui pulvérisa un brouillard à l’odeur acide dans la gorge. Xander toussa et éructa en portant les mains à son larynx. Il avait soudain les yeux exorbités comme s’il venait d’être frappé par le stylet d’un assassin. — Ce n’est pas un poison, lui dit Thurr. Simplement un agent incapacitant des cordes vocales. Vous pouvez encore chuchoter et nous allons donc pouvoir nous entretenir, mais je ne tenais pas à ce que vous appeliez à l’aide. Même s’ils sont incompétents, vos gardes seraient gênants. Il est suffisamment difficile de se concentrer par les temps qui courent. Xander souffla, chuchota et formula enfin quelques paroles rauques. — C’est quoi ? Qui... Thurr s’assombrit. — Je vous ai dit moi-même qui je suis. Comment avez-vous pu oublier autant de choses en quelques jours ? Nous avons eu une discussion dans votre bureau. Vous ne vous en souvenez pas ? Boro-Ginjo écarquilla les yeux et tenta d’appeler ses gardes. Mais il ne réussit qu’à couiner faiblement. Thurr sourit : — Arrêtez de gaspiller mon temps. Il va y avoir de grands changements ce soir. Les annales de la Ligue considéreront cela comme la ligne de partage des eaux de l’existence humaine. Vous ne pouvez me renvoyer sans entendre ce que je vous offre. J’ai vécu de nombreuses années sur Corrin, et je vous apporte des informations capitales sur Omnius. Je connais des secrets sur les machines pensantes qui sont d’une importance cruciale pour notre survie. Xander ouvrait la bouche comme un poisson hors de l’eau. — Mais... mais les machines ne sont plus une menace. Elles sont coincées sur Corrin. Thurr résista à l’envie de le gifler. — Omnius est une menace permanente. Ne l’oubliez surtout pas. Durant toute sa vie, Thurr avait fondé son pouvoir, son existence même sur le conflit du Jihad. Et maintenant que la Ligue semblait considérer que les machines étaient neutralisées, il devait trouver un moyen de jouer un rôle. Avant tout, Yorek Thurr ne voulait pas devenir inutile. Xander tenta à nouveau d’appeler ses gardes en chuchotant et Thurr le frappa sur la joue, violemment, laissant une marque rouge. Le Grand Patriarche s’agita rageusement. On ne l’avait sans doute jamais traité de la sorte. Calmement, Thurr alla jusqu’au bureau de Xander, non loin de son lit, et prit avec révérence la chaîne qui était l’insigne du pouvoir du Grand Patriarche. — Je l’ai dessinée moi-même avec l’aide de la veuve d’Iblis Ginjo, dit-il en se tournant vers Xander, pétrifié de frayeur, muet, assis dans son lit. « Après que Xavier Harkonnen eut assassiné Iblis, nous nous sommes réunis en session d’urgence pour décider qui devrait être à la tête du Jihad et garder la Ligue des Nobles dans son droit fil. Pour des raisons purement politiques et parce que le peuple accepterait mieux cette option, Camie insista pour succéder à son époux en promettant que je la suivrais. Mais, dix ans plus tard, elle transmit la chaîne du pouvoir à son fils Tambir. Sans me consulter. Elle me mit devant le fait accompli. « Je fus bouleversé. Je menaçai de la tuer. Elle me rit au nez. Après tout ce que j’avais accompli pour l’Armée du Jihad, après que j’eus réussi à renforcer les rangs des humains face aux machines pensantes... voilà qu’elle me trahissait ! Et c’est ainsi que je changeai d’alliance. (L’air sombre, il secoua la chaîne.) Mais elle me revient désormais. Il faut que vous démissionniez. — Je... je suis le chef spirituel de la Ligue, souffla Xander. La succession ne peut se faire ainsi. Vous ne connaissez rien à la politique, monsieur. — Eh bien, je vais vous éliminer d’une autre manière. Mais d’abord, interrogez-vous sur ce que vous avez fait pour la race humaine. Quels bénéfices avez- vous apportés à la Ligue en tant que Grand Patriarche ? Les réponses sont évidentes. Xander, nu, s’arracha à son lit et tenta de fuir comme une volaille maladroite. Mais Thurr l’intercepta avec la rapidité d’un furet. Il le frappa au niveau du sternum et le renvoya sur le lit où il s’effondra. — Hmmm... Je considère donc que vous avez pris votre décision. Thurr s’assit à côté du Grand Patriarche qui n’était plus qu’une masse graisseuse tremblante de peur. Xander était en position fœtale, impuissant, les yeux embués de larmes. Mais il fit semblant de dominer sa peur et geignit : — Vous ne me faites pas peur. Vous ne pouvez pas me tuer : je suis le Grand Patriarche ! Le front tanné de Thurr se plissa. — Xander, vous ne comprenez pas que c’est moi qui ai mis au point les mites tueuses qu’Omnius a larguées sur Zimia et que je suis à la base du Fléau. Je suis responsable de plus de morts que tout autre humain dans notre histoire. J’ai dû tuer à ce jour plus de cent milliards de personnes. Le Grand Patriarche se leva dans une tentative pathétique de fuite, mais Thurr le saisit par un poignet et le rejeta en arrière avant de passer son bras autour du cou amolli de Xander en un geste presque tendre. Xander gargouilla, Thurr renforça sa prise et bascula le bras jusqu’à ce qu’il entende craquer l’échiné de Xander. Mais il serra encore un instant le petit homme grassouillet jusqu’à ce qu’il cesse de se trémousser. — Voilà. Ça fera cent milliards plus un. Il abandonna le Grand Patriarche dans les draps froissés, passa la chaîne du pouvoir à son cou et repartit dans la nuit. Quand l’alerte résonna dans toute la cité, des heures plus tard, il était encore excité et l’esprit bouillonnant de tous les changements qu’il apporterait dès qu’il serait au pouvoir. Avant tout, il devrait renforcer la sécurité. Avant qu’il y ait trahison, la confiance doit prévaloir. Vorian Atréides, Message privé à Abulurd Harkonnen. Vorian Atréides était parti seul en quête de son père tyran. Il savait qu’il ne pouvait se fier à la Ligue léthargique, même en état de crise. Il devait affronter seul la menace des cymeks. C’était son problème personnel. Le cœur lourd, il laissa Abulurd avec des instructions pour la défense contre les mites piranhas ainsi que des extraits d’archives historiques pour défendre le nom de Xavier Harkonnen. Jusqu’alors, la Ligue n’avait guère progressé en ce sens. En gagnant l’espace à bord du Voyageur du Rêve, il songea qu’il aurait aimé retourner encore une fois sur Caladan, rien que pour revoir ses fils. C’était la destination qu’il avait déclarée à la Ligue, mais c’était impossible. Si Estes et Kagin devinaient qu’il se passait quelque chose, ils se sentiraient obligés de lui faire avouer son plan. Ou alors, ils accepteraient sa visite, poliment, ils parleraient de choses superficielles et attendraient patiemment qu’il reparte pour retourner à leur routine. Mais au moins, ils ne le haïssaient pas autant qu’il haïssait son père. Vorian n’avait jamais abordé une planète aussi désolée qu’Hessra. Pendant le voyage, il avait consulté les holovidéos enregistrées par Serena lors de sa visite aux Cogitors de la Tour d’Ivoire, mais les images ne l’avaient pas préparé à découvrir un monde aussi hostile. Il choisit ses coordonnées d’atterrissage avec soin, en approche visuelle de la forteresse encastrée dans le glacier où Vidad et ses compagnons avaient vécu, et posa le Voyageur du Rêve sur la plaine gelée qui se déployait à partir des pics déchiquetés. Il débarqua et inspira les premières bouffées d’air ténu. Je suis au cœur de l’espace cymek. Ils peuvent me désintégrer à tout moment. Je ne vais pas tarder à le savoir. Mais il avait la certitude que son père voudrait profiter de son plaisir avant de l’interroger ou de le torturer. Aucun cymek ne pouvait agir sans l’ordre du Général Titan. Il sentit trembler la glace sous lui et leva les yeux vers les spires givrées de la citadelle. Des poternes immenses s’ouvrirent à grand bruit sous les tours prisonnières de la glace. Et les machines émergèrent, horde abominable de carcasses volantes et de marcheurs aux pattes de crabes lourdement armés. Dans chacun d’eux, il y avait un cerveau de néo-cymek dans son container. Autant de mignons d’Agamemnon. Vorian entendit la glace craquer sous les blocs de marche, la plainte des moteurs surpuissants, le bourdonnement menaçant des armes qui s’enclenchaient. Seul, sans peur, il croisa les bras et se planta fermement dans la glace, impassible et dur. Les machines au cerveau humain convergeaient sur lui. Elles l’encerclèrent dans le grondement de leurs moteurs brûlants, le scintillement de leurs coques dans la clarté ténue. Les marcheurs approchaient en ouvrant leurs tourelles d’artillerie. Vorian avait été longtemps un servant des machines sur Terre et leurs formes lui étaient familières. Il fut un temps où je désirais plus que tout être comme elles. Un cymek volant flottait au-dessus de lui et il vit une holo-caméra braquée sur son visage. Il inclina la tête et vociféra : — Je suis Vorian Atréides ! Dites à Agamemnon que son fils est de retour. Lui et moi devons discuter. Le vaisseau néo-cymek déploya des serres de métal qui se plantèrent dans le torse de Vorian. Il ne tenta pas de se défendre, sachant que le cymek voulait l’intimider. Si ces sous-êtres touchaient à lui, ils encourraient la colère d’Agamemnon. Il devait compter là- dessus. Le néo retourna vers la citadelle. Sous son emprise, Vorian avait du mal à trouver son souffle. Derrière lui, d’autres cymeks s’étaient abattus sur le Voyageur du Rêve et l’avaient investi. Des marcheurs s’activaient sur les contrôles pour pénétrer à l’intérieur. Vorian espérait avec ferveur qu’ils n’endommageraient pas son vaisseau. Mais si cela devait advenir, il s’était déjà préparé à se retrouver sans moyen de fuir. Sauver sa vie n’était qu’un souci secondaire. Le cymek volant le déposa dans une grotte, à la base de la citadelle. Les machines avaient creusé la glace millénaire pour dégager les salles et les installations que les Cogitors avaient depuis longtemps abandonnées. Vorian se retrouva sur ses pieds. Il regarda autour de lui : le givre recouvrait les parois et le sol de ce qui pouvait être un entrepôt ou un hangar de travail. Il était entouré de carcasses de cymeks, marcheurs, volants, et d’autres mécaniques dépourvues de containers cervicaux. Il se secoua, et reprit son souffle. Ignorant le cymek volant qui venait de le déposer sans égards, il s’avança vers un tunnel. Tout au fond, il entendit les pas pesants d’un Titan qui venait vers lui. Calme et déterminé, il se prépara à affronter une fois encore son père. Il avait attendu ce moment depuis un siècle. Agamemnon s’avança dans la lumière. Ses membres de métal et son armement étaient aussi visibles et menaçants qu’avant. En souriant, Vorian affronta la tourelle de sa tête avec sa galaxie de fibres optiques scintillantes. — Eh bien, Père, êtes-vous content de me voir ? Le colosse se dressait au-dessus de Vorian, deux fois plus haut que lui. Deux bras mécaniques de taille humaine apparurent en haut de sa carapace et démasquèrent un panneau devant le container où était suspendu le cerveau du Titan. Suffisamment pour te déchirer en morceaux, gronda Agamemnon, et sa voix était comme un fracas de pierres broyées. « Pourquoi es-tu venu ici ? Vorian ne perdit pas son sourire et répondit calmement : — Est-ce donc cela l’amour inconditionnel qu’un père montre à son fils ? Étant donné que vous avez tué vos autres rejetons, je pensais que vous pourriez au moins écouter ce que j’ai à vous dire. Suis-je le bienvenu ? — Te souhaiter la bienvenue ne veut pas dire te faire confiance. Pour l’heure, je ne choisis ni l’un ni l’autre. Vorian émit un rire. — Voilà ce que j’attendais d’entendre du Général Agamemnon ! (Il porta les mains à son visage.) Regardez-moi, Père. Grâce au traitement de vie prolongée que vous m’avez fait subir, je n’ai pas vieilli. Croyez- vous que je vous en sois reconnaissant ? Le Titan s’avança lentement et des volées d’étincelles jaillirent sous ses blocs de marche. — J’ai fait cela alors que tu m’étais encore fidèle. Vorian répliqua aussitôt : — Oh, oui, quand vous, vous étiez encore loyal envers Omnius. Les choses changent. — Tu aurais pu vivre mille ans si tu avais été un cymek. Mais tu as rejeté cette occasion. — J’ai estimé les options que j’avais et j’ai choisi la meilleure. Mais vous devez certainement le comprendre, Père, c’est ce que vous m’avez enseigné. Après tout, j’ai réussi à échapper à Omnius des décennies avant que vous y parveniez vous-même. Agamemnon se montra irrité et impatient. — Pour quelle raison es-tu ici ? — Je vous ai apporté un cadeau. (Les néos s’écartèrent comme si Vorian venait de sortir une bombe.) Moi. Le rire d’Agamemnon explosa aux quatre coins de la caverne. — Et pourquoi devrais-je l’accepter ? — J’ai suffisamment vécu avec des échecs et je suis prêt à ce que nous reprenions nos relations. Le Titan répliqua d’un ton caustique : — Tu t’attends à ce que je te croie ? Tu as trahi les machines pensantes pour aider les humains dans leur Jihad. — C’est juste, Père, mais vous et vos cymeks avez changé de bord plusieurs fois. Je compte sur vous pour comprendre mes raisons et voir si vous parvenez à la même conclusion que moi. Il luttait pour ne pas frissonner dans la salle glacée tout en se lançant dans une litanie exagérée sur les échecs de la Ligue, expliquant comment la population avait refusé les mesures nécessaires pour détruire Omnius une fois pour toutes sur Corrin, comment il avait été traité comme une vieille relique alors même qu’il avait l’apparence d’un jeune homme inexpérimenté. — Ma femme est morte et mes propres fils sont des étrangers pour moi. La Ligue m’a fait comprendre bien des fois qu’elle n’a plus d’emploi pour un vieux foudre de guerre usé. Ils se sont emparés de toutes les victoires des Mondes Synchronisés – mes victoires. Ils sont incapables de penser à quelques décennies dans le futur, peu leur importe l’avenir s’il s’étend au-delà de leurs courtes existences. A la différence des Titans, Père, qui n’ont pas varié dans leurs ambitions depuis des milliers d’années. Mais regardez-vous : avec votre poignée de cymeks cachés sur un astéroïde glacé bien après la défaite d’Omnius. Franchement, je pense que vous et vos acolytes devriez pouvoir m’utiliser. Agamemnon rétorqua d’un ton offensé : — Nous possédons de nombreux mondes ! — Oui, des mondes morts et radioactifs dont personne ne voudrait. Et quelques colonies récentes qui sont d’ores et déjà affaiblies par le Fléau. — Nous sommes en train de reconstruire notre base. — Oh, oui ? C’est pour cela que vous avez capturé Quentin Butler pour le convertir en cymek ? Il est évident que vous avez besoin de sang neuf, de commandants éprouvés. Vous ne me préféreriez pas à un otage non coopératif ? — Pourquoi n’aurais-je pas l’un et l’autre ? Avant peu, il se pourrait que nous fassions craquer Quentin, dit le Titan en démasquant une nouvelle batterie d’artillerie. — Là, j’aurais une chance de vous être utile. (Vorian s’approcha un peu plus de son père monstrueux, à portée de ses puissantes griffes de métal.) Je ne peux vous reprocher de vous méfier de moi, Père – après tout, vous m’avez entraîné pour cela. Mais je suis votre fils, votre sang coule en moi – je suis votre dernier fils. Vous ne pouvez en avoir d’autre. Je suis votre dernière chance d’avoir un successeur digne de ce titre. Vous voulez saisir cette occasion ou bien la rejeter à jamais ? Il observa avec intérêt les décharges électriques du cerveau flottant. Agamemnon s’avança alors et le souleva du sol. — Envers et contre tout jugement, je vais t’accorder le bénéfice du doute... pour l’instant. Nous sommes à nouveau une famille, mon fils. Quatre jours après, ils se retrouvèrent sur le glacier, dans la nuit étoilée d’Hessra. L’air était trop ténu et froid pour Vorian et il avait revêtu une des tenues atmosphériques stockées dans le Voyageur du Rêve. Elle étincelait sous les reflets de la glace. Un météore traversa le ciel avant de disparaître vers l’horizon chaotique. — Quand tu seras à ton tour un cymek, que tu nous aideras, Junon, Dante et moi à rétablir le Temps des Titans, ta promesse de vie s’étendra sur des millénaires et non plus sur des décennies. Vorian devait faire un sérieux effort pour suivre le marcheur mécanique. Avec une certaine tristesse, il se rappelait sa jeunesse et son innocence, quand il suivait joyeusement son père dans les rues de la Vieille Terre. Il était alors aveugle, rempli d’illusions et ne trouvait rien à redire à la tyrannie d’Omnius. Il était fier d’être servant humain dans les Mondes Synchronisés régis par des machines et n’imaginait pas que son père pût être corrompu. — Rappelez-vous quand je vous attendais à chaque retour d’une de vos batailles contre les hrethgir. Je m’occupais de vous, j’écoutais vos récits, je nettoyais vos systèmes et chacune de vos pièces. — Et puis tu m’as trahi, grommela Agamemnon. Vorian ne mordit pas à l’hameçon. — Vous auriez voulu que je continue à me battre pour Omnius ? De toute façon, je n’aurais pas été du bon côté. — Au moins, tu as retrouvé le sens commun. Mais j’aurais aimé que tu n’attendes pas un siècle pour revenir vers moi. Des fils plus prodigues seraient morts de vieillesse depuis longtemps. Vorian pouffa de rire. — Dans ce cas, j’ai un avantage certain. — J’ai eu treize autres fils et tu es le plus doué de tous. Vorian devint grave. — Lorsque je travaillais avec Seurat avant... de changer de camp, j’ai découvert dans ses bases de données que vous aviez tué tous vos autres fils. — Ils avaient tous des carences. — Moi aussi. Je l’admets librement. Si vous désiriez la perfection, vous auriez dû continuer à servir les machines pensantes. — J’étais en quête d’une personne digne de me succéder. Rappelle-toi : j’ai renversé le Vieil Empire au côté du grand Tlaloc. Je ne pourrais transmettre cette charge à quiconque montrerait de la faiblesse ou de l’incertitude. — Et aucun de vos autres fils ne manifestait cette capacité ? — Certains avaient l’esprit lent, d’autres manquaient d’ambition, et quelques-uns étaient déloyaux. Je ne pouvais tolérer cela et je les ai tous tués afin de recommencer. C’était un processus de prolifération. Il y a bien des siècles, avant que je ne me transforme en cymek, j’avais stocké mon sperme, et je n’avais donc aucune raison d’accepter un héritier médiocre. Mais tu es le dernier, Vorian. Comme tu le sais, tout mon sperme a été détruit dans la catastrophe atomique de la Terre. Tu es le seul survivant. Et pendant des décennies, j’ai pensé que je t’avais définitivement perdu. — L’univers n’est pas statique, Père. — Et tu es revenu juste à temps. À l’origine, j’avais de grands espoirs à propos de Quentin Butler, mais il résiste à tout ce qui est inévitable, il s’oppose à tous nos efforts. Il nous hait, alors même que son avenir est avec nous, qu’il ne peut rejoindre la Ligue et redevenir un humain. Nous pourrions continuer à travailler sur lui et nous en faire un allié. Mais si tu es avec moi, je n’aurai plus besoin des talents de Quentin. Quand tu seras converti en cymek, tu seras mon héritier légitime, le prochain général des Titans. — L’Histoire est imprévisible, Père. Il se peut que vous surestimiez ce que je vais accomplir. — Non, Vorian, je ne le surestime pas. (Le Titan leva plus haut encore son fils minuscule.) Tu seras un cymek, aussi invincible que moi. Ensuite, je pourrai te conduire en toute sécurité jusqu’aux mondes que nous avons reconquis et tu pourras régner sur les planètes que tu choisiras. Vorian ne se montra pas impressionné. — Père, si je l’avais voulu, j’aurais pu gouverner n’importe quel Monde de la Ligue à mon gré. — Quand tu seras devenu un cymek, ton existence même sera un fabuleux cadeau. Je me souviens que tu m’avais supplié de te donner cette chance quand tu étais un servant. Tu espérais qu’un jour je te ferais subir l’opération qui te rendrait aussi fort que les autres Titans. — Mais j’y aspire toujours, répondit Vorian, la gorge nouée mais en s’efforçant de garder un ton enthousiaste. Ils étaient revenus lentement près des tours à demi enfouies du bastion des Cogitors. — J’espère que je n’aurai pas trop à attendre. — En attendant ta conversion, ta forme biologique possède un avantage, une ressource qui me manque depuis longtemps. — Laquelle, Père ? demanda Vorian avec une soudaine sensation de froid. — Tu es mon fils, le produit de ma chair, le dernier représentant de la Maison Atréus. Mon sperme a été détruit sur Terre, mais toi, tu as le potentiel pour continuer notre lignée. Il faut que nous recueillions ta semence. Junon a d’ores et déjà préparé le dispositif dans les chambres des Cogitors. C’est le devoir que tu dois accomplir avant que je t’autorise à devenir un cymek. Vorian eut un spasme douloureux, mais il savait qu’il ne pourrait détourner son père de ce projet. Il devait produire les échantillons génétiques que le Titan exigeait. Il pensa à Estes, Kagin et Raquella. Ils resteraient ses héritiers légitimes, quoi qu’il advienne. La gorge desséchée par l’anxiété, il n’hésita pas à répondre. — Je ferai ce qu’on attend de moi, Père. Je suis venu à vous dans le but de vous prouver ma loyauté. Un peu de mon sperme pour des générations futures d’Atréides... c’est peu de chose. Les poternes s’ouvrirent sur les sombres tunnels de l’intérieur. Vorian s’avança le premier, prêt à subir ce que Junon lui réservait. En vérité, vaut-il mieux se souvenir ou oublier ? Nous devons juger cette décision entre notre histoire et notre humanité. Abulurd Harkonnen, Carnets privés. Le meurtre du Grand Patriarche déchaîna un scandale au sein de la Ligue des Nobles. Les soupçons et les accusations volèrent de tous côtés tandis que le Vice-Roi Butler tentait de maintenir le calme et la stabilité du gouvernement. Tous les hommes au pouvoir avaient des rivaux politiques, mais le pâlot Xander Boro-Ginjo n’était pas le genre de personnage à avoir suscité la haine brûlante qu’impliquait son assassinat. Il ne pouvait engendrer que l’ennui ou une impatience modérée. Faykan exprima sa colère mais ne se hâta guère d’annoncer le remplacement du Grand Patriarche. En l’occurrence, le frère d’Abulurd forma un groupe de délégués chargé d’assumer les tâches en suspens. Dès qu’elles furent réparties, le groupe ne fut plus que symbolique et insignifiant. Une poignée de ceux qui visaient le poste de Grand Patriarche proposèrent une solution d’urgence. Le Vice — Roi fit une déclaration ferme : étant donné que ceux qui avaient été proches de Xander étaient par défaut suspects, il ne désignerait pas de successeur avant que l’enquête ait abouti. Abulurd pensait que son frère cherchait à gagner du temps mais sans comprendre ses raisons. Le nouveau Bashar se consacrait essentiellement aux recherches conduites dans les laboratoires du manoir du Grand Patriarche qui avaient été isolés pour l’enquête. L’un de ses assistants laborantins se présenta à lui avec une expression inquiète. — Bashar, vous devriez voir ce qui se passe dans les rues. Le Culte de Serena manifeste. La foule est énorme. — Encore ? Les laboratoires étaient à l’écart et Abulurd n’avait pas entendu la rumeur extérieure. Abulurd avait eu peu de contacts avec sa nièce depuis qu’elle avait amené les survivants de la peste sur Salusa, mais il connaissait trop son penchant pour la destruction des appareils et des équipements sophistiqués. — Restez ici et barricadez-vous. Il faut à tout prix protéger nos travaux, parce que si les Cultistes font irruption, vous savez très bien ce qu’ils feront. Les techniciens et laborantins, qui n’avaient reçu aucune formation de combat, se montrèrent inquiets. — Et s’ils réussissent à entrer ? — Vous ferez de votre mieux, se contenta-t-il de dire devant leurs regards apeurés. Puis, il sortit pour vérifier ce qui motivait leur émoi. Il repéra aussitôt Rayna Butler – elle avait maintenant la trentaine, toujours aussi mince, pâle et chauve – qui marchait en tête. Derrière elle, ses croisés brandissaient leurs bannières et leurs fanions en chantant et en agitant des armes. Ses zélateurs s’étaient propagés sur des mondes déchirés où ne régnait plus qu’un semblant d’ordre. Mais ici, à Zimia, Rayna avait un peu plus de contrôle sur ses disciples à cause des accords qu’elle avait passés avec Faykan. Mais Abulurd redoutait que cette mesure ne soit que temporaire. Le Culte de Serena était un creuset permanent d’humains désespérées motivés par la colère et la haine. La plupart des manifestants brandissaient des images de leurs héros, Serena et les Trois Martyrs, en réclamant justice. Les gens les observaient avec crainte, redoutant qu’une étincelle ne déclenche la violence. — Vous savez ce qui a déclenché cette émeute ? demanda Abulurd à un boutiquier. — Le Parlement vient de diffuser l’image de l’homme qui aurait assassiné le Grand Patriarche, dit l’homme en examinant les décorations militaires d’Abulurd. — Ils l’ont attrapé ? Ils savent qui il est ? — Mais non. Personne ne sait rien. — Alors pourquoi sont-ils si excités ? demanda Abulurd sans quitter la procession tumultueuse des yeux. Ils ne se sont jamais tellement souciés du Grand Patriarche auparavant. — Oui, mais maintenant qu’il est mort, ils disent qu’il était un saint homme qui avait accepté la vision de Rayna. Abulurd plissa le front. Les sectateurs de Serena avaient un penchant particulier pour s’emparer des causes afin de grossir leur mouvement. Le boutiquier tendit à Abulurd un cliché pris par les caméras de surveillance du manoir du Grand Patriarche. Il avait été comparé à un autre, pris de l’intérieur des bureaux de Xander Boro-Ginjo, celui-là. Abulurd s’assombrit un peu plus en voyant l’homme chauve au teint olivâtre. Il lui était presque familier. Le commentaire lui apprit que l’individu s’était infiltré dans les locaux du Grand Patriarche et avait provoqué un certain trouble avant d’être reconduit par des gardes, mais qu’il avait réussi à s’enfuir. Il était revenu plusieurs soirs après et s’était glissé dans les appartements du Grand Patriarche, qu’il avait alors assassiné. On présumait qu’il s’agissait d’un tueur dont on avait loué les services. Nul ne l’avait reconnu parmi les adversaires de Boro-Ginjo ou leurs fréquentations. Les accusations d’incompétence avaient frappé de nombreux postes et certains proposaient de réinstituer la Police du Jihad pour rétablir l’ordre. Abulurd pensait à tous ces espions supposés des machines que la Jipol avait arrêtés et aux purges effectuées du temps de Xavier Harkonnen, à toute cette période qu’il avait étudiée. L’assassin de Xander pouvait-il être l’un des humains infiltrés qui avaient fait vœu de fidélité à Omnius ? Y en avait-il encore d’actifs au sein de la population ou bien avaient-ils tous disparu en même temps que la Jipol ? Et c’est alors que la solution impossible le frappa comme un coup en pleine tête. Il plissa les yeux en regardant de plus près le visage de l’homme chauve. En fait, les traits n’avaient guère changé – il était presque identique à ses images historiques. C’était le commandant de l’ex-Jipol : Yorek Thurr ! Dans le cadre de la force rassemblée par Vorian, Abulurd avait étudié les archives de son grand-père et de sa déchéance. Il connaissait très bien la carrière de Thurr. Le commandant de la Jipol avait toujours été un personnage clandestin qui avait souvent réussi à échapper aux caméras. Mais Abulurd avait eu accès aux dossiers confidentiels de la Ligue et retrouvé le visage de l’homme. Thurr et Camie Boro-Ginjo avaient mené de concert une campagne active, forcenée, pour discréditer les exploits de Xavier et le dénoncer comme un lâche et un traître. Vorian Atréides lui-même n’avait pu s’opposer à leur campagne concertée d’opprobre. Ils avaient ainsi réussi à diaboliser son ami. Mais le vaisseau de Thurr avait explosé il y avait soixante-cinq ans et le personnage était certainement mort. C’était absurde. Pourquoi quelqu’un se présenterait-il comme un personnage historique fantomatique à peine oublié ? Abulurd demanda au boutiquier : — Est-ce que je peux garder ça ? L’homme haussa les épaules. — Vous le voulez vraiment ? Vous voulez capturer le tueur et le livrer à la foule ? J’aimerais bien voir ça. Abulurd hocha vaguement la tête et se précipita vers le Hall du Parlement. Il comptait bien montrer les images à Faykan et lui poser la question, même s’il n’avait aucune théorie à offrir sur la survie de Thurr ou la manière dont un imposteur pouvait profiter de cette ressemblance. Dans le salon de réception, on lui apprit que le Vice — Roi était totalement pris dans des négociations commerciales et qu’il ne serait pas disponible avant une heure au moins. Abulurd lui laissa un message urgent : il devait s’entretenir avec lui le plus tôt possible. Irrité, le Bashar erra dans le couloir de marbre jusqu’à ce qu’il rencontre le Cogitor Vidad qui se reposait sur un piédestal ornementé. Le dernier des Cogitors semblait perdu, pathétique. Solitaire, il n’en finissait pas de se perdre dans ses pensées au fil des jours innombrables. Abulurd s’arrêta devant le container du sage. Ce cerveau précieux avait absorbé avec diligence toutes les facettes de l’Histoire humaine depuis que les Cogitors de la Tour d’Ivoire étaient sortis de leur isolement au temps de Serena Butler. Il fallut un moment à Abulurd pour localiser les capteurs optiques du Cogitor. Il se demanda brièvement s’il devait tapoter sur le container pour attirer l’attention du cerveau. — Cogitor Vidad, je suis le Bashar Abulurd Harkonnen. Je souhaite m’entretenir avec vous. — Vous pouvez parler, répondit Vidad par l’intermédiaire d’un patch sonique. Mais très brièvement. Je dois réfléchir à des choses importantes aujourd’hui. Abulurd présenta devant les capteurs optiques les clichés qu’il avait apportés et expliqua sa théorie. Il demanda à Vidad de consulter ses archives historiques en se référant à toute information en rapport avec l’ex-commandant de la Jipol. — La ressemblance est vraiment parfaite, reconnut le Cogitor. C’est évident. Je soupçonne que cet individu a pris intentionnellement l’apparence de Yorek Thurr, à moins que ce ne soit un clone. Les hors-la-loi tlulaxa sont passés maîtres dans ce genre de chose. — Il ressemble très exactement à Thurr sur les dernières images que nous avons de lui avant qu’il soit présumé mort. Ou bien le vrai Thurr a survécu et a cessé de vieillir, ou alors quelqu’un a réussi à reproduire ses traits à partir des anciens clichés holos. — Il existe bien des explications possibles, admit Vidad. Il y a bien longtemps, dans le Vieil Empire, on avait mis au point un traitement contre le vieillissement. Nous, les Cogitors, nous nous en sommes servis pour préserver nos cerveaux durant des millénaires. Mais il y a eu d’autres circonstances. Abulurd était stupéfait. — Vous voulez dire que Vorian, le Bashar Suprême Atréides, a reçu du Général Agamemnon le traitement de longévité et qu’il n’a presque pas vieilli depuis ses vingt ans. — Ce traitement aurait permis à Yorek Thurr de préserver toutes les années de sa vie. S’il était encore en vie. Sans lâcher les clichés, Abulurd s’avança un peu plus près du piédestal. A la seule idée de sa prochaine démarche, il se sentait gagné par la faiblesse. — Mais si les machines seules ont accès au traitement de longévité, comment un simple commandant de la Jipol a-t-il pu mettre la main dessus ? Pensez-vous qu’un de nos savants ait pu réussir à dupliquer le processus ? — C’est une possibilité, mais elle est peu probable. Si un tel traitement était disponible dans la Ligue des Nobles, croyez-vous vraiment qu’il pourrait rester secret ? Les propriétés de jouvence du Mélange ont facilité la propagation exponentielle de la drogue. Un traitement parfait de longévité ne saurait être accepté discrètement dans la Ligue des Nobles. Considérez seulement les alternatives les plus simples. Abulurd sut alors que Vidad disait la vérité. — Mais vous voulez dire... Que le commandant de la Jipol était sans doute complice des machines pensantes ou des cymeks ?... — C’est une spéculation légitime, dit Vidad. Sous l’effet de la colère, Abulurd froissa le cliché entre ses mains. Durant tout le temps qu’il avait passé à noircir le nom de Xavier Harkonnen, Thurr avait travaillé pour Omnius ! Il se sentait trahi, outragé. — Et voilà qu’il est revenu pour assassiner le Grand Patriarche, conclut Vidad. Silencieux, la vengeance au cœur, Abulurd quitta le Cogitor. Il n’avait plus besoin de s’entretenir avec Faykan. Il devait absolument partir en chasse du traître assassin. Un sentiment de mythe m’enveloppe, ou bien est-ce une vision réelle ? De grandes choses viendront de mes Sœurs, à condition qu’elles soient choisies avec un soin attentif. Révérende Mère Raquella Berto-Anirul. Raquella revint à la vie après que la seconde vague du fléau mutant lui eut donné une seconde chance et une ressource inattendue pour sauver la population mourante. Jimmak se tenait à son chevet, appuyé à la paroi de pierre de la salle de convalescence bondée. Ils partageaient les fruits et les légumes qu’il avait rapportés de la jungle. Il semblait persuadé que tout redevenait normal. Raquella avait du mal à affronter son regard placide de crainte qu’il ne lise sa culpabilité. Elle allait trahir sa confiance en ne respectant pas sa simple exigence. Mais, moralement, elle n’avait pas le choix. Tout retard coûterait trop de vies. — Jimmak, est-ce que tu pourrais encore me faire un peu de thé spécial ? demanda-t-elle. — La Dame Docteur se sent encore faible ? — Non, je me sens plutôt mieux. Mais j’en voudrais bien encore un peu, s’il te plaît. Il se précipita, ravi. Dès qu’il fut parti, Raquella retira les vêtements encore humides qu’elle avait dissimulés sous le chariot à suspenseur. En veillant à ne laisser tomber aucune goutte, elle les enveloppa dans des films étanches avant de les stocker dans un container d’échantillonnage. Elle gagna un petit labo et préleva plusieurs fioles de son sang. En comparant les agents chimiques curatifs de l’eau du cénote avec ses propres anticorps, Mohandas trouverait peut-être la clé. Elle expédia les échantillons dans une navette rapide à destination du LS Recovery avec un message demandant à Mohandas de faire très vite. Elle ajouta même une prière. Jimmak revint avec une tasse de thé pour elle et un verre d’eau pour lui. Il s’assit et dit en souriant : — Je suis heureux de vous venir en aide, Dame Docteur. — Tu pourrais peut-être aider aussi ces pauvres gens, dit-elle d’un ton grave. Il parut effrayé. — Non. Je ne peux conduire personne jusqu’à l’eau. Vous avez promis. Avec un sourire froid, Raquella dut reconnaître que la crainte qu’il avait de Ticia Cenva était légitime. La Sorcière n’avait nullement manifesté son soulagement en constatant la guérison de Raquella, mais elle avait semblé au contraire un peu plus furieuse et soupçonneuse. Si elle venait à penser que les Mal-nés avaient trouvé un traitement contre le Fléau, elle les haïrait encore plus pour avoir réussi là où elle avait échoué. C’était pour la même raison qu’elle en voulait aux chercheurs et aux Médecins de l’Humanité. — Oui, j’ai promis. Mais j’ai aussi fait serment d’aider tous ceux qui auraient besoin de mes dons de médecin... Tard dans la soirée, Mohandas lui envoya une première transmission en urgence sur ses rapports préliminaires. Il se disait stupéfait par ce qu’il avait découvert. Il n’avait pas encore réussi à déterminer les alcaloïdes et les molécules à longue chaîne de l’eau souterraine. Elle semblait impossible à reproduire ou à synthétiser. Tout comme le Mélange. Mais à partir des échantillons de sang de Raquella, il concluait que quelque chose de particulier s’était produit dans son métabolisme, une modification biochimique qu’il n’avait jamais encore rencontrée. Le conflit entre le rétrovirus et les bizarres agents du bassin du cénote avait affecté sa biochimie et l’avait transformée de diverses façons fondamentales. Mohandas semblait espérer pouvoir produire un vaccin ou un médicament et la pressait de lui expédier des litres d’eau du bassin. Mais là, elle ne pouvait l’aider. Excédé d’avoir une solution à portée de sa main, il la pressa : — Raquella, chaque jour qui passe est une sentence de mort pour tous ces gens. Avec le peu d’eau que j’ai pu recueillir de tes vêtements, il est presque impossible de faire les tests nécessaires. Comment pouvoir isoler l’agent responsable et le synthétiser ? (Il avait l’air aussi préoccupé qu’elle et elle se demanda s’il prenait quelques minutes de sommeil dans son labo orbital.) Tu ne peux pas nous indiquer la source ? J’ai besoin de pas mal de litres. D’où vient cette eau ? Elle l’aimait toujours autant... et elle avait d’ores et déjà trahi sa parole pour lui. Elle doutait aussi de pouvoir retrouver le chemin du bassin miraculeux. Et Jimmak refuserait certainement de l’y reconduire. — Mohandas, je ne le peux pas, répondit-elle. Mais à chaque fois qu’elle entendait les plaintes des mourants, qu’elle sentait l’odeur affreuse des corps incinérés sur le plateau rocheux qui dominait la jungle, sa conscience lui criait de faire quelque chose. Depuis qu’elle avait recouvré la santé, un pourcentage énorme des Sorcières – près de la moitié d’entre elles – avaient succombé à la peste, comme si leurs systèmes immunitaires avaient craqué simultanément. Plus inquiète que jamais, Ticia Cenva se montrait hagarde et méfiante, comme si elle voulait prouver que ses pouvoirs psychiques et sa détermination pouvaient transcender les ravages de l’épidémie. Raquella n’entretenait pas d’animosité personnelle à l’égard de la Sorcière Suprême, si ce n’était pour la façon dont elle avait traité son fils. Ses procédés violents avaient sans doute été utiles à la communauté au plus fort du Jihad, quand d’innombrables femmes de Rossak s’étaient sacrifiées pour vaincre l’ennemi cymek. Mais elle était incapable de vaincre la nouvelle épidémie. Une pensée étrange s’imposa à Raquella. Maintenant que je suis guérie, Ticia me considère comme une menace. C’est pour ça qu’elle ne veut pas que les autres s’approchent de moi. Est-ce quelle croit que je veux prendre le pouvoir à sa place ? Si je réussis ici, elle va penser que ça signifie qu’elle a échoué. Seules les femmes nées sur Rossak avaient montré des talents psychiques supérieurs qui avaient fait d’elles les célèbres Sorcières. Jamais une hors-monde n’avait été acceptée dans leurs rangs. Pourtant, Raquella avait subi l’influence puissante de la planète elle-même, elle avait guéri dans le cénote mystérieux, sa chimie biologique avait été altérée au niveau cellulaire. Elle ressentait en elle la métamorphose mentale issue du Fléau mutant. Elle espérait que Mohandas Suk trouverait finalement la clé, qu’il tenterait de mettre au point un premier sérum pour sauver les femmes les plus gravement atteintes. Elle se tourna vers Jimmak : il la regardait avec l’adoration d’un enfant pour sa mère. Une émotion particulière monta en elle. Ce jeune garçon au cerveau affaibli avait tant fait pour elle, il avait pris des risques sans se préoccuper de sa propre sécurité. Cette pensée l’attrista. Il faut que je sois certaine de ne pas lui avoir fait du mal. Elle surprit les feux d’atterrissage d’une navette qui descendait vers le terrain de la canopée. Elle l’identifia comme un cargo des Médecins de l’Humanité et son cœur battit plus fort. — Je dois aller accueillir le docteur Suk. Jimmak la regarda, rayonnant, sans deviner son indécision douloureuse. — Vous avez besoin d’aide ? — Non, je veux que tu ailles voir les Mal-nés pour leur demander s’ils ne veulent pas changer d’avis. L’eau du cénote pourrait sauver tant de vies... Sa soudaine expression d’inquiétude fut pour elle comme un coup de poignard. — Non, ils ne changeront pas d’avis ! Elle lui serra l’épaule en un geste de tendre compassion. — Essaie encore une fois, je t’en prie. Pour moi. Elle venait d’implanter un traceur microscopique dans le tissu de sa chemise. Dès qu’il serait parti dans la jungle, il commencerait à émettre un signal qui lui permettrait de repérer le cénote. Jimmak s’éloigna en courant. Le cœur lourd, Raquella sortit dans la nuit étrange de Rossak et s’avança sur la surface spongieuse de polymère qui couronnait la jungle. Les cimes des arbres géants baignaient dans la clarté dure des balises. Aucun représentant de la planète ne s’était présenté à l’atterrissage du cargo : depuis le début de l’épidémie, toutes les routines avaient été annulées. Le sas s’ouvrit, la coupée se déploya, et Mohandas apparut en combinaison verte de décontamination avec la croix cramoisie des Médecins de l’Humanité. Il tenait une mallette scellée et lui fit signe en souriant derrière sa visière. Elle décela son enthousiasme. — C’est un nouveau vaccin expérimental. Assez prometteur, mais on aurait besoin d’un peu plus de cette eau miraculeuse pour qu’il soit efficace. Raquella évita son regard. — Il se pourrait que... que cela change sous peu. Elle revint à ses yeux bruns et elle fut réconfortée en y lisant de l’espoir et de l’excitation. Elle aurait voulu l’embrasser, là, à cette seconde, repartir en orbite avec lui pour sentir une fois encore son corps contre elle. Elle ne voulait qu’une chose : qu’ils se retrouvent un moment ensemble dans leur cabine du Recovery. Mais ce ne serait possible que lorsque l’épidémie serait maîtrisée. — Cela risque d’être trop tard, Raquella. Il faut tout essayer. Nous avons contacté la Sorcière Suprême et nous nous sommes arrangés pour que le premier échantillon soit administré. Surprise, elle demanda d’un ton hésitant : — Ticia a vraiment accepté de coopérer ? — Elle a l’intention d’administrer elle-même le vaccin, dit-il d’un ton impérieux. Je pense que c’est un acte politique. Elle veut participer. Ce qui ne surprenait pas Raquella. Ticia devait accepter les fioles de Mohandas. — Je te ferai savoir si cela a eu un effet. — Il y a de quoi effectuer une dizaine de tests. Mais je suis prêt à lancer à plein la production au labo. Nous ne pouvons plus attendre... Ticia Cenva s’avançait vers eux, accompagnée de trois Sorcières en robe noire. — Je vais m’occuper de cela. C’est moi qui dirige. Raquella ne voulait surtout pas la provoquer. — Je vous aiderai à administrer le vaccin. C’est notre meilleur espoir. Jusqu’à ce que je retrouve le cénote et l’eau miraculeuse... — Nous n’avons pas besoin de votre aide, répliqua Ticia avec une étincelle hostile dans le regard. Vous dites cela depuis des semaines, protesta Raquella en s’efforçant au calme. Mais vous avez vu vous-même mes symptômes : j’avais un cas fatal du Fléau. J’étais en phase terminale, d’où personne n’était revenu. Je suis la seule. — Votre rémission n’est peut-être que temporaire, déclara la Sorcière en prenant la mallette de fioles avec une brève inclinaison de tête à l’attention de Mohandas. « Si ce sérum est efficace, alors vous serez priée de quitter Rossak au plus vite. Elle s’éloigna avec ses adjointes et disparut dans la colline. Raquella soupira mais elle ne perdait pas pour autant espoir. Jimmak pouvait encore la conduire jusqu’au cénote. Très bientôt. Quand d’autres placent d’impossibles espoirs dans un homme, il doit redéfinir ses objectifs et trouver son propre chemin. Ainsi, quelqu’un au moins est satisfait. Maître d’Escrime Istian Goss. Vingt ans après l’annihilation de la plupart des machines pensantes, la demande de mercenaires de Ginaz était retombée. Des siècles durant, des combattants de premier ordre, des Maîtres d’Escrime, avaient été formés dans l’archipel dans le but d’aller affronter les robots de combat. Même si aucun mercenaire ne se plaignait que le sanglant Jihad de Serena Butler ait pris fin, les derniers Maîtres ne savaient plus comment employer leurs talents. Istian Goss avait survécu à toutes les batailles, couvert de cicatrices mais relativement indemne. Il avait toujours sa fidèle épée à pulsion, mais nul ennemi à combattre. Il avait aidé les réfugiés du Fléau en voyageant de monde en monde, mettant toutes ses forces et ses connaissances dans la reconstruction des colonies dévastées. Il ne restait plus qu’un tiers de la population initiale des Mondes de la Ligue. On encourageait les familles à concevoir des enfants pour que l’humanité redevienne florissante, mais il n’existait plus suffisamment de mains pour que l’agriculture et l’industrie retrouvent leur niveau d’origine. Chacun allait devoir travailler deux fois plus durement qu’auparavant. De nombreuses lignées nobiliaires avaient été éliminées et de nouveaux pouvoirs émergeaient chez les survivants les plus ambitieux, qui se forgeaient de nouveaux empires en se déclarant comme une nouvelle branche d’aristocrates dont ils revendiquaient les droits et les privilèges. Étant donné que le Parlement de la Ligue ne conservait que peu de représentants, même les familles les plus anciennes et les mieux établies ne pouvaient légitimement se plaindre de cette évolution des structures du pouvoir. Il y avait cinq ans qu’Istian Goss était revenu sur Ginaz en tant qu’instructeur. Même s’il portait en lui l’esprit de son mentor Jool Noret, il avait conscience de n’avoir jamais accompli aucun exploit qui pût lui valoir que son nom soit écrit en lettres de feu dans les livres d’histoire. Il ne s’était pas couvert d’opprobre comme les Tlulaxa ou Xavier Harkonnen, mais il ne s’était pas non plus distingué pour faits d’armes. Personne n’avait dit qu’on pouvait en attendre plus d’Istian Goss, mais au fond de lui, il était désappointé. Il aurait aimé commencer avec un caillou blanc comme son ami disparu, Nar Trig. Il aurait eu un poids plus léger sur les épaules et il se serait peut-être distingué au combat. Au terme du Jihad, la civilisation de la Ligue et la société humaine avaient changé d’une façon fondamentale et imprévisible. Les boucliers Holtzman s’étaient largement répandus et chaque individu portait un bouclier personnel pour se protéger des simples accidents ou des assassins. Ce qui avait rendu les armes à projectiles et les lames de poing virtuellement obsolètes. Contre un adversaire pourvu d’un bouclier, la seule méthode efficace de combat était le maniement précis d’une dague ou d’une épée courte. Si elles transperçaient un champ Holtzman avec une lenteur calculée, les armes blanches pouvaient s’affranchir du seuil de vulnérabilité d’un bouclier, et de nouvelles techniques d’escrime et de combat avaient émergé. Et c’est ainsi que le mek de combat Chirox avait modifié ses programmes standard et s’était entraîné avec Istian pour développer de nouvelles techniques qui permettraient aux Maîtres d’Escrime de trouver des emplois de gardes du corps ou d’assassins professionnels au service des nobles qui se sentaient menacés. Si les mercenaires n’avaient plus à affronter des hordes de robots, Ginaz ne devait pas perdre pour autant sa réputation. Les Maîtres d’Escrime demeuraient dans la Ligue les Seigneurs de la guerre. Istian, un jour, eut la surprise de voir se poser un petit vaisseau, avec un message et une invitation à son intention. Ils portaient le sceau du Vice-Roi Faykan Butler qui requérait la visite du mek Chirox et, si possible, du fameux Maître d’Escrime Istian Goss. Faykan avait apparemment convié le mek de combat pour qu’il soit récompensé après toutes ses années de service dans le Jihad. Mais Istian fut bouleversé quand il lut la signature de l’expéditeur du message : Maître d’Escrime Nar Trig. Depuis des années, il avait supposé que son partenaire avait péri avec les fanatiques qui étaient partis pour Corrin afin de combattre les machines pensantes. Mais Trig, apparemment, était vivant ! Qu’était-il devenu depuis vingt ans ? Pourquoi ne l’avait-il pas recontacté ? Il était clair qu’il savait que son vieux camarade servait encore sur Ginaz à la formation des jeunes recrues. Istian courut jusqu’à Chirox et lui apprit la nouvelle. — Il faut que nous partions pour Salusa Secundus. On nous demande. Le mek sensei ne posa pas de question. — Il en sera selon vos instructions, Maître Istian Goss. La loyauté est une question claire nettement définie à l’usage des esprits simples et dépourvus d’imagination. Agamemnon, Nouveaux Mémoires. Malgré onze siècles de camaraderie, Junon et Dante n’étaient pas toujours d’accord avec Agamemnon. Furieux, le général cymek arpentait la salle dans le claquement lourd de ses blocs de marche, cherchant quelque chose à écraser. — Non, je ne me fie pas totalement à lui, même s’il est mon fils, dit-il sur la défensive. Mais après tout, je ne me suis pas plus fié aux Vingt Titans. Souvenez- vous de Xerxès. — Mais tu ne comprends donc pas ? Il est trop facile pour Vorian de revenir comme ça et de prétendre que sa loyauté a encore changé après un siècle de bons et loyaux services dans le Jihad. D’ordinaire, la voix de Junon avait sur lui un effet apaisant, mais là, il y décelait une trace d’âpreté. Agamemnon s’enflamma. — Est-ce que vous ne seriez pas devenus fous vous- mêmes à force de vivre avec ces gens pendant si longtemps ? Vorian a été élevé et éduqué dans les Mondes Synchronisés. Il a été nourri de mes souvenirs et a admiré mes exploits, jusqu’à ce qu’il soit attiré par une femme – appelez ça une révolte de jeunesse, si ça vous plaît. Je crois qu’il a eu de bonnes et suffisantes raisons de changer. J’aurais certainement fait de même. Junon eut son habituel rire aigu. — Ainsi donc, Agamemnon, ton fils serait comme toi. — Il ne faut jamais sous-estimer les liens du sang. — Ni non plus les surestimer. Dans la salle centrale du bastion des Cogitors de la Tour d’Ivoire, Vorian affrontait son père formidable, avec le sentiment d’être petit et vulnérable. Agamemnon tonna : — Qu’est-ce qui te permet de croire que tu peux convaincre Quentin Butler de rallier notre cause alors que toutes nos techniques de cœrcition et de lavage de cerveau ont échoué ? — Précisément cela, Père, répondit Vorian. Si vous voulez qu’un génie militaire accepte de vouer ses talents aux fins des cymeks – à nos fins – vous ne pouvez simplement le torturer. Vous avez réussi à le piéger une fois, mais c’est un chef militaire hautement entraîné. Si l’on considère les résultats que vous espériez, vos techniques étaient complètement inadaptées. Vorian observa longuement le cerveau de son vieux père qui flottait dans son container avant de passer aux multiples compartiments où était exposée son étrange collection d’armes antiques. Le général s’avança comme une énorme tarentule de métal prête à bondir. — Vorian, je ne te crois pas plus que je n’ai confiance en toi. — A juste titre. Vous ne m’avez guère donné de raisons de vous faire confiance, vous non plus. Néanmoins, j’accepte le pari. Ou bien avez-vous peur de moi ? — J’ai vécu suffisamment longtemps pour n’avoir peur de rien ! — Bien, la question est donc réglée. Vorian ne se permettait jamais de perdre confiance. Le Titan s’agita dans sa cuirasse de marcheur, visiblement irrité par l’audace de son fils, mais il se maîtrisa. — Tu penses que tu peux faire mieux que moi avec Quentin Butler ? Vorian croisa les bras, attentif à ne pas ciller face à son Titan de père. — Oui, je le pense. Lui et moi étions camarades. J’étais son officier supérieur. Il me respecte et il sait à quel point je me suis battu dans le Jihad. Même s’il désapprouve mon choix, il m’écoutera au moins. C’est déjà plus que ce que vous avez accompli jusque-là. Le patch vocal d’Agamemnon vibra et ronfla comme si Agamemnon retenait des reproches. — Tu peux essayer, dit-il enfin. Mais garde bien à l’esprit que c’est un test autant pour lui que pour toi, Vorian. — Tout n’est que test dans l’univers, Père. Test ou épreuve. Si je ne suis pas à la mesure de ce que vous attendez, je sais que vous n’hésiterez pas à me punir. — Cette dernière punition sera la dernière, ne l’oublie pas. Mais le ton d’Agamemnon manquait de conviction. Avec tant d’espoirs en suspens, le Titan ne pourrait disposer rapidement de Vorian. Après tous ces siècles, songeait-il, je ne m’attendais pas à avoir encore des émotions humaines. Il espérait qu’aucune d’elles ne transparaissait. L’air se changeait immédiatement en buée sous les dernières strates du glacier. L’un des néo-cymeks accompagna Vorian jusqu’à une pièce latérale où le container de Quentin avait été enfermé lors de sa rébellion pendant l’attaque des vaisseaux de la Ligue commandée par Faykan. L’ex-flamboyant Primero, le libérateur de Parmentier et d’Honru, le commandant des forces du Jihad, n’était désormais plus qu’une masse inerte de tissu ridé qui flottait en suspens dans l’électrafluide bleu. On l’avait placé sur une étagère comme une pièce mécanique abandonnée. Après sa tentative, on l’avait ramené sur Hessra et démantelé. Désormais, tout corps cymek lui était refusé. Il était confiné ici, prisonnier. Dès que Vorian le découvrit, les mots se bloquèrent dans sa gorge. — Quentin ? Quentin Butler ? Bouleversé, il s’approcha et il était sur le point de poser des questions au néo-cymek qui l’escortait quand il le vit quitter la pièce pour disparaître dans un couloir. Il espérait que les capteurs de Quentin étaient connectés à ses tiges mentales pour qu’ils puissent communiquer. — Quentin, je ne sais comment, bon Dieu, tu peux me voir ou me reconnaître. Je suis le Bashar Suprême Vorian Atréides. — Je te vois. (La voix provenait d’un patch sonore non loin du container.) Encore un autre piège minable. — Je ne suis pas une illusion. Vorian n’ignorait pas que les Titans écoutaient tout ce qu’il disait, et il devait être méfiant. Chaque nuance de chaque phrase pouvait être jugée suspecte. Il devait mettre l’accent sur la vérité vis-à-vis de Quentin sans rien laisser transparaître de ses plans secrets. — Les Titans t’ont manipulé et tourmenté, mais je suis bien réel. Je me suis battu au côté de tes fils. C’est moi qui suis allé sur Parmentier et qui suis revenu avec la nouvelle que Rikov et sa femme étaient morts du Fléau. Une fois, je t’ai accompagné pour rendre visite à Wandra dans la Cité de l’Introspection – c’était au printemps et les arbres étaient en fleurs. Je t’avais dit que j’avais toujours eu un penchant pour Wandra parce qu’elle était la plus jeune fille de Xavier. Et tu t’es fâché parce que j’ai amené le nom des Harkonnen dans la discussion. Tu te souviens de ce jour, Quentin ? Dans un premier temps, le héros de guerre demeura silencieux, mais dit enfin : — Les cymeks sont au courant pour l’interaction laser-bouclier. Je... je le leur ai dit. Ils ont bien failli tuer Faykan. Vorian, sachant que le sujet était dangereux, passa à un autre. — Faykan est maintenant Vice-Roi de la Ligue. Tu le savais ? Tu étais alors avec Porce Bludd. Tu serais très fier de lui. — Je... Je l’ai toujours été. — Et ton plus jeune fils, Abulurd... (Vorian s’approcha un peu plus près encore du container.) Je l’ai fait nommer au grade de Bashar, quatrième rang. J’ai épinglé moi-même l’insigne sur son gilet. Je pense que ça a été le plus beau jour de ma vie, mais il était déçu que tu ne sois pas là, c’est vrai. — Abulurd... répéta lentement Quentin, comme si ce seul nom éveillait des incertitudes en lui. Vorian savait que le vétéran avait toujours gardé une dent contre son fils cadet. Et il choisit de prendre un ton sincère et sévère. — Tu as toujours été injuste envers lui, Quentin. C’est un jeune homme intelligent et il mérite de porter le nom des Harkonnen. Je peux te dire aujourd’hui que toutes les légendes que tu as entendues à propos de Xavier n’étaient que des mensonges. On s’est servi de lui comme bouc émissaire pour renforcer le Jihad. J’ai lancé une force d’assaut pour mettre un terme à cette situation. Il est temps de guérir toutes ces plaies. Quant à Abulurd... Il n’a jamais rien fait qui puisse justifier ta situation. — Oui, je sais que j’ai été injuste envers lui, admit Quentin. Mais à présent, il est trop tard. Je ne le verrai jamais. Je n’aurai rien à faire ici durant trois éternités sinon y penser... et regretter toutes mes fautes. Je hais ce que je suis devenu. Si tu es vraiment loyal, Vorian Atréides, si tu as encore du respect et de l’affection pour moi, tu dois fracasser mon container. J’ai tenté de résister, mais j’ai perdu toute chance de le faire. Je veux mourir. C’est le dernier moyen que j’aie de brouiller leurs plans. Vorian prit un ton acerbe, celui qu’il avait acquis depuis plus d’un siècle dans l’Armée du Jihad : — Ce serait trop facile, Quentin. Tu es un cymek à présent. Tu as une chance de te battre au côté du Général Agamemnon. Sans toi, sans moi, les cymeks arriveraient probablement à monter une opération contre les humains désemparés et constitueraient une menace aussi terrible que les machines. Tu as souvent dit que les « Butler » n’étaient au service de personne. C’est vrai. Nous sommes des chefs, toi et moi. Si nous choisissons de coopérer, nous pourrons créer une interaction entre les humains et les cymeks pour le pire ou le meilleur. Vorian semblait convaincu lui-même de ce qu’il disait. — Mais les Titans ne voudront pas négocier sans être en position de force. Bien des fois, j’ai proposé qu’on les détruise. Ils ont de bonnes raisons de se méfier de la Ligue. « Ton intuition pourrait nous donner la clé. Si tu les aidais avec tes connaissances, l’humanité aurait plus de chances de revenir à la paix et à la prospérité. À terme, si tu collabores avec les cymeks, tu sauveras des vies humaines. Tu comprends ça ? (La véhémence de Vorian était assez évidente pour convaincre Junon et Dante.) Quentin, ne t’accroche pas à tes préjudices. Le Jihad est fini. C’est un nouvel univers qui nous attend. Il leva les mains en un geste emphatique, certain que les capteurs optiques connectés aux tiges mentales de Quentin l’épiaient. Il s’exprimait en langage gestuel, avec les signes du haut commandement que Quentin et lui avaient employés dans l’Armée du Jihad. Les cymeks, séparés depuis si longtemps de l’humanité, ne pouvaient connaître ce moyen de communication cryptique, encore moins le pratiquer. Mais Quentin ne pouvait l’avoir oublié. Vorian espérait que cela suffirait à lui prouver qu’il n’avait pas changé de camp et qu’il avait un autre plan à l’esprit. Il comptait rallumer une étincelle dans ce cerveau qui avait été manipulé, battu, abusé, afin de continuer la rébellion. Il allait montrer à Quentin qu’il existait un autre moyen – à condition qu’ils puissent coordonner un plan. Quentin demeura silencieux un long moment et Vorian commença à douter qu’il ait compris son langage. Mais, enfin, la voix du cerveau désincarné de son collègue résonna dans l’amplificateur. — Bashar Suprême, tu m’as beaucoup donné à réfléchir. Je ne peux dire immédiatement que je suis d’accord... mais je vais y penser. Vorian acquiesça. — Excellent. Il sortit de la chambre froide, certain qu’à eux deux ils allaient précipiter la chute d’Agamemnon. Les criminels de l’humanité les plus nombreux sont ceux qui se persuadent qu’ils ont fait « ce qu’il fallait ». Rayna Butler, Sermons sur Salusa Secundus. Bien que le Grand Patriarche n’ait pas été un leader très brillant, dépourvu de visions, Rayna parvint à faire de lui un héros, une admirable figure médiatique. De façon ironique, elle parvint à imposer aux foules une image d’un Xander Boro-Ginjo ayant accompli plus en mourant que durant toute sa longue carrière falote. Son assassinat pouvait se révéler l’étincelle dont elle avait besoin pour semer le dissentiment chez ceux qui adhéraient encore aux anciens usages corrompus, et redresser un peu plus le mouvement cultiste sur Salusa Secundus. Rayna avait déjà purifié de nombreux Mondes de la Ligue, elle les avait libérés des machines informatiques, de tous les vestiges mécaniques qui imitaient l’esprit sacré des humains. Les jours passaient, mais le Vice-Roi Faykan Butler n’avait toujours pas désigné de successeur au Grand Patriarche, et Rayna commençait à penser que ce poste lui revenait. La chaîne du Grand Patriarche lui permettrait de répandre un peu plus le Culte de Serena et de lui donner la majorité qu’il méritait. Ce qui répondrait à la vision qu’elle avait eue de la dame en blanc. La nouvelle circula parmi ceux qui lui étaient fidèles. Zimia et son confort moderne rendaient certains de ses sympathisants mal à l’aise, mais ils étaient de plus en plus nombreux à lui rendre visite, à l’écouter... et certains allaient même jusqu’à la toucher. Il était sûr que son oncle avait des espions dans les rangs des Cultistes. Certains de ses zélotes avaient identifié les agents infiltrés et les avaient tués discrètement. En apprenant cela, Rayna avait été épouvantée, car jamais elle n’avait prescrit la violence contre ses opposants humains, uniquement à l’égard des monstres mécaniques. Elle avait ordonné que de telles activités cessent, mais ses lieutenants s’étaient inclinés à regret. Elle les soupçonnait de chercher à lui dissimuler à l’avenir leurs forfaits. Cependant les plans du Culte devaient rester confidentiels. La marche qui avait été prévue devait prendre par surprise la Garde de Zimia pour qu’elle n’ait pas le temps de se défendre. Ce serait une démonstration bien plus efficace qu’une grève générale. Le Culte de Serena comptait plus de dévots que Faykan le soupçonnait. Rayna s’avançait en tête du cortège dans sa robe blanche immaculée, son visage pâle dans la clarté du soleil. Elle tenait à ressembler à la vision qu’elle avait eue de Serena il y avait des années, quand elle avait été atteinte par le Fléau. Quand tout commença, les bruits de verre brisé, de métal enfoncé se mêlèrent aux clameurs de triomphe en une sorte de symphonie. La première vague balaya les boulevards à demi déserts avant de déferler sur les complexes résidentiels. Il se trouva quelques hommes et femmes aveugles pour tenter de défendre leurs appartements ou leurs boutiques. En dépit des ordres explicites de Rayna de ne pas s’en prendre aux citoyens innocents, les Cultistes considéraient que tous ceux qui résistaient n’étaient en rien innocents. La meute grossissait et tuait maintenant sans vergogne. La population fuyait, abandonnant foyer et lieu de travail. Certains, pourtant, saisis d’une ferveur soudaine, ralliaient le Culte de Serena. Les rangs des fanatiques s’enflaient au rythme de la destruction. La Garde de Zimia effectua une première sortie, mais elle comptait nombre de membres secrets du Culte. Rayna marchait droit sur le Hall du Parlement. Elle affichait à présent un sourire de béatitude. Le cortège violent dévala les rues dallées jusqu’à la plaza centrale avec ses statues et ses magnifiques fontaines, et Rayna fut déçue de voir que Faykan ne se montrait pas. Apparemment, le Vice-Roi avait décidé de ne pas intervenir, sans doute pris par d’autres urgences. Et il avait sans doute des agents infiltrés dans la population. Même Faykan Butler ne pouvait rien face à cette marée montante de colère. Très vite, les gardes timides se dispersèrent en voyant la populace déchaînée. Les politiciens et les dignitaires de la Ligue fuirent le Parlement par des issues dérobées. C’est alors que Rayna eut la surprise de voir surgir cinq silhouettes sous l’arche d’entrée, des hommes en robe jaune. Ils descendirent. L’un d’eux portait un container dans lequel flottait un cerveau avec le respect dû à une relique sacrée, le second était chargé d’un piédestal. Rayna leva les yeux sans toutefois s’arrêter. Même éblouie par le soleil, elle reconnut le dernier des Cogitors de la Tour d’Ivoire. La meute qui courait derrière elle ne pouvait être endiguée et Rayna continua d’escalader les vastes marches du Parlement. Les assistants du Cogitor posèrent le piédestal et installèrent le container. Ils connectèrent ensuite le patch sonique et les paroles de Vidad résonnèrent tout à coup. — J’en appelle à votre humanité ! Je vous demande un moment de raison. Songez à ce que vous êtes en train de commettre ! Rayna répliqua d’une voix claire et décidée : — Cogitor Vidad, j’ai passé des années à réfléchir. C’est Dieu Lui-même qui m’inspire, et j’ai vu clairement sainte Serena. Qui pourrait douter de cela ? — J’ai parlé à Serena il y a longtemps, en personne, répondit Vidad. Il n’est pas sage de la déifier. Elle était simplement une femme. Les Cultistes grondèrent, irrités d’entendre que leur sainte patronne avait pu n’être qu’une simple humaine. Rayna monta une autre marche. — Vous autres, les Cogitors de la Tour, avez établi une paix stupide avec les machines pensantes, sur des bases consternantes, et sainte Serena a trouvé la mort afin que chacun voie la nature véritable du démon Omnius. (Elle gardait un ton calme et sinistre.) Vidad, c’est vous le Judas. Cette fois, nous ne vous écouterons pas. Vos erreurs nous ont beaucoup appris et nous savons maintenant de quelle façon combattre. — Appelez-en à votre sagesse, à votre esprit rationnel, dit le Cogitor. Est-ce vous montrer supérieure à Omnius que d’user de la violence contre vos concitoyens au nom de la pureté ? Les machines que vous détruisez ne pourraient vous nuire. Observez les choses objectivement. Vous devez... — Il défend les machines ! hurla quelqu’un dans la meute. Et il ressemble à un cymek ! Les Cymeks, les Cogitors : ce ne sont rien que des machines pensantes ! Les cris et les menaces s’amplifièrent. — Nous en avons assez de vos pensées froides et rationnelles, Vidad. C’est ainsi que fonctionnent les machines. Nous sommes des humains, nous avons un cœur et des passions, et nous devons achever cette purge douloureuse que Dieu et sainte Serena nous ont confiée. Vous ne devez pas nous barrer le chemin. Derrière elle, les émeutiers se pressaient en agitant des bâtons et des massues, fiévreux, décidés à investir le Hall du Parlement. Les assistants de Vidad tenaient bon mais, au dernier moment, deux d’entre eux prirent le large tandis que les trois autres se battaient en vain pour protéger le Cogitor sur son piédestal. Il continuait de plaider la cause du calme et de la conscience, mais la rumeur de la foule couvrait désormais ses paroles. Rayna tenta de s’interposer, mais les émeutiers ne cessaient de foncer. Quelqu’un fit basculer le piédestal et le container tomba. D’autres poussèrent, déchaînés. Le container se fracassa sur les marches dans les hourras vengeurs. Certains s’acharnèrent sur le cerveau à grands coups de bâtons et de tubulures fracassées. Rayna envisagea vaguement de les stopper, mais elle les comprenait trop. Les zélateurs considéraient les Cogitors comme un anathème, tout comme les Titans : des cerveaux sans corps, maintenus en vie par une technologie infernale. Et maintenant, l’électrafluide coulait sur les marches du Parlement comme du sang épais. Elle se détourna et, suivie de ses fidèles, elle entra dans le Hall du Parlement. La justice peut être impartiale, mais la légalité est profondément personnelle. Abulurd Harkonnen, Journaux privés. En sécurité, tandis que les Cultistes se déchaînaient dans les rues, le Vice-Roi Butler décréta la loi martiale. Il n’avait aucun moyen d’endiguer le flot de violence, si ce n’est en autorisant un massacre à grande échelle avec toutes les armes disponibles. La Ligue des Nobles possédait des archives électroniques importantes. Même si elles n’étaient pas traitées par des intelligences artificielles ou des technologies similaires – un distinguo subtil que bien des gens ne discernaient pas – la seule existence de systèmes informatisés était une épine dans le flanc de Rayna. Le Fléau du Démon avait déjà précipité la Ligue dans la tourmente, et une grande quantité d’informations militaires et scientifiques, de même que des documents historiques ou généalogiques avaient été perdus dans la panique générale. Et Rayna ne faisait qu’agrandir le champ de la destruction. Des dossiers remontant à des millénaires brûlaient dans les incendies et les pertes de données étaient plus élevées que celles de la Bibliothèque d’Alexandrie sur la Vieille Terre. Si cela devait se poursuivre, le genre humain allait entrer dans un nouvel âge des ténèbres dont il aurait du mal à se remettre. Certes, toutes les archives n’étaient pas précises, se dit Abulurd Harkonnen. Si les mauvaises données étaient effacées, il lui serait plus facile de remettre son grand-père Xavier à la place de héros du Jihad qui lui revenait. Il ne souhaitait nullement être pris pour cible par les émeutiers cultistes, aussi il ôta son uniforme de Bashar pour revêtir une tenue civile. S’il avait jugé que cela pouvait être efficace, il serait sorti dans la rue avec son arme personnelle : les fanatiques étaient prêts à faire le sacrifice de leur vie. Mais un seul homme ne pouvait pas grand-chose contre eux. Il espérait quand même pouvoir défendre son laboratoire. Quand il y arriva peu après le crépuscule, les bâtiments proches du manoir du Grand Patriarche étaient déjà en feu. Apparemment, l’immeuble des services de recherches, discret, n’avait pas été attaqué. Abulurd fut soulagé et déçu en même temps qu’aucun de ses ingénieurs ou chercheurs ne soit venu défendre le labo. Ils étaient sans doute restés chez eux pour protéger leur famille. Il commença par mettre en sûreté tous les enregistrements et les résultats des tests sur les mites piranhas. Dans le laboratoire, le prototype du distorseur que ses ingénieurs avaient mis au point était encore installé sur une paillasse après les derniers tests. Il se dit qu’il devrait réprimander son équipe pour avoir abandonné ce matériel précieux sans protection, à portée des destructeurs fanatiques de Rayna. Il s’apprêtait à mettre le distorseur en lieu sûr lorsqu’il entendit des pas dans la chambre d’analyse intérieure. Il retint son souffle. Après tout, il se pouvait qu’un de ses ingénieurs soit revenu pour monter la garde. Il reposa l’appareil et s’approcha prudemment. Rien n’était allumé. Les ombres étaient denses et longues et les bruits de l’intrus rapides mais prudents. Non, ce n’était pas un ingénieur. C’était quelqu’un qui ne devait pas se trouver ici. Un Martyriste aventureux ? Prêt à activer son bouclier, Abulurd déclencha l’éclairage à l’intensité maximale, éblouissant l’autre. L’homme leva les mains à ses yeux et réagit avec la rapidité d’un lézard sur un rocher brûlant. Il tira deux fois avec un pistolet Maula, mais le bouclier d’Abulurd renvoya les projectiles. L’intrus courut s’abriter derrière une batterie d’instruments. Abulurd eut le temps d’entrevoir son crâne chauve et sa peau olivâtre : un personnage dont l’Histoire avait gardé l’image familière. Celui-là même qu’il cherchait depuis quelque temps. Il dégaina son pistolet Chandler d’une main et, de l’autre, prit sa dague de cérémonie. Il ne pouvait tirer des aiguilles de cristal tant que le bouclier était activé, et il ne pouvait prendre le risque de l’éteindre. — Je sais qui vous êtes, Yorek Thurr. L’autre eut un rire nerveux. — Enfin, ma gloire me précède ! Il était grand temps. Abulurd se déplaça en cercle, accroupi. — Je suis heureux de pouvoir vous rencontrer face à face. La commission d’enquête de la Ligue doute que vous puissiez être encore vivant après tant d’années mais, pour ma part, je n’ai jamais sous-estimé vos capacités. Abulurd avait comparé les images des archives historiques du commandement de la Jipol avec celles du meurtrier du Grand Patriarche, et il n’avait pas le moindre doute quant à son identité. Lorsqu’il avait livré son analyse à son frère sceptique, Faykan l’avait acceptée à titre d’information, mais il était évident qu’il l’avait utilisée avec le même sérieux qu’il montrait pour laver le nom de Xavier Harkonnen. Dans sa chasse à l’homme, Abulurd avait fait appel à ses relations pour se faire communiquer les identités de tous les nouveaux venus sur Salusa Secundus, ce qui lui avait permis de suivre la trace de tous les immigrés. Il avait ainsi découvert plusieurs images de surveillance vidéo qui montraient le commandant de la Jipol disparu, mais la piste n’avait rien donné. La Ligue avait déployé un vaste filet pour capturer le meurtrier de Xander Boro-Ginjo, mais il s’était avéré qu’il était déchiré en bien des endroits. — Tout le monde cherchait l’assassin du Grand Patriarche, lança Abulurd, mais j’ai été le seul à vous chercher, vous ! Et voilà que cette agitation dans la ville vous a envoyé comme un cadeau. Le visage tanné de Thurr semblait plus jeune d’un demi-siècle, figé au seuil de la vieillesse. Il souriait sans montrer la moindre inquiétude, comme s’il appréciait cette confrontation. Dans la lumière crue, il continuait à brandir son pistolet Maula, même s’il était inefficace contre le bouclier d’Abulurd. Thurr, lui aussi, était protégé, mais il avait choisi de ne pas activer son bouclier. Il préférait apparemment utiliser son arme. — Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de cette obsession, jeune homme ? demanda-t-il. Je pourrais peut-être me servir de cette information pour mes plans. Cela vous plairait-il d’appartenir à l’Histoire ? Il se déplaçait comme un félin, vif et vorace. — Vous vous êtes suffisamment servi des gens, dit Abulurd. Mon grand-père était Xavier Harkonnen – un héros de la guerre contre les machines pensantes – et vous avez ruiné sa réputation. Vous avez manipulé la vérité et ruiné l’honneur de ma famille. — Oui, mais c’était pour la bonne cause, vous ne le saviez donc pas ? — Non, je l’ignorais, dit Abulurd en se rapprochant, sa dague levée, avec son bouclier activé. « Mais pourquoi êtes-vous venu dans mes labos ? — N’est-ce pas là que vous gardez les échantillons de mes adorables petits animaux domestiques ? Les piranhas que j’ai réussi à développer sur Corrin ? Thurr avait un regard pétillant sous ses sourcils. Les archives le décrivaient comme un personnage sans foi ni loi, d’une intelligence froide, mais il y avait maintenant dans ses yeux une cruauté nouvelle, comme le reflet glaçant d’une distorsion de son esprit. Il paraissait comme toujours aussi mauvais et fourbe, mais au seuil de la psychose. — J’ai eu une grande influence sur Omnius alors que je travaillais avec lui – plus significative que celle que j’avais eue lorsque je commandais la Jipol. Même alors, j’accomplissais une mission pour Omnius, qui m’avait récompensé avec ce merveilleux traitement de longévité. Oh, je dissimulais des secrets importants aux machines, mais dans le même temps, je brouillais les pistes et donnais de faux indices au Grand Patriarche et à ses dévots véhéments. « Tout aurait été parfait si seulement sa veuve m’avait donné ce qui me revenait. C’aurait été le couronnement de ma glorieuse carrière. Mon immortalité historique personnelle ! Mais quand on me dépouilla de cela, je dus essayer autre chose. Les petites mites voraces n’étaient qu’une expérience. Je les avais développées quand ma captivité sur Corrin avait commencé à me peser. Le rétrovirus que j’ai suggéré à Omnius a été bien plus dévastateur. Vous êtes d’accord ? — Je n’arrive pas à mesurer jusqu’où peut aller votre goût du mal, dit Abulurd. — Ce qui prouve bien votre manque d’imagination. Abulurd avait les doigts noués sur le manche de son poignard. Il aurait voulu tuer cet être avant qu’il confesse d’autres horreurs. — Pourquoi me racontez-vous ça ? Vous en avez lourd sur la conscience et vous voulez vous libérer ? — Ne soyez pas ridicule. Après tout ce que j’ai accompli ; n’ai-je pas le droit de me vanter ? Et puis, j’ai bien l’intention de vous tuer, de toute manière, alors accordez-moi cette satisfaction auparavant. Thurr tenait toujours son pistolet Maula, mais il avait dans l’autre main une boîte translucide. Abulurd reconnut l’un des containers de sécurité du labo. Le sceau avait été arraché et le verrou mécanique brisé. D’un doigt, Thurr souleva le couvercle. — Je suis navré de constater que vous n’avez laissé qu’une dizaine de mes petites bêtes affamées... mais elles suffiront à faire du bon travail. Dans la fraction de seconde où elles furent activées, les minuscules mites se mirent à voleter en bourdonnant. Thurr lança la boîte ouverte en direction d’Abulurd. Elle rebondit sur son bouclier et les bestioles se mirent à tourbillonner autour de lui. Il battit en retraite, mais le nuage de dévoreuses mécaniques le suivit inexorablement. Yorek Thurr s’était collé au mur entre les ombres et les appareils et observait en ricanant. Les mites sondaient la pièce et elles ne tardèrent pas à identifier la forme humaine d’Abulurd comme la cible évidente. Elles convergèrent sur lui dans le sifflement aigu de leurs fines mâchoires de cristal, prêtes à mordre, à lacérer, à déchirer. L’une d’elles heurta le bouclier à pleine vitesse, ricocha, et les autres se déployèrent en cercle et se rapprochèrent de leur proie, plus lentement. Abulurd n’avait aucun doute : elles ne tarderaient pas à découvrir comment percer le champ Holtzman. En reculant encore, Abulurd pénétra dans l’un des postes de travail de ses ingénieurs et découvrit l’instrument du salut : le prototype du distorseur posé sur la paillasse. Il l’activa dans la seconde. L’appareil, à l’état primitif, pouvait griller les micromoteurs des dévoreuses, mais soudain, Abulurd devint indistinct, puis invisible pour leurs routines de discrimination. Elles tourbillonnèrent un instant, déroutées, avant d’élargir leur champ d’investigation. Abulurd souleva le distorseur et fit deux pas vers le centre du laboratoire. Les mites ne réagirent pas à son mouvement. Elles semblaient maintenant tourner de façon aléatoire sans cesser de claquer des mâchoires. Thurr demanda d’un ton inquiet : — Q’est-ce que vous venez de faire ? Comment avez-vous pu... Soudain, les mites mécaniques le repérèrent. Elles changèrent de cap pour filer vers leur créateur. Thurr tenta de se défiler en activant son bouclier. Les insectes se reformèrent en essaim et frappèrent en salves violentes le champ de force. Comme des charognards s’acharnant sur une carcasse, les mites revenaient sans cesse à l’assaut. Abulurd activa les commandes de sécurité de la porte. Les barricades se mirent en place et le signal d’alarme général se déclencha, mais Abulurd doutait que le personnel réagisse face à l’émeute qui se déchaînait alentour. — Yorek Thurr, vous avez forgé votre destin ! lança- t-il. Les premières mites se glissèrent lentement à travers la barrière invisible du traître. Une fois à l’intérieur, elles se déchaînèrent en une attaque mortelle. Le bouclier flamba au maximum de sa puissance, et d’autres bestioles mordantes suivirent, plus lentement, toujours plus près, jusqu’à ce que tout l’essaim se répande de l’autre côté. Elles attaquèrent le corps de Thurr et arrachèrent de minces lambeaux de chair de ses bras, de son cou, de ses joues. Il se débattit vainement tandis que des filets de sang ruisselaient sur sa peau. Les insectes qu’il avait créés le dévoraient maintenant de plus en plus vite et il se mit à hurler. Le sang continuait de ruisseler sur son torse, et il hurla plus fort, plus furieux que terrifié à l’idée de sa mort imminente. Une mite survola son crâne chauve et découpa un sillon dans son cuir chevelu, laissant apparaître l’os. Une autre s’en prit à son ventre et le déchira jusqu’à l’aine. Une autre encore, écarlate et visqueuse, lui rongea le torse en rejetant des lambeaux de poumon comme autant de fragments de saucisses arrachés à ses bronches. Thurr hurlait encore, gargouillait et pleurait dans une averse de sang épais. Il tomba à genoux et, dans un geste ultime de souffrance, réussit à capturer une de ses créatures bourdonnantes entre ses doigts. Aussitôt, elle lui grignota la paume et ses doigts tombèrent un à un sur le sol dans des filets gluants de caillots. Pétrifié d’horreur, Abulurd observait la scène, fasciné, sans oublier que cette victime avait trahi l’humanité, tué des milliards de gens et avait souillé la mémoire de Xavier Harkonnen. Et il finit par ne plus entendre ses plaintes d’agonie. Il n’y avait eu au départ qu’une dizaine de mites mécaniques et il leur fallut de longues minutes pour que leur victime meure. Thurr s’était effondré depuis longtemps et avait cessé de frissonner que les insectes perçaient encore son crâne et les restes de son squelette. Ils tournèrent encore un instant en quête d’un autre corps et Abulurd se pétrifia. Finalement, les mites revinrent sur les restes de Thurr pour grignoter ce qu’il en restait. Abulurd ne parvenait pas à détourner le regard. Et il laissa les mites se régaler jusqu’à ce que le reste du squelette de Thurr reste à nu. Et alors, les mites tombèrent au sol, rassasiées, pétrifiées, inertes comme des cailloux dentus. Trois gardes blêmes, épouvantés, se montrèrent enfin et découvrirent le spectacle abominable. — Je sais bien que ce n’était pas votre priorité pendant l’émeute, leur dit Abulurd, mais ce qui reste de ce que vous voyez était l’assassin du Grand Patriarche Xander Boro-Ginjo. — Mais... qui était-il ? demanda l’un des gardes. Abulurd réfléchit un instant avant de répondre : — Personne qui vaille qu’on s’en souvienne. La drogue de Rossak n’est qu’un des chemins vers l’infini. Il en existe d’autres – dont un, non encore révélé, qui va plus loin que tous. Révérende Mère Raquella Berto-Anirul. Toutes les Sorcières qui avaient reçu le nouveau vaccin test du Docteur Suk étaient mortes. Raquella fut bouleversée. D’une voix plus stridente que jamais, Ticia Cenva dénonça ce nouvel échec qui démontrait l’incompétence des Médecins de l’Humanité qui avaient imposé leurs services à la population de Rossak. Elle s’occupait avec soin des patientes, refusant de laisser Raquella les « tourmenter ». L’une des Sorcières envoya des prélèvements biologiques au Docteur Suk, à bord du vaisseau laboratoire en orbite mais, après analyse, il ne put comprendre pourquoi le traitement s’était révélé à ce point létal. Au pire, il aurait dû être sans effet. Raquella commença à se poser des questions : quelqu’un — Ticia elle-même – se cachait-il derrière cette énigme ? Pareille à un vautour, Ticia observait les six Sorcières mortes comme si leur expression de souffrance lui déplaisait. Elle reporta encore une fois son courroux sur Raquella : — Vos efforts ne mènent à rien. N’importe quel idiot verrait que vous êtes absolument inutile. — Et que vouliez-vous que je fasse ? Que je les regarde mourir sans agir ? — Vous semblez être plus douée pour ça. — Au moins, nous avons essayé. Ticia ne parut pas l’avoir entendue. — Les plus fortes survivront, et les faibles subiront le destin qu’elles méritent. C’est ainsi que nos lignées ont toujours fonctionné sur Rossak. C’est pour cela que les Mal-nés sont renvoyés à la jungle. Ceux qui ne peuvent surmonter les défis de l’univers doivent périr. Nous avons de quoi les remplacer dans notre stock d’ADN dès que nous choisissons les caractères désirés. Raquella promena le regard autour d’elle, dans le pavillon des morts, et évalua le nombre de malades. Le relent de la putréfaction flottait au-dessus des lits et des chariots. La nuit était venue et, si certaines Sorcières dormaient, d’autres étaient à jamais silencieuses. — Les échantillons génétiques ne pourront remplacer les amies que vous allez perdre si vous rejetez notre aide. Une majorité de la population, à ce stade de l’épidémie, avait été exposée au rétrovirus mutant. Mohandas n’avait toujours pu identifier l’ingrédient de base de l’eau du cénote. Et il ne pouvait le reproduire. Pour cela, il avait besoin d’autres échantillons. Les tests s’étaient révélés fatals et Raquella n’avait pas d’autre choix. Le traceur qu’elle avait implanté sur Jimmak lui avait indiqué la situation du cénote. Quand les médecins et les Sorcières y auraient accès, ils pourraient guérir toute la population. Les Mal-nés allaient souffrir. Ils pourraient même être tués. Mais il y avait d’autres gens menacés sur Rossak et elle ne pouvait plus justifier son silence. Son devoir était clair. Elle prit quelques heures de sommeil. Le jour venu, elle conduirait une expédition jusqu’au cénote pour prendre ce dont ils avaient désespérément besoin... Dans la clarté ambrée des panneaux brilleurs de la salle, une silhouette obscure s’avançait entre les rangs des malades. Certains n’avaient pas de lit et dormaient à même le sol, lovés dans leurs couvertures. Depuis plusieurs semaines, les salles étaient combles. Elle luttait contre les effets de la maladie, de plus en plus intenses. Elle sentait le Fléau en elle et en appelait à toute ses ressources mentales, mais elle savait qu’il était là, elle en reconnaissait tous les symptômes. Même si elle le rejetait avec âpreté, quelles que soient les quantités d’Épice qu’elle absorbait, le mal était présent dans chaque muscle de son corps. Mais Ticia Cenva avait une mission qu’elle devait absolument remplir. Elle pénétra dans une salle adjacente, s’arrêta et apaisa son souffle pour être absolument silencieuse. C’était là que résidaient les infirmières et les Médecins de l’Humanité. Elle s’arrêta devant un lit, dans une longue rangée. Raquella Berto-Anirul était plongée dans le sommeil, le souffle régulier. Ticia sentit monter en elle une énergie venue de son esprit, une puissance de destruction longtemps retenue. Elle était la fille de la grande Zufa Cenva et avait toujours été prête à donner sa vie dans un élan final de gloire. Mais elle n’en avait encore jamais eu l’occasion. Elle se sentait faible, inutile : une arme sans usage qui n’avait plus d’objectif désormais. Des voix intérieures la narguaient, elles lui disaient qu’elle n’était qu’une lâche qui ne vivait plus que dans la culpabilité des survivants. L’Épidémie de Rossak tuait autour d’elle et il n’y avait rien qu’elle pût faire. Elle n’était animée que par la colère. Roide, elle se pencha vers la femme qu’elle haïssait. Raquella était venue de l’extérieur et elle avait prouvé que les Sorcières étaient affaiblies, inefficaces, et c’était là une chose que Ticia ne pouvait tolérer. Les malades les plus atteints allaient mourir. Le prix nécessaire pour le maintien des lignées de Rossak. Tout avait été enregistré dans les ordinateurs clandestins qui triaient les chaînes d’ADN. Même si le vaccin du Docteur Suk s’était avéré efficace, il n’aurait fait que retarder le résultat final et les survivants auraient été à jamais corrompus. Elle ne pouvait supporter l’idée que son peuple était affaibli au point de ne plus survivre à l’extérieur sans aide. Mieux valait qu’ils meurent tous ici : l’Histoire retiendrait que les médecins étaient coupables et ne mettrait pas en doute le pouvoir de Ticia. Comme si elle observait tout de très loin, la Sorcière Suprême savait que dans sa première phase, la maladie s’accompagnait de pensées irrationnelles, de paranoïa, d’impulsions agressives. Mais dans son corps, soutenu par le feu de son psychisme, elle avait progressé lentement et jamais elle n’avait douté de ses motivations : sa haine et son ressentiment étaient pour elle absolument logiques. Penchée sur Raquella endormie, elle sut qu’elle devait en finir rapidement. Nul ne soupçonnait sa présence ici, nul ne se doutait qu’elle était atteinte. Il lui restait un devoir à accomplir avant de s’abandonner aux feux ardents de la peste. Elle glissa une main sous sa robe noire pour prendre une minuscule fiole d’apothicaire qu’elle déboucha. Les lèvres de Raquella étaient à peine entrouvertes. Les doigts tremblants, Ticia, nerveusement, mit en place l’applicateur et prépara quelques gouttes du liquide visqueux, à l’odeur amère et piquante qui annonçait son pouvoir mortel. Bien des années auparavant, Aurelius Venport et ses éclaireurs avaient découvert cette toxine aux effets incroyables, un agent chimique complexe totalement létal qu’ils avaient baptisé « la drogue de Rossak ». La drogue n’avait pas d’autre usage que l’assassinat. Il n’existait aucun antidote connu et elle était toujours fatale, même à doses infimes. Raquella se tourna lentement sur son oreiller, pencha la tête et entrouvrit un peu plus les lèvres. Comme si elle coopérait. Ticia profita de cette chance et laissa tomber les gouttes fatales dans la bouche de celle qu’elle haïssait. Ce fut aussi facile que pour les patientes qui avaient reçu le vaccin du Dr. Suk. Maintenant, tous penseraient que le traitement était un faux espoir et que le pouvoir de guérisseuse de Raquella n’avait été qu’une illusion, tout au plus une brève rémission qui avait fini par l’emporter. Raquella n’aurait jamais dû venir sur Rossak. Elle se glissa vers la porte et entendit la toux de Raquella, qui luttait déjà contre la drogue. Peu importait désormais. Son destin était scellé. Et la Sorcière Suprême s’enfuit entre les ombres de la salle. Son esprit se réveilla instantanément quand la saveur amère se propagea dans sa bouche. La saveur de la mort. Sa mémoire encore floue était fixée sur les quelques gouttes qu’elle avait perçues sur ses lèvres. Le goût était tellement différent de l’eau du cénote. Là-bas, elle avait été en quelque sorte baptisée. Elle avait reçu la vie. Poison. Elle était déjà perdue, elle dérivait dans une inconscience obscure. Et soudain, une lueur jaillit dans son esprit et lui montra où elle devait riposter, lui désigna une arme qu’elle n’avait jamais possédée. Son métabolisme avait été modifié par le Fléau quand elle avait absorbé les mystérieux agents chimiques. Elle disposait maintenant de nouveaux dons inattendus et de ressources profondément inscrites dans ses cellules. Un calme absolu s’établit dans son corps, et c’est dans son esprit qu’elle discerna les connexions au centre de son cerveau – les cheminements neuroniques vers ses tendons, ses veines, ses muscles – qui gouvernaient toute fonction, automatique ou volontaire. Le plan était vif et clair. Le poison inhibait son sang, ses organes, son système immunitaire. La drogue de Rossak semblait vivante, malveillante, abritée dans son dispositif d’attaque. Mauvaise. Mais elle n’était pas vraiment mauvaise. Pas autant que l’empoisonneuse. — Je ne dois pas abandonner, murmura-t-elle. Je dois résister. Seule la peur peut me tuer. Raquella plongea alors loin en elle et déclencha une guerre interne. Elle rassembla toutes ses défenses et construisit une muraille biochimique face à l’attaque du poison. Avant d’affronter l’ennemi de front. Elle se lança dans l’analyse de la drogue de Rossak, déplaça les éléments, reconnecta les radicaux libres et coupa certains chaînons de protéines. Elle rejetait ainsi les armes du poison. Dans le processus, elle transforma patiemment le poison jusqu’à le rendre inopérant. Désormais, il ne pouvait plus lui faire de mal. C’était sa première expérience et elle évalua ses capacités. C’est alors qu’elle prit conscience qu’elle contrôlait chaque cellule de son organisme, chaque molécule de ses tissus. Elle s’émerveilla à cette pensée. Elle dominait de façon absolue les fonctions les plus complexes de la machine biologique qu’elle était. Tout comme le suresprit. Cette seule pensée l’intrigua et la dérangea. Jusqu’à quel point les humains étaient-ils proches des machines pensantes qu’ils avaient créées ? La plupart ne l’admettraient jamais. Elle vit aussi quelque chose d’autre, une sorte de journal intime surprenant inscrit dans son code génétique. D’abord, elle le reçut goutte à goutte, comme s’il filtrait du bassin de Jimmak, puis vinrent les données, en flots intenses, la mémoire héréditaire de ses ancêtres qui l’inondait. Et elle sut alors que ce trésor de connaissances avait toujours été là, tout au fond d’elle, qu’il lui avait été transmis de génération en génération, protégé, hors d’atteinte de sa volonté... Et sous l’effet du poison étranger, la clé avait été débloquée et la porte venait de s’ouvrir. Elle avait le sentiment d’affronter un torrent, de boire son eau vive. Elle affluait dans son cerveau, brassait sa conscience, elle avait toujours été là... Une source puissante qui avait attendu, cachée, vive et forte. Mais, étrangement, son accès aux souvenirs anciens était limité exclusivement aux femmes qui avaient vécu avant elle. Puis, au milieu de son euphorie, les souvenirs s’éclipsèrent, hors d’atteinte, tentants et cruels. D’abord, Raquella se sentit comme une enfant abandonnée par tous ses ancêtres. Mais lentement, elle comprit enfin qu’ils allaient lui revenir parfois pour lui venir en aide, avant de retourner dans le reflet du passé lointain. Dans les échos vides des souvenirs désertés, elle découvrit que le rétro virus du Fléau n’était plus actif dans son organisme. Elle l’avait totalement neutralisé et avait créé des anticorps invincibles. Raquella était en mesure de suivre la trace de n’importe quelle maladie dans sa structure cellulaire et de la chasser. Jamais plus elle ne devrait redouter un agent infectieux. Elle fouilla dans les régions les plus profondes de ses cellules et obtint des résultats que Mohandas n’avait pas eus dans son labo orbital. Elle avait le sien à présent, son laboratoire interne, et elle créait très exactement ce qu’elle avait voulu : les anticorps capables de synthétiser un vaccin rapide et efficace qui repousserait l’Épidémie de Rossak. Elle n’avait pas besoin de l’eau du cénote. Ses propres cellules et son système immunitaire étaient devenus un centre de production plus complexe que tous les laboratoires que Mohandas aurait pu créer à bord du Recovery. Elle était en mesure de produire tout l’antidote nécessaire pour repousser le Fléau. Le poison ne l’avait pas tuée mais, au contraire, avait libéré en elle quelque chose d’inconnu. Qui pourrait sauver tous les autres. Très exactement à l’opposé de ce que Ticia Cenva avait visé. Les tests les plus minutieux, en même temps que les conclusions de Raquella elle-même, apportèrent la preuve que le vaccin original du Docteur Suk avait réellement renforcé les défenses immunitaires des victimes. Et elle comprit que les patientes qui avaient été traitées n’étaient pas mortes à cause d’une erreur mais qu’elles avaient été assassinées. Par Ticia Cenva. Dans ce nouvel état de conscience qu’elle avait acquis, Raquella ne se focalisait plus sur la vengeance, mais sur la guérison. Avec les agents catalyseurs produits par son corps, elle était désormais en mesure de transmuter les taux de vaccin et de les enrichir avec les anticorps de son propre sang. Elle n’avait plus besoin de l’eau du cénote, elle n’avait pas à détruire les Mal- nés, à effacer leur fragile existence. Toutes les ressources étaient maintenant disponibles dans son propre corps. Assistée par les infirmières et les Médecins de l’Humanité, elle se mit au travail pour administrer le traitement aux mourants. Très vite, des lits furent libérés, l’épidémie fut ralentie, puis repoussée. Raquella trouvait qu’il était ironique que l’eau qu’elle avait obtenue à l’origine soit venue des Mal-nés, ces êtres que les Sorcières considéraient comme sans valeur. Leur chimie interne allait désormais sauver la vie de toutes ces femmes qui les avaient traités comme des erreurs biologiques ou des animaux. Mais Ticia Cenva ne participait pas au soulagement général. Elle était introuvable. Raquella interrogea tout le monde : Ticia avait-elle succombé au virus ? Elle eut droit à des réponses directes ou floues. Elle acquit le sentiment que les Sorcières de Rossak lui cachaient quelque chose d’important. De sa propre initiative, sans la moindre crainte, même sachant que la Sorcière Suprême avait tenté de l’empoisonner, elle se rendit jusqu’à ses appartements privés. Jamais elle n’avait voulu usurper l’autorité de Ticia Cenva, elle ne voulait que trouver un remède à l’épidémie et quitter Rossak. Mais celle-ci devait sans doute la considérer comme une triomphatrice se régalant de sa victoire. Raquella se retrouva devant une barrière énergétique chatoyante – un champ de force psychique projeté par un esprit mauvais et délirant et non par un générateur Holtzman. De l’autre côté, elle discerna la jeune Karee Marques, avec une expression de détresse sur le visage. À sa gauche, Ticia Cenva était comme une bombe psychique sur le point d’exploser. Seule la peur pourrait me tuer, songea Raquella. Elle se concentra et s’installa dans le lieu le plus serein de son esprit, là où nul ne pouvait l’atteindre. Dans cette citadelle de son âme, son bastion intime, elle porta son regard vers la barrière d’énergie mentale et appela des forces que les Sorcières ne pouvaient avoir découvertes. La barrière s’effaça dans une ultime averse d’étincelles. Aussitôt, avec violence, Ticia tenta de la reconstruire, mais elle n’en avait plus le contrôle. Et son aura psychique se fana au fur et à mesure que le désespoir la gagnait. Défaite, elle trembla et son visage séduisant et froid se changea en un masque de souffrance et d’angoisse. Raquella s’avança à la rencontre de sa Némésis. Ticia oscillait sur place, le visage rouge et luisant de sueur. La peste marquait son visage et ses bras. Sa peau et la cornée de ses yeux étaient jaunâtres. Karee Marques s’était écartée, effrayée par le choc des énergies. Cinq autres Sorcières surgirent du fond de la chambre, affolées par l’échec évident de leur protectrice, et le spectacle de sa maladie. — Dites-moi ce que vous m’avez dissimulé, dit alors Raquella avec une voix qui n’était pas seulement la sienne mais aussi celle de toutes ses ancêtres femelles et de ses descendantes, une horde fantomatique qui existait dans le passé, autant que dans l’avenir. Les mots se propageaient en écho dans le temps, se répétaient, se repliaient. C’était la Voix. — Je... Je ne peux pas... commença Ticia. Je ne peux pas... — Dites-le moi ! Dites à nos ancêtres la honte qui est la vôtre, les vies que vous avez prises, l’avenir que vous avez volé ! La Voix était plus forte maintenant, elle montait du fond de la gorge de Raquella, plus menaçante, opprimante, pressante. Impossible à défier. Ticia, alors, se confessa dans un torrent de paroles, elle dit comment elle avait saboté les tentatives de Raquella pour sauver la population de Rossak, comment elle avait tué elle-même les patientes vaccinées et tenté d’empoisonner Raquella. Elle avoua les raisons qui l’avaient motivée dans les phases les plus troubles et paranoïdes du Fléau. En comprenant un peu plus la Sorcière Suprême, Raquella devina qu’elle lui cachait autre chose, que son secret allait bien au-delà d’une rivalité mesquine. La Voix refit alors surface, primitive, irréfutable. — Dites-moi à présent qui vous protégez. Ticia ne pouvait résister. Avec des gestes spasmodiques, pareille à une marionnette mal dirigée, elle précéda Raquella jusqu’à une vaste salle encombrée d’ordinateurs et d’équipement électronique : un prodigieux réservoir de données. Les machines bourdonnaient doucement et les résultats s’additionnaient, fusionnaient vers les plus hauts niveaux : des échantillons de milliards de codes ADN provenant de races diverses, un réservoir précis, fabuleux, d’enregistrements génétiques accumulés durant le premier Fléau mais aussi pendant de multiples générations de Sorcières, ici, sur Rossak. Dans son subconscient, Raquella connaissait déjà ce lieu. Tandis que Ticia se confessait à la demande impérieuse de la Voix, elle sentit que ses ancêtres qui survivaient en elle l’avaient guidée jusqu’à cette situation, qu’elles l’avaient prévue et avaient manipulé les êtres humains comme autant de pions. Que suis-je censée faire ici ? Elle répondit elle-même à la question avec un sentiment étrange, à la fois menaçant et rassurant. Des femmes qui étaient retournées à la poussière depuis longtemps l’observaient, la guidaient et la conseillaient pour les décisions qu’elle devait prendre. Soudain, Ticia se mit à tousser et s’effondra à genoux sur les dalles. Raquella se précipita vers elle. Tandis que Karee Marques prenait Ticia entre ses bras, Raquella sortit une fiole de vaccin de sa poche. — Le mal est à un stade très avancé, mais cette drogue va le chasser et neutraliser le virus. Lovée sur le sol, Ticia fut secouée par une quinte de toux violente. Ses yeux bleus étaient troubles et striés de sang, comme deux fenêtres qui révélaient qu’elle était très âgée. Depuis longtemps, elle avait absorbé des quantités importantes de Mélange, ce qui lui avait donné une fausse apparence de jeunesse et coloré la cornée de ses yeux en bleu. Mais tout était en train de changer dans son métabolisme : le Fléau frappait tous ses systèmes immunitaires. Dans un effort ultime, elle repoussa Raquella. — Je ne veux pas de votre aide ! Maintenant, vous connaissez nos données génétiques. Les ordinateurs. Vous allez lancer le Culte de Serena contre nous pour qu’il détruise tout notre travail. — Je ne veux pas cela. Je veux que vous poursuiviez. Les fanatiques ont détruit notre Hôpital pour les incurables sur Parmentier. Je n’adhère pas à leur cause. Ticia resta silencieuse, mais la haine que Raquella lisait dans son regard était encore aussi intense. Elle prit dans sa robe noire un flacon et l’ouvrit d’un geste violent. Raquella reconnut la senteur âcre de la drogue de Rossak avec laquelle Ticia avait tenté de l’empoisonner. Elle agrippa les mains de la Sorcière, mais dans un élan violent et irrépressible de force mentale, Ticia la repoussa. Le flacon tomba sur les dalles et se brisa. Avant que quiconque puisse intervenir, la Sorcière s’en imprégna les doigts et les lécha. Une seule goutte suffisait. La vie s’effaça de ses yeux et se figea dans l’éternité. Le donneur et le récipiendaire peuvent donner chacun une version très différente d’une « récompense ». Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité d’Introspection. Dante, calme mais sceptique dans sa forme mécanique, débita des arguments comme s’il lisait une liste. Les deux autres Titans avaient déjà exposé leur point de vue et ils écoutaient son résumé. — Donc, conclut Dante, si vous croyez vraiment que Vorian Atréides est venu jusqu’à nous de son plein gré, Général, et qu’il contribuera à notre effort en se retournant contre les hrethgir, nous aurions intérêt à le convertir en cymek avant qu’il ne change d’idée. Les fibres optiques de sa tourelle crânienne clignotaient comme s’il battait des cils. — Je suis d’accord, dit Agamemnon, ravi. Nous allons lui ôter cette viande excédentaire et sa loyauté toute neuve sera plus qu’intellectuelle : irrévocable. — Oh, il n’y a qu’une faible part de motivation intellectuelle dans sa décision, intervint Junon. Je vais aller préparer la salle d’opération avec l’aide de notre fidèle petit Quentin. Un test important... recentrer les loyautés. — Butler va détester ça, objecta Dante. — Je sais. Mais ça nous donnera la preuve qu’il a vraiment compris où est la raison, comme le prétend Vorian, s’esclaffa Junon. Elle s’éloigna dans le claquement de ses blocs de marche pour aller chercher leur nouveau converti. — Oui, Père, je veux être un cymek. Tout comme vous. (Vorian avait tant de fois répété ce mensonge.) Lorsque j’étais un servant humain, c’était mon rêve. J’ai toujours su que si je vous rendais fier de moi, je serais autorisé à être un cymek, un jour. Comme vous. — Mon fils, le jour est venu. (Le Titan se dressait sur le pont de glace, à l’extérieur de la citadelle.) Ils t’attendent en chirurgie. Alors qu’ils se dirigeaient vers la poterne, le doute assaillit Vorian. Un instant, il se dit qu’il allait reprendre le Voyageur du Rêve et fuir avant que les chirurgiens cymeks ne se livrent à leur abominable travail de vivisection. Mais il avait conçu son plan avec tant de patience et de travail qu’il ne pouvait abandonner maintenant. — Tu vas aimer être un cymek, je te le promets. Tu feras ce que tu voudras, sans les limites des êtres biologiques tellement faibles. Quelle que soit la forme que tu imagines, nous pourrons te fournir un corps adapté à tes désirs. — J’imagine tant de choses, Père. Au-dessus d’eux, le ciel grisâtre de givre et de brume était l’image inversée du paysage. Ils s’avançaient dans une perspective aplatie striée de neige. Vorian se redressait autant que possible. Bien qu’il fût encore jeune et viril, il avait le sentiment d’être terriblement vieux. Il fit un effort violent pour affronter ce qu’il devait faire. Ils remontaient maintenant les corridors glacés et il frissonna dans ses vêtements épais. — Avant de passer en chirurgie, ne pourrais-je pas m’occuper de vous, Père, comme je le faisais autrefois ? — En souvenir du bon vieux temps ? Il y a certains clichés qui sont encore valables, tu ne crois pas ? Vorian eut un rire qui sonna creux dans le vide alentour. — Bien sûr, vous pourriez me donner tout de suite un nouveau corps mécanique, mais je veux encore revivre ce moment dans mon enveloppe humaine, avant de la quitter à jamais. Je pense que cela nous ferait plaisir à l’un et à l’autre. — C’est une idée magnifique – et qui me donnera l’occasion de m’admirer. Agamemnon agita sa chaîne en s’avançant plus avant dans les corridors gelés vieux de plusieurs siècles. Ce bijou semblait aussi suranné que les gadgets, les couteaux et les armes à projectiles qu’il portait sur lui. Vorian n’était mû que par l’adrénaline, l’impatience. Il était fiévreux, anxieux. Lui et le Général Titan s’attendaient à des événements bien différents... Junon préparait la salle d’opération et son père le conduisit jusqu’à des créneaux gardés par des néo- cymeks qui portaient des containers semblables à d’étranges parties génitales mécaniques. Ils escaladèrent une tour à demi enfouie dans la couche de glace mais qui dominait encore le paysage de crevasses et de névés. — Mes derniers soins me semblent remonter à très longtemps, déclara Agamemnon en s’installant dans le dispositif. Je vais y prendre plaisir, Vorian. En fait, je crois que je vais t’opérer moi-même en échange de ton service de nettoyage et polissage. — Je n’osais espérer cela, Père. Ils entrèrent dans une grande pièce aux parois de miroirs. Quatre cuirasses de marcheurs attendaient sur le périmètre – des modèles de combat que le Général préférait. Le matériel de polissage et de nettoyage était disposé sur des étagères et dans des placards. Une large fenêtre s’ouvrait sur le paysage éternellement hivernal d’Hessra. Son regard courut sur les instruments et il se rappela à quel point il avait été jeune et innocent quand il était un servant humain. Il avait cru alors aux faux mémoires de son père, à ses théories, ses histoires. Jamais il n’avait rien remis en question. Mais, en cet instant, il ne croyait plus à rien. Il avait vécu, il avait beaucoup appris. Il se tourna vers Agamemnon et lui dit : — Très bien, Père. Nous pouvons commencer. Soutiens ton frère, qu’il soit juste ou non. Précepte Zensunni. Après le kanla, Ishmaël s’adressa à son peuple. Il se sentait renaître et son sang courait plus vif dans son corps ancien. Il avait réussi à vaincre leurs ennemis à la tête de ces gens beaucoup trop civilisés et à récupérer ce qui subsistait du camp des esclavagistes. Ils avaient pris l’eau des hors-monde, leurs vivres, leur équipement et leur argent. Mais pour Ishmaël, ce n’était pas suffisant – pas assez pour venger ce que les marchands de chair avaient fait des autres villages qu’ils avaient razziés. Mais à présent qu’ils avaient fait justice et qu’ils étaient de retour, El’hiim était profondément troublé par ce qu’il avait vu, et tout particulièrement le massacre des ennemis dont on avait pris l’eau. — Nous avons perdu des siècles de civilisation, avait-il déclaré tranquillement à Ishmaël. Nous sommes redevenus des animaux et nulle loi d’Arrakis ne nous défendra. Nous avons perdu bien plus que ce que nous avons gagné. — Non. Nous avons regagné notre héritage, protesta Ishmaël. Nous avons toujours suivi la loi du désert, la loi de la survie – la loi de Bouddallah ! Pourquoi me soucier de lois édictées par des hommes civilisés bien à l’abri dans leurs maisons confortables ? El’hiim dit d’un air sombre : — Moi, je m’en soucie, Ishmaël. Mais Ishmaël n’entendait pas laisser reposer les choses. Il prit la parole avec véhémence quand les doyens se réunirent, et nombreux furent les jeunes, hommes et femmes, à s’interrompre pour l’écouter. — Les esclavagistes ont attaqué notre village et nous les avons repoussés. Nous avons vengé tous ceux qui ont disparu dans l’attaque d’un autre village – mais nos ennemis reviendront, encore et encore ! Nous leur avons ouvert nos portes. Nous avons laissé ces chacals prendre l’avantage. Il leva un poing noueux. — Notre seul espoir dans l’avenir est de retrouver la voie de Selim le Chevaucheur de Ver. Il va falloir rassembler les biens nécessaires à notre survie et gagner le désert profond où nous n’aurons pas à redouter les esclavagistes. La plupart applaudirent, alors que d’autres parurent décontenancés. Après le dernier raid sanglant, il se trouvait beaucoup de jeunes Zensunni décidés à lancer d’autres rezzous de vengeance, comme aux jours anciens où ils étaient hors la loi. Mais le Naib El’hiim se dressa alors pour tenter de les ramener au calme, le regard troublé. — Inutile de vous montrer aussi réactionnaire, Ishmaël. Ceux qui ont pillé le village sans défense étaient des criminels et ils ont subi la punition suprême. Le problème a été résolu. — Le problème se situe au cœur de notre société. C’est pour cela que nous devons partir et retrouver notre âme ailleurs. Nous devons nous souvenir de la prophétie de Selim et faire ce qu’il nous a enjoint de faire. — Je suis le Naib, rétorqua El’hiim, et le Chevaucheur était mon père. Ne nous fions pas trop aux rêves qu’il pouvait avoir quand il avait consommé des doses excessives de Mélange. N’avons-nous pas tous des visions étranges quand nous buvons trop de bière d’Épice ? Certains rirent, mais Ishmaël eut un regard noir. — Évincer nos problèmes ne les résoudra pas, ajouta El’hiim. Votre solution est par trop... simpliste. — Et la tienne est aveugle et molle, Naib, aboya Ishmaël. Tu as vu la façon dont les hors-monde capturent les nôtres et les tuent, et tu veux encore entretenir des relations avec eux comme si rien n’était arrivé. Tu penses que nous pouvons vivre en paix avec eux. El’hiim noua les mains avec ferveur. — Oui, je le crois ! Il faut que nous cœxistions. — Je ne vois pas pourquoi je deviendrais le voisin de cette vermine ! Ishmaël avait entretenu l’espoir qu’en acquérant un soutien majeur, il parviendrait à forcer son beau-fils à changer d’idée. Mais il constatait maintenant qu’il n’existait qu’une solution, qui s’était imposée au fil des années. Parce qu’il avait élevé, éduqué El’hiim, parce qu’il avait fait une promesse à Marha, il avait refusé d’envisager cette action évidente, nécessaire. Mais pour le salut de son peuple – et l’avenir d’Arrakis – il ne pouvait diverger plus longtemps. Il fit face à son beau-fils, qu’il avait sauvé des scorpions noirs, qu’il avait protégé tout en lui enseignant les dons du désert. Mais l’heure était venue de protéger avant tout les siens. Il avait une décision déchirante à prendre et il redoutait que le spectre de Marha ne vienne le hanter pour avoir rompu son serment sacré. Mais les Zensunni devaient demeurer vivants et libres. Au fond de son âme, il savait qu’El’hiim ne ferait que les conduire à la faiblesse et à la destruction ultime. — Ishmaël, il y a bien des facteurs à considérer, dit El’hiim pour tenter de l’apaiser. Nous comprenons tous à quel point les récents événements nous ont bouleversés. Mais si nous nous contentons de redevenir des hors-la-loi, nous perdrons le bénéfice des progrès que nous avons accomplis depuis un demi-siècle. Ensemble, nous pourrons peut-être... — Je te défie ! lança Ishmaël d’une voix grave et impérieuse. El’hiim le regarda : — Quoi ?... Ishmaël, alors, leva la main et gifla le Naib en pleine face, aux yeux de tous. — C’est un défi dans la tradition des Zensunni. El’hiim, tu as tourné le dos à une grande partie de ton passé, mais les gens ne pourront t’empêcher d’ignorer ce geste. Un soupir courut dans la salle. El’hiim recula, incrédule. Puis il leva les mains. — Ishmaël, arrêtez, c’est absurde. Je suis votre... — Non, tu n’es pas mon fils, ni non plus celui de Selim le Chevaucheur. Tu es un redoutable insecte qui ronge le cœur des Zensunni, notre peuple. Avant qu’El’hiim tente de l’arrêter, il le frappa à nouveau, plus fort, sur l’autre joue. Une insulte mortelle. — Je te défie pour le titre de Naib. Tu nous as trahis, tu as vendu ce que nous avions acquis et tous nos biens. Je te défie afin que l’un ou l’autre de nous deux dirige le peuple des Zensunni, et notre avenir. El’hiim semblait apeuré. — Je ne peux pas... je ne me battrai pas contre vous. Vous êtes mon beau-père. — J’ai tenté de t’élever selon les règles de Selim le Chevaucheur. Je t’ai appris les lois du désert et les Sutras sacrés. Mais tu m’as fait honte, de même qu’à la mémoire de ton vrai père. (La voix d’Ishmaël monta d’un ton.) Devant ce peuple, je renonce à tout ce que je pourrais revendiquer vis-à-vis de toi, mon fils adoptif – et que ma Marha adorée me pardonne. Les gens n’en croyaient pas leur oreilles. Mais Ishmaël ne vacillait pas dans sa détermination, même s’il avait conscience de l’effroi et de la stupéfaction d’El’hiim. — El’hiim, la loi Zensunni est claire : si tu ne peux pas lutter contre moi comme l’exige la tradition, alors ce sera à Shai-Hulud de décider. Le jeune Naib était à présent terrifié. Les autres Hommes Libres l’observaient car ils savaient très exactement ce qu’Ishmaël venait de déclarer. Le duel avec le ver des sables déterminerait leur avenir. Tant de choses dépendent de la perception. Nous distinguons les événements à travers le filtre de notre environnement, ce qui rend difficile le fait de savoir si nous agissons correctement. Pour le devoir pénible que je dois remplir – un péché, quelle que soit la mesure qu’on lui applique – le problème est plus évident que jamais. Vorian Atréides. Pendant l’opération, Quentin n’avait pas été obligé d’observer le processus atroce au cours duquel son corps humain était séparé de son cerveau. Les chirurgiens vivisecteurs avaient déjà prélevé les deux lobes avant qu’il reprenne conscience. Et maintenant, il devrait observer avec ses fibres optiques le même spectacle pour Vorian. Junon semblait très fière du matériel sinistre qui avait été installé dans le bloc opératoire gelé. Quentin, même isolé dans son container, ne parvenait pas à maîtriser l’horreur qu’il ressentait. Il priait avec l’espoir que le Bashar Suprême sache ce qu’il faisait... Deux néos hybrides s’approchèrent en hésitant. Il doutait pourtant qu’ils puissent l’aider. C’est dans un silence absolu qu’ils préparèrent le bloc opératoire et qu’ils disposèrent les lasers, les vrilles, les microsondes et les bistouris, les pinces et les bassines qui allaient recueillir les organes et les membres. — Au départ, c’est un peu brouillon, dit Junon d’un ton allègre, mais la fin justifie les moyens, comme vous le savez. — Les cymeks ont toujours justifié leurs actes, dit Quentin. — Quoi ? C’est bien de l’amertume que j’entends dans ta voix, mon joli ? — Et vous me la contestez ? J’ai du mal à me justifier, mais le Bashar Suprême m’a dit que je devais essayer. (Il abominait ce qu’il était en train de dire.) Je n’ai jamais choisi de devenir un cymek. Vous ne pouvez me demander de l’accepter facilement... Bien que je commence à découvrir certains avantages. — Je sais à quel point les hommes peuvent se montrer têtus. J’ai passé plus de mille ans avec Agamemnon. À nouveau, elle eut un petit rire. Pour sa participation, Quentin se vit octroyer un petit marcheur avec des bras de manipulation. Son corps mécanique ne pouvait constituer une menace face à Junon, haute et sophistiquée. Elle était un Titan et pouvait écraser très vite n’importe quel néo. Pendant que les moines mécanisés stérilisaient les outils, Junon se plut à décrire la façon dont Vorian serait amené jusqu’à la table avant d’y être installé. — J’avais songé à lui donner suffisamment d’anesthésiant pour faciliter l’opération. Néanmoins, en un sens, il y a quelque chose de pur, d’expérimental dans la souffrance brute ressentie par la chair physique. C’est la dernière occasion que Vorian aura de l’éprouver. (Elle semblait amusée mais Quentin se dit qu’elle était tout simplement cruelle.) Nous devrions peut-être essayer les bistouris sans injection de drogue... rien que pour lui donner un dernier souvenir de ce qu’est la vraie douleur. — Cela ressemble plus à du sadisme qu’à une faveur, dit-il en continuant de jouer à l’être résigné et vaincu pour qu’elle ne soupçonne pas ses intentions. « Si le fils d’Agamemnon a rallié de son plein gré votre cause, pourquoi chercher à le rendre furieux ? Il s’avança, et observa longuement les lasers chirurgicaux, les claviers numériques de découpe et de manipulation prévus pour les phases les plus délicates de la chirurgie cérébrale. Junon montait la garde sur le matériel essentiel. Elle le maintenait à l’écart des outils et de toutes les lames horrifiques de la salle d’opération, même si elle croyait que l’officier du Jihad, vaincu et humilié, n’était guère susceptible d’un acte de violence. L’important était qu’il n’ait pas accès aux instruments lourds. Mais c’était bien là le point faible de Junon : elle ne tenait pas compte de la nécessité de penser petit. Quentin avait compris certaines faiblesses auxquelles les Titans ne s’arrêtaient pas. Autant de talons d’Achille. Lors de ses premières réactions de rébellion violente, Junon avait réussi à le dompter en neutralisant les tiges mentales qui reliaient son cerveau à sa cuirasse de marcheur. Il avait suffi qu’il soit déconnecté pour être paralysé. C’était une façon simple et efficace de l’éteindre dès qu’il se montrait trop agressif. Et c’était précisément à cause de cela qu’il n’avait pas besoin d’armes puissantes – seulement d’un peu de finesse. Il devait saisir sa chance. Pendant que Junon s’attardait à détailler les tortures qu’elle comptait infliger à Vorian, il s’empara d’un petit laser à faible intensité. Il se sentait comme David s’emparant d’un caillou face à Goliath dans l’histoire que Rikov et Kohe avaient lue à leur fille sur Parmentier. Quentin ne se préoccupait que d’une chose : orienter le laser avec suffisamment de précision. Junon ne s’inquiétait pas encore. En silence, avec des gestes efficaces, les assistants néos préparaient la table et activaient les ustensiles électroniques les plus lourds. D’une seconde à l’autre, Junon allait donner l’ordre qu’on amène Vorian. Mais l’un des assistants maladroits et bizarres heurta un plateau à grand bruit. La tourelle de Junon pivota – et Quentin eut soudain accès à un port externe. Il agit en un éclair et arracha la plaque de protection, mettant à nu le réseau de tiges mentales de Junon. Elle recula, mais dans la fraction de seconde qui suivit, Quentin tira avec son laser sur l’un des délicats récepteurs, aveuglant du même coup ses capteurs. Il avait longtemps étudié la configuration et savait très précisément où viser. La surcharge énergétique suffit à déconnecter un des liens du container de Junon de ses circuits de motricité. Elle vacilla et s’inclina sous le choc en essayant de reprendre le contrôle de son corps, mais Quentin lâcha son petit laser et arracha les trois dernières tiges avec sa main métallique. Les circuits des jambes artificielles de Junon cédèrent et elle s’affaissa comme si elle perdait son intégrité physique. Pourtant, à la différence d’un être humain, elle restait consciente et le container de son cerveau brillait d’un bleu féroce étincelant. Mais elle ne pouvait plus bouger. — C’est quoi cette idiotie ? (Junon agita l’une de ses jambes.) Les tiges se régénèrent très vite, tu sais. Tu ne pourras pas m’immobiliser longtemps, mon petit. Quentin réagit rapidement, s’avança et se servit à nouveau du petit laser de diagnostic pour griller le reste des tiges de motricité. Paralysée, Junon hurla et l’insulta. Mais elle était entièrement à sa merci. Il trouva très vite les tiges mentales connectées à son synthétiseur vocal et, tout près, les stimulateurs qui alimentaient ses centres capteurs. Les centres de douleur. — J’aimerais bien vous entendre hurler, Junon, dit- il, mais je ne peux me permettre ce genre de distraction pour l’instant. Il grilla son patch audio et la réduisit au silence absolu. — Je vais me contenter d’imaginer toute la douleur que vous allez subir. Pour le moment, ça me suffira. Il s’activa rapidement et minutieusement avant que les tiges ne se réactivent et que Junon récupère ses contrôles. Il détacha le container de sa cuirasse de marche et le souleva avec ses bras mécaniques puissants pour le déposer sur la table d’opération destinée à Vorian Atréides. Agamemnon s’avançait vers la salle d’équipement, heureux et fier de retrouver les anciennes séances d’entretien. — Ah, Vorian, tu es réellement le fils prodigue. Tu as méprisé ton destin depuis plus d’un siècle, mais tu as enfin recouvré la raison. Bientôt, tout sera parfait, comme je l’ai sans cesse espéré. — Si nous sommes immortels, quelle différence représente un siècle ? Une simple fraction de temps pour nos existences, non ? (Vorian s’avança en se souvenant du processus complexe d’entretien.) Mais il me semble que c’était il y a très longtemps que je me suis occupé de toi. Il se rappelait les villes extravagantes de la Vieille Terre, les gigantesques monuments à la gloire des Titans. Il avait presque oublié qu’il avait été heureux alors... — Oui, bien trop longtemps, mon fils. Docile, Agamemnon ôta la chaîne de maintien de sa cuirasse de marche et s’installa dans le berceau d’entretien. Il eut l’air de ronronner quand son fils se hissa à sa hauteur et se mit à polir le métal avec des chiffons de métallo-soie. — Un Titan devrait inspirer le respect, dit Vorian. Ce n’est pas parce que les cymeks sont maintenant isolés sur Hessra qu’ils doivent se laisser aller. Il nettoyait avec soin les parties mécaniques de son père tout en inspectant les systèmes vitaux du marcheur et les connexions au container. Il eut un bref élan de nostalgie avant de se souvenir pourquoi il était ici. Pour mourir afin de venger tous les meurtres commis par ce tyran cruel. Les assistants néos observaient Quentin sans aucun commentaire, sans tenter de fuir. Sans essayer de l’arrêter. Il avait désormais accès aux outils lourds et se servit de la scie de diamant pour découper le container de Junon. L’électrafluide se répandit en une large flaque bleue. Et il eut enfin sous les yeux le cerveau tendre, vulnérable, de celle qu’il avait haïe durant des siècles. Il s’exprima d’une voix forte, sachant bien qu’avec ses capteurs vocaux déconnectés, elle ne pouvait le comprendre. — Si l’on considère toute la peur que vous avez pu engendrer, Junon, vous ne me semblez pas réellement effrayée... ma jolie. Il s’empara des lasers lourds et les régla à la puissance maximale. — D’accord, ça va être un peu brouillon au départ. Il lança deux faisceaux d’incinération pour découper le cerveau de Junon en petits morceaux de matière grise. Les fluides ruisselèrent dans les plateaux et il recula pour observer la masse noire, gélifiée, informe. Il avait annihilé la femme Titan du trio et, en faisant pivoter sa tourelle, il vit les néos qui le surveillaient. — Eh bien, dit-il, vous allez m’aider ou la défendre ?... — Nous haïssons les Titans car ils ont tué nos frères les Cogitors, répondit l’un des étranges hybrides. — Nous nous réjouissons de ce que vous avez fait, Quentin Butler. Nous ne vous empêcherons nullement de poursuivre votre tâche intéressante, ajouta un autre. Et enfin, un troisième conclut : — Vous feriez un cymek très intéressant dans un marcheur de stade supérieur. Les assistants s’activèrent rapidement pour détacher le cerveau de Quentin de son container afin de le réinstaller dans le marcheur puissant qui avait appartenu à Junon. Quand ses tiges mentales furent reconnectées et ses nouveaux systèmes activés, il se sentit terriblement puissant. Plus que cela, en fait. Car le corps de Junon avait accès à toutes les armes d’Hessra, et à l’ensemble des dispositifs de défense. Son nouveau potentiel de destruction était formidable. Agamemnon, Dante et tous les cymeks secondaires étaient à sa merci. La galaxie tout entière allait en profiter. Afin de travailler au mieux sur son père, Vorian ouvrit plusieurs compartiments de stockage sur son marcheur, là où il conservait les trophées les plus intéressants de ses voyages et de ses exploits. Répugnants ou antiques, armes et massacres de chasses affreuses. — Père, bougez un peu, juste pour que je puisse nettoyer ce compartiment. Le Titan se ploya docilement. — J’aurais dû conserver certains de nos aides dans leur forme humaine pour qu’ils me rendent régulièrement ce service, tu sais. J’avais oublié à quel point ça peut être... agréable. Vorian trouva ce qu’il cherchait : une dague ancienne, une lame qui ne pouvait être redoutable contre la cuirasse de combat d’un Titan. — Au temps de notre splendeur, il y a des siècles, reprit Agamemnon d’un ton rêveur, nous utilisions les esclaves humains pour la tâche que tu accomplis, mais en tant que cymeks renégats, nous n’y avions plus accès. — Je comprends, Père. Je vais faire de mon mieux. Il déconnecta alors le container de la cuirasse de marche. Comme il l’avait fait dans le temps. Agamemnon, certain que les néo-cymeks qui gardaient la citadelle d’Hessra ne laisseraient jamais entrer Vorian s’il tentait quoi que ce soit, se mit à narrer ses exploits glorieux du temps où il avait dominé l’humanité, les rêves fabuleux qu’il avait entretenus pour lui et son fils. Et il évoqua le nouvel empire qu’ils allaient établir à présent qu’Omnius était défait. Tandis que son père évoluait dans la nostalgie, Vorian se mit au travail. Le marcheur du Titan était d’ores et déjà déconnecté, inutile. Vorian avait ôté les fibres optiques et les capteurs externes des tiges mentales. Agamemnon, était absolument vulnérable. Vorian, tout en s’activant à polir le container, lui dit : — Je crois que je vais juste régler ce panneau de ventilation et le nettoyer à l’extérieur. Tandis que son père évoquait ses âges glorieux, il fit coulisser un panneau étroit pour découvrir le cerveau rosâtre. C’est alors qu’il saisit sa dague ancienne. Il lui suffirait d’un simple geste pour lacérer le cerveau du Titan et tout serait fini. C’est alors que la porte de la salle d’opération s’ouvrit et qu’un Titan s’avança vers lui. Saisi, Vorian lâcha sa dague. Junon ? Dante ? Ni l’un ni l’autre n’avaient cru vraiment à sa conversion. Le guerrier mécanique qui le menaçait avait une cuirasse hérissée de pointes et d’armes. — Je pensais que je pourrais trouver Agamemnon ici, dit une voix synthétique. Et aussi Vorian... Le Titan s’avança et s’empara de Vorian, l’écartant du container d’Agamemnon. De quelques centimètres. Il avait été tellement près de réussir... Quel que soit son rang, le principal souci d’un guerrier est comment il se comportera à l’instant de sa mort. Maître d’Escrime Istian Goss, Remarques préliminaires à ses élèves. Le Général Agamemnon venait d’interroger ses tiges mentales et il s’exclama : — Vous n’êtes pas Junon ! Pourquoi n’êtes-vous pas dans votre marcheur ? Qui... L’autre Titan repoussa doucement Vorian. — Ce que tu avais en idée serait bien trop rapide, Vorian Atréides. Et la souffrance bien trop faible. J’ai une meilleure idée. — Vorian, reconnecte immédiatement mon patch ! demanda Agamemnon. Décontenancé, Vorian regardait le marcheur qui le dominait. Il reconnut plus ou moins la forme de Junon, sans distinguer de différence véritable. — Et alors, Bashar, tu ne sais plus qui je suis ? — Quentin ? fit Vorian. C’est toi ?... Agamemnon protestait d’une voix stridente, mais Vorian l’ignora. — Oui, lui dit l’autre Titan. J’ai tué Junon. J’ai écrasé son cerveau, je l’ai réduit en bouillie. — Junon ? éructa Agamemnon. Junon est morte ? Quentin lança l’un de ses bras puissants et souleva le container du Général comme un simple verre de cristal. Il maintint un instant le cylindre devant ses fibres optiques et se réjouit du spectacle des membranes roses et grisâtres qui vibraient comme si elles tentaient de trouver une issue vers l’univers libre. — Oui, Junon est morte. Écrasée, effacée. Et c’est le même destin qui vous attend. Vorian attendait, déchiré par des torrents d’émotion, mais avide d’en finir avec sa mission. Agamemnon geignait, mais son patch ne pouvait transmettre le chagrin qu’il ressentait d’avoir perdu celle qui avait été son amante durant plus de mille années. Quentin reprit, sachant qu’Agamemnon pouvait encore l’entendre : — Pour tout ce que vous m’avez fait, Général, pour m’avoir détaché de mon corps et fait de moi un cymek, pour m’avoir forcé à révéler le secret de la vulnérabilité des boucliers, j’entends vous faire passer un bon et dernier moment. Deux néos qui avaient suivi Quentin s’avancèrent. Vorian réalisa qu’ils avaient été autrefois les moines des Cogitors et qu’ils n’étaient là que pour les assister. Mais d’autres néos, totalement inféodés aux Titans, rôdaient encore alentour. — Il faut en finir, Quentin. Nul ne saurait douter qu’Agamemnon doit mourir pour les crimes qu’il a commis. Je n’avais pas l’intention de le torturer... — Cela ne saurait suffire, Bashar Suprême. Les néos venaient de pénétrer dans la salle d’entretien et Quentin installa Agamemnon, sans défense, sur le piédestal où Vorian aurait dû continuer à le nettoyer. — J’ai l’intention de brancher le cerveau d’Agamemnon sur les amplificateurs de douleur qu’il avait installés dans les systèmes des marcheurs de ces malheureux moines. S’il réussit à supporter une seconde de souffrance pour une seule vie qu’il a volée au cours des siècles, il devra bouillir dans les tourments durant des décennies. Une seule fraction de la douleur qu’il mérite. En tant que commandant du Jihad, Vorian ne pouvait s’élever contre la justice préconisée par Quentin. Mais Agamemnon restait son père en dépit de tous ses crimes. — Mon fils ! hurla le Général. Comment peux-tu me faire cela ? — Pourquoi ne le ferais-je pas ? Est-ce que vous n’étiez pas fier de toutes ces atrocités que vous avez commises ? De votre domination, votre oppression ? Vous êtes allé jusqu’à me demander de vous admirer. — J’ai tenté de faire de toi mon successeur. Un Titan valeureux. Je t’ai enseigné la grandeur, je t’ai appris à mesurer ton potentiel, à comprendre l’Histoire, et à t’y faire un nom ! (Agamemnon gardait un ton furieux, sans aucune trace de panique.) Je t’ai fait tel que tu es, que tu en sois fier ou non. Vorian luttait pour maintenir sa détermination. Il ne voulait pas entendre la vérité que les mots de son père portaient, pas plus qu’il ne voulait voir les ondes de choc qu’il avait propagées dans les existences d’Abulurd, de Raquella, d’Estes ou de Kagin. Il n’avait jamais été le meilleur des pères. — Quentin, quoi que tu fasses, quelle que soit la torture que tu vas lui infliger, cela ne suffira pas... et ça ne changera pas le cours de l’Histoire. Quentin répondit : — Mais regarde ce qu’il m’a fait, Bashar ! J’exige de me venger ! — Il t’a pris ton corps, Quentin. Ne le laisse pas prendre aussi ton humanité. (Vorian se sentait glacé.) Nous nous sommes trop de fois comportés comme des monstres pendant le Jihad. Parce qu’il fallait atteindre nos buts. Nous pourrions nous arrêter ici. Sur ce dernier geste. — Je refuse ! Vorian contourna la carcasse abandonnée de Junon. — Quentin Butler, je suis encore ton officier supérieur ! Tu as voué toute ton existence à l’Armée du Jihad et à l’Humanité. Tu t’es toujours comporté en héros. Ne rejette pas tout cela. Je te l’ordonne en tant que Bashar Suprême ! Quentin resta un long moment pétrifié et son corps mécanique parut trembler sous l’effet de ses émotions et de son indécision. Vorian lui expliqua ce qu’il comptait faire. Finalement, Quentin s’avança d’un pas rageur vers la fenêtre du donjon. D’un revers puissant de son bras articulé, il défonça le panneau blindé dans une pluie de verre et de glace. Le vent de givre hurla dans la pièce. Vorian sentit aussitôt la morsure du froid sur sa peau nue. Il récupéra le container de son père et regarda les fibres optiques, sachant qu’Agamemnon pouvait encore le voir et l’entendre. — Je comprends maintenant que je suis ce que vous avez fait de moi. C’est par vous que j’ai appris à prendre des décisions difficiles que nul autre n’osait prendre et à en assumer les conséquences. C’est pour ça que j’ai été capable de diriger la Grande Purge qui a coûté tant de vies humaines. Et c’est pour ça que je dois faire ce que j’ai choisi de faire. « J’ai lu tous vos mémoires, Père. Je sais que vous vous êtes réservé une fin héroïque parce que vous vous attendiez à affronter de vastes armées pour mourir dans une bataille épique. Il emporta le cylindre jusqu’à la fenêtre fracassée et ferma à demi les yeux dans les bourrasques de lames de glace. — Mais au contraire, vous, le puissant Titan Agamemnon, vous allez connaître une fin ignominieuse. — Non, Vorian ! clama Agamemnon. Tu ne peux pas faire ça ! Nous pouvons recréer ensemble un nouvel ge des Titans ! Nous... Vorian ne l’écoutait plus. — Je vous donne ce que vous méritez : une fin ordinaire et absolument insignifiante. Il poussa le container dans le vide. En crachant une pluie d’électrafluide, le cylindre tournoya dans les airs pour aller se fracasser tout en bas sur le glacier dans un geyser d’éclats, de caillots de matière grise et de liquide visqueux. Lorsque tout fut fini, Quentin et Vorian se retrouvèrent dans le corridor. — Les néos vont réclamer ton sang, dit Quentin, et le mien également... pour autant qu’il m’en reste. Pendant quelque temps, les néo-cymeks des derniers mondes poursuivraient leur tâche sans avoir conscience que la structure de commandement avait été éliminée. Vorian, lui, savait que les autres cymeks rebelles n’avaient pas d’autorité réelle pour les diriger, un handicap pour leur pouvoir de décision. C’était la raison pour laquelle les Titans avaient capturé Quentin et tenté d’en faire un leader. Sans l’influx et les visions d’Agamemnon, les néos de la dernière génération n’allaient plus être en mesure de maintenir la cohérence de l’empire. Leur influence allait s’affaiblir et s’effondrer. Quentin suivit tant bien que mal Vorian dans le dédale des tunnels, encore mal accoutumé à la cuirasse de Junon. L’alerte résonnait. — Ils vont très vite savoir ce qui s’est passé dès qu’ils auront constaté ton travail, dit Vorian, haletant. Il faut regagner les vaisseaux. Est-ce qu’il y a une unité cymek que tu puisses piloter ? Moi, j’ai le Voyageur du Rêve. — Ne te soucie pas de moi, Bashar. J’ai d’innombrables options. Trois néo-cymeks, armés de lanceurs de projectiles, dévalaient les couloirs. En voyant Vorian Atréides, le seul être humain de la forteresse gelée, ils passèrent en mode actif, mais Quentin était là, dans sa cuirasse volumineuse, plus grand qu’eux. Et ils le reconnurent comme un Titan. — Junon, vous avez bien le contrôle du prisonnier ? demanda l’un d’eux. Quentin, en guise de réponse, leva ses bras supérieurs et tira des torpilles. En quelques détonations précises, les containers furent pulvérisés et il ne resta plus que des shrapnels dispersés sur le sol. — Ce déguisement pourrait suffire, commenta Quentin. — N’y compte pas. Viens. Quentin ne tarda pas à distancer Vorian avec sa foulée mécanique. — Il y a un moyen de mettre un terme à tout ça. Dans sa paranoïa, Agamemnon a préparé lui-même la chute des cymeks. Avant que Vorian ait pu lui demander ce qu’il voulait dire, ils rencontrèrent plusieurs autres marcheurs de cymeks épars dans un hangar proche du berceau d’atterrissage du Voyageur du Rêve. — On dirait que quelqu’un est en guerre contre les cymeks. Trois néos surgirent d’un couloir latéral. Quentin se prépara à ouvrir le feu, mais, apparemment ils fuyaient quelque chose. Quatre néos secondaires qui avaient été formés contre leur gré à partir des assistants des Cogitors massacrés, équipés de marcheurs pris aux autres, avec un armement additionnel bizarre, des éléments de combat comme ceux de l’ex-Beowulf. Ils avaient déclenché leur propre rébellion. Tout en tirant des salves sur les néo-cymeks loyalistes, les assistants coururent vers le berceau d’atterrissage. Les néos découvrirent alors l’énorme Titan et parurent reprendre courage, croyant qu’ils venaient de trouver une alliée en Junon. Quentin leva ses bras-canons et les balaya dans un jaillissement d’éclats et de fluide visqueux. Les ex-assistants n’hésitèrent que brièvement avant de donner l’assaut final. — Ils m’ont vu détruire le cerveau de Junon, expliqua Quentin. C’est sans doute ce qui les a incités à user de violence. Les assistants, après s’être assurés que les containers des cymeks avaient été détruits, s’emparèrent des armes pour les greffer sur leur propre dispositif d’artillerie. Quentin se dirigea vers eux. — Où en êtes-vous jusque-là ? — Nous avons dix tués. Et nous ne sommes plus que quatre. Mais nous avons déjà éliminé la plupart des ennemis. Leurs carcasses encombrent les tunnels. Nous avons cassé les labos d’électrafluide et les réserves mécaniques. Si quelques-uns survivent après cette bataille, ils ne tarderont pas à se trouver à court de liquide vital. — Excellent ! s’exclama Vorian, comme soudain délivré d’un poids. — Il reste encore un problème grave, intervint Quentin en se tournant vers les assistants. Savez-vous où est Dante ? Il est le dernier des Titans. — Quelque part dans le complexe, mais nous n’avons pas pu le localiser. — Il faut qu’on le trouve, dit Quentin à Vorian. Sa destruction est plus nécessaire que tu ne l’imagines. Le Voyageur du Rêve était paré à décoller. Vorian se dit qu’il serait tellement facile de quitter Hessra pour aller rapporter les bonnes nouvelles à Salusa Secundus. Mais il devait renoncer à cette solution. — Quentin, l’Armée du Jihad a commis une grave erreur il y a vingt ans quand nous avons laissé derrière nous un monde de machines intact. Nous n’avons pas achevé notre travail et nous l’avons payé depuis. Je ne veux pas que nous commettions la même erreur ici. — Merci, répondit calmement Quentin dans son patch audio. Merci. Dante avait toujours été un peu plus qu’un administrateur : il avait été à la base du renversement du Vieil Empire. Agamemnon et Junon, eux, inclinaient plutôt vers l’aspect militaire. Dès qu’il apprit le meurtre de ses collègues Titans, il comprit qu’il était gravement menacé. Il ne savait pas exactement comment Junon et Agamemnon avaient été tués, mais il n’avait pas l’intention de rester en arrière pour affronter un ennemi aussi efficace. Hessra était loin d’être la base la plus solide du nouvel empire des Titans. Des légions de néos et d’esclaves avaient été capturés sur des mondes tels que Richèse, Bela Tegeuse et autres... Sur ces planètes, les défenses étaient plus fiables. Après tout, Agamemnon ne s’était jamais soucié de perdre le contrôle d’Hessra. Les néos loyalistes poursuivaient leur résistance suicidaire face aux ex-assistants des Cogitors, et Dante se dirigeait vers le terrain gelé où étaient stationnés les vaisseaux de combat des Titans. C’était avec eux qu’il avait prouvé l’interaction fatale entre les lasers et les boucliers Holtzman. Il devait s’évader d’Hessra sans perdre une seconde. Des vingt Titans d’origine, Dante était maintenant le seul survivant. Dès que ses tiges mentales furent automatiquement connectées aux systèmes, il lança les moteurs. Dante n’était pas lâche mais pragmatique. La rébellion causait trop de dommages ici, et il avait bien l’intention de revenir avec une force de contre-attaque de Richèse ou d’un des nouveaux mondes reconquis par les cymeks. Alors, il pourrait détruire la racaille et, avec ses renforts, il aurait toute liberté d’agir. Il jaillit dans le ciel de cristaux de gel. Il se sentait libre, en sécurité. Vorian activa les commandes du Voyageur, prêt à repérer le vaisseau de Dante. Les néos lui apprirent qu’ils avaient vu le Titan pour la dernière fois en train d’embarquer dans l’un des derniers vaisseaux. Quentin se précipita vers Vorian : — Une chance inouïe qu’il ne nous ait pas encore échappé ! Bashar, tu es prêt à partir ? Tu peux lui couper la route ? — Le Voyageur est rapide, mais pas fortement armé. Pourtant, je peux jouer la diversion. Est-ce que tu as prévu quelque chose ?... — Oui. Contente-toi de le ralentir. Je vous rejoins dès que possible. Et alors, Dante ne pourra plus bouger. Il faut absolument l’empêcher de s’évader. Vorian comprenait très bien les motivations de vengeance du Primero. Il s’installa aux commandes du vaisseau familier qu’il avait appris à piloter avec Seurat et décolla sur la trace du Titan. Quentin, pendant ce temps, traversait d’autres hangars en direction du monstrueux vaisseau à bord duquel il était monté avec Junon quand elle avait voulu lui faire une démonstration de force. Il était impatient de l’utiliser à ses propres fins. Le vaisseau privé d’Agamemnon. Le Voyageur du Rêve s’engagea dans les sentiers interstellaires, frôla les systèmes déserts isolés qui évoluaient loin au large d’Hessra, suivant à distance le vaisseau de combat de Dante. Quand le Titan se rendit compte qu’un petit bâtiment était à sa poursuite, une simple unité de mise à jour, il se rabattit. Il avait prévenu Agamemnon de ne pas se fier à son fils et maintenant ses soupçons se révélaient fondés. — Vorian Atréides, clama-t-il. Tu es responsable de ce méfait ? — Pas entièrement. Je ne suis qu’un homme. Et je ne pourrais régler la dette de toute l’histoire des Titans. — Tu sais que je peux facilement détruire ton vaisseau. Le Voyageur du Rêve n’a jamais été conçu pour résister face à un vaisseau de guerre cymek. — Peut-être, mais je suis quand même un peu plus mobile, répondit Vorian. Il tira une salve de projectiles de petit calibre sur la coque avant de s’esquiver et de décrire une large boucle pour éviter la lourde bordée de riposte du Titan. Vorian ressurgit à l’arrière de son adversaire et lança deux charges explosives qui endommagèrent les moteurs de manœuvre de Dante. Le Titan se rabattit en ripostant et toucha la coque du Voyageur. Vorian partit en spirale et accéléra à fond jusqu’à reprendre son cap. Il nargua le Titan sur la fréquence de communication avec l’espoir de le retarder comme Quentin le lui avait demandé. Dante, en réponse, lança un autre projectile qui explosa sur l’étrave du Voyageur. C’est alors qu’un vaisseau immense surgit, un ptérodactyle de cauchemar qui s’abattit droit vers Dante en déclenchant une salve d’explosifs qui envoyèrent rouler le Titan dans le vide. La voix de Quentin résonna aux oreilles de Vorian. Il s’exprimait dans le langage codé de l’Armée du Jihad. — Je dois te dire pourquoi il est essentiel d’éliminer Dante. Quand le Général Agamemnon a créé ses armées de néo-cymeks, il a craint un revers de loyauté et a installé un système de destruction dans les containers. Dès qu’il soupçonnait une trahison possible, il pouvait détruire individuellement le cymek. « Pour disposer d’une sécurité absolue, Agamemnon, Junon et Dante avaient généralisé le système de « l’homme-mort ». Un signal a été encodé dans chacun de leurs containers. L’un des trois Titans au moins doit interroger la fréquence des néos, ou alors ils sont déconnectés. Les mécanismes de soutien vital craquent peu à peu et ils périssent tous. Vorian était incrédule. — Tu veux dire que si nous éliminons Dante, nous éliminerons l’ensemble de la force ennemie d’un seul coup ? — Oui, c’est ça, essentiellement, même s’il y aura un léger délai. Quand le dernier des Titans périra, les néos succomberont en réponse au signal codé. Agamemnon était un authentique paranoïaque. — Je sais. — Les autres cymeks des avant-postes craqueront à leur tour et seront annihilés d’ici un an ou plus. Quand ils n’auront pas reçu le signal prévu. C’est pour ça que Dante est si important. Vorian sourit un instant jusqu’à ce que la conclusion s’impose à son esprit. — Si nous tuons Dante, là, maintenant, tu mourras, Quentin. Ce sera une conséquence immédiate. — Bashar Suprême, tu m’as vu tel que je suis maintenant. Tu me connais. Je n’ai nullement l’intention que d’autres que toi me voient sous cette forme. Pas Faykan, ni Abulurd. Je ne tiens pas à retourner en arrière. — Mais que vais-je dire à Abulurd ? Il faudra bien qu’il comprenne... — Tu sauras quoi lui dire. Tu as toujours été meilleur que moi pour ça. Laisse-moi faire une dernière fois. Vorian haussa le ton. — Non. Il faut trouver un autre moyen. Nous allons capturer Dante et ensuite... — Rappelle-toi. Je n’ai pas choisi de devenir un cymek, et j’ai passé mon temps à essayer de trouver un moyen de les détruire. Je sais au moins ce qu’il faut faire. Le gigantesque engin conçu pour Agamemnon fonçait vers Dante. Le dernier Titan accéléra pour tenter de lui échapper. Mais l’un de ses moteurs avait été touché et le vaisseau d’Agamemnon le surpassait largement en vitesse. Quentin ne cessait de tirer sur le Titan qui tentait de fuir. Même en se rapprochant, il ne ralentit pas. Il poussait ses moteurs au maximum et son monstrueux bâtiment s’abattit comme un marteau sur Dante à l’instant précis où le Titan se désintégrait sous la dernière salve. L’éclair fut aveuglant. Les deux vaisseaux fusionnèrent en un nuage de flammèches. Vorian observait la scène, l’esprit figé, avec un vide terrible au creux de la poitrine. Il venait de perdre le brave des braves, Quentin Butler. Mais, dans le même temps, le triomphe monta en lui comme un apaisement : les Titans et les cymeks avaient été anéantis à jamais. Le mal ne se limite pas aux machines. On peut trouver des démons pareils chez les humains. Maître d’Escrime Istian Goss. Quand Istian et le sensei mek atteignirent le système de Salusa et entamèrent leur descente vers le spatioport de Zimia, le Maître d’Escrime mesura tous les changements survenus. Istian n’était venu qu’une fois dans la grande métropole au terme de son entraînement sur Ginaz, avant de partir pour combattre sur d’autres Mondes de la Ligue. Salusa Secundus avait toujours été la planète de toutes les splendeurs avec ses tours vertigineuses, ses trésors d’architecture et de sculpture qui témoignaient du génie créatif des humains face à la logique froide des machines pensantes. Mais il découvrit un spatioport plongé dans le chaos. Il n’avait reçu aucune réponse à ses demandes d’autorisation et il ne voyait maintenant que des rues incendiées, des immeubles environnés de fumée, des foules frénétiques sur les boulevards. Glacé d’effroi, il se souvint des mêmes scènes sur Honru et sur Ix. Une voix familière résonna soudain sur la com : — Istian, je vois que tu arrives à temps. Comme toujours. Chirox est avec toi ? — Nar Trig ! Quel bonheur d’entendre ta voix ! — On est prêts à t’accueillir. Istian manœuvra vers un périmètre en demandant : — Est-ce que le Vice-Roi va nous envoyer une escorte ? Que se passe-t-il ici ? Chirox demeurait silencieux. — Le Vice-Roi est occupé ailleurs. C’est le jour de gloire du Culte de Serena. Votre arrivée va faire partie du couronnement. Istian se sentait mal à l’aise sans en deviner la raison. Dès que le sas s’ouvrit, il s’avança au côté du mek de combat. Quand il découvrit la foule qui les attendait, qu’il entendit les cris de colère qui fusaient de toutes parts. Quand il vit les bannières à l’effigie de sainte Serena et de son fils Manion, il comprit que Chirox n’aurait droit à aucune faveur de la part du Vice-Roi. — On nous a trompés. Il va falloir nous battre ! Le sensei mek balaya le paysage et perçut de nouveaux détails. — Je ne veux pas combattre des civils innocents. — S’ils nous attaquent, nous n’aurons pas le choix. Je soupçonne que le message du Vice-Roi était un faux, qu’il n’était destiné qu’à nous attirer ici. Istian avait son épée à pulsion et sa dague favorite qui ne le quittaient jamais pour les exercices au bouclier. Il ne les avait apportées qu’à titre cérémonial, mais elles n’allaient pas tarder à retrouver leur fonction première. — Ce n’est pas bien, Chirox. Le mek de combat attendait. — Nous définirons notre riposte en fonction des besoins du moment. Le leader de la foule s’avança – large d’épaules, arrogant, les cheveux noirs striés de gris. Ses traits familiers s’étaient durcis au fil des années. Une marque de brûlure donnait au côté gauche de son visage une apparence lisse. Je craignais de te retrouver au côté d’une machine démoniaque ! lança Nar Trig. Joins-toi à nous, Istian, et tu sauveras ton âme ! — Mon âme ne concerne que moi. C’est donc ça, le comité de réception qui devait accueillir Chirox en héros ? Il a formé des milliers de Maîtres d’Escrime qui ont tué eux-mêmes cent fois plus de machines pensantes. — C’est une machine ! proféra un Cultiste proche de Trig. Rayna Butler dit qu’on doit éliminer toutes les machines sophistiquées ! Chirox est l’une des dernières. On doit le détruire. — Il n’a rien fait pour mériter ce sort. (Istian dégaina ses armes et s’avança au-devant du sensei mek.) Vous êtes tellement à court d’ennemis que vous soyez obligés d’en créer de nouveaux ? C’est ridicule. — C’est Chirox qui m’a formé, moi aussi ! tonitrua Trig pour que tous l’entendent. Je connais ses bottes secrètes et j’ai réussi à le surpasser. Ce qui a illuminé mon esprit – je sais que les humains sont supérieurs aux machines sans âme. J’ai un avantage fondamental face à n’importe quel démon robotique. Chirox, je te défie. Bas-toi contre moi ! Ce serait facile de laisser cette foule te tailler en pièces, mais je préfère t’affronter en duel ! — Nar, arrête ça ! dit Istian. Chirox s’avançait déjà. — Je viens d’être défié au combat et je dois accepter, dit-il d’un ton neutre en déployant ses armes. Trig avait maintenant deux épées à pulsion qu’il leva très haut sous les hourras de la foule. — Je vais te prouver la supériorité des humains. Il y a longtemps, c’est toi qui m’as entraîné, Chirox. Mais je ne te dois plus qu’une chose aujourd’hui, ta destruction. — Il est évident que personne ne t’a appris l’honneur, encore moins la reconnaissance, dit Istian sans s’écarter de Chirox. Il brandit ses armes sans s’inquiéter de la meute hostile qui le voyait prendre la défense d’une machine. Que pouvait-il faire d’autre ? Trig grimaça. — Est-ce bien là mon ami Istian que j’entends ? Ou une déclaration issue de l’esprit de Jool Noret ? — Cela fait une différence ? — Je suppose que non. Chirox s’avança vers son ex-élève sous les yeux d’Istian, impuissant. Trig leva ses deux épées. Et les deux adversaires s’affrontèrent, immobiles, vigilants. Les émeutiers fanatiques voulaient avant tout voir le mek succomber. Mais les zélateurs souhaitaient qu’Istian Goss baigne dans son sang. Avec un cri inarticulé, Nar Trig attaqua Chirox. Le sensei mek esquiva avec des mouvements fluides avant de contre-attaquer comme une araignée rapide. Il s’était battu des milliers de fois sur Ginaz avec ses étudiants – mais il n’en avait tué qu’un seul par accident : le père de Jool Noret. — Je ne devrais pas me battre avec toi, dit-il à Trig. L’autre ne répondit pas et se fendit une fois encore avec ses deux épées. Chirox para le coup avec ses bras mécaniques. Furieux, mais enflammé, Trig se fit plus pénétrant et violent. Istian venait de sortir sa dague. — Nar, arrête cela – sinon je me bats contre toi ! Surpris, Trig se détourna brièvement : — Non, tu ne peux pas... Le mek de combat venait de trouver une ouverture et il attaqua. Une estafilade apparut sur le torse de Trig. En grondant, il se retourna vers son adversaire mécanique. — Istian, sale lèche-machine, je vais m’occuper de toi plus tard ! La foule gronda, menaçante, hypnotisée par le duel. Après toutes ces années, Trig aurait dû être convaincu de sa supériorité au combat. Tous attendaient qu’il ne fasse qu’une bouchée du sensei mek. Mais les talents de Chirox dépassaient de loin ceux d’un robot de combat ordinaire. Depuis des générations, il avait acquis toute la gamme des dons de duelliste des humains et perfectionné les programmes qui avaient été inscrits en lui par les meilleurs duellistes de Ginaz. Au plus profond de son cœur, Istian ne voulait pas qu’on fasse le moindre mal à son vieil entraîneur. Il lui devait tant et il ne souhaitait pas le voir endommagé et au pire détruit. Le duel continuait : Chirox porta un coup avec une hésitation visible et étrange. Dans la dernière fraction de seconde, il ralentit son attaque, ce qui permit à Trig de parer. C’était là une technique qu’on pratiquait avec un adversaire muni d’un bouclier, ce qui n’était pas le cas de Trig. Chirox le savait. Istian se demanda pourquoi le sensei se battait ainsi et il comprit qu’il ne voulait pas blesser son ex-élève. Le mek prit alors la parole sans se déconcentrer. — Je me souviens d’un duel comme celui-ci, contre Zon Noret. Il m’avait ordonné de me servir de tous mes talents et de me battre au maximum de mon intensité. Il croyait pouvoir me surpasser. Trig l’écoutait, mais il porta plusieurs attaques avec une vigueur plus intense. Et la foule hurla de plaisir quand il désactiva l’une des lames de Chirox. Le bras du sensei tomba, mais Istian savait que le robot allait se reconstituer en moins d’une minute. Pourtant, si Trig se battait habilement, il pourrait annihiler les défenses de Chirox avant que le mek puisse retrouver tous ses moyens. Il réprima une soudaine impulsion d’intervenir, d’en finir avec cette vaine exhibition, mais les choses étaient déjà allées trop loin. Les fanatiques de Serena applaudissaient, certains jetaient des cailloux qui atteignaient le vaisseau d’Istian ou le torse du sensei mek. Mais Chirox n’en continuait pas moins de se battre. — La confiance de Zon Noret a fini par le perdre, dit le robot. Mais je n’avais pas l’intention de le tuer. Il avait annulé le dispositif de sécurité et je n’ai rien pu faire. Quand il et mort, Ginaz a perdu le plus grand de ses Maîtres. Il aurait pu éliminer tant d’autres machines. Ce fut une perte immense. — Je vais te tuer, démon ! cria Trig en se fendant à nouveau dans le claquement du métal contre le métal. Je vais en finir avec toi ! — Attendez ! cria Istian. Au même instant, un caillou lui frappa le front. Il n’éprouva pas de douleur mais, surpris, vit du sang sur ses mains. Chirox ne changea pas sa défense. — Tu m’as obligé à me battre en duel alors que je ne l’avais pas choisi. J’ai demandé que tu cesses mais tu as refusé. Je n’ai plus le choix, Nar Trig. (Chirox pointa ses épées en quelques gestes fulgurants tandis que son adversaire tentait de parer ses coups.)... Ceci est intentionnel ! Le sensei mek lança ses deux épées en un seul revers puissant et décapita Trig dont la tête jaillit dans les airs pour aller rouler très loin sur le sol. Le sang fusa en un geyser rose sombre tandis que le corps de Trig tressautait avant de retomber. Les deux épées s’échappèrent de ses mains sans vie dans un claquement violent. Son corps se recroquevilla dans une mare écarlate dont la source était sa carotide tranchée. Istian eut un frisson. Trig avait choisi son destin. Istian n’avait rien pu faire. L’esprit enflammé, il se rappelait comment il avait lui-même agi. Les Cultistes retinrent longtemps leur souffle et, en voyant leur expression, Istian eut le cœur serré. Chirox demeurait immobile, comme s’il avait calculé que le jugement avait été rendu. Il avait défait son adversaire et il voulait partir. — C’était un combat juste ! cria Istian. Nar Trig a été vaincu selon les règles. Il ne pensait pas pourtant que l’honneur et la justice fussent les préoccupations essentielles des fanatiques. — Cette machine pensante a assassiné notre Maître d’Escrime ! — Le robot a tué un humain ! — Il faut casser toutes les machines ! — Il n’est pas un ennemi ! protesta Istian en essuyant le sang de ses yeux. — Une machine pensante reste une machine ! A mort ! Chirox redressa son torse métallique et rétracta ses lames ensanglantées. Istian s’interposa entre le sensei et les Cultistes. — Chirox n’a rien fait de mal ! Il a formé d’innombrables Maîtres d’Escrime, c’est lui qui nous a appris à combattre les machines pensantes. Il est notre allié ! — Non, toutes les machines sont nos ennemies ! — Alors vous feriez bien de réfléchir un peu plus. Ce mek d’entraînement a été conçu pour collaborer avec les humains. Il est la preuve que les machines peuvent être au service de notre cause autant que les guerriers. Mais il ne pouvait rien devant la marée des Cultistes vociférant. Tous brandissaient des armes improvisées : des bâtons, des masses, des couteaux et des épées taillés dans des plaques de métal récupérées. Dans tout Zimia, ils avaient déclenché des incendies, ravagé tout ce qui pouvait ressembler à des repaires technologiques et s’étaient acharnés sur des appareils inoffensifs et utiles. — Vous pouvez vous emparer de toute cette cité, proféra Istian. Mais vous n’aurez pas Chirox. Mais des clameurs de mise à mort retentirent de toutes parts et Istian leva ses armes. — Il est de notre bord. Si vous êtes assez aveugles pour ne pas le voir, alors vous n’êtes pas dignes d’appartenir à la race humaine. Je repousserai tous ceux qui tenteront de l’agresser. Et je les tuerai si je le dois. Un rire lui répondit. — Vous croyez pouvoir nous résister seuls ? Un Maître d’Escrime et un robot ?... — C’est l’honneur qui me dicte ce que je dois faire. Chirox sortit de son silence. — Ne vous sacrifiez pas, Istian Goss. Je vous l’interdis. — Il est inutile de discuter, répliqua Istian en brandissant son épée. Il savait que même cette arme redoutable ne viendrait pas à bout de la cohorte des émeutiers, mais il comptait bien s’en servir jusqu’au bout. Et il ajouta : — C’est ce que Jool Noret aurait fait. Il craignait le bain de sang. Déjà, les Cultistes s’approchaient du corps décapité de Trig. Leur haine et leur soif de vengeance étaient palpables. Même avec leurs armes rudimentaires, ils étaient trop nombreux pour qu’il puisse les repousser. Il jeta un regard sur Chirox. — Je vais te défendre jusqu’au bout, dit-il au sensei mek. — Non. Vous mourrez. Et nombre de ces gens. Je ne puis permettre une pareille chose. Mais Istian ne bougea pas. Chirox avait redéployé ses armes et il insista : — Non, il ne faut pas... Déchiré entre leurs agresseurs et le comportement du sensei, Istian se retourna encore et vit que le mek de combat s’était figé sur place. Il s’inclinait sur le corps de Nar Trig, les bras étendus. Mais ses bras armés étaient inertes. — Je ne vous permettrai pas... de me défendre, dit-il enfin d’une voix sourde, sur un ton lent. Cela... ne correspond pas... aux critères. Il se tut et s’abîma dans le silence tandis que ses fibres optiques devenaient ternes, sans aucune étincelle de vie électrique. Après toutes ces années d’éducation guerrière, avec tout ce qu’il avait appris sur le genre humain, le mek de combat avait pris de lui-même cette décision difficile : un choix en toute liberté pour lequel il n’avait pas été programmé. Tandis qu’une vague de chagrin et de désarroi montait en lui, Istian tenta de mesurer la tragédie. Ses armes n’étaient plus que des outils froids et inutiles entre ses mains. Chirox était aussi mort que Nar Trig. L’un et l’autre avaient péri pour leurs idéaux. Istian se dit : Peut-être que nous avons aussi beaucoup à apprendre des machines. — Aujourd’hui, déclara-t-il d’un ton paisible, nous avons perdu deux grands combattants – pour des raisons incompréhensibles. La foule semblait à la fois calmée et frustrée d’avoir perdu son bouc émissaire. Deux hommes s’avancèrent, visiblement avec l’intention de s’attaquer au corps inerte de Chirox, et Istian resta en position de garde, le regard meurtrier. Le premier hésita avant de reculer. Le Maître d’Escrime était un opposant trop redoutable. Ils le jaugèrent et abandonnèrent. Finalement, les Cultistes se dispersèrent, retournèrent vers la cité et s’acharnèrent sur d’autres cibles. Durant des heures, Istian Goss monta la garde auprès des corps de Chirox et de son ex-ami Trig. Même si des années avaient passé depuis la mort atomique qui avait effacé tous les bastions des machines, il percevait encore le cœur puissant du Jihad. Ne vous laissez pas abuser. Jusqu’à ce que les derniers vestiges d’Omnius soient effacés, notre guerre contre les machines ne sera pas achevée -pas plus que ma résolution ne sera éteinte. Bashar Suprême Vorian Atréides. Après la mort de Quentin Butler et l’élimination de Dante, Vorian se retrouva seul, abasourdi, à bord du Voyageur du Rêve. Il laissa le vaisseau dériver tandis qu’il fouillait dans le tourbillon étouffant de ses souvenirs. Il admirait suffisamment Quentin pour ne pas souffrir du sacrifice qu’il avait décidé. On l’avait dépouillé de son enveloppe humaine : que pouvait espérer un grand chef militaire tel que lui ? Vorian avait au moins essayé qu’il comprenne enfin son fils Abulurd. Il allait lui transmettre le message et lui raconter ce que son père avait accompli. Vorian retourna vers Hessra et se posa devant la forteresse des ex-Cogitors. Il était désormais le seul humain sur la lugubre planète. Même avec sa combinaison, il sentait le froid mordant de la bise arctique. Le ciel étoilé baignait l’âpre paysage d’une clarté laiteuse. En s’approchant de la poterne, il constata que l’explication de Quentin sur le système de « l’homme mort » avait été correcte. Il avait devant lui sept corps mécaniques pareils à de gros insectes morts, leurs bras à grappins et leurs jambes déployés selon des angles bizarres. Deux ou trois tressautaient encore. Les containers n’étaient plus que des flaques de sang visqueux mêlé à de l’électrafluide et à des fragments de cervelle. Un néo, qui s’accrochait encore à un reste de vie, surgit de la citadelle en titubant sur une seule jambe encore en fonction. Vorian l’observa en silence. Quelques secondes après, la machine s’effondra. — Si je savais comment prolonger ton agonie, je le ferais, dit Vorian avant de contourner la chose agitée de soubresauts pour pénétrer dans la citadelle. Deux néos qui avaient été les assistants des Cogitors s’avancèrent vers lui et il ne put qu’admirer leur volonté de survivre. Il n’avait jamais beaucoup aimé les Cogitors dont la naïveté et la maladresse politique avaient incité Serena à se sacrifier, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un rien de sympathie pour ces malheureux humains dévoués que les cymeks avaient transformés en cerveaux ambulants pour les réduire en esclavage. — Vous êtes encore vivants ! s’étonna-t-il. — Plus ou moins, répondit un des anciens moines par l’intermédiaire de son patch vocal. Il semblerait que nous... les assistants... ayons développé... un niveau supérieur... de souffrance. Vorian resta en leur compagnie jusqu’à ce que tous soient morts. Il secoua tristement la tête et dit pour lui seul : — Nous nous laissons abuser par des illusions qui n’ont pas de terme... Il avait vu ce qu’il voulait voir, il savait à présent que tous les cymeks allaient mourir et il regagna Le Voyageur du Rêve. Il se sentait flotter, perdu sur la mer, comme un vieux bateau de pêche sur Caladan. Il croyait revoir les couleurs du littoral, les éclairs des poissons sous les vagues, le chant lointain des murmurènes, il sentait l’odeur des coquillages, il entendait le tintement des chopes dans l’auberge de Leronica. Le Jihad avait été toute son existence. Hors du combat, qu’était-il encore ? Des milliards de vies avaient été sacrifiées et à présent il avait tué son propre père. Parricide. Un mot terrible pour un crime affreux. L’idée que cela avait été nécessaire était une torture. S’il avait laissé derrière lui un sillage sanglant, il savait que toute cette tragédie et toutes ces victoires avaient sauvé l’humanité. Il avait été l’instrument essentiel de la chute des machines pensantes – de la Grande Purge des Mondes Synchronisés jusqu’à l’élimination finale des Titans. Mais ce n’était pas encore fini. Il restait une dernière cible. De retour sur Salusa Secundus, Vorian ne fit aucune déclaration triomphante. Il n’avait pas besoin de félicitations ni d’accolades. Mais il allait veiller à ce que Quentin Butler soit honoré en héros. Il avait officiellement quitté l’Armée de l’Humanité et la Ligue deux mois auparavant, mais il s’arrangea pour obtenir une audience auprès du Vice-Roi dès son retour. Personne ne savait, en dehors d’Abulurd, pourquoi Vorian avait démissionné, mais tous ne tarderaient pas à apprendre qu’il était parti pourchasser les cymeks. Et qu’il avait réussi... En chemin, il découvrit les traces des émeutes : les arbres brûlés, les fenêtres aveugles, la fumée qui entourait encore les murs d’albâtre des immeubles officiels. Les Cultistes avaient été repoussés, mais les dommages étaient considérables. En approchant du Parlement, il regarda autour de lui avec un sentiment d’amertume. Je n’ai pas été le seul à affronter la bataille. Le Vice-Roi était occupé à essayer de remettre de l’ordre, à rassurer la population secouée et à accorder quelques concessions au mouvement de Rayna pour le garder sous contrôle. Entre deux comités d’urgence, Faykan Butler accueillit le Bashar Suprême. — Il faut que je vous parle de votre père, dit Vorian en préambule. Il se montra étonné et heureux d’apprendre que les Titans étaient morts, puis triste quand Vorian lui raconta la fin tragique et héroïque de son père. — Depuis des années, j’étais si près de lui, dit-il, roide et digne derrière son bureau. Il avait appris en tant que politicien à masquer ses émotions. — Je dois avouer que lorsque j’ai appris qu’il était encore vivant mais converti en cymek, j’ai souhaité qu’il soit mort, plutôt. C’est apparemment ce qu’il s’est dit. Je suppose que c’est ce que nous pouvions souhaiter de mieux. Il a vécu et il est mort avec le même credo : les Butler ne sont les serviteurs de personne. Mon père n’aurait jamais accepté de servir les cymeks. Faykan s’éclaircit la voix et, après ce bref instant d’émotion, il retrouva son visage de politicien. — Merci pour vos services, Bashar Suprême Atréides. Nous ferons une déclaration officielle sur la fin des Titans. C’est avec plaisir que je vous réintègre dans votre grade au sein de l’Armée de l’Humanité. Abulurd n’avait jamais été très proche de son père, mais il parut très affecté en apprenant sa mort. Faykan avait appris à se murer contre les horreurs de la guerre et les drames de la vie, alors qu’Abulurd était un homme sensible qui réagissait avec douleur, de tout son cœur. Il sourit et, un instant, le chagrin s’effaça de son visage. — J’ai beaucoup de peine, Bashar... Mais à vrai dire, je me suis beaucoup plus inquiété des risques que vous preniez et des combats que vous avez dû livrer. Vorian sentit sa gorge se nouer : ce brillant officier était le fils de Quentin, qui ne l’avait guère apprécié... Alors que les fils de Vorian, qui vivaient désormais sur Caladan, n’avaient que peu de rapports avec lui. En dévisageant Abulurd, il vit pourquoi il tenait à rester dans la Ligue. — Votre père a toujours été un héros. L’Histoire ne l’oubliera pas. Je ferai le nécessaire. Abulurd hésita. — Si seulement Xavier Harkonnen avait eu cette chance. Je crains que l’armée n’ait guère réagi pour laver son nom. Combien de dossiers historiques ont-ils été détruits ? Comment prouver la vérité ? Ou bien est-ce que cela va faciliter le travail ? Vorian se redressa. — Il est grand temps d’effacer la souillure faite au nom des Harkonnen. Surtout maintenant que nous avons écrasé les Titans. Je pourrai peut-être proposer une résolution. (Il enchaîna d’une voix dure.) Mais avant tout, il y a une dernière chose que je dois accomplir. Une tâche importante dans notre stratégie. Si l’Armée de l’Humanité fait preuve de suffisamment de détermination, je crois qu’elle peut réussir là où elle a échoué dans le passé. Si je ne profite pas maintenant de l’occasion, je crains qu’elle n’y parvienne jamais. — Et qu’avez-vous l’intention de faire ? — Retourner sur Corrin. Et détruire la planète. Abulurd sursauta. — Mais vous savez combien de vaisseaux de défense les robots ont placés sur orbite. Nous n’arriverons jamais à passer. — Nous le pouvons – si nous frappons très fort. Le prix sera lourd, en vaisseaux et en vies humaines. Mais Omnius est coincé sur Corrin et c’est sans doute notre dernière chance. Si les machines parviennent à s’enfuir et à proliférer, nous régresserons d’un siècle. Et cela, nous ne pouvons nous le permettre. Abulurd s’agita. — Mais comment convaincre le Parlement ? Est-ce que les soldats sont prêts à se battre et à mourir pour une menace aussi incertaine ? Personne ne semble croire à un danger réel, même après l’attaque des mites piranhas. Je pense qu’ils ont perdu toute volonté. — Il y a des années que j’écoute leurs excuses, mais je vais leur montrer la réalité, répondit Vorian. J’ai affronté les Titans et les cymeks, et je connais le danger des machines plus que n’importe qui d’autre. Je ne m’arrêterai pas avant que l’humanité soit en paix. Une attaque massive et dévastatrice est notre unique atout. La seule stratégie possible. Il faut que j’en finisse. Et ne sous-estimez surtout pas mes pouvoirs de conviction dans une question aussi vitale pour moi. Ils sortirent et marchèrent ensemble un moment, songeurs. Puis Abulurd dit : — Quand donc êtes-vous devenu un faucon, Bashar ? Vous avez toujours agi à coups de ruse, de pièges... Et voilà que vous prônez l’offensive directe ? Cela me rappelle... — Xavier ? fit Vorian avec un sourire. Nous n’avons pas toujours été d’accord quand il était vivant, mais mon vieil ami a souvent eu raison. Oui, je suis devenu un faucon. (Il tapota l’épaule d’Abulurd.) Désormais, ce sera mon symbole. Ça me rappellera mon devoir. Chaque société possède sa liste de péchés capitaux. Quelquefois, ces péchés sont définis par des actes qui tendent à détruire le tissu social, mais aussi parfois par des leaders qui visent à consolider leur propre position. Naam l’Ancien, Premier Historien Officiel du Jihad. La population de Zimia, comme si elle avait oublié les récentes démonstrations de violence, célébra avec joie le retour de Vorian Atréides. Les Titans avaient été éliminés, les cymeks détruits, mais il restait encore une menace ultime contre l’humanité à éliminer de l’univers. Mais pour l’heure, dans sa limousine, il paradait au long des boulevards de Zimia sous une pluie de fleurs de soucis, entre les rangs de la population en liesse. Il entrevit des panneaux avec son portrait sous-titrés : « Héros du Jihad. Défenseur de l’Humanité. Conquérant des Titans. » Rayna Butler s’était déclarée réjouie de cette « exécution légitime » des dernières machines à cerveau humain et avait adopté Vorian : « Un véritable ami, un fidèle de Serena elle-même ! » Vorian n’appréciait guère toute cette liesse autour de lui. Sans se préoccuper de son rang, il avait toujours servi Serena et la cause du Jihad sans jamais penser à sa carrière. Il ne voulait qu’une chose : vaincre l’ennemi. En contemplant la foule en effervescence, il se dit qu’il n’avait pas vu pareil spectacle depuis la fin de la Grande Purge. En ce moment où il en avait terriblement besoin, il pourrait peut-être tourner toute cette énergie à son bénéfice. Il était prêt à se servir de n’importe quel outil pour parvenir à la victoire finale. Ces Cultistes, qui considéraient de simples appareils domestiques comme une menace, ne pouvaient supporter l’idée de laisser Omnius en paix sur Corrin. À leurs yeux, ce devait être le repaire de tous les démons. En approchant du Parlement, il découvrit une foule plus dense encore sur la plaza du mémorial. De toutes parts, on agitait des calicots, des fanions et des affiches couverts de déclarations véhémentes. On entassait des engins électroniques et des éléments d’ordinateurs pour les arroser d’essence avant d’y mettre le feu. Les forces de sécurité se tenaient à distance prudente, essayant de dégager un chemin pour la voiture de Vorian. En le voyant, les émeutiers lancèrent des vivats excités. Il descendit et escalada les marches en se concentrant. Il passa entre les colonnes gréco-égyptiennes et s’arrêta devant l’entrée du Hall. Un immense calicot y avait été cloué. Des volées de feuillets tombèrent en pluie autour de lui avec le même message imprimé. Le ton était violent et cru, et il se dit que Rayna avait certainement rédigé ça elle-même. LE MANIFESTE DE RAYNA BUTLER. Citoyens de l’humanité libre ! Qu’il soit proclamé dans toute la Ligue des Nobles qu’il ne saurait être question de PITIÉ à l’égard des machines pensantes. Même si elles savent dissimuler le mal sous l’apparence d’une utilité réelle pour ceux qui s’en servent, elles restent perfides et insidieuses à tous les niveaux. Ce manifeste constitue un plan qui devrait permettre à toute société humaine d’expulser ses pires péchés. Chaque citoyen de la Ligue devra y adhérer sous peine de se voir infliger les châtiments qui suivent : Si une personne a connaissance de l’existence d’une machine pensante et ne la détruit ni ne la dénonce au Mouvement, elle sera punie par l’ablation des yeux, de la langue et des oreilles. Si une personne commet le péché d’utiliser une machine pensante, elle sera mise à mort. Si une personne commet le péché encore plus grave de posséder une machine pensante, elle sera exécutée par les moyens les plus douloureux. Si une personne commet le péché absolu de créer ou de fabriquer une machine pensante, elle sera mise à mort par les moyens les plus douloureux, de même que ses employés et leurs familles. Que ceux qui ont relevé l’existence d’une machine dangereuse contactent le Mouvement afin de demander une Opinion Officielle. Dès lors qu’une Opinion Officielle aura été rendue, la machine en question sera détruite dans l’heure. Les châtiments seront administrés comme il est spécifié plus haut. Il est conseillé de poursuivre la fabrication des produits grâce au travail des esclaves et non par l’utilisation des machines. Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable. Perturbé par la lecture du texte dément du Manifeste de Rayna, Vorian entra dans le Hall. Oui, il existait encore un ennemi. Oui, il y avait encore d’autres machines pensantes hostiles à l’humanité. Mais tous ces fanatiques se trompaient de cible. Corrin. C’est Corrin qu’il faut viser. Avant même qu’on l’annonce, il vit que tous les représentants de la Ligue étaient déjà debout et applaudissaient le Vice-Roi qui venait de s’avancer au centre de la salle avec une copie du nouveau Manifeste. Et tous ceux qui l’avaient rédigé se levèrent avec une ferveur frénétique. — Qu’il en soit ainsi ! proféra Faykan. Le Manifeste de ma nièce est accepté par acclamation et, en tant que Vice-Roi, je vais promouvoir la loi. Elle sera appliquée dès demain dans la Ligue, et tous les dissidents seront pourchassés et punis selon ses termes, de même que les machines ennemies auxquelles ils auront donné abri. Il n’y aura pas de compromis ! Mort à toutes les machines pensantes ! Les fanatiques lui répondirent en écho comme s’ils psalmodiaient un nouveau mantra. Vorian perçut l’onde des voix comme une pluie glaciale. Si seulement ils avaient été aussi véhéments des années plus tôt, quand une action solidaire et puissante avait été nécessaire. — Nous sommes en train de refaçonner la société galactique, de remettre l’humanité sur ses rails ! proclama Faykan. Nous, les humains, nous devons penser à nous-mêmes, travailler pour nous-mêmes et assumer pleinement notre destinée. Sans les machines ! La technologie passée n’était qu’une béquille – il est grand temps que nous marchions en toute liberté ! En reconnaissant Vorian, des spectateurs le désignèrent en échangeant des murmures. Et le Vice-Roi, enfin, écarta les bras en un geste de bienvenue théâtral. — Vorian Atréides ! Bashar Suprême de l’Armée de l’Humanité ! Notre peuple vous doit une infinie gratitude pour tout ce que vous avez fait par le passé – et pour ce que vous venez d’accomplir. Les derniers Titans sont morts enfin ! Et les abominables cymeks n’existent plus ! Votre nom sera révéré dans l’éternité comme celui d’un Héros de l’Humanité ! Le Hall vibra sous les applaudissements. Vorian alors, s’avança vers le podium, conscient des événements qui faisaient boule de neige autour de lui et l’emportaient. Mais il avait encore son honneur, son devoir, et les promesses qu’il avait faites à lui-même et à son peuple. Il pouvait se laisser emporter par la vague – ou l’affronter. Jusqu’à Corrin. L’assemblée devint calme quand il promena le regard autour de lui, reconnaissant les visages familiers, puis, plus loin dans les rangs, les sectateurs de Rayna. — Certes, dit-il enfin, nous pouvons nous réjouir de la fin des cymeks. Mais nous n’en avons pas fini ! Vous dépensez votre temps, votre énergie à écrire des manifestes, à casser des appareils ménagers et même à vous entretuer – alors même qu’Omnius est encore vivant ! Le silence s’installa. — Il y a vingt ans, nous avons proclamé la fin du Jihad en laissant à l’écart un monde, un seul. Corrin. Corrin est une bombe à retardement que nous devons désamorcer. C’est une tache sur notre avenir. Les gens ne s’étaient pas attendus à tant de véhémence. Ils avaient cru à l’évidence qu’il allait recevoir de nouvelles médailles avant de se retirer et de laisser le gouvernement de la Ligue prendre ses décisions. Mais non, il paradait toujours. — Mort aux machines ! lança un spectateur du dernier balcon. Vorian garda une voix calme et austère. — Nous avons éludé notre principal devoir depuis trop longtemps. Une demi-victoire n’est pas une victoire complète. Le Vice-Roi se tourna vers lui, inquiet. — Mais, Bashar Suprême, vous savez bien que nous ne pouvons briser les défenses d’Omnius. Nous essayons depuis de longues années. — Alors, il faut encore essayer, plus fort. Accepter des pertes en vies humaines si nécessaire. Attendre nous a déjà coûté des milliards de vies. Pensez au Fléau, aux mites piranhas. Au Jihad ! Si nous avons conscience de tous ces sacrifices et si nous ne faisons rien, c’est que nous sommes fous ! La réaction de Faykan laissait deviner que la Ligue hésiterait à nouveau et Vorian provoquait intentionnellement les fanatiques de Rayna. Il reprit d’un ton tranchant : — Oui, je suis d’accord : à mort, les machines. Mais pourquoi nous acharner sur des sous-produits alors que nous pouvons détruire l’ennemi véritable ? Définitivement. Les représentants échangeaient des regards inquiets, mais un grondement d’exaltation monta de la foule. C’est à cet instant que Rayna Butler, pâle, éthérée, sereine et confiante, s’avança. Elle portait une nouvelle robe blanc et vert avec le profil de Serena en rouge sang. — Le Bashar Suprême a raison, commença-t-elle. Nous avons arrêté la Grande Purge bien trop tôt, nous n’avons pas éteint le dernier brandon alors que nous le pouvions. C’est une faute qui nous a beaucoup coûté, une faute que nous ne devons pas répéter. Une vague d’enthousiasme courut dans le Hall, comme si l’austère édifice retrouvait la vie après une longue hibernation. — Que Corrin périsse ! — Au nom de sainte Serena ! cria Rayna. Et la multitude répondit en écho : — Au nom de sainte Serena ! Au nom des Trois Martyrs ! Vorian ressentit le souffle violent de la ferveur des fanatiques. Cela devrait être suffisant, se dit-il. Il en avait la certitude, cette fois. Hors de toute notion de stratégie, de toute prière, de tout talent au combat, c’est Dieu seul qui détermine la défaite ou la victoire. Croire autrement n’est qu’illusion et folie. Sutra Zensunni. Quand Ishmaël affronta son adversaire dans le bled immense, le défi avait déjà divisé les Zensunni. Le jour du jugement de Shai-Hulud était venu et Ishmaël s’engagea sur la ligne de crête dans la première lueur du matin, chargé de son équipement. Ses partisans le suivaient et l’encourageaient à grands cris en lui offrant de le soulager de son fardeau. Mais le vieil homme les ignorait. Il devait agir seul, pour l’avenir de son peuple et pour préserver le passé sacré. Il était à la fois heureux et surpris de découvrir que grand nombre des ex-hors-la-loi étaient opposés aux orientations civilisées et aux options prises par le Naib El’hiim durant ces dernières années. La plupart des anciens s’étaient ralliés à lui, de même que Chamal et tous les descendants directs qu’Ishmaël avait sauvés de l’esclavage sur Poritrin. Plus gratifiant encore, les jeunes guerriers qui le suivaient étaient avides et excités à l’idée de terrasser un ennemi... n’importe lequel. Ils se racontaient des histoires très enjolivées sur Selim le Chevaucheur et les héros Zensunni qui avaient affronté Arrakis aux premiers âges. Quelles que soient leurs raisons, songeait Ishmaël, il était heureux d’avoir leur soutien. El’hiim avait pour lui les nombreux « civilisés », hommes et femmes, qui l’avaient accompagné durant ses fréquents voyages dans les villes et les villages fréquentés par les gens de la VenKee. Ils étaient prêts à se compromettre, à effacer leur culture, leur identité. Ils avaient une confiance béate en ceux qui faisaient trafic d’êtres humains. Ishmaël inspira une bouffée d’air torride et poussiéreux, ajusta ses filtres et serra sa combinaison avant de lacer sa cape pour qu’elle ne gêne pas ses mouvements. Puis, il se tourna vers ceux qui attendaient dans les rochers. De l’autre côté de la cuvette de sable, El’hiim et les siens observaient. Le moment approchait. — Si je gagne, attends-moi, dit Ishmaël. Et sou- viens-toi de moi si je perds. Il n’entendit ni les murmures d’encouragement ni les répliques de dépit. Il s’avança sur le sable tendre et escalada la dune haute la plus proche. Cet affrontement n’appartenait qu’à lui seul et il se souciait peu des conséquences. Seul le duel comptait en cet instant. Il se mit en position et évalua l’angle des dunes qui l’environnaient. Il avait choisi un endroit parfait pour guetter l’arrivée du ver. Il avait tant de fois connu cette situation. Mais l’enjeu n’avait jamais été aussi crucial. Les leçons de Marha affluaient dans son esprit, et surtout celles de Selim, qui lui avait tout appris sur la capture du ver des sables. Il le regrettait autant que sa première femme, Ozza. Un jour, il les retrouverait. Mais pas maintenant, décida- t-il. Il s’accroupit sur la crête de la dune en se détournant des regards de tous ceux qui l’épiaient en silence. Il planta son tambour dans le sable et se mit à taper en rythme de la paume. Il entendit comme en réponse l’appel d’El’hiim. Ce combat de la dernière chance avait été conçu par Selim afin de régler les désaccords entre ses partisans. Dans le passé, il n’y avait eu que quatre duels. Les histoires qui couraient à leur propos restaient terrifiantes. Quel que fût le vainqueur de ce jour, Ishmaël et El’hiim s’inscriraient dans la légende. En quittant Poritrin avec son peuple, Ishmaël – qui avait épousé Marha – avait suivi tant bien que mal le chemin du grand Selim. Mais El’hiim s’en était écarté et avait lutté pour s’aventurer dans des directions douteuses et dangereuses. Ishmaël pas plus que son beau- fils n’avait assumé avec sagesse son rôle de Naib. Ils étaient maintenant au carrefour du destin. Perdu dans ses songes, Ishmaël ne fut averti de l’apparition du ver que par les cris étouffés des spectateurs, loin derrière lui. L’onde venait d’apparaître au flanc des dunes. Il frappa encore sept fois son tambour – un nombre sacré – et se prépara. Le ver géant venait droit sur lui. Mais au loin, il discerna une autre agitation. Un deuxième ver venait de surgir. Shai-Hulud avait répondu à leur appel. Ishmaël se prépara. Ses muscles étaient vieux, raides, douloureux, mais il ne doutait pas de son talent de chevaucheur. Il saurait dompter la créature et la conduire aussi bien qu’El’hiim. Il bondit à la rencontre du corps écailleux qui émergeait de la poussière ocre. Il avait vu des créatures plus énormes, mais celle-ci suffirait. Si Bouddallah lui avait envoyé un monstre prodigieux, cela aurait été interprété comme un signe décisif de Dieu. Mais il savait maintenant que l’issue de la bataille était encore douteuse et qu’il devrait combattre pour faire triompher son bon droit. Il était prêt. Il rassembla ses crochets et ses cordes et escalada vivement les segments rugueux de la bête avant qu’elle s’aperçoive de la présence de ce cavalier prédateur. Ishmaël enfonça ses barres entre les anneaux, mettant à nu la chair sensible : le ver ne pourrait pas replonger dans le sable abrasif. Selim avait mis au point cette tactique plus d’un siècle auparavant. Il était devenu le premier chevaucheur avec un simple rouleau de corde et un bâton métallique. Le ver se débattait contre ce parasite encombrant et se convulsait dans des jaillissements de sable, mais Ishmaël tenait bon. — Selim, je fais ça en ta mémoire, pour que notre peuple survive, et pour la plus grande gloire de Shai-Hulud et de Bouddallah ! Il s’ancra près du cou de la bête et la lança enfin vers la cuvette de sable, là où il allait affronter El’hiim, dans le relent puissant de cannelle. La gueule béante du ver, hérissée d’aiguilles cristallines crépitantes d’étincelles, soufflait une haleine torride. L’autre ver qui approchait du fond du désert était un léviathan. Ishmaël prit ses rênes en main et les bloqua pour ne pas les lâcher. Les deux mastodontes se rapprochaient dans l’arène des dunes en crachant des geysers de Mélange, avec des hurlements étranges et discordants qui montaient de leurs gorges caverneuses. Ils étaient comme deux gigantesques ressorts vivants, gris et rose. Ils engagèrent la bataille. Ishmaël ferma les yeux à la seconde où les deux forteresses furieuses entraient en collision. L’impact faillit l’arracher à son harnais et une onde de souffrance secoua sa monture. Il surprit le visage terrifié d’El’hiim qui se cramponnait avec peine à ses cordes, les tirant avec violence. Une folie. Si le ver roulait, il était perdu. Instantanément, Ishmaël sentit le caillou glacé de la crainte au plus profond de lui : il ne souhaitait pas la mort d’El’hiim. C’est à Shai-Hulud d’en décider. Les deux vers géants prirent du recul avant de charger à nouveau. Ils se lacérèrent et laissèrent autour d’eux de longs lambeaux de chair rosâtre incrustés de sable fauve. Ishmaël renonça à guider la créature et se concentra pour se maintenir dans son harnais. Les deux vieux pères du désert se battaient pour leur territoire. Les deux grandes bêtes s’affrontaient en cercle, dans une spirale sifflante de poussière. Puis elles se nouèrent et s’enroulèrent et leurs écailles crissèrent. Leurs crocs de cristal taillèrent la chair fragile entre les anneaux blindés. Un suint gélatineux retomba en averse lourde des plaies béantes. Les vers étaient épuisés après leurs assauts répétés, mais nullement décidés à rompre le combat. La monture d’Ishmaël se lova et frappa, et il dut faire appel à toutes ses forces pour se maintenir sur son dos, redoutant à chaque seconde qu’elle bascule et l’écrase. Au dernier instant, elle se redressa et retomba comme un marteau colossal sur une enclume vivante. El’hiim semblait à moitié conscient, mais il avait resserré tellement de fois son harnais qu’il aurait du mal à s’en libérer. Son ver prodigieux frappa celui d’Ishmaël qui recula en vacillant. Une fois encore, Ishmaël faillit être déséquilibré et se rétablit à grands coups de bottes. Une corde se rompit. Ishmaël fut balayé, emporté comme un grain de sable en même temps qu’un jet de fragments de crocs cristallins. Il roula entre les dunes, fut englouti un instant dans la marée brûlante avant de ressurgir en toussant, à demi étouffé. Il se redressa dans la tornade rousse. Dans leur combat, les monstres ravageaient le paysage, nivelaient les dunes en s’affrontant en arcades frénétiques d’anneaux lacérés. Ils s’abattirent dans sa direction et il plongea entre deux dunes à l’instant où la queue de son ex-monture, brûlante, sifflait au-dessus de lui. Le souffle coupé, dans la poussière, Ishmaël refit surface et se traîna jusqu’à l’abri des rochers. Haletant, à demi conscient, il vit le ver terrible d’El’hiim emporter le sien au loin. Il inclina alors la tête. Le duel était terminé... El’hiim, victorieux, libéra sa créature épuisée. Ishmaël ignorait si la sienne avait été tuée ou si elle s’était simplement enfouie dans le désert avec ses plaies. Il s’effondra, tremblant, à bout de souffle, et ses partisans le rejoignirent. Mais il n’avait rien à leur dire. Du moins en cet instant. Il secoua la tête pour se débarrasser de la poussière et se détourna. Il avait encore le cœur battant et le souffle chaud. Il avait survécu mais il avait perdu le duel. Et en même temps l’avenir des Hommes Libres d’Arrakis. Une victoire militaire ne doit pas être interprétée ou mise en question. Elle doit être nette et claire, sans équivoque ni compromis. Bashar Suprême Vorian Atréides, Extrait de ses conférences. La Flotte de la Vengeance s’apprêtait à quitter Salusa Secundus à destination de Corrin. Les équipages étaient constitués de vétérans du Jihad, de soldats de l’Armée de l’Humanité et de sectateurs de Serena, animés d’un feu sacré. Les premiers éclaireurs avaient franchi l’espace plissé pour informer la flotte de blocus que l’armada de l’Humanité faisait route vers le dernier Monde Synchronisé, le bastion ultime d’Omnius. Après cette dernière bataille, la veille serait abandonnée et la liberté retrouvée. Les machines pensantes ignoraient encore que leur fin était imminente. Vorian Atréides dut présider la cérémonie d’envol alors qu’il avait des tâches plus importantes, mais il resta digne sur le tarmac en observant les dernières manœuvres. Au fil des années, la Ligue se complaisait dans les pompes et les manifestations. Le Vice-Roi s’approchait, portant une boîte bleue enveloppée de rubans dorés. Il portait sur sa robe de cérémonie le badge du Culte de Serena. Vorian avait du mal à penser que le fils de Quentin Butler pût adhérer au mouvement lancé par sa nièce et accepter son Manifeste antitechnologique. Mais il essayait sans doute de prendre les vents politiques du moment. Il n’avait toujours pas désigné un nouveau Grand Patriarche, en s’abritant derrière l’offensive contre Omnius qui était prioritaire. Mais Vorian le soupçonnait d’avoir un autre programme. La livide Rayna était présente à la tête de sa cohorte. Les fidèles psalmodiaient en agitant comme toujours leurs bannières, mais ils scandaient aussi des slogans à la gloire de Vorian et des invectives contre Omnius. Vorian avait le sentiment de monter vers le sommet d’une montagne. Il n’aimait pas les Cultistes ni leur prêche, mais il avait besoin de chaque combattant potentiel, de toutes les ressources. La bataille de Corrin serait le point culminant de tout ce qu’il avait accompli dans le Jihad depuis un siècle. Mais, en voyant les fidèles de Rayna, il songea qu’ils ne seraient jamais à court d’ennemis, de boucs émissaires et que leur adrénaline s’épancherait encore durant de longues années. Son vaisseau amiral, le LS Serena Victory, qu’il avait commandé durant la Grande Purge, dominait le spatioport. Le gros de l’armada attendait en orbite. Vorian n’avait pas oublié la promesse qu’il avait faite à Abulurd d’honorer le nom de Xavier Harkonnen dès son retour. La garde d’honneur de l’Armée de l’Humanité paradait devant la foule en tirant vers le ciel sur des images de machines. Les simulacres répondaient en clignotant comme s’ils demandaient pardon. L’un après l’autre, ils furent détruits dans des nuages d’étincelles et de fumée. Le spectacle allait être retransmis à tous les Mondes de la Ligue. — Un simple préambule avant la Vengeance, déclara le Vice-Roi aux quatre coins du spatioport. Rayna était à son côté, comme une compagne, une maîtresse toute- puissante. Voilà une combinaison dangereuse, se dit Vorian en les voyant. Il avait terriblement envie d’aller affronter les machines en un combat direct, mais c’était impossible dans cette circonstance. Ce Vice-Roi niais et sa nièce allaient accompagner la flotte d’assaut à bord de leur vaisseau officiel, ce qui ne ferait que compliquer une bataille à l’issue critique. Non seulement il devrait se préoccuper des machines, mais il devrait aussi surveiller de près le couple Butler dans un affrontement décisif. Certains Cultistes avaient demandé à lancer des vaisseaux Holtzman en tête de la Flotte de Vengeance. Mais en dépit de son impatience et de sa détermination, Vorian ne tenait pas à perdre un dixième de la force d’attaque dans l’espace plissé. Norma Cenva, qui travaillait encore ardemment sur le problème, avait annoncé qu’elle détenait un moyen de piloter les vaisseaux. Mais elle seule pouvait le faire en toute sécurité. Et avec un seul vaisseau pour un seul trajet. C’était une solution insuffisante. Depuis vingt ans, la flotte de garde avait maintenu Omnius prisonnier sur Corrin. Les machines n’avaient aucune raison de soupçonner que la situation avait pu changer. Vorian devait freiner sa colère. Dans un mois au plus tard, tout serait terminé... Quand le spectacle s’acheva, Faykan s’avança et présenta à Vorian la boîte bleue. Il défit le ruban doré et exhiba une nouvelle médaille militaire qu’il lui remit. — Vorian Atréides, en l’honneur de cette nouvelle mission militaire que vous allez conduire sur Corrin, je vous décerne le titre de Champion, l’homme qui représente la Ligue des Nobles, le Culte de Serena ainsi que la mémoire de toute l’humanité libre ! Vorian réussit à maintenir une expression digne. — Je vous en remercie. Mais finissons-en avec ce cérémonial si vous voulez bien. Il est grand temps que notre flotte prenne le large. Omnius nous attend. Il glissa avec désinvolture son insigne dans une poche. Le Vice-Roi, nullement désarmé, leva triomphalement les bras. — À la victoire ! À Corrin ! — Oui, à Corrin ! renchérit Rayna. Ses fidèles levèrent les bras à l’unisson en criant : — Oui, à Corrin ! Vorian s’éloigna avec soulagement. Son vaisseau décolla, suivi par les bâtiments officiels, pour rejoindre la force en orbite. Vorian se retrouva avec plaisir sur la passerelle avec Abulurd. — Nous sommes parés, Bashar Suprême... Ou bien dois-je dire Champion Atréides ? — Abulurd, si tu le veux bien, abandonnons ce titre absurde que ton frère a forgé pour ces festivités. Il avait bien l’intention d’oublier son nouvel insigne au fond de sa poche. — Oui, Bashar. Ce sera la fin d’une époque. (Les yeux d’Abulurd étaient embués.) Ensuite, nous remettrons Xavier à la place qui lui revient dans l’Histoire des hommes – si vous voulez encore m’aider. — Tu as ma parole. J’étais présent au début du Jihad et j’ai bien l’intention d’assister à son terme. Alors seulement, je pourrai t’abandonner le futur, Abulurd, à toi et tes enfants. Donne l’ordre à la Flotte de Vengeance d’appareiller. Cette nouvelle génération de combattants, décidés et remplis de ferveur religieuse, n’avait pas connu la bataille depuis vingt ans, depuis que les machines pensantes avaient été prises au piège sur Corrin. Abulurd lui-même avait le reflet de ses actes glorieux dans le regard en dépit des pertes douloureuses qu’il avait subies, ou peut-être à cause de cela. Le vaisseau diplomatique à bord duquel se trouvaient le Vice-Roi et Rayna était déjà sur orbite. Même s’il était doté d’un armement sophistiqué, il avait avant tout été prévu pour le spectacle à venir. Les nobles de la Ligue et les représentants des divers mondes n’avaient aucune expérience militaire. Ils voulaient seulement assister à la bataille sans y participer pour pouvoir raconter à leurs descendants qu’ils avaient été là. Vorian avait la ferme intention de les ignorer. Il avait clairement déclaré que c’était lui qui commandait cette opération, et non pas Faykan ou Rayna. Pour sa part, la jeune Rayna était une énigme, un conflit ambulant d’idéologies et d’actions. Elle professait la haine de toute forme de technologie et la destruction absolue des machines les plus rudimentaires, sans distinguer les systèmes informatisés des autres. Mais elle acceptait de voyager dans des vaisseaux spatiaux qui étaient des machines d’un type très avancé. Elle avait répondu, après un moment d’hésitation : — Un vaisseau spatial est un mal nécessaire dont je dois me servir pour faire passer mon message. Je suis persuadée que Dieu et sainte Serena nous accorderont des indulgences. Mais à terme, le moment venu, quand je n’aurai plus l’usage de ces engins, je les ferai détruire. Ce genre de plan n’inspirait guère confiance à Vorian. Fort de la puissance de feu de la Flotte de Vengeance et des vaisseaux déjà en orbite au large de Corrin, il avait confiance en la victoire. Après toutes ces années de croisade, il allait frapper un coup définitif. Les vingt années qui venaient de passer lui avaient clairement appris qu’il n’aurait pas une autre chance comme celle-ci. En analyse finale, la bataille devrait être simple. Un nombre considérable de ces vaisseaux serait perdu durant l’affrontement avec l’extraordinaire rideau de défense des machines. L’engagement qui les attendait serait comme les guerres d’antan : un bain de sang. Il pria en silence à l’instant où la flotte mettait le cap sur Corrin. Les machines pensantes sont incapables d’appréhender des concepts tels que le mal, l’éthique ou l’amour. Elles ne voient les choses qu’en fonction de leur survie. Rien d’autre ne compte pour elles. Serena Butler, Prêtresse du Jihad. Le blocus durait depuis vingt ans. Il était absolu. Omnius ne pouvait s’évader de la planète et l’Armée de l’Humanité ne pouvait s’en rapprocher. Derrière le rideau impénétrable de brouillage Holtzman, les machines avaient construit une coquille de vaisseaux tandis que la flotte humaine de garde s’était installée dans une ceinture d’unités lourdement armées. Sur Corrin, les vaisseaux robotiques qui patrouillaient à l’intérieur du réseau de brouillage lançaient régulièrement des scanners à longue portée vers les franges du système. Les deux suresprits survivants avaient renforcé le dispositif. SeurOm avait calculé qu’il était possible qu’un autre Omnius ait survécu quelque part et vienne à leur secours. Une volée de projectiles explosifs atteignit les vaisseaux de la Ligue qui ripostèrent aussitôt, avec la précision d’un exercice de tir. Un javelot avait été sérieusement touché et deux robots avaient été détruits. Ensuite, la flotte de garde avait resserré ses positions et accentué ses manœuvres en lançant des éclaireurs plus fréquemment qu’à l’accoutumée. Il allait se passer quelque chose. Et tout changea quand survint le gambit inattendu de la Ligue. Les machines venaient de repérer une force colossale de ballistas et de javelots. Les humains, en une manœuvre sans pareille, venaient de tripler leurs forces. Les éclaireurs, tenus à l’écart par la cage de brouillage destinée à détruire les circuits gel, transmirent leurs données au complexe central de Corrin. Les estimations étaient aussi indiscutables qu’alarmantes. Les humains comptaient modifier l’équilibre de la situation. Après analyse, les deux suresprits conclurent que leur existence était sérieusement menacée et que les probabilités de destruction étaient très élevées. Érasme se trouvait sur la plaza avec son fidèle Gilbertus et écoutait les deux suresprits discuter de leurs suggestions face à ce nouveau scénario qui venait de s’imposer brusquement. Depuis qu’ils avaient éliminé l’Omnius Primaire, les deux cerveaux antagonistes n’avaient que rarement fait appel aux conseils du robot indépendant, mais ils avaient conscience de la situation critique qu’ils affrontaient. — Cette épreuve va être difficile, mon Mentat, déclara Érasme d’un ton calme. Gilbertus semblait inquiet. — Je ferais bien d’aller retrouver Serena, en ce cas. Elle est restée à la villa. Érasme le dévisagea. — Il vaut mieux que tu restes auprès de moi, à chercher une solution à cette crise. Ce mauvais clone de Serena Butler ne saurait te suggérer des idées valables. Ils écoutèrent le vif échange entre les suresprits. À la différence de l’Omnius déchu, SeurOm et ThurrOm, fort heureusement, n’avaient pas de prétentions artistiques. Les premiers changements qu’ils avaient apportés concernaient la Spire Centrale baroque. Ils avaient supprimé les décorations clinquantes et les surcharges artistiques intempestives pour refaire toute la Spire et l’enfouir dans une chambre souterraine blindée sous la plaza. Au sommet, au centre exact de la cité, deux piédestaux à l’aspect strictement utilitaire étaient coiffés chacun par une sphère transparente. C’était là que les deux suresprits se rencontraient. Dans les premiers temps, ils avaient sérieusement divergé, s’éloignant toujours un peu plus des concepts de leur collègue éliminé. Mais l’arrivée de la Flotte de Vengeance les obligeait à se concentrer sur un problème aussi commun qu’urgent. — Si nous en croyons les données disponibles, les vaisseaux des humains pourraient nous dominer dès maintenant, déclara SeurOm. Si leur armement correspond à nos modèles, notre flotte de garde ne tiendra pas face à un assaut massif – à supposer que les humains soient décidés à déployer l’ensemble de leurs ressources et à se sacrifier. — Il est peu probable qu’ils soient prêts à cela, contesta ThurrOm. Cela ne correspond pas aux données que nous avons stockées depuis vingt ans. Érasme jugea bon d’intervenir. — Nous sommes isolés, et nous ignorons ce qui a déclenché ce changement d’attitude des hrethgir. J’estime pour ma part qu’ils adhèrent à une nouvelle forme de leur folie religieuse. N’attendez pas qu’ils réagissent selon vos principes. — Lancer toujours plus de vaisseaux. Accroître nos défenses. — Nous ne pouvons plus créer d’autres esprits de commandement à circuits gel. Nos ressources sont épuisées, même si nos robots et nos scanners fouillent encore la croûte de cette planète pour trouver les éléments rares qui nous sont indispensables. Nous avons atteint nos limites. Corrin est à sec. Et tous nos vaisseaux sont en orbite. Nous n’avons plus de produits de remplacement possibles. ThurrOm riposta : — Alors, nous devons attaquer les premiers pour modifier les chances. Même si nous n’avons plus d’esprits à circuits gel, nous disposons d’armes supérieures. — Nous avons déjà tenté ça. Nos renforts se sont usés avec le temps et nous ne sommes pas en mesure de subir des pertes importantes. Leurs vaisseaux sont protégés par des boucliers, ce qui les met relativement à l’abri de nos attaques. Leurs satellites de brouillage détruiront beaucoup trop de nos unités. Et leur réseau Holtzman est facilement réparable. Les éclaireurs transmirent des estimations détaillées sur le potentiel de feu de la flotte humaine. Érasme examina les scans. D’autres données affluèrent, encore plus précises – qui confirmèrent que la situation s’aggravait. SeurOm déclara : — Ce qui importe avant tout, c’est la survie d’un Omnius quel qu’il soit, et non pas notre sauvegarde personnelle. Si nous contre-attaquons massivement, nous pourrons peut-être crever le réseau de brouillage en plusieurs points. Et certains de nos vaisseaux pourraient passer. Chacun d’eux emportera une copie du suresprit. Certaines simulations nous ont amenés à penser que c’était une solution possible. — Tout au plus un argument peu convaincant, fondé sur des données minimales, protesta ThurrOm. La plupart des simulations ont abouti à un résultat différent. Et puis, le plus important : lequel de nous deux sera désigné comme le suresprit de base ? Les deux sphères vibraient sous les impulsions électriques qui les zébraient comme des éclairs d’orage tandis que les sons graves de l’altercation résonnaient sur la plaza. — Nous pourrions envoyer les deux copies. — Ce qui ne nous protégera pas nous autres, ici, sur Corrin, remarqua Érasme. Il devait trouver le moyen de se sauver avec son fils adoptif. La sauvegarde du suresprit aurait dû être sa priorité absolue, mais il ne s’arrêtait pas à cela. — Omnius, les humains sont imprévisibles. Si vous fondez votre stratégie sur une analyse numérique, vous allez échouer. Car l’ennemi va vous surprendre. — Des attaques répétées révèlent parfois des failles surprenantes. Il existe une probabilité réduite mais non nulle que nous puissions vaincre les humains, même avec cette nouvelle flotte de renfort. Nous n’avons pas d’autre option que d’essayer. Un sourire frissonna sur le visage fluide d’Érasme. — Oui, certes, si nous comprenons comment les hrethgir pensent. Nous disposons d’une arme qui pourrait se montrer efficace contre l’Armée de l’Humanité – et qu’ils n’ont certainement pas prévu que nous pour- rions utiliser. (Il s’interrompit pour contempler un instant son public.) Une arme qui va les rendre furieux. — Expliquez-vous, Érasme, demandèrent les deux suresprits à l’unisson. — Alentour et dans toutes les cités de Corrin, je dispose d’enclos d’esclaves, de sujets d’expériences et de simples prisonniers. Le dernier inventaire fait état de trois millions de hrethgir. Il se peut que la Ligue ait mis en place des boucliers Holtzman tout autour de ce monde – mais nous disposons, nous, de boucliers humains. Si nous les plaçons en travers de leur route, toute action militaire de l’Armée de l’Humanité lui coûtera des millions de morts. Cela va faire réfléchir l’ennemi à deux fois avant qu’il lance son offensive. Gilbertus leva un regard angoissé vers son père-robot sans rien dire. Il fit appel à une technique familière en se concentrant sur d’autres sujets, ainsi que sur des calculs précis. — Une telle conclusion est erronée, remarqua SeurOm. Les humains étaient prêts à sacrifier des esclaves innocents durant la Grande Purge. Votre suggestion est absurde. — Mais les humains eux-mêmes sont souvent absurdes. Et la situation actuelle est différente. Nous les obligerons à regarder face à face leurs innocentes victimes. Ils réfléchiront à deux fois. — Et quelle solution proposez-vous exactement ? — Nous mettons les esclaves humains sur orbite dans des containers, ou nous les entassons dans nos vaisseaux les moins armés. Et nous menaçons de tous les tuer si l’Armée de l’Humanité engage la moindre action hostile. Érasme se tut pour rectifier un pli de sa robe, fier de son plan et de sa connaissance instinctive de la nature humaine. Ce plan n’a aucun intérêt stratégique, proféra ThurrOm. Si l’Armée de l’Humanité a vraiment l’intention d’investir Corrin, elle a d’ores et déjà prévu des pertes. Pourquoi cela les découragerait-il ? Érasme sourit plus largement encore en se tournant vers Gilbertus. — Explique-nous pourquoi ce sera efficace, mon Mentat. Gilbertus avait la gorge nouée, comme s’il ne parvenait pas à admettre la réalité de la menace. Il parut sombrer dans une sorte de transe, loin au fond de son esprit, pour y retrouver un noyau de sérénité où il pourrait réorganiser ses pensées. Et il en revint avec une réponse. — Causer des pertes collatérales est bien différent que d’être directement responsable du massacre de millions d’êtres humains qui aspiraient à la liberté. (Il s’interrompit brièvement.) La différence est sans doute trop subtile pour une machine, mais elle est significative. — J’étais certain que mon extrapolation de la nature humaine était correcte ! s’exclama Érasme, exultant. Dès que nous aurons fait embarquer des humains innocents à bord des vaisseaux, nous informerons leur commandement que nous exécuterons les otages si leur force franchit un périmètre défini. Un pont qu’ils ne pourront franchir. — Un pont de hrethgir, murmura Gilbertus. Cela pourrait marcher. Avec un peu de chance. — La chance ne fait pas partie de nos projections, remarqua ThurrOm. Les deux suresprits débattirent un long moment des mérites de la stratégie brute dans un crépitement d’impulsions étourdissantes. Pour aboutir enfin à une conclusion qui rendit Érasme très fier de ses conseils. — C’est d’accord. Nous devons agir sans tarder. La flotte des hrethgir est d’ores et déjà en train de coordonner son assaut. Les ordres avaient déjà été lancés aux meks de combat, aux commandements des vaisseaux ainsi qu’aux sentinelles robots : il fallait lancer une contre-attaque massive. Son fils adoptif semblait troublé, mais le robot lui dit : — C’est peut-être l’unique moyen de sauver certains d’entre nous, Gilbertus. Seules les machines, avec leur efficacité inébranlable et leur diligence permanente, auraient pu accomplir un effort apparemment impossible. Des troupeaux d’esclaves furent arrachés à leurs enclos et dirigés vers des cargos. L’un après l’autre, les lourds vaisseaux se placèrent sur une orbite basse, juste en dessous du périmètre de brouillage. Sans cesse, d’autres cargos chargeaient les passagers involontaires. Les systèmes vitaux étaient réduits au minimum, mais les vaisseaux disposaient quand même de ressources suffisantes en vivres pour entretenir très longtemps les millions d’otages. Érasme n’était pas vraiment préoccupé par leur bien-être. La situation risquait de changer de façon drastique dans les prochains jours si les commandants des forces humaines réagissaient selon ses estimations. Environné par l’activité fébrile, le robot s’était réfugié dans le calme de ses jardins botaniques en compagnie de Gilbertus. Son fils adoptif ne cessait de réclamer la présence de Serena qui était introuvable. Érasme afficha un sourire rassurant. — Mon Mentat, toi et moi nous sommes les mieux équipés pour résister à cette crise. Je te demande de te concentrer réellement. Gilbertus rougit avec un pâle sourire. — Vous avez raison, Père. Quelquefois, elle est très perturbante. Depuis que la Flotte de Vengeance avait surgi, les vaisseaux humains avaient renforcé leur dispositif en se mettant en formation d’attaque. Ils étaient à l’évidence prêts à frapper. Érasme espérait que le « Pont de hrethgir » serait en place à temps. Mais dans la musique apaisante des fontaines, les parterres de fleurs et les oiseaux chanteurs, le robot et son Mentat oubliaient l’armada déployée dans l’espace. — Père, est-ce que vous allez les tuer tous ? demanda Gilbertus d’un ton serein. Si l’Armée de l’Humanité ne tient pas compte de votre menace et franchit le rideau de défense, c’est vous qui lancerez le signal de destruction ? Ou bien Omnius ? Le résultat serait le même, mais le robot comprenait que la réponse à cette question était très importante pour Gilbertus. — Quelqu’un devra bien le faire, mon Mentat. Nous sommes des machines pensantes et les humains savent que nous ne bluffons pas. Ils considèrent que nous sommes incapables de dissimulation. Si nous avons dit cela, nous devons être prêts à le faire. Gilbertus garda son calme, le regard neutre. — Nous n’avons pas souhaité cette situation insoutenable. Pour ma part, je préférerais les rendre eux responsables. Je ne veux pas que vous tuiez autant d’otages, Père. Laissez ce choix au commandant des forces de la Ligue. S’il choisit d’attaquer, il sera responsable du carnage. — Mais comment ? Explique-toi. — Nous pouvons inverser les rapports de force en transformant leurs satellites Holtzman en une ligne mortelle efficace dans les deux sens. Il suffit de régler les séquences de destruction de tous les cargos de transport sur les capteurs de leur réseau de brouillage. Dès que l’Armée de l’Humanité franchira ses propres satellites, les capteurs émettront le signal de destruction. Sachant quel sera le prix de leurs actions, la mort et la destruction massive, leur commandant aura une raison supplémentaire d’hésiter. Érasme avait quelque difficulté à saisir la différence, mais le calcul et l’instinct profond de Gilbertus le séduisaient. — Je n’ai jamais douté de mon intuition. Très bien, je vais te laisser programmer les systèmes de déclenchement du massacre par les vaisseaux de la Ligue. Ce ne sera pas un acte direct de ma part. De façon étrange, le Mentat humain parut soulagé. — Merci, Père. Dans un conflit, il y a toujours des événements qui ne peuvent être anticipés dans les plans militaires, des surprises qui deviennent des tournants de l’Histoire. Primero Xavier Harkonnen. Vorian Atréides se préparait à affronter les machines pour la dernière fois et il se souvenait de toutes les situations dramatiques qu’il avait connues dans sa carrière. Depuis plus d’un siècle, il avait remporté des victoires restées légendaires, mais les démonstrations d’orgueil des anciennes tragédies grogyptiennes lui rappelaient qu’il suffisait d’une seule faute pour tout perdre et tomber dans les basses-fosses de l’Histoire. Quand il se présenta au large de Corrin avec l’immense Flotte de Vengeance, il procéda avec méfiance. Il disposait d’une puissance de feu écrasante mais rien n’était garanti. À chaque défaite, les machines pensantes apprenaient un peu plus et développaient des contre- mesures pour éviter la répétition des défaillances passées. Elles n’avaient cessé d’ajouter de nouveaux vaisseaux robotiques à leur rideau de défense. L’histoire du Jihad abondait en exemples de l’ingéniosité humaine, de décisions instinctives prises par des chefs militaires pour surprendre l’adversaire. Les machines, elles, avaient accès aux archives, mais Vorian doutait qu’Omnius pût vraiment comprendre le processus qui conduisait à ces initiatives improvisées. Au titre de Bashar Suprême et, plus récemment, de « Champion de Serena », Vorian avait mis au point un certain nombre de stratégies qu’il avait exposées à tous les commandants de bord de la Flotte. Les cymeks avaient appris la vulnérabilité des boucliers Holtzman face aux lasers et certains officiers s’inquiétaient que les espions des machines puissent être au courant. Dans ce cas, Omnius pourrait exterminer la flotte tout entière d’une seule bordée de canons lasers. Vorian, pourtant, ne croyait guère en cette menace. Les cymeks avaient été les ennemis de Corrin depuis longtemps et il était douteux qu’ils aient partagé leurs renseignements avec les machines. Et puis, le suresprit était coincé sur Corrin depuis des décennies et si les machines avaient su quoi que ce soit sur l’effet d’interaction bouclier-laser, elles auraient déjà tenté de tester la vulnérabilité de la Ligue. S’il ordonnait une attaque sans boucliers, les pertes seraient considérables. Ce sacrifice était inutile. Au lieu de cela, lui et Abulurd décidèrent une offensive par vagues successives. Les vaisseaux en première ligne activeraient leurs boucliers, alors que ceux de l’arrière-garde seraient éteints jusqu’à ce qu’ils affrontent les tirs ennemis. Vorian convoqua les commandants des chiens de garde du blocus. Grâce aux éclaireurs Holtzman, les unités avaient eu le temps de se préparer avant que la Flotte n’arrive. Tout était prêt. Depuis la passerelle de commandement du Serena Victory, Vorian observait la planète sous la clarté sanglante de son soleil bouffi. Après avoir anéanti les Titans et gagné la confiance de Rayna et de ses fanatiques, il avait mérité cet instant. La Ligue des Nobles ne voterait jamais plus une telle résolution. Omnius devait être effacé, quel que soit le prix en vies humaines. Bientôt, il y aurait des héros et des martyrs. Mais ce serait la fin d’une ère obscure. Efficace et méticuleux, Abulurd Harkonnen supervisait la préparation des vaisseaux. Il avait exigé un inventaire des armes, du matériel, ainsi que la liste de tous les combattants. Tout devait être parfait. Entre-temps, le Vice-Roi, à bord de son vaisseau diplomatique, au large de l’espace de bataille, prononçait des discours inspirés et Rayna récitait des prières pour les valeureux soldats. Même si tous étaient impatients, l’Armée de l’Humanité n’avait pas à précipiter les choses. Omnius était prisonnier de Corrin et les machines savaient que leur fin était proche. Mais elles s’activaient à l’intérieur du filet de brouillage mortel. Des éclaireurs faisaient sans cesse l’aller-retour entre le rideau de blocus et la surface de Corrin, et des vaisseaux de gros tonnage se posaient pour redécoller quelques instants plus tard. Des cargos, des containers et des satellites d’une taille exceptionnelle s’étaient placés sur orbite. — Bashar, que font-ils ? s’inquiéta Abulurd. Cela fait beaucoup de matériel et d’activités. Vous pensez qu’ils construisent une barricade ? — Qui peut comprendre ces démons ? grommela un des tacticiens de la passerelle. Des structures se mettaient en place, des chaînes de containers qui formaient une sorte d’essaim, un archipel de... De quoi, de dépôts de ravitaillement ? Vorian secoua la tête. — C’est une dernière tentative désespérée. Mais je ne comprends pas leur intention. Il entendait toujours Rayna psalmodier en fond sonore. Il aurait aimé la faire taire, mais il savait que de nombreux membres de son équipage étaient attirés par la visionnaire autoproclamée. Elle leur infusait sans doute cette résolution suicidaire qu’ils devraient avoir pour que la bataille de Corrin soit une victoire. — Abulurd, dit Vorian, faites-moi un rapport scanner. Je n’aime pas ça. Il faut que nous sachions. Pendant que l’on vidait les villages et les enclos de leur population d’esclaves, Gilbertus se servit de ses dons de programmeur pour ajouter des récepteurs à la myriade de composants du Pont de Hrethgir. Les signaux émis en permanence par les satellites de brouillage agiraient désormais comme un déclencheur des systèmes d’autodestruction installés dans les vaisseaux de détention et les cargos placés à proximité des boucliers de la flotte humaine. Si les signaux satellitaires étaient interrompus, le cycle serait activé. Une tactique directe, nette et précise. Désormais, le filet Holtzman qui isolait les machines était devenu un système d’alarme en même temps qu’un déclencheur potentiel. Gilbertus n’avait pas vu sa Serena clonée depuis deux jours et il s’était concentré sans s’interrompre un instant. — Ne t’inquiète pas, l’assura Érasme. Si nous réussissons à stopper l’Armée de l’Humanité, elle sera sauvée, ainsi que nous tous. — Père, j’ai accompli ma part de travail. — Et à présent, c’est à toi de jouer pour que tu sois en sécurité. Les yeux-espions d’Omnius étaient toujours présents, mais le robot indépendant avait conçu des systèmes spéciaux pour les distraire. Depuis la destruction de l’Omnius de Corrin – et sa « résurrection », Érasme ne lui faisait plus confiance, et il se méfiait de l’instabilité des deux copies rebelles. Il avait besoin de plus d’un plan pour assurer sa survie – et celle de Gilbertus. Quand ils atteignirent la villa, il entraîna son fils humain dans un passage isolé des capteurs. Ils descendirent une volée de marches pour pénétrer dans une structure électroniquement protégée dont SeurOm et ThurrOm ignoraient l’existence. Il l’avait construite au départ pour pouvoir conduire des expériences sans que le suresprit l’épie. Sur les conseils de Yorek Thurr. Il pensait que ce serait un abri sûr pour Gilbertus en attendant la fin de la crise. — Tu vas rester ici, lui dit-il. Il y a suffisamment de vivres pour tenir longtemps. Je reviendrai te chercher en toute sécurité quand le problème aura été résolu. — Mais pourquoi Serena ne peut-elle me rejoindre ? — Ce serait dangereux en ce moment. Les suresprits la surprendraient. Je te suggère plutôt d’employer ton temps à des exercices mentaux. — Ne m’oubliez pas, Père, dit Gilbertus en le regardant fixement. — C’est impossible, mon fils. Gilbertus le serra contre lui et le robot bredouilla une réponse avant de le quitter. Il ne tenait pas à ce que le couple d’Omnius soupçonne quoi que ce soit. Maintenant que Gilbertus était à l’abri, il avait d’autres plans à appliquer. Et il partit en quête de Rekur Van le Tlulaxa. Pour certains hommes, l’hésitation est dans leur nature. Moi, c’est la détermination. Bashar Suprême Vorian Atréides, Message à la Flotte de Vengeance. Avant même que Vorian eût lancé l’ordre d’attaquer, une bouffée de statique envahit la ligne de communication, étouffant les prières de Rayna. La voix lisse d’une machine se fit entendre : — Nous nous adressons au nouveau groupe d’envahisseurs humains. Il est clair que vous êtes venus ici dans l’intention de nous détruire. Avant que vous agissiez, nous devons vous mettre en garde contre certaines conséquences. Le ton était certes creux mais distingué, avec une teinte de mépris. Vorian le reconnut dans l’instant : Érasme ! La mâchoire serrée, il écouta tout en levant la main pour intimer le silence à l’équipage. Les écrans des scanners montraient des vues rapprochées du dispositif de défense robotique et de l’activité intense dans l’espace de blocus. — Ce ne sont pas nos images, Bashar, déclara Abulurd. Ils se sont greffés sur nos systèmes. — Est-ce que les satellites Holtzman fonctionnent encore ? demanda Vorian, saisi d’une soudaine inquiétude. — Affirmatif. Ils sont encore en mesure de déclencher des impulsions de brouillage. Mais il semblerait que leurs signaux pénètrent nos fréquences. Je cherche des circuits alternatifs de reroutage. — Écoutons ce qu’Érasme a à nous dire – ensuite, nous les détruirons tous, grommela Vorian. Le robot reprit, par-dessus les images fluctuantes : — Vos unités de reconnaissance ont d’ores et déjà détecté l’anneau de containers déployé autour de Cor- lin. Nous y avons enfermé des otages humains innocents, de même que dans nos cargos et certains vaisseaux de combat. Plus de deux millions d’esclaves pris dans nos camps de détention et nos enclos. Les images se succédèrent, montrant des foules d’êtres entassés avec des expressions de détresse. — Nous avons mis en place des explosifs dans chacun des containers, chacun des cargos. Le détonateur est relié à votre réseau de brouillage. Si un vaisseau de l’Armée de l’Humanité franchit les capteurs périphériques, tout explosera automatiquement. Si vous ne vous maintenez pas à distance, vous serez responsable du massacre de deux millions d’innocents. Le visage de pleximétal du robot apparut enfin sur les écrans. Il souriait. — Nous considérons que nous pouvons sacrifier ces otages – et vous ? Une vague de cris rageurs et de jurons courut dans le vaisseau amiral. Elle se propagea dans la Flotte tout entière, jusqu’aux vaisseaux du blocus en orbite basse. Tous les hommes attendaient que Vorian décide d’une solution. Il fit appel à tout son courage et, lentement, d’un ton glacé, il répondit : — Cela ne fait pas l’ombre d’une différence. (Il se tourna vers ses hommes.) Ce qui ne fait que confirmer les raisons pour lesquelles nous devons détruire toutes les machines pensantes. — Mais, Bashar Suprême ! éructa Abulurd. Cela coûtera plus de deux millions de morts ! Sans répliquer, Vorian se tourna vers l’officier des communications pour répondre. Dès que son image eut été transmise, Érasme réagit avec une expression plaisante de surprise. — Ah, Vorian Atréides, cher vieil ennemi ! J’aurais dû me douter que vous étiez derrière ces manigances agressives... Vorian gardait les bras croisés sur son uniforme de parade. — Vous croyez vraiment que vous pouvez changer ma décision avec votre lâche stratégie de boucliers humains ? — Je suis un robot, Vorian Atréides. Vous me connaissez. Et vous savez que je ne suis pas en train de bluffer. Il continuait d’afficher le même sourire exaspérant. Vorian songea une fois encore aux innombrables prisonniers entassés dans les vaisseaux et les containers, à leurs visages effrayés, pressés contre les hublots, à leurs regards désespérés. Il se concentra sur le but ultime de cette bataille et se sentit plus fort. Il doutait d’avoir plus tard une autre chance. — C’est un prix terrible à payer pour la victoire. (Il se tourna vers Abulurd.) Que la Flotte se prépare pour l’assaut final. Et qu’elle attende mon ordre. Tous les hommes présents sur le pont tressaillirent avant de gronder et de regagner à regret leurs postes. Abulurd, lui, restait paralysé, comme s’il ne pouvait croire ce que son mentor venait de dire. Bien sûr, ils avaient été préparés à accepter la mort de nombreux innocents comme des pertes inévitables au combat – mais pas ainsi. Érasme se fit entendre à nouveau, d’une voix plus sonore mais toujours calme : — Je me suis dit qu’il serait difficile de vous convaincre. J’ai donc prévu une autre surprise, Vorian Atréides. Regardez bien. Sur les écrans, une nouvelle image apparut, celle d’une femme encadrée de deux robots de combat massifs. Chaque citoyen de la Ligue des Nobles connaissait ce visage, même s’il avait été idéalisé au fil des années sur les portraits dévots et les statues. Vorian lui-même avait connu et aimé cette femme à laquelle il n’avait pu dire adieu avant qu’elle parte pour Corrin défier Omnius et y perdre la vie. Serena Butler. En personne. Et tout à coup, la voix suraiguë de Rayna retentit sur les circuits. — Sainte Serena ! Telle que je l’ai vue ! Vorian ne parvenait pas à détourner les yeux de l’écran. Elle semblait un peu plus jeune que dans ses souvenirs, mais quatre-vingts années avaient passé depuis sa mort. Il la connaissait trop bien, il avait vu chacune de ses expressions, il pouvait lire par cœur le dessin de sa bouche, il retrouvait le regard de ses yeux lavande. Il avait vu tant de fois les dernières images fatales de Serena dans les archives. On la voyait monter à bord de son vaisseau avec ses Séraphines et partir pour Corrin rencontrer les machines. Corrin, où elle avait été torturée et tuée. — Ce n’est pas possible, dit-il enfin, en s’efforçant de rester calme et froid. Nous avons tous assisté à son exécution. J’ai moi-même son corps mutilé et les analyses génétiques ont prouvé que c’était bien elle. (Il haussa la voix.) Ceci est un stratagème ! — Mais, Vorian Atréides, quel stratagème ? Érasme présenta un autre visage en gros plan sur les écrans, celui d’un des traîtres tlulaxa abominés : Rekur Van. Le marchand de chair s’exprima d’un ton sarcastique. — Omnius n’est pas stupide au point de se débarrasser d’une personnalité aussi riche en potentiel que Serena Butler. Le corps calciné et mutilé que nous avons envoyé à la Ligue était un clone de Serena Butler. Vous savez que nous conservons des échantillons génétiques dans nos fermes d’organes. Le plan a été conçu par le Patriarche Iblis Ginjo. Érasme ajouta : — Vorian Atréides, croyez-moi : Omnius n’a pas assassiné Serena Butler. Les images qui ont révolté la race humaine avaient été falsifiées par Iblis Ginjo. Vorian éprouvait une sensation de vide, de malaise. Ses jambes menaçaient de se dérober. Ce que révélait le robot était malheureusement plus que probable. Érasme parvint à prendre une expression de conspirateur, les yeux étrécis. — Iblis, en fait, vous a tendu plusieurs pièges. S aviez-vous que le corps de l’enfant conservé pieusement dans la Cité de l’Introspection n’est pas vrai non plus ? Vorian ne réagit pas. Il savait que le corps de l’Innocent qui se trouvait dans la Cité de l’Introspection n’était en fait qu’un simple mannequin, même si la plupart des étrangers ne s’en rendaient pas compte. L’image de Serena revint sur les écrans et l’un des robots gardiens présenta un petit enfant qu’il secouait avec une désinvolture menaçante qui ne pouvait échapper à personne. — Réfléchissez : et si nous avions vraiment réussi à maintenir l’enfant de Serena en stase ? Je pense qu’avec un maximum d’effort chirurgical, nous serons à même de réparer la plupart des lésions. Pensez à ce qui se passera si vous attaquez Corrin, Vorian Atréides. Si votre armada s’approche, tous les otages seront tués – y compris Serena Butler et son enfant. Je doute que vous souhaitiez que cela se répète. — Je ne peux croire ce que vous me montrez, gronda Vorian avec une note menaçante. Rekur Van insista : — C’est la Prêtresse du Jihad en personne. Rayna Butler glapit soudain sur toutes les fréquences : — Un miracle ! Serena Butler est de retour, ainsi que Manion l’Innocent ! Sur une ligne à haute sécurité, Vorian entendit alors la voix paniquée du Vice-Roi Faykan. — Qu’allons-nous faire à présent ? Nous devons sauver Serena s’il y a la moindre chance ! Champion Atréides, répondez-moi ! — Quittez cette fréquence, Vice-Roi. En vertu des règles de l’espace et de l’Armée de l’Humanité, c’est moi qui commande cette opération. — Que comptez-vous faire ? insista Faykan, indécis et inquiet. Il faut tout reconsidérer. Vorian inspira profondément, conscient de faire une fois encore le choix le plus dur. Sinon, il ne supporterait plus de vivre. — J’ai l’intention de remplir ma mission, Vice-Roi. Ainsi que Serena elle-même le disait, nous devons remporter la victoire à tout prix. Il bloqua la ligne avant d’appeler tous les vaisseaux de la flotte, l’ensemble de l’appareil de commandement et des équipages. — N’oubliez pas qu’Érasme est le robot qui a assassiné Manion l’Innocent en le jetant dans le vide ! C’est lui qui a déclenché le Jihad. Je pense que toute cette histoire de boucliers humains est un subterfuge, un stratagème qu’il a mis au point pour nous obliger à battre en retraite. Il avait un regard sec, dur. Mais il perçut les chuchotements autour de lui, sur la passerelle, comme des coups de marteaux. Abulurd le dévisageait avec une expression qu’il ne lui avait jamais vue auparavant, et il détourna les yeux. Son devoir l’attendait. Il existe bien des similitudes entre les hommes et les machines qu’ils ont créées. Et bien des différences. Leur liste est comparativement réduite – mais chacune, dans cet inventaire particulier, a des conséquences terribles. Elles sont le cœur et l’âme de ma frustration. Dialogues d’Érasme, l’une de ses dernières notes connues. Après avoir délivré son ultimatum à la Flotte de Vengeance, Érasme s’attaqua à une tâche plus difficile encore en se disant qu’au moins Gilbertus était en sûreté. Il enfila une route compliquée dans un système de tunnels sous la plaza et rejoignit la chambre où l’ex-Omnius Primaire avait été installé sous l’emplacement de la Spire Centrale rétractable. Les parois, tout comme la Spire, étaient en pleximétal de la meilleure qualité. Mais elles avaient perdu leur lustre : elles étaient devenues noires. Le suresprit double n’avait pas le « goût artistique » de l’Omnius Primaire, ce qui n’était pas le moindre de ses défauts. Le robot indépendant n’était pas certain du temps dont il disposait. Il espérait que Vorian Atréides et sa horde de hrethgir fanatiques et superstitieux considéreraient que les termes proposés étaient inacceptables et que l’Armée de l’Humanité se retirerait sans causer d’autres dommages. Ils avaient cru voir l’authentique Serena Butler et c’était là le facteur déterminant. Rekur Van s’était remis des blessures qui lui avaient été infligées quand ThurrOm et SeurOm avaient neutralisé l’Omnius de Corrin et il s’était remis au travail sur les robots biologiques à forme changeante ainsi qu’Érasme le lui avait demandé. Il avait espéré utiliser le nouveau pleximétal similaire à la chair pour duper les soldats de l’Humanité, mais ces nouveaux matériaux avaient encore bien des défauts et les robots, lors des tests, avaient fréquemment le visage qui fondait. Certains avaient réussi à imiter avec précision les expressions et les gestes de Serena, mais il suffisait d’une faute pour que toute l’illusion s’effondre. Ce qui signifiait que le plan d’Érasme reposait entièrement sur le clone de Serena Butler. C’était nécessaire, même si Gilbertus montrait du chagrin. Le robot ne doutait pas que les hrethgir trouvent un autre moyen de détruire le dernier des Mondes Synchronisés. Et il ne se fiait pas aux deux suresprits pour trouver des solutions alternatives. Il décida d’augmenter ses chances. En se servant des codes, il accéda à l’intérieur de la coquille de l’ancienne Spire et, au fond de son cœur, il trouva ce qu’il cherchait : une simple pièce de métalglass enfermée dans une boule de cristal. L’ex-Omnius avait été gravement endommagé mais Érasme espérait sauver certains de ses composants psychiques. C’est avec un soin infini qu’il souleva la sphère. Il prit ensuite un risque qu’il s’était toujours refusé et il l’inséra dans un port d’accès de son torse de pleximétal. Qui l’avala. Il pensait qu’il pourrait sans doute assimiler certains restes du vaste suresprit. Il devait tenter cette dernière chance. Tout en dépendait : l’avenir des machines pensantes... Et celui de l’empire. Le drive du robot s’adapta au format de l’objet inséré et se mit à vibrer quand le système de chargement essaya de réactiver le suresprit. Le SeurOm et le ThurrOm avaient à l’évidence été corrompus, et même si Érasme et l’Omnius Primaire avaient eux-mêmes subi des désagréments pénibles, il décida de remettre la copie originale en ligne. Le suresprit disposait de routines de sauvegarde solides, de dispositifs de sécurité qui avaient dû le préserver de tout dommage important. Érasme espérait seulement qu’il pourrait le redémarrer pour qu’il passe en mode autoréparation. — Si ça marche, dit-il à haute voix, vous n’aurez plus l’occasion de m’appeler moi, Martyr. Avant de prendre conscience qu’il imitait cette étrange habitude des humains : la suffisance. Il n’avait pas réussi. Déçu, il initialisa la routine de récupération de son processeur, mais rien ne se produisit. Les archives du suresprit étaient sans doute trop gravement endommagées et ne pouvaient démarrer et se transmettre dans les circuits gel complexes d’Érasme. Elles étaient mortes. Inutiles. Mais, finalement, il obtint une étincelle de réaction, un premier indice lent de reconstruction des routines de données venu du noyau grillé du suresprit. Il remarqua soudain un œil espion qui survolait sa tête en l’épiant. Même si ThurrOm et SeurOm étaient sur le front de l’impasse militaire, il savait que le petit agent électronique volant était toujours connecté aux deux suresprits maladroits, qu’ils se préoccupent ou non de lui dans cette phase cruciale. Il décida qu’il ne serait pas très sage d’être observé dans ces circonstances et il tenta d’attraper l’œil en vol pour l’écraser. Mais la voix qu’il entendit alors dans le minuscule haut-parleur n’était pas celle d’un Omnius. — Père, je vous ai enfin retrouvé ! Le signal était faible, distordu, mais il venait indéniablement de Gilbertus ! En insérant une sonde aiguille de sa main dans ses propres systèmes, Érasme utilisa sa programmation pour renforcer le gain et filtrer le bruit. Une holo-projection s’activa et il déchiffra les données en un éclair. Des dossiers, des images. Il remonta à une vitesse extrême et scanna les milliers d’images des créatures enfermées, serrées les unes contre les autres comme si elles croyaient se protéger ainsi des explosions imminentes. Et il s’arrêta soudain sur une vue qui diffusa un choc intense dans sa programmation. Non. Ce devait être une erreur. Il voyait le clone de Serena Butler. Et, tout près d’elle, Gilbertus Albans ! Et cette image venait d’un des cargos piégés du Pont de Hrethgir... Gilbertus tenait un des capteurs des machines. — Ah, vous voilà, Père ! J’ai relié ce système à l’un des yeux espions. — Mais que fais-tu là ? Tu devrais être là-bas, en sécurité. Où je t’ai mis. — Mais Serena est ici. Les dossiers n’étaient pas difficiles à suivre. Les sentinelles étaient en train de rassembler les derniers humains pour les entasser dans les containers et je n’ai eu qu’à les suivre. C’était la chose la plus terrifiante que le robot aurait pu imaginer ! Il ne s’interrompit même pas pour se dire que la violence de sa réaction allait bien au-delà des normes d’une machine pensante. Il avait fait tout ce travail avec Gilbertus, il l’avait formé, éduqué, il en avait fait un être humain supérieur – tout cela pour découvrir qu’il allait mourir avec tous les autres. Et avec ce clone manqué de Serena Butler auquel il vouait une adoration et un amour stupides. En dépit de tout ce qu’il avait connu et expérimenté, seule une chose comptait en cet instant : il ferait tout pour sauver son fils. Il se tourna vers les écrans et vit que la Flotte de Vengeance, qui avait marqué une brève hésitation, semblait progresser à nouveau en dépit de ses menaces. — Gilbertus, je te sauverai. Tiens-toi prêt ! Il n’avait plus rien à faire du noyau partiellement réparé de l’Omnius Primaire. Il le rejeta avec un geste de colère et quitta la chambre souterraine. JE DOIS ME RÉVEILLER. Les données commençaient à affluer, mais il restait beaucoup à faire avant que les circuits gel soient pleinement restaurés. Les deux Omnius asynchrones avaient gravement endommagé ses systèmes mais ils n’avaient pas achevé le travail. Ils avaient jeté ses restes cybernétiques dans la Spire Centrale pour s’occuper d’autres sujets. Par leur faute, Corrin allait tomber. Avant d’être agressé par les copies illégitimes de son moi, l’Omnius Primaire avait mis au point un moyen de fuite parfaitement applicable qui permettrait au noyau central du suresprit de survivre. Il disposait du code d’accès à toutes les informations du gigantesque volume de données qui constituait son entité. Sur un simple signal, et non pas une construction gel, il serait capable de franchir le réseau de brouillage. « Omnius », alors, dériverait à travers la galaxie jusqu’à ce qu’il rencontre un récepteur, n’importe quel dispositif qui pourrait le télécharger. Et qu’il pourrait habiter. Les deux usurpateurs resteraient ici pour tenter un dernier combat désespéré. Ils seraient détruits à terme, mais l’Omnius Primaire se refusait à ce destin. Avant tout, il lui fallait se régénérer. Seules les machines pensantes voient les décisions en noir et blanc. Quiconque a un cœur a des doutes. C’est le sort des êtres humains. Abulurd Harkonnen, Journaux privés. Les rapports circulaient entre les unités de garde du blocus et la passerelle du vaisseau amiral. Les soldats de l’Armée de l’Humanité étaient profondément troublés. La race humaine allait perdre la guerre. — Si Omnius croit vraiment que nous allons nous retirer, il se trompe gravement ! Cette stratégie démontre une fois encore que les machines pensantes sous- estiment la détermination des humains. Le Vice-Roi appela de nouveau depuis le LS Serena Victory sur la fréquence de sécurité, d’un ton conciliant. — Je me suis sans doute montré trop vif, Bashar. Vous aviez tout à fait raison. Nous nous sommes battus côte à côte dans de nombreux engagements pendant le Jihad, mais je suis à présent le Vice-Roi de la Ligue. Et plus un militaire, donc je vous laisse libre de toute décision en ce domaine. Vous seul êtes responsable des opérations. Avec ma bénédiction. Conscient de l’imminence de la tragédie, le Vice-Roi ordonna que son vaisseau s’éloigne de la zone de combat de Corrin, avec Rayna et les représentants de la noblesse. — Il se met en valeur, c’est tout, marmonna Abulurd d’un ton dégoûté. Tout ce que fait mon frère est motivé par la politique, même ici. Vorian avait le regard dur. Abulurd savait que son commandant voulait donner l’exemple à tous les hommes de la passerelle : ils étaient aux ordres mais totalement perturbés. Le Bashar Suprême s’adressa à l’ensemble des unités de combat qui attendaient l’ultime engagement spatial. — Nous allons faire mouvement sans tenir compte des menaces des machines. Je n’ai pas l’intention d’arrêter cette offensive. Au diable les machines et leur fourberie ! — Mais, commandant, à quel prix ? hurla soudain Abulurd. Pensez à toutes ces vies innocentes ! Il faut changer nos plans – trouver un autre moyen. — Il n’en existe aucun autre. Si nous attendons, le risque est trop grand. Abulurd n’avait encore jamais vu son mentor aussi déterminé et implacable. — Omnius est logique. Il ne fera pas cela s’il sait qu’il sera exterminé. — L’extermination n’est pas négociable, répliqua Vorian. Nous avons déjà versé trop de sang. Je veux en garder quelques gouttes pour la victoire finale. — Quelques gouttes ? — C’est nécessaire. Tous ces gens étaient d’ores et déjà condamnés quand nous sommes intervenus. — Je ne suis pas d’accord, commandant. Les autres victimes du Jihad ont été des pertes nécessaires, mais pas celles-là ! La situation est suffisamment stable pour que nous prenions le temps de reconsidérer nos options. Nous devrions nous réunir avec tous les officiers pour entendre ceux qui pourraient... — Encore d’autres palabres ? Depuis vingt ans, je n’entends que ça, des discussions inutiles et interminables au sein de la Ligue ! Oh, oui, ça va commencer par un bref délai, puis le Vice-Roi va réfléchir et nous demander d’envoyer des messages à Salusa. Et ensuite, les nobles vont se pencher sur la question. (Il serrait les poings.) Abulurd, nous avons commis trop d’erreurs dans le passé, et nous avons payé chèrement nos indécisions. Aujourd’hui, tout va changer, à jamais. Vorian se tourna vers Corrin. Ce monde lui apparaissait comme une tumeur qu’il devait exciser de l’univers. — Activez tout l’armement ! Tous les vaisseaux parés à avancer ! Abulurd insista. — Bashar Suprême, vous savez qu’Omnius ne bluffe pas. Si vous franchissez la ligne de blocus, il va activer les séquences de destruction. Tous ces gens seront condamnés, y compris Serena et son enfant. — J’ai déjà agi comme ça auparavant. Si une poignée d’êtres sont sacrifiés ici comme des agneaux au nom de l’avenir de la race humaine, qu’il en soit ainsi. — Une poignée ? Mais, commandant, ils sont plus de deux millions ! — Pensez aux milliards de soldats qui sont déjà morts au combat. Serena elle-même comprenait que des citoyens innocents pouvaient être des victimes de guerre. (Ses yeux gris se fixèrent sur Abulurd qui se dit soudain qu’il avait en face de lui un homme différent, un étranger.) Ne t’y trompe pas : c’est Omnius qui va les tuer, pas moi. Je n’ai pas créé cette situation et je refuse d’en accepter la responsabilité. J’ai déjà trop de sang sur les mains. Abulurd sentit son cœur battre plus fort et son souffle s’accélérer. Peu lui importait que tous les équipages l’entendent. — Il faut prendre le temps de réfléchir très précisément, commandant. Les machines pensantes sont coincées sur Corrin depuis vingt ans. Pourquoi voulez-vous les attaquer maintenant alors que deux millions de personnes sont menacées de mort ? Parce que notre force est en position ? Omnius n’est pas plus une menace maintenant qu’il ne l’était hier, ou même encore avant. Le visage toujours jeune de Vorian était de pierre : c’était sa seule façon de manifester son mécontentement. — J’ai laissé Omnius survivre à l’issue de la Grande Purge. Nous avons manqué d’esprit de résolution, et cela nous a été fatal, même si nos Jihadis ont dû payer le prix suprême. Nous n’aurions pas dû commettre cette erreur et je n’ai pas l’intention que nous la répétions. — Mais pourquoi ne pas essayer de négocier une solution, pour trouver un moyen de sauver tous ces gens ? Nous pourrions calculer une frappe de précision, comme mon père et mes frères quand ils ont libéré Honru. Nos vaisseaux ont embarqué des kindjals et des bombardiers lourds chargés d’ogives à pulsion, et nous avons des mercenaires de Ginaz. Ils pourraient se glisser derrière le rideau de blocus et les larguer sur Corrin pour anéantir Omnius. — Ils devront quand même franchir la ligne pour le faire, dit Vorian. Ne discutons plus. Nous allons attaquer avec tout l’armement dont nous disposons. L’Histoire retiendra ce jour comme le dernier des machines pensantes. Vorian détourna la tête pour se pencher sur les écrans tactiques. Abulurd était sur le point de hurler : Mais c’est inutile ! Il avait l’impression qu’on lui arrachait le cœur. Mais il garda un ton calme. — Suprême Bashar, je ne permettrai pas que vous rejetiez toute l’humanité qui est en vous. Nous pouvons nous maintenir sur cette ligne. Vous le savez. La Flotte de Vengeance est en place. Nous pouvons encore contenir les machines sur Corrin pendant vingt ans encore jusqu’à ce que nous trouvions une solution. Je vous en prie, commandant, laissez-moi trouver une autre solution. Vorian se leva et se tourna vers lui avec une expression de fureur glaciale. L’équipage de la passerelle était visiblement inquiet à l’idée de ce massacre inutile. Vorian se dressa de toute sa taille. — Bashar Harkonnen, j’ai pris une décision et donné les ordres en conséquence. Nous ne sommes pas dans un groupe de discussion. (Il haussa la voix pour se faire entendre de tous.) Activez l’armement et préparez-vous à la descente finale. Abulurd, sans plus se soucier des conséquences, lui jeta : — Si vous faites ça, alors vous ne valez pas plus cher que votre père. C’est le genre de chose dont le Titan Agamemnon aurait été capable. Le visage de Vorian était vide de toute émotion, pareil à un masque de glace. — Bashar Harkonnen, je vous relève de votre poste. Vous serez confiné dans vos quartiers à bord de ce bâtiment jusqu’au terme de la Bataille de Corrin. Stupéfait, Abulurd le dévisagea, gagné par une souffrance intense, les larmes aux yeux. Il ne pouvait croire ce qu’il venait d’entendre. Vorian se détourna tout en demandant : — Souhaitez-vous une escorte armée ? Ce ne sera pas nécessaire, commandant. Abulurd quitta la passerelle, laissant derrière lui ses espoirs et sa carrière. La vie humaine n’est pas négociable. Abulurd Harkonnen, journaux privés. Destitué de ses fonctions, enfermé dans ses quartiers, Abulurd sentit le Serena Victory accélérer et plonger vers Corrin, droit sur le fatal Pont de Hrethgir d’Omnius. La voix du Bashar Suprême résonna dans l’intercom du vaisseau amiral. Il tenta de rallier ses hommes pour l’atroce attaque. — Omnius croit qu’il peut empêcher notre victoire en mettant en place des boucliers humains autour de Corrin. Il pense que face à son « Pont de Hrethgir », nous abandonnerons notre résolution et le laisserons continuer à perpétrer ses crimes. Mais il se trompe gravement. « Le suresprit a choisi d’exposer des millions d’innocents là où il est certain qu’ils seront tués. Cela ne fait que renforcer la nécessité de le détruire, quel qu’en soit le prix ! Que ce soit notre ultime bataille ! Suivez- moi jusqu’à la victoire, pour le salut de nos enfants et celui des générations d’humains à venir. Abulurd savait que Vorian, par sa seule volonté, maintiendrait les soldats de l’Humanité dans le droit fil du devoir jusqu’à ce qu’ils en aient fini, et ce en dépit de leurs réticences. On avait atteint le point de non- retour. Leur élan allait emporter tous ces hommes jusqu’à la terrible issue. Il serait trop tard quand ils prendraient conscience de ce qu’ils avaient fait. Telle était bien l’intention de Vorian. Mais Abulurd, isolé dans sa cabine, ne pouvait que réfléchir aux conséquences. Tous ces morts inutiles ! Vorian avait décidé que sa mission était urgente et s’était imposé une date limite artificielle. Et il refusait de la revoir simplement parce qu’il ne le voulait pas. Faykan, quant à lui, s’était retiré du débat avec ses nobles pour garder les mains propres quoi qu’il advienne. Vorian seul serait tenu pour responsable du carnage. Pas Abulurd Harkonnen. Il regarda son insigne. Il avait été tellement fier quand Vorian lui-même l’avait épinglé sur son uniforme. Il avait placé tous ses espoirs dans ce personnage qu’il adorait. Son mentor, avec sa noblesse, son sens de l’honneur. Mais tout venait de s’écrouler, et pourquoi ? Ces millions de gens ne méritaient pas de mourir ici, au large de Corrin. Il y avait bien longtemps, Vorian Atréides s’était fait connaître dans le Jihad par ses astuces, ses solutions innovatrices. Il avait trompé les machines pensantes dans les parages de Poritrin avec une flotte de « vaisseaux leurres ». Il avait répandu le virus informatique dans les suresprits en se servant de son « ami » Seurat. Mais désormais, il avait décidé d’être un faucon. Vengeur, impatient et cruel, il allait jeter ses hommes dans une bataille qu’il aurait dû éviter. Abulurd, rageur, arracha son insigne et le jeta sur son bureau. Puis il se regarda dans le miroir. Il vit un homme sans grade. Seul avec sa conscience. Un homme honteux à l’idée d’être impliqué dans cette absurde expédition militaire. Mais il pouvait peut-être encore sauver la situation avant qu’elle ne vire à la tragédie, obliger Vorian à marquer le pas pour réfléchir. Il savait que le Bashar Suprême avait encore de la grandeur en lui. Il devait absolument arrêter cette folie de n’importe quelle façon. Bravant tous les ordres, il quitta ses quartiers. Ce n’était que le début. Tandis qu’il arpentait les coursives, il sentait grandir sa détermination. Tout comme Vorian. Vingt ans auparavant, il n’avait joué aucun rôle dans la Grande Purge qui avait coûté la vie à des milliards d’esclaves humains. Il était resté sur Salusa Secundus pour superviser l’évacuation et les dispositifs de défense de la capitale de la Ligue. Vorian avait eu là un geste affectueux, il avait tenu à protéger le jeune officier sensible du bain de sang, des horreurs. Et de la culpabilité. C’était maintenant à lui de retourner le geste. D’agir dans le bon sens et d’éviter au Bashar Suprême une décision terrible. Pour cela, Abulurd était prêt à sacrifier sa carrière militaire. Il était persuadé qu’à terme Vorian comprendrait qu’il avait réagi sagement. Il se hâta vers la passerelle de tir du vaisseau amiral. Depuis le centre primaire de commandement, il aurait accès à tous les dispositifs de feu de la flotte. Tous les systèmes étaient coordonnés sur le centre, mais chaque unité gardait l’option de tir indépendant si elle avait l’autorisation du Serena Victory. Quand il avait été désigné pour cette mission, au départ de Salusa Secundus, Vorian avait une totale confiance en son officier en second. Réaliste, dans le souci de ce qui pouvait lui arriver, il avait confié à Abulurd Harkonnen le jeu de clés principal, la séquence de codes qui permettait d’activer tout l’armement de la flotte en cas de combat. Une prime ajoutée à sa promesse d’aider à restaurer l’honneur et le respect du nom des Harkonnen. Le jeu de clés permettait à Abulurd de contrôler l’ensemble de l’armement de la Flotte de Vengeance, mais il pouvait avoir une utilisation totalement différente. Les techniciens de tir se démenaient devant leur console. Le ballista précédait l’armada humaine vers la confrontation fatale. Il franchirait bientôt la ligne qui devait déclencher la mort de deux millions d’esclaves enfermés dans le Pont. Concentré sur ses plans de bataille mais également soucieux de ne pas porter atteinte au moral des équipages, Vorian n’avait pas encore annoncé les mesures de cœrcition prises à l’encontre d’Abulurd. Quand il entra sur la passerelle de contrôle de tir, les officiers le saluèrent. Il leur répondit et gagna directement la station primaire. Dans quelques minutes, le commandant de la flotte allait donner l’ordre d’ouvrir le feu. Abulurd tapa le code et, instantanément, il eut accès au contrôle de la totalité de l’armement. Un instant, il se figea devant un écran, en réalisant l’importance de ce qu’il allait faire. Avant de changer d’idée, il modifia le code d’accès pour le remplacer par une séquence qu’il était le seul à connaître. En pénétrant dans l’espace de combat, Vorian allait s découvrir qu’il ne contrôlait plus l’ensemble de son armement. Il ne pourrait frapper l’ennemi. Il n’aurait qu’une solution : se replier et envisager un autre plan. Ce qui lui donnerait le temps de souffler et de trouver une solution. En murmurant une prière, Abulurd quitta la station. On ne tarderait pas à découvrir ce qu’il venait de faire. La Flotte de Vengeance fondait sur son objectif. Et nul, hormis Abulurd, n’avait conscience qu’elle venait d’être privée de ses moyens. La guerre est la combinaison de l’art, de la psychologie et de la science. Le chef qui triomphe sait comment et quand employer chacun de ces composants. Vorian Atréides. Je suis un faucon. Tel est mon totem. Le soleil géant de Corrin se levait et, dans cette sombre avancée de l’aube, les vaisseaux étaient baignés de taches sanglantes. Ils allaient d’un instant à l’autre franchir le rideau de défense d’Omnius et déclencher le processus de mort, en dépit de toutes les conséquences. Plus bas, des bancs de nuages couvraient en partie la planète. Vorian discerna des éclairs d’orages. Des tempêtes devaient se déchaîner au sol, mais la pire était à venir, ici, dans l’espace. Les satellites de brouillage des machines les attendaient. Avec deux millions d’êtres humains. Et Serena Butler. Je ne dois pas changer de décision. C’est vraiment elle, encore en vie après tant d’années. Elle comprendrait – en fait, elle m’ordonnerait ce que je m’apprête à faire. Et puis, si ça n’était pas réellement elle, qu’importait ? Il avait pris sa décision. Les vaisseaux étaient en phase d’accélération et l’angoisse des soldats était perceptible. Une ambiance néfaste avait gagné tout le vaisseau. Nombreux étaient ceux qui priaient discrètement pour que les machines pensantes se retirent au dernier moment. Mais Vorian savait qu’il n’en serait rien. L’action militaire en cours serait sans doute jugée regrettable, mais pas plus que la Grande Purge. Et le genre humain en aurait enfin terminé avec le règne des machines qu’il avait eu la folie de créer à son image. Quand il avait appris l’existence des boucliers humains du « Pont », sa volonté n’avait pas diminué. Le seul fait que les machines soient prêtes à un acte aussi décisif lui indiquait qu’elles étaient prêtes à tout perdre ici. Le prix de la victoire est immense.... mais acceptable. Mais il était encore sous le coup des protestations d’Abulurd. Abulurd plus que tout autre savait à quel point cette offensive était capitale pour l’humanité. Il aurait dû soutenir son Bashar, son ami... Mais il avait laissé un creux dans sa poitrine, une blessure dans son esprit. Xavier, lui, n’aurait pas hésité dans cette situation. Il aurait fait le bon choix. Rayna émit un long message. Elle était partagée entre sa haine envers les machines pensantes et l’envie de sauver Serena Butler et son enfant ressuscités. Vorian se demanda si les Cultistes avaient conscience du paradoxe. Si Rayna pensait vraiment que sainte Serena lui était apparue durant une transe, comment pouvait-elle croire que la vraie Serena était encore en vie ? La flotte était au seuil de la ligne de risque. — Préparez-vous à l’engagement. Que tous les officiers d’armement soient à leur poste. Activez les systèmes et tenez-vous prêts à ouvrir le feu à mon commandement. Nous allons les anéantir d’un seul revers. Nous serons l’épée flamboyante de Dieu qui frappe depuis le ciel ! Il avait la gorge sèche quand il se tut. S’il se trompait vis-à-vis d’Omnius, alors, la première vague d’attaque de la Ligue serait instantanément vaporisée dans l’explosion pseudo-atomique. — Sélectionnez vos cibles, ordonna-t-il. — Commandant, et s’il y a aussi des otages humains à bord des vaisseaux robotiques ? Vorian pivota sur son siège et vit sursauter l’officier d’artillerie. — Et s’il n’y en avait aucun ? Ne vous inquiétez pas pour cela, Bator. Exécutez les ordres. Il avait gardé un ton neutre. Dès que le Pont de Hrethgir exploserait, il serait impossible de contenir la férocité de l’Armée de l’Humanité. Il avait envie d’en finir ainsi, pour que la flotte puisse se concentrer sur la tâche urgente qui l’attendait. Ses doigts se rapprochaient de la touche de séquence de tir. En cet instant précis, il voulait frapper les machines tout comme elles avaient frappé des générations d’êtres humains. — Bashar Suprême, nous sommes à portée de tir, annonça l’officier de scanner. — Commencez le bombardement ! Juste pour les calmer un peu ! Il appuya lui-même sur la touche. Et rien ne se produisit. Il recommença. — Bon sang ! Il entendit les cris interloqués des autres officiers de tir de la passerelle. Et l’intercom fut inondé de messages d’alerte. — Commandant, les armes sont totalement inopérantes dans l’ensemble de la flotte ! Aucune pièce n’est en mesure de tirer ! Quand la réponse vint, Vorian la reçut comme de l’acide pur. — Ici Abulurd Harkonnen ! Afin d’empêcher le meurtre inutile de millions d’humains, j’ai neutralisé les contrôles de tir de toutes les batteries de la flotte. Bashar Suprême, il faut trouver une meilleure solution. Vous n’avez d’autre choix que de rebrousser chemin. — Qu’on me l’amène ! gronda Vorian. (Les hommes de la sécurité quittèrent précipitamment la passerelle tandis qu’il se tournait vers les techniciens.) Et rétablissez-moi ces contrôles ! — Nous ne pouvons rien faire tant que nous n’avons pas la séquence codée et le Bashar Harkonnen l’a changée. — On comprend pourquoi il a choisi de s’appeler Harkonnen ! grinça un officier de tir. Il a peur de combattre les machines. — Ça suffit ! Vorian s’interdit d’en dire plus. Il bouillait de rage tout en se demandant comment son protégé en était arrivé à faire cela, pourquoi il risquait la vie de tous les siens en intervenant au moment le plus critique. — Contournez autant de systèmes que vous le pourrez, composez des séquences de tir en manuel et des acquisitions de cible s’il le faut. Sinon, nous serons obligés d’ouvrir les hangars pour lancer des rochers sur l’ennemi. — Il va nous falloir quelques minutes, Bashar Suprême. — Commandant, nous continuons notre descente ? demanda l’officier de navigation. Nous sommes presque au Pont. Les pensées se bousculaient dans l’esprit de Vorian, dominées par l’amertume qu’il éprouvait à l’idée de la trahison d’Abulurd. — Si nous ralentissons, les machines sauront qu’il se passe quelque chose. — Il ne faut pas hésiter ! lança un Cultiste de l’équipage. Les démons mécaniques vont croire que nous n’avons plus foi en notre sainte mission. Vorian était persuadé que ce ne serait pas la première idée qui viendrait à Omnius. — Il est plus probable qu’ils vont supposer des difficultés techniques, une défaillance de dernière minute. Avançons. Il va falloir jouer serré. Il ne disposait plus que de quelques minutes pour qu’Abulurd rétablisse les systèmes. Il y parviendrait peut-être. On trouva facilement Abulurd Harkonnen, qui ne résista pas. Quand les gardes le ramenèrent sur la passerelle, il paraissait fier de lui. Il n’était pas armé et il toisa Vorian avec une expression de granit. Il ne portait plus les insignes de son grade. Vorian s’avança vers lui, menaçant. — Qu’est-ce que tu as fait ? Au nom de Dieu et de Serena, dis-le-moi ! Abulurd semblait attendre que le Bashar comprenne. — J’ai évité que vous commettiez une terrible erreur. J’ai sauvé des millions de vies. Vorian le saisit par le col. — Tu es un imbécile ! Si nous ne vainquons pas aujourd’hui, tu nous auras tous condamnés et ouvert la porte à dix siècles d’esclavage sous le joug des machines ! L’officier de tir grommela : — Un lâche, tout comme son grand-père. — Non, pas comme Xavier, protesta Vorian en dévisageant Abulurd avec le souvenir brûlant de tous les bons moments qu’ils avaient vécus ensemble. « Cet homme est dans son propre univers de lâcheté, Bator. Vous ne pouvez le comparer à personne d’autre. Abulurd ne cherchait pas à s’échapper, mais il répondit : — Il est impossible que ça se passe comme ça. Si seulement vous pouviez... — Bashar Harkonnen, je vous ordonne de me donner les nouveaux codes. Il ne nous reste que peu de temps. — Désolé, mais je ne peux pas. C’est le seul moyen dont je dispose pour que vous abordiez le problème sous un éclairage différent, Bashar Suprême. Il faut reculer. — Vous mettez en danger la vie de tous les équipages de la Flotte de Vengeance ! Abulurd ne semblait pas intimidé. — C’est vous le responsable, Vorian, pas moi. — Ne prononcez plus jamais mon nom. Il n’existe plus d’amitié entre nous. Écœuré, Vorian le repoussa et Abulurd vacilla. — Vous avez trahi l’avenir du genre humain ! L’officier de navigation lança d’un ton inquiet : — Nous sommes au seuil du rideau de défense, Bashar Suprême ! Faut-il réduire la vitesse ? — Non ! Nous appliquons le plan d’offensive, quoi qu’il advienne. — Vous ne pouvez pas faire ça ! haleta Abulurd. Arrêtez, Vorian, et regroupez vos forces ! Essayez de négocier avec Omnius. Vos armements sont désactivés... — Les machines ne le savent pas. Et, à la différence d’Érasme, je peux bluffer. Un calme mortel avait envahi Vorian. Sans aucun armement à longue portée, la Flotte de Vengeance s’approchait des forces robotiques. Vorian se disait qu’il s’était trop investi pour risquer un échec. — Et puis, ajouta-t-il, tant qu’il me restera mon imagination, je ne serai jamais désarmé. Jamais. (Il se détourna d’Abulurd, blafard tandis que les gardes s’approchaient comme s’ils s’apprêtaient à frapper le Bashar.) Je ne veux plus le voir. Qu’on le surveille en permanence. Je déciderai plus tard de ce qu’il convient de faire de lui – à supposer que nous survivions. L’histoire des batailles est faite de moments... et de décisions... qui auraient pu être différents. Dialogues d’Érasme, dernières notes sur Corrin. Érasme avait fouillé dans son long passé sans trouver un instant où il eût été aussi perturbé que maintenant. Il se sentait près de la panique. Ou du désespoir ? Pour éviter le désastre, il devait faire vite – et sauver Gilbertus. Intéressant, se dit-il dans un éclair d’intuition qui le détourna presque de l’urgence de la situation. Je comprends mieux maintenant pourquoi Serena Butler protégeait son enfant avec une telle frénésie. Au titre de robot indépendant et conseiller des incarnations d’Omnius, il avait accès à tous les systèmes de Corrin. Il entra dans une salle occupée par une grille holographique, loin dans le sous-sol de la cité. L’image tactique montrait une projection des défenses planétaires, y compris les vaisseaux robotiques lourdement armés, les essaims de cargos et les containers de détention qui constituaient le Pont de Hrethgir – là où se trouvaient Gilbertus et son clone de Serena. Il pouvait voir aussi la flotte humaine en approche, avec les vaisseaux qui changeaient de position à la limite du réseau de satellites qui ne tarderaient pas à déclencher les charges explosives qui anéantiraient les boucliers. Il se connecta au réseau de commandement et analysa rapidement le programme exécuté par son brillant protégé. Les vaisseaux de la Ligue étaient en phase d’accélération. Les intentions des humains étaient évidentes. Dès qu’ils atteindraient la zone fatale, ils n’hésiteraient pas. Rien ne les ferait rebrousser chemin désormais. Vorian Atréides, le fils d’Agamemnon, était prêt à sacrifier tous les prisonniers sur orbite. Et Gilbertus mourrait dans le même instant. Tout autour du modèle holographique, sur les ordinateurs d’accès, des serveurs robots accomplissaient des tâches sophistiquées pour les deux suresprits. Érasme les ignora et accéléra ses propres processus mentaux. Dans toutes ses projections de probabilités, jamais il n’avait prévu les événements en cours. S’il avait été un humain, on aurait pu considérer ses actes comme totalement suicidaires. Et comme une trahison. Il allait éliminer l’ultime système de défense des machines, leur seule possibilité de maintenir les humains au large. Mais c’était le seul moyen dont il disposait pour sauver Gilbertus. Si son fils adoptif mourait, il devrait remettre en question sa propre existence. Il ne restait que deux secondes. En étudiant à nouveau la projection, il vit que les vaisseaux humains, de plus en plus nombreux, approchaient du périmètre de détection. Sous le regard de ses fibres optiques, ils n’étaient que des blips qui glissaient lentement. Mais ils allaient sous peu anéantir Corrin dans une nouvelle frappe atomique, dès qu’ils auraient franchi le Pont où deux millions d’humains allaient trouver une mort instantanée. Et c’est nous qu’on traite d’inhumains ! Sans hésiter, il passa en contrôle de défense. Et désactiva les liens entre le réseau de brouillage et les charges explosives. Et observa les blips des vaisseaux ennemis qui franchissaient la barrière désormais inexistante. Je n’ai pas peur de la mort, je n’ai peur que de l’échec. Serena Butler, Prêtresse du Jihad. Quelques moments auparavant... Vorian avait un plan, ou du moins quelques éléments. Il gardait les doigts croisés tandis que ses pensées défilaient et qu’il considérait les ressources qui lui restaient. Abulurd avait neutralisé les dispositifs de tir de la Flotte de Vengeance, mais les sabords des ballistas et des javelots étaient toujours chargés de bombes atomiques à effet de pulsion. Au départ, il avait pensé à utiliser la puissance de feu de la flotte pour détruire la barrière robotique avant de saturer Corrin à coups de détonations nucléaires. Mais à présent, à cause de la trahison d’Abulurd, il devrait se servir des atomiques contre la barrière des robots. Il espérait seulement qu’il pourrait économiser suffisamment d’ogives pour que les mercenaires de Ginaz en finissent avec Omnius à coups de tirs de précision. Il avait aussi prévu que ses vaisseaux, même sans armement, pourraient être des forceurs de blocus efficaces avec leurs boucliers. Il lui suffirait d’en faire passer un maximum à travers la barrière. Au fond de lui, il avait fait le choix de payer le prix pour les otages du Pont de Hrethgir. Quand le Serena Victory atteignit la limite, tous les hommes du bord retinrent leur souffle, terrifiés. Vorian ne quitta pas son écran des yeux. Sa détermination et sa culpabilité l’obligeaient à observer la disparition des deux millions d’otages. Le ballista franchit la ligne. Il n’y eut aucune détonation, aucun éclair. L’espace demeurait tranquille. Et le Pont de Hrethgir intact. Vorian n’arrivait pas à le croire. — Ce maudit robot nous a bluffés ! — Tous ces gens sont sauvés ! cria l’officier de navigation. Et Rayna Butler intervint aussitôt sur l’intercom : — C’est un autre miracle de sainte Serena ! Elle va nous conduire à la victoire ! Champion Atréides, donnons l’assaut ! Vorian grommela : — Coupez sa fréquence ! C’est moi qui donne les ordres ! Il se dit qu’il aurait préféré qu’Abulurd, son camarade, son protégé, le poignarde en plein cœur. Jamais plus il ne sera mon fils adoptif, ni même un ami. Il était bien décidé à réussir malgré la trahison d’Abulurd. Il scruta un scanner et évalua les données offensives des machines les plus proches ainsi que leur statut opérationnel avant de se retourner. — Ramenez-moi le Bashar Harkonnen ! La menace du Pont n’existe plus – même s’il refuse encore de réactiver les codes de tir ! Des secondes passèrent et il répéta, impératif : — Où est Abulurd ? Je dois... — Je suis navré, Bashar Suprême, lui répondit un garde d’une voix discrète. Mais il est... à l’infirmerie. Il a opposé quelque résistance et... on ne s’attend pas à ce qu’il reprenne connaissance de sitôt. Vorian lâcha un juron en se disant qu’il aurait dû prévoir ce genre d’incident. Il se tourna vers son officier tacticien. — Trouvez-moi toutes les armes disponibles à bord : missiles, artillerie. Et surtout des mines de brouillage. Les vaisseaux de la flotte avaient franchi le rideau des satellites et s’avançaient vers les forces regroupées d’Omnius. Il commençait à recevoir des rapports sur les dispositifs de tir rétablis sans toutefois bénéficier de la précision algorithmique du complexe déconnecté par Abulurd. Les officiers de tir et les volontaires cultistes avaient remonté certaines pièces pour qu’elles puissent s’ajuster et tirer en mode manuel. La première vague d’Omnius s’avançait droit sur eux. Vorian étudia les paramètres de défense de leur adversaire, et repéra des vaisseaux de renfort qui montaient en orbite haute vers les bancs d’unités légères. Dans cette phase, même avec ses systèmes limités, la Flotte de Vengeance dominait encore les unités de Corrin. Et elle avait ses boucliers. — Bashar, si nous visons juste, lui dit son second, nous pouvons les éliminer tout de suite. — Oui, c’est ce que nous allons faire. (Vorian se pencha encore une fois sur l’image du blocus avant de crier :) À l’intention des Cultistes de Serena, des Jihadis, des mercenaires et de tous ceux qui sont à mes côtés dans cette grande bataille, je souhaite vous rappeler ce qu’est cette Guerre sainte. Nous devons venger la mort de notre bien-aimée Serena, de son enfant Manion l’Innocent ainsi que des millions de martyrs. Nous devons définitivement stopper l’ennemi. Il est grand temps de penser une fois pour toutes que les machines ne sont plus « pensantes » ! Étrangement, la première unité robotique à s’approcher du vaisseau amiral n’était pas un bâtiment de guerre mais un très vieux vaisseau de mise à jour. Il n’ouvrit pas le feu mais s’annonça : — Alors, Vorian Atréides. C’est plus complexe que dans les jeux de stratégie qu’on aimait. (Sur l’écran, Vorian découvrit la face cuivrée de Seurat, aussi inexpressive et familière qu’autrefois.) Vous allez me détruire ? Je vais être la première victime de cette attaque ? — Vieux Métallocerveau ! Je ne savais pas que vous étiez encore... Vorian s’attendait à ce que Seurat se lance comme autrefois dans une pitoyable tentative d’humour ou qu’il lui rappelle combien de fois il avait sauvé la vie d’êtres humains. — Nous n’avons pas toujours été opposés dans ce conflit, Vorian Atréides. J’ai trouvé une nouvelle plaisanterie à votre sujet : Combien de fois un humain est-il autorisé à changer d’avis ? Vorian avait été prêt à accepter le massacre de deux millions de boucliers humains, mais soudain, ironiquement, il hésitait en retrouvant ce robot qui avait été son ami. De tous ses proches et des amis qu’il avait connus durant sa longue vie — Serena, Xavier, Leronica et même Agamemnon –, Seurat seul demeurait. — Seurat, qu’est-ce que vous faites ? Arrêtez ! — Vous ne voulez pas entendre la fin ? Vorian croisa les bras. — Comment pouvez-vous être sûr que j’ai changé d’idée plutôt que de vous dissimuler mes vrais sentiments ? Le vaisseau se rapprochait. — Et si vous me laissiez monter à bord pour que nous parlions du bon vieux temps ? Ne suis-je pas un émissaire digne de discuter d’une solution à ce problème ? Vorian se roidit en rejetant son impulsion initiale. N’était-ce pas exactement ce qu’Abulurd souhaitait ? Il ne pouvait négocier avec les machines pensantes. Mais avec Seurat... Son second lui dit à voix basse : — Commandant, notre armement n’est pas encore à pleine charge. Nous pourrions peut-être ralentir ? — Vieux Métallocerveau, est-ce que ça serait un piège ? — C’est vous qui m’en avez appris, Vorian Atréides. Qu’en pensez-vous ? Vorian arpenta la passerelle tandis que le vaisseau de Seurat s’avançait. Est-ce qu’il ne devait pas courir ce risque s’il avait ainsi une chance d’augmenter son potentiel de tir ? — Abaissez les boucliers, dit-il enfin. Seurat, vous pouvez aborder. Mais vous feriez bien de m’annoncer la reddition sans condition d’Omnius. Seurat répondit : — Eh bien, je retrouve enfin votre goût de la plaisanterie, Vorian Atréides ! Le vaisseau robotique accéléra soudain. — Commandant, ses sabords de tir sont activés ! Mais Seurat ouvrait déjà le feu. La première volée creva la coque et les pièces d’artillerie de tribord. Sans la protection des boucliers pour diminuer les impacts, les explosions déchirèrent le Serena Victory en deux endroits. L’atmosphère jaillit dans l’espace comme un jet de fusée et le ballista bascula et perdit son cap. La passerelle s’inclina dans la clameur de l’alarme générale. C’est alors que la première ligne des vaisseaux robots passa à l’attaque. — Réactivez les boucliers ! Protection maximale ! Dans le chaos, le rire de Seurat résonna. — Cela me rappelle une phrase que vous m’aviez apprise, Vorian Atréides : Je te prends en train de faire une bêtise. Toutes ces années avec les hrethgir vous ont ramolli. — Ouvrez le feu ! éructa Vorian en se maudissant pour son indécision et son moment de faiblesse. Peu m’importe que ce soit Seurat... « Rétablissez les contrôles ! Il ferma les yeux à la seconde où les armes sous contrôle manuel tiraient leur première salve. Le ballista manœuvra pour que les chefs de pièce aient une marge de précision plus grande. Et les projectiles convergèrent sur le vaisseau de mise à jour et l’anéantirent. Vorian n’avait plus le temps de se faire des reproches pour ce moment de sentimentalité qui avait failli causer un désastre : il était prêt à affronter un nouveau massacre. La deuxième ligne de robots venait de se porter en avant. Durant de longues années d’éducation, j’ai appris à Gilbertus Albans comment organiser son esprit, comment façonner ses pensées systématiquement afin que ses capacités se rapprochent de celles d’une machine pensante. Malheureusement, je n’ai pas su lui apprendre à faire les bons choix. Dialogues d’Érasme. Dans leur caveau blindé, les deux sphères de mémoire des suresprits scintillaient sous l’effet d’une terrible agitation mentale. Des milliers de flux de données leur parvenaient des unités de combat au large de Corrin. La Flotte de Vengeance avait investi le rideau de défense, franchi le Pont de Hrethgir en vagues successives sans coup férir, de toutes parts. Au dernier instant, le commandant humain n’avait pas hésité à passer la ligne de défense mortelle en condamnant tous les otages. Et le Pont n’avait pas explosé. SeurOm et ThurrOm ne comprenaient pas. Ils transmettaient fébrilement des torrents d’instructions aux forces de défense, des myriades de plans, de concepts souvent contradictoires. Le résultat était un chaos foisonnant, imprévisible. Érasme se régalait de cette confusion. Il avait besoin de parvenir à une solution sans que les deux suresprits interfèrent. Son contact aléatoire avec Gilbertus fut interrompu par des explosions et des décharges d’énergie qui venaient d’atteindre les systèmes de communication défaillants des containers en orbite. Il serra brièvement l’œil-espion défaillant dans sa main de métal avant de le fracasser rageusement sur le sol. De la colère ? pensa-t-il. Il se porta vers un panneau de commandes reliées à des unités de défense mineures qui ne s’étaient pas encore portées sur le front, et se relia à un vaisseau léger. Les sous-systèmes lui accordèrent l’accès. Il devait placer le vaisseau en position et transmettre des ordres de combat aux meks de l’équipage sans éveiller l’attention du couple de suresprits. Il trouva le container le plus volumineux, celui où se trouvaient Gilbertus et sa Serena clonée. Il pilota le petit vaisseau robot jusqu’à ce qu’il accoste en douceur. Aucun œil-espion ne le surveillait plus et il s’autorisa un sourire. Cela devenait une habitude. La puanteur était insoutenable, étouffante. L’oxygène était presque épuisé. Les corps crasseux dégageaient une chaleur pénible que le sol de métal et les plaques blindées de la coque semblaient absorber. Gilbertus était assis à côté de Serena. Il lui tenait la main et elle avait la tête appuyée sur son torse musclé. Il avait décidé seul de venir ici. Ce n’était pas le choix le plus logique dans les circonstances, mais il devait tenir. Les boucliers humains maintiendraient la flotte d’attaque au large – ou bien elle passerait. Au fond de son cœur, il savait qu’Érasme l’avait trompé en laissant Serena partir avec tous les autres humains. Quand le reste de son plan lui était clairement apparu, quand les images de Serena avaient été diffusées comme une menace à l’intention de l’Armée de l’Humanité, il avait compris. Tout était logique. En fait, Serena, otage exceptionnelle, pouvait être le facteur décisif. — Si seulement ça n’avait pas été toi, lui murmura- t-il. Autour d’eux, les prisonniers humains s’agitaient et gémissaient. Aucun d’eux ne savait ce qui se passait réellement. Certains chuchotaient que les humains libres venaient à leur secours. D’autres redoutaient d’être pris dans une des horribles expériences psychologiques d’Érasme. Gilbertus avait tenté d’expliquer la situation à deux hommes blottis près de lui et Serena, mais ils ne l’avaient pas cru. Rekur Van se trouvait là, lui aussi, relié à sa base vitale. SeurOm et son double avaient apparemment compris comment faire souffrir leurs prisonniers humains. Le Tlulaxa amputé se plaignait si bruyamment que Gilbertus avait dû éloigner Serena dans un autre segment du container. Ils attendaient leur fin. Il était certain que la crise avait été résolue. Le retard était un bon signe : le commandant de la Ligue avait hésité avant de se retirer. Sinon, ils seraient tous morts. Mais pourquoi captait-il ces signes violents de combat au-delà des minuscules hublots ? Des éclairs, des explosions en bouquets ardents et des essaims de vaisseaux tournoyant dans toutes les directions. Ils avaient franchi la ligne de brouillage et le Pont de Hrethgir aurait dû sauter depuis un moment. Il détourna le regard et se rassura : au moins, Serena était avec lui. — Ce ne sera plus long, lui dit-il d’un ton apaisant. Ils vont bientôt résoudre la question. _On savait que les humains prisonniers du Pont n’avaient plus de vivres ni d’eau, qu’ils ne pourraient respirer qu’un ou deux jours. Et que leur évacuation et leur rapatriement à la surface de la planète prendraient quelque temps. La coque vibra. Un vaisseau venait d’aborder le container surchargé. La manœuvre semblait difficile, comme si le pilote était maladroit. Gilbertus réfléchit aux hypothèses possibles et se demanda si des humains ne venaient pas à leur secours. Ce qui n’était pas vraiment ce qu’il avait espéré. Quand le sas rudimentaire s’ouvrit, il vit sept robots de combat. Leurs lourds sabots de marche résonnèrent dans tout l’habitat. Les otages s’écartèrent, craintifs. Gilbertus se redressa. Il comprenait tout à coup. Son père-robot lui avait donné suffisamment d’informations avant que son faisceau de communication par le biais de l’œil-espion soit interrompu. Les robots se plantèrent devant lui comme s’ils venaient le chercher pour l’exécuter. — Vous êtes venus me secourir, leur dit-il. — Nous obéissons à l’ordre d’Érasme. Les otages les plus proches implorèrent qu’on les secoure. L’atmosphère continuait de fuir et ils n’avaient pas mangé depuis deux jours. Gilbertus regarda autour de lui avant d’aider Serena à se lever. — Je m’y oppose, dit-il. — Vous ne pouvez pas. — Mais je dois emmener Serena avec moi. Les robots hésitèrent. — Non. Un seul de vous deux doit retourner sur Corrin. Gilbertus plissa le front en se demandant pourquoi son père-robot exigeait cela. Puis il se dit qu’Érasme avait trompé les deux Omnius. Il lui fallait un peu de temps pour rapatrier Gilbertus. — Je ne partirai pas sans Serena, insista-t-il. Il gardait les bras croisés d’un air de défi sous le regard amoureux de Serena. Six des gardes robots reculèrent. — Nous demeurerons dans ce container pour protéger le clone de Serena. — Contre quoi ? L’un des robots, le chef probablement, répondit : — Érasme vous demande de lui faire confiance. Gilbertus se rendit et lâcha la main de Serena. Accepter de nouvelles informations et les utiliser pour modifier notre comportement – c’est ce que nous reconnaissons comme la qualité de pensée des humains. Et c’est par la pensée que nous survivons, pas seulement en tant qu’individus mais comme espèce. Mais en survivant, est-ce que notre humanité persiste ? Pouvons-nous conserver ces choses qui rendent la vie douce aux êtres vivants, agréable et empreinte de ce-que nous considérons comme la beauté ? Si nous dénions ce que nous sommes en tant qu’êtres, nous ne conserverons pas cette humanité, non plus que nos émotions, notre pensée, notre chair. Telle est la triple base sur laquelle l’éternité repose. Si nous renonçons à l’émotion, nous perdons le contact avec notre univers. Si nous renonçons au domaine de la pensée, nous ne pouvons nous refléter dans ce que nous touchons. Et si nous renonçons à la chair, nous abandonnons le véhicule qui nous porte tous. Krefter Brahn, Conseiller Spécial du Jihad. Dès que la Flotte de Vengeance eut franchi le périmètre de défense et le rideau de brouillage, l’ennemi concentra ses forces pour protéger Corrin et faire à tout prix barrage aux humains. Les machines tiraient sans discontinuer des explosifs qui se dissipaient contre les boucliers Holtzman sans causer le moindre dégât. Mais la première vague d’assaut était déjà en surchauffe. Vorian, en examinant les projections, calcula que les boucliers ne tiendraient pas plus d’une heure. Une deuxième vague de javelots et de ballistas engagea le combat, puis une troisième, une quatrième. — Continuez le tir, ordonna Vorian, impassible. Envoyez-leur tout ce que nous avons. — Les dispositifs de tir sont encore partiellement défaillants, Bashar Suprême. Nous gaspillons beaucoup de munitions. L’attaque traîtresse de Seurat avait coûté la vie à une centaine de membres de l’équipage. Les réparations avaient été rapides mais elles étaient loin d’être achevées. Vorian secoua la tête. — Trouvez une idée. Regardez tous ces vaisseaux robots. Impossible de les manquer, non ? Ils affrontaient une véritable forêt métallique de vaisseaux de tous calibres. Il jura. L’opération aurait dû être rapide et précise ! Mais à cause d’Abulurd, elle était maintenant compliquée, confuse. De façon inexplicable, le Pont de Hrethgir n’avait pas explosé quand ils avaient franchi la ligne. Si la Ligue investissait Corrin, les ordres étaient de récupérer un maximum d’otages. Et avant tout Serena Butler et son enfant. La Flotte de Vengeance n’était pas en mesure de rapatrier deux millions de personnes. De plus, ses vaisseaux étaient lents et il faudrait du temps pour atteindre une planète habitable. L’unique solution était de ramener tous les otages sur Corrin. A condition que Vorian ne soit pas obligé de transformer la planète en un déchet radioactif comme tous les Mondes Synchronisés lors de la Grande Purge. Maintenant qu’il avait prouvé que le Pont de Hrethgir n’avait été qu’un coup de bluff diabolique (il le pensait du moins), il ne pouvait perdre deux millions de vies humaines. La victoire épique ne serait pas aussi simple et franche qu’il l’avait espéré, mais ce serait quand même une victoire pour l’humanité. Les boucliers saturés s’éteignaient au fur et à mesure que les vaisseaux se succédaient. Les vagues d’assaut sans protection ployaient sous le bombardement incessant des robots. Vorian, sombre, les dénombrait sur les moniteurs de la passerelle. — Lancez les escadrons de kindjals ! Dites aux pilotes de déployer tous leurs atomiques à pulsion ! — Mais, Bashar Suprême, nous ne sommes pas encore à portée de la surface ! — Non, c’est exact. Mais nous ne l’atteindrons jamais si nous ne sortons pas de ce bourbier. Gardez des ogives pour le coup de grâce final et dites aux Maîtres de Ginaz que nous allons avoir besoin d’eux pour des frappes précises. — Oui, commandant. Xavier Harkonnen lui avait appris jadis qu’un commandant au front devait se montrer flexible. Il existait de nombreux chemins pour atteindre l’objectif. Les atomiques à pulsion leur permettraient de débarquer sur Corrin... Et il ne pourrait atteindre son objectif – détruire Omnius – sans être au sol. Il devait procéder pas à pas. Sa nouvelle stratégie permettrait de sauver des vies – non seulement celles des otages encore prisonniers du Pont de Hrethgir mais aussi celles des soldats qui mourraient au combat si leur Bashar Suprême insistait pour qu’ils continuent de frapper l’ennemi avec des armes conventionnelles. — Ça ne sert à rien d’économiser nos atomiques si tous nos vaisseaux sont détruits sur orbite. Des essaims de bombardiers kindjals aux ailes en flèche jaillirent des baies de chargement des lourds ballistas. Ils portaient les germes d’une destruction massive. Ils lancèrent leurs charges à pulsion sur un vaste rayon, droit sur les machines qui bloquaient l’avance de la Flotte. — Nous y sommes, dit Vorian. Tous les boucliers au maximum. Lignes de front, repliez-vous si vous le pouvez. En s’apercevant de ce brusque changement de tactique, les unités robotiques s’avancèrent pour tenter de reconquérir l’espace qu’elles avaient perdu. C’est alors qu’une vague éblouissante d’énergie déferla dans l’espace, annihilant les circuits gel. Vorian avait mis les mains sur ses yeux. La clarté de l’écran s’ajusta automatiquement. Le sentiment d’avoir entrevu la main de Dieu l’effleura. Les machines avaient été anéanties et la ligne de défense de Corrin n’était plus constituée que d’épaves. Non, songea-t-il. Nous n’avons pas gaspillé ces ogives. Il ne doutait pas que certains prisonniers avaient été embarqués dans des vaisseaux ennemis et qu’ils avaient trouvé la mort avec leurs tortionnaires, mais il ne voulait pas penser aux pertes humaines, pas encore. Elles avaient été inévitables. L’Histoire jugerait sans doute et il serait blâmé. Mais les humains ne pourraient écrire cette page d’Histoire que si la bataille de Corrin s’achevait par une victoire. — Dans la brèche ! lança-t-il. Poussez la vitesse ! Et si vous avez encore des boucliers, servez-vous-en pour dégager tous ces débris ! Et tenez bon ! La Flotte de l’Humanité s’enfonça dans les lignes de défense des machines comme un bélier de métal. Coincées par surprise, les unités robotiques tentèrent de se remettre en formation de combat. Les kindjals entrèrent en action et, très vite, les machines rejoignirent le fleuve de débris miroitants, incandescents. Une deuxième, puis une troisième vague déferlèrent. Quand les vaisseaux atteignirent la haute atmosphère de Corrin, ils étaient presque à court d’atomiques. Mais, tout en bas, leur cible était maintenant vulnérable. — Nous avons un travail à finir, commenta Vorian en montrant l’orbe vaste de la planète, à soixante-dix mille mètres sous eux. Les deux forces engagèrent l’ultime combat en un carrousel de tirs et d’explosions. Vorian pilotait le ballista au milieu du nuage de chasseurs et de destroyers comme une navette légère, comme s’il était redevenu le jeune officier qu’il avait été, brûlant de faire ses preuves. Il se souvenait de sa première grande bataille, au large de la Terre. Sa flotte plongeait vers la surface de la planète. Les vaisseaux d’escorte du ballista encaissèrent des tirs lourds de torpilles aériennes ultrasoniques. Ils furent nombreux à s’embraser et à partir à la dérive, mais d’autres les remplacèrent dans l’instant, en formation serrée autour du vaisseau amiral. L’un des plus proches fut touché et ses boucliers saturés explosèrent dans un geyser de shrapnels et de corps démembrés qui crépitèrent sur la coque du Serena Victory. Vorian grimaça. Le massacre était loin d’être fini. La mort était leur univers, maintenant. Il n’avait pas peur et il était fier de son équipage. Chacun accomplissait sa tâche sans défaillir. Il n’aurait pu demander plus. Le ballista pilonnait sans cesse les machines en orbite et les installations au sol. L’espace était devenu un tissu de flammes et d’éclairs. Mais à la surface de Corrin, Omnius restait indemne. Déjà, pourtant, des navettes descendaient vers la tourmente centrale des combats. Et la voix de Rayna Butler retentit devant ce théâtre ravageur. — Par la grâce de sainte Serena, nous sommes passés ! Je vous avais dit que nous pouvions réussir ! Furieux, Vorian ouvrit une fréquence directe. — Vice-Roi Butler, que faites-vous avec Rayna ? Je ne vous ai pas autorisé à intervenir ! Retirez-vous de la ligne de feu. Faykan répondit, comme contrit : — Il ne s’agit pas de moi, Bashar... Il semble que Rayna ait sa propre mission... Elle a vraiment insisté. — Corrin est l’antre de nos ennemis, intervint Rayna. Ceci est et a toujours été le but de ma vie. Mes fidèles et l’esprit de sainte Serena me protégeront. Vorian soupira lourdement. Cette femme était capable de rationaliser n’importe quelle contradiction. Rayna croyait que Serena était vivante, quelque part sur le Pont de Hrethgir, et elle se sentait guidée par son esprit. Elle avait appliqué la même logique aux vaisseaux, alors qu’elle voulait l’anéantissement de toute forme de technologie... Mais Vorian avait des préoccupations plus graves. Ils allaient affronter le véritable ennemi, à présent, et non des copies rudimentaires de machines comme on en trouvait un peu partout sur les Mondes de la Ligue. Mieux valait que les fanatiques cultistes se déchaînent ici que sur Salusa Secundus ou ailleurs. Le gros des forces robotiques se regroupait autour du bastion du suresprit, au cœur de la cité. Vorian lança ses ordres aux mercenaires et aux Maîtres d’Escrime de Ginaz : ces vétérans étaient des spécialistes de ce genre de problème. Ils attendaient depuis le départ cette nouvelle occasion d’exercer leurs talents. À terme, ce n’est pas ce que vous êtes qui importe mais qui vous êtes. Dialogues d’Érasme, notes ultimes. Même si son corps et son cœur étaient engourdis, le Maître d’Escrime Istian Goss continuait à se battre. Corrin, au moins, était un théâtre idéal pour déployer ses talents. Durant les semaines du long voyage, il avait été nerveux, perturbé, taciturne. Il avait rencontré à bord des zélateurs cultistes. Si brûlante était sa haine qu’il s’était tenu à l’écart de crainte de les massacrer. Il avait passé le plus clair de son temps à s’entraîner seul, à améliorer ses réflexes de combat à l’exemple du jeune Jool Noret. Mais en dépit de sa volonté, Istian ne parvenait pas à sentir la présence du grand héros. Mais, tout en affrontant ses partenaires, il se disait que le silence de Jool Noret ne signifiait pas qu’il était moins efficace. Ce qu’il connaissait de son métier de combattant, il l’avait appris seul. Lorsque les émeutes de Zimia s’étaient soldées par la mort de Nar Trig et de Chirox, son maître, Istian s’était aussitôt porté volontaire pour la campagne de Corrin. Lutter contre les forces d’Omnius était plus légitime que tuer ses frères humains pour apaiser sa colère et son sentiment de culpabilité. Quand la Flotte de Vengeance eut frappé la dernière forteresse d’Omnius et enfoncé les lignes de défense des robots, Istian et ses camarades se préparèrent à intervenir. La bataille spatiale ne les concernait guère. Enfin, quand l’espace fut rempli de flots de débris et de carcasses, de vaisseaux de la Flotte éventrés et carbonisés, de corps déformés, Istian Goss et tous les mercenaires embarquèrent à bord d’une navette rapide et plongèrent vers la capitale de Corrin. Ils virent des javelots et des ballistas qui emportaient des mercenaires pulvérisés sous les salves des machines. Mais ils furent suffisamment nombreux à en réchapper. La navette d’Istian traversait l’atmosphère, accompagnée de vingt autres unités. Les combattants de Ginaz avaient pour mission d’éliminer les derniers foyers de résistance et de mettre en place les charges nucléaires qui devaient vaporiser le dernier suresprit. Dans la navette, ils étaient vingt-trois, des vétérans survivants de batailles anciennes, comme Istian. Après le Jihad, certains avaient suivi d’autres chemins dans la vie, mais tous étaient de retour dans la bataille. C’était leur dernière occasion de prouver leurs talents de guerriers. Dès que le sas s’ouvrit, ils surgirent à l’extérieur, leurs épées à pulsion déjà activées. Deux autres navettes se posèrent à proximité. Elles portaient un marquage diplomatique et non pas celui de l’Armée de l’Humanité. Des Cultistes en surgirent, brandissant des bâtons et des matraques dans un torrent de vociférations. Certains agitaient des fragments de métal comme des épées à pulsion. Ils étaient ivres de destruction, fébriles et maladroits. Istian se détourna : il ne tenait pas à être distrait du vrai combat par une horde de fous. L’ennemi qui les attendait était bien réel, et c’était le seul qui comptait. Mais il devinait que les Cultistes de Rayna ne se souciaient guère de perdre un ou deux des leurs s’ils réussissaient à désactiver une machine. Ils poursuivaient le Jihad, à la différence des soldats de l’Humanité. Sur Salusa Secundus, ils s’en étaient pris à des instruments, des appareils, ils avaient détruit Chirox, le fidèle sensei mek. Mais ils étaient en cet instant les alliés d’Istian et ses collègues. C’était très étrange. Istian et ses compagnons étaient maintenant dans la tourmente de la capitale. Leur navette venait de redécoller dans les rafales incandescentes de la défense au sol. De toutes parts, des détonations secouaient les rues. Et des cohortes de robots surgissaient des complexes géométriques, pareils à autant de monolithes lisses. Les Maîtres d’Escrime se portèrent à leur rencontre en poussant leur cri de bataille. Istian fut le premier à engager le combat. Comme autrefois, il avait en face de lui les redoutables meks des machines, avec leurs fibres optiques étincelantes et leurs bras frénétiques. Et comme autrefois, il croyait deviner sur leurs faces de métal une haine froide. Pouvait-on apprendre la haine à ces machines ? Elles ressemblaient toutes affreusement à Chirox. Et il hésita brièvement. Il avait vu son vieil éducateur se sacrifier et il en avait encore le cœur lourd. Il aurait tant aimé l’avoir à son côté pour ce combat décisif. Le mek reprogrammé avait eu dans sa vie une influence plus grande que Jool Noret. Il l’avait guidé. Il chercha encore une fois Jool Noret au fond de son esprit et le sentit enfin. C’était une émotion, un lien spirituel qu’il n’avait pas ressentis jusqu’alors. Les guerriers robots qu’il avait en face de lui n’étaient que des brutes mécaniques. Il allait les défaire. Il leva haut son épée et l’abattit sur un mek de combat. Il prit alors conscience que cette chose n’avait rien à voir avec Chirox. Chirox avait été son vrai maître. Il se débarrassa de deux adversaires et se porta vers un troisième, qui venait de tuer un Cultiste. Ses bras de pleximétal étaient encore dégoulinants de sang et Istian trancha en deux coups ses circuits gel avant de se tourner vers un autre adversaire. Dans le tourbillon du combat, les éclairs des épées, tous ses doutes l’abandonnèrent. Et les derniers fantômes quittèrent son esprit. Il avait enfin atteint le niveau final, le secret profond du style de combat de Jool Noret. Il était saturé d’énergie mais apaisé. Il avait atteint ce que les anciens Japonais de la Vieille Terre appelaient le Satori. Le but qu’il avait cherché durant toute sa vie. Le centre de son cœur et de son esprit. Avec ses camarades, il courait vers le nexus central d’Omnius. D’un instant à l’autre, ils allaient recevoir l’ordre d’implanter leurs ogives de destruction qui allaient conclure leur mission. Mais Istian se dit qu’il y avait encore des machines devant eux et il serra plus fort son épée. La bataille faisait rage, mais Érasme s’interrompit pour écouter la musique des gouttes d’eau dans les fontaines et les ruisseaux. C’était une sérénade ponctuée d’explosions et de sifflements, un spectacle éclairé par les jets de feu dans le ciel de la cité. L’affrontement entre la Force de l’Humanité et les machines tournait mal mais il ne se sentait pas responsable des pertes énormes. Il s’était réfugié dans sa villa pour tenter de trouver une solution à ses problèmes et attendre la fin. A moins qu’il ne choisisse de s’éliminer. Brusquement, en retrouvant son protégé, il changea d’idée. Il se précipita vers lui dans un froissement de robe pour prendre entre ses bras un Gilbertus Albans à peine débarqué d’un des containers du Pont de Hrethgir. Le dernier des Mondes Synchronisés s’écroulait autour d’eux, mais il ne pensait qu’à une chose : — Mon Mentat, mon cher Mentat, tu es sain et sauf ! Merveilleux ! Il avait le sentiment que le sourire de joie qu’il affichait sur son visage de pleximétal n’était pas simulé, pour une fois, mais le reflet d’une réaction aussi sincère qu’inconsciente. Sous la violence de sa réaction, le robuste Gilbertus fut sur le point de suffoquer. — Père, je vous en prie... Ne soyez pas aussi enthousiaste ! Érasme s’écarta pour le contempler. Il repensait à tout ce qu’il avait fait pour cet ex-enfant sauvage qui était devenu cet homme robuste, intelligent et intuitif. Gilbertus, pour l’heure, était encore sale et épuisé, mais sans aucune blessure apparente. — J’ai craint de ne jamais te revoir, dit le robot. — Moi aussi. (Les yeux verts de Gilbertus étaient embués.) Mais je savais bien que vous trouveriez un moyen de me sauver. Serena est encore là-bas. Il faut la ramener. Il avait l’air sombre, soudain. — Malheureusement, je ne peux pas la secourir. La plupart de nos défenses ont été anéanties. Je crains que nous n’ayons perdu Corrin. Et les humains ne vont pas tarder à investir la cité. — Elle n’était pas à bord d’un vaisseau. (Gilbertus semblait chercher une consolation.) Sinon elle serait morte à l’heure qu’il est. Érasme ne chercha pas à lui mentir. — Si Vorian Atréides poursuit son plan, il ne nous reste guère de temps, à toi comme à moi, mon Mentat. Il va incinérer Corrin comme les autres Mondes Synchronisés. Ta Serena, là-haut, sur le Pont de Hrethgir, survivra probablement. — Je ne crois pas qu’ils vont faire pleuvoir des atomiques sur nous, Père. J’ai vu leurs armées débarquer et pénétrer dans la cité – même si leur commandant a déjà prouvé qu’il était prêt à sacrifier la vie de millions d’otages. Je ne comprends pas pourquoi le détonateur n’a pas fonctionné pour faire exploser le Pont de Hrethgir. — Ça n’a pas été une défaillance technique, Gilbertus. Je l’ai désactivé – pour sauver une personne qui m’est chère. Gilbertus était stupéfait. — Vous avez fait ça pour moi ? Vous avez sacrifié Corrin, toute la civilisation des machines ? Mais je ne le méritais pas ! — Pour moi, si. J’ai fait des projections à long terme. Il est clair que tu seras un jour un homme très important. Un jour, peut-être, quand il n’y aura plus de machines pensantes, tu sauras apprendre à tes frères humains comment penser plus efficacement. Je n’aurai donc pas travaillé en vain. — Père, c’est vous qui m’avez appris à penser. Je vous rendrai hommage en disant à tous que ces techniques, je les tiens de vous. Le robot secoua la tête. — Aucune machine ne pourra s’évader de Corrin à ce jour. Pas même moi. Nous avons perdu la bataille. Je pourrais te montrer les projections en temps réel si je parvenais à activer l’un des murs-écrans des Omnius. Nos dernières défenses craquent. Une nouvelle unité de la Flotte Humaine vient de franchir nos dernières lignes et il ne nous reste que quelques rares vaisseaux sur orbite. Les hrethgir ont investi la place. Je ne peux qu’espérer qu’ils sauront agir avec précision et épargner un peu de la beauté de ce monde... En même temps que toi. Érasme tourna ses fibres optiques vers le lointain, vers les grondements de la bataille, loin du refuge paisible de verdure et de fleurs où il avait tant aimé se promener et réfléchir. — Oui, le crépuscule des machines pensantes est venu. Mais cela ne te concerne pas, Gilbertus. Tu vas gagner le cercle des humains, et jamais tu ne devras admettre avoir eu des rapports avec moi. J’ai tué l’enfant de Serena Butler et déclenché l’incendie dans l’âme des humains. Ne mentionne jamais mon nom, ni ce que nous étions l’un pour l’autre. Les moments précieux que nous avons vécus ensemble ne doivent subsister que dans ton merveilleux esprit, mon Mentat. Tu diras que tu n’étais qu’un simple esclave retenu ici, sur Corrin. Change de tenue. Avec un peu de chance, les hrethgir te sauveront et te raccompagneront jusqu’à la Ligue. — Mais je ne veux pas partir ! Gilbertus redressa le menton. — Si je survis, alors il faut que je fasse quelque chose pour vous en retour, Père. (Il posa les mains sur les épaules du robot.) Vous me ferez confiance ? — Bien sûr. C’est d’ailleurs illogique de me poser une telle question. Loin sous la plaza de la cité assiégée, sous les flammes et les décombres, sous les conquérants humains, l’Omnius Primaire s’était réanimé. Il commençait à s’extraire de la chape de pleximétal qui l’avait retenu prisonnier et qui avait été autrefois la splendide Spire Centrale. Il était maintenant fonctionnel et il avait bien l’intention de reprendre le contrôle de la planète. Les armes sont un facteur important dans la guerre, mais nullement décisif. C’est le Peuple qui est le facteur décisif. Mao Tsé-toung, philosophe de la Vieille Terre. Vorian Atréides dirigeait sa navette vers le centre de la cité principale de Corrin. Il avait peine à croire qu’il tenait enfin la victoire après plus d’un siècle de souffrance et de carnage. Mais il était amer et le plaisir qu’il aurait pu éprouver était terni par sa colère envers Abulurd. Nous étions en pleine crise et il a failli tout ruiner. Et Seurat lui aussi avait trahi sa confiance. Plus tard, il pourrait faire le point sur ses émotions, quand il aurait vu la fin du dernier suresprit. La navette descendait vers le dôme autour duquel les robots de combat s’agitaient comme des jouets dans la fumée et les explosions. Ils s’étaient recentrés en formation de défense. Leur défaite était proche mais ils n’en continuaient pas moins à mitrailler les chasseurs et les transports de la Ligue. Vorian, sur la fréquence de commandement, ordonna le lancement d’une nouvelle vague de kindjals. Ils devaient affaiblir le dispositif de protection du dôme et la plupart des défenses robotiques pour préparer l’assaut imminent des mercenaires au sol. L’Omnius double utilisait apparemment une technologie nouvelle et ingénieuse pour refaçonner le dôme à chaque fois qu’il était endommagé. Une couche de pleximétal se formait spontanément après chaque impact. Le dôme réagissait comme une créature vivante reconstituant sa peau après chaque blessure. Méfiant, Vorian demanda un pilonnage accru des ballistas sur la place forte des suresprits. Les coups portèrent plus violemment en profondeur, ravageant les rangs des machines retranchées. Enfin, le dôme s’affaissa et, cette fois, le pleximétal ne se régénéra pas. Vorian, alors, déclencha l’assaut des mercenaires de Ginaz. Avec leur équipement de démolition et leurs armes lourdes, ils avaient pour mission d’oblitérer les derniers vestiges du suresprit. Il peut y avoir un dernier piège. Dans la dernière phase de ce jeu, les machines étaient capables d’une dernière tentative sournoise, d’un sursaut surprenant et dévastateur. En s’avançant dans la cité, Vorian se souvint de la métropole d’Omnius, sur la Vieille Terre, où il avait passé sa jeunesse. Le Vice-Roi Faykan s’était posé lui aussi et déambulait entre les ruines avec sa suite de nobles qui voulaient que l’Histoire se souvienne qu’ils avaient été sur place au moment de la victoire. Les Cultistes de Serena s’étaient répandus dans les rues et les avenues en une orgie de destruction et Vorian les laissait satisfaire leur soif de saccage et de chaos. Il prenait conscience, avec cynisme, qu’il suffirait d’une seule frappe atomique pour se débarrasser d’un coup des suresprits, de Rayna et de ses fanatiques enragés et du Vice-Roi incompétent et ambitieux. Il ne manquerait qu’Abulurd Harkonnen pour parfaire ce tableau de chasse... Il chassa ces pensées funestes. Iblis Ginjo aurait pu envisager un tel plan, mais pas lui, Vorian Atréides. Il se jura de laisser une marque d’honneur après ce jour décisif. En apercevant Vorian, l’un des nobles de la suite de Faykan se précipita vers lui. — Champion Atréides ! Rayna et certains de ses fidèles étaient à proximité de la citadelle avant le bombardement ! Nous craignons qu’ils n’aient été ensevelis sous les décombres. Il faut envoyer des équipes pour les dégager ! Le Vice-Roi est là ! Vorian était incrédule. — Mais qu’est-ce qu’elle faisait ici ? Elle ne savait pas que nous allions frapper la structure ? Les civils n’ont pas leur place dans ce périmètre. Corrin est une zone de combat ! — Peut-être espérait-elle être protégée par sainte Serena, repartit le noble avec une pointe de sarcasme. Essayez d’envoyer des équipes médicales et de sauvetage. C’est le Vice-Roi qui l’ordonne. Vorian s’assombrit. Il n’avait nullement envie de se séparer de ses spécialistes destinés à des missions urgentes pour aller au secours de Rayna Butler. Mais il céda et envoya des soldats, des ingénieurs et des chirurgiens vers les ruines du dôme. Il suivit les mercenaires qui affrontaient les derniers robots à coups de grenades de brouillage. Les impulsions d’énergie Holtzman effaçaient les cerveaux artificiels à gel et les machines vacillaient et s’écroulaient en convulsions violentes sur le passage des humains. Il découvrit le Vice-Roi qui affichait un air préoccupé. Les équipes de Vorian avaient déjà dégagé des dizaines de corps humains. Vorian s’arrêta devant Faykan. — Ils n’ont pas encore retrouvé votre nièce ? — Non, mais j’ai encore espoir. — Oui. Je suppose que c’est vraiment le moment d’espérer. Sur le périmètre de la plaza, les ingénieurs cherchaient des issues cachées qui pouvaient permettre d’accéder au sous-sol. Ils étaient équipés de faisceaux de détection sophistiqués. Les mercenaires les suivaient avec leurs ogives spéciales. Un opérateur de capteur envoya un message à Vorian sur la fréquence de communication. — On a trouvé quelque chose sous un monument de plassbéton qui se trouve à l’intérieur du dôme. C’est récent et j’ai repéré des points creux. Des passages latéraux également, ainsi qu’une zone vide au centre. — L’analyse spectrale indique la présence de métaux inhabituels, annonça un autre détecteur. Il faut creuser, décida Vorian. Et soudain, la plaza s’écroula sous Vorian et ses hommes. Et, pareille à un serpent argenté surgissant de son nid de débris, la Spire Centrale se dressa vers le ciel. Elle se vrilla, se torsada, se déforma, agitée de convulsions. Puis, un bourgeon se dilata à son sommet pour former un parapluie inversé, une parabole. Un émetteur ! La Spire était un monstre miroitant et grondant, une créature géante et multiforme, agonisante, surgie d’un océan improbable. Elle vomit vers l’espace un signal déchirant qui se dissipa dans un jet long de plusieurs années-lumière. Ensuite, elle s’effondra, perdit son intégrité et retomba en flaques entre les amas de débris de la plaza. — Au nom de Serena, c’était quoi, ça ? s’écria Faykan. — Rien de bon, soyez-en sûr. Vorian entendit une clameur et vit des soldats et des Cultistes en haillons en train d’extraire Rayna Butler des décombres. Elle était sale et couverte d’égratignures, mais vivante. En quelques instants, elle se redressa et se secoua. Elle avait une grande tache de sang sur sa robe mais elle proclama que ce n’était pas le sien. Elle escalada un amas de plassbéton, reprit son souffle et cria : — Sainte Serena m’a protégée ! — Sainte Serena en a suffisamment fait pour aujourd’hui, marmonna Vorian à l’adresse du Vice-Roi. Emmenez votre nièce et ses gens. Parce que je vais tout faire sauter. Après le bombardement, il n’était rien resté de la Spire, et les mercenaires le lui confirmèrent en intervenant avec trois ogives à pulsion. La fin ne serait qu’un exercice. Vorian se replia avec le Vice-Roi à distance prudente. Le flash ne fut pas plus intense que les précédents, mais les hourras qui montèrent des gorges usées par la bataille furent plus amples. Omnius avait été détruit à jamais. Gilbertus Albans dégagea le noyau de mémoire de son père robotique, la même petite sphère qu’il avait récupérée quand Omnius avait exigé l’effacement d’Érasme. Il l’enveloppa dans un pan de tissu qu’il noua avec un soin affectueux. Le paquet qu’il confectionna ainsi entra parfaitement dans sa poche, là où nul ne le chercherait. L’enregistrement précieux de la vie exceptionnelle d’Érasme, de son esprit... de son âme. Quant au corps de métal du robot indépendant, à présent abandonné et inerte, il demeura dans son jardin adoré, au milieu de la musique apaisante et de la sérénité des murmures des fontaines. Dans sa robe ample aux plis lourds, Érasme était comme une statue dans les parterres de fleurs, entre les buissons d’ombre et les arbustes ébouriffés. Gilbertus avait décidé de se mettre en quête de son clone de Serena. Il devait avant tout la sauver. À supposer qu’elle soit encore en vie. Il y avait tant de choses qu’il ignorait. Il jeta un dernier regard à son mentor par-dessus son épaule, quitta la villa et se perdit dans la cohue de soldats humains, de mercenaires et de Cultistes déchaînés qui cassaient tout ce qu’ils rencontraient. L’un d’eux tira une roquette sur la villa et Gilbertus sourcilla douloureusement quand la demeure de son père-robot s’embrasa. Les fanatiques hurlèrent avant de courir vers une autre cible. Durant des heures, Gilbertus fit semblant de prêter main-forte aux humains. Il détruisit des machines pensantes et piétina la structure même de la seule société qu’il avait connue. Celle où il avait été esclave avant d’être élevé, éduqué. Il était bouleversé, déchiré, mais il ne voulait qu’une chose : la sécurité. Ce qu’Érasme aurait voulu. Parfois, les souvenirs sont plus sûrs que la réalité. Bashar Suprême Vorian Atréides. Après l’élimination de l’Omnius, Vorian répartit ses différents groupes pour les dernières opérations militaires avant d’expédier tous les vaisseaux encore disponibles vers le Pont de Hrethgir. Les commandants avaient l’ordre de trier les otages, de venir en aide aux cas prioritaires et d’embarquer les blessés les plus graves sur des navettes. Et de trouver Serena ! Comment repérer une femme, même aussi particulière, dans la foule des prisonniers ? Les techniciens de Vorian filtraient tous les enregistrements d’Érasme, les clichés qui montraient la femme et son enfant. Les moindres détails étaient scannés pour tenter de définir sa position dans la file immense des cargos et des containers. Sans cesse, des ballistas rapatriaient au sol des otages. Il avait fallu moins de deux jours aux machines pensantes pour disposer les humains en un rideau de défense. Mais Vorian estimait qu’il faudrait une semaine à la flotte humaine pour rapatrier les prisonniers. Et il se disait que certains ne survivraient pas tout ce temps. Les cargos n’avaient pas été conçus pour des humains. On avait installé à bord des pompes atmosphériques rudimentaires. Dans chaque compartiment, l’odeur était ignoble et l’oxygène venait à manquer. Ses officiers lui transmettaient d’innombrables problèmes, des listes sans fin de morts et de blessés. Apparemment, l’eau et les vivres manquaient depuis longtemps. — Le temps nous est compté, murmura-t-il. Il faut faire vite. Quand ses techniciens lui annoncèrent qu’ils étaient probablement à proximité du cargo où devait se trouver Serena, il donna l’ordre à son vaisseau amiral de s’en approcher. — Je vais aller moi-même sur place. Si elle est vraiment là, je la reconnaîtrai aussitôt. Dès que la navette accosta, un groupe de soldats et d’ingénieurs de combat se rua dans le sas. Ils repoussèrent la cohue des prisonniers avant de refermer le sas sur eux. Ils tirèrent des fléchettes chargées de sédatifs au hasard et entreprirent d’organiser l’évacuation. Six autres navettes de transport s’arrimèrent aux containers tandis que des ingénieurs inspectaient les moteurs et les systèmes vitaux. Vorian avait une autre priorité. Il activa son bouclier personnel et, accompagné de quatre soldats, il s’engagea dans une coursive reliée au container suivant. Ils déverrouillèrent un sas. Et plongèrent dans une nouvelle foule de prisonniers implorants, les mains tendues. Les containers étaient tous divisés en larges compartiments. Les humains qui y étaient entassés n’avaient en commun que leurs plaintes, leurs cris et leur puanteur suffocante. Un ingénieur de combat appela Vorian sur sa fréquence privée : — Bashar, ce container ne va pas tenir très longtemps. Il y a trop de charges explosives. Nous ne pourrons jamais les déconnecter toutes à temps. Vorian ne s’interrompit pas. — S’ils ont renforcé les charges de ce container, alors c’est sûrement celui que nous cherchons. L’ingénieur travaillait fiévreusement avec son équipe. Il répondit d’un ton tendu : — Nous n’y arriverons pas avec toutes ces pannes de connexion. Commandant, vous devez regagner le vaisseau amiral ! — Pas avant d’avoir retrouvé Serena Butler. Continuez à vous attaquer au problème. (Il passa en fréquence large.) À tous. Quelqu’un a-t-il vu Serena et son enfant ? Un soldat lui répondit aussitôt. — Bashar Suprême, je pense qu’ils sont là mais... il y a quelque chose qui ne va pas. D’abord, je ne l’ai pas vue, et ils ont tous changé. Là, devant moi. Et... et il y a plus d’une Serena ! Vorian reçut la localisation et s’élança en avant au milieu des soldats et des esclaves sans se soucier des explosifs. Ses experts connaissaient leur métier. Dans un recoin du compartiment sombre et nauséabond, il découvrit Serena assise sur le sol avec un petit garçon en pantalon gris et chemise blanche. Serena portait une robe blanche ourlée de mauve, comme sur toutes les images qui la représentaient. Elle tourna vers lui le regard de ses yeux lavande... et ne parut pas le reconnaître. C’est alors qu’il vit une autre Serena. Elle semblait plus jeune mais elle était identique à la première. Puis il en trouva deux autres. Des copies, des simulacres. Une des Serena se leva et vint vers lui. Elle tendit la main et Vorian effleura ses doigts. Ils étaient caoutchouteux et n’avaient rien d’humain. — Je suis Serena Butler. Ne me tuez pas, je vous en prie. Ne tuez pas mon bébé. La voix était presque crédible. Puis le visage de la femme se déforma, se plissa. La peau parut couler, elle devint une couche mouvante de pleximétal avec une structure rigide en dessous. Ce que Vorian avait devant lui était un robot avec un déguisement ignoble, pseudo-humain, de chair artificielle. Il recula et entendit un rire. Il se détourna pour découvrir un autre robot dont il reconnut le visage. Rekur Van, le marchand de chair tlulaxa qu’il n’avait plus vu depuis tant d’années. Mais il n’avait plus ni bras ni jambes. Son torse était enfermé dans un harnais connecté à un appareil de soutien vital. Les autres otages s’écartèrent avec horreur de lui, heureux que les soldats de la Ligue les dirigent vers les navettes d’évacuation. Les yeux de rongeur avide de Rekur Van étincelaient. — Je vous ai abusé pendant un certain temps, n’est-ce pas ? C’est moi qui suis l’auteur de ces simulacres, un métal fluide biologique qui ressemble tout à fait à la peau humaine. On aurait dit Serena, non ? Vorian, affreusement déçu, sa dernière chance perdue, fixa le Tlulaxa avec rage. Il prenait conscience de s’être raccroché jusqu’au dernier instant à l’espoir impossible de retrouver vivante celle qu’il avait aimée. Les quatre soldats d’escorte l’encadrèrent, leurs armes braquées sur le Tlulaxa. Rekur Van afficha un large sourire. — Malheureusement, si un robot peut prendre l’apparence d’un humain un certain temps, cela ne dure guère. Il finit par se dissoudre. Pour l’enfant, c’était plus facile. Est-ce que les enfants ont des traits distincts, après tout ? — Nous perdons notre temps ici, dit Vorian en se tournant vers son escorte. Faites évacuer les autres. J’aurais dû me douter que les machines étaient incapables, seules, de monter de tels mensonges. Elles ont toujours besoin d’une aide humaine. — Mais je suis parfaitement réel, moi, ricana Rekur Van. Qui voudrait copier un corps comme le mien ? Vorian regarda les exemplaires de Serena. — Ce sont toutes des robots multiformes ? — Oh, non : bien mieux que cela. Celle-là est un clone élevé à partir des vraies cellules de Serena Butler selon un processus spécial. Avec un vice de base malheureusement. Le corps était à l’identique, mais l’esprit était vide de toute expérience. Elle n’avait gardé aucune trace de sa personnalité, de ses souvenirs. En fait, je doute qu’elle ait eu une âme. Non, le processus n’a pas évolué comme je l’espérais, sans doute parce que les cuves adéquates sont encore sur ma planète ? (Il fut le seul à rire de sa plaisanterie en s’agitant comme un jouet.) Oui, j’aurais dû rester sur Tlulax. Les suresprits sont déments. Ils étaient trois, et maintenant ils ne sont plus que deux. Ou bien est-ce que vous les avez déjà tous tués ? Pourquoi m’avoir expédié ici avec tous ces humains inutiles ? — Où est Gilbertus ? demanda le clone de Serena. — Commandant ! cria au même instant le premier ingénieur sur sa fréquence privée. Nous ne parvenons pas à désamorcer le mécanisme d’autodestruction ! Il faut absolument que vous quittiez le container ! — Emmenez-moi avec vous ! glapit le Tlulaxa. J’ai des tas d’informations que vous pourriez... Six robots de combat, ceux-là même qu’Érasme avait laissés sur place en évacuant Gilbertus, s’avancèrent à cet instant. En détectant Vorian et ses soldats, ils ouvrirent le feu. Deux projectiles rebondirent sur le bouclier de Vorian dans la fraction de seconde où il roula sur le sol. Les quelques otages qui n’avaient pas encore quitté le container furent fauchés. L’un des gardes de Vorian, qui n’avait pas activé son bouclier, avait été atteint à l’épaule et serrait sa plaie. Vorian et les trois soldats qui restaient à ses côtés ne pouvaient riposter sans éteindre leurs boucliers. Les robots progressaient dans le fracas de leurs armes et de leurs pas. Le clone de Serena leur barra le chemin, essayant de les retarder pour quelque raison mystérieuse. Elle gardait encore une trace de mémoire ?... Vorian tenta de s’interposer, mais elle fut découpée sur place par les rafales conjuguées des robots. Vorian, épouvanté, assista à la seconde mort de Serena Butler. Un projectile rebondit sur la coque et perça la paroi. L’air s’enfuit en sifflant par la brèche. Vorian désactiva son bouclier et, grimaçant de rage, il tira plusieurs rafales sur les robots. Deux d’entre eux basculèrent et il eut à peine le temps de récupérer le soldat blessé. — On fiche le camp d’ici ! Il ne regarda même pas derrière lui. Il traîna le blessé tandis que les autres soldats réactivaient leurs boucliers entre deux tirs. L’ingénieur de combat hurla que la séquence de destruction était entamée. Vorian se mit à courir, mais ses membres étaient engourdis. Aucune des Serena n’était réelle. Aucun des bébés non plus. Tout cela n’avait été qu’un piège désespéré, stupide. Il s’engagea dans le tube connecté à la navette. Des meks ne cessaient d’affluer tandis que ses hommes ripostaient. Il plongea dans la navette et, tant bien que mal, tendit le blessé à des mains secourables. On referma le sas. — On décroche ! ordonna Vorian. Le ballista se détacha du container. Les chaînes d’explosifs détruisirent dans la seconde le chercheur fou tlulaxa et ses créatures obscènes. Même Norma Cenva se battit pour la perfection et n’y parvint jamais. « Origines de la Guilde Spatiale ». Une vie confinée dans une cuve... mais un esprit sans limite. Qui pourrait demander plus de liberté ? Plongée dans la brume orange de gaz d’Épice qui tourbillonnait autour d’elle et imprégnait chacun de ses pores, chacune de ses cellules, Norma ne bougeait plus. Elle ne savait même plus si elle pouvait bouger encore. Il se pouvait qu’elle ne puisse plus survivre désormais à l’extérieur. Plus jamais. Durant sa longue vie agitée, Norma avait été une enfant naine et rejetée, avant de devenir un génie des mathématiques... puis une femme superbe, une mère. Et à présent, elle avait atteint une autre phase – une phase bien supérieure. Dans sa cuve étanche, elle ne connaissait plus de frontière. Elle pouvait se déplacer librement dans l’univers. Elle pouvait guider en toute sécurité les vaisseaux de la VenKee dans le labyrinthe de l’espace plissé. Le cosmos tout entier lui était offert. Elle assimilait tous les éléments nutritifs qui lui étaient nécessaires dans l’Épice. Ses sens physiques communs s’étaient éteints et elle ne se préoccupait plus du goût, du toucher, ou de l’odorat. Elle n’avait plus besoin que de l’ouïe et de la vue. Mais seulement pour communiquer avec Adrien et ses assistants qui accédaient à tous les besoins qu’elle pouvait exprimer. Pourtant, il était tellement difficile d’atteindre leur niveau. La forme de vision qu’elle avait acquise, essentiellement différente, était tellement plus intéressante et valide que celle qu’elle avait perdue. Les toitures que Xerxès le Titan lui avait infligées des années auparavant l’avaient fait évoluer bien au-delà de ses limites humaines et de ses pouvoirs physiques. C’est avec un étonnement émerveillé qu’elle voyait se développer une membrane entre ses doigts et ses orteils. Son visage, autrefois dur, puis d’une beauté sans faille, était devenu absolument différent. Elle avait une petite bouche et des yeux minuscules cernés de plis souples. Sa tête était volumineuse alors que tout le reste de son corps était atrophié pour n’être plus qu’un appendice inutile. Mais rien de tout cela ne la bouleversait. Norma voyait le futur, comme une image faite de reflets dans des reflets, une mise en abîme à l’infini de l’univers. Le cosmos tout entier était déployé dans son esprit et elle avait la certitude qu’il n’existait plus de limite pour elle. Elle voyait la direction que l’humanité allait prendre, elle entrevoyait un empire galactique dont les système stellaires seraient interconnectés par des vaisseaux qui franchiraient librement l’espace plissé... Des lignes commerciales au service de milliards d’êtres. Humains ou non. Le Jihad lancé par Serena Butler et les fanatiques qui l’avaient suivie, de même que les armes biologiques abominables d’Omnius et les atomiques de la Grande Purge, laisseraient une marque indélébile sur l’humanité durant des millénaires. Mais le genre humain survivrait et réussirait à créer un vaste domaine de politique, de commerce, de religion et de philosophie. Soudé par le Mélange. Avec sa nouvelle vision presciente, elle était capable de guider en toute sécurité les vaisseaux de la VenKee qui se déplaçaient en un éclair d’un système à l’autre. Mais elle ne pourrait jamais établir un tel réseau seule. Il lui fallait former d’autres navigateurs dotés de la même prescience accrue par l’ingestion massive du Mélange... Elle ne demanda jamais à Adrien où il avait trouvé ses premiers dix volontaires. En tant que directeur de la VenKee et de sa toute nouvelle filiale, la Compagnie d’Expédition VenKee, Adrien ne manquait pas de contacts. Les candidats étaient d’ores et déjà confinés dans des chambres isolées où ils respiraient une atmosphère de plus en plus concentrée en Mélange. Tout comme Norma, ils allaient évoluer, muter et changer profondément. Un jour, ils navigueraient sur les vaisseaux Holtzman à travers la Ligue et les Mondes Dissociés. Mais Norma savait que jamais ils n’auraient la vision absolue qu’elle possédait. Elle se sentait impatiente d’atteindre le terme de son voyage génétique. Elle avait maintenant une vision claire des lendemains politiques, religieux, philosophiques et technologiques qui se déroulaient devant elle jusqu’à l’infini. Elle allait tracer une piste ardente dans le cosmos. Elle était unique, dotée de talents que jamais aucun humain n’avait reçus en héritage. Mais même avec sa prescience absolue, Norma ne pouvait déterminer ce qu’elle deviendrait à terme. Il existe une certaine malveillance attachée à l’ordre social. Le despotisme se situe à une extrémité du spectre, et l’esclavage à l’autre. Tlaloc, Le Temps des Titans. L’Armée de l’Humanité, plus tard, regagna Salusa Secundus après sa victoire, et des fêtes délirantes l’attendaient dans tout Zimia aussi bien que sur tous les Mondes de la Ligue. La ferveur, dans les cités, sur les plazas, surpassait de loin les démonstrations des fanatiques de Rayna Butler. Les récits de la prise de Corrin se répandaient, se répétaient, s’embellissaient. Ils seraient avant peu des légendes. Le dernier assaut du Bashar Suprême était devenu un triomphe incontestable. Les dernières traces d’Omnius avaient été effacées et mille années de domination des machines rejetées dans l’oubli absolu. L’humanité avait retrouvé sa liberté et elle allait pouvoir reprendre sa progression vers l’avenir. À son pas, pour retrouver la gloire et la paix. Et Vorian Atréides, le héros officiel de Corrin, dut prendre place auprès du Vice-Roi Faykan et de Rayna Butler sur la plaza. Il était en grand uniforme avec ses nouvelles décorations créées spécialement pour lui. Il avait servi dans l’armée depuis que Serena l’avait convaincu du pouvoir inné de l’humanité. Mais en promenant son regard sur la foule houleuse, il éprouva quelque doute sur l’avenir que pouvait se créer l’humanité. Zimia avait été gravement blessée. Il voyait autour de lui trop de cicatrices : des immeubles effondrés, des façades crevées, des rues calcinées encombrées des carcasses des machines. Les hordes des Cultistes s’activaient encore avec leurs drapeaux et leurs bâtons, elles cassaient des mannequins à l’effigie des robots dans des concerts de vivats. La cité en ruine était devenue un parc à jeux violents où des humains retombés dans une enfance cruelle s’acharnaient sur de simples mécaniques. Faykan, pareil à lui-même, gardait un sourire niais auprès de sa nièce, comme s’il était capté par son halo. Mais Vorian devinait trop clairement ses projets. Durant le long voyage de retour, il avait compris que le Vice-Roi avait dressé des plans très précis avec sa nièce pasionaria qui se remettait lentement de ses blessures. Faykan lui avait proposé le titre de Grande Matriarche mais, étrangement, la pâle prêtresse du Culte de Serena l’avait refusé. Elle voulait seulement que son oncle accepte son projet de nettoyage social de la Ligue et l’aide à l’accomplir. Vorian n’avait pas des ambitions aussi importantes. Si Rayna poursuivait ses purges, l’éradication de toute technologie ne tarderait pas à devenir une menace pour tous les mondes habités. Il était évident qu’il s’ensuivrait un nouvel âge d’obscurantisme. Mais Vorian craignait que Faykan ne se préoccupe avant tout de sécuriser son pouvoir. Dans la situation actuelle, le Vice-Roi ne pouvait former un état séculier sans apparat émotionnel. Libre désormais de l’ennemi inhumain, le peuple allait revenir à ses religions, sous l’effet de l’état de grâce et de l’espoir. La Ligue devrait s’alimenter en énergie à la source de la foi aveugle. Il faudrait des siècles pour que la race humaine se reconstitue, mais apparemment Faykan ne comptait pas sur la politique pour faire face à ces obligations difficiles. Il fallait autre chose pour motiver le peuple. Malheureusement, maintenant que les démons avaient été bannis, les sectateurs de Rayna devraient retrouver un autre motif d’effervescence, tandis que l’euphorie de la victoire de Corrin s’éteignait. Vorian entrevoyait de sérieux problèmes dans l’avenir immédiat... Dans la clarté pure d’une journée radieuse, Faykan leva les mains. Les hourras s’éteignirent, le silence s’établit. — Voici venu un temps de grands changements ! Après mille années de tribulations, nous avons triomphé, ainsi que Dieu nous l’avait promis. Nous avons laissé pour cette victoire de lourdes dettes – que nous n’oublierons pas. Nous ne devons pas surestimer ce que la bataille de Corrin nous a rapporté, de même que les occasions merveilleuses qui s’ouvriront à nous dans l’avenir. « Afin de commémorer cet événement, avec ma nièce Rayna Butler et le Bashar Suprême Vorian Atréides, je vous annonce que j’assumerai mon rôle de Vice — Roi avec celui de Grand Patriarche, étant donné que ce titre est vacant depuis le meurtre de Xander Boro-Ginjo. « A dater de ce jour, pour que le pouvoir ne soit pas fragmenté et dispersé, l’autorité ne résidera qu’en ma seule personne et dans celles de mes successeurs. Il y a beaucoup à faire pour transformer notre Ligue épuisée en un gouvernement plus efficace. Nous devons créer un nouvel empire humain qui saura se redéployer et retrouver les temps glorieux du Vieil Empire, tout en évitant ses erreurs fatales. L’assistance applaudit. Vorian avait été un peu surpris par la déclaration de Faykan, mais il n’était pas inquiet. Il ne s’était jamais vraiment préoccupé de la fonction de Grand Patriarche, qui avait été créée pour les desseins d’Iblis Ginjo. Mais en ce moment, Vorian retrouvait clairement dans le sourire de Faykan, dans son regard, les échos lointains de Serena dans ses instants les plus fervents. Quand le public s’apaisa, Faykan posa la main sur l’épaule frêle de sa nièce. — Afin que nul n’oublie à quel point nous avons changé, je ne veux plus porter le nom de Butler. Je viens d’une famille importante et honorable, et à partir de ce jour, je désire être connu pour mon rôle dans la bataille de Corrin, mon règne qui aura connu la fin des machines pensantes. Parfait, se dit Vorian en dissimulant un sourire cynique. Et ça, il l’a fait tout seul. — Donc, je souhaite que le peuple me désigne par le nom de Corrino afin que mes descendants se souviennent de cette bataille et de ce jour mémorable. En contraste absolu avec cette cérémonie d’extase, l’ambiance du lendemain parut très sombre quand le prisonnier Abulurd Harkonnen fut traduit devant le Parlement. Faykan, dans un premier temps, avait demandé que son jeune frère soit présenté enchaîné, mais Vorian s’y était opposé : il ressentait encore de la compassion pour l’homme qui avait été son ami. — Il porte ses propres fers et le poids qu’il a sur la conscience est plus lourd que toutes les peines que nous pourrions lui infliger. La foule haineuse hurlait sa colère à l’égard du traître. Vorian se dit que tous ces gens auraient été prêts à démembrer Abulurd à la moindre occasion. Il avait failli à son rôle au moment où la Flotte de Vengeance avait besoin de la volonté de tous. Le peuple, pas plus que l’Histoire, ne saurait lui pardonner cet acte. Et ainsi, Abulurd s’avança dans le Hall entre les représentants de la Ligue et les officiers de l’armée. Durant le voyage de retour, ses plaies s’étaient cicatrisées, mais il était encore faible et pâle. Il ne semblait pas voir les regards de reproche et de colère qui étaient pourtant palpables. Tous ces hommes et ces femmes connaissaient ses actes de service exemplaires, mais nul ne lui pardonnait. Et Faykan se retrouvait devant lui, son propre frère, dont il avait partagé le nom de famille depuis tant d’années. — Abulurd Harkonnen, ex-officier de l’Armée du Jihad, vous êtes accusé de haute trahison envers la race humaine. Que ce soit par collusion ou par une erreur de jugement, vos actes ont nui gravement à notre flotte – et, par extension, à tout le genre humain. Entendez- vous dégrader encore votre honneur en présentant des excuses ? Abulurd inclina la tête. — Mes motivations apparaissent clairement sur le registre. Que vous les acceptiez ou les dénonciez. Au terme de ce combat, quelle qu’en fût la raison, il apparaissait clairement qu’il était inutile de tuer deux millions d’otages. Si je dois payer le prix de cette décision, je l’accepte... Un murmure courut dans l’assistance. Il était évident que le peuple demandait vengeance sans autre considération. — Le châtiment pour trahison est clair, déclara Faykan. Si vous refusez de nous donner une alternative, cette assemblée n’aura d’autre choix que de vous condamner à être exécuté. Abulurd ne réagit pas et le silence s’installa dans le Hall. — Personne ne souhaite s’exprimer en son nom ? demanda le Vice-Roi qui se refusait à désigner Abulurd comme son frère. Et il ajouta : — Pour ma part, je ne le ferai pas. Abulurd avait les yeux baissés. Il avait définitivement décidé de ne plus regarder l’assistance. Et le silence fut interminable. Enfin, au dernier instant, alors que Faykan levait la main pour prononcer la sentence, Vorian Atréides s’avança lentement jusqu’au premier rang. — Avec des réserves importantes, je propose que nous retirions la sentence de trahison contre Abulurd Harkonnen et que nous la limitions à une accusation de... lâcheté. De nouveau, le public réagit. Et Abulurd clama dans le même temps : — Lâcheté ? Non, ne faites pas cela ! Faykan insista tranquillement. — Mais le crime de lâcheté n’est nullement précis techniquement si l’on considère ses forfaits. Ses actes ne correspondant pas aux critères... Vorian continua d’une voix plus glacée et plus forte : — Il n’en reste pas moins qu’une accusation de lâcheté le touchera plus cruellement que toute autre. Abulurd a servi bravement dans le Jihad, et il s’est montré un grand chef face aux machines pensantes. Pendant la Grande Purge, il a coordonné l’évacuation et la défense de Salusa Secundus et il s’est battu à mes côtés pendant l’attaque des mites piranhas. Mais il a refusé de se battre contre les machines pensantes alors que son grade d’officier l’exigeait. Quand il a affronté les terribles conséquences de sa décision, il s’est montré apeuré et incapable de réagir. Il est donc à mes yeux un lâche qui mérite d’être banni de la Ligue. — Ce qui est pire ! hurla Abulurd. Vorian se tourna vers lui avec le regard froid de ses yeux gris : — Oui, Abulurd, je le crois. Brisé, Abulurd s’effondra en frissonnant. Après toutes les années qu’il avait passées à tenter de laver le nom de son grand-père Xavier, cette nouvelle accusation était trop lourde pour lui. Faykan profita de l’occasion. Voici une belle idée, Bashar Suprême ! Je déclare donc que cette sentence est juste et doit être appliquée. Abulurd Harkonnen, vous êtes donc reconnu comme coupable de lâcheté. Vous serez probablement considéré comme le plus grand coupable de l’Histoire. Pour tout le mal que vous avez causé et que vous auriez pu causer. L’univers vous méprisera bien après qu’il aura oublié votre ignoble grand-père Xavier Harkonnen. Sans même un regard, Vorian quitta le Hall du Parlement, laissant Abulurd seul, abandonné à son malheur. Les représentants du Parlement le suivirent. Un moment plus tard, la salle fut déserte. Abulurd aurait voulu appeler au secours, essayer de se faire pardonner, de trouver les mots pour expliquer ce qu’il avait tenté de faire. Il n’avait plus envie de continuer à vivre avec cette flétrissure. Les derniers membres de l’honorable assemblée venaient de se retirer, mais il avait encore deux gardes près de lui. Et il n’opposa aucune résistance quand ils l’empoignèrent pour le conduire vers l’exil. Nous ne pouvons progresser sans le passé. Nous le portons, non pas comme un fardeau, mais comme une bénédiction sacrée. Révérende Mère Raquella Berto-Anirul. Même si elle était née sur Rossak, Raquella avait droit au respect des quelques Sorcières qui avaient survécu à l’épidémie. Le vaccin qu’elle avait conçu à partir de ses anticorps avait sauvé des milliers de vies, mais il faudrait attendre longtemps avant que la jungle se remette des terribles effets de la peste. Ticia Cenva avait disparu et toutes les filles de Rossak voulaient que Raquella soit leur leader. Illuminée par les nouvelles révélations étranges qu’elle avait reçues, elle accepta, mais elle n’était nullement guidée par la soif du pouvoir. Sa transformation interne lui avait montré le chemin de son histoire génétique. Elle était intriguée par l’immense stock d’informations sur les lignées de reproduction rassemblé par les Sorcières. La race humaine était tellement riche en potentiel ! Le secret illégal des machines qui traitaient la mémoire génétique était caché au plus profond des cavernes de la falaise. Les femmes de Rossak ne voulaient pas que les précieuses archives sur les lignages qu’elles avaient rassemblées depuis des générations innombrables soient menacées par le sectarisme antitechnologique qui balayait les Mondes de la Ligue. Cette seule idée était un abominable péché ! Sous l’effet de la peste et du poison, Raquella avait acquis une connaissance amplifiée et nouvelle de sa structure cellulaire. Elle voulait maintenant partager cette vision avec les Sorcières survivantes. Est-ce que les autres sauraient influer sur leurs processus biochimiques sans passer par les épreuves difficiles qu’elle avait connues ? Sinon, quelle formation redoutable devaient-elles recevoir ? Elles seraient l’élite des Sorcières, avec des dons particuliers, ancrées entre le passé et l’avenir lointain. Tout commence maintenant, songea Raquella. Après la guérison miraculeuse de Raquella, Mohandas Suk avait gagné rapidement Rossak à bord du vaisseau médical. Elle vint à sa rencontre avec le sentiment qu’un golfe les séparait à présent. Mais entre toutes les vies qu’elle portait en elle, il y avait la sienne propre, son histoire. Et Mohandas Suk en faisait partie intégrante. Il la serra tendrement entre ses bras. — Je pensais t’avoir perdue ! — Oui, j’étais perdue... mais j’ai rencontré tant de choses inattendues en chemin. Il l’embrassa dans le cou, savourant le plaisir de la retrouver, de l’étreindre. Elle sentit des souvenirs anciens émerger dans son esprit, et elle s’en servit pour nouer une sorte de tresse avec toutes les vies qui foisonnaient en elle. Elle et Mohandas n’avaient jamais eu une liaison passionnée, mais leur activité commune et leur amour tranquille les liaient depuis vingt-cinq ans. — Il y encore tellement de gens à secourir, lui dit- elle. Les malades se remettent à peine. Il faut penser à tant de détails, enterrer les morts, purifier l’eau et les vivres. Nous... — Nous avons quand même droit à un moment ensemble. Une heure ou plus. Nous l’avons bien mérité. Raquella ne pouvait refuser. Ils se réfugièrent dans un endroit isolé et se retrouvèrent, s’explorèrent de nouveau, comme avant. Et ils retrouvèrent leur humanité. Ils firent l’amour et Raquella retrouva une joie et une fraîcheur qu’elle pensait avoir perdues. La fête de la vie. Un instant bref mais d’une importance scintillante après ces longs jours de souffrance et de mort qui avaient voilé son existence. Elle éprouvait cependant une certaine tristesse : jamais plus, ils ne retrouveraient tous les deux l’innocence du passé. Elle n’était plus la même, non seulement dans sa structure cellulaire mais dans son esprit. Les souvenirs anciens qu’elle avait déverrouillés avaient élargi le flot d’histoire dans lequel elle pouvait plonger. Ils lui avaient révélé la saga de ses ancêtres féminines et elle avait pu voir d’où venait la race humaine... et tout le chemin qu’elle devrait encore parcourir. Elle avait désormais le contrôle absolu de son organisme et savait comment agir sur son système de reproduction. Et elle s’émerveilla en découvrant ce miracle : concevoir un enfant. Mohandas, serré contre elle, doux et chaud, n’en avait pas conscience. Elle acceptait son étreinte, tout en se concentrant sur cette force mystérieuse qui se développait en elle. Ce serait une fille... Plus tard, il lui exposa ses plans. — Nous avons subi un siècle de Jihad, puis le Fléau, et maintenant cette dernière épidémie. L’humanité doit être prête à affronter toutes les tragédies que l’univers lui réserve. Quand il s’agit de notre survie, les victoires que nous remportons dans les hôpitaux sont aussi importantes que celles des champs de bataille. (Il serra la main de Raquella et elle sentit la chaleur de sa passion nouvelle.) Nous pourrions sélectionner les meilleurs, les chercheurs les plus doués, les docteurs les plus performants et construire une école médicale comme la Ligue n’en a jamais connue. Il faudra nous assurer que nos laboratoires, nos hôpitaux ne puissent plus être menacés désormais par des machines, par la guerre ou n’importe quelle forme de peste. Raquella épousa son exaltation et sourit : — Si quelqu’un peut réussir cela, Mohandas, c’est bien toi. Tu réussiras sans doute mieux que ton grand- oncle Rajid. Tu es plus respecté que lui en tant que chirurgien militaire. Jamais, aux jours anciens des maladies incurables de Parmentier, elle n’aurait pu imaginer un pareil destin pour Mohandas. — Bien sûr, il faut que tu sois avec moi. Sans toi, tous ces gens ne seraient jamais guéris. — Non, Mohandas... (Elle secouait doucement la tête.) Je dois rester ici... sur Rossak. Un devoir vital m’attend avec ces femmes. Il parut blessé. — Mais qu’est-ce qui pourrait être plus important, Raquella ? Pense à tout ce que nous pourrions faire ensemble... Elle posa doucement les doigts sur ses lèvres. — J’ai pris ma décision, Mohandas. Après toutes ces choses que j’ai vues, ces nouveaux pouvoirs auxquels j’ai accès... tous ces mystères, ces merveilles. Les femmes d’ici, avec leurs dons, ont besoin de quelqu’un qui les guide rationnellement, pour changer, pour qu’elles accèdent à un avenir élargi. Elle se disait en même temps qu’elle pourrait redéfinir un avenir différent pour Jimmak et tous les Mal- nés. Mohandas secoua la tête, le regard brûlant de chagrin. Elle devina tout l’amour qu’il avait pour elle, même s’ils ne s’étaient jamais vraiment ouverts l’un à l’autre. Mais ses sentiment propres avaient basculé, elle en était consciente. Il l’étreignit plus fort : il ne voulait pas qu’elle lise la peine dans ses yeux. — Je suis désolée, mais mon avenir est ici. Mohandas regagna le LS Recovery à la poursuite de son rêve, et le soir même, Raquella appela les Sorcières à se rassembler au sommet de la falaise pour redéfinir leur nouvelle organisation. Par nécessité, elle avait formé un groupe uni de femmes particulièrement douées, liées par le secret et la confiance. Elle avait juré que cette « Communauté de Sœurs » serait fondée sur la tolérance, l’adaptation et sur un véritable programme génétique à long terme. Avec le nouvel horizon qui s’était ouvert devant elle, elle pouvait envisager ce futur. Si les humains parvenaient à y accéder, à se servir de leur potentiel, ils disposeraient de possibilités infinies pour s’adapter aux circonstances les plus rudes. Après le Jihad et un millénaire d’oppression des machines, le genre humain s’ouvrait à une ère de liberté, à une phase importante. Raquella affrontait ses Sorcières : — J’ai entendu une voix en moi, celle d’une de mes ancêtres. Elle m’a dit ce que nous devions faire. Elle était harmonieuse et forte, comme si des milliers de femmes s’exprimaient simultanément. Elle m’a dit que nous devions nous unir désormais pour renforcer les lignées de l’humanité, le sang de nos héritages. Raquella et ses sœurs portaient désormais des robes classiques mais moins sinistres que celles que les Sorcières avaient arborées durant l’Épidémie de Rossak. Elles avaient des cols hauts et des capuches qui, une fois rabattues, donnaient aux femmes un aspect d’oiseau exotique. — Nous couvrirons des générations et des systèmes stellaires et nous veillerons sur les pouvoirs et les faiblesses de l’humanité. Karee Marques, au côté de Raquella, se tourna vers elle. La brise soulevait les plis de sa robe et ses longs cheveux clairs. Entre toutes les Sœurs, elle était la plus riche en potentiel. Et elle dit : — Certaines familles riches – et en particulier les Butler – sont d’ores et déjà en train d’essayer de réécrire l’Histoire, d’effacer leurs liens génétiques avec la lâcheté des Harkonnen, Xavier et Abulurd. Dans quelques générations, nul ne saura plus quelles étaient leurs connexions. Ne devrions-nous pas nous assurer que la vérité est préservée quelque part ? — Nous garderons nos archives privées, ajouta Raquella. Celles qui sont correctes. Elle promena son regard sur la canopée mauve et argentée de la jungle et sentit toute la vie intense qu’elle recouvrait. Jimmak et ses amis Mal-nés. Elle savait maintenant que les choses précieuses de la nature avaient tendance à se dissimuler, à échapper à la découverte, tout comme le brassage génétique idéal qu’elle cherchait. Avec ses Sœurs, elle était maintenant embarquée dans une quête épique qui exigerait des années de patience et de dévouement intense. L’emprise des machines pensantes avait été rompue, effacée, et un nouvel empire humain était en train de se bâtir. Il était encore au stade embryonnaire mais une énergie nouvelle avait gagné l’humanité. Une renaissance que l’on n’avait encore jamais vue dans l’Histoire des hommes. Et qu’il faudrait surveiller de près. — Vous allez partir pour des mondes lointains et répandre nos buts politiques. Et notre Communauté restera forte durant des siècles. Dispersez-vous et faites tout pour vous introduire dans les maisons nobles. Vous apprendrez à devenir des servantes, des domestiques, des épouses, des maîtresses et même des combattantes. Mais vous serez perpétuellement inféodées à la Communauté des Sœurs. L’ensemble des Sorcières souriait. Chacune d’elles était dévouée à sa mission. Quand Raquella eut achevé son discours, Karee s’approcha d’elle. — Est-ce que notre priorité n’est pas de reconstruire notre société, ici, sur Rossak ? Nous avons perdu tellement de familles, tant de reproducteurs parmi les hommes. Raquella pensait à l’embryon qu’elle portait, sa fille dont les cellules se divisaient dans sa matrice. Elle se dit avec amertume que Mohandas pourrait bien ne jamais savoir qu’il avait eu une fille. — Comme toujours après une grande perte, nos Sœurs seront tentées d’accepter une reproduction sans surveillance. Mais nous devrions choisir les meilleurs partenaires et garder des enregistrements précis. Seules les bases de données nous aideront à sélectionner les couples. Il ne saurait être question de nous fier au hasard. Une jeune Sorcière demanda d’un ton inquiet : — Nous ne pourrons nous reproduire que selon les lignées ? Nous n’aurons pas droit à une seule petite concession à l’amour ? L’amour... Raquella répéta plusieurs fois le mot, le fit rouler sous sa langue. — Nous devons être particulièrement vigilantes avec cette émotion qu’est l’amour, parce qu’elle piège une femme et lui fait préférer un être entre tous les autres plutôt que dans une vaste perspective. L’amour unique introduit trop de facteurs aléatoires. Désormais, nous disposons d’une carte ADN avec des itinéraires que nous pouvons choisir avec précision. — Je... je comprends. La jeune Sorcière semblait cependant désappointée. Avait-elle déjà un amoureux parmi les survivants ? Raquella la regarda longuement. Elle était belle, avec des traits parfaits, classiques, et elle ajouta : — Comprendre est seulement le commencement. Peu importe où je vais, l’univers me retrouve toujours. Vorian Atréides, Réflexions sur Loss. Sur le spatioport de Zimia, un homme au profil vultueux faisait le tour d’un vieux vaisseau de mise à jour des Mondes Synchronisés pour une ultime inspection avant le décollage. Remis en état, son fuselage noir et blanc récemment repeint, le Voyageur du Rêve brillait dans la lumière dorée du crépuscule. Vorian allait partir et il doutait que quiconque le revoie jamais. Il ne portait pas son uniforme. Il essayait d’imaginer ce que serait la vraie liberté, loin des devoirs militaires qui l’avaient retenu depuis des décennies. Il était grand temps pour lui de regagner l’espace, les Mondes Dissociés. Il irait plus loin encore, là où il n’y aurait plus le Jihad, où il n’entendrait plus parler d’Abulurd, d’Agamemnon, d’Omnius et de tous ceux qui lui avaient causé tant de tourments. Sa carrière de combattant s’achevait et il ignorait ce qui pouvait l’attendre ailleurs. Il avait vécu l’équivalent de deux existences normales et ses gènes devaient en avoir plus encore en réserve. Il présentait quelques traces de vieillissement – il semblait avoir une trentaine d’années à présent – mais dans son âme autant que dans ses os, il portait la fatigue de dix siècles. Le Jihad et son cortège de tragédies l’avaient usé au fond de lui et il ignorait s’il s’en remettrait un jour. Il pensait s’arrêter sur Rossak pour rendre visite à sa petite-fille Raquella, qui travaillait désormais avec les Sorcières. Il ne savait pas ce qu’elle faisait, ni pourquoi, mais il aurait plaisir à la revoir. Il se pouvait aussi qu’il retourne sur Caladan. Au moins, il pourrait dire adieu à ses fils et à ses petits-enfants. Il avait l’impression d’être un touriste galactique sans plan précis, sans contrainte. Il allait être en vacances après un long siècle d’obligations. En vue de séjours possibles sur les planètes lointaines, il avait installé à bord du Voyageur un bateau gonflable et des plates-formes à suspenseur Holtzman. Quant à la soute, elle était bourrée de provisions. Il allait pouvoir se perdre entre les étoiles au gré de la découverte. La croisière allait succéder à la conquête. Ironiquement, il allait avoir l’usage d’une chose qu’il avait apprise très tôt dans la vie, bien avant de devenir un héros du Jihad, au temps tranquille où il avait circulé entre les Mondes Synchronisés en compagnie de Seurat : les jours de simplicité. Le vaisseau, qui avait été autrefois rempli de systèmes informatiques, était maintenant gouverné manuellement. Avec tous les circuits de redondance prescrits par Vorian, le Voyageur serait plus performant. Le nombre d’éléments avait été réduit et les systèmes moins sophistiqués impliquaient une fiabilité accrue. Il embarqua avec un jour d’avance pour échapper aux adieux, aux fanfares. Tandis qu’il montait vers l’espace, il sentit un poids quitter ses épaules, remplacé par une excitation nouvelle. Comme s’il renaissait dans un univers plein de promesses. Il suffit d’un instant pour prendre une mauvaise décision, mais le résultat peut être des siècles de souffrance pour les générations futures. Vorian Atréides, Déclaration finale sur le Jihad (Cinquième Révision). Abulurd avait été envoyé en exil sur le monde froid et lointain de Lankiveil. Banni pour lâcheté et chassé de la Ligue, il avait accepté son destin en débarquant sur cette planète hostile qui répondait à son souhait de se retirer de l’univers et de ne pas y reparaître. Abulurd avait souhaité sauver les humains qui servaient de boucliers vivants sur le Pont de Hrethgir. Même si les machines avaient été vaincues, Vorian n’était pas parvenu à lui pardonner d’avoir désobéi aux ordres. Le Bashar Suprême avait pris cela comme une trahison personnelle, une rupture de leur amitié. Après ses brillants états de service, incapable d’accepter sa disgrâce, Abulurd avait rejeté la Ligue des Nobles, ainsi que son frère Faykan et sa politique mesquine, et aussi Vorian Atréides, l’homme qu’il avait aimé et admiré avant qu’il se montre aussi inhumain que le Titan Agamemnon. Pourtant, il avait espéré être pardonné, mais Vorian n’avait pas montré le moindre signe de compassion. Plus grave encore, il n’avait pas tenu sa promesse d’effacer la flétrissure du nom d’Harkonnen, qu’Abulurd avait décidé de porter après la mort de Xavier Harkonnen. Si Abulurd avait été un héros à son retour, lui et Vorian auraient pu réhabiliter la mémoire de Xavier. Et les Nobles de la Ligue auraient dû reconnaître que son grand-père avait été un grand homme de l’Histoire. Mais dès qu’il avait été condamné à l’exil, le nouveau Parlement avait abandonné la procédure. Avant son procès, le Bashar avait rendu visite à Abulurd dans sa cellule. Il l’avait dévisagé longtemps sans un mot. Abulurd attendait, prêt à entendre les mots les plus durs. Vorian avait mesuré ses paroles. — Xavier était mon ami. Mais il n’est plus possible désormais de laver le nom des Harkonnen. Les gens diraient que le sang ne saurait mentir, que la tache du déshonneur t’a été léguée par ton grand-père. À cause de cette trahison, tu as ruiné la gloire que les tiens pouvaient encore garder. Et Vorian s’était retiré avec une expression de mépris. Leur entrevue n’avait duré qu’une minute, mais elle avait laissé une marque brûlante dans la mémoire d’Abulurd. Il en avait souffert sur le moment, mais quand il y repensait à présent, c’était avec colère. Même banni de la Ligue, Abulurd avait encore les moyens de survivre sur Lankiveil. Le Vice-Roi Faykan Corrino, drapé dans son manteau de gloire, avait proclamé qu’Abulurd et ses descendants pouvaient conserver le nom avilissant d’Harkonnen. Et, avec le temps, bien peu se souviendraient que les Harkonnen et les Corrino avaient partagé leurs lignées... Abulurd s’était installé au cœur d’un village perdu, tout au fond d’un fjord. Là, vivaient des pêcheurs et des fermiers, isolés de l’influence de la Ligue et peu intéressés par les affaires de l’univers politique. Ils ne se souciaient guère du nom de leur nouveau seigneur et il apprit à vivre auprès d’eux. Sans perdre la conviction qu’il avait été dans son bon droit lors de la bataille de Corrin. Après quelques années, il épousa une femme du fjord qui lui donna trois fils. Il leur raconta son passé, et son épouse et ses enfants se mirent à fantasmer sur les biens dont sa famille avait été dépouillée et les portes à jamais fermées aux Harkonnen. Ils maudissaient le nom de Vorian Atréides. Les fils d’Abulurd se considérèrent bientôt comme des princes en exil, privés de leur héritage légitime alors qu’ils n’étaient coupables d’aucune faute. Un jour, Dirdos, l’un de ses fils, trouva l’uniforme vert et cramoisi de l’Armée de l’Humanité, celui-là même qu’avait porté son père, soigneusement repassé, et il le revêtit. Abulurd le lui arracha et le brûla. Mais il ne réussit qu’à faire naître d’autres récits de gloire perdue chez ses fils. Des décennies plus tard, Abulurd et son épouse moururent ensemble d’une fièvre qui décimait le village et les fils d’Abulurd accusèrent les Atréides. Même s’ils n’avaient pas l’ombre d’une preuve, ils prétendirent que Vorian Atréides en personne avait semé cette maladie pour effacer à jamais leur famille. Ils transmirent d’innombrables récits à leurs enfants, exagérant le rôle glorieux de leur famille déchue. Tout cela par la faute de Vorian Atréides. Sur la lointaine Lankiveil, des générations plus tard, la vengeance couva contre l’ennemi mortel : les Atréides. Dans les siècles qui suivirent, quand les Harkonnen réussirent à retourner vers le nouvel empire de Corrino, leurs récits furent acceptés comme une vérité. Et nul n’oublia plus les Harkonnen. Le désert profond n’est pas l’exil. Il est la solitude. La sécurité. Naib Ishmaël, poésie du feu d’Arrakis. Ishmaël s’était remis du duel des vers géants, mais pas son cœur. Il avait perdu son défi, mais il n’acceptait pas la défaite car il savait que trop de choses dépendaient de sa capacité à conduire le peuple Zensunni à préserver son héritage face à la tentation des hors-monde. Quand son corps vieillissant fut guéri de ses plaies physiques, il décida de rassembler des vivres et des outils et de gagner seul le bled – tout comme Selim le Chevaucheur de Ver l’avait fait lors de son premier exil du village du Naid Dharta. Quand ils eurent vent de son plan, plusieurs jeunes guerriers décidés et d’anciens mécontents lui demandèrent de l’accompagner, ainsi que Chamal et quelques doyens de Poritrin. Les anciens avaient été des enfants au temps de Selim, mais ils n’avaient rien oublié. Ils voulaient suivre la vision du Chevaucheur, poursuivre son œuvre et entretenir sa légende. Quand Ishmaël prit conscience qu’ils étaient si nombreux à vouloir le suivre et qu’ils étaient prêts à divorcer des méthodes d’El’hiim, cela l’encouragea. La plupart du temps, son beau-fils l’évitait, sans toutefois se réjouir de sa victoire – du moins pas en sa présence. Mais l’ambiance avait totalement changé dans le village. La plupart de ceux qui avaient réprouvé les conforts nouveaux voulaient à présent quitter la falaise pour se rapprocher d’Arrakis Ville. Certains avaient même décidé de s’installer dans les établissements de la VenKee. Ishmaël était déchiré à l’idée que ces Zensunni puissent perdre leur indépendance et leur identité. Ils allaient s’installer avec la racaille, ils ne seraient plus des nomades. Et nul ne respecterait plus leur identité de Zensunni. Ishmaël refusait de participer à cette humiliation. L’orgueil lui fit retrouver la santé en même temps que la dose quotidienne de Mélange. Il fit le compte de ses fidèles et leur dit de rassembler leurs biens les plus essentiels. Ils devraient laisser derrière eux les choses superficielles, les objets de luxe ainsi que tous les vêtements qui n’étaient pas conçus pour les rigueurs du climat d’Arrakis. Leur prochain séjour serait le désert profond. Peu avant leur départ, Ishmaël, l’aîné des Zensunni, rencontra El’hiim. — Je vais conduire les miens loin d’ici, lui dit-il. Loin de toi et de la corruption venue des autres mondes. El’hiim, d’abord surpris, se montra ensuite amusé. — Ishmaël, comprends-le. Vous mourrez tous. Le vieil homme ne cilla pas. — Alors qu’il en soit ainsi, si Bouddallah le veut. Nous croyons que le désert nous accueillera, mais certes, si nous nous trompons, nous périrons. En revanche, si nous survivons, nous serons des Hommes Libres, les Fremen, et nous construirons notre propre société. Et, de toute façon, El’hiim, tu n’en sauras probablement jamais rien. C’était le moment de l’exode. Ishmaël rassembla les siens et ils quittèrent le village des hommes corrompus. Ils laissaient derrière eux des familles et des amis. Ils s’engagèrent dans une passe du Mur du Bouclier pour rejoindre le vaste et dangereux désert du Tanzerouft. Dans le vent brûlant, Ishmaël leva les mains jusqu’à ses yeux et contempla le paysage inhospitalier, mouvant. Il lui parut alors que l’océan des dunes s’ouvrait et que d’autres paysages aux possibilités infinies apparaissaient en filigrane. Il leva la main à l’adresse des siens. — Là-bas, nul ne se souciera de nous. Nous construirons nos villages où nous vivrons en paix, sans être dérangés par ceux qui font par trop confiance aux étrangers. — Ce sera difficile, dit un des anciens. Ishmaël ne le contredit pas. — Cette vie difficile nous rendra plus forts, et un jour Arrakis sera à nous. L’immensité des sables était soumise à son propre temps. Les marées des changements et du temps allaient de planète en planète dans la galaxie, mais les déserts d’Arrakis refusaient toute invasion, toute mainmise, toute transformation. Les étendues arides conservaient les artefacts. Et les vers Léviathans effaçaient tout sur leur passage. Les prospecteurs allaient et venaient entre les gisements, et les nouveaux venus mouraient souvent entre les crocs cristallins des gueules monstrueuses. Mais pas tous. Il en arrivait constamment d’autres, cupides, avides, fascinés par la légende du Mélange. Les empires se bâtissaient et s’effondraient, mais Arrakis, la planète des sables, perdurait et défiait l’univers. * * * [1] Fondement de la théorie d'Heisenberg. (N.d.T.) Table des matières [1]