Chapitre premier Logan Gyre était assis dans le sang et la boue du champ de bataille du Bosquet de Pavvil lorsque Térah Graesin approcha, seule. Une heure plus tôt, l’armée khalidorienne avait été défaite après que le monstrueux férali se fut retourné contre ses maîtres au lieu de dévorer les soldats cénariens, ainsi qu’il était censé le faire. Après la bataille, Logan avait donné les ordres indispensables avant de laisser les hommes se joindre à la fête qui battait son plein. Il s’était installé sur un petit rocher aplati sans se soucier de la boue. De toute manière, ses beaux habits étaient bons à jeter : ils étaient couverts de taches de sang, ou pis encore. En comparaison, les vêtements de Térah étaient propres et seul le bas de sa robe était sale. Ses souliers à talon ne parvenaient pas à la protéger entièrement de la boue gluante. Elle s’arrêta devant Logan. Le jeune homme ne se leva pas. Elle fit semblant de ne pas remarquer ce manquement à l’étiquette. Il fit semblant de ne pas remarquer ses gardes du corps – qui n’avaient pas participé à la bataille – cachés derrière des arbres une centaine de mètres plus loin. Térah Graesin était là dans un seul dessein : elle voulait savoir s’il la considérait toujours comme la reine de Cénaria. Si Logan n’avait pas été éreinté, cette démarche l’aurait amusé. Térah était venue seule pour montrer sa vulnérabilité ou son courage. — Vous vous êtes comporté en héros aujourd’hui, dit-elle. Vous avez arrêté la créature du Roi-dieu. On raconte que vous l’avez tuée. Logan secoua la tête. Ce n’était pas lui qui avait infligé les blessures les plus terribles au férali, mais c’était après ses coups que le Roi-dieu avait cessé de contrôler le monstre. Ce n’était pas lui qui avait arrêté Garoth Ursuul. — Vous lui avez ordonné de détruire nos ennemis et elle vous a écouté. Vous avez sauvé Cénaria. Logan haussa les épaules. Tout cela lui semblait si loin. Térah Graesin poursuivit : — Je suppose qu’il faut maintenant se demander si vous avez sauvé Cénaria à votre profit ou au profit de tous. Logan cracha aux pieds de la jeune femme. — Arrêtez votre baratin, Térah ! Vous croyez pouvoir me manipuler ? Vous n’avez rien à m’offrir et vous n’êtes pas en mesure de me menacer. Si vous voulez savoir quelque chose, faites preuve d’un peu de respect et posez votre putain de question ! Térah se raidit et releva la tête. Sa main hésita, mais demeura immobile. Logan remarqua ce frémissement. Si elle était allée au bout de son geste, ses gardes du corps seraient-ils passés à l’attaque ? Logan observa la lisière des bois derrière la jeune femme, mais il ne vit que ses propres hommes. Les chiens d’Agon – dont deux chasseurs de sorciers, des archers exceptionnels armés d’arcs ymmuriens – avaient discrètement encerclé les sbires de Térah. Les deux chasseurs de sorciers avaient encoché une flèche, mais ils n’avaient pas bandé leur arme. Ils s’étaient placés de manière que Logan les voie alors que leurs camarades étaient à peine visibles. Les yeux du premier allaient et venaient entre le jeune duc et le bois. Logan suivit son regard et aperçut l’archer de Térah Graesin dissimulé par la végétation. L’homme le visait en attendant un signal de sa maîtresse. Le deuxième chasseur de sorciers avait les yeux rivés sur le dos de Térah, prêt à y planter une flèche si Logan le lui ordonnait. Le jeune duc aurait dû s’en douter : ses partisans étaient trop intelligents pour le laisser seul en compagnie de Térah Graesin. Il observa la femme qui se tenait devant lui. Elle était svelte et jolie ; ses yeux verts et autoritaires lui rappelaient ceux de sa mère. Elle ignorait encore qu’il avait repéré ses hommes cachés dans la forêt. Elle se croyait en position de force à l’insu de Logan. — Ce matin, vous m’avez juré fidélité dans des circonstances un peu particulières. Allez-vous respecter votre parole ou avez-vous l’intention de vous faire couronner roi ? Elle pensait maîtriser la situation, mais elle n’avait même pas le courage de lui poser la question franchement. Elle ne ferait jamais une bonne souveraine. Logan avait cru sa décision irrévocable, mais il se surprit à hésiter. Il se rappela son impuissance au fond du Trou, son impuissance lorsque Jénine, la jeune fille qu’il venait d’épouser, avait été assassinée. Il se souvint du sentiment étrange et merveilleux qu’il avait ressenti en ordonnant à Kylar de tuer Gorkhy – et en voyant son ordre exécuté. Il se demanda s’il éprouverait un plaisir comparable en assistant à la mort de Térah. Il lui suffisait de hocher la tête en direction d’un chasseur de sorciers pour le découvrir. Pour ne plus obéir à personne. Son père lui avait dit : « On juge un homme à ses serments. » Logan savait ce qui arrivait lorsqu’il faisait ce qu’il estimait juste – y compris des gestes qui paraissaient stupides sur le moment. Cette philosophie lui avait permis de rassembler les Hurleurs. Elle lui avait sauvé la vie alors qu’il était terrassé par la fièvre et à peine conscient. Elle avait donné à Lilly – transformée en férali par les sorciers khalidoriens – la force de se retourner contre ses tortionnaires. En fin de compte, c’était cette philosophie qui avait conduit Logan à sauver Cénaria. Son père, Régnus Gyre, avait toujours respecté ses serments et, pour toute récompense, il avait épousé une femme qu’il n’aimait pas et servi un roi aussi méchant qu’insignifiant. Régnus grinçait des dents toute la journée, mais dormait du sommeil du juste pendant la nuit. Logan se demanda s’il avait le courage de suivre ce chemin. Il ne s’en sentait pas capable. Il hésita. Si Térah levait la main pour ordonner à son archer de le tuer, elle briserait le contrat unissant un vassal à son suzerain. Logan serait alors libre d’agir à sa guise. — Nos soldats m’ont proclamé roi, dit-il sur un ton neutre. Énerve-toi, Térah. Ordonne à tes sbires de me tuer. Signe ton propre arrêt de mort. Les yeux de Térah étincelèrent, mais sa main ne bougea pas et elle reprit la parole d’une voix ferme : — Les hommes disent bien des choses lorsqu’ils sont enivrés par la victoire. Je suis prête à pardonner ce manque de respect. Est-ce que c’est pour en arriver là que Kylar m’a tiré du Trou ? Non, mais je suis ainsi fait. Je suis le fils de mon père. Il se leva sans hâte pour ne pas alarmer les archers des deux camps. Il s’agenouilla tout aussi lentement et effleura le pied de Térah Graesin en signe de soumission. Tard dans la nuit, un groupe de Khalidoriens attaqua le campement cénarien et massacra plusieurs dizaines de soldats ivres avant de s’évanouir dans l’obscurité. Au petit matin, Térah Graesin envoya Logan Gyre et mille de ses hommes à leur poursuite. Chapitre 2 La sentinelle était un Sa’ceurai expérimenté, un seigneur de l’épée qui avait tué seize hommes et accroché une de leurs mèches à ses cheveux d’un roux éclatant. L’homme scrutait les ténèbres sans relâche à l’endroit où la forêt rejoignait le bosquet de chênes. Quand il se tournait, il prenait soin de lever une main devant ses yeux pour que la lumière des feux de camp n’affaiblisse pas sa vision nocturne. Malgré le vent froid qui soufflait sur les tentes et faisait gémir les grands chênes, il avait ôté son casque pour entendre le moindre bruit. Il n’avait pourtant aucune chance d’arrêter un pisse-culotte. Un ancien pisse-culotte, rectifia Kylar accroché à une grosse branche par une main. Un assassin aurait éliminé la sentinelle sans états d’âme, mais Kylar avait changé. Il était l’Ange de la Nuit, un être immortel, invisible et presque invincible. Il ne donnait la mort qu’à ceux qui la méritaient. Ces guerriers venaient de Ceura, un pays dont le nom signifiait : « épée » et Kylar n’avait jamais rencontré de combattants plus redoutables. Ils avaient installé leur campement avec un professionnalisme qui témoignait de nombreuses campagnes. Ils avaient coupé les broussailles qui auraient pu dissimuler l’approche d’un ennemi, élevé des remblais autour des feux pour qu’on les repère moins facilement et disposé leurs tentes de manière à protéger leurs chevaux et leurs chefs. Les hommes étaient organisés par groupes de dix et chacun savait ce qu’il avait à faire. Ils se déplaçaient et travaillaient comme des fourmis, mais une fois leur tâche remplie, ils n’allaient pas plus loin que le rassemblement de tentes voisin. Ils jouaient, mais ils ne buvaient pas d’alcool et ils parlaient à voix basse. En général, les guerriers ceurans portaient une armure en bambou et en résine qu’ils pouvaient enfiler seuls, mais il n’en allait pas de même avec les lourdes cuirasses khalidoriennes dérobées au Bosquet de Pavvil une semaine plus tôt. Les Sa’ceurais n’avaient pas encore décidé s’il était préférable de dormir avec ou s’il fallait désigner des hommes pour faire office d’écuyers. Les officiers ceurans n’avaient pas perdu de temps à demander des instructions à leurs supérieurs : chaque groupe avait reçu l’autorisation de régler le problème à sa guise. Kylar avait alors compris que son ami Logan Gyre n’avait aucune chance de vaincre ces adversaires. Le chef de guerre Lantano Garuwashi cultivait le culte de l’ordre typique des Ceurans, mais il encourageait aussi l’initiative individuelle. C’était pour cette raison qu’il remportait toutes ses batailles. C’était pour cette raison qu’il devait mourir. Kylar se déplaça entre les arbres comme le souffle d’un dieu vengeur, effleurant seulement les branches pour qu’elles bruissent à l’unisson du vent nocturne. Les chênes poussaient en rangs très espacés, mais, à certains endroits, cette symétrie était brisée par un jeune arbre qui était parvenu à s’imposer entre deux de ses vénérables pairs. Kylar se glissa à l’extrémité d’une branche et épia Lantano Garuwashi entre les feuilles agitées par le vent. Tandis qu’il observait sa cible à la faible lueur des feux de camp, il caressa l’épée qu’il tenait contre lui avec la satisfaction d’un homme qui vient d’acheter l’objet de ses rêves. S’il atteignait l’arbre voisin, il pourrait descendre à quelques mètres de son cadavreux. Est-ce que je peux encore parler de « cadavreux » ? Après tout, je ne suis plus un pisse-culotte. Il était cependant incapable de considérer Garuwashi comme une « cible ». Il se rappela les remarques de maître Blint : « Les assassins ont des cibles parce que les assassins ne sont pas infaillibles », disait-il avec mépris. Kylar évalua la distance qui le séparait d’une branche capable de supporter son poids. Une dizaine de mètres. Cela ne présentait pas de difficulté. Le plus dur serait de se réceptionner en silence et de contrôler son élan avec le seul bras gauche. L’autre solution consistait à descendre et à se faufiler entre deux feux de camp, mais les guerriers se déplaçaient de manière imprévisible et, de toute façon, le sol était jonché de feuilles mortes. Le jeune homme décida qu’il profiterait de la prochaine bourrasque pour tenter sa chance par la voie des airs. — Il y a une étrange lueur dans tes yeux, remarqua Lantano Garuwashi. C’était un homme plus massif que la plupart de ses compatriotes. Il était grand, mince et musclé comme un tygre. Les mèches de soixante victimes étaient accrochées sur son crâne, mais on parvenait encore à apercevoir ses cheveux qui brillaient avec le même éclat que les flammes tremblotantes du feu de camp. — J’ai toujours été fasciné par le feu. Ce sera la dernière image que j’emporterai quand la mort me fauchera, répondit une voix. Kylar se pencha pour observer la personne qui venait de parler. Feir Cousat ! Le jeune homme avait déjà rencontré ce colosse blond aussi grand que large. C’était un escrimeur redoutable doublé d’un mage. Kylar avait de la chance d’être arrivé dans son dos. Une semaine plus tôt, Kylar avait été tué au cours de son affrontement avec Garoth Ursuul et il avait passé un marché avec le Loup dans son étrange repaire situé entre la vie et la mort. L’homme aux yeux dorés avait accepté de le ressusciter sur-le-champ et de lui rendre son bras droit contre la promesse de s’emparer de l’épée de Lantano Garuwashi. Sur le coup, Kylar avait pensé que cette mission ne présenterait aucune difficulté – qui pouvait arrêter un voleur invisible ? Le jeune homme déchanta en comprenant qu’il s’était trompé : un mage était tout à fait capable de le voir – et de le neutraliser. — Tu penses donc que le Chasseur Noir existe vraiment et qu’il rôde dans cette forêt ? demanda Garuwashi. — Dégaine ton arme sur quelques centimètres, seigneur de guerre. Garuwashi obtempéra. Un torrent de lumière jaillit de la lame qui ressemblait à un cristal gorgé de flammes. — Elle brille lorsqu’il y a du danger ou de la magie à proximité. Le Chasseur Noir fait partie de ces deux catégories. Moi aussi, songea Kylar. Garuwashi se redressa et se contracta comme un tygre prêt à bondir. — Il est proche ? demanda-t-il. — Je t’ai mis en garde : en venant ici, tu ne provoqueras pas la perte de l’armée cénarienne, mais seulement la nôtre, dit Feir en reportant son attention sur le feu. Depuis la bataille du Bosquet de Pavvil, une semaine plus tôt, Garuwashi avait attiré Logan et ses hommes à l’est. Les Ceurans avaient revêtu des armures récupérées sur les cadavres de soldats khalidoriens et le jeune Gyre croyait donc poursuivre les survivants de l’armée du Roi-dieu. Kylar ignorait pourquoi Garuwashi voulait entraîner son ami dans cette forêt. Mais le jeune homme ignorait bien des choses : pourquoi la sphère de métal noir – le ka’kari – avait-elle décidé de le servir ? Pourquoi le ramenait-elle à la vie ? Pourquoi voyait-il les crimes de ceux qui méritaient de mourir ? Mais, après tout, il ignorait aussi pourquoi le soleil se levait chaque matin et pourquoi il restait suspendu dans le ciel. — Tu as dit qu’il n’y avait pas de danger tant qu’on n’entrait pas dans le bois du Chasseur, dit Garuwashi. — J’ai dit qu’il n’y avait sans doute pas de danger. Le Chasseur sent la magie et il la déteste. Il lui sera difficile de ne pas remarquer cette épée. Garuwashi fit un geste désinvolte en estimant que Feir s’inquiétait pour rien. — Nous ne sommes pas entrés dans le bois. Les Cénariens, eux, devront le faire s’ils veulent nous affronter. Kylar comprit le plan du seigneur de guerre et une bouffée d’angoisse lui comprima la poitrine. Au nord, au sud et à l’ouest du bosquet, la forêt était dense et presque impénétrable. Pour profiter de son avantage numérique, Logan devrait donc passer à l’est. Son armée aurait la place de manœuvrer entre les séquoias géants du bois du Chasseur Noir, mais des rumeurs affirmaient qu’une créature ancestrale tuait tous ceux qui s’aventuraient par là. Les érudits déclaraient avec mépris qu’il s’agissait de fables, mais Kylar avait rencontré les villageois de Torras Bend. Ces gens n’étaient pas superstitieux, mais ils croyaient au Chasseur Noir. Logan allait se précipiter dans le piège de Garuwashi. Le vent souffla et les branchages bruissèrent. Kylar laissa échapper un grognement silencieux et bondit dans les airs. Il invoqua son Don et franchit sans difficulté les dix mètres qui le séparaient de son objectif. Il alla même plus loin que prévu et il glissa à l’extrémité de la branche sur laquelle il avait atterri. En une fraction de seconde, de minuscules pointes en métal liquide apparurent sur ses vêtements à hauteur des genoux, le long de son avant-bras gauche et sur sa cage thoracique. Elles absorbèrent le tissu plus qu’elles le transpercèrent, se solidifièrent et se plantèrent dans le bois en interrompant net la glissade de Kylar. Le jeune homme se redressa sur la branche et les griffes se fondirent dans sa chair. Kylar s’aperçut qu’il tremblait, et pas seulement parce qu’il avait failli tomber. Quel genre de créature suis-je en train de devenir ? Son pouvoir augmentait chaque fois qu’il tuait ou qu’il était tué. Ce phénomène le glaçait d’effroi. Quel est le prix de cette immortalité ? Il est impossible qu’il n’y ait pas de contrepartie. Il grinça des dents et entreprit de descendre la tête la première le long du tronc. Des crocs jaillissaient de sa chair, perçaient des trous minuscules dans ses vêtements, s’enfonçaient dans l’écorce et disparaissaient une fois leur travail accompli. Quand le jeune homme toucha le sol, le ka’kari suinta des pores de sa peau et le recouvrit entièrement. Il dévora la lumière et Kylar avança, invisible. — Je rêvais de vivre dans une petite ville telle que Torras Bend, disait Feir. (Kylar contempla son dos aussi large que l’encolure d’un bœuf.) Je voulais construire une forge près d’une rivière et installer une roue à aubes pour actionner le soufflet, en attendant que mes fils soient en âge de m’aider. Un prophète m’a dit que cela arriverait peut-être. — Assez parlé de tes rêves, le coupa Garuwashi en se levant. Le gros de mon armée devrait bientôt franchir les montagnes. Je dois partir et tu vas m’accompagner. Le gros de son armée ? Kylar comprit soudain pourquoi les Sa’ceurais s’étaient déguisés en Khalidoriens. Garuwashi avait attiré les meilleurs soldats cénariens loin à l’est tandis que ses propres troupes se massaient à l’ouest. L’armée du Roi-dieu avait été défaite au Bosquet de Pavvil et les paysans enrôlés pour la bataille se dépêchaient sans doute de regagner leurs fermes. Dans quelques jours, les deux cents gardes protégeant Château Cénaria allaient se retrouver face à toute l’armée ceurane. — Partir ? Ce soir ? demanda Feir sur un ton surpris. — Maintenant. Garuwashi tourna la tête vers Kylar qui se figea. Le Ceuran grimaça un sourire, mais ses yeux verts ne réagirent pas. Le jeune homme fut terrifié par ce qu’il y lut. Le Ceuran avait tué quatre-vingt-deux personnes. Quatre-vingt-deux ! Mais toujours au cours d’un affrontement loyal. En le supprimant, Kylar ne rendrait pas la justice, il commettrait un meurtre. Il laissa échapper un juron à haute voix. Lantano Garuwashi bondit en arrière. Son fourreau s’envola dans les ténèbres en libérant une épée de feu. Le Ceuran était déjà en position de combat. Malgré sa masse, Feir ne réagit qu’avec une fraction de seconde de retard. Kylar n’aurait jamais imaginé qu’un homme si massif puisse se relever et tirer son arme avec une telle rapidité. Les yeux du colosse s’écarquillèrent lorsqu’il aperçut le pisse-culotte. Kylar poussa un hurlement frustré. Un éclair bleu laissa entrevoir son corps couvert par le ka’kari et son masque grimaçant. Il entendit les pas d’un guerrier qui s’apprêtait à l’attaquer dans le dos. Son Don se manifesta aussitôt. Le jeune homme exécuta un salto arrière et son pied frappa le Sa’ceurai entre les omoplates. Le Ceuran partit en avant et s’effondra. Kylar tournoya dans les airs tandis que des flammes bleues jaillissaient de son corps en crépitant. Il les fit disparaître et redevint invisible. Il s’éloigna en se balançant de branche en branche d’une seule main sans se soucier du bruit. S’il ne se dépêchait pas, Logan et tous ses hommes mourraient cette nuit. — Est-ce que c’était le Chasseur ? demanda Lantano Garuwashi. — Non, répondit Feir, livide. C’était bien pis. C’était l’Ange de la Nuit, le seul homme que vous devez craindre. Les yeux du seigneur de guerre étincelèrent. Feir comprit que le Ceuran avait traduit « le seul homme que vous devez craindre » par « un adversaire digne d’intérêt ». — Par où est-il parti ? demanda Garuwashi. Chapitre 3 É lène, épuisée, guida sa monture vers la petite auberge de Torras Bend. Tandis qu’elle approchait, une ravissante jeune femme avec de longs cheveux roux ramenés en queue-de-cheval et une boucle d’oreille étincelante à l’oreille gauche enfourcha un étalon rouan. Le garçon d’écurie la lorgna sans vergogne pendant qu’elle se dirigeait vers le nord. Élène arriva à la hauteur du jeune homme qui se tourna enfin vers elle. Il la regarda en clignant des yeux d’un air hébété. — Oh ! votre amie vient juste de partir, dit-il en pointant un doigt vers l’inconnue qui disparaissait au loin. — Je vous demande pardon ? dit Élène. Elle était si fatiguée qu’elle avait le plus grand mal à aligner deux pensées cohérentes. Elle avait marché pendant deux jours avant de trouver le cheval d’un de ses ravisseurs. Elle ne savait pas ce qui était arrivé aux autres prisonniers, aux Khalidoriens ou à l’Ymmurien qui l’avait sauvée. — Vous pouvez encore la rattraper, dit le garçon d’écurie. Élène avait eu le temps d’observer l’inconnue aux cheveux roux et elle était certaine de ne pas la connaître. Elle secoua la tête. Elle devait acheter des provisions au village avant de se remettre en route vers Cénaria. En outre, le soleil se couchait déjà. Ses ravisseurs khalidoriens lui avaient fait passer plusieurs nuits à la belle étoile, elle avait besoin de dormir dans un lit et, surtout, de prendre un bain. — Je ne crois pas, dit-elle. Elle entra dans l’auberge et loua une chambre. La femme de l’aubergiste lui prêta à peine attention. Élène la paya avec une partie du petit trésor en pièces d’argent découvert dans une sacoche de sa monture. Elle prit un bain, lava ses vêtements, puis s’effondra sur le lit et s’endormit sur-le-champ. Un peu avant l’aube, elle enfila sa robe encore humide avec une grimace et descendit dans la salle commune. L’aubergiste, un jeune homme de petite taille, entra en portant une caisse de bouteilles qu’il venait de laver. Lorsqu’il aurait terminé de les ranger à l’envers pour les faire sécher, il pourrait – enfin – aller se coucher. Il adressa un hochement de tête amical à la jeune femme, mais la regarda à peine. — Ma régulière préparera le petit déjeuner dans une demi-heure. Si vous… Oh ! merde ! (Il la regarda de nouveau et s’aperçut qu’il ne l’avait jamais vue.) Maira ne m’a pas dit que… Il s’essuya sur son tablier dans un geste qui relevait sans doute de l’habitude, car ses mains n’étaient pas mouillées. Il se dirigea vers une table couverte de babioles, de notes et de livres de comptes. Il prit une lettre et la tendit à la jeune femme d’un air contrit. — Je ne vous ai pas vue hier soir ; sinon, je vous l’aurais donnée tout de suite. Le nom et la description d’Élène étaient écrits au dos du message. Elle le déplia et un petit bout de papier chiffonné en tomba. Il s’agissait d’un mot de la main de Kylar. Il était daté du jour où il avait quitté Caernarvon. La jeune femme sentit sa gorge se serrer. « Élène, je suis désolé. J’ai essayé. Je te jure que j’ai essayé, mais il y a des choses plus importantes que mon bonheur, des choses que je suis le seul à pouvoir accomplir. Vends ces bijoux à maître Bourary et fais déménager tout le monde dans un quartier plus agréable. Je t’aimerai toujours. » Kylar l’aimait toujours. Il l’aimait. Elle n’en avait jamais douté, mais cette confirmation rédigée de son écriture brouillonne lui fit l’effet d’un baume rassérénant. Un torrent de larmes coula sur ses joues. Elle ne prêta pas attention à l’aubergiste déconcerté qui ouvrait et fermait la bouche en se demandant ce qu’il était censé faire devant cette femme qui pleurait dans son établissement. Élène avait refusé de changer et son entêtement lui avait coûté tout ce qui lui était cher, mais Dieu lui accordait une seconde chance. Elle allait montrer à Kylar à quel point l’amour d’une femme pouvait être intense et puissant. Ce ne serait pas facile, mais elle l’aimait. Elle ne voulait personne d’autre que lui. Elle l’aimait, c’était aussi simple que cela. Il s’écoula plusieurs minutes avant qu’elle lise le second message. Il avait été rédigé par une femme et l’écriture ne lui était pas familière. « Je m’appelle Vi. Je suis la pisse-culotte qui a assassiné Jarl et enlevé Uly. Kylar t’a quittée pour aider Logan et tuer le Roi-dieu. Celui que tu aimes a sauvé le royaume. Tu peux être fière de lui. Si tu vas à Cénaria, va voir Mamma K. Je lui ai donné procuration sur mes comptes afin qu’elle te verse l’argent qu’il y a dessus. Prends tout ce que tu voudras. Sinon, Uly est au Chantry. Je suppose que je ne vais pas tarder à la revoir, d’ailleurs. Je pense que Kylar s’y rendra très bientôt, lui aussi. Ce n’est pas tout, mais je n’ai pas le courage d’écrire le reste. Pour remporter la victoire, j’ai dû faire quelque chose de terrible. Aucun mot ne pourra faire oublier la douleur que je t’ai infligée. Je suis vraiment désolée. Je voudrais tant réparer ce que j’ai fait, mais c’est impossible. Quand nous nous rencontrerons, tu pourras te venger comme il te plaira. Tu pourras même me tuer si tu en as envie. Vi Sovari » Élène sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Quel genre de personne se présentait comme la meilleure des amies et la pire des ennemies ? Où étaient les anneaux de mariage ? Que signifiait ce : « Ce n’est pas tout » ? Quelle était cette chose horrible à laquelle Vi faisait allusion ? Une vague intuition lui noua l’estomac. Cette jeune femme rousse, la veille, portait une boucle d’oreille, mais cela ne pouvait pas être… Non, c’était impossible. — Oh ! mon Dieu ! s’écria Élène. Elle se précipita à l’écurie et enfourcha son cheval. Les rêves étaient différents chaque nuit. Logan se tenait sur l’estrade et regardait Térah Graesin. Elle était si belle, si belle. Elle était prête à sacrifier des milliers de personnes et à se marier avec un homme qu’elle méprisait pour satisfaire ses ambitions. Comme le jour de la cérémonie, Logan n’eut pas le courage d’aller jusqu’au bout. Son père avait épousé une femme qui avait empoisonné sa vie. Son fils en était incapable. Comme le jour de la cérémonie, le jeune homme lui demanda de prêter allégeance. L’estrade circulaire lui rappelait le Trou où il avait croupi pendant l’occupation khalidorienne. Térah refusa. Mais, dans son rêve, Logan ne lui jurait pas fidélité pour que l’armée cénarienne reste unie à la veille de la bataille. — Je t’accuse donc de trahison et je te condamne à mort, déclara-t-il. Son épée siffla. Térah recula en titubant, trop lentement. La lame la décapita à moitié. Logan la prit dans ses bras et s’aperçut qu’il étreignait une autre femme. Le sang jaillissait de la gorge de Jénine pour se répandre sur sa chemise de nuit et sa poitrine dénudée. Les guerriers khalidoriens qui avaient fait irruption dans la chambre nuptiale riaient à gorge déployée. Logan se débattit et se réveilla. Il était allongé dans l’obscurité. Il lui fallut un certain temps pour revenir à la réalité. Jénine était morte. Térah Graesin était la souveraine de Cénaria. Logan lui avait juré fidélité. Il avait prêté serment et il n’avait aucune intention de se parjurer. Si sa reine lui ordonnait de massacrer les derniers survivants de l’armée khalidorienne, il obéirait. Il se ferait toujours une joie de tuer des Khalidoriens. Assis dans l’obscurité de sa tente, il aperçut le capitaine de sa garde rapprochée, Kaldrosa Wyn. Pendant l’occupation khalidorienne, les lupanars de Mamma K étaient devenus les refuges les plus sûrs pour les femmes de la cité. La courtisane avait engagé les plus jolies et les plus exotiques d’entre elles. Ces prostituées avaient été les premières à verser le sang de l’ennemi. Elles avaient déclenché une révolte qui avait duré toute une nuit, une nuit au cours de laquelle le Dédale s’était refermé sur les guerriers khalidoriens en un piège mortel ; une nuit qui resterait dans l’histoire sous le nom de Nocta Hemata, la Nuit du Sang. Logan avait rendu hommage à ces femmes devant l’armée cénarienne rassemblée et elles l’avaient choisi comme seul maître. Celles qui savaient se servir d’une arme avaient combattu et beaucoup étaient mortes pour le protéger. Après la bataille du Bosquet de Pavvil, le jeune homme avait donné congé aux survivantes de l’ordre de la Jarretière à l’exception de Kaldrosa Wyn. Son mari était un des dix chasseurs de sorciers et le couple ne voulait plus se séparer. Kaldrosa avait donc décidé qu’elle continuerait de servir Logan. Elle portait sa jarretière au bras gauche. Le bout de tissu taillé dans une bannière enchantée de l’armée khalidorienne luisait dans l’obscurité. Kaldrosa était ravissante ; elle avait la peau olivâtre des Séthis ; elle riait de bon cœur et elle racontait d’innombrables histoires – dont certaines étaient vraies, affirmait-elle. Sa cotte de mailles trop grande était recouverte par un tabar frappé du blason de Logan Gyre : un gyrefaucon blanc dont la pointe des ailes sortait du cercle noir qui l’enfermait. — C’est l’heure, dit-elle. Le général Agon glissa la tête à l’intérieur de la tente du jeune homme, puis entra. Il avait encore besoin de deux cannes pour se déplacer. — Les éclaireurs sont de retour, annonça-t-il. Nos lascars khalidoriens ont l’intention de nous tendre une embuscade. Si nous approchons par le nord, par le sud ou par l’ouest, nous devrons nous frayer un chemin à travers une forêt épaisse. La seule piste praticable passe par le bois du Chasseur Noir et si cette créature existe vraiment, elle nous massacrera dès que nous poserons le pied sur son territoire. Si je devais affronter mille quatre cents hommes à la tête d’une centaine de guerriers, je n’aurais pas choisi meilleure position. Un mois plus tôt, Logan n’aurait pas hésité un seul instant. Il se serait moqué de cette légende et aurait conduit son armée à travers les séquoias espacés du bois du Chasseur. Mais pendant la bataille du Bosquet de Pavvil, les Cénariens avaient vu une légende à l’œuvre. Le férali avait dévoré des milliers de combattants et Logan ne savait plus trop où était la frontière entre superstition et réalité. — Ils sont khalidoriens, alors pourquoi n’ont-ils pas fait route au nord, vers le col de Quorig ? Agon haussa les épaules. Il se posait cette question depuis une semaine. Il n’avait jamais vu une unité khalidorienne faire preuve d’une telle rigueur et d’une telle habileté. Ces guerriers avaient ponctué leur fuite d’attaques-surprises qui avaient fait une centaine de victimes dans les rangs cénariens, alors qu’ils n’avaient pas perdu un seul homme. Il devait s’agir d’un détachement d’élite issu d’une tribu que les Cénariens n’avaient jamais rencontrée auparavant. Agon ne voyait pas d’autre explication possible. Logan était confronté à un casse-tête et s’il ne le résolvait pas, ses hommes continueraient à mourir. — Vous voulez toujours les attaquer de tous les côtés ? demanda Agon. Logan eut l’impression que le casse-tête le narguait. La solution miracle tant espérée ne vint pas. — Oui. — Et vous avez toujours l’intention de conduire vous-même la cavalerie à travers le bois ? Logan hocha la tête. S’il demandait à ses hommes de braver un monstre assoiffé de sang, il serait à leurs côtés. — C’est très… courageux de votre part, dit Agon. Le vieux militaire avait servi des nobles pendant de nombreuses années et il savait travestir un reproche en compliment. — Cela suffit ! (Logan prit son casque des mains de Kaldrosa Wyn.) Allons massacrer quelques Khalidoriens. Chapitre 4 L e vürdmeister Neph Dada fut secoué par une quinte de toux profonde, râpeuse et inquiétante. Il s’éclaircit la voix sans discrétion et cracha dans sa paume pour dégager ses bronches. Il tourna la main et observa les mucosités glisser par terre. Puis il regarda les autres vürdmeisters assis autour du petit feu. En dehors du jeune Borsini qui clignait des yeux sans interruption, personne ne réagit. Un homme trop sensible ne vivait pas assez longtemps pour devenir un meister, même s’il possédait des pouvoirs hors du commun. Sur le sol, des formes alignées comme des unités militaires luisaient dans la pénombre. — Ce n’est qu’une estimation des positions des différentes armées, déclara Neph. Les troupes de Logan Gyre sont en rouge. Elles représentent à peu près quatorze cents hommes. Elles se trouvent à l’ouest du bois du Chasseur Noir, en territoire cénarien. En bleu, il y a environ deux cents Ceurans déguisés en guerriers khalidoriens. Ils sont à la lisière du bois. Plus au sud, en blanc, nous avons cinq mille de nos ennemis préférés, les Lae’knaughtiens. La dernière fois que nous les avons affrontés, vous suciez encore le sein de votre mère, alors, permettez-moi de vous rappeler qu’ils détestent la magie sous toutes ses formes. En un sens, nous sommes leur raison d’être, car nous incarnons tout ce qu’ils rêvent de détruire. Cinq mille d’entre eux suffiraient à terminer ce que les Cénariens ont commencé à la bataille de Pavvil. Nous devons donc agir avec circonspection. Neph Dada résuma sans perdre de temps ce qu’il savait à propos des forces en présence. Il parsema son discours de détails, inventés au besoin, et ne prit pas la peine d’expliquer les subtiles manœuvres militaires – la stratégie ne faisait pourtant pas partie du cursus des vürdmeisters. Lorsqu’un Roi-dieu mourait, les massacres commençaient. Les prétendants s’affrontaient, puis les survivants ralliaient les meisters et les vürdmeisters à leur cause et les hostilités reprenaient. Le phénomène se répétait jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul Ursuul. Si personne ne s’imposait rapidement, la guerre de succession s’étendait aux meisters et Neph ne voulait surtout pas que cela arrive. Dès qu’il avait été certain de la mort de Garoth Ursuul, Neph était allé trouver Tenser Ursuul, un rejeton du Roi-dieu, et l’avait convaincu de servir de réceptacle à Khali. Tenser avait accepté, persuadé que cette possession allait lui apporter un pouvoir fantastique. Par malheur, il n’avait pas prévu que cette puissance reviendrait à Neph Dada et qu’il sombrerait dans la catatonie et la démence. Le vürdmeister avait ensuite envoyé un message simple à tous ses pairs de l’Empire khalidorien : « Aidez-moi à ramener Khali. » Cette sainte mission offrait une échappatoire légitime aux vürdmeisters qui n’avaient aucune intention de mourir au service d’un infâme rejeton du Roi-dieu. Si Neph parvenait à s’imposer auprès des premiers sorciers arrivés des régions voisines, les autres suivraient le mouvement. Les Rois-dieux excellaient dès lors qu’il s’agissait de se faire obéir. Neph fit un geste qui engloba les vürdmeisters, lui-même et la garde de Khali qui rassemblait à peine une cinquantaine de guerriers. — Le bois du Chasseur Noir se trouve entre nous et ces armées. J’ai vu de mes yeux des centaines d’hommes – dont des meisters – entrer dans ce bois, mais personne n’en est jamais ressorti. S’il s’agissait juste de s’assurer de la sécurité de Khali, je n’attirerais pas votre attention sur ce point. Il fut secoué par une nouvelle quinte de toux. Ses poumons étaient en feu, mais cette crise faisait partie d’une mise en scène préparée avec soin. Certains vürdmeisters auraient refusé de prêter allégeance à un jeune homme, mais ils accepteraient peut-être d’obéir à un vieillard avec un pied dans la tombe en attendant de saisir leur chance. Neph cracha par terre. — Les Ceurans ont récupéré Curoch, l’Épée de Puissance. Elle est ici. Il montra l’endroit où ses mucosités avaient atterri : sur le trait symbolisant la lisière du bois du Chasseur. — A-t-elle pris la forme de Ceur’caelestos, l’Épée du Ciel des légendes ceuranes ? demanda le vürdmeister Borsini, le regard perdu dans le vague. Il s’agissait du jeune homme qui clignait souvent des yeux. Son nez et ses oreilles démesurés lui donnaient l’air ridicule, mais sa question inquiéta Neph. Borsini avait-il entendu l’éclaireur faire son rapport à Neph ? Le vir – l’indicateur de sa force magique et des faveurs accordées par Khali – du jeune homme enveloppait ses bras en un enchevêtrement de ronces noires. Seul celui de Neph était plus dense. Il couvrait le vieux vürdmeister du front jusqu’au bout des doigts et ondulait sur sa peau comme des tatouages vivants évoquant des volutes lodricariennes. Borsini était intelligent et puissant, mais, contrairement à Neph, à Tarus, à Orad et à Raalst, il n’avait pas encore obtenu le douzième shu’ra. Seul le Roi-dieu était capable de dépasser ce rang. — Curoch prend la forme qui lui sied, répondit Neph. Le problème est le suivant : si Curoch entre dans le bois du Chasseur, elle n’en sortira jamais. Nous avons une petite chance de nous emparer d’un artefact que nous convoitons depuis une éternité. — Mais il y a trois armées dans la région, remarqua le vürdmeister Tarus. Leurs effectifs sont bien plus importants que ceux de notre escouade et elles se feraient une joie de nous tailler en pièces. — Si nous essayons de récupérer Curoch, il est probable que nous mourrons, acquiesça Neph. Mais je me permets de vous rappeler que nous devrons répondre de nos actes si nous laissons passer cette occasion. Par conséquent, je me porte volontaire. Je suis vieux et il ne me reste que quelques années à vivre. Ma mort n’affaiblira pas trop l’Empire. Mais s’il mettait la main sur Curoch, la situation changerait de manière radicale et tout le monde en était conscient. L’artefact multiplierait son pouvoir par cent. Le vürdmeister Tarus fut le premier à élever une objection : — Qui a décidé de vous confier le commandement de… ? — Khali ! intervint Borsini avant que Neph ait le temps de réagir. Malédiction ! songea Neph. — Elle m’a envoyé une vision, poursuivit le jeune homme. C’est pour cette raison que je voulais connaître la forme prise par cette épée. Khali m’a dit que je devais retrouver Ceur’caelestos. Je suis le plus jeune d’entre nous. Je suis donc le plus rapide et le moins utile. Vürdmeister Dada, Khali a dit qu’elle s’adresserait à vous ce matin. Vous devez attendre son message au chevet du duc Tenser. Seul. Ce garçon était un génie. Il voulait tenter sa chance et il achetait la complicité de Neph devant les autres vürdmeisters réunis. Le vieillard resterait avec Khali qui possédait le duc catatonique, puis il sortirait en affirmant que la déesse lui avait parlé. En vérité, Neph n’avait jamais eu l’intention de se lancer à la poursuite de Curoch. Il s’était porté volontaire pour éveiller les soupçons de ses collègues et s’assurer que l’un d’eux se proposerait à sa place. Il croisa le regard de Borsini. Le message était clair : Si je récupère l’épée, tu me serviras. Compris ? — Que Khali soit bénie, dit Neph. Les autres répétèrent la prière. Ils ne comprenaient pas vraiment ce qui venait de se passer, mais cela viendrait en son temps. — Prends mon cheval, dit Neph. Il est plus rapide que le tien. Il avait tissé une trame discrète dans la crinière de l’animal. Au lever du soleil, lorsque Borsini atteindrait la lisière méridionale du bois, le sortilège commencerait d’émettre des impulsions magiques qui ne manqueraient pas d’attirer le Chasseur Noir. Le jeune vürdmeister serait mort avant midi. — Merci, répondit Borsini d’une voix neutre, mais je ne suis pas très à l’aise avec les chevaux que je ne connais pas. Je préfère prendre le mien. Ses grandes oreilles tressaillirent tandis qu’il pinçait son gros nez d’un geste nerveux. Il se méfiait, mais il ne voulait pas que Neph Dada le sache. Le vieux vürdmeister cligna des yeux d’un air déçu. Il haussa les épaules comme pour cacher sa déconvenue et déclara que c’était sans importance. C’était d’ailleurs la vérité. Il avait tissé la même trame sur tous les chevaux du camp. Chapitre 5 K ylar n’avait encore jamais provoqué de guerre. Il approcha du campement des Lae’knaughtiens sans prendre autant de précautions qu’avec les Ceurans. Invisible, il passa devant les sentinelles en tabar noir frappé d’un soleil doré – la lumière vertueuse de la raison chassant les ténèbres de la superstition. Kylar grimaça un sourire. Les Lae’knaughtiens allaient adorer l’Ange de la Nuit. Le camp était gigantesque et abritait toute une légion – cinq mille soldats, dont un millier de redoutables lanciers. Les Lae’knaughtiens se revendiquaient comme une communauté idéologique et affirmaient qu’ils n’avaient pas besoin de territoires, mais ils occupaient pourtant l’est de Cénaria depuis dix-huit ans. Kylar se demanda si cette armée n’avait pas été dépêchée ici pour faire une démonstration de force, pour signifier à Khalidor qu’elle ne devait pas s’aventurer plus à l’est. Il était cependant possible que sa présence près du bois soit le fruit du hasard. Au fond, c’était sans importance. Les Lae’knaughtiens étaient des brutes épaisses. Ils affirmaient combattre la magie noire, mais si leurs revendications avaient contenu un soupçon de sincérité, ils auraient soutenu Cénaria au moment de l’invasion khalidorienne. Au lieu de cela, ils avaient pris leur temps. Ils avaient brûlé quelques « sorciers » de village et recruté de nouveaux membres parmi le flot des réfugiés cénariens. Ils seraient sans doute intervenus une fois le royaume annihilé afin de revendiquer les territoires libérés. Cénaria avait été envahie sans aucune provocation de sa part par les Lae’knaughtiens à l’est, par les Khalidoriens au nord et par les Ceurans au sud. Il était temps que ces vaillants guerriers s’expliquent entre eux. Une lame noire et immatérielle apparut dans la main gauche de Kylar. Le jeune homme la fit rayonner et l’enveloppa de flammes bleutées tout en restant invisible. Deux soldats qui bavardaient au lieu de patrouiller se figèrent. Le premier n’avait pas grand-chose à se reprocher, mais le second avait accusé un meunier de sorcellerie parce qu’il convoitait sa femme. — Assassin ! lâcha Kylar. Il frappa avec la lame de ka’kari. Elle but la matière et ne rencontra presque pas de résistance en traversant le casque, le nez, le menton, le tabar, le gambison et le ventre. Le soldat baissa les yeux, porta les mains à son visage fendu et effleura la plaie d’où jaillissait un flot de sang. Il hurla et se vida de ses entrailles. Son camarade s’enfuit en poussant des cris de terreur. Kylar courut en invoquant des illusions autour de lui. Les Lae’knaughtiens aperçurent une silhouette indistincte, une peau noire et iridescente aux reflets métalliques, les courbes de muscles hypertrophiés. Ils distinguèrent le visage du Jugement, d’épais sourcils froncés ; de hautes pommettes anguleuses ; une bouche minuscule ; des yeux noirs, brillants et dépourvus de pupille qui lançaient des éclairs bleutés. Kylar passa devant un groupe de nouvelles recrues émaciées qui restèrent bouche bée et ne pensèrent même pas à lever leurs armes. Le jeune homme ne lut aucun crime dans leur regard. Ces malheureux s’étaient engagés pour ne pas mourir de faim. Puis il croisa des soldats qui avaient brûlé cent villages et commis les pires atrocités. — Violeur ! La lame de ka’kari traversa le bas-ventre d’un guerrier – l’agonie durerait des heures. Il tua trois autres hommes avant que quelqu’un songe à l’attaquer. Il évita un coup de lance avec grâce, trancha la pointe et se précipita vers le quartier des officiers supérieurs, au centre du camp. Une trompette sonna enfin l’alarme. Kylar continua à courir entre les alignements de tentes. Il était parfois visible, parfois invisible, mais il réapparaissait toujours au moment de tuer. Il trancha les longes de plusieurs chevaux pour ajouter à la confusion. Il se garda cependant d’en libérer trop : il fallait que l’armée lae’knaughtienne reste capable de se déplacer rapidement. En quelques minutes, le campement sombra dans le chaos. Des chevaux s’emballèrent et partirent au galop en arrachant le poteau auquel ils étaient attachés. La pièce de bois glissa de gauche à droite en emportant plusieurs tentes. Des hommes crièrent, lancèrent des jurons ou bafouillèrent qu’un fantôme, un spectre ou un démon les attaquait. Dans l’obscurité et la confusion, des soldats frappèrent des camarades. Une tente s’enflamma. Kylar tuait tous les officiers qui s’efforçaient de rétablir le calme. Puis il trouva enfin ce qu’il cherchait. Un homme âgé jaillit de la tente la plus grande et coiffa un imposant casque de suzerain. Il s’agissait donc du général. — Formez les rangs ! hurla-t-il. En hérisson ! Bande d’imbéciles ! On se paie votre tête ! En hérisson, nom de Dieu ! Terrifiés, peu de soldats prêtèrent attention aux cris étouffés par le grand casque, mais une trompette sonna encore et encore pour transmettre les ordres du suzerain. Petit à petit, les hommes formèrent des cercles approximatifs d’une dizaine de personnes, le dos tourné vers l’intérieur, les lances pointées vers l’extérieur. — Vous êtes en train de vous entre-tuer ! Ce n’est qu’une illusion ! Rappelez-vous votre armure ! Le général parlait de l’armure du doute. Les Lae’knaughtiens pensaient que les superstitions n’avaient de pouvoir que sur les gens qui y croyaient. Kylar bondit en l’air et abandonna son manteau d’invisibilité en retombant devant le suzerain. Il atterrit un genou à terre, la tête baissée, l’épée plaquée au sol. Un vacarme assourdissant régnait sur le camp, mais un silence stupéfait s’abattit autour de la tente du général. — Suzerain ! dit l’Ange de la Nuit. Je t’apporte un message ! Kylar se releva. — Ce n’est qu’une illusion ! cria l’officier. Rassemblement ! Aigle trois ! Un trompette traduisit les ordres en notes de musique et les soldats se mirent en position au petit pas. Une centaine d’hommes se rassemblèrent près de la tente du suzerain et formèrent un grand cercle autour de Kylar, les lances pointées vers lui. L’Ange de la Nuit rugit. Des flammes bleues jaillirent de sa bouche et de ses yeux. Son épée s’embrasa de nouveau et il la fit tourner si vite qu’on ne distingua bientôt plus qu’un disque de lumière. Il la rengaina soudain et les soldats clignèrent des yeux, encore éblouis par les images résiduelles. — Vous autres, Lae’knaughtiens, n’êtes qu’un ramassis d’idiots ! lança l’Ange de la Nuit. Ces terres font désormais partie de l’Empire khalidorien. Fuyez ou mourez ! Fuyez ou affrontez le Jugement ! Kylar espéra que ce mensonge pousserait les Lae’knaughtiens à attaquer les Ceurans déguisés en Khalidoriens et sauverait ainsi Logan et son armée. Le suzerain cligna des paupières. — Les illusions n’ont aucun pouvoir sur nous ! cria-t-il. Rappelez-vous votre armure, soldats ! Kylar tira son arme et laissa les flammes s’estomper, comme si l’Ange de la Nuit était incapable de conserver sa forme matérielle face à la crédulité des Lae’knaughtiens. Il s’évanouit peu à peu tandis que son épée enchaînait des techniques avec lenteur : les Ombres du Matin, la Gloire de Haden, les Gouttes d’Eau et la Faute de Kevan. — Il ne peut pas nous toucher, lança le général en s’adressant aux centaines d’hommes qui s’étaient massés aux bords de la petite clairière. Nous servons la lumière ! Nous ne craignons pas les ténèbres ! — Je vous juge ! lança l’Ange de la Nuit. Et je vous déclare coupables ! Il disparut et vit le soulagement se peindre sur le visage des soldats qui l’entouraient. Certains esquissèrent un sourire et secouèrent la tête. Ils ne savaient pas ce qui s’était passé, mais ils étaient victorieux. Un aide de camp amena le destrier du suzerain et lui tendit les rênes, puis une lance. Le général les prit et monta en selle. Il devait donner des ordres pour reprendre le contrôle de la situation. Il fallait occuper les soldats pour qu’ils n’aient pas le temps de réfléchir et de céder à la panique. Kylar attendit qu’il ouvre la bouche, puis il hurla si fort qu’il noya la voix du suzerain. — Assassin ! Les courbes de deux biceps, des trapèzes saillants et deux yeux féroces surgirent de nulle part. Une épée se matérialisa dans une gerbe de flammes et tournoya dans l’air. Un soldat s’effondra. Lorsque sa tête quitta son corps, l’Ange de la Nuit avait déjà disparu. Les Lae’knaughtiens restèrent pétrifiés. C’était impossible. Les apparitions étaient le produit d’une hystérie collective. Elles n’avaient pas d’existence matérielle. — Esclavagiste ! La pointe de l’épée jaillit de la poitrine d’un soldat. Empalée, la victime fut soulevée de terre et fut projetée contre un chaudron en fer posé sur un feu de camp. Un spasme agita le corps tandis que les braises faisaient grésiller la chair, mais l’homme resta allongé en travers du foyer. — Tortionnaire ! Un coup fendit le ventre du noble. — Coupable ! Coupable ! cria l’Ange de la Nuit alors que sa silhouette apparaissait dans un halo d’un bleu intense. Son épée s’abattait sans relâche. — Tuez cette chose ! hurla le suzerain. Mais Kylar s’éloignait déjà à grands bonds dans un sillage de flammes bleutées et crépitantes. Il se dirigea vers le nord – vers le camp des faux Khalidoriens – en prenant soin de rester visible et d’entretenir son aura magique. Les soldats lae’knaughtiens se jetèrent à terre pour le laisser passer. Au bout de quelques secondes, le jeune homme fit disparaître les flammes bleutées, enfila son manteau d’invisibilité et revint sur ses pas pour voir si son piège avait fonctionné. Le suzerain écumant de rage était au bord de l’apoplexie. — Formez les rangs ! hurla-t-il. Nous allons traverser la forêt. Soldats, il est grand temps de massacrer quelques sorciers ! Rassemblement ! Nous partons sur-le-champ ! Chapitre 6 –L es eunuques à gauche, dit le garde khalidorien. (Rugger était si musclé qu’il ressemblait à une armoire et, en guise de moulure, un énorme kyste ornait son front.) Hé ! Coupécourt ! Ça te concerne aussi. Dorian s’arracha à la contemplation du guerrier et rejoignit la ligne de gauche en traînant les pieds. Il connaissait cet homme. Cet enfoiré était le fils d’une esclave qui avait appartenu à un de ses frères aînés. Les rejetons du Roi-dieu, les fils dignes de monter un jour sur le trône, l’avaient tourmenté sans relâche et Neph Dada, le tuteur de Dorian, les y avait encouragés. Il n’y avait qu’une règle à respecter : il ne fallait jamais blesser un esclave au point de l’empêcher de remplir ses devoirs. Le kyste de Rugger était l’œuvre de Dorian. — Qu’est-ce que tu regardes ? demanda la brute en poussant Dorian du bout de sa lance. Dorian baissa les yeux, contempla ses pieds et secoua la tête. Il avait pris des risques énormes pour modifier son apparence physique avant de se rendre à la citadelle pour y chercher du travail. Il était impossible d’employer une illusion trop complexe, car il serait régulièrement battu. Un noble, un garde ou un rejeton du Roi-dieu auraient des soupçons si un coup ne rencontrait pas la résistance attendue ou si Dorian réagissait curieusement à l’impact. Le prophète avait essayé de modifier les humeurs de son corps pour faire disparaître sa pilosité, mais le résultat avait été terrifiant. Il se massa la poitrine – revenue à des proportions normales, que les dieux en soient remerciés – à la simple évocation de ces expériences. Il s’était entraîné à s’épiler grâce à un sortilège de vent et de flammes. Compte tenu de la vitesse à laquelle sa barbe poussait, il devrait employer cette trame deux fois par jour. Un esclave n’avait pas beaucoup de moments d’intimité et il était donc impératif d’accomplir cette opération en un minimum de temps. Par chance, les esclaves étaient aussi des objets auxquels personne ne prêtait attention – enfin, tant qu’ils ne décidaient pas de dévisager un soldat comme un monstre de foire. Rampe ou meurs, Dorian. Rugger lui administra une gifle, mais Dorian ne réagit pas et le garde remonta la file en quête d’une autre victime. Dorian se tenait devant le donjon de la Porte. Deux cents hommes et femmes attendaient à la porte ouest. L’hiver était proche et même les paysans ayant fait une bonne récolte avaient été réduits à la mendicité par les soldats du Roi-dieu. Pour les petites gens, peu importait qu’une armée de passage soit amie ou ennemie. La première réquisitionnait, la seconde pillait, mais chacune prenait ce qu’elle voulait et tuait ceux qui résistaient. Or, cette année, le Roi-dieu avait envoyé de nombreuses troupes au sud, à Cénaria, et au nord, dans la région des Glaces. L’hiver serait difficile. Les gens rassemblés devant le donjon espéraient se vendre comme esclaves avant que le froid arrive et que les files d’attente soient quatre fois plus longues. Cette nuit d’automne était claire et glacée. L’aube ne se lèverait pas avant deux heures sur la cité de Khaliras. Dorian avait oublié la splendeur des étoiles du Nord. Seules quelques lampes brûlaient dans toute la ville. L’huile était précieuse et peu de feux humains osaient se mesurer aux lueurs éthérées qui piquetaient la voûte céleste. Dorian ne put s’empêcher de ressentir une pointe de fierté en observant la cité qui avait été la sienne. Khaliras s’étalait en un gigantesque cercle autour de la crevasse qui entourait le mont Thrall. Des générations de Rois-dieux Ursuul avaient érigé des pans de muraille afin de protéger les artisans, les marchands et les esclaves de la ville. Ces remparts avaient été construits avec des matériaux différents, mais, au fil du temps, ils avaient fini par former une gigantesque enceinte qui englobait la cité tout entière. Il n’y avait qu’une seule colline, en granit. La route la remontait en dessinant d’innombrables lacets afin de gêner la progression des machines de guerre d’un éventuel assaillant. Au sommet, le donjon de la Porte ressemblait à un crapaud posé sur une souche. Le premier grand défi de Dorian l’attendait de l’autre côté des herses rouillées. — Vous quatre, dit Rugger, passez ! Dorian était le troisième du groupe d’eunuques. Les quatre hommes frissonnèrent en approchant du précipice. Le pont de Lux était une véritable merveille. Au cours de ses nombreux voyages, Dorian n’avait jamais vu un ouvrage magique comparable à celui-ci. Sans arches ni piliers, il ressemblait à un fil de toile d’araignée de six cents mètres de long reliant le donjon du Pont à la citadelle du mont Thrall. La dernière fois qu’il l’avait traversé, Dorian avait seulement remarqué la luminosité de la magie. Le sol légèrement élastique scintillait et reflétait mille couleurs dès qu’on posait le pied dessus. Ce jour-là, Dorian ne vit que les pierres d’assises servant de support aux trames magiques. Le pont de Lux n’avait pas été construit en pierre, en métal ou en bois, mais avec un matériau qui n’avait rien d’ordinaire. Le tablier, assez large pour que trois chevaux avancent de front, était pavé de crânes humains et de nouveaux trophées macabres comblaient régulièrement les ornières qui se formaient au fil du temps. Les vürdmeisters – les sorciers ayant obtenu le dixième shu’ra – pouvaient faire disparaître l’ouvrage d’un mot. Dorian connaissait ce sortilège, lui aussi, mais cela ne lui servait pas à grand-chose. Il sentit son estomac se contracter en songeant que le pont de Lux avait été conçu de manière que les mages – qui employaient le Don plutôt que l’ignoble vir – passent à travers le tablier. Il était sans doute la seule personne de Midcyru ayant reçu une formation de vürdmeister et de mage. Il estima donc que la situation n’était pas désespérée. La veille, il avait acheté de nouvelles chaussures et avait glissé une plaque de plomb à l’intérieur en guise de semelle. Il espérait que la couche de métal bloquerait les derniers effluves de magie du Sud qui pouvaient encore s’accrocher à lui. Par malheur, il n’existait qu’une seule manière de s’en assurer. Dorian suivit les eunuques le cœur battant. Lorsqu’il posa un pied sur le pont, le vir enveloppa sa chaussure et lui picota le pied tandis que le sol était parcouru par un étrange reflet vert. Le phénomène s’arrêta avant que quelqu’un le remarque. Dorian avait réussi. L’ouvrage avait senti qu’il possédait le Don, mais les ancêtres du prophète étaient des gens intelligents : ils savaient qu’une personne avec le Don n’était pas forcément un mage. Dorian avança en traînant les pieds, comme les trois eunuques inquiets. Chacun de ses pas provoquait des étincelles magiques qui jaillissaient des crânes. Ceux-ci semblèrent bâiller et tressauter tandis que leurs orbites vides dévisageaient les passants avec une haine féroce. Pourtant, ils ne s’écartèrent pas pour précipiter le prophète dans le vide. Si Dorian avait ressenti une certaine fierté en contemplant le pont de Lux, il fut envahi par une angoisse sourde en apercevant le mont Thrall. Il était né dans les entrailles de cette maudite montagne, il avait souffert de la faim dans ses donjons, combattu dans ses arènes et perpétré bien des assassinats dans ses chambres, ses cuisines et ses couloirs. C’était là qu’il trouverait son vürd, son futur, son destin, son accomplissement. Il y rencontrerait la femme qu’il devait épouser. Il y découvrirait aussi les raisons qui l’avaient poussé à renoncer à son Don de prophétie et cette perspective l’effrayait. Quel avenir terrible avait-il rejeté en même temps que ce pouvoir ? Le mont Thrall n’était pas une création de la nature. C’était une énorme pyramide noire à quatre faces deux fois plus haute que large qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre. Dorian baissa les yeux et, du haut du pont, il contempla les nuages qui cachaient le fond de la crevasse. Trente générations d’esclaves – des Khalidoriens ou des prisonniers de guerre – étaient descendues dans les mines et y avaient travaillé jusqu’à ce que les fumées putrides les étouffent. Leurs os se mêlaient désormais au minerai qu’ils étaient venus récolter. La citadelle avait été bâtie sur un gigantesque plateau creusé dans un pan de la pyramide. Elle paraissait minuscule en comparaison du mont Thrall qui se dressait derrière elle comme une dague géante pointée vers les cieux, mais, en approchant, on se rendait compte qu’elle formait une ville à part entière. Elle abritait des casernes pouvant accueillir dix mille soldats ; de vastes entrepôts ; des citernes immenses ; des terrains d’entraînement pour les hommes, les chevaux et les loups ; des armureries ; une dizaine de forges ; des cuisines ; des écuries ; des granges ; des enclos à bétail ; des scieries ; des dortoirs pour les ouvriers… On y trouvait assez d’outils, de matériaux et de nourriture pour que vingt mille personnes soutiennent un siège d’un an. Pourtant, la citadelle était insignifiante à côté du mont Thrall. La grande pyramide était criblée de couloirs, de salles gigantesques, d’appartements, de donjons et de passages oubliés de tous qui s’étendaient jusque dans les profondeurs de la terre. Les garnisons du mont Thrall et de la citadelle n’avaient pas été au complet depuis des dizaines d’années et, avec les troupes dépêchées au nord et au sud du pays, elles étaient encore moins nombreuses que d’habitude. Khaliras n’abritait plus qu’une armée squelettique, une population réduite, la moitié des meisters du royaume, assez de fonctionnaires pour que l’économie essoufflée continue de tourner, les rejetons du Roi-dieu ainsi que ses femmes, ses concubines et les personnes chargées de les surveiller. Ces dernières étaient sous les ordres du chef des eunuques. Le chambellan Yorbas Zurgah était un homme âgé, doux et totalement imberbe – il se rasait la tête et s’épilait cils et sourcils. Il attendait près de la porte des serviteurs, recroquevillé dans un manteau d’hermine pour se protéger du froid, assis derrière une table où était posé un parchemin déroulé. Il posa ses yeux bleus sur Dorian et esquissa une moue dubitative. — Tu es petit, dit le chambellan. Zurgah était de taille moyenne pour un castrat. Et toi, tu n’es qu’un gros tas de graisse ! — Oui, mon seigneur. — Seigneur est amplement suffisant. — Bien, seigneur. Le chambellan caressa son menton imberbe. Ses doigts ressemblaient à des saucisses garnies de bagues. — Tu as quelque chose d’étrange. Au cours de sa jeunesse, Dorian n’avait pas rencontré Yorbas Zurgah très souvent et il était donc peu probable que l’eunuque le reconnaisse, mais il ne fallait pas que cet examen dure trop longtemps. — Connais-tu le châtiment réservé aux hommes qui essaient de pénétrer dans le harem ? demanda le chambellan. Dorian secoua la tête et regarda fixement le sol. Il serra les dents et ramena ses cheveux en arrière sans lever les yeux. Il avait eu une idée géniale : il avait coloré sa chevelure de reflets argentés, effilé la pointe de ses oreilles et tissé une fine membrane entre ses doigts de pied. Ces trois particularités étaient caractéristiques des Féyuris, une tribu qui affirmait descendre du peuple Devin et qui prônait le pacifisme – ce qui lui valait le mépris des autres Khalidoriens. Dorian avait pris l’apparence d’un métis féyuri. Ce déguisement faisait de lui un être assez exotique et assez méprisable pour que personne ne remarque sa ressemblance avec Garoth Ursuul – enfin, Dorian l’espérait de tout son cœur. Ces origines expliquaient également sa petite taille. — Je le connais, seigneur. C’est… c’est aussi pour cette raison qu’on m’appelle Coupécourt. Zurgah fit claquer sa langue. — Je vois. Voici les termes de ton servage : tu travailleras quand on te le demandera. Tu commenceras par vider et nettoyer les pots de chambre des concubines. Tes repas seront toujours froids, et jamais aussi copieux que tu le voudrais. Tu n’auras pas le droit de parler avec les concubines et si tu ne respectes pas cette règle, on t’arrachera la langue. Tu as compris ? (Dorian hocha la tête.) Une dernière chose, Coupécourt… — Seigneur ? — Je dois encore m’assurer que tu mérites ton nom. Baisse ton pantalon. Chapitre 7 L antano Garuwashi était assis par terre, son épée posée en travers des cuisses. Feir Cousat se tenait à côté de lui et il avait croisé ses bras monstrueux sur sa poitrine de colosse. Ils bloquaient l’étroite piste de sanglier qui longeait la lisière sud du bois du Chasseur, la piste que Kylar empruntait. Feir marmonna un avertissement en voyant le jeune homme approcher. Il était impossible de ne pas reconnaître l’arme de Garuwashi. La poignée était assez longue pour qu’on la manie à deux mains. Elle était en mithril pur et incrustée d’anciennes runes ceuranes en or. Une tête de dragon était gravée sur la lame légèrement incurvée, la gueule orientée vers la pointe. Kylar continua à avancer et elle se mit soudain à cracher du feu. Les flammes longèrent la bande de métal qui devint aussi translucide que du verre. Elles s’allongèrent tandis que le jeune homme approchait. Kylar invoqua le ka’kari devant ses yeux et observa Ceur’caelestos dans les fréquences magiques. Il devina alors que cette arme était le produit d’un âge oublié. Les différentes trames avaient été tissées afin de créer une œuvre d’art et le jeune homme était incapable de comprendre la plus simple d’entre elles. Elles dégageaient une aura de gaieté, de grandeur, de respect et d’amour. Kylar songea qu’il avait le don pour se retrouver dans des situations impossibles. Comme accepter de voler l’épée de Lantano Garuwashi, par exemple. — Ôte ton manteau d’ombres, Kylar, ou nous nous en chargerons à ta place, dit Feir. Kylar obtempéra à une vingtaine de mètres des deux hommes. — Les mages sont donc capables de me voir lorsque je suis invisible. Merde ! Il s’en était douté. Feir esquissa un sourire sans joie. — Seulement un sur dix – neuf sur dix si ce sont des femmes. Je ne peux pas te voir au-delà de cinquante mètres alors que Dorian te repérerait à plus d’un kilomètre et à travers une forêt. Mais je manque à tous mes devoirs. Seigneur Garuwashi, voici le baronnet Kylar Stern, de Cénaria ; également connu sous le nom d’Ange de la Nuit ; ancien apprenti et fils spirituel du pisse-culotte Durzo Blint. Kylar, voici le seigneur de guerre Lantano Garuwashi, des Lantano des Hauteurs d’Aenu ; l’Invaincu ; l’Élu de Ceur’caelestos. Kylar s’efforça d’applaudir avec une main et un moignon, puis il s’inclina à la mode ceurane. — Seigneur de guerre, de nombreux récits attestent votre vaillance. Garuwashi se leva et rengaina Ceur’caelestos. Il s’inclina à son tour et un tic agita ses lèvres. — Ange de la Nuit, j’ai entendu des histoires attestant la tienne. L’horizon pâlissait, mais il faisait encore sombre dans la forêt. Les effluves de la nature annonçaient l’approche de la pluie et de l’hiver. Kylar se demanda si ces odeurs seraient les dernières qu’il sentirait. Il sourit tandis que le désespoir montait en lui. — Il semblerait que nous ayons un problème, dit-il. Si seulement il n’y en avait qu’un. — Quel est-il donc ? demanda Garuwashi. Pour te combattre en étant invisible, il faudrait que je commence par tuer Feir. De toute manière, aucun de vous ne mérite de mourir. — J’ai besoin de votre épée, se contenta de dire Kylar. Feir ouvrit la bouche. — Est-ce que tu es devenu… Garuwashi l’interrompit d’un geste. — Excuse-moi, Ange de la Nuit, mais tu n’es pas gaucher et, si j’en juge à ta manière de bouger, tu as perdu la main droite il y a peu. Si la mort t’attire au point de me défier, je t’affronterai, mais pourquoi ferais-tu une telle chose ? Parce que j’ai passé un marché avec le Loup. Et quelques heures plus tard, le jeune homme avait découvert le message de Durzo qui se terminait par : « NE PASSE JAMAIS UN MARCHÉ AVEC LE LOUP ! » Il venait peut-être de comprendre pourquoi. — Je ne peux pas gagner. — Sauf si je te prête main-forte, dit le ka’kari dans sa tête. La sphère de métal noir qui se cachait dans son corps ne communiquait pas souvent avec lui et, lorsqu’elle se décidait à le faire, ses propos n’étaient pas toujours d’une grande aide. — J’adore tes traits d’humour, répliqua Kylar. Garuwashi regarda le moignon du jeune homme et Feir s’agita. Kylar baissa la tête. Du métal noir jaillissait de la plaie cicatrisée et prenait peu à peu la forme d’une main. Celle-ci se transforma en poing lorsque Kylar lui en donna l’ordre. — C’est une plaisanterie ? — Je ne suis pas si cruel. Au fait, Jorsin Alkestes n’avait aucune envie que ses ennemis ressuscitent. Si cette épée te tue, elle te tuera pour de bon. — C’est curieux. Je me demande pourquoi le Loup a oublié de m’en parler. Kylar remua les doigts de jais. Il arrivait même à les sentir. Pourtant, la nouvelle main était trop légère. Elle était creuse et la peau était plus fine que du parchemin. — Dis donc, puisque tu en es à faire des miracles… — N’y pense même pas. — Tu ne m’as pas laissé terminer ma phrase ! — Soit. Continue. Le jeune homme eut l’impression que le ka’kari levait les yeux au ciel. Comment était-ce possible ? L’artefact n’avait pas d’yeux. — Est-ce que tu peux modifier le poids de cette main ? — Non. — Pourquoi ? Le ka’kari soupira. — Ma masse est fixe. Je couvre ton corps et je te fournis une main. L’invisibilité, les flammes bleues et un membre de rechange ne te suffisent pas ? — Si je comprends bien, je n’ai pas intérêt à te transformer en dague et à te lancer sur un adversaire ? Le ka’kari soupira une fois de plus et ne répondit pas. Kylar esquissa un petit sourire narquois. Il réalisa alors que Lantano avait peut-être interprété ce sourire comme une moquerie. Il était dangereux d’irriter un homme qui avait accroché les mèches de soixante adversaires à ses cheveux et qui avait tué quatre-vingt-deux fois. Le Ceuran haussa un sourcil. — Tu as besoin d’une minute ? demanda-t-il. — Euh… Non, non, répondit Kylar en dégainant. Je suis prêt. — Kylar, dit Feir. Pourquoi veux-tu récupérer Ceur’caelestos ? — Pour la mettre en lieu sûr. Feir écarquilla les yeux. — Tu veux l’emporter dans ce bois ? — Je pensais l’y lancer. — C’est préférable, concéda le colosse. — C’est peut-être préférable, mais c’est surtout hors de question, intervint Garuwashi. Il s’élança et parcourut la distance qui le séparait de son adversaire en un instant. Les deux lames s’entrechoquèrent en une mélodie saccadée qui se conclurait par la mort d’un combattant. Kylar riposta en allongeant systématiquement ses contre-attaques. Un escrimeur aussi redoutable que Lantano Garuwashi repérerait ce point faible au bout de deux coups et mordrait à l’hameçon au troisième. Mais le Ceuran profita de l’ouverture dès le premier contre et sa lame laboura les côtes de Kylar. Garuwashi aurait pu le tuer, mais il avait frappé avec prudence, car il avait deviné un piège. Le jeune homme recula en titubant et le Ceuran le laissa récupérer. Il semblait déçu. Ils croisaient le fer depuis cinq secondes seulement. Cet homme était trop rapide. Beaucoup trop rapide. Kylar invoqua le ka’kari devant ses yeux et hoqueta de surprise. — Vous ne possédez pas le Don ! s’exclama-t-il. — Lantano Garuwashi n’a nul besoin de magie. — Ce n’est pas le cas de Kylar Stern. Le jeune homme sentit un frisson familier remonter le long de sa colonne vertébrale. Un écho de son passé. La peur de mourir. Avec une épée large alitaeranne, il n’aurait eu aucun mal à écraser son adversaire avec la force brute de son Don, mais ces pouvoirs ne lui servaient à rien contre cette élégante épée ceurane. — Reprenons, dit-il. Les lames s’entrechoquèrent de nouveau. Garuwashi testa Kylar et recula même pour observer sa réaction, mais chaque coup était porté pour tuer. Le jeune homme le savait. Il ne tarderait pas à se fatiguer et il tenterait alors le tout pour le tout. Garuwashi attendait ce moment. Combien d’adversaires avaient été réduits à cette dernière extrémité au cours de ses soixante duels ? Ceux qui avaient survécu aux premières passes d’armes avaient sans doute ressenti l’angoisse que Kylar éprouvait en ce moment. Il n’y avait plus de place pour les illusions lorsque les lames commençaient de siffler. L’expression de Garuwashi changea, mais pas assez pour que Kylar devine ses intentions. Il comprit cependant que le Ceuran estimait l’avoir jaugé. Il allait maintenant mettre un terme au combat. — Tu l’as déjà senti, n’est-ce pas ? demanda Lantano en retenant son attaque. Le rythme. — Ça m’est arrivé, grogna Kylar. (Il ne quittait pas le Ceuran des yeux de manière à anticiper le moindre de ses mouvements.) Un jour, je l’ai entendu sous la forme d’une mélodie. — Beaucoup d’hommes sont morts ce jour-là ? Kylar haussa les épaules. — Trente guerriers des hautes terres, quatre sorciers et un prince khalidorien, dit Feir. Lantano Garuwashi ne s’étonna pas d’entendre le colosse répondre à sa question. Il se contenta de sourire. — Tu manques de souplesse. Tu es raide comme un bout de bois et tu es moins rapide que d’habitude. Pourquoi ? Le jour où tu as entendu cette mélodie, tu affrontais la mort comme tu l’affrontes aujourd’hui. C’est faux, mais je l’ignorais alors. — Aujourd’hui, poursuivit Garuwashi, tu as peur. Cette peur rétrécit ton champ de vision, contracte tes muscles et te ralentit. Elle te conduira à la mort. Bats-toi pour vaincre, Kylar Stern, pas pour être vaincu. (C’était curieux de recevoir des conseils de la part de l’homme qui s’apprêtait à vous tuer.) Regarde ! (Le seigneur de guerre leva Ceur’caelestos et Kylar vit les tranchants de la lame s’émousser.) Je devinerai le moment où tu seras prêt. Feir s’adossa à un arbre et siffla tout bas. Le Ceuran repartit à l’attaque et, quelques secondes plus tard, son épée laboura les côtes du jeune homme. Les armes s’entrechoquèrent avec violence pendant quelques instants. Garuwashi toucha Kylar à l’avant-bras, puis frappa d’estoc à l’épaule. Tandis qu’un déluge de coups s’abattait sur lui, le jeune homme se rappela les entraînements impitoyables en compagnie de son maître. La peur reflua. Douze mois plus tôt, il était moins endurant, moins fort, moins rapide et moins expérimenté qu’il l’était désormais, mais cela ne l’avait pas empêché de battre Durzo Blint. Une seule fois. Son cœur – qui s’était emballé au cours de ses attaques frénétiques – se calma. Le brouillard qui l’entourait se dissipa. — C’est ça ! s’écria Garuwashi. Le Fil de Ceur’caelestos redevint aussi tranchant qu’un rasoir et le combat reprit. Kylar entrevit Feir. Le maître-lame du deuxième rang était assis en tailleur au pied d’un arbre. Il marmonnait les yeux écarquillés. — Le Jeu de Gabel, les Eaux Nombreuses, les Châteaux des Trois Montagnes… Excellent, excellent. La Chasse au Héron, et… On aurait dit la Défense de Praavel. Le Plongeon de Goramond et… Mais qu’est-ce que c’était que ça ? C’est la première fois que je… L’assaut d’Yrmi… Par tous les dieux ! une variation sur les Deux Tygres ? Les Taureaux de Harani et… Le rythme accéléra, mais Kylar resta calme. Il s’aperçut qu’il souriait. Il était devenu fou ! Pourtant, il souriait bel et bien et les fines lèvres de Garuwashi s’étaient elles aussi retroussées pour dessiner un petit rictus satisfait. Ce combat avait la grâce d’un ballet. Il dégageait quelque chose de précieux et de rare. Tous les hommes voulaient apprendre à se battre, mais peu avaient le talent nécessaire et seul un guerrier par siècle était capable de parvenir à un tel niveau. Kylar n’aurait jamais imaginé qu’il affronterait un jour un maître de la trempe de Durzo Blint. Il se demanda même si Lantano Garuwashi n’était pas meilleur que le pisse-culotte. Il était un peu plus rapide et ses coups portaient un peu plus loin. Il se jeta derrière un petit arbre une fraction de seconde avant que le Ceuran abatte son arme. Kylar réfléchit tandis que le seigneur de guerre écartait le tronc qu’il venait de trancher. Il possédait un avantage sur Lantano Garuwashi. — Je t’avertis tout de suite : pas question que tu deviennes invisible ! Ce ne serait pas juste. Mais Kylar songeait à autre chose : le Ceuran n’avait pas affronté d’adversaire plus fort que lui depuis des années. Kylar analysait sa manière de combattre comme le Ceuran n’avait jamais eu besoin de le faire. Son style était direct. Il se fondait en grande partie sur sa supériorité en matière de vitesse, de force, d’allonge, de technique et de souplesse. Et… Ici ! Kylar entreprit d’exécuter le Surplus du Seigneur Umber, mais modifia l’enchaînement. Il enroula la dernière parade de manière que Ceur’caelestos lui frôle la joue. Il toucha le Ceuran à l’épaule, mais celui-ci contra aussitôt. Kylar leva un bras pour se protéger et invoqua instinctivement le ka’kari le long de son avant-bras. Il y eut un grand éclair blanc accompagné d’une myriade d’étincelles, comme si deux morceaux de silex titanesques venaient de s’entrechoquer. Le jeune homme sentit une brûlure le long de son radius. Les deux combattants reculèrent en titubant. Kylar comprit que le ka’kari n’aurait pas résisté si le Ceuran avait frappé un peu plus fort. — S’il te plaît… S’il te plaît, je préférerais que tu ne refasses pas ce genre de chose. — Qui t’a appris ça ? demanda Garuwashi, rouge de colère. — Je… Le jeune homme s’interrompit, désorienté. Son bras gauche l’élançait et saignait à l’endroit où Ceur’caelestos l’avait éraflé. — Il parle de l’enchaînement, Kylar, précisa Feir, les yeux écarquillés. On l’appelle « le Tour de Garuwashi » parce que, en dehors de ton adversaire, personne n’est assez rapide pour l’exécuter. Le jeune homme se remit en garde. Il n’avait plus peur, il songea que ses efforts n’avaient servi à rien. Il avait donné tout ce qu’il avait au cours de sa dernière attaque et il avait à peine égratigné l’épaule du Ceuran. — Personne ne me l’a appris, dit-il. Ça m’est venu comme ça. La colère disparut des traits de Garuwashi en l’espace d’une fraction de seconde. Kylar comprit que cet homme était sujet à des passions soudaines. Il était imprévisible, entier et dangereux. Le Ceuran tira un mouchoir blanc, essuya le sang de Kylar qui maculait la lame de Ceur’caelestos avec une dévotion quasi religieuse et rengaina. — Je ne te tuerai pas aujourd’hui, doen Kylar. Que la paix soit sur ta lame ! Dans dix ans, tu seras dans la force de l’âge. Rencontrons-nous alors à Aenu et battons-nous devant la cour royale. Des maîtres tels que nous méritent de s’affronter devant un parterre de ménestrels, de belles demoiselles et d’escrimeurs de talent. Si tu gagnes, tu pourras prendre tout ce qui m’appartient, y compris la sainte épée. Si je gagne, tu auras au moins eu une décade de gloire et de sursis. Ce sera un événement que le monde attendra avec impatience et dont on parlera encore dans mille ans. Dans dix ans, Kylar serait en effet dans la force de l’âge, mais Garuwashi avait oublié de dire que lui n’y serait plus. Il aurait… Quoi ? Quarante-cinq ans ? Peut-être que le jeune homme parviendrait alors à égaler sa vitesse. Il serait toujours désavantagé en matière d’allonge, mais ils auraient tous deux acquis de l’expérience et c’était tout à l’avantage de Kylar. Le Loup accepterait-il d’attendre si longtemps ? Merde ! Si Kylar ne mourait pas, il ne rencontrerait pas l’homme aux yeux dorés avant… Eh bien ! avant dix ans. Et si Garuwashi le tuait avec Ceur’caelestos, il ne le rencontrerait sans doute plus. Il esquissa une grimace. — Dites-moi, si j’avais promis de vous rapporter quelque chose, seriez-vous prêt à attendre dix ans ? Un mois plus tôt, Kylar n’avait qu’un seul but : convaincre sa petite amie que dix-huit années de virginité étaient plus que suffisantes. Puis Jarl avait été assassiné alors qu’il venait lui apprendre que Logan Gyre était enfermé dans sa propre prison. En acceptant de remplir ses devoirs envers les morts et les vivants, Kylar s’était fixé deux buts qui l’avaient amené à renoncer au précédent. Il s’était parjuré et avait abandonné Élène pour sauver Logan et venger Jarl en tuant le Roi-dieu. En récompense de ses peines, il avait perdu une main et gagné un lien magique avec une ravissante catastrophe ambulante du nom de Vi Sovari. En outre, il avait promis de voler l’épée de Garuwashi. Aujourd’hui, il voulait être sûr que ces sacrifices n’avaient pas été vains. Ensuite, il irait demander pardon à Élène. Il imagina la réaction de la jeune femme pour se punir de son parjure. Tu ne tiens parole que quand cela t’arrange. Ce n’est pas tenir parole. — Je ne peux pas attendre, dit Kylar. Je suis désolé. — C’est une affaire d’honneur, n’est-ce pas ? demanda Garuwashi. (Il haussa les épaules.) Je comprends. C’est une… — Ver des profondeurs ! hurla Feir en se relevant d’un bond. Kylar se retourna. Une faille déchira la réalité à quinze mètres de lui et il aperçut l’enfer de l’autre côté. Une masse de chair craquelée par le feu jaillit de la brèche et se précipita vers lui. Dans la forêt, un vürdmeister avec un gros nez et de grandes oreilles éclata de rire. Chapitre 8 –P isse ! dit Trotteur. Tu n’es pas comme les autres, Coupécourt. Trotteur était le vieil eunuque chargé de l’apprentissage de Dorian. — Coupécourt, rectifia le prophète. C’était un homme grand et mince avec des cheveux blancs. Il tendit un pot de chambre au petit nouveau. — Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? demanda Coupécourt. — Merde et merde ! Le vieil homme lui tendit deux autres pots. Coupécourt y versa de l’urine et les agita avec des mouvements circulaires avant de les vider dans une grosse jarre en argile protégée par une gaine en osier. — Une pisse pour deux merdes. Les autres pisses partent en dernier. Ça va vite. Et n’oublie pas : deux pisses pour une gerbe ou une chiasse. Personne n’a envie de sentir ça toute la journée. Coupécourt crut que Trotteur ne répondrait pas à sa question, mais le vieil homme s’immobilisa quand ils eurent vidé les pots dans une autre grosse jarre. Il y en avait six aujourd’hui et Coupécourt devrait donc faire un voyage supplémentaire. — Je ne sais pas. Regarde un peu comment tu t’assois. Tu es toujours raide comme un piquet. Coupécourt se morigéna en silence et s’avachit un peu. Depuis trente-deux ans, il avait l’habitude de se tenir comme un fils de roi. Ces habitudes étaient dangereuses. Certes, personne ne passait autant de temps avec lui que Trotteur, mais si le vieil eunuque avait remarqué cette manie, il n’était pas impossible que Zurgah, un surveillant, un meister ou un rejeton du Roi-dieu le fassent aussi. Il risquait de s’attirer de nouveaux ennuis. Son déguisement de métis féyuri l’avait déjà isolé du reste des esclaves. On lui assignait régulièrement des corvées supplémentaires et on le battait pour des fautes imaginaires. Il était rare qu’il aille se coucher sans être perclus de douleurs. — Ne te laisse pas aller. Pour la gerbe… Je me demande comment les filles arrivent à faire entrer du vin ici. Si tu… Trotteur leva un pied chaussé d’une sandale et agita ses orteils charnus. Il ne lui en restait plus que deux. Il avait été surpris alors qu’il apprenait une danse aux femmes du harem qui s’ennuyaient à mourir. C’était du moins ce qu’il prétendait. Zurgah l’aimait bien et il s’en était donc tiré à bon compte. En outre, il n’y avait eu ni contact physique ni conversation avec les concubines. Trotteur affirmait que des eunuques avaient été exécutés pour des fautes beaucoup moins graves. — Ça s’est passé il y a vingt-deux ans et voilà vingt-deux ans que je vide des pots de chambre. Je continuerai à le faire jusqu’à ma mort. Donne-moi un coup de main avec les pots vides. Tu te rappelles comment on fait ? — Une dose d’eau propre pour dix pisses ou quatre merdes. — Tu as une bonne mémoire. Aide-moi à rincer les quarante premiers, ensuite, tu iras vider les autres. Ils travaillèrent en silence. Coupécourt n’était pas encore parvenu à trouver celle qui deviendrait son épouse. La citadelle abritait deux sérails distincts et plusieurs femmes étaient gardées dans des appartements séparés. Coupécourt avait été assigné au harem ordinaire. Plus de cent épouses et concubines de Garoth Ursuul vivaient là. Selon la nomenclature en vigueur, les « épouses » étaient celles qui avaient donné naissance à des garçons, les « concubines » avaient produit des filles ou n’avaient jamais accouché – cela ne faisait aucune différence. Garoth Ursuul avait presque soixante ans lorsqu’il avait été tué, mais toutes ses femmes étaient étonnamment jeunes. Personne ne parlait de ce qui arrivait aux plus âgées. Coupécourt éprouvait une curieuse sensation en se promenant dans le harem de son père. Il découvrait un aspect étrange et différent de l’homme qui l’avait façonné. Comme la plupart des Khalidoriens, le Roi-dieu aimait les femmes bien charpentées, avec des hanches larges et des fesses rondes. Dans le nord de Midcyru, un proverbe disait : « Volaer ust vassuhr, vola uss vossahr » – « Un homme doit monter ses femmes comme il monte ses chevaux. » La plupart des pensionnaires du premier sérail étaient des Khalidoriennes, mais le Roi-dieu avait choisi des épouses parmi toutes les ethnies existantes, à l’exception des Féyuries. Elles étaient toutes ravissantes, avec de grands yeux et des lèvres charnues. Trotteur racontait que Garoth Ursuul préférait les prendre dès qu’elles atteignaient la puberté. Les harems ne ressemblaient en rien à l’idée que s’en faisaient les gens du Sud. On y vivait certes dans le luxe, mais on s’y ennuyait à mourir. Chaque jour, Coupécourt vidait les pots de chambre des concubines et il en profitait pour observer les femmes à la dérobée. Il remarqua d’abord qu’elles étaient toutes habillées. Le Roi-dieu n’était pas en ville et, de toute façon, l’hiver approchait. Sachant qu’on ne réclamerait pas leurs faveurs avant un certain temps, certaines restaient en chemise de nuit et ne se donnaient même pas la peine de se brosser les cheveux. Il semblait néanmoins exister une vague morale qui empêchait ce laxisme de dépasser certaines limites. — Avant, elles se rassemblaient là jusqu’à la fin de l’hiver, dit Trotteur. Elles restaient assises autour d’un foyer, à moitié nues, fardées comme des putains de la fertilité, frissonnant comme des chiots perdus dans une tempête de neige. Maintenant, elles peuvent se détendre parce que nous les avertissons quand Sa Sainteté est sur le point de rentrer à Khaliras. Attends un peu que ça arrive. Je te garantis que tu n’as jamais vu personne courir si vite. Lorsque le Roi-dieu convoque l’une d’elles, toutes les autres se précipitent sur elle. Par le sang de Khali ! on dirait un essaim d’abeilles autour de la reine ! Et quand l’élue réapparaît enfin, tu croirais qu’elle a été remplacée par la déesse. Elles se détestent, elles se dénigrent et elles complotent les unes contre les autres, mais elles font tout pour aider celle qui est appelée par le Roi-dieu. (Il baissa la voix.) Les mensonges et les ragots sont une chose, mais elles n’ont pas envie qu’une rivale soit livrée aux rejetons par leur faute. L’estomac de Dorian se contracta. Ainsi donc, ce n’était pas un secret. Bien sûr, comment auraient-elles pu l’ignorer ? On leur avait appris, à lui et à sa classe de rejetons, à écorcher une concubine qui n’avait pas su rester à sa place. En tant que meilleur élève, Dorian avait été chargé de s’occuper du visage. Il se rappela sa fierté lorsqu’il avait apporté la relique à son tuteur, Neph Dada. Il n’y avait pas la moindre coupure, les cils et les sourcils étaient intacts. Le garçon, qui avait alors dix ans, avait enfilé le masque de chair pendant le dîner pour amuser ses condisciples. Neph l’avait regardé faire avec un sourire d’encouragement. Dorian frissonna. Que Dieu lui pardonne ! car il avait fait bien pis. Que faisait-il ici ? Cet endroit était obscène. Comment les gens pouvaient-ils accepter de telles abominations ? Comment pouvaient-ils adorer une déesse qui se délectait de la souffrance ? Dorian pensait parfois que les peuples avaient les maîtres qu’ils méritaient. Qu’est-ce que cela révélait à propos de Khalidor – une contrée où régnaient un système tribal et une corruption endémique seulement endiguée par la terreur inspirée par ceux qui se proclamaient Rois-dieux ? Qu’est-ce que cela révélait à propos de Dorian ? C’était son peuple, son pays, sa culture et, jadis, le royaume dont il devait hériter. Il avait survécu. Lui, Dorian Ursuul, avait survécu. Il avait éliminé ses condisciples un par un, il avait monté ses frères les uns contre les autres jusqu’à ce qu’il ne reste plus que lui. Il avait accompli son uurdthan, son Calvaire. Il avait montré qu’il était digne d’être le fils et l’héritier du Roi-dieu. Il aurait pu devenir le maître de cette ville et de ce pays, mais il ne regrettait pas un instant d’avoir abjuré ce destin. Il aimait de nombreux aspect de la culture khalidorienne : sa musique, ses danses, l’hospitalité des pauvres, les hommes qui riaient et qui criaient sans retenue, les femmes qui veillaient leurs morts en gémissant et en chantant des mélopées – les gens du Sud regardaient les défunts en silence, comme si leur disparition les laissait indifférents. Il appréciait l’art zoomorphique ; les motifs sauvages que les membres des tribus des basses terres se tatouaient avec de la guède ; les yeux bleus et glacés des jeunes filles, leur peau laiteuse et leur caractère emporté. Il estimait que son peuple avait de nombreuses qualités, mais il priait parfois pour qu’un raz-de-marée engloutisse Khalidor et tous ses habitants. Combien de ces jeunes femmes aux yeux bleus avaient déposé leur premier fils vagissant sur les bûchers de Khali en espérant que les vaches vêleraient bien ? Combien de ces hommes exubérants avaient enfermé leur vieux père dans un cercueil d’osier, puis l’avaient jeté dans les marais pour obtenir une récolte abondante ? Oh ! ils sacrifiaient leurs parents en pleurant, mais ils les sacrifiaient quand même. Les règles de l’honneur exigeaient qu’une veuve accompagne son époux dans la mort si le chef du clan ne la réclamait pas. Un jour, Dorian avait vu une adolescente de quatorze ans incapable de monter sur le bûcher funéraire de son mari – un vieillard qu’elle ne connaissait pas un mois plus tôt. Son père l’avait battue comme plâtre avant de la jeter lui-même dans le brasier – en la maudissant parce qu’elle lui faisait honte. — Hé ! dit Trotteur. Tu es perdu dans tes pensées. Ne t’amuse pas à ça ici. Quand tu travailles dur, tu n’as pas besoin de penser. Tu comprends ? (Coupécourt hocha la tête.) Bon ! je vais raccrocher ça pour que tu ailles la vider. Il fixa la gaine en osier dans le dos de Coupécourt. Des lanières passant sur les épaules et autour de la taille permettaient de soulever la lourde jarre pleine d’excréments. Trotteur promit qu’il en aurait rempli une autre à son retour. Coupécourt descendit péniblement les froids couloirs de basalte. Il faisait toujours sombre dans les passages réservés aux esclaves. Les rares torches permettaient tout juste d’éviter les collisions. — J’en ai ras le cul de baiser des esclaves édentées, dit une voix à une intersection. J’ai entendu dire que la petite dernière est dans la tour du Tygre. Il paraît que c’est une beauté. — Tavi ! On n’a pas le droit de l’appeler ainsi. L’arrière-grand-père de Dorian, Berthold Ursuul, avait perdu la raison. Il avait cru qu’il pourrait atteindre le paradis en construisant une tour gigantesque et seulement décorée de crocs de tygre à dents de sabre haranien. Cet ancêtre faisait honte à Garoth Ursuul qui avait décrété que l’ouvrage ne serait plus appelé que « tour de Berthold. » Dorian s’arrêta. Une torche brûlait près de l’intersection et il lui était impossible de rebrousser chemin sans être remarqué. Les deux rejetons – seul un rejeton pouvait s’exprimer avec une telle arrogance – venaient vers lui. Il n’y avait aucune issue. Il se rappela alors qu’il était Coupécourt, un eunuque et un esclave. Il se ratatina et pria pour qu’on l’ignore. — Je parle comme il me plaît, répliqua Tavi. Le garçon arriva à l’intersection en même temps que Coupécourt. L’esclave s’arrêta, fit un pas de côté et baissa les yeux. Tavi était l’archétype du rejeton : beau malgré son nez aquilin, bien soigné de sa personne, habillé avec élégance, paré d’une aura d’autorité et empestant le pouvoir bien qu’il n’ait que quinze ans. Coupécourt le jaugea en un instant. Il s’agissait à coup sûr du premier de sa classe. C’était le genre de condisciple que Dorian aurait cherché à éliminer en priorité. Tavi était cependant un peu trop arrogant. Il avait besoin de se mettre en avant. Il ne vivrait pas assez vieux pour accomplir son uurdthan. — Et je baise qui me plaît, ajouta-t-il en s’arrêtant. Il examina les couloirs comme s’il cherchait son chemin. Son hésitation obligea Coupécourt à rester immobile. Il ne pouvait pas avancer sans bousculer les deux rejetons. — De toute façon, reprit Tavi, les harems sont trop bien surveillés. En revanche, la tour du Tygre est juste gardée par deux redoutables et par les eunuques sourds et muets qui servent la donzelle. — Notre père te tuera, l’avertit son frère. La présence de Coupécourt le gênait compte tenu de la nature de la conversation. — Et qui ira lui raconter ce qui s’est passé ? La fille ? Pour qu’il la tue aussitôt ? Merde ! on est où ? On a dépassé la dernière intersection depuis dix minutes. Ces putains de couloirs se ressemblent tous. — Nous aurions dû aller à gauche à la dernière intersec… — Ta gueule, Rivvik ! (Tavi se tourna vers Coupécourt.) Toi ! (L’eunuque tressaillit comme l’aurait fait n’importe quel esclave.) Par Khali ! mais qu’est-ce que tu pues ! Dans quelle direction se trouvent les cuisines ? À contrecœur, Coupécourt pointa le doigt vers le couloir par lequel les deux rejetons étaient arrivés. Rivvik ricana et Tavi poussa un juron. — C’est loin ? Coupécourt aurait sans doute trouvé un moyen de répondre sans vexer le garçon, mais Dorian fut incapable de se retenir. — À dix minutes de marche. Rivvik ricana, plus fort. Tavi gifla l’eunuque d’un revers de main. — Comment tu t’appelles, sans bite ? — Seigneur, je me nomme Coupécourt. — Oh ! oh ! s’esclaffa Rivvik. Mais c’est un véritable boute-en-train. — Il ne va pas le rester longtemps, lâcha Tavi. — Si tu le tues, je le signalerai, dit Rivvik. — Tu le signaleras ? Le mépris et l’incrédulité se peignirent sur les traits de Tavi. Coupécourt comprit que c’était la première fois que Rivvik se démarquait de son frère. — Je ne veux pas qu’on le tue. Il me fait rire, poursuivit Rivvik. Allons, viens. Nous sommes déjà en retard pour le cours et tu sais bien que Draef fera tout son possible pour qu’on soit punis. — D’accord. Juste une seconde. Le vir remonta à la surface de la peau de Tavi et le garçon se mit à psalmodier. — Tavi… — Je ne vais pas le tuer. La magie provoqua une petite explosion à quelques centimètres de la poitrine de Coupécourt. L’eunuque fut projeté en arrière comme une poupée de chiffon et percuta le mur avec violence. Les rameaux d’osier se fendirent et la jarre en argile vola en éclats. Une pluie d’excréments éclaboussa la paroi du couloir et se déversa sur Coupécourt. Rivvik éclata de rire. — Il faudra qu’on recommence le jour où on s’emmerdera. Par les tétons de Khali ! qu’est-ce que ça schlingue ! Imagine un peu si on faisait exploser une de ces jarres dans la chambre de Draef. Les deux rejetons partirent en laissant Coupécourt à quatre pattes. Pantelant, l’eunuque s’essuya le visage. Il attendit cinq minutes avant de se relever mais, lorsqu’il se décida, il le fit sans perdre de temps. Entre sa peur réelle et sa peur feinte, il avait failli ne pas prêter attention aux paroles des rejetons. La nouvelle concubine. Il s’agissait sans nul doute de sa future épouse. Elle se trouvait au sommet de la tour de Berthold. Elle était en danger. Chapitre 9 L e ver des profondeurs fila à travers la faille et s’engouffra dans la réalité pour se précipiter sur Kylar. C’était une créature tubulaire large de plus de trois mètres avec une peau craquelée et noircie. On apercevait des flammes dans les gerçures qui zébraient son corps. Tandis qu’elle projetait sa masse en avant, sa gueule sans yeux s’ouvrit entièrement et vomit un cône hérissé de dents disposées en ronds concentriques. Kylar bondit en l’air pour éviter l’attaque. Le troisième cercle frappa un arbre et des crocs de la taille d’un avant-bras se fichèrent dans le tronc. Le ver profita de cet appui pour se propulser en avant et le cône se rétracta dans la gueule avec un mouvement rotatif. Lorsque Kylar atterrit, les crocs avaient déchiqueté l’arbre sur une hauteur de trois mètres. Le ver repassa aussitôt à l’attaque. Même s’il n’avait pas de pattes, il n’ondulait pas à la manière d’un serpent. Il bougeait comme la tête ou le membre d’une gigantesque créature restée de l’autre côté de la faille. Il attaqua Kylar de nouveau. Le jeune homme bondit une fois de plus tandis que l’arbre déchiqueté s’écrasait en soulevant un nuage de poussière dans la brume matinale. Kylar attrapa une branche et y planta du ka’kari. Profitant de son élan, il exécuta un soleil et repartit vers le monstre. Son arme étincela lorsqu’il passa au-dessus de la créature, mais la lame ne parvint pas à traverser la peau cuirassée. Kylar aperçut une tache claire du coin de l’œil. Il atterrit et regarda plus attentivement. Il vit alors la minuscule chimère ailée qui souriait. Elle était blanche et avait les traits d’un vürdmeister au gros nez. Elle se précipita sur lui et le griffa en visant les yeux. Kylar bloqua l’attaque. Les ergots de la chimère s’enfoncèrent dans la lame. Le ver des profondeurs s’élança tandis que Feir lui martelait le flanc. L’épée du colosse tintait dans la brume sans causer le moindre dommage. Les coups ne ralentirent même pas le monstre et celui-ci n’y prêta aucune attention. Il ne s’intéressait qu’à sa proie. Mais ce n’était pas Kylar qu’il voulait détruire. C’était la chimère. Le jeune homme lâcha son arme et bondit pour se réfugier sur un arbre haut de dix mètres. Ses doigts et ses orteils se plantèrent dans le tronc tandis que le ver se jetait sur l’épée abandonnée. Le cône bardé de dents s’enroula autour de la chimère et s’enfonça dans le sol alors que les cercles acérés se projetaient en avant. La petite créature blanche fut dévorée avec tout ce qui se trouvait autour. Le ver des profondeurs se rétracta, puis s’ébroua en déclenchant une pluie de terre, de racines et de feuilles mortes. Satisfait, il glissa en arrière pour regagner son monde. Puis il frissonna. Pour une raison inconnue, Feir avait décidé de ne pas lancer de sorts, mais il frappait avec son épée. Le mage herculéen porta un coup d’une force incroyable sans le moindre effet. Kylar comprit alors pourquoi le monstre s’était arrêté : près de la faille, du côté de la réalité, Lantano Garuwashi frappait sans relâche et il avait déjà fendu le ver sur la moitié de sa largeur. La lame du Ceuran ne tranchait pas la peau épaisse : au contact de Ceur’caelestos, la chair de la créature se volatilisait dans un tourbillon de fumée. Kylar aperçut le visage du Sa’ceurai et comprit qu’il était aux anges : il était le meilleur guerrier du monde, il portait l’Épée du Ciel et il combattait un monstre de légende. Lantano Garuwashi avait toujours attendu un tel moment. Le Sa’ceurai maniait Ceur’caelestos avec une rapidité incroyable. Deux secondes lui suffirent pour couper le ver en deux. Un tronçon de chair long de dix mètres s’écrasa par terre et fut secoué par un spasme. Il se fragmenta en morceaux noir et rouge qui tremblotèrent avant de disparaître dans une fumée verte et putride. Il n’en resta bientôt plus rien. L’autre tronçon se tortilla sans que la moindre goutte de sang jaillisse de la plaie béante. Garuwashi lui porta six coups à une vitesse stupéfiante et le cerveau du moignon géant lui intima aussitôt l’ordre de regagner son monde. Kylar bondit de son arbre et atterrit à quinze mètres de Lantano Garuwashi. Le Sa’ceurai avait affronté un ver des profondeurs pour la première fois de sa vie et il ignorait donc qu’ils n’apparaissaient pas de leur plein gré. Ils étaient invoqués. Le Sa’ceurai se détendit, croyant tout danger écarté. Le vürdmeister au gros nez lança son attaque avant que Kylar ait le temps d’intervenir. Il jaillit de derrière un arbre et décocha une boule de feu verdâtre. Garuwashi leva Ceur’caelestos pour se protéger, mais il n’était pas préparé à ce qui allait se passer. La boule de vir heurta Ceur’caelestos et un choc sourd ébranla l’air. Les aiguilles dorées des mélèzes tombèrent par terre. La brume matinale se rassembla autour d’un globe invisible. Les mousses se recroquevillèrent et grésillèrent sur les troncs. Kylar fut le seul à rester debout, car le ka’kari qui couvrait sa peau l’avait protégé de l’explosion magique. Feir, Garuwashi et le vürdmeister furent projetés à terre dans des directions différentes. Ceur’caelestos tourbillonna au centre d’un petit maelström, puis se planta dans le sol. Kylar s’empara de l’arme. Le vürdmeister n’essaya pas de se relever. Il rassemblait son énergie. Sur ses bras, les virs se tortillaient avec lenteur et leurs ondulations se transformaient en mouvement que Kylar comprit sans savoir pourquoi. La magie allait jaillir sous la forme d’un trait de feu large de un mètre et long de cinq. Le jeune homme se précipita sur le sorcier avant que celui-ci ait le temps de lancer son sortilège. Les yeux bleus et glacés du vürdmeister s’écarquillèrent sous le coup de la douleur, puis sous le coup d’une terreur indicible. Sur son corps, les épines du vir pâlirent avant de se mettre à briller. Une vague de lumière aveuglante jaillit de sa peau. Le sorcier fut agité par un spasme, ses bras griffèrent le sol, puis il se figea. Le vir avait disparu et la peau du cadavre avait désormais le teint pâle des natifs du Nord. Même l’air avait été purifié. Au nord-est, une trompette sonna la charge. Les notes venaient de loin, du bois du Chasseur Noir. — Bande de cons ! murmura Kylar. Il avait du mal à croire que les Lae’knaughtiens soient tombés dans son piège. Il baissa les yeux et regarda Curoch. — Qu’est-ce que je ne dois pas faire pour mon roi ! — Tu n’as pas vraiment l’intention de la jeter, n’est-ce pas ? — J’ai promis de le faire. — Tu as le Don et une éternité pour devenir le maître de cette lame. — Je ne peux pas m’exhiber en public avec une main en métal noir. — Les gants ne sont pas faits pour les chiens. — Il faut partir…, dit Feir Cousat. Tout de suite. Invoquer la magie si près du bois, c’est inviter le Chasseur Noir à sortir de sa tanière. Il y avait une trame qui émettait des impulsions magiques sur la monture du vürdmeister. J’ai chassé l’animal, mais sans doute trop tard. Voilà qui expliquait pourquoi le colosse n’avait pas lancé de sorts contre le ver des profondeurs. Feir n’était pas un imbécile. Lantano Garuwashi regarda Kylar d’un air indigné. — Tu as pris mon ceuros ! s’exclama-t-il. Sa réaction surprit le jeune homme, puis il se rappela que les Sa’ceurais considéraient leur épée comme leur âme. Il ne s’agissait pas d’une métaphore et Kylar comprit le ton outré du Ceuran. Il fallait être le dernier des derniers pour s’emparer de l’âme d’un guerrier. — Est-ce que vous ne l’avez pas prise à quelqu’un ? demanda le jeune homme. — Les dieux me l’ont donnée ! répliqua Lantano Garuwashi. (Il tremblait de rage et de dégoût. Le désespoir se lisait jusque dans ses yeux.) Ce vol est indigne d’un homme honorable. — En effet, reconnut Kylar. Mais j’ai bien peur de ne pas être un homme honorable. Un hurlement plaintif monta du bois. Kylar n’en avait jamais entendu de semblable. Il était aigu, triste et inhumain. — Trop tard, lâcha Feir d’une voix étranglée. Le Chasseur est là. Le Loup avait dit à Kylar de rester à une cinquantaine de mètres du bois et le jeune homme avait décidé de prendre une marge de sécurité de dix mètres supplémentaires. Son regard survola la forêt naturelle pour se poser sur les séquoias massifs du domaine d’Ezra. Il se sentit soudain insignifiant. Ces événements le dépassaient. Le sifflement s’intensifia et se précipita vers lui. Le jeune homme leva Curoch et la lança de toutes ses forces en direction du bois. L’épée partit comme une flèche et brilla comme une étoile filante tandis qu’elle filait vers les arbres. Une lueur dorée enveloppa la forêt tout entière. Le sifflement s’arrêta. Chapitre 10 C ôte à côte, les trois hommes scrutèrent les arbres. Feir songea qu’il était sans doute le seul à ressentir une terreur à la mesure de la situation. Kylar avait distrait le Chasseur en lançant Curoch dans le bois, mais rien n’empêcherait la créature d’Ezra de revenir. Le jeune pisse-culotte, très calme, s’assit en tailleur à même le sol. Son enveloppe noire fut absorbée par sa peau et il apparut en sous-vêtements. Il examina son moignon : la main noire avait disparu. Il sembla à peine remarquer que la lumière automnale du bois avait pris une teinte rouge sang et virait maintenant au vert. Lantano Garuwashi avait les yeux écarquillés. Il était atterré par la perte de son âme. Ceur’caelestos avait disparu et plus rien n’avait d’importance. Il avait voulu être roi et il était désormais un « aceuran » – un homme sans épée, un hors-la-loi, un exilé que ses compatriotes feraient semblant de ne pas voir. Son futur s’effondrait au fur et à mesure qu’il prenait conscience de sa situation. Au cours de la dernière semaine, il avait agi comme si Ceur’caelestos lui avait été destinée depuis la nuit des temps. Pourtant, en privé, Feir avait entraperçu un jeune Sa’ceurai hésitant, un homme né avec une épée en fer, un guerrier qui ne serait jamais accepté par les nobles lames malgré son excellence au combat. Ceur’caelestos avait changé sa vie et l’avait réconcilié avec son destin, mais il l’avait perdue et son avenir lui semblait plus terrible que jamais. Feir se demanda combien de temps il résisterait à la tentation du suicide. Lantano Garuwashi n’était pas un homme qui renonçait facilement, car il croyait en lui. Pourtant, sa disgrâce finirait par le miner et par le vaincre. Curieusement, Feir éprouva un grand vide à cette perspective. Pourquoi devrait-il regretter le Sa’ceurai ? S’il disparaissait, Cénaria échapperait à une nouvelle occupation brutale et le colosse serait libéré de son serment envers un homme difficile et impitoyable. Pourtant, il n’avait pas envie que Lantano Garuwashi meure. Il le respectait. À cet instant, une lueur magique brilla avec une telle intensité que l’univers de Feir se fondit dans un brouillard immaculé. Il entendit Kylar hoqueter. Une fraction de seconde plus tard, le colosse cligna des paupières et se tourna vers le jeune homme. Kylar était toujours là, à demi nu, les yeux rivés sur le bois du Chasseur. Il se leva avec lenteur et tendit les bras. — C’est mieux, dit-il avec un sourire. Sa main avait repoussé. Il était entier. Le jeune homme s’ébroua et la pellicule noire couvrit son corps. Il ne portait pas le masque du Jugement, mais il tenait une fine épée couleur de nuit. Lantano Garuwashi tomba à genoux et s’adressa à Feir : — « Le chemin est devant toi. Affronte Khalidor et devient un grand roi. » Ce sont tes paroles, mais je n’ai écouté que mon ambition. Je voulais à tout prix montrer aux nobles décadents d’Aenu ce qu’ils pouvaient faire de leurs railleries. Je voulais devenir roi de Ceura. Je n’ai pas affronté Khalidor et j’ai perdu mon ceuros. Lantano Garuwashi va mourir parce qu’il n’a pas respecté la volonté des dieux. (Il se tourna vers Kylar.) Ange de la Nuit, acceptes-tu de me servir de second ? Pendant un instant, le jeune homme le regarda sans comprendre, puis il se rappela les traditions ceuranes. Garuwashi allait s’ouvrir le ventre avec une épée courte et son second devrait alors lui trancher la tête pour compléter la cérémonie rituelle. Il s’agissait d’une tâche macabre, mais réservée à une personne de confiance. Feir se sentit étrangement lésé. — Feir, nephilim, messager des dieux que j’ai ignoré, je veux que tu me serves une dernière fois. S’il te plaît, conte mon histoire à mes guerriers et à ma famille. Un frisson descendit le long de la colonne vertébrale du colosse. S’il obéissait, les Sa’ceurais du monde entier apprendraient que Lantano Garuwashi était mort ici et que Ceur’caelestos était dans le bois du Chasseur Noir. Quelle que soit la manière dont il présenterait les événements, les Ceurans les réarrangeraient jusqu’à ce qu’ils satisfassent leurs croyances. Le plus grand des guerriers, une épée de légende, une forêt d’où personne ne revenait… Ces éléments fusionneraient à jamais dans l’imaginaire ceuran. Chaque Sa’ceurai atteignant l’âge de seize ans et se croyant invincible – ce qui était le cas de la vaste majorité d’entre eux – se précipiterait dans le bois du Chasseur Noir dans l’espoir de retrouver Ceur’caelestos et de devenir le nouveau Lantano Garuwashi. Ce serait une hécatombe qui décimerait des générations entières. Le visage de Kylar changea. Des larmes noires perlèrent à ses yeux avant de les couvrir d’une pellicule sombre et huileuse. Des flammes bleutées et étincelantes en jaillirent et le masque du Jugement apparut. L’Ange de la Nuit pencha la tête sur le côté et observa Lantano Garuwashi. Feir frissonna en contemplant ce visage de cauchemar dépourvu de toute innocence. Le garçon qu’il avait rencontré six mois plus tôt avait disparu. Le colosse se demanda quel genre de créature il était devenu. — Non ! lâcha l’Ange de la Nuit. Tu n’as commis aucun crime qui mérite la mort. Tu trouveras un autre ceuros, Lantano Garuwashi. Dans cinq ans, à l’aube du jour marquant le milieu de l’été, je t’attendrai dans le grand hall d’Aenu. Nous nous battrons et nous offrirons au monde un duel comme il n’en a jamais vu. Je te le jure. L’Ange de la Nuit glissa la fine épée noire dans son dos et l’arme fut absorbée par la pellicule sombre. Il s’inclina devant Garuwashi, puis devant Feir et disparut. — Tu ne comprends pas, dit Garuwashi, toujours à genoux. Mais l’Ange de la Nuit n’était plus là. Le Sa’ceurai leva des yeux éperdus de douleur vers Feir. — Acceptes-tu de me servir de second ? — Non ! — Dans ce cas, serviteur félon, je n’ai plus besoin de toi. Garuwashi tira une épée courte, mais, pour la seule fois de sa vie, Feir fut plus rapide que lui. Il dégaina et frappa. Son coup arracha l’arme des mains du Ceuran et le colosse se pencha pour la ramasser. — Accorde-moi quelques heures, dit-il au Sa’ceurai. Le Chasseur Noir ne sait plus où donner de la tête. Lorsque cinq mille mouches se débattent dans la toile, il n’est pas impossible que l’une d’elles parvienne à s’échapper. — Que vas-tu faire ? Je vais te sauver. Je vais sauver ton ramassis de sauvages agaçants, bornés et magnifiques. Et je vais sans doute y laisser ma putain de vie ! — Je vais récupérer ton épée. Feir lui tourna le dos et se dirigea vers le bois du Chasseur. Chapitre 11 U n hurlement aigu et lancinant tira Vi Sovari du rêve dans lequel Kylar affrontait des dieux et des monstres. Elle se redressa sur-le-champ sans prêter attention aux douleurs consécutives à une énième nuit passée sur des rochers. Le cri provenait du centre du bois, à plusieurs kilomètres de distance, mais il parvenait jusqu’à elle avec une puissance incroyable. En toute logique, il aurait dû être étouffé par les séquoias et par la brume matinale, mais il déchirait le silence sur diverses modulations. C’était un condensé de folie et de haine. Vi perçut Kylar à travers la vénérable boucle d’oreille en or et en mithril. La jeune femme avait forgé un lien avec le jeune homme tandis qu’il gisait inconscient à la merci du Roi-dieu. Elle lui avait sauvé la vie et elle avait sauvé Cénaria. Kylar et elle étaient désormais capables de sentir la présence l’un de l’autre. Vi savait qu’il était à trois kilomètres et qu’il tenait un objet d’une puissance phénoménale. Il venait de prendre une décision. L’artefact s’éloigna de lui et le jeune homme éprouva un étrange sentiment de victoire. Pendant un instant, Vi crut que le soleil se levait au sud. Elle se mit debout en s’efforçant d’ignorer ses genoux tremblants. À cent cinquante mètres d’elle, entre les gigantesques séquoias du bois du Chasseur, l’air brilla comme de l’or et rayonna de magie. La jeune femme n’avait jamais appris à maîtriser le Don, mais elle eut l’impression de sentir la chaleur d’un soleil d’été sur sa peau. L’aura vira au rouge. Les grains de poussière en suspension dans l’air et les particules d’eau de la brume matinale prirent une teinte automnale. Lorsque Vi avait quinze ans, son maître, le pisse-culotte Hu Gibbet, l’avait emmenée à la campagne pour remplir un contrat. Le cadavreux était le fils illégitime d’un noble. Il avait fait fortune dans le commerce des épices, mais il avait oublié de rembourser les investissements du Sa’kagué. Son domaine était couvert d’érables et, ce matin d’automne, Vi s’était avancée sur un tapis de feuilles rouge et doré qui l’avait conduite dans un monde éclatant et gorgé de lumière. Elle était restée penchée au-dessus du cadavre et s’était réfugiée dans un coin de sa tête, dans un endroit où les magnifiques feuilles cramoisies n’évoquaient pas le sang palpitant des artères. Hu l’avait battue pour la punir, bien entendu, et elle avait accepté les coups de bonne grâce : un pisse-culotte qui se laissait distraire était un pisse-culotte mort. Un pisse-culotte était imperméable à la beauté. Un nouveau hurlement monta du bois et glaça le sang de la jeune femme. Il monta très haut dans les aigus, descendit très bas dans les graves, puis remonta de nouveau dans les aigus. Il ne dura que deux secondes, mais il se propagea très vite, trop vite, plus vite que les lois de la physique le permettaient. Il était toujours suivi d’un petit bruit évoquant une plaque de métal qui se déchire. Puis elle entendit le cri d’un homme. Le premier d’une longue série. Une bataille faisait rage dans le bois. Non ! Il ne s’agissait pas d’une bataille. C’était un carnage. La forêt rayonnait de magie. Le rouge flamboyant perdit son éclat pour se transformer en jaune turquoise, puis en vert intense évoquant la vitalité, l’herbe fraîche et les fleurs à peine écloses. — Kylar lui a offert une nouvelle vie, dit Vi à voix haute. Elle aurait été incapable d’expliquer pourquoi, mais elle savait. Le jeune homme avait posé quelque chose dans le bois et ce quelque chose régénérait la forêt tout entière. Kylar lui-même se sentait revigoré. Il était bien, entier. Cela ne lui était pas arrivé depuis une semaine, depuis que Vi avait forgé le lien magique avec lui. La jeune femme sentit quelque chose derrière elle. Ses mains tirèrent aussitôt les dagues glissées à sa ceinture, mais elle fut projetée à terre et ses poumons se vidèrent quand elle heurta le sol. Une boule bleutée passa en grésillant à l’endroit où elle se tenait une seconde plus tôt. Vi hoqueta et s’efforça de respirer. Il s’écoula plusieurs secondes avant qu’elle trouve la force de s’asseoir. Devant elle, un homme enveloppé de cuir sombre posa un pied sur la poitrine d’un cadavre et récupéra la dague plantée dans son œil. Le mort portait une robe de vürdmeister khalidorien et le vir tressaillait encore en dessinant des motifs noirs à la surface de sa peau. Le mystérieux sauveur de la jeune femme essuya son arme et se tourna. Ses pieds effleurèrent le sol sans un bruit. Il portait une quantité impressionnante de capes, de vestes, de chemises à poches et de sacoches de différentes tailles. Toutes étaient en cuir de cheval brun foncé et patiné par le temps. Deux gurkhas – de longs couteaux à lame incurvée vers l’avant – étaient glissés à sa ceinture, dans le dos. Un petit arc débandé avec des branches gravées était accroché au-dessus. Vi remarqua que les poignées de nombreuses armes sortaient des vêtements. L’inconnu délaça un masque en cuir brun qui ne laissait voir que ses yeux et le fit glisser autour de son cou. Son visage en amande était amical, un peu narquois ; ses longs cheveux noirs n’étaient pas attachés ; il avait des traits épais et aplatis avec de hautes pommettes. Aucun doute n’était possible : il s’agissait d’un traqueur ymmurien. On racontait que ces hommes étaient les meilleurs chasseurs des seigneurs cavaliers ymmuriens. Certaines rumeurs affirmaient qu’ils savaient se rendre invisibles dans les forêts et les steppes herbeuses des régions de l’Est, le territoire des Ymmuriens. Ils ne tiraient jamais sur une proie immobile, préférant attendre qu’elle coure ou qu’elle vole. En outre, ils possédaient tous le Don. En un sens, ils étaient les pisse-culottes des plaines. Mais à la différence de leurs confrères des villes, ils ne tuaient jamais pour de l’argent, seulement pour l’honneur. Putain de merde ! On doit raconter autant de conneries sur eux qu’on en raconte sur nous. Le traqueur croisa les mains dans son dos et s’inclina. — Je suis Dehvirahaman ko Bruhmaeziwakazari, dit-il. (Il parlait sur un rythme curieux, mais ce n’était pas surprenant dans la mesure où l’ymmurien était une langue tonale.) Vous… écoutez ? Appelez. Oui, vous m’appelez Dehvi. (Il sourit.) Vous êtes Vi, non ? La jeune femme se leva et déglutit avec peine. Cet homme s’était approché d’elle – une pisse-culotte – sans qu’elle le remarque, il l’avait jetée à terre sans effort et il lui souriait maintenant d’un air amical. C’était tout aussi agaçant que de voir une boule de flammes bleutées vous frôler le visage. — Venez, dit Dehvi. Cet endroit n’est pas sûr. Je vais vous escorter. — Mais qu’est-ce que vous racontez ? demanda Vi. — La magie… appeler… demander ? Écouter ? Le démon est dans la forêt. Son nez se retroussa légèrement. Vi comprit ce qu’il voulait dire, mais elle n’était pas certaine du mot qu’il cherchait. — Attirer ! s’exclama l’Ymmurien. La magie attire le démon et c’est la mort. Vi essaya de donner un sens aux paroles de l’Ymmurien. La magie attirait le Chasseur. Le vürdmeister avait lancé un sort et Vi possédait le Don. Le Chasseur se dirigeait peut-être par ici. — Je vois, dit Vi. Le traqueur fronça les sourcils. — Ces mots sont trop difficiles pour moi. Trop de sens. — Où est-ce que vous voulez me conduire ? Et est-ce que je peux refuser de vous suivre Elle se détendit avec la Promenade d’Alathéa. Ses doigts glissèrent discrètement vers les poignées de ses dagues tandis qu’elle baissait la main pour épousseter son pantalon. Elle constata alors que ses armes avaient disparu. Le traqueur la regarda avec froideur. Selon toute apparence, elle n’avait pas été assez discrète. — Au Chantry, dit-il. Il se tourna et s’agenouilla près du cadavre du vürdmeister. Il marmonna quelque chose dans une langue que Vi ne connaissait pas. Il cracha trois fois sur le corps, l’insulta – Vi se serait montrée plus vulgaire – et recommanda l’âme du Khalidorien à des démons ymmuriens. — Vous voulez y aller ? demanda Dehvi en lui tendant ses dagues. — Oui, répondit la jeune femme en prenant les armes avec précaution. S’il vous plaît. — Alors, allons. Le démon chasse maintenant. C’est mieux de partir. Chapitre 12 L orsque Dorian avait commencé ses études de Hoth’salar, de frère guérisseur, il avait inventé une trame simple qui détruisait la flore intestinale et reproduisait les symptômes de la grippe. Les effets étaient dévastateurs et duraient un jour ou deux. Au grand amusement de Solon et de Feir, il lui était arrivé d’employer ce petit tour pour des raisons qui n’avaient aucun rapport avec sa scolarité. Aujourd’hui, la « grippe » faisait des ravages dans les rangs des eunuques de Khaliras. Coupécourt devait travailler deux fois plus longtemps et s’acquitter de nouvelles tâches. Il avait même pris la précaution de se rendre malade afin d’écarter d’éventuels soupçons. Ce jour-là, deux eunuques de confiance avaient été terrassés par la maladie. Coupécourt grimpa l’escalier de la tour du Tygre, un horrible ouvrage en basalte qui menaçait de s’effondrer par grand vent. Il passa devant mille félins marsupiaux qui ressemblaient à des loups orange rayés de noir. Leur gueule énorme était garnie de longues canines en forme d’épée. À l’intérieur du bâtiment, il était impossible de tourner la tête sans croiser le regard d’un tygre. Ils étaient partout, sous forme de tapisseries, de gravures, de minuscules statues, d’anciens spécimens naturalisés à la fourrure mitée, de colliers de crocs, et d’horribles peintures où ils éventraient des enfants. Ils étaient représentés dans un salmigondis de styles différents, mais cela n’avait pas dérangé Berthold Ursuul. Il avait collectionné tout ce qui avait un lien avec les tygres à dents de sabre. Lorsque Dorian atteignit le sommet de la tour, il était épuisé, il frissonnait, les plats qu’il portait avaient refroidi et il se demandait avec inquiétude quel genre de personne il allait rencontrer. Si Jénine possédait le Don, elle risquait de sentir sa magie. Les femmes et les concubines du Roi-dieu étaient conditionnées : elles n’hésiteraient pas une seule seconde à dénoncer un traître. Dorian frappa à la porte. Celle-ci s’ouvrit et les poumons du prophète se vidèrent sous le coup de la surprise. Elle avait de longs cheveux noirs et sa robe trop large ne parvenait pas à cacher un corps svelte, mais généreux. Ses grands yeux sombres et ses lèvres n’étaient pas maquillés. Elle ne portait pas de bijoux. Elle sourit et le cœur de Dorian s’arrêta. Il n’avait jamais rencontré cette jeune fille, mais il connaissait ce sourire. Il avait déjà vu cette fossette, à gauche, un peu plus marquée que celle de droite. C’était elle. — Ma dame. Elle était si petite, si jeune… Ses yeux étaient emplis d’un mélange de tristesse et de gentillesse. — Vous parlez ? demanda-t-elle d’une voix claire, assurée et pure – une voix faite pour chanter. On ne m’avait envoyé que des serviteurs sourds et muets jusqu’à présent. Comment vous appelez-vous ? — On me tuera si je m’adresse à vous, ma dame, mais… avez-vous peur de vos geôliers ? S’il révélait sa véritable identité, il ne pourrait plus revenir en arrière. Il eut envie de tout avouer et de placer son sort entre ses mains. C’était de la folie, une folie tout aussi dangereuse que celle à laquelle il avait échappé en renonçant à son pouvoir de devin. Jénine se mordit les lèvres, des lèvres charnues et roses malgré le froid qui régnait dans cette grande tour. Dorian – Coupécourt n’aurait jamais osé – s’imagina embrassant cette bouche douce et pulpeuse. Il cligna des yeux et chassa ses fantasmes. Il était étonné que cette jeune fille réfléchisse à la question qu’il lui avait posée. À Khalidor, la peur était un gage de sagesse. — J’ai toujours peur, répondit-elle enfin. Je ne crois pas que je vous trahirais, mais s’ils me torturaient… (Elle se renfrogna.) Mes paroles ne sont pas vraiment de nature à vous rassurer, n’est-ce pas ? Je garderai le secret aussi longtemps que je le pourrai. C’est une piètre promesse, mais on m’a dépouillée de tout et je ne peux pas vous offrir davantage. Elle esquissa son beau sourire triste. Il tomba amoureux sur-le-champ. Que le dieu qui l’avait sauvé du vir lui pardonne, il n’aurait jamais imaginé que cela puisse arriver si vite. Il n’avait jamais cru au coup de foudre. Il devait s’agir d’un accès de passion ou de désir. Il éprouvait certes les deux, mais en découvrant cette jeune fille, il avait eu la curieuse impression de retrouver un ami. Son vieux camarade modinien, Antonius Wervel, affirmait que cela arrivait lorsque des personnes s’étaient connues dans des vies antérieures, mais Dorian ne croyait pas à ces explications. C’était peut-être un effet de ses visions. À Vents Hurlants, il était resté en transe pendant plusieurs semaines. Il avait oublié la plus grande partie de ce qu’il avait vu, mais il savait qu’il avait vécu des vies entières en compagnie de cette femme. Cela l’avait sans doute prédisposé à tomber amoureux d’elle. Car il était bel et bien amoureux de Jénine. Il était prêt à lui offrir son corps, son esprit, son avenir et ses espoirs. Si elle ne l’épousait pas, il resterait célibataire. Si elle ne portait pas son enfant, il renoncerait à toute descendance. Il existait cependant une troisième explication à cette brusque passion : la folie qui menaçait Dorian depuis si longtemps ne l’avait-elle pas rattrapé ? — On m’appelle Coupécourt, dit-il. Mais je suis en fait Dorian Ursuul, premier fils reconnu et héritier de Garoth Ursuul. Il y a bien longtemps que mon nom a été effacé des archives de la citadelle, car j’ai trahi le Roi-dieu et refusé de me plier à sa volonté. — Je ne comprends pas, dit la jeune fille sur un ton angoissé. Dorian avait vu ce froncement inquiet dans ses visions, il était devenu si fréquent qu’il avait creusé un pli permanent sur le front de la jeune fille. Il fit un effort pour ne pas le caresser jusqu’à ce qu’il disparaisse. Ce geste aurait été trop familier. Par les dieux ! Il avait renoncé à son pouvoir, mais ses visions le tourmentaient toujours. — Que faites-vous ici ? — Je suis venu pour vous, Jéni. Elle se raidit soudain. — Vous pouvez m’appeler Votre Altesse. Dans la mesure où vous avez sans doute pris des risques énormes pour parvenir jusqu’ici, vous pouvez à la rigueur employer mon prénom, Jénine. — Bien, Votre Altesse. Dorian se sentit vaciller. Il était un prince de sang et une jeune fille venait de lui donner la permission de l’appeler par son prénom. C’était particulièrement désagréable – et contrariant. Il était déjà agaçant de se découvrir victime d’un coup de foudre, mais si, en plus, ce n’était pas réciproque… Mais n’aurait-il pas jugé la jeune fille frivole si elle s’était jetée dans ses bras ? — Je pense que vous me devez des explications ? dit-elle. Tu es un sombre crétin, Dorian. Un sombre crétin. Elle est loin de chez elle. Elle a vu son pays dévasté par tes compatriotes. Elle est seule. Elle a peur… Et tu ne te présentes pas vraiment sous les traits d’un prince charmant, pas vrai ? Merde ! Elle croit que je suis un eunuque ! Il était face à un terrible dilemme. Comment glisser dans une conversation mondaine : « Au fait, au cas où cela vous intéresserait, il se trouve que je possède un pénis » ? — Je sais que cela va vous paraître incroyable, Votre Altesse, mais je suis venu vous sau… vous aider à vous enfuir. Elle porta les mains à sa bouche. Par tous les dieux ! elle était à croquer ! — Oh ! bien sûr. Vous êtes un prince, je suis une princesse et je suis prisonnière au sommet d’un donjon. Vous êtes donc venu me sauver. C’est hilarant. Dites à Garoth Ursuul que les larmes m’en sont montées aux yeux et que j’en ai eu le souffle coupé. Et maintenant, allez au diable ! Dorian se frotta le front. Il ne se souvenait plus que de quelques fragments de ses visions et aucun d’entre eux ne fournissait la moindre indication quant à la manière de calmer la colère de Jéni – de Jénine. — Votre Altesse, j’ai seulement besoin de savoir une chose. Êtes-vous prête à vous enfuir au risque de votre vie ou préférez-vous attendre dans cette tour si confortable que mon père vienne vous ravir votre dignité, votre pucelage et votre raison ? Il pourrait être votre grand-père et vous êtes un peu trop âgée à son goût, mais vous êtes une princesse et je suis certain qu’il viendra partager votre couche. Si vous lui donnez un fils possédant le Don, vous vivrez. Vous verrez votre enfant grandir sans jamais l’approcher afin que la « faiblesse des femmes » ne le contamine pas. Lorsqu’il aura treize ans, vous serez réunis et vous passerez deux mois ensemble. Mon père vous rendra alors une visite-surprise et vous demandera ce que vous aurez enseigné à son fils pendant ces deux mois. Votre réponse n’aura aucune importance. L’important, c’est que votre enfant aura toute l’attention du Roi-dieu pour la première fois de sa vie. À la fin de la conversation, mon père lui demandera de vous tuer. Rares sont ceux qui échouent à cette épreuve. Les yeux de la jeune fille s’écarquillèrent. — Je suppose donc que vous l’avez réussie ? — Khalidor est une maîtresse brutale, Votre Altesse. Personne ne la quitte sans cicatrices. J’ai un plan, mais il ne sera pas prêt avant cinq jours. Et il échouera si nous ne parvenons pas à franchir le col vers Cénaria avant qu’il soit bloqué par la neige. Je ne veux savoir qu’une chose : si je reviens ici – au risque de ma vie –, partirez-vous avec moi ? Il sentit les battements de son cœur tandis que la jeune fille réfléchissait. Elle observa sa prison les dents serrées, puis ouvrit le col montant de sa robe. Dorian vit une cicatrice si large qu’il comprit que la plaie avait été cicatrisée par un sortilège. Il était impossible de survivre plus de deux minutes à une telle blessure à la gorge. — À Cénaria, j’étais amoureuse en secret. Logan était un garçon remarquable et très intelligent. C’était le meilleur ami de mon frère. La moitié des femmes de Cénaria rêvaient de le séduire pour sa beauté, l’autre moitié parce qu’il était le fils d’un duc. Logan Gyre aurait été le compagnon idéal pour moi et pour assurer l’avenir de nos familles respectives. Par malheur, nos pères entretenaient des relations exécrables et je savais que mes rêves ne se concrétiseraient jamais. Et puis un assassin tua mon frère, et mon père se retrouva sans héritier. Il crut qu’on ne chercherait pas à attenter à sa vie si Logan devenait son successeur et j’épousai donc le garçon que j’aimais. Deux heures plus tard, des Khalidoriens assassinèrent toute ma famille pour s’assurer que le trône de Cénaria demeurerait vacant. Un sorcier du nom de Neph Dada estima que j’étais trop jolie pour disparaître si bêtement. Il me trancha la gorge sous les yeux de mon mari et me guérit aussitôt après. Ils tuèrent Logan plus tard, sans doute après l’avoir soumis à d’horribles tortures. Les Khalidoriens m’ont volé tout ce que j’aimais. (Elle se tourna vers Dorian : ses yeux ressemblaient à de l’acier en fusion.) Je vous suivrai. Dorian attrapa le couteau à beurre et invoqua son Don. Sous les yeux de Jénine, les deux bords de la lame devinrent aussi tranchants que des rasoirs. — Il y a un rejeton du nom de Tavi. Il est très téméraire en l’absence du Roi-dieu. Il est possible qu’il vienne ici pour vous… déshonorer. Si cela arrive… je vous conseille de vous servir de ceci à condition d’être certaine de ne pas le rater. Dans le cas contraire, ne vous laissez pas aller au désespoir. Il croisa le regard de la jeune fille. Si Tavi venait la violer, elle ferait tout son possible pour le tuer, mais si elle échouait, elle retournerait l’arme contre elle. Dorian lui donna pourtant le couteau. Elle méritait qu’on lui laisse le choix. — Bien, dit-il. Abordons maintenant des sujets moins dramatiques. Je suis désolé, mais votre nourriture est froide. Le chemin jusqu’à la demoiselle en détresse s’est révélé fort long. La boutade la fit sourire, un petit sourire timide qui rappela à Dorian qu’elle était à peine plus âgée qu’une enfant. Il eut l’impression d’être un vieux prédateur dégénéré. Jénine fit tourner la dague qu’il avait modelée entre ses mains. — Vous êtes un sorcier, n’est-ce pas ? — Je ne le suis plus. Cette magie est mauvaise. Il y a bien longtemps que j’ai quitté la voie des meisters pour suivre l’enseignement des mages. — Et vous n’avez pas le pouvoir de m’apporter des plats chauds ? demanda-t-elle avec des yeux pétillants de malice. Ils éclatèrent de rire et Dorian tomba amoureux d’elle une fois encore. — Si mon déguisement d’eunuque a convaincu Zurgah, je pense pouvoir réchauffer votre nourriture. Voilà. Il réchauffa le gruau et espéra que le sous-entendu – « Au fait, il se trouve que je possède un pénis » – était assez clair. Elle le regarda en haussant un sourcil. — Vous me rassurez. Si j’avais été plongée dans un sommeil magique en attendant mon prince, vous n’auriez pas pu me réveiller. — Euh… il me semble me rappeler que le prince réveille la princesse avec un baiser. — Vous avez dû lire une version édulcorée. Dorian toussa et rougit tandis que Jénine gloussait d’un air malicieux. Ils parlèrent pendant des heures. Au cours des quatre jours qui suivirent, Dorian réchauffa les repas de la princesse et la princesse lui réchauffa le cœur. Elle était encore anéantie par la perte de sa famille, de son royaume et de son mari, mais Dorian lui apportait de l’espoir. Le prophète entrevit l’adolescente belle et radieuse qu’elle avait été, mais aussi la femme résolue, charismatique et rusée qu’elle deviendrait. Son respect, son amour et son désir ne firent que croître. Il n’avait jamais été si heureux. Chapitre 13 L a nouvelle main de Kylar le picotait encore. Elle ressemblait en tout point à celle qu’il avait perdue une semaine plus tôt, sinon qu’elle ne portait aucune cicatrice et qu’elle était recouverte d’une peau blafarde qui n’avait jamais connu les rayons du soleil. Le Loup avait placé des cals d’escrimeur sur la paume, mais le reste était si sensible qu’un souffle de vent faisait frissonner le jeune homme. Le derme était glabre et les ongles soigneusement coupés. Lorsqu’il était rat de guilde, Kylar s’était cassé l’auriculaire, les os s’étaient mal ressoudés. Aujourd’hui, le petit doigt était parfaitement droit. Quand le Loup fait quelque chose, il le fait bien. Cette main est meilleure que l’ancienne. Kylar s’aperçut que son destrier l’attendait là où il l’avait laissé. Tribu le portait comme s’il ne pesait rien, il dévorait les kilomètres en guise d’avoine. Kylar n’aurait jamais osé l’avouer, mais cet animal l’intimidait. Il n’était pas un excellent cavalier et sa monture le savait aussi bien que lui. Il absorba le ka’kari à bonne distance et approcha avec précaution, cependant Tribu avait décidé de ne pas faire de difficultés. Le jeune homme était en caleçon, car les vêtements lui donnaient un air grassouillet lorsque le Dévoreur l’enveloppait. L’Ange de la Nuit devait susciter la terreur, pas les moqueries. Tribu fixa ses yeux sur Kylar et celui-ci éprouva soudain une sensation curieuse. — Putain de… Son caleçon s’ornait d’un large trou à hauteur du bas-ventre. Pas étonnant qu’il ait trouvé le vent frais. — Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Tribu le regarda comme s’il était devenu fou. — Pourquoi est-ce que je fais quoi ? demanda le ka’kari. — Pourquoi est-ce que tu bouffes mes vêtements ? — Je suis le Dévoreur. — Tu ne pourrais pas te mettre au régime en ce qui concerne mes fringues et mes épées ? — Certaines personnes préfèrent les épées courtes. — Les épées courtes d’accord ! Mais pas avec une lame de couteau à beurre ! — Voilà un argument qui coupe court à toute réplique. — Cesse de boulotter mes affaires, compris ? — Non. Surtout que tu ne fais même pas l’effort d’apprécier mes plaisanteries. — C’est un ordre ! — J’avais compris. Et je n’ai aucune intention d’y obéir. Cette remarque réduisit Kylar au silence. Il ouvrit une sacoche de selle et en tira des sous-vêtements, un pantalon et une tunique en laine. Il s’habilla et réfléchit. Combien de temps allait-il devoir supporter ce ka’kari ? Ah oui ! pour l’éternité. — Tu ne comprends toujours pas ce qui se passe, n’est-ce pas ? Tu es un être de chair, de sang et de volonté, mais tu n’as pas été fichu de jouer le rôle d’un petit herboriste plus de deux mois. Et tu exiges que moi, un alliage de métaux à qui la magie a insufflé une parcelle d’intelligence et de personnalité, j’aille à l’encontre de ma nature ? Et pour en revenir au chapitre des épées émoussées, je te signale que ce n’est pas moi qui ai vendu Châtiment. Kylar n’avait pas envisagé le problème sous cet angle. La lame de Châtiment n’avait jamais souffert du ka’kari bien que celui-ci l’ait recouverte pendant des années. Et le jeune homme l’avait vendue pour rien. Ce n’était pas vrai ! Il l’avait vendue pour faire comprendre à Élène tout ce qu’elle représentait pour lui. Une vague de douleur monta en lui tandis qu’il songeait à la jeune femme. Il avait respecté la promesse faite au Loup. Il devait maintenant trouver Élène et clarifier la situation. Enfin, il essaierait de clarifier la situation. Il leva la main pour toucher l’anneau parfaitement lisse accroché à son oreille gauche. Ce bijou l’enchaînait à une autre femme. Vi Sovari n’était qu’à quelques kilomètres. Elle faisait route vers le nord-est, vers le col de Forglin. Pourquoi se rendait-elle au Chantry ? Kylar chassa cette question de sa tête. Cette salope était la dernière personne à laquelle il avait envie de penser. Un petit sourire se dessina soudain sur ses lèvres. — Une parcelle d’intelligence et de personnalité, hein ? Le ka’kari grommela un juron et le jeune homme éclata de rire. Puis il ajouta à voix basse : — Quant à moi, je te ferai remarquer que j’ai changé. — J’en suis persuadé, dit une voix masculine, derrière lui. Kylar se retourna tandis que son épée jaillissait de son fourreau. L’homme avait la taille des héros de légende ; il portait une armure de plaques blanches laquées et tenait son casque sous un bras ; une coiffe en tricot de mailles descendait sur ses épaules comme une cascade d’acier. Il avait le visage émacié et des yeux d’un bleu lumineux. La lame de Kylar s’immobilisa à quelques centimètres du cou de Logan Gyre. Logan sourit, Kylar hésita. Il rengaina son arme et posa un genou à terre. — Votre Majesté. — Relève-toi et serre-moi dans tes bras, espèce de sale petite vermine ! Kylar l’étreignit et aperçut alors les gardes du corps de son ami. Six corniauds d’Agon sous le commandement d’une femme ravissante qui portait – allez donc savoir pourquoi – une jarretière brillante au bras. Tous l’observaient avec méfiance. Kylar se maudit intérieurement : huit personnes s’étaient approchées de lui et il ne s’était rendu compte de rien. Il devait se ressaisir. Il oublia pourtant ses récriminations en sentant l’étreinte de son ami. Logan avait séjourné plusieurs mois au fond du Trou, il n’avait pas encore recouvré son charme d’antan. La maigreur de son corps et de son visage témoignait de la dureté de son emprisonnement. Kylar éprouva une certaine inquiétude en sentant les os de son ami tandis qu’il le serrait contre lui. Mais Logan dégageait une aura de force, ses épaules étaient toujours aussi larges, son port aussi altier, et sa taille aussi impressionnante. — Petite vermine ? Je pèse sans doute plus lourd que toi. Tu es le plus petit ogre qu’il m’ait été donné de rencontrer. Logan éclata de rire et le lâcha. — Tu as l’air en forme, toi aussi. Sauf que… (Il attrapa la main blafarde de Kylar et la tourna.) Tu as pris le soleil en portant un gant ? Il fit un petit geste et ses gardes du corps se retirèrent. — J’ai été obligé de me trancher la main, expliqua Kylar. Il a bien fallu que j’en trouve une autre. Logan gloussa. — Encore une histoire dont tu ne veux pas me faire profiter ? — Tu ne me croirais pas si je te racontais ce qui s’est passé. — Essaie un peu. — Je viens de le faire. — À quoi riment toutes ces affabulations ? demanda Logan d’un ton incrédule. Il ressemblait à un adulte devant un enfant affirmant la bouche encore toute collante qu’il n’avait pas touché à la confiture. Kylar se figea. Quand il reprit la parole, sa voix était aussi dure et aussi détachée que celle de Durzo Blint. — Tu veux savoir pourquoi je t’ai menti pendant dix ans ? — Tu m’espionnais alors que je te croyais mon ami. — Espèce de sale gosse de riche ! Pendant que tu t’inquiétais à l’idée de recevoir des invités devant la statue des deux frères à poil qui trônait dans l’entrée de ton manoir, je dormais dans les égouts parce que c’était le seul endroit où un rat de guilde avait une chance de ne pas mourir de froid pendant les nuits d’hiver. Quand tu pleurais sur tes boutons d’acné, je surveillais le violeur qui dirigeait ma guilde et qui voulait me faire la peau. Alors, oui. J’ai accepté de devenir l’apprenti d’un pisse-culotte pour échapper à cet enfer. Oui, je t’ai menti. Oui, j’étais prêt à avertir le Sa’kagué du moindre de tes gestes. Ça ne me faisait pas plaisir, mais je l’ai fait. Laisse-moi te poser une question, sale connard prétentieux : quand tu étais au fond du Trou et que tu avais le choix entre tuer et être tué, qu’est-ce que tu as fait ? J’ai vécu au fond d’un Trou toute ma putain de vie. Et dis-moi un peu qui est responsable de l’état de Cénaria aujourd’hui ? Mon père, qui n’a pas eu le courage d’élever un enfant, ou le tien, qui n’a pas eu le courage de monter sur le trône ? Le visage de Logan devint livide. Sa maigreur le fit ressembler à un squelette gris avec des yeux brûlants. Il répondit d’une voix atone. — S’il était monté sur le trône, mon père aurait dû tuer les enfants de la femme qu’il aimait. — Et combien d’enfants sont morts parce qu’il ne l’a pas fait ? C’est ça, le fardeau du pouvoir, Logan : faire un choix alors qu’il n’y a pas de bon choix. Lorsque vous autres, nobles, ne payez pas vos dettes, d’autres gens finissent par le faire à votre place. Des gens comme moi, des gamins miséreux. Logan resta silencieux pendant un long moment. — Ce n’est pas à mon père que tu en veux, je me trompe ? — Où est ta putain de couronne ? hurla Kylar. Ses émotions étaient si chaotiques qu’il sentit l’inquiétude de Vi par l’entremise des boucles d’oreilles. Elle lisait en lui. Merde ! Il essaya d’ériger une barrière et de se calmer. Logan était ébranlé. — Est-ce que tu as déjà rencontré Jénine Gunder ? demanda-t-il. — Quand aurais-je pu rencontrer une princesse ? Kylar se rappela alors que son ami avait été marié à la jeune fille pendant quelques heures. Khalidor avait envahi Cénaria la nuit de leurs noces. Elle s’était vidée de son sang dans les bras de son mari. — Je pensais que je m’en remettrais, poursuivit Logan. Pour être honnête, je pensais qu’une fille si belle et si souriante ne pouvait être qu’une petite bécasse. Qu’est-ce que j’ai pu être con ! Kylar, est-ce que tu as déjà regardé une femme dans les yeux et vu quelque chose qui te donne envie de devenir fort, respectable et sincère ? bienveillant, sauvage et noble ? Ce que j’ai trouvé en Jénine, je n’aurais pas osé en rêver. Kylar n’avait pas envie d’en entendre davantage. Ces paroles lui rappelaient Élène et s’il pensait à Élène, sa colère allait fondre comme neige au soleil. — Tu aurais voulu que j’épouse Térah Graesin après avoir connu une déesse ? J’en étais incapable. Ni pour une couronne, ni pour rien au monde. — Mais j’ai vu que tout le monde s’inclinait devant toi sur le champ de bataille. — J’avais juré fidélité à Térah et… Logan ne termina pas sa phrase. Kylar leva les mains en signe de désespoir. Les yeux de Logan étaient pleins de tristesse. — J’ai fait ce que je croyais être juste. — Où irait-on avec un roi pareil ? railla le ka’kari. Kylar regarda Logan comme il ne l’avait jamais regardé, même lorsqu’il était allé le tirer du Trou. À ce moment, il n’avait vu que les blessures physiques de son ami. Maintenant, il en apercevait davantage. Il distinguait les traces d’une douleur immense au fond de ses yeux. — Si c’était à refaire, tu recommencerais. Logan ricana sans conviction. — Je me le demande. — Je ne te crois pas. Le rire s’interrompit. — C’est pourtant la vérité, dit-il à voix basse. (Il regarda Kylar en face et ses yeux ne se détournèrent pas un seul instant.) Mais tu as raison, je recommencerais. Je suis ainsi fait. Le jeune homme n’avait jamais dégagé une aura plus royale. Laisse-moi voir qui tu es vraiment. Kylar posa une main sur le bras de son ami et contempla Logan tel qu’il se voyait : moins beau et plus sauvage ; il croupissait dans la fange au fond du Trou ; il s’était transformé en animal ; il mordait une jambe humaine pour se nourrir ; il pleurait ; il détestait les Hurleurs ; il s’enfonçait dans la lie et avait l’impression de devenir l’un d’eux. Il s’efforçait parfois de surmonter la faim qui le rongeait jour et nuit ; il décidait qu’il partagerait son prochain repas de crainte de perdre toute humanité ; il distribuait alors une partie de sa nourriture tout en haïssant ceux qui l’acceptaient. Ce petit noyau de noblesse était devenu son bien le plus précieux, il était prêt à tout pour le conserver. Il avait tiré cette leçon de ses relations avec Sérah Drake. Sérah avait été sa fiancée avant que le roi Gunder oblige le jeune homme à épouser la princesse Jénine. Logan avait aimé Sérah, mais cet amour avait fané avec le temps et s’était peu à peu transformé en fausse tendresse. Elle n’était pas faite pour lui, mais il l’aurait prise pour femme pour ne pas la blesser. Il avait eu raison de rompre leurs fiançailles, même si cette décision lui avait semblé cruelle. Mais s’ils n’avaient pas été promis l’un à l’autre, Sérah ne se serait pas trouvée au château la nuit de l’invasion. Elle serait encore en vie. Au fond du Trou, il avait estimé juste de partager sa nourriture. C’était peut-être idiot, mais les Hurleurs lui étaient venus en aide quand il avait eu besoin d’eux. Son échec et sa réussite l’avaient conduit à une même conclusion : fais ce que tu penses être juste, tu en retireras toujours quelque chose. Kylar songea que cette philosophie était une des plus grandes qualités de son ami. On pouvait compter sur lui. Il était loyal. Il était honnête. Il était prêt à se battre jusqu’à la mort pour faire ce qui lui semblait juste. Il en serait toujours ainsi. — Nous avons tous les deux fait un drôle de chemin, dit Kylar. Tu crois qu’on pourrait rester amis ? — Non ! lâcha Logan d’une voix sombre. Nous ne serons jamais des amis. Nous sommes plus que cela. Il esquissa un sourire et Kylar eut l’impression de revenir un an en arrière. Leur amitié ne les empêcherait jamais de se parler avec franchise. Kylar avait toujours vécu à la merci de secrets inavouables et, pour lui, une telle relation était inestimable. — Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-il. — J’ai encore une tâche à accomplir. Ensuite… eh bien ! j’écrirai un livre. — Je ne voudrais pas me montrer impudent, Votre Ogritude, mais j’aimerais bien connaître le sujet de ce livre. — Tu sais que j’ai toujours aimé les mots. Je vais écrire un livre de mots. — J’avais la curieuse impression que la plupart des livres étaient écrits avec des mots. — Je te parle d’un livre qui expliquerait le sens des mots de notre langue. Je l’appellerai « dictionnaire ». — Tu écrirais en jaeran ? — Oui. — Pour expliquer le sens des mots jaerans ? — C’est cela. — Mais il faudra déjà connaître le jaeran pour lire ton livre ? — Tu te moques de moi ! grogna Logan en fronçant les sourcils. — Ma foi… Kylar haussa les épaules d’un air de dire : « On se demande bien pourquoi. » Il avait du mal à imaginer l’imposant Logan enfermé dans un bureau éclairé par une chandelle et étudiant des manuscrits en plissant les yeux. Mais son ami ne plaisantait pas. Logan avait beaucoup lu, mais ce n’était pas un érudit, il était fait pour commander. Cette histoire de livre n’était qu’une excuse : s’il ne voyait pas les erreurs de Térah Graesin, il ne serait pas tenté d’intervenir. Quelques minutes plus tôt, Kylar croyait être enfin libre. Il avait respecté la promesse faite au Loup et il se préparait à retrouver Élène pour lui expliquer la situation. Mais Térah Graesin était désormais la reine de Cénaria et, selon toute probabilité, elle avait déjà lancé des assassins aux trousses de Logan. Le meilleur moyen d’enterrer un contrat, c’était d’enterrer son commanditaire. Térah Graesin méritait d’être enterrée. Un dernier meurtre. Je peux changer le destin de ce pays. Si Logan devient roi, tout sera différent. Il n’y aura plus de guildes, il n’y aura plus de rats de guilde. Élène était en sécurité en Waeddryn. Il pouvait régler le problème en une semaine et la rejoindre ensuite. — Écoute, dit Logan. Nous devons parler, mais je dois d’abord aller pisser. Lorsque j’en aurai terminé, il faudra trouver le moyen de se débarrasser de ces Khalidoriens et de cette armée lae’knaughtienne. — De quelle armée parles-tu ? — Je viens juste de… Attends un peu ! Qu’est-ce que tu veux dire ? Je n’aime pas trop quand tu prends cet air. — Les Khalidoriens ne sont pas des Khalidoriens. Les Lae’knaughtiens ont été annihilés et nous devons regagner Cénaria avant l’armée ceurane. — L’armée ceurane ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Kylar éclata de rire. Chapitre 14 D orian attendait près d’une trappe d’évacuation en s’efforçant d’ignorer l’odeur pestilentielle. La jarre en argile était accrochée dans son dos. C’était le dernier voyage de la journée et le prophète était épuisé, courbatu et de mauvaise humeur. Il n’avait pourtant pas à se plaindre : il passait la plus grande partie de son temps en compagnie de femmes ravissantes pendant qu’un esclave restait dans cette salle infecte. Il accueillait les serviteurs chargés de vider les pots de chambre de la citadelle, les conduisait à un vidoir et assurait l’entretien des conduites d’évacuation. C’était pourtant l’homme le plus heureux du monde et Dorian se demandait bien pourquoi. Le prophète manquait de défaillir chaque fois qu’il ouvrait la porte de cette salle. Il s’étira tant bien que mal pour soulager son dos. Tobby s’occupait de l’esclave venant du quartier des gardes. Il poussa deux leviers et attendit un moment, puis il tira sur une chaîne en entendant un cliquetis lointain. Le porteur défit alors les lanières de son fardeau et Tobby inclina la jarre pour la vider dans la trappe. Une corde était attachée au fond du récipient afin qu’il ne tombe pas avec son contenu. Tobby se dirigea vers Dorian. — C’est ton dernier voyage ? Dorian bâilla et s’étira. — Oui, je… La lourde jarre entraîna brusquement Dorian en arrière et il bascula vers une trappe ouverte. Il poussa un cri et s’immobilisa soudain : Tobby avait plongé en avant et l’avait saisi à hauteur des genoux. Pendant quelques instants, Dorian crut que le poids de la jarre allait l’écarteler en lui arrachant les ligaments des jambes et du ventre. Il était au bord de l’évanouissement. Par chance, le récipient dépourvu de couvercle s’inclina et une partie de son contenu se déversa dans la trappe. Il s’allégea rapidement et la douleur reflua. Une fois la jarre vide, Tobby aida Dorian à se redresser. — Tu essaies de suivre tes prédécesseurs ? demanda-t-il. — Pardon ? L’esclave gloussa. — Pour quelle raison crois-tu qu’on avait besoin d’un nouvel eunuque ? Le dernier videur de pots de chambre du harem a connu la même mésaventure que toi… mais j’étais à l’autre bout de la salle lorsque c’est arrivé. — Merde ! lâcha Dorian. Le rire de Tobby rappelait le braiment d’un âne. Cet homme était-il amateur d’humour scatologique ? Dorian trembla en songeant à ce qui avait failli lui arriver, puis il se ressaisit. Par tous les dieux ! il n’avait même pas pensé à employer son Don ! — Le plus drôle, poursuivit Tobby, c’est qu’il a survécu à la chute dans le conduit. Ce sont eux qui l’ont tué. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Et, d’abord, où mènent ces canalisations ? — Où mènent ces ca-canalisations ? (Tobby s’esclaffa.) Dans les mines. La merde tombe presque sur la tête de ces pauvres types. Quand Ary s’est cassé la gueule, je me suis précipité sur les manettes pour le diriger vers un conduit sûr. Il aurait pu s’en tirer s’il avait réfléchi un peu. — Un conduit sûr ? — Pour lui épargner des emmerdes ! (Il donna un coup de poing amical dans le bras de Dorian.) Elle est bien bonne, hein ? Hein ? — Oui, c’est très drôle, dit Dorian en esquissant un sourire contrit. — Tu t’y attendais pas, hein ? — Ça, je dois avouer… — J’en connais des millions dans ce genre. — Je n’en doute pas. S’il existe un homme qui mérite de travailler ici jusqu’à la fin de sa vie, je viens de le rencontrer. — Pourquoi certains conduits sont-ils sûrs et d’autres pas ? — Ils sont en place depuis des siècles. Au départ, il n’y en avait qu’un. Il débouchait environ soixante-dix mètres au-dessus du fond du gouffre. Deux cents ans plus tard, à force d’y jeter les gros besoins de vingt mille personnes, la merde est montée si haut qu’elle a tout bouché. Ce vieux cinglé de Berthold a commencé à s’inquiéter. Il s’est dit qu’une armée d’esclaves des mines risquait de remonter par le conduit pour attaquer la citadelle. Il a donc fait construire cette salle. Maintenant, la merde est orientée vers d’autres canalisations en arrivant à quinze mètres du fond. Quand un coin est rempli, on attend que ça se transforme en compost. On envoie ensuite les esclaves des mines le récolter et les gardes le vendent comme engrais. Il faut bien sûr que j’utilise tous les conduits au moins une fois par jour pour qu’ils ne rouillent pas. Ça permet aussi de recouvrir le fond du gouffre d’une couche de merde fraîche de quelques centimètres. Les esclaves ne savent pas si, en dessous, le sol est ferme ou aussi meuble que des sables mouvant, alors ils ne s’y aventurent pas. Quand Ary est tombé, j’ai poussé et tiré mes manettes pour qu’il ait une chance de s’en sortir. — Tu en as eu le temps ? Tobby laissa échapper un claquement de langue réprobateur. Il actionna le troisième et le huitième levier, puis tira sur la dernière chaîne. Il accomplit les différentes opérations en trois secondes. Dorian laissa échapper un sifflement admiratif et mémorisa la position des commandes. — Qu’est-ce qui lui est arrivé, finalement ? — Il a emmerdé un meister, en bas. On peut le comprendre : il devait être à cran après une telle glissade. — Une vraie journée de merde. Dorian regretta de s’être laissé aller à une boutade si graveleuse. — Hmm, lâcha lobby sans relever la plaisanterie. Il y a toujours deux meisters chargés de garder les esclaves des mines. Cette affectation ne les fait pas bondir de joie et ils n’aiment pas qu’on les fasse chier. Ils ont retourné le pauvre Ary comme une chaussette. (Sa mine devint sombre, puis un sourire vint illuminer son visage.) Hé ! il faut pas les faire chier ! Elle est bien bonne, non ? Il donna un nouveau coup de poing dans le biceps de Dorian. Celui-ci se força à rire. Je suis de taille à neutraliser deux meisters. Quand il regagna le harem avec sa jarre vide, deux concubines chantaient une mélopée funèbre. C’était la première fois que Dorian assistait à un tel spectacle. Il posa son fardeau et tourna les yeux vers Trotteur. — C’est le Roi-dieu, murmura le vieil eunuque. (Il semblait tétanisé par les bruits de la pièce voisine.) La nouvelle vient tout juste d’arriver. Il est mort. Le cœur de Dorian s’arrêta dans sa poitrine. Mon père est mort. Il erra dans la grande salle luxueuse du harem, abasourdi. Près de deux cents femmes s’étaient rassemblées sur les dalles de marbre froid. Elles déchiraient leurs vêtements, s’arrachaient les cheveux, frappaient leur poitrine nue et griffaient leur peau d’albâtre jusqu’au sang. Des larmes noires coulaient des yeux maquillés de khôl. Certaines s’étaient jetées par terre et pleuraient sans parvenir à se dominer. D’autres s’étaient évanouies. Ces concubines avaient vécu dans la crainte du Roi-dieu et rares étaient celles qui avaient osé l’aimer. Elles n’avaient pas fait partie de ses favorites et personne ne les punirait si elles ne pleuraient pas, mais le peuple de Dorian était excessif dans le chagrin, dans l’amour ou dans la boisson. Les larmes de ces femmes n’étaient pas feintes : Garoth Ursuul avait été le centre de leur univers et, sans lui, tout s’écroulait. Elles seraient obligées de se jeter sur le bûcher funéraire du Roi-dieu afin de l’accompagner dans l’au-delà et de le servir à jamais. Et Garoth avait toujours eu un goût prononcé pour les filles très jeunes. L’une d’elles avait à peine quatorze ans. Pricia était ravissante, elle sortait à peine de l’enfance. Elle était assise, seule, les yeux perdus dans le vide. Elle était encore vierge. Zurgah avait eu l’intention de l’offrir au Roi-dieu quand il rentrerait à Khalidor. — Tout n’est pas perdu, lui souffla Dorian d’un air impassible. Le prochain Roi-dieu te réclamera peut-être. — Toutes mes amies vont mourir, dit la jeune fille sans même tourner la tête. Sa réponse fit honte à Dorian. Ce n’était pas pour elle qu’elle s’inquiétait. Il songea que cet endroit avait une mauvaise influence sur lui. Il redevenait aussi cynique que l’ancien Dorian. D’autres implications de la mort du Roi-dieu le frappèrent quelques instants plus tard. Sa Sainteté n’avait pas désigné d’héritier. Le successeur serait sans doute le rejeton qui parviendrait à éliminer ses frères. Si les concubines de Garoth Ursuul avaient appris sa disparition, ses fils seraient bientôt au courant – à supposer qu’ils ne le soient pas déjà. Jénine ! Dorian se précipita dans la salle des eunuques où se trouvait Trotteur. — Fais-les sortir d’ici ! ordonna-t-il au vieil homme. Commence par les vierges. — Quoi ? — Cache-les dans ma chambre. Un rejeton va sûrement essayer de s’emparer du harem pour revendiquer son droit au trône. Il est également possible que les gardes deviennent fous. Tu ne pourras pas les cacher toutes, mais les vierges ont une chance d’être réclamées par le prochain Roi-dieu. Si elles sont violées, elles mourront avec les autres. Trotteur hocha aussitôt la tête. — Bien. Dorian se précipita vers la tour du Tygre. Son cœur cessa de battre lorsqu’il constata que les redoutables chargés de garder l’entrée avaient disparu. Il gravit les marches quatre à quatre et entendit des éclats de voix en atteignant le sommet de l’escalier. — Allons, viens. Ou bien je devrai te faire mal. De toute façon, tu finiras par obéir. — D’accord, soupira Jénine Gyre, vaincue. Un sortilège avait fait fondre le loquet. Tavi ! Le fils de pute ! Il était venu violer Jénine. Dorian ouvrit la porte d’un grand coup de pied et se rua à l’intérieur de la pièce. Il eut juste le temps de voir Jénine tirer sa dague et la planter dans la poitrine d’un jeune homme. Le rejeton poussa un hurlement et son vir jaillit à la surface de sa peau. Une sphère blanche de la taille d’un poing frappa Jénine à la poitrine et la projeta à l’autre bout de la chambre. Le jeune homme se tourna vers la porte, mais il n’eut pas le temps de bloquer les flèches enflammées de Dorian. Six d’entre elles le traversèrent de part en part et il s’effondra sur le ventre, mort. Ce n’était pas Tavi, mais son comparse, Rivvik. Dorian s’approcha de Jénine. Elle gémissait en respirant à grand-peine. Sa poitrine formait un creux à l’endroit où le projectile avait brisé les côtes. Dorian posa la main sur elle et l’ausculta avec le Don. La jeune fille s’apaisa tandis qu’il neutralisait la douleur. En quelques instants, Dorian ressouda les os à la perfection. Jénine le regarda avec des yeux écarquillés. — Vous êtes venu. — Je serai toujours là pour vous protéger. Elle inspira avec prudence. — Je me sens… bien. Dorian esquissa un sourire timide, puis se redressa et rassembla tous les objets en or qu’il trouva : candélabres, statues de tygre… — Vous ne pourrez pas emporter tout cela, remarqua Jénine. Dorian s’interrompit, examina la pile impressionnante qui se dressait sur une table, puis adressa un clin d’œil à la jeune fille. Sa main effleura les objets qui fondirent aussitôt. Une flaque dorée se sépara en petits cercles qui s’agglutinèrent comme du vif-argent. Les agrégats coagulèrent et s’affinèrent avant de se solidifier sous la forme de pièces à l’effigie de Garoth Ursuul. — Mais… comment…, bafouilla Jénine. — Cet argent est peu de chose en comparaison des œuvres d’art que j’ai fondues, mais il sera plus facile à écouler. Elle éclata de rire, émerveillée par ce tour de magie. Dorian s’autorisa un sourire, mais il n’avait pas prévu que les événements s’enchaîneraient ainsi. Malédiction ! Dire que son plan aurait été prêt le lendemain. Mais les préparatifs inutiles, le manque de chevaux, de nourriture séchée et de vêtements chauds pour la difficile traversée de Vents Hurlants n’étaient rien en comparaison du problème qui allait bientôt se poser. Dorian avait invoqué le Don pour soigner Jénine. S’il croisait un meister, celui-ci le sentirait aussitôt. Et le pont de Lux ? Le laisserait-il traverser ? La nouvelle de la mort de Garoth Ursuul avait dû plonger la citadelle dans le chaos et cela n’allait pas faciliter leur évasion. Soldats, meisters et – surtout – rejetons devaient courir dans tous les sens. Si Dorian avait su, il n’aurait pas perdu son temps à minuter les rondes et à retenir les habitudes des gardes. Mais pour le moment, il était dans la tour du Tygre et il n’y avait ni soldats ni rejetons, Jénine était saine et sauve et les cols menant à Cénaria étaient encore praticables. Aveuglé par la rage, il avait utilisé une grande quantité de magie contre Rivvik, mais son glore vyrden n’était pas vide. Il lui restait assez de pouvoir pour vaincre un meister, et peut-être même un vürdmeister s’il le prenait par surprise. Jénine approcha du corps de Rivvik et le retourna. — Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria Dorian. Il n’avait aucune envie qu’elle voie les blessures qu’il avait infligées au jeune homme. — Je ne peux pas partir dans cette tenue. Je vais prendre ses vêtements. Ils déshabillèrent Rivvik. La tunique était en bon état malgré la tache de sang sur la poitrine, à l’endroit où Jénine avait planté sa dague, et les six petits trous au pourtour roussi. Rivvik n’avait pas été un colosse, le vêtement serait à peine trop grand pour Jénine. La jeune femme se débarrassa de sa robe pour enfiler la tunique du rejeton. Elle ne demanda même pas à Dorian de se tourner ou de regarder ailleurs. Il la contempla, bouche bée, puis détourna les yeux, embarrassé. Pourquoi était-il gêné alors qu’elle ne l’était pas ? Il jeta un rapide coup d’œil dans sa direction. Il avait deux fois son âge ! Elle était magnifique. Elle était courageuse. Elle avait raison : ce n’était ni le lieu ni le moment de faire preuve de pudibonderie. La tête de Jénine émergea de la tunique et elle vit l’expression de Dorian. — Auriez-vous l’amabilité de me donner le pantalon ? demanda-t-elle d’un ton désinvolte. Mais ses joues empourprées trahissaient sa gêne. Dorian décida de jouer le jeu, il la regarda ôter sa robe. Elle lui arracha le pantalon des mains. — Si vous ne vous surveillez pas, Coupécourt, je crains que vous rapetissiez un peu plus ! Elle lança un regard lourd de sous-entendus vers son entrejambe, mais ses yeux allèrent se poser sur le cadavre étendu derrière lui. Elle blêmit, toute trace d’humour disparut de son visage. — Partons. Je déteste cet endroit. Je déteste ce pays. Elle termina de s’habiller en silence et coiffa le chapeau à bords flottants que Dorian employait souvent pour dissimuler ses traits. Elle ramena ses longs cheveux au sommet de son crâne pour les attacher en chignon. Le résultat laissait à désirer. Le déguisement remplissait son rôle, mais Jénine se déplaçait avec la grâce d’une jeune fille de bonne famille et Dorian n’avait pas le temps de lui apprendre à marcher d’un air décidé. Enfin, si elle ne ressemblait pas à un homme, elle ne ressemblait pas davantage à une princesse. Avec un peu de chance, personne ne lui prêterait attention. Chapitre 15 F eir avait déclaré qu’il lui faudrait deux heures pour récupérer l’épée de Lantano Garuwashi dans le bois d’Ezra, mais il ne savait pas combien de temps s’était écoulé depuis. Il ne se rappelait même pas comment il était arrivé là. Il leva les yeux vers les cimes des séquoias tendues vers le ciel. Bon ! au moins, il était toujours dans le bois d’Ezra. Il regarda ses mains. Elles étaient écorchées et ses genoux étaient douloureux depuis qu’il était tombé. Il effleura son nez, sentit qu’il avait été cassé et remis en place avec soin. Il y avait encore une croûte de sang séché au-dessus de sa lèvre supérieure. Dorian lui avait raconté qu’un coup sur la tête pouvait entraîner de graves troubles de la mémoire. Certaines victimes oubliaient leur passé, mais la plupart perdaient seulement la faculté de se souvenir. Elles pouvaient rencontrer une personne et, cinq minutes plus tard, la saluer de nouveau. Pendant quelques secondes, Feir sentit la panique l’envahir. Pourtant, il semblait juste avoir pris un coup sur le nez. Il n’avait pas mal à la tête. Il se rappelait avoir quitté Lantano Garuwashi ; il se rappelait s’être approché de la gigantesque bulle de magies qui entourait le domaine d’Ezra ; il se rappelait les remous de ces magies lorsque les Lae’knaughtiens avaient pénétré dans le bois et s’y étaient retrouvés prisonniers, plusieurs kilomètres à l’est. Feir avait profité de cette perturbation pour se glisser dans le domaine d’Ezra, mais il n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé ensuite. Il regarda la bulle de magies comme s’il voulait sortir du bois. Il avança de quelques pas, désorienté, et contourna un séquoia géant. À moins de cent mètres devant lui, de l’autre côté de la paroi magique, il aperçut Lantano Garuwashi et Antonius Wervel. Pourquoi le mage était-il là ? Est-ce que je suis devenu fou ? Antonius Wervel était un mage rouge. Le Sho’cendi n’avait pas accueilli d’hommes aussi puissants et aussi intelligents que lui depuis des dizaines d’années. C’était un petit Modinien replet que Feir avait eu plaisir à fréquenter pendant un an. Wervel était assis en tailleur et ressemblait à un gros sac à côté du Ceuran qui, quelle que soit sa position, dégageait toujours une impression de grâce et d’élégance. Le spectacle avait quelque chose d’irréel. Les deux hommes aperçurent le colosse et se levèrent de conserve. Antonius cria quelque chose. Il ne devait pas être à plus de soixante mètres alors, mais Feir ne l’entendit pas. Il avança droit vers le mur magique. Il avait sans doute lancé de redoutables sortilèges au cours de son expédition, mais cela ne lui avait pas servi à grand-chose. S’il était encore en vie, il le devait seulement à l’indulgence de la créature qui hantait le bois. Celle-ci le frôla et, pendant une fraction de seconde, Feir eut l’impression que quelque chose se moquait de lui entre les arbres. Puis il franchit la paroi de la bulle. — Que fais-tu ici ? demanda-t-il à Antonius Wervel. Celui-ci éclata de rire. — Tu viens de ressortir du bois d’Ezra – un exploit qu’aucun mage n’avait accompli depuis sept siècles – et tu veux savoir ce que je fais ici ? — Est-ce que tu as retrouvé mon épée ? demanda Lantano Garuwashi. Quelque chose était accroché dans le dos du colosse, quelque chose qu’il ne portait pas lorsqu’il était entré dans le domaine d’Ezra. — Une chose à la fois, dit-il en regardant Antonius Wervel. Antonius haussa ses sourcils soulignés de khôl, mais répondit à la question de son ami. — Je fais partie d’une délégation envoyée par le Sho’cendi afin de récupérer Curoch. Après la bataille du Bosquet de Pavvil, mes camarades sont rentrés. Ils étaient persuadés que si Curoch avait été dans les environs, quelqu’un n’aurait pas manqué de l’utiliser au cours d’un affrontement si désespéré impliquant tant de mages et tant de meisters. Et comme cela n’est pas arrivé, ils ont rebroussé chemin et décidé de suivre d’autres pistes. En vérité, je pense que le seigneur Lucius ne fait pas confiance aux membres de cette délégation. Lui et moi ne nous aimons pas beaucoup, mais il me sait loyal et il a accepté de me laisser enquêter à ma guise. Maintenant, à ton tour, Feir. Est-ce que tu as retrouvé Ceur’caelestos ? Wervel était loin d’être un imbécile. Il savait que Feir avait détenu une arme mythique, il savait qu’une autre arme tout aussi mythique était apparue dans la région et il ne croyait pas aux coïncidences. Feir ouvrit son sac. Il y découvrit un message avec un plan et des instructions à suivre. Il était rédigé de manière curieuse, comme si l’auteur ne maîtrisait pas très bien la langue dans laquelle il s’était exprimé. Feir lut le parchemin en quelques instants et se rappela certaines bribes de son excursion dans le bois d’Ezra. Il posa le message, plongea la main dans le sac et en tira une poignée d’épée. C’était une réplique parfaite de celle de Ceur’caelestos. Une fois fixée sur le fourreau de Garuwashi, personne ne soupçonnerait la disparition de l’artefact tant que le Sa’ceurai ne chercherait pas à dégainer. — Qu’est-ce que c’est ? demanda le chef de guerre. — Trois mois, répondit Feir. — Quoi ? — C’est le temps dont j’ai besoin. Je suis un Créateur, Garuwashi, et j’ai reçu des ordres dans ce bois. J’ai vu une prophétie laissée par Ezra en personne il y a sept siècles de cela. Si tu préfères la mort, j’accepterai de te servir de second, mais si tu veux vivre, prends cette poignée. Antonius et moi allons nous rendre à la Brouette Noire et faire quelque chose que personne n’a fait depuis l’époque d’Ezra. Je te forgerai une nouvelle Ceur’caelestos d’ici au printemps. (Enfin, une copie remarquable du moins) Tu peux encore devenir roi ainsi que tu l’as toujours souhaité. Lantano Garuwashi resta immobile pendant un long moment. Des éclairs glacés et brûlants se succédaient dans son regard tandis qu’il balançait entre son ambition et son honneur. Il déglutit enfin. — Tu promets de me rapporter mon ceuros ? — Je te le promets. Lantano Garuwashi prit la poignée de l’épée. Les montures de Logan et de Kylar avançaient à la tête de cinq cents cavaliers et de neuf cents fantassins. Les gardes du seigneur Gyre restaient quinze mètres en retrait pour accorder un peu d’intimité à leur maître. Grincedent, le simple d’esprit aux dents limées en pointe, chevauchait derrière Logan, comme à son habitude, mais il était incapable de comprendre la conversation. Il voulait juste rester près de son ami. Kylar déroula un parchemin en mauvais état. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Logan. Kylar lui adressa un regard étrange, puis il haussa les épaules et lui tendit le message. L’écriture était petite et serrée. « Salut, Ce coup-là, j’ai bien cru que j’allais définitivement y rester, moi aussi. Mais il a dit que j’avais droit à un petit tour supplémentaire, en souvenir du bon vieux temps. Si ça se trouve, ce n’est même pas un mensonge. Ne tombe pas amoureux de n’importe qui. Ne prête aucune attention aux prophéties. Ne les laisse pas se servir de toi pour ramener le Haut Roi. Ton secret est ton bien le plus précieux. Tu es plus important que je l’ai jamais été, fiston. Il n’est pas impossible que, pendant toutes ces années, je n’aie fait que te chauffer la place. NE PASSE JAMAIS UN MARCHÉ AVEC LE LOUP ! » — Je suppose que tu y comprends quelque chose, toi ? dit Logan. — Rien du tout, soupira son ami. — Qui est le Loup ? — Quelqu’un avec qui j’ai passé un marché juste avant de lire cette lettre. — Aïe ! Et le Haut Roi ? Kylar grimaça. — J’espérais que tu pourrais m’en dire un peu plus à ce sujet. Logan réfléchit. — Un Haut Roi a régné sur Cénaria et sur plusieurs autres pays il y a environ quatre cents ans. Mais Cénaria a été occupée par de nombreux monarques étrangers au cours des siècles. Ce titre me fait penser à un Roi-dieu. Khalidor est le seul pays de Midcyru capable d’imposer sa volonté à d’autres souverains. À mon avis, les Ursuul ont ressorti une ancienne prophétie pour prouver leur légitimité. Est-ce que le secret fait référence à ce que je pense ? — Nous arrivons, dit Kylar. Ils avaient fait le tour du bois d’Ezra à la recherche des Lae’knaughtiens. Kylar avait affirmé que Logan devait voir cela de ses yeux. Des centaines de soldats étaient entassés contre une barrière invisible. Ils avaient grimpé sur les corps de leurs camarades en espérant passer par-dessus le rempart magique. À certains endroits, la couche de cadavres atteignait sept mètres de haut. Personne ne bougeait. Chaque corps avait été mutilé et déchiqueté par des griffes tranchantes et dotées d’une force surhumaine. Des casques avaient été écrasés et transformés en disques de métal. Des têtes avaient disparu. Des épées avaient été brisées comme de vulgaires brindilles. Les chevaux n’avaient pas été épargnés. Certains avaient été décapités. On apercevait des ligaments arrachés à travers les plaies. Des muscles avaient été tranchés net ou déchirés. Les Lae’knaughtiens s’empilaient à perte de vue contre la barrière invisible et le charnier s’étendait jusque sous les séquoias, à l’est comme à l’ouest. Ils avaient essayé de s’enfuir de mille manières différentes, mais sans succès. Le sang s’écoulait encore des cadavres et glissait le long de la paroi aussi transparente que du verre. Il n’y avait pas la moindre odeur. La magie scellait jusqu’à l’air. Logan entendit certains de ses gardes vomir. — Les villageois de Torras Bend affirment qu’à chaque génération quelqu’un essaie de pénétrer dans le bois, dit Kylar. C’est si courant qu’ils emploient l’expression « faire une promenade au bois » pour parler de suicide. Logan se tourna. Le regard de son ami était vide et triste. — C’est ma faute, poursuivit Kylar. Je les ai attirés ici pour qu’ils tombent dans le piège des Ceurans à votre place. Je suis responsable de leur mort. — Nos éclaireurs ont entendu le bruit de la bataille et nous avons donc décidé de camper sur nos positions. Tu as sauvé mille quatre cents vies… — En en sacrifiant cinq mille. — Et tu as peut-être sauvé Cénaria par la même occasion. Logan s’interrompit. Ses paroles glissaient sur Kylar comme des gouttes de pluie sur une toile cirée. — Capitaine ! appela-t-il. Formez des groupes et faites défiler tous les hommes ici. Tout le monde doit voir ce massacre. Je ne veux pas qu’un Cénarien tombe un jour dans le piège auquel nous venons d’échapper. Kaldrosa Wyn salua. Elle était heureuse de s’éloigner. Logan changea de tactique. — Kylar, je sais que tu crois être mauvais, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui soit prêt à autant de sacrifices pour faire ce qu’il pense être juste. Ta rectitude morale est extraordinaire. Je te fais confiance et tu es mon meilleur ami. Il le regarda dans les yeux pour que Kylar voie qu’il était sincère. Le pisse-culotte esquissa une grimace « tu te moques de moi », mais il se détendit petit à petit. Son visage s’apaisa tandis qu’il acceptait le jugement de Logan. Celui-ci pensait chacune des paroles qu’il avait prononcées. Kylar cligna des yeux. Une fois, deux fois. Puis il tourna la tête. Oh ! mon ami ! Quelles terribles épreuves as-tu traversées pour être au bord des larmes quand on loue ta rectitude morale ? Ou est-ce parce que je t’ai appelé mon ami ? Logan avait connu la solitude lorsqu’il était resté enfermé pendant des mois au fond du Trou. Kylar avait été seul tout au long de sa vie. — Mais ? demanda enfin le pisse-culotte. Logan laissa échapper un profond soupir. — Tu n’es pas idiot non plus, n’est-ce pas ? (Kylar lui lança son vieux sourire malicieux et Logan ressentit un grand élan de tendresse envers lui.) Mais tu es un pisse-culotte, Kylar. Tu es même devenu plus dangereux qu’un pisse-culotte. Je ne peux pas faire semblant d’ignorer ce que tu pourrais faire à Térah… — Est-ce que tu me fais vraiment confiance ? Logan réfléchit, peut-être un peu trop longtemps. — Oui. — Dans ce cas, cette conversation est terminée. Chapitre 16 –D orian, dit Jénine, je crois que vous devriez venir voir cela. Le prophète approcha de la fenêtre et contempla Khaliras. Vingt mille guerriers, deux mille cavaliers et deux cents meisters traversaient la cité. Son petit frère Paerik était revenu de la région des Glaces. Les serfs s’efforçaient de s’écarter du chemin d’un groupe d’éclaireurs à cheval qui devançait le gros de l’armée. Dorian n’eut pas besoin de regarder les bannières pour savoir que Paerik était parmi eux. Dorian et Jénine dévalèrent l’escalier en colimaçon de la tour du Tygre. Les sinistres félins gratifièrent le prophète de leurs sourires carnassiers pour se moquer de lui. Il n’était pas trop tard. S’ils atteignaient la grande porte, ils traverseraient le pont de Lux quelques minutes avant l’arrivée de Paerik. Comme toujours, les couloirs réservés aux esclaves étaient sombres. On apercevait parfois des silhouettes échangeant des coups d’épée ou se lançant des sortilèges, mais Dorian parvint à éviter les affrontements les plus violents. Sa Vue lui permettait de sentir ses demi-frères à bonne distance. Jénine et lui empruntèrent un tunnel qui contournait le Khalirium, la résidence de la déesse Khali. À cet endroit, même les parois en pierre empestaient le vir. Dorian franchit un coude à quelques centaines de mètres de la grande porte de la citadelle et se retrouva à quelques mètres d’un rejeton qui lui tournait le dos. Il aurait dû Voir le garçon, mais la proximité du Khalirium troublait ses sens magiques. Il resta paralysé et Jénine le tira en arrière dans le couloir par lequel ils étaient arrivés. — Khali est absente, dit le rejeton. Quelqu’un jura. — Moburu l’a emmenée à Cénaria ? Malédiction ! Il se prend vraiment pour le Haut Roi ? — Bon, abandonnons l’idée de nous emparer de Khali. Que fait-on ? demanda le premier. Khali était toujours à Cénaria ? Dorian comprit pourquoi il était moins oppressé que par le passé. — Il faut se joindre à Draef. Si nous l’aidons à arrêter Paerik au pont, il nous épargnera peut-être. Paerik ou Tavi nous tueront quoi qu’il arrive. Allons-y ! Dorian et Jénine rebroussèrent chemin aussi vite et aussi silencieusement que possible, mais l’intersection suivante était cent mètres plus loin et il était impossible de courir sans alerter les rejetons. Dorian aperçut un grand renfoncement dans la paroi de pierre brute. Il y poussa Jénine et se plaqua contre elle. Par malheur, sa manche s’accrocha à une aspérité, le fin tissu se déchira. Un rejeton avança dans le tunnel. Il leva son bâton et une flamme surgit à son extrémité. Un flot de lumière éclaira le passage et le visage du jeune garçon. Il devait avoir quatorze ans, tout comme son compagnon. Ils étaient tous deux petits et minces ; leurs traits quelconques n’offraient qu’une lointaine ressemblance avec le visage énergique et séduisant de leur père. De plus, ils ne possédaient qu’une infime fraction de son pouvoir. Je peux m’en occuper. Même avec la magie du Sud, Dorian était plus puissant qu’eux, mais il ne voulait pas en arriver là. Allez ! Foutez le camp ! S’ils empruntaient l’autre chemin, Dorian pourrait prendre un raccourci et atteindre le pont de Lux avant eux. Khali était absente, en profitant de l’effet de surprise, il pourrait sans doute neutraliser ce Draef et quitter Khaliras. La liberté était si proche qu’il la sentait déjà. Dieu ne l’avait-il pas aidé en retardant les chutes de neige ? Seigneur, par pitié… — Je suis sûr d’avoir entendu quelque chose, dit un rejeton. — Nous n’avons pas de temps à perdre, Vic, répliqua son compagnon. Mais Vic s’avança dans le couloir en brandissant son bâton. Il arriva à une quinzaine de mètres du renfoncement et s’arrêta. Dorian se prépara à frapper. Une petite voix s’imposa alors dans le maelström de ses pensées. Attends. Passe par les conduits d’évacuation. Pendant un instant, Dorian crut qu’il s’agissait de Dieu. Il se rappelait les positions des leviers. Les deux meisters de faction au fond de la mine ne seraient pas sur leurs gardes et il n’aurait aucun mal à s’en débarrasser. Ensuite, Jénine et lui ressortiraient par l’escalier qu’empruntaient les sorciers pour aller surveiller les esclaves. Dorian avait déjà envisagé cette solution pour lui, mais pas pour Jénine. Il faudrait glisser le long d’un conduit d’évacuation dont il ignorait la longueur, dans une obscurité totale et dans une puanteur qui le gênait encore alors qu’il vidait des pots de chambre depuis des semaines. S’il fuyait devant deux garçons de quatorze ans, Jénine ne le prendrait-elle pas pour un lâche ? Elle refuserait peut-être de le suivre, ou bien elle le mépriserait par la suite. Et quel genre d’homme obligeait l’élue de son cœur à patauger dans les excréments ? Vic approcha un peu plus près. Il n’était plus qu’à sept ou huit mètres. Pétrifié, Dorian observa le garçon du coin de l’œil. Vic allait les voir. Il ne pouvait pas en être autrement ! Si Dorian n’invoquait pas un bouclier magique, le rejeton les tuerait, mais s’il invoquait un bouclier magique, Vic le sentirait. Il prenait un risque quoi qu’il fasse. Cette voix n’était pas celle de Dieu, songea-t-il alors, c’était celle de la peur. Je peux m’occuper d’eux. Dorian sortit du renfoncement et décocha une rafale de flèches de feu. Il comprit son erreur au moment où les projectiles changèrent de trajectoire et se précipitèrent vers le frère de Vic. Les deux garçons étaient jumeaux – de faux jumeaux, car Dorian n’avait pas senti de lien entre eux. Les jumeaux pouvaient lancer un sort pour protéger leur frère à leurs dépens. Cette protection, lorsqu’elle était accordée sans réserve, était bien supérieure à celle qu’un simple meister pouvait invoquer. Vic contre-attaqua avec une puissance surprenante. Un poing-marteau surgit – un tourbillon bleuté que le garçon, succombant à l’enthousiasme de la jeunesse, modela sous la forme d’un poing enflammé. Si Dorian l’esquivait, le sort risquait de tuer Jénine qui était derrière lui. Il devait le bloquer. L’instant suivant, le frère de Vic matérialisa un deuxième poing-marteau qui jaillit en raclant le plafond bas du tunnel en pierre. Dorian para les deux attaques et se rappela alors qu’il avait déjà employé une grande quantité de magie : la fatigue commençait de se faire sentir. Il glissa des vrilles magiques sous le bouclier de Vic et se l’appropria. Le garçon fut si surpris qu’il en oublia de lancer un nouveau sort. Ce ne fut pas le cas de son frère qui était quelques mètres plus loin. Un autre poing-marteau frappa le bouclier qui protégeait désormais Dorian et ricocha en direction de Vic. Le projectile écrasa le garçon contre la paroi du tunnel. Dorian décocha une seule flèche de feu. Vic était mort et son frère n’était plus protégé. Le projectile transperça la poitrine du dernier rejeton qui lâcha un grognement en s’effondrant. Dorian ramassa le bâton de Vic. Un amplifiae. Le prophète comprit pourquoi les sortilèges du garçon étaient si puissants. Il entraîna Jénine dans le tunnel. Ils pouvaient encore atteindre le pont avant qu’il soit trop tard. Ils étaient tout proches désormais. La dernière salle était vide. Au bout, la grande porte était fermée, mais, dans un battant, une porte plus petite s’ouvrait de l’intérieur. Nous y sommes presque ! À cet instant, le portail s’ouvrit à toute volée. L’odeur rance du vir enveloppa Jénine et Dorian tandis que quatre jeunes hommes apparaissaient dans l’encadrement. Des tatouages noirs et noueux ondulaient sur toute la surface de leur peau. Ils avaient senti Dorian approcher et ils avaient tendu une embuscade. Le prophète se dépêcha d’invoquer une protection aussi puissante que possible avec les dernières bribes de son pouvoir. Puis il se prépara à s’enfuir. Ce maudit amplifiae ne lui servait à rien, car il concentrait le vir et non pas la magie du Sud. Son bouclier absorba un poing-marteau, huit flèches de feu, le martèlement d’un harceleur et la flamme diffuse d’une langue de dragon – un sortilège conçu pour achever un ennemi après que ses boucliers ont été neutralisés. Mais celui de Dorian ne céda pas et il résisterait encore à une nouvelle salve d’attaques si ses adversaires n’invoquaient pas un ver des profondeurs. Un cri de triomphe monta alors dans le dos de Dorian. — Draef ! Tavi et trois rejetons apparurent à l’autre extrémité de la salle. Le premier groupe cessa aussitôt ses attaques contre Dorian. Le regard du prophète passa d’une faction à l’autre tandis que tous les rejetons l’observaient. Les deux fuyards étaient coincés. — Assez ! lança Dorian. Je suis Dorian Ursuul, le Fils-qui-Fut. Je sais qu’on a fait disparaître mon nom des archives, mais je suis certain que vous avez entendu parler de moi. J’existe et vous ne pouvez pas vous permettre de m’attaquer. Tavi cracha. — Tu n’es même pas un meister. — Pour quelle raison ne devons-nous pas t’attaquer ? demanda Draef au même moment. — Si l’un de vous décide de s’en prendre à moi, l’autre en profitera pour lui lancer un sort. Et même si je n’étais qu’un simple mage, je vendrais chèrement ma peau. Or il se trouve que je suis un Ursuul du douzième shu’ra. Je ne vais faire que l’effleurer. Je ne vais faire que l’effleurer. Il devait réussir sans succomber à la tentation du vir. Dorian plongea en lui et le vir jaillit des profondeurs comme un Léviathan. Il apparut sous la forme d’énormes nœuds qui assombrirent presque toute la surface de sa peau. Dorian le rejeta aussitôt. Les rejetons, qui avaient de seize à dix-sept ans, le regardèrent avec crainte et respect. Plusieurs compagnons de Tavi faillirent s’enfuir en courant. — C’est une illusion ! hurla l’adolescent au bord de l’hystérie. — Une illusion qui dégage une odeur ? lança Draef avec mépris. Draef est le premier de la classe. Tavi n’est que le prétendant. — Qu’est-ce que tu veux ? demanda Draef en regardant Dorian. — Je veux juste partir. Ensuite, vous pourrez vous étriper comme bon vous semblera. Tandis qu’il parlait, Dorian baissa les yeux vers l’amplifiae qu’il tenait. Il n’avait pas utilisé le langage des signes des rejetons depuis des années, mais… Il plaça ses mains de manière que Tavi ne les voie pas et montra l’artefact. Pour toi. Les yeux de Draef étincelèrent. L’amplifiae lui permettrait de vaincre Tavi. — Dorian, souffla Jénine. Elle se tenait contre lui, voûtée, aussi discrète que possible. Elle s’efforçait de ressembler à un serviteur et Dorian ne voulait pas qu’on la remarque. — D’accord ! lança Draef. Tu peux partir. Quand ? demandèrent ses doigts. — Tavi me regarde d’une manière étrange, souffla Jénine entre ses dents serrées. Dorian essaya de se souvenir des signes qu’il n’avait pas employés depuis des années pour répondre à Draef. Ah ! oui ! c’était cela ! En arrivant au pont. Draef eut l’air satisfait, mais son visage demeura tendu. Dorian et Jénine avancèrent vers lui et le prophète osa enfin lancer un coup d’œil en direction de Tavi. Il craignait qu’un simple regard enflamme ce garçon plein de haine. Il valait mieux cacher sa satisfaction. Il avait obtenu ce qu’il voulait, mais il devait se méfier de l’arrogance sans borne de cet adolescent. Les yeux des rejetons passaient sans cesse de Dorian à leurs adversaires, à l’autre extrémité de la salle. À tout moment, un geste du prophète pouvait provoquer une diversion dont il faudrait profiter sur-le-champ. Les fils de Garoth Ursuul se fichaient de leur illustre demi-frère, ils voulaient se battre et ils n’attendraient pas longtemps. — Jénine, dit Dorian du coin de la bouche. N’oubliez surtout pas de marcher comme un… Mais il était trop tard. Dès sa plus tendre enfance, on avait appris à la jeune fille à se déplacer avec grâce. — Elle, elle reste ici ! cria Tavi. Son vir jaillit en direction de Jénine. Un compagnon de Draef fit aussitôt apparaître un bouclier crépitant. Un déluge de feu magique se déchaîna dans la salle. Dorian invoqua une protection, mais un projectile passa à travers et lui brûla les côtes. La douleur le plia en deux et son bouclier faillit se dissiper. Jénine attrapa son compagnon et le redressa. Autour d’eux, des sortilèges fusaient dans tous les sens. Les ripostes succédèrent aux attaques. Des boules de feu et des décharges électriques ricochèrent sur les boucliers et frappèrent les parois. Des pierres se décrochèrent du plafond et se transformèrent en projectiles. La plupart des sorts ne visaient ni Jénine ni Dorian, mais ceux-ci se trouvaient entre les deux groupes de combattants. Le bouclier du prophète faiblissait et fondait couche après couche. Les rejetons étaient frais et dispos. Leur affrontement se poursuivrait bien après la disparition de la dernière défense de Dorian. Il allait mourir. Pis encore : Jénine allait mourir à cause de lui. Il était incapable de la protéger. Non ! Je la protégerai tant qu’il me restera un souffle de vie. Dieu, pardonne ce que je vais faire. On ne se repentait pas lorsqu’on était sur le point de pécher, mais Dorian était sincère. Il invoqua son vir, et celui-ci répondit à son appel avec exaltation. Un cri monta. Un cri terrible et décuplé par le vir fit trembler chaque couloir et chaque tunnel de la citadelle. Dorian se redressa et écarta les bras. Il remarqua alors que sa peau disparaissait entièrement sous des vagues noires et avides. Le vir ne se cantonna pas aux limites de son corps. Il jaillit de ses bras et s’étendit en formant deux ailes immenses. Chacune s’abattit sur un groupe de rejetons malgré leurs attaques désespérées. Dorian sentit son vir écraser les adolescents comme une botte écrase des scarabées. Leurs boucliers volèrent en éclats et leur chair broyée se répandit sur les parois de la salle. Le vir affirmait sa puissance et sa haine. C’est répugnant, et j’adore cela. Dorian cessa de hurler et de longues secondes s’écoulèrent avant que le dernier écho de son cri s’évanouisse dans les couloirs de la citadelle. — Est-ce que vous allez bien ? demanda-t-il. Il n’aurait jamais imaginé que la jeune fille puisse écarquiller ses grands yeux ravissants à ce point. Jénine voulut répondre, mais en fut incapable. Elle se contenta de hocher la tête. — Je suis désolé, dit Dorian. Je n’avais pas le choix. Nous sommes presque tirés d’affaire. Mais tandis qu’ils franchissaient la porte roussie par les sortilèges, le prophète comprit qu’il se trompait. Au milieu du tablier étincelant du pont de Lux se tenait un homme vêtu d’une majestueuse cape en hermine blanche identique à celle de Garoth Ursuul. Des chaînes en or – symbole de la charge de Roi-dieu – étaient accrochées autour de son cou et le vir ondulait sur sa peau. Le frère de Dorian, Paerik Ursuul, venait revendiquer le trône de Khalidor. Il bloquait le pont en compagnie de six vürdmeisters. Chapitre 17 A u troisième soir, Vi et Dehvi dressèrent le camp après avoir franchi le col de Forglin. — Entraînons-nous, toi et moi, pisse-culotte, proposa l’Ymmurien. — Je ne suis pas une pisse-culotte, répliqua aussitôt la jeune femme. — Tu étais l’élève de Hu Gibbet, non ? Vi sentit sa bouche devenir sèche. — Oui. Le simple nom de son maître faisait resurgir de pénibles souvenirs en elle. Dehvi dégaina une paire de sais. — L’Ange de la Nuit a tué ton maître. — Je sais. Et la nouvelle m’a ravie au plus haut point. Vi regrettait de ne pas avoir eu le courage de le faire elle-même. L’amusement de l’Ymmurien se transforma en perplexité. — Tu ne veux pas venger ton maître ? — J’aurais accepté avec plaisir de coucher avec le premier type qui m’aurait rendu ce service. Je rêvais de crever Hu depuis mes treize ans. Dehvi se renfrogna. — Trop de paroles, dit-il. Il se pencha au-dessus du sac de couchage de Vi. La jeune femme venait d’y glisser son épée. Il posa la pointe d’un sai à la jointure de la lame et de la garde, puis souleva l’arme d’une torsion de poignet et l’envoya dans les mains de sa propriétaire. Vi l’attrapa et vérifia le tranchant. Il était émoussé par une mince pellicule magique, mais un coup puissant pouvait encore trancher la chair. Dehvi examina ses deux sais. Les sais étaient de fines épées courtes avec une pointe affûtée supplémentaire à chaque extrémité de la garde. Ces dernières permettaient de bloquer une lame. Dehvi ôta sa cape en cuir de cheval et l’étala sur un rocher en tenant ses sais dans une main. Vi le suivit à contrecœur. L’Ymmurien se tourna vers elle, la salua et prononça une formule dans sa langue – que Vi ne connaissait pas. Il fit tournoyer ses sais et adopta une garde incroyablement basse. Si Vi avait des doutes quant à l’efficacité de cette position, ils s’évanouirent dès la première passe d’armes. Elle porta un coup d’estoc au visage. L’Ymmurien s’élança. Son premier sai bloqua la lame, aussitôt suivi par le second. Il bondit en tournoyant et l’épée de Vi s’envola dans les airs. Une pointe effilée se posa sur la gorge de la jeune femme, une autre dans le creux de ses reins. Le visage de Dehvi était impénétrable. Il recula sans un mot, ramassa l’épée et la lança à sa propriétaire. Elle résista quinze secondes lors de l’affrontement suivant, et elle parvint à conserver son arme. Dehvi écarta sa lame sur le côté et effleura les côtes de la jeune femme avec son second sai. Au bout de quelques minutes, Vi commença à comprendre la tactique de son adversaire. Dehvi changea alors de garde. Il fit un pas de côté pour éviter un coup d’estoc – sans même prendre la peine de parer – et fit un balayage. Vi s’affala dans une flaque de boue. Elle se releva et remarqua que Dehvi souriait. Hu Gibbet lui lançait parfois des regards concupiscents et il ne manquait jamais une occasion de se moquer de son apprentie, mais le sourire de Dehvi était dépourvu de malice. Il laissait entendre que la jeune femme aurait éclaté de rire si elle s’était vue dans cette position. Vi s’aperçut alors qu’elle pleurait. Des larmes chaudes coulaient sur ses joues. L’Ymmurien lui lança un regard stupéfait – elle l’avait bien cherché. La situation était si ridicule que la jeune femme s’esclaffa. Elle s’essuya les yeux. — Hu crachait sur tout, Dehvi. Chaque fois qu’il m’entraînait, je devais subir ses railleries, ses humiliations et ses coups. Putain de merde ! Aujourd’hui, je prends du plaisir à m’entraîner. Sans compter que j’apprends davantage avec toi. Tu es meilleur professeur qu’il l’a jamais été. J’en reste sur le cul. — Je sais par expérience que ce n’est pas la position idéale pour combattre. Vi éclata de rire et cligna des yeux pour que l’étrange liquide continue à couler sur ses joues. — Tu es mariée à la mode waeddrynienne, remarqua Dehvi. (Il tira sur son oreille pour lui indiquer qu’il avait remarqué son anneau nuptial.) Tu n’es pas waeddrynienne pourtant. Qui est ton mari ? Bon, de toute manière, elle pleurait déjà. — Kylar Stern, répondit-elle après s’être raclé la gorge. Enfin, si on veut. (Dehvi la regarda d’un air interrogateur.) Euh… C’est un peu compliqué. Il haussa les épaules et dégaina une épée. Il effleura le tranchant de la lame pour vérifier qu’il était protégé par une pellicule magique, puis ils reprirent l’entraînement. Vi s’y consacra corps et âme. Elle oublia les problèmes de sa vie passée et ceux de sa vie à venir. Elle perdait tous les affrontements, mais en sentant les coups de l’arme émoussée sur sa chair, elle eut l’impression de se découvrir un don pour le combat. C’était la première fois qu’elle ressentait cela. Lorsqu’elle contrait une attaque qui l’avait surprise un peu plus tôt, Dehvi esquissait parfois un hochement de tête. Ce simple geste valait tous les compliments du monde. L’Ymmurien changea de techniques de combat pas moins de six fois et Vi devina qu’il en maîtrisait bien davantage. Elle crut reconnaître le dernier style qu’il adopta. Elle était si concentrée qu’elle ne se rendit pas compte qu’elle avait parlé. Elle s’en aperçut seulement lorsque son adversaire resta pétrifié. La lame de la jeune femme lui frôla les côtes. Elle n’avait prononcé que deux mots. « Durzo Blint ». Ses yeux affirmaient que c’était impossible, sa connaissance des masques magiques affirmait que c’était impossible, mais elle était certaine de ne pas se tromper et la réaction de Dehvi confirmait son intuition. — Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda-t-elle. — C’est à cause de ma prononciation, pas vrai ? Il me faut toujours un moment avant de la récupérer. Tu as de la famille ymmurienne ? demanda Dehvi en s’exprimant soudain avec un accent cénarien. — Vous vous battez comme Kylar. Qu’est-ce que vous faites ici ? — Tu as fusionné avec Kylar en te servant d’anneaux nuptiaux, les plus puissants qui aient subsisté à ce jour. Est-ce que c’était ton idée ? — Le Roi-dieu m’avait lancé un sort de contrainte. Sœur Ariel m’avait dit que les anneaux me permettraient d’y échapper. — Je croyais Kylar amoureux de cette Élène. Pourquoi aurait-il décidé de t’épouser ? Vi déglutit avec peine. — Je… Je lui ai passé l’anneau pendant qu’il était inconscient. Le visage de Dehvi devint inexpressif et Vi eut l’impression que cette réaction augurait une colère aussi violente que celles de Hu Gibbet. Dehvi reprit la parole d’une voix très basse. — Je suis ici pour décider si je dois te tuer afin de libérer Kylar du lien qui vous unit. Tes arguments ne plaident pas vraiment en ta faveur. Vi jeta son arme dans la boue et haussa les épaules. Et merde ! Tue-moi et qu’on en finisse ! Dehvi-Durzo la regarda de manière étrange, comme s’il la jaugeait. — As-tu déjà eu l’impression de faire partie d’un grand dessein, Vi ? d’être guidée par une volonté éminemment bonne ? — Non ! Dehvi-Durzo éclata de rire. — Moi non plus. Au revoir, Vi. Prends bien soin de ton mari : il te changera. Sur ces mots, l’ancien pisse-culotte se tourna et partit. Solonariwan Tofusin se tenait sur le pont tandis que le navire marchand modinien approchait avec lenteur du port d’Hokkai. Il avait jadis habité la capitale séthie, mais il n’y était pas revenu depuis douze ans. Il crut que son cœur allait éclater lorsqu’il aperçut les deux grandes tours de garde qui surveillaient l’entrée de la rade. Le soleil automnal les faisait briller comme des piliers de marbre blanc. Tandis qu’il passait entre les deux monuments d’apparence si délicate, Solonariwan sentit son admiration se transformer en crainte respectueuse. Les tours avaient été construites sur d’étroites péninsules à l’apogée de l’Empire séthi. Les vagues venaient lécher leur base et il était impossible de baisser les chaînes protégeant le port sans s’emparer d’une d’elles au moins. Lesdites chaînes reposaient au fond de l’eau. Lorsqu’il fallait les entretenir ou repousser des navires ennemis, un troupeau d’aurochs royaux actionnait des treuils pour les remonter – à la surface à marée haute, un ou deux mètres au-dessus de l’eau à marée basse. Chaque maillon était pourvu d’une lame en dent de requin et, en cas d’attaque, un mouvement de va-et-vient transformait la chaîne en gigantesque scie. Si un navire essayait de passer en force, les crocs d’acier se plantaient dans la coque et la déchiraient. Ce système avait entraîné la perte de plusieurs flottes et en avait découragé bien davantage. Au-delà des eaux bleues et brillantes – Dieu ! Un tel éclat aurait fait pâlir des saphirs de jalousie – Hokkai se dressait sur ses trois collines. Au-dessus des quais interminables où une multitude de navires s’étaient réfugiés pour passer l’hiver, on apercevait d’innombrables murs blanchis à la chaux sous des alignements de tuiles rouges. Après avoir enduré l’infâme architecture bâtarde de Cénaria, ce spectacle réchauffa le cœur de Solon. Mais le bâtiment le plus merveilleux était sans nul doute le magnifique château de Blanchefalaise qui trônait sur la plus haute colline. Sa vue ne plongea pas Solon dans la crainte, mais dans la terreur. Kaede, mon amour, est-ce que tu me hais encore ? Lorsque Khali et ses féaux de l’âme avaient approché de Vents Hurlants, le commandant de la citadelle avait refusé d’écouter les avertissements de Dorian. Feir était parti depuis plusieurs jours et Dorian avait disparu pendant le massacre de la garnison. Solon s’était retrouvé seul et sans but. Dix ans plus tôt, la prophétie de son ami l’avait dissuadé de rentrer à Seth. Il avait servi Régnus Gyre pour se plier aux visions de Dorian, mais il avait échoué dans sa tâche. Régnus était mort. Le Séthi l’avait suivi pendant dix ans, mais le duc l’avait congédié la veille de son assassinat. Kaede était désormais l’impératrice de l’Empire séthi et il était peu probable qu’elle bondisse de joie à la vue de Solon. Mais si elle le tuait, cela arrangerait tout le monde. Il participa aux manœuvres d’accostage avec le reste de l’équipage. Il aurait pu payer la traversée, mais aucun Séthi digne de ce nom ne serait resté dans sa cabine pendant que des marins hissaient les voiles – même sur un cargo modinien à coque large. Les Séthis préféraient les petits bateaux rapides. Les marchands transportaient moins de fret, mais ils le transportaient plus vite. En outre, ils étaient capables de se frayer un chemin à travers une tempête au lieu de la subir. Les Séthis acceptaient les sautes d’humeur de l’océan. Ils l’aimaient tout autant qu’ils le craignaient. Tandis que le cargo s’immobilisait dans la baie, le capitaine sortit de sa cabine, les sourcils et les paupières fraîchement enduits de khôl. Solon avait toujours trouvé que les Modiniens aux cheveux noirs avaient quelque chose de sinistre lorsqu’ils se maquillaient ainsi, mais le capitaine était un homme affable. Il lança une bourse à Solon pour le payer de ses efforts, affirma qu’il le réengagerait avec joie et s’éloigna pour accueillir le capitaine du port. Celui-ci arrivait à bord d’une barque afin de percevoir la taxe d’amarrage et inspecter le chargement. Il grimpa sur le pont avec l’aisance d’un homme qui pratique cet exercice plusieurs dizaines de fois par jour. Il était torse nu – la majorité des Séthis estimait que les tuniques étaient des vêtements d’hiver – et le soleil avait bruni sa peau olivâtre. Il avait un nez proéminent et des yeux bruns ; il portait une boucle d’oreille en forme de huit – le symbole du clan Hobashi –, deux anneaux en argent à la pommette droite et deux chaînettes qui reliaient la boucle d’oreille aux anneaux. Ce n’était donc qu’un assistant du capitaine du port. L’homme prononça à peine deux mots avant d’apercevoir Solon. Il s’interrompit net. Solon était resté torse nu pendant tout le voyage, mais sa peau n’avait pas encore acquis le teint hâlé de ses compatriotes. Pourtant, malgré son bronzage insuffisant et ses cheveux aux racines blanches, ses origines ne faisaient aucun doute. Il ne portait pas d’anneaux et le poignard du fonctionnaire jaillit en un éclair. Il n’existait que deux types de personnes dépourvues de bijoux claniques. — Quel est ton nom, proscrit ? Le capitaine modinien était stupéfait. C’était son premier voyage à Seth et il ignorait encore les coutumes locales – c’était d’ailleurs la raison pour laquelle Solon avait choisi son navire. — Solon, répondit Solon. Il ne donna pas le nom de son clan, car un exilé ne l’aurait pas fait. Le fonctionnaire séthi le saisit par le menton et examina sa joue, puis son oreille gauche. Il esquissa une grimace agacée et tourna la tête de Solon pour regarder à droite. Il fronça alors les sourcils sous le coup de la surprise. Il n’y avait aucune cicatrice. Cet homme semblait ne jamais avoir porté d’anneaux claniques. — Raesh kodir séthi ? demanda-t-il. Vous n’êtes donc pas séthi ? — Séthi kodi, répondit Solon dans un séthi ancien irréprochable. Le fonctionnaire écarta les mains comme si le menton de Solon était devenu brûlant. — Quel était votre nom ? — Solonariwan Tofusin. Un marin modinien lâcha un juron. Le visage hâlé du fonctionnaire vira au vert. Il s’aperçut qu’il tenait toujours son long poignard et il le rangea d’un geste précipité. — Je pense que vous feriez mieux de m’accompagner… euh… votre seigneurie. — Mais que se passe-t-il donc ? demanda le capitaine. Personne ne lui répondit. Solon descendit dans la barque avec le fonctionnaire. — Les Tofusin ont régné sur cette île pendant cinq cents ans, expliqua le marin qui avait poussé un juron. Quatre cent soixante-dix-sept ans, pour être exact. — Et ils ne règnent plus ? demanda le capitaine d’une voix étranglée. Solon ne put retenir un sourire en prenant pied dans la barque. — Non, capitaine. Le dernier d’entre eux est mort il y a dix ans. Si cet homme est vraiment un Tofusin, ça va foutre un sacré bordel. Là, par contre, tu as mis dans le mille. Chapitre 18 –P ar le sang de Khali ! jura Paerik. (Il avança sur le pont d’un pas assuré et se dirigea vers Dorian.) C’était impressionnant. Qui es-tu donc ? Il observa Jénine un bref instant, puis il l’ignora aussitôt. — Tout va bien, dit Dorian à la jeune fille. C’était un mensonge. Il avait massacré quelques adolescents qui avaient commis l’erreur de le sous-estimer, mais Paerik Ursuul était un homme à l’apogée de sa puissance. En outre, il n’avait pas encore lancé de sorts et il était accompagné par six vürdmeisters vétérans de nombreuses batailles. L’un d’eux murmura quelque chose à l’oreille de son maître, Paerik se raidit. — Non ! C’est impossible ! Dorian ? Il avança un peu plus. Il était hors de question de le laisser traverser comme si de rien n’était. Dorian approcha et s’arrêta au pied du tablier du pont. Paerik esquissa un sourire. Dorian l’aperçut. Il éprouva alors une vague de haine et de mépris envers son demi-frère. Il mourait d’envie de le massacrer. — Je suis Dorian, déclara-t-il d’un ton de défi. Six vürdmeisters, Paerik en prime ! Malédiction ! Il voulait juste quitter la citadelle. Au-dessus de sa tête, des nuages noirs filaient à toute allure, froids et indifférents. — Nous te pensions mort depuis bien longtemps, mon frère, dit Paerik. Mais nous allons bientôt remédier à cette erreur. Dorian invoqua simultanément son vir et son Don. Il brisa les trames magiques pour balayer les sorciers du pont et s’efforça de détruire les étayages dans l’espoir de provoquer l’effondrement de l’ouvrage. Ses adversaires neutralisèrent son attaque sans difficulté. Même avec un amplifiae, Dorian n’était pas de taille face à sept vürdmeisters. — Mon frère, mon frère, le réprimanda Paerik. Ce pont ne laissera pas un véritable Ursuul s’écraser au fond du précipice. (Il éclata de rire et les crânes enchâssés dans la chaussée semblèrent l’imiter tandis que leurs yeux brillaient d’un éclat magique.) Si un des fils de Garoth est en danger, c’est plutôt toi, Dorian. N’oublie pas que tu as reçu l’enseignement des mages. — Je ne l’oublie pas, répliqua Dorian. Il invoqua son Don pour se débarrasser d’une chaussure et posa un pied nu sur le tablier. Il y eut un éclair aveuglant et un quart du pont se dématérialisa au contact du mage. Paerik poussa un hurlement et tomba au milieu d’une cascade de crânes qui ne riaient plus. Il tourbillonna dans le vide en compagnie des six autres vürdmeisters. Ils projetèrent leur vir en direction des lointaines parois, mais celles-ci avaient été enchantées afin d’être imperméables à la magie. Les sorciers disparurent dans les épais nuages méphitiques de la faille, essayant de se raccrocher à quelque chose, de trouver le moyen d’échapper à la mort. Dorian sentit leur magie pendant plusieurs secondes, puis leurs auras se volatilisèrent en même temps. Le pont de Lux se reforma devant Dorian. Celui-ci recula et renfila sa chaussure à semelle de plomb. Il la posa avec prudence sur le tablier. Celui-ci vira au vert, puis devint transparent. Dorian avait utilisé une grande partie de son Don et la mince pellicule de métal ne suffisait plus à l’isoler du sol. Il invoqua son vir et le projeta sous le pont afin de le soutenir. — Nous devons aller vite, dit-il à Jénine. Restez près de moi. La jeune fille hocha la tête en se mordant les lèvres. Dieu tout-puissant ! Elle était ravissante. Elle méritait bien tous ces efforts. Il s’avança et le tablier résista. La traversée de l’ouvrage était encore plus angoissante sans les crânes qui avaient jonché la chaussée. Dorian aurait préféré contempler ces restes macabres, mais inoffensifs, plutôt que les nuages si loin sous ses pieds. Ils traversèrent en quelques secondes. Les gardes postés à la porte du donjon hoquetèrent et s’agenouillèrent. Dorian aperçut Rugger parmi eux. — Je suis désolé, lui dit-il. Rugger leva les yeux, convaincu que sa dernière heure était arrivée. Dorian fit disparaître le kyste d’une caresse. Sans cette horrible excroissance de chair, le garde était presque beau. Il effleura son front d’un air incrédule. Dorian et Jénine passèrent sous la herse, main dans la main, et observèrent la ville qui s’étendait en contrebas. L’armée de Paerik serpentait à travers les rues de la cité et sur la plaine. L’avant-garde commençait à peine l’ascension de la colline sur laquelle Dorian et Jénine se tenaient. Elle ne se composait pas de guerriers, mais de deux cents meisters et vürdmeisters. Ils étaient trop proches pour ne pas avoir senti le déchaînement de magie qui venait d’avoir lieu. Tous avaient les yeux braqués sur lui. — Est-ce que nous allons mourir ? demanda Jénine. — Non, répondit Dorian. Ces gens vivent depuis trop longtemps dans une dictature. Ils sont désemparés lorsque vous tuez leur chef. Il suffira de les impressionner et nous pourrons rentrer chez nous. Chez nous. Mais de quel endroit parles-tu, Dorian ? — Vous pensez vraiment que vous allez réussir à impressionner ça ? demanda Jénine en montrant l’armée tout entière. Dorian sourit. Il réalisa qu’il n’avait pas songé à l’avenir depuis bien longtemps. Il n’était plus prophète, mais oui, il se sentait capable d’impressionner cette armée. Il allait jouer le tout pour le tout une dernière fois. Quelques ordres, quelques jurons et peut-être quelques cadavres feraient l’affaire. Ensuite, Jénine et lui reprendraient leur route vers Cénaria. Il allait réussir – enfin, il pouvait réussir. Il sentit alors une piqûre glacée contre sa joue. Il cligna des yeux. — Que se passe-t-il ? demanda Jénine en voyant l’espoir abandonner les traits de son compagnon. Quelque chose ne va pas ? Elle leva la tête pour suivre son regard. — Il neige, dit-il à voix basse. Le col sera bientôt impraticable. Nous sommes coincés ici. Au loin, entre les sifflements de la neige, Dorian crut entendre le rire moqueur de Khali. Les chutes de neige n’étaient pas le temps idéal lorsqu’on était invisible. À Cénaria, les flocons fondaient généralement en touchant le sol, mais, ce soir, ils résistaient assez longtemps pour marquer les empreintes de pas. Ils dessinaient même la silhouette de Kylar tandis qu’ils se transformaient en eau et coulaient le long de son corps. Le jeune homme s’approcha du campement ceuran comme un assassin, tout en silence. Encore heureux qu’il n’ait pas oublié les techniques de déplacement furtif. Et encore heureux que d’épais nuages aient caché la lune. Il faisait cependant très froid et Kylar ne portait que des sous-vêtements sous la pellicule du ka’kari. C’était peu. Il tira sur l’anneau accroché à son oreille et s’efforça d’oublier la lointaine présence de Vi. Il grimpa sur un tertre rocheux en frissonnant pour avoir une meilleure vue sur le camp. Quatre gardes avaient été postés sur la colline venteuse. Ils étaient recroquevillés autour d’un feu encadré par des remblais de pierres. Des torches imbibées d’huile étaient posées à portée de main pour qu’ils puissent envoyer un signal rapidement à l’armée en contrebas. Kylar s’assit à moins de deux mètres d’une sentinelle épuisée. Il s’agissait sans doute d’un fantassin issu de la classe paysanne plutôt que d’un Sa’ceurai, car son armure était faite de plaques de métal cousues à même sa tunique. Au lieu de les serrer avec des lanières en cuir – un matériau résistant, mais qui avait tendance à se raidir et à rétrécir au contact de l’humidité –, les Ceurans employaient des bandes en soie lodricarienne qui valaient une véritable fortune. Après la bataille du Bosquet de Pavvil, Garuwashi avait voulu entraîner l’armée cénarienne vers l’est, à la poursuite de ses « guerriers khalidoriens ». Pendant ce temps, le gros de ses troupes devait gagner Cénaria et s’emparer de la capitale. Le plan était infaillible, mais l’armée ceurane s’était heurtée à un obstacle imprévu : les remparts. La plupart des anciennes murailles de Cénaria avaient disparu au fil des siècles. Des générations de Lapins, trop pauvres pour s’offrir des matériaux de qualité, avaient cannibalisé les remparts du Dédale bien avant la naissance de Kylar. Les enceintes des riches quartiers est avaient connu le même sort, même si le phénomène avait été plus lent. Mais au cours des derniers mois, pendant l’absence du jeune homme, de nouvelles murailles avaient surgi tout autour de la ville. Le spectacle était à couper le souffle. Avec la corruption endémique qui régnait à Cénaria, la réalisation d’un tel projet aurait dû exiger cinq générations de rois et des millions de couronnes. La cruauté et la magie de Garoth Ursuul avaient permis de le mener à bien en deux mois. Le Roi-dieu avait obtenu les matériaux nécessaires en rasant les demeures des nobles qui avaient suivi Térah Graesin. Une fois cette source d’approvisionnement tarie, il avait simplement ordonné qu’on détruise d’autres maisons. L’armée ceurane était disposée en un gigantesque croissant bloquant le sud et l’est de Cénaria. En découvrant l’existence de ces remparts, les généraux de Garuwashi avaient entrepris le siège de la cité en attendant le retour de leur chef – qui les avait désormais rejoints. À l’ouest de la ville, il y avait la péninsule rocailleuse et marécageuse sur laquelle on avait bâti le Dédale, puis l’océan un peu plus loin. Au nord, il y avait des montagnes et un seul pont permettait de franchir la Plith. Garuwashi s’était contenté de brûler l’ouvrage pour rassembler ses forces à l’est du fleuve et à proximité des deux portes où il concentrerait sans doute son attaque. Le campement des guerriers ceurans ressemblait en tout point à celui que Kylar avait vu près du bois d’Ezra. Les tentes étaient alignées avec soin en formant de petites rues – plus larges lorsqu’elles séparaient des pelotons ; celles des officiers étaient plantées à intervalles réguliers et entourées par celles des messagers ; les emplacements des latrines et des feux de camp avaient été calculés avec précision. Mais les Ceurans étaient venus sans chariots. Les tunnels qu’ils avaient empruntés pour franchir les montagnes devaient être trop étroits ou trop raides pour des véhicules – à moins que les chevaux de trait n’aient pas supporté l’obscurité oppressante des cavernes. Le chef de guerre ceuran avait tout sacrifié à la rapidité. Lantano Garuwashi lui-même avait probablement rejoint ses généraux au moment où ils découvraient avec consternation la présence des nouvelles murailles. Et voilà qu’il neigeait. Le siège ne durerait pas. Lorsque Térah Graesin avait quitté Cénaria à la tête de ses partisans, ceux-ci avaient brûlé leurs biens pour qu’ils ne tombent pas entre les mains des Khalidoriens. Combien de greniers à blé avaient été détruits par les flammes ? Plus important encore : combien de boulangeries, de moulins et d’entrepôts restait-il ? De leur côté, les guerriers de Lantano Garuwashi contrôlaient la région, mais les récoltes avaient été engrangées en ville depuis longtemps. Les Ceurans pouvaient piller les villages plus éloignés, cependant, sans chariots, il leur serait impossible de rapporter la nourriture dans des délais raisonnables. Leur butin se résumerait donc à peu de chose. Même s’ils parvenaient à voler des chevaux et à construire des véhicules, cela leur prendrait du temps et Garuwashi avait une armée à nourrir. Il ne s’écoulerait que quelques jours avant que les deux camps souffrent de la faim. À l’extérieur de la ville, les troupes de Logan devaient entrer en contact avec Térah Graesin pour influer sur l’équilibre des forces en présence. Si le jeune homme pouvait la convaincre de résister et de ne pas se lancer dans des opérations militaires insensées, sa cavalerie empêcherait les mineurs de Garuwashi de saper les murailles. Dans une impasse où végétaient treize mille fantassins, il n’était pas impossible que quelques centaines de cavaliers fassent la différence. À condition que Térah ne fasse rien de stupide. Il était donc impératif que quelqu’un prenne contact avec elle. — Quelqu’un ? Attends ! Laisse-moi deviner. L’aube se lèverait six heures plus tard et Kylar n’allait pas chômer en attendant. Avant de se remettre en chemin, il attacha entre elles les lanières en soie des jambières de la sentinelle. Il fallait bien rire un peu. Chapitre 19 –J e suis désolé, Jénine, dit Dorian. Je suis désolé. Je n’aurais pas dû attendre si longtemps. Il aurait fallu quitter Khaliras la semaine précédente pour éviter les premières chutes de neige et franchir un col menant à Cénaria. Mais une semaine plus tôt, Dorian n’avait pas encore trouvé la jeune fille. Il n’avait rien à se reprocher et pourtant… — Vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir, dit Jénine. Vous avez été magnifique. Elle avait parlé avec fougue, spontanéité et admiration. Dorian comprit qu’elle s’attendait à mourir. Comment aurait-il pu en être autrement ? En ce moment même, vingt mille meurtriers traversaient la cité pour se diriger vers elle. Elle était si courageuse que Dorian en eut mal au cœur. — Je vous aime, souffla-t-il. Ces trois mots lui avaient échappé. Il ouvrit la bouche pour lui présenter ses excuses, mais elle posa un doigt sur ses lèvres. — Merci, dit-elle. Elle se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa avec douceur. Ces paroles et ce baiser n’auraient jamais dû prendre une telle importance. Après tout, ils venaient d’une jeune fille qui se croyait sur le point de mourir. Mais Dorian fut submergé par une vague de feu liquide, d’espoir et de volonté de vivre. — Il nous reste encore une chance, dit-il. — Vraiment ? Il se secoua et Coupécourt se craquela avant de se désintégrer – enfin, ses oreilles, ses sourcils de Féyuri et les parties les moins confortables de son déguisement d’eunuque. Rugger hoqueta de surprise. — Dorian ? bafouilla-t-il. Dorian le foudroya du regard. Le garde baissa aussitôt la tête. — Votre Sainteté. C’était aussi simple que cela. Garoth Ursuul avait exercé un pouvoir sans partage et, si on oubliait les considérations morales, son règne avait été positif et efficace. Sa disparition laissait un vide et un peuple qui s’attendait à être gouverné comme par le passé. Les Khalidoriens avaient l’habitude d’obéir sur-le-champ. Dorian et Jénine retraversèrent le pont de Lux en courant et se précipitèrent dans le château. Dorian fit appel à de lointains souvenirs pour se remémorer les bonnes séquences. Il modifia l’agencement des couloirs de manière que les portes d’entrée s’ouvrent sur le petit hall qui menait au grand hall conduisant enfin à la salle du trône. Les pierres tremblèrent, grincèrent, mais obéirent. Il courut vers ses anciens quartiers. Trotteur refusa de lui ouvrir la porte et le fils du Roi-dieu dut la briser. Il présenta de rapides excuses aux concubines terrifiées qui cherchaient en vain à identifier ce rejeton inconnu. Trotteur le reconnut sur-le-champ et se jeta face contre terre. — Trotteur ! je n’ai pas le temps de sacrifier à l’étiquette. Rends-toi immédiatement dans les appartements du Roi-dieu et rapporte-moi les plus beaux habits que tu y trouveras. Fais aussi vite que possible. Mesdames, j’ai besoin de vos talents pour habiller Jénine. J’aurai également besoin de deux ou trois d’entre vous pour meubler la salle du trône. Mais attention : ce ne sera pas sans danger. Je ne veux que des volontaires, à condition qu’elles soient prêtes dans cinq minutes. — Je ne veux pas vous quitter ! déclara Jénine tandis qu’il s’éloignait. — Il le faut si vous voulez que mon plan réussisse. La jeune fille protesta, puis hocha la tête. Dorian sortit en courant. Il ne se dirigea pas vers la salle du trône, mais vers les dortoirs de ses frères. Ils étaient jonchés de cadavres. En apprenant la mort du Roi-dieu, les rejetons avaient tout de suite compris ce qu’il fallait faire. Au cours de sa fouille, Dorian aperçut de jeunes enfants cachés sous des lits ou dans des placards. Il ne leur fit pas de mal. Il cherchait seulement des amplifiaes. Il en trouva dans plusieurs pièces. Les rejetons plus âgés les avaient rassemblés ou en avaient créé un grand nombre en prévision du jour où ces artefacts leur sauveraient peut-être la vie. Dorian en ramassa autant que possible et se précipita vers la salle du trône. La salle du trône avait été le théâtre d’une terrible bataille. Les cadavres de vingt rejetons et de deux vürdmeisters gisaient au milieu des déjections et de la puanteur de la mort. Deux jeunes hommes étaient encore vivants, mais trop mal en point pour invoquer leur vir. Dorian interrompit les battements de leur cœur et prit possession de son trône au milieu des effluves métalliques du sang, des odeurs de chair et de cheveux brûlés. Les amplifiaes ne lui serviraient à rien. Il lui restait encore un peu d’énergie, mais il ne survivrait pas à l’invocation de la puissance nécessaire pour vaincre la troupe de vürdmeisters qui approchait en ce moment même. Jénine, Trotteur et deux jeunes concubines entrèrent au petit pas. Malgré son nom, Trotteur ne semblait guère apprécier les marches si rapides. — Vous êtes absolument ravissante, dit Dorian à Jénine. Elle portait des vêtements en soie verte et des parures d’émeraudes. Dorian se tourna vers les concubines. — Mesdames, je n’oublierai pas votre bravoure. — Ils sont au milieu du pont, dit Trotteur. Il tendit les habits les plus somptueux qu’il avait trouvés dans les appartements de Garoth Ursuul. Les concubines dénudèrent Dorian et le vêtirent aussi vite que possible. Dorian imagina les vürdmeisters qui se précipitaient vers la salle du trône. Prendraient-ils seulement le temps de remarquer les traces de son affrontement contre Paerik en traversant le pont ? Comment réagiraient-ils en constatant qu’une partie du tablier manquait ? Il accrocha les lourdes chaînes en or – les attributs du Roi-dieu – autour de son cou. — Vous, ici ! Et vous, là ! dit-il aux concubines. Jénine, asseyez-vous par terre à côté du trône. Il n’y a pas de chaise, je suis désolé. Trotteur, reste près de la porte au cas où j’aurais besoin de toi. Dorian s’installa dans le grand siège d’onyx et posa les bras sur les accoudoirs curvilignes. Il fut aussitôt relié à toute la citadelle et, surtout, à son cœur – un cœur vide, car Khali était à Cénaria. Dorian remercia les dieux de son absence et se demanda s’il aurait survécu à une confrontation avec la déesse. Il sentit les meisters approcher des grandes portes. Dorian les ouvrit à toute volée en se concentrant sur ce trône qui faisait de la citadelle une émanation de son corps. Deux cents meisters et vürdmeisters hésitèrent. Ils aperçurent les cadavres de rejetons et sentirent la majesté innée de l’homme assis sur le trône. La plupart s’étaient attendus à découvrir Paerik et des yeux s’écarquillèrent. Certains avaient lu dans le vir que leur chef était mort, mais ils s’étaient bien gardés d’en informer leurs pairs, espérant – comme toujours – que cette information leur donnerait un avantage sur eux. — Entrez ! ordonna Dorian. Il amplifia sa voix de manière que tout le monde l’entende, mais il résista au désir puéril de la faire tonner. Les vürdmeisters ne seraient pas impressionnés par un sortilège si simple et Dorian risquait d’éveiller leurs soupçons s’il en faisait trop. Il laissa les plus observateurs examiner les vestiges de la bataille et retracer ce qui s’était passé. Il attendit. Les sorciers contemplèrent la salle, les femmes, la magie et même Trotteur. Dorian les laissa le regarder. Il laissa ceux qui se souvenaient de lui hoqueter de surprise et marmonner son nom. Dorian, l’héritier, était revenu d’entre les morts. Dorian, le rebelle. Dorian, l’insurgé. Dorian, celui dont le nom avait été effacé des archives de la citadelle. Il attendit et cela lui rappela des leçons de son père sur l’art de bien régner. Un jour, ils s’étaient promenés tous les deux dans un champ de blé. — Comment gardez-vous des personnes si ambitieuses sous votre coupe ? avait demandé le fils. Garoth Ursuul n’avait pas répondu. Il avait pointé le doigt vers un chaume plus grand que les autres et l’avait tranché. Ces meisters étaient des hommes qui avaient survécu à cette politique. Ils demeurèrent silencieux. Dix secondes. Vingt secondes. Une minute. Dorian attendit qu’un jeune vürdmeister fasse mine de prendre la parole. Il invoqua alors son vir et projeta un amplifiae vers lui. Deux cents boucliers magiques jaillirent simultanément. Le bâton frappa la protection du jeune meister et tomba par terre. Dorian regarda les sorciers avec condescendance et ils abaissèrent leurs défenses avec prudence. Le jeune homme contempla l’amplifiae d’un air hébété, puis s’avança et le ramassa. Le meister qui se tenait à sa droite attrapa l’artefact que Dorian lui lança. Le prophète distribua les amplifiaes jusqu’au dernier. Il n’en conserva aucun. Il n’y en avait pas pour tout le monde, bien entendu, mais il y en avait assez pour que le message soit clair : un roi n’armait pas ses ennemis. Il invoqua son vir pour qu’il remonte à la surface de sa peau. Les tentacules noirs n’envahirent pas seulement ses bras, ils entourèrent aussi son visage. Dorian le laissa percer son cuir chevelu et prendre la forme d’une couronne vivante. Ce fut douloureux, car le vir traversa sa chair et s’engouffra dans les conduits d’énergie qui étaient restés scellés pendant tant d’années. Dorian eut l’impression de recouvrer sa toute-puissance et la crainte qu’elle inspirait. — Certains d’entre vous ont reconnu en moi Dorian, premier enfant, premier rejeton, premier à survivre aux épreuves, premier à accomplir son uurdthan, premier fils de Garoth Ursuul. — Mais Dorian est mort, dit un jeune meister au milieu des autres. — Oui, il est mort. Vous avez lu les chroniques. Dorian est mort il y a douze ans. Et aujourd’hui, Paerik est mort à son tour. Tout comme Draef, Tavi, Jurik, Rivvik, Duron, Hesdel, Roqwin, Porrik, Gvessie, Wheriss, Julamon et Vic. Tous ceux qui se sont mis en travers de mon chemin sont morts et chacun d’entre vous doit maintenant faire un choix. Allez-vous vous opposer à moi et essayer de vous emparer de ce trône, ou allez-vous capturer mes ennemis et les amener devant moi ? Le visage de Dorian était parfaitement impassible. Il le fallait. Son Don était épuisé, et il ne devait plus utiliser le vir s’il voulait rester en vie. Le trône avait quelques pouvoirs intéressants, mais ils n’étaient pas assez puissants pour se débarrasser de deux cents meisters. Il se demanda soudain si certains sorciers avaient remarqué sa vulnérabilité. Pourquoi prendre la peine de lancer un sort pour le détruire ? Un ricanement chargé de mépris serait amplement suffisant. Mais ces hommes avaient appris qu’on ne se moquait pas d’un symbole de l’autorité, même si on le méprisait du fond du cœur. Le silence dura une éternité. Soudain, un jeune vürdmeister s’agenouilla devant le Roi-dieu. Puis un autre. Et puis tout le monde se jeta à terre pour ne pas être le dernier à le faire. Voilà au moins quelque chose dont je vous suis reconnaissant, père. Vous étiez brutal, cruel et exceptionnel. Ils vous prenaient pour un dieu et vous les avez convaincus que vous en étiez un. Le nouveau Roi-dieu resta de marbre. Il distribua des ordres et il fut obéi. Il fallait se dépêcher de protéger les concubines, de capturer les rejetons encore en vie, de s’occuper des armées, de convoquer les responsables de la cité ainsi que les chefs de tribu des hautes et des basses terres, de rassembler les meisters qui s’étaient cachés pendant les affrontements. Lorsqu’il eut terminé, Dorian se tourna vers Jénine. — Qu’ai-je fait ? demanda-t-il à voix basse. Elle ne répondit pas. Il y avait encore des hommes et des meisters dans la salle du trône. Dorian aurait dû être heureux de détenir un tel pouvoir, le pouvoir de changer tout ce qu’il détestait dans son pays natal. Pourtant, il se sentit pris au piège. — Votre Sainteté, dit le jeune vürdmeister aux cheveux roux qui avait failli contester son autorité. Si… si Dorian est mort, Votre Sainteté, comment devons-nous nous adresser à vous ? Il était hors de question de se faire appeler le Roi-dieu Dorian. D’abord parce que son père avait décrété que Dorian n’avait jamais existé, mais aussi parce que Dorian n’avait aucune envie que Feir, Solon ou tout autre mage de la planète apprennent ce qu’il avait fait aujourd’hui. Il préférait qu’on le croie mort. Je devais en baver d’une manière ou d’une autre, hein, Dieu ? Mais Dieu ne lui répondit pas. Dieu était loin et Dorian affrontait des problèmes aussi mortels qu’impératifs. — Je serai… le Roi-dieu Fatum. Fatum était un terme soutenu pour décrire la fatalité. Dorian regarda Jénine. Elle était effrayée, mais déterminée. Il lui serra la main. Elle en vaut la peine. Nous réussirons à nous sortir de ce guêpier, d’une manière ou d’une autre. Chapitre 20 V i descendit du col dans l’après-midi alors qu’un redoux transformait la neige en pluie. Les forêts cédèrent peu à peu la place à des champs et à des fermes, mais la jeune femme ne rencontra personne sur la route. Les gens avec un peu de bon sens restaient à l’abri par un temps pareil. Alors qu’elle contournait un gros rocher, Vi se retrouva face à sœur Ariel. Cette vieille salope montait une jument avec l’élégance d’un sac de pommes de terre, mais elle n’était pas mouillée. La pluie s’arrêtait à deux centimètres de sa peau et de ses vêtements pour glisser sur une carapace invisible. Vi, elle, était trempée jusqu’aux os. La sœur esquissa un sourire béat. — Bonjour, Vi. Je suis heureuse de vous voir en vie. Ce matin, un curieux message m’a avertie de votre arrivée. — Un message de Dehvi ? — De qui ? — Dehvira machin-chose Bruhmaezi je ne sais quoi. — Dehvirahaman ko Bruhmaeziwakazari ? demanda sœur Ariel avec un accent et un rythme impeccables. Salope ! Salope ! — C’est ça. Ariel esquissa un petit sourire narquois. — Vous êtes une jeune femme hors du commun, Vi, mais le Dieu des Steppes – à supposer qu’il ait vraiment existé – est mort depuis deux cents ans. Quelqu’un s’est moqué de vous. — Le quoi ? — Que faites-vous ici ? Et ne me mentez pas, s’il vous plaît. Vi se sentit soudain partagée entre la rage et les larmes. Une fois encore, elle ne maîtrisait plus rien. Elle n’avait jamais éprouvé cette impression par le passé. Depuis le meurtre de Jarl, elle était devenue une loque et le lien qu’elle avait établi avec Kylar ne faisait qu’aggraver la situation. Même les événements qui auraient dû lui remonter le moral – sa participation à l’élimination de l’homme qui affirmait être son père, le Roi-dieu Garoth Ursuul, ou la mort de Hu Gibbet – n’avaient fait que la déstabiliser un peu plus. — Je suis ici pour devenir comme vous, vieille peau. Je préféré manipuler les gens plutôt qu’être manipulée. Je veux être la meilleure. (Elle tira sur sa boucle d’oreille.) Et je veux me débarrasser de cette saloperie. Le visage de sœur Ariel se figea et ses lèvres blêmirent. — Pour votre propre bien, je vous suggère de présenter d’autres motivations à la Gardienne de la Porte lorsqu’elle vous interrogera. Que diriez-vous de vous taire ? De mon côté, je ferai semblant de croire que vous êtes une jeune femme comme les autres qui souhaite faire partie de notre ordre. Vi se concentra un long moment pour dominer sa rage, puis elle hocha la tête. Les deux femmes cheminèrent sous la pluie et des maisons apparurent bientôt à travers un nuage bas. — Cette cité s’appelle Lac, dit sœur Ariel. Pour des raisons évidentes. La ville et le Chantry se trouvaient au confluent de deux fleuves qui formaient une retenue d’eau en amont du lac Vestacchi. Les bâtiments se dressaient sur des îles dont la plus proche était à soixante-dix mètres de la rive. Des ponts en arc les reliaient les unes aux autres et plusieurs permettaient d’atteindre la berge. Il n’y avait pas de rues, mais des barques à fond plat circulaient sur le lac. Certaines étaient couvertes pour protéger leurs passagers de la pluie, d’autres non. Elles se déplaçaient étrangement vite. Vi et Ariel entrèrent dans la partie de la ville qui se trouvait sur la rive, à proximité des ponts. Selon toute apparence, les marchands avaient décidé de rester au chaud dans leurs maisons aux murs de boue et d’argile. Sur les toits, les cheminées laissaient échapper des volutes de fumée. — Une ancienne magie, que nous sommes incapables de reproduire, permet aux îles de flotter, expliqua sœur Ariel. En cas de guerre, il est possible d’ouvrir le barrage de la retenue et de les envoyer au milieu du lac. Nous n’avons pas eu besoin de faire cela depuis des siècles. Il ne faut pas s’en plaindre, car il doit être particulièrement pénible de les ramener à leur point de départ une fois le danger écarté. — C’est magnifique, laissa échapper Vi. L’eau est limpide. — La ville a été construite à une époque où la magie était employée au profit des pêcheurs et des fermiers. Jadis, chaque cité était sillonnée de canaux et leur eau lavait aussitôt les vêtements qu’on y trempait. Il y avait des charrues à six socs qui pouvaient être tirées par un seul bœuf. Il y avait des bains publics gratuits avec de l’eau chaude et de l’eau froide. Des sorts empêchaient la viande de pourrir. Les gens considéraient la magie comme un outil, pas seulement comme une arme. À Lac, on est censé jeter les eaux usées et les selles nocturnes dans ces conduits – aucune odeur, vous voyez ? – qui les emportent jusqu’au barrage. Bien sûr, il y a toujours des gens qui refusent d’obéir aux règles, même les plus logiques, et qui se débarrassent de leurs déchets dans l’eau que tout le monde boit. Plusieurs sortilèges assurent donc l’assainissement continu du lac. Sœur Ariel conduisit Vi jusqu’à une barque blanche amarrée à l’extrémité d’un quai. Un jeune garçon approcha sous la pluie pour s’occuper de leurs chevaux. Vi prit ses sacoches et embarqua. Elle remarqua avec satisfaction que, derrière elle, sœur Ariel était terrifiée à l’idée de faire chavirer le bateau. Dès qu’elles furent installées sur les sièges bas et trempés, la barque s’éloigna d’elle-même. Vi saisit le plat-bord et le serra de toutes ses forces. Sœur Ariel sourit. — Cette magie, par contre, nous sommes encore capables de la reproduire. Mais elle demande beaucoup d’efforts pour pas grand-chose. La petite embarcation vira de bord toute seule et emporta ses passagères dans un labyrinthe de larges canaux. — Certains courants changent à intervalles réguliers. Un habitué peut aller d’un point à un autre de la ville en se laissant emporter par le fil de l’eau. Au bout de quelques minutes, Vi regarda devant elle et aperçut une immense étendue aquatique surmontée d’une seule île, la plus grande de toutes. — Admirez la Dame Blanche ! Le Séraphin d’Albâtre. Le Chantry. L’Ange de Nérev. Votre nouvelle patrie, Vi. De loin, le Chantry paraissait immense, mais il était encore plus impressionnant au fur et à mesure qu’on approchait. Le gigantesque bâtiment avait l’apparence d’une femme ravissante avec des ailes dans le dos. Il était trop solide pour être en albâtre, trop blanc pour être en marbre. La pierre luisait malgré la faible lumière de cette morne journée. Vi songea que le Chantry devait être aveuglant sous un soleil brillant. La jeune femme crut apercevoir des traces d’érosion ou des crevasses laissées par le temps à la surface du bâtiment. Tandis que la barque se rapprochait, elle constata qu’il s’agissait des fenêtres et des terrasses d’innombrables pièces. La luminescence de la pierre les rendait presque invisibles. Les ailes de l’ange femelle étaient à demi déployées et elle tenait une épée pointée vers le bas dans la main gauche. Son visage était froid. L’embarcation contourna le Séraphin. La main droite de la statue était ramenée dans le dos et tenait une balance. Il y avait une plume sur le premier plateau, un cœur sur le second. Des centaines de quais encombraient l’embarcadère de l’île. Malgré la pluie, d’innombrables bateaux chargeaient ou déchargeaient des marchandises ou des passagers. La barque blanche fila vers le ponton le plus proche en passant sous une arche de glycines pourpres. Elles étaient toujours en fleur alors que la saison était passée depuis longtemps. L’embarcation s’immobilisa contre un quai et deux sœurs en robes noires approchèrent. — Suivez-les, Vi, dit Ariel. (Elle s’interrompit un bref instant.) Sachez que ces personnes ne lancent pas de menaces en l’air. Il y a des années qu’une recrue n’a pas trouvé la mort au cours de son apprentissage, mais le danger est réel. Que votre dieu vous vienne en aide ! Et si vous êtes athée, bonne chance. Pour rien au monde Vi n’aurait voulu de l’aide de son dieu, Daenysos, à qui elle avait offert son corps, son âme et le sang de nombreux innocents. La jeune femme sentit pourtant une sourde inquiétude monter en elle : les vœux de sœur Ariel semblaient sincères. Chapitre 21 I l fallait d’abord s’introduire dans la cité. Kylar savait qu’il existait des dizaines de passages secrets de contrebandiers, mais on révélait rarement leurs emplacements au cours des banquets du Sa’kagué. Pourtant, le jeune homme avait une idée précise de ce qu’il cherchait. L’entrée devait être cachée à quelques centaines de mètres des murailles. Elle se trouvait sans doute sur un sol pierreux où ni les pieds ni les roues des chariots ne laissaient de traces. Un endroit proche d’une route importante. Un mois plus tôt, de nombreux bâtiments s’alignaient encore le long des chemins qui traversaient les basses collines entourant la ville : des tavernes, des fermes, des auberges et d’innombrables bazars où les voyageurs sans le sou pouvaient monnayer leurs biens pour financer leur séjour à Cénaria. Aujourd’hui, il n’y avait plus rien. Les Ceurans avaient tout pris. Ils avaient démoli les bâtiments et rapporté les matériaux à leur camp. Kylar imaginait l’angoisse qui avait dû étreindre les responsables du Sa’kagué : quels tunnels fallait-il détruire ? Quels tunnels fallait-il conserver pour s’enfuir au cas où la situation tournerait mal ? Kylar traversa le camp ceuran avec prudence, passant d’une ombre à l’autre. Il avait abandonné son invisibilité au profit d’un manteau de ténèbres. Il espérait que cette obscurité attirerait moins l’attention que l’étrange silhouette transparente que dessinait la neige fondue. Sa nyctalopie lui conférait un certain avantage dans ses recherches. Il découvrit enfin un gros rocher plat à quelques mètres de la route principale. C’était l’endroit idéal. Si la pierre pivotait, un chariot pouvait descendre discrètement dans un tunnel et disparaître sans laisser de traces. Kylar effleura le rocher et repéra des sillons creusés par des roues bardées de fer. Il avait trouvé. Dix minutes plus tard, il n’avait toujours pas découvert le moyen d’entrer. Il devait se cacher toutes les deux minutes afin d’éviter une première patrouille, toutes les cinq minutes pour en éviter une seconde qui passait de l’autre côté de la route. Le jeune homme savait qu’il était seul responsable de son échec. Il ne trouvait pas le mécanisme permettant au rocher de pivoter. Ses doigts étaient peut-être engourdis par la neige fondue, ou bien il n’était pas aussi habile qu’il l’avait cru. Immortel, mais pas invincible. Pourquoi faut-il toujours que les paroles de Durzo se vérifient ? Et d’ailleurs, où est-il, Durzo ? Cette question l’émut plus qu’il s’y attendait. Pendant des mois, il était resté persuadé que son maître était mort. Il s’était cru son meilleur ami, mais le pisse-culotte n’avait pas cherché à prendre contact avec lui. Lorsque Aristarchos ban Ebron lui avait révélé les noms de certains héros que Durzo avait incarnés, Kylar avait eu l’impression de partager une relation spéciale avec son maître. En un sens, ces révélations l’avaient rassuré. Mais le temps était un fleuve et, selon toute apparence, Durzo le descendait sans regarder derrière lui. Kylar avait peut-être joué un rôle important – quoique bref – dans la longue vie du pisse-culotte, mais la représentation était terminée. Le jeune homme s’assit sur un rocher. La neige fondue s’infiltra à travers ses sous-vêtements en quelques secondes. Cela le déprima un peu plus. — Tu ne vas quand même pas te mettre à pleurer ? — Qu’est-ce que ça peut te faire ? — Réveille-moi lorsque tu auras fini de t’apitoyer sur ton sort, tu veux bien ? — Va te faire foutre ! J’ai l’impression d’entendre Durzo. — Je l’ai accompagné nuit et jour pendant sept siècles. Une partie de son caractère a déteint sur moi. Toi, tu n’as passé que dix ans en sa compagnie et tu es devenu sa copie conforme. Cette remarque prit le jeune homme au dépourvu. — Je ne suis pas comme lui. — Ben voyons. Tu essaies – encore une fois – de sauver le monde à toi tout seul, mais c’est sans doute une coïncidence. — Durzo se retrouvait souvent dans ce genre de situation ? — Tu as déjà entendu parler de la Régression Milétienne ? de la Mort des Six Rois ? de la Révolte Vendazienne ? de l’évasion des Jumeaux Grasq ? Kylar hésita. — Euh… Non. Pas vraiment. Le ka’kari soupira. Comment une pierre pouvait-elle soupirer ? Il se releva. Il avait les fesses ankylosées. — Je suis un idiot, dit le jeune homme. — Une révélation ! Enfin ! Mais bon, j’ai appris à me contenter de peu. Kylar se dirigea vers les murailles. En franchissant les dernières centaines de mètres, il ne croisa pas le moindre guerrier ceuran. Les hommes de Garuwashi n’étaient pas assez fous pour s’exposer aux flèches cénariennes. Ils avaient pourtant aménagé une base sur une rive de la Plith. Ils avaient érigé des panneaux en bois pour que les ouvriers puissent jeter des rochers dans le lit du fleuve sans craindre les traits des archers cénariens. Pendant l’occupation khalidorienne, les sorciers avaient renforcé toutes les défenses de la ville à l’exception des berges. Ils avaient sans doute estimé que deux meisters sur chaque rive suffisaient à empêcher un navire ou un nageur de se glisser dans l’étroit passage. Par malheur, les Cénariens n’avaient pas de mages à leur service. C’était donc là que Garuwashi prévoyait d’attaquer. Une fois qu’il aurait créé un gué, il lancerait ses tirailleurs à l’assaut. Si les Sa’ceurais affrontaient les Cénariens à un contre un, Kylar songea que les cadavres se compteraient par centaines à la fin de la journée. Le jeune homme approcha de la muraille. Les blocs de pierre avaient été renforcés par des sortilèges et ils étaient soudés ensemble par des liens bien plus puissants que le mortier ou la pesanteur. Kylar invoqua le ka’kari sur ses mains et sur ses pieds. — Je devrais te laisser traverser la Plith à la nage. Kylar sourit et sentit la pierre se creuser au contact de ses doigts et de ses orteils. Il commença son ascension. Il avait espéré que Térah Graesin éviterait de se lancer dans des opérations militaires insensées, mais ses espoirs disparurent lorsqu’il atteignit le sommet du rempart. Quatre heures avant l’aube, des soldats cénariens se préparaient déjà à attaquer les Sa’ceurais. La plupart des hommes dormaient encore et les chevaux étaient dans leurs écuries, mais un grand espace avait été dégagé devant les portes sud. Des fanions avaient été plantés afin que les régiments se mettent en place dès les premières lueurs de l’aube. Des écuyers s’affairaient pour s’assurer que les armes et les armures étaient en parfait état. À en juger par la taille du terrain dégagé, la reine prévoyait de lancer toutes ses forces – quinze mille soldats – dans la bataille dès le lever du soleil. Kylar plissa les yeux et examina les fanions en faisant un peu de calcul mental. Comment Térah pouvait-elle disposer d’une telle armée ? Il comprit en observant les bannières les plus proches des portes. Plusieurs représentaient un lapin. La reine avait recruté les habitants du Dédale et placé des civils inexpérimentés à la tête d’une attaque contre les meilleurs Sa’ceurais du monde ? Du pur génie ! Opposer des conscrits à d’autres conscrits afin de lancer une charge de cavalerie sur les flancs ou d’accomplir une manœuvre, c’était une chose ; mais dans la situation présente, les Lapins se heurteraient aux Sa’ceurais de Garuwashi dès qu’ils franchiraient les portes sud. La bataille ne comporterait qu’un front unique. Les habitants du Dédale se retrouveraient seuls face à l’ennemi et se feraient tailler en pièces. Les Sa’ceurais les empêcheraient d’avancer et le reste de l’armée cénarienne – qui essaierait en vain de franchir les portes de la cité – les empêcherait de reculer. Il ne s’écoulerait sans doute que quelques minutes avant que les Lapins cèdent à la panique. Combien se feraient massacrer avant que Luc Graesin interrompe l’attaque et essaie de refermer les portes avant que les Sa’ceurais envahissent la ville ? Kylar atterrit sur la grande place, vola un gambison en cuir, un pantalon et une tunique parmi les piles de matériel disposées ici et là. Il se glissa dans une forge pour s’habiller. Il en sortit une minute plus tard et un jeune garçon passa devant lui en poussant une carriole remplie d’épées et d’armes d’hast de mauvaise qualité. — Alors comme ça, c’est les Lapins qui vont mener l’attaque ? demanda Kylar en montrant les bannières. Ils vont casser du Sa’ceurai à l’aube ? Comment ça se fait ? Le visage du garçon s’illumina. — On a demandé à se battre. On est tous volontaires. — J’ai connu un type qui s’était porté volontaire pour bouffer du piment guri par le nez. Ça ne lui a pas porté chance. — Qu’est-ce que vous dites ? demanda l’adolescent indigné. — Pourquoi la reine les place-t-elle devant ? — La reine n’a rien à voir là-dedans. C’est son frère, Luc, qui a pris cette décision. Il est seigneur général, maintenant. — Et ? Le garçon se renfrogna. — Il a dit que… euh… les pertes seraient plus importantes parmi les premiers à sortir. Tant qu’on ne se serait pas débarrassés de leurs archers, vous comprenez ? Mais les Lapins n’ont peur de rien ! Le nouveau seigneur général avait donc l’intention de sacrifier les Cénariens les plus braves pour être certain que la défaite serait retentissante. Du pur génie, une fois encore ! — Excusez-moi, mais j’ai du travail, dit l’adolescent. Kylar attrapa les rênes d’une monture, il n’avait pas le temps de se rendre au château à pied. Un valet d’écurie s’approcha de lui tandis qu’il montait en selle. — Hé ! qui êtes-vous ? Ce cheval appartient à… Le jeune homme enfila le masque du Jugement et tourna la tête vers le domestique. Des flammes bleues jaillirent de ses yeux et de sa bouche. Le valet bondit en arrière, trébucha contre un abreuvoir et poussa un hurlement. Kylar mena sa monture aussi vite que possible. En arrivant au pont est, il abandonna ses vêtements et son cheval pour enfiler son manteau d’invisibilité. Il parcourut le reste du chemin en courant. Dans son sillage, les gardes abasourdis tournaient la tête en cherchant à comprendre d’où venaient ces mystérieux bruits de bottes. Kylar ne s’engagea pas dans le labyrinthe inextricable de couloirs. Il escalada le mur du château et se glissa sur le balcon de la reine quelques minutes plus tard. La rambarde qu’il avait brisée pour libérer le corps de Mags Drake n’avait pas encore été réparée. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur de la chambre. La reine n’était pas seule. Chapitre 22 –L orsque je t’ai demandé de me ramener sœur Jessie, tu m’as parlé de tes recherches des deux dernières années, dit Istariel Wyant. Dis-m’en un peu plus. Les deux sœurs étaient assises dans le bureau de l’Oratrice, presque au sommet du Séraphin. Elles buvaient une tasse d’ootai et bavardaient. — Le ka’karifeur, dit Ariel. — Le quoi ? Je pensais que mon hyrillique était meilleur que cela. Un doute passa sur le visage de sa sœur. — Tu as toujours pensé que ton hyrillique était meilleur que cela. Si mes souvenirs sont exacts, tes notes de langues… — Revenons-en à ma question, Ariel, l’interrompit Istariel avec brusquerie. Au Chantry, seules une dizaine de sœurs devaient se souvenir que l’Oratrice avait été une élève peu brillante dans certaines matières, mais aucune n’aurait eu l’audace de le lui rappeler. Aucune, sauf Ariel. Celle-ci ne la reprenait pas du fait de leur lien de parenté, elle aurait fait de même avec n’importe qui. — Les porteurs des reines des pierres – des pierres du pouvoir ultime, si on traduit mot à mot. Les premiers furent les champions de la Lumière de Jorsin. Trace Arvagulania était un personnage fascinant – et qui devrait t’intéresser. Elle fut un des esprits les plus remarquables d’une époque célèbre pour ses génies. Personne ne l’a égalée depuis sa mort. Rosserti affirme que Milovian Period était tout aussi exceptionnel, mais j’estime que ses affirmations sur la succession alitaeranne manquent de rigueur. Elles sont en complète opposition avec les traditions milétiennes de l’Interregnum. Mais je m’égare. Trace était brillante, mais horriblement laide. Certains témoignages la décrivent comme la femme la plus hideuse de son temps, mais je pense que ces rumeurs étaient tout aussi exagérées que les autres. Quoi qu’il en soit, Trace reçut une pierre qui la rendit belle. Les poètes eux-mêmes divergent quant à la description de sa beauté. En accord avec les écrits de Sententia, de Hrambower – maudits soient les érudits lodricariens et leur syntaxe confuse –, je pense que ces dissemblances sont dues au pouvoir du ka’kari. Celui-ci ne changeait pas l’apparence de Trace, il agissait sur l’esprit des personnes qui la regardaient. Les gens voyaient une femme correspondant à leurs canons de la beauté idéale. Imagine un peu la fortune qu’Ezra aurait amassée s’il avait monté une entreprise de cosmétiques ! Ariel attendit que sa sœur éclate de rire. En vain. — C’est fascinant, lâcha Istariel d’un ton froid. — Le ka’kari a disparu et personne n’en a plus entendu parler. Je pense qu’il aurait refait surface s’il ne s’agissait pas d’une simple légende. Il existe cependant des informations beaucoup plus crédibles à propos du ka’kari rouge. À l’origine, il fut confié à Corvaer Noirepuits – il est amusant de constater qu’à partir de ce moment le seigneur Noirepuits fut appelé Corvaer le Rouge. Corvaer mourut au cours de la bataille des plaines de Jaeran et sa pierre fut récupérée par un certain Malak Mok’mazi – Malak Main de Feu dans notre langue, mais la traduction ne permet pas de rendre l’allitération. D’après certains témoignages émanant des deux camps, il aurait combattu au sein des troupes qui ont ravagé les plaines et écrasé l’armée de Gurvani. À la mort de cet homme – selon toute apparence, le ka’kari de feu protégeait mal du poison. (Ariel gloussa, mais sa sœur demeura impassible.) Euh… Où en étais-je ? Ah oui ! Il semblerait que le ka’kari rouge soit réapparu entre les mains de diverses personnes au cours des siècles. Il y a des témoignages de personnes dignes de foi. Herrios, dont plusieurs récits ne peuvent pas être mis en doute, affirme qu’il a personnellement… — Est-ce que tu as appris quelque chose de nouveau ? la coupa Istariel. Elle fit de son mieux pour paraître – vaguement – intéressée. Ariel passa la langue sur ses lèvres et leva les yeux vers le plafond tandis qu’elle réfléchissait. — J’en suis arrivée à la conclusion que l’étude des documents disponibles sur ce sujet ne permet pas de répondre avec pertinence aux questions les plus importantes. Pas plus qu’à la plupart des questions secondaires. — Il t’a donc fallu deux ans pour découvrir que tu n’allais rien découvrir du tout. Istariel avait résumé la situation de manière peu élégante, mais l’élégance se révélait rarement payante avec sa sœur. Ariel grimaça. — C’est pour cette raison que j’ai accepté d’aller chercher Jessie al’Gwaydin. Et pas parce que l’Oratrice en personne te l’avait demandé. Pendant un bref instant, Istariel envia l’insouciance de sa sœur aînée. Ariel était un roc, les vagues de la politique pouvaient se déchaîner autour d’elle dans un vacarme infernal, elle ne les remarquait même pas. Elle était ennuyeuse à mourir, mais elle se révélait parfois utile. Lorsque Istariel avait besoin d’un avis éclairé sur les aspects magiques d’un problème épineux, elle pouvait compter sur un limier exceptionnel qui ne lâchait jamais prise avant d’avoir trouvé la solution. Sans compter que, en dehors des ouvrages qu’elle écrivait, Ariel ne partageait ses découvertes qu’avec sa sœur. Dans l’ensemble, ses qualités l’emportaient sur ses défauts, mais pourquoi était-elle si assommante ? Si son esprit brillant s’était tourné vers la politique… Eh bien ! Istariel avait déjà envisagé ce qui se serait passé, et pas seulement pendant une crise de paranoïa. Si Ariel avait choisi cette voie, elle serait aujourd’hui l’Oratrice du Chantry et Istariel aurait sans doute épousé un vague fermier qui l’aurait engrossée chaque année. Pour manipuler Ariel, il fallait se souvenir qu’elle avait la foi. Elle ne croyait pas en Dieu, non, elle croyait au Chantry, aux servantes du Séraphin. Les femmes qui partageaient ces croyances désuètes dégageaient un charmant parfum de naïveté. Elles étaient plus faciles à manœuvrer que les sœurs obsédées par leur réussite personnelle. Il suffisait de pointer le doigt et de déclarer : « C’est pour le bien du Chantry ! » pour qu’Ariel soit prête à faire n’importe quoi. — Ariel, j’ai un problème et ton aide serait la bienvenue. Je sais que tu n’as jamais accepté une Tyro… — C’est d’accord. — … mais je voudrais que tu prennes en compte l’intérêt du Chan… Quoi ? — Tu veux que je sois le professeur de Vi Sovari de manière qu’elle soit protégée en attendant de pouvoir détruire Eris Buel et les Chambrières. C’est d’accord. Le cœur d’Istariel bondit dans sa poitrine. Ariel avait résumé son plan en des termes brutaux et de telles paroles pouvaient entraîner la chute de l’Oratrice en personne. — Ne redis jamais ça ! siffla Istariel. Plus jamais ! Pas même dans ce bureau ! Ariel la regarda en haussant un sourcil. Istariel lissa les plis de sa robe. — Elle doit être initiée ce soir ? demanda-t-elle. — La cérémonie se déroule en ce moment même. Il doit y avoir un problème, car elle a commencé depuis des heures. Une ride barra le front d’Istariel. — Le Don de cette fille est-il puissant ? aussi puissant que celui d’Eris Buel ? — Certainement pas, dit Ariel. (Istariel marmonna un juron.) Tu te méprends sur le sens de ma phrase. Elle surpasse Eris Buel dans tous les domaines. Vi Sovari possède un Don encore plus puissant que le mien. Les yeux d’Istariel s’écarquillèrent. Comme la plupart des sœurs, elle répugnait à admettre qu’il y ait des personnes plus fortes qu’elle. Pourquoi sa sœur n’éprouvait-elle aucune jalousie envers Vi ? Ariel avait toujours été considérée comme une maja hors pair. — Et d’ici à cinq ans, Ulyssandra se révélera plus puissante encore. — Voilà d’excellentes nouvelles, mais je ne peux pas attendre cinq ans. Ni même un an. Tu dois avoir terminé la formation spéciale de Vi Sovari avant le printemps. C’est à ce moment que les Chambrières arriveront en force pour présenter leurs revendications. Et elles en profiteront peut-être pour provoquer la chute de l’Oratrice. — Tu feras des concessions, dit Ariel sur un ton presque interrogatif. — Elles voudraient que nous ouvrions une école pour les hommes ! J’ai dit « voudraient » ? Au temps pour moi. Elles exigent que nous ouvrions une école pour les hommes. Elles exigent que leur ordre soit reconnu et qu’il soit représenté proportionnellement au conseil. Elles deviendraient alors la communauté la plus puissante du Chantry. Elles n’auraient pas besoin de passer la moindre alliance pour obtenir la majorité sur tous les votes. Elles exigent la fin de l’interdiction de se marier afin d’épouser des mages. Elles exigent l’abrogation des Accords Alitaerans. Les nations de Midcyru vont penser – non sans raison – que nous cherchons à redevenir une mageocratie alkestienne. Ces Chambrières risquent de liguer le continent entier contre nous. Nous sommes un bastion de lumière dans un monde de ténèbres, Ariel. Je peux accepter des concessions, pas notre destruction. — Que veux-tu que j’enseigne à Vi ? demanda Ariel. Et voilà ! Elle était tombée dans le piège. Istariel resta silencieuse un moment. Elle devait faire preuve de discrétion, mais il fallait aussi s’assurer que son idiote de sœur avait bien compris sa tâche. — Fais ce que nous faisons avec chaque novice. Aide-la à découvrir ses points forts et développe-les. Les yeux d’Ariel s’écarquillèrent et se rétrécirent en une fraction de seconde. Dans les faits, Vi était déjà une maja de guerre et les deux sœurs le savaient. Ariel avait-elle des soupçons ? Mais peut-être n’était-elle pas aussi intelligente qu’on le croyait. Bon ! Istariel s’était montrée aussi discrète et précise que possible. Elle pouvait encore espérer conserver son poste si son plan était découvert. Elle allait devoir prendre ses distances vis-à-vis d’Ariel et de Vi, bien entendu. Même sa sœur était capable de comprendre cette mesure de prudence… à condition qu’elle s’en donne la peine. Maintenant, il suffisait de quelques flatteries pour refermer le piège. — Il faut que je te félicite pour nous avoir amené de tels prodiges, Ariel. Le Chantry n’avait pas reçu de telles recrues depuis une cinquantaine d’années. Elle sourit. Istariel et sa sœur étaient arrivées au Séraphin cinquante ans plus tôt. — Depuis plus longtemps que cela, rectifia Ariel. — Tu mérites une récompense, poursuivit Istariel en sentant son sourire se figer. Y a-t-il quelque chose dont tu aurais besoin pour tes recherches ? Comme d’habitude, Ariel allait répondre que son travail était une récompense en soi. — Oh oui ! Lorsqu’elle quitta le bureau de l’Oratrice, Ariel avait persuadé sa sœur de lui accorder tout ce qu’elle voulait. Elle n’avait même pas eu la grâce de formuler une requête superflue afin que sa sœur ait la satisfaction de la refuser. Istariel se laissa aller contre le dossier de son siège et se regarda dans le miroir. Sa coiffure devait être parfaite pour la rencontre avec l’émissaire alitaeran. Ses cheveux blonds – au moins – étaient encore magnifiques. Certaines sœurs jasaient et affirmaient que leur épaisseur et leur éclat étaient l’œuvre d’une trame magique. C’était un mensonge, mais cela lui faisait plaisir. Sa sœur avait dit qu’elle aurait dû éprouver de l’intérêt pour ce laideron de Trace Arvag… quelque chose. L’Oratrice fronça les sourcils. Dans le miroir, un visage quelconque, mais empreint de dignité, se zébra de rides peu avenantes. Si Ariel avait eu un soupçon d’humour, Istariel l’aurait soupçonnée de s’être moquée d’elle. Elle gloussa. Ariel ? De l’humour ? Elle était bien bonne, celle-là. Chapitre 23 K ylar jeta un coup d’œil à travers les panneaux de verre enchâssés dans la porte du balcon. La chambre de la reine était plongée dans l’obscurité et un couple s’agitait sur le lit. À en juger par leurs mouvements frénétiques, soit ils terminaient leur affaire, soit ils débordaient d’énergie. Le jeune homme examina les gonds de la porte par habitude, mais il aurait pu les faire grincer comme un troupeau de cochons sans que le couple s’en aperçoive. Il regarda de nouveau en direction du lit et éprouva de la gêne. Les amants n’en avaient pas encore terminé. Un gentilhomme aurait attendu la fin des ébats. Un pisse-culotte en aurait profité. Kylar se glissa dans la chambre. Le jeune homme grogna et s’immobilisa. Les mains de sa partenaire claquèrent sur ses fesses et les agrippèrent pour lui enjoindre de continuer. Il donna deux coups de reins supplémentaires et sembla se ratatiner. — Merde ! s’écria Térah Graesin en le repoussant. J’ai cru que j’allais y arriver cette fois-ci. — Désolé, sœurette, dit Luc Graesin. Kylar fut saisi par un vertige et le ka’kari laissa échapper un petit sifflement. — Je n’avais pas vu d’incestes royaux depuis près de deux cents ans, et cela se passait à Ymmur, comme de bien entendu. Luc se pelotonna contre Térah et posa la tête sur sa poitrine. Il était beaucoup plus grand et massif que sa sœur, mais il se montrait étrangement soumis. Kylar fut frappé par la différence d’âge. Luc avait dix-sept ans, mais semblait plus jeune, Térah en avait vingt-cinq et semblait plus vieille. Depuis combien de temps le frère et la sœur entretenaient-ils cette relation ? Kylar se rappela l’enseignement de son maître : pendant une mission, il fallait se poser une seule question lorsqu’on était confronté à l’imprévu : cela influait-il sur la tâche à accomplir ? En ce jour, la réponse était « non » – sauf si Luc décidait de passer la nuit dans la chambre royale. Kylar chassa les hypothèses qui tournaient dans sa tête et s’efforça de se concentrer. Il ne lui restait plus qu’à attendre. Il se faufila dans un coin de la pièce et se glissa derrière un pilier. Luc se redressa sur un coude. — Térah, je voulais te parler à propos de demain matin. Enfin, de ce matin. — Tu vas conduire ta première bataille, dit la jeune femme. (Elle caressa les cheveux de son frère et glissa une mèche derrière une oreille.) Tu ne risques rien. J’ai ordonné à la garde de te protéger de… — C’est à ce sujet, Ter. (Luc se leva et entreprit de s’habiller.) Je n’ai pas participé aux opérations de harcèlement contre les occupants khalidoriens. Je n’ai pas affronté les guerriers des hautes terres à Vents Hurlants. Je n’ai pas participé à la bataille du Bosquet de Pavvil… — Ne me parle pas de Logan Gyre. — Je suis le seigneur commandant des armées royales de Cénaria et mon expérience en matière de combat se limite à une altercation avec un garçon porcher. J’avais dix ans, il en avait huit. Il m’a flanqué une raclée et tu as ordonné qu’il soit rossé. — Les généraux se battent avec leur tête. Tes éclaireurs ont participé à notre victoire au Bosquet de Pavvil. — Comment fais-tu ? demanda Luc en cessant de boutonner sa tunique. Tu viens de proférer deux mensonges dans une même phrase. Ce n’est pas notre victoire, mais celle de Logan. Je me demande bien pourquoi nous sommes au pouvoir. Nous devrions avoir notre tête au bout d’une pique. Quant à mes éclaireurs, j’ai été incapable de les employer efficacement. Les hommes se sont demandé si je ne le faisais pas exprès. Certains ont même pensé que j’étais un traître à la solde des Khalidoriens. — Qui a dit ça ? demanda Térah Graesin avec des flammes dans les yeux. — C’est sans importance. — Mais que veux-tu donc, Luc ? Je t’ai tout donné. Le jeune homme leva les bras. — C’est ce que j’essaie de te faire comprendre ! Tu m’as donné ce qu’un homme est en droit d’espérer après une vie de dur labeur. — Qu’est-ce que tu veux ? le coupa-t-elle. — Je crois que nous ferions mieux d’arrêter. — D’arrêter ? — Toi et moi, Ter. Nous deux. Tout ça. Il détourna le regard. — Est-ce que tu m’aimes encore ? — Térah… — C’est une simple question. — À la folie. Mais si on apprend ce qu’il y a entre nous, on placera aussitôt Logan sur le trône. — Logan ne représentera bientôt plus une menace. — Ter ! Logan est un homme bon. C’est un héros. Il est hors de question que tu le tues. Un sourire prédateur se dessina sur les lèvres de Térah Graesin. — Je suis la reine, Luc. Ne me dis pas ce que je dois faire. — Térah. — Écoute ! Tu grognes, tu gémis et tu pleures, comme toujours. Moi, je me charge de tout, comme toujours. Je prends les risques, tu reçois les récompenses. Alors, allez donc baiser les servantes, toi et ta putain de bonne conscience ! C’est toujours moi qui passe pour une pute ! — Tu veux me faire croire que tu n’as pas couché avec les nobles qui ont accepté de t’obéir ? Térah gifla son frère. — Espèce de salaud ! Ils n’ont jamais posé la main sur moi. — Les mains ne sont pas forcément nécessaires… (Elle le gifla de nouveau.) Ne refais jamais ça. Jamais. Elle le gifla une troisième fois. — Je les laisse me traiter de pute. Je te laisse baiser d’autres femmes. Les nuits où tu viens me voir, je me lève deux heures avant l’aube pour qu’une domestique change les draps et que la blanchisseuse – qui est une espionne du Sa’kagué – n’ait pas de soupçons. Pourquoi est-ce que je fais tout ça ? Parce que je t’aime ! Alors, j’estime être en droit d’attendre un peu de gratitude. Luc soutint son regard pendant quelques secondes, puis céda. — Je suis désolé, Ter. C’est juste que j’ai peur. — Va dormir un peu. Et reviens me voir après ta victoire. Son sourire était plein de promesses. Les yeux de Luc brillèrent comme ceux d’un garnement. — Et si je venais te voir maintenant ? — Non, dit-elle. Bonne nuit, Luc. — S’il te plaît ? — Bonne nuit, Luc. Le jeune homme partit et la reine s’endormit. Kylar attendit une demi-heure, puis tira une dague de poing. Le Dévoreur avait rongé la lame qui était désormais ébréchée et émoussée. — Désolé. Il tendit la main vers Térah Graesin et s’interrompit. Il existait des choses bien plus effrayantes qu’une dague en piteux état. Il observa la reine comme il avait appris à observer ses cadavreux. Térah Graesin était une femme qui fascinait davantage par son allure et sa réputation que par ses charmes physiques. Endormie, sans défense, elle ressemblait plus à une fille de ferme trop maigre qu’à une reine. Ses lèvres étaient fines, craquelées et ternes ; ses sourcils n’étaient que deux lignes à peine visibles ; ses cils étaient courts, son nez légèrement busqué ; sa peau laiteuse était constellée de boutons ; des mèches folles dissimulaient une partie de son visage. À cet instant, Kylar ne put s’empêcher de ressentir du respect pour cette femme. Elle était née dans une des plus grandes familles de Cénaria, mais elle était restée indomptable. Elle s’était élevée au-dessus d’hommes qui méprisaient sa jeunesse, son sexe et sa réputation. Térah Graesin n’était pas devenue reine par hasard. Pourtant, dans cette chambre, Térah Graesin n’était qu’une femme seule. Une femme qui allait être réveillée par un terrible cauchemar. Parfois, Kylar éprouvait de la pitié pour ses cadavreux. Il ne parvenait pas à s’en empêcher. Durzo lui avait appris que les bons pisse-culottes connaissaient leurs victimes mieux qu’elles se connaissaient elles-mêmes. Le jeune homme y croyait, mais chaque fois qu’il se préparait à inspirer la terreur, il se demandait s’il ne sacrifiait pas une partie de son humanité. Il ne voyait aucun inconvénient à terroriser quelques brutes, mais en allait-il de même avec une jeune femme dans l’intimité de sa chambre ? Pourtant, Térah Graesin n’était pas une simple femme. C’était aussi une reine. Sa bêtise allait provoquer la mort de milliers de personnes et elle avait l’intention de faire assassiner Logan, le roi légitime. Agis maintenant. Tu te poseras des questions plus tard. Kylar fit le tour du lit et repoussa les couvertures pour se ménager un endroit où s’asseoir. Il posa son poids sur le matelas avec la patience d’un pisse-culotte. Il s’installa, en tailleur, les paumes sur les genoux, le dos droit, le masque furieux du Jugement sur le visage. La jeune reine dormait de l’autre côté du lit, les mains glissées sous son oreiller. Il serait facile de tirer la lourde couverture en arrière, mais Kylar devait se montrer patient. S’il agissait trop vite, il réveillerait Térah. S’il allait trop lentement, la jeune femme s’accrocherait inconsciemment au plaid en laine, car il faisait froid. Il dénuda la reine, mais ne la regarda pas. Il n’éprouvait rien, sinon du dégoût. Il voulait la déstabiliser, la rendre vulnérable. Elle s’agita et il s’obligea à demeurer immobile. Il demeura très droit et commença de briller d’une lueur froide et bleutée qui gagna en intensité. Le plus difficile restait à accomplir. Pris par surprise, un cadavreux réagissait de manière imprévisible. Il était vain de les menacer et de leur dire de ne pas crier. Il pouvait la réveiller en plaquant une main contre sa bouche, mais cela l’empêcherait d’obtenir l’effet recherché. Térah Graesin s’éveilla petit à petit, comme il l’espérait. Elle plissa les yeux avant de les ouvrir avec lenteur. Elle cligna des paupières une fois, puis une autre en pensant que la lumière de l’aube pénétrait déjà par la fenêtre. Elle commença de distinguer des formes et, tout d’un coup, elle aperçut l’Ange de la Nuit. Des flammes bleues brûlaient au fond de ses orbites ; des langues de feu jaillissaient de sa bouche à chaque respiration ; son corps apparaissait et disparaissait en alternance, aussi intangible que de la fumée noire ; il était couvert de muscles sombres et iridescents qui luisaient d’un éclat métallique. Térah cessa de respirer et laissa échapper un cri – un gémissement de souris, Dieu merci. Un spasme agita ses jambes et elle essaya d’attraper la couverture. Ses mains tâtonnèrent avec frénésie tandis qu’elle se recroquevillait au bord du lit. Kylar demeura aussi immobile qu’une idole et projeta son Don. Cela lui était encore difficile, mais il réussit à saisir Térah à la gorge du premier coup. Le flux magique cloua la jeune femme sur son lit. Kylar leva le poing et l’ouvrit. Le ka’kari enveloppa sa main d’une lame en forme de feuille. — Un cri serait une erreur, Térah, murmura-t-il. C’est compris ? Il l’avait appelée par son prénom pour créer une intimité, pour qu’elle se rappelle ce moment avec une terreur sans nom. La jeune femme hocha la tête, les yeux écarquillés. — Couvre-toi, putain. Tu empestes la semence de ton frère. Il relâcha l’étreinte sur sa gorge et fit disparaître la lame de ka’kari. Térah Graesin remonta la couverture d’un geste saccadé et la serra contre elle si fort que les jointures de ses doigts blanchirent. Elle se pelotonna en tremblant. — Tant que tu règnes sur ma cité, j’exige que tu règnes avec sagesse. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix serrée. Elle n’avait pas encore récupéré de sa frayeur. — Tu vas annuler l’attaque prévue. Garuwashi manque de nourriture. Il ne pourra pas maintenir un siège très longtemps. — Vous êtes venu pour m’aider à sauver Cénaria ? demanda-t-elle d’un ton incrédule. — Je sauverai Cénaria de ses ennemis, et peut-être de toi. Ne fais rien pendant deux jours. Garuwashi ignore à quel point la situation est difficile dans la cité. Il ne tardera pas à négocier. Térah Graesin recouvrait déjà son aplomb. — Il a refusé de le faire lorsque je le lui ai proposé. Il a juré qu’il ne traiterait jamais avec une femme. L’attitude du Ceuran étonna Kylar. Pourquoi Garuwashi ne voulait-il pas entamer de pourparlers ? — Dans ce cas, il négociera avec Gyre. Les yeux de Térah brillèrent de colère. — Gyre ? Vous êtes la créature de Logan ? C’est vous qui êtes venu à notre secours dans les jardins quand les Khalidoriens ont envahi le château ! Lui seul comptait. Vous l’avez sauvé, n’est-ce pas ? Vous l’avez sauvé et, maintenant, vous voulez qu’il ait toute la gloire. J’ai fait de terribles sacrifices pour arriver où j’en suis et vous voulez que je le laisse remporter la partie ? Je préférerais mourir ! (Elle se leva avec arrogance et attrapa sa robe sur une chaise.) Et maintenant, je vous suggère de… Kylar fut sur elle en une fraction de seconde. Il la jeta sur le lit avant même qu’elle pense à crier. Il l’enfourcha, lui assena un coup de poing au plexus et plaqua une main sur son visage tandis que les poumons de la jeune femme se vidaient. Il attrapa une épingle à cheveux sur la table de nuit et l’enfonça dans le bras de Térah. Il la laissa reprendre son souffle, puis fit couler le ka’kari dans sa bouche pour l’empêcher de hurler. Incapable de se transformer en cri de terreur, l’air jaillit par le nez et projeta des filets de morve sur la main de Kylar. L’Ange de la Nuit fit aller et venir l’épingle dans la chair du bras, puis il en attrapa une autre. Térah rua et se débattit de toutes ses forces. Elle essaya de crier par le nez et Kylar lui boucha les narines avec le ka’kari. La reine avait les yeux exorbités et les veines de son cou saillaient tandis qu’elle s’efforçait en vain de respirer. Ses bras s’agitèrent, mais Kylar les immobilisa avec ses genoux. Il approcha la deuxième épingle du visage de la jeune femme et posa la pointe sur son front. Térah se figea et seule sa gorge continua à se contracter. Kylar fit glisser la pointe entre les yeux, puis sur la peau fragile d’une paupière. Pendant un instant, il se demanda comment Élène réagirait si elle le voyait en ce moment. La terreur de la reine l’écœurait, mais son masque affichait toujours un sourire cruel. Il écarta l’épingle de la paupière pour que Térah contemple le Jugement. — Ainsi donc, tu préférerais mourir ? En es-tu bien sûre ? Chapitre 24 L e Séraphin d’Albâtre grossissait au fur et à mesure que la barque approchait et ce spectacle n’était pas de nature à calmer Élène. Si elle avait bien interprété le message de Vi – elle avait l’impression de l’avoir lu des siècles plus tôt –, la pisse-culotte avait accompli le rituel nuptial waeddrynien avec Kylar. Elle ne lui avait pas demandé son avis et elle s’était servie des anneaux destinés à Élène. La jeune femme n’avait pas éprouvé une telle rage depuis des années. Elle savait que sa réaction était néfaste. Elle savait que sa fureur allait la dévorer. Quelques semaines plus tôt, elle avait tué un homme, mais elle n’avait pas ressenti autant de haine. Élène savait qu’elle trahissait les principes sacrés de son Dieu, qu’elle s’accrochait à son ressentiment, qu’elle s’écartait du droit chemin. Pourtant, elle se sentait invincible lorsqu’elle détestait cette femme qui lui avait volé ce qu’elle avait de plus cher. Vi méritait sa haine. La barque accosta à un quai protégé de la pluie par un auvent magique et le batelier indiqua une ligne d’attente à sa passagère. Élène se joignit à une vingtaine de personnes, dont une majorité de femmes, venues présenter une requête au Chantry. Une heure plus tard, elle arriva devant une sœur. Elle lui donna son nom et expliqua qu’elle voulait rencontrer Vi. La sœur avait reçu des instructions concernant la pisse-culotte. Elle glissa quelques mots à une Tyro qui partit en courant. Une maja d’un certain âge arriva quelques instants plus tard. Elle avait la peau flasque et les vêtements trop lâches d’une femme qui a perdu beaucoup de poids en très peu de temps. — Bonjour Élène, je suis sœur Ariel. Veuillez me suivre. — Où voulez-vous m’emmener ? — Voir Uly et Vi. C’est bien pour cela que vous êtes venue, n’est-ce pas ? Sœur Ariel lui tourna le dos et s’éloigna sans attendre de réponse. Après un long chemin, les deux femmes s’arrêtèrent dans une salle d’hôpital qui longeait le pourtour d’un étage. La plupart des lits étaient inoccupés, mais des sœurs avec une ceinture de tissu vert allaient et venaient comme si elles étaient très occupées. Elles effleuraient parfois un mur qui devenait alors transparent et laissait entrer la lumière diffuse du matin. — Est-ce qu’Uly est malade ? demanda Élène. Sœur Ariel ne répondit pas. Elle continua son chemin et passa devant des dizaines de lits. Certaines patientes avaient un bras ou une jambe bandés de gaze ; ici, une maja très âgée dormait ; mais la plupart des femmes alitées ne semblaient pas souffrir de problèmes physiques. Élène supposa que les blessures magiques ne marquaient pas forcément la chair. Ariel s’arrêta enfin devant un lit, mais la personne qui était allongée dessus n’était pas Uly. C’était Vi. Élène eut l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Elle avait entraperçu la pisse-culotte à Torras Bend et elle avait cru qu’elle ne l’avait jamais rencontrée auparavant. Elle s’était trompée. Vi avait participé à la fête des Jadwin le soir de l’assassinat du prince. Elle avait alors les cheveux blonds et elle portait une robe rouge indécente. Élène se rappela avec précision le tourbillon d’émotions qu’elle avait éprouvé en la voyant : le choc à l’idée qu’on puisse s’exhiber dans un vêtement si déshabillé, de la désapprobation, de la fascination. Élène – comme tout le reste des invités – avait été incapable de quitter cette femme des yeux. Puis, toujours sous le coup de l’indignation, elle avait ressenti de la jalousie. Un malaise lancinant avait tiraillé son ventre tandis qu’elle mesurait son insignifiance face à tant de beauté. Élène avait compris avec regret qu’elle n’attirerait jamais autant de regards. Elle ne porterait jamais une telle robe, même si elle en avait l’occasion, mais elle aurait néanmoins voulu le faire, juste pendant quelques instants. La femme qu’elle avait admirée ce soir-là était devant elle. Elle n’avait plus de perruque blonde, mais – dans la mesure du possible – elle était encore plus ravissante avec sa chevelure rousse éclatante. Élène approcha du lit et aperçut l’autre oreille de Vi. Un anneau en mithril et en or y était accroché. Il scintillait dans la lumière du matin qui traversait les murs. C’était un des deux bijoux qu’Élène avait montrés à Kylar. Une chape de plomb noya soudain le maelström de ses émotions. Cette femme était sa rivale ? C’était cette… créature qui avait accompli la cérémonie de l’anneau avec Kylar ? Pas étonnant qu’il l’ait choisie pour l’aider. Quel homme aurait résisté à tant de charmes ? Sœur Ariel se glissa près d’Élène sans que la jeune femme le remarque. Elle parla dans un murmure : — Quand elle dort, je me rends compte à quel point Viridiana aurait pu être belle. Élène tourna la tête vers la sœur. Parce qu’elle pourrait être encore plus belle ? — Elle est fragile et malade. Elle a été maltraitée toute sa vie et elle a dû se forger une carapace d’indifférence pour survivre. Son caractère est aussi infâme que son corps est magnifique. Vous verrez, quand elle se réveillera. C’est une tragédie à elle seule. Ce qu’on lui a enseigné suffirait à briser n’importe quel être doté d’une âme. Vous savez ce qu’a traversé Kylar. Vi a connu pis : elle n’a pas seulement appris un métier répugnant, elle l’a appris sous la tutelle de Hu Gibbet – qui en a profité pour lui apprendre autre chose alors qu’elle était encore une enfant. Je suis vieille et grosse, mais quand je la vois dormir, je suis quand même jalouse. J’oublie que sa beauté ne lui a rien apporté de bon. (Elle s’interrompit, comme si une pensée venait de lui traverser l’esprit.) En fait, la seule personne qui l’ait soutenue, ce fut Jarl, son seul ami, hommes et femmes confondus. Et le Roi-dieu lui a lancé un sort de contrainte pour qu’elle le tue. Élène ne voulut pas en entendre davantage. — Pourquoi est-elle ici ? Est-ce qu’elle est malade ? Sœur Ariel soupira. — Notre initiation n’exige pas seulement des aptitudes, mais aussi de la concentration. Vi a des prédispositions hors du commun. Elle a le Don et elle est magnifique. Je craignais – et je crains toujours – que l’apprentissage lui soit nocif. Pour apprendre notre art, il faut de la patience et de l’humilité. Or les femmes avec un Don très développé ne possèdent généralement aucune de ces deux qualités. J’ai précipité l’initiation de Vi et, ce faisant, je l’ai presque condamnée à mort. Après ce qu’elle a fait et ce qu’elle a vécu au cours des dernières semaines, elle n’était plus capable de se concentrer. Elle avait à peine envie de vivre. (Elle haussa les épaules.) Élène, je sais que Vi vous a fait beaucoup de mal. Ces anneaux nuptiaux sont anciens. Je les étudie pour découvrir s’il est possible de briser le lien qu’ils ont créé, mais je n’ai pas beaucoup d’espoir. Je sais – Vi me l’a avoué – qu’elle a passé l’anneau à Kylar pendant qu’il était inconscient. Les autres sœurs ne sont pas au courant. Notre ordre considère cet acte comme un des pires crimes qui soient. Vi l’a fait pour sauver un pays et pour sauver Kylar, cependant elle mérite sans doute de subir votre vengeance, quelle qu’elle soit. Si vous voulez lui parler, vous devriez réussir à la réveiller. Si vous séjournez au Chantry, nous vous donnerons une chambre. Si vous souhaitez parler à Uly, elle terminera ses leçons du matin dans deux heures. Si vous avez besoin de moi, je serai dans mes appartements. Demandez à une Tyro – une jeune femme en blanc – et elle vous conduira où vous voudrez. Sœur Ariel partit en laissant Élène avec Vi. La jeune femme regarda autour d’elle tandis qu’Ariel s’éloignait. Il n’y avait plus personne. Elle toucha la dague accrochée à sa ceinture. Elle pouvait tuer la pisse-culotte et s’enfuir. Elle avait déjà tué. Elle savait désormais comment faire. Elle ferma les yeux et contracta les paupières. Dieu, je ne peux pas faire cela. Après un long moment, elle respira et s’efforça de se calmer. Elle décontracta les muscles de ses mâchoires et ouvrit les yeux. Vi était toujours étendue devant elle, belle, élégante, paisible. Au lieu de la voir comme la femme aperçue à la fête des Jadwin – une créature qui attirait le stupre et la jalousie comme un aimant –, Élène essaya de l’imaginer enfant. Vi avait été une ravissante petite fille du Dédale, tout comme Élène. Ni l’une ni l’autre n’en étaient sorties indemnes. Élène la regarda et choisit de la voir sous les traits de cette ravissante petite fille aux cheveux roux qui avait dû être si joyeuse avant que le Dédale la brise. Elle n’a jamais eu d’ami. Élène aurait été incapable de dire si cette pensée était la sienne ou s’il s’agissait d’un message de Dieu. Elle comprit cependant ce qu’il attendait d’elle. Elle inspira un grand coup. Elle était incapable de bouger. C’est trop difficile, Seigneur. Je n’en ai pas le courage. Pas après ce qu’elle a fait. Je veux la détester. Je veux sentir la force que me procure cette haine. Je veux qu’elle paie. Elle argumenta, tempêta et affirma qu’elle était en droit de faire souffrir cette femme. Dieu la laissa parler sans dire un mot. Pourtant, elle sentit Sa présence pendant qu’elle plaidait sa cause. Quand elle termina, Il était toujours là. Élène comprit qu’elle devait choisir entre obéissance et désobéissance. Elle inspira un grand coup, tira une chaise au bord du lit, s’assit et attendit que Vi se réveille. Au pied de l’escalier, sœur Ariel observait Élène à travers l’entrebâillement de la porte. Elle respira et eut l’impression d’être en apnée pendant cinq minutes. Elle libéra son Don et ferma le battant sans un bruit. Elle venait de remporter un pari de plus. Elle espéra que sa chance ne l’abandonnerait pas trop vite. Chapitre 25 S olon attendit deux heures en compagnie du capitaine du port, passablement inquiet, avant que le mikaidon vienne le chercher. Le mikaidon était un fonctionnaire chargé de la sécurité publique. Son rôle était de faire respecter la loi à Hokkai. Il possédait donc un pouvoir politique non négligeable, car il était la seule personne capable d’enquêter sur les activités d’un noble et d’ordonner la fouille de sa demeure. Solon le reconnut. — Oshobi ! On dirait que tu as fait une belle carrière. Oshobi laissa échapper un grognement. — Ainsi donc, c’est bien toi. Il portait les insignes de sa charge comme une armure et non pas comme une décoration. Âgé d’une trentaine d’années, c’était un homme musclé et imposant. Son casque à plume était ouvert, bien entendu, et on apercevait les anneaux d’électrum du clan Takeda qui encadraient son œil droit ; six chaînettes les reliaient à l’oreille gauche en passant sur sa nuque. Les poissons ornant le casque étaient dorés, tout comme son galerus, la protection en cuir et en métal couvrant son bras droit. Son trident était aussi grand que lui. Accroché aux pointes qui hérissaient ses épaulières, un filet traînait derrière lui comme une cape ; en général, il était lesté par des poids afin de s’ouvrir lorsqu’on le lançait. Celui d’Oshobi était lesté avec de petites dagues. Un guerrier expérimenté pouvait l’utiliser comme un bouclier ou comme un fléau. En examinant les nombreuses cicatrices qui zébraient le torse et les muscles ondulants du mikaidon, Solon songea que cet homme savait se battre. Oshobi avait grandi en faisant honneur à son nom. Oshobi signifiait « grand chat » ou « tygre ». Solon se souvint que les garçons plus âgés l’avaient baptisé « chaton ». C’était difficile à imaginer lorsqu’on le voyait aujourd’hui. — Je sollicite l’honneur d’un entretien avec l’impératrice Wariyamo, déclara Solon. Il avait exprimé sa demande avec prudence, reconnaissant le statut de Kaede sans mettre le sien en avant. — Tu es en état d’arrestation, répliqua Oshobi. Il dégagea aussitôt le filet des pointes de ses épaulières. Selon toute apparence, il n’attendait qu’une excuse pour s’en servir. Cet homme était un crétin. Il se tenait devant un mage et il aurait dû s’en souvenir. Il fallait cependant reconnaître que Solon ne correspondait pas vraiment à l’image qu’on se faisait d’un adepte de la magie. Après avoir passé dix années au service du duc Régnus Gyre, il ressemblait à un guerrier endurci et couvert de cicatrices, un guerrier avec les racines de cheveux d’un blanc surnaturel. — De quoi suis-je accusé ? J’ai certains droits, mikaidon. Peut-être pas en tant que prince (il effleura sa joue qui n’avait jamais porté d’anneaux claniques), mais au moins en tant que noble. Il sentit son cœur se serrer. Kaede était donc furieuse contre lui. Devait-il s’en étonner ? — Ton frère a renoncé aux prérogatives des Tofusin. Tu peux me suivre de ton plein gré ou je peux te traîner derrière moi. Pourquoi Sijuron a-t-il fait cela ? Solon n’était pas retourné à Seth pendant le règne de son frère. Il suivait l’enseignement de différentes écoles de magie à l’étranger. Puis les prophéties de Dorian l’avaient envoyé à Cénaria et Sijuron Tofusin était mort. Solon n’avait jamais été très proche de son frère – qui avait dix ans de plus que lui –, mais il se souvenait de lui comme d’un homme agréable. Oshobi ne semblait pas partager son point de vue. — J’ai du mal à y croire, Oshobi. Le mikaidon voulut frapper Solon au visage avec l’extrémité du manche de son trident. Le mage bloqua le coup d’un geste précis et observa Oshobi avec mépris. — Je vais te suivre. Son cœur pesait de plus en plus lourd. Pendant le règne de Sijuron, Solon sillonnait Midcyru en compagnie de Dorian et de Feir pour retrouver Curoch. Plus tard, il avait changé de nom et était parti à Cénaria pour satisfaire à une prophétie de Dorian. Il n’en avait rien dit à ses compatriotes et, aujourd’hui, ce silence semblait suspect. Solon ne savait pas vraiment ce qui s’était passé à Seth pendant son absence. Pour garder son identité secrète, il s’était tenu à l’écart de ses concitoyens et lorsqu’il en croisait, ils l’évitaient en pensant avoir affaire à un exilé, car il ne portait pas d’anneaux claniques. Il apprenait parfois quelque chose d’un voyageur ou d’un marin étranger, mais ces nouvelles étaient très vagues. Selon toute apparence, les Séthis refusaient que le monde extérieur se mêle de leurs affaires. Tandis qu’il approchait du château, Solon savoura les odeurs et les images de son pays natal. Il se détendit un peu. Seth lui faisait l’effet d’un baume apaisant. Il avait oublié à quel point les collines rouges d’Agrigolay lui avaient manqué. Tandis que l’imposant chariot du mikaidon roulait sur les pavés en direction du palais impérial, Solon regarda vers l’ouest. Dans la plupart des cités, la route menant à la résidence du chef d’État était bordée d’immeubles, de boutiques et de maisons. À Seth, il y avait seulement des bâtiments sur le côté est de la voie Impériale. À l’ouest, les collines étaient couvertes de vignes plusieurs fois centenaires qui s’étendaient à perte de vue dans des alignements parfaits. De lourdes grappes pendaient aux pampres et des hommes vérifiaient leur maturité. La récolte était pour bientôt. Les nobles de nombreux royaumes fournissaient chaque été une certaine quantité de soldats pour entretenir les armées royales. À Seth, pendant l’automne, tous les bras disponibles étaient réquisitionnés pour les vendanges. Solon apercevait déjà d’énormes paniers empilés aux extrémités des rangées de ceps. Il n’y avait pas besoin de remparts pour protéger le raisin. Les vignes étaient la fierté et la raison d’être des Séthis. Ils étaient prêts à les défendre au péril de leur vie. Le vol de plusieurs boutures avait provoqué une guerre entre Seth et Ladesh. L’Empire avait perdu six navires, mais c’était sans importance : le cargo ladéshien transportant les provins avait finalement été coulé avec son escorte et toute concurrence avait été évitée. Ladesh avait le monopole de la soie, mais les personnes qui aimaient les grands crus achetaient des vins séthis. Pour Solon, comme pour la plupart de ses compatriotes, les vignes n’étaient pas seulement belles, elles avaient une signification plus vaste. La mise en terre, les greffes, la taille, la fumure et l’attente… Chaque Séthi sentait ce cycle jusqu’au plus profond de son être. Le véhicule franchit la dernière colline et Solon aperçut le château de Blanchefalaise pour la première fois depuis douze ans. Il était en marbre blanc, un souvenir de l’immense richesse de l’Empire à son apogée. Il n’y avait pas de carrières sur l’île et on avait importé les matériaux de l’autre côté de l’océan à grands frais. Chaque fois qu’il voyait le château, Solon songeait avec stupéfaction à la fortune qu’il avait coûté. Il avait presque honte de la prodigalité de ses ancêtres. Les dépendances, les forges, les casernes, les bâtiments des domestiques, les granges, les chenils, les greniers à grain et les entrepôts du domaine impérial étaient disposés contre les remparts de granit, au pied de la colline. Le sommet tout entier était réservé au château. Un large escalier menait de la première terrasse au hall extérieur. Celui-ci était couvert par un toit majestueux en marbre, en onyx et en verre coloré ; il était soutenu par de gigantesques piliers de marbre veiné, mais n’était encadré par aucun mur, ce qui le laissait curieusement exposé au vent et aux rafales de pluie. Oshobi s’arrêta au pied de l’escalier. — Tu préfères la manière forte ou la manière douce ? — Je suis ici pour résoudre certains problèmes, pas pour en créer de nouveaux, répondit Solon. — Il est trop tard pour cela. Tu vas attendre au premier étage. Solon hocha la tête. Les nobles demandant audience patientaient au deuxième étage et si son rang avait été respecté, Solon aurait dû être conduit au troisième. C’était tout de même mieux qu’un cul-de-basse-fosse et cela laisserait à Kaede le temps de réfléchir à ce qu’elle allait faire de lui. Le mage et le mikaidon montèrent l’escalier sans attirer les regards. Il n’était pas rare qu’Oshobi se rende au palais et Solon ressemblait à un étranger avec ses vêtements cénariens. En outre, les vendanges étaient proches et tout le monde était très occupé. Les Yeux-du-ciel avaient participé à la construction du hall extérieur et les vitraux baignaient l’endroit dans une lumière violette – une couleur de saison. Ils représentaient des scènes de récolte et de pressage, des femmes dansaient dans des cuves en soulevant leurs jupes un peu plus haut que nécessaire tandis que des hommes les encourageaient en applaudissant. Un peu plus loin, Solon aperçut des batailles, des navires, des parties de pêche, de grands bals, des festivals en l’honneur de Daenysos. Certains panneaux étaient plus brillants que d’autres. Solon se rappela que, dans son enfance, une tempête de grêle – un phénomène très rare à Seth – avait brisé des dizaines d’entre eux. Son père avait maudit ses ancêtres en affirmant qu’il fallait être fou pour tapisser un plafond de verre. Il avait cependant fait remplacer les vitraux brisés à grands frais, car on ne laissait pas l’entrée de sa maison tomber en ruine. Oshobi et Solon franchirent les grandes portes en chêne noir et entrèrent dans le vestibule. Deux escaliers blancs étaient disposés de part et d’autre de la pièce, un tapis couleur pourpre impérial menait vers l’intérieur du château, des statues en or et en marbre s’alignaient sur les côtés. Les deux hommes passèrent entre les escaliers et se dirigèrent vers une porte de dimensions modestes. Un vieillard – Solon n’avait jamais vu une personne si âgée et si petite – avança vers Oshobi. Il s’arrêta soudain et regarda Solon en écarquillant les yeux. C’était le vieux chambellan wariyamien, un esclave qui avait choisi de rester au service de la famille plutôt que de recouvrer sa liberté le jour de la septième année. Il avait reconnu Solon. Le vieil homme se ressaisit au bout d’un petit moment et chuchota quelque chose à l’oreille d’Oshobi. Le mikaidon fit demi-tour et se dirigea vers le grand hall en faisant signe à Solon de le suivre. Ils traversèrent le grand hall orné de motifs géométriques et d’étoiles – tous dessinés avec des épées et des lances. Il s’agissait d’un message destiné aux émissaires étrangers : nous avons tant d’armes que nous nous en servons pour décorer nos demeures. Solon estima néanmoins que, contrairement aux vitraux, cet investissement était justifiable. Il n’y avait personne à l’exception des deux soldats qui encadraient une porte à l’autre extrémité de la salle. Ils étaient trop jeunes pour reconnaître Solon. Ils ouvrirent les battants de manière qu’Oshobi n’ait pas à attendre. Le mikaidon passa devant le grand trône où s’étaient assis le père et le frère de Solon, puis continua son chemin en direction de la cour intérieure. De nouvelles portes s’ouvrirent et les deux hommes arrivèrent au pied d’un escalier encadré de lions. Ils grimpèrent vingt et une marches et Solon sentit sa gorge se serrer. Ce fut à ce moment qu’elle apparut devant lui. Kaede Wariyamo avait des cheveux noirs et une peau olivâtre splendide ; ses yeux étaient brun sombre, sa bouche large et charnue, son cou élancé, son nez impérial. Comme les vendanges étaient proches, ses cheveux formaient une unique tresse ; la jeune femme ne portait qu’un simple nagika en coton. Le nagika était une robe qui se nouait sur l’épaule et qui ne couvrait qu’un sein ; le tissu se tendait sur la hanche opposée et descendait sous les chevilles. Solon avait souvent expliqué à des étrangers que, pour les hommes de son pays, les seins n’avaient rien d’excitant ou de particulièrement joli. Ils n’avaient aucune connotation érotique. Un Séthi pouvait parler de la poitrine d’une femme comme un Cénarien aurait parlé de ses yeux. Pourtant, après dix années passées à Midcyru, le mage sentit son cœur accélérer lorsqu’il vit la femme qu’il avait aimée – et qu’il aimait toujours – dans un vêtement si sensuel. Kaede avait vingt-huit ans et son visage ne ressemblait plus à celui de la jeune fille innocente que Solon avait connue. Un simple regard permettait de deviner l’étendue de son intelligence et la volonté farouche qu’elle gardait jadis enfouie au fond d’elle-même. Les trous des anneaux claniques qui avaient orné sa joue gauche s’étaient refermés depuis longtemps, mais ils avaient laissé de petites cicatrices. Ces marques montraient à tous que Kaede n’était pas née impératrice. Solon la trouva plus belle que jamais. Il se rappela le jour où il avait quitté Seth pour aller suivre l’enseignement des mages. Ce jour-là, il avait embrassé ce cou gracile et caressé ces seins. Il se souvenait encore du parfum de ses cheveux. Cela s’était passé dans cette même pièce. Ils avaient pensé que personne ne les y trouverait. Solon s’était souvent demandé jusqu’où Kaede lui aurait permis d’aller. Aurait-elle accepté qu’il… Il ne le saurait jamais. La mère de la jeune fille. Daune Wariyamo, les avait surpris et était entrée dans une colère noire. Elle l’avait abreuvé d’injures – au point que Solon l’aurait fait expulser du palais s’il avait été un peu plus sûr de lui. Elle n’avait pas épargné sa fille et il n’avait pas eu le courage de la défendre. Sa propre honte l’avait empêché de protéger Kaede, plus jeune et plus vulnérable que lui. Ce regret était le premier d’une longue liste en ce qui concernait Kaede. — Oh ! Kaede ! dit-il enfin. Ta beauté éclipse celle des étoiles. Pourquoi ne m’as-tu jamais écrit ? Dans les yeux de la jeune femme, une lueur de tendresse se transforma en flèche de glace. Elle gifla Solon avec violence. — Gardes ! Emmenez ce chien au donjon ! Chapitre 26 L orsque Kylar regagna la grande place, des hommes se rassemblaient devant les portes sud de la ville. Les messagers de la reine n’arriveraient que dans quelques minutes pour annoncer l’annulation de l’attaque. Kylar en était presque sûr. Durzo lui avait appris que, quand on avait affaire à des êtres humains, il ne fallait jamais s’attendre à des réactions logiques ou cohérentes. Le jeune homme sortit de la ville : sa mission n’était pas terminée. Les Sa’ceurais dormaient, mais Kylar savait qu’une attaque à l’aube ne les aurait pas pris par surprise. Les guerriers ceurans étaient capables de faire la grasse matinée, de massacrer quelques centaines de Cénariens et d’avoir encore le temps de prendre leur petit déjeuner. La pluie avait cessé et Kylar arriva bientôt devant la tente de Lantano Garuwashi. Le chef de guerre dormait sur une simple natte déroulée dans un coin. Le jeune homme s’arrêta près d’une table couverte de cartes. Il n’en avait jamais vu de si détaillées. Plusieurs représentaient les environs et portaient des annotations indiquant l’altitude de certains endroits et l’état des routes. Une autre, très précise, détaillait l’archipel des Contrebandiers. Sur plusieurs plans de la ville, des rectangles de trois couleurs différentes – à quoi pouvaient-elles correspondre ? – étaient posés sur divers objectifs. Des pions ornés de bannières de régiments représentaient les unités déployées à l’intérieur et à l’extérieur de la cité – y compris celles des Lapins, pourtant nouvellement formées. Des espions ceurans s’étaient infiltrés dans la ville et avaient rapporté des informations cruciales à Garuwashi. Plusieurs cartes étaient à l’échelle du pays, on y avait porté des données et des inconnues. Garuwashi ignorait qui tenait le fort de Vents Hurlants, au nord, et quels étaient les effectifs des Lae’knaughtiens, au sud-est. Sur la dernière carte, une série de pions prédisaient la fin de Cénaria. Plusieurs pièces représentaient les troupes de Logan – un peu surestimées – et, juste derrière, les renforts ceurans. Je ne suis pas un stratège. Je ne suis qu’un assassin – et un idiot. Kylar s’était contenté de regarder autour de lui et il avait cru en savoir davantage que les généraux de la cité. Lantano Garuwashi s’était précipité aux portes de Cénaria sans chevaux ni ravitaillement, mais il avait ordonné à une caravane de le rejoindre aussi vite que possible. Les renforts n’étaient qu’à quelques jours, juste derrière l’armée de Logan qui ne soupçonnait rien. Sur les ordres de Garuwashi, un détachement de guerriers avait contourné les troupes du jeune homme et rejoint la caravane pour l’escorter. Parmi les documents, il y avait des projets visant à louer les services de pirates pour qu’ils empêchent les contrebandiers de ravitailler Cénaria ; d’autres proposaient de fomenter des émeutes dans le Dédale. Les Ceurans avaient déjà entrepris des négociations avec le Sa’kagué, car ils savaient que la pègre connaissait des chemins pour pénétrer à l’intérieur de la cité. Pour le moment, les pourparlers n’étaient guère encourageants, mais les généraux ceurans estimaient que le Sa’kagué se montrerait plus docile lorsque la caravane de ravitaillement arriverait et que les Cénariens affamés verraient leurs adversaires ripailler sous leurs murailles. Plus Kylar étudiait les documents, plus son malaise grandissait. Les chefs du Sa’kagué finiraient par collaborer avec les Ceurans, bien entendu. Ils avaient refusé de soutenir les Khalidoriens parce que ceux-ci voulaient anéantir Cénaria, mais trahir une reine que personne n’aimait au profit d’un homme raisonnable qui ne se mêlerait pas des affaires de la pègre… Mamma K comprendrait la situation dès l’arrivée de la caravane. Elle ferait de son mieux pour limiter le bain de sang, mais quelle était la solution la plus acceptable : des milliers de Lapins mourant de faim dans le Dédale ou une centaine de nobles décapités ? Les tunnels des contrebandiers grouilleraient bientôt de Sa’ceurais. — Ange de la Nuit, dit Lantano Garuwashi en guise de salut. Le Ceuran se leva. Kylar était pourtant certain d’être invisible. Comment le Sa’ceurai l’avait-il repéré ? Il regarda alors les papiers qu’il tenait : ils semblaient flotter dans l’air. Le jeune homme se débarrassa de son manteau d’invisibilité. — Bonjour, chef de guerre. Lantano Garuwashi était un des rares hommes qui paraissaient plus dangereux à moitié nus qu’en armure. Il n’avait pas un gramme de graisse en trop. La plupart des guerriers rapides étaient minces et sveltes comme Kylar, mais le Ceuran avait un torse de forgeron et ses muscles saillants se dessinaient avec précision. Quelques cicatrices ornaient ses bras, sa poitrine et son ventre, mais les blessures avaient été superficielles et n’avaient provoqué aucun dommage susceptible de handicaper le guerrier. Au cours de ses combats, cet homme n’avait commis que quelques erreurs sans importance. Garuwashi secoua la tête comme s’il chassait les dernières brumes du sommeil, mais Kylar songea que ce geste était sans doute prémédité : les anneaux fixés au bout de la soixantaine de mèches accrochées à ses cheveux s’entrechoquèrent comme des billes dans un récipient. Le Ceuran esquissa un sourire sans joie en regardant Kylar. — Je t’attendais, dit-il. Le jeune homme n’en crut pas ses oreilles, mais il comprit que le guerrier ne mentait pas : pour quelle autre raison aurait-il été réveillé par un bruissement de papier à plusieurs mètres de distance ? — Si vous m’attendiez vraiment, il y aurait cinquante Sa’ceurais en train de cerner cette tente. — J’ai su que tu allais venir quand une sentinelle m’a rapporté que quelqu’un avait attaché les cordons de ses jambières ensemble. Kylar ouvrit la bouche, sidéré. — Elle est venue le signaler d’elle-même ? Garuwashi sourit, très content de lui. Kylar essaya d’y voir de la morgue, mais ce n’était que l’expression d’une joie contagieuse. — Je lui ai infligé une petite punition et je l’ai récompensée avec générosité – comme elle s’y attendait. — Espèce de… Pourquoi faut-il que je me mange une baffe dès que je suis sûr de quelque chose ? — Il y a peut-être une leçon à en tirer ? Kylar ignora la remarque du ka’kari. — Si vous m’attendiez… tout ceci est donc un ramassis de conneries. (Il laissa tomber les documents sur la table.) Il n’y a pas de caravane de ravitaillement. Le sourire de Garuwashi disparut. — Bien sûr que si, dit-il. Elle sera bientôt ici. Si tu ne me crois pas, attends deux jours. Comment ces rapports auraient-ils pu être écrits entre le moment où tu t’es amusé avec la sentinelle et maintenant ? Cela aurait demandé un peu trop d’efforts, tu ne crois pas ? Et je serais idiot de te révéler que ce sont des faux en te disant que je t’attendais. Kylar cligna des yeux. — À quoi jouez-vous, alors ? Garuwashi entreprit de s’habiller. — Oh ! nous jouons franc-jeu ? — On gagnerait sans doute du temps. Garuwashi hésita. — Soit ! Je vais devenir roi, Ange de la Nuit. — Vous voulez devenir Haut Roi ? demanda Kylar. Le Sa’ceurai eut l’air étonné. — Ce titre a une signification particulière pour toi ? Kylar maudit sa bêtise. — C’est juste une rumeur que j’ai entendue. — Pourquoi voudrais-je devenir Haut Roi ? Cénaria et Ceura sont de petits pays frontaliers. Je n’ai pas besoin de nommer des vice-rois qui finiraient par convoiter mon trône. (Il réfuta cette idée d’un geste et noua une fine tunique de soie autour de sa taille.) L’année prochaine, je serai roi de Ceura. J’ai une solide réputation qui sert la plupart de mes objectifs, mais à Aenu, notre capitale, les nobles décadents me considèrent comme un barbare. « C’est un général habile, certes, mais comment un boucher pourrait-il devenir roi ? » Voilà comment ils dénigrent un homme trop talentueux. Il me serait donc utile de prendre cette ville sans effusion de sang. Nous savons tous les deux que je peux m’emparer de Cénaria. Je t’ai laissé examiner assez de documents et de cartes pour que tu t’en rendes compte, non ? — Que voulez-vous ? — Une reddition. Une reddition inconditionnelle. Je te donne ma parole que je ferai preuve de miséricorde. Nous partirons au printemps pour aller réclamer le trône de Ceura. Une fois que je m’en serai emparé, je rendrai ce pays à sa reine. Kylar ne put retenir un rictus agacé. Garuwashi le remarqua. — Tu préférerais que le duc Gyre monte sur le trône ? C’est d’accord. Je rendrai même la moitié du trésor royal. En outre, mes hommes passeront l’hiver à traquer les membres du Sa’kagué. Tu ne crois pas que ce seul nettoyage justifie amplement le gîte et le couvert de mon armée pendant quelques mois ? Est-ce que ça ne mérite pas la moitié du trésor royal ? — Surtout que ledit trésor est vide. Kylar comprit alors que Lantano Garuwashi savait très bien que les Khalidoriens s’étaient emparés des richesses de Cénaria. Il voulait juste ménager la fierté de la reine : vous voulez la moitié de rien ? Voici la moitié de rien ! De plus, les Ceurans loueraient sa générosité en apprenant qu’il avait restitué une partie du trésor royal, même si cette partie ne représentait qu’une somme ridicule. — Vous croyez que les Cénariens vous feront confiance ? Vous allez faire vos propositions à des gens qui ont subi le joug du pire tyran qui ait jamais existé. — C’est un problème, reconnut Garuwashi. (Il haussa les épaules.) Nous pouvons agir comme bon te semblera. Mais si mes hommes paient la prise de cette ville avec leur sang, ils feront couler celui de tes compatriotes. Porte ces documents à la reine. Je vous laisse quelques jours pour vérifier si je mens ou non. Au fait, l’attaque prévue pour ce matin n’est pas une bonne idée. Envoyez vos Lapins contre mes seigneurs de l’épée et je serai maître de Cénaria avant la nuit. Kylar fit un geste désinvolte. — Elle a été annulée. C’était un plan idiot. — Tu as donc un grand pouvoir politique. Je me posais la question. Ce n’était qu’une simple remarque, mais elle frappa Kylar comme un coup de poing. Comment en suis-je arrivé là ? Il négociait sans vergogne la vie de dizaines de milliers de personnes et le destin d’un pays. Comment Logan prendrait-il son alliance avec Garuwashi ? Kylar pouvait respecter son serment à la lettre et tout le monde serait gagnant à l’exception de Térah Graesin. Le jeune homme n’aurait même pas à la tuer : le Sa’ceurai s’en chargerait à sa place. Garuwashi était un homme honorable, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il était charitable. Dans la culture ceurane, la quête du pouvoir n’avait rien de honteux. Il ferait preuve de miséricorde, mais quel sens attachait-il à ce mot ? Pour le savoir, il aurait fallu apprendre à connaître le chef de guerre et Kylar n’en avait pas le temps. Les nobles ceurans le considéraient comme un boucher ? Et s’ils avaient raison ? Mais à Cénaria, il n’y avait pas que des vies humaines en jeu. Après avoir tué Garoth Ursuul, Kylar ne s’était pas attardé dans la cité, mais il avait remarqué que ses habitants se remémoraient avec fierté les événements de Nocta Hemata. La ville avait été rasée, mais un avenir encourageant pouvait jaillir de ses cendres. Les Cénariens étaient-ils capables de se dépasser comme ils l’avaient fait pendant Nocta Hemata et au cours de la bataille du Bosquet de Pavvil, alors que tout les accablait ? Ou bien étaient-ils condamnés à rester les souffre-douleur de Midcyru, à subir les invasions de leurs voisins qui se retireraient, écœurés, en découvrant l’étendue de la corruption de ce royaume ingouvernable ? Il existait des Cénariens exceptionnels. Durzo Blint, Mamma K, Logan Gyre étaient les plus remarquables d’entre eux. Pouvaient-ils être les héros qu’ils seraient devenus dans un autre pays ? Caleu le Balafré pouvait-il se transformer en un grand guerrier ? Kylar le pensait, mais deux problèmes se profilaient à l’horizon de cet avenir radieux : les projets de Garuwashi et Térah Graesin. — Je crains de ne pas pouvoir vous laisser faire, dit le jeune homme. Garuwashi avait fini de s’habiller. Il glissa les pouces dans la ceinture où il accrochait généralement ses épées. Il devait s’agir d’une habitude, d’un avertissement peu subtil aux personnes qui se mettaient en travers de son chemin. Il libéra ses doigts d’un geste nonchalant. — Tu as l’intention de me tuer ? demanda-t-il. Ce ne sera pas facile de combattre un adversaire invisible, mais je crois t’avoir montré que je suis un guerrier redoutable. Kylar ignora la remarque. Il regardait la paillasse devant laquelle se tenait le chef de guerre. Un fourreau était posé dessus et, dans ce fourreau, il y avait Ceur’caelestos. Pourquoi Garuwashi ne l’avait-il pas accrochée à sa ceinture ? Comment avait-il récupéré l’épée que Kylar avait jetée dans le bois d’Ezra ? — Belle arme, dit le jeune homme. Lantano rougit. Il sourit aussitôt pour dissimuler sa gêne, mais son teint pâle le trahit. — Que diraient vos hommes s’ils découvraient que c’est une copie ? Vous avez tout intérêt à ne pas faire couler le sang. Auriez-vous aussi intérêt à ne pas dégainer votre arme ? Compte tenu des circonstances, Lantano Garuwashi maîtrisa sa rage avec efficacité. Les yeux du chef de guerre se voilèrent, mais ses muscles se détendirent. Il ne s’agissait pas d’un amollissement, mais du résultat d’un entraînement de guerrier. Kylar avait entendu dire que Garuwashi avait un jour tranché la gorge d’un adversaire avant que celui-ci ait le temps de dégainer. Il avait toujours cru qu’il s’agissait d’une légende : un homme sans le Don ne pouvait pas réagir si vite. En ce jour, il en était moins sûr. Lantano n’attaqua pas. Il se contenta de ramasser la fausse Ceur’caelestos et de la glisser à sa ceinture. Il s’efforça de prendre une mine – plus ou moins – joyeuse. — Je connais un de tes secrets, Ange de la Nuit. Tu vis sous le nom de Kylar Stern. Je suppose que tu n’aimerais pas que cela s’ébruite. C’en serait fini de tes amis et de toutes les choses que tu ne peux pas faire en étant l’Ange de la Nuit. — Rappelez-moi de remercier Feir pour vous avoir fourni cette information. Kylar se tut. Le Ceuran avait toujours un nouveau tour dans son sac. — Je serais très peiné de ne plus être Kylar Stern, mais Kylar Stern ne représente pas tout ce que je possède ni tout ce que je suis. Je pourrais toujours changer de nom. — Il est facile de prendre une nouvelle identité, reconnut Lantano. Nous autres, Ceurans, sommes bien placés pour le savoir : nous le faisons parfois pour marquer les grandes étapes de notre vie. Mais quelqu’un finit toujours par vous reconnaître, car on ne peut pas changer de… Il s’interrompit en voyant Kylar passer la main sur son visage. Il réapparut sous les traits de Durzo Blint. — Ah ! lâcha Garuwashi. Voilà qui change radicalement le problème, je suppose. — J’ai passé des années à perdre mon identité, dit Kylar. Si vous ne pouvez pas dégainer votre arme, vous ne pourrez plus commander vos guerriers malgré tout votre talent d’escrimeur. Je connais assez bien la culture de votre pays pour savoir qu’un Ceuran ne peut pas régner avec une épée en fer et qu’il n’y a pas de Sa’ceurai aceuran. Lantano Garuwashi haussa un sourcil, puis jeta un coup d’œil au fourreau glissé à sa ceinture. — Si tu souhaites reprendre notre duel là où nous l’avons laissé, dit-il, je suis prêt. Ce jour-là, Feir Cousat est entré dans le bois d’Ezra pour aller chercher mon épée. Contrairement à tous les autres, il en est ressorti – je te donne ma parole de Sa’ceurai que c’est la vérité. Il m’a rapporté Ceur’caelestos. Si tu me forces à dégainer, j’apaiserai son esprit avec ton sang. Ce n’était pas un serment à prendre à la légère, mais il avait été exprimé de manière curieuse. Garuwashi ne tenait pas à ce que Kylar le défie. — Vous ne portez rien d’autre qu’un fourreau vide surmonté d’une poignée. Dites-moi que c’est un mensonge et je sortirai de cette tente pour vous défier devant votre armée. Vos Sa’ceurais vous étriperont de leurs mains s’ils découvrent que vous avez perdu Ceur’caelestos. Les muscles de la mâchoire du Ceuran se contractèrent. Il resta silencieux pendant un long moment. — Sois maudit, dit-il enfin. (Sa détermination fondit comme neige au soleil.) Sois maudit pour avoir pris mon épée, et que Feir soit maudit pour m’avoir demandé de vivre. Il est vraiment entré dans le bois. Il a dit qu’il avait été choisi pour me fabriquer une nouvelle Ceur’caelestos. Il savait que les Sa’ceurais n’accepteraient pas la disparition de l’Épée du Ciel, alors il m’a donné cette poignée. Il a juré de revenir avant le printemps. Je l’ai cru. (Il inspira un grand coup.) Et voilà que tu veux me détruire une fois de plus. Je ne sais pas si je dois te haïr ou t’admirer, Ange de la Nuit. Je t’avais pourtant presque convaincu. Je l’ai lu sur ton visage. Tu as donc toujours un nouveau tour dans ton sac ? Kylar resta sur ses gardes. — Vous n’avez pas envie de régner sur Cénaria, n’est-ce pas ? Vous avez juste pensé que ce serait une conquête facile qui renforcerait votre légende. — Qu’est-ce qu’un chef de guerre quand il n’y a pas de guerre, Ange de la Nuit ? J’étais invincible avant de trouver Ceur’caelestos et aujourd’hui, tu veux que je perde une bataille – contre Cénaria ? Tu ne sais pas ce que c’est que de commander une armée. — Je sais ce que c’est que de tuer. Je sais ce que c’est que de faire payer aux autres les conséquences de ses propres erreurs. — Sais-tu ce que c’est que de ne pas vouloir se contenter de la maigre pitance que le destin t’a réservée ? Je crois que oui. Est-ce que tu m’imagines accroupi dans un champ, manches retroussées, et ramassant du riz à côté de mes serviteurs ? Mes mains n’ont pas été faites pour manier la houe. Tu as changé de nom pour prendre celui de Kylar Stern. Pourquoi ? Parce que tu es né avec une épée en fer, toi aussi. » Mes hommes ont besoin de nourriture, mais ils ont encore plus besoin d’une victoire. Avec ou sans moi, ils devront passer l’hiver ici. Les tunnels que nous avons élargis pour franchir les montagnes sont inondées ou gelés. Si tu révèles la vérité à mes guerriers, ils me tueront, mais ensuite ? Ils passeront leur rage sur ton peuple. Pour le bien de tous, Ange de la Nuit, ne fais pas ça. Va plutôt voir la reine pour lui demander de se rendre. Je te donne ma parole que si elle accepte, aucun Cénarien ne mourra. Nous nous contenterons de nourriture et d’un toit pour l’hiver. Je lui rendrai son trône quand nous partirons, au printemps. — Seras-tu si généreux lorsque tu seras devenu roi et que tu auras récupéré Ceur’caelestos ? Kylar secoua la tête. — C’est vous qui allez vous rendre. Les mâchoires de Garuwashi se contractèrent une fois de plus. — C’est impossible. Il faudrait que je dépose mon épée aux pieds du vainqueur ! Kylar n’avait pas pensé à cela. Ce n’était pas l’idée de se rendre qui rebutait le Ceuran, c’était le rituel de la reddition. — Dans ce cas, dit le jeune homme, il y a peut-être une troisième solution. Chapitre 27 L orsque Paerik, le demi-frère de Dorian, avait conduit son armée à Khaliras pour prendre le pouvoir, il avait négligé un point stratégique de première importance. Le général qui avait servi sous ses ordres, Talwin Naga, se tenait devant le trône et expliquait comment les barbares allaient envahir le pays dès le printemps. — Soixante mille hommes ? demanda Dorian. Comment ont-ils pu rassembler une telle armée ? — « Rassembler » n’est peut-être pas le terme qui convient, Votre Sainteté, intervint le petit Lodricarien qui accompagnait le général Naga. — Qui êtes-vous ? — Votre Sainteté, permettez-moi de vous présenter Ashaiah Vul, dit le général. Il était le Raptus Morgi de votre père. Le gardien des morts. Je pense que vous devriez écouter ce qu’il a à dire. — Je n’ai jamais entendu parler de cette charge, dit Dorian. Le sens courant de « raptus » n’était pas « gardien », mais plutôt « faucheur » ou « voleur ». Dorian sentit son estomac se contracter. — Votre père et votre grand-père avaient exigé que cette charge demeure secrète, Votre Sainteté, dit Ashaiah Vul. Il était chauve et son crâne était noueux. Il ne semblait pas avoir plus de quarante ans, mais il avait des traits tirés et de petits yeux myopes. — On se contentait de m’appeler Gardien et les Mains de votre père décourageaient les questions indiscrètes. Les Mains. C’était un autre problème. Les informateurs, les bourreaux, les espions et les gardes du Roi-dieu étaient ses milliers de Mains, mais celui ou celle qui les commandait ne s’était pas encore présenté devant Dorian. Pourtant, il était peu probable qu’Ashaiah Vul ose mentir au nouveau souverain de Khalidor. — Poursuivez, dit Dorian. — Je pense qu’il serait préférable que vous m’accompagniez, Votre Sainteté. Je vous suggère de venir sans vos gardes. Est-ce qu’il s’agit d’une première tentative d’assassinat ? Si c’était le cas, elle manquait de subtilité, mais cela rendait l’invitation difficile à refuser. Lorsque les attentats commenceraient, Dorian les réprimerait sans pitié et les comploteurs réfléchiraient alors à deux fois avant de s’en prendre à lui. — Soit. Dorian donna congé au général et fit signe aux gardes de rester dans la salle du trône. Il rencontra Jénine alors qu’il sortait dans le couloir. — Seigneur, je suis heureuse de vous voir, dit-elle. Elle garda le menton droit et les yeux sagement fermés pendant une fraction de seconde. Sa main droite effleura le sol à la mode khalidorienne et la gauche releva légèrement sa jupe tandis qu’elle exécutait une révérence cénarienne. Elle avait dû s’entraîner, car elle accomplit ce mouvement avec beaucoup de grâce. Dorian réalisa alors qu’à Khalidor il n’existait pas de convention permettant à une femme de saluer un homme en tant qu’égal. Deux Khalidoriennes de condition identique s’adressaient un signe de tête, mais elles étaient inférieures aux hommes de même rang social – et invisibles aux yeux des hommes de rangs inférieurs. En outre, toutes devaient se prosterner devant le Roi-dieu. Ce salut était une concession de la part de Jénine. Dorian sourit, ravi de cette solution intermédiaire. Il hocha la tête avec un enthousiasme dont ses prédécesseurs n’avaient jamais fait preuve. — Ma dame, tout le plaisir est mien. En quoi puis-je vous être utile ? — J’espérais passer la journée en votre compagnie. Je ne souhaite pas vous gêner, je voudrais seulement apprendre. Dorian lança un regard à Ashaiah Vul. Celui-ci avait détourné la tête, bien entendu. Il n’oserait jamais s’opposer à une décision du Roi-dieu, ni poser les yeux sur une de ses femmes. — Par malheur, je dois assister à un spectacle des plus déplaisants. Je ne pense pas qu’il soit de votre goût. Moi-même, je n’y vais que contraint et forcé. Vous devriez m’attendre dans la salle du trône. Je serai bientôt de retour. Dorian se tourna. — Je pense au contraire que je devrais vous accompagner, répliqua Jénine. Ashaiah Vul hoqueta de surprise devant tant d’audace. Le couple royal le regarda et il se remit aussitôt à examiner les dalles en rougissant. — Mille pardons, seigneur, dit Jénine. J’ai parlé sans réfléchir. Je vous prie de bien vouloir excuser mon impertinence. (Elle se mordit les lèvres.) Je… Mon père refusait toujours de voir ce qu’il n’avait pas envie de voir. À cause de cette faiblesse, on l’a assassiné, on a assassiné toute ma famille et mon pays a été ravagé. Un chef d’État se doit de regarder ce qui ne lui plaît pas. Mon père a refusé de le faire parce qu’il était faible et vénal. Comment vais-je apprendre à gouverner si je ne peux pas compter sur votre soutien ? — Ce que je vais voir est au-delà des choses – réelles ou imaginaires – que votre père aurait pu affronter, dit Dorian. — Quand bien même ! Jénine ne fléchissait pas. Dorian ne put retenir un sourire. Il aimait la détermination de la jeune fille, une détermination qui ne cessait de le surprendre. — Soit, dit-il. Ashaiah, montrez-nous ce que vous vouliez ne montrer qu’à moi. Ne nous cachez rien. Ashaiah Vul ne répondit pas, comme si cet ordre le laissait indifférent – ce qui était peut-être le cas. Les lubies du Roi-dieu ressemblaient à des journées pluvieuses : ce n’était pas agréable, mais on ne pouvait rien y faire. Le Gardien guida le couple royal dans les entrailles de la citadelle, puis dans des tunnels qui les emmenèrent sous la montagne. Dorian remarqua que le petit Lodricarien dégageait une faible odeur de vir. C’était au mieux un meister du troisième shu’ra. Le Gardien s’arrêta enfin devant une porte identique aux centaines de portes qui garnissaient les profondeurs de la citadelle. Le sol du couloir était couvert d’une couche de poussière si épaisse qu’il semblait être en terre battue. Personne n’était venu ici depuis très longtemps. Ashaiah déverrouilla la porte et l’ouvrit. Dorian suivit le Lodricarien dans l’obscurité, prêt à invoquer son vir. Il eut l’impression qu’il venait d’entrer dans une pièce gigantesque. L’air épais sentait le moisi et le renfermé. Ashaiah marmonna une incantation et Dorian fit aussitôt apparaître trois boucliers autour de lui et de Jénine. Un instant plus tard, la voûte s’illumina au-dessus du Lodricarien et la lumière se répandit d’arche en arche en dévoilant le plafond peint qui culminait à plus de trente mètres de haut. Une salle immense apparut. Autrefois, cet endroit avait été une bibliothèque magnifique et lumineuse. Il s’étendait sur plusieurs centaines de mètres et était deux fois plus long que large. Les murs et les piliers étaient blancs comme de l’ivoire ou de la dentelle. Les peintures murales semblaient provenir d’un univers de légende ; elles évoquaient la lumière jaillissant des ténèbres et la naissance du monde. Elles dégageaient une aura céleste, une impression de finalité. Les longues étagères en merisier avaient jadis supporté d’innombrables rouleaux et livres. Les tables avaient été disposées à bonne distance les unes des autres pour faciliter la concentration des érudits. Aujourd’hui, les livres et les rouleaux avaient disparu. Ils avaient été remplacés par des os, de très vieux os. Il y en avait partout. Sur quelques étagères, on apercevait des squelettes entiers avec une étiquette accrochée au poignet. Il s’agissait d’os humains agencés de manière monstrueuse. La plupart des rayonnages abritaient cependant des os identiques – entreposés dans des boîtes pour les plus petits. Une étagère était couverte de fémurs ; un coffret était rempli de métacarpes ; des pelvis étaient empilés les uns sur les autres ; on apercevait des colonnes vertébrales entières et des caissettes pleines de vertèbres ; des crânes, des montagnes de crânes s’entassaient au centre d’un grand espace dégagé. Dorian laissa ses boucliers se dissiper. Le Lodricarien n’avait pas l’intention de l’attaquer – pas physiquement du moins. — De quoi s’agit-il ? demanda-t-il. Ashaiah jeta un coup d’œil en direction de Jénine et estima qu’il devait dire la vérité. — Si les barbares devaient nous envahir, vous trouveriez votre salut ici, Votre Sainteté. Nous sommes dans votre corpusarium. Quand le général Naga vous a dit que les sauvages rassemblaient une armée, il ne faisait pas référence à des guerriers. Il y a deux ans, un chef barbare a découvert un ancien charnier ainsi que le secret que nous avons longtemps cru être les seuls à posséder. — Invoquer les morts ? — En quelque sorte, Votre Sainteté. — En quelque sorte ? — Les âmes humaines sont inviolables. — Tant mieux. Je les imaginais mal avec une ceinture de chasteté. Ashaiah cligna des yeux sans oser rire et Jénine n’avait sans doute pas entendu la boutade. La jeune fille regardait autour d’elle, ébahie. — Nous n’avons pas le pouvoir de lier une âme à son corps. Vos prédécesseurs ont essayé d’employer ce moyen pour obtenir l’immortalité, mais cela n’a jamais fonctionné de manière satisfaisante. Ceci est différent. Nous parlons d’« invocation » parce que nous appelons des esprits – des Étrangers – et que nous les lions à un squelette. Nous obtenons alors un krul. À l’origine, on les avait baptisés « revenants », car un vürdmeister peut les rappeler à la vie s’ils succombent sur un champ de bataille. — Expliquez-moi tout cela étape par étape, ordonna Dorian qui se sentait de plus en plus mal. — Tout commence dans les mines. Il en a toujours été ainsi. Les Rois-dieux affirment que le minerai du sous-sol de Khaliras est très dangereux et que c’est pour cette raison qu’il est extrait par des esclaves, des criminels et des prisonniers de guerre. C’est un mensonge. Nous n’avons pas besoin d’eux. Nous n’avons pas besoin de ce minerai. Nous avons besoin de squelettes et de souffrance. Les os des mineurs servent à assembler des squelettes, les souffrances servent à invoquer les Étrangers. — Qui sont ces Étrangers ? — Nous l’ignorons. Certains d’entre eux sont ici depuis des milliers d’années, mais malgré des siècles d’étude, nous demeurons un mystère à leurs yeux. Ils n’ont pas de corps physique. Mon maître affirmait pourtant que, jadis, ils avaient arpenté la Terre, pris des amantes et engendré des enfants qui étaient devenus les héros des temps anciens, les nephilims. Les peuples du Sud pensent qu’on les appelle Étrangers parce que ce sont les rejetons de leur Dieu unique qui ont été chassés du paradis. Il esquissa un petit sourire contrit pour s’excuser d’avoir évoqué une religion des terres du Sud. — Que s’est-il passé ? — Nous l’ignorons. Mais les Étrangers aspirent à recouvrer un corps. Nous prenons donc les os de nos morts et nous les sanctifions pour que ces esprits puissent les utiliser. Soit dit en passant, c’est pour cette raison que les Rois-dieux exigent d’être brûlés : pour être certains qu’on ne profanera pas leurs restes mortels. — Et ensuite ? — Les os sont indispensables, mais ils ne suffisent pas à donner aux revenants l’impression de s’incarner. Or c’est en échange d’une incarnation qu’ils acceptent de nous servir. Il leur faut de la chair. Il n’est pas nécessaire que la créature ressemble à un homme. Certains Rois-dieux pensaient qu’on pouvait modeler les squelettes à sa guise. Il est possible d’assembler les os humains pour leur donner la forme d’un cheval ou d’un chien, mais il est difficile de lier un Étranger à de tels corps. Les Étrangers veulent devenir des hommes, pas des animaux – ils font cependant d’excellentes montures. — Et les muscles, la peau et tout le reste ? Faut-il les agencer avec autant de soin que le squelette ? demanda Dorian. Il avait suivi l’enseignement des guérisseurs, il savait que la création d’un être vivant exigeait des sorts d’une complexité incroyable. — Si un squelette est pourvu d’une quantité suffisante d’argile et d’eau, les Étrangers aident la magie à former des muscles, des ligaments et une peau. Les kruls n’ont jamais été aussi résistants que des hommes. Le Roi-dieu Roygaris créa des êtres qui survécurent dix ans, mais c’était un anatomiste exceptionnel. Il modela des chevaux, des loups, des tygres, des mammouths et d’autres créatures dont nous avons oublié le nom. — Ils fonctionnent comme des êtres vivants ? — Ce sont des êtres vivants, Votre Sainteté. Ils respirent, ils mangent, ils… (Il regarda Jénine une fois de plus.) Ils défèquent. Ils ne perçoivent cependant pas les choses comme nous. Ils sont insensibles à des douleurs qui terrasseraient un homme. Ils ne se plaignent pas de la faim tant que le manque de nourriture ne menace pas leurs fonctions vitales. — Ils parlent ? — Très mal. Mais ils voient très bien dans l’obscurité, quoique pas très loin. Ils sont mauvais archers, car il est difficile de créer de bons yeux. Leur palette de sentiments est différente de la nôtre. Il est très rare qu’ils soient sensibles à la peur. Tant que la lignée des Rois-dieux existe, peu leur importe que leur corps soit détruit. Ils savent qu’ils auront tôt ou tard une nouvelle occasion de s’incarner. — Ils sont obéissants ? — En règle générale, leur loyauté est exemplaire, mais ils éprouvent une haine farouche envers toutes les créatures vivantes. Ils refusent de participer à la construction de quoi que ce soit – même de machines de guerre. Ils acceptent seulement de détruire. Des expériences ont été menées. On a placé un krul et un prisonnier dans une même pièce et on a averti le krul que, s’il tuait le prisonnier, il serait tué à son tour. Le krul a toujours tué le prisonnier. On a essayé avec des femmes, des vieillards, des enfants. Le résultat est invariable – sinon qu’ils tuent les enfants plus vite. Vous ne pouvez pas leur demander de s’emparer d’une ville et d’épargner les gens qui se rendraient. Ils sont également avides de chair humaine. Ils deviennent plus forts lorsqu’ils en mangent. Nous ignorons pourquoi. — Mon père a rassemblé ces os, mais il ne les a jamais utilisés, songea Dorian à haute voix. C’était étrange. Un reste de moralité avait-il empêché Garoth Ursuul de s’abaisser à de telles ignominies ? — Je vous demande pardon, Votre Sainteté. Votre estimé père les a utilisés. Une fois. Lors de la révolte du clan Hil. Au cours de la bataille, il a remarqué que les rebelles se battaient jusqu’à leur dernier souffle parce qu’ils savaient qu’ils seraient tous dévorés ou profanés. Votre père a déclaré qu’il voulait régner sur des sujets en vie, mais que les kruls n’aspiraient qu’à la destruction. Il décida alors qu’il ne les emploierait qu’en dernier recours. Il n’y a jamais eu de dernier recours et les os se sont accumulés. — Combien y en a-t-il ? — Environ quatre-vingt-cinq mille. Lorsque nous les rangeons, nous devons respecter leur organisation. Le système numérique des Étrangers est différent du nôtre. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Nous nous fondons généralement sur des multiples de dix : dix, cent, mille, dix mille, cent mille, un million. Les Étrangers, eux, ont choisi treize – mon maître affirmait que c’était pour cette raison qu’il y avait tant de superstition à propos de ce nombre. Toute leur organisation repose dessus. Un meister peut commander un groupe de douze kruls. S’il veut en diriger davantage, il doit invoquer un krul blanc appelé démon. Les kruls blancs sont plus rapides ; ils mesurent plus de deux mètres et leur invocation exige une plus grande quantité de magie. Un peloton est formé de treize groupes de treize kruls – soit cent soixante-neuf créatures. Si vous y ajoutez un seul krul, il vous faudra invoquer un seigneur des os. Les seigneurs des os s’expriment avec aisance. Ils sont plus intelligents, plus forts et capables d’employer la magie. — Le vir ? — Non. Plutôt le Don ou quelque chose de très similaire. Treize seigneurs des os permettent la création d’une légion. Si vous n’en prenez pas le commandement vous-même, vous avez alors besoin d’un suppôt. Treize suppôts font une armée, soit vingt-huit mille cinq cent soixante et un kruls. Sa Sainteté dispose de matériaux en quantité suffisante pour créer trois armées, à condition qu’elle puisse invoquer deux arcanghuls pour prendre le commandement de deux d’entre elles. Vous pouvez donc compter sur une force de plus de quatre-vingt-cinq mille kruls. — Que se passerait-il si j’avais treize arcanghuls ? Ce qui nous ferait… près de quatre cent mille kruls. — Je l’ignore, Votre Sainteté. Le Lodricarien eut l’air terrifié et Dorian comprit qu’il mentait sans doute. — Est-ce que quelqu’un a déjà essayé d’invoquer autant de kruls ? Je ne tolérerai aucun mensonge ! Le Gardien cligna des yeux avec frénésie. — J’ai entendu des rumeurs à ce propos, Votre Sainteté, mais elles étaient blasphématoires. — Racontez-moi. En tant que Roi-dieu, je pardonne les blasphèmes que vous allez proférer. Le Lodricarien cligna des yeux une fois de plus, mais il domina sa peur au bout de quelques instants. — Mon prédécesseur, le Gardien Yrrgin, disait que le premier Roi-dieu de votre lignée, Roygaris Ursuul, essaya d’accomplir un tel exploit. Pour obtenir les centaines de milliers de squelettes dont il avait besoin, il envahit ce qui est aujourd’hui la région des Glaces. Le gardien Yrrgin m’a raconté que ce territoire abritait alors une puissante civilisation et qu’il était parsemé de grandes cités. Roygaris s’en empara sans difficulté, car ce peuple avait passé un pacte avec Khalidor et il ne s’attendait pas à une attaque de la part de son allié. Il rassembla ensuite les habitants dans des camps et les fit massacrer jusqu’au dernier. Toute une civilisation fut anéantie. Selon le Gardien Yrrgin, le Roi-dieu Roygaris découvrit alors les créatures supérieures aux arcanghuls et il les appela les seigneurs de la nuit. Il conquit le reste de la région des Glaces avec l’aide d’un seigneur de la nuit et les effectifs de ses armées continuèrent à augmenter. Mais le Roi-dieu Roygaris n’était pas satisfait. Il se croyait sur le point de découvrir les mystères de l’Univers. Il pensait qu’en contrôlant treize seigneurs de la nuit il contrôlerait Dieu lui-même. Je ne sais pas s’il y a déjà eu autant d’êtres humains sur terre, mais mon maître m’a raconté que le Roi-dieu Roygaris avait capturé et massacré près de cinq millions de personnes. Il découvrit alors la créature qui commandait aux seigneurs de la nuit… Le Lodricarien transpirait. Son visage était terreux et il parlait d’une voix basse et rauque. — Il découvrit Khali et Khali le tua. Elle devint notre déesse et elle nous donna le vir pour être sûre que nous lui obéirions et que nous continuerions de détruire. Elle se délecte de la souffrance, car, comme tous les Étrangers, Khali déteste les êtres vivants. — Que s’est-il passé ensuite, Ashaiah ? demanda Dorian. Le Lodricarien répondit dans un murmure. — Jorsin Alkestes. Le cœur de Dorian se figea dans sa poitrine. Il avait déjà entendu cette histoire, mais racontée par des gens du Sud. L’empereur fou et le mage fou. Le conquérant et son valet des basses œuvres. À en croire Ashaiah, Jorsin et Ezra avaient arrêté une déesse à la tête d’une armée de cinq millions de kruls. — Nous étions capables de ressusciter les kruls tombés au cours de la journée et cela nous rendait presque invincibles. Mais Alkestes neutralisa la magie dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres autour de la ville de Traythell et il devint impossible de ranimer les kruls morts. — La Brouette Noire ? demanda Dorian. Au sud-est de Khalidor, il y avait une cité abandonnée depuis des siècles, une cité maudite. Les premières habitations se trouvaient à plus de dix kilomètres des premières ruines. En règle générale, l’est de Khalidor n’était pas très peuplé. — Plusieurs serviteurs sourds et muets m’assistent dans mes tâches. Nous récupérons tous les cadavres du château et de la cité. Je n’autorise personne à entrer dans les salles les plus importantes. Paerik et Moburu étaient les seuls rejetons à connaître ce secret. Le général est au courant parce que Paerik lui a raconté. Personne d’autre ne sait. Personne d’autre. — Paerik n’était donc pas un imbécile, dit Jénine. (Elle parlait pour la première fois depuis leur arrivée dans l’immense corpusarium.) Il n’avait que vingt mille hommes alors que les barbares en alignaient soixante mille. Il n’est pas venu à Khaliras pour s’emparer du trône – enfin, pas seulement. Il est venu pour créer des kruls. Qu’est-ce que cela signifie, seigneur ? Dorian ne se sentait pas bien. La jeune fille avait tout de suite cerné le problème. — Mon père a subi un important revers à Cénaria. Il a commis une erreur. Il a cru qu’il pourrait s’emparer du pays, que cela lui permettrait d’envoyer des richesses et de la nourriture à Khalidor. Mais les rebelles cénariens ont incendié ce qu’il espérait piller. (Dorian se frotta le visage.) Quand les barbares descendront de la région des Glaces, Khaliras sera indéfendable. Les habitants traverseront le pont de Lux pour se mettre à l’abri dans la citadelle. La ville sera assiégée et il faudra bien nourrir les réfugiés. Nous manquerons vite de nourriture. Nos militaires sont obéissants, mais ils sont incapables de la moindre initiative. Si je les jette dans une bataille à un contre trois, ils se feront massacrer. Nous ne pouvons pas gagner. Jénine resta silencieuse pendant un moment, puis regarda les piles d’os humains tout autour d’elle. — Vous voulez dire qu’il n’y a pas d’autre solution que de… Dorian observa les os à son tour. Il se remémora les histoires de kruls qu’il avait entendues. Devait-il plonger au plus profond du vir ? Il pensa aux hommes qui allaient mourir quoi qu’il fasse. — Oui, dit-il. Il faut invoquer ces monstres si nous voulons avoir une chance de remporter la victoire. Ce sera un véritable carnage. — Et qui sera victime de ce carnage ? Les envahisseurs ou les malheureux habitants de votre cité ? — Les envahisseurs, répondit Dorian. À condition qu’il ne commette pas d’erreur. — Dans ce cas, dit Jénine. Invoquons ces monstres. Chapitre 28 K ylar se dirigea vers la tente de Logan après avoir enfilé des vêtements présentables. À l’entrée, les gardes du corps hochèrent la tête et écartèrent le pan de tissu pour le laisser entrer. Le soleil était encore visible au-dessus de l’horizon, mais il faisait déjà sombre et des lanternes avaient été suspendues afin que Logan, Agon et les généraux cénariens puissent étudier les plans de la région. Kylar se joignit à eux sans un bruit. Les cartes étaient précises, mais la caravane de ravitaillement ceurane n’apparaissait sur aucune d’elles. — Ils sont six fois plus nombreux que nous, dit Agon, mais ils n’ont pas de cavalerie. Les chasseurs de sorciers peuvent surgir de nulle part, abattre quelques officiers et se replier aussitôt dans les collines. Nous devons commencer de rassembler de la nourriture pour l’hiver et envoyer de nouveaux éclaireurs pour savoir si une caravane s’apprête à ravitailler l’ennemi. Il n’y a pas d’autre solution. Ils ne s’attendaient pas à découvrir des murailles autour de Cénaria. Ils mourront de faim avant nous. — Leur caravane de ravitaillement est juste ici, dit Kylar en posant un doigt sur une carte. Elle amène entre autres choses un millier de chevaux. Un silence de mort s’abattit sous la tente. — Un de nos éclaireurs a disparu dans cette région, remarqua un officier. — Vous êtes certain de ce que vous avancez ? demanda Agon. Quelle est la taille de cette caravane ? Kylar laissa tomber une liasse de documents sur la table. Les militaires prirent les feuilles en papier de riz sans un mot, les examinèrent et se les échangèrent. Logan n’essaya même pas d’en attraper une. Il observait Kylar d’un air interrogateur. Qu’est-ce que son ami avait derrière la tête ? — Comment avez-vous récupéré ces documents, chien-loup ? demanda un officier en employant le surnom que les soldats avaient donné à Kylar. — Je les ai trouvés en enterrant mon os, répondit le jeune homme avec un grand sourire. — Assez ! dit Agon en laissant tomber une pile de papiers sur la table. La situation est pire que nous l’imaginions. — Pire ? dit un officier. C’est un véritable désastre. — Général, dit Kylar en se tournant vers Logan. Puis-je m’entretenir avec vous ? En privé ? Logan hocha la tête. Les militaires sortirent en emportant les documents afin de les étudier de manière plus approfondie. — À quoi joues-tu, Kylar ? — Je te donne le beau rôle. — En annonçant un massacre imminent ? — Un massacre imminent que tu vas éviter. — Tu as donc un plan. — Garuwashi veut de la nourriture et une victoire. Je propose de les lui donner. — Pourquoi est-ce que je n’y avais pas pensé ? répliqua Logan sur un ton sarcastique qui ne lui ressemblait pas. Il était donc inquiet. Parfait ! — Il n’est pas nécessaire qu’il remporte une victoire contre nous. Kylar expliqua son plan. Quand il termina, Logan ne semblait pas étonné, mais très triste. — Et j’aurai donc le beau rôle, n’est-ce pas ? — Sans compter que tu sauveras la cité et des milliers de vies. — Kylar, il est temps que tu te sortes cette idée de la tête. — De quelle idée parles-tu ? — De cette idée qui vise à déposer une reine pour couronner un roi. — Je n’ai rien à dire à ce sujet. — Parfait ! Tu pourrais peut-être m’écouter, dans ce cas. Logan frotta ses joues mal rasées et sa manche glissa en dévoilant une partie de la marque verte et brillante qui ornait son avant-bras. — Lorsque les gens disent que l’argent est la racine de tous les maux – ce qui est une ineptie totale si on y réfléchit un peu –, ils croient citer le vieux Sacrinomicon. Ils se trompent. La citation exacte dit que c’est l’amour de l’argent, la cupidité, qui est la racine de tous les maux. Ce n’est pas si incisif, mais c’est plus proche de la vérité. Le Logan Gyre qui se tient devant toi ne vendra pas son âme pour du pouvoir et des femmes. La faim et la soif ne sont pas parvenues à me transformer en monstre, pas même lorsque j’ai dû manger de la chair humaine. C’est la nécessité et non la perversité qui m’a poussé à cette extrémité. Je pense qu’il en va de même avec toi en ce qui concerne les meurtres. Je l’ai vu sur ton visage lorsque tu as tué mon geôlier, Gorkhy. Tu l’as fait, mais tu n’en as tiré aucun plaisir. Si tu avais aimé verser le sang, tu serais devenu comme Hu Gibbet. — On éprouve un plaisir malsain à tuer, dit Kylar à voix basse. — On éprouve aussi du plaisir à avoir le ventre plein, mais, dans certains cas, c’est un plaisir dangereux. Quand je t’ai ordonné d’exécuter Gorkhy, tu n’as pas ressenti ce genre de plaisir. (Logan s’aperçut qu’une partie de son tatouage était visible et il baissa sa manche.) Moi, si ! J’ai donné un ordre et Gorkhy est mort. J’ai tué en prononçant quelques mots et j’ai adoré cela. J’avais envie de ressentir cette impression de toute-puissance. — Et alors ? Où veux-tu en venir ? Tu as l’intention de devenir ermite ? de t’installer dans une cabane au fond des bois ? — Je ne suis pas assez égoïste pour cela. (Logan passa la main dans ses cheveux.) Si je te le demande, es-tu prêt à tuer Térah Graesin ? — Sur-le-champ. Logan ferma les yeux. Il s’attendait à cette réponse. — Si je ne te le demande pas, est-ce que tu le feras quand même ? — Oui. — Tu as déjà prévu d’agir ? — Oui. — Merde, Kylar ! Pourquoi est-ce que tu me l’as dit ? — Parce que tu me l’as demandé ! — Je t’ai posé cette question pour être sûr que je n’aurais aucune excuse. Peut-on être un roi juste quand on s’est emparé du pouvoir de manière injuste ? — Tu devrais poser cette question à la femme qui a usurpé ton trône. — Et comment pourrais-je faire cela, Kylar ? — Prends rendez-vous avec elle et avale un grand verre de gnôle avant d’y aller. — Merde ! Comment as-tu l’intention de la tuer ? — Un avortement qui tourne mal. J’empoisonnerai ses médicaments abortifs. Ces produits sont particulièrement dangereux. On s’apercevra que Térah a pris deux fois la dose prescrite. Un terrible et déplorable accident pour une jeune reine célibataire et dépravée. Si les nobles essaient d’étouffer l’affaire, mille rumeurs affirmeront que Térah Graesin n’était qu’une putain et personne n’imaginera qu’elle a été assassinée. L’image vertueuse du nouveau roi n’en sera que renforcée. — Dieux ! souffla Logan. Combien de temps t’a-t-il fallu pour élaborer un plan si démoniaque ? Kylar haussa les épaules. — Deux minutes. La tristesse emplit les yeux de Logan et il reprit la parole au prix d’un effort énorme. — C’est génial, Kylar. C’est génial et… je t’interdis formellement de mettre ton plan à exécution. — Tu me l’interdis ? — Absolument ! — Et de quel droit est-ce que tu m’interdirais quelque chose ? (Logan eut l’air abasourdi.) Malgré tous mes efforts, tu n’es pas mon roi. Tu n’as aucun droit de m’interdire quoi que ce soit. Le visage de Logan s’assombrit et sa gentillesse habituelle s’évanouit. Kylar se rappela alors que son ami était un véritable colosse. Avec son corps émacié de plus de deux mètres, il ressemblait à un squelette menaçant. — Laisse-moi te mettre en garde, dit Logan. Si je suis couronné parce que Térah a été assassinée, je te ferai exécuter. — Tu me tuerais à cause de Térah Graesin ? — Je te ferais exécuter pour trahison. Une attaque contre le souverain de Cénaria, c’est une attaque contre le pays tout entier. — Elle ne devrait pas être reine. — Mais elle l’est. — Tu n’avais pas le droit de lui jurer fidélité. — J’ai fait ce que j’avais à faire pour sauver des vies, Kylar. Je dois maintenant respecter ma parole. La politique exige un sens moral très strict. — La politique est l’art de gérer les événements et tu le sais très bien. À la veille de la bataille du Bosquet de Pavvil, les circonstances ont fait que tu n’as pas pu devenir roi et tu as fait avec. Mais de nouveaux changements se préparent. Logan croisa les bras sur sa poitrine. — Je respecterai ma parole, dit-il d’une voix dure. — Est-ce que tu peux faire passer un idéal avant un être humain sans devenir un monstre ? Combien d’amis vas-tu sacrifier sur l’autel de la justice, Logan ? — Si tu m’y obliges, il y en aura au moins un. Ils étaient au bord de la rupture. Logan avait toujours occupé un rang social supérieur à celui de son ami et Kylar s’était toujours senti inférieur à lui sur le plan moral, mais leurs querelles n’avaient jamais impliqué un rapport de seigneur à subalterne. Logan venait de donner un ordre et il ne reviendrait pas dessus. Si Kylar l’acceptait, il lui faudrait accepter tous ceux qui suivraient. S’il le refusait, il rejetait à jamais l’autorité de son ami. Une partie de lui avait soif d’obéir. Il était persuadé qu’il fallait tuer Térah Graesin, mais le sens moral de Logan était plus affûté que le sien. Pourquoi était-il si difficile de se soumettre ? Il ne devait pas se transformer en laquais servile, mais obéir à un homme qu’il connaissait, qu’il aimait, qu’il respectait et qui le respectait. Le chien-loup reçoit sa gamelle près de la cheminée. Le loup chasse dans le froid. — Est-ce que tu sais combien je t’aime, Logan ? demanda Kylar. (Logan ouvrit la bouche, mais n’eut pas le temps de répondre.) Je t’aime assez pour faire ça. Et il partit. Chapitre 29 K ylar retourna à Cénaria. Il se dirigeait vers un repaire qui, il en était certain, n’avait pas été découvert pendant l’occupation khalidorienne quand le ka’kari prit la parole : — Est-ce que le couronnement de Logan te tiendrait autant à cœur s’il te disait que la politique est l’art de gérer les événements et s’il te demandait de le débarrasser de ses rivaux ? — Je suis déjà promis à la damnation éternelle, alors autant que mes crimes servent à quelque chose. — Ainsi donc, tu es capable de transformer l’eau croupie en eau de source ? Tes tours sont meilleurs que les miens. Le repaire se trouvait dans l’est de Cénaria, assez loin des quartiers chics, à la lisière de la ville. Le bâtiment avait disparu, mais la dalle qui servait d’entrée était toujours là, à quelques mètres des remparts érigés par les Khalidoriens. Une activité frénétique s’était emparée des habitants du quartier, jadis ternes et apathiques. Après la mort du Roi-dieu, des milliers de Cénariens avaient quitté le Dédale pour recouvrer leur ancienne vie ou pour profiter de celle d’un autre. Les incendies allumés par les partisans de Térah Graesin avaient transformé des quartiers entiers en champs de cendres noires. Il ne restait plus assez de bâtiments pour loger tout le monde. Des milliers de Cénariens avaient fui la cité pour échapper à l’envahisseur, mais bon nombre d’entre eux étaient de retour. Il n’y avait pas de matériaux pour reconstruire, une armée ennemie assiégeait la ville et une pluie froide tombait sans relâche. Les Cénariens étaient désespérés. Kylar s’assit le dos contre la muraille et écouta les bruits de la cité. Il devait attendre la nuit. Il pouvait se rendre invisible, mais il était impossible de soulever discrètement une dalle au milieu d’une rue encombrée de dizaines de personnes. Il y avait bien sûr une autre entrée, mais une partie de la muraille avait été construite dessus. Les gens étaient en colère. Térah Graesin avait interrompu la libre traversée du pont Vanden le matin même et cette décision avait failli provoquer une émeute. Kylar écouta un crieur public qui annonçait le retour à la situation telle qu’elle était avant l’invasion. Les indésirables seraient refoulés dans le Dédale ; les petits nobles et les personnes déplacées par les Khalidoriens récupéreraient leurs demeures et leurs commerces sur présentation d’un titre de propriété. La déclaration fut accueillie par des sifflements et des huées. — Par les neuf enfers ! s’exclama un vieil homme. Comment prouver que je possédais une forge alors que la reine l’a brûlée avec tous mes papiers et mes documents ? Kylar aurait éprouvé un élan de sympathie envers cet homme s’il ne l’avait pas reconnu. Il n’avait jamais été forgeron, c’était un simple mendiant. Ses reproches furent néanmoins repris en chœur. — Je ne rendrai rien du tout ! hurla un jeune homme. J’ai vécu assez longtemps dans le Dédale. — J’ai tué six blafards pendant Nocta Hemata ! lança un autre. Je mérite bien une petite récompense ! Le crieur battit en retraite avant que la colère submerge la foule. Moins de une heure plus tard, des copistes s’installèrent à la vue de tous pour vendre de faux titres de propriété. Une heure après, un représentant du Sa’kagué se joignit à eux. Ses documents étaient plus chers, mais de bien meilleure qualité. Il affirmait en outre que le Sa’kagué garantissait qu’il n’y aurait qu’un seul faux par bâtiment. Il s’occupait uniquement de ce quartier et il ne vendait que des commerces existants ou ayant existé. Si les véritables propriétaires ne parvenaient pas à produire les titres de propriété originaux, les copies du Sa’kagué auraient valeur de pièces authentiques. En quelques minutes, les autres scribes furent chassés ou forcés de travailler pour la pègre. Pendant ce temps, le prix des denrées alimentaires montait en flèche. Les miches de pain qui, le matin même, ne trouvaient pas preneur à six pièces de cuivre s’arrachaient désormais pour dix pièces alors qu’elles avaient rassis au soleil toute la journée. Tandis que le soir tombait, les gens assemblèrent quelques bouts de bois contre la muraille et tendirent des couvertures ou des capes dessus pour se ménager un abri. D’autres ne se donnèrent pas cette peine : ils glissèrent leur bourse sous leur tunique et s’enveloppèrent dans leur manteau pour dormir, seuls ou en groupes, pour avoir un peu plus chaud. Mais tout le monde ne céda pas au sommeil. L’obscurité réveilla les rats de guilde qui partirent en quête d’escarcelles mal protégées. Kylar était immobile depuis un long moment et l’un d’eux se pencha au-dessus de lui en le croyant endormi. Le jeune homme attendit que la gamine – il pensait qu’il s’agissait d’une fille, mais elle était si sale qu’il était impossible d’en être sûr – pose la main sur sa bourse. Il se releva d’un bond, fit pivoter l’enfant et la plaqua contre lui. Il lui immobilisa les bras dans le dos et lui serra la gorge. — S’il vous plaît, seigneur. Je me suis levée pour aller pisser et je ne retrouve plus mon papa. — Les enfants qui ont des parents ne disent pas qu’ils vont pisser quand ils s’adressent à des adultes. De quelle guilde fais-tu partie ? — Une guilde, seigneur ? Kylar lâcha la gorge pour lui administrer une taloche sur l’oreille, mais pas aussi fort que Durzo l’aurait fait à sa place. — Le Dragon Noir. — Le Dragon Noir ? (Kylar rit tout bas.) J’en faisais partie, dans le temps. À combien se monte la taxe quotidienne, aujourd’hui ? — Deux pièces de cuivre. — Deux ? Il fallait que j’en donne quatre. À s’entendre parler des difficultés de sa lointaine jeunesse, Kylar eut l’impression d’être une vieille baderne. Il lâcha la fillette. — Comment est-ce que tu t’appelles, petite ? — Bleue. — Écoute, Bleue ! Va dire au gamin qui ressemble à une asperge de ne pas s’en prendre à la bourse du gros lard allongé là-bas. Il fait semblant de dormir. Si vous dégagez le quartier pendant une heure, je vous laisserai de quoi payer la taxe pendant une semaine. Si vous restez, je braillerai que j’ai attrapé un rat de guilde et je dirai à tout le monde de surveiller sa bourse. En fin de compte, vous serez quand même obligés d’aller voir ailleurs et vous aurez de la chance si vous échappez à une raclée. Pendant que la fillette rassemblait ses camarades, il invoqua son manteau d’invisibilité et souleva la dalle. Les portes qui s’ouvraient dans le sol, même conçues avec le plus grand soin, n’étaient pas aussi discrètes que celles dissimulées dans les murs. Il était impossible de ne pas déplacer un peu de terre en les actionnant et cette terre s’incrustait dans les joints. Kylar venait ici pour la dernière fois. Un repaire dont on n’était pas sûr n’était plus un repaire. Pourtant, le jeune homme avait besoin de vêtements de noble, d’argent et – à cause de la boulimie du ka’kari – de nouvelles armes. Il bondit dans le trou et se redressa pour refermer la dalle. Il chercha ensuite les pièges : un sur les barreaux de l’échelle, deux sur la porte. Ils étaient toujours armés. Il poussa le battant avec lenteur. Les gonds protestèrent et le jeune homme songea qu’il faudrait les graisser. Le modeste repaire sentait le renfermé, mais tout était à sa place. Kylar examina la serrure d’un petit coffre. Un de ses cheveux était encore posé en travers. Ce n’était pas une preuve irréfutable, car dans cette pièce scellée, le déplacement d’air provoqué par l’arrivée du jeune homme aurait suffi à le déplacer. Le fait qu’il soit toujours en place était néanmoins un gage de sécurité. Kylar secoua la tête. Il n’avait pas l’intention de s’attarder ici plus de quelques minutes, mais il avait hérité des manies de Durzo : il ne pouvait pas s’empêcher de vérifier les pièges et d’examiner les moindres recoins en quête d’un éventuel danger. D’ailleurs, où était-il, Durzo ? Que faisait-il en ce moment ? Avait-il tiré un trait sur son ancienne vie ? Pouvait-il oublier son passé si facilement ? Cette question mit Kylar de mauvaise humeur. Durzo, le personnage le plus important de sa vie, l’avait abandonné. Durzo lui avait donné le ka’kari – un trésor inestimable –, mais il ne lui accordait ni sa confiance ni son temps. Une vitrine couverte de poussière se dressait près d’un bureau tout aussi poussiéreux. À l’intérieur, il y avait des dizaines de fioles contenant des herbes, des potions, des élixirs ou des teintures. Le nom de chaque produit figurait sur une étiquette, écrit d’une main sûre par Durzo. Celui-ci lui avait raconté que certains pisse-culottes inscrivaient de faux noms pour tromper ou empoisonner un éventuel voleur. Durzo, lui, estimait que c’était inutile : une personne assez courageuse et assez adroite pour s’infiltrer dans un de ses repaires devait être capable d’identifier des préparations ou, du moins, d’engager un expert capable de le faire. Mais ce n’était peut-être qu’une excuse destinée à satisfaire son obsession de l’ordre. Le nom des produits était exact, mais certaines fioles ne portaient aucune étiquette. Durzo estimait que ses repaires avaient une chance sur quatre d’être découverts. Il avait donc réparti ses biens les plus précieux entre ses différentes caches de manière à minimiser les pertes en cas d’effraction. La gestion d’un tel stock avait sans doute eu une influence majeure sur la paranoïa du pisse-culotte. Dans ce repaire désormais inutile, une fiole sans étiquette et plus petite qu’un pouce semblait contenir de l’or sous forme liquide. Pour l’obtenir, Durzo avait dû attendre six mois et verser une somme qui aurait suffi à acheter un manoir sur la rue Sidlin. Ce produit s’appelait philodunamos, mais Durzo l’avait baptisé « le feu liquide ». En règle générale, les pisse-culottes employaient des substances courantes, quoique méconnues, mais le feu liquide était magique. Seuls les aborigènes haraniens étaient capables de le préparer. Leurs pouvoirs étaient liés aux émotions et aux chants. Ils avaient été chassés des terres basses deux siècles plus tôt et ils n’avaient plus accès aux éléments nécessaires à la fabrication du philodunamos. Durzo avait identifié et rassemblé ces produits, puis il avait appris à un mage haranien comment fabriquer cette substance terriblement dangereuse. Kylar ignorait comment son maître avait pu accomplir un tel exploit. Le jeune homme s’assit et fouilla dans le bureau. Il récupéra une petite pince en or, un bout de coton et une bougie, mais il ne trouva pas de briquet à amadou. Il n’en emportait plus depuis qu’il voyait dans l’obscurité. Sans briquet, il ne pouvait pas allumer la chandelle. Sans chandelle, il ne pouvait pas stériliser la pince. Sans pince stérilisée, il ne pouvait pas tremper le bout de coton dans le feu liquide. Sans coton imbibé de feu liquide, il ne pouvait pas vérifier si le philodunamos avait conservé ses propriétés. Il marmonna un juron. — Pourquoi faut-il toujours que tu compliques tout ? Sers-toi de moi. Je suis stérile. — Oh ! quel malheur ! Moi qui rêvais de voir une ribambelle de petits ka’karis courir dans tous les sens. Le Dévoreur ne répondit pas tout de suite et, quand il le fit, ce fut avec détachement. — Et dire que je reprochais à Durzo son sens de l’humour pathétique. Il se rassembla pourtant dans la paume de Kylar et se transforma en une pipette fine comme une aiguille et pourvue d’une poire à une extrémité. Kylar n’avait jamais vu un tel instrument. — Presse-moi et glisse la pointe dans le philodunamos. — Tu es vraiment incroyable ! — Je sais. — Et que dire de ton humilité ? Kylar ouvrit la fiole et aspira une goutte de produit. Il la fit tomber sur un bout de chiffon, boucha le petit flacon et repoussa sa chaise en arrière. Le ka’kari se fondit dans son corps. Le jeune homme rangea la fiole à part et referma la vitrine après y avoir pris une flasque remplie d’eau. Le philodunamos avait séché en quelques instants et s’était transformé en tache dure et friable. Kylar laissa tomber le chiffon et versa un peu d’eau dessus. Le liquide imbiba le bout de tissu et entra en contact avec le feu liquide. Une flamme de trente centimètres jaillit dans un sifflement. Le chiffon se consuma en un instant et le feu subsista une dizaine de secondes avant de s’éteindre. — C’est difficile à employer, avait dit Durzo. L’eau, le vin, le sang, la transpiration, la plupart des substances humides font réagir le philodunamos. Mais celui-ci peut devenir instable. Par les Anges de la Nuit ! n’ouvre jamais la fiole si le produit a épaissi. Kylar sourit et rangea la flasque d’eau. La sueur. Il avait envisagé de verser le feu liquide dans le lit incestueux de Térah, mais il aurait été facile de dissimuler les circonstances de cette mort. Il prit des vêtements, de l’or, puis se tourna vers un mur couvert d’armes pour choisir une épée. Il s’arrêta net. — Le fils de pute ! lâcha-t-il. Elle était accrochée là. C’était impossible ! Kylar l’avait vendue pour une fortune dans une ville qui se trouvait à deux semaines de voyage à cheval. Et pourtant… Elle était là, immense, magnifique, le mot « pitié » gravé sur la lame. Il n’y avait pas de message, pas d’explication. Juste un pied de nez implicite : les pièges de Kylar avaient été réarmés et le cheveu remis à sa place. Durzo avait récupéré l’héritage du jeune homme. Pour la deuxième fois, il lui offrait Châtiment. Chapitre 30 K ylar était devant une porte, dans un couloir flou décoré de peintures brillantes représentant des animaux. Il ne voyait aucun angle droit autour de lui. Il distinguait les formes comme s’il était encore à moitié assoupi. La porte s’ouvrit sans qu’il la touche. Le cœur du jeune homme bondit dès qu’il la vit. Vi était allongée sur un lit étroit. Elle pleurait. Le monde était plongé dans le brouillard, mais la jeune femme était parfaitement nette, parfaitement réelle. Elle leva une main suppliante et Kylar se dirigea vers elle. Il n’était pas surpris de la voir et elle ne l’était pas davantage. Il se demanda un instant pourquoi. Où était-il ? Comment était-il arrivé là ? Ces questions se volatilisèrent au moment où il toucha la main de Vi. Il la sentit sous ses doigts, petite, délicate et élégante. Des cals identiques aux siens parsemaient la paume. Kylar remarqua pour la première fois que, contrairement à Élène, Vi avait le majeur plus petit que l’index. Il s’assit sur le lit et prit la jeune femme dans ses bras comme si c’était naturel. Elle se jeta contre lui et l’étreignit. Ses larmes redoublèrent tandis qu’elle le serrait avec frénésie. Il lui rendit son étreinte et lui insuffla sa force. Elle en avait besoin. Elle était désorientée et confuse. Sa nouvelle vie l’effrayait. Elle avait peur qu’on la reconnaisse, elle avait peur qu’on ne la reconnaisse pas. Il n’avait pas besoin de la regarder pour le savoir. Il le sentait au fond de lui. Elle tourna son visage bouffi de larmes vers lui et il observa ses grands yeux verts. Kylar était un miroir et il lui refléta la vérité, une vérité qui s’imposa aux peurs de la jeune femme. Les larmes de Vi se tarirent et son étreinte se relâcha. Elle ferma les yeux comme si cette intimité était gênante. Elle posa la tête sur ses cuisses et soupira tandis que son corps se détendait enfin. Ses longs cheveux roux étaient défaits. Ils étaient emmêlés, hirsutes et crêpés, car ils étaient restés attachés en queue-de-cheval toute la journée. Kylar les regarda avec émerveillement : ils étaient brillants, soyeux, ensorcelants. Il n’y avait pas une femme sur mille qui pouvait se vanter d’avoir de si beaux cheveux. Les yeux de Kylar suivirent une mèche suspendue devant les cils trempés de larmes de Vi, devant son nez couvert de taches de rousseur qu’il n’avait jamais remarquées, devant son cou gracile. La jeune femme portait une chemise de nuit qui n’était pas à sa taille. Le vêtement était trop court et le cordon du col n’était pas serré. Kylar aperçut des seins plantureux dont les tétons rose sombre semblaient minuscules. Ils étaient durcis par le froid de la pièce. Kylar avait déjà vu la poitrine de Vi un jour où elle s’était déshabillée devant lui pour le choquer. Aujourd’hui, elle n’avait pas remarqué que le décolleté de sa chemise de nuit bâillait. Cette exposition involontaire surprit Kylar et réveilla un sentiment protecteur en lui. Il déglutit et tira sur le tissu pour fermer le vêtement. Vi sentait les émotions du jeune homme aussi bien qu’il sentait les siennes, mais elle ne se rendit compte de rien. Était-elle épuisée ? En était-elle arrivée à considérer son corps comme un objet et à se moquer de la pudeur ? Kylar l’ignorait, mais une vague de compassion monta en lui et noya son désir. Il regarda à peine les jambes fuselées et dévoilées jusqu’à mi-cuisse lorsqu’il tira la couverture dessus. Vi se blottit contre lui. Elle était si vulnérable, si envoûtante… Il ne parvenait plus à réfléchir. Il glissa la main dans les cheveux roux pour se souvenir qu’il ne faisait que la rassurer. Son geste n’eut pas l’effet escompté : Vi fondit sur-le-champ et s’abandonna totalement à cette caresse tandis qu’un frisson la traversait de la tête au bas-ventre. Le cœur de Kylar bondit dans sa poitrine. Il n’avait connu qu’une seule expérience comparable à celle-ci, le jour où il avait embrassé Élène pendant une demi-heure. Il s’était ensuite glissé derrière elle et avait posé ses lèvres sur ses oreilles et sur son cou tandis que ses mains effleuraient la poitrine de la jeune femme – c’était toujours à ce moment qu’elle l’interrompait, de peur de se laisser emporter par le désir. Vi franchit cette frontière sans une hésitation. Elle s’abandonna à lui sans réserve. Son plaisir enivra Kylar. Le lien qui les unissait était aussi brûlant qu’un feu ardent. Le jeune homme était incapable de s’arrêter. Ses doigts caressèrent les cheveux de Vi avec douceur, massèrent son crâne, puis reprirent leur chemin à travers cette chevelure de flammes. Vi ondula des hanches en laissant échapper de petits gémissements. Elle se tourna de manière qu’il puisse caresser l’autre côté de sa tête. Son visage se retrouva à quelques centimètres du ventre du jeune homme, à quelques centimètres de la preuve irréfutable de son excitation. Kylar se figea. Elle le sentit et ouvrit les yeux. Ses pupilles étaient des puits de désir. — S’il te plaît ! Continue. Je m’occuperai de toi après. Je te le promets. Elle jeta un coup d’œil en direction de la bosse qui déformait le pantalon du jeune homme. Cette désinvolture décontenança Kylar. Une rupture se produisit dans ce qui aurait dû être une communion. Ce n’était pas un partage, mais un échange. Ce n’était pas de l’amour, mais du commerce. — Je suis désolée, dit-elle en sentant sa confusion. Je ne suis qu’une égoïste. Elle repoussa la couverture. Son horrible chemise de nuit avait disparu pour laisser place à un déshabillé moulant qui soulignait les courbes de son corps, mais ce genre de phénomène n’était guère surprenant dans les rêves. La jeune femme s’étira comme un chat en exhibant ses rondeurs ensorcelantes. — Toi d’abord. Tout est à toi. « Tout est à toi » et non pas « Je suis toute à toi ». Elle s’offrait comme une sucrerie. Cela ne représentait rien pour elle. La porte s’ouvrit brusquement et Élène apparut. Vi, à moitié nue, était allongée langoureusement sur Kylar, une main posée sur l’entrejambe du jeune homme. Celui-ci savourait la caresse d’un air hébété. Il se releva d’un bond. — Non ! cria-t-il. — Quoi ? demanda Vi. Qu’est-ce que tu as vu ? — Élène ! Attends ! Kylar se réveilla. Il était dans le repaire. Il était seul. Dorian était dans ses appartements en compagnie de Jénine. Il étudiait des cartes de la région des Glaces et écoutait les estimations des vürdmeisters quant aux effectifs des clans. Le Gardien entra et lui adressa un geste. Dorian et Jénine le suivirent dans une pièce plus agréable où se trouvait un corps enveloppé dans un drap. Deux gigantesques Khalidoriens des hautes terres saluèrent le Roi-dieu et se redressèrent. Ils étaient habillés comme des civils des pays du Sud, mais leur maintien trahissait une longue carrière militaire. Ashaiah Vul écarta le drap pour dévoiler le visage du cadavre. La puanteur, déjà terrible, devint insupportable. Le crâne chauve fendu semblait s’être ouvert de lui-même. L’os avait été tranché net et la peau ne s’était pas déchirée. Dorian reconnut aussitôt la victime, mais aussi l’assassin. Seul le ka’kari noir était capable d’infliger une telle blessure. Kylar avait tué cet homme. Ce corps en décomposition était celui de Garoth Ursuul, le père de Dorian. Le prophète sentit ses genoux vaciller. Jénine se glissa près de lui, mais elle ne lui prit pas la main, elle ne le toucha pas. Un geste de consolation aurait été interprété comme un signe de faiblesse par les hommes présents. — Comment avez-vous fait ? demanda Dorian. — Votre Sainteté, dit le guerrier avec une tache lie-de-vin sur une moitié du visage, nous avons pensé que vous voudriez incinérer le corps de Sa Sainteté selon l’usage. Un démon a envahi Château Cénaria. C’est lui qui a tué Sa Sainteté. Le lieutenant est allé à sa rencontre à la tête des dix meilleurs hommes de notre unité. Il nous a ordonné d’emporter le corps, Votre Sainteté. Ils devaient nous rejoindre, mais ils ne sont jamais venus. — Comment s’est passé le voyage ? Je veux la vérité. L’homme baissa la tête et regarda le sol. — Ce fut terrible, Votre Sainteté. Nous avons été attaqués trois fois. Deux fois par le Sa’kagué et une fois par d’infâmes traîtres lorsque nous avons franchi le col de Quorig. Certains soldats se sont faits bandits depuis notre défaite au Bosquet de Pavvil. Ils ont cru que nous transportions un trésor. Roux a du mal à respirer depuis que je lui ai retiré cette flèche de la poitrine. (Il hocha la tête en direction de son compagnon – qui n’était pas roux.) Nous espérons que les vürdmeisters pourront examiner sa blessure lorsque vous en aurez fini avec nous, Votre Sainteté. — Il ne s’agissait pas de bandits, dit Dorian, mais de rebelles. Il s’avança et posa la main sur la tête de Roux. L’homme se contracta, inquiet. Ses poumons étaient gorgés de caillots de sang et d’infections diverses. C’était incroyable qu’il soit encore en vie. — Les vürdmeisters ne peuvent plus rien pour lui. Et toi ? — Je vais bien, Votre Sainteté. — Qu’est-il arrivé à ton genou ? Le guerrier blêmit. — Mon cheval a été tué et je suis tombé. — Agenouillez-vous. Les deux hommes obéirent. Dorian songea avec colère que ces braves avaient failli mourir en vain. Sans ses dons de guérisseur hors du commun, le premier n’aurait pas survécu à sa blessure et le second aurait boité jusqu’à la fin de ses jours. Et tout cela pour quoi ? Pour rapporter un cadavre. Ces deux héros avaient enduré de terribles épreuves pour rien. — Vous avez servi avec honneur et courage, dit Dorian. Je vous récompenserai bientôt comme vous le méritez. Il les guérit, mais il eut du mal à invoquer son Don. Les deux hommes marmonnèrent une série de jurons inquiets tandis que la magie les purifiait. Roux toussa, puis inspira un grand coup. Les guerriers regardèrent Dorian avec crainte, respect et confusion. Ils ne parvenaient pas à croire que le Roi-dieu se soit abaissé à soigner des êtres aussi indignes qu’eux. Dorian leur donna congé et se tourna vers la dépouille de son père. — Espèce de sadique ! Tu ne mérites pas le bûcher. Je devrais… (Il s’interrompit et fronça les sourcils.) Gardien, les Rois-dieux ordonnent toujours que leur corps soit brûlé après leur mort, de manière que leurs os ne servent pas à construire des kruls, n’est-ce pas ? — En effet, Votre Sainteté. Le visage d’Ashaiah vira au gris. — Combien de fois ces ordres ont-ils été respectés ? — Deux fois, murmura le Gardien. — À deux exceptions près, vous disposez des os de tous les Rois-dieux depuis sept siècles ? demanda Dorian d’un ton incrédule. — Seize de votre lignée ont été utilisés pour réveiller des arcanghuls et ont donc été détruits. Nous avons les autres. Souhaitez-vous que je prépare un corps de substitution pour le placer sur le bûcher funéraire de votre père, Votre Sainteté ? Garoth Ursuul méritait un tel sort, mais le priver de funérailles décentes en aurait révélé davantage sur le fils que sur le père. — Mon père était déjà un monstre de son vivant, je ne veux pas qu’il en devienne un autre après sa mort. Le Gardien sortit et Jénine prit enfin la main de Dorian. Chapitre 31 –N ous ne rentrerons pas à Cénaria, n’est-ce pas ? demanda Jénine en s’avançant vers le trône du Roi-dieu. Dorian fit signe aux gardes de sortir. Il se leva et prit les mains de la jeune fille. — Les cols sont bloqués par la neige, dit-il avec douceur. — Je veux dire : nous ne rentrerons jamais, n’est-ce pas ? Elle a dit « nous » ! Elle venait d’avouer sans s’en rendre compte que leurs destins étaient liés. Un frisson traversa Dorian. Il montra les lourdes chaînes en or qu’il portait. — Les Cénariens me tueraient pour les crimes de mon père. — Acceptez-vous de me laisser partir ? — Vous laisser partir ? (Dorian eut l’impression qu’une lance venait de lui transpercer le cœur.) Vous n’êtes pas prisonnière, Jénine. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Jénine, et non pas Jéni. Dorian n’était jamais parvenu à franchir cette barrière intime. La jeune fille craignait peut-être d’avoir échappé à un geôlier pour tomber sous la coupe d’un autre. — Je dois cependant vous mettre en garde. Je viens d’apprendre que Cénaria est assiégée. Les derniers guerriers khalidoriens à avoir franchi le col de Vents Hurlants ont rapporté que la cité est encerclée par une armée. — L’armée de qui ? — D’un général ceuran du nom de Lantano Garuwashi. Il a plusieurs milliers de Sa’ceurais sous ses ordres. Il est possible qu’à l’arrivée du printemps… — Nous devons les aider ! Dorian resta silencieux et laissa la jeune fille réfléchir. Parfois, elle se comportait comme une adolescente de son âge. — Je pourrais ordonner à mes guerriers de franchir le col, dit-il. S’ils ont de la chance, si le temps est clément et si les tribus rebelles des hautes terres ne les attaquent pas pendant qu’ils sont dispersés, nous ne perdrons que quelques milliers d’hommes. Quand les survivants atteindront Cénaria, le siège sera sans doute terminé. Et si nous arrivons à temps et que nous nous emparions de la ville à la place des Ceurans, comment pensez-vous que les habitants nous accueilleront ? Comme des sauveurs ? Ils n’ont pas oublié les crimes que les guerriers khalidoriens ont perpétrés il y a quelques mois. De leur côté, mes hommes perdront des frères, des pères et des fils en franchissant le col. Sans compter que beaucoup de leurs camarades sont morts au cours de Nocta Hemata. Ils voudront une contrepartie. » Si j’interdis les pillages et les meurtres, ils m’obéiront sans doute, mais ils commenceront à douter de moi. Deux cents vürdmeisters – plus de la moitié des effectifs totaux – ont disparu. Les Mains du Roi-dieu échappent encore à mon contrôle et ce sont les seules personnes à pouvoir me dire où ils sont passés et qui est à leur tête. De nombreux rejetons sont toujours en liberté. Une guerre civile risque d’éclater au printemps. Si cela arrive, à qui obéiront les vürdmeisters, à votre avis ? À Khali, qui leur donne leur pouvoir, ou à un prince qui a jadis trahi son pays ? (L’angoisse et le désespoir avaient creusé de profondes rides entre les sourcils de Jénine, mais Dorian poursuivit.) Et même s’ils se rangent sous mes ordres et que nous remportions la victoire, comment réagira votre peuple ? Ils ont une nouvelle reine, Térah Graesin. — Térah ? répéta Jénine d’un ton incrédule. — Est-ce que les Cénariens accueilleront Jénine à bras ouverts lorsqu’ils la verront revenir en compagnie de l’armée khalidorienne ? Ne penseront-ils pas que vous n’êtes qu’un fantoche ? que je profite de votre jeunesse pour vous manipuler ? que vous ne vous en rendez peut-être pas compte ? Et croyez-vous que la reine Graesin vous cédera le trône de son plein gré ? Jénine semblait au bord de la nausée. — Je croyais… Je croyais que tout se passerait bien après notre tentative d’évasion. Car enfin, nous avons gagné, non ? C’était une bonne question, peut-être la seule qui importait. — Nous avons gagné, répondit Dorian après un long silence. Mais cette victoire a un prix. Je ne pourrai plus franchir les frontières sud de ce pays alors que, en dehors de vous, tous mes amis se trouvent au-delà de cette frontière. Ils considéreront que je les ai trahis en montant sur le trône de Khalidor. Il songea alors à Solon. Avait-il survécu au passage de Khali à Vents Hurlants ? Cette incertitude lui fit mal. — Si vous souhaitez faire valoir vos droits sur le trône de Cénaria, je peux vous aider, mais vous devrez en payer le prix, vous aussi. » Tout le monde pensera que les Khalidoriens vous ont placée au pouvoir. Vous croyez-vous prête à régner ? Seule ? Vous avez seize ans. Saurez-vous choisir des conseillers ? vous assurer que votre ministre des Finances ne détourne pas des fonds ? vous faire obéir de généraux qui vous considéreront comme une enfant ? Avez-vous une idée de la manière dont vous allez gérer le Sa’kagué ? Savez-vous comment les deux dernières guerres ceuranes se sont terminées ? Connaissez-vous les obligations de votre pays envers ses voisins ? Quelles relations allez-vous établir avec les Lae’knaughtiens qui occupent l’est de Cénaria ? Si vous n’êtes pas capable de gérer ces problèmes, vous aurez besoin d’aide. Si vous acceptez de l’aide, on pensera que vous êtes faible. Si vous la refusez, vous commettrez des erreurs. Si vous faites confiance aux mauvaises personnes, vous serez trahie. Si vous ne faites pas confiance aux bonnes personnes, vous serez à la merci de vos ennemis. Votre pays a une longue tradition d’assassinats, aussi longue que la pratique de massacres dans le mien. Avez-vous une idée de l’homme que vous allez épouser et du moment où vous l’épouserez ? Avez-vous l’intention de confier le pouvoir à votre mari, de le partager avec lui ou de l’exercer seule ? — Je peux répondre à certaines de ces questions et je connais quelques personnes de confiance… — Je n’en doute pas. — Mais je n’avais pas réfléchi à tout cela. (Jénine resta silencieuse pendant un moment.) Je ne suis pas prête. — Je peux vous proposer… une solution, dit Dorian. Son cœur martelait sa poitrine. Il mourait d’envie d’utiliser le vir. Dans sa jeunesse, avant de découvrir le Dieu unique, il avait appris un sortilège pour séduire les femmes. Il pouvait s’en servir maintenant, juste un peu, pour aider Jénine à vaincre ses peurs et ses déceptions, pour qu’elle le voie enfin comme un homme. Il était hors de question de l’obliger à faire ce qu’elle n’aurait pas fait de son plein gré. Il résista à la tentation. Je ne veux pas que ça se passe comme ça ! Si Jénine ne le choisissait pas d’elle-même, c’était inutile. — Restez ici, dit-il. Soyez ma reine. Je vous aime, Jénine. C’est pour vous que je suis revenu à Khalidor. Ce trône est sans importance si je ne le partage pas avec vous. Je vous aime et je vous aimerai toujours. Vous êtes une reine, vous êtes faite pour régner et vous pouvez accomplir mille choses dans ce pays. Mes ancêtres ne se mariaient pas. Ils avaient des servantes, des harems, des jouets. Les Khalidoriens ne sont pas un peuple plus mauvais que les autres, mais leur culture est viciée. Jadis, j’ai cru pouvoir m’échapper, mais je comprends aujourd’hui que ma fuite était vaine. J’ai trouvé le but de ma vie : mes compatriotes ont soif de pouvoir, je veux qu’ils aient soif de vivre. Vous n’imaginez pas ce que votre simple présence peut accomplir. Notre union redéfinira la notion de mariage dans tout le royaume. Ce sera une révolution qui apportera une joie immense aux hommes et aux femmes de ce pays. — Vous voulez que je vous épouse pour vous aider à régner ? — Jénine, dit Dorian à voix basse. Les amants ont toujours envie de construire un monde rien qu’à eux. Vous et moi, le reste est sans importance. Non, ce n’est pas vrai. Votre famille, la mienne, nos éducations différentes, nos obligations respectives, le travail que nous devons accomplir… Tout cela est important. Le mariage peut être un refuge, mais je serais un idiot si je ne prenais pas nos différences en compte. Pourtant, la réponse à votre question est « non » : je ne veux pas vous épouser pour que vous m’aidiez à régner, mais parce que j’ai envie de vous. Vous êtes plus précieuse que tout le reste à mes yeux. Je préférerais une vie d’humble domestique à vos côtés plutôt qu’une vie de roi sans vous. Elle détourna la tête. — Je suis honorée par vos paroles, seigneur. — Je vous aime. Elle le regarda, mais son visage exprimait encore le doute. — Vous êtes un homme bon, Dorian Ursuul. Bon et courageux. M’accorderez-vous quelques jours pour réfléchir à votre proposition ? Le cœur de Dorian se serra un peu. — Bien entendu. « M’accorderez-vous quelques jours pour réfléchir à votre proposition ? » n’était pas le genre de réponse qu’un homme espérait entendre après une demande en mariage. D’un autre côté, la plupart des prétendants avaient l’occasion de faire la cour à leur bien-aimée avant de demander leur main. Dorian était à la fois terriblement déçu et fou de joie. Il voulait que Jénine prenne conscience de l’utilité de cette union. Il ne s’agissait pas seulement d’une affaire de sentiments. L’amour était volage. Il ne fallait pas qu’elle prenne une décision hâtive qu’elle regretterait plus tard. La jeune fille prit congé et les gardes firent entrer le visiteur suivant. Il s’agissait de Trotteur. L’eunuque approcha en claudiquant et se prosterna. Jénine s’immobilisa au moment où elle franchissait la porte. Elle avait remarqué que Trotteur avait un comportement étrange. Elle voulait en parler à Dorian, mais ils n’avaient pas eu le temps d’aborder la question. — Votre Sainteté, dit Trotteur. Les femmes sont folles d’inquiétude. Elles m’ont supplié de vous demander si vous aviez l’intention d’accepter certaines d’entre elles dans votre harem. Jénine se détourna, comme si cette conversation la gênait. Pourtant, elle ne se dépêcha pas de sortir. — Bien sûr que non, répondit Dorian. Je ne veux d’aucune d’entre elles. Chapitre 32 T érah Graesin avait fait avancer la date du sacre. Peu lui importait qu’une armée ennemie campe autour de la cité ; peu lui importait de donner une fête alors que la famine menaçait. Térah avait décidé qu’elle n’attendrait pas deux mois. Le couronnement aurait lieu dans trois jours. Mamma K était donc venue au château pour rencontrer le nouveau barde royal. Elle frappa à la porte de ses appartements. L’homme ouvrit et plissa les yeux. Il était aussi heureux de la voir qu’elle s’y attendait. Elle lui avait commandé une œuvre pour l’anniversaire de la reine au cours de leur dernière rencontre. Elle n’avait pas précisé que le couronnement aurait lieu le même jour. Entre-temps, le ménestrel avait été nommé barde royal, ce qui signifiait que Mamma K le payait pour écrire une pièce musicale que, de toute façon, il aurait dû composer. — Savez-vous qui je suis, Quoglee Mars ? demanda la courtisane. Elle passa devant lui et entra dans la petite pièce tandis qu’il humait son parfum. L’odorat de Quoglee était aussi subtil que sa vision était faible. Les espions du Sa’kagué avaient informé Mamma K qu’il avait fréquenté le parfumeur royal de la cour alitaeranne. Quoglee hésita. — Vous êtes madame Kirena, une femme très puissante et très riche. Il avait une voix aiguë très claire et très agréable. Par malheur, le charme du barde s’arrêtait là. Quoglee Mars ressemblait à une grenouille écrasée ; il avait une grande bouche charnue qui s’affaissait à chaque coin ; son cou était réduit au strict minimum ; il plissait constamment les yeux et son ventre rebondi faisait penser à une petite marmite. Il ne portait pas de pantalon, mais des collants jaunes qui flottaient autour de ses jambes squelettiques ; un tricorne orné d’une plume était posé sur sa tête. Mamma K n’avait jamais rencontré un homme si laid – à l’exception de quelques lépreux en phase terminale. — J’ai entendu votre nouveau récit, La Chute de la maison Gunder. C’est osé, et magnifique. Vous devriez en écrire davantage. Quoglee s’inclina. Il estimait que le compliment était justifié. — En règle générale, je préfère les instruments aux mots. La flûte et la lyre ne mentent jamais. Et leurs notes ne blessent pas les personnes respectables. — Voilà un curieux sentiment de la part d’un ménestrel tel que vous. On vous a chassé de la moitié des capitales de Midcyru parce que vous ne pouviez pas vous empêcher de dire la vérité. C’était pour cette raison qu’elle lui avait demandé s’il connaissait son identité. Cet homme pouvait se montrer prudent lorsque cela était nécessaire. Elle sourit. — Puis-je savoir ce qui me vaut l’honneur de vous recevoir ici ? demanda Quoglee en observant Mamma K de ses yeux plissés. Maudits artistes ! En guise de pots-de-vin, il fallait les présenter à des gens influents, leur offrir des vêtements ou des instruments, leur organiser des concerts et s’assurer que le public soit enthousiaste – il arrivait cependant qu’ils se contentent de récompenses plus classiques : un barde refusait rarement qu’une jeune et belle amatrice de musique polisse sa flûte. Et il fallait que ces gratifications semblent naturelles ! La seule punition qu’ils craignaient en décevant Mamma K, c’était l’indifférence. Des années plus tôt, la courtisane avait fait porter un joli petit étui à flûte à un jeune barde en vogue du nom de Rowan le Rouge. Son envoyée était déguisée en noble, mais elle n’avait pas reçu l’éducation d’une fille de bonne famille. Elle avait complimenté le musicien avec une telle maladresse qu’elle s’était trahie. Au lieu de la conduire dans sa chambre pour lui montrer qu’elle avait tout intérêt à se servir de sa bouche d’une autre manière, Rowan l’avait abreuvée de questions et l’avait ridiculisée en public. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour deviner qui l’avait envoyée. Lorsque Durzo Blint, le meilleur pisse-culotte de Mamma K, était arrivé, quelques heures plus tard, le barde écrivait déjà une chanson pour railler la courtisane. Il s’agissait d’un tissu de médisances, mais certaines allégations étaient exactes. Personne n’entendit jamais la musique entraînante de cette mélodie. Personne n’entendit plus jamais la moindre composition de Rowan. La catastrophe avait été évitée de justesse. Par la suite, Mamma K s’efforça de rester à l’écart des bardes. Les membres de cette profession étaient cependant trop précieux pour qu’on les néglige. Ils rapportaient à Mamma K tout ce qu’ils entendaient et se jetaient sur le moindre bout de sucre qu’elle daignait leur lancer. Leurs informations étaient souvent inédites, car ils participaient à toutes les fêtes, y compris celles où les espions de la courtisane ne parvenaient pas à s’introduire. Mais Quoglee Mars était différent. Il écrivait peu de chansons, mais les nobles ne mettaient jamais le contenu de ses textes en doute. De nombreux bardes les reprenaient. Il était difficile d’éveiller l’intérêt de cet homme, mais lorsque c’était chose faite, il allait jusqu’au bout. — Savez-vous qui je suis, Quoglee Mars ? demanda la courtisane une fois de plus. Le barde hésita de nouveau. — Vous êtes la propriétaire de la moitié des lupanars de la cité. Vous êtes une femme qui est sortie du caniveau pour s’élever plus haut qu’il était possible de l’imaginer. Je pense que vous êtes la Maîtresse des Plaisirs du Sa’kagué. — Une de mes filles possède un petit Don de voyance, dit Mamma K. Elle ne rêve pas souvent, mais, lorsque cela arrive, elle ne se trompe jamais. Il y a deux ans, vous êtes apparu dans un de ses rêves bien qu’elle n’ait jamais entendu parler de vous, maestro. Vous n’étiez jamais venu à Cénaria, mais elle vous a décrit à la perfection. Elle raconta qu’une chanson coulait de votre bouche comme une rivière, une rivière d’une pureté incroyable. J’essayais de vous faire taire, mais j’étais emportée par les flots et je me noyais. La nuit suivante, elle a fait un rêve presque identique. Cette fois-ci, je tentais de vous frapper avant que vous commenciez à chanter, mais rien ne pouvait arrêter votre chanson et je me noyais de nouveau. La troisième nuit, elle rêva que je parvenais à nager. Je crois que la rivière qui coule de votre bouche s’appelle Vérité, Quoglee Mars. Je vous pose donc la question une fois de plus : savez-vous qui je suis ? — Vous êtes le shinga du Sa’kagué, dit-il à voix basse. Elle attendait cette réponse, mais elle frissonna en l’entendant à haute voix. C’était néanmoins pour cette raison qu’elle avait engagé Quoglee Mars. Elle avait loué ses services pour qu’il compose un morceau de flûte, puis elle avait demandé à ses agents de faire certaines allusions en présence du barde, des allusions à une histoire très intéressante, le genre d’histoire que Quoglee ne pourrait pas s’empêcher de raconter. Mais le musicien était un homme très intelligent et cela le rendait dangereux. — Comment l’avez-vous appris ? demanda Mamma K. — Tout le monde sait que vous étiez le bras droit de Jarl. La disparition de celui-ci n’a pas perturbé le fonctionnement de la pègre cénarienne. Les chiens d’Agon ont continué de s’entraîner ; Nocta Hemata a eu lieu ; les cadavres des malfrats du Sa’kagué n’ont pas envahi les eaux de la Plith. L’occupation khalidorienne n’aurait pas empêché une guerre de succession au sein du Sa’kagué. J’en ai donc déduit que vous étiez le shinga depuis longtemps. Est-ce que je me suis trompé ? Mamma K sourit pendant plusieurs secondes. — Je suis à la tête du Sa’kagué depuis quinze ans. Je me suis toujours cachée derrière des hommes de paille. Il est rare qu’un shinga meure de mort naturelle. — Et que voulez-vous acheter ? Je ne crois pas que vous soyez venue me commander un morceau de flûte. — Je veux que vous chantiez une chanson qui dévoilera tous les secrets de Térah Graesin. — Connaissez-vous ces secrets ? demanda le barde. — Oui. — Allez-vous me les révéler ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que je vis par le mensonge et vous le savez très bien. Parce que la vérité est accablante. Parce que vous avez la réputation de la chercher et de la découvrir seul. — Vous ne parvenez pas à contenir la rivière et vous avez donc décidé de la canaliser. Par quel moyen envisagez-vous de m’acheter ? — Vous voulez davantage que de l’argent ? demanda la courtisane en connaissant déjà la réponse. — Bien davantage. — Dans ce cas, vous aurez ce que vous souhaitez. — Je veux que vous me racontiez votre vie. Vous répondrez à toutes mes questions et si vous mentez une seule fois, j’emploierai tout ce que j’aurai appris pour ruiner votre réputation à jamais. — N’abusez pas de votre bonne fortune. Je pourrais décider de vérifier l’exactitude de la prophétie et demander au pisse-culotte caché derrière le rideau qu’il vous tue. La vérité d’une putain est plus tranchante qu’une lame de rasoir. Je vous raconterai ma vie sans m’apitoyer sur mon sort, mais je ne vous révélerai pas les secrets qui pourraient détruire certains hommes. Quelques-uns d’entre eux ne méritent pas cela. En outre, je signerais mon arrêt de mort en évoquant certaines affaires. Ce que je vous apprendrai sur le Sa’kagué et sur moi, vous ne l’apprendrez jamais ailleurs, mais vous n’aurez pas davantage. De plus, vous devrez attendre au moins un an avant de révéler ces informations. Je dois d’abord régler certaines choses. La peau de Quoglee avait viré au vert. Le barde ressemblait vraiment à une grenouille. — Il n’y a pas de pisse-culotte derrière le rideau, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non. Quoglee était peureux ? C’était étrange. — Est-ce que vous acceptez ma proposition ? demanda la courtisane. Le barde inspira un grand coup, comme s’il essayait de sentir l’odeur d’un éventuel assassin dissimulé dans la pièce. Il recouvra peu à peu son sang-froid. — À condition que vous me disiez pourquoi vous faites tout cela. Je ne crois pas que ce soit à cause des prédictions d’une prostituée. Mamma K hocha la tête. — Si Logan Gyre devient roi, les rêves de Jarl se réaliseront peut-être et Cénaria changera. Les gamins pourront grandir sans affronter les épreuves que ma sœur et moi avons endurées, les épreuves qu’endurent les rats de guilde en ce moment. — Vos motifs me semblent bien… altruistes. Mamma K ne se laissa pas emporter par le ton de cette remarque. — J’ai une fille, dit-elle. — Voilà quelque chose que j’ignorais. — Je suis la personne la plus riche et la plus puissante de ce pays, maestro. Mais le pouvoir du shinga disparaît en même temps que lui et mon assassin héritera de ma fortune. Ma fille m’a coûté l’homme que j’aimais et elle a failli me coûter la vie. Elle représente un danger pour moi, mais je représente un danger bien pire pour elle. Si Logan Gyre devient roi, je pourrai révéler ma véritable identité et acquérir une certaine respectabilité. Je dois absolument sortir de la clandestinité si je veux léguer à ma fille autre chose que la mort. Quoglee écarquilla les yeux. — Vous n’avez pas l’intention de vous installer comme marchande, pas même de devenir la plus riche des marchandes, n’est-ce pas ? Vous voulez être anoblie et fonder une nouvelle maison. Comment espérez-vous réussir ce prodige ? — Je vous le raconterai après le sacre. Est-ce que vous acceptez ma proposition ? — Vous voulez que j’apprenne les noirs secrets de la reine et que j’en fasse une chanson… en trois jours ? C’est ridicule. C’est impossible. Aucun barde de Midcyru ne serait capable d’un tel exploit. Mais… (Cette pause emphatique était pathétique et Mamma K se retint pour ne pas lever les yeux au plafond.) Mais je ne suis pas un simple barde. Je suis un génie et je réussirai. — Chantez sans crainte, maestro. Je veillerai à ce que vous ne soyez pas interrompu. Quoglee cligna des yeux, puis renifla de nouveau. — J’y suis. Pour exprimer la volonté : bergamote, férule et une fleur que je ne parviens pas à identifier. Pour exprimer les sentiments : jasmin et jonquille sur un mélange à base de vanille, d’iris, d’ambre et de relent boisé. Nuec vin Broemar, le parfumeur de la cour alitaeranne en personne, m’avait fait découvrir ce parfum. Il disait que c’était celui de la reine et que personne d’autre… Il s’interrompit et ses yeux s’écarquillèrent. Mamma K sourit. Ses efforts n’avaient pas été vains. Le barde passa une petite langue sur ses grosses lèvres charnues. — Madame Kirena, je dois avouer que vous me terrifiez tout autant que vous m’intriguez. Mamma K rit. — Je vous assure que c’est un sentiment partagé, maestro. Caleu le Balafré était à l’heure, comme toujours. Ce jour-là, le rendez-vous était dans le jardin des statues du château. Le pisse-culotte portait la robe aux cent couleurs d’un hécatonarque. Les longues manches cachaient ses bras et ses mains couverts de scarifications rituelles, la chasuble dissimulait les cicatrices qui zébraient son torse et son cou. Il sourit à la femme qui l’attendait. — Oui, mon enfant ? Avez-vous des péchés à expier, ou bien envisagez-vous d’en commettre ? Térah Graesin lui lança un regard plein de mépris. — Vous blasphémez en venant ici déguisé en prêtre. — Sur cent dieux, il doit bien y en avoir un qui a le sens de l’humour. Quel est le boulot, Votre Altesse ? Si on vous voit me parler trop longtemps, on va croire que vous vous confessez vraiment. Certaines personnes pourraient alors se demander ce que vous avez à vous reprocher. — Je veux que vous assassiniez Logan Gyre. Le plus tôt sera le mieux. Elle gratta son bras bandé. La plaie infligée par cette maudite ombre guérissait sûrement, mais lentement. Caleu le Balafré oublia qu’il était prêtre et cracha sur les cailloux blancs ratissés avec soin. — Ben voyons. — Je paierai le double de ce que je vous ai donné pour liquider Durzo Blint. — Maintenant que j’y pense, vous n’auriez pas oublié de préciser qu’il s’agissait de Durzo quand on a passé ce contrat ? — Tout s’est bien passé, non ? — Seulement parce que je l’ai eu par surprise. — Vous m’aviez dit que vous l’aviez affronté d’homme à homme, lâcha Térah d’une voix glacée. Caleu rougit. — Euh… oui. C’est comme ça que ça s’est passé, mais il s’en est fallu de peu pour que j’y laisse ma peau. Un contrat pareil valait le double de ce que vous m’avez donné. — Oh ! c’est donc cela. Vous voulez marchander. Quel ennui ! Quel est votre prix, assassin ? — Putain de merde ! Je suis un pisse-culotte et vous le savez très bien. J’ai tué Durzo Blint. (Il secoua la tête.) Et ce n’est pas du marchandage. — Combien voulez-vous ? Malédiction ! Elle portait un vêtement avec de grandes manches épaisses pour cacher son bras bandé, mais la blessure était douloureuse et elle n’osait pas la toucher – pas devant Caleu qui s’empresserait de faire un rapport au Sa’kagué. — C’est un travail sacrément difficile, pas vrai ? On raconte que le duc Gyre a tué un ogre de quinze mètres de haut à la bataille du Bosquet de Pavvil. On raconte aussi que son serviteur est un gars avec des dents taillées en pointe, un fou qui étripe ses adversaires à mains nues. On parle aussi d’un chien-loup à deux pattes et d’une légion de mille putains guerrières. J’ai même entendu dire qu’un démon était venu le sauver pendant l’invasion khalidorienne. Ce type a des amis inquiétants. Je n’ai pas envie de me les mettre à dos en assassinant leur protégé. — Je vous verserai dix fois le tarif habituel et je vous accorderai le titre de baronnet, avec des terres. Cela représentait une somme colossale et Térah Graesin sentit la stupéfaction de Caleu le Balafré. — C’est tentant, mais je refuse. Le seul pisse-culotte susceptible d’accepter ce contrat, c’est Hu Gibbet. — Dans ce cas, envoyez-le-moi, gronda Térah. — Impossible. Il a fait don de son corps aux poissons de la Plith après avoir accepté des contrats sans l’accord de maman Sa’kagué. Et maman Sa’kagué s’est montrée très claire avec sa progéniture : pas touche à Logan Gyre. — Quoi ? Vous ne savez donc pas qui je suis ? — J’informerai les Neuf de l’offre que vous venez de me faire. La rage s’empara de Térah Graesin. — Si le Sa’kagué s’oppose à moi, je jure que je vous détruirai tous. — Par la barbe du Haut Roi, femme ! Nous refusons juste ce contrat. Il y a une grande différence entre décliner une offre et déclarer la guerre. — Vous allez assassiner Logan Gyre ou je vous écraserai ! — Il faut vraiment être con pour dire ça à un pisse-culotte, mais il est vrai que vous êtes la reine des connes, hein ? Est-ce que vous avez une idée de ce que fait Logan ce matin ? Non ? Pendant que vous complotez pour assassiner vos alliés, il essaie de sauver les siens. — De quoi parlez-vous ? — Les Neuf m’ont chargé de vous dire que vous aviez une semaine pour revenir sur les menaces que vous venez de lancer contre eux. Pour vous donner une idée du genre de guerre que vous risquez de déclencher, ils vous ont préparé un petit désastre diplomatique pour ce matin. Ils souhaitent que vous vous rappeliez que les suivants ne seront pas forcément petits – ni diplomatiques. Un frisson glacé remonta le long de la colonne vertébrale de Térah. Ils avaient déjà tout préparé ? Avant même qu’elle les menace ? — Comment saviez-vous ce que j’allais dire ? demanda-t-elle. — Nous savons tout. — Votre Majesté ! (Un domestique approcha en courant dans le jardin des statues.) Les ambassadeurs du Chantry et du Lae’knaught sont arrivés pour prendre le petit déjeuner en votre compagnie ainsi que vous l’aviez demandé. Les majordomes ont voulu les installer tous les deux à la place d’honneur. Ils sont furieux. — Je n’ai jamais invité les am… Térah se tourna vers Caleu le Balafré. Le pisse-culotte avait disparu. Chapitre 33 –S olon, demanda Kaede, pourquoi ma mère te hait-elle ? L’impératrice se tenait dans les ténèbres, devant la cellule. Solon se redressa et s’assit en brossant les brins de paille crasseux qui s’accrochaient à ses cheveux. — Elle a dit quelque chose à mon propos ? Le soleil était levé depuis peu et il faisait encore frais. Kaede portait un châle en samit violet autour de ses épaules. Solon fut soulagé : l’étoffe l’empêcherait de lorgner le sein nu en bavant tout au long de la conversation – un comportement indigne d’un Séthi. Oui, il était soulagé, mais aussi un peu déçu. — Sais-tu pourquoi, oui ou non ? Le ton autoritaire de Kaede lui rappela ses visions lorsque Khali était arrivée à Vents Hurlants, lorsqu’elle l’avait tenté pour qu’il se jette du haut des murailles. Il avait compris qu’il s’agissait d’illusions parce que Kaede n’était pas en colère contre lui. Il n’avait jamais autant regretté d’avoir raison. Il se leva et approcha des barreaux. — Ce n’est pas facile de le dire, ni à entendre. — Réponds. Il ferma les yeux. — Lorsque j’ai terminé ma formation de mage bleu, il y a douze ans, je suis rentré à Seth, tu te souviens ? J’avais dix-neuf ans. J’ai demandé à mon père la permission de t’épouser. Il m’a répondu que ta mère ne consentirait jamais à cette union. — Ma mère est prête à tout dès lors qu’il s’agit de rehausser l’honneur de la famille. Je n’ai jamais compris pourquoi elle te haïssait à ce point. Elle aurait dû me presser d’épouser un prince. Solon baissa la voix. — Ta mère craignait que tu sois ma sœur. Différentes émotions défilèrent en un éclair sur le visage de la jeune femme : la stupéfaction, l’incrédulité, la compréhension, la surprise, le dégoût, puis l’incrédulité de nouveau. — Kaede, je n’ai aucune envie de dénigrer nos parents. La liaison fut brève – elle ne dura que le temps de la grossesse funeste de ma mère. Quand elle mourut avec l’enfant, mon père estima qu’il s’agissait d’une punition divine. Mais ta mère était déjà enceinte. Plus tard, lorsque mon père s’aperçut que tu ne me laissais pas indifférent, il fit venir un mage vert pour savoir si tu étais sa fille. Pour payer ses services et s’assurer de son silence, je devais suivre l’enseignement de cette école de magie. Personne ne s’attendait que je possède le Don, les mages espéraient seulement s’attirer les bonnes grâces d’un prince séthi. Il apparut d’ailleurs que je n’étais pas très doué pour la guérison. Ces études lui avaient cependant permis de faire la connaissance de Dorian. Cette rencontre avait changé sa vie – et pas pour le meilleur. — Quoi qu’il en soit, le mage affirma que tu n’étais pas ma sœur, mais ta mère s’est toujours méfiée de la magie. Ses craintes l’aveuglaient et elle trouvait que tu ressemblais davantage à mon père qu’à son mari. Les yeux de Kaede étaient glacés. — Comment savoir si tu ne me mens pas ? — Je ne salirais pas la mémoire de mon père. C’était un homme exceptionnel. J’ai souffert en apprenant qu’il n’avait pas été fidèle à ma mère. Il en a souffert, lui aussi. Il a changé quand elle est morte. Est-ce que tu imagines une autre raison qui pourrait justifier le comportement de ta mère ? Pourquoi est-ce que tu ne lui poses pas la question à elle ? — Pourquoi n’es-tu pas revenu ? Le visage de Solon se décomposa. — J’avais dix-neuf ans lorsque j’ai appris l’infidélité de mon père. Tu en avais à peine seize. J’ai essayé de convaincre ta mère que le mage avait raison. Elle a cru que je la menaçais. Tu étais jeune et je ne voulais pas te monter contre elle en te révélant la vérité. On m’a proposé de suivre l’enseignement du Sho’cendi et j’ai accepté. Je t’ai écrit chaque semaine. Comme tu ne répondais jamais, j’ai même envoyé un ami te remettre une lettre en main propre. Quand il s’est présenté à ta demeure, on l’a jeté dehors en affirmant que tu étais fiancée et que tu ne voulais plus entendre parler de moi. — Je ne me suis jamais fiancée. — Je ne l’ai appris que plus tard. À ce moment, j’avais l’intention de revenir à Seth, mais un prophète m’a annoncé que deux chemins s’offraient à moi : « Fends la tempête, chevauche la tempête ! La vie du frère d’un roi tient à tes mots – ou à ton silence. » Si je rentrais à Seth, j’étais condamné à tuer mon frère. Mais si je me rendais à Cénaria, je pouvais sauver le sud de Midcyru des griffes de Khalidor. — As-tu réussi ? — Pardon ? — As-tu sauvé le monde ? Le ton de Kaede laissait deviner une profonde colère. — Non, répondit Solon. (Il déglutit.) J’ai caché que j’étais un mage à un homme qui était comme un frère pour moi, à un homme qui aurait dû devenir roi. Quand il a découvert la vérité, il m’a chassé. Le lendemain, il a été tué. J’aurais arrêté l’assassin si j’avais été là. — Tu rentres donc à la maison comme un chien battu, pour mendier quelques restes. Il la regarda avec douceur et vit que la colère masquait sa souffrance. — Je suis revenu pour clarifier la situation. J’ignore ce qui s’est passé ici. Les Séthis qu’on rencontre sur le continent refusent tous d’en parler. — Tu as choisi le mauvais chemin de la prophétie, dit Kaede. Tu aurais dû rentrer et tuer ton frère. — Quoi ? Kaede serra le châle en samit autour de ses épaules et regarda par la fenêtre de la cellule. — Ton frère était un monstre. Il ne lui a pas fallu un an pour épuiser le respect des Séthis envers ta famille. Sa tentative d’invasion de Ladesh nous a coûté trois de nos quatre flottes et la contre-attaque nous a coûté nos dernières colonies. Il a forcé mon frère Jarris à conduire une attaque désespérée et, après sa défaite, il l’a fait jeter dans un donjon et étrangler. Sijuron a affirmé qu’il s’était pendu. Il a obligé les grandes familles à organiser des fêtes d’une semaine alors qu’elles n’en avaient plus les moyens. Il a levé de nouveaux impôts frappant aussi bien les riches que les pauvres, mais ses amis en étaient exemptés. Il a fait construire une ménagerie qui abritait plus de mille animaux. Pendant que les gens mendiaient aux portes du palais, il faisait tisser des draps de soie pour les lions – et il n’a pas tardé à leur jeter en pâture tous ceux qui lui déplaisaient. Il aimait s’entraîner avec les soldats, mais il faisait exécuter ceux qui retenaient leurs coups aussi bien que ceux qui contusionnaient son impériale personne. Il se promenait avec un jeu de dés en os. Les gens qu’il croisait devaient les lancer. Les lots allaient d’une bourse remplie d’or à une condamnation à mort. » Les membres des grandes familles étaient généralement dispensés de ce petit jeu, mais, un jour, il m’a obligée à les lancer. J’ai gagné et il a ordonné que je les relance. J’ai dû les lancer quatre fois, jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’argent sur lui. Il était furieux et il a exigé que ses serviteurs lui prêtent l’argent qu’ils avaient sur eux. J’ai compris qu’il n’arrêterait pas avant que j’aie tiré la mort. Alors, je l’ai défié. Je lui ai dit : « Si je tire une majorité de un, de deux ou de trois, je mourrai. Si je tire une majorité de quatre, de cinq ou de six, vous m’épouserez. » Mon audace l’a intrigué. Il a dit que si je devais gagner tout son argent, il avait tout intérêt à m’épouser. (Les yeux de Kaede se remplirent d’une haine glacée.) Sijuron avait le sens de l’humour, il ne m’accorda que les cinq et les six. » J’ai gagné et il respecta sa parole. Il organisa une gigantesque fête aux frais de ma famille pour célébrer notre union. J’ai attendu qu’il s’endorme et je lui ai tranché la gorge. Je suis retournée dans le grand hall pieds nus et en chemise de nuit. Mes bras étaient couverts de sang jusqu’au coude. Il était à peine minuit et la fête battait encore son plein. À cette époque, les gens s’amusaient avec frénésie, car ils savaient qu’ils pouvaient mourir à tout moment sur un caprice du roi. » Tout le monde est resté pétrifié quand je suis entrée. Je me suis assise sur le siège royal et j’ai raconté ce que je venais de faire. J’ai été acclamée, Solon. Quelqu’un est allé chercher le corps et l’a rapporté dans le grand hall. Les nobles l’ont déchiqueté à mains nues. Depuis, je m’efforce d’effacer les crimes de ton frère. En neuf ans, j’ai réparé la moitié des horreurs qu’il a perpétrées en trois ans. Solon était atterré. — Et tu ne t’es jamais mariée ? — Je ne me suis jamais remariée. — Oh ! — J’ai trop de travail pour cela. En outre, on m’a baptisée la Veuve Noire. Enfin, les personnes qui me détestent. Cela ne me dérange pas. Je suis contente de leur faire peur. Je suis un monarque cent fois meilleur que ton frère, mais j’ai commis des maladresses et je me suis aliéné des gens qui auraient pu devenir des amis. J’ai corrigé mes erreurs, mais certains nobles sont incapables d’oublier un affront. Je dois me battre chaque jour pour conserver le trône – un trône qu’il te serait facile de récupérer. — Je ne suis pas venu chercher une couronne. Je suis prêt à le jurer devant la cour. — Dans ce cas, qu’es-tu venu chercher, Solon ? Il ne détourna pas le regard. — Toi. — La Kaede que tu as connue n’existe plus ! lança-t-elle avec hargne. Je suis reine, mais si tu regardes mon visage, tu verras de petits trous aux endroits où étaient accrochés mes anneaux claniques. Tes joues n’ont jamais été percées. Est-ce que tu crois que c’est sans importance ? Et si je suis reine, que deviendrais-tu en m’épousant ? — Est-ce qu’une reine n’est pas une femme ? — Une reine est avant tout une reine. — Il n’y a pas assez de place pour un peu d’amour sous cette couronne ? Pendant un bref instant, il sentit une tristesse glacée sous le calme royal. — Je t’ai aimé, Solon. Quand tu es parti pour la deuxième fois, j’ai cru que j’allais mourir. Les gens priaient pour que tu reviennes, pour que tu fasses entendre raison à ton frère et, plus tard, pour que tu prennes sa place. J’ai prié pour ton retour, moi aussi, mais pour d’autres raisons. Mais tu n’es pas revenu. La nuit même de mon mariage, j’ai prié pour que tu viennes me sauver. Pendant que ton frère me couchait dans son lit, j’ai prié pour que tu fasses irruption dans la chambre en ouvrant les portes à toute volée. Tu n’es pas venu. (Elle parlait désormais avec une voix basse et froide.) En outre, j’ai épousé ton frère. — Mais tu as dit que tu l’avais… Il s’interrompit en maudissant son manque de tact. Elle ferma les yeux. — Je l’ai tué après. Au début, j’avais l’intention de le faire boire jusqu’à ce qu’il s’effondre. Mais, pour une fois, il n’était pas d’humeur à s’enivrer et… et j’avais si peur. J’ai attendu qu’il en ait terminé et qu’il s’endorme. Même après ce qu’il venait de faire, j’ai dû rassembler tout mon courage pour lui trancher la gorge. Il te ressemblait tellement dans son sommeil. — Je suis vraiment désolé. Elle le gifla avec violence. — Comment oses-tu me prendre en pitié ? Je te l’interdis ! — Il ne s’agit pas de pitié, Kaede, mais d’amour. Je t’ai blessée et j’ai laissé d’autres te blesser. Je suis désolé. — Dans deux jours, j’épouserai Oshobi Takeda. — Tu ne l’aimes pas. — Ne sois pas stupide. Bien sûr qu’elle ne l’aimait pas. — Kaede, laisse-moi une chance. Je ferai tout ce que tu voudras pour me racheter. — Tu pourras observer les festivités par la fenêtre de ta cellule. Au revoir, Solon. Térah s’assit avec impatience sur l’horrible trône noir que Garoth Ursuul avait fait tailler. Il lui avait fallu la moitié de la matinée pour calmer les ambassadeurs du Lae’knaught et du Chantry. Elle avait été incapable de découvrir qui avait organisé ce désastre diplomatique. Certaines pistes menaient par ici, d’autres par là, et il était impossible de savoir qui mentait. Luc arriva enfin. Il était magnifique avec sa cape de seigneur général en fil d’or, sa tunique et son pantalon d’un blanc immaculé et ses bottes en daim. — Les rumeurs sont exactes, dit-il en s’agenouillant au sommet de l’escalier menant au trône. Logan est arrivé à la tête de mille quatre cents hommes. — Il n’a subi aucune perte en franchissant les lignes ceuranes ? demanda Térah. Le premier rapport s’était contenté de signaler que Logan attendait devant la cité. Térah avait interdit qu’on lui ouvre les portes, espérant que les Ceurans allaient l’attaquer et le tuer. Malheureusement, ses ordres n’étaient pas arrivés à temps, ou personne n’en avait tenu compte. Luc était confus et inquiet. — Il ne les a pas franchies en force, il a signé un traité avec les Ceurans. (Il se dépêcha de continuer en voyant l’expression qui se dessinait sur le visage de sa sœur.) Quand j’ai demandé de quel droit il avait négocié un pacte avec l’ennemi, on m’a répondu qu’il l’avait fait en ton nom. Ils étaient étonnés que je ne sois pas au courant. Térah s’affaissa au fond du trône. Cette histoire portait la marque de l’infâme Sa’kagué. — Quels sont les détails du traité ? — Je n’ai pas posé la question. — Imbécile ! Luc déglutit avec peine. — Des chariots ceurans remplis de riz et de grain circulent aux quatre coins de la cité. Ils distribuent de la nourriture au peuple. — L’armée ceurane est entrée à Cénaria ? — Seulement Lantano Garuwashi et les chariots, mais les portes sont toujours ouvertes. Des gens se joignent aux Ceurans pour faire la fête avec eux. Quelques minutes plus tard, Térah était sur un balcon et observait la ville. C’était une fraîche journée d’automne, le soleil brillait sans réchauffer l’air. Ses rayons se réfléchissaient sur les eaux de la Plith et venaient illuminer les cuirasses des soldats qui traversaient le pont Vanden. — Logan a défilé dans le Dédale ? demanda Térah. Pourquoi avait-il fait cela ? Personne n’était en sécurité dans ce quartier. — Les Lapins le vénèrent comme un dieu, expliqua Luc. La colonne atteignit la rive et se dirigea vers le château. Lorsque Térah était entrée à Cénaria à la tête de son armée, les rues étaient bondées. En ce jour, la cité semblait se vider au fur et à mesure de l’approche de Logan. Même les acclamations semblaient différentes. Térah sentit la peur l’envahir. — Convoque mes conseillers. Je dois connaître les détails de ce traité avant l’arrivée de Garuwashi. Est-il devenu mon allié, mon vassal ou mon suzerain ? Par tous les dieux ! serait-il devenu mon mari ? Dépêche-toi, Luc ! Dépêche-toi ! Chapitre 34 K ylar se maquilla avec soin, glissa Châtiment dans son dos et prit un sac contenant des vêtements de noble. Ses vieilles hardes sentaient si mauvais qu’il dut se faire violence pour ne pas les arracher. Il réarma les pièges de la porte en utilisant un poison qui donnerait la nausée à sa victime, puis grimpa l’échelle et souleva la pierre plate de quelques centimètres. Il était encore très tôt, l’entrée secrète était invisible. Il patienta un quart d’heure en s’accoutumant aux bruits de la rue. Il entendit le martèlement de sabots sur les pavés. C’était le moment. Il attendit encore une seconde, puis invoqua son manteau d’invisibilité. Il ouvrit le passage secret tandis qu’un chariot passait au-dessus. En un instant, il se hissa à l’extérieur, se tourna sur le ventre, referma derrière lui et couvrit la pierre de terre et de poussière. À ce moment, la poignée de Châtiment se coinça dans l’essieu arrière du véhicule. Le jeune homme fut traîné en arrière sur plusieurs mètres avant de parvenir à se libérer. Le bruit alerta le conducteur qui poussa un juron. L’homme se tourna pour regarder derrière, mais il ne remarqua rien. Kylar se releva, toujours invisible, et gagna une ruelle. Il redevint visible et examina ses vêtements pour voir quels dégâts le ka’kari leur avait infligés. Ce n’était pas trop grave, mais on risquait de remarquer Châtiment à travers les trous de sa cape. Il plia son sac, le cala sur son épaule puis se dirigea en boitillant vers Le Repos du Héron. Situé à l’intersection de la rue Sidlin et de la rue Vanden, cet établissement faisait partie des rares auberges de la ville où il pourrait entrer en haillons et sortir en habits de soie sans attirer l’attention. Il marchait depuis cinq minutes quand il repéra l’embuscade. Des rats de guilde étaient cachés entre les décombres calcinés qui parsemaient la rue. La plupart d’entre eux étaient armés de pierres, mais Kylar aperçut les reflets d’une ou deux épées khalidoriennes. Sans doute des trophées récupérés pendant Nocta Hemata. Il n’était pas trop tard pour bifurquer, mais Kylar continua à avancer. Il avait reconnu Bleue. Il avait oublié de cacher l’argent promis, même s’il était peu probable que la fillette ait respecté sa part du marché et éloigné son groupe. Le garçon le plus costaud de la guilde fut le premier à se redresser. Il était petit pour un adolescent de seize ans ; ses traits étaient aussi émaciés que ceux de ses compagnons, mais son ventre n’était pas gonflé par la malnutrition, contrairement à celui de plusieurs petits du groupe. Il brandit une épée khalidorienne et regarda ses camarades pour se rassurer. — Donne-nous ton argent et le sac que tu trimballes et tu pourras partir, dit-il en se passant la langue sur les lèvres. Kylar regarda le cercle de rats qui l’entourait. Ils étaient dix-sept, tous terrifiés. La plupart étaient des petits. Bleue l’observait d’un air soupçonneux, les yeux plissés. Il lui sourit. — J’ai oublié de te donner ça ! Il plongea la main dans une poche et lui lança une pièce d’or. C’était beaucoup plus qu’il avait promis, mais ces pauvres gamins en avaient bien besoin. Un grand interpréta mal le geste de Kylar et lui jeta une pierre au visage. Le jeune homme évita le projectile qui manqua de peu la tête d’un rat qui se tenait derrière lui. Ce geste malheureux déclencha une attaque générale. Des pierres et des lames sifflèrent de tous les côtés. Kylar invoqua son Don et bondit à trois mètres de haut. Il fit un saut périlleux, tira Châtiment et ordonna au ka’kari de recouvrir son arme. Il frappa de taille dès qu’il toucha terre. L’Ours d’Argent Qui Succombe au Zéphyr de Garran. Trois lames se brisèrent net. Le ka’kari projeta une onde magique qui couvrit la peau de Kylar. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? — C’est très impressionnant. Regarde ! Les rats de guilde s’étaient figés. Ils contemplaient Kylar avec des yeux exorbités, y compris les trois adolescents dont il avait brisé l’épée. Le jeune homme baissa la tête pour se regarder. Sa tunique avait disparu et sa peau luisait comme si elle était éclairée de l’intérieur, comme s’il débordait d’une puissance à peine contrôlée. Je ne t’ai jamais demandé de faire ça. — Tu voulais les arrêter sans les tuer, non ? — Je vous avais bien dit que c’était lui, lâcha Bleue. Kylar ressentit une terrible impression de déjà-vu. Ces gamins le prenaient pour Durzo. Est-ce que le ka’kari lui avait aussi sculpté le visage de son maître ? Le jeune homme se tenait dans cette ruelle comme Durzo Blint s’était tenu dans une autre ruelle, dix ans plus tôt, lorsque la guilde d’Azoth avait essayé de le détrousser. Mais aujourd’hui, Kylar avait changé de rôle et la perspective était très différente. — C’est Kylar, murmura Bleue. — Kylar ! répétèrent deux garçons. Leur voix était empreinte de terreur, comme s’ils s’étaient attaqués à une légende. Les doigts s’ouvrirent et les pierres tombèrent aux pieds des rats de guilde. Le cercle s’élargit autour du jeune homme. Les gamins ne savaient plus quoi faire, ils étaient pris entre la peur et la curiosité. Les trois grands posèrent enfin des yeux écarquillés sur leurs épées brisées et fumantes. Quelques rats massèrent inconsciemment les membres ou les côtes meurtris par le jet de pierre d’un camarade. — Comment se fait-il que tu connaisses mon nom ? demanda Kylar. Un frisson de peur le traversa. — Un jour, j’ai entendu Jarl qui parlait à Mamma K, répondit Bleue. Il a dit que vous étiez son meilleur ami. Il a dit que vous aviez fait partie du Dragon Noir. Mamma K nous avait raconté un jour que le meilleur membre de notre guilde était devenu l’apprenti de Durzo Blint. J’ai fait le rapprochement. Kylar était incapable de bouger. Durzo lui avait dit qu’on ne pouvait pas cacher la vérité éternellement. Si ces rats de guilde savaient que Kylar était un pisse-culotte et qu’il avait suivi l’apprentissage de Durzo, les ennemis du jeune homme ne tarderaient pas à l’apprendre. C’était peut-être chose faite. À condition qu’ils aient eu l’idée d’interroger une bande de gamins des rues. Comment le savoir ? Ce n’était pas sa faute, mais il fallait que « Kylar » disparaisse. Son temps était révolu. S’il revenait un jour à Cénaria, il serait un autre homme, il porterait un autre nom, il aurait d’autres amis – peut-être aucun. Kylar devait tout abandonner, comme Durzo l’avait fait des années plus tôt. C’était le prix de l’immortalité. — Pitié, seigneur ! dit le grand qui l’avait interpellé. (Il se lécha de nouveau les lèvres, mort de peur.) Prenez Bleue comme apprentie. C’est la plus intelligente d’entre nous. Elle mérite de s’en sortir. — Tu crois que mon métier est une porte de sortie ? gronda Kylar. Je serai mort dans moins d’une semaine. Il demanda au ka’kari de le recouvrir et invoqua une décharge bleutée qui traversa son corps. Les enfants portèrent les mains à leurs yeux pour se protéger de la lumière intense. Quand ils regardèrent de nouveau, Kylar avait disparu. Chapitre 35 L e seigneur Agon entra dans la salle du trône, suivi par un groupe de généraux, des gardes du corps, un solide Ceuran du nom d’Otaru Tomaki, de Logan et de Lantano Garuwashi. Logan et les autres Cénariens s’agenouillèrent devant la souveraine, les Ceurans la saluèrent avec respect. Lantano Garuwashi inclina la tête et les anneaux s’entrechoquèrent dans ses cheveux. — Relevez-vous, déclara la reine Graesin. Elle dégageait une aura chaude et royale dans sa robe rouge passepoilée de vert émeraude assortie aux bijoux accrochés à ses oreilles et à son cou. Elle descendit les sept marches pour approcher de Logan et de Garuwashi. — Duc Gyre, dit-elle avec un grand sourire. Nous n’avons qu’à nous féliciter de vos services. Nous vous récompenserons comme vous le méritez. (Elle se tourna vers Lantano Garuwashi.) Votre Altesse, je suis honorée de vous accueillir à Cénaria. Soyez le bienvenu à la cour de Cénaria. Logan retint un soupir de soulagement à grand-peine. Térah avait donc reçu ses lettres. Les réponses de la reine avaient étonné le jeune homme, car elles n’exprimaient aucun mépris. Maintenant que son règne n’était plus menacé, Térah avait peut-être décidé de se conduire en souveraine digne de ce nom. — Je vous en prie, appelez-moi Garuwashi. Je ne suis pas encore roi, dit Lantano avec un petit sourire narquois – et quelque chose de plus. La tenue ceurane traditionnelle, une longue tunique doublée de soie qui tombait sur un pantalon lâche, dissimulait en partie la carrure du guerrier, mais Garuwashi aurait exsudé la virilité enveloppé dans de vieux draps. Ses cheveux roux et brillants étaient tirés en arrière pour former une queue-de-cheval ; ils étaient parsemés de dizaine de mèches qui évoquaient les rayures d’un tygre. Sa mâchoire était carrée, son visage mince et rasé de frais. Il avait de larges épaules et des hanches étroites. Ses manches, coupées court pour faciliter les mouvements de bras, dévoilaient des muscles saillants. Logan s’aperçut que le spectacle ne laissait pas Térah Graesin indifférente. Garuwashi lui rendit ses regards appréciateurs sans la moindre vergogne. — Je ne suis pas encore reine, moi non plus, dit Térah. Je serais d’ailleurs ravie si vous acceptiez d’assister à mon sacre. — Ce serait un honneur. Et peut-être que, l’année prochaine, vous accepterez d’assister au mien. — Puis-je vous faire visiter le château ? Elle tendit la main vers Garuwashi et donna congé aux autres visiteurs. Logan entraperçut le regard du Sa’ceurai. Le Ceuran était prêt à dégainer son épée pour monter à l’assaut. Chapitre 36 E lle s’appelait Pricia et elle avait quatorze ans. C’était la concubine qui avait pleuré sur le sort de ses amies en apprenant la mort de Garoth Ursuul. Elle s’était pendue avec une ceinture en soie. Elle était nue et ses vêtements étaient pliés avec soin sur le bord du lit. Sa beauté n’était plus qu’un souvenir. Son visage était livide, ses yeux ouverts semblaient prêts à jaillir de leurs orbites, sa langue sortait de sa bouche, des excréments couvraient ses jambes magnifiques. Dorian la toucha et constata que son corps était à peine froid. Au contact de sa main, le cadavre se balança doucement. C’était obscène. Il se frotta le visage. Il aurait dû s’en douter. Les concubines avaient sans doute appris avant lui que la dépouille de Garoth Ursuul avait été rapatriée à Khaliras. Les gardes royaux n’avaient pas réussi à protéger le Roi-dieu, mais deux d’entre eux avaient rapporté le corps et lavé une partie de la honte qui souillait leur unité. Mais pour les concubines, ce retour était une condamnation à mort. Les épouses de Garoth Ursuul accompagneraient leur mari sur le bûcher funéraire. Seules les vierges et les femmes trouvant grâce aux yeux du nouveau Roi-dieu avaient une chance d’être épargnées, mais Dorian avait déclaré qu’il ne garderait personne. Les concubines avaient interprété cette décision comme une condamnation à mort. — Quand as-tu compris, Trotteur ? — Votre Sainteté ? Je ne suis pas sûr de saisir le sens de votre question. — Fais un effort. Trotteur se racla la gorge, effrayé. — Je me trouvais avec le reste des concubines. Pricia est entrée dans cette pièce pour prendre quelque chose. Je ne me doutais pas que… — Fais. Un. Effort, répéta Dorian d’un ton glacé. Trotteur écarquilla les yeux, paniqué, et examina le visage du nouveau Roi-dieu. Il dut y lire quelque chose qui le rassura, car il s’écria : — Ah ! (Le masque de peur fondit et l’eunuque s’inclina.) J’ai su que vous étiez un Ursuul quand je vous ai dit que vous n’étiez pas comme les autres. Un esclave excentrique n’aurait pas changé ses habitudes pour autant et un imposteur aurait redoublé d’efforts pour se fondre dans la masse. — Quel est ton poste au sein des Mains du Roi-dieu ? demanda Dorian. — J’en suis le chef. Trotteur inclina la tête. Jénine ne s’était pas trompée. Qui mieux qu’un eunuque pouvait surveiller les proches et les secrets d’un Roi-dieu ? Surtout un eunuque qui ressemblait à un bouffon lorsqu’il avançait en claudiquant. Trotteur était en contact avec les eunuques, les concubines, les épouses et les serviteurs. À travers eux, il gardait un œil sur tous les personnages importants du royaume, vürdmeisters, rejetons ou généraux. — Comment as-tu perdu tes orteils ? — Lorsque Sa Sainteté votre père m’a offert ce poste, il a dit que cette amputation faisait partie du prix à payer. J’ai été ravi de faire un tel sacrifice. (Il esquissa un sourire contrit.) La castration, en revanche, ne m’a pas vraiment enthousiasmé. — Il te l’a proposé ? Tu aurais pu refuser ? — Oui. Sa Sainteté se montrait toujours juste envers nous. Voilà qui était étonnant de la part de Garoth Ursuul. Dorian n’avait jamais soupçonné cette facette de la personnalité de son père. Il éprouva un certain malaise. — Pourquoi ne m’as-tu pas dénoncé ? — Parce que je n’avais personne auprès de qui le faire, et parce que j’ignorais vos buts. Quand je les ai découverts, vous étiez déjà parvenu à vos fins. Pardonnez mon audace, mais ce fut un de mes rares échecs en tant que chef des Mains. Comment aurait-il pu savoir ce que je voulais faire ? Je l’ignorais moi-même. Trotteur déglutit. — Votre Sainteté, je crains que certains vürdmeisters et rejetons aient découvert ma véritable identité. Je peux identifier de simples espions, mais je suis incapable d’affronter un maître du vir. C’était incroyable ! Dorian avait survécu parce qu’il avait enchaîné les erreurs. Il avait ordonné à Trotteur de rester dans la salle du trône le jour où il s’était emparé du pouvoir. En arrivant, les vürdmeisters avaient découvert un prétendant impassible, mais ils avaient surtout remarqué la présence de Trotteur. Ils avaient cru que le chef des Mains avait choisi son nouveau maître. Quelle était l’étendue du pouvoir de l’eunuque ? Dorian sentit son estomac se serrer. L’influence de Trotteur était sans doute énorme. Il regarda une fois de plus le cadavre de Pricia qui se balançait dans la pièce. À Khalidor, la mort était si banale que la vie n’avait aucun caractère sacré. Ou bien était-ce le contraire ? — Comment t’appelles-tu, Trotteur ? Je parle de ton véritable nom. — On m’a ordonné de l’oublier… Je suis désolé, Votre Sainteté. Je m’appelais Vondéas Hil. — Je croyais que le clan des Hil n’existait plus. Garoth l’avait annihilé avec une armée de kruls. — Le Roi-dieu m’a sauvé de… (Il hésita.) Des chaudrons. Il a estimé que j’avais du potentiel et je me suis efforcé de lui donner raison. Les chaudrons. Les habitudes culinaires des kruls n’étaient donc pas aussi secrètes qu’on le croyait. — Vondéas Hil. Je me souviendrai de ton nom et de tes sacrifices. Acceptes-tu de me servir en tant que maître des Mains ? (Vondéas s’inclina avec respect.) J’ai une question à te poser. Où sont passés les deux cents vürdmeisters manquants ? — Le vürdmeister Neph Dada a organisé un rassemblement sacré à la mort de Sa Sainteté votre père. Il a convoqué tous les vürdmeisters pour qu’ils l’aident à ramener Khali à Khaliras. En ce moment, vos Mains pensent qu’il est quelque part dans l’est du pays. L’est de Khalidor n’avait jamais été très peuplé. Il n’y avait pas de cités importantes dans cette région, pas depuis que Jorsin Alkestes avait transformé Traythell en la Brouette Noire. — Ils sont à la Brouette Noire ? demanda Dorian. — Dans les environs, du moins. Nous ne savons pas où exactement. Les espions qui ont tenté de s’infiltrer dans leur camp ne sont jamais revenus. Bien ! Ce problème pouvait attendre. Depuis des siècles, meisters et mages, vürdmeisters et archimages essayaient en vain de découvrir les secrets de la Brouette Noire. S’il était à la tête de deux cents vürdmeisters, Neph Dada représentait un danger sérieux, mais Dorian avait jusqu’au printemps pour consolider ses forces. Neph ne prendrait pas la peine de lever une armée, car l’ancien tuteur de Dorian ne croyait qu’en la magie. Il fallait cependant apprendre ce qu’il complotait. — Que tes hommes redoublent d’efforts ! Je veux savoir ce qu’il mijote et, le cas échéant, où il en est de ses préparatifs. — Bien, Votre Sainteté. — Combien de rejetons ont accompli leur uurdthan ? — D’après mes informations, dix-sept. — Combien d’entre eux risquent de me poser un problème au cours des six prochains mois ? — Votre Sainteté, votre père ne me racontait pas tous ses secrets. J’en savais plus qu’il l’imaginait, mais mes informations sont sujettes à caution, y compris celles concernant les rejetons. Je sais que Moburu Ander est vivant et qu’il essaie de soulever les barbares. Certains rapports indiquent qu’il se prend pour le Haut Roi d’une prophétie. Votre père y attachait peu d’importance. Il se souciait davantage de la collusion avérée entre Moburu et Neph Dada. Lui et moi pensions néanmoins que cette collusion était, dans le meilleur des cas, fragile. — Oui. Neph Dada ne laissera pas un complice en vie après qu’il a rempli sa tâche. Mes frères non plus, soit dit en passant. — J’ai également obtenu des informations sur un rejeton que je n’étais pas censé connaître. J’ignore d’ailleurs son nom. Il faisait partie d’une délégation de mages de guerre que le Sho’cendi a chargée de récupérer Curoch. Ils sont arrivés à Cénaria et ont assisté à la bataille du Bosquet de Pavvil, puis ils sont rentrés au Sho’cendi, convaincus que Curoch n’était pas en possession des belligérants. Dorian se renfrogna. Il avait toujours pensé qu’un de ses frères infiltrerait l’école de magie du feu comme lui-même avait été envoyé à l’école des guérisseurs. Il sentit le goût amer de la trahison en apprenant que l’un d’eux y était parvenu. Il connaissait personnellement la plupart des mages qui avaient pu faire partie de cette mission. S’était-il lié d’amitié avec un de ses demi-frères sans le savoir ? Il secoua la tête. Il ne devait pas se laisser distraire. Il devait se concentrer sur les véritables problèmes, sur Moburu et Neph. Il devait survivre assez longtemps pour réorganiser son armée en prévision de leur attaque. — Très bien, Trotteur. Je te remercie. Le maître des Mains s’inclina une fois de plus. Lorsqu’il se redressa, il arborait l’expression désemparée de l’eunuque Trotteur. — Dorian ? Dorian ! Je vous ai cherché partout, dit Jénine en entrant. Dorian réalisa avec horreur que le corps d’une enfant se balançait encore au bout d’une corde. La concentration était fort utile, mais de là à oublier le cadavre d’une jeune fille… Dieu ! C’était une farce ! Il était resté assis près de la malheureuse Pricia et il avait discuté politique sans lui prêter la moindre attention. Quel genre d’homme devenait-il ? Il sentit la nausée l’envahir. Jénine affichait un sourire timide. De l’entrée de la pièce, elle ne voyait pas Pricia. Elle portait une robe simple en soie verte froncée sous les seins. — J’ai pris ma décision, dit-elle en avançant. J’accepte de vous épouser, Dorian. J’apprendrai à vous aimer comme vous m’aimez. — Jénine, vous ne devriez pas… Trop tard. La jeune fille aperçut le corps nu pendu au plafond. Son visage se transforma en masque d’horreur quelques secondes après avoir accepté une proposition en mariage. — Oh ! dieux ! s’écria-t-elle en portant une main à sa bouche. — Je l’ai tuée, lâcha Dorian. Il se détourna et vomit. — Comment ? La jeune fille ne s’approcha pas de lui. — Elle s’est pendue pour ne pas brûler vive sur le bûcher funéraire de Garoth, souffla-t-il. Il était à genoux. Il cligna des yeux et attrapa un chiffon qui traînait par terre pour s’essuyer la bouche. Il frotta sa barbe et regarda le bout de tissu. Il s’agissait de la culotte de Pricia. Dorian sentit le parfum de la jeune fille. Il vomit de nouveau et se releva tant bien que mal. Il s’essuya la bouche – avec un coin de sa cape – et tourna le dos au cadavre de Pricia. — Trotteur, dit-il. S’il vous plaît, occupez-vous d’elle. Et surveillez les concubines avec attention. Jénine, j’ai besoin que vous m’aidiez à prendre une décision difficile. Elle aura peut-être des… conséquences sur nos fiançailles. Chapitre 37 V i attrapa la cruche en cuivre, versa un peu d’eau froide dans la bassine et se lava le visage. Elle aperçut alors une note sur le bureau étroit qui se trouvait près de la porte. Le message était adressé à « Viridiana ». La jeune femme n’y toucha pas. Elle attendrait de se sentir prête. Cette pièce aux murs de pierre nue était horrible. Elle ressemblait à un placard à balais et était à peine assez grande pour recevoir le lit étroit à la mince paillasse de paille. Au pied du meuble, il y avait un coffre et une bassine. Le coffre était vide. Les sœurs avaient pris jusqu’à ses lacets de cheveux. Les Tyros ne devaient posséder que ce que le Chantry leur donnait. Dans le cas de Vi, cela signifiait une robe blanche de novice beaucoup trop grande pour elle. La jeune femme enrageait. Elle savait très bien que les sœurs auraient pu lui fournir un vêtement à sa taille, mais la tenue insipide aurait souligné ses rondeurs aussi bien qu’une création géniale de maître Piccun. Pareil scandale était impensable et Vi avait donc reçu ce sac blanc et informe en guise de robe. Les sœurs n’avaient pas pris la peine de lui tailler une chemise de nuit. Celle que la jeune femme portait n’était pas neuve et tout juste propre – Vi espéra qu’on l’avait quand même lavée avant de la lui donner. Son ancienne propriétaire avait certainement été petite et potelée, car le vêtement n’atteignait même pas les genoux de la pisse-culotte. Vi brossa ses cheveux avec colère. Elles avaient pris ses putains de lacets. Il était hors de question qu’elle assiste à ses leçons. Il était hors de question qu’elle sorte de cette pièce. On l’avait assez dépouillée comme cela. Elle regarda autour d’elle dans l’espoir de trouver un bout de fil. Ses yeux s’arrêtèrent sur la cruche en cuivre. — Qu’elles aillent se faire foutre ! Elle invoqua son Don et arracha l’anse. Une minute plus tard, ses cheveux tirés en arrière formaient une tresse serrée et impeccable. — Qu’elles aillent se faire foutre ! répéta-t-elle. Elle comprima le bout de métal et modela un cercle pour attacher la natte. Puis elle prit le message et le déplia. « Viridiana, Après vos leçons de la matinée, veuillez vous rendre dans la salle à manger privée. Élène souhaite vous rencontrer. Sœur Ariel » Vi cessa de respirer. Élène ? Oh ! putain ! Elle savait que la jeune femme aurait fini par venir au Chantry, mais elle ne l’attendait pas si tôt. La porte s’ouvrit à toute volée et une adolescente mal habillée fit irruption dans la pièce. Elle scruta les moindres recoins avec le regard soupçonneux d’un dément, bras levés comme si elle invoquait un puissant sortilège. — Qu’est-ce qui se passe, ici ? Tu as employé la magie ! Deux fois ! Inutile de nier ! Vi éclata de rire, d’abord nerveusement, puis de bon cœur. Elle était heureuse de pouvoir oublier Élène pendant un moment. L’adolescente avait encore le souffle court après avoir couru dans les couloirs. Ses joues étaient écarlates, des gouttes de sueur coulaient de son front pâle surplombé de cheveux noirs. Elle était petite et potelée. Vi se demanda si elle n’avait pas affaire à l’hippopotame qui avait naguère possédé sa robe de chambre. La gamine devait avoir une quinzaine d’années ; elle portait une aube en coton blanc bordée de bleu et arborait un insigne en écailles dorées bien en évidence sur la poitrine. — Tu m’as coincée ! avoua Vi. — Tu reconnais les faits ! Vi haussa un sourcil. — Bien sûr que je reconnais les faits. Maintenant, casse-toi ! Et tu as intérêt à frapper à la porte la prochaine fois. — C’est interdit ! — De frapper aux portes ? — Non ! — Alors, je te conseille de le faire, boule de graisse. — Je m’appelle Xandra et je suis la responsable d’étage. Tu as employé la magie par deux fois. Tu auras deux jours de corvée de cuisine pour cette première infraction. Et tu en auras cinq de plus pour m’avoir manqué de respect. — Espèce de petite merdeuse ! — Un juron ! Un jour de plus ! On ma avertie que tu étais une fautrice de troubles. Xandra frémit de colère et ses bourrelets de graisse tremblèrent. — Tu peux toujours te brosser. — Encore un juron ! Encore un manque de respect ! Cela suffit ! Présente-toi sur-le-champ à maîtresse Jonisseh pour qu’on t’affecte ailleurs ! — Tu appelles ça du manque de respect, espèce de truie à grande gueule ? Vi avança. Xandra ouvrit la bouche et leva les bras. — Graakos, lâcha Vi. Le bouclier se matérialisa aussitôt et le sort de Xandra ricocha dessus. Vi saisit la jeune fille par le poignet, la fit pivoter sur elle-même et la jeta hors de sa chambre. La malheureuse glissa sur les dalles polies du couloir et s’immobilisa trois mètres plus loin. Vi sortit de la pièce et constata qu’une trentaine de jeunes adolescentes la contemplaient avec des yeux écarquillés. La plupart n’avaient pas douze ans. — Je te prierai de frapper à la porte la prochaine fois que tu me rends visite, dit la pisse-culotte. Elle regagna sa chambre et fit claquer la porte derrière elle. Elle entendit la voix tremblotante de Xandra dans le couloir. — Il est interdit de claquer les… Vi ouvrit la porte et foudroya l’adolescente du regard. Xandra était encore recroquevillée contre le mur. Elle s’interrompit net. Vi claqua la porte de nouveau, alla s’asseoir sur son lit et prit le message. Elle essaya de retenir ses larmes. En vain. Chapitre 38 K ylar n’avait jamais vu les habitants du Dédale si heureux. Les chiens d’Agon étaient restés près des chariots de blé et de riz. Ils étaient tous membres du Sa’kagué et ils avaient décidé de s’assurer que la nourriture serait distribuée de manière équitable. Kylar entendit l’un d’eux s’adresser à un cogneur renfrogné. — Notre tour va venir. Je l’ai entendu d’un haut gradé. Maintenant, vérifie que ces rats de guilde partagent ce qu’on leur donne. Les Lapins formaient de longues files d’attente qui avançaient avec lenteur, mais régularité. Un vieux dur à cuir s’assit sur le sac de riz qu’il venait de recevoir, tira un pipeau en cuivre de sa tunique et se mit à jouer. Il ne fallut que quelques instants avant que les Lapins commencent de danser. Une femme fit bouillir plusieurs marmites et tous ceux qui y déposaient une mesure de grain ou de riz pouvaient remplir leur bol. Elle proposait aussi du pain et, bientôt, du vin. Une personne apporta des herbes, une autre du beurre, une troisième un peu de viande et ce fut la fête. Un chien d’Agon se leva entre deux chansons. — Certains d’entre vous me reconnaissent peut-être, cria-t-il. Je suis Dupeur Crochet et j’ai grandi dans ce quartier. J’vous vois, j’vous connais et j’vais vous dire un truc : par les couilles du Haut Roi ! le prochain qui fait la queue deux fois, j’appelle son nom et je lui plonge son putain de cul dans la marmite à viande, c’est compris ? Une acclamation salua l’avertissement – et la file d’attente se réduisit de manière notable. Pour les Lapins, la corruption était une deuxième nature. Cette bonne humeur était aussi inattendue que la distribution de nourriture gratuite. Kylar écouta ces gens et vit qu’ils levaient souvent leur verre en l’honneur de Logan Gyre. De nombreuses personnes racontaient – en prenant certaines libertés – son combat contre l’ogre ; d’autres, plus ou moins ivres, réinterprétaient avec émotion le discours fondateur de l’ordre de la Jarretière. Kylar entendit le mot « roi » prononcé une dizaine de fois. Il sourit d’un air sombre et s’immobilisa soudain. Une femme mince avec des cheveux blonds marchait de l’autre côté de la place. En comparaison des Lapins, elle était si propre qu’elle rayonnait. Kylar entraperçut un sourire éclatant et son cœur s’arrêta. — Élène ? murmura-t-il. La jeune femme disparut à un coin de rue. Kylar se lança à sa poursuite, évitant ou poussant les Lapins ivres de joie qui dansaient. Quand il atteignit l’intersection, la jeune femme avait déjà parcouru plus de cinquante mètres dans une allée sinueuse et elle s’apprêtait à tourner dans une autre ruelle. Kylar invoqua son Don et courut derrière elle. — Élène ! Il la saisit par l’épaule et la jeune femme sursauta. — Oh ! bonjour… Kylar, c’est ça ? demanda Daydra. C’était une ancienne prostituée de Mamma K. Elle s’était spécialisée dans les rôles de vierge. De loin, elle ressemblait beaucoup à Élène. Le cœur de Kylar bondit dans sa poitrine, mais le jeune homme aurait été incapable de dire si c’était par déception ou par soulagement. Il ne voulait pas qu’Élène soit ici. Il ne voulait pas qu’elle soit dans cette cité infecte ni même dans les environs quand il assassinerait la reine. Pourtant, il avait tellement envie de la voir que cela en devenait douloureux. Daydra lui adressa un sourire gêné. — Euh… je ne vends plus mon corps, Kylar. Il rougit. — Non ! Ce n’était pas pour… Je suis désolé. Je… Il se tourna et se dirigea vers le château. Chapitre 39 F eir Cousat et Antonius Wervel franchirent le col de Quorig dans l’après-midi. Tandis qu’ils approchaient de la Brouette Noire, la forêt toujours verte des contreforts disparut. Feir serra son manteau autour de lui pour se protéger du froid automnal mordant et gravit une petite colline. Le panorama qu’il découvrit lui coupa le souffle. Plus personne n’habitait à la Brouette Noire depuis sept cents ans et la région aurait dû être envahie par l’herbe, les arbres et les broussailles. Ce n’était pas le cas. La maigre végétation aurait dû être d’un brun de saison. Ce n’était pas le cas. Sept siècles plus tôt, l’ultime bataille de la guerre de l’Ombre avait été livrée ici au début de l’été. Aux pieds de Feir, les brins d’herbe étaient encore verts et courts. Le colosse aperçut un sillon à l’endroit où s’était dressé l’enclos d’une ferme. Les pierres avaient été emportées en ville afin qu’elles ne servent pas de munitions aux machines de guerre ennemies. Rien ne poussait sur les traces de l’ancien muret. La terre semblait à nu depuis quelques jours seulement. Le temps s’était arrêté. Feir en eut la confirmation lorsqu’il leva les yeux : des ornières laissées par les roues des chariots, des brins d’herbe aplatis par des bottes, les foyers et les latrines d’un ancien campement militaire. Il n’y avait plus de tentes, plus d’outils. Tout ce qui pouvait être récupéré avait été volé depuis longtemps, mais le reste n’avait pas changé. Cela ne s’appliquait pas seulement au paysage : à moins de cent mètres, Feir distingua les premiers cadavres qui marquaient la frontière du champ de bataille. Il en aperçut bientôt des centaines, des milliers qui formaient une couche sombre cachant le sol. L’épicentre du massacre était un dôme en pierre noire de la taille d’une petite montagne. Il englobait la cité et la colline sur laquelle le château s’était jadis dressé. Des machines de guerre étaient éparpillées tout autour. À moitié consumées, les roues brisées, elles semblaient sur le point de s’effondrer, mais elles avaient résisté pendant sept siècles. Le dôme était entouré par un cercle magique large de plusieurs kilomètres qui imprégnait la terre. On l’avait baptisé le « domaine des morts ». Au-delà, le temps reprenait ses droits, le vent soufflait, la pluie tombait. À l’intérieur, tout était figé. Feir haussa ses épaules massives et se prépara. Il joignit les mains devant son visage et invoqua des flammes au creux de ses paumes. Il fit un pas en avant et pénétra dans le « domaine des morts ». Rien ne se passa. Il laissa le sort de feu se dissiper. — C’est curieux, dit-il à voix haute. Antonius acquiesça en grognant. Feir observa l’air. Le domaine des morts – tout comme la Brouette Noire – avait été créé par un sortilège de Jorsin Alkestes et il était fort dangereux d’y invoquer le vir. Mais le vir présentait certaines similitudes avec le Don et la magie n’opérait jamais à la perfection à proximité du dôme noir. Il y avait toujours de curieux effets secondaires et, notamment, les flammes magiques étaient rouges au lieu d’être orange. Le sort de Feir n’avait pas présenté cette anomalie. La trame d’Alkestes avait donc disparu. Le colosse frotta sa barbe broussailleuse. Voilà qui allait lui simplifier la tâche. Mais qui a pu neutraliser le sortilège de Jorsin Alkestes ? se demanda-t-il avec inquiétude. Il examina la magie au-dessus du domaine des morts comme il l’avait examinée au-dessus du bois d’Ezra. Il sentit un vide : les trames tissées par Jorsin ne se brisaient pas sans laisser de traces, mais il ne parvint pas à déterminer depuis combien de temps elles étaient rompues. Pour neutraliser un sort qui avait été lancé avec l’aide de Curoch, il avait fallu une personne exceptionnelle en possession d’un puissant artefact, ou deux cents mages ou vürdmeisters travaillant de concert. Seuls des êtres dénués de toute sagesse et de toute décence pouvaient participer à une telle infamie. Il s’agissait donc de vürdmeisters. Les autres trames de Jorsin – celles qui scellaient le sol et les morts – étaient intactes. Le colosse songea qu’il était sans doute plus difficile de les briser. Enfin, il l’espéra. Il examina les arbres qui se dressaient au loin, inquiet à l’idée que des ennemis puissent s’y dissimuler. Il s’engagea dans la plaine d’un pas vif. L’air était étrangement inodore, même lorsqu’il approcha du premier cadavre. Le corps était une masse noire et boursouflée qui ressemblait à un homme mal proportionné. Les membres et le visage étaient trop longs ; des crocs irréguliers hérissaient une mâchoire inférieure saillante ; un œil était noir, l’autre bleu. La créature était musclée et si poilue qu’elle semblait couverte d’une fourrure ; elle ne portait ni vêtements ni armes. Un krul. Les meisters étaient incapables de créer la vie, mais ils pouvaient l’imiter et la caricaturer. Un jour, Dorian avait dit à Feir que ces êtres étaient les sombres reflets des créations naturelles. Feir et Antonius poursuivirent leur chemin et eurent bientôt l’impression de se promener aux enfers. Des milliers de créatures avaient été tuées par la magie de Jorsin Alkestes et ne présentaient aucune blessure, mais des milliers d’autres affichaient les stigmates de leur mort. Des visages repoussants avaient été broyés par des marteaux d’armes ou par des sabots de chevaux ; des poitrines avaient été écrasées par des bottes ; des gorges avaient été tranchées, des abdomens éviscérés ; des yeux avaient jailli d’orbites brisées et pendaient au bout de leur nerf optique ; un sang frais miroitait autour des blessures sans jamais sécher, sans jamais coaguler. Plusieurs chemins avaient été aménagés entre les corps. Les deux hommes en suivirent un sans prononcer un mot. Feir remarqua alors un bras humain parmi les cadavres de kruls, puis une jambe à moitié dévorée. De chaque côté du passage, les corps étaient empilés jusqu’à hauteur de genou. Le colosse et son compagnon aperçurent bientôt des créatures qui avaient été tuées par des sortilèges. Le champ de bataille était parsemé de grands cratères ne contenant que des lambeaux de chair pulvérisée. Certains kruls avaient été coupés en deux, brûlés ou électrocutés. Certains s’étaient arraché le visage avec leurs propres griffes. Puis les deux hommes remarquèrent des kruls différents : des blancs qui avaient des cornes en spirale et qui commandaient des unités de douze créatures ; des créatures qui mesuraient plus de deux mètres de haut. Les deux mages passèrent devant un peloton complet de monstres à quatre pattes ressemblant à des fauves ; chacun avait la taille d’un cheval, une mâchoire de loup démesurée et une peau d’obsidienne parsemée de quelques touffes de poils. Plus rares encore étaient les kruls ressemblant à des ours. Ils mesuraient quatre mètres de haut et leur épaisse fourrure avait la couleur du sang frais. Tandis qu’ils traversaient l’immense champ de bataille, les deux hommes constatèrent que chaque animal de la Création y était caricaturé. Chauve-souris, corbeau, aigle, cheval à dents de sabre, cheval à corne… Il y avait même des éléphants noirs aux yeux rouges qui avaient servi de plates-formes mobiles aux archers. Toutes ces créatures étaient figées dans une mort étrange. — Les monstres, souffla Antonius. Il n’y avait donc rien de sacré à leurs yeux ? Feir suivit le regard de son compagnon et aperçut les enfants kruls. Ils étaient plus beaux que leurs aînés : leurs traits étaient réguliers, ils avaient de grands yeux innocents, une peau d’une pâleur presque humaine et de longues griffes en guise de doigts. Ils portaient encore des vêtements. Même les pilleurs n’avaient pas osé les toucher. Feir faillit s’étrangler. Les deux hommes se remirent en route vers le gigantesque dôme noir. Au bout d’un moment, Feir devint insensible à cette foire aux atrocités. Le champ de bataille exposait un million de morts différentes, des kruls de toutes formes et de toutes tailles, quelques êtres humains et de nombreux chevaux. Pourtant, l’immobilité surnaturelle ainsi que l’absence totale d’odeurs et de vent rendaient ce carnage irréel. Le colosse avait l’impression de se promener parmi des statues de cire. À en croire Jorsin, un million cent treize mille huit cent soixante-dix-neuf kruls avaient péri au cours de l’affrontement. Des érudits de diverses écoles de magie avaient estimé que les monstres avaient été entre cinq cent mille et un million. Cinquante mille hommes seulement les avaient affrontés. De nombreux généraux avaient trahi le mage et l’avaient privé d’une partie de ses troupes. Jorsin avait donc lancé ses sortilèges avec l’aide de Curoch, l’épée que Feir était allé chercher dans le bois d’Ezra. Le colosse n’avait rapporté que des instructions. L’artefact était en sécurité dans cette forêt – que les dieux en soient remerciés. — Eh bien ! nous y voilà, dit Antonius tandis qu’ils arrivaient au pied du dôme de la Brouette Noire. Nous allons maintenant forger une imitation de Ceur’caelestos et sauver Lantano Garuwashi et tous ses hommes. Et peut-être même tout le sud de Midcyru. — Il suffit de découvrir le passage secret menant à l’intérieur de la cité, l’atelier d’Ezra, ses outils en or, un rubis géant et quelques épées en mithril ; il nous faudra aussi redécouvrir une technique de forge oubliée – une technique que les Créateurs de notre époque considèrent comme un mythe. Et tout cela sans être repérés par deux cents vürdmeisters qui manigancent je ne sais quoi. Antonius haussa un sourcil maquillé de khôl. — Tu me rassures, dit-il. J’ai cru un instant que cette tâche allait prendre des mois. Chapitre 40 Q uelques heures après l’altercation avec Xandra, on frappa à la porte de Vi. — C’est sœur Ariel. Est-ce que je peux entrer ? — Et comment pourrais-je vous en empêcher ? Il n’y a pas de serrure. Ariel entra, puis, sans dire un mot, examina la pièce avec nostalgie pendant un long moment. — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Vi. — Vous êtes un peu angoissée à l’idée d’assister à votre première leçon, hein ? Ou est-ce la perspective de rencontrer Élène qui vous amène à vous conduire en tyran plutôt qu’en Tyro ? — J’ai merdé, lâcha Vi d’un air maussade. (Elle le savait, elle s’en voulait, mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’afficher une mine revêche.) Elles me détestent toutes maintenant. Comme d’habitude. — Vi, elles ont douze ans. Comment oseraient-elles vous détester ? — C’est censé me remonter le moral ? — Vi, vos sentiments ne m’intéressent guère. Cependant, étant donné que votre cas pose certaines difficultés, que c’est moi qui vous ai amenée au Chantry et que je n’ai pas eu le temps de trouver une excuse pour éviter cette corvée, on a décrété que je serais votre mentor. (Vi laissa échapper un grognement maussade.) C’est également mon point de vue. Commençons par le commencement : cette chambre ne vous convient pas du tout. — Je vais en avoir une plus grande ? — Vous allez en partager une. On vous a accordé une chambre individuelle du fait de votre âge. C’était une erreur. Vous êtes assez isolée comme cela. À partir de cet après-midi, vous cohabiterez avec une autre Tyro. Je vous signale en passant que votre nouvelle chambre sera à peine plus grande que celle-ci. (Vi s’effondra sur le lit.) Maintenant, étant donné que vous êtes sous ma responsabilité, vous allez vous dépêcher d’assister à votre premier cours. Élène attendra un peu. (Vi ne bougea pas.) Dois-je vous rappeler certaines leçons que je vous ai enseignées lors de notre première rencontre ? (La jeune femme se leva aussitôt.) Je ne voudrais surtout pas que vous imaginiez que, maintenant que vous êtes placée sous mon autorité, vous allez bénéficier d’un traitement de faveur. Je vous signale donc que les punitions distribuées par votre malheureuse surveillante d’étage seront appliquées – en plus des miennes. Allons-y. Ariel sortit et Vi n’eut pas d’autre choix que de la suivre comme un chien battu. Le Chantry avait été construit avant tout pour être beau et fonctionnel. Il était clair que le coût des travaux n’était jamais entré en ligne de compte. Même dans les quartiers des novices, les plafonds voûtés étaient à trois mètres de haut et gravés de motifs différents selon les ailes. Les Tyros partageaient l’étage le plus bas – sous le niveau du lac – avec les entrepôts, les archives et autres pièces de ce genre. Le Chantry ayant la forme d’une statue géante, l’intérieur était aménagé en cercles : les chambres s’alignaient le long de couloirs disposés à angle droit et les salles de classe se trouvaient à la périphérie pour profiter au mieux de la lumière nécessaire à l’utilisation de la magie. Le quartier des Tyros était principalement en marbre blanc, mais il n’avait rien d’austère. Un château ou un palais bâti sur ce modèle aurait été froid et sombre, mais, au Chantry, les pieds nus se posaient avec plaisir sur les dalles chauffées et le plafond resplendissait ; les murs étaient décorés de scènes joyeuses et lumineuses afin de réconforter des fillettes qui avaient quitté la maison familiale pour la première fois de leur vie. On y apercevait des lapins, des licornes, des chats, des chiens, des chevaux et d’autres animaux que Vi n’avait jamais vus jouer ensemble. Ils avaient été peints de manière fantasque, mais exquise. Vi effleura un chiot rose qui dormait roulé en boule près d’un lion étrangement bienveillant. Le chien ouvrit les yeux et lécha les doigts de la jeune femme. Sa langue pâle se pressa contre le mur comme si l’animal était de l’autre côté d’une vitre. Vi poussa un petit cri et sauta en arrière. Sa main se porta à sa ceinture pour saisir une dague qui ne s’y trouvait plus. — Il s’appelle Paet, dit Ariel. C’est un de mes préférés. Il ne se réveille jamais avant midi. — Quoi ? — C’est une véritable horloge. Regardez. La sœur s’arrêta devant une salle de classe. De douces lueurs violettes, rouges, jaunes, vertes et bleues irradièrent le plafond tandis qu’une cloche sonnait. Quelques secondes plus tard, des centaines de fillettes âgées de dix à quatorze ans jaillirent dans le couloir en un torrent impétueux. Vi remarqua que les regards étaient plus curieux qu’inquiets. Selon toute apparence, des rumeurs avaient circulé à propos de son arrivée. La jeune femme croisa les bras sur sa poitrine et se renfrogna. — Les cours commencent dans cinq minutes. Savez-vous lire et écrire ? — Bien sûr, répondit Vi. Son incapable de mère avait au moins pensé à lui apprendre cela. — Parfait. Je viendrai vous chercher à midi. Vi ? Si vous avez une question à poser pendant les cours, n’oubliez pas de lever le doigt. Sœur Gizadin est très à cheval sur la discipline. Si elle vous appelle, levez-vous et gardez les mains derrière le dos. Si vous ne le faites pas, on vous taxera d’insolence. Oh ! et pas de magie ! Retenez tout ce que vous allez entendre. Les cours sont organisés en triades pour vous y aider. — En triades ? répéta Vi. Mais sœur Ariel s’éloignait déjà. Cinq minutes plus tard, la jeune femme s’installa sur une chaise trop petite, devant un bureau trop petit, au premier rang de l’amphithéâtre. Trois murs étaient en pierre blanche et brute, mais la paroi était aussi transparente que du verre. Les rayons de soleil de fin de matinée entraient à flots. À l’extérieur, ils baignaient le lac Vestacchi et, au-delà, les montagnes aux sommets enneigés. Vi n’avait jamais vu un lac d’un bleu si profond. Des dizaines de bateaux de pêche parsemaient sa surface. Vi fit à peine attention lorsque ses petites camarades de classe cessèrent soudain de murmurer. Une sœur trapue laissa échapper un bruit réprobateur et le mur scintilla un instant avant de devenir aussi blanc que les autres. Sœur Gizadin commença sans préliminaire. — Il y a trois raisons pour lesquelles les charmes doivent être utilisés avec parcimonie. Qui peut me dire lesquelles ? (Personne ne bougea.) Les charmes sont imprévisibles. Ils sont artificiels. Ils sont peu appréciés. » Imprévisibles. D’abord, un charme ne peut affecter que les hommes, que les femmes ou que les enfants. Ensuite, il n’affecte pas tout le monde de la même manière. Il agira sur une personne en fonction de ses prédispositions. Il peut générer – souvent chez les hommes – un puissant désir sexuel envers le mage ou la maja qui l’a lancé. Il peut aussi provoquer une attitude servile et la cible vous trouvera alors irrésistible. Il peut enfin entraîner une simple attirance et une vulnérabilité à la persuasion. » Artificiels. Certains charmes fonctionnent en sublimant une qualité que vous possédez déjà. Votre grâce naturelle, par exemple. Ils peuvent aussi améliorer l’image que les gens ont de votre courage, de votre honneur ou de votre force. Ils peuvent renforcer l’amitié que la cible éprouve à votre égard ou vous parer des qualités d’une autre personne. Enfin, et surtout, ils peuvent sonder l’esprit de la cible pour y chercher ses préférences. Un homme dira que la maja qui a lancé le charme était blonde aux yeux bleus, un autre soutiendra qu’elle était pulpeuse et qu’elle avait des yeux verts. Pourtant, ces sortilèges sont rares et délicats à employer. Les deux hommes de mon exemple finiront par se parler après le départ de la maja et ils s’apercevront qu’ils n’ont pas vu la même chose. » Ce qui nous amène à la troisième raison pour laquelle les charmes doivent être employés avec parcimonie : ils sont peu appréciés. D’abord… (Gizadin s’interrompit, agacée.) Viridiana, pourriez-vous cesser de vous agiter ? Vous avez une question ? La jeune femme se leva et croisa les mains derrière son dos – elle eut l’impression de redevenir une petite fille. — Et lorsqu’on peut régler ces difficultés ? demanda-t-elle. Ce n’est pas très difficile. Les autres élèves la regardèrent d’un air ahuri, stupéfiées par son audace. — Vous voulez me faire croire que vous maîtrisez naturellement un des sortilèges relationnels les plus délicats qui soient ? — Je n’ai pas dit que je le maîtrisais, rectifia Vi, sur la défensive. Elle se sentait mal à l’aise. La perspective de rencontrer Élène lui faisait l’effet d’une condamnation à mort – ce qui serait peut-être le cas, réalisa-t-elle soudain. — À moins qu’il vous soit déjà arrivé de lancer un tel sort, asseyez-vous et taisez-vous. Vi se figea, puis se renfrogna. — J’en ai déjà lancé plusieurs. — Vraiment ? Mais dans ce cas, faites-nous donc part de votre expérience, je vous en prie, dit sœur Gizadin avec un petit sourire condescendant. Tu veux te la jouer comme ça, espèce de salope. Attends un peu. — Eh bien ! voilà ! Un jour, je m’apprêtais à baiser un mec et j’avais quelques problèmes pour lui raidir le poireau. (Les yeux de sœur Gizadin s’écarquillèrent comme des soucoupes.) J’ai donc balancé un charme sexuel. En général, ça fait effet en cinq secondes. Il faut faire attention, parce que si on lance un sort trop puissant, le type crache la purée avant même de s’être déshabillé. La suite est un peu gênante. Le charme n’a eu aucun effet. Pour reprendre vos termes, je devais exagérer ma beauté naturelle. J’ai donc modifié le sort. Au bout d’un moment, les yeux du type sont devenus vitreux et il a commencé de parler de ma silhouette de garçon – alors qu’il avait les mains sur mes nibards. La bouche de sœur Gizadin s’ouvrit d’elle-même, mais aucun mot n’en sortit. — Enfin bref ! Ce n’était pas très difficile. J’ai appris à lancer ce genre de sorts en réfléchissant à quelques trucs que des courtisans m’avaient montrés. Si les sœurs se chargent de mon éducation, je ne vois pas pourquoi les autres types de charmes me poseraient davantage de problèmes. Le silence plana sur la salle pendant un long moment. Vi réalisa enfin que toutes les fillettes la contemplaient bouche bée. Celle de Gizadin se ferma. La sœur voulut prendre la parole, mais s’interrompit. Une gamine de douze ans avec des dents en avant leva la main derrière Vi. — Oui, Hana ? dit Gizadin. La Tyro se leva et croisa les mains dans son dos. — Ma sœur, pourriez-vous m’expliquer quel genre de mage est un courtisan ? Vi s’esclaffa. Son rire réveilla sœur Gizadin. — Asseyez-vous ! Toutes les deux ! La fillette et la jeune femme obéirent. — Peu appréciés, reprit la sœur. Même si le mage reste perçu tel qu’il est, les charmes sont néanmoins immoraux. Tant qu’ils font effet, les cibles ne remarquent pas qu’on les manipule, mais après, elles prennent conscience d’avoir agi de manière étrange – surtout si le mage a formulé des demandes déraisonnables. C’est à cause de l’utilisation abusive de ces charmes qu’on se méfie des majas. Personne ne souhaite être manipulé et, fondamentalement, c’est à cela que servent les charmes. C’est terminé. Vous pouvez sortir. Gizadin agissait comme si Vi n’était pas intervenue. Elle n’avait pas répondu à sa question ni à celle de Hana. Elle ne semblait pas gênée le moins du monde, mais Vi réalisa plus tard que la sœur avait oublié de leur parler des triades. Mamma K ajusta les topazes accrochées à ses longs cheveux et se regarda d’un œil critique dans le miroir de maître Piccun. À son réveil, elle avait découvert un message sur sa table de chevet. Elle avait reconnu l’écriture en pattes de mouche de Durzo. « Je suis vivant. Je viendrai bientôt te voir. » C’était tout. Cet homme était incorrigible. Elle s’était levée et elle s’était teint les cheveux une dernière fois. Gris naturel. Non, argenté, avait-elle décidé. Puis elle était venue ici. Maître Piccun n’avait pas accepté de bon cœur les exigences de Mamma K à propos de sa robe pour le sacre de Térah. Elle voulait un vêtement plus discret et plus long que tous ceux qu’elle avait portés jusqu’à ce jour. Au moins, les mains du tailleur s’étaient promenées sur son corps – comme à leur habitude – lorsqu’il avait pris les mesures. Quand elles resteraient sages, Mamma K saurait que la vieillesse l’avait rattrapée. — Vous êtes extraordinaire, dit maître Piccun. La plupart des femmes font chaque jour des compromis avec l’âge pour ne pas avoir l’impression de vieillir trop vite. Mais les plus belles semblent prendre vingt ans du jour au lendemain – et c’est toujours dans mon échoppe que cela arrive. Je les mets en garde, mais elles ne tiennent jamais compte de mes conseils et commandent encore un vêtement à la mode – « pour la dernière fois », disent-elles. Et lors de l’essayage, elles prennent soudain conscience de la réalité. Certaines m’accusent de vouloir les enlaidir à dessein, d’autres contemplent avec stupeur l’étrangère qui les regarde dans le miroir, mais toutes finissent par éclater en larmes. — Je ne suis pas très douée pour pleurer. — Vous me connaissez assez pour faire la différence entre la flatterie et la vérité, Gwinvere. Je suis un artiste, le corps des femmes est ma toile et je vous assure qu’il vous reste bien des années avant de pleurer. Vous possédez quelque chose d’ineffable. Vous traversez la vie comme une danseuse, tout en force, en beauté et en grâce. Une de mes clientes est une jeune femme ravissante, quoiqu’un peu trop musclée – je lui ai conseillé d’arrêter l’exercice et de manger un peu plus de chocolat. Mais malgré son petit côté garçon, elle a des seins et des hanches à faire pâlir une déesse de jalousie. Par Priape ! aucun vêtement ne parviendrait à cacher son charme. Je suis prêt à en prendre le pari et à lui tailler toutes les robes du monde gratuitement rien que pour vérifier. — Voilà maintenant que vous essayez de me rendre jalouse, dit Gwinvere. Maître Piccun savait que la courtisane plaisantait, mais il y avait néanmoins une pointe de sincérité dans son reproche. Aemil Piccun parlait de Vi Sovari. — Ce que je voulais dire, c’est que si je pose côte à côte un portrait d’elle et un portrait de vous au même âge, un homme serait bien en peine de dire qui est la plus belle. Mais s’il vous voyait en personne, il n’hésiterait pas une seconde. La jeune femme dont je vous parle gâche sa beauté. Elle n’aime pas son corps. Elle est triste. Vous, en revanche, vous avez le pouvoir de savourer l’homme qui profite de vous – dans tous les sens du terme. Si j’étais capable de fabriquer une robe à la hauteur de votre charme, je ne serais pas un tailleur, je serais un dieu. De toutes mes clientes, vous serez toujours ma préférée, Gwinvere. La courtisane sourit, curieusement émue. Maître Piccun était un coureur de jupons invétéré, ses gestes et ses discours ne servaient qu’à satisfaire sa lubricité. Mais aujourd’hui, il était sincère. — Merci, Aemil. Vos paroles me font chaud au cœur. Il esquissa un sourire. — J’aurais préféré qu’elles réchauffent une autre partie de votre corps. Je pourrais peut-être essayer ? Gwinvere éclata de rire. — Je suis tentée, mais trop de femmes auront besoin d’une ristourne sur la robe qu’elles ont commandée pour le sacre. Elles seraient fort déçues si je vous éreintais. — Il est cruel de briser les illusions d’un homme en lui montrant de quoi est capable une artiste en chambre, puis en lui refusant ses faveurs pendant quatorze ans. — Quatorze ? — Quatorze années interminables. — Hmm… (Mamma K se détendit imperceptiblement.) Cela fait bien longtemps. Maître Piccun approcha. La courtisane se déroba et ouvrit la porte. Elle adressa un signe à une noble à la silhouette svelte qui attendait dans la salle voisine. — Attention, ma petite, lui dit-elle. Je crois que maître Piccun a l’intention de commencer par la ristourne. La femme hoqueta, choquée. Aemil toussa dans son poing. — Cruelle, cruelle Gwinvere. Chapitre 41 J énine avait passé des journées à se demander si les femmes et les concubines de Garoth Ursuul devaient mourir. Dorian attendait qu’elle revienne illuminer les salles de pierre noire de sa présence. Depuis quelques jours, depuis qu’il lui avait soumis cette question, il était privé de sa douce chaleur. — Mon amour, lui dit-il. Il faut choisir aujourd’hui. — Une partie de moi vous déteste pour m’obliger à prendre une telle décision, mais je suppose qu’une reine doit affronter ce genre d’épreuve, n’est-ce pas ? Vous êtes rusé, seigneur. Si vous aviez décidé à ma place, j’aurais douté de vous quoi que vous fassiez. Le cœur de Dorian avait cessé de battre lorsqu’elle avait dit : « une partie de moi vous déteste ». Il respira de nouveau. Depuis des siècles, les Rois-dieux étaient incinérés avec les épouses et les concubines que leur successeur ne voulait pas. Si Dorian respectait sa première promesse à Jénine, les femmes des harems devraient se jeter – ou être jetées – sur le bûcher funéraire de Garoth Ursuul pour savourer le douteux plaisir de rester ses esclaves pour l’éternité. Dorian pouvait cependant décider de les garder toutes. Les Khalidoriens jugeraient ce geste égoïste et déshonorant, mais les Rois-dieux n’étaient pas vraiment réputés pour leur altruisme. Il existait cependant une troisième solution : Dorian pouvait interdire la pratique de ce genre de sacrifice. C’était d’ailleurs ce qu’il avait l’intention de faire, mais pas avant quelques années. Pour le moment, ses concitoyens le considéraient comme un homme du Sud, comme un faible. Les vürdmeisters étaient des requins et un geste miséricordieux déclencherait des dizaines de complots. Qu’est-ce que Solon lui aurait conseillé ? Dorian écarta cette question : Solon lui aurait dit de foutre le camp de Khalidor. — En un sens, dit-il, il serait logique de les laisser mourir si nous voulons changer la signification du mariage dans ce pays. En faisant table rase du passé, nous pourrons écrire l’avenir. — Vous proposez de sacrifier quatre-vingt-six épouses et concubines pour démontrer la valeur de la femme ? Dorian ne répondit pas. Il tendit la main à Jénine qui la prit. Ils se dirigèrent vers les appartements du Roi-dieu. — Comment régler le problème sans se montrer cruel ? — Je ne sais pas si c’est possible, seigneur, dit Jénine. Elle l’appelait toujours « seigneur ». Elle ne pouvait pas l’appeler « Dorian », bien entendu. « Votre Majesté » aurait été trop distant et « Votre Sainteté » était hors de question. En outre, elle savait ce que « Fatum » signifiait et elle refusait d’appeler son fiancé par un synonyme de « désespoir ». — Ces femmes ne sont pas comme les autres, dit Jénine. Savez-vous qu’elles ont été arrachées à leur famille alors qu’elles avaient neuf ans ? On les a formées pour qu’elles répondent exactement aux souhaits du Roi-dieu. La seule monnaie qu’elles connaissent, ce sont ses faveurs. Elles n’ont pas eu le droit d’apprendre à lire. Elles restent cloîtrées. Elles ne rencontrent personne en dehors de leurs semblables et des eunuques. Cette vie les dérègle. Elles ne sont pourtant pas innocentes. Elles médisent et complotent tout autant que les autres gens. Peut-être même davantage, car elles n’ont que cela à faire. Ce ne sont pas des animaux non plus, bien qu’elles soient traitées comme tels. Certaines sont encore des enfants. Je ne peux pas leur demander de mourir pour moi. Dites que vous souhaitez les garder à votre service, seigneur, mais je vous supplie de laisser le choix à chacune d’entre elles. Elles n’ont jamais décidé de leur sort. Qu’elles le fassent au moins une fois dans leur vie. — Vous… Vous pensez que certaines choisiront le bûcher ? — J’ai entendu certaines d’entre elles raconter que, après une nuit en compagnie de Garoth, elles étaient littéralement en sang. Elles en étaient fières. Elles croyaient vraiment que votre père était un dieu. Plusieurs d’entre elles souhaitent le servir pour l’éternité. Dorian eut l’impression d’être un étranger dans son propre pays. Il continua à avancer en silence et croisa un groupe de rejetons qui se prosternèrent aussitôt. Il s’arrêta devant les portes de ses appartements. — Jénine, je vous promets que ces femmes n’auront de concubines que le nom. Elles ne partageront jamais mon lit. Elle posa un doigt sur les lèvres de Dorian. — Chut, mon amour. Ne promettez pas des choses qui vous échappent. Il eut l’impression d’avoir déjà vécu cette scène. Il l’avait rêvée la nuit précédente, mais il venait tout juste de s’en souvenir. Il y avait pourtant une odeur très particulière dans son songe, une odeur puissante de… de quoi ? — Je peux vous promettre de maîtriser mes pulsions, ma reine. Je suis au moins capable de cela. Elle esquissa un sourire trop triste et trop sage pour une adolescente de son âge. — Merci, mais je ne vous demanderai pas de respecter cette promesse. — Je tiens à la respecter. Elle serra sa main et il sentit l’odeur piquante du vir. Il se tourna vers les rejetons qui se prosternaient. Trop tard. Deux d’entre eux – ils étaient si jeunes qu’ils n’avaient pas encore de barbe – s’étaient relevés. Deux boules de feu verdâtre filaient vers Dorian et Jénine. Elles n’étaient plus qu’à dix mètres de leurs cibles. Dorian regarda les projectiles qui allaient perforer sa chair. Il invoqua son pouvoir, mais il était trop tard pour matérialiser un bouclier. Le vir surgit alors de nulle part, prêt à le protéger. Il bouillonnait en lui, n’attendant que son accord pour intervenir. Va ! Les boules de feu n’étaient plus qu’à quelques centimètres quand il se manifesta. Les projectiles verdâtres dévièrent soudain de leurs trajectoires et contournèrent leurs cibles avant de repartir d’où ils venaient. Dorian serra Jénine contre lui pour la protéger. Les boules de feu traversèrent le crâne des deux rejetons et on entendit un bruit rappelant celui d’un œuf qu’on écrase, puis celui de la viande qui rissole. Les cerveaux des deux garçons furent réduits en cendres et un filet de fumée s’échappa des trous parfaitement ronds qui ornaient leur front. Ils s’effondrèrent, morts. Les boucliers de Dorian apparurent enfin autour de lui et de Jénine. Il les avait pourtant invoqués aussi vite que possible. Le couloir était parfaitement silencieux. Les cadavres des deux garçons avaient la bouche ouverte et semblaient le regarder pendant que l’intérieur de leur crâne achevait de se consumer. Les autres rejetons n’osèrent même pas relever la tête. La rage s’empara de Dorian. On venait d’essayer de le tuer. On venait d’essayer de tuer Jénine. Il tourna la tête vers le vürdmeister responsable des garçons. L’homme se prosternait au bout de la rangée en tremblant de peur. Dorian ne réfléchit pas. Le vir jaillit de ses doigts et releva le sorcier en l’attrapant à la gorge. Le vürdmeister laissa échapper un gémissement étranglé et agita les mains comme pour nier son implication dans l’attentat. Le vir forma un énorme poing et lui broya la poitrine contre le mur. Des gerbes de sang éclaboussèrent la paroi de pierre et les rejetons les plus proches, mais personne ne bougea. Dorian abaissa ses boucliers au prix d’un effort surhumain. Il avait l’impression de sentir son crâne vibrer. Des rejetons avaient essayé de le tuer. C’était un attentat idiot et puéril, mais il avait failli réussir parce que Dorian ne s’était pas méfié de garçons de huit ans. Personne n’avait poursuivi l’attaque des deux rejetons et Dorian ignorait donc s’ils avaient été manœuvrés par un vürdmeister ou s’ils avaient agi de leur propre initiative. À moins que tout cela ait été organisé pour évaluer sa force ou pour vérifier si le vir le protégerait. C’était sans importance. L’important, c’était de réagir. Les rejetons n’étaient qu’un ramassis de hyènes. Si des enfants de huit ou neuf ans étaient passés à l’acte, leurs aînés complotaient déjà. Une cérémonie de mariage leur fournirait une occasion idéale pour frapper. Si Dorian ne prenait pas des mesures draconiennes, sa passivité serait considérée comme une faiblesse qui le rendrait plus vulnérable – qui rendrait Jénine plus vulnérable. Il ne pouvait pas le tolérer. Jénine se mit à pleurer. Dorian chassa les rejetons et consola la jeune fille, mais son esprit était ailleurs. Il planifiait un massacre. Chapitre 42 K ylar s’était déguisé en valet. Les nouveaux domestiques étaient nombreux à Château Cénaria : la suite de Térah Graesin ne pouvait pas se contenter des serviteurs qui avaient échappé à l’épuration de Garoth Ursuul après avoir échappé à l’épuration de Gunder le Neuvième. Le jeune homme n’eut donc aucun mal à se faufiler par une entrée de service. Une fois dans la place, il gagna les arrière-cuisines et attrapa un plateau de coupes en argent qui venaient d’être polies. Il le posa en équilibre sur sa paume et se dirigea vers le grand hall. Dans le maelström des allées et venues, des ordres lancés et des grognements des serviteurs sous pression, personne ne lui prêta attention. Le ka’kari ne le rendait pas invisible, mais le fruit des longs entraînements de Durzo Blint permettait au jeune homme de se fondre dans son environnement. Pour le moment, les tables étaient rangées dans l’antichambre des domestiques qui jouxtait le grand hall. On avait déjà disposé les couverts et, une fois le sacre terminé, il suffirait de les transporter dans la salle de réception. Les coupes étaient destinées aux invités qui s’assiéraient de chaque côté de la table royale. Par malheur, cette dernière était encore vide et elle le resterait jusqu’au dernier moment. Lorsque la cérémonie s’achèverait, l’échanson en personne y placerait les plus beaux couverts en or du château sous l’œil vigilant des gardes royaux. Les difficultés n’étaient pas insurmontables, mais Térah Graesin n’avait pas la réputation d’être une grosse buveuse. Si Kylar utilisait un poison assez léger pour que l’échanson ne sente rien en goûtant le vin, il n’était pas certain d’administrer une dose mortelle à la reine. Térah avait aussi un appétit d’oiseau et le même problème se posait donc avec la nourriture. Kylar se débarrassa du plateau de coupes, ramassa une pile de chiffons qui avaient servi à cirer les tables et se dirigea vers une autre salle. Il se déplaça d’un pas décidé bien qu’il n’ait pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait la blanchisserie. Il examina le plafond et les murs à la recherche de judas et de passages secrets – le château en était criblé. Il trouva ce qu’il cherchait, posa son fardeau et bondit pour attraper le rebord d’une saillie à peine visible. Il effectua un rétablissement et s’immobilisa : une toile de vir à moitié décomposée barrait l’entrée du conduit à quelques centimètres de son visage. Ses doigts la touchaient presque. Suspendu par une main, le jeune homme ordonna au ka’kari de s’en occuper. Les filaments noirs se volatilisèrent comme une bulle de savon qui éclate. Une fois dans le réseau de passages secrets, il suffisait de trouver son chemin. Kylar marcha et rampa en regardant à travers le ka’kari pour repérer les pièges magiques. Au bout de une heure, il découvrit l’emplacement du trésor royal. À cet endroit, l’ouverture était barrée par une grille épaisse, mais le Dévoreur s’en occupa sans difficulté. — Tu sais, avant que tu sois là, c’était plutôt difficile d’assassiner une reine. — Est-ce que c’est un reproche ? Kylar souleva la grille et s’immobilisa. — Je suis comme un dieu. Cette pensée le traversa comme une décharge électrique. C’était l’expression de Bleue qui lui en avait fait prendre conscience. Peut-être parce que les enfants ne prenaient pas la peine de cacher leur peur et leur étonnement, ou bien parce que le jeune homme avait été à la place de la fillette quelques années plus tôt. Kylar revit les rats de guilde partagés entre la crainte et l’admiration. Il se rappela alors d’autres visages : celui du shinga de Caernarvon, celui de Hu Gibbet et même celui du Roi-dieu. Tous avaient exprimé la peur. Pour les gamins des rues, l’Ange de la Nuit représentait un rêve, pour les autres, il était l’incarnation du cauchemar. Mais adultes et enfants avaient tous éprouvé une même incrédulité en voyant cette créature impossible. Pour une raison ou une autre, le jeune homme n’avait jamais songé à cela. Il était toujours Kylar, et Azoth avait peut-être survécu au fond de lui. Tout était si facile maintenant. Il avait rêvé de s’élever au-dessus de sa condition de rat de guilde. Il avait rêvé de devenir un pisse-culotte. Aujourd’hui, il était presque un dieu. Les règles ne s’appliquaient plus à lui. Il était plus fort, plus rapide et cent fois plus puissant que quiconque. Il était immortel. La mort n’était qu’un état temporaire. Si l’angoisse fondamentale des hommes – le sommeil éternel – lui était étrangère, que lui restait-il d’humain ? Cette pensée l’enivra tout en ravivant son sentiment de solitude. S’il était devenu plus qu’humain, comment pouvait-il interagir avec les hommes ? et les femmes ? Il songea aussitôt à Élène et un grand vide l’envahit. Il était prêt à sacrifier son autre bras pour retrouver cette femme, pour poser la tête sur ses cuisses, pour sentir sa main caresser ses cheveux, pour être accepté. Étrange ! Il pouvait songer à Élène en éprouvant de l’amour, mais dès que ses pensées effleuraient la frontière indistincte entre tendresse et désir, l’image de Vi jaillissait de nulle part. Ses cheveux roux et luisants, son cou qui appelait les baisers, ses yeux chargés de défi, son corps épanoui et provocant… Kylar la sentait. Elle était quelque part à l’est. Elle dormait. Elle dormait ? Alors qu’il était presque l’heure de dîner ? La vie était belle, au Chantry. Il s’imagina se glissant dans son lit. Les cheveux de la jeune femme s’étalaient sur l’oreiller comme une cataracte de cuivre. Ils étaient magnifiques. On aurait dit qu’un dieu avait capturé les rayons du soleil couchant pour les lui offrir. Kylar se pencha et respira son odeur. Vi soupira dans son sommeil. Elle se nicha contre lui et Kylar inspira de nouveau. Pendant un moment, il fut prêt à jurer qu’il était nu. Puis ses vêtements réapparurent et une moue déçue se dessina sur le visage de la jeune femme. Mais qu’est-ce que je suis en train de foutre ? Le jeune homme constata qu’il était habillé et il se détendit un peu. Vi respirait avec lenteur et régularité. Il glissa une boucle de cheveux roux derrière son oreille pour observer son visage. Elle semblait plus petite et plus fragile, mais elle était toujours aussi ravissante. Ses traits n’étaient plus crispés et elle paraissait plus jeune. Elle ressemblait à une femme de son âge. Contrairement à Térah Graesin, Vi était encore plus belle lorsqu’elle dormait. Térah Graesin. Le château. Mais où est-ce que je suis ? Kylar vit la peau de Vi se hérisser de froid. Il remonta la couverture sur la jeune femme et sur lui. Ses doigts glissèrent avec douceur le long d’un bras et poursuivirent leur course jusqu’à la cuisse. Vi portait un vêtement court et ample. La main de Kylar s’arrêta au contact de la chair douce et chaude, puis elle remonta sous le tissu. Le jeune homme ne se contrôlait plus. Les battements de son cœur résonnaient dans ses oreilles comme des coups de tonnerre. La pièce était devenue aussi floue que ses pensées. Il n’y avait plus que son désir. La cuisse était svelte et ferme bien que la jeune femme soit endormie. Les mains de Kylar glissèrent sur le creux en dessous du nombril, puis sur le ventre de danseuse. Le corps de Vi était un subtil mélange de chaleur et de douceur déployé sur des muscles puissants. Kylar suivit la courbe de la dernière côte tandis que la jeune femme respirait avec régularité, mais moins profondément que quelques minutes auparavant. Il débordait de plaisir. Il n’était pas très grand ni très musclé, mais la sveltesse de Vi lui donnait une impression de puissance, de tendresse et de virilité. Il se pencha plus près, respira son odeur et l’embrassa dans le cou. La peau de Vi se hérissa un peu plus, mais plus sous le coup du froid. Les lèvres de Kylar se posèrent sur elle une fois de plus et glissèrent vers la nuque, à la frontière des cheveux. Sa main caressa le dessous d’un sein. La jeune femme s’arqua et ses fesses se collèrent contre le bas-ventre de Kylar. Celui-ci sentit sa chaleur. Il était nu une fois de plus et la tunique de Vi était remontée sur son ventre. Oui, murmurait tout le corps de la jeune femme. Oui. Une clé ferrailla dans une serrure, puis dans une autre. Ce bruit avait quelque chose d’étonnant compte tenu des circonstances. — Kylar ! — Je suis revenu. Excuse-moi. J’étais… ailleurs. — Je suis dans ton corps, Kylar. Il y a des choses que tu ne peux pas me cacher. La tumescence en fait partie. La tumescence ? Qu’est-ce que c’était que ça ? — Oh ! dieux ! Je ne veux pas le savoir. En contrebas, il vit les portes de la salle du trésor s’ouvrir à travers la grille qu’il tenait encore devant lui. Un petit homme fébrile entra et gloussa en regardant la pièce presque vide. Il n’y avait que trois coffres. Il ouvrit le moins grand et Kylar entraperçut une couronne. L’inconnu soupira. — Mais où est donc le coussin ? murmura-t-il. Il ressortit, ferma les portes et verrouilla derrière lui. Kylar posa la grille sur le côté et se laissa tomber dans la pièce. Il atterrit sans un bruit tout près des coffres. Il sortit une fiole et ôta le bouchon. Il invoqua le ka’kari sous la forme d’une pipette et aspira une large dose de philodunamos. Il reboucha le flacon, le rangea dans son sac et attrapa la couronne. Elle était simple et élégante, seulement ornée de quelques émeraudes et de quelques diamants. À en juger par le contenu des autres coffres, cette simplicité n’était sûrement pas le résultat d’un choix artistique. Il changea la forme du ka’kari tandis qu’il appuyait sur la poire, et l’extrémité de la pipette se transforma en pinceau. Aussi vite que la prudence le permettait, il appliqua un trait de produit sur le pourtour de la couronne et une concentration plus importante sur la partie antérieure. Dès que Térah commencerait de transpirer, sa tête s’embraserait et le philodunamos exploserait au-dessus de sa nuque. Kylar ne voulait pas immoler Térah Graesin en public, il voulait juste la tuer. Si elle survivait à l’attentat, les gens risquaient de la prendre en pitié et d’oublier leurs griefs envers elle. Si elle survivait, elle pourrait accuser Logan et le faire exécuter. Le philodunamos s’appliqua en une couche uniforme et sécha sur-le-champ. Les premières applications prirent une teinte dorée, un peu terne. Kylar remarqua cependant quelques irrégularités. Il espéra que ce maudit produit n’allait pas s’écailler. En théorie, personne ne devait enfiler la couronne avant le sacre. Tout devrait bien se passer. Il entendit une clé glisser dans une serrure au moment où il remarquait que la concentration de philodunamos n’était pas encore sèche. Il souffla dessus sans réfléchir. Il s’interrompit aussitôt, mais une fissure apparut et vira au rouge. Elle brilla comme un charbon ardent pendant un instant, puis s’assombrit. La seconde clé tourna dans la seconde serrure. Kylar reposa la couronne avec précaution, puis donna au ka’kari la forme d’un éventail qu’il agita avec frénésie près de la craquelure. La troisième serrure grinça. Kylar enfila son manteau d’invisibilité et respira aussi discrètement que possible. Le petit homme fébrile entra en portant un coussin en velours pourpre orné de pompons dorés à chaque coin. Il approcha des deux premiers coffres et les ferma avant de les verrouiller. Puis il prit la couronne à deux mains, la souleva avec respect et la déposa sur le coussin. Par chance, il garda les doigts à l’extérieur de l’anneau. Kylar bondit jusqu’au passage secret dès que le petit homme sortit. Il se faufila dans le conduit et partit en quête d’un endroit où il pourrait enfiler ses vêtements de noble. Térah Graesin était morte, mais elle ne le savait pas encore. Chapitre 43 V i s’éveilla couverte d’une sueur glacée. Il faisait nuit noire. Sœur Ariel avait marmonné d’un air sombre qu’un vague problème empêchait l’attribution d’une autre chambre et d’une colocataire à la jeune femme. Après le cauchemar qu’elle venait de faire, Vi fut heureuse d’être seule. Elle se redressa et se leva. Le plafond s’éclaira au moment où ses pieds touchèrent le sol tiède. Vi le remarqua à peine. Elle enfila la robe de Tyro trop grande et se dirigea vers la porte. Son estomac était contracté et douloureux. Elle se glissa dans le couloir et un disque de lumière brilla comme une étoile sur un mur. Vi eut l’impression qu’une main invisible dessinait de larges traits avec assurance et un réseau de lignes apparut autour de la boule luminescente. Le maillage était tissé entre les bois d’un élan. L’animal regarda Vi d’un air las, mais il l’accompagna pour éclairer le couloir d’une chaude clarté. Fascinée, Vi effleura l’élan. La lumière resta, mais le reste se volatilisa. Une vieille lanterne en fer remplaça le maillage autour de l’étoile. L’élan se transforma en paysan barbu arborant une expression paternelle. L’homme adressa un hochement de menton à la jeune femme et leva la lanterne au-dessus de sa tête. Vi toucha le personnage qui se transforma en un chien ricanant qui maintenait l’étoile en équilibre au bout de son nez. La jeune femme reprit sa route et l’animal la suivit. C’était incroyable : tout l’étage était conçu de manière à rassurer les enfants. Une rage soudaine s’empara de Vi qui donna un coup de poing dans le mur. Le chien disparut pour céder la place à un bouffon. La jeune femme étouffa un sanglot et se dépêcha de gagner l’escalier au centre du bâtiment. Elle arriva devant les appartements de sœur Ariel et la porte s’ouvrit avant qu’elle ait le temps de frapper. — Entrez, dit la sœur. Elle tendit une tasse d’ootai fumant à la jeune femme. Elle avait les yeux chassieux. Vi resta sans voix. Elle entra et prit la tasse de la main gauche. — Asseyez-vous, dit Ariel. La pièce était petite et la plus grande partie de l’espace était occupée par des piles de livres et de parchemins. Il n’y avait que deux chaises. Vi s’assit. — Écoutez bien ce que je vais vous dire et ne bougez pas, dit Ariel. (Elle prit la main enflée de la jeune femme et laissa échapper un bruit réprobateur.) Savaltus. La douleur traversa les doigts et le poignet de Vi avant de disparaître. Les hématomes s’évanouirent. — Vous avez la mauvaise habitude de frapper des choses plus solides que vous. La prochaine fois que votre ire vous portera à l’automutilation, ne comptez pas sur mon aide. Vi ne comprit pas tous les mots, mais le sens général ne lui échappa pas. — Je veux que vous arrêtiez tout ça, dit-elle. — Je vous demande pardon ? — Vous m’avez manœuvrée pour que je passe l’anneau nuptial à Kylar. Je veux que vous me retiriez cette saloperie. Ariel inclina la tête sur le côté comme un chien perplexe. Ses yeux brillèrent. — Vous venez de faire un rêve conscient, n’est-ce pas ? — Putain de merde ! cessez un peu de me sortir des mots que je ne comprends pas ! Quelque chose fouetta ses fesses avec violence et elle laissa échapper un cri. — La langue est une flamme, mon enfant, dit Ariel avec un regard glacé. Nous qui parlons pour employer la magie apprenons à la maîtriser pour ne pas nous brûler. Savez-vous ce que j’ai fait pendant que vous assistiez à vos leçons, aujourd’hui ? — J’en ai strictement rien à foutre ! Sœur Ariel secoua la tête. — Vos jurons ne heurtent en rien mon sens moral, espèce de petite conne mal embouchée. Quand une merde insignifiante profère un gros mot, personne ne l’entend, Vi. Quand une maja profère un gros mot, le monde tremble. J’ai imaginé un ensemble de punitions à votre intention. J’espère que vous en viendrez à bout avant que je vienne à bout de votre insolence, mais nous sommes désormais liées l’une à l’autre. Votre effronterie ne fait que retarder l’inéluctable. Sa troca excepio dazzi. Une aura magique enveloppa sœur Ariel pendant une fraction de seconde, mais Vi ne ressentit rien. — Qu’est-ce que vous venez de faire ? demanda-t-elle en plissant les yeux. — Voilà qui représente la moitié du plaisir, ma chère. Il vous faudra deviner à chaque nouvelle punition. Revenons à nos moutons. Vous êtes venue me voir parce que vous avez fait un rêve particulièrement saisissant, n’est-ce pas ? Vi fixa ses yeux sur le fond de sa tasse. Pourquoi avait-elle honte de parler de sexe ? — Il était là. Il est venu dans mon lit. C’était si réel… — Et ? Vi leva la tête. — Et quoi ? — Vous avez rêvé que vous baisiez avec un homme. Et alors ? Vous craignez d’être enceinte ? Les yeux de Vi se reposèrent au fond de la tasse. — Nous ne sommes pas allés jusque… Nous n’avons pas vraiment… Enfin, vous voyez. — Dans ce cas, pourquoi êtes-vous venue ici ? — Est-ce que c’est à cause des boucles d’oreilles ? — Vous parlez de votre rêve ? Il n’y a pas le moindre doute sur ce point. Elles permettent aux époux qui ne sont pas ensemble de bavarder et de s’unir. Sachez que peu d’anneaux, même aussi anciens que les vôtres, possèdent ce pouvoir. Si mes souvenirs sont exacts, de nombreuses sœurs se sont efforcées de découvrir le moyen de communiquer sur de grandes distances. En vain. Je ne me rappelle pas pourquoi. Après la signature du troisième Accord Alitaeran qui interdit aux majas d’épouser des hommes possédant le Don, plus personne ne s’est intéressé à ce problème. — Kylar a donc rêvé la même chose que moi ? Sœur Ariel regarda la jeune femme d’un air interrogateur. — C’est ce que je viens de dire, non ? (Vi se sentit idiote – une fois de plus.) Il vous a fait peur ? — Pas vraiment, avoua Vi. — Il est parfois plus difficile de vous parler que de maîtriser la trame vengarizienne. — Ah ! Et merde ! lâcha Vi. Elle eut soudain l’impression que sa bouche s’embrasait. Elle se leva d’un bond, mais sœur Ariel prononça un mot et quelque chose frappa la jeune femme au creux des genoux. Elle retomba aussitôt sur sa chaise. — Qu’est-ce que c’était que ce putain de… Sa bouche s’enflamma de nouveau. Vi comprit en apercevant le petit sourire en coin de sœur Ariel. La douleur disparut au bout de cinq secondes, laissant Vi haletante et indignée. Elle passa un doigt sur sa langue. Elle s’attendit à y trouver une brûlure, mais il n’y avait rien. — Ma mère se servait de savon noir, dit sœur Ariel, mais je n’ai pas de trame pour restituer cette sensation. Bien, vous êtes venue me réveiller pour une raison. Quand vous me l’aurez expliquée, vous pourrez retourner vous coucher. Trente secondes s’écoulèrent avant que Vi comprenne que la sœur ne plaisantait pas. — Est-ce que vous avez déjà bai… Est-ce que vous avez déjà fait l’amour ? demanda-t-elle. — Techniquement parlant, j’ai perdu mon hymen sur un cheval. — La vache ! Vous avez un sacré sens de l’équilibre. Vi s’était un jour essayée à ce genre de fantaisie. Cela s’était mal terminé. Sœur Ariel éclata de rire. — J’ignorais que vous possédiez un tel sens de l’humour, Vi. Je vous apprécie de plus en plus. Oh ! parce qu’elle faisait du cheval, pas parce qu’elle le faisait sur un cheval. Vi ne put s’empêcher de rire à son tour. Elle aurait préféré mourir plutôt que de perdre un soupçon de l’estime qu’Ariel lui portait. La sœur avait néanmoins évité avec adresse de répondre à la question. Merde, c’était sans espoir ! Vi était fatiguée et son ventre la tiraillait comme si elle avait une envie pressante de déféquer. — J’ai… J’ai couché avec des dizaines de types. — Félicitations – je parle de vocabulaire qui s’améliore, pas de vos performances sexuelles. — J’ai commencé alors que j’étais encore enfant et je n’ai jamais rien ressenti. Mais avec Kylar… — Je ne fais pas autorité en la matière, mais il me semble que ce doit être différent avec une personne qu’on aime. Ce dernier mot fit exploser Vi. — Je ne vous dis pas que je ne ressentais rien pour eux ! Je vous dis que je ne ressentais rien pendant l’acte. Mon ventre est totalement insensible. Mais ce soir… Sa bouche se referma d’un coup. Lorsqu’elle était enfant, elle avait assisté à des ébats sexuels, puis elle les avait subis. Peu à peu, son impuissance était devenue sa force. Les hommes étaient esclaves de la chair. Le corps de Vi était une simple marchandise, mais la jeune femme était capable de la vendre autant de fois qu’elle le souhaitait. La première fois qu’elle avait envisagé de faire l’amour avec Kylar, elle avait eu l’impression de lui devoir quelque chose après les souffrances qu’elle lui avait infligées. Ce soir, elle avait éprouvé quelque chose de terriblement différent. Quelque chose qu’elle n’avait même pas ressenti au cours du rêve précédent. Elle n’aurait jamais imaginé qu’on puisse désirer quelqu’un à ce point. Elle avait faim de lui au point que cela en devenait douloureux. Elle avait l’impression que quelque chose se réveillait en elle, un sentiment qui dormait au fond de son âme depuis si longtemps qu’elle l’avait cru mort. Faire l’amour avec Kylar, ce n’était pas lui présenter des excuses et lui offrir un cadeau bon marché, c’était un aveu de soumission. — Vous devez m’enlever cette boucle d’oreille, dit-elle. (Elle tremblait et des gouttes de sueur glacée perlaient à son front.) Faites-le avant que je rencontre Élène. Elle est toujours ici, n’est-ce pas ? — Je suis désolée, mon enfant. Oui, elle est toujours ici. Vous lui parlerez demain. (Ariel soupira.) Viridiana, j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver à propos de ces anneaux. Le lien est indestructible. Je suppose que cela partait d’un bon principe à l’époque. On les a d’abord utilisés pour lier un mage et une maja qui savaient à quoi ils s’exposaient. Puis on commença à les employer pour des mariages politiques. Des rois et des reines demandèrent aux anneleurs d’amplifier ou d’atténuer telle ou telle contrainte. Votre anneau et celui de Kylar, par exemple, interagissent de manière à vous laisser le contrôle. Je ne sais pas si nous pouvons imaginer les terribles souffrances que ces bijoux ont causées. Lorsqu’ils constatèrent le désastre, les Vy’sana, les Créateurs, décidèrent de ne plus produire d’anneaux nuptiaux. Ils rassemblèrent tous ceux qu’ils purent récupérer et les détruisirent avec les textes détaillant les procédés de fabrication. Celui que vous portez à l’oreille a au moins quatre cents ans. C’est un miracle qu’il ait subsisté jusqu’à aujourd’hui. — Un miracle ? Vous trouvez que c’est un miracle ? Sœur Ariel écarta les mains en signe d’impuissance. L’attelage attendait, mais lorsque Mamma K monta dans le chariot, elle n’était pas seule. Devant elle, une masse sombre et indistincte s’installa sur un siège et se dissipa aussitôt pour laisser apparaître Caleu le Balafré. — Bonsoir, Mamma K. Vous iriez pas au sacre, par hasard ? — Il se trouve que si. Désirez-vous que je vous y emmène ? — Je préférerais éviter. Il semblerait que je ne sois plus vraiment en odeur de sainteté auprès de la reine. — Il semblerait ? — Il y a pas très longtemps, un lendemain de cuite mémorable, je suis allé prendre un petit verre pour chasser ma gueule de bois. Je suis tombé sur cinq types qui ont commencé de me raconter des histoires à propos d’une visite que j’aurais rendue à la reine. J’ai eu un peu de mal à comprendre de quoi ils me parlaient. J’avais picolé comme un trou, mais j’aurais pas dormi un jour et demi d’affilée ! Durzo ! Mamma K sentit son ventre se contracter. Le visage de Ben Caleu était aussi pâle que ses cicatrices. — C’est un coup de Durzo, pas vrai ? — Ne soyez pas ridicule. Durzo est mort. — Je sais. C’est moi qui l’ai tué, vous vous rappelez ? Oh ! oui ! Caleu avait tué Kylar alors que le jeune homme avait pris l’apparence de son maître. — Il a promis qu’il viendrait pas me hanter, mais voilà que ma meilleure cliente veut ma peau. — Vous l’avez quand même tué. Il en a peut-être conçu une certaine humeur. — Vous vous payez pas ma tête, j’espère ? Vous avez pas envoyé un autre pisse-culotte auprès de la reine ? — Je n’ai envoyé personne. Je ne suis pour rien dans l’invitation simultanée des ambassadeurs du Chantry et du Lae’knaught. Je n’ai rien fait qui soit susceptible de nuire à Térah Graesin. (Pas encore.) Allez vous mettre au vert pendant quelque temps, Ben. Durzo voulait sans doute s’assurer que vous n’accepteriez plus de contrat de la part de celle qui a ordonné sa mort. Ben Caleu hocha la tête sans réfléchir et son geste confirma les soupçons de Mamma K : c’était bien Térah Graesin qui avait commandité l’assassinat de Durzo. La salope ! Elle allait s’occuper d’elle. Bientôt. Chapitre 44 L es nobles les plus importants du royaume étaient rassemblés dans le grand hall. L’année passée avait été terrible et la crème de Cénaria avait elle aussi payé un lourd tribut à la guerre. Beaucoup d’invités portaient des vêtements qu’ils n’auraient pas osé donner à leurs domestiques un an plus tôt. Les aristocrates étaient beaucoup moins nombreux que par le passé. Certains avaient été tués pendant l’invasion ou à la bataille du Bosquet de Pavvil ; d’autres s’étaient alliés au Roi-dieu et avaient fui après sa mort. Le chambellan avait fait de son mieux pour garnir les rangs et remplir le grand hall, mais l’apparat avait quelque chose d’artificiel. Pour une fois, cependant, on n’entendit aucun reproche. Il était difficile de critiquer les uniformes usés des gardes royaux précipitamment parés des couleurs des Graesin lorsqu’on portait une robe tachée et des bijoux d’emprunt. Kylar n’avait aucune envie qu’on annonce sa venue, il voulait juste observer la conclusion de son travail. Il se glissa donc par l’entrée de service, mais celle-ci présentait un inconvénient majeur : elle était encombrée de serviteurs. — Seigneur ? Seigneur ? appela un homme jovial. — Euh… ce sera tout, dit Kylar. — Si je te demande de recouvrir mes vêtements, est-ce que tu vas faire un trou à l’entrejambe ? — Je ne peux rien affirmer, répondit le ka’kari. Kylar eut l’impression que le Dévoreur esquissait un sourire narquois. — Ah ! seigneur ! Sa seigneurie chercherait-elle son chemin ? (Le joyeux domestique n’attendit pas de réponse.) Sa seigneurie n’a qu’à me suivre. Le valet se tourna et s’éloigna. Kylar n’eut d’autre choix que de lui emboîter le pas. Il songea que certains domestiques étaient un peu trop intelligents pour leur propre bien. Le serviteur le conduisit à l’entrée principale et le confia aux soins du chambellan, un homme qui le contempla avec froideur en hochant la tête comme un oiseau. — Vous ne respectez pas la préséance, marquis. Vous deviez entrer après votre suzerain. Kylar déglutit. — Excusez-moi. Vous devez faire erreur. Je suis le baronnet Stern. Il est inutile de m’annoncer… Le chambellan vérifia et revérifia la liste des invités. — Le duc Gyre m’a bien précisé que je devais vous annoncer. (Il se tourna et frappa le sol de son bâton de cérémonie.) Le marquis Kylar Drake, seigneur de Havermere, Lockley, Vennas et Procin. Kylar s’avança en éprouvant la curieuse sensation de ne plus contrôler son corps. Les yeux se tournèrent vers lui et il entendit des murmures. « Le chien-loup ! » Logan ne s’était pas contenté de légitimer son existence en lui accordant un titre authentique – à la différence de la dignité de baronnet dont le domaine était prétendument envahi par les Lae’knaughtiens. Il l’avait promu au sommet de la noblesse : seul un duc était plus important qu’un marquis dans l’aristocratie cénarienne. Kylar sentit sa poitrine se contracter. C’était un véritable titre, avec de véritables terres et de véritables responsabilités. Pis encore : Logan avait dû comploter avec le comte Drake pour que celui-ci adopte Kylar dans les règles. La fausse lignée du jeune homme avait été effacée. Logan avait investi son intégrité pour lui donner une identité, pour sauver son ami de lui-même. Kylar se plaça à la gauche du jeune duc, au premier rang. Logan sourit – cet enfoiré était si charismatique que Kylar ne put s’empêcher de lui rendre ce sourire, trop abasourdi pour éprouver la moindre colère. — Eh bien ! eh bien ! mon ami, dit Logan. Je m’attendais plus ou moins à te voir arriver en rampant le long d’une poutre du plafond. Je suis heureux que tu aies décidé de rejoindre les pauvres mortels sur le sol. — Les poutres, hein ? C’est éculé. (Kylar s’éclaircit la voix, encore stupéfait.) Ta générosité envers moi va provoquer un véritable scandale. Logan resta tourné vers l’estrade. — Je n’abandonnerai pas mon meilleur ami sans avoir fait tout mon possible. Kylar ne sut quoi répondre. — Tu me flattes, dit-il enfin. — J’espère bien. Logan sourit. Il était très fier de lui et cela ne faisait que souligner son charme. — Est-ce que Mamma K… — J’ai trouvé cette idée tout seul, je te remercie. Je dois cependant reconnaître que le comte Drake a mis la main à la pâte. — Il m’a adopté ? — Il t’a adopté, confirma Logan. Il est six rangs derrière nous, sur la gauche. Kylar tourna la tête et le sang reflua de son visage. Dans une partie de la salle réservée aux barons les plus pauvres, un seigneur et une dame d’âge moyen se tenaient sous la bannière de la maison Stern. Ils portaient des vêtements encore plus modestes que leurs voisins. Un jeune homme, leur fils, était près d’eux. Il était aussi lugubre que ses parents étaient joyeux. Le baronnet Stern. — Cela aurait pu poser… quelques problèmes, dit enfin Kylar. — Nous avons tous besoin d’amis, Kylar. Moi plus que tous les autres. J’ai perdu presque tous les gens sur qui je pouvais compter. J’ai besoin de toi. Kylar resta silencieux. Il remarqua alors les vêtements de son ami : le duc portait une tunique et un pantalon de qualité aussi noirs que la nuit. Des habits de deuil. Logan pleurait encore Jénine, sa famille, de nombreux serviteurs et peut-être même Sérah Drake. Kylar sentit une fois de plus ce vieux malaise lui tordre le ventre. Logan et le comte Drake avaient misé leur honneur – leur bien le plus précieux – sur lui. L’assassinat de Térah Graesin ne représentait plus une simple différence de point de vue entre Logan et Kylar. Pour le duc Gyre, ce serait une trahison. Il n’y avait rien à faire. Le marquis Kylar Stern s’assit au premier rang sous les regards curieux de nombreux invités. L’Ange de la Nuit aurait peut-être été capable de se laisser tomber du plafond et de s’emparer de la funeste couronne, mais le marquis Drake devrait se contenter d’observer les conséquences de ses actes. Kylar se leva lorsqu’un chambellan annonça l’arrivée de Térah Graesin. La jeune femme traversa la salle d’un pas majestueux tandis qu’un pâtre et un prêtre chantaient des prières et bénissaient le sacre. Puis les deux ecclésiastiques et le duc Wesseros attrapèrent la couronne sur son coussin pourpre et la soulevèrent dans les airs. Pas tout de suite ! Oh ! Dieu ! pas tout de suite ! Kylar n’avait pas songé à ce qui arriverait aux personnes participant à la cérémonie si Térah Graesin transpirait au moment de son couronnement. Les trois hommes symbolisant les dieux et le royaume posèrent le cercle en or sur la tête de Térah. Rien ne se passa. Le duc Wesseros tendit un sceptre et le seigneur général Graesin une épée. La reine les prit, les brandit pendant un long moment et les rendit. Les deux hommes s’inclinèrent avec respect et elle leur ordonna de se redresser tandis qu’elle s’asseyait. Le duc et le seigneur général reculèrent et Kylar se détendit. La reine sourit quand la foule lança une ovation. Elle se leva et adressa un geste magnanime aux invités. Les portes de la salle s’ouvrirent et une procession de domestiques entra en portant des tables et des plats de nourriture. Des musiciens et des jongleurs se mêlèrent aux invités tandis que les serviteurs préparaient le banquet. Kylar les remarqua à peine. Ses yeux étaient rivés sur Térah Graesin. Logan lui administra un claque sur l’épaule. — Eh bien ! voilà ! C’est terminé, non ? (Kylar ne bougea pas.) Venez, marquis Drake. Ce soir, vous vous assiérez à la grande table. Chapitre 45 K ylar laissa Logan le conduire à un siège. Il se retrouva entre une cousine au troisième degré des Gunder – une femme d’une quarantaine d’années qui répétait sans cesse qu’elle allait revendiquer le duché des Gunder – et Mamma K qui était assise à la droite de Logan. Elle sourit en remarquant la stupeur de Kylar. — Ne me dites pas que vous avez été anoblie, vous aussi ? — Kylar, tu oublies que je fréquente les nobles de cour depuis plus longtemps que toi – même si je dois reconnaître que je ne l’ai pas fait souvent au cours des dix dernières années. À la grande fureur des candidates potentielles, le duc Gyre a décidé que je lui servirais de cavalière ce soir. — Vraiment ? demanda le jeune homme d’une voix incrédule. Il se rappela alors que Gwinvere Kirena avait été une courtisane célèbre, mais qu’elle avait pris sa retraite lorsqu’il avait fait sa connaissance. Elle avait sans doute accompagné de nombreux seigneurs dans cette salle. Il savait qu’au début de sa carrière Mamma K avait prétendu être une comtesse alitaeranne en visite à Cénaria, mais, au bout d’un certain temps, ce mensonge était devenu inutile. Mamma K était une femme magnifique et séduisante, une danseuse émérite et une chanteuse remarquable. Elle brillait dans les conversations et savait se montrer discrète. Mamma K était unique. La courtisane haussa un sourcil. — Euh…, bafouilla Kylar. Je ne voulais pas laisser entendre que… Logan vola à son aide. — Je lui ai demandé de m’accompagner avant que quelqu’un d’autre le fasse. Ce royaume souffre d’une pénurie de belles femmes assez intelligentes pour prononcer une phrase compréhensible. — M’ouais ! approuva Mamma K avec l’accent traînant des Ceurans de la côte – une imitation parfaite. Hé ! où est l’crachoir ? Kylar éclata de rire. Si Logan portait des vêtements de deuil et se faisait accompagner par une femme plus âgée que lui, c’était avant tout pour dissuader les demandes en mariage. S’il s’était présenté à la cérémonie au bras d’une ravissante demoiselle, ou seul, les entremetteurs s’en seraient donné à cœur joie, vêtements de deuil ou pas. Kylar gloussait encore quand il aperçut Térah Graesin, à quelques places de Logan. Son rire s’interrompit aussitôt. — Kylar ? demanda Mamma K. Quelque chose ne va pas ? Le jeune homme se secoua. — J’attends juste que la tête de la reine explose. À sa droite, la bavarde impénitente laissa échapper un hoquet de surprise. Le jeune homme ne lui prêta aucune attention. Il ne pouvait pas quitter la souveraine des yeux. Térah porta une coupe à ses lèvres, puis se pencha vers Lantano Garuwashi qui était assis à sa droite. La reine et le chef de guerre se lancèrent dans une conversation à voix basse. Elle rit avec un noble qui se moquait d’un invité qui avait renversé son verre de vin sur son épouse quelques tables plus loin. Elle bavarda avec son frère qui était assis à sa gauche. Pendant ce temps, la mort attendait. Kylar avait pensé que l’explosion se déclencherait quelques instants après que la couronne eut été posée sur la tête de la jeune femme, mais Térah se tenait toujours face au parterre de nobles. S’il avait utilisé une quantité trop importante de philodunamos, la déflagration ferait peut-être d’autres victimes. Luc Graesin n’avait pas grand-chose à se reprocher, mais personne ne pleurerait sa mort. Il n’en allait pas de même avec Lantano Garuwashi. Si la légende ceurane était tuée à Cénaria, les répercussions seraient terribles. — Ce que je ne comprends pas, disait Logan à Mamma K, c’est pourquoi vous soutenez les propositions de Jarl. Quel est votre intérêt ? Le nom de Jarl attira l’attention de Kylar. — Si je vous répondais que c’est parce qu’il nous a donné espoir, est-ce que vous me croiriez ? demanda Mamma K. Une expression troublée se dessina sur les traits du duc Gyre. Kylar vit que l’ancien Logan, si naïf, affrontait le Logan qui avait passé des mois au fond du Trou. — Je croirais que cela fait partie de vos raisons. Mamma K sourit. — Les projets de Jarl ne profiteront pas qu’aux Lapins. Ils profiteront à tout le monde. Savez-vous combien dépense un habitant du Dédale lorsqu’il se rend dans une maison de passe ? (Elle éclata de rire en observant l’expression éberluée de Logan.) C’était une question purement rhétorique, seigneur. Il dépense trois pièces d’argent. Une en boisson et deux pour la prostituée. Je fais une pièce d’argent de profit. Un marchand, lui, va commander du vin, un repas, parfois un cigare ou de l’herbe hystérique avant de monter avec une fille. Sa visite me rapportera une couronne de profit. Un noble demandera des desserts, des danseuses, des bardes, des jongleurs, des apéritifs, de vins fins et d’autres services dont vous n’avez sans doute pas envie d’entendre parler. Il me fera gagner sept couronnes. Si vous étiez une reine marchande régnant sur un peuple de coupe-jarrets, quel genre de clients préféreriez-vous ? Les joues de Logan avaient rosi, mais il hocha la tête. — Je comprends ce que vous voulez dire. Kylar n’en crut pas ses yeux : Logan écoutait un résumé de la situation économique des bordels de la cité. — Le problème, c’est l’image que les Cénariens ont des Lapins. Ils les voient comme des gens sales, incultes et dangereux. Moi, je les vois comme des clients en puissance. — Mais vous ne manquez pas d’argent. Vous possédez, quoi ? la moitié des… maisons de passe de Cénaria ? Mamma K esquissa un sourire carnassier. Kylar comprit alors qu’elle ne possédait pas la moitié des maisons de passe de Cénaria. Elle les possédait toutes. — En outre, poursuivit Logan, j’ai entendu dire que vous ne payiez jamais d’impôt. Même si nous parvenions à identifier les magistrats corrompus de la ville – ce qui est impossible… Sauf pour Mamma K, songea Kylar. — … Leur remplacement par des fonctionnaires intègres vous obligerait soudain à acquitter des taxes énormes. Je ne pense pas que vous en sortiriez gagnante. Si vous étiez la commerçante la plus astucieuse de la cité, choisiriez-vous de vous payer vos impôts ou non ? — Au cours des vingt dernières années, quinze de mes lupanars ont été saisis par des nobles, plus dix banques dans lesquelles j’avais des intérêts. Soixante de mes cogneurs ont été tués par des aristocrates qui s’étaient fait mettre à la porte d’un de mes établissements. Au cours d’une année particulièrement difficile, un jeune homme de très bonne famille a découvert qu’il adorait assassiner des prostituées. J’ai perdu quarante-trois filles avant qu’on parvienne à le tuer. Son père s’est vengé en rasant six de mes bordels, dont un avec tous les employés à l’intérieur. (Les yeux de Mamma K étaient devenus d’une froideur effrayante.) Nous pouvons donc calculer quelles exonérations d’impôts compensent la perte d’une maison de passe, mais un livre de comptes ne vous apprendra jamais ce qu’on ressent en découvrant que votre jeune protégée a été enlevée. Il ne vous apprendra jamais ce qu’on éprouve en étant à la merci d’un fou, lorsqu’on se demande combien de temps cela va durer ; lorsqu’on ignore si, une fois qu’il se sera lassé de vous, il choisira de vous tuer ou de vous donner congé. Votre seigneurie, j’ai appris à employer la corruption de cette ville à mon avantage, mais je ne la défendrai pas. Mamma K était tournée vers Logan et Kylar ne voyait donc pas son visage, mais la voix de la courtisane était sincère et l’ancien rat de guilde se rappela certaines histoires que Logan ne pouvait pas connaître. Mamma K était shinga lorsque les atrocités qu’elle venait d’évoquer avaient été commises. Grâce aux ressources du Sa’kagué, elle aurait pu y mettre fin en employant des hommes tels que Durzo Blint. Mais chaque prostituée rossée ou assassinée l’avait amenée à se demander si la justice valait la peine de subir d’éventuelles représailles. Lorsque le père du noble meurtrier avait rasé six lupanars, elle aurait pu ordonner à un pisse-culotte de le tuer, mais cette décision aurait pu précipiter la cité dans une guerre civile. Il n’était pas étonnant que Gwinvere Kirena soit devenue une femme si dure. — J’ignorais tout cela, avoua Logan. Derrière lui, la reine Térah posa la main sur sa couronne pour la remettre droite. Un frisson traversa Kylar, mais rien ne se passa. Le jeune homme s’obligea à se détendre et planta sa fourchette dans le filet de bœuf qu’il n’avait pas encore touché. — La question est de savoir si ces projets sont réalisables, dit Logan. La construction de nouveaux ponts sur la Plith ne va pas changer grand-chose. Nous nous opposons à des groupes d’intérêts bien établis. — Nous avons mis fin à l’esclavage et nous l’avons fait sans déclencher de guerre. Le temps est venu. Les gens ont trop souffert au cours de l’année passée. Le prochain soulèvement – s’il est porteur d’espoir – peut tout changer. Nocta Hemata a démontré que les Lapins n’étaient pas des lâches. La bataille du Bosquet de Pavvil a démontré qu’ils étaient prêts à verser leur sang pour ce pays. Nous pouvons repartir de zéro. Sûr ! Dès que la tête de la reine aura explosé. Pourquoi Mamma K avait-elle dit : « nous avons mis fin à l’esclavage » ? Elle ne faisait pas référence aux Cénariens en général. Si elle était devenue shinga à l’époque où le comte Drake avait quitté le Sa’kagué, elle avait fait partie des abolitionnistes ou elle avait choisi de ne pas s’opposer à l’abolition malgré les énormes profits que ce commerce générait. Elle était sans doute intervenue pour protéger le comte de ses ennemis. Kylar était émerveillé par cette femme qui lui avait appris à lire, qui l’avait défendu contre son maître, qui avait soutenu l’abolition de l’esclavage et qui offrait un refuge pendant l’hiver aux rats de guilde. Cela ne l’avait pas empêchée de commanditer des dizaines, voire des centaines d’assassinats ; de corrompre des magistrats ; de mettre en place des maisons de passe, des tripots et des fumeries d’herbe hystérique ; d’extorquer de l’argent à d’honnêtes commerçants ; de faire évader des criminels ; d’écraser ses rivaux par tous les moyens possibles et de s’enrichir à chacune de ses décisions. C’était une femme effrayante. Kylar avait de la chance qu’elle ait toujours eu un faible pour lui. Mais les projets de Jarl ne verraient jamais le jour tant que Térah Graesin serait au pouvoir. La veille, elle avait interdit toute circulation entre le Dédale et le reste de la cité. Ce n’était sûrement pas pour ordonner la construction de nouveaux ponts le lendemain. Logan et Mamma K poursuivirent leur discussion, mais Kylar cessa d’écouter et se contenta d’observer. Logan posa des questions pertinentes à propos du commerce et de l’économie de la ville, des transports, des marchands, des tarifs en vigueur dans différents pays, des moyens de contourner les taxes les plus élevées. Mamma K et lui abordèrent divers points d’histoire, puis enchaînèrent naturellement sur la situation du royaume ; sur les personnes qui avaient le plus souffert de la guerre ; sur celles qui avaient collaboré avec les Khalidoriens ; sur ce qu’on allait leur reprocher ; sur les terres qui n’avaient plus de seigneur ; sur les gens qui les revendiquaient. Kylar comprit ce que pouvait éprouver un soldat néophyte qui le regardait combattre. Logan et Mamma K émaillaient leurs propos de noms, d’histoires, d’associations – licites ou non – entre nobles, d’affaires et de rumeurs avec l’aisance d’un artiste agrémentant sa toile de petites touches de couleur. Logan manquait d’expérience et n’avait eu accès qu’aux informations légales, mais il surprenait parfois Mamma K par la finesse de ses analyses. Malgré l’intensité de la conversation, le jeune duc prit le temps d’échanger quelques plaisanteries avec Lantano Garuwashi qui était assis à sa gauche – mais le Ceuran s’intéressait surtout à la reine. Il adressa aussi quelques signes de tête à de petits nobles qui cherchaient à attirer son attention. Il remercia les serveurs et applaudit le nouveau barde de la cour qui arriva avec un grand sourire. Le musicien avait la réputation d’être un artiste exceptionnel, malgré son allure de grenouille. Un peu plus loin, Térah Graesin savourait chaque instant de son triomphe. Elle recevait les félicitations, buvait sans modération – malédiction ! il aurait dû employer du poison – et flirtait ouvertement avec Lantano Garuwashi et Luc Graesin. Kylar songea que Logan et Térah reflétaient chacun la politique qu’ils avaient l’intention de mener. Le premier se préoccupait du pays, la seconde ne se préoccupait que d’elle. Au bout d’un certain temps, il comprit que la couronne avait été nettoyée avant d’arriver sur la tête de la reine. Il prit alors une décision à laquelle il s’était sans doute préparé inconsciemment. Il était heureux d’être avec ses amis. Kylar se sentit soudain à sa place à la grande table du banquet. Il n’était plus seul. Il était avec les gens qu’il admirait et qu’il aimait. Mamma K, le comte Drake et Logan ne le quitteraient jamais. Il trouverait Élène, il la ramènerait à Cénaria et il lui offrirait une vie de rêve. Une vie au-delà des ombres. Pourquoi rester un loup dans le froid ? Dieu ! il était immortel. N’avait-il pas le droit de s’accorder une vie de bonheur ? Drake et Mamma K avaient mis un terme à l’esclavage sous le règne d’un roi corrompu. Les efforts conjugués de Kylar, du comte Drake, de la courtisane et de Logan parviendraient sûrement à tempérer les folies d’une souveraine incapable. Au centre de la table, la reine Graesin aperçut Kylar qui l’observait. Elle lui adressa un clin d’œil. Tandis que la fête touchait à sa fin, Térah se leva et gagna une pièce voisine au bras de Lantano Garuwashi. Le chef de guerre ceuran dégageait une aura de grâce et de danger. Il portait un pantalon lâche qui enveloppait ses jambes comme une jupe et une tunique en soie avec des pattes amidonnées sur ses larges épaules ; elle n’avait pas de manches et les bras musclés du guerrier étaient donc nus. Les convives de la grande table leur emboîtèrent le pas et Kylar suivit le mouvement. Logan l’arrêta et ôta la grosse bague gravée de chevaux qu’il portait à un doigt. — Voici le symbole de ta nouvelle charge, marquis. Il tira une autre chevalière, plus petite, de sa poche. Le bijou était orné d’un minuscule dragon. Kylar le reconnut. — Et voici l’anneau de la maison Drake, dit Logan. Prends-les. Il y a une vie au-delà des ombres. Kylar avait déjà donné sa vie. Il était mort pour sauver la femme qu’il aimait. Il était mort afin de rassembler assez d’argent pour quitter Cénaria. Il était mort parce qu’il avait refusé le contrat de Térah Graesin sur Logan. Il était mort en combattant le Roi-dieu. Ces expériences avaient été douloureuses et fort peu amusantes, mais rien de plus. Kylar ne doutait plus vraiment de son immortalité, mais sa prochaine mort allait lui coûter tout ce qui lui était cher. Il devrait fuir sans espoir de retour et s’installer dans un pays lointain. Ce serait comme si tous ses amis mouraient au même instant. — Tu feras un grand roi, dit Kylar. — Combien d’hommes es-tu prêt à tuer pour ces fadaises ? demanda Logan. — Ce ne sont pas des fadaises. C’est un rêve. Si vous voulez bien m’excuser, Votre Grâce. Plus les gens vous voient en ma compagnie, plus votre réputation souffre. Kylar se tourna et suivit Térah Graesin dans la salle voisine. Mamma K, qui venait d’échanger quelques mots avec d’autres invités, se tourna vers Logan. — Votre Grâce, dit-elle, je pense que nous devrions rester. J’ai entendu dire que ce nouveau barde avait composé un chef-d’œuvre. Chapitre 46 Q uoglee Mars n’avait pas mangé. Il le ferait plus tard – à supposer qu’il le fasse –, en compagnie des domestiques. Ce soir, cela ne le dérangeait pas. Il circulait entre les tables en jouant les airs sans intérêt que les nobles lui demandaient. Il acceptait leurs applaudissements et s’en allait un peu plus loin, impatient de satisfaire le prochain groupe de ces parvenus incultes. Après le banquet, on ouvrit les portes et on rangea les tables pour que les nobles bavardent entre eux, pour qu’ils aient une chance de présenter leurs hommages à la nouvelle reine et d’échanger quelques mots avec elle. Des amuseurs officiaient dans plusieurs salles où on servait une profusion de desserts et d’alcools. Quoglee attendit que la fête batte son plein avant de monter sur l’estrade où la reine avait dîné. Les gardes avaient disparu. Plusieurs nobles parmi les plus puissants du pays se trouvaient dans cette salle mais, plus important encore, la reine Graesin n’était pas là. Quoglee baissa la tête sans prêter attention aux invités et entreprit de jouer comme seul Quoglee Mars était capable de jouer. Il savait que, pendant de nombreuses années, les étudiants en musique testeraient l’habileté de leurs doigts sur ce morceau. Parviendraient-ils à exécuter cette ouverture comme, selon leurs professeurs, Quoglee Mars l’aurait fait ? Certains le massacreraient sans doute pour l’interpréter aussi vite que son compositeur. Leurs maîtres leur expliqueraient alors la différence entre produire une note et la jouer. Quoglee joua avec impétuosité, avec fougue, avec ferveur, avec passion, avec colère, avec rage et sans jamais ralentir. Il enveloppa cet élan de douceur, de tendresse, de tristesse, de dilemme entre fierté et amour. Il produisit des notes de plus en plus hautes et tout le monde comprit que la tragédie était imminente. Il s’arrêta sans jouer la conclusion. Le silence s’abattit. Le ramassis de crétins le contemplait sans dire un mot, attentif, se demandant s’il fallait applaudir ou attendre la suite. Quoglee inclina la tête sans se laisser perturber. Les applaudissements se déchaînèrent, mais le barde leva aussitôt une main pour réclamer le silence. L’assistance se composait de deux cents nobles, d’une centaine de pique-assiette et de quelques serviteurs. Par miracle, il n’y avait toujours pas de gardes en vue. Quoglee devait raconter son histoire sans être interrompu. — Aujourd’hui, lança-t-il d’une voix emphatique plus puissante qu’un cri, je souhaiterais jouer une nouvelle composition que j’ai écrite pour vous. Je vous demande juste de me laisser aller jusqu’au bout. Cette œuvre a été commandée par une personne que vous connaissez, mais qui est bien plus que ce que vous connaissez d’elle. Elle a été commandée par le shinga du Sa’kagué. Je jure que tout ce que je vais raconter est l’absolue vérité. J’ai baptisé cette œuvre : La chanson des secrets et le shinga m’a demandé de la dédier à la reine Graesin. — Tu es allé assez loin, sergent Gamble, souffla Caleu le Balafré en sortant d’une embrasure de porte entre le grand hall et une pièce voisine. Le pisse-culotte glissa une dague dans le dos du soldat d’un geste expert. La pointe déchira la belle cape et fendit la tunique en cuir pour venir s’appuyer au creux de la colonne vertébrale. — Il n’y a rien d’intéressant dans cette salle. — Bande d’enfoirés ! Qu’est-ce que vous complotez dans le grand hall ? — Ni vol ni meurtre, c’est tout ce que tu as besoin de savoir, sergent. — Je suis commandant maintenant. — Tu seras un cadavre de commandant si tu bouges ta main de quelques centimètres de plus. — D’accord ! D’accord. — Au cas où tu envisagerais de donner l’alerte, il vaudrait peut-être mieux que tu jettes un coup d’œil dans cette pièce et que tu me dises ce que tu y vois. Le commandant regarda. Huit gardes royaux se trouvaient à l’intérieur. Six d’entre eux bavardaient avec de jeunes nobles que Gamble n’avait jamais vus. Deux autres encadraient la reine Graesin et ne parlaient à personne, comme on leur avait ordonné de le faire lorsqu’ils protégeaient Sa Majesté. Près d’eux, trois jeunes gens de bonne famille glissèrent une main dans leur dos en remarquant que le commandant Gamble les observait. Le militaire lâcha un juron à haute voix. Il ignorait que le Sa’kagué disposait de tant de pisse-culottes. — Laisse-moi t’avertir que nous avons reçu des ordres au cas où quelqu’un donnerait l’alarme, dit Caleu. Si tu coopères, tu survivras avec tous tes hommes et personne ne te reprochera rien. Il est même possible que tu conserves ton poste. — Pourquoi est-ce que je devrais te croire ? — Parce que je n’ai aucune raison de mentir. Je suis venu avec une vingtaine de compagnons et j’ai une dague appuyée dans ton dos. Une vingtaine ? Le commandant Gamble réfléchit pendant un instant. — D’accord, dit-il enfin. Pourquoi est-ce qu’on ne prendrait pas un verre ? J’ai une bouteille qui vaut son pesant d’or. Elle est aux cuisines. Les fourchettes s’immobilisèrent à quelques centimètres des bouches. Les serviteurs se figèrent tandis qu’ils ramassaient les verres. Pendant un moment, les spectateurs oublièrent même de respirer. Dans la cité des secrets funestes, Quoglee Mars venait de dévoiler le mieux gardé d’entre tous. Si ce n’était que l’introduction de la chanson, qu’allait révéler la suite ? Le barde affronta le silence comme le maestro qu’il était, avec un petit sourire en coin. Il en évalua la qualité comme s’il s’agissait d’une pièce musicale dont les temps devaient s’enchaîner à la perfection. Puis il leva un doigt un instant avant que ses révélations déclenchent une véritable tempête. Parmi les spectateurs, une femme poussa une note aiguë et claire pendant un moment qui sembla durer une éternité, sans jamais reprendre sa respiration. Le son se transforma en lamentation, puis en mots décrivant la solitude. Les yeux se tournèrent vers la soprano à la large poitrine vêtue d’une robe ivoire. Personne ne la connaissait. Tandis qu’elle chantait, elle traversa la salle et rejoignit Quoglee sur l’estrade. La voix du barde se mêla à la sienne. Deux mélodies s’affrontèrent et s’unirent. Les mots retentirent comme des coups de cymbale. Des amants chantaient l’amour et la déception amoureuse. Aux coins de la pièce, les instruments – des harpes, des violes subtiles et des cuivres puissants – s’opposèrent au chant. Mais, par la magie de la musique, tout resta d’une clarté limpide. La répétition des plaintes vocales contre les injonctions des instruments permettait à l’oreille de suivre l’une, puis l’autre, puis la suivante. S’il s’était agi d’un simple récit, il aurait été incompréhensible. Pourtant, chaque thème musical était lumineux, unique et austère. La passion d’une sœur, l’aveuglement d’un frère, les émois de la jeunesse, une société qui fronçait les sourcils avec réprobation, des secrets d’alcôve dans une maison de haut rang, une femme rebelle et passionnée prête à tout pour parvenir à ses fins. Les noms des personnages ne furent pas prononcés, mais Quoglee n’avait pas pris la peine de travestir les faits. Comme toujours, certains nobles comprirent plus vite que d’autres. Ils n’en crurent pas leurs oreilles. Ils fouillèrent la salle du regard à la recherche d’un garde. Quelqu’un devait mettre fin à cet outrage magnifique. Mais aucun soldat n’était à son poste. Le Sa’kagué avait choisi cette nuit pour démontrer son pouvoir. Il ne pouvait pas s’agir d’un malheureux concours de circonstances. Deux cents personnages parmi les plus importants du royaume se trouvaient dans le grand hall et de nouveaux invités arrivaient sans cesse pour voir ce qui captivait autant de monde. Une dizaine de gardes royaux auraient dû être présents, mais il n’y en avait aucun. La chanson de Quoglee relevait de la haute trahison, mais personne ne fit mine de l’interrompre. La beauté de la musique et le charme des rumeurs hypnotisaient les nobles. Cette composition était le chef-d’œuvre du barde. Personne n’avait jamais entendu un air semblable. Les instruments à cordes s’affrontaient tout comme cette passion défendue se rebellait contre elle-même. La musique affirmait que cette relation contre nature était bel et bien de l’amour, même si le garçon était torturé par sa conscience, même si la femme exigeait d’être traitée en amante. Les deux amoureux déclarèrent un armistice et chantèrent à l’unisson. Ils cédèrent à cet amour défendu qui devait rester secret. Une nouvelle voix se fit alors entendre. Une jeune soprano, mince et vêtue d’une simple robe blanche, se joignit à Quoglee et à la mezzo-soprano. Elle chanta des notes si pures qu’elles déchirèrent le cœur des spectateurs. Dans son innocence, la jeune femme découvrit le secret qui allait provoquer la chute d’une maison royale. Le frère ne sut jamais. L’aînée comprit que tout ce qu’elle avait, tout ce qu’elle désirait, était désormais menacé par sa sœur. En proie à des émotions contradictoires, elle imagina un plan désespéré. Quelques secondes après que les premières notes avaient résonné, un jeune homme était entré dans le grand hall sans que les nobles subjugués le remarquent. Luc Graesin n’essaya même pas de faire taire Quoglee Mars. Au fond de la pièce, il se contenta d’écouter. La voix de Natassa Graesin tourbillonna tandis que la jeune femme disparaissait dans le Trou. Elle avait été trahie par son propre sang, assassinée. Son cri discordant s’atténua et s’évanouit. Elle avait été sacrifiée à la perversion. Les instruments reprirent les leitmotive des secrets funestes et de Cénaria. — Noonnn ! hurla Luc Graesin. Les musiciens s’interrompirent, surpris, alors qu’ils jouaient les dernières notes. Luc ouvrit une porte à toute volée et s’enfuit en courant. Personne ne le suivit. Chapitre 47 K ylar aperçut le comte Drake et se faufila dans l’entourage de la reine. Pour une fois, il ne réussit pas à se fondre dans la masse. Une main délicate lui effleura le coude. Il se tourna et se retrouva face à Térah Graesin. En contemplant les yeux verts et intenses de la jeune femme, Kylar eut le souffle coupé. Surtout lorsqu’il regarda un peu plus profondément. En d’autres lieux, en d’autres temps, dans une autre famille, les péchés de Térah Graesin n’auraient pas eu grande importance dans la mesure où ils relevaient avant tout d’un égoïsme aveugle. Elle avait des désirs et les autres étaient là pour les satisfaire. Ses trahisons n’étaient pas motivées par la volonté de nuire, car elle réfléchissait à peine aux conséquences de ses actes. Si elle avait été fille de meunier, elle se serait contentée de briser des cœurs et d’escroquer des clients. — Je pensais que Logan et Rimbold m’avaient tout dit à votre sujet, Kylar Drake, mais ils ont oublié de préciser à quel point vous étiez séduisant. Kylar imagina un requin en apercevant le sourire éclatant de Térah. Pour une raison inconnue, le compliment le fit rougir. Il s’était toujours considéré comme moyennement beau mais, en regardant Térah, il sut qu’elle était sincère – même si elle le lui disait dans la seule intention de le flatter. Il cligna des paupières et rougit un peu plus. Le pouvoir qui lui permettait de lire l’âme de la reine vacilla et disparut. La reine gloussa – un rire bas et avide. — Et vous avez des yeux ravissants, ajouta-t-elle. Les femmes doivent être persuadées que vous lisez leurs pensées. — Il m’arrive de le faire, dit Kylar. — Est-ce que c’est pour cette raison que vous rougissez ? Cette réflexion ne fit qu’augmenter sa gêne. Il jeta un coup d’œil vers les dames de compagnie de la reine. Celles-ci s’étaient éloignées. Elles savaient probablement que Térah préférait avoir un peu d’intimité lorsqu’elle était en galante compagnie. Elles étouffaient de petits rires charmants – sans doute se moquaient-elles de lui. L’une d’elles ne partageait pas la bonne humeur de ses compagnes, mais le jeune homme n’eut pas le temps de voir son visage. — Dites-moi, marquis. Qu’avez-vous vu en regardant au fond de mes yeux ? — Il serait très inconvenant de répondre à cette question, Votre Majesté. Pendant un instant, les yeux de Térah exprimèrent un désir intense. — Marquis, dit-elle d’un ton grave, un homme risque sa langue lorsqu’il s’adresse ainsi à une reine. — Les langues servent à commettre des indiscrétions, pas à les évoquer. Térah ouvrit la bouche, stupéfaite. — Marquis ! Je vais défaillir. — Je vous ferai du bouche à bouche. Les pupilles de la jeune femme se dilatèrent, mais elle s’efforça de rester calme. — Marquis Stern, je considère qu’il est de mon devoir de connaître les nobles à mon service. Attendez-moi dans mes appartements. — Bien, Votre Majesté. Elle parla plus bas. — Je vous rejoindrai dans dix minutes. Les gardes vous laisseront entrer. Je compte sur votre… discrétion. (Il hocha la tête en souriant et Térah s’interrompit.) Est-ce que nous ne nous serions pas rencontrés auparavant ? Votre visage me semble familier. — C’est exact. (Nous nous sommes parlé pendant l’invasion du château.) Je regrette de ne pas vous avoir laissé un souvenir impérissable. Dix centimètres d’acier dans le cœur, par exemple. — Nous allons y remédier. — Tout à fait. Térah s’éloigna et Kylar s’aperçut que Lantano Garuwashi l’observait à quelques mètres de là. La gorge du jeune homme se serra. Le Ceuran ne semblait pas très heureux, mais il resta où il était. Kylar examina la salle d’un œil morne. Il avait oublié pourquoi il était venu ici. Une femme se détacha du groupe de dames de compagnie et alla murmurer quelques mots à l’oreille d’un garde en faction près d’une porte. Elle se tourna et Kylar distingua ses grands yeux, sa coiffure impeccable, son visage clair, ses lèvres charnues, ses hanches étroites, ses courbes fermes et pleines. Iléna Drake. Elle était donc au service de la reine. Kylar eut l’impression qu’une partie de son monde se disloquait : il avait tourné la tête l’espace d’un instant et une fillette en avait profité pour se transformer en femme de toute beauté. Iléna pointa un doigt sur lui et dit au garde de le laisser entrer dans les appartements de la reine. Elle croisa le regard de Kylar. Son visage n’exprimait que dégoût et déception. Elle avait sans doute l’impression d’aider son grand frère à trahir sa meilleure amie, Élène. Elle devait penser que Kylar était enivré par son titre de marquis, qu’il se délectait à l’idée de coucher avec la reine, qu’il avait oublié ses anciens compagnons. Ses yeux étaient remplis d’une immense amertume qui noyait sa colère. Jusqu’à ce jour, Iléna avait toujours cru que Kylar était incapable de mal se conduire. Jusqu’à ce jour, elle avait toujours considéré qu’il était classe. Jusqu’à ce jour. La reine quitta la salle et le jeune homme se détourna. Rimbold Drake s’excusa auprès des personnes avec qui il parlait et claudiqua vers Kylar en s’appuyant sur sa canne. Il observa le visage du jeune homme, puis ses doigts. Il ne portait pas les bagues que lui avait données Logan. — Elle est magnifique, dit Kylar. — Elle ressemble à sa mère, Ulana, il y a vingt ans. Mais elle est plus passionnée. Le comte avait parlé avec fierté malgré sa tristesse. Ulana Drake avait également été une mère pour Kylar même si celui-ci s’était efforcé de conserver ses distances. Elle avait été la grâce incarnée et l’âge n’avait fait que la rendre plus belle. Kylar le dit au comte. Les mâchoires de Rimbold Drake se contractèrent. Le vieil homme ferma les yeux et s’efforça de recouvrer son calme. — Ne me tente pas davantage. Un homme ne doit pas maudire son Dieu. Ses yeux étaient glacés. Kylar ouvrit la bouche pour poser une question, mais la referma sans rien dire. Dans la pièce voisine, des nobles écoutaient un barde. Kylar aperçut une ravissante femme blonde vêtue d’une robe en soie bleue. Le vêtement était si court que, dans le dos, il lui couvrait à peine les fesses. Kylar cessa de respirer. Pendant un fol instant, il crut qu’il s’agissait d’Élène. Putain de culpabilité ! Daydra se fraya un chemin entre deux nobles comme si elle cherchait quelqu’un. Ses fesses magnifiques la suivirent. Tu m’avais pourtant dit que tu ne te vendais plus. Rimbold Drake se ressaisit. Il regarda Kylar en haussant un sourcil. — Oui ? Le jeune homme se reprit à son tour. Il songea qu’il y avait une autre bonne raison pour ne rien dire de plus. — Rien. — Kylar, tu es mon fils… ou tu pourrais l’être. Tu n’as qu’un mot à dire. Si tu as une question à me poser, tu as la permission de parler franchement. Kylar réfléchit à ce que le comte entendait par là. — Je me demandais si la vie est plus difficile pour vous quand ce genre de merde arrive. Oh ! excusez-moi. Je voulais dire que… ce qui est arrivé à Sérah, à Mags et à Ulana est terrible et insensé, mais je ne m’attends pas que la vie soit logique. Je me demandais si de telles épreuves étaient plus dures pour vous dans la mesure où vous croyez qu’il existe un Dieu qui aurait pu empêcher ces événements horribles. Le front du comte se plissa tandis qu’il réfléchissait. — Kylar, dans le creuset des tragédies, les explications n’ont aucun sens. Quand tu affrontes un malheur et que tu te dis que tout cela est absurde, est-ce que cela empêche ton cœur de se briser ? Je crois que c’est tout aussi difficile pour toi que pour moi lorsque j’interpelle Dieu, que je lui demande des explications et qu’il ne me répond pas. Nous survivrons tous les deux à ces épreuves, Kylar. La différence est que, pour moi, il y a de l’espoir après la mort. — Un espoir bien naïf. — Montre-moi un homme heureux qui n’ose pas espérer. — Montrez-moi un brave qui n’ose pas affronter la vérité, répliqua Kylar. — Tu me crois lâche ? La question horrifia Kylar. — Je n’ai jamais voulu dire que… — Je suis désolé, dit le comte. Je me montre injuste envers toi. Viens. Si Son Altesse respecte ses petites habitudes, elle va regagner ses appartements et tu ne seras pas encore là. Kylar déglutit tant bien que mal. Le comte savait ? — Attendez ! Euh… Je voulais vous demander… que savez-vous de mes pouvoirs ? — Est-ce vraiment l’endroit pour ce genre de question ? — L’endroit, je ne sais pas, mais je n’ai aucun doute quant au moment. Trois hommes, six femmes et deux serviteurs les observaient. Seul un domestique – probablement un espion, mais allez donc savoir à la solde de qui – était à portée d’oreille, mais il ne pourrait pas rester au même endroit sans éveiller les soupçons. Kylar croisa son regard et ses yeux étincelèrent. Le serviteur décida qu’il était grand temps d’aller chercher un autre plateau de canapés. — Je vois la culpabilité, dit Kylar à voix basse. Pas toujours, mais parfois. Il m’arrive même de voir les crimes d’un homme. Le comte blêmit. — Le Sa’kagué tuerait pour disposer d’un tel pouvoir. (Il leva la main pour empêcher Kylar de protester.) Si le chantage ne t’intéresse pas, ainsi que je le suppose, ce don doit être bien lourd à porter. Kylar n’avait pas envisagé la situation sous cet angle. — Ce que je veux savoir, c’est ce que tout cela signifie. Pourquoi aurais-je un don, un pouvoir ou une malédiction ? Pourquoi Dieu ferait-il une chose pareille ? — Ah ! je comprends. Tu espères que je vais te donner des arguments pour justifier un régicide. Les yeux de Kylar se plantèrent dans ceux du domestique qui revenait avec des hors-d’œuvre. L’homme changea de direction si brusquement que son plateau faillit lui échapper. — L’existence d’un tel pouvoir laisse entendre que je suis destiné à faire quelque chose, non ? Drake réfléchit. — Cela dépend de ce que tu vois quand tu observes les gens. S’agit-il de crimes, de péchés ou de simples sentiments de culpabilité ? Dans le premier cas, vois-tu les délits allant de l’assassinat à l’installation illégale d’une échoppe sur un marché ? Si tu te trouves dans un pays où on peut faire quelque chose qui est interdit ici, le vois-tu quand même comme une infraction à la loi ? Si tu vois les péchés, il te faudra décider de la définition de ce mot, car mon Dieu et les cent dieux ne partagent pas le même point de vue sur la question – pas plus qu’Ishara et Astara. Si tu vois les sentiments de culpabilité, peux-tu me dire si le fou sans conscience t’apparaît plus vertueux que la jeune fille persuadée que ses parents sont morts parce qu’elle s’est endormie au lieu de surveiller le feu ? — Merde ! Comment se fait-il que les gens de mon entourage soient toujours plus intelligents que moi ? Quoi qu’il en soit, je vois ce qu’une personne a fait de mal. Est-ce que je dois rester sans réagir lorsque cela arrive ? — Tu essaies de déduire un devoir moral à partir d’un état de fait ? demanda le comte avec un petit sourire. — Quoi ? — Elle mérite peut-être la mort, Kylar, mais tu ne devrais pas la tuer. — Tout le monde n’en vivrait que mieux. — Tout le monde sauf toi, moi, ma fille, Logan, Mamma K et tous les gens qui tiennent à toi. Cette réflexion déstabilisa le jeune homme. — Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? — Logan devra te faire exécuter et ta mort nous attristera tous. Kylar laissa échapper un grognement méprisant. Sa disparition ne serait pas une grosse perte. — Seigneur, je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, ainsi que de tout ce que vous avez essayé de faire. Je suis désolé que cela vous ait coûté si cher. Le comte baissa la tête et ferma les yeux en s’appuyant un peu plus sur sa canne. — Kylar, j’ai perdu ma femme et deux de mes filles au cours de l’année. Je ne sais pas si je supporterai la perte d’un fils. Kylar posa la main sur l’épaule du comte et la serra. La fragilité de ce corps le surprit. Il regarda Rimbold dans les yeux. — Au cas où cela vous intéresserait, vous avez passé le test. — Pardon ? Kylar adressa un sourire en coin à l’homme qui avait introduit, puis aboli l’esclavage à Cénaria. — Je ne sais pas si je vois les crimes ou les péchés, mais il n’y en a pas trace en vous. Vous êtes irréprochable. Une expression de stupéfaction incrédule se peignit sur les traits du comte, bientôt remplacée par quelque chose qui ressemblait à de la crainte mêlée de respect. Le noble resta immobile, figé. — Que votre Dieu vous bénisse, seigneur. Vous le méritez. Chapitre 48 D orian et Jénine étaient assis dans le jardin. Le Roi-dieu avait donné congé à sa suite et le couple était silencieux depuis un certain temps. — Je suis désolé d’avoir tué ce vürdmeister, dit enfin Dorian. Jénine leva les yeux, surprise. — Pourquoi ? Parce que cela m’a choquée ou parce que c’était mal ? Dorian ne répondit pas tout de suite. — J’aurais dû m’occuper de lui de manière moins… brutale. — Il était responsable de ce groupe de rejetons, n’est-ce pas ? — Oui. Jénine cueillit une fleur rouge à six pétales portant chacun une étoile mauve. Les Khalidoriens estimaient que la floraison d’une fleur-étoile annonçait des événements très heureux, car cela n’arrivait que tous les sept ans. À l’inverse, son flétrissement était de très mauvais augure. Dans ce jardin, elles fleurissaient tout au long de l’année, mais elles mouraient quelques heures après avoir été cueillies. Le prolongement de la vie n’était pas le point fort du vir. Pendant un long moment, Jénine regarda la fleur-étoile qu’elle tenait dans la main. — Seigneur, dit-elle à voix basse. Vous devez savoir que mon père était un imbécile. En revanche, la plupart des gens ignorent que ma mère était une femme très intelligente. Mon père avait peur d’elle et il l’a marginalisée pour l’empêcher de devenir plus puissante qu’elle l’était déjà. Elle le savait, mais elle l’a laissé faire, car elle ne s’intéressait pas à la politique. C’était trop grossier, trop sale et trop brutal pour elle. Mon père a commis des milliers d’erreurs au cours de son règne, mais ma mère est peut-être plus coupable que lui parce qu’elle a choisi de se détourner du pouvoir. À cause de cela, j’ai perdu l’homme que j’aimais, un homme qui serait devenu un grand roi. Je ne vais pas détourner les yeux pour me cacher qu’un souverain doit se salir les mains. Je suis encore indigne de mon peuple. Je ne céderai pas à une douce hypocrisie en vous critiquant alors que vous affrontez des menaces que j’imagine à peine. » Je ne veux pas régner parce que j’aime le pouvoir. Cela n’aurait aucun sens. Je veux réparer les erreurs commises par mon père et ses ancêtres. Je ne sais pas si j’en suis capable. Je ne sais pas si c’est possible. Son visage se renfrogna l’espace d’un instant et elle resta silencieuse. Dorian attendit. — Seigneur, dit-elle enfin. Vous êtes déterminé et très puissant. Pourquoi venez-vous me voir et me demander pardon alors que vous avez fait ce que vous deviez faire ? Vous auriez pu agir d’une autre manière, et alors ? Vous avez été confronté à un danger immédiat et vous l’avez affronté. Ce que je veux vous dire, c’est que vous n’avez pas besoin de vous montrer faible pour me faire plaisir. J’ai connu assez de faibles au cours de ma vie. La question que je me pose – et que tout votre peuple se pose sans doute – est : Allez-vous devenir roi ou allez-vous survivre en attendant l’occasion de vous enfuir ? Cette question interpella Dorian. Il n’avait jamais songé à s’installer définitivement sur le trône de ses ancêtres. Était-ce parce qu’il ne se rappelait pas le moindre fragment de la prophétie où il apparaissait comme un Roi-dieu âgé, ou bien parce qu’il craignait de s’investir corps et âme dans la gestion de ce pays ? Il avait réfléchi à court terme et, ce faisant, il avait occulté de nombreux problèmes. Il n’avait rien fait pour s’assurer la fidélité des tribus des hautes terres. Il n’avait pris aucune mesure pour se protéger de Neph Dada et des rejetons. Si Jénine considérait ses hésitations comme une marque de faiblesse, combien d’autres faisaient de même ? — Je suis le roi, dit Dorian. Je le resterai jusqu’à la fin de ma vie, quelle que soit sa durée. — Alors, gouvernez comme un roi. — Avez-vous une idée de ce que cela signifie ? Dans ce pays ? Avec ce peuple ? — Non, avoua-t-elle. Mais je vous fais confiance. Dorian avait cru que Jénine était naïve, mais il s’était trompé. La jeune fille manquait certes d’expérience, mais elle n’était pas ingénue. Elle serait peut-être horrifiée par certaines leçons de la vie, mais elle était sortie de son cocon protecteur. Elle n’éprouvait pas un fol amour envers le peuple qui avait massacré sa famille, mais, de toute manière, un monarque devait se montrer impitoyable, n’est-ce pas ? Dorian hocha la tête tandis que Jénine se levait pour aller régler les préparatifs de leur mariage. Il se laissa distraire par ses propres pensées. Il invoqua le Don et tissa une petite trame afin de préserver la fleur-étoile que la jeune fille avait cueillie. Ce simple sortilège était capable de conserver la plante la plus délicate pendant un mois, mais Dorian avait oublié que ce jardin était alimenté par le vir. Le Don et le vir se heurtèrent et s’affrontèrent aussitôt. La fleur se flétrit et vira au noir dans la main de Jénine. Dorian lâcha un juron. — Je suis désolé, ma dame. Vos paroles m’ont offert de nombreux sujets de réflexion. Vous êtes plus sage que votre jeunesse le laisse supposer. Je vous remercie. Il cueillit une autre fleur-étoile et l’enveloppa de vir avant de la tendre à Jénine. Elle ne survivrait que quelques jours, mais quelle importance ? Le jardin en était rempli. Les gardes royaux laissèrent passer Kylar sans faire de commentaires. Iléna Drake se tenait près de la porte, les bras croisés sur la poitrine. — Je suis désolé, lui dit Kylar. — Comment oses-tu faire cela à Élène ? Il passa devant elle et poursuivit sa route le long d’un couloir silencieux. Il monta l’escalier conduisant aux appartements de la reine dans un état second. Le ka’kari jaillit dans sa main sous la forme d’une dague, puis disparut à l’intérieur de son corps. Dehors, dedans, dehors, dedans. Est-ce que c’était si simple pour Vi ? Un petit flirt, un sous-entendu et le cadavreux se rendait de sa propre initiative dans un endroit discret ; il facilitait votre entrée et il vous aidait même à dissimuler votre présence sur les lieux. Kylar se rappela certains contrats particulièrement difficiles et eut l’impression de tricher en ouvrant une porte qui n’était pas verrouillée. Les gardes n’avaient même pas confisqué la dague qu’il portait à la ceinture. Il s’appuya contre le chambranle et respira un grand coup. Il avait vu tant de cadavres dans cette pièce. Térah Graesin s’était installée dans l’ancienne chambre de Garoth Ursuul. Quelques semaines plus tôt, cet endroit était encore décoré par des corps de femmes transformés en statues. Qu’en avait-on fait ? S’il trouvait Trudana Jadwin, il prendrait le temps de s’occuper d’elle. Les gens considéreraient Hu Gibbet comme un saint lorsqu’on découvrirait le cadavre de la duchesse. Il entendit des pieds nus se déplacer sur les dalles de marbre, puis Térah Graesin apparut devant lui. Kylar fut étonné qu’elle soit encore habillée. Elle approcha et l’embrassa avec douceur et volupté. Seules leurs bouches se touchèrent. Elle recula avec lenteur tout en suçant la lèvre inférieure de Kylar. Le jeune homme la laissa prendre l’initiative et suivit le mouvement. Elle ferma la porte et se glissa dans ses bras. — Nous devons nous dépêcher, dit-elle entre deux baisers dans son cou. Je ne peux pas rater la fête de mon couronnement. Mais si ta langue est à moitié aussi habile que tu le laisses entendre, je te garantis que je te rendrai bientôt la pareille. Elle gloussa d’un air malicieux. Kylar ne s’attendait pas que ce soit si facile. Térah était plus grande qu’Élène, ses lèvres n’étaient pas aussi pleines, mais elle réagissait aux mêmes stimuli. Il caressa le dos de ses bras puis, feignant la passion, glissa une main sur sa nuque et une autre sur la rondeur accueillante de ses fesses. À en juger par la raideur amidonnée du tissu et la souplesse de la peau, elle s’était débarrassée de ses sous-vêtements. Il haussa un sourcil et elle gloussa de nouveau. — Je te l’ai dit : vite et simple. Nous nous amuserons à faire long et obscène plus tard. Pauvre conne, tu ne comprends même pas ce qui se passe. Mais que faisait-il donc ? Pourquoi ne mettait-il pas un terme à cette triste farce ? Termine le travail, Kylar. Térah le poussa sur le lit et le jeune homme ferma les yeux. Il imagina aussitôt Vi qui l’attendait près de la couche. Elle ne semblait pas de bonne humeur. Kylar ouvrit les paupières et Térah l’enjamba. Elle tira sur son corsage pour libérer sa poitrine. — Embrasse-moi, dit-elle. Vi était toujours là. Ses yeux luisants le foudroyèrent : Ose donc lui obéir et prépare-toi à subir ma colère ! Cette apparition n’avait aucun sens, mais elle n’en demeurait pas moins saisissante. Térah fit la moue et baissa sa robe un peu plus. Ses seins nus se pressèrent contre le visage de Kylar. Le jeune homme sentit ses joues s’empourprer. Une vague de malaise et de dégoût l’envahit. Son estomac se contracta. Un hurlement de rage monta de l’entrée, un cri animal et inarticulé. Kylar cligna des yeux avec frénésie pour chasser les points noirs qui dansaient devant lui. Térah eut à peine le temps de se redresser. Quelque chose la percuta et l’arracha à Kylar. Le jeune homme tomba du lit et se releva tant bien que mal. Sa vue devint plus nette et il distingua Luc Graesin. Il était à califourchon sur sa sœur et il la bourrait de coups de poing en l’abreuvant d’insultes. Il finit par se relever, pantelant. — Tu as tué Natassa, souffla-t-il en tirant une dague courte de sa ceinture. Tu as tué notre sœur. — Non, lâcha Térah. Je te jure que ce n’est pas vrai. Du sang coulait d’une entaille à son front. Ses lèvres étaient tuméfiées et violettes. La dernière tache d’obscurité que Kylar avait entrevue dans les yeux de la reine prit tout son sens. — Elle a envoyé un messager au Roi-dieu, dit-il. Elle l’a informé que Natassa se dirigeait vers Havermere. Elle s’est arrangée pour qu’elle ne soit escortée que par deux gardes. Térah ouvrit la bouche sous le coup de la stupeur, mais Luc ne la quitta pas des yeux un seul instant. La culpabilité se lisait sur le visage de la jeune femme. — Je l’ai fait pour nous ! dit-elle. Elle allait nous trahir ! Par tous les dieux ! aide-moi, Kylar ! Cette supplique était une erreur. Elle aurait peut-être calmé son frère en l’implorant du regard, mais elle n’aurait pas dû lui rappeler l’existence de l’homme qu’elle avait invité dans sa chambre. Luc laissa échapper un cri de rage et frappa sa sœur au ventre. Térah poussa un hurlement. Luc recula, puis repartit à l’attaque. Il la blessa au bras tandis qu’elle se relevait en titubant. Il la toucha au dos alors qu’elle se tournait pour s’enfuir. La lame se coinça dans les baleines de la robe et tomba par terre. Térah attrapa la cordelette reliée à la cloche de service et tira dessus avec frénésie. Luc ramassa l’arme ensanglantée et se dirigea vers sa sœur. Son visage était un masque de rage et d’affliction. Il pleurait et jurait en même temps. Il s’arrêta devant Térah et celle-ci se laissa tomber par terre. Kylar se demanda si Luc voyait la même chose que lui : privée de son autorité et de son arrogance, Térah Graesin n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle se recroquevilla dans un coin en sanglotant. — Je t’en prie, Luc. Je t’en prie. Je t’aime. Je suis désolée. Je suis désolée. Luc vit peut-être la même chose que Kylar, car il s’immobilisa. Il brandissait encore sa dague, mais Kylar comprit qu’il ne frapperait plus. Les blessures de Térah n’étaient pas mortelles, c’était certain – d’autant plus qu’une maja verte était au château. Térah guérirait et elle devrait la vie au Chantry. Elle ferait exécuter son frère et les gens la soutiendraient lorsqu’elle déciderait de se débarrasser de ses adversaires – réels ou imaginaires. Pauvre Luc Graesin. Ce malheureux imbécile n’avait même pas dix-huit ans. Kylar le gifla avec violence et lui arracha la dague des mains. Luc s’effondra. — Regarde-moi, lui dit Kylar. Les gardes royaux seraient bientôt là. Ils pouvaient faire irruption dans la chambre d’un instant à l’autre. Kylar pouvait trancher la gorge de Térah, assommer Luc, se glisser par la fenêtre et rejoindre les autres invités. Logan deviendrait roi et le seigneur général serait probablement décapité pour régicide et haute trahison. C’était sans doute l’objectif de la personne qui avait révélé le funeste destin de Natassa à Luc. Luc croisa le regard de Kylar et celui-ci examina son âme. Il jura à haute voix. — Tu n’es pas un assassin, Luc Graesin. Tu es venu tout droit ici, n’est-ce pas ? Tu es passé devant une dizaine de témoins ? Je m’en doutais. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Térah. Aide-moi. Kylar regarda de nouveau dans les yeux de Luc et distingua un jeune homme couvert de chaînes. Ce n’était ni un saint ni une victime, mais il ne méritait pas la mort. — Dis-moi une chose, dit Kylar. Si tu pouvais t’emparer du trône, le ferais-tu ? — Certainement pas ! Il ne mentait pas. — Dans ce cas, je vais te faire un cadeau, Luc Graesin. Je t’offre d’abord le savoir : tu n’es pas un assassin. Ces blessures ne provoqueront pas la mort de ta sœur. Ensuite, je t’offre la vie. Utilise-la à bon escient. Enfin, je t’épargne un spectacle qui te hanterait jusqu’à la fin de tes jours. — Quoi ? Kylar lui administra un coup de poing au front et le seigneur général s’effondra comme une masse. Kylar frotta les mains ensanglantées de Luc contre les siennes, déchira la tunique du jeune homme en deux endroits et lui planta la dague dans le gras de l’épaule, pas très profondément. Térah était abasourdie. — Mais qu’est-ce que tu fais ? Kylar invoqua le masque du Jugement. — Je suis venu pour toi, Térah. Il laissa le ka’kari s’infiltrer dans sa peau. La reine poussa un hurlement. Il l’attrapa par les cheveux, la releva sans douceur et lui planta la dague dans l’épaule. Il posa la main droite contre la plaie au ventre et se macula le visage de sang. Il libéra ensuite sa lame, se tourna vers la porte et plaqua Térah devant lui comme s’il avait l’intention de l’utiliser comme bouclier. La jeune femme supplia, hurla, jura et pleura, mais Kylar l’entendit à peine. Il soupira et, quand il inspira de nouveau, il sentit le parfum de ses cheveux. Un parfum de jeunesse et d’avenir. Il entendit un cliquètement d’armures et un martèlement de bottes dans le couloir. Une dizaine de gardes royaux firent irruption dans la chambre en brandissant leurs armes. Logan, le duc Wesseros et leurs propres soldats arrivèrent derrière eux. En quelques secondes, ils formèrent un arc de cercle autour de Kylar et de la reine. Des dizaines d’armes se pointèrent vers le jeune homme. — Lâche cette dague ! hurla un garde royal. Lâche-la tout de suite ! — Au secours, supplia Térah Graesin. Je vous en prie, aidez-moi. — Par tous les dieux ! Kylar ! rugit Logan. Ne fais pas ça ! S’il te plaît ! Cet ordre venait à point nommé : des dizaines de témoins avaient vu le duc Gyre ordonner à Kylar de ne pas tuer la reine. Il ne restait plus qu’un détail à régler. Kylar afficha une expression désespérée. — Luc a essayé de m’en empêcher et il n’a pas réussi, lâcha-t-il comme s’il divaguait. Tu ne le pourras pas non plus ! Il trancha la gorge de Térah Graesin et tout le monde hurla. Chapitre 49 –M ère, dit Kaede en entrant dans le bureau, où en sont les préparatifs du mariage ? Daune Wariyamo leva les yeux des papiers qui s’étalaient sur la table. Elle adorait faire des listes. — En ce qui nous concerne, tout va bien. Chacun a été informé de la place qu’il occupera et du protocole qu’il faudra respecter. Seule la mère d’Oshobi m’inquiète. Elle a une cervelle de colibri – mais les colibris savent se montrer discrets, eux. Je crois que la moitié de la cérémonie – celle qui est sous la responsabilité des Takeda – sera une véritable catastrophe. (Elle ôta son pince-nez.) J’ai entendu dire qu’un pauvre fou était arrivé en proclamant être un Tofusin. Un Tofusin, avait-elle dit. Comme s’il en restait plusieurs. — C’est un rien du tout, dit Kaede avec un geste désinvolte. Un pauvre malheureux avec des cheveux blancs. Mère, j’ai besoin de votre avis. L’honneur de notre famille a été entaché par une faute et certaines personnes risquent de s’en souvenir à l’occasion de ce mariage. Je pense donc qu’il faut régler le problème sur-le-champ. Une cousine a trompé son mari. Elle jure que cela s’est passé il y a bien longtemps et que ce fut bref, mais les conséquences de cette relation coupable se font encore sentir aujourd’hui. Que dois-je faire ? Daune Wariyamo se frotta les sourcils comme si la réponse était évidente et qu’elle se demandait comment sa fille pouvait être assez idiote pour poser une telle question. — Nous ne pouvons pas tolérer les catins, Kaede. Une traînée suffirait à nous déshonorer tous. — Très bien. Je veillerai à ce que le problème soit réglé. — De qui s’agit-il ? — Mère, dit Kaede à voix basse. Je vais vous poser une question et si vous me mentez, les conséquences seront plus terribles que vous pouvez l’imaginer. — Kaede ! Comment oses-tu t’adresser ainsi à ta mère ? Je… — Arrêtez ce petit numéro, mère. Que s’est-il… — Tu me parles sans le moindre respect et je… — Silence ! cria Kaede. Pendant un moment, Daune Wariyamo fut tellement stupéfaite qu’elle en oublia ses ruses habituelles. — Avez-vous, oui ou non, intercepté les lettres que Solon m’a envoyées ? Daune Wariyamo cligna rapidement des yeux. — Bien entendu. — Combien de temps cela a-t-il duré ? — Je serais bien incapable de te le dire. — Combien de temps ? répéta Kaede d’une voix menaçante. La mère de l’impératrice resta silencieuse pendant un long moment. — Des années, dit-elle enfin. Une lettre chaque mois, parfois plus. — Chaque semaine ? — C’est possible. — Qu’en avez-vous fait, mère ? — Ce Solon était encore pire que son frère. — Ne me parlez plus jamais de ce monstre ! Où sont les lettres ? — Ce n’étaient que des tissus de mensonges. Je les ai brûlées. — Quand a-t-il cessé d’en envoyer ? Le visage de sa mère devint inexpressif. — Je l’ignore. Il y a une dizaine d’années, sans doute. — Il n’a jamais cessé de m’écrire, n’est-ce pas ? Ne vous avisez pas de me mentir, par tous les dieux ! Ne vous avisez pas de me mentir ! — Il n’en arrive plus que quelques-unes par an maintenant. Kae, d’après mes renseignements, elles sont l’œuvre d’un imposteur qui cherche à te briser le cœur une fois de plus. Ne laisse pas un étranger ruiner tout ce que tu as accompli. Même si elles ont bien été écrites par Solon, tu ne connais plus cet homme. Repousser la date du mariage risquerait de provoquer ta perte. Une reine peut seulement se marier pendant la saison des vendanges. Si tu attends, les tempêtes empêcheront les seigneurs des autres îles d’assister à la cérémonie. Tu as besoin de cette union. Nous ne pouvons pas nous permettre d’offenser les Takeda une fois de plus. Ce clan complotait contre Kaede depuis son accession au trône. Les Takeda avaient intrigué pendant des années pour que ce mariage ait lieu. Dans sa jeunesse, Kaede avait juré de ne jamais épouser Oshobi, mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix. — Mère, y a-t-il autre chose dont vous auriez oublié de me parler ? Autre chose que vous souhaiteriez confesser ? — Bien sûr que non ! Je… Kaede leva un doigt. — Je veux que vous réfléchissiez avec soin. Vous n’êtes pas aussi bonne menteuse que vous le croyez. Sa mère hésita, mais son visage était celui d’une femme blessée par des soupçons injustes. — Il n’y a rien. Kaede s’était trompée. Sa mère était une excellente menteuse. La jeune femme se tourna vers un garde. — Faites venir mon secrétaire et le chambellan. — Kae, qu’est-ce que tu fais ? demanda Daune. Les deux personnes convoquées arrivèrent quelques instants plus tard. Kaede les fit attendre à l’écart. — Mère, la femme que vous traitez de catin et de traînée n’est autre que vous. Vous avez trahi mon père et vous nous avez déshonorés. — C’est faux. Je n’ai jamais… — Vous pensiez vraiment que ce secret ne s’ébruiterait jamais ? Vous avez forniqué avec un empereur, un homme qui était sans cesse entouré de gardes du corps et d’esclaves. Sans compter que vous étiez une dame de haute lignée avec vos propres gardes du corps et vos propres esclaves. Vous pensiez vraiment que personne ne se rendrait compte de rien ? Pour la première fois de sa vie, Kaede vit la peur se peindre sur le visage de sa mère. — C’était une histoire sans importance, Kaede. — Jusqu’à ce que vous tombiez enceinte sans savoir qui était le père. Daune Wariyamo était pétrifiée. Tous ses lamentables petits secrets avaient été percés à jour en même temps. Le long des murs de la salle, gardes et dignitaires, bouche bée, osaient à peine respirer. — Je me suis demandé pendant des années pourquoi une femme aussi ambitieuse que vous refusait à tout prix que je fréquente le prince Solon. Vous aviez peur qu’il soit mon frère. Vous aviez peur que votre lubricité me pousse en toute ignorance à des relations incestueuses. Je craignais que vous n’ayez aucun sens de l’honneur, je constate avec soulagement qu’il est seulement corrompu. Des larmes coulaient sur les joues de Daune. — Kaede, j’étais jeune ! Il disait qu’il m’aimait. — Avez-vous cru les mages verts qui m’ont examinée ? Je me suis demandé à quoi rimait cette auscultation à l’époque. Je n’avais que neuf ans. J’étais encore trop jeune pour qu’on sache si j’avais une prédisposition au Don. Ils ont découvert que j’étais bien une Wariyamo, n’est-ce pas ? Cela ne vous a pas soulagée ? — Pendant un certain temps. Quand Solon est rentré à Seth, il n’avait que dix-neuf ans et c’était déjà un mage bleu. Il a demandé à me rencontrer en secret. C’est à ce moment que j’ai su. Il a fait preuve de tact, il a juré qu’il ne te ferait jamais de mal, mais je sentais les menaces sous son discours affable, Kaede. Que se serait-il passé quand il se serait lassé de toi ? Que se serait-il passé si je l’avais offensé ? Il pouvait me détruire d’un mot. Je serais restée son esclave jusqu’à la fin de mes jours. Et si tu t’étais opposée à lui ? Il pouvait mentir et affirmer que tu étais une bâtarde. C’était un mage, lui aussi. Tout le monde l’aurait cru. Nous aurions tout perdu. Notre seul espoir était de lui interdire de nous approcher. Je ne lui ai pas fait de mal. Je me suis même débrouillée pour qu’on lui offre d’étudier au Sho’cendi. C’était un grand honneur. Le visage de Kaede se détendit malgré la rage qu’elle éprouvait. La décision était prise. La vérité était apparue au grand jour. Il y avait désormais de la place pour les regrets. — Tu as donc sacrifié mon bonheur parce que, selon toi, l’homme que j’aimais ne tiendrait pas ses promesses. — Je nous ai protégées. Personne n’est aussi bon qu’il le prétend. — Dans votre cas, c’est tout à fait exact. (Kaede se tourna.) Secrétaire Tayabusa, prenez acte : la reine mère est destituée de tous ses titres et privilèges. Elle est bannie de toutes les îles et de tous les territoires de Seth. À partir de demain, elle sera condamnée à mort si elle enfreint cette injonction. Chambellan Inyouye, vous la conduirez aux quais à l’aube. Vous lui donnerez dix mille yass, vous paierez un capitaine pour qu’il l’emmène dans le port de son choix et vous vous assurerez qu’elle embarque bien. Elle pourra se faire accompagner par un serviteur si l’un d’eux accepte de la suivre. (Tout le monde était abasourdi.) Mère, si vous ne m’aviez trompée qu’une fois, je vous aurais pardonné. Mais ce mensonge était le dernier. Gardes, vous resterez près d’elle en toutes circonstances. Je ne crois pas qu’elle essaie d’attenter à ses jours, mais c’est déjà une femme adultère et une menteuse, il n’est pas impossible qu’elle se transforme en voleuse. — Tu ne peux pas faire ça, souffla Daune. Elle respirait si vite que Kaede se demanda si elle n’allait pas s’évanouir. — Je viens de le faire. — Je suis ta mère ! Kaede s’approcha d’elle. Elle prit son visage entre ses mains et l’embrassa sur le front. Puis elle attrapa les six chaînes en platine reliant l’oreille au coin de la bouche et les arracha d’un coup sec. Daune poussa un hurlement tandis que les anneaux déchiraient la chair de son oreille et de sa joue. — Tu n’es plus la reine mère, déclara Kaede. Tu n’es plus Daune Wariyamo. Tu es désormais Daune la Pariah. Gardes ? Le capitaine et son second approchèrent. Ils saisirent l’exilée par un bras pour la conduire hors de la salle. — Kae ! Kaede ! Je t’en supplie ! — Capitaine ! dit Kaede alors que les gardes atteignaient la porte en traînant Daune. À propos de ce qui vient de se passer ici… L’officier parcourut ses hommes du regard. — Je réponds de mes subordonnés comme de moi-même, Votre Altesse. Le secrétaire Tayabusa s’éclaircit la voix. — J’ai consigné les noms de toutes les personnes présentes dans cette salle. Si quelqu’un commet une indiscrétion, nous le découvrirons et nous le punirons en conséquence. Il leva la tête et adressa un regard lourd de sous-entendus aux serviteurs et aux officiels. — Au contraire, dit Kaede. Personne ne sera puni parce qu’il aura raconté ce qu’il a vu ici. Feu ma mère a couvert ma famille de honte. Je ne lui ferai pas la grâce de cacher ses méfaits. En outre, mon fiancé et les membres de son clan ont le droit de connaître la vérité avant de lier leur honneur au mien. Si les Takeda n’annulaient pas le mariage en apprenant ce qui venait de se passer, il leur serait difficile de mettre ces événements à profit pour faire du tort à Kaede. Il n’en serait pas allé de même s’ils avaient découvert ce « terrible secret » après la cérémonie. Les Takeda ne pourraient plus faire grand-chose. Il était peu probable qu’ils organisent un coup d’État malgré la popularité d’Oshobi parmi les gardes de la ville. Ils remettraient sans doute le mariage au printemps prochain et Kaede aurait alors le temps de réfléchir. Les Takeda pouvaient aussi annuler le mariage et regagner leur île. À titre personnel, Kaede en serait ravie, mais cette solution se révélerait catastrophique pour le pays, car ils reviendraient au printemps suivant à la tête de leurs armées. Au lever du soleil, Vi se redressa et s’assit au bord du lit dans sa petite chambre. Elle avait à peine dormi après sa visite à sœur Ariel. En outre, elle avait fait de terribles cauchemars où elle avait vu Kylar et des océans de sang. S’agissait-il de prémonitions ? Elle devait rencontrer Élène aux premières heures de la matinée. Elle effleura la bassine d’eau. — Gèle ! souffla-t-elle. Les cristaux de glace se propagèrent à la surface. Elle les brisa et se lava le visage en haletant malgré elle. Elle termina ses ablutions en quelques minutes, puis enfila la robe de Tyro trop grande sur sa chemise de nuit trop courte. Elle attacha ensuite ses cheveux avec le ruban blanc que sœur Ariel lui avait donné. Elle reconnut le pas familier et traînant de la sœur avant que celle-ci frappe à la porte et entre sans y être invitée. — Vous êtes levée, constata Ariel avec surprise. Vous allez la voir ? — Elle est dans le pommeau de l’épée du Séraphin ? — Elle y prie toujours, m’a dit Uly. (Ariel s’interrompit.) Vous faites partie de notre communauté, désormais. Le Séraphin paiera vos dettes. Si nécessaire, nous lui offrirons tout ce qu’elle demandera. — Je ne crois pas qu’elle se laisserait acheter. — Moi non plus. (Sœur Ariel se tut de nouveau.) Je pensais qu’il faudrait vous obliger à y aller, Vi. La femme que vous étiez n’aurait jamais eu le courage de faire cela. Je vous félicite. Génial ! Il était hors de question de se dégonfler maintenant. Vi arriva devant l’escalier central et entreprit de gravir les marches. Elle était montée de quelques étages lorsque les parois palpitèrent avec douceur, comme elles le faisaient toujours au lever du soleil. Vi s’arrêta sur un palier. Par terre, des traits de poussière presque invisibles se rassemblaient en petits ruisseaux. Ils glissèrent entre les pieds de la jeune femme et s’engouffrèrent dans un orifice qui apparut au pied du mur. La poussière de la veille disparut et le trou se referma. La même scène se répétait partout dans le Séraphin. La saleté était évacuée grâce à l’énergie des premiers rayons du soleil. À l’extérieur, un halo allait brièvement envelopper l’immense statue tandis que la magie repoussait la poussière, la pluie ou la neige. Les déchets seraient emportés et dispersés par un sortilège. Grâce à ce système, les eaux qui baignaient les pieds du Séraphin étaient les plus pures du lac Vestacchi. Les Tyros ne manquaient pas de corvées pour autant. Le sortilège n’était pas employé dans les salles où il risquait d’interférer avec les expériences des sœurs ou avec des artefacts délicats ; de plus, il n’évacuait pas les bouts de parchemin, les lambeaux de tissu ou ce qui traînait par terre. Mais sans cette trame, les Tyros auraient passé leurs journées à faire le ménage sans jamais réussir à se débarrasser de la poussière. Le Chantry était trop vaste. Vi atteignit les étages supérieurs où les sœurs confirmées avaient leurs appartements. Les plus convoités étaient ceux qui étaient exposés au sud. L’attribution des chambres dépendait de critères très stricts – Vi ignorait lesquels. Par chance, le couloir était désert. La jeune femme suivit les lampes dont les flammes ne vacillaient jamais et se dirigea vers l’aile sud-ouest. Le Séraphin tenait une épée pointée vers le bas dans sa main gauche ; la garde, qui montait au-dessus de sa poitrine, était légèrement décalée sur le côté ; le pommeau géant était surmonté d’une pierre précieuse arrondie. À l’intérieur, il y avait une salle aux murs transparents d’où les sœurs pouvaient admirer le coucher et le lever du soleil. Il s’agissait d’un sanctuaire pour ceux qui avaient besoin de méditer ou, dans le cas d’Élène, de prier. Vi inspira un grand coup et ouvrit la porte. Élène était assise, la tête tournée vers les montagnes orientales. La vue était à couper le souffle. Vi n’était jamais montée aussi haut de sa vie. Sur le lac, en contrebas, les barques avaient la taille de l’ongle du pouce. Le soleil dessinait un demi-cercle irrégulier qui s’efforçait de se hisser au-dessus de la chaîne de montagnes chatoyantes. Mais Vi ne regarda que le visage d’Élène. La peau de la jeune femme luisait dans la douce lumière, ses yeux étaient marron sombre, ses cicatrices étaient à peine visibles. Elle fit signe à Vi de la rejoindre sans tourner la tête. Vi s’approcha d’un pas hésitant et les deux femmes admirèrent le panorama de conserve. Vi n’osa pas regarder Élène en face, mais elle était incapable de supporter cette attente plus longtemps. — Je m’excuse si j’ai interrompu tes prières, dit-elle. (Elle tira un couteau de sa ceinture et le présenta à la jeune femme.) Je t’ai fait une promesse. Je vous ai causé de terribles souffrances, à toi et à Kylar. Si tu le souhaites… Je le mérite. Élène prit le couteau. — Il renouvelle sa pitié chaque matin, dit-elle au bout d’une longue minute. Vi cligna des paupières. Elle jeta un rapide coup d’œil à Élène et aperçut une larme sur sa joue. — Euh… qui ça ? — Le Dieu unique. S’il te pardonne, comment pourrais-je m’opposer à sa volonté ? Hein ? Élène serra la main droite de Vi avec fermeté, mais sans violence ni tension. Elle resta immobile près de l’ancienne pisse-culotte, épaule contre épaule. Elle dégageait une aura de profonde sérénité, une aura si puissante qu’elle apaisa les nerfs à fleur de peau de Vi. Au bout de quelques minutes, Élène se tourna vers Vi et celle-ci eut – à sa grande surprise – le courage de la regarder dans les yeux. — Je crois que Dieu a une mission pour moi, Vi. Je ne sais pas laquelle, mais je sais qu’elle ne consiste pas à te tuer. (Elle jeta le couteau.) Nous sommes dans les ennuis jusqu’au cou, mais nous y sommes toutes les deux. D’accord ? Chapitre 50 A ssis sous un chêne, Neph Dada attendait son espion à l’entrée du col de Quorig. Il n’était accompagné par aucun de ses deux cents vürdmeisters. Si son agent était découvert et interrogé, il était hors de question qu’il révèle quoi que ce soit aux sœurs du Chantry. Tenser Ursuul – dans un état catatonique – et Khali l’avaient accompagné, bien entendu. Il les gardait à portée de main, mais cachés. Eris Buel arriva au lever de la lune. Ce n’était pas une belle femme. Elle avait des yeux rapprochés, un long nez et un menton inexistant. Elle ressemblait à un rat maquillé, trop maquillé. Et ces grains de beauté ! Elle en était couverte. Garoth Ursuul avait toujours proclamé que sa progéniture féminine ne l’intéressait pas. Ses filles étaient tout juste bonnes à servir de victimes à ses fils afin qu’ils s’endurcissent. C’était un mensonge. La plupart étaient sacrifiées pour identifier les garçons trop faibles pour assassiner leurs sœurs, mais Garoth Ursuul épargnait celles qui possédaient le Don. Cependant, peu se révélaient aussi précieuses qu’Eris Buel. Des années plus tôt, Eris avait éveillé les soupçons de l’Oratrice. Plutôt que de la sacrifier, Garoth Ursuul l’avait envoyée à Alitaera et lui avait fait épouser un noble. Eris avait alors pris la tête des Chambrières, le mouvement de protestation des sœurs – de plus en plus nombreuses – qui quittaient le Chantry pour se marier. Elle s’apprêtait maintenant à ramener ces exclues au Séraphin pour exiger qu’on reconnaisse leur différence. Il était même possible qu’elle renverse l’Oratrice. — Eris, dit Neph en inclinant la tête. — Vürdmeister. Eris avait une très haute opinion de sa personne, mais elle sentit la présence de Khali. Une telle aura suffisait à désarçonner n’importe qui. — J’ai une tâche à te confier, dit Neph. Un de nos espions nous a informés qu’une femme du nom de Viridiana Sovari a fusionné avec un homme par l’entremise d’une paire d’anneaux de contrainte. Étant donné la nature du lien, je pense qu’il ne va pas tarder à la rejoindre. — J’ai entendu parler de cette femme. Tout le monde parle d’elle au Chantry. — Elle est sans importance. Je vais être direct : l’homme avec qui elle a fusionné, Kylar, est peut-être en possession de Curoch. Nous avons engagé un maître voleur pour lui subtiliser l’épée. Nous avons confiance en lui, mais Kylar est un garçon plein de ressources et il pourrait retrouver sa trace. Dès que notre agent se sera emparé de Curoch, il te le fera savoir en hissant deux drapeaux noirs sur un bateau de pêche visible de ta chambre du Séraphin. Surveille le lac trois fois par jour. Quand tu verras ces deux drapeaux, va récupérer l’artefact et quitte immédiatement le Chantry. Le voleur ne doit pas voir ton visage ni savoir qui tu es. De ton côté, tu ne chercheras pas à en apprendre davantage sur lui. Tu le paieras. Nous sommes déjà convenus du prix de ses services. Neph tendit une bourse remplie de pièces d’or alitaerannes à Eris. La jeune femme fut surprise par le poids de l’escarcelle. Neph mentait, bien entendu. Kylar était sans doute resté en possession de Curoch pendant un certain temps, mais le vürdmeister avait vu ce qui s’était passé dans le bois d’Ezra le jour où Borsini avait trouvé la mort en essayant de voler l’artefact. L’Épée de Puissance avait disparu. Lorsque quelque chose pénétrait dans ce bois, cela n’en ressortait jamais. Le voleur de Neph allait s’emparer d’une arme normale, ou presque : on avait signalé au vürdmeister que l’épée de Kylar avait une lame noire. C’était là que le jeune homme cachait son ka’kari, le ka’kari noir, le Dévoreur de magie. Neph en était certain. S’il se trompait, il ne survivrait sans doute pas jusqu’au printemps. Sa marge de manœuvre se réduisait comme une peau de chagrin. Il avait cru que certaines étapes de son plan se dérouleraient sans accroc, mais elles s’étaient révélées particulièrement délicates. Avec l’aide des deux cents vürdmeisters, il s’était attaqué aux trames que Jorsin Alkestes avait tissées au-dessus de la Brouette Noire des centaines d’années plus tôt. Malgré ce rassemblement de force impressionnant, ils étaient juste parvenus à briser les premiers sorts : il était désormais possible d’employer le vir sans risquer la mort autour de la Brouette Noire. Neph avait accompli un exploit inégalé mais, au fond, ce n’était pas grand-chose. Des millions de kruls étaient toujours scellés sur le domaine des morts, le périmètre de la Brouette Noire. Personne ne pouvait les ramener à la vie. Personne ne pouvait réveiller le titan que Neph avait découvert sous le dôme. Avec Curoch, Jorsin Alkestes avait été plus puissant que Neph et ses deux cents vürdmeisters. Les quelques succès du sorcier n’avaient rien d’impressionnant : il avait attisé la colère de plusieurs clans de la région des Glaces ; il avait appris à leurs chamans comment créer des kruls – mais il avait pris soin d’omettre certains détails, au cas où il devrait un jour affronter ces barbares ; il avait laissé entendre à certaines tribus des hautes terres que le nouveau Roi-dieu était un faible. Ces manœuvres occuperaient le successeur de Garoth Ursuul, mais elles ne permettraient pas à Neph de s’emparer des chaînes en or, symbole de la charge de Roi-dieu. Les Ursuul affirmaient depuis longtemps qu’ils pouvaient priver un sorcier de son vir. Cette menace avait dissuadé les meisters et les vürdmeisters de comploter contre la dynastie en place. Avec un tel pouvoir, un combat magique se serait terminé en un instant. Neph était cependant certain qu’il s’agissait d’un mensonge. Il avait cru que, grâce à Khali, il apprendrait à s’emparer du vir d’une autre personne. Pour le moment, toutes ses tentatives avaient échoué. S’il ne trouvait pas une solution rapidement, un rejeton finirait par le dépouiller de son vir. Il existait plusieurs moyens de se sortir de ce mauvais pas, mais Neph n’était pas en mesure de les mettre en œuvre. Tout changerait s’il récupérait Curoch. Il pourrait alors briser les trames de Jorsin et se débarrasser de ses adversaires sans avoir besoin des kruls, des Étrangers ou de Khali. Il s’approprierait le ka’kari noir, puis il s’enfoncerait dans le bois d’Ezra pour y récupérer Curoch et tous les artefacts qui s’y trouvaient. Il pourrait aussi incarner Khali. C’était le souhait de la déesse depuis qu’elle était vénérée. Il s’exprimait dans les prières de chaque Khalidorien : « Khalivos ras en me. Vis en moi, Khali. » Si Neph parvenait à lui offrir un corps, elle exaucerait tous ses désirs. Le vürdmeister préparait un sort à cette intention et cherchait un hôte digne de la déesse. Cependant, il ne choisirait cette solution qu’en dernière extrémité. Si Neph offrait un corps à la déesse, elle lui enseignerait sûrement le moyen de conserver son vir face au Roi-dieu. Mais si Khali était assez puissante pour exaucer des vœux lorsqu’elle serait incarnée, n’allait-elle pas dépouiller Neph de tous ses pouvoirs ? Le sorcier regarda Eris d’un air pensif. Il fallait encore ajouter un soupçon de crédibilité à son mensonge. C’était indispensable avec les enfants arrogants. — Eris, si cette épée est bien Curoch, je te donnerai tout ce que tu me demanderas. Mais il y a deux choses que tu dois savoir. Tu n’as pas le pouvoir d’utiliser cet artefact, pas même un seul instant. Si tu essaies, tu mourras. Et si jamais tu survis, c’est moi qui te tuerai. (Le vir se tortilla le long de ses bras tandis qu’il tissait une petite trame sur elle.) Je sais que tu peux défaire ce sort, mais une autre de mes espionnes au Chantry vérifiera régulièrement qu’il est en place. Si tu y touches, elle a l’ordre de te tuer. Ne t’inquiète pas. La trame est discrète. Il faudrait un examen magique approfondi pour la déceler. Eris avait pâli. Elle serait exécutée sur-le-champ si une sœur loyale au Chantry découvrait cette trame. En outre, Neph venait de lui révéler qu’il y avait une autre espionne au Chantry, une espionne assez proche d’elle pour s’assurer régulièrement que le sortilège était intact. — Quelles sont les chances que cette arme soit bien Curoch ? demanda-t-elle. — Elles sont faibles. Mais un tel artefact justifie ton éventuel sacrifice. Eris se mit à briller d’une lueur verte. — Je veux Alitaera, dit-elle d’un air de défi. C’est le prix de ma collaboration. Si l’épée de Kylar est bien Curoch, vous vous emparerez de tout Midcyru. Je veux le trône d’Alitaera. J’ai quelques dettes à régler là-bas. Neph fit semblant de réfléchir. — Soit. Chapitre 51 K ylar ouvrit les yeux dans l’obscurité. Il avait mal partout, mais il devina aussitôt où il se trouvait. Ces relents d’égout et d’œuf pourri étaient caractéristiques de la Gueule. On l’avait enfermé dans une cellule réservée aux nobles. Il n’aurait pas été surpris de se réveiller dans le Trou – voire mort. Il fut heureux qu’on ne l’ait pas tué. Son procès ne ferait que rehausser la réputation de Logan. — Je devais avoir deux fois ton âge quand j’ai tué ma première reine, dit une voix familière dans l’obscurité. Mais moi, j’ai pas foiré le boulot. — Durzo ? Kylar se redressa. Il ne connaissait pas l’homme qui était accroupi en face de lui, mais il était certain de reconnaître ce rire. — Je m’appelle Dehvi maintenant, dit l’inconnu avec un accent tonal. J’ai l’honneur d’être Dehvirahaman ko Bruhmaeziwakazari. (Il reprit la voix de Durzo.) On m’avait baptisé le Fantôme des Steppes, ou le Souffle dans la Tornade. — Durzo ? C’est une illusion ? — Disons que c’est un corps magique d’excellente qualité. C’est un des trucs que je t’aurais appris si ton Don ne s’était pas développé avec une lenteur affligeante. Nous n’avons que quelques minutes. Tous les gardes postés à cet étage sont honnêtes – incroyable, non ? Ton procès se déroule en ce moment même. — Déjà ? — Ton copain le roi semble se méfier de tes pouvoirs. On pourrait presque croire qu’il les connaît. On t’a drogué. Tu es resté inconscient pendant une semaine. — Logan est devenu roi ? — Sans la moindre opposition. Il préside le procès avec le duc Wesseros. C’est dommage que tu rates ça. Tu serais sidéré par ce que Gwinvere parvient à faire dire aux témoins. — Mamma K est accusée de quelque chose ? Kylar n’était pas bien réveillé. Il avait du mal à replacer les informations dans leur contexte. Il avait du mal à croire qu’il parlait avec Durzo Blint. — Non. Non. Non. Elle rappelle juste aux témoins de raconter les écarts de Térah aussi souvent que possible. Les honorables juges essaient de faire taire les rumeurs, mais Mamma K a déjà remporté la partie. Personne ne croit que tu as tué une sainte. Cela aide Logan. Cependant, tu as quand même assassiné une reine devant dix-huit personnes. Logan veut que les juges t’accordent d’être exécuté comme un noble, mais des témoins ont révélé que tu n’es pas un véritable Stern – les véritables Stern ont beaucoup insisté sur ce point, va donc savoir pourquoi. En outre, la femme qui était assise près de toi pendant le banquet affirme que tu as refusé d’être adopté par les Drake. Elle dit que Logan t’a donné les anneaux, mais que tu ne les as pas enfilés. Tu risques donc d’être condamné à la roue. Ça m’est arrivé une fois. Ce n’est pas la manière de mourir la plus agréable, surtout pour quelqu’un qui guérit aussi vite que toi. — Vous êtes revenu, dit Kylar. Vous m’avez offert Châtiment, une fois de plus. Durzo haussa les épaules, comme si ce n’était pas grand-chose. Il fit mine de plonger la main dans une escarcelle, mais interrompit son geste. — Tu avais enduit la couronne de philodunamos ? (Kylar acquiesça.) Tu te demandes pourquoi le produit n’a pas fonctionné. Quelqu’un l’a essuyée. La blanchisseuse a juré qu’elle avait un chiffon mouillé et que « boum ! » tout a pris feu. Personne ne l’a crue. Elle a perdu un bras et son boulot. Kylar sentit son ventre se contracter. Il avait presque tué une innocente. Une fois de plus. Qu’allait devenir cette domestique mutilée ? — Bon, reprit Durzo, on discute, on discute et le temps passe. Est-ce que tu veux vivre ou est-ce que tu préfères mourir ? — Cela m’est égal tant que Logan n’apparaît pas comme un complice ou comme un faible. (Durzo grimaça.) Et ne venez pas me dire que vous ne vous sacrifieriez pas pour un ami. Pas à moi. Durzo esquissa une nouvelle grimace et se leva. — Tu es le gamin le plus insupportable que j’aie jamais rencontré. Bonne chance. — Maître ! Attendez. Est-ce que… Est-ce que je fais ce qui est juste ? Durzo s’immobilisa et se retourna vers Kylar. Il souriait et cela ne lui arrivait pas souvent. — C’est un pari à prendre, fiston. Et tu paries toujours sur tes amis. C’est quelque chose que j’admire chez toi. Puis il disparut. Kylar secoua la tête. Comment ai-je pu me fourrer dans un tel pétrin ? Six gardes royaux arrivèrent peu après et aucun n’affichait une mine radieuse. Les deux premiers étaient des vétérans prudents, les quatre autres étaient inquiets, en colère ou les deux en même temps. Kylar fut relevé par un homme à la mine revêche et il remarqua alors qu’il était menotté au mur et qu’il portait toujours sa tenue de noble. Les vêtements étaient raidis par le sang séché – le sien et celui de Térah – et ils empestaient. — C’est donc toi, le roi des pisse-culottes, ricana un garde avec des dents écartées. T’as pas l’air si terrible que ça quand tu n’as pas une femme pour te servir de bouclier. — Vous faisiez partie des soldats qui étaient dans la chambre royale ? Je suis désolé de vous avoir fait passer pour des incapables. (Le garde le frappa au ventre.) Je vous conseille de ne plus vous amuser à cela. — Tu ne nous as pas fait passer pour des incapables, enculé d’assassin ! — Cesse de faire le con, Lew, lança le capitaine. Bien sûr qu’on est passés pour des incapables. — Là-haut, ils parlent de lui comme si c’était un dieu. Et que le pisse-culotte ceci et que le pisse-culotte cela. Regardez-le. C’est qu’un pauvre nul. Lew gifla Kylar d’un revers de main désinvolte. — Lew, reprit le capitaine, je… L’officier s’interrompit en voyant Kylar disparaître. Les gardes s’aperçurent les uns après les autres que le prisonnier s’était volatilisé. Un silence de mort s’installa dans la cellule. Puis on entendit un claquement métallique lorsque des menottes tombèrent sur le sol en pierre. — Qu’est-ce que c’est que ce putain de bor… — Seigneur ! Il a disparu ! — Bloquez la sortie ! Bloquez-la… La porte se referma dans un claquement sec et la serrure cliqueta. Les gardes étaient enfermés dans la cellule. Le visage de Kylar se dessina derrière la grille. Il sourit et agita le trousseau de clés du capitaine. — C’est pas possible, lâcha un garde. Dites-moi que c’est pas possible ! Un de ses camarades jura tout bas. Les autres restèrent bouche bée. — Capitaine, dit Kylar. Auriez-vous l’amabilité de demander à Lew de ne plus me frapper ? L’officier passa la langue sur ses lèvres sèches. — Lew ? — Oui, mon capitaine ! Bien, mon capitaine ! Lew croisa le regard de Kylar et détourna aussitôt la tête. Le jeune homme ouvrit la porte et les gardes sortirent d’un air penaud. Lew ramassa les menottes qui traînaient par terre et les fit tinter. — Capitaine ? Est-ce que je dois… Euh… L’officier déglutit tant bien que mal. — Hem… Cela ne vous dérange pas, seigneur, euh… Kagué ? Kylar tendit les mains. Les anneaux de fer se refermèrent sur ses poignets et on le conduisit hors du donjon. Personne ne prononça un mot et personne ne frappa le jeune homme. Chapitre 52 L e tribunal siégeait dans une grande salle rectangulaire capable d’accueillir des centaines de personnes. Ce jour-là, elle était comble et les portes restaient ouvertes pour que les spectateurs puissent s’entasser à l’entrée. À l’autre extrémité, Logan Gyre et le duc Wesseros étaient assis côte à côte devant une grande table. En théorie, il aurait dû y avoir trois juges, mais Logan n’avait pas voulu imposer une telle épreuve au dernier duc de Cénaria, Luc Graesin. Devant les deux jurés, un petit bureau et une chaise avaient été installés dans une cage en fer. Le capitaine y conduisit Kylar et lui ôta ses menottes. La foule observa la scène dans un silence frémissant comme si le pisse-culotte était un monstre de foire susceptible de se jeter contre les barreaux de sa prison. Kylar entra dans la cage sans un mot et accorda un bref regard aux spectateurs. Logan se demanda s’il cherchait des visages amis. Combien en avait-il trouvés ? Les deux premiers rangs étaient réservés aux nobles. Lantano Garuwashi était assis près du comte Drake. Le Ceuran était silencieux, mais il se demandait visiblement ce que Kylar avait derrière la tête. Rimbold Drake avait les mâchoires serrées et les yeux tristes. Avait-il su ce que préparait Kylar ? D’aussi loin que le jeune roi se souvienne, le comte avait toujours été un modèle d’intégrité et un allié inconditionnel des Gyre. Les Stern, installés au deuxième rang, arboraient des mines furieuses. Plusieurs témoignages avaient établi qu’ils ne connaissaient pas l’assassin, mais ils avaient l’impression que leur honneur avait été sali. En dehors des nobles, il y avait des Cénariens issus de toutes les couches de la société. L’élite du Dédale était présente : des hommes et des femmes sans titres, mais vêtus de beaux habits. Logan songea qu’ils faisaient peut-être partie du Sa’kagué. Combien étaient ravis d’assister au procès de Kylar ? Combien étaient tristes ou terrifiés à l’idée que le pisse-culotte en dise trop ? Il y avait aussi certaines personnes qui étaient venues pour le spectacle : quelques Ladéshiens, des marchands alitaerans et même un Ymmurien. Les témoins étaient installés à la droite de Logan : dix-huit gardes et la femme cupide qui était à côté de Kylar pendant le sacre. Le prisonnier s’assit. — Veuillez donner votre nom à ce tribunal, déclara le duc Wesseros. — Kylar Stern. — Asseyez-vous, baron Stern ! aboya le duc tandis que les membres de la famille Stern se relevaient d’un bond, fous furieux. (Les nobles se renfrognèrent et se rassirent.) Cette cour a accepté le témoignage de seigneurs affirmant que vous les aviez sauvés lors de l’invasion de Château Cénaria par les forces khalidoriennes. Ils vous ont baptisé l’Ange de la Nuit. Nous avons entendu – maintes fois – comment vous aviez sauvé le roi Gyre du Trou. Certains témoins vous appellent Kagué, l’Ombre. L’un d’eux a même affirmé que votre véritable nom était Azoth. S’il y a une chose dont nous sommes absolument certains, c’est que vous n’êtes pas, et que vous n’avez jamais été, un Stern. Quel est votre véritable nom ? Kylar esquissa une moue amusée. — Je suis l’Ange de la Nuit, mais si cette identité vous reste en travers de la gorge, vous pouvez m’appeler Kagué. Le duc Wesseros tourna la tête vers Logan qui lui avait demandé de conduire les débats. Le roi acquiesça. — Kagué, reprit le duc, vous êtes accusé de haute trahison et d’assassinat. Comment plaidez-vous ? — Je plaide coupable en ce qui concerne le meurtre, je plaide innocent en ce qui concerne la haute trahison. Térah Graesin n’était pas une reine légitime. Selon les droits du mariage et de l’adoption, Logan Gyre est le seul souverain de ce pays depuis la mort du roi Aléine Gunder le Neuvième. Une vague de murmures monta dans la salle d’audience et le duc Wesseros leva la main pour réclamer le silence. La semaine précédente, il avait menacé à de nombreuses reprises de poursuivre l’audition des témoins à huis clos. L’avertissement avait porté ses fruits. — Il me semble que nous sommes plus compétents que vous quant à l’interprétation de la loi cénarienne. — Dans ce cas, Votre Grâce, dites-moi donc si Gunder le Neuvième a oui ou non reconnu le duc Gyre comme son héritier. Dites-moi donc si le duc Gyre a oui ou non épousé Jénine Gunder. Dites-moi donc si cela ne faisait pas de lui le successeur légitime du roi Gunder. Le duc Wesseros vira au pourpre, mais ne répondit pas. S’il reconnaissait la véracité de ces propos, il reconnaissait implicitement que Térah Graesin n’aurait pas dû être reine et qu’il avait fait une erreur en lui prêtant allégeance. S’il expliquait qu’il avait fait ce choix par pragmatisme, il passerait pour un lâche ou pour un fourbe. — Je n’aurais pas tué Térah Graesin si les personnes plus compétentes que moi avaient écouté la loi au lieu d’écouter leur bite ou leur bourse. Cette fois-ci, la vague de murmures fut devancée par la main de Logan. Le souverain de Cénaria portait une fine couronne en or sur la tête, mais, en dehors de cela, rien ne trahissait ses hautes fonctions. — Il y a une part de vérité dans ce que vous dites. À la veille de la bataille du Bosquet de Pavvil, certains d’entre nous ont accepté de regrettables compromis. Cependant, ce sont les nobles de ce pays qui, en fin de compte, ont offert à la duchesse Graesin le sceptre, l’épée et la couronne. Il n’appartient pas aux roturiers de verser le sang afin de corriger ce qu’ils estiment être les erreurs de l’aristocratie. En conséquence, Kagué, vous êtes accusé de meurtre et de haute trahison. (Les spectateurs restèrent silencieux.) Ce tribunal se pose encore des questions auxquelles nous vous demandons de répondre, pour votre bien et pour le bien de Cénaria. Si vous répondez avec sincérité et que vous ne nous cachiez rien, nous vous accorderons une mort paisible. Dans le cas contraire, vous serez condamné au supplice de la roue. Le visage de Logan était impassible, mais son estomac était noué. Le châtiment qu’il venait d’évoquer était aussi cruel que le crucifiement alitaeran ou l’écartèlement modinien. C’était la condamnation infligée aux traîtres, à l’exception des nobles qui étaient décapités, mais il avait été établi que Kylar n’était pas un noble. Une mort tranquille en échange d’un témoignage, Logan ne pouvait pas offrir davantage à son ami. — Je répondrai aux questions qui ne portent pas atteinte à mon honneur, déclara Kylar. — Êtes-vous membre du Sa’kagué ? demanda Logan. — Oui. — Êtes-vous un assassin ? Kylar ricana avec mépris. — Les assassins ont des cibles, les pisse-culottes ont des cadavreux. J’étais un pisse-culotte. Un frisson parcourut la foule comme si un coup de tonnerre venait d’éclater à l’intérieur de la salle d’audience. Les curieux étaient devenus des spectateurs et ils étaient ravis par la représentation à laquelle ils assistaient. Ils allaient peut-être en apprendre un peu plus à propos de ce mystérieux Sa’kagué. Ils n’auraient pas échangé leur place contre tout l’or du monde. — Vous étiez ? demanda le duc Wesseros. — J’ai pris mes distances avec le Sa’kagué lors de l’invasion khalidorienne. Je ne tue plus pour de l’argent. — Vous affirmez donc que personne ne vous a donné l’ordre d’assassiner la reine ? demanda Logan. — L’Ange de la Nuit est l’incarnation du Châtiment. Personne ne peut me donner d’ordres, Votre Altesse. Pas même vous. Les spectateurs frissonnèrent de nouveau en entendant cette insolence. — Frappez-le ! ordonna le duc Wesseros. Un soldat s’approcha de la cage et hésita. — Frappez-le ! répéta le duc. L’homme frappa Kylar à la mâchoire, mais sans violence excessive. Logan aurait juré que le garde était terrorisé. — Qui vous a engagé pour assassiner Térah Graesin ? demanda le jeune roi. — J’ai planifié et accompli cette opération tout seul. — Pourquoi ? demanda le duc Wesseros. Si vous étiez un pisse-culotte, vous seriez sans doute parvenu à vous échapper. — Je pourrais m’échapper en ce moment même si je le voulais. Des gloussements montèrent de la foule. — Bien ! lâcha le duc. Je ne sais pas si vous êtes un pisse-culotte, mais je constate que vous êtes un menteur patenté. Kylar jeta un coup d’œil en direction des gardes qui étaient venus le chercher dans sa cellule. Les six hommes détournèrent la tête, mal à l’aise. Logan sentit un picotement sur son bras droit. Pendant un instant, il crut voir quelque chose sortir des doigts de Kylar. L’ombre d’une ombre. Il leva les yeux et regarda autour de lui, mais personne n’avait rien remarqué. Le visage de Kylar se contracta comme si le jeune homme résistait à un désir impérieux. Logan connaissait cette expression. Il savait ce qu’elle signifiait. — Je suis un menteur patenté, reconnut Kylar. Après tout, quelle importance ? Vous avez déjà établi que je ne suis pas un Stern et que j’ai assassiné Térah Graesin, alors finissons-en. — Vous affirmez que le Sa’kagué n’a pris aucune part dans le meurtre de la reine ? demanda Wesseros. — Êtes-vous un imbécile ou un laquais ? explosa Kylar. J’ai donné à Cénaria un roi incorruptible et sans reproche. Le Sa’kagué est furieux contre moi, car il lui sera impossible de le faire chanter. La question que vous avez peur de poser, c’est : Est-ce que c’est le nouveau roi qui a commandité le meurtre de Térah Graesin ? Le duc Wesseros bondit de son fauteuil. — Comment osez-vous douter de l’honneur de notre souverain ? Frappez-le ! La salle d’audience se transforma en champ de foire. Logan se leva. — Non ! Asseyez-vous ! Tous ! Il fallut trente secondes, mais les spectateurs finirent par lui obéir. — La question de cet homme est pertinente et nous devons y répondre, parce que tout le monde va se la poser au cours des prochains jours. Logan se rassit à son tour. Kylar reprit la parole. — Bon nombre d’entre vous ont participé à la bataille du Bosquet de Pavvil. Vous avez vu Logan abattre le férali. Les yeux de Logan s’écarquillèrent. Son ami et lui savaient très bien que c’était Kylar qui avait vaincu le monstre en tuant le Roi-dieu. — Bon nombre d’entre vous ont alors acclamé Logan comme leur roi, mais il a refusé la couronne, pas vrai ? Vous croyez vraiment que c’était parce qu’il avait peur de Térah Graesin ? S’il avait accepté, combien de partisans de la reine auraient osé s’opposer à lui ? Ce jour-là, il est resté fidèle à son honneur, comme il l’a toujours fait. Vous croyez qu’il m’aurait invité à m’asseoir près de lui, à la grande table, après m’avoir demandé d’assassiner la reine le soir de son sacre ? Vous croyez qu’il est assez idiot pour afficher son amitié avec un pisse-culotte en sachant que ledit pisse-culotte tuera Térah Graesin une heure plus tard ? J’espionne Logan Gyre depuis dix ans pour le compte du Sa’kagué. Au cours de ces années, Logan en est venu à me considérer comme son meilleur ami et à me faire confiance. Voilà qui règle la question à propos de son éventuelle implication dans l’assassinat de la reine. Le duc, jadis promis à la fille d’un simple comte, a trop le sens de l’honneur pour s’abaisser à de telles manigances. La véritable question, c’est de savoir si le nouveau roi va pardonner à un ami le crime qui lui a permis de monter sur le trône. (Kylar se tourna et regarda Logan en face pour la première fois depuis son arrivée.) Alors, Logan, que vas-tu faire ? Kylar avait fréquenté la noblesse de Cénaria, mais il était né dans le Dédale. Logan s’aperçut que son ami avait assimilé le fonctionnement des rumeurs chez les pauvres aussi bien que chez les nantis. Il avait abordé les questions que tout le monde se poserait et il avait tout orchestré pour qu’il n’y ait qu’une seule réponse possible. Logan s’était demandé pourquoi son ami s’était laissé arrêter, car il aurait pu s’enfuir sans difficulté. Il comprenait maintenant que Kylar avait anticipé les rumeurs. Lorsqu’une personne est assassinée, on cherche tout de suite à qui profite le crime. Dans le cas de Térah Graesin, la réponse était évidente : Logan Gyre. Mais Kylar n’avait pas tué la reine pour que son ami prenne le pouvoir. Il l’avait tuée pour le peuple de Cénaria. Il l’avait tuée parce que cette femme aurait été une souveraine déplorable. Il s’était donc débarrassé d’elle de manière que personne ne puisse soupçonner Logan de complicité. En un sens, Logan avait forcé la main de son ami du fait de l’étiquette et du placement des invités. Les Stern étaient présents lors de la cérémonie du sacre et Kylar était au premier rang en compagnie de Logan. Dès lors, il n’avait plus été question d’agir avec discrétion. On ne le quittait pas des yeux et on aurait fini par découvrir sa véritable identité. Tout le monde aurait appris que le meilleur ami de Logan était un membre du Sa’kagué. Il fallait éviter cela à tout prix : comment le nouveau roi pourrait-il réformer le pays si, le jour même de son couronnement, on le soupçonnait de collusion avec la pègre ? Kylar avait trouvé la solution : se faire remarquer de tous et obliger Logan à montrer qu’il était intègre. Kylar était persuadé que son ami n’hésiterait pas à accomplir son devoir, Logan le lut dans ses yeux. C’était une décision juste. C’était la seule décision possible. Mais après la perte de son père, de sa mère, de sa fiancée et de sa femme, Logan aurait-il la force de condamner son meilleur ami à mort ? Le jeune homme se souvint du plaisir malsain qu’il avait éprouvé en ordonnant l’assassinat de Gorkhy. La jouissance de la toute-puissance. Il l’avait ressentie de nouveau lorsque les gens s’étaient inclinés devant lui. Il éprouva soudain une haine profonde à l’encontre de ce pouvoir que Kylar lui offrait en se sacrifiant. L’ancien pisse-culotte avait une confiance aveugle en lui. Logan, lui, se savait capable du pire. Il n’y avait pourtant pas d’autre solution. — Il est hors de question de vous accorder un pardon, dit le roi avec un visage impassible. Vous étiez mon ami, mais cela n’influencera pas le cours de la justice. Même si vos intentions étaient aussi pures que vous le prétendez, même si vous avez tué pour que je monte sur le trône, vous avez commis un meurtre dans le royaume de Cénaria. La justice exige votre mort. La justice sera rendue. En tant que roi, je vous demande de répondre à une dernière question. Si vous acceptez, votre mort sera miséricordieuse. Si vous refusez, ce sera la roue. Kagué, quels sont les noms et les postes des membres du Sa’kagué que vous connaissez ? Kylar soupira et secoua la tête. Chapitre 53 K ylar était assis dans l’obscurité et la puanteur de sa cellule, au plus profond de la nuit. Il jeta le ka’kari dans un coin et la sphère rebondit contre un mur sans un bruit – un spectacle assez inquiétant. Le jeune homme tendit la main et lui ordonna mentalement de revenir. Le Dévoreur se précipita droit vers lui et se plaqua contre sa paume. Kylar le lança de nouveau et lui demanda de se changer en pointe. Il le rappela et, cette fois-ci, le ka’kari s’enfonça en lui avec un bruit de succion. Il pouvait s’en sortir. Après sa prochaine mort, tout serait différent. Un écho résonna dans un lointain couloir. Une porte s’ouvrit et Kylar entendit les pas d’une personne massive. Pourtant, le visage qui apparut n’était pas celui auquel le jeune homme s’attendait. — Lantano Garuwashi, dit Kylar. Il se releva et s’inclina. — Ange de la Nuit. (Lantano Garuwashi s’inclina à son tour.) Puis-je entrer ? Le Ceuran se comportait comme s’il rendait une visite mondaine. Kylar esquissa un petit sourire. — Je vous en prie. (Garuwashi déverrouilla la grille et entra.) Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? voulut savoir Kylar. — J’ai demandé la permission. — Ah ! — Tu m’as spolié, Ange de la Nuit. — Comment ça ? — Notre duel. Il devait avoir lieu à l’apogée de notre gloire. Un duel de légende. Lantano Garuwashi était en rogne parce qu’ils n’auraient pas l’occasion de s’affronter dans cinq ans ? Cette pensée réchauffa le cœur du jeune homme – il aurait été bien en peine d’expliquer pourquoi. Lantano voulait peut-être lui faire comprendre qu’il aurait aimé devenir son ami, l’ami de l’Ange de la Nuit. — Les Anges de la Nuit respectent leurs promesses, dit Kylar. L’un d’entre eux sera au rendez-vous, je vous le promets. — Sera-t-il aussi fort que toi ? — Il est même possible qu’il soit aussi fort que vous, répliqua Kylar en grimaçant un sourire. Garuwashi l’imita. Il s’assit en tailleur sur un rebord en pierre, en face du prisonnier. Kylar était installé de la même manière sur sa couchette. — Je ne comprends pas l’honneur des Cénariens, dit le Ceuran. Quoi que tu fasses, le roi Gyre continuera de régner. Pourquoi es-tu prêt à mourir pour un peuple qui n’est pas digne de toi ? — Je ne sais pas. J’ai juste l’impression de faire ce qui est juste. — Est-ce que tu as une femme qui t’aime ? Est-elle d’accord avec ce que tu fais ? Kylar n’avait pas envisagé la question sous cet angle. Son visage dut trahir sa surprise, car Garuwashi secoua la tête en riant. — Dis-moi un peu, Ange de la Nuit, serais-tu prêt à sacrifier sa vie pour accomplir ce que tu veux accomplir ? La question choqua Kylar tout autant que le manque de tact du Ceuran. — Je ne demanderais à personne de mourir pour mes idéaux. — Mais tu demandes à Logan de tuer pour eux. (Kylar ne sut quoi répondre.) Tu n’as jamais condamné un homme à mort, alors je vais me montrer plus direct : est-ce que la femme que tu aimes serait prête à donner sa vie pour son pays ? — Oui, sans une hésitation. — Dans ce cas, elle te pardonnera peut-être, un jour. Pour être honnête, j’ai l’intention de ressusciter avant qu’elle apprenne ce que j’ai fait. — Je ne savais pas que les Sa’ceurais attachaient autant d’importance à l’avis des femmes. Garuwashi éclata de rire. — Aucun Sa’ceurai ne voudrait d’une épouse falote. Une femme doit être aussi brûlante que sa chevelure. Les Ceuranes murmurent dans les rues et hurlent à la maison. Les jeunes Sa’ceurais imaginent qu’elles ne crient que dans un lit. (Il sourit.) Ils comprennent vite leur erreur. Kylar sourit à son tour. Après quelques minutes, Lantano Garuwashi se leva. — Je dois partir, dit-il. J’attendrai ton successeur dans cinq ans, le jour du solstice d’été. Puisse ton âme-épée briller d’un feu toujours plus ardent, Ange de la Nuit. Le Ceuran prit congé et Kylar s’endormit – à sa grande surprise. Il fut réveillé par le cliquetis d’un rossignol dans la serrure. Il évalua aussitôt la situation et se leva sans un bruit. La porte s’ouvrit un instant plus tard. Son visiteur était un professionnel, car il n’était pas facile de crocheter les serrures des cellules des nobles. Le visage de Caleu le Balafré apparut. Le pisse-culotte sourit en découvrant que Kylar était réveillé et prêt à frapper. — T’es bien l’apprenti de Blint, mon gars. Comment ça va ? — Qu’est-ce que vous foutez ici ? demanda Kylar. — Il y a deux contrats sur toi. Le premier vient de l’intérieur. (Caleu voulait dire qu’il avait été passé par un membre du Sa’kagué.) Pour te faire la peau. Le second a été commandité par des nobles. Caleu avait les mains nues, mais Kylar ne le quitta pas des yeux un seul instant. — La famille de Térah Graesin ? — Y paraît qu’une ombre a sauvé pas mal de seigneurs pendant l’attaque du château. Certains d’entre eux estiment avoir une dette envers toi. À ton avis, lequel j’ai accepté ? — Ça dépend de l’influence du commanditaire du Sa’kagué. Caleu le Balafré cracha par terre. — Il fait pas partie de mes clients habituels et Mamma K t’a à la bonne. J’ai pas l’intention de la foutre en rogne après moi. J’ai accepté celui des nobles. Il tira un couteau et le tendit, la poignée en avant. Kylar écarta l’arme d’un geste. — Remercie-les de ma part, mais je ne reste pas ici parce que je ne peux pas m’échapper. — Je leur ai dit que tu me dirais ça. Ils m’ont répondu que je toucherais la moitié de la somme promise si je venais jusqu’ici. Je ne sais pas ce que tu veux prouver, mais c’est aussi courageux que stupide. — Je n’avais pas remarqué le côté courageux. Caleu le Balafré éclata de rire. — Je vais te révéler un petit secret : j’ai menti en disant qu’il y avait deux contrats sur toi. En fait, il y en a trois. Le troisième est comme le deuxième : il consiste à te libérer. T’as un peu trop d’amis pour un pisse-culotte. Tu veux connaître le dernier commanditaire ? — Je meurs d’impatience. Le pisse-culotte grimaça un rictus amusé. — C’est le roi en personne. Si c’était moi le roi, je me contenterais de te faire libérer. Faut croire que les nobles ne pensent pas comme nous. Bon ! tu viens ? Va au diable, Logan ! Va au diable ! Tu n’as pas le droit de flancher ! Kylar déglutit. — Je reste. Caleu le Balafré haussa les sourcils, puis les épaules. — Tu penses comme un noble, toi aussi. Tu es amoureux de la Mort, Ange de la Nuit. On se reverra de l’autre côté. Chapitre 54 C inquante gardes escortèrent Kylar hors de la Gueule avant le lever du soleil. Le jeune homme avait les mains attachées dans le dos par des menottes, les coudes immobilisés par une corde de chanvre et les chevilles entravées. Contre toute attente, les gardes ne le conduisirent pas vers le château. Ils l’entraînèrent vers la grande porte, remontèrent la langue noire taillée dans la pierre et sortirent sur la lande rocailleuse à l’ouest de l’île de Vos. Un navire les attendait. On attacha le jeune homme au milieu de la barge qui leva aussitôt l’ancre. Les gardes étaient sur le qui-vive. Ils surveillaient Kylar et observaient les alentours avec attention au cas où quelqu’un chercherait à faire évader le prisonnier. Ils franchirent le pont royal ouest et Kylar s’aperçut qu’un nouvel ouvrage avait été érigé sur la Plith. Des piloris avaient été plantés dans le lit du fleuve, au sud de l’île de Vos, et supportaient désormais une sorte de quai à peine plus haut que la surface. De hauts piliers se dressaient dessus et soutenaient des tabliers temporaires reliant l’île de Vos, le Dédale et les quartiers est. Un pont pour réunir les différentes parties de la ville. Pour le moment, c’était encore une simple ébauche au-dessus des eaux de la Plith, mais Kylar réalisa l’importance du projet en observant la taille et l’emplacement des piles. Ce serait le symbole du règne de Logan, un pont qui réunissait la ville et ses habitants. Tandis que la barge approchait, le jeune homme constata que les tabliers n’étaient pas si épais qu’il l’avait cru. Des gens étaient massés sur les travées de l’ouvrage en construction. Le soleil était à peine levé et des milliers de personnes étaient déjà rassemblées là. Tous les habitants de la cité étaient venus. Même les guerriers de Lantano Garuwashi avaient voulu assister au spectacle. La barge arriva en vue et un cri monta – un cri hostile. Ces gens vénéraient Logan et ils haïssaient donc celui qu’il avait condamné pour trahison. Rassurés par l’anonymat de la foule, ils ne craignaient plus celui qui symbolisait le pouvoir du Sa’kagué. Cette impunité ne faisait que renforcer leur colère. Les dénégations de Kylar pendant le procès ne changeaient rien à la situation. Seul le verdict comptait. La barge approcha et les hurlements devinrent assourdissants. Le jeune homme observa les masques de haine des spectateurs. Encore heureux que la ville sorte à peine de la famine. Je ne prendrai pas des tomates pourries sur le coin de la figure. Quelque chose tomba dans l’eau à moins de dix mètres de l’embarcation. — Formez la tortue ! lança un officier. Les gardes s’accroupirent et levèrent leur bouclier au-dessus de leur tête. Enchaîné à un poteau au centre de la barge, Kylar ne pouvait pas bouger. Des pierres rebondirent sur les plaques de fer ou tombèrent dans l’eau. Le jeune homme vit un projectile décrire un parfait arc de cercle. Il tourna la tête et le caillou lui entailla le cuir chevelu. Kylar se laissa aller contre le poteau tandis que du sang coulait sur une de ses oreilles. Une autre pierre le frappa à l’épaule, une troisième à l’aine. La foule lança des acclamations lorsqu’il s’effondra. Il se releva et des points noirs dansèrent devant ses yeux. La barge s’approcha un peu plus et le mitraillage s’intensifia. La plupart des projectiles manquaient leur cible, mais plusieurs le frappèrent aux côtes et aux jambes. Une pierre de la taille d’une main s’abattit sur son pied et broya les os. Kylar se redressa en hurlant. Il le fit au mauvais moment. Un caillou qui aurait dû passer au-dessus de lui le frappa à la mâchoire. Il cassa plusieurs dents dont les fragments déchirèrent ses lèvres. Une nouvelle volée d’acclamations salua cette blessure. La barge se rangea enfin contre le quai. — Assez ! cria une voix féminine. Kylar aperçut une jeune femme en armure au centre de la plateforme. Elle avait levé les mains et essayait de calmer la foule. Une nouvelle pierre frappa Kylar à l’œil. — Assez ! répéta la femme. Perdu dans les affres de la douleur, Kylar l’entendit à peine. Son visage le brûlait. Avec les mains attachées dans le dos, il était incapable de se protéger ou d’évaluer la gravité de ses blessures. Des gardes le saisirent sans ménagement et l’entraînèrent en le portant presque. Il ouvrit les yeux et constata qu’il ne voyait plus avec celui de droite. Il aperçut son pied nu, ensanglanté, broyé. Un étourdissement le saisit. Il leva la tête et cligna des paupières. Des flèches de lumière aveuglante transpercèrent son œil valide. Ses lèvres entaillées remplissaient sa bouche de sang. Il ne savait plus s’il avait avalé ou craché les dents brisées, mais il sentait les chicots tranchants qui hérissaient désormais ses gencives. Sa vue s’éclaircit enfin et il aperçut la suite de Logan rassemblée sur le quai en compagnie d’une centaine de gardes royaux. De nombreux soldats étaient éparpillés dans la foule, y compris sur le triple pont pour maintenir une partie de la chaussée dégagée. La roue avait été installée à l’autre bout du quai, en face du château. Logan était assis sur un siège doré, un peu plus loin. On tira Kylar devant lui et un héraut lut les chefs d’accusation. Kylar ne les écouta même pas. Il regardait le roi de Cénaria. Logan contempla les blessures du prisonnier. Il déglutit avec peine, mais il ne détourna pas la tête. Les deux hommes s’observèrent. Kylar comprit que son ami souffrait autant que lui, mais qu’il ne mollirait pas. Le héraut termina la lecture des charges par une question. — Oui, répondit Kylar d’une voix forte. J’ai tué Térah Graesin et, si je devais le refaire, je n’hésiterais pas une seconde. Logan se leva. La foule, qui commençait de murmurer, se tut sur-le-champ. — Kagué, homme de l’ombre, homme que j’ai connu sous le nom de Kylar Stern, je vous dois la vie. Vous êtes un héros et je vous considère comme mon ami, mais vous avez trahi ce pays en assassinant sa reine. Je ne serai pas un roi qui dispense une justice clémente à ses proches. Kylar, mon ami, je te condamne au supplice de la roue jusqu’à ce que mort s’ensuive. Kylar resta silencieux et se contenta d’incliner la tête avec respect. Logan s’assit sans chercher à faire taire les murmures de la foule. Des rumeurs avaient circulé sur les relations qui unissaient les deux hommes. Elles venaient d’être confirmées par le souverain en personne. Des soldats entraînèrent Kylar jusqu’à la roue dressée sur le quai. Elle était un peu plus grande que le condamné, pourvue de quatre rayons et tournait sur son axe. Une fois en place, le jeune homme serait face à la foule. Des entraves ajustables se refermeraient sur ses chevilles et immobiliseraient ses pieds. Une lanière en cuir passerait autour de sa poitrine et le maintiendrait à peu près droit. Il pourrait s’accrocher à deux poignées en métal, mais celles-ci étaient presque aussi tranchantes que des rasoirs. La roue était hérissée de pointes dirigées vers l’intérieur. Les gardes royaux qui étaient venus le chercher dans sa cellule le plaquèrent sur l’instrument de torture et l’attachèrent. Kaldrosa Wyn passa la lanière de cuir autour de la poitrine du condamné. — Tu es vraiment l’Ange de la Nuit ? demanda-t-elle à voix basse. — Oui, répondit Kylar. Elle se pencha contre lui pour immobiliser un poignet et murmura : — Il y a ici deux cent cinquante femmes qui seraient mortes si tu ne les avais pas sauvées de Hu Gibbet. Nous ne voulons pas trahir Logan, mais si tu… — Fais ton devoir, dit Kylar. Il ferma les yeux et contracta ses paupières. — Merci, dit Kaldrosa. Lorsque le prisonnier fut entravé, les gardes ajustèrent les pointes de manière qu’elles effleurent le supplicié. Tant que Kylar ne bougerait pas, il ne risquerait rien. Une fois la roue en mouvement, il devrait se maintenir droit et le poids de son corps s’exercerait en alternance sur ses chevilles et ses poignets. Les barres tranchantes entailleraient alors ses doigts et réduiraient ses paumes en charpie. Lorsque le jeune homme n’aurait plus la force de rester droit, son corps glisserait et les pointes s’enfonceraient dans ses côtes, ses jambes et ses bras, mais pas assez profondément pour le tuer. La douleur l’encouragerait à redoubler d’efforts. Il finirait par succomber aux hémorragies, ou bien à un arrêt cardiaque. Tandis que les gardes terminaient les préparatifs, Kylar leva les yeux et scruta la foule. Il aperçut Mamma K et le comte Drake. L’ambassadrice du Chantry luisait doucement ; elle espérait sans doute que l’Ange de la Nuit invoquerait une quelconque magie et qu’elle aurait ainsi l’occasion d’envoyer un rapport fort intéressant à ses supérieures. L’ambassadeur du Lae’knaught ne s’intéressait pas aux préparatifs de l’exécution, il préférait étudier les réactions de Logan. Les femmes de l’ordre de la Jarretière étaient horrifiées ; l’une d’elles pleurait en silence. Kylar entrevit des personnes qu’il avait rencontrées dans le Dédale – des taverniers, des prostituées, des voleurs et un herboriste. Il reconnut des nobles qui avaient croisé le chemin de Kylar Stern sans lui prêter attention. Logan fit un signe et la roue recula avant de s’immobiliser. De petites vagues vinrent lécher les pieds du prisonnier. Ah oui ! se souvint Kylar. Il y avait une autre manière de mourir quand on était condamné à ce supplice. La roue était désormais au-dessus du fleuve et le courant allait la faire tourner. Lorsque Kylar serait à l’envers, il aurait la tête sous l’eau et il ne pourrait plus respirer. À moins d’être inconscient ou très affaibli, il ne risquait pas de se noyer, mais il finirait par avaler de l’eau. Il serait alors secoué par des quintes de toux convulsives qui le projetteraient contre les pointes. Logan hocha la tête, et la roue commença de tourner. Chapitre 55 –M erci de me recevoir, dit Mamma K. Elle sortit sur la terrasse du château où dînait Logan. Celui-ci n’avait pas touché à son assiette. Il se tenait près de la rambarde et regardait en direction du fleuve. La roue tournait depuis douze heures. Derrière lui, Grincedent dévorait son repas à grand bruit et volait les biscuits de Logan avec un manque de discrétion affligeant. — Comment aurais-je pu refuser ? dit Logan d’une voix plate. Quand le shinga joue, le roi danse. Il ne se tourna pas vers la courtisane. Le matin même, un pisse-culotte avait apporté la lettre de Mamma K, la lettre dans laquelle elle reconnaissait être la chef de la pègre de Cénaria. Pourtant, la tristesse avait étouffé la surprise de Logan. Mamma K s’arrêta près de lui, contre la rambarde. Du château, on voyait qu’il y avait encore quelques dizaines de personnes sur le quai – dont une moitié de gardes – et que la roue tournait toujours. Le drapeau annonçant la mort du condamné n’était pas hissé. — La donne a changé, dit Mamma K. — À quel point êtes-vous impliqués dans l’assassinat de Térah Graesin ? demanda Logan. — Nous n’avons rien à voir avec sa mort, mais je dois reconnaître que ce n’est pas faute d’avoir essayé. J’ai attisé la curiosité de Quoglee Mars et je lui ai fourni quelques pistes pour qu’il découvre que Térah Graesin avait vendu sa sœur aux Khalidoriens. Je me suis arrangée afin qu’il chante le soir du sacre. J’ai veillé à ce qu’aucun garde ne vienne l’interrompre et je me suis débrouillée pour que Luc assiste à son spectacle. J’espérais que cela pousserait ce jeune idiot à tuer sa sœur. J’avais déjà l’intention d’avoir cette petite discussion avec vous, mais j’aurais attendu un mois après votre sacre. — Car au bout d’un mois… — Les réserves de nourriture de la ville et de l’armée ceurane auraient été épuisées. — Et ? — Je serais venue vous proposer de nourrir tout le monde jusqu’à la fin de l’hiver. Logan observa Mamma K sans lui demander où elle aurait trouvé autant de provisions. — En échange de quoi ? — Eh bien ! (Elle fit un geste en direction de la roue.) Ceci, Votre Majesté, a prouvé que vous étiez un homme intègre. C’est une qualité rare dans cette ville, mais elle ne suffira pas à tout changer. Pour atteindre votre but, vous avez besoin d’alliés. Et si vous cherchez des alliés à Cénaria, il faudra vous satisfaire de personnes au passé plus ou moins trouble. — Des personnes telles que vous ? — Ou que le comte Drake. Vous n’avez eu aucun mal à oublier qu’il a fait partie des dirigeants du Sa’kagué. (Logan cligna des yeux.) Si vous demandez des comptes à tous les fonctionnaires qui ont accepté un pot-de-vin, trahi leur charge ou violé une loi, vous allez vous retrouver sans personne pour vous servir. — Que proposez-vous ? — Je vous retourne la question. Qu’est-ce que Logan 1er veut faire de son règne ? Logan regarda son ami qui agonisait sur la roue au loin. — Je veux que son sacrifice ne soit pas vain. Je veux vous détruire, vous, le Sa’kagué. — Ce ne sont pas des buts, mais des moyens. — Je veux que Cénaria devienne une capitale culturelle et commerciale, un endroit dont les Cénariens seront fiers. Nous aurons une armée capable de nous défendre, mais nous vivrons en paix. Nous ne connaîtrons plus ni la peur ni la corruption. Le Dédale ne ressemblera peut-être jamais aux quartiers est, mais je ferai tout pour qu’un homme puisse naître à l’ouest de la Plith et mourir à l’est. — Un homme ? Et les femmes ? demanda Mamma K d’un ton amusé. — Je parlais des hommes au sens large, bien entendu. La courtisane afficha un petit sourire. — Le programme me plaît. Je suis prête à vous aider. Un éclair de colère traversa les traits du jeune homme. — Vous pourriez déjà vous offrir un palais. — Je veux que vous m’éleviez au rang de duchesse et que vous m’accordiez le domaine des Graesin, Votre Majesté. — Il n’y a pas assez de riz dans le monde entier pour me pousser à faire cela. C’était sa fureur qui s’exprimait : son meilleur ami mourait lentement à quelques centaines de mètres de là. Mamma K ne prêta pas attention à son accès de colère. — Le Sa’kagué est un parasite qui ronge Cénaria. Il est impossible de l’éradiquer complètement, mais il est possible de l’affaiblir. Il faudra des années et cela vous coûtera une grande partie du trésor royal – et sans doute une partie de votre popularité. En outre, rien ne permet d’affirmer que vous réussirez. Êtes-vous un roi capable de maintenir le cap au milieu d’une tempête de sang ? Logan observa la roue tourner pendant une minute entière. — Tant que j’aurai un souffle de vie, murmura-t-il enfin, je me battrai pour que Kylar ne soit pas mort en vain. Que ferez-vous si je vous accorde ce que vous demandez ? — Je vous offrirai ma loyauté sans faille, je serai votre maître espion et, plus important encore, je détruirai le Sa’kagué. — Je dois croire que vous allez gaiement trahir l’organisation à laquelle appartiennent tous vos amis ? — Mes amis ? Le Sa’kagué nous soulage du fardeau de l’amitié. Pour vous avouer la vérité, je n’ai eu que trois amis au sein de la pègre. Le premier était un pisse-culotte qui s’appelait Durzo ; Kylar a dû le tuer à cause de moi. Le second était un jeune homme du nom de Jarl ; il est mort pour accomplir ce que je vous propose aujourd’hui. Le dernier agonise en ce moment même sous vos yeux. Il est vrai que je suis prête à trahir le Sa’kagué, mais je ne le fais pas « gaiement ». Si vous acceptez mon offre, elle devra rester secrète pendant un certain temps. Lorsque le Sa’kagué apprendra que je vous sers, il rompra tout lien avec moi et je dois entrer en contact avec un maximum de personnes avant que cela arrive. — Est-il possible de le vaincre ? — Oui, mais il vous faudra autre chose que des épées. — Quels sont les risques ? — En résumé ou en détail ? — En détail. Il lui fallut une heure pour exposer la situation. Elle lui expliqua les plans qu’elle avait mis sur pied afin de contrer chaque danger. Elle parla de manière succincte et posa quelques questions : emploierait-il des pisse-culottes pour remplir des tâches dépassant les compétences de simples soldats ? Quelle amnistie était-il prêt à accorder ? Les voleurs seraient-ils pardonnés ? Qu’en serait-il des cogneurs ? des escrocs ? des violeurs ? des assassins ? Quelles condamnations frapperaient les gens qui accepteraient des pots-de-vin par la suite ? — Notre première attaque devra être précise. Il faudra nous emparer des fonds du Sa’kagué, opérer une vague d’arrestations, proposer des emplois légaux aux hors-la-loi. Une grosse carotte et un gros bâton. En outre, la plupart de nos plans s’écrouleront sans doute au premier affrontement armé. Logan resta silencieux pendant un long moment. — Si j’accepte, ce ne sera pas vous que je chargerai d’éradiquer le Sa’kagué. — Quoi ? — Je ne vous confierai pas un tel pouvoir. Vous pourriez détruire n’importe qui d’un mot et je ne saurai jamais si vous mentez ou non. Rimbold Drake sera chargé de cette mission et vous travaillerez avec lui. Est-ce que cela vous convient ? Les yeux de Mamma K se transformèrent en flèches de glace, qui fondirent quelques instants plus tard. — Je constate qu’il va me falloir un certain temps pour m’habituer à recevoir des ordres. Oui, cela me convient. En fin de compte, vous êtes peut-être bien le roi capable de réussir un tel exploit. Votre Majesté, je vous jure fidélité. Elle s’agenouilla avec grâce et effleura le pied de Logan. — Gwinvere Kirena, je fonde aujourd’hui la maison Kirena, paire des grandes familles du royaume. Je vous accorde à perpétuité, à vous et à vos descendants, le domaine qui s’étend de l’archipel des Contrebandiers, à l’ouest, jusqu’à la Wy, à l’est ; de la frontière avec Havermere au nord jusqu’à la frontière avec Ceura au sud. Relevez-vous, duchesse Kirena. Elle obéit. — Encore une chose, Votre Majesté. J’ai reçu hier la confirmation d’un rapport que je considérais comme peu crédible. Mais les deux informateurs n’ont aucune raison de mentir et leurs renseignements ont toujours été fiables. Je ne sais pas comment cela est possible, mais je pense que c’est la vérité. Je ne voulais pas vous en parler avant d’avoir négocié, car vous auriez sans doute cru que j’essayais de vous manipuler. — Cessez donc de tourner autour du pot. De quoi s’agit-il ? — Votre épouse n’est pas morte pendant l’attaque de Château Cénaria, Votre Majesté. Jénine est à Khalidor et elle est en vie. La roue cessa de tourner peu après la tombée de la nuit. Kylar releva la tête et l’eau du fleuve dégoulina de ses cheveux. Il cligna des yeux – ce qui lui faisait encore terriblement mal – et regarda autour de lui. L’œil qui avait été blessé par un jet de pierre le matin même parvenait maintenant à distinguer des formes. Un jeune homme en armure se tenait près du supplicié. Un membre de la garde de Logan. — On m’a chargé de vous faire part d’un message, seigneur Kagué, dit-il. Aristarchos est en bonne santé et il a regagné son pays sans encombre. Il est maintenant en compagnie de sa femme et de ses enfants. La confrérie souhaite vous exprimer sa gratitude. L’arrêt de la roue pendant quelques heures est un piètre remerciement, mais elle espère que cela soulagera un peu votre peine. Le garde leva les yeux vers un des trois tabliers. Dans l’obscurité, Kylar aperçut un Ladéshien qu’il ne connaissait pas. L’homme leva la main pour le saluer – dans les ténèbres, seul Kylar pouvait distinguer son geste –, puis s’éloigna. Aristarchos ban Ebron avait donc survécu à sa cure de désintoxication. Il n’avait pas dit à Kylar qu’il avait une famille. Le jeune homme se demanda comment son épouse avait réagi lorsque son beau mari était réapparu avec des dents manquantes ou noircies. Aristarchos avait sacrifié sa beauté et son honneur à une cause que sa femme ne pouvait pas comprendre. La confrérie remerciait Kylar ? — Nous ne pouvons arrêter la roue que jusqu’à l’aube, seigneur Kagué. Je suis désolé. Mais Kylar entendit à peine les excuses du garde. Il lâcha les poignées tranchantes et se laissa aller. Son menton s’appuya contre sa poitrine tandis que la lanière de cuir le retenait. — Kylar ? souffla Vi. Ils étaient dans une pièce minuscule. L’ameublement se résumait à une bassine et à deux coffrets posés au pied de deux lits. Une petite silhouette dormait sur le premier. Vi s’était redressée sur le second et s’appuyait sur une main. Kylar ne l’avait jamais vue dans un tel état : elle avait les yeux rouges et gonflés ; son visage était tuméfié ; son nez coulait et elle avait des mouchoirs dans la main. — Dieux ! mais que t’ont-ils fait ? (Il regarda la petite silhouette et s’en approcha sans bruit.) Uly ! Dieu ! comme elle a grandi. Uly ? — Elle ne peut pas nous entendre, dit Vi. Nous ne sommes pas vraiment là. Viens donc t’asseoir. Kylar obtempéra tant bien que mal. Il esquissa un faible sourire. — Uly est ta compagne de chambre ? Vi hocha la tête. — Elle a à peine treize ans et elle me surpasse déjà dans tous les domaines. — Dis-lui que je suis désolé. Je l’ai abandonnée comme les autres. J’ai été un père pitoyable. — La ferme ! Allonge-toi. — Je vais tacher… les draps de sang… Mais il ne résista pas. Il posa la tête sur les cuisses de Vi et ferma les yeux. — Kylar, je crois que je peux t’aider, dit l’ancienne pisse-culotte en peignant les cheveux du jeune homme en arrière. Mais tu dois me dire ce qui s’est passé. Qui t’a fait ça ? Il sentit ses caresses douces et chaudes sur son cuir chevelu. Il dut faire un effort pour parler. — Fait. — Fait ? — Qui me fait ça. On est en train de m’exécuter pour l’assassinat de Térah Graesin. Logan est devenu roi. Je l’ai fait, Élène. Ça valait bien le sacrifice de ma vie, pas vrai ? — Élène n’est pas là, Kylar. C’est moi, Vi. Le jeune homme grimaça tandis qu’un muscle se contractait dans son dos. Il respira par petits coups. Vi posa les mains sur lui et les crampes s’estompèrent. Il l’entendit hoqueter, puis une douce chaleur l’envahit et la douleur s’évanouit. Un long silence s’installa et Kylar commença de disparaître. — Tu reviendras, hein ? dit enfin Vi. Tu vas ressusciter ? — Personne ne m’a expliqué comment ça marchait. Il faut vivre chaque vie comme si c’était la dernière, pas vrai ? Il gloussa malgré lui. Il baignait dans une agréable chaleur. Il ouvrit les yeux et regarda Vi. Elle ne souriait pas. Son visage était un masque de concentration et de douleur. — Dors, dit-elle. Je ferai tout ce que je peux pour t’aider. Chapitre 56 L ogan se leva avant l’aube. Il n’avait pas dormi. Les gardes avaient senti que quelque chose n’allait pas et ils n’avaient pas dormi non plus, mais s’ils étaient aussi épuisés que leur souverain, ils n’en laissèrent rien paraître. — Je vais voir Kylar, dit-il à Kaldrosa. La jeune femme hocha la tête. Cette décision ne la surprenait pas. La charge de roi imposait des obligations que Logan avait du mal à accepter et, parmi elles, l’impossibilité de se déplacer sans suite. Au cours de l’histoire, deux monarques cénariens – six, d’après la duchesse Kirena – avaient été assassinés et la prudence était donc de mise. Pourtant, Logan supportait mal d’être constamment suivi par une dizaine de gardes. Ces derniers ne faisaient que leur devoir et il aurait été injuste de leur compliquer la tâche. Le jeune homme s’efforçait donc de les traiter avec considération. On apporta de l’eau chaude. Logan comprit que Kaldrosa était allée aux cuisines pendant la nuit pour annoncer que le roi prendrait son bain de bonne heure. C’était un exemple simple, mais révélateur. La plupart des nobles ne prêtaient pas plus attention à leurs domestiques qu’aux brins d’herbe qu’ils écrasaient en se promenant. Le père de Logan lui avait fait remarquer qu’un noble avait plus de relations avec ses serviteurs qu’avec sa propre famille et qu’il fallait donc les traiter avec considération. Il était cependant rare qu’un employé devance les désirs de son maître avec un tel empressement. Logan se déshabilla et entra dans la baignoire. Il se lava en songeant que ses appartements, pourtant bien au-dessus du Trou, avaient été témoins de terribles horreurs. Le jeune homme était allé voir les statues des concubines du Roi-dieu enfermées dans un entrepôt au plus profond du château. Toutes avaient été de jeunes nobles cénariennes. Logan avait connu leur visage, leur nom et leurs titres. Chacune d’elles avait été réduite à l’état d’objet, malmenée, brisée, assassinée et exposée comme une œuvre d’art. Une des premières décisions de Logan avait été de rendre les dépouilles des malheureuses à leurs parents pour qu’on les enterre décemment. Mais certaines n’avaient plus de famille et le roi en personne s’était chargé de leur donner une sépulture. Il aurait voulu ressusciter Garoth Ursuul pour le tuer de ses mains. Aucun châtiment ne serait assez cruel pour punir Trudana Jadwin, la femme qui avait signé ces « œuvres ». La pièce devint plus claire lorsque Logan se leva, ruisselant, et ignora la serviette qu’un garde lui tendait. Jénine faisait sans doute partie des concubines du nouveau Roi-dieu et il n’était pas impossible qu’elle ait sombré dans la folie. Quoi qu’il en soit, elle n’était plus la femme qu’il avait connue. Il devait se préparer à cette idée, se préparer à aimer un être brisé, blessé au-delà de tout espoir de guérison. Putains de monstres ! Une lueur incandescente blanc-vert illumina la pièce à l’apogée de son élan de rage. Il ferma les yeux et vida ses poumons. Il maîtrisa sa fureur face à sa propre ignorance, son indignation, son impatience et sa haine. Il contrôla ses émotions et chercha à en tirer profit. À quoi cela servirait-il de hurler et de fracasser le mobilier du château alors que Jénine se morfondait à Khalidor ? Il ouvrit les yeux et s’aperçut enfin que Kaldrosa et Pturin, son petit garde ymmurien, le regardaient bouche bée. Sur son avant-bras, les lignes blanc-vert luisaient doucement. Logan s’empara de la serviette. — Une, euh… tunique à manches longues ? demanda Kaldrosa. — Toujours, répondit Logan. Merci. Le soleil se levait lorsque Logan et sa suite arrivèrent sur le quai où Kylar agonisait. On n’entendait que le grincement lent des engrenages, le chuchotement du fleuve et le gémissement de la lanière qui soutenait le supplicié. Du sang coulait aux endroits où les pointes avaient percé sa chair : les bras, les aisselles, les côtes, l’extérieur des cuisses et les mollets. La poitrine avait été épargnée parce que la courroie en cuir la maintenait en place. Des gouttes pourpres tombaient des poings contractés autour des poignées aux bords tranchants. Des filets de sang coulaient du crâne et des tempes ; à chaque rotation de la roue, la tête de Kylar plongeait dans le fleuve et toute coagulation était impossible. Le jeune homme n’était plus qu’une vaste plaie, mais il respirait toujours. Une autre personne observait le supplicié à la lumière de l’aube. Lantano Garuwashi. Le Ceuran ne bougea pas lorsque Logan approcha. La roue continua à tourner et le corps de Kylar fut entraîné par son propre poids, car le jeune homme n’avait plus la force de rester droit. Les pointes percèrent ses flancs de nouveau et s’enfoncèrent un peu plus profondément lorsqu’il inspira. Du sang coula en travers de son torse. Tandis que le supplicié basculait les pieds en l’air, il essaya vaguement de se retenir, mais il finit par glisser. Trois pointes se plantèrent dans son crâne et plusieurs dizaines dans ses épaules et ses bras. Il respira un grand coup avant que sa tête disparaisse dans les eaux de la Plith. L’estomac de Logan se contracta. Il se retint à grand-peine pour ne pas vomir. Il était venu pour chercher le cadavre de son ami, pas pour assister à ses souffrances, pas pour assister à son agonie. Les dernières forces de Kylar avaient dû l’abandonner quelques minutes plus tôt. Personne ne pouvait saigner à ce point sans mourir rapidement. Logan attendit donc en compagnie de Lantano Garuwashi. Il observa le supplicié qu’il avait condamné pendant une minute, pendant cinq minutes, pendant dix minutes qui durèrent une éternité. Kylar ne faiblissait pas. C’était incroyable. C’était impossible. — Regardez ses pieds, murmura Lantano Garuwashi. Pendant un instant, Logan ne comprit pas ce que le Ceuran voulait dire. Les pieds du jeune homme n’avaient rien d’extraordinaire, sinon qu’ils n’étaient pas blessés. Logan se rappela alors quelque chose. Il avait fallu traîner Kylar jusqu’à la roue parce qu’une pierre lui avait écrasé un pied. Une autre lui avait crevé un œil. Il n’y avait plus trace de ces deux blessures. L’incrédulité de Logan se transforma en étonnement, puis en horreur. Le supplice de la roue avait été conçu pour infliger une mort terrible aux traîtres. En général, le condamné mourait au bout de plusieurs heures, mais Kylar était capable de se régénérer à une vitesse incroyable. On aurait pu croire qu’il était attaché à la roue depuis une heure alors que son supplice avait commencé la veille. Il finirait certes par succomber, mais après d’interminables souffrances. Logan n’avait jamais voulu cela. Le Trou était un véritable paradis en comparaison de cette torture. — Tu as pris la bonne décision, souffla Kylar. Logan sursauta. Son ami avait ouvert les yeux, des yeux parfaitement lucides. — Pars devant, mon roi, poursuivit Kylar. Je vais rester un peu pour savourer le paysage. Il essaya de sourire. Logan éclata en larmes. — Comment puis-je mettre un terme à cette horreur ? Brant Agon se racla la gorge. — Votre Majesté, par le passé, lorsque des hommes étaient condamnés à la roue avant une fête religieuse, le souverain souhaitait parfois que les réjouissances ne soient pas gâchées par ce terrible spectacle. Il ordonnait alors qu’on brise les bras ou les jambes du supplicié pour qu’il s’empale plus profondément sur les piques et qu’il meure rapidement. (Il se racla la gorge de nouveau et évita de regarder Kylar.) Je dois également informer Votre Majesté que l’ambassadeur du Lae’knaught va arriver. Il refuse d’attendre un entretien plus longtemps. Logan ferma les yeux et inspira avec lenteur, profondément. Il essuya ses larmes, cligna des paupières et leva la tête vers le pont en construction qui menait au château. Il vit que l’ambassadeur du Lae’knaught approchait. — Très bien, dit-il. Laissez-le passer. Qu’on installe ma chaise et mon bureau ici. Il s’était arrangé pour que l’ambassadeur apprenne sa présence sur ces lieux en espérant qu’il le suivrait. Logan avait prévu de le rencontrer devant la roue pour lui montrer qu’il pouvait être impitoyable, mais il n’aurait pas imaginé dans ses pires cauchemars que Kylar serait encore vivant à ce moment-là. La roue tourna et Logan ne se détourna pas. Il observa Kylar jusqu’à ce que, Agon, faisant office de chambellan, annonce l’arrivée de l’ambassadeur. — Votre Majesté, Tertulus Martus, questeur de la douzième armée du Lae’knaught, attaché au suzerain Julus Rotans. Logan se tourna et s’installa au bureau de campagne. Les yeux de Tertulus Martus s’attardèrent un bref instant sur Kylar. Logan cachait le spectacle lorsqu’il était debout, mais maintenant qu’il était assis, l’ambassadeur ne pouvait pas le regarder sans apercevoir le supplicié en toile de fond. — Votre Majesté, dit Tertulus. Je vous remercie de me recevoir. Je vous présente mes félicitations pour votre couronnement et vos glorieuses victoires. Si la moitié des histoires que l’on raconte à votre propos sont exactes, votre nom restera dans les légendes. Il continua son boniment pendant un certain temps. La douzième armée lae’knaughtienne était le corps diplomatique des chevaliers. Ceux-ci n’avaient jamais rassemblé douze armées depuis les Accords Alitaerans. À ce jour, il devait leur en rester trois – voire deux puisque l’une d’elles avait été massacrée dans le bois d’Ezra. Pourtant, Tertulus Martus avait donné le ton avant de commencer son discours. Celui-ci était parfaitement rodé et l’ambassadeur n’avait pas besoin de réfléchir à ce qu’il allait dire. Il maîtrisait également le moindre de ses gestes et son corps ne trahissait rien. Il se tenait debout les pieds rapprochés pour ne pas sembler sur la défensive ; ses mains étaient détendues – il ne fallait pas montrer quelque chose du doigt ou serrer les poings ; ses gestes se réduisaient au minimum. Mais Logan n’observa que ses yeux. L’ambassadeur le jaugeait. Il n’était pas venu pour proposer un accord, même s’il ne tarderait sans doute pas à offrir une petite concession. S’il s’était efforcé de rencontrer Logan au plus vite, c’était pour obéir aux ordres pressants de ses supérieurs. Ceux-ci voulaient savoir si le nouveau souverain de ce royaume insignifiant et corrompu allait constituer une menace. Ils venaient de perdre cinq mille hommes et il était urgent d’apprendre si Logan était de la même trempe que ses prédécesseurs : un lâche qui se laisserait bousculer sans réagir. Logan se leva au milieu d’une phrase de l’ambassadeur. Il n’avait pas encore prononcé un mot. Il saisit le bureau de campagne avec un calme parfait et le jeta sur le côté. Des parchemins vierges, des encriers et des plumes se répandirent par terre. Le jeune homme approcha du meuble renversé et en arracha un pied. Deux coups terrifiants fracassèrent les tibias de Kylar. Le supplicié poussa un hurlement. Incapable de se maintenir droit, son corps s’affaissa et une dizaine de pointes s’enfoncèrent sous ses bras. Les tibias brisés avaient crevé la peau et luisaient d’un reflet humide sous les rayons du soleil levant. Le jeune homme poussa un autre cri tandis que la roue tournait et que de nouvelles pointes s’enfonçaient dans ses cuisses. Le silence retomba quand sa tête disparut dans l’eau. Lorsqu’il émergea, Kylar toussa et vomit. Il revint en position verticale et ses bras s’appuyèrent contre les pointes. Ses cris se transformèrent en gémissements. Logan observa la profondeur des plaies, puis regarda Kylar en face. Son ami souffrait le martyre, mais il n’y avait pas la moindre peur dans ses yeux. Le colosse assena deux autres coups pour lui briser les avant-bras. Kylar hurla de nouveau. Privé de soutien, son corps s’affaissa. Ses membres pendants ressemblaient à des morceaux d’argile s’étendant un peu plus bas à chaque tour. De gros filets de sang coulaient de sa bouche et de ses innombrables blessures. Logan entendit certains de ses gardes vomir, mais il ne se détourna pas. Après sept tours complets, Kylar cessa de tousser. Le flot de sang s’amenuisa et ses muscles se relâchèrent complètement. Logan fit un geste en direction de deux gardes royaux. La roue s’immobilisa et les deux hommes prirent le pouls du condamné. Son cœur ne battait plus. Ils détachèrent le corps. Logan se tourna enfin vers Tertulus Martus. Malgré sa longue carrière de diplomate, le Lae’knaughtien ne s’aperçut pas que sa bouche béait et que ses yeux étaient écarquillés. — Il y a cinq cent quarante-trois ans, dit Logan, un homme fut capturé par les vürdmeisters khalidoriens et torturé pendant trois mois. Cet homme ne perdit ni la raison ni son courage. Au bout de trois mois, il parvint à s’enfuir. Il fonda alors un ordre destiné à combattre et à détruire la magie noire, la magie khalidorienne. Au fil du temps, cet ordre se donna pour objectif la destruction de toute forme de magie et des personnes ayant recours à la magie. Cependant, les membres de cet ordre, le Laetunariverissiknaught, les Hérauts de la Libre Lumière, éprouvent toujours une haine particulière envers le vir. — Sa Majesté fait preuve d’une érudition impressionnante en matière… — Silence ! rugit Logan en agitant le pied de table ensanglanté sous le nez de Tertulus. Depuis dix-huit ans, vous, les Lae’knaughtiens, occupez des territoires qui appartiennent au royaume de Cénaria. Cela ne durera pas plus longtemps. Je vous laisse le choix : vous pouvez rassembler vos affaires et quitter nos terres ou vous pouvez nous affronter sur un champ de bataille. Je sais que vous avez perdu cinq mille hommes il y a peu et moi, j’ai une armée expérimentée qui s’ennuie – sans compter une armée ceurane à qui j’ai promis une bataille digne d’entrer dans les légendes. Nous vous écraserons. Il existe également une troisième solution. Vos troupes peuvent se joindre aux nôtres et marcher sur Khalidor. Cela vous permettrait d’affronter ceux que vous affirmez détester plus que tout au monde. Si vous vous battez à nos côtés, je vous accorderai une concession de quinze ans sur les terres que vous occupez en ce moment. Cependant, et j’insiste sur ce point, une fois ces quinze années écoulées, vous devrez quitter le royaume de Cénaria pour toujours. Quelle que soit votre décision, mes armées se mettront en route au printemps. Nous irons d’abord vers l’est. Si vous ne vous joignez pas à nous, nous vous anéantirons et nous ne nous arrêterons pas à nos frontières. Nous informerons les royaumes voisins que nous interviendrons sur leurs terres s’ils vous donnent asile. L’un d’entre eux prendra peut-être votre défense, mais il est également possible que d’autres s’allient à nous. Tout dépendra de votre réputation dans les territoires que vous occupez indûment. Tertulus Martus laissa échapper un petit rire nerveux. — Ces termes sont totalement inacceptables, mais je suis certain que nos plénipotentiaires sauront trouver un terrain d’entente… — Si vous ne voulez pas combattre aux côtés de Cénaria, vous combattrez contre Cénaria. Et quand je gagne une guerre, il n’y a pas de revanche possible. — Vous ne pouvez pas nous attaquer avec toutes vos troupes, pas avec la menace que Khalidor fait peser sur vous au nord du pays. — Khalidor vient de subir une lourde défaite et les cols de la frontière sont des positions difficiles à prendre. Khalidor n’occupe plus la moindre parcelle de notre territoire. Ce n’est pas votre cas. J’ai promis à Lantano Garuwashi une grande bataille au début du printemps. Lui et moi n’aurons aucun mal à vous détruire. Je pense qu’une telle victoire le rendrait très populaire dans son pays. Ce que nous ne pouvons pas faire sans votre aide, c’est anéantir Khalidor. Quoi qu’il arrive, les Sa’ceurais regagneront Ceura l’été prochain. Je dispose d’un an pour détruire une, ou deux des pires menaces qui pèsent sur mon royaume, alors pourquoi est-ce que je n’engagerais pas toutes mes forces dans cette opération ? — Vous êtes fou ! s’exclama Tertulus Martus en oubliant toute une vie consacrée à la diplomatie. — Je suis aux abois. Ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas l’intention de vous proposer un compromis avantageux, ambassadeur. Les Lae’knaughtiens sont éparpillés, épuisés et entourés d’ennemis. En outre, je dois avouer que vous me faites sérieusement chier. Je n’ai aucune intention de négocier avec vous. J’ai fait préparer un traité qui précise comment vos troupes seront intégrées aux nôtres pendant la guerre contre Khalidor et comment nous nous assurerons que vous quitterez notre territoire une fois la concession de quinze ans échue. Je vous accorde le temps de le porter à votre suzerain, de réfléchir pendant trois jours et de revenir ici. Toute demande de modification sera considérée comme un refus de signer le traité. Il n’y a rien d’autre à ajouter. Vous affirmez détester Khalidor et la magie noire, le vir a réduit un peuple en esclavage et il cherche à faire de même avec tout Midcyru. Vous avez attendu une telle occasion pendant des siècles. Vous pouvez détruire Khalidor une fois pour toutes. (Logan fit un geste et un serviteur apporta un parchemin dans un coffret luxueux.) Maintenant, je vous conseille d’enfourcher votre cheval. J’attends votre réponse dans trois semaines à compter d’aujourd’hui. Le moindre retard sera considéré comme une déclaration de guerre. Chapitre 57 É lène regarda la femme allongée sur le lit d’hôpital du Chantry. Vi avait les yeux gonflés ; ses taches de rousseur, pourtant discrètes, avaient pris une teinte verdâtre sur sa peau livide. Deux jours plus tôt, elle s’était effondrée en poussant un cri alors que les deux femmes se promenaient ensemble. Élène avait été surprise de constater qu’elles s’entendaient à merveille. — Est-ce que vous avez trouvé ce qu’elle a ? — Nul doute que c’est en rapport avec le lien qui l’unit à Kylar, répondit sœur Ariel. C’était une bonne et une mauvaise nouvelle. Il y avait cependant une autre possibilité : Vi avait fait des progrès fulgurants dans la maîtrise du Don. Il n’était pas impossible qu’une lacune soit passée inaperçue et que le pouvoir de la jeune femme se soit retourné contre elle. Ariel avait révélé à Élène que Vi possédait un Don fantastique, mais atypique. Au cours de son apprentissage de pisse-culotte, elle avait appris à l’invoquer facilement, mais il lui manquait certaines bases – et les sœurs ignoraient lesquelles. La jeune femme accomplissait avec aisance des manipulations très difficiles, mais elle était parfois incapable de tisser une trame élémentaire. Tout le monde avait eu peur lorsqu’elle s’était effondrée. Non, c’était probablement à cause du lien. Kylar devait avoir de gros ennuis. Élène regarda sœur Ariel. — Des pigeons voyageurs sont arrivés de Cénaria, dit la sœur. Il y a eu un procès pour haute trahison. À en juger par l’état de Vi, il semblerait que le châtiment soit appliqué en ce moment même. Il doit s’agir de la roue. (Elle regarda autour d’elle pour vérifier que personne ne l’écoutait.) Avec le… petit talent de Kylar, le supplice va durer plus longtemps que prévu. Vi l’aide à guérir en absorbant une partie de sa douleur. Son intervention part d’un bon sentiment, mais elle ne fait que prolonger les souffrances de Kylar en retardant l’inévitable. Kylar était en train de mourir ? Élène aurait dû le sentir, elle aurait dû le sentir comme Vi l’avait senti. Elle l’aurait fait si la pisse-culotte ne lui avait pas volé les anneaux nuptiaux. La jalousie submergea Élène qui la repoussa à grand-peine. Malédiction ! Pourquoi ne pouvait-elle pas lui pardonner une fois pour toutes ? — Pourquoi ferait-elle tout cela pour lui ? demanda Élène. — Je ne peux qu’émettre une hypothèse, mais il est vrai que l’amour n’est pas un domaine dans lequel j’excelle. La réponse de sœur Ariel frappa Élène comme un coup de massue. Vi était amoureuse de Kylar ? Elle l’aimait à ce point ? Vi se redressa soudain et poussa un hurlement strident. Elle saisit ses tibias et son regard croisa celui d’Élène. — Non ! Je ne peux pas… Je ne peux pas y arriver. Je ne suis pas assez forte. Ça fait trop mal. Elle retomba sur le lit en délirant, puis cria de nouveau en se tenant les bras. — Non ! Kylar ! Non ! Elle sombra dans l’inconscience et Élène comprit que Kylar était mort. Sœur Ariel s’approcha aussitôt et saisit la boucle d’oreille de Vi. Elle essaya de l’arracher, mais sans succès. — Malédiction ! Le lien n’est pas rompu. Pas même par… Elle se rappela qu’elle n’était pas à l’abri d’oreilles indiscrètes et elle ne termina pas sa phrase. Ce n’était pas l’endroit pour évoquer l’immortalité de Kylar. — J’espérais que… enfin, je n’espérais pas que Kylar allait… vous comprenez ce que je veux dire. J’espérais juste que si cela arrivait, le lien se romprait. (Ariel grimaça et détourna les yeux.) C’était mon dernier espoir. Le lien est vraiment indestructible. Je suis désolée, Élène. Je suis désolée. Kylar avait désormais l’habitude de se promener dans les couloirs dorés de la mort. Le jeune homme avança en glissant au-dessus du sol comme un fantôme. Son déplacement était le fruit de son esprit qui devait imposer sa volonté sur un monde sans équivalent humain. L’Antichambre du Mystère n’avait pas changé. Le Loup était assis sur son trône. Ses yeux jaunes scintillaient et un masque hostile était gravé sur ses traits balafrés par une brûlure. Deux portes se trouvaient en face de lui. La première était toute simple, en bois, et si Kylar la franchissait, il reviendrait à la vie. La seconde était en or et des filets de lumière chaude filtraient sur les côtés. Le jeune homme ne pourrait jamais l’emprunter. D’innombrables êtres éthérés étaient présents dans la pièce. Ils se déplaçaient, invisibles, observaient Kylar et parlaient de lui. — Félicitations, Anonyme, dit le Loup avec un sourire cruel. Tu as prouvé que tu étais capable de te sacrifier comme si tu te fichais de mourir. Comme si tu te fichais de la vie. Ah ! la jeunesse ! Kylar était trop fatigué pour jouer à ce petit jeu. Le Loup ne l’impressionnait plus. — Pourquoi est-ce que vous me détestez ? Le Loup inclina la tête, décontenancé. — Parce que tu es un parfait incapable, Anonyme. Les gens t’aiment plus que tu as le droit d’être aimé et toi, tu les traites comme de la merde qu’il faut gratter sur ses semelles. Cette remarque était injuste, surtout après ce que le jeune homme venait d’endurer. Il leva les mains. — Vous savez quoi ? Allez vous faire foutre ! Vous pouvez faire vos petits commentaires incompréhensibles et me détester autant que vous voulez, mais prenez au moins la peine de m’appeler par mon putain de nom ! — Et quel est-il ? demanda le Loup. — Kylar. Kylar Stern. — Kylar Stern ? Le brave qui meurt sans jamais mourir ? Ce n’est pas un nom, c’est un titre. C’est un juge. — Azoth, alors. — Tu n’as plus rien de commun avec ce rat pleutre et idiot. Et même si ce n’était pas le cas, sais-tu seulement qui est Azoth ? — Qu’est-ce que vous voulez dire ? Le Loup éclata d’un rire mauvais. — Azoth est l’ancien nom du vif-argent. Imprévisible, incertain, sans forme propre, versatile. Toi, Anonyme, tu peux être n’importe qui et tu n’es donc personne. Tu es un nuage de fumée, une ombre qui disparaît au lever du soleil. On t’appelle Kagué. Tu es l’ombre de celui que tu aurais pu devenir et l’ombre de ton maître qui était un titan. — Mon maître était un lâche ! Il ne m’a jamais dit qui il était vraiment ! hurla Kylar. Il cligna des paupières, abasourdi par la violence de sa colère. Pourquoi éprouvait-il une telle rage ? L’homme aux yeux luisants eut l’air pensif. Les fantômes se turent, puis l’un d’eux murmura quelque chose d’inintelligible à l’oreille du Loup. Celui-ci croisa les bras sur sa poitrine et hocha la tête. — Le prince Acaelus Gassant de Traythell était un guerrier et pas grand-chose d’autre. Il ne se posait guère de questions et ce n’était pas vraiment un sage. C’était un des rares hommes bons à aimer la guerre. Il ne se détestait pas et il ne détestait pas la vie. Il n’était pas cruel. Il se réjouissait simplement à l’idée de se battre pour un enjeu aussi important que possible. Et c’était un adversaire redoutable. Il devint l’un des meilleurs amis de Jorsin Alkestes. » Leur amitié agaça l’autre meilleur ami de Jorsin, un archimage très susceptible du nom d’Ezra. Il estimait qu’Acaelus n’était qu’un crétin charismatique doué pour le maniement de l’épée. De son côté, Acaelus pensait qu’Ezra n’était qu’un lâche qui empêchait Jorsin de se battre à la tête de son armée alors qu’il était fait pour cela. Quand les champions – les hommes et les femmes qui représentaient les derniers espoirs de victoire de Jorsin – furent choisis, Ezra voulut fusionner avec le Dévoreur. C’était le ka’kari le plus puissant et Ezra avait sué sang et eau pour le récupérer. Le seul à qui il aurait cédé sa place de bonne grâce était Jorsin Alkestes. Mais le Dévoreur ne voulut pas d’Ezra. Ni de Jorsin. Il choisit l’escrimeur. » Tu es peut-être capable de comprendre l’étrangeté de ce choix. La nature du Dévoreur est la discrétion et la furtivité, mais il décida de fusionner avec un homme qui n’avait pas une once de subtilité. C’était étrange, en effet, mais cette alliance s’était révélée excellente. — Le Dévoreur n’a pas choisi ton maître pour d’obscures raisons, mais parce qu’il le comprenait. Acaelus aimait le fracas des armes, mais pas pour les mêmes raisons que la plupart des hommes, pas parce que les batailles lui permettaient de démontrer qu’il était plus habile que ses adversaires. Si le Dévoreur s’était donné à un individu avide de pouvoir – comme Ezra –, il aurait créé un tyran sans précédent. Imagine un Roi-dieu qui soit un vrai dieu et tu auras une idée de ce que je veux dire. Ce que ton maître aimait plus que tout, c’était la camaraderie des guerriers. Il avait soif de cette solidarité qui pousse un homme à risquer sa vie pour aider un frère d’armes. » Le Dévoreur soumet son propriétaire à de terribles choix. Pour s’emparer du ka’kari noir, ton maître a dû faire une croix sur cette camaraderie. Il a dû abandonner les choses auxquelles il tenait plus que tout au monde et accepter d’être considéré comme un traître. Ces épreuves l’ont rendu plus sage, plus réfléchi et plus triste. Et puis il y a le grand dilemme qu’impose le Dévoreur. Ton maître était un soldat, mais le meilleur guerrier du monde n’est jamais à l’abri d’une flèche perdue, d’une défaillance de sa monture ou d’un geste malencontreux de la part d’un camarade. Ton maître a vécu partagé entre son envie de se battre et son désir de ne pas inquiéter ceux qui lui étaient chers. » Acaelus essaya de vivre en paix. Au fil des siècles, il fut paysan, chasseur, apothicaire, parfumeur, forgeron… Est-ce que tu imagines cela ? Ces vies furent bien remplies. Il se maria plusieurs fois et eut des enfants, mais il demeurait insatisfait. Un homme qui renie ses besoins essentiels est un homme qui sape lui-même son bonheur. Comment aurait-il pu ne pas en vouloir à ceux qui l’empêchaient de s’adonner à sa passion ? C’était un guerrier capable de commander des armées, d’arrêter une invasion à lui seul. Et il en était réduit à cultiver la terre. À cause des personnes qui l’aimaient. De temps à autre, il retournait sur un champ de bataille parce que le mal devenait trop puissant et qu’il n’était plus possible de l’ignorer. Parfois, il était victorieux et tout allait bien. Parfois, il périssait et un de ses proches payait le prix de son immortalité. Il était incapable de le supporter lorsqu’il s’agissait d’un de ses enfants. Ses mariages ne survivaient jamais à une telle tragédie. Il n’a jamais su se pardonner. Kylar ne comprenait pas tout. Le Loup ne prenait pas la peine d’entrer dans les détails, car il pensait que le jeune homme savait déjà certaines choses. Kylar ne prit pas le risque de l’interrompre. Il avait trop envie d’en apprendre davantage sur son maître. — En fin de compte, il voulut vaincre le pouvoir du ka’kari en reniant l’amour. S’il ne tenait à personne, personne ne mourrait à sa place. Il consacra alors sa vie aux meurtres, aux prostituées et à l’alcool. Il devint pisse-culotte parce que les pisse-culottes n’ont pas le droit d’aimer. Il réussit enfin à atteindre son but et le ka’kari l’abandonna lorsqu’il bascula dans l’antithèse de l’amour. — La haine ? — L’indifférence. Quand Vonda fut enlevée et menacée de mort, Durzo éprouva un certain soulagement. Il choisit la solution la plus logique : il empêcha le jeune Garoth Ursuul de s’emparer du ka’kari. Mais en vérité, peu lui importait que Vonda meure. C’est cela qui a brisé son lien avec le Dévoreur. — Pourtant, il a ressuscité. Même après ma fusion avec le ka’kari. — Parce qu’il tenait à toi, Kylar. Il a choisi de mourir pour toi, d’abandonner tout ce qui lui restait : son épée, son ka’kari, son pouvoir, sa vie. Il a tout sacrifié pour toi. Il n’y a pas de plus grande preuve d’amour. Une telle mort méritait une nouvelle vie. — Mais qui la lui a accordée ? Vous ? (Le Loup ne répondit pas.) Le ka’kari ? Dieu ? — C’est peut-être ainsi que fonctionne la magie la plus puissante de toutes : la justice alliée à la miséricorde. La réponse à ta question est un mystère, Kylar. Un mystère tout aussi insondable que les raisons pour lesquelles la vie existe. Tu peux chercher une explication en postulant un dieu ou tu peux te contenter de dire que les choses sont ainsi. Mais quel que soit ton choix, n’oublie pas de savourer cette vie. C’est un magnifique cadeau – ou le résultat d’un heureux concours de circonstances. Kylar se sentit soudain insignifiant à l’échelle d’un Univers immense qui dépassait l’entendement, mais qui n’était peut-être pas insensible aux souffrances que Durzo avait endurées. Une dernière vie. Un véritable cadeau. Le ka’kari était encore plus étrange et plus merveilleux qu’il l’avait imaginé. — Je croyais… commença-t-il. (Il secoua la tête.) Je croyais qu’il s’agissait simplement d’une magie extraordinaire. Le Loup éclata de rire et même les fantômes semblèrent surpris par sa réaction. — Mais il s’agit d’une magie extraordinaire. Les magies les plus puissantes sont liées aux notions humaines : la beauté, la passion, le désir, le courage, la générosité et l’empathie. Le ka’kari puise son énergie dans ces sentiments tout autant que dans la magie qu’ils contiennent. — Et les émotions négatives ? — Il se sert de tous les sentiments humains. La vengeance, la haine, la soif de destruction, l’avidité, l’ambition… Ils contiennent tous du pouvoir. Il y a une astuce pour devenir vraiment puissant : il faut être en harmonie avec la magie qu’on utilise. Les meisters sont de très mauvais guérisseurs. Dans la même logique, les mages verts sont trop sensibles pour être d’une utilité quelconque sur un champ de bataille. Plus tu réalises ton potentiel humain, plus tes pouvoirs seront variés. Plus tes émotions seront profondes, plus tu seras puissant. C’est pour cette raison que tu as attiré le ka’kari, Kylar. Tu avais besoin d’amour. Tu n’avais pas seulement envie d’être aimé, tu voulais également chérir la femme que tu aimais. Tu le voulais de tout ton cœur, mais tu pensais que cela te serait refusé à tout jamais. (Kylar fut gêné par la manière dont le Loup présentait les événements.) Ne fais pas ton timide. Qu’y a-t-il de plus humain qu’aimer et qu’être aimé ? Tu aimais, mais tu pensais que l’amour t’était interdit. Cette contradiction a généré un dilemme qui a amplifié ton pouvoir. — Ce dilemme n’est pas résolu, n’est-ce pas ? Je représenterai toujours un danger pour ceux que j’aime. — C’est futé, non ? Ta puissance dépend de ta capacité à aimer. Le créateur du ka’kari t’a offert un présent en s’assurant qu’il ne perdrait jamais son pouvoir. C’est sacrément vicelard, tu ne trouves pas ? — Le fils de pute, grogna Kylar. Et qu’est-ce que je suis censé faire ? — C’est une bonne question, dit le Loup en haussant les épaules. Mais Kylar n’écoutait plus. Il sentit le sang refluer de son visage. — Oh ! Dieu ! lâcha-t-il. Les battements de son cœur résonnèrent dans ses oreilles comme des coups de tonnerre et il eut l’impression que sa poitrine se transformait en pierre. Il ne représentait pas un danger pour les personnes qu’il aimait parce que ses ennemis risquaient de s’en prendre à elles. Le Loup parlait d’un tout autre danger. Il expliquait la situation à Kylar depuis cinq minutes, mais le jeune homme n’avait pas compris ce qu’il voulait dire. — Chaque fois que je suis ressuscité, un être cher est mort à ma place ? demanda-t-il, le souffle coupé. — Bien sûr. C’est le prix de l’immortalité. Le jeune homme sentit sa gorge se serrer. Il ne parvenait plus à respirer. — Qui… — Sérah Drake a péri quand Roth t’a tué. Mags Drake s’est suicidée lorsque Caleu le Balafré t’a abattu d’une flèche près de Havermere, Ulana Drake est morte quand le Roi-dieu a ordonné à Vi Sovari de te poignarder. Les genoux de Kylar se mirent à trembler. Le jeune homme avait envie de vomir. Il voulait s’évanouir. Tout, tout plutôt que d’affronter ça ! Mais ce moment insoutenable se transforma en éternité et, au milieu d’une tempête d’émotions, Kylar remercia Dieu d’avoir épargné Élène et Uly. Il se maudit aussitôt pour avoir eu cette pensée. Qui était-il pour juger de la valeur d’une vie par rapport à une autre ? pour se réjouir de la mort d’une personne parce qu’il l’aimait moins qu’une autre ? Il avait assassiné Ulana Drake et ses deux filles. Le comte Drake avait recueilli un infâme salopard dénué de scrupules. Il l’avait adopté et Kylar avait décimé sa famille à cause de son inconscience et de son arrogance. Il avait remboursé son bienfaiteur avec des larmes. — Et pour le blasphème ? Quand j’ai accepté de mourir contre de l’argent ? — Jarl. Kylar poussa un hurlement. Il déchira sa cape et se jeta à terre. Il frappa le sol de ses poings, mais il ne ressentait aucune douleur dans l’Antichambre du Mystère. Il n’avait pas de corps à mortifier. Des larmes coulèrent sur ses joues, mais cela ne lui apporta pas le moindre réconfort. — Je ne savais pas… Je ne savais pas… Oh ! Dieu ! Le Loup était stupéfait. — Bien sûr que si, tu le savais. Durzo gardait une lettre sur lui pour que tu la lises quand tu le tuerais. Il y expliquait tout. Il m’a même dit qu’il la gardait dans sa poche pectorale. — Je n’ai pas pu la lire ! Elle était tachée de sang ! Elle était illisible ! Et il comprit soudain. — Qui est-ce, cette fois-ci ? demanda-t-il, en proie au désespoir. Qui va mourir à ma place ? Le Loup était abasourdi. Ses yeux luisants et son visage balafré s’adoucirent. Il ressemblait enfin à un être humain. — Kylar, je suis désolé. Je croyais que tu savais. Je croyais que tu savais depuis le début. — Par pitié ! je veux revenir sur notre marché. Laissez-moi changer d’avis ! — Ça ne fonctionne pas ainsi, Kylar. Nous ne pouvons rien faire, ni toi ni moi. Cette fois-ci, c’est Élène qui va mourir. Chapitre 58 K ylar se réveilla sur une surface en pierre froide dans une pièce tout aussi froide. Il n’ouvrit pas les yeux. S’il avait eu le choix, il ne se serait jamais réveillé. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration et le sang circulait dans ses veines, mais, en dehors de cela, il était parfaitement immobile. Comme après chaque résurrection, son corps était dans un parfait état, intact, puissant, dynamique. Il tirait parti de la vie qu’il avait volée. Il débordait d’énergie – une énergie qu’il avait arrachée à un être cher. Des larmes coulèrent sur ses tempes jusqu’à ses oreilles. Il comprenait maintenant pourquoi le Loup l’avait pris pour un monstre. Il avait cru que le jeune homme méprisait la vie des personnes qui l’aimaient et qu’il aimait. Il se tourna, mais son malaise ne fit qu’empirer. Il ouvrit les yeux. L’air était humide et sentait le renfermé. Le plafond était décoré de marbre blanc. Il aperçut deux corps qui reposaient à moins de un mètre de lui sur des dalles semblables à la sienne. Le premier était celui d’un homme imposant qui tenait une épée. Celui de la femme avait eu la gorge tranchée et était en état de décomposition avancé. Kylar songea qu’elle avait dû se vider de son sang. L’homme était mort à peu près au même moment, sans doute pendant l’attaque du château par les troupes khalidoriennes. Il s’agissait des parents de Logan. Kylar regarda autour de lui : les dépouilles des Gyre – certaines vieilles de plusieurs siècles – s’alignaient dans d’innombrables niches. Logan avait fait placer son cadavre dans la crypte familiale. Le jeune homme se leva. Il ne ressentit aucune courbature bien qu’il soit resté allongé sur de la pierre. On lui avait enfilé une tunique en fil d’or, un pantalon blanc et des chaussures en cuir de faon. Il était impossible de dire quel jour c’était. La crypte était plongée dans l’obscurité et l’entrée avait été scellée par un disque de pierre massif large de plus de deux mètres. Si les souvenirs de Kylar étaient exacts, le caveau des Gyre se trouvait à l’extérieur de la ville. Il avait donc de bonnes chances d’en sortir sans que personne s’en aperçoive. De toute façon, il ne pouvait pas rester là. Il attrapa les bords de la roue en pierre et poussa en invoquant son Don. Le disque massif roula avec lenteur sur un quart de tour et s’immobilisa dans un sillon. Kylar se rendit invisible et se glissa dehors. C’était la nuit, mais la lune était pleine et il faisait clair. Dans l’escalier étroit qui menait à la crypte, Kylar aperçut une fillette aux yeux écarquillés de peur. C’était Bleue, la petite chef de bande de la guilde du Dragon Noir. Le jeune homme s’immobilisa, toujours invisible, et se frotta le visage. Bleue ne bougea pas. Elle mourait d’envie de s’enfuir en courant, mais elle refusait de céder à la peur. La brave petite. — Kylar ? murmura-t-elle. Qu’était-il censé faire ? La tuer ? Partir sans bruit et la laisser raconter que la porte de la crypte s’était ouverte d’elle-même ? Il était peu probable qu’on la croie, mais quelqu’un finirait peut-être par venir vérifier. Que se passerait-il quand on s’apercevrait que son corps avait disparu ? — Kylar, je sais que vous êtes ici. Emmenez-moi avec vous. — Est-ce que tu as déjà tué, Bleue ? demanda Kylar sans ôter son manteau d’invisibilité. La fillette laissa échapper un hoquet terrifié et déglutit avec peine en cherchant d’où venait cette voix. — Non, murmura-t-elle. — Est-ce que tu as envie de tuer des gens ? — Je voudrais tuer Dag Tarkus. Il a donné un coup de pied dans le ventre à Porco parce qu’il avait volé et Porco est mort le lendemain. — Et si je te disais que pour devenir mon apprentie, il te faudrait tuer des dizaines de gamins comme Porco ? Et si je te disais qu’il te faudrait tuer tous les membres de ta guilde ? (Bleue se mit à sangloter.) Tu veux juste changer de vie, pas vrai ? Elle hocha la tête. — Dans ce cas, j’ai besoin que tu fasses deux choses. D’abord, ne raconte jamais – jamais – ce que tu as vu cette nuit. Si tu parles, des salopards finiront par l’apprendre et ils tueront beaucoup de gens bien. Tu comprends ? Tu ne dois même pas en parler à ton meilleur ami. Bleue acquiesça. — Je n’ai plus d’amis maintenant que Porco est mort. — Va à l’intersection de Verdun et de Gar. Je t’y retrouverai dans une heure. — C’est promis ? — C’est promis. Bleue partit et Kylar ferma la crypte. Il gagna un de ses repaires et y prit ce dont il avait besoin, y compris Châtiment. Il l’avait mise à l’abri avant d’aller tuer la reine, car il savait qu’on lui confisquerait ses armes après son arrestation. Puis il écrivit un message à l’intention de Rimbold Drake. Il lui parla de la blanchisseuse qui avait été mutilée par l’explosion du philodunamos et lui demanda de dédommager la malheureuse, il raconta ce qu’il avait appris de la bouche du Loup et expliqua ce que ses résurrections avaient coûté aux Drake. Lorsqu’il eut terminé, il prit plusieurs sacs de pièces d’or, différents poisons et des vêtements de rechange. Puis il enfila une cape et un masque. Il retrouva Bleue au croisement et la fillette se releva d’un bond. Kylar lui montra un manoir. — Ce domaine est la propriété d’un homme exceptionnel, Bleue. Pendant l’invasion de Cénaria, il a été empoisonné et a failli mourir. Les Khalidoriens ont tué sa femme et deux de ses filles. Je n’ai jamais rencontré un homme aussi généreux que lui et je crois qu’il a besoin de toi autant que tu as besoin de lui. Dans cette lettre, je lui demande de prendre soin de toi. Cet homme est ta seule chance de changer de vie et de devenir quelqu’un. Tu n’en auras pas d’autres. Mais ce ne sera pas facile. Si tu entres dans cette maison, tu devras y rester tant que tu ne seras pas devenue une vraie dame. C’est ce que tu veux ? — Une dame ? Le visage de la fillette s’était illuminé d’un espoir insensé. — Dis-le. — Je veux devenir quelqu’un. Je veux devenir une dame. — Je te crois. Kylar posa la main sur une fente de la porte du domaine. Il envoya le ka’kari actionner le loquet et ouvrit. Le jeune homme et la fillette passèrent devant la cabane du gardien et se dirigèrent vers l’entrée du manoir. Kylar tendit un sac rempli de couronnes d’or à Bleue – il était si lourd qu’elle faillit le lâcher – et lui donna la lettre. Il rejeta ensuite la capuche de sa cape en arrière pour que la fillette le voie, pour qu’elle n’ait jamais le moindre doute sur son identité. — Bleue, je compte sur toi. Je vois les âmes et je les juge. J’ai vu la tienne et je crois que tu vaux la peine qu’on s’occupe de toi. Sois gentille avec le comte Drake. Moi, je ne l’ai pas été autant qu’il le méritait. Il frappa à la porte, se rendit invisible et attendit. Rimbold Drake ouvrit avec des yeux gonflés de sommeil et regarda Bleue, déconcerté. La fillette était trop terrifiée pour parler. Après quelques instants, le comte prit le message qu’elle tenait à la main. Il le lut et pleura. Kylar se tourna pour partir. — Tu es meilleur que tu le penses, dit Rimbold Drake en s’adressant à la nuit. Je te pardonne le mal que tu crois m’avoir infligé. Tu seras toujours le bienvenu dans ma maison, mon fils. Kylar disparut dans les ténèbres. C’était là qu’était sa place. Chapitre 59 D eux jours après son emprisonnement, on conduisit Solon dans une autre pièce. Les fenêtres étaient protégées par des barreaux, la porte était renforcée de barres en métal et la serrure était toujours verrouillée, mais il avait désormais vue sur la cour du château de Blanchefalaise. Celle-ci avait été décorée en prévision du mariage, principalement avec des tons verts rappelant les vignes et la mer, pourpres pour le vin et la maison royale. Le premier garde resta à l’entrée. C’était un homme ventripotent avec de grosses bajoues et une armure mal polie. — Je ne sais pas qui tu es, imposteur, dit-il, mais profite bien du mariage, parce que c’est la dernière chose que tu verras. — Et pourquoi donc ? demanda Solon. — Le mikaidon a décidé que le premier ordre qu’il donnerait en tant qu’empereur serait ton exécution. Le second garde, un homme maigre aux sourcils joints avait l’air nerveux et coupable. — La ferme, Ori ! Par le sang de Daenysos ! la journée sera suffisamment difficile comme ça. (Il tourna la tête vers Solon.) Je te promets que ce sera rapide. Il sortit en surveillant le prisonnier, prêt à réagir à un mouvement trop brusque, puis verrouilla derrière lui. Solon examina sa nouvelle cellule et fut surpris d’y découvrir une baignoire remplie et des vêtements propres. Il se lava et s’habilla en réfléchissant. Oshobi donnait déjà des ordres aux gardes de Kaede. Ce n’était pas de bon augure, mais cela ne prouvait pas nécessairement que les craintes de Solon étaient justifiées. Il ne savait pas quels mandats Kaede avait l’intention de partager avec son époux. Lorsqu’elle lui avait parlé, deux jours plus tôt, elle ne lui avait pas paru désespérée au point de confier tous les pouvoirs à Oshobi. Solon eut envie de vomir. Pendant deux jours, il avait envisagé toutes les solutions, mais il n’avait pas trouvé le moyen de revendiquer son pouvoir sans miner celui de Kaede. Il ignorait tout des courants politiques actuels et chacune de ses interventions risquait d’avoir un effet opposé à celui escompté. Mais on lui avait fourni des vêtements propres, des vêtements dignes d’un noble, voire d’un membre de la famille royale. Il était donc peu probable que Kaede le fasse exécuter en ce jour. Avait-il une chance ou avait-elle décidé de le punir en l’obligeant à assister à un mariage dont elle le tenait pour responsable ? Dehors, les nobles se rassemblaient en respectant l’étiquette. Ils resteraient debout pendant la cérémonie, ainsi que le voulait la tradition séthie. Bientôt, quatre cents personnes entourèrent l’estrade sur laquelle l’impératrice et le futur empereur allaient se marier. Solon reconnut quelques visages, mais constata avec effroi que les absents étaient terriblement nombreux. Son frère avait-il tué tant de gens ? Sijuron était-il devenu un monstre à l’insu de Solon ? Le tintement des épées chantantes annonça le début de la cérémonie. Sur l’estrade, deux danseurs se placèrent l’un en face de l’autre. Pour l’occasion, l’homme portait un masque de prétendant particulièrement sévère et le garçon pubescent celui d’une femme ravissante, mais grave pour incarner la noblesse de l’impératrice. Ils tenaient tous deux une épée de forme très particulière. Ces armes étaient creuses et accordées en octaves pour produire des notes de musique pendant le ballet. Les intonations variaient selon la prise de main et les coups portés. Le duel, symbolisant la cour du fiancé à sa promise, était en partie chorégraphié, en partie improvisé. On affirmait que cette danse – dont le répertoire allait de la farce à l’érotisme – était sacrée aux yeux de Daenysos. Elle était en tout cas très ancienne et très appréciée. Il fallait y consacrer une grande partie du budget de la cérémonie lorsqu’on engageait des artistes renommés. En règle générale, les futurs mariés étaient un peu inquiets pendant le spectacle, car ils craignaient d’être ridiculisés par un des danseurs qui les incarnaient. Les artistes étaient des professionnels, mais ils n’étaient pas à l’abri d’une erreur et, lors d’un mariage, les invités se souvenaient avant tout de la cérémonie des épées. Les danseurs s’inclinèrent avec déférence, mais ne baissèrent pas les yeux. Ils continuèrent à s’observer comme s’ils ne se faisaient pas confiance. Puis ils entamèrent le spectacle. Tandis qu’il les regardait, Solon oublia pendant un moment qu’il était prisonnier. Le garçon faisait de grands gestes et agitait les mains avec rapidité pour symboliser le sens de la repartie de Kaede. Lorsqu’un artiste interprétait une mégère, il ne jouait parfois qu’une seule note ; quand il s’agissait d’un homme nerveux, son épée chantante ne produisait que des sons très aigus. Le danseur incarnant Oshobi dégageait une aura presque palpable, puissante et virile. Il jouait avec plus de lenteur et plus de force que son camarade. Solon ne connaissait pas ces artistes, mais il comprit qu’ils étaient incorruptibles. Ils ne craignaient pas de froisser l’homme qui allait bientôt devenir empereur. En observant leur ballet, Solon découvrit l’évolution des relations des futurs mariés. Oshobi avait fait une cour pressante. Kaede avait cédé rapidement, mais elle s’était ressaisie et avait fait attendre son soupirant pendant des années. Le danseur exprimait l’insistance du mikaidon avec une pointe de moquerie que seul un œil exercé pouvait remarquer. Il laissait entendre qu’Oshobi était plus intéressé par la dot que par Kaede – et qu’il avait raté de nombreuses occasions de séduire la femme parce qu’il n’avait d’yeux que pour le trône. Kaede se lassait peu à peu, mais les danseurs n’insistèrent pas sur ce point. Ils ne suggérèrent pas qu’Oshobi l’avait forcée à se soumettre. Kaede acceptait progressivement de se rabaisser pour valoriser son futur époux qui finissait par la surpasser. Les rythmes s’harmonisèrent alors que le thème d’Oshobi reprenait celui de Kaede. Tandis que le ballet touchait à sa fin, l’impératrice salua en fléchissant les genoux et écarta les bras pour recevoir le toucher cérémonial au-dessus du cœur. Le danseur qui interprétait Oshobi s’approcha alors avec précipitation. Il perdit l’équilibre et son épée effleura la gorge de Kaede pendant une fraction de seconde. Puis il se ressaisit et posa la main sur la poitrine de l’impératrice. La chorégraphie était à ce point excellente que Solon crut pendant un instant que l’artiste avait vraiment glissé. Tout le monde pensa – ou choisit de penser – qu’il s’agissait d’une maladresse à la fin d’un spectacle au demeurant parfait. Une salve d’acclamations éclata. Lorsque le silence revint, les futurs époux firent leur apparition. Kaede s’avança sur l’estrade et le cœur de Solon bondit dans sa poitrine. Elle portait une cape en samit violet bordé de dentelle avec une longue traîne ; ses cheveux noirs maintenaient une couronne de vigne ornée de grappes de raisin mauve. Étant donné qu’il s’agissait d’une cérémonie de mariage, ses deux seins étaient dénudés ; ses tétons avaient été maquillés de rouge et d’anciennes runes de fertilité avaient été tracées sur son ventre nu, juste au-dessus du nombril ; une jupe en tissu d’or lui ceignait le bas des hanches et traînait un peu derrière elle ; on apercevait à peine ses pieds colorés avec du vin. La plupart des femmes exposaient davantage leurs chevilles en affirmant que le nectar des vignes était un habit plus que suffisant pour un mariage. Kaede, elle, semblait croire qu’une reine était une reine avant d’être une femme. Après plus de dix années passées à Midcyru, Solon avait perdu le sens de la pudeur et le désir l’assaillit lorsqu’il vit Kaede habillée ainsi. La jupe sans pince ni bouton ne cachait pas le moindre sous-vêtement. Elle avait été taillée le matin même sur le corps de la jeune femme. Elle devait être arrachée avec frénésie par le marié. Les joyeux convives attendraient aux fenêtres de la chambre nuptiale qu’il la leur lance. Jadis, dans certaines régions rurales, la robe était toujours blanche et il ne fallait pas la déchirer complètement avant que le mariage soit consommé. Les invités paradaient ensuite en l’exhibant pour « prouver » que la femme était arrivée vierge à ses noces. En fait, le vêtement était souvent taché de sang de mouton – la plupart des mères en fournissaient un flacon à leur fille au cas où leur hymen aurait été rompu de manière accidentelle ou autre. Solon était heureux que cette tradition soit tombée en désuétude. D’abord parce qu’il la jugeait vulgaire, ensuite parce qu’il avait du mal à imaginer comment on pouvait savourer sa nuit de noces pendant que des connards avinés hurlaient en frappant aux volets de la chambre. Solon ressentit un élan de haine en voyant Oshobi Takeda s’avancer dans la cour, il aurait dû être à sa place. C’était lui qui aurait dû déchirer sa robe au cours de la nuit. Oshobi entra dans le cercle. Il était torse nu et des runes de puissance et de virilité étaient tracées sur son ventre dépourvu de la moindre trace de gras et aux abdominaux saillants. Il portait lui aussi une couronne de vigne sur la tête, une cape verte toute simple et un pantalon en fil d’or qui descendait juste sous le genou. Il monta sur l’estrade en accordant à peine un regard à sa promise. Solon songea qu’il devait être aveugle ou homosexuel pour dédaigner une telle beauté. Oshobi se tourna pour s’adresser aux invités : — Je suis venu ici pour épouser notre impératrice. J’avais à cœur de rassembler ce pays divisé depuis plus de dix ans. Nous avons tous appris avec consternation l’infidélité de Daune Wariyamo, mais j’étais prêt à épouser sa fille malgré le coup que cela aurait porté à l’honneur de ma famille. De sa fenêtre, Solon vit ce que les invités ne pouvaient pas voir. Des gardes de la cité en armure et de nombreux gardes royaux s’étaient rassemblés devant les portes de la cour. Personne ne les avait remarqués, mais ils pouvaient fondre sur les nobles en un instant. Ce que Solon ne voyait pas, c’était la réaction de Kaede à ces prémices de coup d’État. Il n’eut pas à attendre longtemps. La jeune femme traversa l’estrade, se dirigea droit vers Oshobi et le gifla. — Si vous essayez de me trahir, Oshobi Takeda, j’aurai votre tête, lâcha-t-elle d’une voix claire et dénuée de peur. Un noble lança un regard à Oshobi et s’avança. Solon reconnut le vieux Nori Oshibatu, un ami de longue date de la famille Wariyamo. — Kaede, ma chère, impératrice bien-aimée, vous vous emportez et cela ne vous sied pas. Je vous en prie, il ne fait que parler. Il ramena Kaede à sa place et elle fut rapidement encadrée par d’autres « amis » de la famille. Oshobi esquissa un sourire qui le fit ressembler au fauve qu’il était. — Je suis venu ici pour servir mon pays, mais, ce matin même, j’ai fait une découverte que mon honneur ne peut tolérer. Daune Wariyamo gardait sur elle des lettres que le frère de feu le dernier empereur avait envoyées à Kaede. Dans ces lettres, il évoque leurs rendez-vous galants et leur mariage secret. — Sale menteur ! cria Kaede. Le cœur de Solon se contracta. Les rendez-vous au château n’avaient – malheureusement – rien eu de très galant. Ils avaient juste conduit à ce funeste jour où la mère de Kaede les avait découverts nus et avait frappé Solon avec une chaussure. Il aurait accepté cette humiliation avec joie si Daune était arrivée dix minutes plus tard – deux auraient peut-être suffi, car il était encore jeune. Cette histoire de mariage, par contre, était un pur mensonge. Oshobi ne laissa pas le doute s’installer. — J’ai ici les lettres en question ! lança-t-il en brandissant une liasse de papiers. (Une esclave fut poussée en avant.) Et cette femme accompagnait dame Wariyamo lorsqu’elle vous a surpris en train de forniquer au château. — C’est la vérité, je le jure, dit l’esclave d’une petite voix. — Plus fort ! tonna Oshobi. — C’est la vérité, je le jure ! Les invités protestèrent et s’agitèrent – comment aurait-il pu en être autrement ? –, mais Oshobi était trop rusé pour faire intervenir ses hommes tout de suite. Kaede voulut crier, mais quelqu’un posa une main sur sa bouche tandis que plusieurs nobles la maîtrisaient. — Ainsi donc, même si Kaede n’a pas commis d’inceste en s’adonnant à ces immondes parties de débauche au cœur du symbole de notre pays, nous savons qu’elle a épousé Sijuron Tofusin. Or ce mariage est nul et non avenu puisqu’elle était déjà mariée à ce moment-là. Avec le frère même de l’empereur ! (Oshobi prit un air triste.) Ce matin, je me suis réveillé prêt à sacrifier l’honneur de ma famille pour servir mon pays… La porte s’ouvrit en grinçant dans le dos de Solon. Il se tourna et vit les deux gardes entrer. — Bon ! dit le gros. On t’a laissé regarder le spectacle plus longtemps que prévu. Je suppose que tu as compris ce qui va se passer maintenant ? Tu es prêt ? — Oui, répondit Solon en invoquant son Don. Lequel d’entre vous préfère mourir en premier ? — Hein ? demandèrent les deux hommes à l’unisson. — Ce sera donc en même temps, dit Solon en arrêtant les battements de leur cœur. Le premier garde se ratatina sur lui-même tandis que le second tombait la tête la première. Solon ramassa une épée et se tourna vers les barreaux de la fenêtre. Le pan de mur vola en éclats. L’explosion secoua le château tout entier et une pluie de débris s’abattit sur les nobles, soixante-dix mètres plus loin. Tout le monde se baissa et tourna la tête pour voir ce qui se passait. Et dire que Dorian me répétait toujours que la subtilité n’était pas mon fort. Solon sauta et atterrit avec la légèreté d’un chat avant de se diriger vers l’estrade. Un garde lui barra le chemin ; il avait les yeux écarquillés et déglutissait à grand-peine. Solon fit un geste comme s’il chassait une mouche et l’homme fut projeté au loin. — Je suis Solonariwan Tofusin, fils de l’empereur Cresus Tofusin, Lumière de l’Ouest, Protecteur des îles et Grand Amiral de la Flotte Royale de Seth. (Il avait énuméré ces titres de manière ambiguë, car il était impossible de dire s’il les attribuait à son père ou s’il les revendiquait.) Je suis de retour et j’affirme que tu es un traître et un menteur, Oshobi. Et même si tes misérables mensonges n’en étaient pas, tu n’aurais aucun droit de prétendre au trône tant que je suis en vie. — Nous pouvons remédier à cela, gronda Oshobi. Solon grimpa sur l’estrade sans laisser le temps de réfléchir à son adversaire. — Tu veux me défier en duel ? (Il éclata d’un rire méprisant.) Un Tofusin ne se salit pas les mains avec le sang d’un porc ! Oshobi poussa un rugissement et tira son épée. Il frappa de toutes ses forces, mais Solon para le coup sans difficulté et riposta. Il transperça le cou de son adversaire et sa lame s’enfonça sur la moitié de sa longueur. Oshobi écarquilla les yeux, mais voulut frapper une fois de plus pendant que l’arme de Solon était coincée. Une décharge magique lui traversa la main et il lâcha son épée. — Cependant, poursuivit Solon, je ferai une exception pour un « chaton ». Il dégagea son arme d’un geste sec. Une gerbe de sang gicla sur l’estrade tandis que le colosse s’effondrait en avant. Solon posa un pied sur la nuque de son adversaire agonisant et pointa son épée vers les nobles qui tenaient Kaede. — Kaede est votre impératrice, dit-il. Je vous conseille donc de la lâcher. Chapitre 60 A près avoir passé la plus grande partie de la nuit à cheval, Kylar établit son campement non loin de la route. Il se contenta de desseller Tribu et de s’allonger sur une couverture posée à même le sol. Les ébrouements de sa monture le réveillèrent quelques heures plus tard. Il cligna des yeux et se releva avec souplesse. — Tu n’as donc pas oublié tout ce que je t’ai appris, déclara une silhouette enveloppée de cuir. L’inconnu approcha et attacha sa monture près de Tribu. — Maître ? demanda Kylar. Dehvirahaman ko Bruhmaeziwakazari laissa échapper un grognement. C’était curieux de voir cet Ymmurien grogner de la même manière que Durzo Blint. Il regarda Châtiment dans les mains de Kylar. — Ha ! je constate avec satisfaction que tu n’as pas encore réussi à la perdre. Fais un peu attention à elle, tu veux bien ? Tu es prêt à te remettre en selle ? Une curieuse excitation s’empara de Kylar. Il était prêt à se remettre en selle. L’énergie trépidante qui accompagnait chaque résurrection ne s’était pas encore dissipée. — Je ne suis pas en train de rêver, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Dehvi haussa un sourcil. — Il y a un bon moyen de s’en assurer. — Lequel ? — Va pisser dans les bois et si tu ressens une impression d’humidité et de chaleur entre les jambes, réveille-toi. Kylar éclata de rire, puis se leva pour aller se soulager un peu plus loin. Quand il revint, Dehvi était assis en tailleur. Il avait disposé devant lui assez de nourriture froide pour rassasier une armée. Kylar mangea avec un appétit qui le surprit, mais Dehvi semblait estimer que cela était normal. Le jeune homme avait encore du mal à croire qu’il était en compagnie de Durzo et il lui jetait de fréquents coups d’œil. — Si tu cherches les petites habitudes de Durzo, dit enfin l’Ymmurien, tu en verras de moins en moins. D’abord, je ne mâche plus d’ail. Et je compte bien me débarrasser des autres aussi vite que possible. À quoi bon changer de visage si tu restes le même ? Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive. Alors si tu veux que je te prouve qui je suis, pose ta question et finissons-en. — Il y a une chose que Durzo m’a dite et qu’il n’a jamais dite à personne d’autre. Vous avez porté bien des noms, mais ils ont toujours signifié quelque chose : Ferric Flammecœur, Gaelan Feu du Ciel, Hrothan Courbacier. Les autres pisse-culottes font la même chose : Hu Gibbet, Caleu le Balafré… Alors pourquoi Durzo Blint ? C’est encore un jeu de mots jaeran ? Dehvi s’esclaffa. — Tu cherches à me piéger. Je ne t’ai jamais dit pourquoi j’avais choisi ce nom, mais je vais te donner la réponse. Au départ, j’étais censé m’appeler Durzo Trique. Un jour où j’étais ivre, quelqu’un a mal entendu et je n’ai pas pris la peine de le corriger. Question suivante ? — Durzo Trique vous aurait convenu à merveille, espèce de vieux salopard. — C’était dans ma nature, pas dans mes gènes. Tu veux savoir autre chose ? Kylar s’assombrit. — Quel est le prix de l’immortalité ? — Droit au but, hein ? (Il s’éclaircit la voix et détourna les yeux.) Chaque résurrection coûte la vie d’une personne qui t’est chère. Voilà. C’était aussi simple que cela. Si Durzo le lui avait dit avant l’invasion khalidorienne, tout aurait été différent. Il avait essayé de mettre son apprenti en garde en lui laissant une lettre, mais… — Est-ce qu’il y a un moyen de l’empêcher ? — Tu parles de l’immortalité ou du mécanisme qui entraîne la mort des autres ? — Des deux. — Le Loup ne m’a jamais expliqué quelles étaient les limites de la résurrection. Peut-être qu’il ne les connaît pas, lui non plus. Pour ma part, je me suis toujours efforcé de limiter les dégâts. J’ai évité de mourir dans un incendie, d’être écartelé, les trucs comme ça. — Et Curoch ? Durzo lui lança un regard sévère. — Un coup mortel délivré par Curoch volatiliserait la magie qui te permet de ressusciter. Jorsin avait peur du Dévoreur. Il s’est assuré qu’il existait au moins un moyen de tuer un immortel. Kylar éprouva soudain un sentiment d’irréalité. Il parlait avec un homme qui avait connu Jorsin Alkestes. Jorsin Alkestes ! Et Jorsin Alkestes avait craint la magie que Kylar possédait. — Et pour empêcher que quelqu’un paie la résurrection de sa vie ? Durzo soupira. — Tu crois que je n’ai pas essayé pendant sept siècles ? C’est une magie puissante, mon garçon. Une vie pour une vie. Même le Loup ne peut pas empêcher ce processus. Il peut seulement le retarder et cela lui demande un effort considérable. Kylar se racla la gorge. — Et, euh… et si j’étais tué par Curoch entre le moment où je ressuscite et le moment où quelqu’un doit payer le prix de ma résurrection ? La question était trop précise pour être le fruit de la curiosité. Durzo grimaça. — Tu ne sais pas à quoi ressemble Curoch, mon garçon… — Bien sûr que si ! Je l’ai balancée dans le bois d’Ezra. — QUOI ? — J’ai passé un marché avec le Loup. C’était avant que je lise votre message. Durzo se massa les tempes. — Et qu’est-ce qu’il t’a offert en échange de l’artefact le plus puissant du monde ? — Il a accéléré ma résurrection et il m’a rendu le bras… dont j’avais dû me séparer. Durzo l’observa sans trahir la moindre émotion. Il avait maintenant des yeux en amande, mais Kylar connaissait ce regard : il signifiait que son maître s’interrogeait sur l’incommensurable stupidité de son interlocuteur. — Et entre tuer un Roi-dieu, assassiner une reine cénarienne, tirer un homme du Trou et le faire couronner roi, peux-tu m’expliquer comment tu as trouvé le temps de récupérer et de perdre l’épée magique la plus convoitée au monde ? — Il ne m’a fallu qu’une semaine. Lantano Garuwashi. Je l’ai défié en duel pour m’en emparer. — Est-ce qu’il est aussi bon qu’on le dit ? — Il est encore meilleur. Et il ne possède même pas le Don. — Alors, comment as-tu fait pour gagner ? — Hé ! s’exclama Kylar, vexé. — Kylar, je t’ai entraîné. Tu n’es pas le meilleur guerrier du monde. Tu le deviendras peut-être un jour. Soit cet homme n’est pas aussi redoutable qu’on le dit, soit tu as eu de la chance, soit tu as triché. — J’ai eu de la chance, avoua le jeune homme. Est-ce que j’ai fait une bêtise ? En jetant Curoch dans le bois, je veux dire ? — Est-ce que tu sais qui est le Loup ? — J’allais vous le demander. — Tu ferais mieux de demander qui il était. Personne ne sait ce qu’il est aujourd’hui. — D’accord. Qui était le Loup ? — À la cour de Jorsin Alkestes, il y avait un mage avec des yeux dorés. Son Don était un peu moins puissant que celui de Jorsin, mais celui-ci avait dû apprendre la stratégie, le commandement, la diplomatie et la magie. Le mage, lui, avait concentré tous ses efforts sur son art et il était très doué. C’était un génie comme on n’en voit qu’un tous les mille ans. Il n’attirait guère la sympathie et avait peu d’amis, mais il vénérait Jorsin. Au cours de la guerre, il perdit tout : Jorsin, ses ouvrages de magie, son seul autre ami, Oren Razin, et sa fiancée. Il perdit également la raison et personne ne sait s’il la recouvra par la suite. Il se cacha dans une forêt pour vaincre sa haine. On donna bien sûr son nom à cette forêt. — Le bois d’Ezra ! souffla Kylar. Le Loup est Ezra ? — Jorsin avait un ami qui finit par le trahir, un certain Roygaris Ursuul. — Oh ! Dieu ! — Pendant la guerre, Roygaris créa un être à partir de son propre corps. Nous baptisâmes la créature le maraudeur. Elle était invulnérable à la magie et plus rapide que l’éclair. Elle tua des milliers d’entre nous. (Durzo effleura sa joue.) Je fus le premier à réussir à la blesser. Ces cicatrices ne sont pas l’œuvre de la vérole. Elles ont été laissées par son sang lorsqu’il m’a éclaboussé. La magie ne peut pas les faire disparaître. Lors de l’affrontement final, le maraudeur fut grièvement blessé. Au lieu de le tuer, Ezra l’emporta avec lui dans sa forêt. Cinquante ans plus tard, une bataille éclata dans le bois et toutes les créatures animales moururent. Aujourd’hui encore, elles meurent dès qu’elles franchissent l’orée, que ce soient des animaux, des kruls, des mages ou la plus vertueuse des vierges. Des armées du Nord et du Sud ont été massacrées à cet endroit. Je ne sais pas ce qui se trame dans ce bois, mais je sais que le Loup y rassemble des artefacts depuis sept siècles. Je sais aussi que, quand il passe un marché, c’est toujours à son avantage. Kylar eut soudain très froid. — Qu’est-ce que vous lui avez offert ? — Deux ka’karis. Il les veut tous, en plus de Curoch et de Iures. — Iures ? — Le pendant de Curoch. L’Épée de Puissance et le Sceptre de la Loi. Jorsin est mort le jour où Iures a été terminé. Il n’a pas eu le temps de s’en servir. Personne ne sait ce que cet artefact est devenu. — Mais quelles sont les intentions du Loup ? — Je l’ignore. Kylar, nous avons tous les deux utilisé le Dévoreur et nous savons à quel point son pouvoir est immense. Imagine un peu ce qu’un archimage serait capable d’accomplir avec sept ka’karis, plus Curoch, plus Iures. Saurais-tu gérer une telle puissance ? Même si le Loup et Ezra ne sont qu’une seule et même personne, est-ce que tu serais prêt à confier ce pouvoir à un dément ? En outre, imagine un peu que le Loup ne soit pas Ezra. Imagine que ce soit Roygaris Ursuul. — Vous avez donc essayé de contrecarrer ses plans. — Après lui avoir donné le ka’kari brun, j’ai commencé à réfléchir. Depuis, j’éparpille ceux que je trouve aux quatre coins du monde. Le Loup n’est pas pressé. Il lui a fallu sept siècles pour récupérer quelques ka’karis et Curoch. Et peut-être Iures. Il est prêt à attendre un siècle de plus pour obtenir le reste. Tu dois t’assurer qu’il n’y parviendra pas. Cette tâche fait partie de ton fardeau. — Mais il est peut-être de notre côté. — Va dire ça à tous les innocents qu’il a massacrés. — Et qu’est-ce que je dois dire aux innocents que vous avez massacrés ? Durzo cligna des yeux et se mordit les lèvres. — Le problème du ka’kari noir, c’est qu’il n’a pas d’effet miroir. Je n’ai jamais réussi à observer mon âme et tu ne verras pas la tienne non plus. Mais si tu veux, invoque-le et juge-moi. Kylar n’eut pas le courage de le faire. Durzo avait empoisonné des dizaines de personnes au cours du seul banquet qui avait précédé l’invasion de Cénaria. Il devait avoir des centaines, des milliers de morts sur la conscience. Si le jeune homme le jugeait coupable, n’allait-il pas le tuer ? Enfin, n’allait-il pas essayer de le tuer ? Il n’avait pas envie de remporter ce combat, car il savait désormais ce que lui coûterait une telle victoire. Et ce serait peut-être pire que la fois précédente. — Qu’est-ce que je dois faire avec le Loup ? demanda-t-il. — Rien pour le moment. Mais si tu apprends que le mont Fuji ne crache plus le feu pour la première fois depuis deux siècles, ou encore que le Maelström de Tlaxini s’est apaisé, tu devras agir vite. Comme je te l’ai dit, ce n’est pas une menace à court terme. — Quand est-ce que ça finira ? Durzo grogna et sa main se dirigea vers l’endroit où il accrochait naguère une petite poche remplie de gousses d’ail. Il remarqua son geste et grimaça un sourire. — Peut-être dans des centaines d’années, peut-être dans vingt ans. Tu as fait une grosse erreur en lui donnant Curoch. Merci de me le rappeler. — Est-ce que nous pouvons le battre ? — Nous ? Tu oublies que je ne suis plus immortel, mon garçon. Au mieux, il me reste trente ou quarante ans à vivre. Je ne déborde pas d’enthousiasme à l’idée d’aller me frotter au Loup. Mais si tu veux savoir si tu peux le battre, je te répondrai que c’est possible. Il ne vivra pas éternellement. Sa magie ne fait que copier la nôtre. Enfin, la tienne. — Il a fabriqué le ka’kari noir, pourquoi est-ce qu’il n’en fait pas un autre pour lui ? — Fabriqué ? Ezra ne l’a pas fabriqué, il l’a trouvé et il l’a étudié afin de créer les autres, mais ceux-ci ne sont que de pâles imitations. — Le Dévoreur m’a dit… — Laisse-moi deviner. Il t’a plus ou moins raconté qu’on lui avait insufflé une « parcelle d’intelligence » ? Le ka’kari était déjà un artefact ancien le jour où je suis né, Kylar. Il a dit ça parce qu’il ne voulait pas te foutre une trouille de tous les diables. Tu partages ton crâne avec un être dont le pouvoir est mille fois supérieur au tien. — Je n’affirmerais pas que mon pouvoir est mille fois supérieur au tien. — Salue cet enfoiré de ma part, ajouta Durzo. — J’ai plus de considération pour toi que tu en as pour toi-même, Acaelus. — Pourtant, je te conseille de lui obéir s’il te dit qu’il est temps de passer à l’action. — Ouais. D’accord. La première fois que le ka’kari s’était adressé à Kylar, c’était pour lui ordonner de se baisser. Le jeune homme ne l’avait pas fait et il avait reçu une flèche dans la poitrine. — Un instant, dit Kylar. Vous n’avez pas répondu à ma question. Que se passerait-il si j’étais tué par Curoch entre le moment où je ressuscite et le moment où quelqu’un doit payer le prix de ma résurrection ? — Ne t’amuse pas à ça, dit Durzo. Ce n’est pas le ka’kari qui tue ceux qui te sont chers, c’est toi. Tu as vingt ans et tu es mort cinq, six fois ? Ce n’est pas la faute du Dévoreur. — Parfait ! C’est la mienne. Et Curoch ? Une grimace d’agacement passa sur le visage de Durzo, mais elle disparut presque aussitôt. — En te faisant tuer par Curoch, il est peut-être possible de sauver la personne que tu aimes. Il est également possible que cela tue toutes les personnes que tu aimes. Curoch recèle une magie incontrôlable. Son nom signifie « le Trancheur ». Elle n’a pas été créée pour cueillir des fleurs. Ne cours pas ce risque, fiston. Kylar lâcha un gros soupir. — Ce n’est pas facile de digérer tout ça d’un coup. — Tu le digéreras pendant le voyage. Le soleil est déjà levé et nous perdons du temps. Ils chevauchèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant leur dîner, ils n’abordèrent que des sujets sans importance. Kylar raconta à son maître tout ce qui s’était passé en son absence. Durzo s’esclaffait, parfois sans raison apparente, comme si le récit de son apprenti lui rappelait des événements similaires. Kylar ne l’avait jamais vu rire si souvent. Puis Durzo prit la parole et Kylar découvrit avec étonnement que c’était un conteur de premier ordre. — J’ai été barde dans une vie antérieure, expliqua son maître. J’avais choisi ce métier pour entraîner ma mémoire. Je n’étais pas très bon. Kylar avait déjà entendu des ménestrels raconter ces histoires, mais Durzo présentait certains détails de manière très différente. Il parla d’un jeune Alexan le Béni qui avait attrapé la dysenterie dans les collines. Au cours de sa première campagne, le garçon avait ôté ses jambières et son pantalon en tricot de mailles pour s’accroupir dans un buisson et l’ennemi en avait profité pour l’attaquer. Kylar hurla de rire tandis que Durzo décrivait Alexan tenant son épée dans une main et essayant de remonter son pantalon de l’autre. Le malheureux avait fini par glisser et il avait roulé au bas d’une pente avant de faire une chute de trente mètres. Ses camarades l’avaient découvert au bas de la montagne, sans une égratignure – et sans son pantalon. Celui-ci s’était accroché à une branche, trois mètres plus haut. Il avait ralenti la chute de son propriétaire et lui avait sauvé la vie. — Les Tomii utilisent « chié » pour insister sur certains termes. Ils disent d’une personne particulièrement chanceuse qu’elle est « chié veinarde ». C’est pour cette raison qu’ils ont baptisé Alexan le Chié Verni. Plus tard, une âme prude préféra traduire par Alexan le Béni. C’était un bon garçon. (Durzo rit, puis s’assombrit.) Ça m’a fait mal au cœur de devoir le tuer, mais c’était devenu nécessaire. Kylar observa le visage de son maître. — Vous avez changé. Durzo resta silencieux pendant un long moment. Il semblait ne plus savoir quel personnage jouer. Il oscillait entre le Durzo froid et dur et un inconnu qui riait de bon cœur. — Le Loup a travaillé avec moi pendant près de sept cents ans. Ezra et Roygaris ont été les meilleurs guérisseurs de tous les temps. Je ne sais pas lequel des deux est le Loup, mais celui-ci m’a vu mourir et ressusciter des dizaines de fois. Il connaît la magie et il sait exactement comment le ka’kari interfère avec mon corps. En revanche, il n’a pas le Don de prophétie. Enfin, pas de manière innée, comme c’est le cas pour Dorian. Malgré toute sa magie, il ne sait pas tout. La dernière fois que je suis mort, je pense qu’il s’est demandé un long moment si ma résurrection allait lui profiter ou non. Il a décidé que oui. Kylar n’était pas certain que ce soit la vérité. Le Loup lui avait dit que la dernière résurrection de Durzo était un mystère, un cadeau. Avait-il fait preuve de modestie ou ignorait-il vraiment pourquoi le pisse-culotte était revenu à la vie ? — Enfin bref ! Quand le Loup a décidé de s’occuper de moi, mon corps était presque pourri. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être un homme neuf. Il sourit, attisa le petit feu de camp à l’aide d’un bâton et observa les flammèches virevolter. — Cette vie est différente ? demanda Kylar. — Il peut être facile d’aimer, mais il est difficile d’accepter l’amour d’un autre. Avant, c’était toujours moi qui prenais l’initiative. Le Dévoreur m’a volé ça. Dis-moi un peu, quel genre d’homme abandonnerait sa fille de huit ans face à une charge de cavalerie ? Un monstre. Et quel genre d’homme refuserait de se battre alors que ses ennemis menacent les personnes qui lui sont chères ? C’est pour cette raison que je me suis entraîné sans relâche. C’est pour cette raison que je suis devenu le meilleur des assassins. Parce que chaque fois qu’on me tuait, je provoquais la mort d’une personne qui m’était chère. J’ai cru que j’allais enfin parvenir à vaincre l’amour lorsque le ka’kari m’a abandonné, et puis je t’ai vu dans cette tour. Tu as crié : « Non ! » et tu as refusé de te plier au destin. J’ai réalisé trois choses quand tu as été assez fou pour plonger dans la rivière. D’abord, j’ai compris que tu… tenais à moi. Kylar hocha la tête en silence. Il avait du mal à croire que Durzo ait dit cela sans ironie. D’ailleurs, l’intéressé lui-même en fut le premier surpris. Durzo s’efforça de continuer. — Je savais qu’il n’était pas facile de mériter ton estime. En outre, tu connaissais mes facettes les plus sombres, des facettes que la plupart de mes épouses ont toujours ignorées. (Il gloussa.) Tu sais, je ne peux pas oublier l’affection que me porte le comte Drake. Cet homme est un saint. Il aime tout le monde. Je ne voudrais pas te vexer, mais toi, tu n’es pas un saint. (Kylar sourit.) Bon. Ensuite, je… (Il se racla la gorge.) J’ai essayé de faire taire mes sentiments en m’abrutissant dans l’alcool, en baisant des putes, en assassinant des gens et en vivant aussi reclus que possible. Je suis devenu un monstre, mais j’étais toujours incapable d’atteindre mon but. Je tenais à toi plus que je tenais à moi-même. Voilà qui révèle quelque chose à propos de ma véritable nature. Il se tut. — Et quelle est la troisième chose ? demanda Kylar. — La troisième ? Ah ! merde ! je ne m’en souviens plus. Ah si ! J’ai passé des années à te faire entrer dans le crâne que la vie était injuste et impitoyable, mais j’avais tort. La justice n’est jamais certaine de triompher et un noble sacrifice ne parvient pas toujours à retourner la situation, mais lorsque cela arrive, je sens quelque chose palpiter dans ma poitrine. Il y a de la magie dans cette philosophie. Une profonde magie qui me dit que c’est ainsi que les choses doivent être. Pourquoi ? Comment ? Putain ! je n’en ai pas la moindre idée. J’aurai sept cents ans cet été et je n’ai toujours pas compris comment ça fonctionnait. La plupart des gens n’ont que quelques dizaines d’années pour réfléchir à ce problème. Ce qui me fait penser… (Il se racla la gorge une fois de plus.) J’ai de mauvaises nouvelles à t’annoncer. — Et qu’est-ce qui vous rappelle ces mauvaises nouvelles ? demanda Kylar en sentant sa poitrine se serrer. — Le couplet sur la vie injuste et impitoyable. — Oh ! magnifique. Et de quelles mauvaises nouvelles parlez-vous ? — Tu te souviens de Luc Graesin ? Le gamin que tu as sauvé en acceptant de subir le supplice de la roue ? — C’était plus pour Logan que pour lui, mais je m’en souviens, oui. Que lui est-il arrivé ? — Il s’est pendu. — Quoi ? Qui l’a tué ? Caleu le Balafré ? Mamma K avait sans doute estimé qu’il fallait éliminer tous ceux qui représentaient une menace – si infime soit-elle – pour Logan. — Non. Il s’est pendu tout seul. — Vous plaisantez ? Après tout ce que j’ai fait pour lui ? Le sale petit con ! Durzo attrapa sa couverture, s’allongea et posa la tête sur sa selle. — Il est parfois difficile de laisser quelqu’un mourir à sa place. Tu bien placé pour le comprendre. Chapitre 61 –…T e lever dans trois secondes, je te poignarde avec ce biscuit. (Kylar s’efforça d’émerger des brumes du sommeil, mais la voix poursuivit sans ralentir :) Un ! Deux ! Trois ! Le jeune homme ouvrit les yeux et saisit le biscuit avec tant de force qu’il vola en éclats. — Merde, dit-il en essuyant les miettes qui couvraient ses cheveux. Mais qu’est-ce qui vous prend ? Durzo le regardait avec un large sourire. — C’était juste pour rigoler, dit-il. Kylar se renfrogna. Son maître avait changé. Ses yeux étaient un peu plus arrondis, sa peau un peu plus claire, sa chemise un peu plus étroite à hauteur des épaules et de la poitrine. — Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Kylar. — Mon petit déjeuner, répondit Durzo en enfournant un autre biscuit dans sa bouche. — Je parle de votre visage ! — Quoi ? J’ai un bouton ? demanda Durzo en se frottant le front. Il avait la bouche pleine et Kylar comprit : « ’Oi ? Ai un bou’on ? » — Durzo ! Quand vous vous êtes couché, vous ressembliez à un Ymmurien. Ce matin, vous ressemblez à un métis. — Oh ! ça. Tu veux que je t’explique ? J’ai plus parlé hier soir qu’au cours des cent dernières années. (Kylar songea que ce n’était peut-être pas une exagération.) Tu ne veux quand même pas que je te raconte tout d’un coup ? — Vous êtes mortel, maintenant. Et vous êtes vieux. Vous pouvez casser votre pipe d’un instant à l’autre et je ne saurai jamais la vérité. — Hmm ! tu n’as pas tort. Selle nos montures, je vais te raconter. Kylar leva les yeux au ciel… et se dirigea vers les chevaux. — Tu as déjà employé des illusions pour modifier les traits de ton visage. J’ai vu ton petit masque noir de croque-mitaine qui a tant impressionné le Sa’kagué. — Merci, grogna Kylar, vexé. Un masque de croque-mitaine ? Alors que les pires voyous frôlaient la crise cardiaque en le voyant ? Et merde ! — Attendez un peu ! Quand est-ce que vous l’avez vu ? — À Caernarvon. — Vous êtes allé à Caernarvon ? Quand est-ce… — Je suis arrivé trop tard pour sauver Jarl, mais j’ai réussi à sauver Élène. Maintenant, cesse un peu de m’interrompre. Tu as sans doute remarqué que de nombreux problèmes apparaissent lorsqu’on invoque un masque ressemblant à un véritable visage – surtout si tu essaies de te faire passer pour une personne plus grande que toi. J’en ai conçu certains qui étaient assez convaincants en mon temps, mais il était pratiquement impossible de les utiliser. Il suffisait que quelqu’un les touche ou qu’il commence de pleuvoir pour qu’ils se volatilisent. Un jour, je suis mort – j’ai eu la jambe tranchée et je me suis vidé de mon sang. Quand je me suis réveillé, le membre coupé avait repoussé. Regarde-toi. Tu es mort six fois et tu n’as pas une égratignure. Comment est-ce possible ? Comment un bras peut-il se régénérer ? — Je croyais que vous aviez parlé d’une jambe ? remarqua Kylar en sellant Tribu. (Pour une fois, cette saleté de canasson n’essaya pas de le mordre.) Et quel est le rapport avec Élène ? — C’était un bras. Je viens juste de m’en souvenir. Je t’expliquerai le rapport avec Élène plus tard. Pour en revenir à ce que je disais, j’ai compris que nos corps connaissaient leur forme. Quand un homme est blessé au bras, la plaie cicatrise et se couvre de peau. Il ne va pas lui pousser un autre nez ou une autre tête. Pourquoi ? Parce que le corps sait à quoi il doit ressembler. Je me suis alors dit que pour obtenir un déguisement parfait, il suffisait de lui donner de nouvelles instructions. Ha ! si seulement c’était si simple. Mais cela m’a permis d’apprendre quelques trucs. Je sais aujourd’hui que la peau des Ladéshiens n’est pas simplement bronzée ; que si tu veux changer radicalement de taille, tu as intérêt à prévoir une année d’entraînement pour trouver ton équilibre ; qu’il ne faut pas toucher aux yeux. Il est également préférable de ne pas modifier des parties de ton corps sous prétexte qu’elles ne te plaisent pas. Tu deviendrais vite parfait et les gens s’arrêteraient dans la rue pour t’admirer. Tu parles d’un déguisement. Enfin bref ! Il m’a fallu, quoi ? cent ans pour parvenir à mon but. J’ai maintenant une vingtaine de modèles à ma disposition, des corps dans lesquels j’ai passé assez de temps pour connaître leur fonctionnement, leur manière de marcher, leurs mouvements et leurs excentricités. Vingt, c’est sans doute trop, mais j’ai pris peur lorsque j’ai découvert deux tableaux me représentant sous les mêmes traits. Ils avaient été peints avec deux siècles d’écart et dans des endroits très éloignés, mais il était impossible de ne pas me reconnaître. Un collectionneur alitaeran les avait accrochés côte à côte dans son bureau. J’étais allé refaire ma vie à Alitaera et j’avais conservé le même corps. — Attendez ! Vous êtes en train de me dire que vous pouvez prendre n’importe quel visage ? Mais dans ce cas, pourquoi avoir choisi l’horrible trogne de Durzo Blint ? — C’est mon véritable visage, lâcha Durzo, vexé. Kylar vira au pourpre. — Oh ! Dieu ! je suis vraiment désolé. Enfin… je n’aurais pas dû dire ça. Ce n’est pas que votre tête était… — C’est un mensonge ! s’esclaffa Durzo. — Espèce d’enfoiré, marmonna Kylar en faisant la moue. — Quoi qu’il en soit, reprit Blint, ce changement demande un certain temps, surtout au début. Le résultat peut se révéler particulièrement horrible si tu bâcles le travail. Nous voyageons et nous risquons de croiser du monde. Les gens n’apprécient pas beaucoup les individus avec des jambes blafardes et une peau aussi sombre que celle d’un Ladéshien au-dessus de la ceinture, ou avec une moitié de visage jeune et l’autre ridée. Je suis capable de me transformer beaucoup plus vite, mais je voulais te montrer un emploi très délicat de la magie du corps avant de te montrer ce qui est quasiment impossible. — Attendez ! Ça veut dire que vous pouvez prendre n’importe quelle apparence ? Même celle d’une fille ? — Garde tes perversions pour toi. — Hé ! — Je ne me suis jamais transformé en femme ou en animal. J’ai toujours un peu peur de rester coincé dans un nouveau corps. Un jour, j’ai pris les traits d’un homme qui n’avait pas le Don. Je devais conserver ce déguisement un mois, le temps d’infiltrer le Chantry. Il m’a fallu dix ans pour m’en débarrasser et, en plus, j’ai raté l’occasion de récupérer le ka’kari d’argent. Se retrouver coincé dans le corps d’un Modinien obèse, ce n’est déjà pas réjouissant, dans celui d’une femme, c’est hors de question. — Et pourquoi changez-vous d’apparence maintenant ? Et laquelle avez-vous choisie ? — Je vais me transformer en comte waeddrynien, un homme d’une cinquantaine d’années, plutôt affable et possédant un petit Don qu’il n’a jamais utilisé. Si je fais attendre la femme que j’aime et que je t’accompagne au Chantry – qui ne fait pas partie de mes endroits de prédilection –, c’est parce que je veux rencontrer ma fille. D’ailleurs, je te serais reconnaissant de me donner un coup de main pour corriger mon déguisement. J’aimerais qu’Uly me voie et s’écrie : « Oh ! tu as les mêmes yeux que moi ! » Mais Kylar se posait encore des questions. — Maître ? Quel est le sens de tout ça ? Le Loup m’a appelé Anonyme. Si j’apprends à faire ce que vous êtes capable de faire, je perdrai toute identité moi aussi. Si nous pouvons devenir qui bon nous semble, qui sommes-nous vraiment ? Durzo esquissa un petit sourire. Son visage avait changé, mais son sourire était resté le même. — Le Loup ne sait pas de quoi il parle. Jadis, j’ai cru que chaque vie serait un nouveau commencement, mais notre pouvoir ne nous accorde pas une telle liberté – d’ailleurs, ce serait peut-être cauchemardesque. Nous sommes des Anges de la Nuit, un ordre déjà ancien lorsque je l’ai rejoint. Il n’est pas facile d’expliquer en quoi consistent nos devoirs. Pourquoi voyons-nous les coranti ? (Kylar haussa les sourcils.) Les péchés. Il ne s’agit pas d’un mécanisme, mais d’une sensibilité. Il fut un temps où je pouvais lire une âme et y voir une faute aussi insignifiante qu’un mensonge, mais au cours de l’année qui a précédé ma rupture avec le ka’kari noir, j’étais à peine capable de distinguer un meurtre. Comment expliquer ça ? Pourquoi ai-je été choisi ? » Jorsin avait parfois des visions prophétiques. Il m’a poussé à prendre le ka’kari noir. « L’histoire repose entre tes mains, mon ami », m’a-t-il dit. Je l’ai écouté. J’aurais traversé un rideau de flammes s’il me l’avait demandé. Mais cent ans plus tard, tous mes amis étaient morts, le monde entrait dans un âge de ténèbres et plus personne ne me poursuivait. Peut-être que mon but, mon grand rôle, était de protéger le ka’kari pendant sept siècles en attendant de te le donner. Tu m’excuseras si je ne trouve pas ce destin très exaltant. J’ai un peu l’impression qu’on m’a retiré le pain de la bouche. Enfin ! si la réalité est ennuyeuse, dure et injuste, autant s’y faire. À quoi bon pleurer sur ses espoirs déçus ? Au bout du compte, j’ai cessé de croire aux prophéties, à la destinée et – je suppose – à la vie. Mais après avoir perdu la foi, j’en suis venu à douter de mon scepticisme. De nouveaux indices me poussaient à tout remettre en question. À la fin de la journée, il faut faire un choix et en accepter les conséquences. — C’est comme ça ? — C’est comme ça. — Il vous a fallu sept siècles pour en arriver là ? Fais ton choix et acceptes-en les conséquences ? Nous sommes des putains d’immortels et vous n’avez rien trouvé de mieux pour m’expliquer pourquoi ? Durzo gifla le jeune homme d’un revers de main – Kylar avait oublié que son maître était capable de bouger si vite. Le jeune homme resta sonné. Ce genre de coup était presque aussi douloureux pour la personne qui le donnait que pour celle qui le recevait. Si Durzo avait frappé ainsi, c’était avant tout pour l’humilier. Les deux hommes se regardèrent sans un mot. Kylar sentit le regret se mêler à la frustration de Durzo, mais celui-ci ne s’excusa pas. Les excuses étaient un art qu’Acaelus n’était pas parvenu à maîtriser au bout de sept siècles. — Mon garçon, chaque fois que j’ai tourné à gauche, tu as tourné à droite. Et tu veux maintenant que je te révèle ton destin ? Qu’est-ce que ça changerait si je te le disais ? — Ça me permettrait de savoir quand je dois tourner à droite. Durzo sourit malgré lui, mais cela ne suffit pas à combler le gouffre qui les séparait. Kylar avait rejeté les leçons de son maître et Durzo en souffrait, même s’il reconnaissait qu’il s’était parfois trompé. D’un autre côté, il répétait ce que le Loup avait déjà dit à Kylar : le jeune homme n’écoutait pas les réponses des autres, il refusait le pragmatisme amer de Durzo, le cynisme de Mamma K, la foi du comte Drake et l’idéalisme d’Élène. Durzo avait eu raison de choisir ce en quoi il croyait et d’en accepter les conséquences. — Je… (Kylar ne sut quoi ajouter.) Nous sommes immortels. Nous sommes des Anges de la Nuit. J’ignore pourquoi et j’ignore ce que nous sommes censés faire. Parfois, j’ai l’impression d’être un dieu et parfois, j’ai l’impression d’être complètement inutile. Si je dois vivre jusqu’à la nuit des temps, je ne veux pas que ce soit en vain. Vous ignorez si votre destin était de garder le ka’kari pendant sept cents ans en attendant qu’il fusionne avec moi. C’est ridicule. C’est horrible. Ça ne me convient pas. Vous êtes un héros, pas un coffre. Kylar se renfrogna. Dieu ! il venait d’adresser un compliment détourné à son maître – comme le faisait Durzo. Un petit sourire lui apprit que Blint avait remarqué la similitude, mais Kylar comprit aussi que ses louanges lui avaient fait chaud au cœur. Son maître avait toujours été avare de compliments et le jeune homme n’aurait jamais imaginé qu’il y soit sensible. Kylar ne s’était jamais donné la peine de lui dire qu’il le trouvait remarquable, car il pensait que c’était évident. Ils avaient peut-être souffert tous les deux de ce manque de communication. — Ce n’est pas moi qui ai choisi de devenir un coffre, dit Durzo. À tort ou à raison – en tournant à gauche plutôt qu’à droite –, j’ai décidé de trouver les ka’karis et de les disperser à travers le monde de manière qu’on ne les utilise pas pour commettre le mal. Je ne sais pas si c’est le destin que Jorsin avait vu, mais c’est celui que j’ai choisi. Est-ce que mes efforts ont servi à quelque chose ? Est-ce qu’ils m’ont apporté satisfaction ? Parfois. Certaines de mes vies ont été agréables, d’autres ont été atroces. En devenant le dépositaire du ka’kari noir, tu m’as soulagé de mon fardeau et de mon destin. De nouveaux choix s’offrent à moi. Je t’entraînerai jusqu’au printemps et je verrai ma fille aussi souvent que possible. Ensuite, j’irai voir une femme pour lui demander d’aimer un homme qui ne le mérite pas. Tes choix à toi, je m’en contrebalance. Il esquissa un sourire sadique. Kylar soupira. Il adorait Durzo, mais ce type était le roi des emmerdeurs. Chapitre 62 –V otre Sainteté, dit Trotteur, la trame d’une contrainte n’est pas très puissante lorsqu’elle est tissée par un frère aîné. Un tel sortilège ne liera pas les rejetons très longtemps. — Je le sais bien ! répliqua Dorian. Je suis le fils qui est parvenu à rompre celle que mon père m’avait lancée. Il avait fait un autre rêve au cours de la nuit, mais il ne s’en souvenait pas plus que des précédents. Il s’était encore réveillé avec une terrible migraine. Son Don de prophétie se régénérait plus vite que prévu, mais, pour le moment, il lui était inutile. Il ne se souvenait pas de ses songes et seul le vir parvenait à chasser ses maux de tête. Il était d’une humeur massacrante. — Veuillez me pardonner, Votre Sainteté. J’avais oublié. Le plan lui était venu à l’esprit avec un naturel terrifiant. Il était bien le fils de son père. Il avait passé des jours à réfléchir aux détails qu’il aurait pu négliger, mais il n’avait pas trouvé la moindre faille. — Le serment est un prétexte. Dites-leur qu’en guise de récompense ceux qui me jureront fidélité pourront choisir une concubine et l’épouser. Ils penseront qu’une telle idée ne peut germer que dans la tête d’un homme du Sud, d’un faible. Cela leur donnera espoir. Cet espoir – et les concubines – focalisera toute leur attention et ils ne se méfieront pas. Chacun d’entre eux suivra la femme qu’il a choisie et passera devant ses frères alignés. Veille à ce que les concubines portent leurs plus beaux habits. Leur mission consiste à conduire leur rejeton dans un des appartements inoccupés, à l’étage. Elles ne doivent rien savoir de plus. Mes frères devraient venir avec une escorte réduite, mais il ne faudra pas les quitter des yeux. Tu comprends ? Ils partagent le même sang que moi. Ils ne sont pas idiots. Tue-les pendant qu’ils montent à l’étage avec la concubine qu’ils ont choisie. Si tu disposes d’une poignée de soldats et de trois ou quatre vürdmeisters dignes de confiance, ce ne sera pas difficile – surtout une fois le sort de contrainte lancé. Il ne faut pas leur abîmer le visage. Les corps devront être comptés et identifiés avec précision. Lorsque tout sera terminé, emmène les rejetons trop jeunes pour savoir s’ils ont le Don dans un endroit discret et fais-les assassiner. Je veux aussi qu’on fasse avorter les concubines enceintes de mon père. Tous mes frères possédant le Don doivent disparaître. Je ne veux pas que mes ennemis les fassent sortir du château et les utilisent contre moi plus tard. — Sage décision, Votre Sainteté, dit Trotteur. Le visage de l’eunuque n’exprimait rien d’autre que du respect pour un plan élaboré avec soin. Le choix de Dorian était brutal, mais pas cruel. Le nouveau Roi-dieu ne se réjouissait pas de ce massacre à venir. Il frapperait une seule fois. Il arracherait la racine et éradiquerait le système qui transformait ce royaume en enfer. C’était la solution la plus miséricordieuse. S’il n’agissait pas, les rejetons entraîneraient des centaines de personnes dans leurs complots. S’il attendait, les exécutions se succéderaient chaque mois pendant des années et son peuple vivrait dans une terreur aussi profonde que celle qu’il avait subie sous le règne de Garoth Ursuul. Mais s’il se montrait aussi brutal que le froid du Nord, les Khalidoriens connaîtraient enfin la paix et la tranquillité. Le royaume ferait table rase du passé et repartirait sur des bases saines. Dorian serait Fatum et fatum n’exprimerait pas le désespoir de Dorian, mais celui de ses ennemis. — Oui, dit Dorian. C’est une décision monstrueuse, mais sage. Trotteur ne sut quoi répondre. Il s’inclina avec déférence et le Roi-dieu lui donna congé. Existait-il quelque chose de plus terrible qu’être un dieu ? Le jour de son mariage, le Roi-dieu Fatum fit couler des torrents de sang. Son père avait eu cent quarante-six enfants et il passa cent quarante-six cadavres en revue. Leurs traits étaient figés par la mort ; ils commençaient déjà à sentir mauvais alors qu’ils étaient encore chauds et que leur sang n’était pas coagulé. Dorian neutralisa son odorat à l’aide du vir et examina les corps. Lors de la cérémonie, ses frères avaient été plus nombreux que les concubines et beaucoup d’entre elles avaient dû retourner dans la grande salle alors qu’elles venaient d’assister au meurtre de leur nouveau maître. Seules celles qui avaient été éclaboussées par des gerbes de sang avaient été dispensées de cette corvée. Cela n’avait pas éveillé les soupçons, car les rejetons les plus jeunes étaient arrivés plus tard que leurs aînés et ils n’étaient pas assez matures pour remarquer l’angoisse d’une femme. Pas un seul n’en avait réchappé. Trois – seulement trois ! – parmi les plus âgés avaient surmonté le sort de contrainte et s’étaient défendus. Ils étaient parvenus à tuer un vürdmeister et deux soldats. Par une ironie perverse, Dorian se sentit fier d’eux. Le Roi-dieu Fatum prit son temps et resta impassible devant les cadavres d’enfants. Des scorpions ! Tous. Mais lui était différent. Les autres n’avaient jamais éprouvé le moindre sens moral. On ne pouvait pas apprivoiser un scorpion. Il ne fallait pas faiblir maintenant. Dorian devait s’assurer qu’ils étaient tous morts ou il passerait le reste de son règne à regarder par-dessus son épaule à la recherche d’un vürdmeister capable de dissimuler son vir et prêt à trahir son Roi-dieu. N’avait-il pas ourdi les mêmes complots dans sa jeunesse ? Dorian fit très attention aux corps dont le visage était abîmé, mais il sentit toujours le faible résidu de son sort de contrainte. Il avait tissé les trames de manière très particulière afin de pouvoir les identifier avec certitude. Il devait examiner les cadavres au plus vite, avant qu’elles se dissipent. Si un vürdmeister avait décidé de trahir le Roi-dieu et de protéger un rejeton, il n’avait pas eu la tâche facile. Il avait dû trouver un garçon du même âge que la future victime, le tuer, lui fracasser le visage pour le rendre méconnaissable, lui enfiler de nouveaux vêtements, examiner le sortilège du Roi-dieu, remarquer que les trames étaient tissées de manière particulière et les reproduire. Une telle mise en scène était à peu près impossible et Dorian termina son examen convaincu qu’il n’y avait pas eu de substitution. La pièce voisine lui réservait un spectacle encore plus éprouvant. Il n’y avait aucune tache de sang, sinon celles qui maculaient sa robe blanche de Roi-dieu. Trotteur avait rassemblé là les épouses et les concubines de Garoth Ursuul. Les quinze qui étaient enceintes étaient alignées contre un mur. Dorian passa devant elles et palpa leur ventre gonflé sans y sentir le moindre signe de vie. Il examina ensuite les autres pour s’assurer qu’aucune n’attendait d’enfant. Il procéda avec soin. Il était plus facile de tisser une trame pour dissimuler une grossesse que pour feindre la mort. Il était cependant peu probable qu’on se soit donné la peine d’organiser une telle mise en scène. Il était impossible de prédire si l’enfant à naître posséderait le Don, et encore plus s’il deviendrait un vürdmeister ambitieux capable de s’asseoir sur le trône de Khalidor. Tandis qu’il passait d’une femme à l’autre, Dorian réalisa avec angoisse qu’aucune d’entre elles ne le regardait avec haine. Il les avait obligées à participer au massacre de cent quarante-six enfants, il avait assassiné leurs fœtus, mais seules quelques-unes pleuraient. La plupart le contemplaient d’un air béat. Ses actes dépassaient leur entendement et cela ne faisait que renforcer leur adoration. En bref, il avait agi comme elles s’attendaient qu’il agisse : comme un dieu. À leurs yeux, il était devenu un être surpuissant, terrifiant et insondable. — Cet après-midi, dit-il, chacune d’entre vous devra faire un choix. Comme vous le savez, la tradition veut que les femmes et les concubines montent sur le bûcher funéraire du Roi-dieu décédé, à l’exception de celles que le nouveau Roi-dieu souhaite garder. Vous m’avez servi avec loyauté et je vous accorderai à toutes une place dans mon harem. Les rejetons de Garoth Ursuul rejoindront leur père sur le bûcher pour le servir dans l’au-delà. Si tel est votre souhait, vous pourrez faire de même. Les femmes réagirent enfin comme il s’y attendait : plusieurs éclatèrent en larmes ; certaines restèrent droites et hautaines ; d’autres essayaient encore de comprendre ce que ces paroles signifiaient. Pourtant, toutes finirent par se prosterner en tendant les bras vers ses pieds. Je blasphème, songea Dorian. — Avez-vous des questions ? Une femme – une adolescente toute en rondeurs du harem supérieur – leva deux doigts. — Oui, Olanna ? La jeune fille se racla la gorge trois fois avant de prendre la parole. — C’est à propos de Sia, Votre Altesse. Elle ne faisait pas partie des femmes enceintes, mais elle avait souvent la nausée. Elle est allée voir les vürdmeisters pour ne pas perdre son bébé, mais elle n’est jamais revenue. Dorian sentit son estomac se contracter. Il eut l’impression d’entendre sa condamnation à mort avec vingt ans d’avance. N’avait-il pas rêvé son assassinat ? Se souvenait-il d’une de ses prophéties ou cette vague d’angoisse était-elle naturelle ? Il regarda Trotteur qui avait blêmi. L’eunuque servait dans le harem inférieur et il n’avait pas remarqué la disparition de cette Sia, mais il était atterré d’avoir failli à son devoir. Dorian lui adressa un geste et Trotteur sortit de la pièce aussi rapidement que le lui permettait sa démarche raide. Fatum enverrait des soldats à la poursuite de cette femme, mais quel que soit le vürdmeister qui l’avait aidée à s’enfuir, ils ne la trouveraient pas. Fatum avait oublié la première règle de tout massacre d’innocents : il y en a toujours un qui parvient à s’échapper. Chapitre 63 K ylar et Durzo entrèrent dans la ville recouverte d’un manteau de neige fraîche aussi immaculée que le Séraphin d’Albâtre qui dominait le lac. Dans la lumière du petit matin, des reflets bleu clair teintés de rouge coloraient la surface de l’eau. Les deux hommes laissèrent leurs chevaux dans une écurie à la périphérie de la cité et allèrent parler à la vieille femme qui tenait l’auberge. Elle sembla reconnaître Durzo lorsque celui-ci prit la clé de la chambre. Le maître de Kylar ne voulut pas emprunter les barques à fond plat et il entraîna son apprenti le long de trottoirs étroits et bondés. Kylar avançait en contemplant, bouche bée, l’immense statue du Séraphin et les courants aquatiques qui formaient les rues de la cité. Plusieurs passants le percutèrent et lâchèrent des jurons ou le poussèrent sans ménagement, mais tous battirent en retraite en apercevant ses yeux bleus et froids. L’émerveillement du jeune homme ne parvenait pas à cacher une angoisse de plus en plus forte. Il sentait la présence de Vi. Il ajusta la ceinture où était accrochée son épée et vida ses poumons, mal à l’aise. Elle était dans cette statue, au deuxième ou au troisième étage. Ses sentiments faisaient miroir aux siens. Durzo le conduisit jusqu’à la porte épaisse d’une petite maison. Ils entrèrent dans une pièce poussiéreuse et Kylar remarqua que son maître et lui examinaient les mêmes endroits : les battants, les fenêtres étroites, les tapis et le plancher. Durzo sembla satisfait. Il s’approcha du bureau et sortit le tiroir du bas pour ouvrir un double-fond. Kylar rassembla le ka’kari dans sa paume. — Tes plaisanteries vont me manquer. — Si je voulais entendre des sarcasmes… Le Dévoreur n’eut pas le temps de terminer sa phrase : Kylar lui ordonna de couvrir la lame de Châtiment. — Attends ! Le jeune homme glissa l’épée dans la cache. Châtiment et le ka’kari étaient magiques et il ne pouvait donc pas les emporter au Chantry. Ils resteraient là en attendant son retour. Durzo remit le tiroir en place, le verrouilla et s’affaira pendant quelques minutes pour installer un piège. Kylar en profita pour se déguiser comme son maître le lui avait appris. Quand Durzo se retourna, il examina son apprenti. — Pas mal, reconnut-il. Quelques minutes plus tard, leur petite barque appontait près d’un bateau de pêche arborant deux pavillons noirs. Le jeune homme aperçut alors un visage qui ne lui était pas inconnu. — Vous ? lâcha-t-il. — Cénaria a retrouvé son roi ! lança sœur Ariel comme s’il s’agissait d’une accusation. — C’est un mot de passe ? demanda Durzo. — Gloire à son nom, dit Kylar. Est-ce qu’on peut descendre de cette coquille de noix, maintenant ? — À Torras Bend, j’ai dit que je vous trouvais trop présomptueux et vous m’avez répondu que nous en reparlerions le jour où Cénaria retrouverait son roi, dit sœur Ariel d’un ton grave. Son avènement est-il votre œuvre ? — À moi ? demanda-t-il avec un sourire narquois. Vous pensez vraiment qu’une personne aussi humble que moi fréquente des rois ? — Rappelez-moi votre nom, jeune homme, demanda Ariel. Il semblerait que je l’aie oublié. Et présentez-moi votre camarade. — Je suis Kyle Noirfils, dit Kylar. Je suis ravi de vous revoir, sœur… Cabotine, c’est bien ça ? (Le regard qu’elle lui jeta aurait fait cailler un bol de lait.) Et voici Dannic Bilsin, le père d’Uly. — Par les sept enfers ! s’exclama la sœur. — Ravi de faire votre connaissance, moi aussi, dit Durzo. Kylar débarqua. Sœur Ariel s’approcha de lui, renifla et recula soudain. Ses yeux exprimaient une confusion intense. Elle regarda autour d’elle pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. — Qu’avez-vous fait à votre corps ? Sur les instructions de Durzo, Kylar avait pris l’apparence d’un homme possédant un Don puissant et inexploité. En dehors de cela, son aspect et son odeur n’avaient rien d’exceptionnel. Son déguisement resterait en place tant qu’il n’utiliserait pas le ka’kari ou qu’il n’invoquerait pas ses pouvoirs. — Je suis venu voir ma femme, dit-il. — Vi est en classe, mais je peux demander qu’elle soit libérée après le repas de midi. — Je parlais de la femme que j’ai choisie, pas de celle que vous avez choisie à ma place, dit Kylar avec un petit sourire. Sœur Ariel blêmit. — Vous n’avez pas la moindre idée de ce que vous êtes en train de faire, n’est-ce pas ? — Je ne suis peut-être pas le seul dans ce cas. Ariel se tourna vers Durzo. — Et vous ? Avez-vous aussi des exigences qui risquent de provoquer une hécatombe ? — Je suis venu voir ma fille, répondit le pisse-culotte. Chapitre 64 L es funérailles eurent lieu avant le mariage. Dorian ne voulait pas que sa nouvelle épouse voie des folles se jeter sur le bûcher et hurler de douleur sous la morsure des flammes lors de sa première cérémonie officielle. Il ne voulait pas non plus qu’elle voie les dizaines de petits corps que ses hommes déposeraient d’abord dans le brasier. Il avait dit à Jénine qu’il avait éliminé les rejetons qui avaient comploté contre lui, mais il avait affirmé que les plus jeunes avaient été envoyés ailleurs. Dorian ne savait pas si l’enfer était « ailleurs », mais il était certain que le paradis n’était pas à Khalidor. Il n’avait jamais assisté à la crémation d’un Roi-dieu, mais ce n’était pas le cas des meisters les plus âgés. Il fallait respecter un rituel, même s’il s’agissait d’une farce, car le corps réduit en cendres était rarement celui du véritable souverain. Pourtant, le cadavre de Garoth Ursuul ne serait pas remplacé par un autre. Garoth avait sombré dans le mal, mais il avait été un grand homme, un monstre qui aurait pu devenir un saint. Il avait aussi été le père de Dorian. Seuls les meisters avaient le droit d’assister aux funérailles divines, mais cette restriction n’écartait pas beaucoup de monde, car la plupart des officiels importants du gouvernement khalidorien étaient des sorciers. Des généraux, des fonctionnaires, des maîtres du trésor et même des chefs de cuisine étaient présents. Les percepteurs et les soldats étaient placés selon leur rang. Dorian déclama des louanges incompréhensibles à l’adresse de Khali et les spectateurs chantèrent des refrains de dévotion tout aussi incompréhensibles. On alluma les feux et Dorian sentit des meisters tisser une trame de vir pour se protéger de l’odeur âcre des cadavres dévorés par les flammes. Celles-ci rugirent avec force et Dorian fit signe pour qu’on fasse entrer les femmes des harems. Il revendiqua la plupart d’entre elles. Sa décision provoqua quelques haussements de sourcils, mais rien de plus. Il n’était guère étonnant qu’un Roi-dieu se montre avide. Les huit femmes et concubines qui avaient choisi la mort furent conduites près du bûcher et ce modeste sacrifice fut considéré comme un geste mineur, mais estimable envers la tradition. On leur avait offert du vin drogué avec du pavot. Six d’entre elles en avaient bu une grande quantité, deux n’y avaient pas touché. Toutes semblaient heureuses d’accomplir cette folie. Elles n’esquissèrent pas un mouvement de recul quand les eunuques les soulevèrent pour les jeter dans les flammes. Les hurlements furent atroces, mais, par chance, brefs. On estimait que Khali appréciait davantage les sacrifices lorsque les souffrances s’éternisaient, mais Dorian avait déjà offert à la déesse plus que ce qu’elle était en droit d’espérer. Il aurait dû interdire à ces huit femmes de rejoindre Garoth sur le bûcher. Mais s’il les avait obligées à vivre, elles auraient sans doute fini par comploter contre lui. À moins qu’elles aient reporté leur vénération aveugle sur moi, comme un bon chien qui vient de perdre son maître et qui en cherche un autre. Dorian observa les corps grésiller et il s’efforça de penser à autre chose. Il adressa un signe de tête aux vürdmeisters qui entretenaient le feu et les flammes redoublèrent de puissance. Il ne leur fallut que quelques minutes pour réduire la chair et les os en cendres. Dorian leva la main pour annoncer que le mariage allait commencer. La cérémonie serait simple, mais fastueuse selon les critères khalidoriens. Lorsque des roturiers se mariaient, l’homme se contentait de dire : « Je prends cette femme pour épouse » et la femme se contentait de ne pas protester avec énergie. Les Rois-dieux, eux, ne se mariaient jamais. Dorian avait prévu quelque chose d’assez somptueux pour plaire à Jénine et d’assez sobre pour ne pas choquer les meisters. Il s’immobilisa, la main toujours levée. Ce moment venait de lui rappeler les bribes d’une sinistre prophétie. Une sourde angoisse monta en lui et il se prépara à invoquer son vir en prévision d’une tentative d’assassinat. Trotteur glissa quelques mots à un page qui alla se placer respectueusement à côté du Roi-dieu. Dorian observa sa belle robe blanche, puis le visage des invités. Il était certain d’avoir vu ce moment dans une de ses visions. Malédiction ! pourquoi n’arrivait-il pas à s’en souvenir ? Il adressa un signe de tête au page. — Votre Sainteté, Trotteur souhaite vous informer qu’un espion vient de rentrer de Cénaria. Il semblerait qu’un homme du nom de Logan Gyre ait été couronné roi. Le monde se figea. Le mari de Jénine était vivant ! Dorian eut l’impression d’être arraché à son corps et de sombrer dans la folie qu’il avait repoussée en sacrifiant son Don de prophète. Comment oses-tu me faire cela, Dieu ? Que veux-tu donc de moi ? Que je lui apprenne qu’il n’est pas mort ? J’ai sacrifié mon âme pour en arriver là. Pour Te satisfaire ! Je suis devenu un monstre pour racheter les erreurs de mon peuple. N’ai-je donc aucune espèce d’importance ? Ce maudit pays n’a-t-il donc aucun intérêt à Tes yeux ? S’il T’importait, Tu serais intervenu Toi-même pour sauver ces pauvres femmes. Je n’ai pas demandé à porter les chaînes de Roi-dieu. Je n’ai pas demandé le Don que Tu m’as donné. Je n’ai demandé qu’une seule chose : cette femme. Tu m’as créé avec ce désir si intense qu’il n’existe pas de mots pour l’exprimer, et Tu veux que j’y renonce au moment où la coupe effleure mes lèvres ? Je ne t’ai pas oublié. J’ai des projets pour toi. Tu ne m’as pas oublié, mais Tu ne fais rien pour moi. Je ne T’ai pas trahi, c’est Toi qui m’as trahi ! Non takuulam. Je ne Te servirai pas. Nous n’avons plus rien à nous dire. Le Roi-dieu Fatum réalisa que tous les meisters le regardaient. Il sourit et termina son geste en direction de Trotteur. — Que le mariage commence ! lança le dieu. Chapitre 65 K ylar et Durzo mangèrent en silence le repas simple qu’on leur apporta. — Je crois que tu devrais regagner ta chambre, non ? dit Durzo. Elles ne devraient pas tarder à arriver. Il se racla la gorge et plongea la main dans le petit sac de gousses d’ail qu’il ne portait plus. — Je donnerais mon bras droit pour assister à la rencontre avec votre fille, dit Kylar. — Je donnerais ma tête pour assister à la rencontre avec ta chère et tendre, répliqua Durzo. Kylar déglutit en réalisant qu’il faisait les cent pas. — Tu la sens ? demanda Durzo. — Elle est trois étages plus bas. Elle monte un escalier. Elle est aussi tendue que moi. — Heureusement que je n’ai jamais été assez con pour me laisser passer un de ces putains d’anneaux à l’oreille. — Vous savez comment Uly va réagir en vous voyant ? (Durzo secoua la tête.) Dans ce cas, vous feriez peut-être mieux de fermer votre grande gueule. — Oh ! mais regardez-moi ça. Il a bien grandi, le gentil petit Kylar. Le voilà tout en colère contre son méchant maî-maître. Kylar éprouva une brusque envie de gifler Durzo, puis il éclata de rire. — C’est difficile à croire, hein ? Bon ! il vaut mieux que je regagne ma chambre. Bonne chance. Durzo tapota le dos du jeune homme quand il passa devant lui pour se diriger vers la porte. Ce geste était étrangement intime, mais Kylar ne le fit pas remarquer. La pièce qu’on lui avait attribuée était encore plus petite que celle de son maître. Elle contenait à grand-peine deux chaises et un lit. Le jeune homme s’assit sur une chaise, se leva et alla s’asseoir sur la paillasse. Puis il se releva pour ouvrir la porte avant qu’elle frappe. Puis il changea d’avis et se rassit. Il grommela un juron. Elle était au bout du couloir en ce moment. Elle s’était arrêtée. Avait-elle accompagné Uly jusqu’à la chambre de son père ? Uly et Vi étaient ensemble ? La jeune femme ne se sentait ni inquiète ni coupable. C’était étrange dans la mesure où elle avait enlevé, battu et affamé la fillette quelques mois plus tôt. Vi repartit. Elle était aussi nerveuse que lui. Kylar se leva. Vi frappa avec fermeté et rapidité avant d’ouvrir la porte. Elle n’était pas seule. Elle était accompagnée par Ariel et par une sœur du même âge avec de longs cheveux blonds. Les deux sœurs entrèrent et la jeune femme les suivit. Cela faisait beaucoup de monde pour une pièce si petite, même si trois des quatre personnes étaient des majas habituées aux chambres étroites. Kylar recula contre le mur. — Kyle Noirfils, dit Ariel, je vous présente l’Oratrice Istariel Wyant. Elle dirige le Chantry. — Heureux de faire votre connaissance, dit Kylar. Voyons un peu, je ne sais plus si le salon se trouve par ici ou bien par là. — Je suis l’Oratrice du Chantry, lâcha Istariel d’un air agacé. — Dans ce cas, on devrait vous appeler la Chantreuse. Mais qu’est-ce qui lui prenait ? Voilà qu’il se comportait comme Durzo. Les yeux de Vi s’écarquillèrent, les lèvres d’Istariel se contractèrent. — Nous avons quelques problèmes, jeune homme, dit l’Oratrice. Des problèmes sans doute plus grands que votre ego. — Pourquoi nous rencontrons-nous ici et pas dans votre bureau ? demanda Kylar. Istariel cligna des yeux. — Que me disais-tu, Ariel ? Téméraire, mais pas idiot ? Kyle, le Chantry et tout le sud du pays viennent d’entrer dans une ère dangereuse. Nous aurons besoin de l’aide de Vi si nous voulons survivre. — Vraiment ? demanda Vi. — Silence, mon enfant, souffla Ariel. — Les événements n’étaient pas censés s’enchaîner si vite, dit Istariel en se tournant vers Vi. Nous avions l’intention de te faire suivre un semblant d’apprentissage, car les services que nous allons te demander présentent de graves risques pour toi et pour le Chantry. Le simple fait que tu sois… (Ariel se racla la gorge.) Voilà un siècle que le Chantry n’avait pas reçu la visite d’une femme avec un pouvoir comme le tien, Vi. Tu t’es mariée avant d’arriver ici et ce mariage ne viole donc pas les termes du troisième Accord Alitaeran. Le Don ne suffit pas à garantir des promotions, mais une femme puissante se fait vite remarquer. Pour résumer, tu ne passeras pas inaperçue, tu possèdes un Don extraordinaire et tu es mariée à un homme qui possède un Don aussi extraordinaire que le tien. En outre, votre mariage ne va à l’encontre d’aucun traité. — Euh, dit Vi. Et quelles sont les chances que cela soit le résultat d’un simple concours de circonstances ? Elle se tourna vers Ariel qui eut la décence de rougir. Istariel toussa. — Oui. Kyle, nous ne nous attendions pas que vous veniez ici. Sœur Ariel était même persuadée que cela n’arriverait pas. — Je ne croyais pas que vous seriez si sensibles aux… charmes de Vi, lâcha Ariel d’une voix plate. Kylar rougit à son tour. — Ce n’est pas pour cette raison que je suis ici. — Mais vous êtes venu, dit Istariel. Vous êtes venu pour détruire Vi ou, tout du moins, pour détruire ce qu’elle peut apporter au Chantry. — C’est pourquoi vous prenez la peine de me révéler quelques informations. Bien sûr. Ce qui ne m’apprend toujours pas pourquoi vous me rencontrez dans la discrétion la plus totale. Un éclair traversa les yeux d’Istariel. — Le Chantry a connu un certain nombre d’incidents impliquant des anneaux nuptiaux de Vy’sana. Il y a un siècle, l’un d’eux fut enfilé de force à l’oreille d’une Oratrice. — On appelle cela un viol d’union, précisa Ariel. Istariel regarda sa sœur avec froideur. — Cesse donc de vouloir m’aider. (Elle se tourna de nouveau vers Kylar.) Il s’agissait d’une tentative pour prendre le contrôle du Chantry d’un seul coup et elle fut à deux doigts de réussir. Et je ne vous parle que de cet incident qui est le plus récent. Les sœurs considèrent les viols d’union comme un crime très grave. — Et si je parle trop, Vi n’aura plus d’avenir ici. En quoi cela devrait-il m’intéresser ? demanda Kylar. — Nous n’avons aucune raison de nous battre, dit Istariel. — Eh bien ! il se trouve que moi, j’en connais une, répliqua Kylar en tirant sur sa boucle d’oreille. Istariel détourna le regard. — Voilà deux siècles qu’on interdit aux majas d’épouser des mages, Kyle. L’empereur alitaeran Dicola Raiis craignait que nous mettions en place un programme de procréation pour concevoir des archimages et recouvrer l’importance politique que nous avions par le passé. À l’époque, nous étions des alliées très proches de l’école des mages bleus. Les Alitaerans ont exigé que les mages mariés divorcent. Les hommes voulurent se battre, mais c’était à l’Oratrice – qui était elle aussi mariée à un mage bleu – de prendre une décision. Elle savait qu’il était impossible de vaincre le puissant Empire alitaeran et elle accepta de signer les accords. Le schisme avec les mages ne se passa pas très bien et nos relations sont toujours tendues. Le Chantry étendit l’interdiction de se marier à tous les mages afin de se protéger, et peut-être pour mettre fin à certaines humiliations comme les visites des inspecteurs chargés de vérifier le respect des accords. Vous avez raison, les sœurs qui se marient n’ont plus d’avenir. Elles ne progressent plus au sein des différents ordres. On leur interdit parfois de poursuivre leurs études et elles deviennent souvent la cible de moqueries. Il existe cependant des femmes qui, pour des raisons qui leur sont propres, renoncent au célibat. — Combien ? demanda Kylar. — La moitié. — Vous perdez la moitié de vos membres ? — Ce n’est guère agréable, mais ce serait encore pis de les récupérer dans certaines conditions. Une femme du nom d’Eris Buel a pris de facto la tête d’un grand nombre de ces rebelles. Elles veulent revenir au Chantry. Elles veulent l’abrogation de certains Accords Alitaerans – et peut-être de tous. Elles veulent la création d’une école de magie pour les hommes ici même. Mais, au fond, elles veulent surtout redevenir des sœurs à part entière. Plusieurs rapports laissent craindre qu’à l’arrivée du printemps il y ait davantage de ces rebelles que de majas en exercice au Chantry. — Cela représente combien de personnes ? demanda Kylar. — Entre huit et dix mille. Les sœurs qui nous sont fidèles sont aussi nombreuses, mais elles sont éparpillées sur tout le continent. Si les Chambrières… Si les sœurs mariées se rassemblent ici pour exiger leur réintégration et la création d’un nouvel ordre, nous n’aurons pas les moyens de nous y opposer. — Et que se passera-t-il si elles créent un nouvel ordre ? demanda Kylar. — Elles réclameront sans doute un vote de défiance pour me déposer et me remplacer par leur meneuse. Eris Buel est une personne colérique, naïve et dangereuse – et ce ne sont peut-être pas là ses pires défauts. — Vous voulez que Vi la tue ? — Que la Sainte Lumière m’aveugle ! Certainement pas ! Nous voulons qu’elle prenne sa place. — Quoi ? demanda Vi. — Votre Don est plus puissant que le sien, vous êtes plus jolie et vous vous mettez moins facilement en colère. — Holà ! vous ne l’avez pas vue quand elle se fâche vraiment, remarqua Kylar. — Et toi non plus ! aboya Vi. Alors, ferme-la ! — Le fait est qu’Eris Buel n’a pas encore pris la tête du mouvement de contestation, dit Ariel. Ces femmes viennent des quatre coins de Midcyru. La plupart ne se connaissent pas. Elles choisiront un chef lorsqu’elles arriveront ici. Mais ce n’est pas tout. Istariel, parle-leur de Khalidor. — Les Khalidoriens n’occupent pas vraiment l’est de leur pays, mais ils n’en demeurent pas moins nos voisins. À la mort de Garoth Ursuul, un inconnu du nom de Fatum s’est emparé du trône. Nous avons des raisons de penser que son règne ne durera pas longtemps. Au nord, un fils de Garoth, Moburu, s’est allié aux barbares de la région des Glaces. On raconte qu’ils ont redécouvert le moyen de lever des armées de créatures sous-humaines. Moburu fait route vers l’est, vers la Brouette Noire. Il semblerait qu’il veuille affronter ou rejoindre un autre groupe qui, selon nos informations, se composerait d’une cinquantaine de vürdmeisters sous le commandement d’un Lodricarien du nom de Neph Dada. Des rumeurs laissent entendre que cet homme a l’intention de construire un titan. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est un mythe – enfin, nous l’espérons. Mais en tant que maîtresse d’une île flottante, je ne vois qu’une seule raison crédible pour laquelle une armée khalidorienne voudrait s’assurer les services d’un géant. — Vous croyez qu’ils ont l’intention d’attaquer le Chantry ? demanda Vi. — Je crois que ce sont des imbéciles, dit Istariel. Mais nous disposons seulement d’une armée de cinq cents mercenaires et nous n’avons pas de majas de guerre. Si les Khalidoriens franchissent le col avec vingt mille guerriers et cent vürdmeisters, ils n’auront pas besoin de kruls ou de titans pour nous détruire. Pis encore : les Lae’knaughtiens ont l’intention de marcher au nord au même moment. Il est possible que nos ennemis se rencontrent et s’annihilent sous nos yeux, mais cette éventualité fort réjouissante est improbable. Si une de ces deux armées nous attaque, une victoire nous laissera trop affaiblies pour affronter la suivante. — Vous voulez donc que nous mobilisions les dix mille Chambrières et que nous les lancions contre vos adversaires pour qu’elles meurent à la place de celles qui les ont rejetées, résuma Kylar. Un silence glacé s’abattit dans la petite pièce. — Je suis responsable des femmes qui m’ont été confiées, dit Istariel. Je suis aussi la gardienne d’une tradition de tolérance et d’érudition vieille de mille ans. Si je dois la protéger au prix de votre liberté, de l’honneur de Vi, de sa vie et de la mienne, de ma réputation et d’une guerre avec Alitaera, je le ferai avec joie et sans une seconde d’hésitation. Kyle, vous pouvez ruiner mes plans et l’avenir de votre femme en révélant à la première maja que vous rencontrerez que cet anneau a été accroché à votre oreille sans votre consentement. Je ne peux pas vous en empêcher. Mais je ne peux pas vous délivrer de votre fardeau non plus. À l’époque où ces bijoux ont été Créés, ils ont été étudiés par des majas bien plus puissantes que nous et elles sont arrivées à la conclusion que le lien était indestructible. Vous pouvez exiger ce que vous voulez en échange de votre silence, mais il est inutile de me demander l’impossible. Alors, quel est votre prix ? — Dites-moi exactement ce que vous voulez acheter ? — Je me suis arrangée pour que, au cours des prochaines semaines, certaines de mes principales conseillères participent à un débat public particulièrement houleux à propos des Chambrières. Ariel fera partie des sœurs qui refuseront ma politique. Je vais me montrer inflexible et affirmer que le Chantry ne réintégrera jamais les rebelles. Quelques jours plus tard, nous divulguerons certaines informations à propos des dangers dont je viens de vous parler. Je ferai parvenir un message à Alitaera pour réclamer une protection en vertu des accords signés. J’exigerai la venue d’une véritable armée. Même si on nous envoie des troupes, elles seront peu nombreuses en comparaison de ma demande et tout le monde pensera qu’Alitaera nous traite avec mépris. Vi et Ariel commenceront à entraîner toutes les sœurs qui voudront apprendre l’art de la guerre. Je condamnerai publiquement ces agissements, mais aucune sanction ne sera prise à l’encontre de celles qui me « défieront ». Si Vi joue son rôle de manière convaincante, elle deviendra sans doute la chef des rebelles. À l’arrivée du printemps, elle viendra négocier avec moi en leur nom. Je céderai à ses exigences : les Chambrières seront réintégrées sous certaines conditions – la principale étant qu’elles demeurent au Séraphin au moins un an avant qu’on leur réaccorde le droit de vote. — Cette mesure nous permettra de décourager la plupart d’entre elles, intervint Ariel. Ces femmes doivent s’occuper de leurs fermes, de leurs commerces et de leurs familles. — Oui, merci de cette précision, Ariel, grinça Istariel. Mais celles qui souhaitent vraiment nous rejoindre auront l’occasion de le faire tout en restant mariées. Ensuite, après l’été, nous renégocierons les Accords Alitaerans. — Qu’est-ce qui me prouve que vous ne sacrifierez pas Vi aux Alitaerans à ce moment-là ? demanda Kylar. — Le zèle dont elle aura fait preuve envers les rebelles la rendra sans doute intouchable. Si je la trahis, les Chambrières risquent de rester en masse pour récupérer leur droit de vote et me démettre de mes fonctions. Quoi qu’il en soit, le problème alitaeran attendra l’année prochaine. — Et à quel moment suis-je censé intervenir ? demanda Kylar. — Vous habiterez une maison avec votre femme. Peu m’importe si vous ne partagez pas le même lit, mais il faudra que vous donniez les apparences d’un couple marié modèle. Vous devrez sortir ensemble assez souvent pour maintenir cette illusion. Je ne vous demande pas l’impossible : un dîner dans une auberge de temps en temps, une promenade en vous tenant la main. — Est-ce que vous avez une idée de ce que j’endure lorsque je suis dans la même pièce que Vi ? demanda Kylar. Je suis amoureux d’une autre femme, d’une femme que j’avais l’intention d’épouser. La nausée me prend et je dois me retenir pour ne pas vomir quand je suis excité par une fille autre que Vi. Je ne suis pas maître de mes rêves. Je sens ce qu’elle ressent. Je… — Nous ne pouvons rien y faire ! dit Istariel. Oubliez votre ancien amour. Partagez le lit de Vi. Après un certain temps, il est même possible que vous en veniez à vous apprécier. — Espèce de salope ! La phrase avait traversé l’esprit de Kylar, mais c’était Vi qui l’avait lancée. Le jeune homme en resta sidéré, tout comme Istariel et Ariel. — Si vous voulez vivre dans l’illusion, ne vous gênez pas pour moi, dit l’Oratrice. C’est vous qui lui avez passé l’anneau. Est-ce que vous allez laisser des milliers de personnes mourir pour vous complaire dans votre sentiment de culpabilité ? Kyle, est-ce que vous allez laisser des milliers de personnes mourir pour me punir ou pour punir sœur Ariel ? Est-ce que cela rendra la situation plus facile ? Parce que, quel que soit le destin du Chantry, cet anneau sera toujours accroché à votre oreille l’année prochaine. Kyle, je vous offrirai tout ce que vous voulez. Vi, vous aurez du pouvoir et une position dont vous n’avez jamais rêvé. Le moment venu, vous deviendrez peut-être Oratrice. C’est à vous de choisir. Réfléchissez et donnez votre réponse à sœur Ariel. Il ne faut pas qu’on me voie en votre compagnie. Si nous devons nous revoir un jour, vous devrez vous comporter comme si vous me détestiez du fond du cœur. Je pense que vous n’aurez pas trop à vous forcer. Istariel ouvrit la porte, passa la tête dans le couloir et regarda à gauche et à droite avant de disparaître. — Élène se présentera à votre nouvelle maison dans quelques heures. Elle prétendra être une domestique. — Je n’ai pas dit que j’acceptais de jouer votre comédie, dit Kylar. Sœur Ariel le regarda avec compassion pendant un long moment, puis elle ouvrit la porte et sortit. — Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Vi. Si près d’elle, Kylar entrevoyait de brèves images directement tirées de la mémoire de la jeune femme. Il vit Élène jeter un couteau sur le côté. Il se vit, bien plus beau qu’il l’était vraiment, en train de sourire. Il se vit tendre la main et caresser le visage de la pisse-culotte avec douceur. Il se vit la prendre dans ses bras. Il se vit dans la salle du trône de Cénaria, sauvage et déchaîné, frappant Garoth Ursuul à la tête et sauvant la vie de Vi. Il se vit regarder la jeune femme avec horreur tandis qu’il découvrait l’anneau accroché à son oreille. Il se vit au-dessus d’elle, la poitrine nue, les muscles tendus, les yeux plongés dans les siens les pupilles dilatées. Puis une vague d’horreur et de dégoût le submergea de nouveau. Il regarda Vi, heureux de la voir habillée d’une robe de laine blanche qui ressemblait à un sac. Elle était si près qu’il sentit son odeur. Elle ne portait pas de parfum. Elle se lavait peut-être avec un savon à la lavande, mais c’était son odeur, une odeur délicieuse. Il vit Jarl s’effondrer dans une gerbe de sang et observa la trajectoire de la flèche à travers les yeux de la jeune femme. Vi pleurait tant qu’elle distinguait à peine sa cible lorsqu’elle avait décoché son trait. Il sentit la haine qu’elle éprouvait envers elle-même, sa culpabilité et – qu’elle ait agi sous l’emprise d’une contrainte magique ou d’une simple suggestion – il lui pardonna. Il n’eut pas besoin de mots pour le lui dire. Elle le sentit et ses yeux se remplirent de larmes. Kylar se racla la gorge et son regard se posa involontairement sur la poitrine de la jeune femme. Il rougit quand elle le remarqua. Il se revit alors la serrer nue dans ses bras. Il aurait été incapable de dire si cette image illustrait ses fantasmes ou ceux de Vi. — Putain de merde ! lâcha-t-il. Vi lança un coup d’œil en direction de la paillasse étroite disposée le long du mur et détourna aussitôt les yeux. Mais il lui était impossible de cacher l’image qui avait traversé son esprit : Kylar était couché sur elle, superbe et musclé ; ses caresses enflammaient son désir ; elle enroulait ses jambes autour des siennes et l’attirait contre lui ; le corps du jeune homme l’enracinait dans une réalité profonde et sublime qu’elle ne méritait pas. — Dieux ! souffla-t-elle. Voilà qui ouvre une nouvelle dimension à l’art des préliminaires. Kylar sentit l’excitation de la jeune femme monter. — Non, dit-il. J’ai déjà trahi Élène de toutes les manières imaginables à l’exception de celle-ci. S’il te plaît, nous ne devons pas faire ça. Jamais. D’accord ? L’excitation de Vi fut aussitôt remplacée par de la confusion et de la culpabilité. Elle avança d’un pas et tendit la main vers lui. Il recula. — Je crois que nous ferions mieux de… ne pas nous toucher. Elle évita son regard. Elle éprouva un sentiment de rejet et de vacuité si intense qu’il en était presque palpable. Kylar eut envie de la consoler et de la rassurer, mais il n’en fit rien. — D’accord, dit-elle à voix basse. Chapitre 66 S œur Ariel observait Kylar et il était clair qu’elle employait son Don pour essayer de le comprendre. — Élène va arriver d’une minute à l’autre, dit-elle. Est-ce que tout vous convient ? Il croisa son regard et regretta de ne pas avoir le ka’kari pour la sonder. Il se faisait passer pour un homme avec un Don puissant qu’il n’avait invoqué qu’une fois ou deux au cours de sa vie. Durzo lui avait expliqué que son déguisement resterait en place tant qu’il n’emploierait pas ses pouvoirs ou le ka’kari. Le jeune homme avait donc ordonné au Dévoreur de couvrir la lame de Châtiment et il avait caché l’épée dans le repaire de Durzo. Rien ne l’empêchait d’invoquer son Don, mais la question était de savoir si cela valait la peine de passer huit heures à reconstruire son déguisement. Durzo lui avait enseigné quantité de talents qui devenaient inutiles lorsqu’on parvenait à maîtriser son pouvoir. Kylar comprenait maintenant pourquoi. — C’est parfait, dit-il. Le Chantry lui avait offert une fortune pour acheter cette petite maison sur la rive du lac. Vi et lui emménageaient ce jour-là en compagnie d’Élène et de Durzo qui auraient chacun une chambre. Uly, en revanche, resterait au Chantry. Kylar ne verrait guère sa prétendue femme : Vi se lèverait très tôt, passerait la journée au Séraphin et ne reviendrait que tard le soir. Lorsque la « rébellion » commencerait, elle entraînerait ses « disciples » dans le grand jardin entouré de murs. La propriété avait été choisie en fonction de ce besoin. — Quand avez-vous appris à vous déguiser ? demanda Ariel. C’est impressionnant. Je n’aurais jamais cru qu’il soit possible de modifier son apparence à ce point. — Ce n’est peut-être pas la première fois que vous vous laissez abuser. — Oh ! il m’est arrivé de me tromper, Kyle – et plus souvent qu’à mon tour en ce qui vous concerne. Mais j’ai une excellente mémoire. (Elle se racla la gorge.) Excusez-moi. C’est en grande partie ma faute si vous êtes dans cette situation. Je ne savais pas exactement ce que j’allais vous imposer, mais j’ai manipulé Vi pour qu’elle fasse ce qu’elle a fait. — Et est-ce que vous agiriez différemment si c’était à refaire ? Ariel réfléchit. — Non. — Dans ce cas, ce ne sont pas de vraies excuses, il me semble ? Ariel pivota sur les talons et sortit alors que Kylar se massait les tempes. — Salut, dit quelqu’un à l’entrée. Kylar leva les yeux et aperçut Élène. Elle souriait avec timidité. Un frisson électrisa le jeune homme et il resta pétrifié tandis qu’il la contemplait. Il redécouvrit avec étonnement sa beauté, l’harmonie de ses traits et l’éclat de sa peau. Puis il remarqua le sourire hésitant et l’espoir fragile et immense qui brillait dans ses yeux. Elle se demandait avec une certaine inquiétude comment il allait réagir à leurs retrouvailles. Malgré ses cicatrices, Élène illuminait la pièce. Kylar sentit une énorme boule lui obstruer la gorge. Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Il se dirigea vers elle et la prit dans ses bras. Elle l’étreignit avec violence et refusa de le lâcher. Il la serra contre lui et songea que le monde pouvait désormais s’écrouler. Il sentit le parfum de ses cheveux et de sa peau, ces odeurs oubliées qui évoquaient un loyer et une famille. Il aurait été incapable de dire combien de temps ils restèrent ainsi, mais il reprit conscience de la réalité beaucoup trop vite à son goût. Élène sentit aussitôt le changement. Elle s’écarta et posa les mains sur le visage de Kylar. Elle le regarda droit dans les yeux et il voulut se dérober. Elle lui tourna la tête pour qu’il la regarde en face. — Kylar, il faut que je te dise quelque chose. — Il faut que tu me dises quelque chose ? — Oui. J’ai appris tout ce qui s’est passé et je t’aime. (Ses doigts se détendirent et caressèrent ses joues.) Je t’aime. — Élène. (Il se demanda pourquoi ce nom était si différent des autres lorsqu’il le prononçait.) Élène, il n’y a pas que Vi. — Je sais à propos de Vi et du reste. Kylar se figea. Vi et le reste ? Élène avait-elle deviné à quoi il faisait référence ou lui pardonnait-elle une faute qu’il avait commise sans s’en rendre compte ? Au cours du bref moment où ils avaient formé une famille heureuse, à Caernarvon, le jeune homme n’aurait pas approfondi la question de crainte de briser son bonheur. En ce jour, tout était différent. — Chérie, dit-il, c’est trop important pour qu’on n’en parle pas. La jeune femme inclina imperceptiblement la tête. Kylar avait changé et il s’aperçut qu’elle le savait. Elle l’avait senti et elle ne l’en respectait que davantage. C’était une des raisons qui expliquaient l’intensité de leur relation : il lisait en elle comme dans un livre, il devinait ses pensées et cette sensation lui procurait généralement une joie immense. — Je sais ce qui s’est passé avec les anneaux. Vi et moi avons eu de longues et difficiles conversations. Je sais que tu as vendu ton épée pour acheter ces bijoux. Je sais que l’un d’eux m’était destiné. Je sais ce qui est arrivé à Jarl. (Ses yeux se remplirent de larmes et elle cligna des paupières pour les chasser.) Je sais qu’à cause des anneaux tu as partagé des rêves… intimes avec Vi. Je sais quel marché vous avez conclu avec le Chantry et je sais pourquoi les sœurs veulent que tu te fasses passer pour son mari. Cela ne me ravit pas, mais c’est nécessaire. Il m’est arrivé des aventures qui m’ont changée, Kylar. (Elle grimaça.) Il faut que je t’appelle Kyle maintenant, mais laisse-moi t’appeler Kylar une heure encore. D’accord ? Il hocha la tête. Cette maudite boule lui obstruait de plus en plus la gorge. — J’aime entendre mon nom dans ta bouche, dit-il. Elle sourit et les larmes réapparurent dans ses yeux. Elle s’éventa de la main. — Je me suis promis de ne pas pleurer quand nous nous retrouverions. — Tu le feras plus tard ? demanda-t-il. Elle éclata d’un rire qui résonna comme des notes de musique. — Comment fais-tu pour me connaître si bien ? (Elle inspira un grand coup.) Kylar, lorsque nous étions à Caernarvon, j’avais des idées très arrêtées sur le genre d’homme que tu devais devenir. Il y a en toi une sauvagerie, une violence et une force qui me fascinent et qui m’effraient. Quand elles m’effrayaient, je m’efforçais de te changer. Je ne t’écoutais pas et je ne te traitais pas comme tu le méritais. Je ne te faisais pas confiance. Pour une raison étrange, tu étais persuadée que j’allais t’emmener dans un pays lointain et t’y abandonner dans le dénuement le plus complet. — Alors, j’ai caché mes craintes derrière des putains de conneries moralement satisfaisantes ! Kylar écarquilla les yeux. Élène avait prononcé des gros mots ? La jeune femme sourit, heureuse de l’avoir choqué. Mais son visage recouvra aussitôt son sérieux. — Quand je pense à toutes nos disputes à propos de cette stupide épée… Tu ne pouvais pas vendre Châtiment parce que tu es Châtiment. Cette petite vendeuse de Caernarvon… Capricia ? tu as changé sa vie, tu lui as donné ce qu’elle méritait et tu as fait de même avec tous les gibiers de potence que tu as tués. J’ai voulu croire que mon Dieu me ressemblait, alors que c’est à moi de lui ressembler. Je suis désolée. Quand j’ai appris que tu avais vendu ton épée pour moi, j’ai pleuré sur mon sort parce que je t’avais perdu. Plus tard, j’ai pleuré pour toi parce que je t’avais dit que tu n’étais pas digne de moi. » Kylar, j’ai peur de ce que tu fais. Ma tête peut le comprendre, mais mon cœur a encore du mal à l’accepter. C’est… Je trouve cela horrible et terrifiant. — Je trouve cela horrible et terrifiant moi aussi, dit Kylar. Elle le regardait toujours dans les yeux. — Quand j’ai échappé aux Khalidoriens qui me retenaient prisonnière, un guerrier a essayé d’abattre un enfant. Je l’ai tué. J’ai tué le coupable pour que l’innocent survive. Tu as fait la même chose avec la reine, Kylar. J’espère que je ne tuerai plus personne de ma vie, mais je ne m’estimerai pas meilleure que toi parce que tu continueras de le faire. — Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Khalidoriens ? Tu étais prisonnière ? — Je dois te raconter quelque chose de plus important, Kylar. Quand tu es mort, j’ai fait un rêve. Un petit homme est apparu devant moi. Il était très beau. Il avait d’incroyables cheveux blancs, des yeux dorés et des cicatrices de brûlure sur le visage. Kylar se figea de nouveau. Il ne pouvait s’agir que du Loup. — Il m’a expliqué quel était le prix de l’immortalité. Chaque fois que tu ressuscites, quelqu’un qui t’est cher doit mourir à ta place. Il m’a dit que c’était mon tour. Il a dit qu’il allait retarder ma mort jusqu’au printemps, mais qu’il ne pouvait pas faire davantage. — Je l’ignorais, souffla Kylar. — Kylar, je crois que j’ai compris ce qui me faisait le plus souffrir à Caernarvon. J’ai compris que tu étais une personne importante et que moi, je ne l’étais pas. Aujourd’hui, je ne veux plus me disputer avec toi ou te jalouser, je veux me battre à tes côtés. Tout ce que tu accompliras de bien au cours de cette vie, ce sera grâce à moi. Je crois que c’est le genre d’héroïsme que personne ne remarque, mais cela ne le rend peut-être que plus honorable. — Je t’aime, Élène. Je suis désolé de m’être comporté comme un imbécile. Je suis désolé d’être parti ainsi. — Kylar, tu aimes une fille au visage balafré, j’aime un homme avec un destin à accomplir. L’amour a un prix, mais tu en vaux la peine. — Comment peux-tu dire ça ? Je t’ai assassinée. J’ai volé ta vie. Il déglutit, mais cette maudite boule refusait de disparaître. — Tu ne peux pas voler ce que je t’offre. Je vis avec l’éternité en tête parce que je sais que j’y serai bientôt confrontée. Mais pour le moment, je ne veux pas perdre une seule seconde du temps qu’il me reste. Je suis ici, avec toi, et je ne demande rien de plus. Kylar éclata en larmes. Il sentit Vi qui attendait dans le jardin. Son chagrin frappa la jeune femme comme une gifle et la laissa stupéfaite. Elle fut incapable de terminer la trame qu’elle tissait. Elle essaya de nouveau, puis s’efforça de penser à autre chose pour accorder un peu d’intimité au jeune homme. Élène le serra dans ses bras. Il y trouva une telle chaleur et une telle bienveillance que ses sanglots redoublèrent. Ses doutes, ses regrets amers, sa peur et son dégoût de lui-même se volatilisèrent. Quand il cessa de pleurer, Élène prit la relève. Ses larmes le lavèrent et, tandis qu’il serrait la jeune femme contre lui, Kylar se sentit propre pour la première fois depuis des années. Les deux amants cessèrent enfin de pleurer. Ils regardèrent leurs visages sillonnés de larmes et éclatèrent de rire en s’étreignant un peu plus fort. Puis ils racontèrent sans hâte ce qui leur était arrivé. Élène lui apprit qu’elle avait quitté Caernarvon et qu’elle était tombée aux mains d’un groupe de guerriers khalidoriens. Kylar lui parla de la tentative d’assassinat d’Aristarchos, de la mort de Jarl, de son combat contre le Roi-dieu, des circonstances dans lesquelles Vi lui avait passé l’anneau à l’oreille, de ses plans pour pousser Logan sur le trône de Cénaria, de son supplice sur la roue, de la découverte du prix de l’immortalité et de ses retrouvailles avec Durzo. Élène lui posa alors des questions sur son travail de pisse-culotte, sur son premier contrat, sur son apprentissage, sur le Don et sur ce qu’il voyait quand il regardait les gens à travers le ka’kari. Il répondit sans chercher à cacher ou à embellir la vérité et Élène l’écouta. Elle affirma qu’elle ne comprenait pas tout, mais qu’elle ne porterait pas de jugement. Elle tint parole jusqu’au bout. Tandis qu’il parlait, Kylar se détendit peu à peu. L’angoisse de cette vie secrète, le sentiment de culpabilité, la peur d’être découvert et d’être condamné… La tension qui était partie intégrante de sa vie commença à se dissiper. En Élène, il trouva le calme et, pour la première fois, la paix. Il la regarda avec des yeux nouveaux. Sa grâce le réchauffa comme une couverture par un froid matin d’hiver et il eut l’impression de rentrer chez lui après une longue absence. Il ne s’agissait pas d’une beauté qui excitait la convoitise, comme celle de Vi, mais d’une beauté qui appelait au partage. Vi était une œuvre d’art sculptée pour éveiller le désir, Élène avait été créée dans la seule intention de susciter l’amour. Son visage était balafré, sa silhouette n’était pas attirante au point de laisser les hommes sans voix, mais sa beauté surpassait celle de Vi. Kylar avait maintenu ses distances avec la pisse-culotte dès leur première rencontre, dans le manoir des Drake, lorsqu’elle avait essayé de le séduire et de l’assassiner. Il comprit soudain l’intuition qui l’avait poussé à réagir ainsi : on ne partage pas seulement sa vie avec le corps d’une femme, il faut aussi apprécier sa personnalité. — Épouse-moi, dit Kylar. (Le jeune homme fut le premier surpris par cette demande, puis il réalisa que sa bouche avait simplement exprimé le désir de son cœur.) Je t’en supplie, Élène, est-ce que tu veux bien m’épouser ? — Kylar… — Je sais qu’il faudra que ça reste secret, mais ce sera une réalité et j’ai envie de toi. — Kylar… — Je sais que cette putain de boucle d’oreille nous empêchera sans doute de faire l’amour, mais nous trouverons bien quelque chose. Et même si nous ne trouvons rien, je t’aime quand même. Je veux être avec toi. C’est mille fois plus important que le sexe. Je sais que ce ne sera pas facile, mais je suis sérieux. Nous pouvons… — Kylar, ferme-la, dit Élène. (Elle sourit en voyant son expression éberluée, puis elle lissa sa robe.) Je serai honorée de devenir ta femme. Pendant un moment, Kylar ne parvint pas à y croire. Puis il vit le grand sourire de la jeune femme, ravie de l’avoir décontenancé. Il eut l’impression qu’un torrent de lumière se déversait dans la pièce et Élène fut soudain dans ses bras. Elle pleura des larmes de joie, ils se tinrent les mains, ils rirent. Puis il l’embrassa et il sentit son corps se fondre dans ce baiser. Les lèvres d’Élène étaient douces, chaudes, pleines, engageantes, humides, sensibles et impatientes. Ce fut merveilleux. Ce fut incroyable. Ce fut le meilleur moment de sa vie et il dura jusqu’à ce que la nausée le saisisse. Chapitre 67 L eur relation sexuelle fut à sens unique. Une fois de plus. Jénine était encore vierge un mois plus tôt et Dorian avait d’abord pensé qu’elle manquait d’expérience, qu’elle était gênée par sa propre maladresse. Cette explication était cependant de moins en moins crédible, car les mouvements de la jeune fille étaient parfaitement coordonnés et Dorian faisait preuve d’un désir inextinguible. Jénine détourna les yeux lorsqu’il se coucha sur elle. Elle était incapable de supporter l’intensité de son regard. Il enfouit sa tête dans ses cheveux et s’efforça d’ignorer la passivité de ce corps offert. Il fut le seul à prendre son plaisir. Il serra la jeune fille contre lui et respira son odeur en essayant d’oublier son sentiment de solitude. Elle ne s’était jamais refusée à lui, même lorsqu’il s’agissait de la deuxième ou de la troisième fois de la journée. Cela ne faisait que rendre la situation plus difficile. Elle ne simulait pas le plaisir – pas encore, du moins –, mais lorsqu’elle en éprouvait elle restait distante. Dorian devinait dans ses silences une tentative désespérée pour tomber amoureuse de lui et pour laisser toutes les chances de s’épanouir à leur relation. En ce moment même, elle lui rendait son étreinte. À l’exception du vir, il avait tout essayé pour qu’elle l’aime autant qu’il l’aimait. Il avait un royaume à gouverner et à défendre, des hommes à entraîner, des complots à déjouer, des réformes à instaurer, des sorts à pratiquer, mais il consacrait quelques heures à Jénine, pour lui parler chaque jour, pour l’écouter, pour danser, pour réciter des poèmes, pour jardiner, pour raconter des histoires, pour assister au spectacle d’un barde, pour rire et – enfin – pour faire l’amour avec elle. Le plus incroyable était que le plan semblait fonctionner. Jénine était plus à l’aise en sa compagnie, elle appréciait davantage sa présence et son humour, elle paraissait plus amoureuse… mais cela s’arrêtait à la porte de la chambre. Était-ce parce qu’elle n’avait que seize ans et que le sexe était encore quelque chose de nouveau, ou leur amour n’avait-il pas plus de réalité que la mort de Logan ? Et si les angoisses de Dorian n’étaient rien d’autre que l’expression de sa culpabilité ? Avait-il sombré dans la folie ? Était-il devenu incapable de sentir l’amour de Jénine ? — À quoi pensez-vous ? demanda la jeune fille. Dorian se releva sur un coude et déposa un baiser sur son sein pour se laisser le temps de réfléchir. « Je pense que je vous aime plus que tout » était en partie vrai. « Je pense que je vous aime plus que tout alors que vous ne m’aimez pas » était assez brutal, mais l’amour avait besoin de sincérité pour s’épanouir. Il se massa les tempes pour chasser sa migraine. — Je pense que vous faites beaucoup d’efforts et je les apprécie à leur juste valeur. Elle éclata en larmes et, lorsqu’elle s’agrippa à lui, elle le fit sans arrière-pensées. Logan s’assit sur son nouveau trône. Il avait exigé qu’il soit terminé en trois semaines et les artisans avaient eu du mal à respecter ce délai. Il aurait voulu quelque chose de sobre, en bois massif et sans ornements, mais la duchesse Kirena avait affirmé que le symbole du pouvoir de Cénaria ne devait pas ressembler à une chaise de cuisine. Logan s’était incliné. Le trône en bois de santal était solide et élégant ; de gros rubis ornaient les oreillettes et le devant des accoudoirs ; il était si bien lustré qu’il brillait. Logan s’y installa confortablement – ce qui était surprenant compte tenu de sa taille et de sa carrure de colosse. Il plaignit les souverains à venir : ils ressembleraient à des nains sur ce siège monumental. Il haussa un sourcil en direction de Lantano Garuwashi. Celui-ci était à sa droite, agenouillé sur une natte inconfortable. Le Ceuran semblait pourtant satisfait. Il hocha la tête et Logan fit un geste de la main. Les Lae’knaughtiens de Wirtu – le camp semi-permanent qui leur servait de capitale – avaient dépêché un nouvel émissaire. L’homme était arrivé moins de une heure avant la fin de l’ultimatum. — Je vous salue, Votre Majesté, commença le diplomate. Il parla pendant un long moment, énumérant les titres de Logan, puis les siens et ceux de son maître, le suzerain Julus Rotans. Logan attendit, impassible. Marcher sur Khalidor sans le soutien des Lae’knaughtiens équivalait à un suicide. Au printemps, Logan aurait – avec un peu de chance – rassemblé une force de quinze mille hommes. À cela viendraient s’ajouter les six mille Sa’ceurais de Lantano Garuwashi. Pourtant, les deux armées ne totaliseraient pas plus de mille cavaliers. À Cénaria, seuls les nobles avaient assez de temps et d’argent pour s’adonner à l’équitation, mais peu pratiquaient cette activité. En outre, bon nombre de ces nobles avaient été tués dans de futiles combats contre les troupes de Garoth Ursuul. À l’origine, Lantano avait recruté des paysans, des Sa’ceurais dévoyés ou des guerriers ayant perdu leur maître. Son armée était désormais la meilleure de Ceura, mais elle était loin d’être la plus riche et les chevaux coûtaient cher. Les espions de la duchesse Kirena avaient rapporté que les Khalidoriens disposaient de plus de vingt mille soldats et de plusieurs milliers de sorciers. Les guerriers de Garuwashi avaient été chargés d’entraîner les hommes de Logan pendant les trois mois à venir – quatre si l’hiver était rigoureux. C’était plus que suffisant pour enseigner les rudiments du combat à des paysans, mais Logan ne se réjouissait guère à l’idée d’affronter des troupes supérieures en nombre et épaulées par de nombreux sorciers sur leur propre terrain. Pour contrer la magie, les Lae’knaughtiens avaient l’habitude d’invoquer l’Armure des Incrédules. Personne n’était capable d’expliquer pourquoi, mais cet étrange acte de foi les protégeait en partie des sortilèges. Les Khalidoriens comptaient beaucoup sur leurs meisters pour écraser l’ennemi avant même qu’il ait le temps de lever son épée. Si les sorciers étaient réduits à l’impuissance, le découragement s’abattrait sur les guerriers. — … Après une discussion approfondie de vos propositions, poursuivait le diplomate, le haut commandement a pris une décision. Logan se leva soudain. — Jetez-moi cet homme dehors ! ordonna-t-il à ses gardes. Les soldats s’avancèrent, saisirent l’émissaire lae’knaughtien par les bras et le traînèrent vers la sortie. — Vous n’avez pas encore entendu ce que j’ai à vous dire ! hurla le malheureux dont les pieds touchaient à peine le sol. — Oh ! (Logan se gratta la mâchoire comme si ce point lui avait échappé.) Très bien. Continuez. Mais dépêchez-vous. Vous m’ennuyez. En vérité, il savait déjà ce que cet homme allait dire. Il l’avait deviné lorsque le diplomate avait parlé de « propositions » au pluriel. — Nous sommes d’accord sur vos première et deuxième clauses. La troisième comporte juste certains détails qui – vous l’ignoriez sans doute – violent des principes sacrés de notre code de l’honneur. Je suis certain que ce n’était pas dans vos intentions, mais vous nous demandez de bafouer certaines de nos croyances les plus chères. — Oh ! répéta Logan. Lâchez-le. Je vous demande pardon, seigneur. Je ne voulais pas vous insulter. Quels sont ces points qui posent un problème ? — Comme je vous l’ai dit, euh… nous reconnaissons que Khalidor est un ennemi commun et que c’est le bon moment pour agir. Nous reconnaissons… Logan fit un geste agacé. — Vous m’ennuyez de nouveau. — Nous avons juste quelques réserves d’ordre stratégique quant à la répartition des forces. — Tiens donc ? Il avait deviné que ce point poserait un problème. Le général Agon se méfiait des Lae’knaughtiens et il avait demandé une clause précisant que l’armée des chevaliers serait séparée en deux. Une partie devait être placée sous commandement cénarien, l’autre sous commandement ceuran. D’un point de vue militaire, il s’agissait d’un arrangement médiocre. Les officiers cénariens et les officiers ceurans étaient incapables d’exploiter le potentiel de la cavalerie lae’knaughtienne – les premiers n’avaient jamais commandé ce genre d’unités et ils ignoraient donc quelles étaient leurs forces aussi bien que leurs faiblesses. D’un autre côté, cette mesure rendait une trahison presque impossible, surtout que la duchesse Kirena n’avait pas l’intention de laisser ses espions se reposer. — Je vais parler franchement, Votre Majesté, l’idée de placer les lanciers sous votre commandement est suicidaire. — Je comprends votre point de vue. L’émissaire était un homme d’expérience : il parvint à cacher sa surprise. — Il y a quelques autres détails, moins importants je peux vous l’assurer. Mais maintenant que nous sommes d’accord sur le fond, je pourrais rencontrer les officiels de Votre Majesté afin de… — Pourquoi donc ? demanda Logan. Le diplomate s’interrompit, interloqué. — Euh… pour régler les détails de notre alliance ? dit-il en s’efforçant de ne pas avoir l’air de parler à un idiot. — Quelle alliance ? demanda Logan. Le Lae’knaughtien ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. — Non, non, seigneur, dit Logan. Il n’y a pas d’alliance, il y a une guerre. Vous avez rejeté ma demande. Au printemps, lorsque les Sa’ceurais de Garuwashi auront terminé de piller Wirtu et de massacrer vos officiers, je referai ma proposition dans les mêmes termes – à l’exception d’un détail : je demanderai que les lanciers soient intégrés définitivement à l’armée cénarienne. Si vous refusez une fois de plus, je vous ferai exécuter. Gardes ? Deux hommes saisirent le petit diplomate. — Votre Majesté ! Un instant ! Logan leva un doigt et les gardes s’immobilisèrent. — Les seuls mots que j’ai besoin d’entendre de votre bouche sont : « Votre Majesté, nous acceptons votre proposition. » Si vous avez autre chose à dire, adressez-vous au vassal Dynos Rotans qui – allez donc savoir pourquoi – vous a accompagné à Cénaria habillé en domestique alors qu’il est d’un rang plus élevé que le vôtre et que, selon diverses rumeurs, son frère ne peut pas se passer de ses conseils. Dites-lui qu’il devrait avoir le cran de me rencontrer en personne. Il a pensé que si les choses tournaient mal, il pourrait s’échapper en toute discrétion. Une telle attitude est lamentable. J’en ai assez des flagorneurs lae’knaughtiens. Dites-lui que je ne veux plus le voir à la cour de Cénaria. Je vous laisse une demi-heure pour prendre une décision. Soit vous revenez pour me dire les paroles que j’attends, soit vous enfourchez votre cheval et vous disparaissez. Logan hocha la tête et les gardes entraînèrent le diplomate vers la sortie. — Il semblerait que ce petit numéro vous ait beaucoup amusé, remarqua Garuwashi lorsque les portes de la salle du trône se refermèrent. — Bien au contraire. Je suis au bord de la nausée. — Vraiment ? Est-ce parce que vous avez failli provoquer une guerre sans raison ? — Quand j’étais enfant, j’ai rencontré un petit garçon pas très impressionnant. Un jour, quelqu’un lui chercha querelle et le petit garçon se jeta sur son adversaire comme un tygre. — Et est-ce qu’il gagna ? — Il prit une sacrée raclée, mais personne ne se frotta plus à lui. Il réagissait à la moindre provocation comme si sa vie était menacée. Il n’y avait pas de règles quand on se battait contre lui. Il se fichait de prendre un mauvais coup. Il voulait gagner. J’ai toujours été plus grand et plus fort que les enfants de mon âge. Je me suis toujours battu en respectant les règles et j’arrêtais lorsque mon adversaire reconnaissait sa défaite, mais j’ai dû me battre bien plus souvent que lui. — Vous traitez les Lae’knaughtiens en vous fondant sur une expérience de votre enfance ? demanda Garuwashi. — C’est pour cette raison que je suis au bord de la nausée. Il fallait en passer par là. Sans l’aide des Lae’knaughtiens, il ne pourrait jamais sauver sa femme. Lantano Garuwashi toussota. — Puisque nous parlons de sujets qui donnent la nausée… certaines rumeurs affirment que des membres du Haut Conseil ont demandé au Régent d’envoyer un émissaire vérifier si je suis ou non le roi perdu de Ceura. — Vous dites cela comme s’il s’agissait d’une mauvaise nouvelle. Cénaria avait des ennemis au nord, à l’est et en son propre sein. Logan n’avait pas besoin de nouveaux ennuis au sud. — L’émissaire viendra sans doute à la tête d’une armée. (Garuwashi parla plus bas.) Il demandera à voir Ceur’caelestos. — Et ? — Kylar ne vous a rien dit ? — Qu’aurait-il dû me dire ? — Je regrette que vous ayez été dans l’obligation de faire exécuter un tel homme, Votre Majesté. Il est rare de trouver quelqu’un prêt à protéger l’honneur d’un autre sans attendre de contrepartie. (Lantano baissa la tête et Logan aurait juré que le grand guerrier avait rougi.) Je… Hem… je ne détiens plus l’Épée du Ciel. Kylar l’a jetée dans le bois d’Ezra. Un mage est allé la chercher et il est revenu en disant qu’Ezra le fou en personne lui était apparu pour lui demander de me forger une nouvelle Ceur’caelestos. Puis le mage est parti et je ne l’ai pas revu depuis. — Mais vous portez… — Un fourreau vide surmonté d’une poignée. Si je dois montrer mon épée, je suis mort. Si on apprend ma tromperie, on ne me laissera même pas laver mon honneur en me suicidant. Et je perdrai les plus redoutables guerriers de mon armée. — Je vois, dit Logan. Nous allons faire tout notre possible pour que votre fameux mage ait le temps d’accomplir sa mission. Je suis certain qu’il va revenir. Qui oserait manquer à une promesse faite à Lantano Garuwashi ? Ils restèrent assis en silence, inquiets pour différentes raisons. — Où en est votre campagne contre le Sa’kagué ? demanda enfin Lantano Garuwashi. — Je serais bien en peine de vous répondre sur ce point. Je peux juste vous dire que, selon toute apparence, mes conseillers et moi sommes encore vivants. La guerre contre Khalidor va peut-être nous aider. Elle nous donnera quelque chose à offrir à des hommes qui ne connaissent que le crime et la violence. Nous avons mis au point ce que nous appelons l’amnistie méritoire. Il sera pardonné à ceux qui passeront un certain nombre d’années au sein de l’armée. La durée de leur engagement dépendra des crimes qu’ils ont commis. Cela dit, je me demande comment nous paierons leur solde au cours des cinq prochaines années, mais il faut bien que ces gens fassent quelque chose. À tout prendre, je préfère qu’ils tuent mes ennemis plutôt que mon peuple. — Mais vous engagez des soldats dont la loyauté est sujette à caution. — Oui. Bon nombre de vos hommes n’étaient-ils pas des guerriers sans maître ? Ne les considère-t-on pas comme des gens sans honneur dans votre pays ? Tout ce que je peux faire, c’est offrir une chance aux criminels qui ont envie de changer et je dois les aider à nourrir leur famille en attendant. Aucun ancien membre du Sa’kagué ne pourra s’engager dans les forces de police de la cité et les gardes corrompus seront condamnés à la pendaison. Nous allons affronter de nombreux problèmes, mais, pour le moment, les Khalidoriens cristallisent les haines. Beaucoup de gens sont prêts à s’allier à moi pour les combattre. Ils essaieront de me planter un couteau dans le dos plus tard. — Vous pensez gagner cette guerre, dit Garuwashi. — Tant que la duchesse Kirena et le comte Drake sont vivants, je préfère ma place à celle des dirigeants du Sa’kagué. Le Ceuran laissa échapper un grognement qui pouvait exprimer son assentiment, sa curiosité ou tout autre chose. Le silence retomba. Les portes massives de la salle du trône s’ouvrirent et le diplomate lae’knaughtien entra. Il était resté absent moins de quinze minutes. Ses yeux brillaient de haine. — Votre Majesté, dit-il en martelant chaque mot, nous acceptons votre proposition. Chapitre 68 M oins d’un mois après leur première rencontre secrète avec Vi, les Chambrières créèrent une vingtaine de nouvelles trames. L’épouse d’un fermier – une femme aux dents écartées et aux doigts tachés par le tabac – connaissait un sortilège qui rendait la nourriture plus rassasiante ; une veuve alitaeranne avait imaginé un enchantement pour conserver la viande et les fruits pendant des mois. Les Chambrières mirent leurs connaissances en commun. Elles découvrirent bientôt le moyen de produire des biscuits grands comme la main qui nourrissaient un homme pour la journée tout en lui procurant un sentiment de contentement. En outre, lesdits biscuits étaient disponibles dans une dizaine d’arômes différents. La femme d’un forgeron de campagne avait conçu une trame pour que le soc des charrues reste aiguisé ; il fut facile de l’adapter aux épées, mais le sortilège devait être appliqué une fois par jour. Toutes les Chambrières avaient une certaine expérience de guérisseuse et elles produisirent des bandages qui demeureraient propres plus longtemps, des toiles d’araignées sous emballage afin de coaguler le sang sur-le-champ, des baumes efficaces contre les brûlures, des cataplasmes qui absorbaient le poison d’une blessure… Une femme était capable de lancer un sort de répulsion sur du tissu ; les tentes et les tuniques d’été devenaient alors imperméables, même en pleine tempête. Une vachère expliqua comment tisser une trame qui compactait les chemins traîtres et boueux ; il ne faisait effet que quelques instants, mais il permettait à des majas réparties le long d’une colonne en marche de faire traverser un marécage à une armée. Peu de majas étaient capables de lancer une boule de feu, mais elles découvrirent bien mieux lorsqu’une femme à la voix douce expliqua à Vi qu’elle avait conçu un sort pour contenir d’autres sorts. Il était possible de le combiner avec une trame de feu et avec une flèche magique invoquées par d’autres majas. Le conteneur était plus petit que le poing d’une femme, mais il était difficile de le lancer avec précision. Une Chambrière découvrit alors le moyen de répartir le sort le long du fût. La nouvelle flèche fila dans les airs et se ficha dans le bouclier d’un mannequin ; le conteneur se rompit et du feu liquide jaillit ; la cible disparut sous les flammes en quelques secondes. Toutes les majas présentes dans le jardin interrompirent leurs activités pour regarder le mannequin brûler. Plusieurs gardiennes de troupeau connaissaient des trames améliorant la vue, l’audition ou l’odorat pendant un moment. Elles travaillèrent de conserve et créèrent un sortilège réunissant les pouvoirs des trois précédents avec plus d’efficacité. Elles augmentèrent sa durée afin qu’il couvre le tour de garde d’une sentinelle ou la mission de reconnaissance d’un éclaireur. Les majas inversèrent ensuite les effets de leurs sorts. Elles réussirent à faire pourrir de la nourriture en une journée, mais elles éprouvèrent davantage de difficulté pour transformer une route sèche en bourbier. Il fallait ramollir de nombreuses couches de terre au lieu d’en solidifier quelques-unes. On estima également qu’il était impossible d’émousser le tranchant des épées au cours d’une bataille. Il aurait fallu repérer l’emplacement de milliers d’armes en mouvement et identifier celles des ennemis. La tâche était insurmontable. Les majas eurent plus de succès avec les blessures : elles réussirent à les infecter, à les faire suppurer et à les rendre irrésistibles aux yeux des mouches. Pourtant, la plupart des femmes n’eurent pas la force de travailler sur ce projet et celles qui avaient reçu une formation de guérisseuse affirmèrent que ces trames allaient à l’encontre de leurs vœux. L’étude des bâtons signaux et celle du sortilège permettant d’obtenir une image réduite d’un champ de bataille furent des échecs complets. Garoth Ursuul avait découvert le moyen de visualiser un affrontement et de communiquer instantanément ses instructions à des officiers ou des agents se trouvant à l’autre bout du royaume. Au cours d’une bataille, il existait deux façons de donner des ordres. La première consistait à agiter des drapeaux, mais il arrivait qu’on ne remarque pas les signaux, que les bannières soient hors de vue ou capturées. La seconde faisait appel aux trompettes, mais il était difficile de les entendre dans le fracas des armes et des cris. En outre, ces systèmes ne communiquaient que des ordres simples – repli, attaque, maintenant – et ils manquaient de discrétion. Avec des bâtons signaux, les généraux n’avaient plus à attendre des heures, voire des jours, l’hypothétique retour des éclaireurs infiltrés derrière les lignes ennemies ; ils obtenaient des rapports instantanés. La cavalerie pouvait alors renforcer une ligne sur le point de céder en quelques instants au lieu de quelques minutes. Un général pouvait diviser ses troupes et coordonner leurs mouvements au gré des circonstances au lieu d’estimer à l’avance les positions des différentes unités à un moment donné – en espérant que la moitié d’entre elles ne seraient pas retardées par un impondérable. Ces deux échecs agacèrent Vi et son humeur ne s’arrangea pas lorsque Ariel se moqua d’elle. — Vi, dit-elle en la rejoignant dans le grand jardin, vous ne voyez donc pas tout ce que vous avez accompli ? La jeune femme grogna. — J’ai facilité l’art de la guerre. — Certes, mais vous avez aussi fait quelque chose de remarquable. De remarquable pour toutes les majas et de plus remarquable encore pour vous. Les compliments de sœur Ariel éveillèrent les soupçons de Vi. — Oh ? Et de quoi s’agit-il ? — Vous avez appris à ces femmes à se battre sans pour autant se comporter comme des hommes. La plupart ne sont pas très douées pour lancer des boules de feu ou invoquer des éclairs. Si vous aviez essayé d’en faire des majas de guerre telles qu’on les imagine au Chantry, elles n’auraient guère fait de progrès à l’arrivée du printemps. Mais vous avez respecté leur identité. — C’était un choix évident. — Par les tétons du Séraphin ! Vi, les boules de feu d’un mage sont inutiles s’il ne peut pas traverser un marais pour aller se battre. Ses éclairs ne feront pas de mal s’il meurt de faim. Nous ne nous sommes pas trompées à votre sujet. Votre choix était peut-être évident, mais vous avez encouragé ces femmes à tisser des trames alors que personne d’autre ne l’aurait fait. Savez-vous pourquoi ? Parce que nous avons tous des points faibles, Vi – vous y comprise. Par chance, les vôtres sont différents des nôtres. Votre choix logique viole un credo du troisième Accord Alitaeran qui affirme que le champ d’études des sœurs est illimité. Vous avez laissé plusieurs domaines de recherche de côté. Certaines personnes auraient pu croire que c’était parce que vous estimiez les femmes peu douées pour ces types de magie. Si cela avait été le cas, la plupart des sœurs auraient refusé de vous écouter. Et même si elles partageaient cet avis, elles consacreraient beaucoup de temps et d’énergie à se convaincre qu’elles ont renoncé à étudier des sorts fondés sur le feu, les éclairs et les tremblements de terre. — Je n’ai jamais dit que les femmes étaient moins douées que les hommes pour quoi que ce soit, dit Vi. Je suis certaine que je peux invoquer une boule de feu plus puissante que celles de la plupart des mages – même si je n’ai jamais lancé un tel sort. J’essaie juste de sauver notre peau. — Oh ! vous pensez que nous devrions cesser nos petites querelles internes parce qu’un danger nous menace ? Vi fronça les sourcils. — Est-ce que c’est une véritable question ? Ariel éclata de rire. — Quoi de nouveau sur le front conjugal ? — Hein ? Au moment où Vi commençait à apprécier Ariel, la sœur ressortait ses grands mots pour la ridiculiser. — Quoi de nouveau avec votre mari ? expliqua Ariel en vérifiant que personne ne les écoutait. À la mention de Kylar, Vi sentit la présence du jeune homme qui s’entraînait avec Durzo dans la cave, à moins de cent mètres. Il semblait heureux malgré ses nombreux hématomes. Vi les guérissait parfois en secret, le matin, pendant qu’il dormait. Le mois qui venait de s’écouler avait été étrange, mais pas aussi difficile que Vi l’avait craint. La jeune femme s’était attendue à sentir un flot continu d’hostilité à travers le lien, et la haine de Kylar l’aurait plongée dans des abîmes de souffrance. Cela n’était pas arrivé. En règle générale, il ne pensait pas à elle. Elle s’entraînait et étudiait jusqu’aux limites de son endurance et il faisait de même. Quand elle rentrait, elle allait tout de suite se coucher. Élène et Kylar avaient trouvé un prêtre qui avait accepté de les marier en secret. Durzo, Uly, sœur Ariel et Vi avaient été les seuls témoins de la cérémonie. Kylar dormait désormais dans la chambre d’Élène, bien qu’il leur soit impossible de consommer leur union. Lorsque les câlins se faisaient un peu trop érotiques, le jeune homme était pris de nausées. Pourtant, le couple dégageait encore cette aura de jeunes mariés, peut-être parce qu’ils savaient qu’Élène n’avait plus très longtemps à vivre. Ils se touchaient – avec prudence – dès qu’ils en avaient l’occasion et passaient des heures à bavarder. Vi savait que Kylar avait du mal à supporter cette chasteté imposée. Certaines nuits, elle restait allongée sur son lit et il faisait de même de l’autre côté du mur, Élène blottie contre sa poitrine. Elle sentait son désir presque douloureux, mais dès qu’il commençait de fantasmer, ses pensées se focalisaient sur Vi. Son imagination était aussitôt rappelée au pas par une volonté de fer et Kylar se concentrait sur les qualités d’Élène. Vi remarquait parfois que cette volonté de fer était rongée par la rouille, mais le jeune homme parvenait néanmoins à repousser son désir. Ils s’étaient rencontrés à deux reprises dans leurs rêves. — Tu ne me détestes pas, lui avait dit Vi la première fois. Elle ne comprenait pas pourquoi. — Je déteste ce que nous devons endurer. — Pourras-tu un jour me pardonner ? — J’essaie. Tu as fait ce qu’il fallait faire. Tu es une personne respectable, Vi. Je sais que tu t’efforces de nous offrir un peu de temps et d’espace, à Élène et à moi. Je sais que ce n’est pas facile pour toi. Je t’en remercie. Ses yeux descendirent le long de la chemise de nuit de la jeune femme – qui était à sa taille, celle-ci. Son regard fut admiratif, mais délibérément bref. — Si seulement tu n’étais pas si belle. Bonne nuit. Leur seconde rencontre onirique avait été plus difficile. Cela s’était passé une de ces nuits où Kylar était allongé sans dormir de l’autre côté du mur séparant les deux chambres. Il souffrait tant qu’il avait l’impression qu’il allait exploser. Dans le songe, il était apparu au pied du lit de Vi, nu. Il avait les yeux clos et la jeune femme l’avait contemplé avec avidité. Elle avait admiré ses membres minces et puissants, son ventre sculpté de muscles aussi durs que la pierre. Elle portait une chemise de nuit qu’elle avait laissée à Cénaria, une création de maître Piccun. Le vêtement en soie blanche était court, avec des pans transparents, mais il était plus joli qu’excitant. Il suggérait davantage : « Fais-moi l’amour » plutôt que : « Baise-moi. » C’était une de ses premières commandes au maître tailleur et, quatre ans plus tard, elle ne l’avait jamais portée. Les hommes faisaient l’amour à leur épouse ou à leur petite amie, mais ils baisaient Vi. La jeune femme avait peigné et défait ses cheveux brillants. Vi avait compris au moment où Kylar avait ouvert les yeux : le jeune homme n’avait jamais vu cette chemise de nuit. Ce n’était pas lui qui rêvait, c’était elle. Elle s’était figée. Elle se sentait plus nue que le jour où elle avait été obligée de se déshabiller devant le Roi-dieu. Garoth Ursuul l’avait jugée sans la connaître, Kylar était bien plus puissant. Il était présent parce qu’elle avait envie de lui. La jeune femme avait été un objet de désir et elle s’était souvent moquée de l’appétit sexuel des hommes. Elle avait toujours cru que son bas-ventre était mort depuis qu’un amant de sa mère l’avait violée pour la première fois. Pourtant, à ce moment, elle le sentit réagir. Elle sentit une douleur si étrange qu’elle fut incapable de la décrire. C’était le prix de sa vie de prostituée. Elle n’avait jamais couché avec un homme par plaisir, et encore moins par amour. Le réveil de son sexe ne lui faisait pas seulement découvrir le désir, il l’ébranlait au plus profond d’elle-même. Vi distingua les contours d’un mystère à travers une paroi de glace : elle s’imagina présentant son désir – dont le sexe faisait partie, mais sans en être la composante principale – à Kylar ; elle s’imagina découvrant une plénitude, une complétude dans un univers fragmenté. Elle avait transformé l’acte sexuel en un simple exercice physique, aussi monotone et nécessaire à son travail que l’entraînement quotidien. Si elle voulait apprendre ce qu’il y avait de l’autre côté de cette muraille de glace, elle devait accepter la douleur et le viol qui étaient prisonniers à l’intérieur. Si Kylar parlait pendant qu’ils faisaient l’amour, elle se souviendrait alors de tous les enfants de pute qu’elle n’avait pas réussi à faire taire. S’il restait silencieux, elle se souviendrait de toutes les brutes qui l’avaient baisée en silence. S’il passait la main dans ses cheveux, elle se souviendrait de tous les connards qui lui avaient caressé la tête comme si elle était un animal. S’il lui arrachait ses vêtements sous l’emprise de la passion, elle se souviendrait de Hu Gibbet et elle lui cracherait au visage. Si, un jour, elle devait savourer le désir de Kylar et accepter de lui soumettre le sien, il faudrait qu’elle lui fasse confiance du plus profond de son être mutilé, il faudrait qu’elle esquive les souffrances que sa frigidité lui avait épargnées. Elle comprit tout cela à l’instant où Kylar ouvrit les yeux et croisa son regard. Elle se contracta et ses cheveux furent soudain attachés en une queue-de-cheval si serrée que c’en était douloureux. Deux sentiments envahirent Kylar, le second chassant le premier. Malgré sa bêtise émotionnelle – ou quel que soit le terme employé par sœur Ariel –, Vi identifia aussitôt les émotions du jeune homme. La première était un désir qui ne se limitait pas à des envies charnelles. Il venait de passer un mois avec la femme qu’il aimait, un mois de câlins et d’étreintes, un mois de préliminaires. La seconde fut une réaction de rejet. — Vi, s’étrangla Kylar. Je ne devrais même pas être ici. Il ne remarqua pas qu’il était nu et que la jeune femme ne portait qu’une fine chemise de nuit. Il la regarda droit dans les yeux et la laissa lire ses pensées. Parce que les violeurs avaient détruit le lien entre sexe et tendresse, Vi ne connaissait que le premier. Parce qu’elle avait passé la boucle d’oreille à Kylar sans lui demander son avis, le jeune homme ne connaissait que le second. La différence ne s’arrêtait pas là : Kylar était le seul à pouvoir s’infliger les souffrances que Vi avait endurées. L’équilibre entre les exigences de son corps et les sentiments de son cœur n’avait pas été rompu. La tentation le harcelait, mais sa détermination demeurait inébranlable. En trompant Élène, il se condamnerait à ses propres yeux. Il resterait un traître jusqu’à la fin de ses jours – ce qui risquait de durer très longtemps. Il s’était détourné et était sorti du rêve de Vi. La jeune femme toussa et croisa le regard de sœur Ariel. — Tout va bien avec Kylar. Chapitre 69 D orian sentit le danger dès que la danseuse entra dans la salle du trône. Il s’entretenait avec le chef des Gravaars, un guerrier des hautes terres massif avec des tresses noires qui descendaient jusqu’à ses hanches. Les Gravaars formaient un clan puissant et Graakat Kruhn était tenu en haute estime par les autres tribus. Il était venu pour tester Dorian. Il s’agissait d’une petite bravade sans conséquence : les peuples des hautes terres n’avaient pas cherché à se rebeller depuis plus d’un siècle et Dorian avait trouvé grâce aux yeux du puissant chef de clan – jusqu’à l’arrivée de la danseuse. — Votre Sainteté, dit Graakat Kruhn. (Il avait les yeux mi-clos et semblait content de lui – un peu trop, d’ailleurs.) Je souhaiterais vous offrir ce présent afin de sceller notre traité. Il fit un geste et deux jeunes filles s’avancèrent. La danseuse ne devait pas avoir plus de seize ans. Sa compagne, qui tenait une flûte des hautes terres, devait en avoir treize. Elles étaient toutes deux ravissantes et Dorian comprit qu’il s’agissait des filles de Kruhn. Lorsque la danseuse se lança dans une rondaa sensuelle, la plupart des gardes et des courtisans détournèrent le regard. La chorégraphie était différente des spectacles auxquels Dorian avait assisté pendant sa jeunesse. Le vêtement de la jeune fille se composait de larges épaulettes auxquelles étaient accrochées des bandes de tissu. Les mouvements de la danseuse faisaient tinter les cloches fixées à hauteur des hanches et laissaient entrevoir son corps nu qui ondulait au rythme de la flûte. Comme les artistes des basses terres, la jeune fille paraissait flotter au-dessus du sol ; sa poitrine et sa tête étaient immobiles, seul le bas du corps ondoyait avec lascivité. Mais les danseuses des basses terres concentraient leurs efforts sur les mouvements du ventre – qui était nu, à la différence de celui de la jeune fille. Pourtant, Dorian ne tarda pas à être subjugué. La fille de Kruhn avait du talent. La rondaa fut suivie d’une beraa. Dorian comprit où Graakat Kruhn voulait en venir. La beraa était plus rapide et plus sensuelle. La jeune fille battait des mains au-dessus de sa tête, dévoilant ainsi une partie de ses seins. Ses hanches ondulaient toujours de droite et de gauche, mais aussi en avant et en arrière, et ce mouvement ne laissait aucun homme indifférent. Dorian était coincé. Il se demanda s’il était heureux que Jénine soit enfermée dans ses appartements pour la durée de ses menstruations ou s’il regrettait qu’elle ne soit pas là. Sa présence aurait peut-être changé la situation. Graakat Kruhn avait ordonné à sa fille de danser une beraa parce qu’il avait l’intention de l’offrir en mariage au Roi-dieu. Ce moyen de sceller un traité était peu courant dans les régions du Nord. Il y avait autre chose. Dorian le comprit en remarquant le petit sourire du chef des Gravaars. Dorian avait cru qu’en gardant la plus grande partie des femmes de son père il ferait taire les rumeurs qui circulaient à propos de sa virilité défaillante – on avait en effet découvert qu’il s’était infiltré dans le château en se déguisant en eunuque. Mais si on apprenait qu’il ne se rendait jamais dans ses harems, les plaisanteries sur Coupécourt reprendraient de plus belle. Un guerrier des hautes terres comme Graakat Kruhn était devenu le chef de sa tribu grâce à la puissance de son virtu – un terme qui faisait référence à ses qualités, mais aussi à sa force et à sa virilité. Pour les clans des hautes terres, ces trois concepts étaient inséparables. Comment un eunuque pouvait-il faire preuve de virilité ? Comment un chef de guerre pouvait-il se soumettre à un castrat ? Dorian fit un petit geste et sa suite quitta la salle du trône à l’exception de ses gardes, de ceux de Graakat Kruhn et de plusieurs vürdmeisters. Le chef de clan eut l’air surpris, mais sa fille ne perdit pas le sens du rythme. Dorian continua à l’observer sans trahir aucune émotion. L’angoisse lui tordait pourtant le ventre. Dieu, donnez-moi la force d’accomplir ce que je vais faire. Mais il avait renié le Dieu unique. En songeant à ce qu’il devait penser de lui, Dorian sentit son excitation fondre comme neige au soleil. Jénine comprendrait-elle ? Peut-être, à condition qu’elle ne soit pas obligée d’assister à la « cérémonie ». Maudit soit ce guerrier ! Les Mains de Dorian lui avaient appris que Moburu s’efforçait de rallier les barbares de la région des Glaces à sa cause. Il prétendait être le Haut Roi des prophéties et, par malheur, sa date de naissance correspondait à celle de la prédiction – ou était décalée de trois jours, selon le calendrier choisi. Même si Moburu mourait avant le printemps – et, à plus forte raison, s’il ne mourait pas –, Dorian aurait besoin de Graakat Kruhn pour s’assurer la fidélité des autres tribus et pour affronter Neph Dada et ses vürdmeisters. S’il fléchissait maintenant, des rumeurs se mettraient aussitôt à circuler : le nouveau Roi-dieu était impuissant, ou c’était un eunuque – un homme du Sud, donc. Il n’était pas digne de sa charge. Graakat Kruhn allait-il provoquer sa perte avec une adolescente ? Pour rester Roi-dieu, je dois gouverner comme un Roi-dieu. La danseuse termina sa représentation. Il y avait dans ses yeux foncés une exubérance et une détermination qui surprirent Dorian. Était-elle parvenue à se convaincre qu’elle était amoureuse du Roi-dieu, de cet inconnu ? Avait-elle peur ? Était-ce sa terreur cachée qui lui avait donné la force de danser ? Dorian frotta les articulations de ses doigts sur les accoudoirs du trône – l’équivalent khalidorien des applaudissements. Il sourit et se leva. — Par Khali ! Graakat, elles sont fantastiques. Elles sont stupéfiantes. Et ravissantes. La plus jeune sait danser, elle aussi ? Graakat resta interloqué. — Je, euh… oui, Votre Altesse. Mais je voulais… — Je les accepte. Je n’ai jamais reçu de cadeau si somptueux. (Il se tourna vers la petite flûtiste.) Quel est ton nom, petite ? La peur se peignit sur les traits de l’enfant, confirmant ainsi les hypothèses de Dorian. Graakat avait voulu l’appâter avec l’aînée. Il ne s’attendait pas qu’un eunuque revendique ses deux filles. Entre la crainte de la plus jeune et l’incrédulité de la plus âgée, Dorian eut envie de dire : « Je n’ai pas voulu cela. Votre père vous a utilisées comme des pions pour s’opposer à un dieu qui ne peut pas le laisser gagner. » Mais il resta silencieux. — Je m’appelle Eesa, dit la fillette. Elle sortait à peine de l’enfance, mais son innocence lui conférait un charme étrange. Un spasme secoua l’estomac de Dorian. Khali, donne-moi la force. Il se rappela un sort qui calmait les frayeurs des femmes et les rendait plus dociles. Il l’avait souvent utilisé quand il était un jeune homme dévergondé. — Les Gravaars consomment le mariage en public, n’est-ce pas ? demanda Dorian. Un éclair de peur passa dans les yeux de Graakat Kruhn. Dorian comprit que la plus jeune de ses filles était sans doute sa préférée. — Cette tradition n’est plus respectée depuis des… — C’est une excellente tradition, l’interrompit Dorian. Surtout lorsqu’il y a un doute à propos du virtu de l’homme. Khali, donne-moi la force. — Je… Je… Votre Sainteté… Graakat était devenu verdâtre. Ses guerriers détournèrent la tête pour ne pas croiser son regard. Eesa n’avait toujours pas compris de quoi ils parlaient. Dorian se dépêcha de tisser une toile de vir sur elle. La jeune fille se détendit et ses pupilles se dilatèrent. Elle était désormais subjuguée par Dorian. Il complexifia la trame. Avec beaucoup de délicatesse, il poussa l’esprit d’Eesa à se laisser abuser par son corps. Désormais, elle éprouverait du plaisir quoi qu’il lui fasse. Lorsque le sort se dissiperait, la jeune fille serait peut-être horrifiée en se souvenant de ce qui se serait passé – c’était compréhensible –, mais on lui répéterait que Dorian était un dieu, qu’il n’y avait aucune honte à exaucer ses désirs et qu’elle devait être fière d’avoir attiré son attention. — J’ignore quels sont les détails de vos vieilles coutumes barbares, mais je suppose que quelques coussins à même le sol feront l’affaire. À moins que vous ayez une objection ? Dorian se débarrassa de sa cape en hermine d’un haussement d’épaules. Il invoqua le vir et des flammes noires dévorèrent le reste de ses vêtements. Nu, la peau grouillante de serpents ténébreux, des pointes de vir jaillissant de sa chair et une couronne d’épines perçant son cuir chevelu, Dorian foudroya Graakat du regard. Le gigantesque guerrier trembla. Il voulut tourner la tête, mais s’aperçut qu’il en était incapable. Il essaya de fermer les paupières, sans plus de succès. Le vir empila les coussins destinés aux courtisans à quelques mètres du chef de clan. Dorian laissa sa terrible aura se dissiper et se tourna vers Eesa. — Viens, mon amour. Khali, donne-moi la force, pria Dorian. Elle ne lui fit pas défaut. Que Dieu lui pardonne, elle ne lui fit pas défaut un seul instant. Lorsque tout fut terminé, il se releva, le corps luisant de sueur. Eesa resta allongée, pantelante, léthargique, obscène. Pour la première fois depuis son arrivée, Graakat regarda Fatum avec crainte. Il le regarda comme on regarde un Roi-dieu. — J’attends votre venue au début du printemps, dit Dorian. Si votre armée rassemble sept mille guerriers, je vous placerai à la tête des clans de Quarl, de Churaq, de Hraagl et d’Ikatana. À la première lune de la saison, nous ferons route vers la Brouette Noire. Vous pouvez disposer. Vos filles restent avec moi. Chapitre 70 S œur Ariel secoua Vi pour la réveiller. La jeune femme tourna la tête vers la fenêtre et s’aperçut qu’il faisait encore nuit. Dans la chambre, une seule chandelle était allumée. Vi s’assit et lança un regard trouble à la maja. Ariel avait les yeux rouges et elle portait la même robe – où était-ce une toile de tente ? – que la veille. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Vi. — J’ai trouvé. J’ai besoin de votre aide. — De mon aide pour quoi faire ? — Habillez-vous. Je vous expliquerai en chemin. Vi obéit et suivit la sœur, mais celle-ci resta silencieuse. Ce fut seulement lorsque les deux femmes furent à bord d’une barque se dirigeant vers le Chantry qu’Ariel prit la parole. Elle parla doucement, consciente que, malgré le brouillard, sa voix portait loin au-dessus du lac. — Il y a longtemps, il y eut un empereur alitaeran du nom de Jorald Hurdazin. Tout laisse à penser qu’il s’agissait d’un monarque sage et expérimenté. Au cours de sa jeunesse, il affirma son emprise sur la région qui correspond aujourd’hui à Ymmur, de la côte est à la côte ouest de Midcyru. Ses dernières conquêtes furent les territoires que se partagent maintenant Waeddryn et Modai. Son mariage avec Layinisa Guralt, la Prophétesse de Gyle – sa princesse, en fait –, lui permit d’étendre son autorité à l’actuel royaume de Ceura. Il mit alors un terme à ses conquêtes, en grande partie grâce à l’influence de son épouse. Au cours des vingt années qui suivirent, il consolida son empire et consacra une grande partie de son temps à apporter justice et prospérité aux territoires conquis. Un jour, un de ses nombreux ennemis lui lança un sort d’empoisonnement. On le soigna aussitôt, mais les mages ne purent que ralentir les effets du poison. Malgré des trames de soin quotidiennes, ils comprirent très vite que l’empereur mourrait avant deux ans. Le secret fut bien gardé, même si de nombreux mages verts et magae se succédèrent à la cour. Par malheur, Jorald Hurdazin n’avait pas d’héritier et le roi de Gyle avait accepté de lui céder sa fille et son royaume à condition que les époux échangent des anneaux tels que le vôtre. Pour un monarque, il n’était pas très difficile de trouver ce genre d’artefacts. Bien que cette union soit avant tout politique et magique, tous les récits s’accordent sur le fait que Jorald et Layinisa s’aimaient profondément. Les mages verts ne parvinrent pas à guérir l’empereur et ils découvrirent bientôt que son épouse était stérile. Il arrive que les femmes possédant un Don très puissant se blessent en l’invoquant. L’infertilité est courante chez celles qui ont employé la magie trop souvent ou trop jeunes. » L’empereur chargea les mages en qui il avait à peu près confiance de résoudre ces deux problèmes. Il estimait que Layinisa serait capable de diriger le pays après sa mort, mais si elle n’engendrait pas un héritier, cette succession ne ferait que retarder l’inévitable. Jorald ne voulait pas que, comme cela arrive souvent, son empire disparaisse avec lui. En fin de compte, ce fut Layinisa qui découvrit le moyen de contourner le pouvoir des anneaux. — Vraiment ? demanda Vi. — Ne vous enflammez pas trop vite. Nous allons accoster. Ne dites rien avant que nous arrivions à la bibliothèque. Les deux femmes arpentèrent en silence les sombres couloirs du Chantry. Vi remarqua avec étonnement qu’elle commençait à s’y sentir chez elle. Elle n’était plus surprise par les torches magiques qui les devançaient en projetant une lumière douce ; la majesté des arches de marbre austères ne l’impressionnait plus, elle avait même quelque chose de rassurant. Les deux femmes descendirent un escalier et, quelques minutes plus tard, arrivèrent dans les entrepôts du Chantry, bien en dessous du niveau du lac. Vi n’avait jamais eu l’autorisation de venir là. L’endroit n’était ni sombre ni sale, mais il paraissait abandonné. D’innombrables caisses en chêne numérotées étaient entreposées sur des rayonnages qui montaient jusqu’au plafond. L’une d’elles était posée sur un petit bureau. Ariel ne l’ouvrit pas, bien au contraire. Elle la ferma, la glissa sur une étagère et en attrapa une autre, deux rangées plus bas. Vi comprit qu’elle avait laissé la première en évidence pour tromper un éventuel espion. La jeune femme se demanda pourquoi les caisses étaient en chêne. Elle les examina de plus près et remarqua les sortilèges qui imprégnaient le bois. Une trame consolidait chaque boîte et la protégeait de la lumière ; une autre la rendait ininflammable ; une troisième en chassait l’air quand on la fermait afin de mieux préserver son contenu. — Les matériaux qui réagissent à la magie sont conservés dans des salles à part, à l’étage supérieur, dit Ariel. Ces archives ne contiennent que des informations courantes. Grâce aux trames qui les protègent, les Tyros consciencieuses – telles que vous-même – ne les recopient que tous les quatre ou cinq siècles. À condition qu’on ne les consulte pas trop souvent. La caisse s’ouvrit avec un sifflement. Ariel y plongea la main et, avec beaucoup de prudence, en tira une liasse de parchemins. Les documents ne semblaient pas avoir plus d’une dizaine d’années. — À l’époque où Jorald et Layinisa se sont mariés, les boucles d’oreilles magiques étaient déjà interdites depuis près de cinquante ans. Les familles royales en possédaient encore, bien entendu, et il était rare qu’elles acceptent de s’en séparer. Les anneaux continuaient donc de ruiner la vie des personnes qui les portaient et les mages étaient de plus en plus convaincus que le Chantry et la confrérie avaient pris une excellente décision en interdisant leur utilisation. La plupart des écoles de mages s’efforcèrent de faire disparaître les informations concernant ces bijoux et leurs secrets de fabrication. Cela provoqua plusieurs conflits sanglants, surtout parmi les Vy’sana, les Créateurs, qui représentent aujourd’hui encore une confrérie mineure. Lorsque Layinisa découvrit comment passer outre le pouvoir des anneaux, un grand débat anima la communauté des mages et des majas. Certains voulurent approfondir les recherches de l’impératrice et trouver un moyen de briser le lien magique une fois pour toutes. Mais la majorité craignit que de telles recherches conduisent à la redécouverte des techniques de cet envoûtement. On prit en compte la souffrance des personnes qui portaient encore un anneau, mais on évalua aussi ce qui se passerait si les secrets de ce sortilège tombaient dans de mauvaises mains. Je ne sais pas si vous avez étudié le lien qui vous unit à Kylar, Vi, mais il se trouve qu’il contient une forme de contrainte. C’est ce qui vous a permis de briser celle que Garoth Ursuul exerçait sur vous. Dans la mesure où vous avez été la première à vous percer l’oreille, vous êtes en position dominante. — Quoi ? s’exclama Vi. Vous voulez dire que… — Je veux dire que si vous lui demandiez de regagner Cénaria en marchant sur les mains, vous retrouveriez son corps dans un col de montagne avec des moignons au bout des bras. La contrainte des anneaux est bien plus puissante que celle que le Roi-dieu vous avait lancée. — Mais il y a un moyen d’y échapper ? demanda Vi, la gorge serrée. — Pas d’y échapper, mon enfant. Mais dans la mesure où vous êtes la maîtresse de ce lien, vous pouvez faire ce que Layinisa a fait. — C’est-à-dire ? — Elle a employé la contrainte pour obliger Jorald à divorcer et à épouser une princesse. Elle en a ensuite neutralisé les effets pour qu’il conçoive un héritier. — Et que s’est-il passé ? — Jorald est mort, mais son empire lui a survécu – amputé du royaume de Gyle qui fit sécession, outré par la séparation de l’empereur et de sa Prophétesse. Layinisa servit la nouvelle épouse de Jorald et soutint sa régence pendant cinq ans. Elle se suicida lorsque l’impératrice décida d’attaquer Gyle. L’inimitié entre Ceura et Alitaera perdura pendant des siècles et elle serait toujours vivace si les deux pays avaient encore des frontières en commun. Pour résumer, vous pouvez neutraliser la contrainte – enfin, partiellement – si vous le désirez. Une maja du nom de Jessa collabora avec Layinisa sur l’étude des anneaux. Jessa faisait partie des personnes qui voulaient découvrir un moyen de briser cette contrainte. Quand le Chantry s’opposa à ces recherches, je pense qu’elle a passé outre. Jessa était une guérisseuse qui s’intéressait aussi au jardinage. Je me suis penchée sur ses ouvrages. À première vue, ils n’ont rien d’extraordinaire. D’autres recherches furent menées de manière plus approfondie que les siennes et comme Jessa n’était pas une maja importante, personne ne se donna la peine d’étudier ses écrits avec attention. Si quelqu’un l’avait fait, il aurait trouvé la même chose que moi. Elle a voulu cacher ses découvertes en les laissant à la vue de tous, mais elle ne s’en est pas très bien tirée. Après tout, ce n’était pas une cryptographe. Après avoir lu ses livres, je leur ai appliqué diverses grilles de cryptage et j’ai étudié les annotations. Si vous compreniez le ceuran ancien, vous verriez à quel point le code est ridicule. On retrouve souvent un mot curieux dans les notes de Jessa. Tout ce qui se trouve entre deux occurrences de ce mot fait partie d’un message secret. Pour le décrypter, il suffit d’assembler les différents extraits. Je ne comprends pas tout ce qu’elle a écrit, mais je pense que vous, vous en serez capable. Oh ! une dernière chose, Vi. Je n’ai rien dit à Kylar ni à Élène et je ne leur dirai rien. C’est votre fardeau. C’est à vous de décider si le jeu en vaut la chandelle. Douze heures plus tard, Vi rentra chez elle avec des cernes noirs sous les yeux. Elle rencontra Élène dans la cuisine. La jeune femme préparait le petit déjeuner avec bonne humeur. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Ça ne va pas ? — Élène, je sais que j’ai un mois de retard, mais… (Malgré la fatigue, un faible sourire se dessina sur les lèvres de Vi.) Je crois que j’ai un cadeau de mariage à vous offrir. Chapitre 71 O n l’avait baptisé Solon le Chevaucheur de Tempêtes. On racontait que ses cheveux étaient devenus blancs parce que ses navires avaient traversé des océans couverts de glace – ou bien parce que la mer d’hiver l’avait mordu, puis recraché, car il était trop coriace. Un jour, son bateau avait chaviré et, malgré ses immenses pouvoirs, il avait failli se noyer ; il avait parcouru deux kilomètres à la nage au milieu d’une tempête déchaînée. En fait, ses cheveux étaient blancs depuis qu’il avait invoqué la puissance de Curoch, bien avant cet hiver fort agité. Il l’avait expliqué aux soldats et aux marins qui étaient venus lui prêter allégeance, mais ceux-ci préféraient leurs histoires à la sienne. Le printemps était arrivé et Solon regagnait Seth pour annoncer à l’impératrice Wariyamo qu’il avait défait ses ennemis. Il s’était incliné devant elle après avoir sauvé sa vie et empêché un coup d’État. Elle lui avait dit d’une voix tremblante de rage que, pour obtenir sa main, il devrait écraser la rébellion qui embrasait les îles de l’Empire de Seth – une rébellion qu’il avait déclenchée en tuant Oshobi Takeda. Kaede n’aimait pas se sentir en position de faiblesse, elle n’aimait pas dépendre de quelqu’un, mais elle finissait toujours par se calmer. Enfin, c’était le cas jadis. Tout le monde avait pensé que Solon attendrait le printemps avant de rassembler une armée et d’attaquer les îles du clan Takeda les unes après les autres. Il avait lancé son offensive sur-le-champ. Seul. Il avait parcouru trente kilomètres dans un simple canot pour atteindre Durai. Il avait alors livré l’ultimatum qu’il allait répéter une dizaine de fois au cours de l’hiver : déposez vos armes et jurez fidélité à l’impératrice. Si vous refusez, je tuerai tous ceux qui s’opposeront à moi et je vendrai ceux qui se rendront comme esclaves. Gulon Takeda lui avait ri au nez et il était mort avec dix-huit de ses soldats. Solon avait regagné Hokkai à bord d’une chaloupe avec vingt-quatre prisonniers terrifiés. Il les avait confiés à la garde du nouveau mikaidon et avait pris une chambre dans une taverne du port. Il n’avait même pas cherché à prendre contact avec Kaede. À son réveil, il était aussitôt retourné à son embarcation. Une vingtaine de marins complètement fous et un capitaine qui voulait se venger des Takeda l’attendaient sur le quai pour se joindre à lui. Bientôt, ils ne purent plus quitter le port sans affronter des tempêtes et, par la force des choses, Solon améliora sa maîtrise des éléments. Pourtant, nul mage n’était capable de dompter les ouragans hivernaux séthis et chaque jour était un nouveau combat. Parfois, les Takeda étaient tellement surpris que quelqu’un soit parvenu à atteindre leur île qu’ils se rendaient sur-le-champ. Quand Solon rentrait victorieux à Hokkai, il découvrait que ses anciens prisonniers étaient devenus de loyaux soldats de l’armée séthie. Curieusement, ils étaient très fiers d’avoir été vaincus par Solon le Chevaucheur de Tempêtes. Solon conquit les îles secondaires des Takeda. Sur l’île principale, Horai, les chefs du clan avaient cru qu’ils disposeraient de six semaines de préparation et ils furent pris au dépourvu. En outre, ils avaient déjà perdu trois mille hommes face aux quatre cents volontaires de Solon. Les généraux moururent avant que l’armée soit mobilisée dans sa totalité. Solon amplifia sa voix grâce à ses pouvoirs et proposa un traité avantageux aux survivants. La rébellion fut écrasée et la plupart des victimes furent des membres du clan Takeda. Le premier jour du printemps fut assez clément pour que les marchands remontent à bord de leurs navires afin de préparer les expéditions de la nouvelle saison. Ils vérifièrent l’état de leurs bateaux, réparèrent les voiles et les filets, lancèrent des ordres à des marins rouillés par plusieurs mois passés à terre. Ce fut aussi le jour où la petite flotte de Solon rentra dans le port de Hokkai. Ses guerriers et lui furent accueillis en héros. Les premiers hommes qui avaient été assez fous pour le suivre étaient devenus de véritables soldats. Les marins abandonnèrent leurs activités pour aller les saluer, les capitaines oublièrent de donner des ordres, les marchands et les négociants en vins délaissèrent leurs magasins et se précipitèrent au port pour acclamer les braves. Une foule immense escorta la petite armée jusqu’au château. Solon, partagé entre l’excitation et l’appréhension, sentit son cœur marteler sa poitrine. Kaede, mon amour, je t’en prie. Ne prends pas ma gloire comme une insulte. Sans toi, elle n’a aucune valeur. Le château de Blanchefalaise brillait sous les rayons du soleil matinal et Kaede se tenait sur l’estrade où, quelques mois plus tôt, elle avait failli être renversée. Elle portait un nagika bleu océan et une tiare en platine ornée de saphirs. Elle leva les mains et tout le monde se tut. — Quelles nouvelles des îles rebelles, Chevaucheur de Tempêtes ? demanda-t-elle. — Les îles sont pacifiées, Votre Majesté, répondit Solon. La foule poussa une acclamation, mais le visage de Kaede demeura sombre. Elle laissa les cris de joie monter, puis réclama le silence. — On raconte que tu es un mage, Chevaucheur de Tempêtes. — J’en suis un. Les gens se calmèrent tandis qu’ils remarquaient l’air grave de l’impératrice. Cette gravité rappela à bon nombre d’entre eux les questions qu’on s’était posées lorsque Solon avait été envoyé dans une école de mages, à Midcyru, dix ans plus tôt. Qui servait-il vraiment ? — On raconte que tu es un dieu, Chevaucheur de Tempêtes, et que tu as vaincu les mers hivernales à toi tout seul. — Je ne suis pas un dieu et je n’étais pas seul, Votre Majesté. Je suis un fils de Seth loyal à sa patrie qui a traversé les mers en compagnie d’hommes et de femmes plus féroces que des tygres, plus sauvages que des ouragans et plus affamés que les flots. Même l’hiver n’a pu nous empêcher de vous servir. Un frisson d’espoir parcourut la foule et les compagnons de Solon bombèrent le torse en entendant leur chef partager sa gloire avec eux. — On raconte que tu étais notre prince, Chevaucheur de Tempêtes, reprit aussitôt Kaede. On raconte que je t’ai dépouillé de ton trône. Un grand silence s’abattit. — J’étais un prince, héritier d’une vénérable maison que mon frère a déshonorée. Il a violé le lien sacré qui unissait le roi à son pays et je ne suis plus prince. Si vous me l’ordonnez, je ferai voile vers le couchant ou je jetterai mon navire sur des récifs. Je ne suis qu’un homme. (Il baissa la voix, mais celle-ci continua à se propager au-dessus de la foule silencieuse.) Un homme qui vous aime, ma reine. Kaede resta immobile et ne dit pas un mot. Tout le monde retint son souffle, mais Solon remarqua que les yeux de la jeune femme brillaient. — Dans ce cas, Solon le Chevaucheur de Tempêtes, Solon Tofusin, avance-toi et reçois ta récompense en tant que mage, en tant que fils loyal à sa patrie et en tant qu’homme. Solon eut l’impression de rêver lorsque la foule le poussa en avant en riant et en lançant des acclamations et des cris de joie. Kaede lui offrit d’abord un collier orné d’un rubis étincelant qui contenait une magie ancienne. Solon n’avait jamais vu cet artefact, mais il n’eut pas le temps de l’observer très longtemps. Kaede posa une couronne sur sa tête. Il s’agissait de la couronne de son père, un anneau en or formé de sept feuilles de vigne et de sept vagues entrelacées. — Un rubis pour le mage, une couronne pour le fils loyal de Seth et, si tu le désires encore, une femme fière et difficile qu’aucun homme sain d’esprit ne voudrait pour épouse. — Aucun homme sauf moi, dit Solon. Il prit Kaede dans ses bras et l’embrassa. Chapitre 72 V i ignorait comment Élène avait présenté la situation à Kylar, mais elle sut qu’elle l’avait fait lorsqu’elle sentit un brusque élan de confusion, d’espoir et d’impatience à travers leur lien. Ce soir-là serait le grand soir. Elle avait passé les trames magiques en revue avec Ariel. La sœur l’avait avertie : Vi ne romprait pas le sort qui les unissait, mais elle le neutraliserait tant qu’elle mobiliserait sa magie contre lui. Par bonheur, Kylar était vierge. Cela le gênait au plus haut point, mais Vi trouvait cela extraordinaire et touchant – ce qui ne faisait qu’augmenter l’embarras du jeune homme. Avec un peu de chance, sa première relation sexuelle serait brève. Vi avait averti Élène que le lien ne serait neutralisé que dans un sens : Kylar serait libre, mais Vi continuerait de sentir sa présence et ses émotions. Élène avait choisi de ne rien dire au jeune homme. Celui-ci ne serait pas à son aise s’il apprenait que Vi allait assister à sa nuit de noces. Élène allait mourir au printemps – du moins en était-elle convaincue – et elle méritait toute l’attention du jeune homme. Vi avait préparé le matériel nécessaire : une robe en laine rêche – les démangeaisons lui feraient peut-être oublier les sensations de Kylar – et un pichet de vin – pour s’abrutir lorsque tout serait terminé. Ariel n’approuvait pas franchement ce détail, mais elle ne s’y opposa pas. Vi espérait que Kylar faisait partie des hommes qui s’endorment tout de suite après avoir fait l’amour, car dès qu’elle cesserait de projeter sa magie, elle ne pourrait plus lui cacher ses émotions. Kylar montait l’escalier. Élène et lui venaient de savourer un dîner romantique dans la cuisine – leur mariage était secret et ils ne pouvaient pas sortir de crainte d’être reconnus. Élène le guidait en le tenant par la main. Vi sentit l’impatience et l’incrédulité du jeune homme. Il mobilisa ses sens et chercha la présence de Vi, mais elle se transforma en mur de pierre et commença de psalmodier ses incantations. D’après Ariel, les trames en elles-mêmes n’avaient rien de compliqué. La difficulté consistait à projeter l’énergie requise pendant la durée voulue. La sœur avait aussi déclaré que ce serait une épreuve éreintante sur le plan émotionnel, mais que Vi résisterait sans doute une vingtaine de minutes. La vieille salope ! Elle aurait probablement été capable de supporter une telle tension jusqu’à la fin des temps. Vi avait maudit la sœur tandis qu’elle psalmodiait ses incantations, mais elle avait remarqué que l’insulte n’avait plus la même force que par le passé. Après tout, c’était Ariel qui avait découvert le moyen de neutraliser le lien. Était-ce sa manière de s’excuser ? Les trames recouvrirent le lien les unes après les autres et l’enveloppèrent comme une nappe de brouillard. Vi comprit très vite qu’elle faisait ce qu’il fallait. D’abord parce que Kylar s’immobilisa, incrédule, alors qu’il s’asseyait sur le lit et se penchait sur Élène pour l’embrasser. Ensuite parce que Vi sentit qu’il avait cessé de se pencher. Les incantations neutralisaient peut-être la sensibilité de Kylar vis-à-vis du lien, mais elles exacerbaient la sienne. La panique la frappa comme un coup de poing et elle eut soudain du mal à respirer. Kylar ne s’en aperçut pas. Elle savait qu’il ne la sentait plus. Cette absence le surprit, puis une vague de joie le submergea. Il prit Élène dans ses bras et l’embrassa avec passion. Vi suffoqua. Elle eut du mal à cracher quelques jurons pour permettre à la magie de s’écouler. Elle avait déjà embrassé des hommes et des dizaines d’hommes l’avaient embrassée. Dans la mesure du possible, elle avait toujours évité de le faire – elle regrettait que ses lèvres ne soient pas aussi insensibles que son sexe –, mais son métier avait parfois exigé qu’elle se sacrifie de manière convaincante. Pourtant, le baiser de Kylar et Élène ne ressemblait en rien à ceux qu’elle avait connus. C’était un baiser frais, innocent et joyeux. Il devint plus intense et Vi sentit la surprise de Kylar lorsqu’il découvrit la passion féroce d’Élène. Il se laissa tomber – Élène le poussa ? – sur le dos et la jeune femme l’enfourcha. Puis il l’embrassa de nouveau tandis qu’il bataillait avec les cordons de sa robe. Vi débitait des jurons avec l’énergie du désespoir. Elle se forçait à garder les yeux ouverts et frottait la laine rêche contre ses avant-bras. Cela lui fournissait une vague distraction, mais la joie et le désir affranchi de Kylar résonnaient dans sa tête. Élène dut faire une remarque, car le jeune homme éclata de rire. Vi l’entendit à travers le mur, mais elle le ressentit aussi en elle. Elle n’avait jamais entendu Kylar rire ainsi, mais peut-être n’avait-il jamais ri ainsi. C’était un rire qui exprimait la gaieté, la liberté, le bonheur d’accepter et d’être accepté, une joie farouche et une profonde satisfaction. C’était donc le Kylar qu’Élène avait toujours connu. Vi éprouva un pincement au cœur, mais reconnut que la jeune femme méritait un tel homme. À travers le lien, Vi ressentit une tendresse si profonde qu’elle eut l’impression de recevoir un coup de poignard dans la poitrine. Elle s’aperçut alors que Kylar parlait à son épouse. — On le colle dans une chambre avec une femme nue et il jacte ? lâcha Vi à voix haute, sans cesser d’invoquer son Don. Pas étonnant qu’il soit encore puceau ! Par malheur, le sortilège ne lui demandait pas trop d’efforts. Il fallait qu’elle pense à autre chose. Élène avait maintenant peur et elle était gênée parce qu’elle savait que Vi était présente. Kylar la réconforta, allongé près d’elle. Il avait passé le bras gauche sous la nuque de la jeune femme et il la caressait de la main droite en murmurant des paroles rassurantes, en éveillant peu à peu son désir. Vi avait baisé souvent, avec quantité d’hommes et de toutes les manières imaginables, elle estimait donc qu’elle savait à peu près tout ce qu’il y avait à savoir à propos du sexe. Pourtant, l’ignorance conjuguée des jeunes amants leur fit vivre quelque chose dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Leur relation sexuelle s’inscrivait dans un ensemble plus vaste, plus important. Il y avait une harmonie jusque dans leurs maladresses, car ils ne craignaient pas qu’on les juge. — Oh ! putain ! Oh… La voix de Vi monta dans les aigus et elle perdit le fil de ses pensées. Elle ignorait ce qu’Élène faisait, mais soit la jeune femme avait un talent inné, soit Kylar était d’une sensibilité extrême. Quoi qu’il en soit, la vague de plaisir était irrésistible. Vi la sentit à travers le lien et ses joues s’empourprèrent. Elle prit alors conscience que Kylar affichait un sourire malicieux. Par tous les dieux ! elle avait l’impression de le voir ! Le plaisir du jeune homme se fondit dans le plaisir de donner du plaisir. — Espèce de fils de pute, lâcha Vi. Je te déteste. Je te déteste je te déteste je te déteste. Lorsque Vi couchait avec un homme, elle enfilait un masque et devenait une autre personne. Toujours. Kylar faisait l’amour en revendiquant tout ce qu’il était, sans cacher aucune partie de sa personnalité. Vi comprit alors à quel point elle l’aimait. Le jeune homme l’avait toujours plus ou moins attirée depuis le jour où elle avait vu son maudit sourire narquois dans le manoir du comte Drake. Elle admirait sa volonté de quitter la voie des ombres, mais aussi la manière dont il traitait Élène et Uly. Elle respectait le combattant hors pair. Elle avait déjà aimé – une éternité plus tôt –, mais ce béguin n’avait pas porté à conséquence, car Jarl était homosexuel. Au cours des derniers mois, Vi en était arrivée à accepter son désir envers Kylar. Mais tout cela n’était pas l’Amour. L’Amour, elle ne l’aurait peut-être jamais connu si elle n’avait pas parlé autant avec Élène, si elle ne l’avait pas éprouvé chaque jour à travers les sentiments de Kylar pour son épouse. Quelque chose cogna contre le mur, à quelques centimètres de Vi. Elle hoqueta et ses yeux s’écarquillèrent. Les trames faillirent lui échapper et seule la peur de ce qui se passerait alors lui donna la force d’en reprendre le contrôle. Elle frotta la laine rêche contre ses avant-bras. Putain de merde ! elle ne supportait pas la laine ! — Bébés morts. Femmes à barbe. Cheveux noirs si longs qu’on peut les tresser. Sang menstruel. Odeur du Dédale par une chaude nuit d’été. Putains mal lavées. Vomi. Bébés morts. Femmes à barbe. Cheveux noirs si longs qu’on… Oh ! merde ! Vi mordit une manche de sa robe et se concentra sur le sortilège comme si sa vie en dépendait. Elle reprit son souffle quelques instants plus tard. Elle examina les trames tandis qu’un profond sentiment de bien-être, de félicité, de tranquillité et d’harmonie enveloppait Kylar. La magie était toujours intacte. Vi attrapa le pichet de vin et le porta directement à ses lèvres. — C’est une bonne chose que tu sois puceau, Kylar. Enfin, que tu l’aies été. Je ne sais pas si j’aurais supporté ce cirque plus longtemps… Elle remarqua alors, en même temps qu’Élène, que ces premiers ébats n’avaient pas assouvi le désir du jeune homme. Kylar posa une question et la réponse d’Élène fut sans équivoque. Elle réagit avec autant de passion que d’enthousiasme. Vi reposa le pichet de vin de ses mains tremblantes. De nouveaux frissons de plaisir parcoururent le corps de Kylar. Dieux ! la nuit allait être rude. Chapitre 73 T andis que l’hiver se retirait lentement de Khaliras, Dorian déploya son armée sur la plaine qui se trouvait au nord de la ville pour affronter les envahisseurs de la région des Glaces. Le sol était couvert de neige à moitié fondue que les pieds des soldats transformaient en boue glacée. Chaque respiration se dessinait dans l’air, protestation muette contre une bataille dans des conditions si difficiles. Les barbares de la région des Glaces étaient des guerriers valeureux, mais leur unique tactique consistait à noyer l’ennemi sous leur nombre. Une fois la bataille commencée, ils se battaient comme des individus, jamais comme des unités. Depuis sa fondation, Khaliras n’avait jamais été envahie par ces sauvages, mais, en deux ou trois occasions, il s’en était fallu de peu. Selon Garoth Ursuul, c’était parmi les barbares des Glaces qu’on trouvait – proportionnellement – le plus grand nombre d’hommes et de femmes possédant le Don. Les deux armées se firent face alors que le ciel virait du bleu d’encre au bleu glacé sous les premiers rayons du soleil. Les vingt mille hommes du Roi-dieu Fatum, disposés sur trois rangs seulement, étaient alignés de manière à former un front aussi long que possible. L’armée des barbares, bien plus nombreuse, se déploya en un cordon plus épais et plus étendu. Fatum ne pourrait jamais les empêcher de déborder ses flancs. Au centre de la ligne ennemie se trouvait une importante formation que les autres guerriers s’efforçaient d’éviter. Si les informations de Dorian étaient exactes, il allait affronter vingt-huit mille kruls et encore plus de barbares. Trois contre un. Dorian sourit, confiant. Les flots de la prophétie coulaient tout près de lui et il vit mille, dix mille morts. — Seigneur, est-ce que tout va bien ? demanda Jénine. Dorian aurait préféré qu’elle n’assiste pas à la bataille, mais il avait de plus en plus besoin d’elle, et pas seulement pour ses conseils. Il cligna des yeux et se concentra sur la jeune fille. Ses futurs potentiels divergeaient de manière si radicale qu’il eut le plus grand mal à la distinguer telle qu’elle était à ce moment : ravissante, enveloppée de fourrures, les lèvres blanches de froid. Devant elle, Dorian entrevit l’image d’une femme prête à accoucher et d’une femme au crâne fracassé, le visage broyé au point d’être méconnaissable. — Non. Je ne me sens pas bien du tout, dit-il. Mais je ne laisserai pas mes hommes mourir pour autant. Il était encore impossible de distinguer les traits grotesques des kruls, mais on les reconnaissait à leur peau grisâtre. Ils étaient nus et cela donna un peu d’espoir à Dorian. Les kruls étaient des êtres magiques, mais c’étaient aussi des créatures de chair et de sang. Le froid finirait par les ralentir et par les tuer. Il était aussi difficile de leur faire porter des vêtements que de les empêcher de massacrer tous ceux qu’ils rencontraient, mais ce n’était pas impossible. Si les chamans barbares n’y étaient pas parvenus, cela signifiait qu’ils les contrôlaient à grand-peine. Dorian donna un ordre et les esclaves posèrent son palanquin. Le Roi-dieu Fatum mit un pied à terre et s’avança sur la plaine, seul. Il attrapa un couteau d’obsidienne et, d’un mouvement d’épaules, se débarrassa de sa précieuse cape en hermine qui tomba dans la boue. Jadis, il aurait bondi de rage en voyant son père s’adonner à une telle mise en scène. En ce jour, il comprenait. Pour protéger les êtres qui lui étaient chers, il devait maîtriser la situation. Pour maîtriser la situation, Fatum devait agir comme un dieu. Un dieu ne se souciait pas de salir une cape qui valait le prix de cinquante esclaves. Les flots de la prophétie gonflèrent. Fatum tenait le destin de soixante-dix mille hommes au creux de ses mains et la pression devenait de plus en plus forte. De ses décisions allait dépendre la vie ou la mort de dizaines de milliers de personnes. Il observa l’armée ennemie. Juste au-dessus, il aperçut des nuées de corbeaux décrivant des cercles en attendant le moment du festin. Il cligna des paupières et les charognards disparurent. Il cligna des paupières de nouveau et ils réapparurent. Il ne s’agissait plus de corbeaux et ils ne se contentaient pas de planer au-dessus des barbares. Dorian se tourna, les yeux écarquillés. Des silhouettes sombres et éthérées submergeaient son armée. Elles formaient une canopée au-dessus de ses soldats et filaient dans tous les sens. Ici, six d’entre elles étaient perchées sur un même guerrier, les griffes enfoncées dans sa chair. Là, une forme noire tourbillonnait autour d’un homme en lui portant de petits coups à intervalles réguliers, comme pour tester ses défenses. Une ou plusieurs créatures étaient agrippées à la plupart des soldats de Dorian. Elles étaient différentes et organisées selon une hiérarchie très stricte. Certaines d’entre elles étaient particulièrement horribles. Dorian regarda le général Naga qui se tenait près de lui. Trois monstres étaient accrochés à lui ; deux étaient perchée sur ses épaules, le troisième léchait le sang maculant ses doigts. Les trois créatures étaient si proches que Dorian distingua leurs traits avec netteté. L’une d’entre elles était affligée d’un cancer qui lui boursouflait un œil de manière grotesque ; des ulcères purulents constellaient leur visage doré et laissaient échapper un liquide sombre qui coulait sur leurs robes. Dorian eut du mal à croire que ces vêtements gorgés de sang aient jadis été blancs. Dans ces haillons noirs et dégoulinants, les trois créatures ressemblaient à des corbeaux. Celle qui était couverte de tumeurs enfonça ses griffes dans le crâne du général Naga, puis les ressortit avant de les lécher avec avidité. Des griffes ? Non, il s’agissait de doigts en os dépourvus de chair. Le monstre observa Dorian de son œil valide. — Qu’est-ce qu’il regarde, celui-là ? demanda-t-il. Un de ses compagnons tourna la tête et croisa le regard de Dorian. — Nous, siffla-t-il avec étonnement. — Odniar, ruy’eogetnirfhign em. Dirlom ? Dorian entendit la voix. C’était celle de Jénine, mais il ne comprenait pas ce qu’elle disait. Pourquoi ne comprenait-il pas ses paroles alors qu’il comprenait ces créatures ? des créatures dont il ignorait tout ? Il se retourna et contempla l’armée ennemie de l’autre côté de la plaine. Il observa les kruls, mais son regard les traversa et il vit à l’intérieur de leur corps. Chacun d’entre eux contenait un de ces êtres mystérieux. Mon Dieu ! ce sont des Étrangers ! Dorian les vit, puis comprit. Les Étrangers étaient les hérauts de l’enfer. Ils ne dévoraient pas les souffrances humaines pour se nourrir, mais pour oublier les leurs. Ils ne s’incarnaient pas pour échapper à leur destin, mais pour se distraire. C’était, pour un moment, l’occasion d’éprouver quelque chose, de savourer les plaisirs de manger, de boire et de tuer. Pour eux, le summum de la jouissance consistait à dérober aux hommes ce qu’ils ne possédaient plus. — Odniar ! La voix résonna aux oreilles de Dorian. Celui-ci se tourna et, pendant un instant, il vit ses guerriers qui fixaient leurs yeux sur lui avec crainte. Puis sa vision repassa sur un autre mode et il distingua la peur qui les enveloppait comme un parfum – à la plus grande joie des Étrangers qui virevoltaient autour d’eux. Des doigts osseux se plantèrent dans ses épaules. Il n’eut pas le temps de tourner la tête : des doigts de chair se refermèrent sur son biceps et le serrèrent avec force. Jénine s’imposa dans son champ de vision qui redevint normal avant de se scinder en deux. La jeune fille était enceinte, mais elle n’attendait pas des jumeaux. Un Étranger tournoyait autour d’elle, tout près. Il n’avait pas encore trouvé d’endroit où se poser. Il voulait… Par les dieux ! il voulait leur bébé ! Dorian lâcha un cri et vit une nouvelle vague de peur envelopper ses soldats. De nombreux Étrangers avaient remarqué qu’il les voyait. Ils s’étaient rassemblés autour de lui et l’isolaient désormais du reste de son armée. — Odniar ! Rodnia ! Emrde ! Dornia, Dorian ! Jénine lui soufflait à l’oreille avec colère. Elle s’appuyait contre lui de tout son corps afin qu’il tourne le dos à ses hommes. Dorian cligna des yeux et ne vit plus que le sol, ses soldats, les kruls et sa femme. Elle l’avait tiré de sa folie en utilisant la chose qui l’ancrait sans doute le plus dans la réalité : son nom. — Je suis là, dit-il. Je suis de retour. Merci. Il secoua la tête et se concentra pour ne plus voir au-delà de la perception humaine. Il regarda par-dessus son épaule et constata que son comportement avait effrayé jusqu’au général Naga. Il lui adressa un signe pour le rassurer, puis fit un pas en avant. Dorian – Fatum – décida de rester torse nu. Un dieu ne craignait pas le froid. Il avança avec assurance pour faire oublier son étrange conduite. De grosses boules de vir apparurent à la surface de sa peau. Il fit un geste et des guerriers amenèrent un jeune homme devant lui. Malédiction ! Il aurait préféré que Jénine ne voie pas cela, mais il était trop tard. Il avait failli provoquer leur perte en restant hébété devant son armée tout entière, il ne convaincrait pas sa femme de s’éloigner après avoir commis une telle erreur. Le jeune homme s’appelait Udrik Ursuul. Tous les rejetons présents à Khaliras avaient été tués, mais dix-sept autres étaient encore vivants parce qu’ils étaient partis accomplir leur Calvaire. Udrik avait reçu la tâche de féconder une des filles de l’Oligarche modinien, mais il n’avait pas séduit la bonne. Il avait dû fuir Modai et renoncer à accomplir son uurdthan. Il était rentré à Khaliras pour demander grâce. — Udrik, il est possible d’invoquer treize légions de kruls et d’en prendre le commandement, mais si tu invoques un krul de plus, tu dois faire appel à un arcanghul. — Un quoi ? Le jeune homme avait froncé ses sourcils encore lourdement fardés de khôl. Il affichait une expression menaçante malgré sa peur. — C’est une créature que ces barbares n’ont même pas essayé de maîtriser. Dis-moi, mon frère, un homme doit-il se sacrifier au profit de tout un peuple ? Les yeux d’Udrik s’écarquillèrent, et s’écarquillèrent un peu plus lorsque Fatum lui trancha la gorge avec un couteau d’obsidienne. Le rejeton tomba à genoux dans des jaillissements de sang. Il vacilla, puis s’effondra sur le dos. Dorian sentit – ou crut sentir – la jubilation de mille Étrangers. Il cligna des yeux. Ne perds pas le contrôle de la situation, Dorian. Ne perds pas le contrôle de la situation. Il n’osa pas contempler l’autre réalité pour découvrir ce qu’il allait faire. Les bras et les ailes de Fatum se tendirent vers l’hôte qui était devant lui. — Arcanghul ! Viens à moi ! Fais-moi savoir que tu es ici ! Les trames jaillirent avec facilité, comme si le vir avait décidé de l’aider ainsi qu’il l’avait déjà fait à de nombreuses reprises. Des éclairs verdâtres crépitèrent tout autour de Dorian et une langue de flammes bleues l’encercla. Le sol bouillonna autour du cadavre. Des mottes de terre explosèrent et s’agglutinèrent au corps. La peau se fendit et les muscles se déchirèrent tandis que des lueurs dansaient au-dessus. Les chamans comprirent alors leur erreur. Ils n’avaient pas eu le courage d’invoquer un arcanghul, mais leur ennemi avait osé. Un cor taillé dans une corne d’auroch sonna la charge, mais la moitié des barbares restèrent sur place. Un éclair fendit le sol aux pieds de Fatum et la lueur l’aveugla. Un coup de tonnerre roula au-dessus des deux armées et des guerriers s’effondrèrent de part et d’autre du champ de bataille. Quand Fatum recouvra l’usage de ses yeux, la charge des barbares avait faibli avant de s’interrompre. Un homme se tenait à l’endroit où le corps d’Udrik gisait quelques instants plus tôt. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Il mesurait plus de deux mètres et une masse de cheveux cascadait sur sa nuque comme une coulée d’or en fusion ; sa peau avait la teinte de l’argent poli, mais elle ne brillait pas ; ses pupilles étaient d’un vert émeraude saisissant, presque surnaturel. Il ne devait pas y avoir un être humain sur un million avec de tels yeux. L’inconnu était torse nu, peut-être pour imiter le Roi-dieu. Son corps était mince et anguleux. Fatum n’avait jamais vu un homme si beau. L’Arcanghul éclata d’un rire aussi éblouissant que lui. — Nous ne sommes pas des monstres, Roi-dieu. Nous sommes des Étrangers. — Quel est ton nom ? demanda Fatum. — Je suis Ba’elzebaen, le seigneur des serpents. — Le climat de la région des Glaces est un peu froid pour les reptiles. — Je ne suis plus dans la région des Glaces, il me semble. — Je te demande de me servir, Ba’elzebaen, déclara Fatum. Il mourait d’envie de contempler l’Étranger sous sa véritable forme, mais il n’osa pas céder à la curiosité. S’il sombrait dans la folie maintenant, Ba’elzebaen risquait d’en profiter pour prendre possession de son corps. L’Étranger ricana. — Le soleil et la lune s’inclineraient devant moi. — L’espoir fait vivre. Ba’elzebaen gloussa comme s’il avait affaire à un enfant précoce. — Je suis plus fort que toi. — Seuls la volonté et le sortilège importent. Je t’ai invoqué et ma volonté est inébranlable. Les étranges yeux verts se rivèrent sur ceux de Dorian. Le prophète pensa à ce qui arriverait à Jénine s’il ne parvenait pas à se faire obéir de ce serpent. Il sentit la volonté de l’Arcanghul s’opposer à la sienne avec de plus en plus de force. La créature nommée Ba’elzebaen ne se limitait pas au corps qui se tenait face au Roi-dieu. C’était un être immortel et omnipotent. Dorian était incapable de l’arrêter. C’était sans espoir. Il ferait mieux de s’incliner devant lui et d’implorer grâce. Dorian comprit que cette pensée était le fruit d’une attaque de Ba’elzebaen. Il se concentra sur ses certitudes. L’Arcanghul céderait. Il lui obéirait et il le servirait. Je suis le Roi-dieu. Je suis impitoyable. Je détruis ceux qui s’opposent à moi. Je n’obéis à personne. Je suis un dieu. Ba’elzebaen se détendit et ses attaques cessèrent. — Très bien, Roi-dieu. Je t’obéirai. — Où est mon demi-frère, Moburu ? demanda Dorian. — Il a essayé de prendre le contrôle des dix tribus, en vain. Une seule a accepté de le suivre, mais il a récupéré assez d’ossements pour invoquer une légion de kruls. Il fait route vers la Brouette Noire. Une légion représentait environ deux mille kruls. C’était une force considérable, mais moins redoutable que Moburu à la tête d’une armée de barbares des Glaces. — Ce n’est pas Moburu que tu devrais craindre, ajouta Ba’elzebaen. — Neph, lâcha Dorian. Ses soupçons se confirmaient. — Oui. C’est Neph qui a appris aux barbares à invoquer les kruls. Tout cela n’est qu’une diversion pour que les fils de Garoth Ursuul restent à l’écart de la Brouette Noire. — Que manigance-t-il ? — Il a l’intention de devenir Roi-dieu en invoquant un titan ou en offrant un hôte à Khali. Neph n’était pas assez fou pour incarner Khali. Si Dorian avait entraperçu la véritable nature des Étrangers, la déesse ravagerait Midcyru dès qu’elle prendrait possession d’un corps à sa mesure. Il était rassurant de penser que, depuis la mort de Roygaris Ursuul, personne n’avait été assez puissant pour accomplir un tel sacrilège. En revanche, il n’était pas impossible que Neph cherche à invoquer un titan et cette idée n’avait rien de réjouissant. Où se plaçait cette créature sur l’échelle hiérarchique des Étrangers ? Deux rangs au-dessus de Ba’elzebaen ? Trois ? Dieu ! Mais ce n’était pas le moment de songer à ces problèmes. — Pour nous approprier les kruls des barbares, nous devons attaquer le chaman qui les dirige, n’est-ce pas ? demanda Fatum. Où est-il ? Ba’elzebaen pointa le doigt en direction d’un homme couvert de tatouages à la guède. Plusieurs dizaines de boucliers – les siens et ceux d’autres mages – avaient été érigés autour de lui. L’Arcanghul les fit disparaître d’un simple geste et Fatum lança un sort. Un trait de flammes verdâtres partit en grondant. Le chaman, qui se croyait toujours protégé, le contempla avec mépris. Le projectile incandescent lui perfora la poitrine et le mage barbare mourut sans comprendre ce qui lui arrivait. Ba’elzebaen sourit et Dorian remarqua que le coin de ses yeux se plissait de manière curieuse : la peau de l’Étranger se composait de milliers d’écaillés minuscules. — Maître, dit Ba’elzebaen. Que doivent faire les revenants ? — Qu’ils tuent les barbares. Je leur interdis de se nourrir avant la tombée de la nuit. Ensuite, fais charger les os sur des chariots. Nous en aurons peut-être besoin pour invoquer de nouveaux kruls à la Brouette Noire. — Il en sera fait ainsi. Ba’elzebaen s’inclina. Lorsqu’il se redressa, des cris de panique montèrent des rangs de l’armée ennemie. Les kruls se retournaient contre leurs anciens maîtres. Chapitre 74 –L e printemps est là, dit Élène. Vi la rejoignit sur le balcon. Elle transpirait encore après les exercices qu’elle venait d’accomplir avec les centaines de majas qui s’entraînaient dans le jardin en contrebas. Kylar avait – encore une fois – quitté la ville pour suivre les leçons de son maître. Élène avait demandé à Vi de venir la voir. L’ancienne pisse-culotte déglutit avec peine lorsque la jeune femme se tourna et lui sourit. — Tu fais tout pour m’éviter, remarqua Élène. Vi faillit répondre qu’elle était très occupée. C’était la vérité. Les Chambrières se rassemblaient. Elles avaient formé l’ordre des Sœurs du Bouclier et, chaque jour, de nouvelles recrues venaient grossir leurs rangs. Vi devait veiller à ce que ses messages parviennent à l’Oratrice dans le plus grand secret. Elle s’entraînait sans cesse pour améliorer ses connaissances en matière de magie et de stratégie. Pourtant, ce n’était pas pour cela qu’elle évitait Élène. Au cours des deux derniers mois, les deux femmes étaient devenues étrangement proches, mais l’arrivée du printemps annonçait de funestes événements. — Vi, j’ai besoin de tes conseils. Tu sais comment fonctionne le Don de Kylar et tu sais également comment il voit les choses. J’ai peur qu’il fasse quelque chose de stupide pour essayer de me sauver si… Elle posa la main sur son ventre. — Si quoi ? demanda Vi. (Elle comprit tout d’un coup.) Oh ! merde ! Tu es enceinte ! Élène rougit. — Une guérisseuse me l’a confirmé ce matin, dit-elle à voix basse. D’un mois. Je n’ai pas encore ressenti la moindre nausée matinale. Je suppose que j’ai de la chance. De la chance. C’était un point de vue. Si Kylar apprenait qu’Élène attendait un enfant… Eh bien ! Vi ne savait pas ce qu’il ferait, mais ce serait sans doute aussi courageux que stupide. Par malheur, elle ignorait sous quelle forme cet héroïsme idiot se présenterait. — Cela complique la situation, poursuivit Élène. Vi la regarda et comprit qu’elle ne parlait pas seulement de Kylar. — Je peux te préparer du thé à la tanaisie, proposa-t-elle. Élène la regarda d’un air surpris. — Si je ne voulais pas le garder, il me suffirait d’attendre un mois ! Dieu, je n’ai jamais entendu une réflexion si froide et si idiote de toute ma vie ! Vi resta pétrifiée. Tu es froide. Tu es idiote. C’est pour cela que tu ne laisses jamais personne t’approcher. De peur qu’on découvre qui tu es et qu’on te crache à la gueule ! Élène ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, toute trace de colère avait disparu de son visage. — Je suis désolée. J’ai les nerfs à fleur de peau et je m’emporte pour un rien, mais ce n’est pas une raison pour m’en prendre à toi. Tu n’es pas idiote. Je suis désolée. — Mais je suis froide. Élène réfléchit. — Tu as connu l’enfer, Vi. Tu es froide, en effet, mais tu l’es un peu moins chaque jour. Et je suis désolée de t’avoir dit cela. Est-ce que tu me pardonnes ? Élène ne mentait jamais, même lorsqu’elle s’excusait. Cette franchise faisait d’elle une excellente amie et une emmerdeuse de premier ordre. Si elle n’avait pas été si gentille, son manque de duplicité l’aurait rendue agaçante. Hu Gibbet affirmait qu’il ne mentait jamais et il se servait de la vérité comme d’une arme. Élène était si douce qu’il était difficile de lui en vouloir très longtemps. — Oui, dit Vi. En quoi puis-je t’aider ? Un sourire se dessina lentement sur les lèvres d’Élène et Vi eut l’impression de voir le soleil percer un nuage noir. La femme de Kylar ressemblait à un ange lorsqu’elle souriait sans s’en rendre compte. Cette grâce n’avait aucun rapport avec celle des courtisanes – et pourtant ! Les dieux – et Vi – savaient avec quel enthousiasme la jeune femme avait étudié les plaisirs et les talents de cette profession au cours des deux derniers mois. C’était une grâce qui restait très féminine et qui était irrésistible. Lorsque Élène éprouvait de la joie, il s’agissait toujours d’une joie partagée. Elle était assez naïve pour attendre le meilleur des gens et cet espoir poussait les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes. — Je suis heureuse d’être ton amie, Vi. Voilà un bout de temps que je voulais avoir cette conversation avec toi. Elle se renfrogna, ne sachant pas par quel bout commencer. Vi sentit une nouvelle boule se former dans sa gorge, mais elle n’avait aucune porte de sortie, aucune échappatoire. — Je vais bientôt mourir, continua Élène. J’ai peur. Surtout maintenant. (Elle passa une main protectrice sur son ventre.) Pour ne rien te cacher, je me suis souvent plainte à Dieu à propos de cet enfant. Je sais que tu me prends pour une sainte ou pour une illuminée, mais j’ai proposé à Dieu toutes les solutions que j’ai imaginées pour continuer de vivre sans contrarier Ses plans. Je veux vivre, je veux que mon bébé vive, je veux que Kylar vive et je veux qu’il accomplisse toutes les grandes choses pour lesquelles Dieu l’a créé. — Et qu’est-ce que ton Dieu a répondu ? demanda Vi. Sa relation avec Daenysos ne ressemblait en rien à celle qu’Élène partageait avec son Dieu. Que Celui-ci existe ou non, Il était présent dans le cœur d’Élène – et on ne se moquait pas des croyances d’une personne sur le point de mourir. — Il a répondu qu’il était avec moi. — Voilà qui règle le problème, lâcha Vi. Élène ne comprit pas le sarcasme – ou elle décida de l’ignorer. — Oui, dit-elle. Kylar pense… Kylar a peur d’être condamné à la solitude éternelle. Il croit qu’au cours des deux derniers mois il a juste réussi à duper son destin. Il se trompe, Vi. Il n’est pas condamné à la solitude éternelle, mais certains mensonges sont longs à guérir. Je n’ai pas le temps d’attendre. Quand je ne serai plus là, je veux que tu prennes soin de lui. De toutes les manières possibles. Il est ce que j’ai de plus précieux au monde et je te le confie. Il aura besoin de toi. Tu sauras quand il sera prêt, et quand tu le seras également. Vi avait envisagé cette solution, bien entendu. Assise dans sa chambre pendant que les jeunes mariés échangeaient des câlins de l’autre côté d’un mur trop mince, elle y avait pensé des centaines de fois : cette torture prendrait fin avec la mort d’Élène, au printemps. Pis encore, elle avait songé que Kylar serait à elle une fois sa rivale disparue. — J’ai été égoïste, poursuivit Élène. Je savais que nous n’avions que deux mois. J’ai été égoïste pour moi et pour Kylar. Je sais que tu en as payé le prix. Il m’est arrivé de voir ton visage certains matins, après… (Elle se racla la gorge.) Quand Kylar et moi restions éveillés tard. Je sais que tu l’aimes, Vi, et je n’imagine même pas ce que j’aurais ressenti si j’avais été à ta place. Et si j’étais à ta place aujourd’hui, je serais impatiente que… tout se termine. C’est normal. — Ce n’est pas normal d’espérer la mort de son amie, déclara Vi d’un ton sec. Ses yeux la brûlaient. — Pour cela, et pour tout ce que tu as pu faire ou penser, je te pardonne, Vi. Tout va très bien se passer. Dieu a un plan, même si nous ne le voyons pas. — Tu vas partir. — Oui. — Et tu n’as rien dit à Kylar. — J’ai essayé, mais il n’est pas prêt à m’entendre. Vi, aide-le à comprendre qu’aimer une autre femme n’est pas une trahison. Il est immortel et l’immortalité sans amour, c’est l’enfer. — Quand as-tu l’intention de partir ? — Tout de suite. — Où vas-tu aller ? — Le roi Gyre fera route vers Khalidor dans quelques semaines. Il y a des femmes parmi les soldats de son armée. Je vais me joindre à elles. Enfin, je vais essayer. Dieu me réserve peut-être un autre destin. — Pourquoi veux-tu t’engager ? — Pour obliger Kylar à venir. Il a juré qu’il ne me quitterait pas pour aller aider Logan, mais il faut qu’il le fasse. Ainsi, je ne mourrai pas en vain. — Tu n’es pas une guerrière, Élène. — Non, mais je me bats jusqu’au bout. — Est-ce que tu imagines sa réaction quand il va apprendre ce que tu as fait ? — Je lui ai laissé une lettre sur la table pour lui dire que je vais passer la nuit au Chantry. J’espère que les mensonges que j’écris sont plus crédibles que les mensonges que je dis, parce que j’aurai besoin d’un peu d’avance. J’ai aussi écrit une autre lettre pour lui raconter la vérité. (Elle s’interrompit.) Enfin, une partie de la vérité. Je ne lui dis pas que je suis enceinte. Il souffrira bien assez comme cela. S’il te plaît, assure-toi qu’il la lise. Elle lui tendit un bout de parchemin. — Tu veux me mêler à cette histoire ? — Il sentira ta complicité à travers le lien qui vous unit. Tu ferais mieux de passer deux ou trois jours au Chantry. Élène serra Vi contre elle, d’abord avec un certain embarras, puis avec force. Vi lui rendit son étreinte. Ses yeux se remplirent de larmes avant qu’elle ait le temps de cligner des paupières. À travers le lien, elle sentit Kylar réagir à deux kilomètres de là. Sa surprise ne s’exprima pas à travers des mots, mais ses pensées étaient claires : Tu pleures ? Elle le rassura en lui envoyant une émotion apaisante – ce qui acheva de le déconcerter. — Je ne veux pas que tu partes, dit-elle. Élène s’écarta et regarda Vi dans les yeux. — Tu es sincère. Je le sens. Malgré tout ce que tu as enduré, tu es sincère. — Je n’ai jamais eu d’amie avant toi. Je ne veux pas te perdre. — Tu es bien meilleure que tu le crois, Vi. Que Dieu te bénisse. Chapitre 75 –L es cols sont dégagés, dit Durzo. Les majas les emprunteront demain. Pendant l’entraînement, Kylar avait remarqué que son maître ne se comportait pas comme d’habitude. Ils étaient assis à une table dans la salle d’exercice de la maison de Durzo. Chacun essuyait la sueur qui lui couvrait le visage à l’aide d’une serviette. Blint évitait de croiser le regard de son apprenti. — Vous allez bientôt partir ? demanda Kylar. — Tu ne vas pas le croire, dit Durzo d’un air contrit. Uly m’a foutu dehors manu militari. — Vous ne m’aviez pas dit que vous vous entendiez à merveille ? — Elle s’inquiète pour sa mère. Elle dit que j’aurais dû aller la voir en premier. — Je crois qu’Uly est plus futée que nous deux réunis, dit Kylar d’un ton badin. Il avait pourtant l’impression d’avoir le cœur dans un étau. Durzo allait le quitter une fois encore, mais, pour la première fois, il prenait la peine d’en avertir son apprenti. Cela ne rendait pas la séparation plus facile. — Méfie-toi des femmes plus intelligentes que toi, fiston. C’est-à-dire… — C’est-à-dire des femmes du monde entier, je sais. Les deux hommes sourirent de conserve. — Je suppose qu’il est temps que je te rende tes affaires, dit Durzo. Tu vas te ranger du côté des majas ? — Si je prends parti, Élène me suivra et elle mourra. Je n’ai pas l’intention de participer à cette guerre. Durzo examina ses ongles. — Je t’ai dit que ça ne marchait pas ainsi. Elle peut trébucher, tomber le nez dans une flaque et se noyer aussi facilement que prendre un coup d’épée dans le ventre. On ne trompe pas la Mort, pas dans ce cas précis. Kylar eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac. — Je ne la laisserai pas mourir, dit-il à voix basse. Je ne laisserai personne me la prendre. Ni la Mort, ni le Loup, ni même Dieu. — Fiston, tu te rappelles la première fois que tu t’es retrouvé dans l’Antichambre du Mystère ? Est-ce qu’il y avait une porte ou deux ? Ce n’est pas à cause de la Mort, du Loup ou du croque-mitaine que tu es devenu immortel. C’était ton putain de choix. — Je suis devenu immortel pour sauver Élène, pas pour la tuer. — Tu veux qu’elle vive à jamais ? Vas-y ! Essaie de passer un autre marché avec le Loup. Demande si quelqu’un peut mourir à la place d’Élène. Peut-être que tu pourras choisir la personne qui la remplacera parmi les gens qui te sont chers. Ce sera le pied, non ? Et puis, tu pourras peut-être lui trouver un ka’kari pour qu’elle ne vieillisse plus. Et je vais t’apprendre une bonne nouvelle : l’immortalité que confèrent les autres ka’karis est différente de la nôtre : Élène ne vieillira plus, mais elle restera mortelle. C’est une bonne nouvelle parce que, le jour où elle sera devenue un monstre corrompu par ce cadeau que tu auras obtenu en vendant ton âme, tu pourras encore faire quelque chose. La colère de Durzo était trop intense, ses exemples trop précis. — Vous avez fait ça ? demanda Kylar. Son maître ne répondit pas. Il ne voulut même pas croiser son regard. Il s’approcha du bureau, ôta le tiroir du bas et ouvrit le compartiment secret. Il tira Châtiment qui était recouverte par le ka’kari noir. — Je ne peux pas laisser Élène mourir à ma place, dit Kylar. — Tu n’as pas le choix ! Tu as eu quelques mois pour te faire à cette idée. Le Loup ne m’a jamais accordé une telle faveur. Tu peux lui en être reconnaissant. Maintenant, récupère ton matériel et fous-moi le camp ! Durzo lui lança la grande épée. Dès que le ka’kari entra en contact avec la peau de Kylar, une voix stridente résonna dans sa tête : — Pourquoi tu ne m’as pas écouté ? J’ai essayé de t’avertir ! C’est trop tard ! Trois mois sont passés ! On l’a volée ! Kylar regarda l’arme d’un air ahuri. Excédé par la stupidité du jeune homme, le ka’kari s’infiltra dans ses paumes. Kylar le laissa faire en oubliant que cela allait détruire son déguisement. Tandis que le métal liquide entrait en lui, il dévoila une lame ébréchée et à demi dévorée. Châtiment avait disparu. Elle avait été remplacée par une copie. Kylar ne l’avait pas remarqué lorsqu’il l’avait cachée dans le compartiment secret. Comment était-ce possible ? Quelqu’un l’avait dérobée avant qu’il arrive au repaire de Durzo – sans doute pendant qu’il admirait la ville, planté comme un idiot sur un trottoir bondé. Durzo affichait une expression horrifiée. — Fiston, tu n’as pas idée de ce que cette épée représente. Il faut absolument que tu la récupères. Kylar sentit alors Vi à travers le lien. Elle était nerveuse depuis la veille et elle fut envahie par un sentiment de culpabilité en lisant les émotions du jeune homme. Elle savait quelque chose et elle se cachait au Chantry, certaine qu’il n’oserait pas s’y rendre. Il avait aidé les sœurs et elles l’avaient poignardé dans le dos en guise de remerciements. Elles s’étaient emparées de Châtiment. — Je sais où elle est, dit-il à Durzo. Plus Kylar approchait du Chantry, plus sa colère grandissait. En analysant le sentiment de culpabilité de Vi, il en était arrivé à la conclusion qu’Élène n’était pas étrangère à ce vol. Le jeune homme était hors de lui. Il avait cru la connaître, mais il s’était trompé. La veille, au cours de l’après-midi, il avait lu la lettre où sa femme lui annonçait qu’elle avait quelque chose à faire au Chantry. Elle n’était pas rentrée depuis. C’était un étrange concours de circonstances, mais plus il approchait, plus les remords de Vi étaient évidents. La rage le submergea quand il songea que le Chantry tout entier complotait contre lui. Les sœurs le voulaient discret, obéissant, sage, émasculé. Il en avait assez. Il en avait assez d’être manipulé par des forces mystérieuses et lointaines, des forces qu’il était incapable de comprendre et de contrer. Il songea que le Chantry ressemblait à son destin, au Loup, à la Mort. Les sœurs manipulaient le monde, elles manipulaient Kylar sans se soucier de ses désirs. Sur un ponton, un professeur expliquait le fonctionnement des barques à une classe d’adolescentes ; des sœurs travaillaient sur la magie de la petite baie et reconfiguraient le bouclier qui protégeait les quais de la pluie. Lorsque Kylar descendit de son embarcation, une vingtaine d’yeux scandalisés se posèrent sur lui. Le jeune homme reconnut certaines femmes qui participaient aux entraînements de Vi ; les autres affichaient une mine hostile. Kylar les ignora et se dirigea à grands pas vers la double porte qui conduisait à l’intérieur du Séraphin. Une sœur en robe blanche s’interposa. — Seigneur, aucun homme n’a le droit de pénétrer ici. Il la contourna. Il n’eut pas le temps d’effleurer les portes. Des entraves magiques se refermèrent autour de ses bras et de ses jambes. — Je vous en prie, seigneur. Nous ne souhaitons pas vous faire de mal… Kylar se débarrassa des liens magiques aussi facilement qu’il aurait chassé une mouche importune. Il se tourna et observa les deux sœurs chargées de garder l’entrée du Séraphin. Elles étaient abasourdies. L’une d’elles était prête à lancer un sort offensif. — Je ne vous le conseille pas, dit Kylar en la regardant en face. La sœur lut dans ses yeux quelque chose qui mina sa détermination. Les trames se relâchèrent. Kylar ouvrit les portes. La panique envahit Vi, quelques étages plus haut. Parfait. Kylar descendit une longue galerie et arriva devant un portail qui devait mesurer près de six mètres de haut. À ce moment, plusieurs portes s’ouvrirent le long du couloir et des cris d’alerte montèrent. Un sortilège ferma le petit battant aménagé dans un pan du portail et une jeune maja poussa un glapissement. Kylar entendit un frottement contre le bois : une poutre avait été placée en travers des doubles portes pour les barricader. Kylar ne ralentit pas son allure. Il ne tourna ni à gauche ni à droite. Il concentra son pouvoir dans ses mains. — J’ai déjà vu des gens faire des trucs plus idiots que ça, mais c’était il y a bien longtemps. La voix du ka’kari lui fit l’effet d’un bourdonnement de moucheron. La simplicité de la situation avait quelque chose de grandiose. On lui avait volé son héritage, il venait le récupérer et ce portail était sur son chemin. Les paumes de Kylar s’enfoncèrent dans le bois. Les battants tremblèrent, puis l’un d’eux s’ouvrit à toute volée. La poutre qui les barricadait se brisa en deux et une moitié fut projetée par terre. Elle traversa le grand hall en direction de dizaines de tables et de deux cents majas qui savouraient leur repas. Elle fila le long d’une aile, passa entre les jambes d’une sœur et alla s’écraser contre la première marche d’un imposant escalier en colimaçon. Tandis que Kylar entrait sous une pluie de morceaux de bois, le deuxième battant s’affaissa sur son dernier gond. Tous les regards se tournèrent vers le jeune homme. Les sœurs se levèrent les unes après les autres et des boucliers magiques apparurent un peu partout dans le hall. Sœur Ariel fut la première à quitter sa chaise. Elle se précipita vers le jeune homme. Kylar songea qu’il ne l’avait jamais vue se déplacer si vite. — Mais qu’est-ce que vous faites ? cria-t-elle. — Où est l’Oratrice ? Elle m’a dérobé quelque chose. — Vous n’irez pas plus loin ! hurla Ariel, au bord de l’apoplexie. — Essayez donc de m’en empêcher, dit Kylar avec un petit sourire qui exaspéra la sœur. Ariel accéda à sa requête sur-le-champ. Le jeune homme ne l’aurait jamais crue capable de tisser une trame si vite. De lourdes chaînes magiques l’entravèrent en un instant. Dans la salle, les majas regardèrent Ariel bouche bée, sidérées par l’étendue de son pouvoir. — Tu l’as bien cherché. Reconnais tes torts, présente des excuses et reviens plus tard. Mais Kylar en avait assez de reconnaître ses torts, de présenter ses excuses et de revenir au moment où cela convenait aux autres. Il en avait assez d’être prisonnier. Il sentit quelque chose d’irrésistible monter en lui. La peur se peignit sur les traits d’Ariel quand elle regarda le jeune homme. Kylar inspira un grand coup et contracta tous ses muscles – physiques et magiques. Il se sentit soudain gigantesque. Son corps n’était plus qu’un minuscule réceptacle pour une âme démesurée. Sous l’effort, un grognement très grave monta de ses lèvres. Les chaînes volèrent en éclats et le souffle d’une explosion surnaturelle balaya le grand hall. Les tables ne bougèrent pas, l’air resta immobile, mais tout ce qui était magique fut emporté. Les boucliers furent soufflés. Quelques-uns résistèrent une fraction de seconde avant de céder et de disparaître. Une dizaine de majas se recroquevillèrent avant de s’affaisser sur leur banc ou de s’effondrer. Personne d’autre ne bougea, pas même sœur Ariel. — Mais qui êtes-vous ? murmura-t-elle. La même question brillait dans tous les regards. — Hors de mon chemin, répondit Kylar. Il se dirigea vers le grand escalier et tout le monde s’écarta. Chapitre 76 I stariel Wyant regarda la tasse d’ootai que l’ambassadeur alitaeran n’avait pas touchée. Marcus Guérin approchait la cinquantaine ; il était chauve à l’exception d’une frange de cheveux blonds ; il avait un ventre rond, des fesses plates et une lueur d’intelligence insatiable au fond de ses yeux bleus. — Nous avons entendu certaines rumeurs troublantes et j’estime que nous devons en parler, dit l’ambassadeur Guérin. Istariel sirota une gorgée d’ootai afin de dissimuler un élan de rage. Quelqu’un avait communiqué des informations secrètes aux Alitaerans. Si Guérin avait entendu parler des séances d’entraînement de Vi, ce n’était pas trop grave, mais Istariel avait révélé à trois sœurs son intention de renier les Accords Alitaerans. Si l’ambassadeur avait eu vent de ce projet, il y avait eu trahison. Istariel se contenta de hausser un sourcil. — Que savez-vous de cette histoire de « Haut Roi » ? demanda Guérin. Oh ! il parle de ces rumeurs ? Que le Séraphin soit loué ! — Peu de chose, répondit Istariel. Il y avait une étrange lueur dans les yeux de l’ambassadeur et l’Oratrice se demanda s’il ne jouait pas la comédie. Le salaud. — D’après ce que j’ai entendu, il me semble que vous devriez en savoir davantage que nous à ce propos. Ce fameux Haut Roi est alitaeran ou, tout du moins, il a été élevé dans votre grand pays. Il s’appelle Moburu Ander, mais il affirme être le fils de Garoth Ursuul. Nous savons qu’il est à moitié lodricarien, qu’il a commandé une compagnie de lanciers et qu’il est parvenu à s’imposer chez les barbares de la région des Glaces. Elle en savait davantage, mais elle ne jugea pas utile d’en informer l’ambassadeur. — C’est le fils adoptif d’Aurélius Ander, déclara Guérin. Les Ander étaient jadis une puissante famille, mais ils ont presque tout perdu en l’espace de deux générations. Moburu a été adopté alors qu’il avait quinze ans. Avant, nous n’avons pas trouvé la moindre trace de son existence et nous avons tendance à penser qu’il est bien le fils de Garoth Ursuul. — Je suppose que cette présomption ne se fonde pas seulement sur l’absence d’informations à propos de son passé ? L’ambassadeur caressa sa moustache. — Le capitaine Moburu Ander est un homme intelligent et charismatique. On n’a jamais trouvé la moindre preuve de son implication dans les scandales et dans les disparitions qui surviennent toujours dans son sillage. À l’automne, la sœur du roi a accouché d’une fille, Yva Lucrece Corazhi. L’enfant et sa nourrice se sont volatilisées. Au même moment, Moburu conduisait sa compagnie – jusqu’au dernier homme – vers un endroit appelé le Bosquet de Pavvil pour se battre aux côtés des Khalidoriens. Il court des histoires incroyables à propos de cette bataille, mais le fait est que Moburu et la plupart de ses soldats y ont survécu et se sont réfugiés au nord. — Vous pensez qu’il a enlevé l’enfant ? — Ce que je pense n’a aucune importance. À Skon, des personnes très importantes répètent qu’il n’est pas coupable. Elles ont plus de mal à expliquer pourquoi il a quitté le pays à la tête d’une compagnie de lanciers sans aucune autorisation. Des rumeurs laissent entendre qu’il est en mission secrète pour le roi. Les généraux se gardent bien de les faire taire, de crainte de passer pour des incapables. Certaines personnes affirment même que Moburu est à la recherche de la petite Yva Lucrece. — Il me semble que vous devriez considérer cet homme comme un traître, dit Istariel. Car s’il s’allie encore une fois avec Khalidor pour nous attaquer, Alitaera se retrouvera ipso facto en guerre contre le Chantry. Une grimace furtive passa sur les traits de l’ambassadeur et Istariel comprit qu’il avait présenté le même argument à ses supérieurs. — Nous nous prononcerons bientôt sur le sort du capitaine Ander et je vous promets que vous serez parmi les premiers à connaître notre décision. (On aurait pu croire que l’ambassadeur Guérin mâchait des citrons.) À propos de partage d’informations, vous ne nous avez jamais fait parvenir les renseignements dont vous nous aviez parlé il y a quelques mois. Mais nous évoquerons ce problème un peu plus tard. Nous souhaiterions d’abord savoir si cet honorable établissement voué à la connaissance pourrait nous en apprendre davantage sur l’identité présumée de ce Haut Roi et sur la manière de l’identifier. Istariel se laissa aller contre le dossier de sa chaise. — Ce qui signifie que vous ne prendrez aucune mesure contre Moburu avant de savoir s’il est susceptible d’être ce fameux Haut Roi. — Ce qui signifie qu’il est sage d’en apprendre le plus possible sur ses ennemis – et ses amis. Istariel but une longue gorgée d’ootai en réfléchissant. — Le Haut Roi est une légende qui circule surtout dans les régions rurales de Khalidor, de Lodricar, de Cénaria et de Ceura. Aucun des prophètes reconnus par le Chantry ne parle de son avènement. Nous gardons trace des prédictions faites par les personnes qui ont le Don – de plus en plus rare – de prophétie. Les Khalidoriens et les Lodricariens sont opprimés depuis longtemps et nous pensons que cette histoire est la manifestation de leurs espoirs de liberté. En ce qui concerne Cénaria et Ceura, elle exprimerait plutôt un rêve de gloire – une gloire que Cénaria n’a pas connue depuis des siècles. — Je vous prie de bien vouloir m’excuser, Oratrice, mais les raisons de leurs croyances m’intéressent beaucoup moins que les croyances elles-mêmes. Cette légende a-t-elle un lien avec la régence ceurane ? — Ce n’est pas impossible. La bataille du mont Tenji s’est révélée aussi désastreuse pour les Ceurans que pour les Alitaerans. Le roi Usasi, son fils et ses sept filles y trouvèrent la mort. Ce fut une telle catastrophe pour Ceura qu’on cessa d’y enseigner l’escrime aux femmes. La régence fut instaurée pour satisfaire au profond respect des traditions qui est le fondement de la culture ceurane, mais aussi parce que le premier régent ne faisait pas partie de la famille royale et qu’il n’avait donc pas le droit de revendiquer le trône. Grâce à ce système politique, le pays pouvait être gouverné par une personne qui n’était pas de sang royal et les nobles avides de pouvoir le comprirent très vite. Il suffisait d’être le plus fort et cela convenait à tout le monde. Le mythe de l’avènement du Haut Roi donna alors aux Ceurans l’espoir d’un avenir glorieux. Nos érudits estiment qu’un Haut Roi a gouverné ces terres pendant une génération après l’âge des ténèbres qui a suivi la chute de Jorsin Alkestes. — Alkestes lui-même n’était-il pas appelé le Haut Roi ? — Rarement. Au cours des premières années de son règne, il commandait à sept rois et s’était en effet attribué le titre de « Haut Roi ». Mais trois monarques – Rygel le Bleu, Einarus Œil d’Argent et Itarra Lachess – se rebellèrent. Ensuite, Jorsin ne fut appelé qu’« empereur ». Nous ignorons si le Haut Roi dont je vous parlais tout à l’heure affirmait être le descendant de Jorsin, car tous les documents le concernant ont disparu pendant l’âge des ténèbres. Nous savons cependant qu’il revendiqua seulement les terres qui englobent aujourd’hui Ceura, Cénaria, Khalidor et Lodricar, ce qui ne représentait qu’une partie de l’empire de Jorsin. L’ambassadeur demeura de glace. — C’est donc cela ? Une simple légende des temps anciens ? — Certains mages accordent quelque crédit à une poignée de prophètes que nous ne reconnaissons pas comme tels, dit Istariel. — Et ils savent autre chose ? — Ils ne savent pas autre chose, ils croient autre chose. — Par la barbe de Dieu ! je me fiche de savoir si tout cela est réel ou non. Je veux en apprendre davantage sur ces croyances. Qu’est-ce que ces prophéties racontent ? Istariel regarda l’ambassadeur de manière à lui faire comprendre qu’il allait un peu trop loin. Elle reprit seulement la parole au moment où Guérin s’apprêtait à s’excuser. — Elles disent que le Roi-dieu sera un dragon. La plupart des érudits s’accordent à penser que cette métaphore est employée pour signifier qu’il possédera le Don, mais les grands conquérants sont également associés au feu. Elles disent aussi qu’il hissera l’étendard des morts – je suppose que l’image est assez claire : il ne faut pas s’attendre à des champs de fleurs où gambadent de douces biches. Puis les prophéties deviennent étranges. Elles racontent que le Haut Roi apportera la paix. En général, les prédictions parlent de paix éternelle, mais celles-ci affirment qu’il ne la maintiendra que deux ou dix-huit ans. Elles racontent que son avènement annoncera le retour de Jorsin Alkestes. Il se placera sous ses ordres et devra mettre sa lame à l’épreuve ou subir l’épreuve de sa lame. Ce point n’est pas très clair. — Quand a-t-on fait cette prophétie ? demanda Guérin. — Il y a cinq ans. Elle est l’œuvre d’un mage du nom de Dorian qui affirmait être un fils rebelle de Garoth Ursuul. Il ne s’agit pas vraiment d’une source digne de confiance. — On dirait qu’elle annonce un véritable cauchemar. — En effet. Les prédictions de ce genre se répandent avec une ferveur toute religieuse dès qu’elles arrivent dans la rue. Quelle que soit la véritable identité de Moburu, je conseillerais fermement à l’empereur Alidosius de prendre les mesures nécessaires pour que cet homme ne s’assoie jamais sur un trône – à moins de souhaiter que des émeutes ou une guerre civile ravagent Alitaera. Le nom de Jorsin Alkestes provoque encore des réactions très diverses. L’avènement d’un Haut Roi ne serait déjà pas de bon augure du fait de l’immense territoire qu’il gouvernerait, mais selon les prophéties alkestiennes, ce monarque annoncerait l’arrivée d’un nouvel âge des ténèbres. Imaginez un peu ce qui se passerait dans nos pays respectifs si le peuple se mettait à croire que le seigneur des enfers va s’incarner sur Terre, que les créatures de leurs cauchemars vont prendre vie et que les royaumes de ce monde vont tomber. L’ambassadeur Guérin sembla un peu mal à l’aise. — Bien, je vais rapporter vos paroles au roi. Y a-t-il autre chose ? — Oui. J’ai besoin de savoir si vos lanciers vont venir nous défendre. — Vous me demandez cela maintenant ? Alors que vous venez à peine de me livrer des informations susceptibles d’amener le roi à accéder à votre requête ? — Je vous ai donné ces informations lorsque je les ai eues. Nous avons besoin de ces soldats maintenant. — Je vous ai dit il y a des mois que nous ne pouvions pas satisfaire votre demande tant que vous ne nous faisiez pas part de renseignements à propos de cette invasion. Si vous avez la bonté de pardonner la franchise d’un vieux militaire, nous ne pouvons pas dépêcher cinq mille lanciers chaque fois qu’un de nos alliés a une crise d’angoisse. Cela n’est pas dans les termes du traité qui nous lie. Un vieux militaire, hein ? Il y a au moins trente ans que vous n’avez pas touché une arme. — Le traité vous oblige à fournir une solide défense au Chantry et cela devient urgent depuis que la compagnie de Moburu Ander – une compagnie de soldats alitaerans – s’est alliée à l’armée khalidorienne lors de la bataille du Bosquet de Pavvil. Et même si nous oublions Moburu et ses hommes, nous sommes toujours menacées par deux ennemis et chacun d’entre eux est capable de nous annihiler. Les deux mille lanciers stationnés de l’autre côté de la frontière – oui, je suis au courant, qu’espériez-vous ? – ne sont sans doute pas assez nombreux pour nous défendre. Dans le meilleur des cas, ils empêcheront les Lae’knaughtiens de nous déborder lorsque nous nous rendrons à la Brouette Noire. — Vous voulez aller à la Brouette Noire ? demanda Marcus Guérin. — Les Khalidoriens ont appris à invoquer des kruls. — Des kruls ? Mais il ne s’agit que d’une légende ! s’esclaffa l’ambassadeur. Cette histoire est totalement… — Avez-vous visité la Brouette Noire, Votre Excellence ? (Les yeux bleus de Guérin se troublèrent.) La Brouette Noire est le seul endroit où il est impossible de ressusciter un krul. C’est le seul endroit où on peut les combattre en ayant une chance de remporter la victoire. — Et vous voulez donc que nous vous aidions à envahir un pays voisin ? Vous avez une interprétation très audacieuse des termes d’un traité qui vise à limiter les ambitions impériales du Chantry. À cet instant, l’Oratrice sentit un flux de magie inconnue qui montait des étages inférieurs. Elle n’avait rencontré qu’une poignée de mages au cours de sa vie et elle ne les avait jamais vus utiliser leur Don, mais elle comprit aussitôt que c’était un homme qui avait pénétré dans le Chantry. Dans son Chantry. — Oratrice ? Vous ne vous sentez pas bien ? Istariel n’avait que quelques instants pour décider ce qu’elle allait faire. Pouvait-elle tirer profit de la présence de ce mage hostile ? Avait-elle intérêt à interrompre cet entretien ? Cela aurait peut-être été le cas si elle avait eu des intentions honorables, mais Istariel espérait libérer le Chantry d’un traité vieux de plusieurs siècles en évitant une déclaration de guerre. — En effet. Vous nous renvoyez à la figure des allégations archaïques et dépourvues de fondement, seigneur. Nous souhaitons seulement perdurer en tant que temple de la connaissance. Une onde de magie familière répondit à celle de l’intrus. Istariel fut surprise par sa force. Un sort d’enchaînement. L’Oratrice ne connaissait qu’une seule maja assez puissante pour tisser ce genre de trame. Bénie soit cette écervelée d’Ariel ! À moins qu’il s’agisse de Vi ? — Un temple de la connaissance ? La magie de guerre fait-elle partie de ses champs d’études ? Malédiction ! Il savait. — Si nos alliés nous abandonnent alors que nous sommes sur le point d’être massacrées ? Oui. Les minces lèvres de l’ambassadeur se serrèrent. — Voilà une déclaration bien hâtive. Istariel ouvrit la bouche pour citer un précédent historique lorsqu’une onde de choc magique traversa le Séraphin de part en part. Le bourdonnement constant du Don des majas s’éteignit. Pour la première fois depuis des siècles – peut-être depuis sa construction –, un grand silence s’abattit sur le Chantry. Rien n’échappa à la déflagration, mais celle-ci ne détruisit que les trames que les sœurs s’efforçaient de tisser. Cette magie inconnue avait du caractère, elle dégageait un parfum particulier, un parfum de liberté et de rébellion, mais pas d’hostilité. Il s’agissait d’une force qui ne connaissait pas encore ses propres limites. Istariel imagina un archimage adolescent – ce qui était une aberration. L’image la secoua pourtant au plus profond d’elle-même. Ariel avait essayé de l’enchaîner, mais l’inconnu avait résisté. Ils faisaient tous deux appel à une magie si puissante que l’Oratrice eut l’impression d’être une petite fille prise entre des parents qui se disputent en hurlant. — Que… Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda l’ambassadeur. Par le Séraphin ! l’onde de choc était assez forte pour que ce crapaud sans Don la ressente. — Je vous annonce donc que le Chantry ne reconnaît plus les accords passés, Votre Excellence. Si Alitaera souhaite expulser les majas qui résident dans ses dominions, elles partiront sans résistance. Je vous demande cependant un délai de six mois pour prouver notre bonne foi. Nous ne voulons pas vous déclarer la guerre. Je vous prie de rapporter à l’empereur que nous combattons seulement pour nous défendre. L’ambassadeur resta assis sans un mot. Il but son ootai qui – Istariel en était certaine – devait être froid. Marcus Guérin ne sembla pas s’en apercevoir. — Sa Majesté a toujours cru que vous étiez une des voix les plus modérées du Chantry, Oratrice. Je suis sûr qu’il existe une autre solution. Vous n’allez pas sacrifier des siècles de coopération et de progrès. L’archimage inconnu montait l’escalier et se rapprochait toujours plus près. Il avait utilisé une telle quantité de magie qu’il rayonnait comme un petit soleil. Istariel le discernait bien qu’il soit plusieurs étages plus bas. Elle ne voulait pas poursuivre cette conversation, mais elle ne pouvait pas jeter l’ambassadeur dehors. — Non, dit-elle. Je ne veux rien sacrifier et surtout pas nos vies. À l’automne, je me rendrai peut-être à Skon afin de m’entretenir personnellement avec l’empereur. Istariel comprit qu’il ne s’agissait pas d’un quelconque archimage. C’était le mari de Vi. Mais que fabriquait-il donc ? Vi avait-elle l’intention de s’emparer du pouvoir avec l’aide d’un homme ? Même les sœurs qui soutenaient les Chambrières s’opposeraient à une telle hérésie. Non, il se passait autre chose et Istariel sentit la terreur monter en elle. — Si cela ne vous dérange pas, nous poursuivrons cette conversation cet après-midi, dit-elle. — Je vous demande pardon, Oratrice, mais je ne vois pas ce qui pourrait être plus important que la dissolution ou la défense d’une alliance vieille de trois cents ans. J’insiste pour que nous terminions cet entretien maintenant. Istariel resta assise derrière son bureau et invoqua son Don. Il arrivait. La porte fut arrachée de ses gonds ; le loquet vola à travers la pièce et le battant s’écrasa par terre. Un jeune homme entra, un masque de colère sur le visage. Istariel projeta une puissante onde de choc. Le sort fut détourné à mi-distance et fracassa une collection de vases hyrilliques vieux de mille ans. Istariel lança une nouvelle attaque qui fit un trou dans le plafond. Kyle s’approcha d’elle, indemne. Il ne semblait même pas avoir remarqué qu’on avait essayé de le tuer. Il posa les mains sur son bureau et se pencha en avant. Istariel invoqua tout son pouvoir, mais le jeune homme lui souffla au visage. L’Oratrice eut l’impression que son Don était emporté par une tornade. Kyle resta silencieux. Il regarda Istariel en face. Tout au fond de ses yeux, l’Oratrice aperçut quelque chose qui lui donna envie de radoter comme une vieille folle. Elle eut l’impression d’être une enfant qui contemple le ciel nocturne après avoir appris que les étoiles ne sont pas des trous d’épingle dans la toile du firmament, mais de gigantesques soleils qui sont à des milliards de lieues. Regarder Kyle dans les yeux, c’était prendre conscience de sa propre insignifiance. Le jeune homme ne trouva pas ce qu’il cherchait et il lâcha un soupir. L’ambassadeur alitaeran recouvra son courage, peut-être en constatant que l’inconnu ne lançait pas de boules de feu. Il se leva. — Je ne laisserai pas un jeune voyou manquer de respect à une femme. Venez donc vous mesurer à moi, monsieur ! Istariel aperçut un étrange éclat magique passer au fond des yeux de Kyle. — Nous reparlerons du respect dû aux femmes quand vous aurez cessé de baiser celle de votre meilleur ami, dit le jeune homme. La superbe de l’ambassadeur vola en éclats. Kyle pivota sur les talons et sortit. Istariel et l’ambassadeur demeurèrent silencieux pendant une longue minute, puis l’Oratrice s’éclaircit la voix. — Il serait sans doute souhaitable que personne n’apprenne ce qui vient de se passer ici. Marcus Guérin déglutit tant bien que mal et hocha la tête. Chapitre 77 V i était quelque part dans les étages supérieurs. La rencontre avec l’Oratrice avait ébranlé la détermination de Kylar. Le jeune homme avait cru qu’Istariel était responsable du vol de Châtiment, mais il avait découvert que ce n’était pas le cas lorsqu’il avait regardé au fond de ses yeux. Il s’était introduit dans le Séraphin sur un coup de tête, en espérant que cette initiative le conduirait au cœur du complot et qu’elle lui permettrait de récupérer son épée. Il avait maintenant l’impression d’avoir commis une terrible gaffe. Il poursuivit cependant son chemin d’un pas décidé. Il était trop tard pour reculer. À cette altitude, la superficie des étages n’était pas très grande. La tête du Séraphin abritait le bureau de l’Oratrice, une salle d’attente, quelques remises, un escalier et une salle de classe dans laquelle Vi étudiait. Kylar ouvrit une porte – il en avait défoncé assez – et pénétra dans la pièce qui jouxtait celle où se trouvait l’ancienne pisse-culotte. La salle était spacieuse et un flot de lumière entrait par les yeux de verre du Séraphin, mais l’endroit semblait inusité, voire abandonné depuis des dizaines d’années. Au centre de la pièce, une femme était enveloppée de rayons de soleil. Elle avait les bras croisés sur la poitrine, le menton baissé et les paupières closes. Elle portait une robe en tulle qui descendait jusqu’aux genoux. Sa peau était trop dorée pour qu’il s’agisse d’un simple hâle, mais le bas de ses jambes était aussi blanc que l’albâtre. Kylar s’arrêta, stupéfait par la beauté de l’inconnue. Il s’aperçut alors que la teinte dorée de sa peau se propageait et couvrait ses mollets, ses chevilles, ses pieds, puis ses orteils. La femme inspira pour la première fois avec douceur. Elle leva la tête et ses yeux s’ouvrirent. Ses iris étaient couleur platine. — Vous êtes le Séraphin, lâcha Kylar, abasourdi. — En effet. Et tu es l’homme qui m’a réveillée, mais tu n’es pas l’Élu. — Euh… pardon ? Le Séraphin le regarda et, lorsque le jeune homme croisa ses yeux de platine, il entrevit un océan de magie paisible – ce qui était heureux, car il n’aurait pas voulu le voir déchaîné. — Est-ce que vous allez me faire du mal ? demanda-t-il. Le Séraphin éclata de rire. — Je me pose la question. Tu as passablement effrayé mes petites sœurs. (Elle tourna la tête vers la porte.) À l’exception de la maîtresse de ton lien. Je vais te laisser à sa tendre clémence, Anonyme. — Cette robe vous va mieux que celle que porte votre statue. Vous avez des jambes superbes. Elle écarquilla les yeux, mais Kylar vit qu’elle n’était pas en colère. — Je partage ton avis, mais lorsqu’on mesure cent mètres de haut, il vaut mieux pécher par excès de pudibonderie que par excès d’indécence. — Je n’arrive pas à croire que je vous ai dit ça ! (Elle le regarda en haussant un sourcil.) Euh… ma Dame ? Madame ? Excusez-moi, comment dois-je vous appeler ? — L’effronterie te convient mieux que l’embarras, Anonyme. Que veux-tu savoir ? — J’ai perdu une épée. Je pensais que l’Oratrice l’avait volée, mais j’avais tort. Pouvez-vous me dire si le coupable est une sœur ? Elle inclina la tête comme si elle le jaugeait. — Tu me considères bien vite comme une amie. Je me demande si c’est le fait de ton jeune âge, de ta naïveté, de ta bonté ou de tes étonnants pouvoirs. Tout le monde ne peut pas juger une âme d’un simple regard, Anonyme. — Je suis désolé de m’être montré si présomptueux, ma Dame. — Tends-moi la main avec laquelle tu tiens ton épée. Kylar s’exécuta. Il vit la magie tourbillonner au-dessus de sa paume tandis que le Séraphin l’examinait. — Il y a trois mois que…, commença-t-il. La magie disparut soudain et le Séraphin leva brusquement la tête pour le regarder dans les yeux. La peur se lisait dans ses iris couleur platine. — Pauvre sot, murmura-t-elle d’une voix tendue. As-tu idée de ce que tu as fait ? Le jeune homme sentit son ventre se contracter. Qu’est-ce qui pouvait effrayer le Séraphin à ce point ? — J’ai perdu mon épée, Châtiment. C’était mon héritage… — Châtiment ? Est-ce là une tentative d’humour de la part d’Acaelus ? Kylar ne répondit pas. Qu’avait-il donc dit pour que le Séraphin soit dans un état pareil ? Il avait laissé entendre qu’il était naïf de lui faire confiance. Que savait-il ? — Je ne comprends pas de quoi vous parlez, dit-il avec un visage impassible. Ce n’est qu’une simple épée avec le mot « justice » – ou « pitié » – gravé sur la lame. — Cela dépend de la personne que tu vas juger. — Euh… oui. C’est ça. — Et cela ne te rappelle rien ? — Euh… — Tu vois la valeur des âmes. Tu rends la justice ou tu pardonnes. Tu donnes aux gens ce qu’ils méritent. Qu’est-ce que cela fait de toi ? Kylar se souvint des paroles du Loup lorsque celui-ci s’était moqué de lui en affirmant que Kylar Stern n’était pas un nom, mais un titre. — Un juge, murmura le jeune homme. — Un juge qui décide de l’application de quoi ? souffla le Séraphin. — La loi ? Jorsin Alkestes et Ezra créèrent ensemble deux artefacts : Curoch, l’Épée de Puissance, et Iures, le Sceptre de la Loi. — Mais c’est censé être une… Kylar ne termina pas sa phrase. Il savait que Curoch pouvait prendre des formes différentes. Il avait vu Châtiment faire apparaître les mots « pitié » et « justice » en différentes langues. Pourquoi ne pas déguiser Iures en épée ? Et qui serait allé le chercher entre les mains de Durzo alors que le ka’kari noir le recouvrait et le camouflait ? Qui aurait imaginé que le ka’kari de la dissimulation dissimulait un des plus grands artefacts de tous les temps ? Kylar aurait dû comprendre : si Durzo avait pris la peine de récupérer Châtiment, ce n’était pas pour épargner à son apprenti de se promener avec des épées rongées par le ka’kari. Combien de fois le pisse-culotte lui avait-il répété que cette lame était inestimable ? — Est-ce que vous savez où est Châtiment ? demanda Kylar. Le Séraphin lui serra la main, puis ferma les yeux et se mit à briller. Un halo de lumière apparut à hauteur de son front. Il remplit la pièce et disparut soudain dans un sifflement. Pendant un instant, Kylar fut persuadé que le Séraphin tout entier – le bâtiment – étincelait. Le Séraphin – la femme – ouvrit les yeux. — Elle est à Traythell. — Traythell ? Ce nom lui était vaguement familier. Acaelus Gassant avait été prince de Traythell. — C’est dans la région de la Brouette Noire. Le Séraphin n’avait pas lâché sa main. — Anonyme, le sceptre… Iures ne donne pas de pouvoirs supplémentaires, mais il décuple la maîtrise de la magie. Avec le Sceptre de la Loi, un mage arrivera toujours à ses fins. Que manigançait Neph Dada ? Grâce à Iures, il pourrait détruire le bouclier qui protégeait le bois d’Ezra et s’emparer de Curoch. Que ferait-il lorsque les deux artefacts seraient entre ses mains ? Même Jorsin ne les avait pas utilisés en même temps. Kylar n’avait pas le choix. Il était le juge. Si Neph Dada était invulnérable à la magie, Kylar était le seul à pouvoir l’arrêter. Il était peut-être le seul à connaître la gravité de la situation. Il devait agir. Dieu ! comment vais-je annoncer ça à Élène ? À cette pensée, il sentit Vi tressaillir à travers leur lien. Elle était en proie à un profond sentiment de culpabilité et de peur. Kylar se détourna du Séraphin tandis que la colère le submergeait de nouveau. Il se précipita dans la pièce voisine et claqua la porte derrière lui. Il découvrit alors une cinquantaine d’étudiantes de fin de cycle, chacune entourée d’un bouclier magique. Vi était au milieu. Elle était la seule à ne pas avoir invoqué son Don. — Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Kylar. — Elle m’a fait promettre de ne rien te dire, souffla Vi. — Putain de bordel de merde ! qu’est-ce que tu… — Tu me demandes ce que j’ai fait ? cria Vi. Et toi, qu’est-ce que tu as fait ? Tu entres ici en employant la violence ! Tu maltraites mes sœurs ! Comment oses-tu ? (Kylar ouvrit la bouche pour protester – il n’en eut pas le temps.) Non ! Assieds-toi et ferme-la ! Ces paroles, amplifiées par le lien, frappèrent Kylar comme un coup de fouet. La contrainte l’obligea à se taire sur-le-champ. Il n’y avait pas de chaise à proximité. Il s’assit par terre. Vi était aussi abasourdie que lui. Il essaya de parler, mais ses lèvres restèrent scellées. Il était incapable de bouger. Vi lui avait dit que les anneaux avaient brisé la contrainte qui la maintenait sous la coupe de Garoth Ursuul parce que leur pouvoir était supérieur à celui du Roi-dieu. Kylar n’avait pas mesuré ce que cela signifiait. Il venait de comprendre : les boucles d’oreilles établissaient un lien de contrainte à sens unique. Vi pouvait l’obliger à faire tout ce qu’elle voulait. Et elle le savait depuis un certain temps, Kylar le lut sur son visage. Pourtant, elle n’avait jamais utilisé ce pouvoir avant ce jour. Les sœurs regardèrent Vi avec des yeux écarquillés. Un instant plus tôt, elles étaient encore terrifiées par cet homme qui avait envahi le Chantry et brisé les chaînes magiques invoquées par la plus puissante d’entre elles. Et voilà que Vi prenait leur défense et que ce mage lui obéissait comme un chien bien dressé. Kylar ignorait quelles seraient les répercussions de son expédition au Chantry, mais il savait d’ores et déjà qu’elle avait considérablement amélioré la réputation de Vi auprès de ses sœurs. Un flot d’émotions passa à travers le lien, mais la jeune femme le maîtrisa très vite. — Elle est partie s’engager dans l’armée de Logan, dit-elle. Elle craignait que tu refuses de te battre si elle ne le faisait pas. Elle prit alors conscience que les autres sœurs écoutaient la conversation des deux « époux ». Elle se tut et tendit une lettre au jeune homme. — Tu peux te lever, et parler. Kylar se leva et prit le message, mais il ne dit pas un mot. À l’autre bout de la pièce, la porte s’ouvrit à toute volée et des dizaines de sœurs firent irruption dans la salle de classe, sœur Ariel en tête. Kylar remarqua que la plupart s’étaient entraînées avec Vi. L’une d’entre elles lança un javelot de lumière étincelante rouge et argenté. L’arme fila droit vers la poitrine de Kylar… et disparut en plein vol. Dans la salle, les sœurs s’agenouillèrent, bouche bée, les unes après les autres. Kylar se tourna pour voir qui l’avait sauvé. Le Séraphin entra, nimbé de son aura dorée. — Je suis désolée si mon ami vous a effrayées, dit-elle aux sœurs. Je vous prie de bien vouloir l’excuser. Nous avions besoin de nous voir pour parler d’un danger qui nous menace tous et toutes. Si ce jeune homme échoue dans sa mission, tous nos combats n’auront servi à rien. Les sœurs s’écartèrent, stupéfiées. Kylar lança un dernier regard à Vi, puis sortit. Chapitre 78 –J e ne te laisserai pas te suicider, dit Durzo. Au cours des trois derniers jours, l’apprenti et le maître avaient voyagé vers l’ouest. Durzo rentrait à Cénaria après s’être enfin décidé à aller voir Mamma K et il s’était donc joint à Kylar. Après avoir franchi un col boueux et enneigé, les deux hommes avaient établi leur campement à quelques lieues de Torras Bend, à moins de un kilomètre du bois d’Ezra. Kylar étendit sa lourde couverture de selle sur un arbre abattu tout près du feu de camp et s’assit. — Je n’ai pas l’intention de mourir, dit-il. — Oh ? Tu as donc un plan ? Je croyais que tu improvisais au fur et à mesure. Il commence de faire sombre. Notre petit pot de colle sera là dans moins de une heure. Ils avaient été suivis avec maladresse depuis qu’ils avaient quitté le Chantry. Ce jour-là, ils avaient chevauché à bonne allure pour atteindre Torras Bend avant la nuit et leur poursuivant n’était pas parvenu à maintenir le rythme. — Je ne crois pas que Khali existe, dit Kylar. — C’est nouveau, ces brusques révélations à caractère mystique ? — Enfin, elle existe, mais je ne crois pas qu’elle soit une vraie déesse. — Oh ? — Ce n’est qu’un… qu’un réservoir de magie. Le Loup affirme que la magie est plus puissante lorsqu’elle est liée aux émotions. Khali se nourrit de la vénération des Khalidoriens. Quand ils font du mal à quelqu’un pour la satisfaire, ils marmonnent une prière, mais ce n’est pas une vraie prière. C’est un sort qui permet à Khali de s’approprier le contenu de leur glore vyrden. Les meisters, les vürdmeisters et le Roi-dieu peuvent alors puiser en elle pour lancer des sortilèges. Peu de gens peuvent utiliser la magie, mais de nombreuses personnes sont capables de l’absorber. Les sorciers disposent donc d’une réserve de pouvoir supérieure à celle des mages et ils peuvent y puiser la nuit. Vous ne comprenez pas ? Tous les Khalidoriens chantent leur prière deux fois par jour. Khali est le fondement de la puissance de Khalidor. — Quel rapport avec ton suicide ? — Curoch est l’arme absolue contre cette puissance. Je m’en suis rendu compte lorsque je l’ai utilisée pour tuer un meister. Curoch fait exploser le vir. Celui-ci éclate de l’intérieur. — Il y a quelques mois, tu as assassiné un homme qui prétendait être un dieu et aujourd’hui, tu t’attaques à une déesse. Si tu ne découvres pas le moyen de raser des continents entiers, tu auras du mal à faire mieux la prochaine fois. — Vous savez bien que ça n’a aucun rapport, dit Kylar en rougissant. — Tu espères donc trouver Khali et l’embrocher avec Curoch ? Et ensuite ? Tu vas attendre de voir ce qui se passe ? Kylar se renfrogna. — À vous entendre, on croirait que c’est une idée stupide. — Ma foi… — C’est un moyen de remporter la victoire, une victoire décisive. Dites-moi un peu, combien de fois vous êtes-vous battu contre les Khalidoriens ? — Plus souvent qu’à mon tour, reconnut Durzo. — Écoutez, j’ai perdu Iures et c’est une catastrophe. Je le sais. Et vous avez une part de responsabilité dans ce désastre parce que vous ne m’aviez jamais parlé de ce maudit artefact. Si Iures est entre les mains de Neph Dada, nous allons avoir du mal à nous débarrasser de ce satané sorcier. — Nous ? — Mais si nous détruisons le vir, Neph sera incapable d’employer le Sceptre de la Loi. Même s’il survit à la disparition de Khali, il lui faudra un certain temps avant qu’il pense à invoquer son Don – à supposer qu’il le possède. Il sera vulnérable. Maître, voilà trois mois qu’il cherche le moyen de briser la barrière qui protège le bois d’Ezra pour s’emparer de Curoch. Si quelqu’un récupère les deux artefacts… — Nous n’allons pas rigoler tous les jours. — Ce sera une catastrophe ! — Tu as songé qu’en plantant Curoch au cœur du vir tu risques d’obtenir une réaction qualitative au lieu d’une réaction quantitative ? — Hein ? Durzo lui lança un coup d’œil exaspéré. — Curoch a fait exploser le vir d’un meister et il ne s’est rien passé de plus. Ce sera peut-être différent si elle fait exploser le vir dans sa totalité. — Si ça entraîne la mort de tous les sorciers de cette planète, je ne m’en plaindrai pas. — Et si ça entraîne ta mort par la même occasion ? — Je n’aurai plus l’occasion de me plaindre. — Il n’est pas sûr que tu sois complètement annihilé. Il est possible que tu meures et que tu ressuscites après. Tu connais maintenant le prix de ce pouvoir. Es-tu prêt à risquer la vie d’un ami ? Merde ! si ça se trouve, ce sera mon tour. Je ne suis pas sûr d’avoir envie que tu tentes le coup. — Nous avons reçu ce pouvoir pour une raison, maître. Je ne veux plus perdre personne. Je ne veux pas mourir, mais si ma mort peut changer le destin d’une nation, si elle peut sauver des milliers de gens, comment puis-je rester les bras croisés ? Durzo sourit d’un air contrit. — Espèce de pauvre imbécile. Même si tes hypothèses sont exactes, il te faudra voler l’épée la plus convoitée du monde dans l’endroit le mieux protégé du monde. Tu seras poursuivi par le chasseur le plus implacable et tu devras atteindre le cœur d’un pays ennemi. Tu plongeras au milieu d’une guerre où tous les belligérants seront prêts à te tuer avec joie en affirmant que tu es un espion, un traître, un sorcier ou les trois à la fois. — J’ai pensé que le programme vous plairait, dit Kylar avec des yeux pétillants. Durzo éclata de rire. — Le Loup ne va pas tarder à te revoir. — Pour tout vous dire, j’ai la ferme intention de ne pas le rencontrer avant un certain temps. Mais je me suis dit que si je parvenais à vous convaincre, il ne pourrait pas faire grand-chose. — Me convaincre ? De quoi ? — De m’aider. — Oh ! que non ! Ne compte pas sur moi, fiston. — Vous ne pouvez pas refuser ! — Je vais me gêner. Mon garçon, tu t’es emparé de mon immortalité et cela m’a permis de recouvrer ma vie. Je… — Vous êtes mon débiteur ! s’exclama Kylar. — Pas dans ce sens. Il me reste une vie. Une seule. Grâce à toi, je peux en faire ce que je veux. Je peux aimer. Alors que Kylar ne le pouvait plus. — Mais… nous pouvons changer le monde ! — Mon garçon, sais-tu combien de fois j’ai changé le monde ? Le Maelström de Tlaxini était jadis un couloir maritime emprunté par d’innombrables navires marchands. L’Empire alitaeran s’étendait de la côte est à la côte ouest du continent. Des Rois-dieux ont menacé les terres du Sud et failli mettre la main sur un ka’kari à cinq ou six reprises. Ladesh était… Écoute, je vais être franc avec toi. J’ai fait mon boulot. Les aventures, c’est bon pour les jeunes et il y a bien longtemps que je ne fais plus partie de cette catégorie. À Cénaria, il y a une femme que j’aime et le temps qui passe ne nous rajeunit pas. Je dois y aller. — J’ai besoin de vous, dit Kylar. Vous me voyez, seul, essayant de voler l’épée la plus convoitée du monde dans l’endroit le mieux protégé du monde ? être poursuivi par le chasseur le plus implacable qui soit et atteindre… — Mais oui, mais oui. Je t’ai appris la plupart de mes techniques… — La plupart ? — … Et tu en as développé quelques autres. Tu n’es plus un apprenti, Kylar. — Soit, mais je suis quand même… — Tu es un maître. Ton apprentissage est terminé. — Ne me libérez pas de mon engagement envers vous, supplia Kylar, le cœur serré. — Je te libère de ton engagement envers moi, déclara Durzo. — Mais vous êtes encore meilleur que moi ! — Et je le serai toujours. Durzo grimaça un sourire. Kylar songea malgré lui que c’était agréable de voir cet homme, naguère cassant et amer, sourire. — Enfin, dans tes souvenirs, reprit Durzo. Je suis assez intelligent pour cesser de me battre contre toi avant que tu commences à filer des peignées. J’ai été le meilleur et j’en ai bien profité. Mais maintenant, je suis sur la pente descendante. — Vous avez encore mille choses à m’apprendre. — Tu crois que cette aventure ne va rien t’apprendre ? — Et si j’échoue ? demanda Kylar dans un murmure. — Et si tu échoues ? Cela ne changera pas mes sentiments pour toi. — Mais ça pourrait conduire le monde à sa perte ! Est-ce que ça vous est égal ? — Si je peux passer mes dernières heures dans les bras de Gwin, je m’en fous pas mal. Je préférerais vieillir en compagnie de la femme que j’aime, mais mourir après m’être réconcilié avec elle me convient également. — Je suis donc seul. — Je t’ai dit qu’il te faudrait payer ce prix quand tu as demandé à devenir mon apprenti. — Je ne savais pas que c’était pour l’éternité ! — Arrête ! Tu vas me faire pleurer. Tu es pathétique. Comment as-tu l’intention de pénétrer dans le bois d’Ezra ? Kylar haussa les épaules, piqué au vif. — Le ka’kari. — Le ka’kari ? Durzo avait exprimé son étonnement comme l’aurait fait Mamma K, sur un mode affirmatif. Il avait passé trop de temps en compagnie de la courtisane. — Le ka’kari absorbe et dissout la magie. En outre, il peut me rendre invisible, dit Kylar. Je trouverai une solution. Il était désormais sur la défensive. — Tu peux me rappeler qui est le propriétaire de ce bois ? demanda Durzo. Ah ! attends ! C’est Ezra. Et qui a créé les ka’karis ? Non, non, non ! Ne me dis rien ! C’est Ezra. — Ezra n’a pas fabriqué le ka’kari noir. — Il l’a étudié et en a appris assez pour en fabriquer six autres. Cinquante ans après, il s’est réfugié dans ce bois et l’a transformé en forteresse. À cette époque, lui et moi n’étions pas dans les meilleurs termes du monde. Tu crois qu’il n’a pas songé que je pourrais essayer d’y entrer ? — Euh… — Fiston, tu peux coller la trouille à quelques sœurs en invoquant un pouvoir brut et en jouant les gros bras, mais tu t’attaques maintenant à un adversaire d’une tout autre trempe. Si tu survis aux défenses d’Ezra – des défenses dont tu as multiplié l’efficacité par dix en jetant Curoch dans le bois, soit dit en passant –, il te faudra encore te mesurer à une créature si puissante et si rusée qu’elle a peut-être tué Ezra – à moins qu’Ezra ait sombré dans la folie et que ce soit lui qui massacre tous ceux qui entrent dans son domaine. Quoi qu’il en soit, le Chasseur ne se laissera pas impressionner par une démonstration de pouvoir brut. Ton assurance ressemble fort à du suicide. Kylar resta silencieux pendant un moment. — Je ne changerai pas d’avis, dit-il enfin. — Tais-toi ! Elle arrive. Kylar lança le ka’kari dans le feu et la sphère absorba aussitôt les flammes. L’obscurité s’abattit sur la clairière. Kylar bondit à gauche et Durzo roula à droite tandis qu’une lueur violette jaillissait de ses mains calleuses pour déchirer la nuit. Kylar ouvrit le poing et le ka’kari se précipita dans sa paume. Le Dévoreur lui transmit aussitôt l’énergie du feu qu’il venait d’absorber. Le jeune homme bondit d’arbre en arbre en enfonçant ses griffes noires dans les troncs. Il aperçut une maja aveuglée qui agitait les bras dans le vide. Apeurée, elle invoqua des feux follets et leur ordonna de fendre l’air autour d’elle pour la protéger d’un éventuel danger. Les flammes frappèrent des arbres et roussirent les écorces qui laissèrent échapper de minces volutes de vapeur, mais il avait plu et neigé au cours des derniers jours : le bois refusa de s’enflammer. Durzo se baissa pour éviter le ballet des feux follets. Kylar, accroché à une branche, était trop haut pour être touché. La maja épuisa son glore vyrden en quelques instants et, sans rayons de soleil ni lumière pour le recharger, son sortilège se dissipa. L’obscurité retomba et les deux hommes se remirent en mouvement. La maja eut à peine le temps de crier. Kylar se jeta sur elle et prit appui sur ses épaules. Il saisit sa cape et sa robe, décrivit un arc de cercle au-dessus de sa tête et la projeta en arrière. L’inconnue parcourut une dizaine de mètres et heurta un tronc. Le choc vida l’air de ses poumons. Kylar atterrit un genou à terre et se releva. Des flammes bleues dansaient sur son visage. La maja inspira deux fois et quelque chose monta en elle. Le vir. Il se fraya un chemin jusqu’à la surface de sa peau comme un requin qui surgit des profondeurs pour fondre sur sa proie. Il émergea au bout des doigts avant de recouvrir les poignets. Les mains de la maja disparurent sous un grouillement de serpents noirs qui remontèrent vers ses épaules en faisant trembler les manches de sa robe. Il atteignit le cou… et s’immobilisa soudain. Durzo s’était glissé derrière le tronc et avait passé un bras de chaque côté pour saisir la maja à la gorge. Ses doigts comprimèrent deux points sensibles et la femme poussa un cri. Le vir se rassembla contre l’obstacle comme une rivière en crue à l’assaut d’une digue. Les hurlements devinrent insoutenables, puis s’étouffèrent tandis que les serpents noirs faiblissaient, reculaient et regagnaient les profondeurs du corps de la maja. Durzo contourna le tronc et saisit la femme par la peau du cou. Il la tint devant lui et enfonça les doigts dans d’autres points sensibles. — Une technique que vous ne m’avez pas apprise ? demanda Kylar. — Tu pensais que j’allais t’apprendre tout ce que je sais en l’espace de deux mois ? Le vir a besoin de s’étendre physiquement. Si tu l’en empêches, tu bloques la magie. C’est un point faible caché du vir de la famille Ursuul. — C’est une Ursuul ? — Garoth Ursuul a envoyé ses filles possédant le Don dans des écoles de majas. Où auraient-elles pu lui être plus utiles ? — Je croyais qu’il les faisait tuer ? — Il n’était pas homme à se priver d’une arme, même d’une arme émoussée. Comment tu t’appelles, ma mignonne ? La maja ne répondit pas et Kylar le fit à sa place. — C’est Eris Buel. Espèce de salope ! On avait des soupçons sur toi. — Pas assez pour sauver ta femme adorée, cracha Eris. Il y avait tant de haine dans ses yeux que Kylar sentit son Don se déclencher malgré lui. Il vit les cadavres qui parsemaient la quête de pouvoir d’Eris Buel, mais il ne vit pas celui d’Élène, ni celui de Vi. Il vit des trahisons, des serments violés et, presque en bas de la liste, il la vit recevoir Châtiment des mains d’un voleur, puis la livrer à un agent de Neph Dada. Tous ces crimes devaient être punis. — Ton jugement n’a que trop tardé, dit Kylar en enfonçant sa dague dans le plexus d’Eris. Les poumons de la jeune femme se vidèrent une fois de plus et ses yeux entachés de culpabilité s’écarquillèrent avant de se voiler. Kylar reçut alors une gifle phénoménale qui faillit l’envoyer à terre. — Imbécile ! rugit Durzo. On a besoin qu’elle nous dise ce qu’elle sait, nom de Dieu ! (Il saisit Eris par les cheveux et la tint devant lui.) Le ka’kari, Kylar. Donne-moi le ka’kari, vite ! Kylar obéit. Ce vieux salaud avait failli lui briser les dents. Il porta une main à sa mâchoire et l’écarta aussitôt en sentant quelque chose de gluant. Ce n’était pas du sang. Durzo lâcha Eris Buel. Kylar frotta le liquide doré entre ses doigts. — Péri péri et xanthos ? demanda-t-il. Il s’agissait d’un poison de contact. Il se contentait de faire perdre conscience, mais il laissait des cicatrices permanentes sur la peau. — Sur mon visage ? — Tu avais besoin d’une baffe que tu n’oublierais pas de sitôt. Dommage que ton pouvoir de guérison soit si efficace. — Pourquoi ? demanda le jeune homme en sentant ses jambes vaciller. — Je t’emprunte ça, répondit Durzo en lui montrant le ka’kari. Fais de beaux rêves. Kylar s’effondra et une racine lui fendit les lèvres. Le goût du sang envahit sa bouche. Le fils de pute ! Il aurait quand même pu me retenir ! Chapitre 79 N eph Dada marchait dans les rues sombres de Traythell. Il était presque midi, mais le dôme de la Brouette Noire plongeait la ville dans une obscurité perpétuelle. Neph distinguait son chemin seulement grâce aux boules de lumière jaune qui dansaient au-dessus de sa tête et aux milliers de torches que ses vürdmeisters avaient allumées autour du monolithe, au cœur de la cité recouverte d’un dôme. Malgré les ténèbres, Traythell était une ville presque joyeuse. On aurait pu croire que ses habitants s’étaient absentés un moment, mais qu’ils allaient revenir d’une minute à l’autre. Il n’y avait pas de poussière et le siège n’avait pas duré assez longtemps pour détruire la beauté de cette ville. Certains quartiers avaient brûlé et étaient noirs de fumée, d’autres avaient été rasés par des sorts, mais la plupart étaient intacts. Il était cependant possible que cette impression de gaieté soit uniquement le fait de Neph Dada. Sa chance avait tourné du tout au tout depuis le début de l’hiver. Il avait envoyé son voleur dérober l’épée de Kylar en espérant mettre la main sur le ka’kari noir, mais dès qu’il avait effleuré l’arme de sa magie, il avait compris qu’il avait trouvé bien mieux que le Dévoreur. L’épée n’était autre que Iures, le Sceptre de la Loi. Comme Curoch, il avait été créé par Ezra, peut-être avec l’aide de Jorsin Alkestes. À la différence de Curoch, Iures n’amplifiait pas le pouvoir magique, mais il permettait de tisser – ou de défaire – des trames d’une complexité incroyable avec une facilité déconcertante. Le monolithe cylindrique était planté à mi-hauteur de la colline où trônait Château Traythell. Il se dressait vers le sommet du dôme comme un pilier de verre. À la lumière des torches, il ressemblait à un énorme tube rempli de tourbillons de fumée. Les volutes laissaient parfois entrevoir le titan qui était prisonnier à l’intérieur. Ici, on apercevait une griffe appuyée contre la paroi transparente. Là, on distinguait le bord d’un pied gigantesque et un peu trop humain. À son grand agacement, Neph frissonnait encore devant le géant figé. Avec Iures, il était capable de pulvériser le monolithe en un instant. Après tout, Ezra avait utilisé le Sceptre de la Loi pour ériger ce piège de verre et immobiliser le titan en attendant que Jorsin le tue. La prison glacée était seulement brisée à la hauteur des blessures mortelles du géant. Du haut de Château Traythell, Jorsin avait projeté une langue de feu qui avait perforé le monolithe et la poitrine du titan en creusant un tunnel de trois mètres de large. Un tel sort avait exigé une quantité de magie phénoménale, et Neph pensait donc que Jorsin s’était servi de Curoch. Le vürdmeister approcha du monolithe à petits pas et toussa plus par habitude que par nécessité. Iures avait amélioré sa santé de façon remarquable. Les sorciers présents le saluèrent et retournèrent à leurs tâches après avoir reçu un petit signe. Debout sur des échafaudages, ils transportaient des seaux de terre qu’ils déversaient sur la profonde plaie du titan. La terre se changerait bientôt en chair et le géant se réveillerait. Il briserait alors le gigantesque dôme de la Brouette Noire et anéantirait toutes les armées qui s’opposeraient à Neph. Personne n’avait pénétré sous la tente de Neph Dada, cinquante féaux de l’âme et une batterie de sortilèges y avaient veillé. Le vürdmeister s’immobilisa avant d’entrer dans la pièce réservée à Khali. Il remonta sa robe, prit son bâton d’argent – la forme qu’il avait donnée à Iures – et en effleura sa cheville. Iures fondit et s’enroula avec douceur autour du pied et du mollet. Neph lui ordonna de rester discret et inerte, même si le pouvoir de Khali le touchait. Il devait seulement enregistrer la magie qu’il sentirait dans la pièce. La déesse ignorait que Neph avait récupéré l’artefact et le vürdmeister ne le lui apprendrait qu’au dernier moment. Le Sceptre de la Loi changeait radicalement la donne. Neph inspira un grand coup et écarta le pan de tissu qui faisait office de porte. Tenser était affalé sur un lit de fortune aussi confortable que possible étant donné les circonstances. Ses membres paraissaient sans force, les traits de son visage étaient flasques, ses yeux ouverts étaient perdus dans le vague, ses paupières ne cillaient presque jamais et il respirait avec lenteur. Neph s’agenouilla près de lui en faisant semblant de souffrir des articulations, puis il projeta sa magie comme Khali lui avait appris à le faire. — Sainte parmi les saintes, appela-t-il. Je suis ici pour te servir. Les yeux de Tenser se fermèrent, puis s’ouvrirent. Elle était là et sa présence emplissait la tente comme un nuage de suie suffocant. — Tu négliges tes devoirs, dit Khali. (Elle parlait avec la voix de Tenser, mais avec des intonations différentes et un accent étrange.) Cet hôte a des escarres. Le vürdmeister sentit son angoisse s’apaiser. — Je vais m’en occuper sur-le-champ et en personne. Je travaillais pour toi. Je t’ai rassemblé plusieurs spécimens. Il se racla la gorge, mais ne toussa pas. Ses quintes de toux agaçaient la déesse. — J’espérais que nous pourrions parler de ma récompense. Le rire de Khali semblait trahir un certain amusement, mais il était difficile d’en être sûr, car si elle contrôlait la voix et les yeux de Tenser, elle n’avait aucun pouvoir sur son visage. Le duc gardait une expression impassible et ses traits demeuraient lâches. Seules la mâchoire et la langue s’agitaient lorsque Khali parlait par l’entremise de son hôte. La déesse voulait s’incarner, mais pas de manière si pathétique. Pour arriver à son but, elle avait besoin de trois choses : briser la trame qu’Ezra avait tissée à la Brouette Noire, trouver un hôte consentant et lancer un sort qui exigeait le sang d’un Ursuul et la puissance conjuguée de Neph Dada et de deux cents vürdmeisters. Par le passé, des Rois-dieux avaient réussi à réunir deux de ces trois conditions, mais aucun n’était parvenu à défaire le sortilège d’Ezra, car celui-ci avait utilisé Iures pour empêcher Khali de s’incarner. Neph était désormais capable d’accomplir cet exploit puisque le Sceptre de la Loi se souvenait de toutes les trames qu’il avait aidé à tisser. — Je veux deux choses, dit Neph. Le Roi-dieu Fatum arrivera bientôt pour me tuer et il ne faut pas qu’il puisse invoquer le vir. Ensuite, je veux vivre cent ans de plus. — Impossible, dit Khali. — Cinquante, alors. Quarante ? — Une fois incarnée, je t’accorderai cent ans de vie supplémentaires, mais je ne peux pas empêcher Dorian d’invoquer le vir. Neph sentit son estomac se contracter. Le Roi-dieu Fatum n’était autre que Dorian, son ancien élève ? De tous les fils de Garoth Ursuul, Dorian était le dernier que Neph souhaitait affronter. — Je croyais que vous maîtrisiez… — Et tu ne te trompais pas, l’interrompit Khali. Le vir n’est rien d’autre qu’une colonie de parasites magiques. La plupart de ces créatures ont été exterminées dans l’antiquité, mais Roygaris Ursuul parvint à en capturer quelques-unes. Ce qu’il appréciait dans le vir, c’étaient les premières étapes de la contamination, lorsque les parasites ouvrent de nouvelles voies dans le Don de leur hôte et augmentent son pouvoir. Ils finissent bien entendu par dévorer le Don, mais Roygaris espérait bloquer l’infection dans ses premiers stades. Il n’y est pas parvenu sans mon aide. Nous avons ralenti le processus de contamination, mais il s’est avéré impossible de l’arrêter. Essaie d’invoquer ton Don et tu t’apercevras qu’il n’est plus que l’ombre de ce qu’il était dans ta jeunesse. Mais j’ai appris quelque chose de plus important à Roygaris. Le vir ressemble à un bosquet de peupliers. Les arbres sont tous différents, mais ils forment un organisme unique. Si tu agis au bon endroit, tu peux contrôler le vir de toutes les personnes qui ont été infectées par les parasites d’une même souche. Ton vir, celui de Dorian, celui de Garoth et celui de tous les Khalidoriens ont une racine commune. Roygaris et moi avons passé un marché unique : sa lignée serait maîtresse du vir, je serai maîtresse de son réservoir. Nous avons prêté un serment de manière qu’il ne puisse pas être rompu sans provoquer la destruction du vir et du réservoir. Neph s’était attendu que la déesse lui mente, mais ce n’était pas le cas. Il ne connaissait pas les détails de cette histoire, mais la simple présence de Iures lui permettait de mieux sentir la magie de Khali. — Si je ne peux pas empêcher Dorian de s’emparer de mon vir, il me tuera, dit le vürdmeister. — Lorsque je serai incarnée, tu ne risqueras plus rien. Je saurai me souvenir de tes services. Je te le jure. Neph était dubitatif. Khali avait-elle besoin d’un corps pour le protéger d’un simple mortel ? N’était-elle pas une déesse ? Ne refusait-elle pas de le défendre de crainte qu’il cesse de l’aider ? Le vürdmeister se demanda ce que deviendrait le monde si Khali s’incarnait. Déciderait-elle de semer la destruction parce que, comme tous les Étrangers, elle détestait les êtres vivants ? Sa soif de pouvoir était-elle plus raffinée ? Neph avait évité la déesse autant que possible, mais il n’avait pas senti en elle la rage aveugle qui animait les autres Étrangers. Il était vital de ne pas commettre la moindre erreur. Neph voulait devenir Roi-dieu, mais il n’avait pas l’intention de régner sur des cendres et des cadavres. Avait-il le choix ? S’il refusait d’incarner Khali, il risquait la mort. S’il aidait la déesse à atteindre son but, il risquait de provoquer la fin du monde. — Je suis un vieil homme, dit-il, vaincu. Je n’ai plus la force d’accomplir une telle tâche. Le bras de Tenser se souleva comme celui d’une marionnette à fils. Sa main resta flasque. Neph la toucha et la magie de Khali se déversa en lui. Elle le régénéra et emplit ses poumons d’un feu glacé. Quand la sensation se dissipa, le vürdmeister eut l’impression d’avoir rajeuni de trente ans. De son côté, Iures avait enregistré dans les moindres détails le processus de guérison ainsi que la manière dont la déesse avait puisé dans le réservoir de magie. Ces informations seraient-elles suffisantes ? — Merci, Sainte parmi les saintes. Neph ne disposait que de quelques jours pour créer le sortilège adéquat mais, avec l’aide de Iures, Dorian ne serait peut-être pas le seul gêneur dont il parviendrait à se débarrasser. — Les nouvelles candidates sont arrivées, dit Khali. Fais-les entrer. Neph sortit de la tente et fit un geste en direction des féaux de l’âme. Six jeunes femmes enchaînées se tenaient entre les soldats. Elles étaient terrifiées. Les hôtes potentielles de Khali étaient toutes des paysannes. Les hommes de Neph n’avaient guère le choix dans cette région presque déserte. Le vürdmeister fit entrer les six femmes. Elles furent surprises de découvrir que la déesse était un jeune homme au menton couvert de bave. Elles s’étaient peut-être attendues à une créature bardée de griffes et de crocs. Neph les examina tandis qu’elles examinaient Khali. Quatre d’entre elles étaient laides ou quelconques. La déesse détestait la laideur. Les deux autres étaient jolies, mais le vürdmeister vit que l’une d’elles avait été violée malgré ses ordres explicites. Quelqu’un paierait cette désobéissance de sa vie. Khali voulait être la seule à abuser de son hôte. La seconde était la plus belle de toutes. Elle avait de grands yeux bruns et une peau lumineuse, mais son visage était zébré de cicatrices. — Comment t’appelles-tu, mon enfant ? lui demanda la déesse. — Élène Cromwyll, euh… maîtresse. — Est-ce que tu voudrais vivre éternellement, Élène ? Les grands yeux de la jeune femme se remplirent d’un désir si ardent que même Neph éprouva un élan de compassion envers la malheureuse. — Plus que tout au monde, répondit Élène. Chapitre 80 F eir était dans l’atelier secret qu’Ezra avait aménagé sous la Brouette Noire. Il se tenait près d’une table, un chiffon à la main. Il ne polissait pas la lame posée devant lui, il l’avait déjà fait une dizaine de fois alors qu’elle n’en avait pas besoin. — C’est presque terminé, dit-il à voix haute. Il ne reste plus qu’une chose à faire. Feir dévoila l’épée. C’était une copie parfaite de Ceur’caelestos. Il avait tenu l’Épée du Ciel dans ses mains, il l’avait contemplée avec admiration, il avait examiné ses arabesques en mithril. Une tête de dragon était gravée de chaque côté de la lame, la gueule dirigée vers la pointe ; il s’agissait du dragon du soleil et du dragon de la lune de la mythologie ceurane. L’arme n’avait qu’un seul tranchant, légèrement incurvé afin d’obtenir une longueur de coupe plus importante. La couche de métal servait à renforcer la lame et le cœur en fer flexible compensait la fragilité du tranchant en acier. La forme de l’épée était plus impressionnante que pratique, mais elle était en mithril. Elle était d’une légèreté surprenante, mais pouvait supporter des chocs incroyables. Le mithril, plié et replié comme de l’acier, reproduisait à la perfection les motifs de l’artefact original, mais Feir n’était pas parvenu à recréer les « Feux du Ciel » – le sortilège qui permettait aux dragons de cracher des flammes jusqu’à l’extrémité de la lame en cas de danger ou en réaction à certaines émotions du porteur de Ceur’caelestos. Feir connaissait les trames capables de reproduire ce pouvoir, mais il lui manquait une pierre-cœur pour les lier à l’épée. Certains minéraux résonnaient aux différentes fréquences magiques. Les rubis – surtout les rouge orangé – réagissaient au feu. S’ils étaient assez purs et de taille parfaite – une taille qui dépendait des trames –, ils pouvaient créer une résonance autosuffisante. Cependant, les pierres précieuses sans défaut étaient rares et les objets magiques finissaient donc par perdre leurs pouvoirs. Feir avait besoin d’un rubis aussi pur que possible pour servir de cœur au dragon. — Cette partie était censée être facile, dit-il d’une voix lasse. Selon la prophétie : « Le plus grand rouge sera le cœur et l’esprit du dragon. » Le plus grand rouge devait faire référence à un rubis, à une pierre-cœur, et il fallait le placer sur la tête du dragon de l’épée. Feir avait accompli des exploits incroyables tout au long de l’hiver. En suivant les maigres indices qu’il avait reçus dans le bois d’Ezra, il était venu à la Brouette Noire et il avait découvert le passage secret conduisant à cet atelier. Il avait trouvé les outils en or ensorcelés. Il avait sillonné la cité plongée dans les ténèbres en évitant des centaines de vürdmeisters qui s’y étaient installés. Il avait récupéré les restes de sept épées en mithril. Il avait lu les notes d’Ezra – un trésor pour lequel n’importe quel Créateur aurait sacrifié son bras droit. Par tous les dieux ! il avait appris comment forger le mithril une seconde fois ! Il avait réalisé la plus belle copie de tous les temps. Et il était incapable de mettre la main sur une pierre rouge. — Est-ce qu’un forgeron de notre époque aurait été capable de fabriquer une telle arme ? demanda Antonius Wervel à voix basse. Feir haussa les épaules, mais Antonius attendit avec patience. — Non, finit par répondre le colosse. Antonius prit l’épée d’un geste respectueux et Feir ne put s’empêcher de ressentir une certaine fierté. Antonius n’était pas un Créateur, mais il était capable d’apprécier l’habileté requise pour la fabrication d’une telle arme. Il fit tourner la lame tandis qu’il l’examinait. — Je croyais que tu y avais gravé tes marteaux d’armes entrecroisés. Dans un moment de vanité – qui avait quand même duré deux heures –, Feir avait apposé sa marque de forgeron près de la poignée. Enfant, il avait raffolé des histoires d’Oren Razin, un des champions de Jorsin. Feir était – à sa connaissance – le seul homme capable de brandir deux marteaux d’armes comme l’avait fait son héros. Il avait plus tard abandonné ce style de combat, car très peu de maîtres l’enseignaient. — Ce n’est pas une copie si tu la signes de ton nom. Ma marque est toujours là, mais il faut savoir où chercher pour la trouver. — Tu peux être fier de toi, Feir. Tu as fabriqué une arme de toute beauté. — Sans un cœur de dragon, je n’ai rien fabriqué du tout. Chapitre 81 –Q u’est-ce qui te chagrine, mon roi ? demanda Kaede. Voilà deux jours que tu caresses ce joyau. Solon attira sa femme sur ses genoux et posa une main sur son sein nu. — C’est uniquement parce que tu ne me laisses pas caresser des choses plus plaisantes. — Obsédé ! dit-elle en restant contre lui. Je parlais sérieusement. Les premiers jours de leur mariage avaient été un véritable paradis, mais le Séthi ne parvenait pas à chasser le rubis de ses pensées. Kaede lui avait imposé de mettre les Takeda au pas sans l’aide de personne et, pour se faire pardonner, elle s’était occupée de tous les préparatifs de leur union. Ils s’étaient mariés la nuit même de son retour. La jeune femme avait refusé d’attendre le printemps pour que les nobles des îles puissent assister à la cérémonie. Elle avait affirmé que s’ils le prenaient mal, elle enverrait le Chevaucheur de Tempêtes leur rendre une petite visite. Pourtant, on ne pouvait pas faire l’amour toute la journée – le couple s’y efforçait cependant avec ardeur – et Solon trouvait donc encore le temps d’examiner la pierre précieuse. — Je t’ai parlé de mon ami Dorian et de ses prophéties me concernant, dit Solon. — C’était à propos de la vie ou de la mort de ton frère, et du destin d’un royaume, je me trompe ? Solon ramena ses cheveux noir et blanc en arrière. — Il n’existe rien de plus agaçant qu’un homme en transe qui raconte ton avenir en ânonnant. « Traversant et chevauchant les tempêtes, la vie du frère d’un roi tient à tes mots – ou à ton silence. Deux craintes qui nous tournent en ridicule, l’espoir et la mort qui se télescopent, l’homme de l’épée, le troisième roi, d’authentiques mensonges se tapissent dans le cœur – et l’esprit – du dragon. Le Nord brisé, ton corps brisé, se reforme d’un mot d’un seul. » Kaede était déconcertée. — Bon ! tu as au moins éclairci la partie concernant le Chevaucheur de Tempêtes. — Et je vais te répondre avant que tu me poses la question. Non, ce n’est pas moi qui ai choisi ce surnom. Avant, je comprenais seulement le passage à propos du frère du roi. Si j’étais retourné à Seth, je me serais joint aux nobles pour combattre Sijuron. Nous aurions fini par nous affronter et l’un d’entre nous serait mort. Par le passé, j’ai servi un seigneur du nom de Régnus Gyre. C’était un duc qui aurait dû régner. Je le considérais comme un frère. Je lui ai caché que j’étais un mage et, lorsqu’il l’apprit, il me chassa et fut assassiné peu après. Le reste de la prophétie, en revanche, n’a jamais eu aucun sens pour moi. Pour moi, la première partie n’évoquait qu’un seul roi et j’ai longtemps pensé que Dorian délirait. — Mais tu as changé d’avis. — Ce rubis, Kaede, j’ignorais son existence. Mon père ne m’en avait jamais parlé. Les documents royaux n’en font pas mention, sinon pour indiquer qu’il fait partie du trésor depuis près de deux cents ans. On y fait référence sous le nom de « cœur de dragon ». Je pense qu’un troisième roi, celui de la seconde moitié de la prophétie, l’homme de l’épée, attend que je lui apporte ce joyau. — Et si tu étais le troisième roi ? Et si c’était toi, l’homme de l’épée ? Tu as dit que c’était à cause d’une épée que tes cheveux étaient devenus blancs. Un danger va peut-être menacer Seth et tu auras besoin du rubis pour l’écarter. Solon, tu ne peux pas partir. Pas à cause des divagations d’un fou. Elle était toujours assise sur ses genoux, mais elle s’était contractée sous le coup de la peur et de la colère. « Deux craintes qui nous tournent en ridicule. » Cette phrase devint soudain lumineuse. Ces maudites prophéties pouvaient toujours être interprétées de deux manières différentes, et les deux étaient souvent correctes. — Kaede, Dorian et moi étions à Vents Hurlants l’automne dernier. C’est une forteresse qui protège un col entre Khalidor et Cénaria. Dorian est resté inconscient pendant la plus grande partie de notre séjour. Il se réveillait parfois pour griffonner des fragments de prophéties, puis retombait aussitôt en transe. Un jour, il s’est réveillé en hurlant. Il m’a demandé de lui rapporter tout l’or que je trouverais. J’ai obéi et nous sommes allés sur la colline, près d’un chêne noir et rabougri. Dorian m’a alors annoncé que Khali approchait et qu’elle allait le soumettre à la tentation. Il m’a dit qu’elle allait massacrer tout le monde. Il a fait fondre l’or et s’en est couvert les yeux et les oreilles. Il a fabriqué des entraves pour ses jambes et ses bras avec le reste, puis il m’a demandé de les fixer au tronc avec des pointes. Je l’ai enveloppé dans une couverture et j’ai regagné la citadelle. Le commandant de la forteresse n’a pas voulu écouter mes avertissements. J’ai décidé de fuir, mais il était trop tard. J’ai demandé à des soldats de m’attacher avec une corde et j’ai vidé mon glore vyrden. Mais Khali est arrivée avant qu’on ait le temps de me bander les yeux et de me boucher les oreilles. — Khali ? Le regard de Solon était perdu dans le vague. — J’ai vu des hommes se jeter du haut des remparts. J’ai vu un soldat s’arracher les yeux. Et puis je fus victime d’une illusion si parfaite que je crus qu’il s’agissait de la réalité. Tu m’es apparue et j’ai fait tout mon possible pour m’approcher de toi. Les cordes qui me retenaient m’ont empêché de m’écraser au pied de la muraille. Les soldats n’ont pas eu autant de chance que moi. Puis les féaux de l’âme sont arrivés pour achever les survivants. Un cadavre est tombé sur moi et m’a couvert de sang tandis que je priais. Les serviteurs de Khali ont cru que j’agonisais et ils ont continué leur chemin. — Et à quel dieu dois-je offrir un sacrifice pour le remercier de t’avoir sauvé ? — À aucun. Ce n’était qu’une coïncidence. Un des guerriers n’avait pas pris la peine d’essuyer le sang qui maculait son épée et celle-ci resta coincée dans son fourreau. — Au moment même où tu priais ? Une vraie coïncidence, en effet. — Oui, dit Solon avec plus de brutalité qu’il le voulait. C’est la parfaite illustration d’une coïncidence. Excuse-moi. Quand je suis retourné au chêne noir, Dorian avait disparu. Ses traces allaient au nord, vers Khalidor, mais je ne pouvais pas les suivre. Je devais te voir. Rien d’autre n’avait d’importance. Je me suis engagé sur un navire qui terminait la saison par une course à Hokkai. — C’est pour cette raison que tu crois aux prophéties de ton ami. — Ce joyau est le cœur du dragon, Kaede. Je suis le deuxième roi et la vie d’un troisième dépend de ce que je vais faire. — Et que sont les deux craintes ? demanda Kaede à voix basse. — Ma peur de Khali et ma peur de la vérité. Cette dernière a coûté la vie à Régnus. J’ai l’impression qu’on m’accorde une seconde chance, une chance de te parler en toute franchise et une chance d’affronter Khali une fois de plus. « Le Nord brisé, ton corps brisé, se reforme d’un mot d’un seul. » Il y a toujours quelque chose de brisé en moi, Kaede. J’ai cru le réparer en t’épousant. Je t’assure que je ne le regrette pas et que je veux rester ici jusqu’à la fin des temps, mais une petite voix murmure encore : « Lâche ! » au fond de moi. — « Lâche » ? Tu es Solon le Chevaucheur de Tempêtes ! Tu as affronté les mers au cœur de l’hiver ! Tu as écrasé une rébellion à toi tout seul ! Tu as résisté à une déesse ! Comment pourrais-tu être un lâche ? — Dorian avait besoin de moi quand il est parti pour Khalidor. Il est sans doute mort parce que je ne l’ai pas accompagné. Régnus est mort parce que je n’ai pas osé lui dire la vérité. Si la prophétie est exacte, un mot de moi pourra sauver une vie et me rédimer. Les yeux de Kaede se voilèrent. — Cela suffira-t-il ? Cette petite voix ne reviendra-t-elle pas un jour pour te mettre à l’épreuve ? Ne poursuivras-tu pas ta quête d’exploits jusqu’à ce qu’elle te tue ? Il l’embrassa sur le front. — J’ai déjà accompli l’épreuve la plus difficile : je t’ai dit la vérité. Je ne partirai pas sans ta bénédiction. Ma loyauté est toute à toi, Kaede. Les yeux de la jeune femme s’attristèrent. — Mon amour, je refuse de te condamner à mort. Solon soutint son regard pendant un long moment, puis il posa le cœur de dragon. — Dans ce cas, je resterai ici. Kaede pivota et s’assit à califourchon sur ses genoux. Elle prit le visage de son mari entre ses mains et regarda au plus profond de ses yeux. — S’il te plaît, ne me demande plus jamais de refaire ce choix. — Je te le promets. Elle lui fit l’amour avec une violence qui le laissa hors d’haleine. Elle le chevaucha jusqu’à être emportée par un orgasme silencieux. Elle ne le quitta pas des yeux, y compris lorsque ses pupilles s’enflammèrent et qu’elle retint son souffle, et que ses ongles s’enfoncèrent dans les épaules de Solon. Elle s’accrocha à lui en tremblant. Des larmes et des perles de sueur coulèrent sur la poitrine de son mari, mais elle ne dit pas un mot. Chapitre 82 –J e me demande si j’ai bien fait de vous épouser, dit Jénine. Je crois que c’était une erreur. Le couple était assis dans le gigantesque chariot du Roi-dieu qui avançait en grinçant vers la Brouette Noire. La bataille que Dorian allait livrer ne serait pas sans danger, mais il avait été incapable de laisser son épouse à Khaliras. Il craignait qu’elle soit assassinée pendant son absence, mais il comptait aussi sur son aide au cas où il serait victime d’une nouvelle crise. — Mais vous m’aimez, dit-il. Je le sais. — C’est vrai, avoua-t-elle. Je vous respecte, j’apprécie votre compagnie, je vous trouve intelligent et respectable. Vous êtes un grand homme… — Mais ? demanda-t-il avec raideur. La réponse jaillit de la bouche de la jeune fille. — Mais ce n’est pas comme avec Logan. Je sais que je ne devrais pas vous comparer à un mort. Peut-être que je ne me souviens que des bons moments maintenant qu’il n’est plus là. Peut-être que ce n’est pas juste de vouloir qu’un nouvel amour ressemble à l’ancien. Peut-être que je suis tombée amoureuse de Logan comme seule une enfant peut le faire. Peut-être que l’amour d’une femme croît avec lenteur pour être plus solide. Je ne sais pas ce que je suis censée ressentir, Dorian, mais je me sens parfois vide. J’aurais mieux fait d’attendre. Je suis un menteur. Mais que pouvait-il faire ? Lui apprendre la vérité ? La renvoyer à Cénaria pour qu’elle retrouve sa passade, son petit prince insignifiant dont elle ignorait à peu près tout ? Elle aidait Dorian à changer un royaume, elle apportait la lumière à un pays plongé dans les ténèbres. Qu’est-ce que Logan pouvait lui offrir en comparaison de cela ? En quoi les sentiments de ce gamin étaient-ils plus nobles que les siens ? L’amour de Jénine grandissait. Dorian le savait. Et il grandirait encore quand elle s’apercevrait qu’elle était enceinte, il en était persuadé. Il l’avait vu lorsque la folie s’était emparée de lui sur le champ de bataille. Il avait d’abord douté de cette vision, mais il avait observé sa femme et compris qu’elle était bel et bien enceinte. Elle ne donnerait pas naissance à des jumeaux comme il l’avait jadis prévu, mais à un seul garçon. Ce serait peut-être pour la prochaine fois. Il avait attendu un moment opportun pour lui annoncer la bonne nouvelle, mais ce moment ne s’était pas présenté. Il passait toujours autant de temps que possible en sa compagnie. Ils faisaient l’amour moins souvent depuis qu’il visitait son harem, mais si Jénine éprouvait de la jalousie, ce sentiment était compensé par le brusque changement d’attitude des concubines à son égard. Dorian leur avait appris que la générosité de Jénine les avait sauvées du bûcher et cela avait mis un terme à la haine et à l’envie qu’elles ressentaient envers la jeune fille. Les rivales vaincues s’étaient transformées en sœurs et la solitude de Jénine avait fondu comme les glaces au printemps. La situation en était là. Ce n’était pas parfait, mais c’était déjà beaucoup. Un Roi-dieu était soumis à de nombreux impératifs. Si Jénine et lui s’enfuyaient, un vürdmeister s’emparerait du pouvoir et régnerait avec encore plus de brutalité que le père de Dorian. Chaque relation amoureuse, chaque mariage comportait son lot de petits mensonges. Dorian était roi. Un roi décidait pour ses sujets en se fondant sur des informations qu’ils ne possédaient pas. C’était le fardeau du pouvoir. Dorian avait pesé les choix de Jénine et il avait pris ses décisions. — Je suis désolée de vous parler de cela alors que vous avez tant de problèmes à gérer en ce moment, mais lorsque nous nous sommes mariés, je me suis promis de ne jamais vous mentir et mon silence ressemble déjà à un mensonge. Je suis désolée. J’ai pris une décision. J’ai décidé de vous épouser. Je vous aime. C’est juste que… ce n’est pas facile d’être une adulte tout le temps. Vous m’avez fait confiance en me proposant de régner à vos côtés et je me comporte encore comme une petite fille. Je suis désolée de vous décevoir. — Me décevoir ? Vous vous comportez bien mieux que je l’aurais imaginé. J’étais beaucoup plus âgé que vous lorsque je suis enfin parvenu à me conduire en adulte. Je suis fier de vous, Jénine. Je vous aime plus que tout. Je comprends ce que vous éprouvez. Cet endroit est tellement étrange, il est normal que vous vous posiez des questions. Nous sommes mariés depuis deux mois et vous vous apercevez que vous vous êtes engagée pour le reste de votre vie. C’est effrayant. Je reconnais que votre aveu me blesse un peu, mais notre amour est assez fort pour supporter quelques égratignures. Je vous remercie de m’avoir dit la vérité. Venez ici. Ils s’étreignirent et il sentit le soulagement total de la jeune fille. Il regretta qu’elle soit incapable de deviner ses doutes, qu’elle ne lui demande pas ce qui se passait. Si elle l’avait fait, il lui aurait dit la vérité à propos de Logan. Il lui aurait dit toute la vérité. Elle recula au bout de quelques secondes et il ne chercha pas à la retenir. L’atmosphère changea. — Je vous aime, Dorian, dit-elle en le regardant en face, mais sans le voir. — Je vous aime également, Jénine. Je ne l’appelle toujours pas Jéni. Mais pourquoi diable ? Kylar ouvrit les yeux avec lenteur. Il avait l’impression d’avoir du coton dans la bouche et son corps était perclus de douleur après avoir reposé si longtemps contre un arbre. Il fit bouger sa mâchoire pour la désengourdir, puis se redressa. Il se toucha le visage à l’endroit où Durzo avait étalé son poison. La nouvelle peau était plus douce que l’ancienne. Il n’y aurait pas de cicatrice, ainsi que son maître l’avait prédit. Cet enfoiré avait donc toujours raison ? L’aube pointait. Kylar s’apprêtait à lâcher un juron lorsqu’il sentit une présence dans le bois. Il inspira un grand coup, sans hâte, et réveilla ses sens endormis. Ce matin-là, aucun animal ne se promenait dans la forêt. Kylar se demanda si les oiseaux avaient migré, si les écureuils hibernaient ou si une menace inconnue les réduisait tous au silence. Il fit jouer les muscles de ses jambes et de son dos pour évaluer les risques de crampes s’il devait réagir rapidement. Il tourna la tête avec lenteur pour examiner la forêt. Son cou effleura le col de sa tunique dans un doux bruissement : il était mal rasé. Cela confirma ses soupçons : il était resté inconscient pendant une nuit entière. La forêt était vide et il n’entendit aucun bruit étrange. Il estima que son corps était en état de réagir. Le vent geignit entre les grands chênes et les quelques feuilles encore accrochées aux branches murmurèrent des secrets dans le dos du jeune homme. Quelque chose l’avait pourtant réveillé, il en aurait mis sa tête à couper. Sans même réfléchir, il invoqua le ka’kari pour enfiler son manteau d’invisibilité. Mais le ka’kari n’était plus là. Kylar glissa les mains dans ses manches et détacha les dagues qui y étaient accrochées. Il scruta les arbres de nouveau. Un souffle d’air caressa le sommet de son crâne. Kylar se jeta sur le côté tout en frappant le tronc au-dessus de sa tête. Il roula sur lui-même, se releva d’un bond et sauta quinze mètres en arrière, une dague dans chaque main. Durzo s’esclaffa tout bas. — J’ai toujours aimé te foutre la trouille. Il était accroché comme une araignée dans l’arbre sous lequel Kylar s’était réveillé. — Espèce de salaud ! Où est le ka’kari ? Qu’est-ce que vous avez fait ? (Durzo continua à rire.) Rendez-moi le ka’kari. — Chaque chose en son temps. — Une petite minute… Mais pourquoi j’attendrais votre bon vouloir ? Il me suffit de… Il tendit la main pour invoquer le Dévoreur. — NON ! cria Durzo. (Kylar s’arrêta.) Le Chasseur est une créature nocturne. Son odorat est meilleur que celui de tous les chiens de chasse du monde, son ouïe est redoutable et sa vision est celle d’un aigle, même quand il court à toute vitesse. Si j’ai bien minuté mon affaire, il ne te poursuivra pas avant la tombée de la nuit. — Quoi ? Une main de Durzo lâcha l’arbre et tira une épée noire de son dos. Le pisse-culotte la lança à Kylar. — Quoi que tu fasses, laisse le ka’kari sur la lame de Curoch. Toute la magie qui pénètre dans ce bois est marquée. On lui attribue une odeur et, si elle ressort, le Chasseur est capable de la retrouver. Le ka’kari peut dissimuler cette odeur, mais je n’ai jamais trouvé le moyen de la faire disparaître. Le Chasseur arrivera à l’instant où cette lame ne sera plus protégée. Je ne sais pas s’il est aussi rapide qu’on le dit, mais si tu as besoin de Curoch, libère le ka’kari, frappe et éloigne-toi de cette épée à toutes jambes. Je ne sais pas si cela prendra quelques minutes ou quelques heures, mais je sais que le Chasseur viendra dès qu’il la sentira. Il ne reculera devant rien pour reprendre Curoch. Durzo venait de lui sauver la vie une fois de plus. Kylar avait toujours su que ses chances de pénétrer dans le bois d’Ezra étaient infinitésimales – sans même parler de celles de récupérer Curoch et de s’en sortir vivant. Durzo l’avait compris, lui aussi. Il aurait préféré mourir plutôt que d’avouer à quel point il tenait au jeune homme, mais il était prêt à tout pour lui venir en aide. — Espèce de vieux salopard, lâcha Kylar sur un ton qui signifiait « merci, maître ». — Je peux te donner de la magie pour courir. Si tu ne pousses pas trop, tu devrais arriver à temps et conserver assez d’énergie pour te battre. Je pars pour Cénaria. Ainsi, le Chasseur devra suivre deux directions opposées. Ça devrait suffire. Ne te précipite pas, comme la fois où sœur Ariel t’a insufflé son pouvoir, compris ? — Compris. C’était pour cette raison que Durzo était suspendu à un arbre : cela le rendait plus difficile à pister – sans compter que le sol devait regorger de pièges. L’ancien pisse-culotte n’en avait pas terminé. Il reprit la parole à voix basse : — Kylar, si Curoch était dans ce bois, cela veut dire que Neph Dada se sert de Iures pour briser les sorts qu’Ezra et Jorsin ont lancés sur la Brouette Noire. Le récit d’Élène à propos d’un titan devient très plausible. Cela signifie aussi que tu apportes à cet enfoiré l’objet qu’il désire plus que tout au monde. S’il te prend Curoch, il sera en mesure de détruire la planète tout entière – et ce n’est pas une métaphore. Pendant sept siècles, j’ai fait tout mon possible afin que les artefacts les plus puissants ne tombent pas entre les mains d’hommes et de femmes sans scrupules. Si tu échoues, tout mon travail n’aura servi à rien. — Vous me faites donc confiance à ce point ? Durzo grimaça. — Allez, mon garçon, tu perds de précieuses heures de soleil. (Kylar approcha de son maître.) Quand Jorsin Alkestes m’a chargé de cette mission, Kylar, il m’a lié avec un serment qui, selon lui, était aussi vieux que les Anges de la Nuit. Si tu veux l’entendre, le voici. Son dos se raidit et sa voix devint plus grave. Kylar comprit que son maître était ému au souvenir de son ami et de son roi, Jorsin Alkestes. — « Je suis Sa’kagué, un seigneur des ombres. Je revendique les ombres qui échappent à l’Ombre. Je suis le bras armé du Jugement. Je suis celui qui arpente l’obscurité. Je suis la balance de la Justice. Je suis Celui qui Garde sans Être Vu. Je suis l’Assassin de l’Ombre. Je suis l’Anonyme. Le coranti ne restera pas impuni. Ma tâche est rude, mais je la remplirai sans faillir. La noblesse dans l’ignominie, l’honneur dans la honte et la lumière dans les ténèbres. Je rendrai Justice et j’aurai Pitié. Je ne connaîtrai pas un instant de repos en attendant le retour du roi. » — On ne précise pas de quel roi il s’agit ? demanda Kylar. — Les serments manquent toujours de précision, tu le sais bien, dit Durzo en grimaçant un sourire. — C’est donc ça, la mission originale du Sa’kagué ? — Le Sa’kagué a toujours été un ramassis de brutes épaisses et d’assassins. Il lui est cependant arrivé d’être dirigé par des escrocs qui avaient un but. Il connut alors de brefs moments de gloire, comme de petits diamants sur un gros tas de merde. — Merci pour l’image. — Est-ce que tu veux prêter ce serment ? — Vous me poussez à m’engager dans quelque chose que je ne comprends pas vraiment. — Mon garçon, nous nous engageons toujours dans des choses que nous ne comprenons pas vraiment. — Je croyais que vous aviez perdu la foi dans votre mission et dans tout le reste ? — Il ne s’agit pas de ma foi, mais de la tienne. Cette esquive était typique de Durzo. On ne demande pas à une personne chère de consacrer sa vie à une cause sans intérêt. Durzo poursuivait la conversation qu’ils avaient entamée des mois plus tôt, une conversation à propos du destin de Kylar. S’il choisissait de vivre dans l’ombre et les ténèbres, le jeune homme éviterait une des plus grandes tentations du ka’kari : celle du pouvoir. Le Dévoreur le transformait presque en dieu et le jeune homme courait le risque de devenir à l’image de ses proies. Durzo lui-même s’était méfié de ce danger. Kylar s’estimait-il meilleur que son maître ? Un homme au service des ombres découvrait des secrets qu’un roi n’apprendrait jamais. Un homme qui acceptait une vie infâme découvrait des secrets que les grands de ce monde ne soupçonnaient pas. Personne n’avait pris la peine de cacher quoi que ce soit à Durzo Blint – sinon la terreur qu’il leur inspirait. Le serment des Anges de la Nuit ne suffisait pas à forger un destin, mais c’était un début. Quel est mon véritable rôle ? Kylar ignorait bien des choses, mais il avait soif de justice. En servant les ténèbres avec des yeux qui voyaient au-delà de l’obscurité, en recevant la bénédiction des ombres, il pouvait punir ceux qui échappaient à leur juste châtiment. Les criminels trop insignifiants pour attirer l’attention de la justice seraient jugés avec clémence. Ceux qui devaient être neutralisés seraient neutralisés. Kylar s’était déjà approprié les visages des Anges de la Nuit. « Je rendrai Justice et j’aurai Pitié. » — Je suis prêt à le prêter, dit-il. Durzo esquissa une grimace, mais lui fit signe d’approcher. Il posa la main sur le front du jeune homme et celui-ci récita de mémoire les paroles du serment. Durzo sourit, comme pour lui dire : « Regarde un peu comme je t’ai bien éduqué. » Mais dès que le jeune homme eut terminé, la paume de Blint devint étrangement chaude et son visage s’assombrit. — Ch’torathi sigwye h’e banath so sikamon to vathar. Venadosh chi tomethigara. Horgathal mu tolethara. Veni, soli, falideachi. Vol lessara dei. Durzo retira sa main. Ses yeux insondables étaient devenus limpides et paisibles. Kylar ne les avait jamais vus ainsi. — Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda le jeune homme. Il ignorait quel était le sens des paroles de Blint, mais il sentait maintenant le pouvoir monter en lui. Il avait éprouvé une sensation comparable lorsque sœur Ariel lui avait insufflé son énergie. Le pouvoir de Durzo était plus intense, mais il se répandait en lui avec plus de douceur. — C’était ma bénédiction, répondit Blint. Il esquissa un sourire : il avait pris un malin plaisir à employer une langue que Kylar ne comprenait pas, mais il avait entraîné la mémoire de son apprenti et il savait que celui-ci retiendrait les paroles jusqu’à ce qu’il en découvre l’origine et la signification. Après tout, ce n’était pas à Blint de révéler leur sens. — Maintenant, fous-moi le camp d’ici, dit Durzo. Je dois rentrer à Cénaria en me balançant de branche en branche. Chapitre 83 L ogan et Lantano Garuwashi se tenaient avec leur suite au sommet d’une tour intacte qui dominait l’entrée du col. Ils observaient le futur champ de bataille, au nord. Le dôme immense de la Brouette Noire et le sombre cercle de désolation qui l’entourait se trouvaient à plusieurs kilomètres, sur la rive opposée de la Guravi. Logan était émerveillé par le spectacle qu’il découvrait de part et d’autre du fleuve. Avant que Jorsin Alkestes la recouvre de la Brouette Noire, Traythell avait été la plus merveilleuse des cités dans un monde où les merveilles étaient pourtant monnaie courante. Le lac de Ruel s’étendait à l’est. Un barrage avait été construit des siècles auparavant, mais il avait résisté au temps. Les vannes destinées à réguler la Guravi étaient fermées depuis des centaines d’années et les eaux du fleuve s’écoulaient désormais au-dessus du sommet de l’ouvrage. Un ensemble d’écluses – depuis longtemps hors d’usage – permettait jadis aux navires marchands d’atteindre la ville depuis la côte. Cinq ou six ponts, peut-être plus, enjambaient alors le fleuve, mais deux seulement étaient encore debout : le pont du Bœuf, le plus large, et le pont Noir qui était proche du barrage. Logan et ses compagnons se tenaient sur la tour qui gardait l’entrée du pont du Bœuf. Elle permettait de surveiller le col qui se trouvait derrière eux, les collines en terrasses du mont Terzhim, au sud-ouest, et tous les alentours à l’exception de ce qui se cachait de l’autre côté de la Brouette Noire. Logan observa les champs aménagés sur les pentes de la montagne, puis la plaine qui s’étendait en contrebas, le « Grand Marché » ainsi qu’on l’avait baptisée. Il eut alors une révélation. Il avait toujours cru que la Brouette Noire englobait Traythell, mais il s’était trompé. Jorsin s’était contenté d’isoler le cœur de la cité. Traythell s’était jadis étendue sur plusieurs lieues et si les déductions de Logan étaient justes, elle avait été plus vaste et plus peuplée que les plus grandes villes actuelles. — Nos hommes traverseront le pont du Bœuf ce soir, dit Garuwashi. Il faudra environ quatre heures pour que trente mille soldats le franchissent. Le personnel non militaire devra traverser de nuit. — Traverser ? demanda Logan. Est-ce que vous voyez l’armée de Fatum ? Nous avons vingt-six mille hommes dont la moitié n’ont jamais participé à une bataille. Fatum dispose de vingt mille soldats, plus dix mille guerriers des hautes terres, plus deux mille meisters, chacun équivalent à dix hommes. Et vous voulez que nous nous battions adossés au fleuve ? C’est hors de question. Nous allons garder les ponts et déployer nos soldats sur le Grand Marché au cas où Fatum essaierait de traverser à gué. Nous verrons si ces guerriers sont aussi redoutables quand ils ont de l’eau jusqu’à la taille. Le cas échéant, nous pourrons nous replier lentement par les cols. — Est-ce que vous vous préparez à une défaite ? demanda Lantano Garuwashi d’un air incrédule. C’est de la folie. Nous devons traverser et détruire les ponts derrière nous. Les hommes désespérés se battent avec plus de courage. Si vous leur laissez une porte de sortie, ils en profiteront pour s’enfuir. Surtout vos novices. S’ils n’ont pas le choix, ils seront presque aussi redoutables que des Sa’ceurais. — Les Khalidoriens sont plus nombreux que nous et nous n’avons que quatre mages. Quatre ! — Les chiffres ne signifient rien. Un Sa’ceurai vaut cent soldats. Nous sommes venus ici pour remporter une victoire. Derrière eux, plusieurs membres de la suite de Garuwashi marmonnèrent leur assentiment. — Je vous offrirai la victoire, dit Logan. — Vous ne nous offrirez rien du tout ! — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce soir, sous le couvert de l’obscurité, dix mille de mes hommes suivront la rivière vers l’ouest. Mes éclaireurs féyuris m’ont rapporté qu’il y avait un gué à quelques kilomètres. Reigukhas se trouve à quinze kilomètres en aval. Ce n’est pas une grande ville, mais toutes les provisions de Fatum passent par là et c’est un endroit facilement défendable. Si nous y envoyons nos mages avec dix mille soldats, nous nous emparerons de Reigukhas avant l’aube. Si nous affamons les guerriers du Roi-dieu, ce sont eux qui s’enfuiront à la faveur de la nuit. — Ils verront nos soldats faire route à l’ouest, à moins que vous ayez l’intention de les faire marcher dans l’obscurité. — Les torches ne seront visibles que sur un kilomètre. Ensuite, une forêt fera écran. Les Khalidoriens penseront qu’il s’agit de patrouilles autour des campements. Garuwashi resta silencieux pendant un long moment, puis il cracha par terre. — Qu’il en soit ainsi, Cénarien ! Mais mille de mes hommes accompagneront les vôtres pour s’emparer de Reigukhas. Personne ne pourra se vanter d’avoir été plus brave qu’un Sa’ceurai. Ainsi donc, le sort en est jeté. Chapitre 84 C’ était l’après-midi et Dorian était en réunion avec ses généraux lorsqu’il ressentit les premiers tiraillements de la folie. — Cela suffit, dit-il en interrompant le rapport du général Naga. Voici mes ordres : assurez-vous que nos positions défensives sont imprenables. Je veux que l’ennemi n’ose même pas s’y frotter. Montrons-leur notre puissance. En attendant, j’ai besoin de davantage d’informations concernant les effectifs de l’armée de Moburu. Nous savons qu’il dispose de deux mille kruls. Combien de guerriers a-t-il ? Et où diable est-ce que… Une vision lui apparut pendant une fraction de seconde. Il vit Khali en personne sortir de terre, parfaite, entière, magnifique, incarnée. Un sourire triomphant éclairait son visage. La tente et les généraux avaient disparu. Il n’y avait plus que la déesse rayonnante de puissance et une vague noire de kruls qui montait autour d’elle. — Et où diable est Neph Dada ? entendit-il. (Il ne vit pas la personne qui avait parlé, mais il comprit qu’il s’agissait de Jénine.) Sa Sainteté exige de le savoir. Elle attend votre prochain rapport ce soir. Vous pouvez disposer. Dorian cligna des yeux et Khali disparut. Le général Naga se tourna en atteignant la sortie de la tente. Il parut rassuré lorsque Dorian le regarda droit dans les yeux. — La reine parle en mon nom. Cela vous pose-t-il un problème, général ? — Bien sûr que non, Votre Sainteté. Je viendrai vous faire mon rapport dès que j’aurai de nouvelles informations. Il s’inclina avec respect et sortit. Quand le dernier officier fut parti, Dorian laissa échapper un long soupir. Jénine lui prit la main et il s’assit. — J’ai besoin de m’en servir, dit-il. — Il devient chaque fois plus difficile de vous arrêter. Elle avait raison, mais avec tant d’armées à proximité, il devait absolument invoquer son pouvoir pour s’assurer qu’il n’allait pas déclencher un cataclysme. D’un point de vue militaire, il avait fait tout son possible pour décourager une attaque cénarienne, mais les armées de Neph et de Moburu étaient proches et trop de facteurs empêchaient le prophète de distinguer les futurs qui se présentaient à lui. Il avait examiné son pouvoir avec l’œil d’un guérisseur et il pensait avoir découvert pourquoi les visions étaient plus faciles à déclencher et plus difficiles à interrompre. Le vir avait creusé de nouveaux canaux à travers son Don et il avait contaminé son talent de prophète. Sa magie et ses visions passaient désormais dans les boyaux du vir plutôt que par les chemins naturels et elles circulaient plus vite du fait de la différence de sa densité. Il était fort possible que le vir, impur par nature, influence les prophéties de Dorian en y glissant d’étranges visions, comme celles des Étrangers ou de Jénine enceinte de jumeaux. Pour le moment, il ne pouvait rien faire pour y remédier. Il renoncerait bientôt au vir pour n’invoquer que le Don. Dès que tout serait fini. — Je vous aime, dit-il. — Je vous aime aussi, répondit-elle. Elle tenait une plume et une feuille de parchemin pour écrire ce qu’il allait dire, au cas où il ne s’en souviendrait pas après sa transe. Puis il bascula dans la prophétie. Il s’efforça de s’accrocher à sa conscience pour décrire ce qu’il voyait, mais le courant était trop fort. Il aperçut un titan s’ébranler à la Brouette Noire, puis quinze ans s’écoulèrent et il constata qu’il était à Torras Bend. Feir se tenait devant une forge et ordonnait à un jeune apprenti d’aller chercher du bois. Un siècle passa en une fraction de seconde. À Traythell, qui avait été rebâtie à l’aide de la magie, la fête battait son plein et un grand cortège paradait dans la rue principale. Dorian lutta et essaya de se projeter dans son époque pour découvrir quelque chose d’utile. Il se retrouva dans les entrailles de Khaliras. Il se demandait s’il devait s’enfuir avec Jénine en passant par les conduits d’évacuation ou s’il valait mieux se battre. Tout dépendrait de ce choix. Non ! C’était déjà arrivé, nom de Dieu ! — Rodnia ? Nidora ? Il entendit la voix, mais elle était trop loin et il n’avait encore rien appris. Un nouveau murmure l’appela avant de s’évanouir complètement. Jénine tira le rideau qui isolait du reste de la tente le trône où Dorian marmonnait tout bas. — Dorian ! souffla-t-elle une fois de plus. Mais le Roi-dieu ne bougea pas. Elle passa de l’autre côté de la tenture sans l’ouvrir. — Entrez, général Naga. L’officier demandait à être reçu depuis plus d’une minute. — Votre Majesté, dit le militaire en entrant. (Il lança un regard soupçonneux au rideau tiré.) Je vous prie de m’excuser, mais nous venons de recevoir le rapport d’un espion. Sa Sainteté doit absolument en prendre connaissance. — Sa Sainteté ne doit pas être dérangée en ce moment, déclara Jénine. — Je crains que ces informations exigent une réaction immédiate. Jénine haussa un sourcil comme si le général frôlait dangereusement l’insolence. — Dans ce cas, faites-moi part de ces informations. Naga ouvrit la bouche et hésita. La perspective de faire son rapport à une femme – surtout une femme assez jeune pour être sa fille – ne l’enchantait pas. Il écouta cependant la voix de la sagesse et il garda ses protestations pour lui. — Votre Majesté, un de nos espions signale que les Cénariens et les Ceurans se préparent à attaquer notre ligne de ravitaillement à Reigukhas. Ils ont l’intention d’y envoyer dix mille hommes ce soir à la faveur de la nuit. Le roi de Cénaria pense que… — Le roi de Cénaria ? l’interrompit Jénine. L’espace d’un instant, le général Naga sembla terrifié. — Excusez-moi, je voulais dire le roi de Ceura. Il pense que nous ne ferons pas la différence entre les torches du détachement qui s’éloigne vers l’ouest et celles des patrouilles qui surveillent leurs campements. Il est vrai que nous ne pourrions les voir que pendant un bref moment. La reine de Cénaria – je vous demande encore pardon, Votre Majesté, j’ai un certain mal à m’habituer à tant de nouvelles reines. La reine de Cénaria, donc, partage le point de vue du roi de Ceura. Le général déglutit tant bien que mal. — Votre espion est-il digne de confiance ? demanda Jénine. Elle aurait voulu que Dorian se réveille pour prendre une décision à sa place, mais elle craignait également qu’il sorte de sa transe en poussant des hurlements, comme c’était arrivé les fois précédentes. — Tout à fait, Votre Majesté. — Si nous attendons de voir les torches se déplacer, nos guerriers auront-ils le temps de gagner Reigukhas pour la défendre ? — Ce sera juste. — Dans ce cas, dépêchez quinze mille hommes sur-le-champ. Si nous ne voyons pas de mouvements de troupes suspects ce soir, nous enverrons des cavaliers pour leur ordonner de faire demi-tour. — Quinze mille ? Reigukhas est une position facilement défendable et cinq mille seraient amplement suffisants. En outre, cela nous permettrait de conserver notre supériorité numérique ici. Il avait sans doute raison et Jénine se serait rangée à son avis de soldat expérimenté si cela avait été une guerre. Mais ce n’en était pas une. Son peuple se trouvait dans les deux camps. La présence de quinze mille hommes rendrait Reigukhas imprenable et les Cénariens renonceraient à s’emparer de la ville. Jénine sauvait des vies des deux côtés. Le lendemain, Dorian enverrait des émissaires pour trouver une solution pacifique avant que le sang soit versé. — Quinze mille hommes, général. À moins qu’obéir à une reine vous pose un problème ? Naga n’hésita qu’une fraction de seconde avant de hocher la tête et de se retirer. Pendant un instant, Jénine eut l’impression qu’il était soulagé. Tandis que la nuit tombait, Logan et Garuwashi se retrouvèrent sans leurs suites respectives au sommet de la tour. Leurs gardes du corps restèrent assez loin pour ne pas entendre leur conversation. Les deux hommes observèrent la colonne de Sa’ceurais qui descendait la rivière. Chaque guerrier portait une torche. Logan et Garuwashi se tournèrent ensuite vers les bivouacs des Khalidoriens et examinèrent les milliers de feux de camp qui constellaient la plaine autour de la Brouette Noire. Le périmètre du dôme avait été baptisé le domaine des morts parce que les corps ne s’y décomposaient jamais. Les Khalidoriens s’étaient établis à l’extérieur de cette étrange ceinture. — Vous pensez qu’ils sont tombés dans le piège ? demanda Logan. — Fatum est un sorcier, pas un guerrier, lâcha Garuwashi. Il est prêt à croire tout ce que ses espions lui racontent. Logan avait bien envoyé dix mille hommes vers l’ouest, mais ils avaient fait halte dès que la forêt avait fait écran entre eux et les Khalidoriens. Ils avaient alors éteint leurs torches et regagné le camp. Logan imagina le mécontentement de ces hommes : on leur ordonnait de marcher dans un sens, puis de faire demi-tour sans même leur donner une explication. Mais le jeune roi ne pouvait rien leur révéler de crainte que d’autres espions khalidoriens aient infiltré leurs rangs. Les mille guerriers de Garuwashi, eux, continueraient à suivre la rivière. Ils la traverseraient en atteignant le gué, puis ils la remonteraient aussi discrètement que possible en longeant l’autre rive. Seulement vêtus de leurs habits boueux, ils se faufileraient dans le domaine des morts. Lorsque le soleil se lèverait, ils resteraient étendus dans l’ombre et se blottiraient contre les corps imputrescibles en se faisant passer pour des cadavres. Au crépuscule, ils se remettraient en marche et contourneraient la Brouette Noire par le chemin le plus long. Garuwashi avait estimé qu’il leur faudrait deux nuits pour atteindre leurs positions. Lorsqu’ils seraient en place, ils attendraient le signal de leur roi ou profiteraient d’une occasion favorable pour passer à l’action. Ils enfileraient alors leurs armures et attaqueraient les tentes des officiers supérieurs. Si les espions de Mamma K ne s’étaient pas trompés, Jénine se trouvait dans cette partie du camp khalidorien. Si ce n’était pas le cas, les Sa’ceurais parviendraient néanmoins à tuer quelques généraux et peut-être même le Roi-dieu en personne. Les guerriers ceurans ne seraient pas nombreux à revenir, mais les volontaires n’avaient pas manqué. Les seuls Cénariens à les accompagner étaient les chiens d’Agon – une centaine d’hommes qui étaient tous d’anciens cambrioleurs ou tire-laine – et ces chasseurs de sorciers armés d’arcs ymmuriens. Comme Agon et Garuwashi n’avaient cessé de le répéter à Logan, ce plan reposait sur une synchronisation parfaite. Ces mille hommes étaient les meilleurs combattants de l’armée ceurane et de l’armée cénarienne. Si Fatum divisait ses troupes et si la journée du lendemain se passait comme prévu, la victoire serait à portée de main. Ces vétérans transformeraient la retraite khalidorienne en déroute. — Les éclaireurs féyuris indiquent que l’armée ceurane qui fait route vers nous est conduite par le régent en personne, dit Garuwashi à voix basse. Je n’aurai pas d’autre choix que de me suicider lorsqu’il s’apercevra que je n’ai plus d’épée. On demandera à mes hommes de suivre mon exemple ou de regagner Ceura sur-le-champ. — Quand arrivera-t-il ? demanda Logan, la gorge serrée. Il comprit pourquoi Garuwashi avait tant insisté pour que les Sa’ceurais forment la plus grande partie de l’unité qui traverserait le domaine des morts. Il l’avait fait pour Logan : isolés, les guerriers n’apprendraient pas la disgrâce de leur chef et ils continueraient à se battre contre les Khalidoriens. — Demain dans la nuit. — Nous pouvons les bloquer aux cols. Certains d’entre eux sont très étroits et… — Il marche à la tête de vingt mille Sa’ceurais. En outre, mes hommes se demanderaient pourquoi nous nous battons contre le régent alors qu’il souhaite seulement examiner l’Épée du Ciel. Et son arrivée ne change pas grand-chose… Mes guerriers veulent que je les mène au combat. Cette nuit est ma dernière nuit. Quelqu’un se racla la gorge au sommet de l’escalier et les deux hommes se tournèrent de conserve. Le nouveau venu était presque aussi imposant que Logan bien qu’il soit un peu plus petit. Large comme celui d’un bœuf, son ventre s’ornait de quelques bourrelets, mais ce n’était qu’une couche de graisse superficielle sur des muscles aussi durs que l’acier. — Je n’en suis pas si sûr, dit-il. Je suppose qu’aucun de vous n’aurait un gros rubis à me donner ? demanda-t-il. Le roi cénarien et le chef de guerre ceuran échangèrent un regard. Logan aperçut une lueur d’espoir insensé dans les yeux de Lantano. Il savait que le Ceuran se suiciderait sans l’ombre d’une hésitation si l’honneur l’exigeait, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il avait envie de mourir. Loin de là. — Non ? demanda Feir. Malédiction ! Dans ce cas, j’espère qu’il y a un bon illusionniste dans les parages. (Le colosse s’avança vers Lantano et déroula une couverture d’où il tira une épée.) Seigneur, voici Ceur’caelestos. Chapitre 85 U ne heure avant l’aube, Vi franchit l’embranchement est du col à la tête de trois cents majas de guerre – ses suivantes les plus douées, mais pas forcément les plus puissantes. Le voyage avait été plus long que prévu. Il n’avait pas été facile de faire traverser les montagnes à plus de sept mille femmes, la plupart d’âge mûr et toutes prêtes à donner leur opinion sur cette expédition. Cela avait même été un véritable cauchemar. La plupart arriveraient le lendemain, voire le surlendemain ou le jour d’après. Même si elles semblaient avoir dix ou vingt ans de moins que leur âge, les anciennes de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans n’avaient aucune intention de se presser. Vi songea qu’elle ne voulait plus voir de femmes jusqu’à la fin de sa vie. Après une petite altercation avec des sentinelles qui refusaient de les laisser passer, Vi invoqua son Don et secoua les deux hommes dans les airs. La jeune femme fut alors conduite au roi Gyre. Logan était au milieu de ses soldats et sa simple présence les rassurait. Il serrait les sangles de l’armure d’un jeune cavalier tandis que Vi approchait. Elle se racla la gorge et il se tourna vers elle. Vi avait entendu parler de Logan Gyre, bien entendu, mais cela ne l’empêcha pas d’être surprise en le rencontrant. Elle n’avait jamais vu un homme si grand. Dans son armure en émail blanc ornée d’un gyrefaucon aux ailes étendues brisant le cercle qui l’entourait, il était l’image même du jeune roi énergique menant ses soldats à la bataille. Il était musclé, bien proportionné et se tenait très droit. Il marchait en sachant que tous les yeux le suivaient, mais il n’en tirait aucun plaisir. Son bras droit avait quelque chose d’étrange : il semblait plus brillant que le gauche. — Ma dame, dit-il en inclinant la tête. En quoi puis-je vous être utile ? Vi cessa aussitôt de l’examiner. — Je suis Vi Sovari, du Chantry. Je suis venue à la tête de trois cents magae de guerre et sept mille de plus arriveront demain. Nous sommes ici pour vous aider. — Je vous remercie. Je crains que nous ayons grand besoin de guérisseurs, mais peut-être pas d’un tel nom… — Votre Majesté, nous sommes des magae de guerre. — Des magae de guerre ? Les yeux de Logan s’écarquillèrent. — Nous avons récusé les Accords Alitaerans pour venir combattre à vos côtés. Logan passa une main dans ses cheveux blonds. — Voilà qui est différent… Nos ennemis disposent vraisemblablement de deux mille meisters, dont deux cents vürdmeisters. Nous n’avons qu’une poignée de mages. Êtes-vous en mesure de nous aider ? — Deux mille ? (Vi sentit le désespoir la gagner.) Si les Khalidoriens nous opposent deux mille meisters avant que le reste de mes sœurs arrive, il ne leur faudra pas une heure pour nous réduire en poussière. — Nous avons peut-être réussi à attirer la moitié d’entre eux à plusieurs kilomètres d’ici. Combien de temps trois cents d’entre vous pourraient résister à mille d’entre eux ? — Nous pourrions tenir. Un certain nombre de mes sœurs devraient arriver avant la fin de la journée. Mes magae de guerre sont surtout efficaces en magie défensive, Votre Majesté. — C’est parfait. Je veux que la moitié d’entre vous protège le pont Noir et le barrage. Déployez l’autre moitié sur la ligne de front. Un messager arriva au petit pas. Logan leva un doigt et l’homme s’immobilisa net. — Je vous remercie du fond du cœur, ma sœur. Nous avons grand besoin de personnes telles que vous et nous vous sommes très reconnaissants de votre aide. J’espère que j’aurai l’occasion de m’entretenir plus longuement avec vous ce soir. — Je vous en prie. Votre Majesté… vous êtes un ami de Kylar. Sachez qu’il sera avec nous pendant la bataille. Une expression étrange passa sur les traits de Logan. — Oui, lâcha-t-il. J’en suis persuadé. Vi et cent cinquante de ses sœurs avaient été déployées sur le pont Noir, presque dans l’ombre du grand barrage, lorsque la jeune femme comprit la remarque du roi. Il avait cru qu’elle parlait de l’esprit de Kylar. Logan pensait encore que son ami était mort. Tu n’es vraiment qu’une pauvre conne, Vi. Une pauvre conne. Logan et Garuwashi attendaient à cheval sur la plaine du Grand Marché. Les premiers rayons du soleil dévoilèrent les armées du Roi-dieu déployées devant les leurs. — Ils sont tombés dans le piège, dit le jeune homme. Ils ont envoyé quinze mille guerriers à Reigukhas. Hier encore, ils avaient six mille soldats de plus que nous. Maintenant, ils en ont presque dix mille de moins. Lantano Garuwashi sourit. — Il n’y a plus que deux choses susceptibles de causer notre perte. — La magie ? — Et les jeunes avides de gloire qui risquent d’oublier la discipline. — Quand allons-nous attaquer ? — Tout de suite. Il faisait encore sombre sous la tente royale. Dorian caressa l’épaule nue de Jénine et laissa sa main glisser au bas de son dos, sur une hanche. La jeune femme était si belle que cela en devenait douloureux. Il n’aurait pas dû l’amener ici. C’était trop dangereux et le danger pouvait se présenter sous trop de formes différentes. Elle faisait semblant de dormir pour lui. Elle savait désormais ce qui lui faisait plaisir. Il respira une dernière fois l’odeur de ses cheveux avant de s’asseoir et de s’habiller. — L’armée qui nous fait face est celle de Cénaria, dit la jeune fille dans l’obscurité. Il s’agit de mon peuple. — En effet, répondit Dorian. — Comment se fait-il que je sois dans le camp ennemi, seigneur ? — Vous êtes-vous demandé ce qui se passerait si quelqu’un déclarait une guerre, mais que personne ne vienne sur le champ de bataille ? — Que voulez-vous dire ? — Je n’ai pas l’intention de tuer le moindre Cénarien, mais je comprends qu’ils ne soient pas prêts à le croire. Nous sommes venus ici pour détruire Neph et Moburu. À l’aube, nos émissaires informeront les Cénariens que nous ne voulons pas nous battre contre eux. Je ne pense pas qu’il faille s’inquiéter. Ils occupent des positions défensives, tout comme nous. Ils y resteront jusqu’à ce qu’ils nous voient nous retirer, puis ils rentreront chez eux. Jénine se leva et Dorian ne put s’empêcher de s’émerveiller en distinguant sa silhouette dans l’obscurité. Comme toujours, il sentit une vague de désir inquiétante et incontrôlée le submerger. Il eut envie de la saisir et de lui faire l’amour avec frénésie, tout de suite, comme si c’était la dernière fois. Mais l’aube était proche et il avait des ordres à donner. — Mon peuple déteste les Khalidoriens à cause des horreurs perpétrées par votre père. En outre, ce barbare de Lantano Garuwashi s’est allié à l’armée cénarienne. On raconte qu’il se baigne dans du sang humain. Que ferons-nous s’ils attaquent ? Je veux accompagner les émissaires. Ils me croiront. — Non ! s’exclama Dorian. — Pourquoi ? — C’est trop dangereux. — Ils n’attaqueront pas une femme qui se présente sous le drapeau des pourparlers. En outre, il vaut mieux risquer ma vie plutôt que celle de quarante mille personnes. — Ce n’est pas à cause de cela. (Dorian réfléchit avec frénésie.) Votre présence pourrait précipiter un affrontement, mon amour. Comment réagira Térah Graesin lorsqu’elle vous verra en vie ? Peu lui importera le drapeau des pourparlers. Vous vivante, elle ne peut plus revendiquer le trône. Jénine, les gens sont prêts à commettre des horreurs sans nom pour conserver ce qui leur est cher. Si Jénine rencontrait Logan, la menace d’une attaque cénarienne disparaîtrait aussitôt. Et Dorian perdrait sa femme. À moins que… et si Jénine le préférait à Logan ? Après tout, elle avait à peine connu ce freluquet. Dorian et elle avaient bâti quelque chose de… D’authentique ? J’ai bâti toute cette relation sur un mensonge. Oh ! Solon ! que dirais-tu si tu me voyais en ce moment ? — Vous avez raison, seigneur mon mari. Je regrette tant de ne rien pouvoir faire. Dorian l’embrassa. — Ne vous inquiétez pas. Tout va bien se passer. Il sortit de la tente et aperçut un jeune homme qui attendait près de l’entrée. Il était en sueur. Il s’agissait sans nul doute d’un messager qui n’avait pas osé réveiller le Roi-dieu. — Que se passe-t-il ? demanda Fatum. — Votre Sainteté, le chef de guerre souhaite vous faire savoir que l’offensive contre Reigukhas était un leurre. Nos espions se sont trompés. Les Cénariens disposent désormais de dix mille hommes de plus que nous et… Votre Sainteté, ils sont passés à l’attaque. Chapitre 86 I l n’allait pas être facile de se battre avec cette maudite robe, mais Vi était heureuse de ne pas porter son indécente tenue de pisse-culotte – enfin, elle la portait, mais sous sa robe. Il était hors de question de se battre sans elle tout comme il était hors de question de se battre sans s’être attaché les cheveux. Un homme blond plus large que grand approcha en tenant son cheval par la bride. Il prit position à côté d’elle et Vi devina aussitôt qu’il s’agissait d’un mage. — Je suis Feir Cousat. Vous êtes Vi ? Elle hocha la tête. Ils faisaient partie du dixième rang, derrière les piquiers et les porteurs de bouclier qui protégeaient le pont en face du barrage. De leur position surélevée, ils apercevaient la vallée tout entière. Un drapeau fut hissé par les guerriers de Garuwashi déployés sur le Grand Marché. Il fut agité trois fois et les Sa’ceurais se mirent en marche vers la rivière. Garuwashi chevauchait en première ligne et, lorsqu’il tira son épée, celle-ci brilla dans la faible lumière de l’aube. Ses hommes lancèrent des acclamations. Vi observa l’arme en plissant les yeux. Cette arme avait quelque chose d’étrange. — Que se passe-t-il ? demanda Feir. — Cette lueur… Est-ce que c’est vous qui avez fabriqué cette épée ? — Quoi ? Vous vous en êtes aperçue à cette distance ? — Ça vous ressemble. Enfin, c’est un travail qui vous ressemble. Enfin, je crois. Les guerriers des hautes terres qui formaient le centre de l’armée khalidorienne réagirent avec lenteur. Ils ne bougèrent pas avant que la moitié des cinq mille Sa’ceurais atteignent la rive opposée. — Que font-ils ? demanda Feir. Les Khalidoriens n’ont pas tiré la moindre flèche. Les guerriers des hautes terres s’élancèrent alors au petit pas. Le drapeau des Sa’ceurais disparut lorsque les Khalidoriens ne furent plus qu’à cinquante mètres de leurs lignes. Un cri de joie suraigu monta de la gorge des guerriers ceurans, qui se précipitèrent à la rencontre de l’ennemi. Les Sa’ceurais couraient en tenant leur épée tendue derrière eux, une main en avant. « Charger » était un terme trop fruste pour décrire la beauté de cette manœuvre. Les premières lignes se percutèrent. En règle générale, les guerriers des hautes terres étaient plus grands et plus massifs que les Sa’ceurais mais, tandis que le choc des lames et des armures parvenait jusqu’à Vi, la jeune femme s’aperçut que dix Khalidoriens tombaient pour un seul Ceuran. Les Sa’ceurais frappaient de haut en bas ou de bas en haut, feintaient et renversaient parfois leurs adversaires d’un coup d’épaule. — En matière de combat individuel, ces hommes sont les meilleurs, remarqua Feir. Les guerriers des hautes terres sont deux fois plus nombreux, mais regardez. Le reste des Sa’ceurais termina de traverser le fleuve en quelques minutes. Comme Feir l’avait prédit, l’affrontement se transforma en milliers de duels – même si personne ne se refusait le plaisir de trancher les jarrets d’un ennemi de dos. Malgré leur encombrante armure laquée qui paraissait si lourde, les Sa’ceurais ressemblaient à des danseurs. Et Lantano Garuwashi était le maître de ballet. Il distribuait la mort chaque fois que des guerriers des hautes terres s’enfonçaient dans les lignes ceuranes pour approcher de lui, mais il observait avant tout le déroulement de la bataille. Autour de lui, l’air semblait vibrer et scintiller. Vi songea que c’était sans doute à cause des flèches et des sortilèges que lui lançaient les Khalidoriens. Un mage terrifié suivait le chef de guerre ceuran en agitant sans cesse les bras pour le protéger. Vi aperçut les sortilèges avant de voir les meisters qui les avaient lancés. Les rangs des Sa’ceurais ondulèrent et reculèrent d’un coup comme si tous les Ceurans avaient été frappés en même temps. Puis elle vit les boules de feu verdâtre qui montaient au-dessus des guerriers des hautes terres avant de retomber et d’exploser au milieu des Sa’ceurais. Les flammes virèrent au bleu lorsqu’elles commencèrent de dévorer la chair. Des grésillements et des volutes de fumée noire s’échappèrent d’une centaine de corps qui se consumaient. À ce moment, l’avancée des Sa’ceurais se fit hésitante. Lantano Garuwashi pointa le doigt en avant pour encourager ses hommes et le porte-étendard agita son drapeau avec frénésie, mais les guerriers ceurans commencèrent de reculer. Une dizaine de boules de feu s’écrasèrent contre les boucliers du chef de guerre qui tremblèrent. Garuwashi fit pivoter sa monture vers la rivière et rejoignit les Sa’ceurais qui se repliaient. Il insulta copieusement ses hommes en faisant de grands gestes, en vain. Un cri monta des rangs des guerriers des hautes terres, qui chargèrent. Ils avaient mis les Sa’ceurais en déroute. Pourtant, des lignes arrière, cette retraite avait quelque chose d’étrange. Les guerriers ceurans des premiers rangs agitaient les bras d’un air affolé, mais aucun d’entre eux n’avait lâché son arme. Près de la rivière, à l’abri des regards khalidoriens, leurs camarades avaient rengainé leur épée et ils transportaient leurs blessés dans le plus grand calme. Lantano Garuwashi continuait à s’énerver et son porte-étendard agitait toujours son drapeau dans tous les sens, mais… ce n’était pas celui qui avait été utilisé pour commander la charge, n’est-ce pas ? Les Ceurans avaient tendu un piège à leurs adversaires. — Les pâlichons arrivent ! cria quelqu’un. De l’autre côté du pont, en face de Vi, des centaines de guerriers khalidoriens coururent se mettre en position et leurs archers décochèrent une volée de flèches. Feir leva les mains. Une toile magique bleutée et transparente se déroula au-dessus des Cénariens postés à l’extrémité du tablier. Les premiers traits frappèrent le bouclier et, à la surprise de Vi, ils ne s’enflammèrent pas. Ils s’y enfoncèrent comme dans un coussin moelleux, le traversèrent en perdant la plus grande partie de leur vitesse et tombèrent mollement aux pieds des Cénariens. — Archers ! cria Feir. Sortez de sous le bouclier avant de décocher vos traits ! C’était un peu tard. Plusieurs flèches avaient déjà été tirées par les Cénariens. Elles franchirent la protection magique à grand-peine et parcoururent quelques mètres en l’air avant de retomber. Incapables de retraverser le bouclier, elles restèrent posées dessus. — Des meisters ! hurla quelqu’un. Quelque chose projeta Vi de sa selle avant qu’elle ait le temps de distinguer les sombres silhouettes de l’autre côté du pont. Elle atterrit sur les dalles de pierre beaucoup moins vite qu’elle était en droit de s’y attendre. — Pas tout à fait, dit Feir en l’aidant à se relever. Je crois plutôt qu’il s’agit de vürdmeisters. Les fils de pute ! — Vous m’avez sauvée, dit Vi en remarquant le bouclier qui l’enveloppait. — À charge de revanche. Maintenant, c’est à vous de jouer. Je suis vidé. Une dizaine de boules de feu de tailles diverses montèrent dans le ciel avant de retomber en direction du pont. Vi essaya d’invoquer son Don, mais ses oreilles sifflaient encore. Elle était trop lente. Pourtant, les boules de feu changèrent soudain de direction et remontèrent comme des flèches sous l’effet d’un puissant coup de vent ascendant. Elles firent demi-tour et s’abattirent au milieu des guerriers khalidoriens. Une femme poussa un hurlement de joie et Vi reconnut la voix de sœur Rogha. Les magae de guerre s’étaient entraînées à tisser cette trame pendant quatre jours d’affilée, mais Vi eut le souffle coupé en constatant que le sort fonctionnait à merveille. Le cheval de la jeune femme s’était enfui et Vi se demanda comment il avait bien pu franchir les rangs compacts des piquiers, des archers et des porteurs de bouclier massés à l’entrée du pont. Elle se fraya un chemin jusqu’en première ligne. Les soldats qui protégeaient le front la regardèrent. Leurs boucliers étaient hérissés de dizaines de flèches. Les archers khalidoriens avaient compris qu’en tirant presque à l’horizontale ils avaient une chance de toucher une cible. — Comment voulez-vous qu’on vous couvre, ma sœur ? demanda un officier maigre comme un clou qui avait au moins vingt ans de plus qu’elle. Les soldats du premier rang étaient à genoux et tenaient des boucliers à la verticale. Leurs camarades des deuxième et troisième rangs les tenaient respectivement à quarante-cinq degrés et à l’horizontale – nonobstant le parapluie magique de Feir. Les hommes se serraient les uns contre les autres. — Vous, dit Vi en désignant un soldat du deuxième rang. Allez vous reposer. Elle l’écarta sans ménagement, prit sa place et glissa la tête entre deux pavois. Elle identifia un vürdmeister au bouclier de vir noir qui tourbillonnait devant lui. Cinq flèches de feu tirées par un mage s’écrasèrent dessus. La magie vola en éclats qui s’abattirent aux pieds du sorcier en grésillant. Le vürdmeister y prêta à peine attention. Il observait le fleuve en direction du gué du Grand Marché. Les guerriers des hautes terres pourchassaient les Sa’ceurais et des milliers d’entre eux avaient maintenant pris pied sur la rive tenue par les Cénariens. Vi sentit son cœur se serrer. Une grande flamme bleue monta alors au-dessus du Grand Marché. À droite du pont, un mage s’engagea sur l’étroit passage en pierre qui longeait le barrage à mi-hauteur. Les vannes étant fermées depuis des siècles, l’eau s’écoulait par-dessus l’ouvrage et le mage dut se frayer un chemin à travers des cataractes de plus de quinze mètres. Il s’accrochait à une rambarde et avançait pas à pas pour ne pas être emporté par le déluge. Deux énormes poulies se trouvaient au milieu du passage et leurs chaînes étaient comme neuves. Elles actionnaient les mécanismes commandant à l’ouverture des vannes. Le mage fit apparaître d’épaisses cordes bleutées et les projeta en direction des deux poulies. Il eut à peine le temps de tirer dessus. Six vürdmeisters jaillirent des rangs khalidoriens où ils s’étaient dissimulés. En quelques instants, une tempête de feu, de vent et de projectiles divers enveloppa le malheureux. Ses boucliers résistèrent, mais une chimère voleta jusqu’à lui. Il poussa un hurlement lorsque la réalité se déchira et que le ver des profondeurs se précipita sur lui. Les mâchoires du monstre broyèrent les boucliers magiques, le mage et une des grosses poulies, puis la créature regagna l’enfer d’où elle était sortie. Un moment plus tard, cinq ou six boules de feu verdâtre pulvérisèrent la poulie restante et brisèrent sa chaîne. Vi comprit alors que les vürdmeisters venaient de déjouer le piège de Lantano Garuwashi. Le chef de guerre avait fait semblant de battre en retraite pour attirer ses ennemis sur le gué et les noyer. Mais les Khalidoriens avaient deviné ses intentions et ils avaient caché six vürdmeisters parmi leurs soldats. Le piège de Garuwashi venait de se retourner contre lui. — Feir ! appela Vi. Elle se tourna et constata avec surprise que le colosse se tenait derrière elle. Une lueur d’inquiétude brillait dans ses yeux et la jeune femme devina qu’il avait compris la situation. — Est-ce que vous pouvez me protéger ? demanda-t-elle. Feir jeta un coup d’œil en direction des vürdmeisters. Vi aurait été incapable de les différencier. — Trois deuxièmes, deux troisièmes et un sixième shu’ras. Merde ! « Peut-être » vous convient comme réponse ? Un jeune vürdmeister éclata de rire tandis qu’il tournait la tête pour dire quelque chose à ses camarades. Le pouvoir de Vi se déchaîna. Un tentacule magique fila vers lui, saisit le bas de sa robe et tira l’homme dans le vide. Si Vi avait pris le temps de réfléchir, elle se serait abstenue de lancer une telle attaque. Elle n’avait jamais réussi à projeter son pouvoir si loin. Le jeune sorcier commença de hurler quelques secondes avant de s’écraser. Feir écarquilla les yeux. — Jolie touche. — C’était la plus belle connerie de ma vie, lâcha Vi. Elle invoqua son Don pour écarter les soldats cénariens de son chemin. Pour gagner le passage en pierre, elle devait parcourir une quinzaine de mètres, puis descendre sept mètres en contrebas. Elle déchira le bas de sa robe. — Distrayez les Khalidoriens ! Maintenant ! cria-t-elle. Les magae de guerre lui obéirent et des dizaines de boules de feu filèrent vers la rive tenue par l’ennemi. Vi s’élança et traversa comme une flèche l’espace qu’elle venait de dégager avec son Don. Arrivée au bord du pont, elle bondit dans le vide et faillit oublier d’invoquer un bouclier pour se protéger. Le saut fut parfait. Elle atterrit sur ses pieds au milieu du passage et des gerbes d’eau volèrent dans toutes les directions. Son bouclier amortit une partie du choc, mais c’était quand même une chute de plus de sept mètres. Emportée par son élan, elle percuta la paroi du barrage et rebondit en arrière. Elle voulut se raccrocher à quelque chose, sentit la pierre glisser sous ses doigts, puis bascula dans le vide. Pauvre conne ! Pauvre conne ! Elle crut entendre le rire de Daenysos. Elle n’avait pas pensé au dieu des Fluides majeurs depuis des mois et voilà que l’eau allait la tuer. Elle se raidit pour se préparer à un choc qui ne vint pas. Elle ouvrit les yeux, mais fut incapable de distinguer quoi que ce soit à travers le déluge qui s’abattait sur elle. Puis elle remarqua l’épaisse corde magique enroulée autour de sa taille. Elle était tenue par sœur Ariel qui grimaçait sous l’effort. Un instant plus tard, Vi fut déposée à proximité des débris des deux poulies. Elle s’agrippa à une chaîne et la corde magique la relâcha. La jeune femme fut aussitôt renversée par des trombes d’eau qui pleuvaient du sommet du barrage. Elle roula par terre, mais parvint à se relever. Elle aperçut les vürdmeisters au-dessus d’elle. Ils n’étaient plus que trois. Ils pointèrent un doigt rageur vers elle, mais ils ne lancèrent aucun sortilège. Sur la berge cénarienne, deux cents majas, ses sœurs, brillaient comme des torches tandis qu’elles invoquaient leur Don. Elles protégeaient Vi. Elles étaient prêtes à mourir pour elle. La jeune femme sentit son cœur se gonfler d’allégresse et d’émotion. Pour la première fois de sa vie, elle eut l’impression de faire partie de quelque chose. Elle pleurait et riait encore lorsqu’elle trouva ce qu’elle cherchait. Elle se redressa en tenant une chaîne dans chaque main. Elle tira sur les maillons aussi longs que ses avant-bras, mais, sans poulie, elle n’eut pas la force d’ouvrir les vannes. Elle recula d’un pas et sortit de l’ombre du barrage. Il n’était pas tout à fait midi et elle sentit les rayons du soleil glisser sur elle. Elle s’offrit à leur caresse, s’ouvrit à eux jusqu’à ce qu’ils deviennent brûlants, jusqu’à ce que les pores de sa peau se gorgent de leur chaleur. Elle tira de nouveau, mais rien ne se passa. Elle eut l’impression que, dans les profondeurs du barrage, les mécanismes étaient sur le point de céder, de se rompre tandis que des gémissements montaient des gorges d’acier. Puis les engrenages acceptèrent enfin de tourner. Le Don de la jeune femme se projeta au-delà de ses bras et saisit les chaînes. Une dizaine de mains magiques se refermèrent sur les maillons pour tirer de plus en plus fort. Vi entendit un crépitement et ouvrit les yeux. Quelque chose brillait, quelque chose d’aveuglant. C’était elle. Elle rayonnait. Elle rayonnait comme le Séraphin en personne. L’eau qui se déversait sur elle se transformait en immenses tourbillons de vapeur sifflante. Les vannes – trois à droite et trois à gauche – tremblèrent. Vi continua à tirer malgré ses forces déclinantes. Elle devait aller jusqu’au bout. Elle banda ses muscles une dernière fois et sentit les vannes s’ouvrir. Les cataractes qui s’abattaient du haut du barrage faiblirent, puis s’arrêtèrent. Vi regarda autour d’elle. En contrebas, de véritables torrents jaillissaient des vannes pour se déverser dans la vallée avec une force terrifiante. Un mur d’eau s’abattit sur les guerriers des hautes terres qui traversaient le fleuve. Les Khalidoriens essayèrent de se réfugier sur des hauteurs ou de regagner les berges en bousculant leurs camarades. Seuls les guerriers de Garuwashi restèrent imperturbables face à ce raz-de-marée. Ils attendaient son arrivée, ignorant peut-être que leur plan avait été à deux doigts d’échouer. Ils resserrèrent les rangs sur les éminences du Grand Marché et verrouillèrent les points d’étranglement avec habileté. Puis ils s’élancèrent et repoussèrent les Khalidoriens qui avaient traversé le fleuve vers les flots assassins. Certains guerriers des hautes terres s’accrochèrent aux boucliers des Ceurans et essayèrent de se glisser dans leurs rangs pour échapper à la noyade, mais ils furent très vite taillés en pièces. Vi s’aperçut que toutes les personnes présentes sur le pont avaient la tête tournée vers elle. Elles lançaient des acclamations et des cris de joie. La jeune femme tenait toujours les deux chaînes. Celles-ci devinrent soudain très lourdes. Elle les lâcha et tituba. Des mains la saisirent et la redressèrent. Une dizaine de sœurs l’avaient rejointe sur le passage glissant. Des sœurs. Mes sœurs. Vi éclata en larmes et personne ne la regarda avec mépris. Chapitre 87 L antano Garuwashi fut le premier à entrevoir les conséquences de la rupture des poulies du barrage. Lorsque Logan, Agon et lui avaient mis leur plan au point, ils étaient partis du principe qu’ils pourraient refermer les vannes après les avoir ouvertes. Après s’être débarrassés des guerriers des hautes terres, les trois hommes avaient prévu de lancer toutes leurs forces contre l’armée ennemie ébranlée. Pris entre les Ceurans, les Cénariens et les terres maudites du domaine des morts, les Khalidoriens auraient cédé à la panique en quelques minutes. Mais le seul moyen de gagner l’autre berge était désormais d’emprunter les ponts étroits. Il fallait cependant s’estimer heureux : après la destruction des poulies, l’ouverture des vannes relevait du miracle. Garuwashi ordonna à ses hommes de traverser et aux magae de protéger les ponts. À la place des Khalidoriens, il aurait concentré ses efforts sur la destruction de ces ouvrages. Il ne s’était pas trompé. La contre-attaque fut en grande partie magique. Des centaines de meisters attaquèrent les ponts, mais se retirèrent soudain. Les majas annoncèrent à Garuwashi qu’elles avaient aperçu une conflagration magique à l’autre extrémité de la Brouette Noire. Les Khalidoriens affrontaient les barbares, mais les sœurs ne pouvaient pas en dire plus. Le Roi-dieu avait divisé son armée et Garuwashi ne pouvait pas en profiter, car ses hommes étaient incapables de franchir le fleuve à gué. Le chef de guerre ceuran établit des têtes de pont et ordonna aux ingénieurs d’élargir les tabliers par n’importe quel moyen. La suite de la bataille s’annonçait mal. Dès que les Khalidoriens remarquèrent que les Ceurans consolidaient leurs positions au lieu d’attaquer, ils se réfugièrent sur des hauteurs, quelques centaines de mètres plus loin, et s’y retranchèrent. Au début de l’après-midi, Garuwashi retrouva le roi Gyre sous la tente d’état-major qui avait été déplacée et dressée au pied du pont du Bœuf. — Aujourd’hui, nous avons remporté une victoire importante, déclara Logan. Ils ont perdu plus de neuf mille guerriers des hautes terres. J’ai perdu quatre-vingt-dix hommes en défendant le Grand Marché. Qu’en est-il des Sa’ceurais ? — Cent quinze sont tombés en amorçant le piège, huit en le refermant. — Deux cents morts contre neuf mille, dit Logan. Il n’alla pas plus loin. Ils avaient remporté une victoire, mais cette victoire était le prélude à une défaite. — Demain, les quinze mille guerriers qu’ils ont envoyés à Reigukhas seront de retour et vous perdrez l’appui de mes Sa’ceurais, déclara Garuwashi. — Quand le régent doit-il arriver ? demanda Logan. — Dans une heure. Ses messagers ont indiqué qu’il souhaitait me voir sans délai. Ce n’était pas juste. Après une telle victoire, Garuwashi aurait dû attendre le lendemain avec impatience. Au lieu de cela, il allait se suicider au cours de la nuit et bon nombre de ses Sa’ceurais l’imiteraient. Les vingt mille guerriers du régent feraient alors demi-tour et regagneraient Ceura. — Est-ce que vous ne pouvez pas vous contenter de l’illusion que vous avez employée aujourd’hui ? demanda Logan. Garuwashi laissa échapper un soupir. — Feir dit que la magie de la lame interfère avec les illusions. L’éclat était parfait à vingt ou trente mètres, lorsque je me servais de l’épée. Mais de près, même un enfant s’apercevrait de la supercherie. — Votre Majesté ? intervint Feir. Puis-je ? Garuwashi n’avait pas remarqué l’arrivée du mage pourtant imposant. Ce manque d’attention était révélateur de son épuisement. Logan fit signe à Feir de continuer. — J’ai forgé cette épée. Si nous trouvons un rubis pour contenir les sortilèges, j’affirme que je serai le seul à pouvoir faire la différence entre la véritable Ceur’caelestos et la copie. La pierre n’a pas besoin d’être spéciale, il faut juste qu’elle soit assez grosse. Roi Gyre, je suis sûr qu’il doit y en avoir une qui convient dans votre trésor. Il serait ridicule d’abandonner si près du but. — Je n’abandonne pas, répliqua Garuwashi d’une voix tranchante. Je veux simplement éviter que la supercherie soit découverte. — Et si on ne découvre rien du tout ? demanda Feir. — Les régents attendent ce moment depuis des siècles, dit Logan. Ils ont eu le temps de trouver le moyen de s’assurer de l’authenticité de la lame. — Et alors ? Le régent ne possède pas le Don et vous avez des magae à votre disposition. Avec un peu de préparation, nous pouvons… — Hors de ma vue, souffla Garuwashi. Je t’ai écouté une fois et je me suis déshonoré. Cela suffit. Tu ne sais rien des Sa’ceurais. Arrière, serpent ! Feir devint livide. Il se redressa avec lenteur et Garuwashi lui tourna le dos. Le Ceuran espéra que le colosse allait en profiter pour le frapper. Il mourrait trahi et on blâmerait le traître en s’apercevant que son épée était fausse. Le nom de Garuwashi conserverait un peu de son honneur. — Si vous voulez sauver cette armée et ces milliers d’âmes, sachez que vous pouvez compter sur les magae et sur moi, dit Feir à voix basse. Si vous souhaitez seulement sauver votre précieux honneur, allez vous faire foutre ! Lorsque Garuwashi se retourna, le colosse avait disparu. Le roi Gyre observa le Ceuran sans dire un mot. — Qu’est-ce qu’un roi sans honneur ? demanda Garuwashi. Mes guerriers représentent tout pour moi. Ils ont quitté leurs villages et leurs cités pour me suivre dans des pays étrangers. Ils m’ont accompagné où que j’aille. Lorsque j’ai demandé à cent d’entre eux de prendre une colline, ils ont obéi en sachant que quatre-vingt-dix ne reviendraient pas. Ce sont des lions. S’ils doivent mourir, ils doivent mourir au combat et non pas déshonorés par leur seigneur. Demain, vous ferez face à vingt mille Khalidoriens épaulés par deux mille meisters qui sont à peine intervenus aujourd’hui. Sans mes Sa’ceurais, vos hommes trembleront de peur. — Surtout s’ils voient six mille guerriers et leur chef légendaire se suicider devant eux, lâcha Logan d’un ton sec. Sans parler des vingt mille Sa’ceurais qui leur tourneront le dos pour rentrer dans leur pays alors qu’ils auraient pu devenir de précieux alliés. — Vous êtes roi. Que feriez-vous à ma place ? demanda Garuwashi. — Vous me posez cette question ? Auriez-vous oublié que mon sort dépend de la réponse ? — Vous avez condamné votre meilleur ami à mort pour respecter les règles de l’honneur. Logan regarda ses mains et resta silencieux pendant un long moment. — La nuit précédant l’exécution, j’ai envoyé un homme pour le faire évader. Kylar a refusé de le suivre parce qu’il estimait que sa fuite m’affaiblirait. Il croyait en moi. Être roi, c’est accepter que les autres paient le prix de vos erreurs, voire de vos succès. Une partie de moi est morte sur cette roue. Quoi que vous décidiez, doen Lantano, sachez que ce fut un honneur de combattre à vos côtés. — Roi Gyre, si je choisis d’expier mes fautes, accepterez-vous de me servir de second ? Logan s’inclina avec respect, le visage impassible. — Ce sera un honneur, doen Lantano. Chapitre 88 C omment Feir avait-il pu être si idiot ? Comment avait-il pu suivre les instructions d’un archimage fou mort depuis sept cents ans ? Il avait forgé une arme dont il ne comprenait pas le pouvoir. Il avait manipulé Lantano Garuwashi. Il avait cru réussir, mais sa supercherie allait engendrer de nouvelles tromperies si Garuwashi n’y mettait pas un terme. Le colosse avait juré fidélité au chef de guerre ceuran et on s’attendrait donc qu’il se suicide avec lui. Il ne le ferait pas. Il le savait. Il était possible que Garuwashi essaie de le tuer, mais ce destin ne plaisait pas davantage à Feir. Il tricherait donc une fois de plus et il emploierait la magie pour se défendre. Il deviendrait l’incarnation du mépris aux yeux de tous les Sa’ceurais de Midcyru et certains chercheraient sans doute à le tuer. Tel était son avenir. Et si Lantano Garuwashi ne se suicidait pas, il resterait son illusionniste en chef. Il passerait sa vie à envelopper la lame de sa magnifique épée de flammes factices. Cette tromperie finirait par briser Lantano Garuwashi. S’il montait sur le trône de son pays, il deviendrait un mauvais roi, car il se serait déshonoré à ses propres yeux. Garuwashi n’était plus assez jeune pour placer l’honneur avant toute chose, mais c’était un Sa’ceurai jusqu’au tréfonds de son âme. Il était peut-être préférable qu’il se plante une épée dans le ventre. Le soleil était déjà bas lorsque Feir se baissa pour entrer sous la tente d’état-major. Le roi Gyre, le général Agon, Vi Sovari – livide –, et une autre maja que Feir ne connaissait pas étaient assis autour d’une table. Le colosse prit un siège et se glissa à gauche de Logan. Celui-ci avait les mains croisées et le visage impassible, mais Feir comprit que cette posture cachait son inquiétude. Tandis qu’il s’installait, son attention fut attirée par le bras droit du roi. Une aura magique en émanait. Une petite trame très dense était tissée dans les canons d’avant-bras de son armure ou dans sa chair. Logan remarqua le regard de Feir et glissa les mains sous la table. Feir n’y prêta plus attention et observa les personnes présentes. Vi Sovari était vêtue de la robe humble des majas, mais, à hauteur du cou et des poignets, on apercevait sa tenue moulante gris-noir de pisse-culotte. La jeune femme avait des cernes sous les yeux et ses efforts pour ouvrir les vannes l’avaient laissée exsangue. Elle était assise quatre places plus loin, à la limite du champ de vision magique de Feir, mais le colosse s’aperçut qu’elle n’avait pas invoqué toute la puissance de son Don lorsqu’elle était sur le barrage. Solon avait été éreinté après avoir brandi Curoch. Ses cheveux étaient devenus blancs et s’il n’avait pas gardé de graves séquelles de son exploit, c’était uniquement parce que Dorian était un guérisseur de premier ordre. Vi ne s’était pas blessée en libérant les eaux du barrage. Elle avait approché des limites de son Don, mais elle ne les avait pas dépassées. Feir songea qu’elle serait sans doute prête à recommencer après une bonne nuit de repos. Elle était sans nul doute le mage le plus puissant du camp cénarien. Son pouvoir égalait peut-être celui de Solon. Assise bien droite près de la vieille maja, Vi dégageait une aura saisissante. Son Don était tétanisé comme les muscles d’un hercule après un long effort. Feir se sentit insignifiant et cela ne lui fit guère plaisir. Le pan de tissu qui masquait l’entrée se souleva et toutes les têtes se tournèrent, mais l’homme qui entra n’était pas Lantano Garuwashi. C’était un Alitaeran aux cheveux et aux yeux noirs ; il portait une moustache enduite de cire et un symbole en forme d’aigle ornait le fermoir de sa cape. Il s’agissait d’un Marcus, un membre d’une des familles les plus illustres d’Alitaera. C’était sans doute le commandant de la compagnie de deux mille lanciers qui était arrivée avec les dernières magae en fin d’après-midi. — Que fait un militaire alitaeran ici ? demanda le général Agon. L’atmosphère était tendue. — Ce conseil doit décider si nous allons recruter vingt mille Sa’ceurais supplémentaires ou bien perdre les six mille qui sont dans nos rangs, lâcha le nouveau venu. J’estime donc que j’ai mon mot à dire. Je suis Tibérius Marcus, préteur, quatrième armée, deuxième manipule. Nous sommes ici pour défendre le Chantry. Mes sœurs, Votre Majesté. Il adressa un signe de tête à Logan, Vi et Ariel. — Je suis honoré de faire votre connaissance, préteur. Joignez-vous à nous, je vous en prie, dit Logan. Le pan de tissu s’écarta de nouveau avant que Tibérius Marcus ait le temps de s’asseoir. Lantano Garuwashi entra. Il posa une main sur le pommeau de son épée, se dirigea vers son siège et s’y installa avant de saluer les personnes présentes. — Bon ! dit le seigneur général Agon. Tout le monde est là à l’exception du régent de Ceura et, bien entendu, de ce cher suzerain lae’knaughtien. Je suppose qu’il arrivera avec une demi-heure de retard et nous demandera de répéter tout ce qui aura déjà été dit. — Je le suppose, dit Logan. Dans la mesure où je l’ai informé que ce conseil commencerait justement dans une demi-heure. Quelques gloussements moqueurs se firent entendre, mais Feir sentit un poids libérer sa poitrine. Un suzerain lae’knaughtien devait posséder toutes sortes de colifichets antimagie susceptibles de perturber une illusion, même parfaite. Les rares conversations s’interrompirent lorsque les pieds de vingt mille Sa’ceurais firent vibrer le sol. La situation se présentait mal. Le pan de tissu masquant l’entrée se souleva. Un homme entra. Il avait une mèche de cheveux châtains enroulée autour de son crâne chauve et huilé ; quatre houppes y étaient attachées, toutes ceuranes et toutes anciennes. L’inconnu s’écarta pour laisser passer un garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. L’adolescent avait des cheveux roux éclatant coupés très court et une longue mèche y était accrochée. Il portait une robe richement brodée en soie bleue et le pommeau de son épée était serti de rubis. Pendant un bref instant de folie, Feir envisagea de se jeter sur l’arme du garçon, de s’emparer de la gemme la plus grosse et de l’incruster sur la fausse Ceur’caelestos. — Mes sœurs, mes seigneurs, préteur, Votre Majesté, déclara l’homme qui accompagnait l’adolescent, j’ai l’honneur de vous présenter le Sa’ceurai Hideo Mitsurugi, sixième régent Hideo, seigneur du mont Tenji, Protecteur du Saint Honneur, Gardien du Haut Siège, seigneur général des Armées Unifiées de Ceura. Les personnes présentes saluèrent le garçon. Logan se leva et lui serra l’avant-bras. L’adolescent était un peu décontenancé, mais tandis qu’il s’efforçait de respecter au mieux l’étiquette, il quitta à peine Lantano Garuwashi des yeux. Le chef de guerre devait être son héros, songea Feir. Bien entendu, Garuwashi devait être le héros de tous les jeunes Sa’ceurais. Garuwashi s’intéressait davantage à l’homme qu’à l’adolescent. Le garçon n’était-il pas une simple marionnette manipulée par son ministre ? Les nouveaux venus s’assirent et Feir sentit son cœur se serrer. Le conseiller était un mage de cour et son Don était extraordinaire. Garuwashi croisa le regard du colosse et lui adressa un infime signe de tête. Le signal convenu pour lui faire savoir qu’il voulait mettre un terme à la supercherie. Tout était fini. Seule la mort avait encore son mot à dire. Hideo Mitsurugi se racla la gorge. — Je suppose que, euh… il vaut mieux commencer par ce que nous sommes venus faire ici, non ? (Il leva les yeux et s’efforça de se rappeler son texte.) Doen Lantano Garuwashi, nous avons appris que vous et vos hommes faisiez circuler certaines rumeurs. Vous affirmez être en possession de Ceur’caelestos, l’Épée du Ciel. — C’est ce que j’ai affirmé, doen Hideo, dit Lantano Garuwashi. Le visage du chef de guerre était presque joyeux. Il avait souillé son honneur, mais il aurait bientôt l’occasion de le laver. — Selon les lois et les prophéties ancestrales, celui qui détient Ceur’caelestos doit être couronné roi de Ceura. Cet homme annoncera l’arrivée du Haut Roi dont le règne précédera la naissance du Champion de la Lumière. Mitsurugi s’interrompit. Il avait perdu le fil de son discours. Une lueur de panique passa dans ses yeux bleus. Le mage lui murmura quelque chose à l’oreille. Le garçon fut tellement gêné qu’il faillit fondre en larmes. — Revendiquez-vous le Grand Trône de Ceura, Lantano Garuwashi ? — Je le revendique. Quoi ? Feir jeta un regard en direction de l’épée du chef de guerre. Le dragon du pommeau esquissait un sourire vide, comme un enfant qui a perdu ses dents de devant. — Un instant, intervint le seigneur général Agon. J’avais cru comprendre que le régent de Ceura était le doen Hideo Watanabe. Comment pouvons-nous être certains que – veuillez m’excuser – ce garçon a l’autorité nécessaire pour mettre Lantano Garuwashi à l’épreuve ? — Vous osez ! s’exclama le mage Sa’ceurai en posant la main sur la poignée de son épée. — J’ose ! répliqua Agon. Et si vous tirez cette arme, je vous jure que j’oserai aussi vous la faire avaler. — Ha ! vous n’êtes qu’un vieil estropié. — Ce qui rendra votre mort encore plus gênante aux yeux de votre peuple. — Assez ! s’exclama Hideo Mitsurugi. Hideo Watanabe est mon père. (Il baissa la tête.) Enfin, il était mon père. C’est lui qui a rassemblé cette armée, mais avant qu’il parte à votre rencontre, doen Lantano, j’ai appris qu’il n’avait pas l’intention de vous mettre à l’épreuve. Il voulait vous tuer, que vous possédiez ou non Ceur’caelestos. Je l’ai défié parce qu’il déshonorait sa charge de régent. (Des larmes perlèrent à ses yeux.) Nous nous sommes affrontés en duel et je l’ai vaincu. Feir ne parvenait pas à en croire ses oreilles. Ce garçon avait tué son père pour protéger son héros, pour protéger Lantano Garuwashi. — Je suis maintenant régent et, par le sang de mon père qui souille mes mains, j’ai le droit de mettre à l’épreuve l’homme qui veut devenir notre roi. S’il vous plaît, doen Lantano, montrez-nous Ceur’caelestos. À cet instant, quelque chose se déchira et, tout le monde se tourna vers le fond de la tente. Une lame de couteau venait de fendre la toile dans le sens de la hauteur, du haut jusqu’en bas. Les majas et les mages invoquèrent aussitôt leur Don tandis que les soldats se préparaient à dégainer. S’il s’agissait d’un assassin, il allait avoir affaire à forte partie. Une main se glissa dans la fente et s’agita. — Excusez-moi, dit une voix grave. Si j’entre sous cette tente, est-ce que je risque de me faire embrocher ? L’inconnu entra cependant sans attendre de réponse. Ses cheveux étaient blancs comme neige, mais leur extrémité était noire ; sa peau olivâtre était hâlée et une riche cape couvrait sa poitrine nue et musclée. Il portait un large pantalon blanc et une épaisse couronne en or était posée sur sa tête. — Solon ? lâcha Feir, stupéfait. Solon sourit. — Juste pour toi, mon vieil ami. Quant au reste d’entre vous, je vous prie de bien vouloir excuser mon arrivée peu orthodoxe, mais il se trouve que vingt mille Sa’ceurais gardent l’entrée de cette tente. Je suis Solonariwan Tofusin, roi de Seth. Je suis tenté de dire « empereur », mais nous n’avons plus la moindre colonie depuis dix ans et ce titre serait donc un tantinet prétentieux. Votre Majesté, roi Gyre, je vous amène mille soldats. J’avais également cinq navires, mais quelqu’un a ouvert les vannes du barrage au cours de la matinée et il ne m’en reste plus que deux. J’ai eu de la chance de ne pas perdre un seul homme. Mes sœurs, si nous survivons à cette aventure, sachez que je demanderai au Chantry de rembourser ces trois navires. Feir, je te trouve en bien étrange compagnie. Ah ! vous êtes sans doute sœur Ariel Wyant – une légende de son vivant. Et voici sûrement Vi Sovari, l’alliance du charme et de l’intelligence. J’ai entendu bien des rumeurs sur votre compte. — Va te faire enculer ! lâcha Vi. Les personnes présentes autour de la table en restèrent bouche bée. Sœur Ariel se prit la tête entre les mains. — Des rumeurs tout à fait fondées, semble-t-il, poursuivit Solon. Le Séthi se comportait de manière étrange. En général, il se montrait peu bavard, mais en ce jour, il parlait si vite que personne n’aurait été capable de prononcer une parole s’il avait su quoi dire. — Je dois vous signaler que, en venant ici, j’ai rencontré un austère gentilhomme lae’knaughtien qui, se voyant interdire l’accès à cette tente par les susdits vingt mille Sa’ceurais, exprimait son mécontentement en termes plutôt crus. Pour ma part, je suis arrivé au prix de grands sacrifices pour mon pays – et je ne vous parle même pas de mon mariage. Je me suis morfondu pendant des semaines à Blanchefalaise pour convaincre ma femme de me laisser partir. O, hommes mariés ! vous pouvez bien vous prétendre les maîtres de vos châteaux et de vos terres, il n’empêche que la maîtresse de la chambre conjugale dirige le monde. Enfin bref, me voici et je vais maintenant passer au but le plus important de ma visite : Lantano Garuwashi, je suis profondément honoré de faire votre connaissance. Il se dirigea vers le chef de guerre et lui tendit la main. — Je ne salue pas les poissons, lâcha Garuwashi. Hideo Mitsurugi renifla avec mépris, mais personne ne prononça un mot. Feir avait trouvé son ami agité, voire inquiet. Il avait déversé un flot de paroles pour approcher Lantano Garuwashi, mais depuis qu’il avait capté son attention, il était très calme. — Il me semble qu’un homme né avec une épée en fer ne devrait pas mépriser l’amitié d’un roi, déclara Solon. Un silence de mort s’abattit à l’intérieur de la tente. Personne ne parlait ainsi à Lantano Garuwashi. — Vous n’avez pas d’égal lorsqu’il s’agit de tuer, poursuivit Solon. Si vous mourez aujourd’hui, vous ne laisserez qu’une tache écarlate dans l’histoire. Ne préféreriez-vous pas qu’on se souvienne de vous comme d’un homme qui a versé le sang pour noyer les feux de la guerre ? Les mains d’un boucher sont-elles capables de construire ? De roi à roi, je vais vous le redemander une fois et une seule. Acceptez-vous de sceller le pacte de l’amitié ? La main du Séthi était toujours tendue vers Lantano Garuwashi. C’était une curieuse requête à présenter à un condamné à mort. Feir songea que Garuwashi allait sans doute cracher au visage de son ami. Il se trompait. — Que la paix soit entre nous, déclara le Ceuran en prenant la main du Séthi. Feir était juste à côté des deux hommes et son corps massif empêcha la plupart des autres personnes de voir la suite. Le colosse distingua un éclair de surprise dans les yeux de Lantano Garuwashi. Le Ceuran ramena la main vers lui en gardant un doigt plié. Il cachait quelque chose. Il posa la paume sur le pommeau de son épée et quelque chose se mit en place avec un petit cliquetis. Feir comprit soudain. Dieux ! « Le plus grand rouge sera le cœur et l’esprit du dragon. » Feir avait cru que cette partie de la prophétie faisait référence à un rubis. Il ne s’était pas trompé, mais il n’avait pas compris qu’elle désignait aussi le plus puissant des mages rouges : Solon. Garuwashi tira son épée et l’abattit sur la table. Un rubis parfait, plus rouge que rouge, brillait au pommeau de Ceur’caelestos en dégageant une forte aura magique qui ne trouvait pas son origine dans les trames de Feir. Le mithril avait été plié et replié comme de l’acier, mais la lame scintillait comme un diamant. Elle luisait et devenait transparente comme du verre en laissant les regards contempler jusqu’au cœur de la magie. Tandis que les dragons crachaient le feu, les lignes aux reflets de diamant cédèrent la place à une limpidité plus cristalline, comme une lente onde de choc qui se propage et disparaît. Les flammes se fondirent en une langue écarlate allant de la garde à la pointe de l’épée. Feir sentit une bouffée de chaleur passer sur son visage. Le colosse avait créé quelque chose qui le dépassait. Il était un forgeron talentueux, mais pas à ce point. Il se tourna vers Solon, partagé entre la crainte et le respect. Le roi Tofusin lui adressa un sourire. — Décidez si je suis un imposteur ou un roi, déclara Lantano Garuwashi. Il y avait peut-être un tremblement de surprise dans sa voix, mais tout le monde était trop abasourdi pour le remarquer. Hideo Mitsurugi était bouche bée. — Lantano Garuwashi, dit-il enfin, je vous déclare… — Seigneur ! l’interrompit le mage de cour. Mitsurugi hocha la tête. — Mes ancêtres ont attendu ce moment pendant des siècles. Les Ceurans l’espèrent et le craignent à la fois, les régents plus que les autres. L’épée que je porte cache un moyen de démasquer les imposteurs qui revendiquent parfois le trône. Je vous demande pardon, doen Lantano, mais je ne fais que mon devoir. Il tira son arme incrustée de rubis et fit tourner le pommeau d’un coup sec. On entendit un bruit métallique et la moitié de la poignée resta dans la main de l’adolescent. Un mince parchemin entouré de trames de protection se trouvait à l’intérieur. Mitsurugi le lut. Le texte était écrit dans un langage ancien et le jeune garçon articula les mots en silence au fur et à mesure qu’il les déchiffrait. — Lantano Garuwashi, bannissez le feu de cette épée. Garuwashi prit larme et les flammes disparurent. Comment avait-il fait cela ? — J’ai besoin d’une chandelle, annonça Mitsurugi. Quelqu’un en posa une sur la table. L’adolescent la prit et l’approcha de la lame. La terreur s’empara de Feir tandis que le garçon poussait la bougie vers l’endroit où le colosse avait caché le témoignage de sa vanité, sa marque de forgeron. Les deux marteaux d’armes entrecroisés semblèrent jaillir du métal. Mitsurugi soupira. Le cœur de Feir s’arrêta. — Ce sont les marteaux de guerre entrecroisés d’Oren Razin, déclara le régent Hideo. Il ne manque rien. Cette arme est bien Ceur’caelestos. Lantano Garuwashi, vous êtes le roi perdu de Ceura. Les Sa’ceurais attendent vos ordres. Elle était authentique. Authentique ! Le régent avait reconnu l’original aux détails de la copie. Le colosse sentit ses membres se vider de leur force. Il eut le temps de penser : Quelle honte ! Je ne vais quand même pas m’éva… Et il s’évanouit. Chapitre 89 L e déplaisant suzerain lae’knaughtien, Julus Rotans, réussit enfin à se frayer un chemin entre les Sa’ceurais et pénétra sous la tente peu après l’évanouissement de Feir. Sœur Ariel se demanda avec inquiétude ce qui avait pu arriver au colosse. Hideo Mitsurugi voulait annoncer sur-le-champ que Ceura avait un nouveau roi, mais Logan lui demanda d’attendre un peu. Ariel ignorait pourquoi. Julus Rotans approchait des cinquante ans ; il avait encore une allure soignée et toute militaire. Ses traits trahissaient ses origines alitaerannes. Il portait un tabar blanc frappé d’un soleil et un manteau de même couleur orné de douze chevrons dorés. Sœur Ariel n’en distingua pas davantage, car l’homme était enveloppé d’une aura de maladie qui la fit presque suffoquer. Le suzerain s’assit sans ôter ses gantelets. Par miracle, il n’avait pas de plaies ouvertes sur son visage, mais aucun doute n’était possible : Julus Rotans souffrait de la lèpre. Pis encore : son affection était facilement soignable – même Ariel aurait été capable de la guérir –, mais à condition d’avoir recours à la magie. — Je constate que tout le monde est déjà présent, déclara Julus Rotans. Je vois. Pourquoi inviter les Lae’knaughtiens aux préparatifs, n’est-ce pas ? Il vous suffit de nous lancer au cœur de la bataille. Que nous survivions ou que nous mourions, ce sera tout bénéfice pour vous. Logan Gyre resta impassible. — Suzerain, je vous ai offensé, déclara-t-il. Vos diplomates m’ont dit qu’il était injuste et imprudent – je crois même que l’un d’eux a utilisé le mot « idiot » – que vos hommes soient placés sous mon commandement. Je vous prie de bien vouloir m’excuser. Je craignais que vous me trahissiez. Mon attitude est inacceptable et, en effet, idiote. Les yeux du suzerain se plissèrent avec méfiance. Tout le monde observa les deux hommes avec la plus grande attention. — Aujourd’hui, vos chevaliers n’ont pas participé aux combats en raison de la configuration du terrain, mais demain, nous compterons sur vous. Vos pertes seront sans doute importantes. Vous êtes les seuls cavaliers lourds de notre armée et vous serez en effet au cœur de la bataille. J’ai entendu certaines… rumeurs inquiétantes. Certains de vos hommes souhaiteraient se replier pour laisser « les sorciers s’étriper entre eux ». (Logan soupira.) Je sais que vous n’êtes pas venu ici de votre plein gré, suzerain Rotans, et je n’ai pas besoin de soldats qui combattent à contrecœur. Aussi, je vous libère maintenant de vos obligations envers moi : suzerain, je vous accorde sans contrepartie une concession de quinze ans sur les territoires cénariens que vous occupez en ce moment. Vous et votre armée n’êtes plus sous mes ordres. — Quoi ? demanda le suzerain. Il ne fut pas le seul à être étonné. La perte des cinq mille Lae’knaughtiens allait affaiblir considérablement les alliés. Logan leva un doigt et Julus Rotans se raidit, persuadé qu’on lui tendait un piège. — Je ne vous demande qu’une chose, poursuivit Logan. Si vous souhaitez vous retirer, dites-le sur-le-champ. Nous devons connaître les effectifs sur lesquels nous pouvons compter. Le suzerain se passa la langue sur les lèvres. — C’est tout ? demanda-t-il. Il était difficile de contester une requête si généreuse. Logan ne voulait pas que les Lae’knaughtiens se présentent sur le champ de bataille pour battre en retraite à la première charge khalidorienne. Le suzerain affichait une mine perplexe et décontenancée. Il cherchait encore où était le piège. Il se prépara à prendre la parole. Ce vieil imbécile va annoncer le retrait de ses troupes, songea Ariel. Il faut que j’intervienne. — Je ne suis qu’une simple femme, déclara la sœur en se tournant vers le suzerain, mais un tel acte de lâcheté ne va-t-il pas entraîner une baisse considérable des recrutements dans bon nombre de pays ? Voyons un peu… Les Cénariens se sentiraient trahis, bien entendu, tout comme les Ceurans. Oh ! il y aurait aussi les Alitaerans qui, si je ne m’abuse, représentent une part importante de vos effectifs. Je pense en effet que le préteur Marcus ne serait guère enthousiasmé par votre fuite. Vous pourriez encore recruter chez les Waeddryniens et les Modiniens, mais ce sont de petits peuples. — De petits peuples qui, compte tenu de leur histoire, ne sont guère enclins à se sacrifier au nom de la Lumière de la Raison, ajouta le préteur avec une certaine satisfaction. — Et tout cela, au moment où les Lae’knaughtiens ont grand besoin de nouvelles recrues, continua Ariel. — Et pourquoi donc ? demanda le préteur Marcus en entrant dans le jeu de la sœur. — À cause de la superstition qui a massacré cinq mille guerriers chevaliers au bois d’Ezra. Marcus laissa échapper un sifflement admiratif. — Il devait s’agir d’une sacrée superstition. — Vous n’êtes que d’infâmes mécréants ! s’exclama Julus Rotans. Vous tous ! Vous êtes les alliés des ténèbres. — Vous oubliez le point le plus important, dit le roi Solonariwan Tofusin. Mes amis, vous savez que les Lae’knaughtiens n’ont pas de pays. Ils n’ont que des idées. S’ils nous abandonnent, il n’est pas impossible qu’ils survivent aux allégations de lâcheté et de trahison. Ce qui provoquera leur perte, ce sera l’hypocrisie. Ils peuvent nous trahir, mais ils ne pourront pas trahir leurs propres principes. Aujourd’hui, nous avons affronté une centaine de meisters, mais ce Fatum, le nouveau Roi-dieu, en a deux mille sous ses ordres. Où sont les autres ? — Connaissez-vous la réponse à cette question ? lui demanda Lantano Garuwashi. — Mes hommes et moi sommes passés à proximité d’une ville du nom de Reigukhas en remontant le fleuve. Elle était déserte. À en juger par la magie qui flottait encore dans l’air, je dirais que des centaines, voire des milliers de meisters y avaient séjourné au moins douze heures pour invoquer des kruls qui ont ensuite dévoré les habitants. Demain, nous devrons affronter de véritables créatures des ténèbres, suzerain. Je pense que leur nombre dépassera les vingt mille. — Putain de merde ! lâcha Vi. Voilà qui annule les vingt mille Sa’ceurais de renfort. — Un Sa’ceurai vaut bien plus qu’un simple krul, répliqua aussitôt Hideo Mitsurugi, piqué au vif. — Avez-vous la moindre idée de ce qu’est un krul ? lui demanda Vi. Ariel intervint : — Le monde entier pensera que les Lae’knaughtiens sont des hypocrites s’ils se défilent au moment d’affronter de véritables créatures des ténèbres. Julus Rotans tremblait de rage. — Allez au diable, sorcière ! Allez tous au diable ! Demain, vous verrez comment le Laetunariverissiknaught se bat. Nous formerons le centre de la vague d’assaut et je conduirai moi-même la charge. — C’est une offre généreuse et je l’accepte, dit aussitôt Logan Gyre. Mais je dois vous demander de ne pas prendre le commandement de cette attaque. Trop de personnes souhaitent vous voir tomber au cours de cette bataille, suzerain Rotans. Ce dernier commentaire visait a priori les majas, mais sœur Ariel ne fit pas la moindre remarque. Elle avait compris que Logan songeait avant tout aux propres hommes du suzerain, car ces derniers ne seraient guère enthousiastes à l’idée de se battre aux côtés de sorciers. Si Julus Rotans était tué, les Lae’knaughtiens se replieraient. L’ordre de Logan Gyre permettait de protéger le suzerain tout en ménageant son honneur. En le gardant en vie, il s’assurait la collaboration de ses cinq mille soldats et gagnait peut-être même la reconnaissance de leur chef – à moins que Rotans ait espéré mourir au combat pour que ses hommes battent en retraite et provoquent la perte des alliés. Quoi qu’il en soit, Julus Rotans s’était exprimé franchement. Il est toujours bon d’en apprendre un peu plus sur ses ennemis. Sœur Ariel observa Logan avec encore plus de respect. Au cours de cette réunion entre rois, mages, préteur et suzerain, il avait pris la direction des opérations sans l’ombre d’une hésitation. Il avait dû obtenir des informations à propos d’une possible trahison des Lae’knaughtiens ou il n’aurait pas libéré le suzerain Rotans de ses obligations envers lui. Il avait écarté la menace en s’offrant le luxe de se montrer magnanime. — Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter avant que nous abordions la question de la disposition de nos troupes au cours de la bataille ? demanda Logan. Sœur Viridiana ? Il regarda Vi qui semblait vouloir prendre la parole. La jeune femme se mordit les lèvres. — Il y a eu une explosion de magie en début d’après-midi de l’autre côté de la Brouette Noire. Nos sources ont rapporté qu’il s’agissait d’un affrontement entre les meisters du Roi-dieu et ceux de son rival, un homme du nom de Moburu Ursuul. — Puisse le Dieu unique veiller à ce que ma lame envoie l’âme de ce traître rôtir au fond de l’enfer, marmonna le préteur. — Moburu affirme être le Haut Roi décrit dans certaines prophéties, poursuivit Vi. Il semblerait qu’il remplisse toutes les conditions. Je n’y ai pas prêté attention avant d’entendre le régent déclarer que l’avènement de Lantano Garuwashi annonçait l’arrivée du Haut Roi. Sœur Ariel se demanda si elle était aussi pâle que les personnes rassemblées autour de la table. La sœur savait beaucoup de choses à propos du Haut Roi, mais elle n’avait jamais imaginé qu’il puisse être khalidorien. — Vous avez dit que Moburu avait affronté le Roi-dieu ; qui est sorti vainqueur de cette bataille ? demanda Logan. — Moburu a été repoussé vers la Brouette Noire. Lantano Garuwashi se leva. — Nos prophéties affirment que, lorsque le nouveau roi montera sur le trône de Ceura, il combattra aux côtés du Haut Roi. Jamais je ne combattrai aux côtés de ce Moburu. Je le jure sur mon âme. Il posa la main sur Ceur’caelestos et l’épée étincela. Le Ceuran la rengaina et se rassit. — J’en suis fort aise, dit le préteur Marcus. À Alitaera, les prophéties concernant le Haut Roi évoquent une ère de chaos et de larmes. De terribles catastrophes risquent de s’abattre sur nous au cours des prochaines années, mais je pense qu’il y a plus urgent pour le moment. — Sœur Viridiana, avez-vous autre chose à ajouter ? demanda Logan. Vi tourna la tête vers Ariel. — Je ne suis pas encore une sœur à part entière, dit-elle. Je suis désolée d’aborder une affaire personnelle devant ce conseil, mais quelqu’un saurait-il où se trouve Élène Cromwyll ? Personne ne réagit. — Ce nom ne m’est pas inconnu, dit le roi Gyre. Qui est cette personne ? — Il s’agit de la femme de Kylar, expliqua Vi. Il va venir la chercher. Logan devint blanc comme un linge. La curiosité se lisait sur tous les visages, à l’exception de ceux de Solon et de Feir qui n’exprimaient que de la crainte. Avaient-ils peur de Kylar ? En tout cas, ils le connaissaient. Ariel, elle, avait peur pour Vi. Cette jeune idiote venait de révéler une information qui risquait de provoquer sa perte. Elle aurait tout aussi bien pu déclarer : « Oh ! au fait ! Kylar et moi ne sommes pas vraiment mariés. » Logan avait démontré qu’il était capable de diriger un conseil de main de maître, Vi venait de démontrer qu’elle était capable des pires gaffes. — Il s’agit en effet d’une affaire personnelle, dit Logan. Nous en parlerons plus tard et en privé. Il pensait que Vi était folle. Que les dieux soient loués, songea Ariel. — Y a-t-il d’autres questions ? — Oui, dit le préteur Marcus. Et si la Brouette Noire servait à retenir quelque chose prisonnier ? Et si Moburu s’y était replié de son plein gré ? Et s’il allait y chercher quelque chose ? — Oh ! dieux ! lâcha quelqu’un. Chapitre 90 L es soldats prirent position alors qu’il faisait encore sombre. L’estomac noué par la tension, Logan s’occupa de son cheval et vérifia les sangles pour la troisième fois. Les armées alliées s’étendaient sur sa droite et sur sa gauche. Il n’avait jamais vu un tel spectacle. Les cinq mille Lae’knaughtiens conduiraient la charge, suivis par vingt mille fantassins cénariens flanqués de vingt mille Sa’ceurais. Les cinq mille guerriers de Lantano Garuwashi envahiraient la forêt, à l’ouest, pour s’assurer que les Khalidoriens n’y avaient pas caché de mauvaises surprises ; dans la mesure du possible, ils essaieraient ensuite d’attaquer le camp du Roi-dieu. Mille Sœurs du Bouclier, les fidèles de Vi, contiendraient les attaques magiques contre le barrage et les ponts. Les six mille autres avaient été réparties entre les différentes armées alliées selon une logique qu’elles n’avaient pas daigné expliquer à Logan. Deux mille cavaliers légers alitaerans et mille fantassins légers séthis feraient office de renforts. Le sort de la bataille allait dépendre en grande partie de la charge des Lae’knaughtiens. Si les renseignements obtenus étaient exacts, l’armée khalidorienne comptait quarante-cinq mille combattants – dont vingt mille kruls – alors que les effectifs alliés s’élevaient à cinquante-trois mille – soixante mille avec les Sœurs du Bouclier. Les Khalidoriens combattraient dos au domaine des morts. Si la première charge brisait leurs lignes, la moitié de leur armée se retrouverait isolée et privée de commandant. Mais personne ne savait comment les kruls se battaient. Les mages en avaient fait des descriptions vieilles de plusieurs siècles. Il s’agissait, selon eux, de brutes surpuissantes, un peu myopes et insensibles à la douleur. Cette dernière information était plutôt inquiétante. — Quel genre de monstre peut bien être insensible à la douleur ? demanda Lantano Garuwashi. Le suzerain Rotans s’agita sur son siège. — Ils mourront comme les autres, dit-il, agacé que tous les regards se posent sur lui. C’était un homme étrange. Il n’avait pas ôté ses gantelets de fer alors que les discussions avaient duré six heures. Solon avait fait d’excellentes suggestions et Logan se rappela alors que le Séthi avait secondé Régnus Gyre. Solon, son ancien précepteur, était désormais roi. Logan dut faire un effort considérable pour ne pas lui demander d’explications devant tout le monde. — Votre Majesté, dit Aurella, la garde de Logan. Est-ce que vous vous souvenez de ce qui s’est passé le mois dernier ? quand vous êtes redescendu dans le Trou ? Logan avait pris l’habitude de visiter son ancienne prison une fois par mois. Il était désolé d’imposer cette épreuve à ses gardes, mais cela ne l’avait pas arrêté. Le jeune homme regarda Aurella. Elle était à cheval et tenait son épée avec assurance. Elle faisait partie des rares membres de l’ordre de la Jarretière qui, après la bataille du Bosquet de Pavvil, avaient décidé de s’engager dans la garde personnelle de Logan plutôt que de revenir à leur ancienne vie. Logan n’avait pas été étonné lorsque Lantano Garuwashi avait affirmé qu’elle possédait un don inné pour l’escrime. « Elle n’est pas aussi forte qu’un homme, mais elle est sacrément habile pour une femme », avait-il remarqué. Aurella avait eu la sagesse de ne pas prendre ombrage de cette dernière remarque. — Tu m’as dit qu’il fallait vraiment que je sois le roi des idiots pour m’obstiner à descendre dans cet enfer alors que chaque visite me donnait des cauchemars. Elle avait exprimé son point de vue de manière plus nuancée, bien entendu. — Vous m’avez alors répondu que vous le faisiez pour prouver que les cauchemars n’avaient pas de prise sur vous. — Tu commences à me faire peur. — Je pense que vous devriez monter en selle, seigneur. Logan obéit. La nuit reculait peu à peu et la masse noire du domaine des morts semblait avancer vers eux. Il lui fallut un – trop – long moment pour comprendre ce qu’il voyait. Une vague compacte de corps gris sombre, tachetés de noir ou parfois blancs se précipitait vers eux. Les kruls. Quatre-vingt mille monstres et au moins cent mille soldats khalidoriens se tenaient entre sa femme et lui. Des élancements montèrent de son bras droit tandis que la colère le submergeait. — Vi ! aboya-t-il. De la lumière ! — Détournez les yeux ! cria la maja. Le conseil était parfaitement inutile. Ses sœurs, qui l’appelaient désormais la Maîtresse de Guerre, lui avaient offert une nouvelle robe, estimant que la tenue scandaleuse des pisse-culottes ne lui convenait pas plus que la bure ordinaire des adeptes. Vi portait un ensemble rouge avec une jupe fendue pour monter à cheval. Logan se demanda si ces habits n’avaient pas été tissés avec des fibres magiques. Ils luisaient dans la pénombre et attiraient tous les regards – mais les formes généreuses de Vi ne passaient jamais inaperçues, quel que soit le vêtement qui les couvrait. — Luxe exeat ! lança la jeune femme. Logan eut à peine le temps de tourner la tête. Un éclat de lumière l’aveugla à travers ses paupières closes. Quelque chose passa en sifflant tout près de lui et, quand il regarda de nouveau, il vit une boule blanche décrire un arc de cercle au-dessus de la plaine avant de s’immobiliser en l’air. En quelques minutes, une dizaine d’autres jaillirent le long de la ligne de front. Logan aperçut alors les kruls qui chargeaient. Ils avaient déjà couvert la moitié de la distance qui les séparait de l’armée alliée. — Signal prêt ! Une maja faisant partie de l’escorte de Vi fit un geste et un étendard brillant jaillit au-dessus de la tête de Logan. Il était assez grand pour être vu aux deux extrémités de la ligne de front. On entendit des cliquètements d’armures et d’étriers, des jurons et des prières marmonnés à voix basse, le grincement du cuir, des craquements de doigts… Les cavaliers lae’knaughtiens frappèrent de conserve leur lance contre leur bouclier et des ululements de guerre montèrent de la gorge des Sa’ceurais. — En avant ! Le signal magique disparut et fut remplacé par une bannière rouge et flottante. Les ululements des Sa’ceurais se firent plus aigus et l’armée se mit en marche dans un grondement sourd. Chapitre 91 K ylar franchit le col alors que les deux armées n’étaient plus qu’à quelques mètres l’une de l’autre. Il était trop loin pour entendre le fracas du choc, mais il vit les lignes vaciller. Il n’interrompit pas sa course. Les épouses, artisans, marchands et autres civils qui suivaient les armées alliées s’étaient rassemblés pour assister à la bataille. La plupart avaient emporté leurs biens, au cas où il faudrait fuir précipitamment. Kylar ne ralentit même pas en arrivant à leur hauteur. Le jeune homme perdit les armées de vue en atteignant le fond de la vallée. Il croisa quelques soldats, mais ceux-ci n’eurent pas le temps de lui ordonner de s’arrêter. Alors qu’il approchait du pont Noir, six gardes armés de piques et d’épées courtes se détournèrent de la bataille pour l’observer avec attention. — Halte ! cria un soldat. Au moment où Kylar s’arrêta devant eux, un coup de tonnerre ébranla la terre et le jeune homme fut le seul à ne pas perdre l’équilibre. Il regarda en direction de la Brouette Noire. La plaine vallonnée était couverte de soldats et de kruls. La bataille marqua le pas tandis que les combattants qui n’étaient pas en première ligne se tournaient vers le gigantesque dôme noir et brillant. Un nouveau coup de tonnerre ébranla le sol. Des fissures apparurent au sommet de la coupole et se propagèrent vers la base. Les gardes lâchèrent des jurons, effrayés et stupéfaits. La troisième secousse fit exploser le dôme. Des blocs de pierre larges de un mètre volèrent dans les airs et s’abattirent sur le domaine des morts et le champ de bataille en écrasant les hommes et les kruls sans distinction. La plus grande partie de la coupole était encore debout, mais elle vacillait. Le sommet avait été pulvérisé et on distinguait désormais une brèche aux contours déchiquetés. De nouvelles secousses firent trembler le sol et le reste de l’édifice s’effondra en soulevant un énorme nuage de poussière noire qui ressemblait à une tache de nuit sur la toile du petit matin. Quelque chose bougea au sein de la masse sombre. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda un garde du pont Noir. Kylar avait déjà repris sa course. Les combattants des premières lignes accomplissaient leur macabre devoir de guerriers et n’avaient encore rien remarqué. Kylar songea que l’armée alliée s’en tirait bien – à condition qu’il ne se soit pas trompé en évaluant ses effectifs. Il aperçut un archer d’Agon encocher et décocher une flèche étrange avec son arc ymmurien. Trois cents mètres plus loin, un étendard khalidorien servant à transmettre les ordres s’enflamma soudain. Ce n’était pas un hasard, car le jeune homme remarqua qu’il n’en restait plus que deux sur toute la plaine. Il se demanda un bref instant qui avait eu cette idée de génie. Curoch était encore accrochée dans son dos, enveloppée par le ka’kari noir. Kylar s’approcha de l’arrière-garde cénarienne sans la dégainer et sans invoquer le Dévoreur. Son instinct de combattant submergea sa conscience. Le jeune homme ne distingua plus que les silhouettes bien nettes qui jalonnaient son chemin. Il s’agissait d’un groupe compact de piquiers qui chargeait. Il était impossible de passer entre eux. Ils appuyaient leurs boucliers rectangulaires dans le dos de leurs camarades et levaient les coudes pour que personne ne se prenne les pieds dans le manche de leur arme. Kylar bondit avec la légèreté d’un félin. Il prit appui au sommet d’un bras, écarta une pique, se retourna et atterrit sur les épaules d’un homme du deuxième rang. Il sauta alors aussi loin que possible et dépassa la ligne de front cénarienne si vite qu’il n’entendit pas les cris de surprise des soldats. Le bond entraîna Kylar au-dessus des six premières lignes de kruls et le jeune homme en profita pour observer le corps des créatures au milieu desquelles il allait atterrir. Cinq d’entre elles étaient noires ; la sixième, d’un blanc malsain et floconneux, semblait être leur chef. Deux d’entre elles remarquèrent le jeune homme. Kylar ramena les genoux contre la poitrine et se retourna pour frapper des deux pieds. Il toucha un grand krul noir entre les yeux. La tête de la créature partit en arrière avec un craquement sec. Kylar roula par terre et se releva. C’était la première fois qu’il voyait des kruls. Ils avaient une forme humaine, mais leur corps était boursouflé de muscles hypertrophiés ; leurs petits yeux ressemblaient à ceux d’un porc ; leurs sourcils étaient épais ; ils avaient de larges épaules et un cou presque inexistant. En dehors de ces traits communs, ils étaient dissemblables et semblaient avoir été façonnés par des créateurs différents. Le plus proche de Kylar était couvert de fourrure alors que deux autres étaient glabres ; celui qui était en face du jeune homme avait un nez écrasé vers le haut, comme un museau, et de fines cornes en colimaçon au sommet du crâne ; les doigts de trois d’entre eux s’achevaient par un bout d’os taillé en pointe. Leur peau ou leur fourrure étaient noires comme la chair d’un cadavre boursouflé et empestaient la pourriture. Seul le blanc portait une armure et une arme – les autres se servaient de leurs griffes et de leurs cornes. Il était aussi plus grand – plus de deux mètres – et plus vif que ses subordonnés. Il souleva une énorme lame émoussée et frappa en direction de Kylar. Le jeune homme évita l’attaque et broya la gorge du krul blanc d’un coup de pied. Il se glissa derrière un autre monstre, saisit ses cornes et lui brisa la nuque. Il s’aperçut alors qu’une dizaine de kruls noirs s’étaient immobilisés. Ils contemplaient le krul blanc qui étouffait en laissant échapper un long sifflement. Cette soudaine apathie agaça Kylar qui s’arrêta un instant – un instant qui aurait pu lui être fatal au cours d’une bataille ordinaire. Il tira un tanto de sa ceinture et le planta dans la poitrine de la créature agonisante. Les kruls devaient avoir le cœur au même endroit que les humains, car le monstre blanc mourut au moment où le jeune homme dégageait sa lame. La faible lueur d’intelligence qui brillait dans ses yeux porcins s’éteignit. La mort du chef acheva de décontenancer les survivants. Ils restèrent immobiles pendant trois secondes interminables et Kylar devina qu’ils cherchaient quelque chose. Puis les créatures bondirent dans des directions différentes comme si un nouveau maître les avait appelées. Kylar sentit la présence de Vi trois cents mètres sur sa gauche. Un frisson de pure terreur le traversa par l’intermédiaire de leur lien. Kylar courut à travers le domaine des morts en bondissant par-dessus des cadavres qui semblaient étrangement récents, mais qui ne dégageaient aucune odeur de pourriture. Il avait franchi la ligne principale des kruls, mais il en restait des centaines devant lui. Son Don s’embrasa et son corps devint transparent. La puissance de son lien avec Vi était inversement proportionnelle à leur éloignement. À cet instant, l’ancienne pisse-culotte était toute proche et Kylar sentit qu’elle était entourée par une quantité d’énergie phénoménale. De nombreux combats faisaient rage près de la jeune femme. Elle avait pris la tête d’un groupe de magae qui affrontait dix vürdmeisters à la peau hérissée de vir. Logan portait une armure d’émail opalescente et chevauchait un destrier blanc. Il se battait contre des dizaines de kruls en compagnie d’une vingtaine de membres de sa garde personnelle. Un tygre à dents de sabre bondit vers le roi, mais celui-ci lui fracassa la tête d’un coup d’épée. Les griffes de la créature éraflèrent le caparaçon du cheval tandis qu’elle s’effondrait. Un vürdmeister projeta un torrent de feu contre Logan, mais les flammes s’écrasèrent contre le bouclier magique qu’une maja avait érigé autour du roi. Un krul rouge et trapu approcha. Il mesurait une tête de moins que la plupart de ses congénères, mais il était trois fois plus large et sa peau était cuirassée. Il saisit une jambe d’un destrier. On entendit un os craquer et l’animal laissa échapper un hennissement de douleur. Son cavalier, un garde royal, fut projeté à terre. Il se releva d’un bond et frappa la créature de taille, mais la fine lame de son arme rebondit dans un tintement. Il attaqua alors d’estoc et l’épée se plia sans parvenir à traverser la carapace. Le monstre n’y prêta même pas attention. Il saisit le bras de son assaillant, puis sa tête. Grincedent fit approcher sa monture, se pencha sur sa selle et attrapa l’autre bras. Le simple d’esprit tira de toutes ses forces pour hisser le garde sur son cheval. Les cris de douleur furent étouffés par la paume du krul. Le monstre broya le casque et fit exploser le crâne du malheureux. Grincedent continua à tirer sans se rendre compte que son camarade était mort. Des kruls verdâtres avec des pattes évasées comme celles des grenouilles sautèrent vers Logan pour essayer de le désarçonner. Vi détourna leur course avec son Don et les gardes royaux leur tranchèrent la gorge. Tandis que l’unité de Logan progressait avec lenteur vers le domaine des morts, un vürdmeister se mit à psalmodier sans hâte à l’écart des affrontements. Kylar vit les deux moitiés du crâne du tygre à dents de sabre se rapprocher et se souder. La créature se releva quelques instants plus tard. La même scène se répétait un peu partout sur le champ de bataille. Les sorciers du Roi-dieu ressuscitaient les kruls les plus puissants dès qu’ils étaient tués. Kylar tira Curoch et décapita le vürdmeister qui avait rappelé le félin à la vie. Il coupa un autre sorcier en deux et en embrocha un troisième qui s’apprêtait à ranimer un ogre à la peau écarlate. Ce fut à ce moment qu’il aperçut Vi. La griffe d’un krul s’abattit sur le bras de la jeune femme, mais elle rebondit sur la robe rouge sang qui devint soudain aussi solide qu’une armure. Vi trancha le bras du monstre et croisa le regard de Kylar. Elle pointa un doigt pour qu’il regarde derrière lui. Le gigantesque titan se frayait un chemin à travers les débris du dôme de la Brouette Noire pour rejoindre le champ de bataille. Sa taille était incroyable. Il avait une forme presque humaine ; sa peau bleutée avait des reflets froids et lumineux sous son armure de plaques ; ses cheveux étaient courts, blonds et ébouriffés comme ceux d’un garçon turbulent ; ses yeux noirs étaient fendus d’iris verticaux argentés ; ses muscles étaient souples et harmonieux. Il ressemblait à un dieu de face, mais il avait tout du démon lorsqu’on le regardait de dos : de longues pointes se dressaient le long de sa colonne vertébrale, des ailes reptiliennes enveloppaient ses épaules et il avait une queue de rat poilue au bout de laquelle s’agitait une masse hérissée de piques. — Kylar ! cria Vi. Tue cette saloperie ! Kylar sentit la jeune femme au plus profond d’elle-même. Il comprit qu’elle avait activé le pouvoir de contrainte malgré elle. Il eut l’impression de recevoir un coup de chat à neuf queues et toute son attention se concentra sur le titan. Il n’avait pas le choix. Chapitre 92 K aldrosa Wyn était étendue à l’ombre du corps d’un gigantesque krul ressemblant à un ours, mais dont la peau blanc sale était dépourvue de la moindre fourrure. Elle se trouvait près de la crête d’une colline du domaine des morts, au nord de la Brouette Noire – ou plutôt, au nord de l’endroit où s’était dressée la Brouette Noire. Le dôme s’était effondré quelques minutes plus tôt en lui fichant une frousse de tous les diables. De sa position, Kaldrosa apercevait des centaines de soldats. La plupart étaient des Sa’ceurais ; les autres, des chiens d’Agon. Elle était venue pour suivre son mari et si Tomman devait participer à une mission dangereuse, il était hors de question qu’elle le laisse y aller seul. Un faible sifflement résonna au loin, puis un autre monta quelques instants plus tard, plus près. C’était le signal. Kaldrosa tira le sac boueux qui était contre ses pieds et l’ouvrit. Elle s’habilla avec calme et lenteur, en essayant de faire circuler le sang dans ses membres engourdis. Ses camarades et elle rampaient dans la boue depuis deux jours et c’était un miracle qu’ils soient encore capables de bouger un doigt. Ils avaient noirci leurs armes et leurs armures pour qu’elles ne réfléchissent pas les rayons du soleil, mais ils s’efforçaient de ne pas faire de bruit. Ils ne voulaient pas tout faire rater alors qu’ils étaient sur le point de passer à l’action. Les arcs ymmuriens posaient un gros problème. Avant de les bander, il fallait les chauffer pendant une demi-heure près d’un feu. Dans ces circonstances, c’était impossible. Quelqu’un avait cependant trouvé une solution et les archers se rassemblèrent autour d’Antonius Wervel, un étrange mage fardé de khôl. Otaru Tomaki, un conseiller de Lantano Garuwashi, était à la tête du détachement. Qu’avait-il vu pour décider de lancer l’attaque à ce moment ? Avait-il seulement vu quelque chose ? Kaldrosa l’ignorait. Ses doigts gourds serrèrent une dernière sangle rebelle entre les omoplates de Tomman et elle se força à poser les mains sur le cadavre de l’ours krul afin de jeter un coup d’œil par-dessus. Son horreur des monstres avait atteint son point culminant lors de sa première nuit dans le domaine des morts. Elle serait devenue folle si Tomman n’avait pas été allongé contre elle et ne lui avait pas tenu la main. Désormais, elle considérait ces créatures comme de simples tas de chair qui, curieusement, ne dégageaient aucune odeur. Les tentes des officiers khalidoriens – une vingtaine de luxueux pavillons de toile plus ou moins disposés en cercle – semblaient presque abandonnées. Il n’y avait que six gardes qui patrouillaient autour de la tente jouxtant la plus grande. Quatre femmes meisters la surveillaient également. Les doutes de Kaldrosa s’envolèrent : il s’agissait bien du pavillon des concubines. La frontière du domaine des morts se trouvait à quelques centaines de mètres du campement des officiers. Tomman et les autres archers se rapprochèrent autant que possible en rampant. Kaldrosa savait que son mari pouvait atteindre sa cible à trois cents mètres de distance, mais personne ne voulait prendre de risques. Ils devaient être aussi rapides que mortels. Elle s’assit contre le cadavre du krul, étira ses bras et tourna la tête. Au sud de la colline, le nuage de poussière noire provoqué par l’effondrement du dôme retombait sur la cité si longtemps cachée par la Brouette Noire. Un immense palais blanc se dressait au centre de la ville construite sur le point le plus élevé de la plaine. Kaldrosa ne vit donc rien de la bataille qui se déroulait de l’autre côté. Elle enfila son casque et se tourna juste à temps pour apercevoir les gardes et les meisters criblés de flèches s’effondrer de conserve. Un nouveau coup de sifflet monta. Mille hommes bondirent sur leurs pieds et se précipitèrent en direction des tentes. Les Sa’ceurais avaient l’habitude de charger en poussant des cris de guerre, mais ils demeurèrent silencieux. Quelques-uns trébuchèrent, terrassés par des crampes après avoir passé plusieurs nuits dans le froid, mais la plupart des assaillants atteignirent les tentes en quelques secondes. Otaru Tomaki leva une main avec quatre doigts écartés et l’agita sur un certain rythme. Une centaine de Sa’ceurais encerclèrent la tente des concubines tandis que leurs camarades se dispersaient entre les autres. Suivant le tempo donné par leur chef, les guerriers ceurans fendirent simultanément les quatre pans du pavillon de toile et se ruèrent à l’intérieur. Lorsque Kaldrosa arriva, cinq secondes plus tard, les six eunuques qui se trouvaient sous la tente étaient morts et une femme était encerclée de Sa’ceurais sur leurs gardes. Elle avait les cheveux noirs, elle était délicate et elle ne devait pas avoir plus de seize ans. Elle portait une robe somptueuse et brandissait une épée avec frénésie. — N’approchez pas ! Reculez ! cria-t-elle. Kaldrosa comprit que les princesses cénariennes n’avaient pas l’habitude d’être sauvées par une horde de Sa’ceurais. — Votre Altesse, dit-elle. Nous sommes venus vous arracher aux mains des Khalidoriens. C’est votre mari qui nous envoie. — Mon mari ? Quelle est donc cette folie ? N’approchez pas ! — Vous êtes bien Jénine Gyre, n’est-ce pas ? demanda Kaldrosa. Elle n’avait jamais vu la princesse, mais cette jeune fille correspondait à la description qu’on lui en avait faite. — C’est l’heure ! déclara Otaru Tomaki. Nous devons partir ! — Jénine Gyre ? (La jeune fille s’esclaffa en insistant sur le nom de famille.) J’ai jadis porté ce nom. — Nous sommes envoyés par le roi Logan. Vous lui avez cruellement manqué, Votre Altesse. C’est pour vous que nous sommes ici. — Logan ? Logan est mort. Jénine observa la réaction stupéfaite de ces étranges guerriers et comprit alors que cette femme ne mentait pas. La jeune fille devint livide. — Logan est en vie ? Le général Naga disait que… Oh ! dieux ! L’épée s’échappa de ses mains et elle s’évanouit. Otaru Tomaki la prit dans ses bras avant qu’elle tombe, puis il la fit glisser sur son épaule. — Bon travail. Ce sera plus facile ainsi. — C’est la première fois que je vois quelqu’un s’évanouir, remarqua Antonius Wervel. Le trait de khôl reliant ses sourcils avait coulé après plusieurs jours passés dans le domaine des morts. Son maquillage était désormais plus étrange qu’effrayant. — Bien. Sommes-nous prêts ? — Trente secondes ! aboya Otaru Tomaki. Les Sa’ceurais, qui avaient respecté les ordres à la lettre, s’égaillèrent dans tous les sens et pillèrent les tentes avec frénésie. Kaldrosa compta dans sa tête. Le dernier guerrier revint à la vingt-huitième seconde. À la trentième, Antonius Wervel leva les mains vers le ciel. Une flamme bleue jaillit dans les airs et vira au vert en atteignant le point culminant de sa course. Les guerriers attendirent. Une minute angoissante s’écoula, puis un deuxième trait vert monta dans le ciel de l’autre côté de la Brouette Noire. — Nous repartons vers l’est, lança Otaru Tomaki. À travers le domaine des morts. En avant ! Chapitre 93 K ylar se sentit soudain dans son élément. Tout autour de lui, il entendait le vacarme des grognements, des jurons, du claquement des épées contre les épées ou contre les boucliers, des chocs sourds des massues contre la chair, du craquement étouffé des os et des crânes, des sifflements s’échappant des gorges tranchées ; il sentait l’odeur familière du sang, de la bile, de la sueur, de la peur et des excréments expulsés au moment de la mort. Il décocha un coup de pied qui brisa le tibia d’un krul blanc, glissa derrière la créature qui s’effondrait et plongea Curoch dans la gorge d’un autre monstre. Il changea aussitôt de prise et sa lame broya la tête du krul blanc avant qu’il touche le sol. Le jeune homme profita de la mort du monstre et de la brusque apathie des autres pour observer le titan. Celui-ci avait atteint le centre du champ de bataille, quelques centaines de mètres plus loin. Il maniait son gourdin hérissé de piques comme une faux et frappait avec sauvagerie. Kruls et humains étaient catapultés dans les airs ou transpercés par les pointes plus longues que des épées avant d’être projetés au loin. Kylar se jeta dans la mêlée comme un nageur plongeant dans un lac frais par une journée torride. L’ordre de Vi avait rendu le monde d’une netteté parfaite. Il n’avait pas de personnes vulnérables à protéger. Il n’avait pas à ralentir sa progression pour attendre des guerriers engoncés dans une armure. Il n’avait pas à cacher son talent d’escrimeur. Il ne ressentait aucune horreur tandis qu’il tuait et tuait encore. Une sombre créature ressemblant à un taureau haranien se cabra devant lui. Elle essaya de frapper le jeune homme avec ses pattes aussi épaisses que des troncs d’arbre, puis avec ses énormes cornes. Kylar recula et plongea sous la créature qui retombait à quatre pattes. Curoch fendit le ventre du krul sur toute sa longueur avec la facilité d’un peigne qui glisse à travers les cheveux d’une princesse pour la centième fois. C’était magnifique. Le monstre beugla de douleur et ses entrailles se répandirent sur le sol. Kylar était déjà ailleurs pour tuer de nouveau. Il attrapa une pique de la main gauche et plongea au milieu d’un groupe de kruls. Aucun d’entre eux n’eut le temps de lancer un coup de griffe ou de porter un coup d’épée. Le pieu et la lame bourdonnèrent comme des oiseaux-mouches et huit créatures s’effondrèrent. Il ne s’agissait pas de combats, de meurtres ou de boucherie. C’était un ballet. Kylar ne décapitait pas les monstres, sauf s’il avait besoin que le corps s’abatte dans une direction précise. Il était plus simple de sectionner une artère, de trancher un jarret, de frapper en travers du visage pour fendre les deux yeux. Il concentra ses efforts sur les kruls blancs, les ours, les aurochs et les taureaux haraniens… Tout ce qui se trouvait entre lui et le titan. Il arracha l’œil d’un taureau, glissa sur le côté tandis que le monstre cherchait à l’encorner et creva le deuxième. Aveuglée et folle de rage, la créature s’élança vers les lignes des kruls en écrasant plusieurs de ses congénères. Kylar s’aperçut qu’il riait. Lorsqu’il arriva à une cinquantaine de mètres du titan, il para un coup pour la première fois depuis le début de la bataille. Le krul qui l’avait porté était très différent des précédents. La plupart d’entre eux étaient bâtis pour être aussi forts et aussi grands que possible, mais celui-ci avait la taille d’un homme, il avait la corpulence de Kylar et son visage était un ovale inexpressif. La créature était couverte d’une carapace en chitine rouge sang et elle tenait deux épées faites du même matériau organique. Elle avait adopté une garde de combat parfaite. Elle contra les Trois Marguerites avec l’Étal de Garon et le Blottissement de Kiriae avec la Chute de Rochers, mais lorsqu’elle voulut parer le Nœud Mal Serré avec la Rage de Sydie, Curoch s’enfonça dans sa poitrine chitineuse. Kylar la décapita pour ne pas prendre de risques. Il s’aperçut alors que les kruls rouges étaient les seuls à évoluer autour du titan. Lorsque celui-ci brandissait sa massue, ils s’écartaient aussitôt de l’endroit où elle allait s’abattre. Ils formaient treize groupes de treize individus qui allaient et venaient comme une colonie fébrile de fourmis de feu. Entre ces créatures et le titan, le centre de la ligne de front cénarienne était sur le point de céder. Les Lae’knaughtiens, les Cénariens, les renforts ceurans et alitaerans s’étaient concentrés là, mais ils ne tiendraient pas longtemps. Le titan mesurait une quinzaine de mètres de haut et il ne manquait ni d’intelligence ni de vivacité. Si les cavaliers se regroupaient, un seul de ses coups tuait cinq ou six hommes avec leurs montures, s’ils se déployaient, les fourmis de feu se faufilaient dans les brèches et les attaquaient. Le titan souleva un pied pour écraser un cavalier qui chargeait. Les fourmis s’écartèrent aussitôt et Kylar en profita pour s’élancer. Le pied s’abattit et pulvérisa le Lae’knaughtien et son destrier en faisant trembler le sol. Kylar bondit et s’accrocha à l’énorme cheville. Le colosse était vêtu d’une armure formée de gigantesques écailles – Kylar n’osa même pas imaginer de quel animal elles provenaient. Elle était maintenue en place par d’épaisses lanières de cuir et de grosses cordes de chanvre. Le jeune homme grimpa jusqu’à la ceinture du titan, Curoch accrochée dans le dos. Le colosse remarqua la présence de l’intrus et il pivota à la vitesse de l’éclair. Les pieds de Kylar glissèrent et il partit à l’horizontale, se tenant seulement à la force des mains. La réaction était inattendue et certaines fourmis furent broyées avant de pouvoir s’écarter. Le titan essaya d’écraser l’importun, qui fut projeté dans un repli des ailes. Enveloppé dans un cocon de cuir doux et puant, Kylar glissa vers le sol. Il s’accrocha à un os aussi large que sa cuisse qui formait l’armature de l’aile. Il remonta aussi vite que possible et dégaina Curoch lorsque le titan s’aperçut qu’il n’était pas parvenu à se débarrasser de lui. Le jeune homme frappa une, puis deux, puis trois fois. La membrane douce et épaisse comme une main se fendit. Kylar glissa l’épée dans son dos et se faufila dans la fente tandis que les gigantesques ailes du titan se déployaient dans un claquement sec. Le choc assomma presque le jeune homme, qui fut emporté. Le colosse battit des ailes dans l’intention de faire tomber le parasite. Kylar réussit enfin à se glisser à travers le cuir fendu et il bondit dans le dos de la créature. Il s’accrocha à une des énormes pointes qui hérissaient la colonne vertébrale du titan. Celui-ci pivota de nouveau, mais Kylar était hors de son champ de vision. Le monstre fut alors distrait par une attaque lancée par des soldats. Le jeune homme prit appui à la base du dos et remonta de vertèbre en vertèbre sans cesser de surveiller les mouvements du titan. Il n’y avait aucun endroit où s’accrocher afin de porter un coup capable de sectionner la colonne vertébrale et Kylar continua son ascension jusqu’au large gorgerin qui protégeait le cou du monstre. Une touffe de poils métalliques en jaillissait. Kylar s’y agrippa, puis tira son épée pour la planter dans la nuque du géant. La magie crépita à travers les poils métalliques et un choc violent projeta le jeune homme en arrière. Il resta suspendu en l’air, accroché par une main. Il lâcha prise, mais il parvint à agripper le bord du gorgerin. Balancé de droite et de gauche, Kylar frappa le cou du monstre avec frénésie. Une nouvelle décharge de magie jaillit du corps immense sous la forme d’une onde de choc. Le monde sombra dans les ténèbres et Kylar eut l’impression de tourbillonner dans le vide. Il n’y avait rien à quoi se raccrocher, pas la moindre prise. La chute lui serait sans doute fatale, car il allait tomber de plus de dix mètres. Il sentit le souffle de l’air et un vide désagréable au niveau du ventre. Il se prépara à l’impact qui allait suivre. C’était comme dans un rêve, mais il ne se réveilla pas. Il écrasa quelque chose et entendit autant qu’il sentit ses os se briser. Une clavicule, le bras droit, les côtes droites et le pelvis se fracturèrent. Il cligna des yeux jusqu’à ce qu’il recouvre l’usage de la vue. Il était allongé sur le dos. Il avait écrasé une fourmi de feu dans sa chute. Il s’efforça de bouger, mais renonça sur-le-champ. Une vague de douleur le traversa avec une telle violence que des points noirs apparurent devant ses yeux. S’il essayait une fois de plus, il perdrait connaissance. Il était mort. C’était fini. Sa bataille était terminée. Le titan avait reculé de quelques pas en titubant. Une fontaine de sang jaillissait de sa blessure au cou. Kylar avait touché la carotide. Le monstre poussa un hurlement, puis aperçut le jeune homme. Si une émotion passa dans ses yeux de chat noir et argenté, ce fut de la satisfaction. Il fit un pas en avant. Il allait mourir, mais il ne mourrait pas seul : il s’abattrait sur son assassin pour le broyer. Kylar réussit à lever un doigt vers son gigantesque adversaire. Il resta allongé et regarda le ciel. Une petite tache voleta devant ses yeux. Il battit des paupières pour la chasser, sans succès. Très haut, très loin, un oiseau de proie plongea. Il fondit vers le jeune homme à une vitesse vertigineuse malgré des ailes de dix mètres d’envergure. Magnifique ! Je vais me faire écraser par un titan ou par je ne sais quel oiseau monstrueux. Je suis vraiment comblé. Il n’essaya même pas de bouger. Il avait tant d’os brisés que respirer était une véritable torture. Il regarda le titan. Le sang jaillissait toujours de sa blessure au cou. Le géant chancela en avant, les yeux rivés sur Kylar. Un rictus de haine dévoilait ses dents blanches et parfaites. L’oiseau déploya ses ailes au dernier moment et percuta le visage du titan avec une violence incroyable. La tête du colosse partit en arrière et sa nuque se brisa avec un craquement sec. Le monstre s’effondra et écrasa plusieurs lignes de kruls. Kylar était toujours allongé sur le dos. Il aurait voulu faire davantage. Il aurait voulu croire qu’il accomplirait encore de grandes choses, mais il n’était pas naïf. Il avait tué le titan, ce n’était déjà pas si mal. Un ululement monta des lignes ceuranes et les troupes alliées s’élancèrent en avant. Kylar aperçut des hommes et des chevaux bondir au-dessus de lui. Il venait de fermer les yeux lorsqu’il sentit la magie s’insinuer en lui. Une main experte et brutale lui remit les os en place et les reconstruisit à toute vitesse. Quand le flux magique se retira, Kylar se redressa et vomit. Il n’aurait jamais imaginé qu’on puisse guérir des blessures si rapidement, mais qui se serait amusé à infliger une telle torture à un patient ? — Un de ces jours, il faudrait quand même que ce soit toi qui me sauves la vie parce que moi, je commence à en avoir assez. Au fait, je ne t’avais pas demandé de ne pas lâcher ceci ? Bouche bée, Kylar contempla Durzo qui lui tendait Curoch. Son maître portait un énorme sac dans son dos, un sac qui dépassait le sommet de son crâne de plus de un mètre, un sac qui n’était pas un sac. — Oh ! nom de Dieu ! lâcha le jeune homme. Vous ne pouvez quand même pas voler ? Dites-moi que ce n’est pas vrai. Durzo haussa les épaules. — Des os creux, quelques changements au niveau du cœur – et des yeux si tu veux voir quelque chose au moment de plonger –, une répartition précise de la masse corporelle – ça, c’est un sacré bordel à gérer. Tu as intérêt à t’inspirer de la physiologie des dragons. — Des dragons ? Vous n’allez quand même pas me dire que… Kylar se releva. La quantité phénoménale de magie qui avait traversé son corps le faisait encore trembler. — Je ne savais pas qu’on pouvait guérir si vite… Il s’interrompit en regardant les ailes de Durzo rapetisser. La silhouette et les proportions de son maître se modifièrent légèrement. L’ancien pisse-culotte lui avait dit qu’une transformation – même mineure – du visage demandait entre huit et douze heures, mais il avait fait disparaître des ailes de dix mètres d’envergure en quelques secondes. — Incroyable, lâcha le jeune homme. — Tu n’es pas encore prêt à faire ça, dit Durzo avec une pointe d’excuses dans la voix. — Est-ce que vous savez où est Élène ? — Je n’en suis pas sûr, mais je sais où a lieu la fête. Durzo fut sur le point d’ajouter quelque chose, mais il s’interrompit. Toute trace d’amusement avait disparu de son visage. Son apprenti comprit pourquoi une seconde plus tard. Sous leurs pieds, le sol semblait soupirer par à-coups. L’odeur de cadavre devint soudain insoutenable. Le sortilège que Jorsin avait lancé autour de la Brouette Noire venait d’être rompu. Le domaine des morts brisait ses chaînes et respirait enfin. Chapitre 94 L e Roi-dieu Fatum aperçut la lueur qui montait au-dessus des tentes des officiers et son cœur cessa de battre. Jénine. Ils avaient pris Jénine. Il se tenait sur la dernière volée de marches, en face d’un dôme imposant de l’ancien château. Il n’avait jamais vu un bâtiment si grand : ses arches et ses arcs-boutants effleuraient le ciel. Il sentait la présence de Khali – et celle de Neph Dada – à l’intérieur. Dorian était accompagné d’une dizaine de guerriers des hautes terres et de deux cents vürdmeisters. C’était amplement suffisant. La véritable bataille se déroulerait entre lui et Neph. Neph, son ancien tuteur. Neph qui cherchait à s’emparer du trône de Khalidor. Neph qui avait réveillé un titan et les buulgari rouges, les créatures fourmis, les insectes emprisonnés avec le colosse. Mais le vieux vürdmeister n’était pas le seul à convoiter le trône de Khalidor. La veille, Moburu avait lancé une attaque contre l’armée de Fatum et sacrifié la plus grande partie de ses troupes dans la seule intention d’atteindre la Brouette Noire. Dorian le vit sortir d’un tunnel qui s’étendait sous la ville. Il était accompagné d’un férali. De l’escalier où il se tenait, le Roi-dieu avait une vue détaillée du nord et de l’est du château. Au nord, il aperçut la petite compagnie cénarienne qui traversait le domaine des morts en direction de l’est. Elle cherchait à rejoindre Logan Gyre qui menait lui-même son armée à la bataille. Les troupes de Moburu ne comptaient plus que quelques centaines d’hommes et elles se heurteraient à celles du roi cénarien avant que les ravisseurs de Jénine atteignent leur but. Sans le férali, les Cénariens n’auraient eu aucun mal à massacrer les soldats de Moburu, mais là… Eh bien ! tout allait dépendre du talent des magae de Logan. Quoi qu’il arrive, l’affrontement laisserait à Fatum le temps de pénétrer dans le château, de récupérer Khali et de priver Neph de son vir. Dépossédés de leurs pouvoirs, Neph et Moburu ne présenteraient plus le moindre danger et l’armée de kruls serait enfin unifiée. Fatum avait commis des erreurs, mais tout n’était pas perdu. Il s’apprêtait à se tourner vers le château lorsqu’il vit les hommes de Moburu changer de direction et se précipiter vers le détachement de soldats qui avait enlevé Jénine. Son cœur accéléra. Il avait assisté à cette scène au cours d’une vision. Le férali allait massacrer les ravisseurs et son demi-frère allait capturer sa bien-aimée. Fatum se souvenait parfaitement : Moburu tenait Jénine ; il avait les yeux exorbités ; il avait tissé un sort sur sa prisonnière, un sort qui lui broierait le crâne s’il le déclenchait. La jeune fille était perdue. Fatum vit sa tête exploser et son cerveau gicler par les interstices du sortilège. Il cligna des yeux. Même s’il parvenait à la sauver, son mariage était condamné. Les Cénariens l’avaient enlevée. Ils avaient dû lui apprendre que Logan était en vie. Si Fatum lui portait secours sous les yeux de son véritable mari, lui en serait-elle reconnaissante ? Dans le château, il avait au moins une chance de trouver le pouvoir. Khali lui apporterait la magie, la richesse, le bien-être et la satisfaction de tous les plaisirs charnels. Il découvrirait des choses oubliées de tous, des sortilèges que seule une déesse pouvait enseigner. Il aurait tout ce qu’il pouvait souhaiter à l’exception de l’amitié, de la camaraderie, de l’amour… Mais à quoi bon ces sentiments s’il sombrait dans la folie et devenait incapable de les apprécier ? Le pouvoir était son héritage et on essayait de l’en priver depuis le jour de sa naissance. Il avait tout sacrifié pour être là en ce jour. Que deviendrait son harem s’il renonçait au trône ? Il avait offert à ces femmes une vie décente, une vie meilleure que tout ce qu’elles pouvaient imaginer. En outre, il ne pouvait plus se passer du vir. Il l’avait rejeté dans sa jeunesse et cela avait failli le tuer. Il était incapable d’affronter cette épreuve une fois de plus. De toute façon, il avait perdu Jénine. Et puis, il mourait d’envie d’écraser Neph Dada, de lui apprendre enfin qui était le maître et qui était l’élève, de lui faire payer les cruautés que le vürdmeister lui avait infligées pendant son enfance. Fatum se tourna pour entrer dans le château. — Dorian ? cria un homme à mi-hauteur de la colline. Dorian ? Solon avait arrêté son destrier marron à l’intersection de deux rues pavées, une cinquantaine de mètres plus loin. Il devait être suivi de soldats, car il fit un geste de la main comme pour leur ordonner de faire halte. — Dorian ! Mon Dieu ! je suis si content de te voir ! Je croyais que tu étais mort. Le Roi-dieu Fatum portait la cape blanche et les lourdes chaînes en or de sa charge. Le vir assombrissait sa peau, mais Solon fit semblant de ne pas le remarquer. Le Séthi s’approcha à cheval. Il n’avait pas invoqué son Don, il ne portait pas d’armes et il ne faisait aucun geste menaçant. Il se comportait comme s’il approchait un animal sauvage. — C’est toi, Dorian. Il prononça ce prénom comme un puissant sortilège capable de ressusciter un mort. C’était d’ailleurs ce qu’il faisait. Au cours de ces derniers mois, Dorian avait vécu dans le luxe et tous ses désirs avaient été assouvis, mais il avait aussi vécu comme un homme traqué. Il n’avait jamais connu le moindre repos, seulement des périodes de léthargie. Il n’avait jamais ressenti de communion, même avec Jénine. Les deux cents vürdmeisters s’agitèrent tandis que Solon approchait. Ils sentaient la puissance de son Don sous la forme d’un effluve pestilentiel qui irritait également les narines de Fatum. Le Roi-dieu détestait cette odeur de lumière, de propre, de transparence et d’éclat mortifiant. Les vürdmeisters n’attaqueraient cependant pas sans un ordre de leur maître. Le Séthi ne leur prêta même pas attention. Ce type avait toujours eu du courage à revendre. — Dorian, Dorian. Dix ans plus tôt – ou était-ce douze ? –, Dorian avait fait une prophétie concernant Solon. Elle s’achevait sur ces mots : « Le Nord brisé, ton corps brisé, se reforme d’un mot d’un seul. » Ce prétentiard voulait-il lui faire croire que ce mot unique était « Dorian » ? Essayait-il de retourner la prophétie contre le prophète ? Solon affichait ce petit sourire narquois que Dorian connaissait si bien. Un immense éclat de rire jaillit de la gorge de Fatum, mais se transforma aussitôt en sanglot. Dorian se demanda s’il n’était pas devenu fou. Il regarda en bas de la colline. Moburu et ses hommes avaient rejoint les ravisseurs de Jénine. Le férali s’enfonçait dans les lignes cénariennes suivi par un nuage de poussière noire ; il déchiquetait ses adversaires et plaquait leurs corps contre le sien pour grandir toujours plus. À l’intérieur du château, Neph s’affairait pour donner un corps à Khali. S’il y parvenait, la déesse réduirait Midcyru – et peut-être le monde entier – en esclavage. Elle asservirait et détruirait tous les êtres vivants. Désincarnée, elle avait transformé Khalidor en un creuset infâme soumis à une culture fondée sur la haine et sur la peur. Que ferait-elle lorsqu’elle aurait un corps ? Dorian devait absolument l’arrêter. Le Roi-dieu Fatum pouvait se charger de Neph. Il le connaissait, il savait comment il se battrait. Jénine était un détail qui le détournait de son but. Dorian était trop important et ses pouvoirs étaient trop précieux pour qu’il se laisse distraire par une femme. La véritable bataille – la bataille qui déciderait de l’avenir de plusieurs nations et peut-être même de celui de Midcyru – était sur le point de commencer. Il allait entrer dans le château en jouant une dernière fois le rôle du Roi-dieu Fatum. Il invoquerait le vir et briserait les espoirs de Neph. Il détruirait l’œuvre de Khali, puis il mourrait. Il aurait au moins accompli sa mission. Si on lui refusait une vie agréable, il revendiquait au moins une mort honorable. De toute façon, il avait perdu Jénine. — Dorian, dit Solon. Dorian, reviens. Le Roi-dieu Fatum avait perdu Jénine. Dorian avait perdu Jénine. En était-il certain ? Assez ! Cette tentation était celle qui l’avait leurré des centaines de fois : quelques crimes ne représentaient pas grand-chose s’ils permettaient de construire un avenir glorieux et radieux. Pour changer le destin d’une nation, pour remédier aux abominations de Garoth Ursuul, Dorian avait conservé un harem, invoqué des kruls, massacré des enfants, violé des jeunes filles et déclenché une guerre. Il avait commis la plupart des crimes pour lesquels il avait haï son père, et en quelques mois seulement. En vérité, il voulait la renommée sans avoir à emprunter le dur chemin qui y menait. Et il s’apprêtait à succomber à ce travers une fois de plus. Il comprit pourquoi il n’avait pas hésité à sacrifier son Don de prophétie à Vents Hurlants : il avait vu ce qu’il allait devenir. — Entrez et tuez l’usurpateur, ordonna le Roi-dieu Fatum en se tournant vers ses vürdmeisters. Je vous rejoindrai dans un instant. Les sorciers pénétrèrent aussitôt dans le château. Il était même possible qu’ils lui obéissent. C’était sans importance. S’ils étaient restés là, ils auraient peut-être essayé de l’arrêter. — Vous aussi, dit-il à ses gardes. Les guerriers des hautes terres suivirent les meisters. Dorian sentit son estomac se retourner lorsqu’il invoqua son Don désormais insignifiant. Il prépara le sort sans s’accorder le temps de penser. Il connaissait ces trames, il les avait tissées une fois dans sa jeunesse. C’était sans doute insuffisant, c’était sans doute trop tard. Comment pouvait-il réparer les crimes qu’il avait commis ? Il ne lui restait plus qu’à tuer Neph Dada et à mourir. Non, il écoutait encore cette voix à laquelle il avait cédé si souvent. Chaque fois qu’il avait songé à la tentation, il y avait succombé. Il était temps d’agir. Il était temps de faire le bien sans se préoccuper de savoir si on lui en serait reconnaissant, sans se préoccuper de savoir s’il réussirait. Il inspira un grand coup et, avec tout le Don qu’il parvint à invoquer, il extirpa le vir de ses entrailles. Une partie de son Don fut arrachée tandis qu’il tranchait au plus profond de lui-même. Il coupa tant de liens qu’il comprit qu’il ne contrôlerait plus jamais son talent de prophète. La folie qu’il craignait et combattait depuis si longtemps allait s’emparer de lui, une fois pour toutes. Au bord de la nausée, Dorian arracha enfin sa cape blanche et ses chaînes en or, symboles de la charge de Roi-dieu. — Solon, mon ami, dit-il en respirant à grands coups. Chevauche la magie avec moi. Vite ! La folie approche. Chapitre 95 L ogan aurait été incapable de dire comment se déroulait la bataille. Lorsqu’il avait aperçu la boule de lumière annonçant le sauvetage de Jénine, il s’était efforcé de rejoindre l’unité placée sous le commandement d’Otaru Tomaki sur le flanc est de la colline, en contrebas du château. Peu après, des signaux étaient montés des lignes arrière pour réclamer des renforts, mais Logan n’en avait cure. Au pied de la colline du gigantesque château, l’expédition envoyée pour sauver sa femme se battait contre plusieurs centaines de Khalidoriens. À cet endroit, le sol était couvert de poussière sombre, vestige de la Brouette Noire. Elle était retombée très vite, mais l’affrontement et l’approche des cavaliers de Logan avaient soulevé un nouveau nuage noir. Il était désormais difficile de distinguer la bataille. La couche de poussière était encore épaisse de quinze centimètres et Logan n’osa pas lancer ses hommes au grand galop. Si cette neige noire dissimulait des chausse-trappes, les cavaliers rouleraient à terre et seraient piétinés par les montures de leurs camarades. Logan et son avant-garde n’étaient plus qu’à une cinquantaine de mètres des premiers combattants lorsque le jeune roi distingua une silhouette imposante à travers le nuage noir. Elle rappelait vaguement celle d’un ours et des hommes hurlants étaient accrochés à son corps. — Halte ! Halte ! hurla Logan. Un férali ! Il fit tourner son destrier vers la gauche et une horde de Khalidoriens apparut devant lui. Les guerriers fuyaient à toutes jambes pour échapper au monstre. Ils étaient pris de panique et ne s’attendaient pas à voir surgir une unité de cavalerie devant eux. L’avant-garde de Logan s’enfonça dans leurs rangs et le destrier du jeune roi écrasa six hommes avant d’être ralenti et arrêté par la masse compacte des guerriers. Un gigantesque bras à la peau ridée de petites gueules béantes passa devant la tête de Logan et frôla son casque avec un grincement aigu tandis que des dents minuscules s’efforçaient de mordre le métal. Le jeune homme ne vit pas le reste de la créature. Il ne distingua qu’une forme noire dans la pénombre du nuage de poussière. Il faillit tomber lorsqu’un cheval percuta le sien. Son destrier partit en avant et les guerriers des hautes terres furent incapables de résister à la poussée. L’animal les piétina ou leur arracha le visage à coups de dents. Une boule de magefeu passa en sifflant et s’écrasa sans dommage sur le cuir du férali. Les magae ne savaient pas à quel genre d’adversaire elles avaient affaire. De nouveaux cris montèrent alors que les cavaliers se précipitaient vers le monstre. Logan se retrouva coincé entre la monture de Grincedent et celle de Vi. La robe écarlate de la jeune femme brillait de l’intérieur tandis qu’elle décochait des rafales de boules de feu grosses comme le poing vers les Khalidoriens massés devant elle ou vers le férali. — Ça ne lui fait rien du tout ! lança-t-elle. Le monstre s’accroupit soudain et disparut dans le sol. — Et merde ! s’exclama Logan. Il avait déjà assisté à une telle manœuvre. Le férali ne cherchait pas à fuir ou à se cacher, il réorganisait son corps de manière à y inclure la chair qu’il avait récoltée. Sous la pression de leurs camarades, les cavaliers de Logan continuaient à avancer vers l’endroit où le monstre avait disparu. Le férali jaillit du sol. Des hommes et des chevaux furent projetés dans les airs et retombèrent en écrasant sans distinction guerriers khalidoriens et cavaliers cénariens. — Éparpillez-vous ! Éparpillez-vous ! cria Logan. Vi lança une boule de lumière pour répercuter l’ordre, mais le jeune homme songea qu’une centaine de soldats à peine avaient dû remarquer le signal. À cet instant, il aperçut une ondulation magique aussi diffuse qu’un nuage passer au-dessus de sa tête. Le flux frappa le sol avec un claquement sec et, sur un carré de trente mètres de côté, la poussière retomba et ne bougea plus. L’air devint limpide. Logan regarda en haut de la colline et vit le mage qui avait lancé le sort : Solon Tofusin, l’homme qu’il avait cru connaître pendant dix ans. Le Séthi se tenait sur un promontoire en compagnie d’un inconnu aux cheveux noirs, un mage crépitant de magie qui tissait une dizaine de trames. Logan se reconcentra sur la bataille. Il s’aperçut que ses hommes et lui étaient coincés dans ce qui avait jadis été un jardin. Il y avait des murs de deux côtés et c’était vers un de ces murs que Logan avait essayé de se replier. Le férali avait abandonné ses jambes et se tenait immobile au centre de l’espace dégagé. Ses six bras ramassaient les hommes et les chevaux qui gisaient autour de lui. Si la disparition du nuage profitait à Logan et à ses soldats, elle profitait tout autant à la créature. — Que les 2e, 3e et 4e bataillons contournent le monstre ! cria Logan. Vi lança une boule de lumière pour transmettre l’ordre, mais une armée manœuvrait avec lenteur. Le quatrième bataillon arriverait peut-être à temps pour couper toute retraite aux Khalidoriens, mais rien ne pourrait sauver les mille hommes prisonniers dans ce jardin. Vi attaqua le férali de nouveau, mais, cette fois-ci, elle lança un chapelet de sphères lumineuses vers les yeux de la créature. Elle n’essaya pas de le blesser, mais de l’aveugler, de le distraire, de ralentir le massacre. En quelques instants, une dizaine de magae l’imitèrent et des flots de lumière se précipitèrent vers l’énorme masse hérissée de pointes. La créature resta paralysée pendant quelques secondes, puis elle ramassa un destrier du côté khalidorien – du côté où elle n’était pas aveuglée par les boules lumineuses – et le lança en direction d’une maja. La femme et cinq de ses camarades furent écrasées par le corps de l’animal. Le monstre tendit un bras. Des dizaines d’épées et de pieux émergèrent de la chair bouillonnante et se dirigèrent vers la main. Le férali les projeta vers une autre sœur. Logan tendit le cou en espérant que les combattants se seraient éparpillés et qu’il serait plus facile de manœuvrer. Il fut déçu. — Jénine ! cria quelqu’un sur un ton désespéré. Il s’agissait du mage qui était sur le promontoire avec Solon. Il avait les bras écartés et il tenait des trames complexes. Logan se demanda pendant un bref instant pourquoi il les voyait alors qu’il n’avait jamais perçu la magie. L’inconnu joignit les mains et comprima les trames en une pelote. Le fil magique se déroula et se colla au cuir du monstre. Comment cela était-il possible ? Les féralis étaient pourtant invulnérables à la magie. La créature attrapa un autre cheval du côté khalidorien. Une femme était encore accrochée à la selle. La malheureuse essaya de se dégager, mais les doigts du monstre s’étaient refermés sur sa robe. Jénine ! Le cœur de Logan bondit dans sa poitrine. Il ne pouvait rien faire pour secourir sa femme. Sur le promontoire, l’inconnu cria de nouveau tandis que la cordelette magique qui le reliait au férali se tendait. Il la tira d’un coup sec en poussant un hurlement aigu. Le cheval tomba de la main du férali et Logan perdit Jénine de vue. La chair grisâtre du monstre brilla, puis s’évapora dans des volutes noires. La créature s’affaissa dans un sifflement de gaz sous pression. Elle mourut et vola en éclats alors que les réseaux magiques qui maintenaient son unité physique s’amalgamaient en un nœud fordaéien. Logan éperonna sa monture avant que le dernier bras de la créature ait le temps de toucher le sol. Il traversa des monceaux d’entrailles puantes et percuta les premiers Khalidoriens qui l’empêchaient d’approcher de Jénine. Le jeune roi entraperçut le 4e bataillon qui prenait position à l’extrémité nord de l’ancien jardin. Un Ladéshien et une vingtaine d’hommes mirent pied à terre et se dirigèrent vers une terrasse en pierre surélevée. Celle-ci était en parfait état, mais la maison devant laquelle elle s’étendait était en ruine. De cette position, il était possible d’observer le jardin tout entier. Le Ladéshien leva les bras et un pilier de flammes jaillit vers les cieux. Il se dissipa avec lenteur tandis qu’une silhouette de dragon se dessinait autour du Ladéshien. — Regardez ! lança Moburu. Le Haut Roi est parmi vous ! Roi Gyre, approche et soumets-toi ! Moburu ne disposait plus que de la vingtaine d’hommes qui l’encadraient. Logan grimpa en courant les marches qui conduisaient à la terrasse. Il aperçut Jénine au moment où il arrivait au sommet. Sa belle robe en velours était déchirée, sale et maculée de poussière noire, mais la jeune fille semblait indemne. Elle avait les bras immobilisés le long du corps et un sortilège avait été placé sur sa tête et son cou. Des mâchoires magiques étaient prêtes à lui écraser le crâne. Seule une faible trame les empêchait de se refermer complètement. Une faible trame que Moburu contrôlait. Si celui-ci était tué, les crocs broieraient la tête de Jénine. Logan ne se demanda pas pourquoi il savait tout cela. Il le savait, c’était tout. En apercevant sa femme, le jeune homme fut submergé par une vague de sentiments trop puissante pour être décrite par des mots. Il avait abandonné tout espoir et il eut le souffle coupé en la voyant en vie. Personne ne la lui prendrait une seconde fois. Personne ne lui ferait plus le moindre mal. Logan leva la main pour empêcher ses hommes d’attaquer Moburu. Le Ladéshien délirait : — C’est écrit : « Il a traversé l’Enfer et les eaux d’en dessous avant de s’élever, Marqué du sceau de la mort, Marqué du regard du dragon de lune, Dans l’ombre de la mort de la brouette Du dernier espoir de l’homme il se dresse Et le feu salue sa naissance. » » J’affirme que la prophétie s’est accomplie et sous vos yeux. Moi, Moburu Ursuul, fils du Nord, légitime Roi-dieu de Khalidor, me dresse aujourd’hui pour revendiquer mon trône. Prétendant, je te défie. Nous allons jouer ta couronne contre la mienne. (Et il ajouta plus bas :) Ainsi que la vie de cette fille. — Soit, répliqua aussitôt Logan. Confie le sortilège qui la menace à un de tes sorciers. — Quoi ? s’exclama Vi. Votre Majesté, il est à notre merci ! Il est acculé ! — Que personne ne se mêle de notre affrontement ! lança Moburu. — D’accord, lâcha Logan. — D’accord, répéta Moburu en confiant la trame des crocs acérés au vürdmeister qui se tenait à sa gauche. Logan se débarrassa de son casque et récupéra la couronne fixée dessus. Il la lança au sorcier qui gardait la trame de Moburu. — Jénine, dit-il en croisant les yeux écarquillés de la jeune fille, je t’aime. Je ne les laisserai pas t’enlever de nouveau. La bataille avait pris fin. Les Khalidoriens avaient été massacrés jusqu’au dernier. — Je suis né il y a vingt-deux ans, le jour indiqué par la prophétie, hurla Moburu, les yeux brillants. (Il leva le bras droit et exhiba un tatouage vert et scintillant en forme de dragon.) Préparez-vous à accueillir le Haut Roi ! — Logan, dit Vi, c’est de la folie furieuse ! Cet homme est un vürdmeister ! Vous ne pourrez pas le vaincre ! Le jeune roi croisa de nouveau le regard de Jénine. — Joli tatouage, dit-il à Moburu. Il tira son épée. Il sentit que son bras droit le brûlait. Il baissa les yeux. La forme verte incrustée dans sa chair s’étalait maintenant sur sa cotte de mailles. Elle brillait comme les yeux du dragon de lune et Logan vit un éclair de peur dans le regard de Moburu. Puis le Ladéshien invoqua son vir et d’épaisses vrilles noires couvrirent son visage. Il tendit la main et une boule de magie se précipita vers Logan. Quelque chose émergea alors du bras du jeune roi et para le projectile. Logan entraperçut un déferlement d’écailles et les yeux verts et brillants du dragon de lune. Il eut l’impression que la créature tout entière jaillissait de son bras pour se précipiter en avant. Sa gueule se referma sur le crâne de Moburu et le dragon de lune disparut. Le Ladéshien resta immobile. Logan se demanda s’il n’avait pas été victime d’une hallucination ou d’une illusion, car, à première vue, son adversaire n’avait pas été blessé. À cet instant, le vir qui couvrait la peau du Ladéshien vola en éclats. Logan frappa avec la force du dragon. Sa lame s’abattit au sommet du crâne et fendit Moburu en deux. Vi bondit sur le vürdmeister qui détenait la trame des mâchoires avant que les deux moitiés de corps touchent le sol. Le sorcier leva les mains avec lenteur, imité par les Khalidoriens, les Lodricariens et les barbares présents sur la terrasse. Le sortilège menaçant Jénine se dissipa. Les Khalidoriens tombèrent à genoux et contemplèrent Logan avec une expression qui ressemblait un peu trop à de l’adoration. — Maîtresse de Guerre ! La voix brisa le silence qui planait sur le jardin. C’était celle du mage inconnu qui avait tué le férali. Il avait les yeux dans le vague et Logan, qui avait un nez délicat, remarqua qu’il dégageait une odeur étrange. L’homme éclata soudain de rire, puis se tut et reprit la parole d’un air sombre. — Maîtresse de Guerre, on a besoin de vous dans le hall des vents ! Venez vite ou Midcyru est perdu ! (Il se tourna vers Logan.) Haut Roi, rassemblez tous les hommes que vous ne voulez pas voir morts à la tombée de la nuit ! Jénine contemplait le dément avec des yeux horrifiés. — Qui est cet homme ? demanda Logan. Haut Roi ? Le mage tenait de lourdes chaînes en or. Il descendit sur la terrasse et parut soudain se demander ce qu’il faisait là. — Dorian, dit Jénine. Dieux ! qu’avez-vous fait ? — Je l’ai perdue. Elle n’est pas perdue, mais je l’ai perdue, marmonna Dorian. — C’est un prophète, déclara Solon qui avait suivi son ami. Il dit la vérité. Le temps presse, Votre Altesse. Nous devons partir ! Jénine pleurait. Logan la prit dans ses bras sans connaître la raison de son chagrin. Le sol trembla et un roulement de tonnerre résonna au-dessus de la plaine. La terre grondait. Solon proféra un chapelet d’injures. — Neph a réussi ! Qu’il soit maudit ! Il a brisé le sortilège de Jorsin Alkestes. Solon contemplait la poussière noire qui recouvrait tout à des kilomètres à la ronde. Elle s’était soudain épaissie et transformée en une fine couche de boue. Logan se tourna vers le roi séthi. — Vous vous portez garant de cet individu ? demanda-t-il. Vous êtes prêt à jouer la vie de soixante mille hommes sur ses paroles ? — De soixante mille et de bien plus, répondit Solon. Dorian sanglotait. Solon lui prit les chaînes en or des mains et les posa sur les épaules de Logan. Le jeune roi se tourna vers Vi. — Envoyez des signaux. Tous nos hommes doivent se rassembler sur-le-champ devant le château. Ensuite, rejoignez-moi et ne traînez pas en route. Chapitre 96 K ylar et Durzo étaient couverts de sang. Ils se dirigèrent vers le hall des vents et tirèrent leur épée comme un seul homme avant de s’arrêter devant une porte en bois de rose. — Vous êtes prêt ? demanda Kylar. — C’est maintenant que ça va craindre, dit Durzo. — Du calme. J’ai déjà tué quatre vürdmeisters d’un coup, non ? remarqua Kylar avec un sourire mauvais. — Ouais, mais il y en a deux cents là-dedans. — C’est exact, reconnut Kylar. — Bon ! on zigouille les guerriers qui gardent la porte en moins de cinq secondes. Ensuite, tu attires l’attention des vürdmeisters et je m’occupe de Neph Dada. (Durzo haussa les épaules.) Ça peut marcher. — J’en doute, dit Kylar en tapotant son maître dans le dos. Une lumière tamisée apparut à la pointe de Curoch. Kylar ouvrit la porte à toute volée et Durzo se précipita à l’intérieur. Quatre guerriers des hautes terres leur tournaient le dos. Deux secondes plus tard, ils étaient morts. Durzo tua les deux qui lui revenaient et prit le temps de regarder ce que tout le monde contemplait. Le hall des vents était une vaste salle circulaire surmontée d’un dôme que ne supportait aucun pilier intérieur. Le plafond et les parois étaient imprégnés de magie. À l’est, le mur avait disparu et on voyait les soldats de Logan affronter le férali. Au sud, on pouvait observer le reste du champ de bataille, mais une fissure partant du sommet du dôme mettait fin à la scène. Du sud à l’ouest, le soleil se levait sur la cité animée qui s’était jadis dressée là. C’était l’été et des navires descendaient ou remontaient le fleuve. La taille de la ville dépassait l’imagination et les collines en terrasses formaient une mosaïque de jardins où poussaient mille espèces de fleur. Après une autre fissure, on pouvait admirer un ciel nocturne où une demi-lune brillait assez fort pour projeter des ombres. Une tempête faisait rage sur un pan étroit du dôme ; une pluie torrentielle s’abattait tandis que des éclairs déchiraient la nuit. Les autres sections étaient sombres. La magie s’était dissipée et il ne restait plus que la pierre nue. Mais ce n’était pas ces spectacles merveilleux qui accaparaient l’attention des vürdmeisters et des guerriers des hautes terres. Au milieu de la salle, les sorciers s’étaient rangés en cercles concentriques autour de Neph Dada qui tenait un sceptre fin. Recroquevillé à ses pieds, Tenser Ursuul bavait en serrant une espèce de poupée en cuir ridé. Tous les vürdmeisters avaient invoqué leur vir et tous étaient liés à Neph Dada qui se trouvait au centre d’une énorme toile magique. D’épaisses bandes de différentes couleurs s’enfonçaient dans le sol. Neph manipulait le vir de deux cents vürdmeisters et le treillis magique s’étendait sans cesse. Iures s’agitait entre ses mains et changeait de forme si vite que l’œil n’arrivait plus à suivre ses transformations. Il tissait la toile, agrandissait certaines parties et en réunissait d’autres. Kylar et Durzo n’hésitèrent pas un seul instant. Le premier courut le long du premier cercle de sorciers en tendant son épée à hauteur du cou, comme un enfant qui fait racler un bâton contre une grille. Mais ce bâton-là trancha la gorge de vingt vürdmeisters. Des cris d’avertissement montèrent enfin et le jeune homme bondit à trois mètres de haut avant de disparaître dans une explosion de lumière. Durzo se précipita vers Neph Dada. Il remonta une allée et passa entre plusieurs dizaines de sorciers psalmodiant. Il était à moins de dix mètres de sa cible lorsque Neph leva une main. Des bandes magiques s’enroulèrent autour de Durzo et l’immobilisèrent sur-le-champ. L’ancien pisse-culotte ne sentit même pas le contrecoup de son arrêt brutal. Neph tendit la main de nouveau et l’air se solidifia pour former un mur qui isola Kylar et une vingtaine de vürdmeisters du reste du hall. Le jeune homme se précipita sur les sorciers. Ceux-ci, toujours reliés à Neph Dada, n’esquissèrent même pas un mouvement de défense. Ils moururent en l’espace de quelques secondes. Neph projeta sa magie pour saisir Kylar, mais celui-ci était trop rapide et le vieillard abandonna après quelques tentatives infructueuses. Il érigea trois murailles supplémentaires pour former une grande cage et ne prêta plus attention au jeune homme. Le vürdmeister se concentra sur Iures qu’il tenait de la main gauche et reprit ses incantations. Le sceptre se transforma en Châtiment. Le vieillard passa ses doigts tachés par l’âge dans les cheveux de Tenser et lui trancha la gorge. Un jet de sang éclaboussa la poupée en cuir. Il bouillonna et siffla comme s’il était tombé sur une plaque en métal brûlant. Tenser bascula en avant et mourut tandis que la magie refluait. Un nouveau soupir fit trembler la terre. — C’est terminé, déclara Neph Dada. Les incantations de Jorsin Alkestes ont toutes été brisées. Khali arrive. Il relâcha le vir des deux cents vürdmeisters et fut secoué par une quinte de toux. Lorsqu’elle cessa, il se tourna vers Durzo et le libéra de ses entraves magiques d’un simple geste. — Vous devez être Durzo Blint, ou peut-être devrais-je dire le prince Acaelus Gassant ? Vous êtes surpris ? Je crains que la confrérie de la Deuxième Aube fasse preuve d’un certain laxisme en ce qui concerne le recrutement de ses membres. Je sais tout de vous, Durzo Blint. Je sais même que vous avez décidé de vous séparer du ka’kari noir – grosse erreur. — Ça semblait une bonne idée sur le coup, dit Durzo en restant en garde. Bon ! on y va oui ou non ? — Non, répondit Neph. (Il se tourna vers Kylar et le salua d’un air moqueur.) Heureux de faire votre connaissance, Kylar Stern, ka’karifeur et tueur de dieux. Vous n’utilisez pas le ka’kari noir ? Pourquoi donc ? — Je l’ai perdu aux cartes, lâcha Kylar. — Vous n’êtes pas très bon menteur, n’est-ce pas ? Lorsque le possesseur se sépare volontairement de son ka’kari, celui-ci doit accepter de servir un nouveau maître. Sinon, il faut le contraindre à obéir et cela prend du temps. Je suis un vieil homme et j’aimerais fusionner avec le ka’kari noir aussi vite que possible, mais je peux le récupérer sur votre cadavre si besoin est. Si vous ne me le donnez pas, je tuerai votre maître. Et si la confrérie a vu juste, il ne reviendra pas à la vie cette fois-ci. Kylar grimaça. — Mon maître sait que certains sacrifices sont nécessaires. Neph se tourna vers l’ancien pisse-culotte. — Dans ce cas… Un éclair magique jaillit de la poitrine de Durzo. Neph l’avait frappé dans le dos. L’arme disparut et le pisse-culotte vacilla. — Un coup peu honorable, lâcha-t-il alors que ses jambes fléchissaient. — Et qu’est-ce qui serait honorable ? Qu’un homme de quatre-vingt-dix ans vous affronte l’épée à la main ? Durzo ne répondit pas. Il était déjà mort. Kylar ouvrit la bouche pour crier, mais il resta silencieux et regarda le cadavre de son maître d’un air incrédule. Il n’aurait pas été plus surpris en voyant le soleil se lever à midi. Durzo n’était plus immortel, mais il ne pouvait pas disparaître maintenant, pas si facilement, pas sans se battre. Neph se retourna vers le jeune homme. — Je vous laisse une seconde chance. Donnez-moi le ka’kari noir. Je ne demande rien de plus. Je vous abandonnerai ensuite à Khali. Vous parviendrez peut-être à vous échapper. Kylar se redressa, fit rouler ses épaules et détendit ses muscles avant de passer à l’action. — Votre proposition est alléchante, mais trois problèmes se présentent. (Il sourit.) D’abord, je ne suis pas Kylar. Il éclata de rire et ses traits se transformèrent pour prendre l’apparence d’un visage plus étroit, grêlé et encadré par une fine barbe blonde. Durzo Blint. — Ensuite, il se trouve que ce cadavre n’est pas celui de Durzo. — Quoi ? — Et enfin, je voudrais bien qu’une certaine personne se décide à se bouger le cul… Il se racla la gorge. Neph se retourna, mais trop tard. Le cadavre s’était relevé avec souplesse. Kylar. Des boucliers surgirent tout autour du vürdmeister. Le jeune homme avait la peau couverte d’une pellicule noire et métallique. Son visage était caché derrière le masque du Jugement. Curoch jaillit de ses poings sous la forme de griffes chauffées à blanc. Il frappa. Les boucliers magiques explosèrent comme des bulles de savon et huit pointes ensanglantées ressortirent de part et d’autre de la colonne vertébrale de Neph Dada. — Et enfin, il se trouve que je ne suis pas mort, dit Kylar en soulevant le vürdmeister. Puis-je en profiter pour vous présenter Curoch ? — Ah ! merde ! s’exclama Durzo. Ça fait quatre problèmes et non pas trois. Neph Dada poussa un hurlement et agita les bras avec frénésie. Le vir se pressa contre sa peau qui devint entièrement noire. Le vürdmeister hurla et hurla encore tandis que des vagues de lumière blanche remontaient tous les canaux du vir. Kylar rugit et croisa les bras, coupant du même coup le sorcier en deux. Les murs qui emprisonnaient Durzo se volatilisèrent et le silence retomba dans le hall des vents. Kylar glissa Curoch dans son dos, puis ramassa Iures avec précaution. Il lança le sceptre à Durzo. — Vous auriez pu me laisser quelques secondes de plus. Vous m’avez appris à guérir rapidement il y a moins de dix minutes. Et si je n’avais pas réussi à me soigner du premier coup ? Durzo sourit. Le fils de pute. Une secousse ébranla la terre. Kylar observa le dôme, plus de trente mètres au-dessus de sa tête. Il tremblait, mais pas en même temps que le sol. Le jeune homme regarda à ses pieds et découvrit le portail par lequel Neph Dada avait puisé le pouvoir qu’il manipulait grâce à Iures. Il s’agissait d’une vieille poupée en cuir craquelé et jauni avec des gemmes cousues sur le corps. Un horrible crâne mou, desséché et chauve faisait office de tête. La bouche esquissait un vague sourire. Aucun doute n’était possible. Cette horreur était Khali. Kylar tira Curoch et planta la pointe de la lame dans la poupée. Une dizaine de vürdmeisters poussèrent des hurlements, mais rien d’autre ne se passa. On entendit un sifflement semblable à celui d’une marmite sous pression et le sol trembla sous la poupée et sous Curoch. Kylar bondit en arrière tandis que les dalles se soulevaient comme le couvercle d’un cercueil. Une femme était allongée dans une espèce de tombe. Ses longs cheveux blonds formaient de petites tresses et des bouclettes soignées ; ses yeux surmontés de grands cils étaient clos ; ses joues étaient rouges, ses lèvres roses et pulpeuses, sa peau d’une blancheur d’albâtre. Malgré les détails familiers – une fossette, la courbe du cou –, Kylar ne parvenait pas à accepter la réalité. Elle était vêtue d’une robe de soie blanche, moulante et laissant probablement le dos nu. Élène n’aurait jamais porté une tenue si provocante. Élène. Kylar recula en titubant. — Élène ! Les lèvres de la jeune femme dessinèrent un sourire et sa poitrine se souleva tandis qu’elle inspirait. Ses ravissants yeux bruns s’ouvrirent et Kylar sentit ses genoux trembler. Élène tendit la main avec majesté et, lorsqu’il la prit, la jeune femme se leva presque comme par magie. Chacun de ses mouvements était l’incarnation même de la grâce. — Tes… Tes cicatrices ont disparu, bredouilla Kylar. — Je ne supporte pas la laideur. Je veux être éblouissante pour toi, dit Élène. (Elle sourit et devint plus belle que la plus belle des déesses.) Kylar, j’ai besoin de Curoch. Il contempla son visage radieux et resta décontenancé. À travers le ka’kari, la jeune femme avait toutes les apparences d’un archimage : une puissante aura de magie tourbillonnait autour d’elle. Mais Élène n’avait pas le Don. Comment était-ce possible ? Kylar sentit son cœur se figer. Les portes du hall des vents s’ouvrirent avec fracas, mais il n’entendit qu’un bruit étouffé. Il tomba à genoux. — Kylar ! Non ! hurla Vi. Kylar observa les portes grandes ouvertes d’un air hébété. Vi entra, suivie d’un véritable cortège : Logan dont le bras droit brillait d’une lueur verdâtre ; Solon, l’ancien précepteur de Logan, qui portait une couronne sur la tête ; Feir Cousat, toujours aussi impressionnant ; quatre magae possédant un Don exceptionnel ; Dorian, le prophète ; le seigneur général Agon et cinquante de ses chiens sous le commandement du capitaine Kaldrosa. L’odeur d’Élène emplit les narines de Kylar lorsqu’elle s’approcha de lui. Qu’avait-elle fait ? La jeune femme arracha Curoch des doigts sans force de Kylar et celui-ci tourna la tête vers elle. Le regard qu’il croisa n’était pas celui d’Élène. La jeune femme contempla la lame comme si elle avait perdu la raison, puis elle éclata de rire et s’éloigna. — Ça suffit, Trace, lança Durzo. La jeune femme s’immobilisa et observa Blint d’un air incrédule. — Acaelus ? Non, c’est impossible. — Rends cette arme, Trace. Et le ka’kari blanc par la même occasion. Et quitte le corps de cette fille. Les yeux d’Élène se plissèrent. — C’est toi ? — Qu’est-ce qui t’est arrivé, Trace ? Tu faisais partie des champions. Jorsin avait confiance en toi. Nous avions tous confiance en toi. Qu’es-tu devenue ? — Je suis Khali. À ces mots, les vürdmeisters se jetèrent à terre pour se prosterner. Élène éclata de rire. — Regarde un peu mes petits animaux de compagnie. Ils ont l’air si humbles, mais ils sont déjà tous en train de comploter. Elle observa le hall des vents, puis agita Curoch. Les fissures disparurent et les différentes scènes s’unirent pour représenter une journée d’été. Des montagnes pourpres se dessinaient au loin et il y avait des fleurs partout. — Tu te souviens de cet endroit, Acaelus ? Nous devions nous y marier. Sa robe blanche ondula comme une vague de métal liquide et se transforma en robe de mariée verte à col montant et incrustée de milliers de cristaux. — Tu étais ravissante. — J’étais un véritable laideron ! s’indigna-t-elle. J’avais des dents atroces, ma peau était horrible, j’étais bossue. Quand Ezra m’a donné le ka’kari blanc, je t’ai entendu te disputer avec lui. Tu m’as trahie le premier, Acaelus. Tu m’as abandonnée dans ma robe de mariée, tu m’as humiliée devant tout le monde. Je t’ai attendu pendant des heures. J’étais enfin belle et toi, tu étais jaloux. Le visage de Durzo était gris et Kylar comprit le sens de nombreuses remarques qu’il avait entendues pendant des années. Pour sauver le ka’kari noir et garder son immense pouvoir secret, Jorsin l’avait confié au « traître », à Acaelus Gassant. Acaelus n’avait rien dit à sa fiancée. Sachant qu’il devrait bientôt endosser le rôle de félon, il s’était enfui avant de se marier, sans un mot d’explication. Kylar se rappela une scène de son enfance : Durzo, hors de lui, avait crié : « Je ne laisserai pas une fille te détruire. » Mamma K avait dit que les femmes avaient toujours mené Durzo à sa perte. Après que Kylar eut accepté de se laisser assassiner, le Loup lui avait raconté que Durzo avait fait pis que monnayer sa mort. Le jeune homme avait songé que son maître avait sans doute mis fin à ses jours, mais c’était bien plus grave. Durzo connaissait le coût de son immortalité et il s’était suicidé en espérant que Trace paierait le prix de sa résurrection. Mais Trace était un archimage et la plus intelligente de tous les champions de Jorsin Alkestes. Elle avait trouvé le moyen d’éviter la malédiction du ka’kari noir. — Acaelus et moi avons été intrigués par sa mort. Nous savions qu’elle avait lutté contre le sortilège pendant des mois, mais on avait découvert son cadavre et nous nous sommes efforcés de ne plus penser à cette histoire. — Jaloux ? répéta Durzo. On m’avait confié le ka’kari noir, le plus puissant de tous. Je me suis querellé avec Ezra parce que, en te donnant le ka’kari blanc, il te confortait dans tes mensonges. Tu n’étais pas laide, Trace. Mais tu l’es devenue. Regarde un peu ce que tu as fait. Le nord de Midcyru a croupi dans tes ténèbres pendant sept siècles. Est-ce là l’œuvre de Trace Arvagulania ? Est-ce là ce que tu voulais accomplir ? Pourquoi ? — Pour obtenir l’immortalité, murmura le ka’kari dans la tête de Kylar. Kylar réalisa que le Dévoreur découvrait enfin ce qui s’était passé. — Le ka’kari blanc crée un charme si puissant qu’il peut établir une contrainte. Trace a essayé de transformer son ka’kari en une sombre imitation de ce que je suis. Elle l’a utilisé pour qu’on la vénère, puis pour dérober l’énergie vitale de ses adorateurs « volontaires ». Mais cela n’a pas fonctionné parce que l’essence de ma magie est l’amour, et l’amour ne peut pas être obtenu par contrainte. Pour s’incarner, Trace avait besoin d’un hôte qui ressentait un amour qu’elle n’était plus en mesure de comprendre. D’un hôte qui était prêt – de son plein gré – à se laisser posséder. Et elle avait enfin trouvé la personne qu’elle cherchait : Élène. — Pourquoi ? Parce que j’en avais envie. Je suis Khali. Je suis une déesse. Quelqu’un doit payer le prix de l’immortalité. Dis-moi un peu, Acaelus, qui a payé le prix de la tienne ? Durzo blêmit. — Bien trop de monde. Allons, Trace, notre temps est fini. — Mon temps commence à peine. Dans ses mains, Curoch se transforma en un mince bâton qu’elle brandit. Une explosion retentit et un nuage noir se répandit dans toutes les directions. Lorsqu’il disparut, les murs du hall des vents étaient devenus aussi transparents que du cristal et le sombre champ de bataille apparaissait tout autour du bâtiment. — Te souviens-tu du jour où Jorsin a affronté les puissantes armées des revenants ? demanda Khali. Il aurait pu les arrêter s’il m’avait écoutée. Il n’était pas obligé de les combattre. Il aurait pu en prendre le contrôle. C’était un mage plus habile que Roygaris. Il aurait pu s’approprier les troupes de son adversaire. Nous aurions pu remporter la victoire. Tandis qu’elle parlait, des formes sombres s’agitèrent et se dressèrent sur le champ de bataille. Les centaines de milliers de kruls qui couvraient le domaine des morts comme une couche de sédiments noirs ressuscitaient après un trépas de sept siècles. Ils se levaient, soignaient leurs blessures et formaient les rangs. Un peu plus tôt dans la journée, cent cinquante mille hommes et kruls s’étaient affrontés sur la portion de la plaine qui s’étendait au sud du hall des vents. Lorsque Khali brandit Curoch, des flots de créatures se dressèrent au nord, au sud, à l’est et à l’ouest. Les kruls formaient une véritable marée qui s’étendait à perte de vue. Kylar aperçut le titan qu’il avait tué se relever, imité par des dizaines d’autres béhémoths. Certaines créatures étaient si grandes que les taureaux de Harani ressemblaient à des jouets en comparaison. Des milliers de fourmis de feu apparurent, des êtres ailés, des oiseaux de toutes tailles qui s’élancèrent vers le ciel, de magnifiques enfants aux crocs acérés, des loups massifs, des félins gros comme des tygres, des chevaux avec des lames de faux jaillissant des épaules, des centaines de féralis… Kylar ne parvenait pas à les voir tous. Jorsin Alkestes avait-il vraiment combattu ce bestiaire infernal ? Les armées alliées avaient atteint le hall et les soldats s’étaient tournés vers la plaine. Serrés les uns contre les autres, ils couvraient désormais tout le sommet de la colline, mais leur nombre était ridicule en comparaison de celui des monstres qu’ils allaient devoir affronter. — Je peux les bannir, annonça Khali. Je peux les bannir tous, mais j’ai besoin de Iures pour chasser les Étrangers. Qu’en dis-tu, Acaelus ? Es-tu prêt à assister une fois de plus au massacre de toutes les personnes qui te sont chères ? — Jamais je ne te donnerai Iures, dit Durzo. — Qu’il en soit ainsi, lâcha Khali. Kylar, tue-le. Tue-les tous ! L’ordre de la déesse frappa le jeune homme comme un coup de fouet. Il comprit qu’il s’agissait d’une contrainte au moment où il se leva pour obéir. Ce sortilège était le puissant ancêtre de celui que Garoth Ursuul avait employé contre Vi, mais aussi du charme que la jeune pisse-culotte lui avait lancé lors de leur première rencontre, le jour où elle avait essayé de l’assassiner chez le comte Drake. Mais le sort de Vi ne faisait qu’amplifier ses attraits naturels alors que celui de Khali exacerbait tous les sentiments – du désir à la crainte – que le jeune homme éprouvait face à un autre immortel, face à une déesse. Il agissait aussi sur l’amour, sur la loyauté et sur la confiance qu’il ressentait envers Élène. Sa femme était désormais une princesse, une déesse, une immortelle, une amante, une compagne, une épouse… Tous ces liens étaient amplifiés mille fois à travers Curoch. Il était impossible d’y échapper. Kylar se leva et le ka’kari noir forma deux épées identiques, une dans chacune de ses mains. Le Dévoreur essaya de lui expliquer comment résister aux flots de magie dont Khali le submergeait. En vain. Pour se servir du ka’kari, Kylar devait faire appel à sa volonté et le sort de la déesse l’en privait totalement. Le jeune homme croisa les grands yeux d’Élène. Plus rien n’avait d’importance, sinon le bonheur de cette femme. Il était prêt à tout pour la satisfaire. Il était désespéré. Il aurait voulu se jeter sur ses propres épées. — Kylar ! Arrête-toi, je te l’ordonne ! tonna Vi en écartant les magae pour s’avancer vers lui. L’ordre parvint à Kylar à travers la boucle d’oreille nuptiale et le frappa au plus profond de son être. Il eut l’impression d’être tombé d’une falaise et d’avoir été retenu par une corde attachée à ses poignets. Il hoqueta sous le coup de la douleur… et s’arrêta. Khali se figea, surprise, et observa Vi. — Ma chère petite, dit-elle. Ignores-tu donc ce qui se passe lorsqu’une femme se mesure à une déesse ? (Elle posa la main sur son ventre et se tourna vers Kylar.) Mon amour, trahirais-tu la mère de ton enfant ? Kylar ne parvenait plus à respirer. Le ventre d’Élène était bel et bien bombé. Son enfant. L’expression ravie qui se peignit sur le visage de la déesse lui apprit que ce n’était pas un mensonge. Élène était enceinte. Elle ne le lui avait pas dit. Khali faisait appel à la loyauté du jeune homme envers son épouse pour affirmer sa contrainte. — Mon chéri, tue tous ces gens, dit Khali. Et commence par cette putain. En entendant ces paroles, Kylar eut l’impression qu’une corde se serrait autour de ses chevilles. Les deux contraintes l’écartelaient. Une maga en profita pour lancer une boule de feu, mais le projectile perdit toute puissance avant d’avoir parcouru un mètre. Khali sembla saisir un insecte en plein vol et le glore vyrden de toutes les personnes présentes se vida en un instant. Les mages et les magae hoquetèrent. — Kylar, aide-moi ! s’écria Vi. La jeune femme tomba à genoux et se concentra pour transmettre sa force à Kylar. Elle polarisa ses efforts sur les sentiments majeurs qu’il éprouvait pour elle : culpabilité pour ce qu’il lui avait fait subir, reconnaissance, désir. Khali contra son intervention en jouant sur les sentiments – plus forts – du jeune homme envers Élène : sa gratitude, son désir, le souvenir des moments d’intimité lorsqu’ils avaient fait l’amour. Les contraintes agissaient en amplifiant une dépendance existante, qu’elle soit liée à la hiérarchie, à l’amour, au désir charnel ou à la soumission. Décuplé par Curoch, le sort de Khali menaçait d’annihiler la conscience de Kylar. Le jeune homme souleva ses épées et se dirigea vers Vi. Il sentit le triomphe de Khali, le plaisir qu’elle éprouvait à le maîtriser corps et âme. Vi le regarda approcher sans ciller. Elle leva la main et tira le ruban qui maintenait sa tresse. Une cascade cuivrée se répandit sur ses épaules et, pour la première fois de sa vie, la jeune femme n’esquissa aucun geste pour se protéger. Elle n’essaya pas de cacher la seule chose qui était restée à elle lorsqu’elle avait tout perdu. Elle écarta les mains et chassa les sentiments de culpabilité et de désir qui ternissaient leur lien. Kylar la vit alors comme il ne l’avait jamais vue. Il vit les nuits de souffrance qu’elle avait endurées pour qu’il fasse l’amour avec Élène. Il vit qu’elle avait accepté ce sacrifice avec joie. Il vit ce que cela lui avait coûté. Vi l’aimait. Vi l’aimait avec passion. Kylar trébucha tandis que la jeune femme s’accrochait à ce sentiment – l’amour – de toutes ses forces. Elle le regarda alors qu’il ramenait ses deux épées en arrière. — Kylar, dit-elle avec une sérénité totale, j’ai confiance en toi. Elle fit alors quelque chose d’incroyable : elle rompit leur lien. Elle rejeta toutes les revendications qu’elle pouvait avoir sur lui. Elle le libéra de toutes ses obligations envers elle. Il ne lui devait plus rien, ni respect, ni amitié, ni honneur, ni même sa vie. Il était libre. Privée de ses fondements, la contrainte des anneaux nuptiaux se volatilisa. Kylar eut l’impression qu’une cloche résonnait à ses oreilles. Des vibrations partirent de ses poignets libérés et descendirent jusqu’à ses chevilles entravées en secouant tout son corps. Khali ne sut que faire face à cet amour. Elle ne savait que prendre. Deux personnes tiraient sur une même corde et l’une d’entre elles venait de lâcher prise. La puissante magie des boucles d’oreilles jaillit et Kylar sentit une gigantesque vague le traverser. L’énergie du lien se déversa dans la déesse avec une force décuplée par le sort de contrainte qu’elle exerçait sur le jeune homme. Kylar grinça des dents en entendant un craquement assourdissant. Quelque chose tinta sur les dalles de marbre. Sa boucle d’oreille. Les bijoux étaient brisés. Le lien était brisé. La contrainte avait disparu. Kylar ne sentait plus ni Vi, ni Khali. Il était libre. Quinze mètres plus loin, la déesse se balançait sur les talons, abasourdie. — Je suis vraiment désolée, Kylar, dit-elle avec l’intonation d’Élène. Kylar se précipita vers elle. — Élène ? Elle glissa Curoch entre ses mains. — Vite, vite. Je ne peux pas l’arrêter. Elle est en train de récupérer. — De quoi parles-tu, mon amour ? Des larmes coulèrent sur les joues de la jeune femme. — Vi a été magnifique, n’est-ce pas ? Je suis fière d’elle. Je savais qu’elle en était capable. Tu prendras soin d’elle, d’accord ? — Je ne te laisserai pas partir. Les yeux d’Élène s’emplirent de douleur et ses mâchoires se contractèrent tandis qu’un spasme la secouait. — Je pensais que je resterais toujours un être insignifiant comparé à toi, tu le sais. Mais j’ai trouvé, Kylar. J’ai trouvé quelque chose que je suis la seule à pouvoir faire. Dieu me l’a dit. Khali pouvait seulement posséder une personne consentante, mais elle ignorait que je pourrais la contenir. Tu peux la tuer une fois pour toutes. Tu peux tuer le vir. — Mais je ne peux pas le faire sans te tuer. Elle lui prit la main et sourit avec tendresse en guise d’acquiescement. Elle était plus belle que tout ce qu’il pouvait imaginer. — Non ! cria-t-il. Le sol trembla. Kylar regarda à travers les murs transparents. Des titans ramassaient des bâtiments entiers et les lançaient vers les soldats alliés pour écraser des milliers d’entre eux. Le temps pressait. Il tourna la tête vers Élène au moment où un nouveau spasme la traversait. — Mais… Curoch, dit-il. Curoch est capable de me tuer. Si je meurs, le sort qui me ressuscite en tuant les personnes qui me sont chères disparaîtra. Je peux encore te sauver. Il entendit Durzo pousser un juron, mais il n’y prêta pas attention. — Kylar, dit Élène. Lorsque Garoth Ursuul t’a tué, lorsque tu ignorais encore que tu étais immortel, j’ai prié pour que Dieu prenne ma vie à la place de la tienne. J’ai cru qu’il avait entendu ma prière. J’en étais même persuadée quand je t’ai tiré de Château Cénaria. Plus tard, je me suis dit qu’il s’agissait sans doute d’une simple coïncidence, mais Dieu a bel et bien accepté ma prière. Il a juste décidé qu’il prendrait ma vie lorsqu’il le jugerait nécessaire. Au moment où ma mort aurait un sens. Aujourd’hui, je peux faire quelque chose que je suis la seule à pouvoir faire. Je t’en prie, Kylar, ne refuse pas mon sacrifice par fierté. Kylar serra la main d’Élène de toutes ses forces. Il pleurait sans pouvoir s’en empêcher. — Tu es enceinte. De nouvelles larmes roulèrent sur les joues d’Élène. — Kylar… Il y a tant de personnes que nous aimons ici-bas. Je sacrifie notre fils pour qu’elles vivent. Est-ce que tu ne ferais pas la même chose ? — Non ! Non ! Élène lui prit le visage et l’embrassa avec tendresse. — Je t’aime. Je n’ai pas peur. Fais vite, maintenant. Le sol trembla une fois encore et, à l’extérieur, des torrents de magie montèrent vers les cieux. Parmi les kruls qui s’étaient réveillés, certains possédaient le Don. À l’intérieur du hall des vents, personne ne bougeait. Tout le monde savait que son sort et celui de Midcyru reposaient sur la lame de Curoch. Kylar prit Élène dans ses bras et la serra de toutes ses forces en sanglotant. Il ramena Curoch en arrière et l’enfonça dans le ventre de la jeune femme. Élène laissa échapper un hoquet et s’accrocha à son mari. Tandis que Curoch transperçait Khali, une vague de lumière se déversa sur Kylar et l’enveloppa de flammes. Le jeune homme se retrouva dans un univers de clarté et de chaleur purificatrices. Il songea qu’il était peut-être mort. Il espéra que c’était le cas. Chapitre 97 U ne voix retentit dans les ténèbres. — Je pensais que c’était fini. Il a tué Khali. Pourquoi sont-ils encore là ? — Elle a menti, répondit Dorian. Elle n’était pas la reine des Étrangers, juste une alliée. Notre tâche n’est pas terminée, loin de là. Nous avons besoin de Curoch. Kylar ouvrit les yeux lorsqu’on le toucha. Sœur Ariel était penchée au-dessus de lui. Il était recroquevillé par terre avec Élène. — Nous avons besoin de l’épée, mon garçon, dit la sœur d’une voix douce, mais ferme. Tout de suite. Khali est morte, Kylar, pas Élène. Pas encore. Mais sa blessure ne peut pas être guérie. Il est impossible de refermer les plaies laissées par Curoch. Nous avons besoin de toi. Nous avons besoin de vous deux. Sinon, nous ne parviendrons jamais à arrêter les kruls. Curoch était enfoncée presque jusqu’à la garde dans le ventre d’Élène. Les paupières de la jeune femme battirent pendant un instant, mais ses yeux se fermèrent. — Je ne peux pas, dit Kylar. Les doigts épais de sœur Ariel se refermèrent sur la garde et elle libéra la lame d’un geste rapide. Élène laissa échapper une faible plainte et un flot de sang jaillit de la blessure. — Ouvrez les portes ! cria Dorian. Des deux côtés ! — Obéissez ! ordonna Logan. Faites tout ce que cet homme vous dira de faire ! Les deux cents vürdmeisters étaient toujours disposés en cercles concentriques. Ils étaient tous morts, livides. Le vir était mort, lui aussi. Mais les kruls n’avaient pas été affectés par sa disparition. Un océan noir et houleux encerclait toujours le hall des vents. À cet instant même, les créatures les plus terrifiantes se dirigeaient vers le bâtiment en se frayant un chemin parmi leurs congénères. Épaule contre épaule, Lae’knaughtiens, Ceurans, Cénariens, Séthis et Khalidoriens affrontaient la horde infernale. Kylar avait cru que la mort de Khali leur accorderait une victoire totale, mais des dizaines, des centaines de milliers – et peut-être des millions – de kruls lui démontraient à quel point il s’était trompé. Au sommet de la colline, l’armée humaine ressemblait à un naufragé accroché à un rocher pendant une tempête. Dieu ! ils ne résisteraient jamais à ce déferlement de monstres. Une main se posa sur l’épaule de Kylar et la serra. Logan. Ses joues brillaient de larmes de tristesse et de joie mélangées. — Kylar, mon frère, viens. Nous avons une chaise pour elle. Logan lui serra l’épaule une fois de plus et ce simple contact fut plus éloquent qu’un million de mots. La terre trembla encore, mais Kylar garda les yeux rivés sur Élène qui respirait à peine. L’hémorragie avait ralenti. On entendait le fracas de la bataille par les portes ouvertes, mais le jeune homme n’y prêta pas attention. Il se laissa entraîner sans résister. Plusieurs personnes formaient désormais un petit cercle entre les deux portes de la grande salle. On conduisit Kylar jusqu’à elles. Sœur Ariel déposa Curoch sur une dizaine de paumes tendues. Durzo prit une main de Kylar et la posa sur la lame. Il saisit ensuite la seconde et la serra avec une tendresse qui ne lui ressemblait pas. Il ne la lâcha pas avant que le jeune homme tourne la tête vers lui. Comme toujours, Durzo ne dit pas ce qu’il ressentait, mais il y avait du respect, de la fierté et une douleur partagée dans ses yeux. Il regardait Kylar comme un père regarde le fils qui vient d’accomplir un exploit. Le jeune homme sut alors qu’il n’était plus orphelin. Sans lâcher sa main, Durzo lui présenta sa paume en une requête muette. Kylar comprit et laissa le ka’kari couler de ses doigts. Le Dévoreur tomba dans la paume de Durzo et celui-ci hocha la tête avant de lâcher la main du jeune homme. Vi glissa alors la sienne contre celle de Kylar sur la lame de Curoch. Élène, de nouveau consciente, fit de même de l’autre côté. Plusieurs mages et magae exceptionnels s’agenouillèrent et posèrent deux doigts sur la lame avec révérence. Solon et Ariel les imitèrent. Durzo garda Châtiment – Iures – à la main. La lame était noire, mais le ka’kari ne recouvrait pas la poignée. Le pisse-culotte murmura quelque chose à Dorian en lui tendant le Sceptre de la Loi. Lorsqu’il effleura Curoch, Kylar eut conscience de tous ceux qui touchaient l’artefact. Ils formaient un chœur qui répétait. Chaque chanteur était concentré sur sa voix et le son qu’elle devait produire. Sous leurs doigts, Curoch se mit à bourdonner. Au moment où Dorian posa la main droite sur l’épée et brandit Iures de la gauche, une rafale de vent s’engouffra dans le hall. Solon fut le premier à trouver le ton, un son de basse aussi grave que sa voix, immense et puissant comme un océan. Sœur Ariel entama un mezzo vigoureux, imposant, mais aigu. Les mages se joignirent à eux en formant un chœur de barytons et de basses pur et simple qui devint la pierre angulaire du morceau. Les voix des magae montèrent, féminines et raffinées, pour ajouter en complexité et en profondeur. Vi chanta à son tour. Son Don ressemblait à une note aiguë – plus aiguë que toutes les autres le seraient jamais – avec un vibrato rapide. Une voix se fit alors entendre, plus riche que les précédentes et nimbée de mystère, un baryton si profond et si impétueux qu’on le remarquait aussitôt au sein du chœur. Les yeux de Kylar s’écarquillèrent tandis que, comme tous les autres, il observait Durzo qui avait posé un doigt insolent sur la pointe de Curoch. Kylar trouva alors sa place et se transforma en ténor. Sa voix se mêla à celle de Vi en s’élevant bien au-dessus de celles des autres hommes. Il fut stupéfait par la puissance des sons qui sortaient de sa gorge. Il remarqua que tous les regards étaient alors tournés vers lui, aussi impressionnés et aussi craintifs que lorsqu’ils s’étaient posés sur Durzo. Une lueur de fierté farouche brilla dans les yeux de son maître. Au sein de cette harmonie, Kylar s’aperçut que quelque chose s’insinuait dans chaque son. L’espoir. Cette voix – si on pouvait encore la qualifier de voix – était celle d’Élène. Elle agonisait, mais son espoir attisait celui de chaque chanteur. En comprenant cela, Kylar comprit que Curoch n’était pas un simple objet magique. Elle amplifiait le Don. Elle amplifiait la nature humaine. Élène représentait l’espoir ; Durzo, la détermination sans faille ; Dorian, la pénitence et la concentration surhumaine ; Ariel, l’intelligence ; Logan, le courage ; Vi, la soif d’un nouveau commencement ; Kylar, l’amour de la justice, les liens de fraternité, le sacrifice, la haine du mal, les sentiments martiaux et la maîtrise des élans. Mais le ciment qui rassemblait tous ces éléments était l’amour et l’amour résonnait dans toutes les notes, des plus basses aux plus aiguës. Chaque homme et chaque femme se surpassait et offrait une représentation aussi magnifique qu’héroïque. Certains se limitaient à quelques notes, d’autres avaient un répertoire immense, quoique répétitif, quelques-uns étaient de véritables virtuoses, mais tous donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Le hall des vents réagit à la perfection à la magie qui enflait sous son dôme. Des tapisseries de reflets colorés – visibles aussi aux yeux de ceux qui ne possédaient pas le Don – dansèrent sur les murs et s’assemblèrent au rythme des trames. Une douce lumière les enveloppa et leur magie grandissante résonna à travers le monde. À l’extérieur, les soldats qui se battaient à mille contre un reprirent confiance, comme des enfants menacés par une brute qui aperçoivent soudain leur père arriver à la rescousse. Tandis que Dorian conduisait le chœur, Kylar entrevit la partition posée devant eux. Sa vision s’élargit et il vit au-delà de son propre rôle. Il monta de plus en plus haut. Une voix supplémentaire était nécessaire. Une voix qui dépassait celles des autres chanteurs. Les Dons des choristes allaient crescendo et brillaient comme des soleils. L’air et le sang de Kylar étaient saturés de magie. Le jeune homme était au centre d’une véritable fournaise. Tout ce qu’il possédait était absorbé par Curoch et la magie qu’invoquait Dorian en exigeait toujours davantage. Un sifflement lointain se fit entendre, loin au-dessus du fracas de la bataille. Kylar ouvrit soudain les yeux et regarda Dorian. Le mage prit Curoch par la lame pour ne plus toucher la poignée. Il modifia la position des mains qui soutenaient l’artefact de manière que le pommeau pointe vers le ciel. Cet homme était encore plus audacieux que Kylar l’avait imaginé. Les mages qui travaillaient de conserve étaient incapables de mettre un terme à cette bataille. Dorian avait donc tendu un piège pour unir leur concentration commune à la seule créature en mesure d’imposer sa volonté au monde. Le jeune homme fut sidéré. Il ne comprenait même pas ce que Dorian s’efforçait de faire. Le prophète lui sourit et Kylar se demanda si ce qu’il lisait dans les yeux du mage était de la sagesse ou de la folie. À travers la porte sud, le jeune homme voyait jusqu’au col menant à Torras Bend. Une langue de feu jaillit de la montagne. Elle traversa le fleuve sans prendre la peine d’emprunter un pont et s’enfonça dans les lignes des kruls sans ralentir. Elle se déplaçait si vite que Kylar ne parvenait pas à la suivre. Il estimait son déplacement en se fondant sur les nuages de fumée, de poussière et de sang qui jaillissaient dans son sillage. L’onde de choc faisait encore vibrer les corps et trembler la terre bien après son passage. La langue de feu franchit la distance qui séparait le col du hall des vents en quelques instants. Kylar comprit pourquoi Dorian avait demandé qu’on ouvre les portes. S’il ne l’avait pas fait, cette maudite chose serait entrée en pulvérisant les murs du bâtiment. Le sifflement et la magie s’intensifièrent à l’unisson. Pendant une fraction de seconde, Kylar sentit la présence du Chasseur à travers Curoch. La mystérieuse créature saisit la poignée offerte du puissant artefact de Jorsin Alkestes et l’emporta. Kylar la vit et la reconnut. Un coup de tonnerre retentit. Hommes et kruls furent projetés à terre et la magie annihila tout. Chapitre 98 L orsque Kylar reprit conscience, il se tenait sur le toit du hall des vents. Le Loup était près de lui et le monde était nimbé du voile brillant qui planait dans l’Antichambre du Mystère. — Je suis donc mort, dit-il. Tout élan l’avait abandonné. Il se sentait vide. — Non, dit le Loup. Je peux me manifester dans tes rêves. Cela demande juste une grande quantité de magie. Il se trouve que je peux me permettre ce genre de fantaisie en ce moment. — Vous êtes Ezra. (Il inclina la tête.) Alors, qu’est-ce que c’est que le Chasseur ? Je vous ai senti en lui. — C’est la manifestation de mon orgueil. Kylar le regarda. Cette réponse n’expliquait pas grand-chose. — Je me suis efforcé de miner le travail du seigneur des ténèbres en pervertissant les perversions et en les retournant contre le pervers. — Le seigneur des ténèbres ? Il s’agit d’une métaphore, je suppose ? Le Loup gloussa. — Tu n’as pas changé. Mais ne t’inquiète pas, les Mains des Enfers resteront encore entravées pendant quinze ou vingt ans. En attendant, le Chasseur et moi nous nous affronterons chaque jour pour savoir qui est le maître. Je peux seulement venir ici lorsqu’il est endormi. — Quoi ? — Vois-tu ceci, Kylar ? Le Loup – Kylar avait encore du mal à accepter que ce soit Ezra – fit un geste en direction de la cité. Le jeune homme y jeta un rapide coup d’œil. — Elle était ainsi lorsque vous y viviez ? C’était très beau, mais le jeune homme ne s’y intéressa pas. — C’est réel. C’est ce que tes amis et toi avez fait. Kylar regarda de nouveau et eut le souffle coupé. La ville avait été entièrement reconstruite et elle était magnifique. Les rues étaient droites et pavées avec soin ; les maisons – des humbles bâtisses serrées les unes contre les autres dans le quartier des artisans aux imposants manoirs des nobles – étaient immaculées ; des fontaines dispensaient une eau cristalline sur une myriade de places ; des jardins suspendus surplombaient des murs de marbre blanc ; le dôme du hall des vents était recouvert d’une couche d’or martelé ; le château brillait en lançant des reflets blancs et rouges. En contrebas de la cité, les champs étaient couverts de légumes ou de céréales. Les quais du lac et les écluses du fleuve avaient recouvré leur éclat. Les vannes du barrage étaient fermées et le niveau de la retenue montait. Il n’y avait plus trace de la bataille et du carnage. — Les kruls ont été transformés en végétation, dit Ezra. C’est un tour autrement plus efficace que tous les sortilèges que Jorsin et moi avons créés. Des bourgeons avaient éclos un peu partout. De magnifiques fleurs rouges déployaient leurs pétales à chaque coin de rue et le long des champs. Kylar n’en avait jamais vu de semblables. Il n’avait jamais entendu parler de fleurs fleurissant dès l’arrivée du printemps. — Comment Élène a-t-elle piégé Khali ? demanda-t-il. Je suis certain qu’elle ne possède pas le Don. (Il s’interrompit.) Enfin, qu’elle ne le possédait pas. — Le Don n’est pas la seule forme de magie qui existe, Kylar. Tu t’en es rendu compte par toi-même. À quel moment as-tu été le plus puissant ? Lorsque tu as été en harmonie avec les facettes les plus profondes de ton esprit. Élène a piégé Khali grâce à l’amour. C’est un amoureux qui a déclaré : « Je t’aime trop pour te laisser commettre d’autres crimes. Je n’interviens pas pour sauver tes victimes, mais pour te sauver toi-même. » S’il y avait eu rejet, Khali se serait échappée et se serait désincarnée une fois de plus. C’est l’amour d’Élène qui t’a permis de rendre la justice. Si je ne l’avais pas vu de mes yeux, j’aurais juré que c’était impossible. Il semblerait que Khali ait pensé la même chose. Kylar s’était senti abandonné lorsque Élène l’avait quitté sans lui dire où elle allait et sans lui révéler sa grossesse. Il ne l’aurait jamais crue capable de faire une telle chose. Mais elle ne l’avait pas rejeté. Elle s’était simplement rendu compte qu’il n’était ni assez mature, ni assez altruiste pour la laisser faire son devoir. Élène n’avait pas accepté Khali pour rejeter Kylar, mais parce qu’elle admirait son mari en tant qu’homme et en tant qu’Ange de la Nuit. Elle avait piégé Khali dans un seul dessein : pour qu’il tue la déesse. Élène avait été convaincue qu’il finirait par faire son devoir et elle avait parié son âme là-dessus. S’il avait failli, s’il avait refusé de la sacrifier, Khali aurait pris possession d’Élène à jamais. — Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Kylar en sentant des larmes rouler sur ses joues. — Ton ami Logan va être couronné Haut Roi de Ceura, de Cénaria, de Khalidor et de Lodricar. Il établira sa capitale ici et la baptisera Elènéa – pas pour te faire plaisir, mais parce que c’est un homme qui honore les héros qui se sont sacrifiés. En quelques années, cette cité redeviendra une des villes les plus importantes de ce monde. Je pense que ton ami sera un bon roi. (Ezra secoua la tête.) Feir Cousat s’installera à Torras Bend. Il ouvrira une forge et fondera une famille comme il a toujours rêvé de le faire. Il prendra soin de Dorian. » Dorian a été l’architecte de toute cette magie, mais il a maintenant perdu l’esprit. J’ignore quelles ont été les causes de sa folie. Sa raison a peut-être succombé au rejet du vir ou à sa disparition. À moins que son talent de prophète ait été infecté par cette magie pernicieuse. Je suppose que cela importe peu. Il a été sauvé parce qu’il a rompu ses liens avec cette énergie mauvaise. Il est sans doute le seul vürdmeister de Midcyru qui a survécu à la mort du vir. On fera savoir que le Roi-dieu Fatum est mort. Durzo retrouvera Gwinvere Kirena qui finira par devenir reine de Cénaria. Elle régnera bien mieux que les souverains et les souveraines des quatre derniers siècles. Vi retournera au Chantry pour terminer ses études. Certaines sœurs réclameront qu’elle soit nommée Oratrice – Istariel Wyant, l’Oratrice actuelle, en aura des cauchemars toutes les nuits. Vi refusera cette proposition, mais elle profitera de sa position de force pour obliger Istariel à jurer que les sœurs te laisseront toujours en paix. Contre toute attente, cette règle sera d’ailleurs à peu près respectée. — Et moi, qu’est-ce que je vais devenir ? — Tu seras accueilli à bras ouverts où que tu ailles lorsque tu te présenteras sous ton aspect actuel. Un jour ou l’autre, le monde aura de nouveau besoin de toi. Tu n’es pas le genre d’homme à te faire oublier, Kylar Stern. Tu resteras discret, peut-être. Tu t’efforceras de ne pas attirer l’attention, sans doute. Mais tu feras encore parler de toi. (Il inclina la tête sur le côté à la manière d’un véritable loup.) J’ai une question à te poser. — Oui ? — Tu étais à quatre jours de voyage de mon bois lorsque tu as ôté le ka’kari de la lame de Curoch. Savais-tu que ton geste allait attirer le Chasseur ? — Oui. — Comment savais-tu qu’il arriverait à temps pour influer sur le déroulement de la bataille – ou peut-être devrais-je dire : pour renverser le cours de la bataille ? Sans lui, vous n’auriez jamais eu le pouvoir de lancer de tels sorts. Kylar se souvint : il avait ordonné au ka’kari de dévoiler la lame de Curoch avant d’affronter Neph Dada. Il s’en était à peine rendu compte. Il savait que le Chasseur détestait les kruls et qu’il se précipiterait à Traythell pour récupérer l’artefact volé. Peut-être avait-il espéré qu’il arriverait plus tôt et qu’il détruirait des milliers de kruls. Mais tout cela relevait davantage de l’intuition que d’un plan mûrement réfléchi. Le jeune homme avait eu l’impression d’agir en accord avec l’Univers, avec sa propre nature. Si le Loup disait la vérité, c’était une de ces autres magies auxquelles il avait fait référence. — Je l’ignorais, avoua Kylar. Mais j’y ai cru. Le Loup devint pensif. — Tu y as cru bien que tu sois une créature de l’ombre ? Malgré tout ce que tu as vu au cours de ta vie ? Kylar inspira un grand coup et contempla la magnifique cité en se rappelant à quoi elle ressemblait peu de temps auparavant. — Vous et moi vivons sur un immense champ de bataille et nous nous battons derrière les lignes ennemies. Que cela vous plaise ou non, vous avez fait partie des étoiles qui m’ont poussé à croire, cher ami. Ezra laissa échapper un petit bruit dubitatif. — Il faudra que je réfléchisse à tes paroles. La créature se réveille et la bataille de la journée va commencer. — Que la Lumière vous guide, mon ami, dit Kylar. — Voilà deux fois que tu m’appelles « mon ami ». Ezra goûta ce mot comme s’il en avait oublié la signification. Puis il sourit et l’accepta. — Merci. L’archimage fit mine de se retourner, hésita, puis regarda Kylar. — Je voulais… te dire une dernière chose. À propos des fleurs rouges ? Il s’agit d’une variété de tulipe qui ne pousse pas à Midcyru. On les appelle les hérauts du printemps. Elles fleurissent avant toutes les autres et elles sont symbole d’espoir. J’ai examiné les trames magiques et j’ai découvert que celles-ci avaient été créées par Élène. Toutes. Elle les a faites pour toi. (Sa voix se cassa.) Je n’ai pas pu la sauver. J’ai une dette énorme envers toi, mais je n’ai pas pu la sauver. Il fit la moue et ses mâchoires se contractèrent tandis qu’il étouffait froidement ses émotions. Il posa la main sur l’épaule de Kylar. — Je dois partir. J’espère ne pas te revoir dans l’Antichambre du Mystère avant de nombreuses années… Des larmes coulèrent sur les joues du jeune homme. Des dizaines de milliers de tulipes écarlates embellissaient chaque intersection, chaque champ et chaque maison. Élène avait-elle voulu lui montrer sa présence, sa joie, son admiration et son amour ? Elle seule avait le pouvoir de lui faire oublier sa douleur avec un tel déploiement de beauté. Comment allait-il vivre sans elle ? Chapitre 99 L ogan envoya un messager – le quarantième de la journée. Il ne possédait pas le Don et cela lui avait sans doute permis d’éviter le contrecoup subi par les mages qui avaient porté Curoch. La moitié d’entre eux – et Kylar – étaient encore inconscients. Une mèche neigeuse était apparue dans les cheveux flamboyants de Vi et ceux de Dorian étaient désormais aussi blancs que ceux de Solon. Le Séthi avait conservé sa raison alors que son ami avait sombré dans la folie. C’était peut-être pour cette raison que Logan avait épargné l’ancien Roi-dieu. Dorian s’était rédimé et avait sans doute sauvé tout le monde, y compris Logan. Pourtant, ces événements n’auraient jamais eu lieu si le Khalidorien n’avait pas trompé Jénine – enfin, on n’en serait du moins pas arrivés là. Logan se gratta la tête et faillit faire tomber sa nouvelle couronne. Il avait perdu celle de Cénaria au cours de la bataille et lorsqu’un soldat avait découvert celle-ci dans le château, il l’avait aussitôt rapportée à son roi. Plusieurs personnes avaient proposé de le couronner Haut Roi sur-le-champ, mais Logan avait insisté pour qu’on s’occupe d’abord de ses hommes. Après avoir écouté les rapports de Lantano Garuwashi, d’Hideo Mitsurugi et d’un mage qui lui avait décrit l’état d’esprit des soldats khalidoriens, le jeune homme avait découvert que les effectifs de son armée avaient considérablement augmenté. Par chance, il avait aussi acquis les services de sept mille sœurs et la plupart d’entre elles possédaient des pouvoirs de guérisseuse. Dix pour cent des personnes à ses ordres étaient capables de soigner les blessés et les pertes seraient beaucoup moins importantes que prévu. En outre, la magie de Curoch avait transformé un désert hostile en véritable paradis. Malgré ces bonnes nouvelles, Logan avait encore assez de travail pour l’occuper jusque tard dans la nuit, mais cela ne le dérangeait pas. Lever une armée pour voler au secours de sa femme était une chose, renouer des liens amoureux lorsque votre épouse vous avait cru mort, s’était remariée et avait partagé le trône et le lit d’un autre homme en était une autre. Logan se massa les tempes et posa sa couronne sur une table. Il regarda autour de lui et s’aperçut qu’il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Il était sorti d’une salle du trône monumentale et s’était promené au hasard dans le château. Kaldrosa Wyn, Grincedent et d’autres gardes l’avaient suivi, mais ils attendaient à l’extérieur de la pièce sans faire de bruit. Ils avaient compris que leur roi avait besoin de tranquillité. Logan s’assit. On frappa doucement et la porte s’ouvrit. Jénine entra, si petite, si fragile. Son visage était gris. — Votre Majesté, dit-elle sur un ton cérémonieux. Je suis enceinte. — Je sais, répondit Logan d’un air impassible. Solon m’a informé que vous portiez l’enfant de Dorian. — Je viens de voir une guérisseuse, poursuivit Jénine d’une voix monocorde. Ce sont des jumeaux. Des garçons. C’était une catastrophe. Des fils. Et il ne s’agissait pas de simples bâtards que Logan pourrait ignorer, ce seraient les enfants d’un Roi-dieu et d’une reine de Cénaria. Ils seraient en droit de revendiquer le trône du Haut Roi du seul fait de leur sang. Leur existence même était susceptible de déstabiliser le royaume. Si Logan enfantait des fils, il y aurait un risque de guerre civile. — La guérisseuse a dit… Elle a dit qu’à ce stade un avortement ne présentait aucun danger. Le regard de la jeune fille était parfaitement inexpressif. — Ce n’est pas ce que vous souhaitez. — Je dois vous apprendre autre chose, Votre Majesté. Je… J’ai aimé Dorian. Pas comme je vous ai aimé, mais je l’ai aimé, même lorsque je le voyais succomber au mal et à la folie. Je n’ai jamais cessé de tenir à lui. Vous pouvez arracher ses enfants de mes entrailles, mais il vous sera plus difficile de faire de même avec mes sentiments. Je suis désolée. Vous m’avez attendue et je vous ai oublié. Si vous souhaitez ne plus me voir, Votre Majesté, je me ferai aussi discrète que possible. Et si vous souhaitez purger mon ventre, je ne m’y opposerai pas. Mes désirs sont sans importance comparés à mes devoirs envers mon pays et mon seigneur époux… — J’ai toujours rêvé d’avoir des enfants, dit Logan. — Pardon ? — Est-ce que vous vous sentez capable de m’aimer de nouveau, Jénine ? Elle le regarda en clignant des yeux. — Je vous aime déjà tant que je souffre le martyre. Logan tendit la main gauche et attrapa la main droite de la jeune fille. — Tu es ma femme, ma dame et ma reine. (Il posa la main droite sur le ventre de Jénine.) Que ces enfants soient mes fils ! Elle se jeta contre lui et l’étreignit si fort qu’il manqua d’étouffer. Ils rirent, ils pleurèrent, ils restèrent assis et parlèrent pendant des heures, jusqu’à ce que Logan pose une question à laquelle Jénine ne répondit pas. Elle garda les yeux rivés sur la bouche de son mari. — Que se passe-t-il ? demanda Logan. Il s’essuya le bas du visage, mais il n’y avait rien. Les lèvres de Jénine s’écrasèrent alors contre les siennes. Un bourdonnement sourd résonna aux oreilles de Logan. Une vague de douceur et de chaleur l’enveloppa tandis que la pièce disparaissait. Il n’avait jamais imaginé qu’une telle sensation puisse exister. Il s’aperçut que Jénine avait croisé les jambes autour de ses hanches et qu’elle caressait son dos, ses cheveux, son visage. Elle se serrait toujours plus fort contre lui, comme si elle voulait se fondre dans son torse. Elle suppliait, elle exigeait une intimité que leurs vêtements ne permettaient pas. Quand il émergea de ce baiser, les yeux de Jénine étaient braqués sur lui. Ils étaient brûlants et débordaient de désir. Les cheveux de la jeune fille étaient ébouriffés, mais elle n’avait jamais porté une coiffure plus seyante. Logan était revenu à la réalité dans un dessein précis, mais il mourait d’envie d’embrasser la base de cette nuque. Il ne résista pas à la tentation. Jénine laissa échapper un râle lui demandant de ne pas s’arrêter et il obéit avec joie. Sa bouche remonta le long du cou et arriva à ses lèvres. La jeune femme s’arqua. Ses mains glissèrent derrière la tête de Logan et la pressèrent contre sa poitrine. Par tous les dieux ! cette fille sait ce qu’elle veut. Je suppose que Dorian lui a appris une chose ou deux. Logan le puceau saura-t-il se montrer à la hauteur ? Cette pensée lui fit l’effet d’un seau d’eau glacée entre les jambes. Il dut se contracter, car elle s’écarta soudain. Elle l’observa et comprit. J’ai tout gâché. Il venait de détruire un moment magique, et peut-être la sensualité naturelle et spontanée de Jénine. Chaque fois qu’ils feraient l’amour, elle saurait que Logan se demandait : est-ce Dorian qui lui a appris cela ? Est-ce que Dorian était meilleur amant que moi ? — Je suis désolée, dit-elle. Elle déglutit avec peine et il vit son âme se flétrir. Il inspira. — Je te pardonne. Elle fit mine de s’éloigner, mais il la retint contre lui. Il ne le fit pas sous le coup d’une émotion, mais d’une décision mûrement réfléchie. Il lui pardonnait tout, même ce dont elle n’était pas responsable. Elle lui était trop précieuse pour qu’il laisse le passé détruire son bonheur. — Jéni, l’appela-t-il comme il l’avait fait le soir de leurs noces. Jéni, est-ce que tu veux bien m’embrasser ? Elle sourit, rit et faillit éclater en sanglots. Puis elle accéda à sa requête, encore secouée par des éclats de rire. Elle s’écarta enfin de lui et lui martela la poitrine de ses poings. — Qu’ai-je donc fait de mal ? demanda Logan. — Tu n’as pas le droit de me faire cela. Je ne survivrai pas à tant d’émotions d’un coup ! Il sourit et se sentit de nouveau lui-même. Le Logan noble et idéaliste, le Logan ironique et désinvolte, le Logan violent et sauvage, tous trois s’étaient retrouvés pour se réunir. Ces trois personnalités étaient indispensables s’il voulait devenir un homme, un mari et un roi exceptionnel. — Dans ce cas, concentre-toi seulement sur cette émotion-là. Il l’embrassa avec lenteur et l’attira doucement contre lui. Quelques minutes confuses, mais fort agréables, leur suffirent pour rebâtir leur passion. Des pensées bourdonnèrent dans le crâne de Logan, mais le jeune homme ne leur prêta pas attention. Je ne sacrifierai pas ce moment. Il est inestimable. Il est à nous deux. Tandis que leurs baisers devenaient torrides, les pensées – toutes les pensées – de Logan refluèrent et disparurent derrière un parfum de lavande, une odeur de transpiration à peine perceptible, une haleine fraîche, la sensation d’un corps contre son corps, les caresses de Jénine et le goût de sa peau sous ses lèvres. Enfin, il réussit à vaincre les remparts de tissu et ses mains se posèrent sur des mollets fins et gainés de bas. Ses doigts remontèrent le long de la soie pour atteindre un endroit plus doux encore. Jénine pressa ses hanches contre lui. Logan se leva d’un bond et écarta la jeune fille avec fermeté. Puis il se racla la gorge, les yeux écarquillés. — Les appartements royaux doivent être tout proches. Si tu veux bien patienter cinq minutes… Jénine refusa et l’attira contre elle. Kylar ouvrit les yeux. Il était allongé sur un lit moelleux. Au-dessus de sa tête, le plafond était décoré par une mosaïque complexe montrant un guerrier accroché au cou d’un titan, une épée noire ramenée en arrière pour porter le coup de grâce. L’œuvre avait été réalisée des siècles plus tôt, mais aucun doute n’était possible : elle représentait bel et bien Kylar. Le jeune homme tourna la tête. Il faillit ne pas reconnaître Vi : il ne l’avait jamais vue avec ces magnifiques cheveux roux défaits et cascadant sur ses épaules. Elle avait désormais une mèche aussi blanche que la neige. Elle était assise près du lit et lui tenait la main. Ses yeux verts étaient clos. Elle dormait. Sur la table de nuit, quelqu’un avait glissé un bouquet de tulipes rouges dans un vase. Épilogue L es funérailles d’Élène eurent lieu dans le hall des vents, mais elles n’en furent pas moins modestes. Le Haut Roi et la reine rejoignirent Kylar, Vi, Durzo et sœur Ariel. Dorian était assis en tailleur au fond de la salle, par terre, étranger à la cérémonie qui se déroulait devant lui. Par bonheur, il ne prononça pas un mot. Feir resta près de lui et le surveilla afin qu’il ne fasse rien de déplacé. Par un hasard extraordinaire, le pâtre qu’Élène fréquentait à Cénaria avait suivi l’armée de Logan pour soigner les blessés. Il prononça son oraison avec une simplicité qui trahissait une longue amitié avec la jeune femme. Les murs et le dôme transparents laissaient voir une belle journée de printemps pleine de promesses. Vi s’aperçut qu’elle observait sans cesse Kylar du coin de l’œil. Après avoir partagé un lien magique avec lui, c’était étrange de lire ses émotions sur son visage. Le jeune homme pleurait ouvertement et ses larmes avaient des vertus purificatrices et régénératrices. Le pâtre termina son oraison et tout le monde défila devant le cercueil ouvert. Kylar et Vi passèrent en dernier. Élène était d’une beauté saisissante. Vi et Ariel avaient tissé sa robe dans de la soie blanche, comme celle qu’elle portait le jour de sa mort, mais le vêtement était coupé avec une simplicité qui aurait plu à la jeune femme. Ses cicatrices avaient disparu et son visage rayonnant était tel que Dieu l’avait créé. Il lui manquait cependant cette expression de gentillesse qui lui était familière. Élène avait les traits d’une reine, mais sa véritable beauté n’avait jamais été intimidante, elle avait toujours émané de la chaleur et du réconfort qu’elle apportait aux autres. Tandis que Vi se remémorait tout ce que ce corps immobile n’était plus, un terrible sentiment de perte la frappa. Elle s’agrippa au cercueil pour ne pas tomber. Elle se ressaisit et tissa une petite trame que sœur Ariel lui avait enseignée. Elle l’enveloppa autour du bouquet de tulipes que la défunte tenait contre sa poitrine. Il ne fanerait jamais. Elle effleura la joue froide de son amie et l’embrassa sur le front. Au moment où elle toucha le corps, son Don réagit. Élène n’était pas enceinte. Vi se redressa et oublia son chagrin. Son amie s’était-elle trompée ? Elle n’avait jamais eu d’enfants et elle avait peut-être confondu certains symptômes. Vi se joignit à la file des proches de la défunte qui s’éloignaient. Ses yeux se posèrent alors sur la Haute Reine qui attendait des jumeaux, puis sur Dorian qui était assis près des portes. Le mage fou lui adressa un sourire et Vi se rappela que Dorian avait brandi simultanément les deux artefacts les plus puissants du monde. Il avait guidé l’énergie qui avait annihilé les kruls et rebâti toute cette cité. Il avait partagé un lien magique avec chacun d’entre eux. Il avait été le guérisseur le plus habile de tous les temps. Vi ouvrit la bouche, puis la referma sans rien dire. Ses soupçons étaient si extravagants qu’elle ne trouva pas le courage d’en parler. Que devait-elle faire ? Défier ce fou ? Révéler au roi que son épouse portait les enfants de deux hommes différents ? Faire naître un espoir insensé dans le cœur de Kylar ? Un espoir qui apaiserait un peu la perte d’Élène ? Non. Elle ne dirait rien. Elle ne dirait rien avant de savoir. Cela prendrait sans doute des années, mais si le fils de Kylar et d’Élène était vivant, Vi se jura sur sa propre vie que personne, personne, ne lui ferait de mal. Tandis que la cérémonie s’achevait, Vi lança un regard discret en direction de Kylar. Le jeune homme se tenait droit et, malgré les larmes qui roulaient sur ses joues, il semblait en paix, soulagé, plus sûr de lui… Il était lui-même. Tout le monde se dirigea vers la porte pour retrouver la lumière éclatante du printemps, pour retourner à ses occupations, pour prendre soin de la ville blanche et immaculée. À l’extérieur, dix mille tulipes rouges rappelaient le sang qui avait été versé pour conquérir cette cité. Vi s’arrêta près de Kylar. Le jeune homme lui prit la main et la serra. Fin