Bernard CORNWELL Le chant de l’épée Traduit de l’anglais par Pascal Loubet Michel LAFON Titre original : Sword Song Sword Song is voor Aukje Mit leifde : Er was eens… Le Chant de l’épée est pour Aukje, avec mon affection : Il était une fois… PROLOGUE Ténèbres de l’hiver. Nuit de gel sans lune. Alors que nous flottions sur la Temse, je voyais au-delà de la haute proue le reflet des étoiles dans l’eau luisante. Le fleuve, nourri par la fonte des neiges, était en crue. Les cours d’eau asséchés durant l’été débordaient dans les terres crayeuses du Wessex et le long des innombrables collines avant de remplir la rivière en bouillonnant et de finir dans la mer. Notre navire, qui n’avait pas de nom, était attaché par une boute de cuir, proue en amont, près de la rive côté Wessex. Au nord, de l’autre côté, s’étendait la Mercie. Les branches dépouillées de trois saules nous dissimulaient. Nous étions trente-huit dans ce navire sans nom, un vaisseau de commerce qui croisait sur le haut cours de la Temse. Son capitaine, Ralla, était à côté de moi, la main sur la barre. Je le voyais à peine dans l’obscurité, mais je savais qu’il portait une cotte de cuir et une épée. Tous les autres portaient cuir et maille, et étaient armés de pied en cap. Car ce soir nous allions tuer. Accroupi à mes pieds, Sihtric, mon serviteur, aiguisait la lame de sa courte épée. — Elle dit qu’elle m’aime, marmonna-t-il. — Bien sûr qu’elle le dit, répondis-je. — Et je dois avoir dix-neuf ans désormais, seigneur ! reprit-il d’un ton enjoué. Peut-être vingt ? — Dix-huit, plutôt ? — J’aurais pu me marier depuis quatre ans, seigneur ! Nous chuchotions. La nuit était remplie de murmures : celui des vaguelettes et des branches nues bruissant dans le vent, le cri éperdu d’une renarde en écho au hululement d’une chouette. Le bateau craquait et la pierre de Sihtric raclait l’acier. Un bouclier heurta le banc de nage. Je n’osais parler plus fort, malgré tous ces bruits, car le vaisseau ennemi était en amont de nous et les hommes qui en avaient débarqué devaient avoir laissé des sentinelles à bord. Elles nous avaient peut-être vus alors que nous glissions sur la rive de la Mercie, mais à présent elles devaient nous croire partis depuis longtemps vers Lundene. — Mais pourquoi épouser une putain ? demandai-je à Sihtric. — Elle… — Ealhswith est vieille, coupai-je. Trente ans, peut-être. Et corrompue. Il suffit qu’elle voie un homme pour écarter les cuisses ! Si tu rassemblais tous ceux qui ont troussé cette catin, tu aurais une armée suffisante pour conquérir la Bretagne entière. Tu en ferais partie, Ralla ? demandai-je au capitaine en l’entendant ricaner. — Et plutôt vingt fois qu’une, seigneur, répondit-il. — Elle m’aime, s’obstina Sihtric. — Elle aime ton argent, dis-je. Et d’ailleurs, pourquoi enfiler une épée neuve dans un vieux fourreau ? Ce que les hommes se disent avant les batailles est étrange. Ils parlent de tout, sauf de ce qui les attend. Un jour que je me trouvais dans le mur de boucliers, face à l’ennemi noir de menace dans les éclairs des lames, j’ai entendu deux de mes hommes se quereller à propos de la taverne qui brassait la meilleure ale. La peur plane dans l’air comme un nuage et nous faisons comme s’il n’en était rien. — Cherche une épouse jeune et épanouie, lui conseillai-je. La fille du potier est bonne à marier. Elle doit avoir treize ans. — Elle est sotte, protesta-t-il. — Et qu’es-tu, toi ? Je te donne de l’argent et tu le déverses dans le premier trou venu ! La dernière fois que je l’ai vue, elle portait un bracelet que je t’avais donné. Il renifla et ne répondit pas. Son père était le Dane Kjartan le Cruel, qui l’avait eu d’une de ses esclaves saxonnes. Pourtant, Sihtric était un brave garçon, même s’il avait passé cet âge. C’était un homme qui avait combattu dans le mur de boucliers. Qui avait tué. Et qui tuerait encore cette nuit. — Je te trouverai une épouse, lui promis-je. C’est alors que j’entendis les cris. Ils étaient faibles, car ils venaient de loin vers le sud, mais c’étaient ceux de femmes et d’hommes qui mouraient. — Dieu les maudisse ! gronda Ralla. — C’est à nous de le faire, répondis-je sèchement. — Nous devrions…, commença Ralla. Il se ravisa. Je savais qu’il allait dire que nous aurions dû aller au village le protéger, mais il connaissait ma réponse. Je lui aurais répliqué que nous ne savions pas quel village les Danes allaient attaquer. Et quand bien même, je n’aurais pas cherché à le protéger. À condition de savoir où allaient les attaquants, j’aurais pu placer dans toutes les maisonnettes des hommes qui auraient surgi à leur arrivée et en auraient tué quelques-uns, mais dans la nuit beaucoup en auraient réchappé. Et moi, je voulais que ces pillards succombent jusqu’au dernier, Danes comme Norses, sauf un, que j’aurais envoyé à l’est raconter dans les camps vikings des bords de la Temse qu’Uhtred de Bebbanburg les attendait. — Pauvres diables, murmura Ralla. Au sud, par les branches enchevêtrées, j’apercevais la lueur rouge de chaumes incendiés qui s’élevait dans le ciel et se reflétait sur les casques de mes hommes. Je leur criai de les ôter pour éviter que les sentinelles ennemies les aperçoivent. J’enlevai le mien, orné de sa tête de loup en argent. Moi, Uhtred, seigneur de Bebbanburg, en ces temps, j’étais un seigneur de guerre, vêtu de maille et de cuir, drapé de ma cape et armé, jeune et fort. La moitié de mes soldats se trouvaient sur le navire de Ralla et l’autre à cheval quelque part à l’ouest sous le commandement de Finan. Du moins l’espérais-je. Sur le navire, nous avions eu la tâche facile de glisser sur l’eau noire pour rejoindre l’ennemi, alors que Finan avait dû conduire ses troupes par les terres plongées dans la nuit. Mais je lui faisais confiance. Il serait là, impatient de tirer son épée. En ce long hiver humide, ce n’était pas la première embuscade que nous tentions de dresser sur la Temse, mais celle qui promettait le succès. À deux reprises, on m’avait informé que des Vikings avaient franchi la brèche du pont de Lundene pour attaquer les petits villages replets du Wessex, et à deux reprises nous avions accouru et étions restés bredouilles. Mais cette fois les loups étaient pris au piège. J’effleurai la poignée de Souffle-de-Serpent, mon épée, puis le marteau de Thor que je portais au cou. Tue-les tous, priai-je Thor, tous sauf un. Il devait faire froid cette nuit-là. Le fleuve en crue avait envahi les fossés dans les champs et laissé de la glace, mais je ne me rappelle pas ce froid. Je me souviens de l’impatience. J’effleurai de nouveau mon épée, qui me sembla frémir. Parfois, je me disais que la lame chantait. C’était un chant délicat, presque inaudible, celui de la lame qui appelle le sang : le chant de l’épée. Nous attendîmes, puis, quand ce fut fini, Ralla me déclara que je n’avais cessé de sourire. Je pensais que notre embuscade échouerait, car les pillards ne retournèrent à leur navire que lorsque l’aube parut. Je crus que leurs sentinelles nous avaient repérés, mais non. Soit les bosquets de saules nous dissimulaient, soit c’était le soleil levant qui les aveuglait. Nous les voyions, ces hommes cuirassés qui menaient un troupeau de femmes et d’enfants dans les prairies inondées. Ils étaient une cinquantaine pour autant de captifs. C’étaient les jeunes femmes du village incendié, capturées pour le plaisir des guerriers. Les enfants finiraient au marché aux esclaves de Lundene, puis rejoindraient la Franquie ou des contrées plus lointaines encore. Ayant servi, les femmes seraient elles aussi vendues. Sans les entendre, j’imaginais leurs sanglots, tandis qu’au sud, dans les basses collines, un nuage de fumée qui souillait le clair ciel hivernal rappelait l’incendie du village. Ralla s’ébroua. — Attends, murmurai-je. Il s’immobilisa. C’était un homme grisonnant, de dix ans mon aîné, aux yeux plissés d’avoir contemplé la mer éblouissante pendant tant d’années. C’était un capitaine de navire, un soldat et un ami. — Pas encore, murmurai-je en touchant Souffle-de-Serpent et en sentant frémir l’acier. Les pillards insouciants riaient et poussaient leurs prisonniers à bord, les forçant à s’accroupir dans la cale noyée d’eau glacée pour que le navire reste stable quand il passerait les hauts-fonds rocheux de la Temse, où seuls naviguent les meilleurs marins. Ils emportaient leur butin de chaudrons, broches et bêches, tout ce qui était en métal et susceptible d’être fondu ou utilisé. C’étaient les rires rauques et sans inquiétude d’hommes qui ont tué et vont devenir riches. Et Souffle-de-Serpent murmurait son chant dans son fourreau. J’entendis les avirons claquer et une voix rugir un ordre. La proue ornée d’une tête de monstre apparut sur la rivière tandis que les hommes poussaient de leurs rames contre la rive pour le dégager. Le navire s’ébranlait vers nous, porté par le courant. Ralla me jeta un regard. — Maintenant, dis-je. Coupez l’amarre ! À la proue, Cerdic trancha la corde de cuir qui nous retenait au saule. Nous n’avions sorti que douze avirons, qui plongèrent dans l’eau tandis que je remontais entre les rameurs. — Tuons-les tous ! hurlai-je. — Nagez ! cria Ralla aux douze hommes courbés sur leurs rames. — Nous tuerons ces chiens jusqu’au dernier ! criai-je en montant sur la plate-forme où m’attendait mon bouclier. Tous ! Tous ! Je me coiffai de mon casque, hissai mon bouclier et tirai Souffle-de-Serpent de son fourreau gainé de peau de mouton. Elle ne chantait plus. Elle hurlait. Mes hommes ramaient toujours, et devant nous l’ennemi surpris lâcha ses avirons pour se précipiter sur ses armes dans les cris des femmes. — Nagez ! cria Ralla. Notre navire sans nom s’élança dans le courant tandis que le Viking dérivait vers nous, avec sa tête de monstre aux crocs blancs et à la langue rouge. — Maintenant ! criai-je à Cerdic. Il lança sur la proue un grappin qui s’enfonça dans le bois et tira sur la chaîne pour l’attirer vers nous. — Tue ! hurlai-je en m’élançant. Oh, la joie d’être jeune, d’avoir la force de mes vingt-huit ans et d’être un seigneur de guerre… Tout s’est enfui désormais, il ne me reste plus que des souvenirs qui pâlissent. Mais la joie est gravée dans ma mémoire. Souffle-de-Serpent trancha la gorge de l’homme qui tentait de dégager le navire et son sang éclaira cette journée d’hiver en m’éclaboussant le visage. J’étais la mort qui surgissait à l’aube, la mort ruisselante de sang en maille, cape noire et casque orné d’une tête de loup. Je suis un vieillard, à présent, et si vieux… Ma vue baisse, mes membres sont las et endoloris, et si je m’assoupis au soleil je me réveille plus las encore. Mais je me rappelle ces combats anciens. Ma nouvelle épouse, une femme pieuse, sotte et geignarde, frémit quand je les lui raconte, mais que reste-t-il aux vieillards sinon les histoires ? Elle a protesté un jour qu’elle ne voulait rien savoir de ces corps décapités d’où jaillissait le sang clair, mais sans ces récits comment préparer nos jeunes pour les guerres qu’ils devront livrer ? J’ai combattu toute ma vie. C’était mon destin comme celui de nous tous. Alfred voulait la paix, mais elle lui échappait. Danes et Norses venaient, et il n’avait d’autre choix que se battre. Puis une fois Alfred mort et son royaume puissant, vinrent encore d’autres Danes, des Norses, puis des Bretons des Galles, et des Scotes du Nord. Que fait un homme, sinon combattre pour sa terre, sa famille et son pays ? Je regarde mes enfants, leurs enfants et ceux de leurs enfants, et je sais qu’ils devront se battre, qu’aussi longtemps qu’existera une famille du nom d’Uhtred et un royaume sur cette terre balayée par les vents, il y aura la guerre. Aussi ne devons-nous pas reculer et frémir devant sa cruauté, le sang et la puanteur, son horreur comme ses joies, car la guerre viendra à nous, que nous le souhaitions ou non. La guerre est le destin et Wyrd bid ful årœd : « Nul n’arrête le destin. » Aussi raconté-je ces histoires pour que les enfants de mes enfants sachent leur destin. Ma femme geint, mais je la force à écouter. Je lui raconte comment notre navire fracassa le flanc de l’ennemi, le poussant contre la rive. Comme je l’avais voulu, et comme Ralla y est parvenu. Sous le choc, les rames du Dane se brisèrent tandis que mes hommes sautaient à son bord en faisant tournoyer haches et épées. Souffle-de-Serpent était l’instrument de la mort. C’était et c’est encore une lame chérie, forgée dans le Nord par un Saxon qui connaissait son métier. Il avait pris sept tiges, quatre de fer et trois d’acier, chauffées et martelées pour façonner une unique épée à double tranchant. Les quatre tiges de fer plus tendre, enroulées sur elles-mêmes dans le feu, gardaient une trace qui ressemblait au souffle ardent d’un dragon, et c’est ce qui avait valu son nom à Souffle-de-Serpent. Je parai de mon bouclier le coup de hache d’un barbu que j’embrochai d’un seul coup, retournant ma lame dans sa bedaine avant de la retirer, répandant ses tripes au soleil, tout en esquivant un coup d’épée. À mon côté, Sihtric plongea sa lame dans l’entrejambe de mon assaillant qui hurla. Je crois que je criais. Mes hommes continuaient d’arriver, haches et épées scintillaient tandis qu’enfants et femmes pleuraient et que mouraient les pillards. La quille de l’ennemi s’enfonça dans la vase et le navire dériva sur son erre. Quelques pillards paniqués, sentant qu’ils mourraient s’ils restaient à bord, sautèrent à terre et détalèrent. D’autres les suivirent, et c’est alors que, de l’ouest, déchirant le mince voile de brume qui flottait sur les flaques gelées, Finan et ses cavaliers surgirent en deux colonnes, épées brandies. Mon mortel Irlandais connaissait son affaire : il passa en galopant le long des fuyards pour couper leur retraite et laissa le second groupe s’abattre sur l’ennemi avant de tourner bride et de mener ses hommes à la curée. — Tue-les tous ! lui criai-je. Jusqu’au dernier ! Dans la vague sanglante qui déferla, je vis Clapa, mon géant dane, embrocher de sa lance un ennemi au bord du fleuve. Rypere en déchiqueta un autre de son épée. La main droite de Sihtric ruisselait de sang. De sa hache, Cerdic fendit le crâne d’un Dane, éclaboussant de sang et de cervelle les prisonniers terrifiés. Il me semble en avoir tué deux autres, mais ma mémoire n’est plus sûre. Je me rappelle avoir poussé un homme sur le pont, l’avoir étripé d’un coup de lame. Appuyé sur Souffle-de-Serpent, je vis les hommes de Finan lancer leurs chevaux sur l’ennemi pris au piège. Certains tentèrent de se rendre. Un jeune homme s’agenouilla sur un banc de nage, lâchant hache et bouclier et me suppliant. — Ramasse ta hache, lui dis-je. — Seigneur… — Ramasse-la ! coupai-je. Et attends-moi au festin des guerriers ! J’attendis qu’il fût armé et Souffle-de-Serpent lui prit la vie. Mon geste fut rapide et je lui témoignai la pitié de lui trancher la gorge d’un seul coup. Je le regardai droit dans les yeux, vis son âme s’envoler, puis j’enjambai son corps convulsé qui s’effondra sur les genoux d’une femme affolée. — Tais-toi ! lui criai-je en toisant d’un regard noir la masse de femmes et d’enfants recroquevillés dans la cale. Puis j’empoignai le cadavre et le hissai sur le banc. L’un des enfants ne pleurait pas. Un garçon d’une dizaine d’années qui me fixait, bouche bée, et me rappelait celui que j’étais à son âge. Que percevait-il ? Un homme de métal, car j’avais rabattu les plaques de mon casque sur mes joues. On voit moins bien ainsi, mais on paraît plus redoutable. Et cet enfant observait un homme de haute taille au visage d’acier, qui arpentait le navire, vêtu de maille et ensanglanté. J’ôtai mon casque et libérai mes cheveux avant de le lui lancer. — Prends-en soin, mon garçon, lui dis-je avant de confier Souffle-de-Serpent à la fille qui criait. Et toi, va laver ma lame dans la rivière, et essuie-la sur la cape d’un mort. Je tendis mon bouclier à Sihtric, puis j’écartai les bras et levai les yeux vers le soleil matinal. Sur les cinquante-quatre pillards, il n’en restait que seize en vie. Ils étaient prisonniers. Aucun n’avait échappé aux hommes de Finan. Je tirai Dard-de-Guêpe, ma courte épée si mortelle dans le mur de boucliers où les hommes se pressent étroitement comme des amants. — Celle de vous, dis-je aux femmes, qui veut tuer celui qui l’a violée, qu’elle le fasse ! Je donnai mon épée à deux femmes qui voulaient vengeance et massacrèrent leurs victimes. L’une frappa plusieurs fois, l’autre déchiqueta, et les deux hommes moururent lentement. Sur les quatorze restants, l’un ne portait pas de maille. C’était le capitaine, grisonnant, la barbe rare et le regard sombre. — D’où viens-tu ? lui demandai-je. Il faillit refuser de répondre, mais se ravisa. — Beamfleot, dit-il. — Et Lundene ? La vieille cité est encore aux mains des Danes ? — Oui. — Oui, seigneur, corrigeai-je. — Oui, seigneur. — Alors tu iras à Lundene, puis à Beamfleot, puis où il te plaira, et tu raconteras aux Norses qu’Uhtred de Bebbanburg garde le fleuve Temse. Et qu’ils sont bienvenus ici quand ils le souhaiteront. Cet homme-là eut la vie sauve. Je lui tranchai la main droite avant de le laisser aller, afin qu’il ne puisse plus jamais manier l’épée. Puis je plongeai son moignon dans les braises afin de sceller la plaie. C’était un brave. Il tressaillit quand je le cautérisai, mais il ne poussa pas un cri alors que le sang bouillonnait et que la chair grésillait. J’enveloppai son moignon d’un linge déchiré. — Va, lui ordonnai-je en désignant l’aval. Va. Il se dirigea vers l’est. Avec de la chance, il survivrait à son voyage et dirait à tous ma sauvagerie. Tous les autres furent occis, sans exception. — Pourquoi les as-tu tués ? me demanda un jour ma nouvelle épouse sans dissimuler son dégoût. — Afin qu’ils apprennent à craindre, bien sûr. — Les morts ne peuvent avoir peur, répondit-elle. — Un navire avait quitté Beamfleot sans jamais revenir, lui expliquai-je patiemment. Et d’autres hommes qui voulaient piller le Wessex, apprenant le destin de ce vaisseau, préférèrent porter leurs épées ailleurs. J’ai tué cet équipage pour ne pas avoir à occire des centaines d’autres Danes. — Le Seigneur Jésus aurait voulu que tu montres de la miséricorde, me dit-elle, ouvrant de grands yeux. C’est une sotte. Finan ramena quelques villageoises à leurs maisons en cendres, où elles creusèrent des tombes pour leurs morts pendant que mes hommes pendaient aux arbres les cadavres des ennemis, près de la rivière. Nous tressâmes les cordes avec les lambeaux de leurs vêtements. Nous prîmes leurs mailles, armes et bracelets, et nous coupâmes leurs longs cheveux, car il me plaît de calfater mes navires avec la tignasse de mes ennemis. Puis nous pendîmes leurs corps blêmes et nus dans le vent pendant que les corbeaux venaient leur manger les yeux. Cinquante-trois corps furent pendus ainsi. Pour mettre en garde quiconque aurait voulu les suivre et faire savoir que celui qui remontait la Temse risquait la mort. Puis nous rentrâmes chez nous en emportant le navire ennemi. Et Souffle-de-Serpent s’endormit dans son fourreau. PREMIÈRE PARTIE L’épouse 1 — Les morts parlent, me déclara Æthelwold. Pour une fois, il n’était pas ivre, mais grave et rempli de crainte. Le vent de la nuit qui cinglait la maison s’infiltrait par la moindre fente et les lampes à huile vacillaient dans les courants d’air. — Les morts parlent ? répétai-je. — Un cadavre, reprit-il, se lève de son tombeau et parle. Il posa sur moi ses yeux écarquillés comme pour souligner ses paroles, et se pencha vers moi, les mains jointes entre les genoux. — Un cadavre qui parle ? m’étonnai-je. — Qui se lève ! déclara-t-il en joignant le geste à la parole. — Qui ça ? — Le mort. Il se lève et il parle, répéta-t-il, indigné. C’est vrai. Je rapprochai mon banc du foyer. Dix jours avaient passé depuis que j’avais tué les pillards et pendu leurs cadavres au bord du fleuve, et à présent une pluie glaciale criblait le chaume et les volets clos. L’un de mes deux chiens étendus devant le feu me jeta un regard de reproche en sentant le banc bouger, puis se recoucha. La maison avait été construite par les Romains : le sol était en dalles et les murs en pierre, mais j’avais moi-même chaumé le toit. La pluie ruisselait par la cheminée. — Que dit le mort ? demanda Gisela, mon épouse et mère de mes deux enfants. Æthelwold ne répondit pas immédiatement, jugeant peut-être qu’une femme ne devait pas prendre part à une conversation sérieuse, mais mon silence lui fit comprendre qu’elle avait le droit de parler chez elle et il préféra ne pas me froisser. — Il dit que je devrais être le roi, avoua-t-il d’une petite voix en guettant ma réaction. — Roi de quoi ? — De Wessex, bien sûr. — Oh, de Wessex, répondis-je, désinvolte. — C’est moi qui devrais en être le roi, protesta-t-il. Mon père l’était ! — Et maintenant, c’est le frère de ton père qui l’est, et on le dit bon roi. — Tu le penses ? Je ne répondis pas. Il était connu que je n’aimais pas Alfred, et réciproquement, mais cela ne voulait pas dire qu’Æthelwold, son neveu, ferait un meilleur roi. Comme moi, il aurait bientôt trente ans, et il s’était fait une réputation d’ivrogne et de débauché. Pourtant, il avait de légitimes prétentions au trône de Wessex. Son père avait été roi, et si Alfred avait eu une once de bon sens, il aurait fait égorger son neveu. Mais il jugeait que son penchant pour l’ale l’empêcherait de se montrer trop remuant. — Où as-tu vu ce cadavre parlant ? demandai-je. — De l’autre côté de la route, en face. — Wæclingastræt ? Il opina. Ainsi, il parlait aux Danes autant qu’aux morts. Wæclingastræt est la route qui mène de Lundene vers le nord-ouest. Elle traverse l’Anglie et aboutit à la mer d’Irlande, au nord des Galles. Tels étaient les termes de la paix que nous avions conclue en cette année 885, une paix ponctuée d’escarmouches et de haine. — Est-ce un mort dane ? — Il se nomme Bjorn, répondit-il. C’est un scalde de la cour de Guthrum qui l’a tué parce qu’il refusait de se faire chrétien. Il peut être invoqué sur son tombeau. Je l’ai vu. Je regardai Gisela, qui était dane. La sorcellerie n’appartenait pas au monde des Saxons comme moi. Elle haussa les épaules, indiquant que cela lui était tout aussi étranger. — Qui l’invoque ? questionna-t-elle. — Un cadavre récent, répondit-il. — Comment cela ? demandai-je. — Il faut envoyer quelqu’un au royaume des morts, expliqua-t-il, comme si c’était une évidence. Pour qu’il fasse revenir Bjorn. — Alors on tue quelqu’un ? interrogea-t-elle. — Comment voudrais-tu envoyer un messager auprès des morts ? répondit-il avec véhémence. — Et ce Bjorn, il parle l’anglois ? demandai-je, sachant qu’Æthelwold pratiquait fort peu le danois. — Oui, répondit-il à contrecœur, d’évidence agacé par les questions. — Qui t’a conduit à lui ? — Des Danes, répondit-il vaguement. — Alors, des Danes sont venus te dire qu’un poète mort voulait te parler et tu t’es rendu sur les terres de Guthrum ? — Ils m’ont payé d’or. Æthelwold était toujours criblé de dettes. — Et pourquoi venir nous voir ? demandai-je. (Il ne répondit pas et regarda Gisela qui filait la laine.) Tu vas chez Guthrum, insistai-je, tu parles à un mort et tu viens me voir. Pourquoi ? — Parce que Bjorn a dit que tu serais roi, toi aussi, expliqua-t-il. Il n’avait pas haussé la voix, mais je levai la main pour le faire taire et jetai un regard inquiet vers la porte comme si je craignais qu’un espion ne nous écoute d’une pièce voisine. Alfred en avait posté chez moi et je savais qui ils étaient, mais je n’étais pas sûr de les avoir tous démasqués et je devais m’assurer que nous étions seuls quand je parlais avec Æthelwold. Cependant, il n’était pas prudent de dire de telles choses à voix haute. Gisela s’était interrompue et le fixait, tout comme moi. — Qu’a-t-il dit ? demandai-je. — Que toi, Uhtred, dit-il en baissant la voix, tu serais couronné roi de Mercie. — Aurais-tu bu ? — Non, seulement de l’ale. Bjorn le Mort souhaite te parler aussi pour t’annoncer ta destinée. Toi et moi, Uhtred, nous serons rois et voisins. Les dieux le veulent et ils ont envoyé un mort nous le dire. Il frissonnait et transpirait, mais il n’était pas ivre. Quelque chose l’avait terrifié, et cela me convainquit qu’il disait vrai. — Ils veulent savoir si tu acceptes de voir le mort, reprit-il. Et si tu l’es, ils te feront chercher. J’interrogeai du regard Gisela, qui ne broncha pas. Je n’attendais pas de réponse, mais je continuai de la dévisager, elle était belle, très belle. Ma brune Dane, ma chère Gisela, mon épouse et amour. Elle dut deviner mes pensées, car un sourire se peignit sur son long visage grave. — Uhtred sera roi ? demanda-t-elle. — Ainsi le dit le mort, répondit Æthelwold. Et Bjorn l’a appris des trois sœurs. Il parlait des Nornes, les trois sœurs qui tissent notre destinée. — Uhtred, roi de Mercie ? reprit Gisela, sceptique. — Et tu seras reine. Elle me regarda, perplexe, mais je ne tentai pas de répondre, car je savais ce qu’elle pensait. Je songeais qu’il n’y avait pas de roi de Mercie. L’ancien, un laquais que les Danes tenaient en laisse, était mort, et nul ne lui avait succédé, le royaume étant partagé entre Danes et Saxons. Le frère de ma mère était un ealdorman de Mercie avant d’être tué par les Gallois, et j’avais du sang mercien. Et il n’y avait pas de roi en Mercie. — Je crois qu’il faudrait que tu ailles entendre ce mort, dit Gisela d’un ton grave. — Si on me fait mander, promis-je, j’irai. Certes, puisqu’un mort parlait et voulait que je devienne roi. Alfred arriva une semaine plus tard, par une belle journée où le soleil brillait bas dans le ciel pâle. Dans les marais des abords de la Temse, vers Sceaftes et Wodenes, des oiseaux pataugeaient dans la glace, à la recherche de vers. C’était chez moi. Depuis deux ans, ma demeure était Coccham, aux abords du Wessex, où la Temse coule vers Lundene et la mer. Moi, Uhtred, un seigneur de Northumbrie, guerrier et exilé, j’étais devenu un bâtisseur, un marchand et un père qui servait Alfred, roi de Wessex, non parce que je le voulais ainsi, mais parce que je lui avais prêté serment. Et Alfred m’avait assigné pour tâche de bâtir son nouveau burh à Coccham. Un burh était une ville fortifiée, et Alfred en parsemait son royaume de Wessex. Tout au long des frontières, en bord de mer et de rivières, sur les landes aux confins des terres des sauvages de Cornwallum, on édifiait des murailles. Une armée dane pouvait passer entre les forteresses, mais elle en découvrait toujours plus au cœur du royaume, et chacune abritait sa garnison. Alfred, dans un rare moment d’exaltation, m’avait décrit ces burhs comme des nids de guêpes d’où un essaim d’hommes pouvait s’envoler pour piquer les Danes. On en construisait à Exanceaster, Oxnaforda, Cracgelad, Wæced et partout entre ces villes. Murs et palissades étaient hérissés de boucliers et de lances. Le Wessex devenait une terre de forteresses, et je devais faire de la petite ville de Coccham l’une d’elles. Tout Saxon de plus de douze ans était corvéable. La moitié travaillait à construire tandis que l’autre s’occupait des cultures. J’étais censé avoir cinq cents hommes à tout moment à ma disposition, mais la plupart du temps ils n’étaient que trois cents. Ils creusèrent, étayèrent et coupèrent du bois pour les murs, et nous élevâmes une place forte sur les rives de la Temse. En vérité, il y en avait deux, l’une sur la rive sud et l’autre sur Sceaftes, une île divisant le fleuve en deux bras. Et en ce mois de janvier 885, les travaux presque terminés, plus aucun navire dane ne pouvait remonter le fleuve pour piller fermes et villages. S’ils s’aventuraient le long de ces remparts, ils savaient que mes soldats les suivraient, les acculeraient sur le rivage et les massacreraient. Un marchand dane du nom d’Ulf était venu le matin même et avait amarré son navire au quai de Sceaftes, où l’un de mes hommes examinait son fret pour calculer son octroi. Ulf, avec son sourire édenté, monta me saluer et m’offrit un morceau d’ambre enveloppé de peau d’agneau. — Pour la dame Gisela, seigneur, dit-il. Comment va-t-elle ? — Bien, dis-je en portant la main au marteau de Thor. — Et tu as un deuxième enfant ? m’a-t-on dit. — Une fille. Et d’où le tiens-tu ? — De Beamfleot. C’était compréhensible : Ulf était du Nord, mais aucun navire ne faisait le voyage de Northumbrie en Wessex au cœur de l’hiver. Il avait dû passer la saison au sud de l’Estanglie, sur les bancs de vase de l’estuaire de la Temse. — Ce n’est pas grand-chose, dit-il en désignant son chargement. J’ai acheté quelques peaux et cognées à Grantaceaster et je pensais remonter le fleuve pour voir si vous autres Saxons aviez encore quelque argent. — Tu es venu pour voir si nous avions terminé la forteresse. Tu es un espion, Ulf, et je crois que je vais te pendre à un arbre… — Non, tu n’en feras rien, répondit-il sans s’émouvoir. — Je m’ennuie, dis-je en rangeant l’ambre dans ma bourse. Et voir un Dane se tortiller au bout d’une corde m’amuserait, ne crois-tu pas ? — Tu as dû rire quand tu as pendu l’équipage de Jarrel, alors. — C’est donc ainsi qu’il s’appelait ? Jarrel ? Je ne le lui ai pas demandé. — J’ai vu trente corps. Peut-être plus. Tous pendus à des arbres, et j’ai pensé que c’était là l’œuvre du seigneur Uhtred. — Trente seulement ? Ils étaient cinquante-trois. J’aurais dû y ajouter le tien, Ulf, pour faire bon compte. — Tu ne voudrais pas de moi, répondit-il, jovial. Il te faut un jeune homme, car ceux-là se tortillent plus que les vieillards. Il cracha en direction d’un petit rouquin qui fixait l’eau d’un air absent. — Tu pourrais pendre ce petit gueux, reprit-il. C’est l’aîné de ma femme et rien de plus qu’un vit de crapaud. Il se tortillerait bien. — Et comment est Lundene en ce moment ? — Le jarl Haesten va et vient. Il est plus souvent là qu’absent. Cela me surprit. Je connaissais Haesten, un jeune Dane qui avait été mon homme lige mais qui avait rompu son serment et aspirait désormais à devenir un seigneur de guerre. Il se faisait appeler comte, ce qui m’amusait, mais j’étais étonné qu’il soit allé à Lundene. Je savais qu’il avait édifié un camp fortifié sur la côte d’Estanglie, mais maintenant il s’était rapproché du Wessex, ce qui indiquait qu’il cherchait noise. — Et que fait-il, alors ? demandai-je avec mépris. Il vole les canards de ses voisins ? — Il a des alliés, seigneur, dit Ulf d’un ton qui me mit la puce à l’oreille. — Des alliés ? — Les frères Thurgilson, répondit-il en touchant son amulette. Le nom ne me disait rien. — Sigefrid et Erik, des jarls norses, seigneur. Voilà qui était nouveau. Les Norses ne venaient généralement pas en Estanglie ou en Wessex. Nous entendions souvent parler de leurs expéditions sur les terres de Scotie et d’Irlande, mais ils s’aventuraient rarement par ici. — Que font des Norses à Lundene ? questionnai-je. — Ils sont arrivés il y a deux jours, seigneur, avec vingt-deux navires. Haesten est allé avec eux et a pris neuf navires. Je laissai échapper un sifflement. Trente et un navires, c’était une flotte et cela signifiait que les frères et Haesten commandaient une armée d’au moins un millier d’hommes qui étaient à Lundene, à la frontière du Wessex. À l’époque, Lundene était une étrange cité. Elle faisait officiellement partie de la Mercie, mais, la Mercie n’ayant pas de roi, Lundene n’avait nul seigneur. Elle n’était ni saxonne ni dane, mais à la fois l’une et l’autre, et l’on pouvait y trouver la fortune, la mort ou les deux. Elle se trouvait à la frontière de la Mercie, de l’Estanglie et du Wessex, et c’était une ville de marchands et de navigateurs. Et à présent, si Ulf disait vrai, ses murs abritaient une armée de Vikings. — Ils t’ont pris comme rat en poche, seigneur, gloussa ce dernier. Je me demandai comment une flotte s’était rassemblée et avait remonté la marée jusqu’à Lundene sans que je l’apprenne avant qu’elle fasse voile. Coccham était le burh le plus proche, et j’étais généralement informé en une journée. — Ce sont les frères qui t’envoient me l’apprendre ? lui demandai-je. À mon avis, les frères Thurgilson et Haesten ne s’étaient emparés de Lundene qu’afin d’exiger paiement, probablement d’Alfred, pour en partir. Auquel cas, il était de leur intérêt que nous soyons au fait de leur venue. — Non : je partais quand ils sont arrivés, seigneur. C’est bien assez de devoir te payer sans avoir à leur donner la moitié de mes marchandises. Le comte Sigefrid est un homme mauvais, seigneur, avec qui il ne fait pas bon faire affaire. — Pourquoi ignorais-je qu’ils étaient avec Haesten ? — Ils n’étaient pas avec lui. Ils étaient en Franquie. Ils ont traversé la mer et remonté aussitôt la rivière. — Avec vingt-deux navires remplis de Norses ? — Ils ont de tout, seigneur. Danes, Frisons, Saxons, Norses. Sigefrid les trouve là où les dieux vident leur tinette. Ce sont hommes avides, seigneur. Sans maître. Des brigands. Ils viennent de partout. Il n’y a pire espèce que l’homme sans maître. Il ne doit nulle allégeance, et n’a que son épée, sa faim et son ambition. J’avais été de ceux-là en mon temps. — Sigefrid et Erik risquent de créer des ennuis ? demandai-je. — Sigefrid, oui. Erik ? Il est plus jeune. Les hommes disent du bien de lui… Sigefrid aime chercher querelle. — Il veut une rançon ? — C’est possible. Il doit payer tous ces hommes, mais il n’a que chiures de souris en Franquie. Mais qui lui paiera sa rançon ? Lundene appartient à la Mercie, n’est-ce pas ? — Oui. — Et il n’y a point de roi en Mercie. Ce n’est pas naturel, un royaume sans roi, ne crois-tu pas ? Je repensai à la visite d’Æthelwold et touchai le marteau de Thor. — As-tu entendu parler du mort qui se lève ? demandai-je. — Le mort qui se lève ? répéta-t-il craintivement. Il vaut mieux laisser les morts au Niflheim, seigneur. — De l’ancienne magie, peut-être ? avançai-je. Invoquer les morts ? — On raconte des choses…, dit Ulf en empoignant fermement son amulette. — Quelles choses ? — Loin dans le Nord, seigneur. Au pays des glaces et des bouleaux. Il s’y passe d’étranges choses. On raconte que des hommes peuvent voler dans la nuit et j’ai ouï dire que les morts marchent sur les mers gelées, mais je n’ai jamais rien vu de tel. Pour moi, ce ne sont qu’histoires pour effrayer les enfants par les nuits d’hiver, seigneur. — Peut-être. Je me retournai en voyant un garçonnet courir au pied de la nouvelle muraille. Il sauta par-dessus les poteaux qui serviraient à fabriquer la plate-forme de combat, évita une flaque et arriva, essoufflé, incapable de parler. — L’Haligast, seigneur, dit-il enfin. L’Haligast ! Ulf m’interrogea du regard. — Le Saint-Esprit, traduisis-je. — Il arrive, seigneur, reprit le jeune garçon en désignant l’amont du fleuve. Maintenant ! — Le Saint-Esprit arrive ? s’alarma Ulf. Il n’avait sans doute pas la moindre idée de ce que c’était, mais il en savait assez pour redouter les spectres et ma question sur les morts l’avait effrayé. — C’est le navire d’Alfred, expliquai-je. Le roi est à bord ? demandai-je au garçon. — Son étendard y flotte, seigneur. — Alors il y est. — Alfred ? interrogea Ulf. Que veut-il ? — Savoir à qui je suis loyal, ironisai-je. — Alors c’est toi qui pourrais te retrouver pendu au bout d’une corde, hein, seigneur ? dit Ulf. — Il me faut des cognées, répondis-je. Apporte tes meilleures chez moi et nous parlerons du prix plus tard. L’arrivée d’Alfred ne me surprenait pas. À cette époque, il passait beaucoup de temps à voyager entre les burhs pour en suivre la construction. Il était venu à Coccham à une dizaine de reprises en autant de mois, mais cette fois, à mon avis, ce n’était pas pour inspecter les murailles mais pour découvrir pourquoi Æthelwold était venu me voir. Les espions du roi s’étaient acquittés de leur tâche et il voulait m’interroger. Son navire arrivait rapidement, porté par le courant. Durant l’hiver, il était plus rapide de naviguer, et Alfred aimait Haligast, parce qu’il pouvait travailler à son bord tout en voyageant le long de la frontière nord du Wessex. Le navire avait vingt rameurs et assez de place pour la moitié des gardes du roi et son inévitable horde de prêtres. La bannière royale, un dragon vert, flottait au grand mât, et deux à l’espart, l’un orné d’un saint et l’autre d’une croix blanche sur fond vert. À la poupe se trouvait une petite cabine où le timonier était à l’étroit, mais où Alfred pouvait installer une table. Un second vaisseau, l’Heofonhlaf, transportait le reste des gardes et d’autres prêtres. Son nom signifiait « Pain du ciel ». Alfred n’était pas doué pour baptiser ses navires. L’Heofonhlaf accosta le premier, et une vingtaine d’hommes armés en maille débarquèrent et s’alignèrent sur le quai de bois. L’Haligast suivit et heurta la jetée si violemment qu’il fit tituber Alfred, qui se tenait au milieu du navire. Certains rois auraient fait étriper un timonier pour leur avoir fait perdre leur dignité, mais Alfred sembla ne rien remarquer. Il était en grande conversation avec un moine au visage étroit et pâle. C’était Asser de Galles. J’avais ouï dire que le frère Asser était le nouveau favori du roi et je savais qu’il me haïssait, ce qui était bien légitime car je le détestais. Je lui fis tout de même un sourire et il recula, comme si j’avais vomi sur sa robe, puis il se pencha vers Alfred, qui aurait pu être son jumeau car il avait plus l’air d’un moine que d’un roi. Il portait une longue cape noire et sa calvitie ressemblait à la tonsure d’un moine. Comme celles des clercs, ses mains étaient toujours tachées d’encre, et son visage maigre était aussi grave que pâle. Il était souvent rasé de près, mais ce jour-là il portait une barbe semée de blanc. L’équipage amarra le navire et Alfred prit le bras d’Asser pour débarquer avec lui. Le Gallois portait sur sa poitrine une énorme croix qu’Alfred toucha un instant avant de se tourner vers moi. — Mon seigneur Uhtred, dit-il. Il était d’une amabilité peu coutumière, non parce qu’il était heureux de me voir mais parce qu’il pensait que je complotais de le trahir. Je n’avais guère d’autres raisons pour fréquenter son neveu Æthelwold. — Mon seigneur, dis-je en m’inclinant. J’ignorai le frère Asser. Le moine m’avait naguère accusé de piraterie, de meurtre et d’une dizaine d’autres forfaits, ce qui était assez exact, mais j’étais toujours en vie. Il me jeta un regard méprisant avant de s’éloigner à grands pas dans la boue, manifestement pour s’assurer que les nonnes du couvent de Coccham n’étaient ni grosses d’enfant, ni ivres, ni heureuses. Alfred, suivi d’Egwine, qui commandait désormais sa garde, et de six de ses hommes, longea mes nouveaux remparts. Il jeta un coup d’œil au navire d’Ulf sans piper mot. Je savais que je devais lui annoncer que Lundene avait été prise, mais je décidai d’attendre qu’il m’interroge. Pour le moment, il se satisfaisait d’inspecter mes travaux, auxquels il ne trouva rien à redire, comme il s’y attendait. Le burh de Coccham était de loin le plus avancé de tous. Le fort suivant sur la Temse, à Welengaford, était à peine commencé, tandis que les murailles d’Oxnaforda s’étaient effondrées dans leur fossé après une semaine de violentes pluies peu avant Yule. En revanche, le nôtre était presque achevé. — On me dit que la fyrd rechigne à travailler, observa le roi. Cela n’a-t-il pas été le cas ici ? La fyrd, c’était l’armée, levée dans le comté. Non seulement elle construisait les burhs mais elle les garnissait. — La fyrd est de très mauvaise volonté, seigneur, dis-je. — Pourtant, tu as presque terminé ? — J’ai pendu dix hommes, souris-je. Et cela a donné du courage aux autres. Il s’arrêta pour regarder en aval. Des cygnes ornaient le paysage. Il avait le visage plus pâle et plus ridé. Il paraissait malade, mais Alfred de Wessex ne se portait jamais bien. Il souffrait du ventre et des boyaux, et je le vis grimacer de douleur. — J’ai ouï dire, reprit-il, glacial, que tu les as pendus sans leur offrir un procès ? — En effet, seigneur. — Il y a des lois en Wessex, me réprimanda-t-il. — Et si le burh n’est point bâti, il n’y aura plus de Wessex. — Tu aimes me défier. — Non, seigneur, j’ai prêté serment et je fais ce que tu m’ordonnes. — Et tu pends des hommes sans les faire comparaître, répliqua-t-il. Un roi doit apporter la justice, seigneur Uhtred. Telle est sa tâche. Et si une terre n’a point de roi, comment aurait-elle de loi ? Il m’éprouvait et je m’alarmai un instant. Je pensais qu’il était venu se renseigner sur ce qu’Æthelwold m’avait dit, mais qu’il évoque la Mercie privée de roi indiquait qu’il savait déjà de quoi nous avions parlé. — Il y a des hommes, poursuivit-il en fixant la rive mercienne, qui aimeraient être rois de Mercie… Mon neveu Æthelwold ? J’éclatai d’un rire trop visiblement soulagé. — Æthelwold ! m’exclamai-je. Il ne veut point être roi de Mercie. Il veut ton trône, seigneur. — C’est ce qu’il t’a dit ? — Bien sûr. Il le dit à tout le monde ! — Est-ce pour cela qu’il est venu te voir ? demanda Alfred, incapable de retenir plus longtemps sa curiosité. — Il est venu pour acheter un cheval, seigneur, mentis-je. Il veut mon étalon, Smoca, et j’ai refusé. La robe de Smoca était d’un mélange peu commun de gris et de noir, d’où son nom qui signifiait « fumée ». Il avait remporté toutes les courses et ne craignait rien : hommes, boucliers, armes et bruits. J’aurais pu le vendre à n’importe quel guerrier du pays. — Et il a parlé de son désir d’être roi ? insista Alfred, soupçonneux. — Bien sûr que oui. — Tu ne m’en as pas informé sur le moment, me reprocha-t-il. — Si je t’informais chaque fois qu’Æthelwold parlait de trahison, tu n’entendrais que moi. Ce que je te dis à présent, c’est que tu devrais lui trancher le cou. — C’est mon neveu, répondit Alfred avec raideur. Il est de sang royal. — Sa tête peut être coupée comme celle de n’importe qui. Il balaya cette idée de la main. — Je songeais à le faire roi de Mercie, dit-il. Mais il perdrait le trône. — Certes. — Il est faible, dit Alfred avec mépris. Et la Mercie a besoin d’un souverain à poigne. Qui sache faire peur aux Danes. J’avoue qu’en cet instant je crus qu’il parlait de moi et je fus prêt à le remercier, même à tomber à genoux et baiser sa main, mais c’est alors qu’il précisa : — Ton cousin, je pense. — Æthelred ! m’écriai-je, incapable de dissimuler mon mépris. Mon cousin était un petit crétin imbu de sa personne, mais aussi un proche d’Alfred. Si proche qu’il allait épouser sa fille aînée. — Il peut être ealdorman de Mercie et régner avec ma bénédiction, dit Alfred. En d’autres termes, mon misérable cousin allait gouverner la Mercie pour le compte d’Alfred et, en vérité, c’était pour le roi une meilleure solution que de confier le trône à quelqu’un comme moi. Æthelred, marié à Æthelflæd, serait plus enclin à la loyauté envers Alfred, et la Mercie, ou du moins la partie au sud de Wæclingastræt, serait comme une province du Wessex. — Si mon cousin doit devenir seigneur de Mercie, dis-je, il sera seigneur de Lundene ? — Bien sûr. — Alors il connaîtra un problème, seigneur. (J’avoue avoir éprouvé un certain plaisir à l’idée que mon prétentieux cousin ait affaire à un millier de soldats menés par les comtes norses.) Une flotte de trente et un navires est arrivée à Lundene il y a deux jours, commandée par les comtes Sigefrid et Erik Thurgilson. Haesten de Beamfleot est leur allié. Pour autant que je sache, seigneur, Lundene appartient désormais aux Norses et aux Danes. Alfred ne dit mot et se contenta de contempler le fleuve et ses cygnes. Il semblait plus blême que jamais. — Tu en sembles heureux, dit-il, les dents serrées. — Je ne le suis pas, seigneur. — Comment cela peut-il se faire ? demanda-t-il en se tournant vers les murailles du burh. Les frères Thurgilson étaient en Franquie. Je n’avais peut-être jamais entendu parler de Sigefrid et d’Erik, mais Alfred mettait un point d’honneur à savoir où rôdaient les Vikings. — Ils sont à Lundene, à présent, dis-je. Il se tut de nouveau. Je savais ce qu’il pensait : la Temse est notre route vers d’autres royaumes, vers le reste du monde ; et si les Danes et les Norses la bloquaient, le Wessex serait coupé des routes commerciales. Bien sûr, il existait d’autres ports et rivières, mais la Temse était le grand fleuve de tous les navires venus des mers lointaines. — Veulent-ils de l’argent ? s’enquit-il avec agacement. — C’est le problème de la Mercie, seigneur. — Ne sois pas sot ! Lundene est peut-être en Mercie, mais le fleuve nous appartient à l’un et à l’autre. (Il se retourna vers la Temse, comme s’il s’attendait à voir paraître les navires vikings.) Et s’ils ne veulent pas partir, il faudra les expulser, conclut-il à mi-voix. — Oui, seigneur. — Ce sera le cadeau de noces que je ferai à ton cousin. — Lundene ? — C’est toi qui le lui offriras, dit-il. Tu rendras Lundene au trône de Mercie, seigneur Uhtred. Fais-moi savoir avant la Saint-David combien de soldats il te faut pour la reprendre. Ton cousin commandera l’armée, mais il est trop occupé pour préparer la campagne. Tu t’en chargeras et tu le conseilleras. — Moi ? — Oui, toi. Il ne resta pas au repas. Il alla prier à l’église, donna de l’argent aux nonnes, puis remonta sur l’Haligast et repartit. C’était donc à moi de m’emparer de Lundene et d’en offrir toute la gloire à mon cousin Æthelred. L’invitation à faire la connaissance du mort arriva deux semaines plus tard. Chaque matin, sauf quand la neige trop épaisse encombrait les routes, une foule de plaignants attendait à ma porte. J’étais le seigneur de Coccham, l’homme qui rendait la justice : Alfred m’avait accordé ce pouvoir, sachant que c’était essentiel si le burh devait être bâti. Il m’avait octroyé davantage. Je recevais un dixième de toutes les récoltes du nord du Berrocscire : on me donnait cochons, bétail et grain, et grâce à ces revenus je payais le bois des murailles et les armes qui les gardaient. Tout cela était tentant et Alfred, me soupçonnant, m’avait flanqué d’un prêtre rusé du nom de Wulfstan, qui devait s’assurer que je ne volais point trop. Or c’était le prêtre qui volait. Il était venu me voir à l’été avec un sourire narquois et m’avait fait remarquer que les taxes que je levais auprès des marchands qui prenaient la rivière étant imprévisibles, Alfred ne pouvait jamais savoir si nous tenions des comptes justes. Il avait attendu mon approbation et reçu un coup sur le crâne à la place. Je l’avais renvoyé auprès d’Alfred sous bonne escorte, avec une lettre exposant sa malhonnêteté, puis j’avais prélevé ma part des taxes tout seul. Le prêtre s’était montré stupide. On ne doit jamais confier à autrui ses crimes, sauf s’ils sont trop grands pour être dissimulés – et dans ce cas, on les qualifie de politiques ou de mesures d’État. Je ne volais guère, pas plus que quiconque dans ma position, et les travaux du burh prouvaient à Alfred que j’accomplissais mon travail. J’ai toujours adoré bâtir et la vie offre peu de plaisirs plus savoureux que de bavarder avec les habiles artisans qui fendent, façonnent et joignent les planches. Je rendais également la justice, et je le faisais bien, car mon père, qui avait été seigneur de Bebbanburg en Northumbrie, m’avait enseigné que le seigneur se doit au peuple qu’il gouverne et que celui-ci lui pardonne ses péchés s’il le protège bien. Aussi, chaque jour, j’écoutais les doléances, et deux semaines après la visite d’Alfred je me rappelle une matinée de crachin où une vingtaine de plaignants étaient agenouillés dans la boue devant ma demeure. Je ne me souviens plus de tout aujourd’hui, mais il s’agissait sûrement de bornes déplacées ou de dots impayées. Je prenais mes décisions rapidement, en formant mon jugement selon l’allure des plaignants. Pour moi, généralement, un air de défi indiquait le mensonge, et le larmoyant m’inspirait de la pitié. Je ne pense pas avoir toujours été juste, mais les gens se satisfaisaient de mes jugements et savaient que je ne me laissais pas acheter par les riches. Je me rappelle l’un des plaignants. Il était seul, ce qui était inhabituel, car la plupart venaient avec des amis ou parents qui attestaient de leur bonne foi. Celui-là laissa les autres passer devant lui. Il voulait d’évidence être le dernier à me parler et, me doutant qu’il exigerait beaucoup de temps, je fus tenté de mettre fin à l’audience sans le recevoir, mais je me ravisai et il eut la bonté d’être bref. — Bjorn trouble mes terres, seigneur, dit-il en ne me laissant voir que sa tête baissée et ses cheveux crasseux et hirsutes. — Bjorn ? Qui est-ce ? — L’homme qui trouble mes terres la nuit, seigneur. — Un Dane ? — Il sort de sa tombe, seigneur. Je compris et lui intimai le silence, afin que le prêtre qui consignait mes jugements n’en sache point trop. Je lui fis relever la tête. À sa façon de parler, je le tenais pour un Saxon, mais peut-être était-ce un Dane qui parlait parfaitement notre langue. — D’où viens-tu ? lui demandai-je en danois pour l’éprouver. — D’une terre troublée, seigneur, répondit-il dans un danois maladroit qui m’indiqua qu’il n’était pas dane. — De l’autre côté de la route ? repris-je en anglois. — Oui, seigneur. — Et quand Bjorn reviendra-t-il troubler ta terre ? — Après-demain, seigneur. Il viendra au lever de la lune. — Tu as été envoyé pour me guider ? — Oui, seigneur. Nous partîmes à cheval le lendemain. Gisela voulait venir, mais je ne le lui permis pas, car je n’avais pas confiance en cette invitation et j’emmenais déjà par méfiance six hommes : Finan, Clapa, Sihtric, Rypere, Eadric et Cenwulf. Les trois derniers étaient saxons, Clapa et Sihtric danes, et Finan le féroce Irlandais commandait ma garde. Tous étaient mes hommes liges. Ma vie était leur comme la leur était mienne. Gisela resta à l’abri des murailles de Coccham, gardée par la fyrd et le reste de mes hommes. Nous avions revêtu mailles et armes. Nous prîmes d’abord au nord-ouest, car la Temse était enflée par les crues et nous devions aller loin en amont pour trouver un gué. Il se trouvait à Welengaford, un autre burh dont je vis que les murailles de terre étaient inachevées et le bois en train de pourrir dans la boue. Le commandant de la garnison, Oslac, me demanda pourquoi je voulais traverser. Je prétendis qu’un fugitif avait quitté Coccham et devait se cacher sur la rive nord de la Temse. Il me crut. Alfred serait bientôt informé. L’homme qui était venu me chercher nous guidait. Il s’appelait Huda ; il me dit qu’il servait un Dane du nom d’Eilaf, qui possédait des terres à l’est de Wæclingastræt. Cela faisait de lui un Estanglien et un sujet du roi Guthrum. — Est-il chrétien ? demandai-je à Huda. — Nous le sommes tous, dit-il. Le roi Guthrum l’exige. — Et que porte-t-il à son cou ? — La même chose que toi, seigneur. Je portais le marteau de Thor car je n’étais point chrétien, et la réponse d’Huda indiquait qu’Eilaf, comme moi, adorait les anciens dieux, mais que pour plaire à son roi Guthrum il prétendait croire au dieu chrétien. J’avais connu Guthrum à l’époque où il menait de grandes armées à l’attaque du Wessex, mais il était vieux à présent. Il avait adopté la religion de son ennemi et ne semblait plus vouloir régner sur toute l’Anglie, se satisfaisant des vastes terres fertiles de l’Estanglie. Pourtant, il avait des sujets qui ne s’en satisfaisaient pas. Sigefrid, Erik, Haesten et probablement Eilaf. C’étaient des Norses et des Danes, des guerriers qui sacrifiaient à Thor et Odin, qui affûtaient leurs lames et rêvaient, comme tous les hommes du Nord, des riches terres du Wessex. Nous traversâmes la Mercie, cette contrée sans roi, et je remarquai des fermes incendiées envahies par les herbes folles et les noisetiers. Là où vivaient encore des gens, ils se terraient dans la peur et, en nous voyant arriver, fuyaient vers les forêts ou se muraient derrière des palissades. — Qui gouverne ici ? demandai-je à Huda. — Des Danes, dit-il en désignant l’ouest. Et des Saxons là-bas. — Eilaf ne veut pas de cette terre ? — Il en a la plus grande partie, dit Huda, mais les Saxons le harcèlent. Selon le traité entre Alfred et Guthrum, cette terre était saxonne, mais les Danes étaient avides et Guthrum ne pouvait retenir ses thanes. C’était donc une terre de batailles sans fin, une contrée dont les Danes m’offraient la couronne. Je suis un Saxon. Un homme du Nord. Je suis Uhtred de Bebbanburg, mais j’ai été élevé par les Danes et je connaissais leurs coutumes. Je parlais leur langue, j’avais épousé une Dane et j’adorais leurs dieux. Si je devenais roi ici, les Saxons sauraient qu’ils avaient un souverain saxon, et les Danes m’accepteraient parce que j’avais été comme un fils pour le comte Ragnar. Cependant, être roi ici signifiait tourner le dos à Alfred et, si le mort disait vrai, mettre le neveu d’Alfred sur le trône de Wessex. Combien de temps y resterait-il ? Il s’écoulerait moins d’un an, selon moi, avant que les Danes le tuent et que toute l’Anglie soit sous leur coupe, sauf la Mercie dont moi, un Saxon qui pensais comme un Dane, je serais le roi. Et combien de temps les Danes me toléreraient-ils ? — Veux-tu être roi ? m’avait demandé Gisela la veille du départ. — Je n’y ai jamais songé, avais-je prudemment répondu. — Alors, pourquoi y aller ? — Parce que le mort est porteur d’un message des Nornes. — Nul n’arrête le destin, avait-elle dit en touchant son amulette. Wyrd bid ful årœd. — Je dois donc y aller, puisque le destin l’exige. Et parce que je veux voir un mort parler. — Et si le mort dit que tu seras roi ? — Alors tu seras reine. — Et tu combattras Alfred ? — Si les Nornes le veulent. — Et ton serment ? — Le destin connaît la réponse. Pas moi. À présent, nous traversions les collines couvertes de bouleaux. Nous passâmes la nuit dans une ferme abandonnée et à l’aube, sous un ciel couleur d’acier, nous reprîmes la route. Huda ouvrait la marche sur l’un de mes chevaux. Je bavardai avec lui et appris qu’il était chasseur, avait servi un seigneur saxon tué par Eilaf et se disait heureux de son maître dane. Ses réponses se faisant plus brèves à mesure que nous approchions de Wæclingastræt, je le laissai pour retourner auprès de Finan. — Tu lui fais confiance ? me demanda-t-il. — Son maître obéit à Sigefrid et Haesten. Je connais Haesten. Je lui ai sauvé la vie, et cela signifie quelque chose. — Tu lui as sauvé la vie ? Comment ? — Il était prisonnier de Frisons. Il est devenu mon homme lige. — Et il a rompu son serment ? — Oui. — On ne peut donc lui faire confiance, déclara Finan. Je ne répondis pas. Trois cerfs s’apprêtaient à fuir au bord d’une prairie. Nous cheminions sur un sentier bordé de crocus. — Ils veulent le Wessex, remarqua Finan. Et pour cela, ils doivent se battre. Et ils savent que tu es le meilleur guerrier d’Alfred. — Ce qu’ils veulent, c’est le burh de Coccham. Pour cela, ils m’offraient la couronne de Mercie. Mais je ne l’avais dit à nul autre qu’à Gisela. Bien sûr, ils voulaient davantage. Ils voulaient Lundene, qui leur procurerait une place forte le long de la Temse, mais Lundene était sur la rive de la Mercie et ne leur permettrait pas d’envahir le Wessex. Mais si je leur donnais Coccham, ils seraient sur la rive sud et pourraient s’en servir comme base pour leurs expéditions en Wessex. À tout le moins, Alfred paierait pour Coccham et ils auraient beaucoup d’argent, même s’ils ne parvenaient pas à le déloger du trône. Pourtant, Sigefrid, Erik et Haesten ne s’intéressaient pas qu’à l’argent. Ils convoitaient le Wessex ; pour cela, il leur fallait des hommes. Guthrum ne les aiderait pas, la Mercie était divisée entre Danes et Saxons et ne leur fournirait que peu d’hommes disposés à quitter leurs maisons pour la guerre ; mais au-delà de la Mercie, il y avait la Northumbrie, dont le roi dane avait à son service un grand guerrier. Le roi était le frère de Gisela. En m’achetant, ils pensaient pouvoir amener la Northumbrie à entrer en guerre. Le Nord dane conquerrait le Sud saxon. Tel était leur désir. C’est ce que les Danes avaient toujours cherché. Il suffisait que je rompe mon serment envers Alfred et que je devienne roi de Mercie pour que la terre d’Anglie devienne la Danie. Pour moi, c’était la raison de l’invitation du mort. Nous arrivâmes à Wæclingastræt au coucher du soleil. Les Romains avaient renforcé la route d’un lit de gravier et de dalles, et une partie de la maçonnerie se voyait encore entre les herbes auprès d’une borne couverte de mousse qui indiquait « Durocobrivis V ». — Qu’est-ce que Durocobrivis ? demandai-je à Huda. — Nous l’appelons Dunastopol, dit-il avec un haussement d’épaules qui indiquait que l’endroit n’était pas grand-chose. Nous traversâmes la route. Dans une contrée bien gouvernée, je me serais attendu à trouver des patrouilles pour protéger les voyageurs, mais il n’y avait pas âme qui vive. Quelques corbeaux volaient dans le crépuscule. Huda nous conduisit vers les basses collines au nord, par une vallée où se dressaient des pommiers aux branches dépouillées. La nuit était tombée quand nous arrivâmes au château d’Eilaf. On m’accueillit comme si j’étais déjà roi. Des serviteurs prirent nos chevaux à la palissade et un valet, agenouillé à l’entrée, me tendit un bassin d’eau et un linge. Un intendant prit mes deux épées avec respect, comme s’il regrettait la coutume interdisant qu’un homme entre armé dans une demeure. Mais c’était une bonne coutume. Les lames et l’ale ne font pas bon ménage. Il y avait foule à l’intérieur. Au moins une quarantaine d’hommes, presque tous en maille ou en cuir, se tenaient de part et d’autre du foyer où flambait un grand feu. Certains s’inclinèrent à mon entrée, d’autres se contentèrent de me dévisager alors que je saluais mon hôte qui attendait avec son épouse et ses deux fils. Haesten les accompagnait, souriant. Un serviteur m’apporta une corne d’ale. — Seigneur Uhtred ! me salua bruyamment Haesten, afin que nul n’ignore qui j’étais. Son sourire avait quelque chose de malicieux, comme si nous partagions quelque secret amusant. Il avait des cheveux couleur d’or, un visage carré, des yeux vifs et une tunique de belle laine teinte en vert, ornée d’une grosse chaîne d’argent. De lourds bracelets d’or et d’argent couvraient ses bras, et des broches d’argent ornaient ses bottes. — Il est bon de te voir, seigneur, dit-il en faisant mine de s’incliner. — Toujours vivant, Haesten ? demandai-je, ignorant mon hôte. — Toujours, seigneur. — Et quelle surprise ! La dernière fois que je t’ai vu, c’était à Ethandun. — Par un jour de pluie, seigneur, je m’en souviens. — Et tu courais comme un lièvre, Haesten. Je le vis se rembrunir. Je venais de l’accuser de couardise, mais il méritait ce trait, car il m’avait prêté serment et s’était parjuré en m’abandonnant. Eilaf se racla la gorge. C’était un homme robuste, grand, avec des cheveux du roux le plus flamboyant qui fût, bouclés, tout comme sa barbe. Eilaf le Rouge, ainsi l’appelait-on, et bien qu’il fût grand et bien bâti, il semblait plus petit qu’Haesten, qui débordait d’assurance. — Sois le bienvenu, seigneur Uhtred, déclara-t-il. Je ne relevai pas. Haesten m’observait, toujours maussade, mais je souris. — Cependant, toute l’armée de Guthrum fuyait ce jour-là, dis-je. Et ceux qui ne fuirent pas sont morts. Aussi suis-je heureux de t’avoir vu courir. — J’ai tué huit hommes à Ethandun, répondit-il afin que ses hommes sachent bien qu’il n’était pas un couard. — Alors je suis heureux que tu n’aies pas eu à affronter mon épée, dis-je, enrobant mon insulte d’une flatterie insincère. Et toi ? demandai-je en me tournant vers Eilaf, étais-tu à Ethandun ? — Non, seigneur. — Alors tu as manqué une belle bataille. N’est-ce pas, Haesten ? Une mémorable bataille ! — Un massacre sous la pluie, seigneur, opina Haesten. — Et j’en boite encore, dis-je. C’était vrai, même si ce n’était qu’une légère blessure qui ne me gênait guère. On fit approcher trois autres hommes, des Danes. Tous étaient bien vêtus et portaient nombre de bracelets témoins de leurs prouesses. J’ai oublié leurs noms depuis, mais ils étaient venus me voir et avaient amené leur entourage. Je compris quand Haesten me les présenta qu’il tirait orgueil de me connaître. Il prouvait que je l’avais rejoint et qu’ils n’avaient donc rien à craindre en s’alliant à lui. Haesten fomentait une révolte dans ce château. Je le pris à part. — Qui sont-ils ? demandai-je. — Ils ont des terres et des hommes dans cette partie du royaume de Guthrum. — Et tu veux ces hommes ? — Nous devons lever une armée, répondit-il simplement. Je baissai les yeux vers lui. Cette révolte n’était pas seulement contre Guthrum d’Estanglie, mais contre Alfred de Wessex. Et si elle devait réussir, toute l’Anglie devrait se soulever avec la hache, la lance et l’épée. — Et si je refuse de me joindre à toi ? demandai-je. — Tu accepteras, seigneur, m’assura-t-il. — Vraiment ? — Car ce soir, seigneur, le mort te parlera, sourit-il alors qu’Eilaf venait nous annoncer que tout était prêt. Nous allons invoquer le mort ! déclara Haesten d’un ton solennel en touchant son amulette. Et ensuite, nous festoierons. (Il désigna la porte au fond de la salle.) Par ici, s’il te sied, seigneur, par ici. Et nous allâmes voir le mort. Haesten nous précéda dans la pénombre et je me souviens d’avoir pensé qu’il était facile de prétendre qu’un mort apparaissait et parlait dans une telle obscurité. Comment en être sûr ? Nous pourrions l’entendre, certes, mais non pas le voir, et j’allais protester quand deux des hommes d’Eilaf arrivèrent avec des torches qui illuminèrent la nuit. Nous passâmes devant une porcherie. Finan, inquiet, ne me quittait pas d’une semelle. Nous descendîmes vers une prairie auprès d’une grange, puis les torches furent jetées sur des amas de branchages qui prirent feu si vite que les flammes éclairèrent les parois de bois et le toit de chaume. Je vis alors que ce n’était pas une prairie mais un cimetière, parsemé de monticules et clos pour empêcher les animaux de venir. — C’était notre église, expliqua Huda en approchant. — Tu es chrétien ? — Oui, seigneur, dit-il en se signant. Mais nous n’avons nul prêtre. Nos morts sont enterrés sans avoir reçu l’absolution. — J’ai un fils dans un cimetière chrétien, dis-je, me demandant pourquoi je lui confiais cela. (Je parlais rarement de mon fils défunt. Je ne l’avais pas connu. Sa mère et moi étions séparés. Pourtant, je me souvenais de lui en cette nuit noire et humide.) Pourquoi un scalde dane est-il enterré dans un cimetière chrétien ? Tu m’as dit qu’il ne l’était point. — Il est mort ici, seigneur, et nous l’avons enterré avant de le savoir. Peut-être est-ce pour cela qu’il ne repose point en paix. — Peut-être. J’entendis alors un tumulte derrière moi et regrettai de ne pas avoir demandé mes épées avant de quitter le château d’Eilaf. Je me retournai, pensant à une attaque, mais je vis deux hommes qui en traînaient vers nous un troisième, mince, jeune et aux cheveux clairs, les yeux écarquillés. Ses deux gardiens étaient plus robustes, et se débattre était inutile. J’interrogeai Haesten du regard. — Pour invoquer le mort, seigneur, m’expliqua-t-il, nous devons lui envoyer un messager par-delà l’abîme. — Qui est-ce ? — Un Saxon, répondit-il avec désinvolture. — Il mérite de mourir ? La mort ne me rebutait pas, mais je sentais qu’Haesten était prêt à tuer comme un enfant qui noie une souris et je ne voulais pas sur ma conscience la mort d’un homme qui ne la méritait pas. Ce n’était pas une bataille où un guerrier peut toujours espérer gagner les joies éternelles du festin d’Odin. — C’est un voleur, dit Haesten. — Et par deux fois, ajouta Eilaf. J’allai relever la tête du garçon et vis qu’il avait au front la marque des voleurs. — Qu’as-tu dérobé ? — Un manteau, chuchota-t-il. J’avais froid. — Et la première fois ou la seconde ? — La première fois, c’était un agneau, dit Eilaf derrière moi. — J’avais faim, seigneur, dit le jeune homme, et mon enfant n’avait rien à manger. — Tu as volé par deux fois, dis-je. Tu dois donc mourir. C’était la loi, même sur cette terre qui n’en connaissait aucune. Le garçon pleurait, mais il continuait de me regarder. Je faillis céder pour lui épargner la vie, mais je me détournai. J’ai volé bien des choses dans ma vie, et de plus de valeur qu’agneau ou manteau, mais je vole sous les yeux de celui qui possède pour qu’il puisse défendre ses biens de son épée. C’est le voleur qui dérobe à la faveur de la nuit qui mérite la mort. Huda ne cessait de se signer. Il était inquiet. Le jeune voleur cria des paroles incompréhensibles, mais son garde le gifla et il baissa la tête en se contentant de pleurer. Finan et mes trois Saxons serraient dans leurs doigts les croix qu’ils portaient au cou. — Es-tu prêt, seigneur ? me demanda Haesten. — Oui, dis-je en m’efforçant de conserver mon assurance alors que j’étais aussi inquiet que Finan. Il y a un rideau entre notre monde et celui des morts, et j’aurais préféré qu’il reste tiré. Je portai machinalement la main à la poignée de mon épée absente. — Mets le message dans sa bouche, ordonna Haesten. L’un des gardes tenta d’ouvrir la bouche du prisonnier, qui résista. Il fallut forcer avec un couteau pour poser l’objet sur sa langue. — Une corde de harpe, expliqua Haesten. Bjorn comprendra. Tuez-le, à présent, ordonna-t-il. — Non ! cria le jeune homme en crachant la corde enroulée. Il se mit à hurler et pleurer pendant que les deux hommes le traînaient vers l’une des tombes. La lune parut entre les nuages. Le cimetière sentait la pluie. — Non, de grâce, non ! cria-t-il. J’ai une épouse et des enfants ! Non ! — Tuez-le ! ordonna Eilaf le Rouge. L’un des gardes enfonça la corde de harpe dans la bouche du messager, puis lui maintint la bouche close. Il tira sa tête en arrière, sans ménagement, découvrant la gorge, que l’autre fendit d’un geste sec. J’entendis un gargouillement et vis le sang gicler dans la lueur des flammes, éclabousser la tombe et les herbes folles. Le corps tressaillit un instant, puis il finit par s’effondrer entre ses gardes, qui laissèrent les dernières gouttes couler sur le tombeau. Ce fut seulement quand le sang se tarit qu’ils l’en écartèrent et allèrent jeter le cadavre auprès de la clôture. Je retenais mon souffle. Personne ne bougeait. Une chouette aux ailes blanches vola au-dessus de moi et je portai la main à mon amulette, convaincu d’avoir vu l’âme du voleur partir pour l’autre monde. Haesten s’approcha de la tombe ruisselante. — Tu as du sang, Bjorn ! cria-t-il. Je t’ai donné une vie. Je t’ai envoyé un message ! Rien ne bougea. Le vent soupira dans le chaume de l’église. Quelque part dans la nuit, une bête déguerpit. Une bûche s’effondra dans le feu en faisant jaillir des étincelles. — Tu as eu du sang ! cria Haesten. T’en faut-il encore ? Je pensais que rien ne se produirait et que j’avais perdu mon temps. C’est alors que la tombe bougea. 2 Le monticule de terre se souleva. Je me rappelle le froid et la terreur qui me glacèrent le cœur ; incapable de respirer ni de bouger, je restai pétrifié, les yeux écarquillés. La terre s’effondra un peu, comme si une taupe tentait de sortir de son terrier. Puis une silhouette grise apparut, courbée, tandis que de la terre retombait à mesure qu’elle s’élevait. Nous étions dans la pénombre, car le feu était derrière nous et nos ombres se projetaient sur ce fantôme qui prenait forme à mesure qu’il s’élevait de son tombeau. Le cadavre tituba, faillit tomber et se rattrapa. Finan m’agrippa le bras sans même s’en rendre compte. Huda était à genoux, cramponné à son crucifix. Le cadavre eut une toux caverneuse. Il cracha, s’étrangla de nouveau ; puis il se redressa lentement et, dans la faible lueur, je vis qu’il portait un linceul de toile grise souillée. Son visage livide était maculé de terre, mais la pourriture ne l’avait pas rongé. Ses longs cheveux blancs touchaient ses maigres épaules. Il respirait, mais avec peine, tout comme un homme qui agonise. Et c’était légitime, pensai-je sur le moment, que cet homme qui revenait d’entre les morts se comporte comme lorsqu’il avait fait le voyage jusqu’à eux. Il laissa échapper un long gémissement, puis il sortit de sa bouche quelque chose qu’il jeta vers nous. Je reculai involontairement avant de voir que c’était une corde de harpe enroulée. Je fus alors convaincu que ce que je contemplais était bien réel, car j’avais vu le garde forcer le messager à la prendre dans sa bouche ; et maintenant, le mort nous montrait qu’il l’avait reçue. — Tu ne me laisses donc jamais en paix, dit le mort d’une voix rocailleuse qui arracha un faible gémissement à Finan. — Bienvenue, Bjorn, dit Haesten. C’était le seul d’entre nous à sembler imperturbable en présence de ce mort-vivant. Il semblait même s’en amuser. — Je veux le repos, dit Bjorn. — Voici le seigneur Uhtred, reprit Haesten en me désignant. Il a expédié bien des preux danes là où tu vis. — Je ne vis point, répondit Bjorn. (Il grogna et sa poitrine se souleva par saccades comme si l’air de la nuit lui brûlait les poumons.) Je te maudis, dit-il à Haesten d’une voix faible. Haesten éclata de rire. — J’ai troussé une femme, aujourd’hui, Bjorn. Te souviens-tu de ce que sont les femmes ? De la douceur de leurs cuisses et de la chaleur de leur peau ? Te souviens-tu des cris qu’elles poussent quand on les chevauche ? — Qu’Hel te couvre de baisers jusqu’à la fin des temps, dit Bjorn. Hel était la déesse des morts, un cadavre pourrissant, et la malédiction était affreuse ; mais là encore sa voix était si atone que ses paroles parurent aussi inoffensives que les premières. Il avait les yeux fermés et haletait toujours, tout en agitant ses mains à l’aveuglette. J’étais terrifié et je n’ai pas honte de l’avouer. Il règne en ce monde la certitude que les morts rejoignent leur demeure dans la terre et que c’est la dernière. Les chrétiens disent que nos cadavres se lèveront tous un jour et que l’air sera rempli des trompettes des anges tandis que le ciel resplendira comme de l’or, mais je n’y ai jamais cru. Nous mourons, nous partons pour l’autre monde et nous y restons. Mais Bjorn était revenu. Il avait combattu les vents des ténèbres et les marées de la mort. À présent, il était devant nous, décharné, couvert de terre, et je frissonnais. Finan avait mis un genou en terre. Mes autres hommes étaient derrière, mais je savais qu’ils tremblaient autant que moi. Seul Haesten semblait ne pas soucier de la présence du mort. — Répète au seigneur Uhtred, lui ordonna-t-il, ce que les Nornes t’ont dit. Les Nornes tissent notre destin au pied d’Yggdrasil, l’arbre de vie. Quand un enfant naît, elles ajoutent un nouveau fil et elles savent où il va, avec quels autres fils il se mêlera et comment il finira. Les trois sœurs savent tout. Elles filent et tissent et se rient de nous, tantôt nous comblant de leur bonne fortune et tantôt nous accablant de larmes et de peines. — Dis-lui, répéta Haesten avec impatience, ce que les Nornes t’ont appris sur lui. Bjorn resta coi. Sa poitrine se soulevait, ses mains s’agitaient et il gardait les yeux clos. — Dis-lui et je te rendrai ta harpe. — Ma harpe, supplia Bjorn. Je veux ma harpe. — Je la mettrai dans ta tombe et tu pourras chanter pour les morts. Mais avant, parle au seigneur Uhtred. Bjorn ouvrit les yeux et me fixa. Je me recroquevillai devant ce regard sombre, mais je me forçai à le soutenir et à faire montre d’une bravoure que je n’éprouvais point. — Tu seras roi, seigneur Uhtred, dit-il avant de pousser un long gémissement de douleur. Tu seras roi. Le vent était glacé. Une goutte de pluie me tomba sur la joue. — Roi de Mercie, reprit Bjorn d’une voix soudain étonnamment forte. Tu seras roi des Saxons et des Danes, ennemi des Gallois, roi et seigneur de toutes les terres entre les rivières. Tu seras puissant, seigneur Uhtred, car les trois fileuses t’aiment. Il me fixa et, bien qu’il m’eût annoncé une destinée glorieuse, je vis de la malveillance dans ses yeux morts. Il répéta : — Tu seras roi. Et ce dernier mot semblait être du poison sur sa langue. Ma peur s’envola, remplacée par une poussée d’orgueil et de puissance. Je ne doutai pas du message de Bjorn, car les dieux ne parlent pas à la légère et les fileuses connaissent notre destin. Nous autres Saxons disons que Wyrd bid ful årœd, et même les chrétiens reconnaissent que c’est la vérité. Ils nient peut-être l’existence des Nornes, mais ils savent que nul n’échappe au destin. La destinée ne peut être changée, elle nous gouverne ; nos vies sont tracées avant que nous les vivions et je devais devenir roi de Mercie. Sur le moment, je ne pensai pas à Bebbanburg. C’est pourtant ma terre, ma forteresse au bord de la mer du Nord, mon foyer. Je croyais que toute ma vie était consacrée à la récupérer des griffes de mon oncle qui me l’avait volée quand j’étais enfant. Je rêvais de Bebbanburg et de ses rochers battus par l’écume, mais quand Bjorn parla je n’y pensai plus. Je songeai à devenir roi. Régner sur une terre. Mener une grande armée pour écraser mes ennemis. Et je pensai à Alfred, à mon devoir envers lui et aux promesses que je lui avais faites. Je savais que je devrais briser mon serment pour devenir roi, mais à qui prête-t-on serment ? Aux rois. Et ainsi les rois ont-ils le pouvoir de libérer un homme de sa parole, et étant roi je pouvais me libérer de la mienne. Je ne voyais que deux voies devant moi, l’une dure et abrupte, l’autre large et verte et menant à un royaume. Puis, dans le silence, Haesten s’agenouilla soudain devant moi. — Seigneur roi, dit-il avec une révérence inattendue dans la voix. — Tu as rompu ton serment envers moi, lui dis-je. Pourquoi prononçai-je alors ces paroles ? J’aurais pu les dire plus tôt, au château, mais ce fut devant la tombe ouverte que je l’accusai. — Oui, seigneur, et je le regrette. — Je te pardonne, dis-je. — Je te remercie, seigneur roi. Eilaf le Rouge s’agenouilla à son tour, suivi de tous les autres hommes. — Je ne suis pas encore roi, répondis-je, soudain honteux du ton princier dont j’avais fait usage avec Haesten. — Tu le seras, seigneur, les Nornes l’ont décrété. — Qu’ont-elles dit d’autre ? demandai-je au mort. — Que tu seras roi, répondit Bjorn, et que tu seras le roi des autres rois. Tu seras le seigneur de la terre entre les rivières et la plaie de tes ennemis. Tu seras roi. Il se tut soudain et se convulsa, puis les spasmes cessèrent et il resta immobile, penché en avant, avant de s’affaisser lentement sur la terre. — Ensevelissez-le, dit Haesten en se levant. — Sa harpe, dis-je. — Je la lui apporterai demain, seigneur, assura-t-il avant de désigner le château d’Eilaf. Il y a de la nourriture et de l’ale, seigneur roi. Et une femme pour toi. Deux si tu le souhaites. — J’ai une épouse. — Alors il y a à manger, de l’ale et du feu pour toi. Les autres ne bougeaient pas. Mes hommes me dévisageaient, décontenancés par le message qu’ils avaient entendu, mais je ne relevai pas. Roi des rois. Seigneur de la terre entre les rivières. Le roi Uhtred. Je me retournai une seule fois et vis les deux hommes creuser la tombe de Bjorn, puis je suivis Haesten dans le château et pris le siège au centre de la table, le siège du seigneur. Je regardai ceux qui avaient assisté à l’apparition du mort : ils étaient convaincus comme moi et mettraient leurs hommes au service d’Haesten. La révolte contre Guthrum, qui devait s’étendre dans toute l’Anglie et détruire le Wessex, était menée par un mort. Je me vis roi, à la tête d’armées. — Ton épouse est dane, m’a-t-on dit ? demanda Haesten. — Oui. — Alors les Saxons de Mercie auront un roi saxon et les Danes de Mercie une reine dane. Ils seront heureux les uns comme les autres. Je le savais rusé et habile ; ce soir il était prudemment soumis et montrait un respect sincère. — Que veux-tu, Haesten ? — Sigefrid et son frère, éluda-t-il, désirent conquérir le Wessex. — Ce vieux rêve ! dis-je avec mépris. — Et pour cela, continua-t-il, nous aurons besoin des hommes de Northumbrie. Ragnar viendra si tu le lui demandes. — Certes. — Et si Ragnar vient, d’autres suivront. Il rompit un pain et m’offrit la plus grosse part. Au lieu de toucher au bol de ragoût posé devant moi, je me mis à émietter le pain, cherchant les fragments de granit laissés par la meule. C’était un geste machinal pour occuper mes mains tout en observant Haesten. — Tu n’as pas répondu à ma question, insistai-je. Que veux-tu ? — L’Estanglie. — Roi Haesten ? — Pourquoi pas ? — Pourquoi pas, seigneur ? répondis-je. — Le roi Æthelwold en Wessex, dit-il en souriant, le roi Haesten en Estanglie et le roi Uhtred en Mercie. — Æthelwold ? demandai-je avec dédain. — Il est le roi légitime de Wessex, seigneur. — Et combien de temps vivra-t-il ? — Peu, admit Haesten, à moins d’être plus fort que Sigefrid. — Ce sera donc Sigefrid de Wessex ? — Au bout du compte, oui, seigneur. — Et son frère Erik ? — Erik aime être un Viking, dit Haesten. Son frère prendra le Wessex, et lui les navires. Erik sera roi des mers. Ce seraient donc Sigefrid de Wessex, Uhtred de Mercie et Haesten d’Estanglie. Trois fouines dans un sac. — Et où commence ce rêve ? Son sourire disparut. — Sigefrid et moi avons des hommes, répondit-il d’un ton grave. Pas assez, mais c’est le cœur d’une solide armée. Tu fais venir au sud Ragnar et les Danes de Northumbrie, et nous serons plus qu’assez pour prendre l’Estanglie. La moitié des comtes de Guthrum nous rejoindront quand ils vous verront, toi et Ragnar. Ensuite, nous prendrons les hommes d’Estanglie et ton armée pour conquérir la Mercie. — Et avec les hommes de Mercie, achevai-je pour lui, nous prendrons le Wessex ? — Oui. Quand les feuilles tomberont et quand les granges seront pleines, nous marcherons sur le Wessex. — Sans Ragnar, vous n’êtes rien. — Oui, et Ragnar ne viendra que si tu te joins à nous. Cela pouvait réussir, songeai-je. Guthrum, le roi dane d’Estanglie, avait plusieurs fois échoué à conquérir le Wessex et avait conclu la paix avec Alfred, mais le fait qu’il fût devenu chrétien et allié d’Alfred ne signifiait pas que d’autres Danes eussent renoncé aux champs fertiles du Wessex. Si l’on pouvait lever assez d’hommes, l’Estanglie tomberait et ses comtes, toujours avides de butin, marcheraient sur la Mercie. Puis Northumbriens, Merciens et Estangliens pourraient s’en prendre au Wessex, le plus riche et le dernier royaume saxon sur la terre saxonne. Cependant, j’avais prêté allégeance à Alfred. J’avais juré de défendre le Wessex. Un homme sans parole ne vaut pas mieux qu’une bête. Mais les Nornes avaient parlé. Nul n’échappe au destin, que l’on ne peut tromper. Ce fil de ma vie était déjà en place et je ne pouvais pas plus le changer qu’arrêter la course du soleil. Les Nornes avaient envoyé un messager par-delà l’abîme noir pour me dire que je devais rompre mon serment et que je serais roi. Aussi acquiesçai-je. — Qu’il en soit ainsi, dis-je à Haesten. — Tu dois faire la connaissance de Sigefrid et d’Erik. Et nous devons prêter serment. — Oui. — Demain, nous partirons pour Lundene. Cela avait donc commencé. Sigefrid et Erik s’apprêtaient à défendre Lundene, et ce faisant ils défiaient les Merciens pour qui cette ville était la leur, ils défiaient Alfred, qui redoutait que Lundene ne soit remplie de garnisons ennemies, et ils défiaient Guthrum, qui voulait que la paix règne en Anglie. Mais il n’y aurait pas de paix. — Demain, nous partirons pour Lundene, répéta-t-il. Nous nous mîmes en chemin. Moi avec mes six hommes et Haesten ses vingt compagnons, nous suivîmes Wæclingastræt au sud sous une pluie insistante qui noyait les bas-côtés d’une épaisse boue. Les chevaux souffraient, et nous aussi. En chemin, je tentai de me rappeler tout ce que Bjorn le Mort m’avait dit, certain que Gisela voudrait que je le lui répète dans les moindres détails. — Alors ? me demanda Finan peu après midi. Tu vas devenir roi de Mercie ? — Les Nornes le disent, répondis-je sans le regarder. Finan et moi avions été esclaves ensemble sur un navire marchand. Nous avions souffert et appris à nous aimer comme des frères, et son opinion me tenait à cœur. — Les Nornes sont trompeuses. — C’est ce que pensent les chrétiens ? Il sourit. Comme il avait rabattu sa capuche sur son casque, je ne voyais guère son visage maigre et féroce, mais je vis ses dents étinceler. — J’étais un grand homme en Irlande, dit-il. J’avais des chevaux plus rapides que le vent, des femmes plus éblouissantes que le soleil et des armes qui pouvaient conquérir le monde. Et pourtant, les Nornes m’ont maudit. — Tu vis, et tu es un homme libre. — Je suis ton homme lige, et je t’ai prêté serment librement. Et toi, seigneur, tu es l’homme lige d’Alfred. — Oui. — As-tu été forcé de donner ta parole à Alfred ? — Non. La pluie me cinglait le visage. Le ciel était bas sur la terre noire. — Si nul n’échappe au destin, demanda-t-il, pourquoi prêtons-nous serment ? — Si je romps mon serment envers Alfred, éludai-je, rompras-tu le tien avec moi ? — Non, seigneur. Tu me manquerais. Mais toi, Alfred ne te manquerait pas. — Non, avouai-je. Nous laissâmes la conversation mourir sous la pluie et le vent, mais les paroles de Finan continuèrent de me travailler. Nous passâmes la nuit auprès du grand reliquaire de saint Alban. Les Romains y avaient bâti une ville, maintenant délabrée ; nous séjournâmes donc dans le château dane qui se dressait à l’est. Notre hôte nous accueillit assez courtoisement, mais il se montra prudent dans la conversation. Il avoua avoir appris que Sigefrid avait posté des hommes dans la vieille ville de Lundene, mais il ne porta nul jugement. Il arborait un marteau de Thor comme moi, mais un prêtre saxon prononça les grâces à notre souper de pain, lard fumé et fèves. Le prêtre nous rappela que nous étions en Estanglie, qui était officiellement chrétienne et en paix avec ses voisins chrétiens ; cependant, notre hôte s’assura que la porte de sa palissade était bien close, et des hommes en armes postés en sentinelle toute la nuit. Il régnait sur cette terre le calme qui précède les orages. La pluie cessa durant la nuit. Nous partîmes à l’aube sur une terre glacée et immobile ; nous croisions de plus en plus de monde sur la route. Des gens menaient à Lundene un maigre bétail épargné à l’automne pour nourrir la ville durant l’hiver. Nous les dépassâmes, et les bouviers s’agenouillèrent devant tant d’hommes en armes. Les nuages se levèrent à l’est, et quand nous arrivâmes à Lundene à la mi-journée, le soleil brillait derrière l’épaisse fumée qui voile toujours la ville. J’ai toujours aimé Lundene. Cette ville où se mêlent ruines, débauche et commerce s’étend le long de la rive nord de la Temse. Les ruines étaient les vestiges des Romains, dont la vieille cité couronnait les collines à l’est, entourées d’un mur de brique et de pierre. Les Saxons n’ayant jamais aimé les bâtiments romains, dont ils redoutent les fantômes, ils avaient édifié à l’ouest leur propre ville de bois, de chaume et de torchis, et sillonnée de ruelles où les caniveaux charriaient les immondices en attendant qu’une averse les évacue. Cette ville saxonne était très animée, remplie de la fumée des forges et des cris rauques des marchands. Inutile d’édifier un mur de défense. Pour quoi faire ? disaient les Saxons, puisque les Danes se contentaient d’habiter la vieille ville sans jamais montrer le désir de massacrer ceux de la nouvelle… Il y avait bien eu quelques palissades çà et là, mais ces rares initiatives n’avaient pas pris : soit elles avaient pourri, soit on avait volé le bois pour bâtir des maisons le long de ces ruelles puantes. Les marchandises arrivaient à Lundene par le fleuve et par les routes venues de toute l’Anglie. C’étaient bien sûr des voies romaines, qui charriaient laine, poterie, lingots et peaux, alors que le fleuve amenait les denrées précieuses de l’étranger, les esclaves de Franquie et les aventuriers avides. Ils étaient nombreux, car la ville, au carrefour de trois royaumes, était pratiquement sans souverain à l’époque. À l’est de Lundene s’étendait l’Estanglie où régnait Guthrum ; au sud, de l’autre côté de la Temse, le Wessex, tandis qu’à l’ouest se situait la Mercie, à laquelle la ville appartenait en titre. Mais la Mercie était une contrée affaiblie, sans roi, et il n’y avait nul bailli pour maintenir l’ordre ni grand seigneur pour édicter les lois. Les hommes déambulaient en armes, les femmes avaient des gardes du corps, et aux portes étaient enchaînés de redoutables chiens. On trouvait des cadavres tous les matins, sauf lorsque le jusant les entraînait en aval vers la mer, jusqu’à la côte de Beamfleot où se trouvait le grand camp des Danes qui exigeaient l’octroi des marchands arrivant dans l’estuaire. Ils n’avaient nulle autorité pour cela, mais ils possédaient navires, hommes, haches et épées, et c’était suffisant pour asseoir leurs droits. Haesten avait extorqué son content de ces taxes illégales, il s’était d’ailleurs enrichi grâce à la piraterie ; mais, malgré sa puissance, il était mal à l’aise quand nous arrivâmes à Lundene. Il n’avait cessé de parler pour ne rien dire dès que la ville était apparue, et ri trop facilement quand j’avais fait une remarque sur ses bavardages vides. Enfin, lorsque nous passâmes entre les tours à demi écroulées de part et d’autre de la porte, il se tut. Des sentinelles y étaient postées, et elles avaient dû le reconnaître, car on écarta les barrières sans rien dire. Derrière, j’aperçus des poteaux entassés : on était en train de reconstruire la porte. Nous étions arrivés dans la ville romaine et nos chevaux ralentirent dans les rues dallées et envahies d’herbes. Il faisait froid. Par les volets clos des maisons s’échappaient des rubans de fumée. — Tu es déjà venu ? demanda soudain Haesten. — Bien des fois. — Sigefrid…, commença Haesten sans pouvoir achever. — C’est un Norse, je crois savoir. — Il est imprévisible. À son ton, je compris que telle était la cause de son inquiétude. Haesten avait regardé un mort-vivant sans broncher, mais la perspective d’affronter Sigefrid le mettait mal à l’aise. — Je peux l’être aussi, dis-je. Tout comme toi. Il ne répondit pas et porta la main à son amulette, puis il fit entrer son cheval par une porte où des serviteurs accoururent. — Le palais du roi, dit Haesten. Je connaissais l’endroit. Il avait été construit par les Romains : un grand bâtiment voûté, rempli de colonnes et de pierres sculptées, rafistolé par les Merciens avec du chaume, du bois et du torchis. La grande salle était bordée d’un portique avec des murs en brique ; çà et là, quelques pans de marbre avaient subsisté. Je contemplai cette maçonnerie et m’émerveillai que des hommes aient pu construire de tels murs. Nous bâtissions en bois et en chaume, qui pourrissaient et disparaissaient. Les Romains avaient laissé du marbre, des briques et de la gloire. Un intendant nous annonça que Sigefrid et son frère cadet étaient dans l’ancienne arène romaine au nord du palais. — Que fait-il là-bas ? demanda Haesten. — Un sacrifice, seigneur. — Allons le rejoindre, dit Haesten en m’interrogeant du regard. Nous nous y rendîmes à cheval. Les mendiants n’osaient nous approcher. Ils savaient que nous avions de l’argent, mais ils nous craignaient car nous étions des étrangers et nos armes étaient accrochées aux flancs de nos chevaux. Les boutiquiers s’inclinaient devant nous, tandis que les femmes cachaient leurs enfants dans leurs jupes. La plupart des habitants de la ville romaine étaient des Danes, mais ils semblaient avoir peur. Leur ville était occupée par les hommes de Sigefrid, avides d’argent et de femmes. Je connaissais l’arène romaine. Enfant, j’avais appris le maniement de l’épée avec Toki le Navigateur dans cette grande arène ovale envahie d’herbes folles et entourée de gradins de pierre effondrés. Ce jour-là, ils étaient presque vides en dehors de quelques désœuvrés venus regarder ce qui se passait là. Ils devaient être une quarantaine, et quelque vingt chevaux étaient attachés de l’autre côté ; ce qui me surprit le plus fut la présence d’une croix chrétienne plantée au beau milieu de l’assistance. — Sigefrid est chrétien ? m’étonnai-je. — Non ! répondit Haesten avec véhémence. En entendant le bruit des sabots, les hommes se retournèrent. Ils portaient leur tenue de guerre, maille et armes, mais ils étaient souriants. Ils s’écartèrent pour laisser passer Sigefrid. Je sus immédiatement qui il était. De haute taille, il paraissait encore plus grand avec l’immense cape en fourrure d’ours noir qui l’enveloppait du cou aux chevilles. Il portait de hautes bottes de cuir noir, une cotte de mailles étincelante, une ceinture semée de clous d’argent, une énorme barbe broussailleuse et un casque en acier orné d’argent. Il l’ôta en s’avançant et découvrit des cheveux aussi noirs que sa barbe. Il avait des yeux sombres, un visage large, un nez cassé et une bouche tordue d’un rictus qui lui donnait un air redoutable. Il se campa devant nous, jambes écartées, comme s’il allait parer une attaque. — Seigneur Sigefrid ! salua Haesten avec un enjouement forcé. — Seigneur Haesten ! Bienvenue, bienvenue en vérité. (Sigefrid avait une voix étrangement aiguë, étonnante venant d’un homme aussi imposant et menaçant.) Et toi ! dit-il en tendant sa main gantée vers moi. Tu dois être le seigneur Uhtred ! — Uhtred de Bebbanburg. — Sois toi aussi le bienvenu, en vérité ! Il s’avança et prit mes rênes, ce qui était une marque d’honneur, puis il leva vers moi son visage qu’un sourire fit soudain paraître presque amical. — On dit que tu es grand, seigneur Uhtred, reprit-il. — On le dit, oui. — Alors voyons qui de nous deux est le plus grand, proposa-t-il. Toi ou moi ? Je me laissai glisser à terre et me dégourdis les jambes. Sigefrid, énorme dans sa cape en peau d’ours, tenait toujours mes rênes en souriant. — Alors ? demanda-t-il à ses hommes. — Tu es le plus grand, seigneur, se hâta de répondre l’un d’eux. — Si je te demandais lequel est le plus beau, que répondrais-tu ? L’homme nous regarda tour à tour sans savoir quoi répondre. Il semblait tout bonnement terrifié. — Il a peur que je le tue s’il donne la mauvaise réponse, me confia Sigefrid avec amusement. — Et le ferais-tu ? questionnai-je. — Je réfléchirais. Toi ! cria-t-il à l’homme qui s’avança avec inquiétude, prends les rênes et emmène le cheval. Alors, qui est le plus grand ? demanda-t-il à Haesten. — Vous êtes de la même taille, répondit celui-ci. — Et aussi beaux l’un que l’autre, dit Sigefrid en éclatant de rire. (Il passa un bras sur mon épaule et je sentis l’odeur de fauve de sa cape. Puis il me serra contre lui.) Bienvenue, seigneur Uhtred ! (Il recula et sourit. Il me plut en cet instant, car son sourire était vraiment bienveillant.) J’ai entendu parler de toi ! déclara-t-il. — Et moi de toi, seigneur. — Et sans doute avons-nous entendu bien des mensonges ! Mais de bons. J’ai aussi querelle avec toi. (Il sourit, attendant ma réponse.) Jarrel ! Tu l’as tué. — En effet, dis-je. Jarrel était l’homme qui commandait l’équipage viking que j’avais massacré sur la Temse. — J’aimais bien Jarrel, dit Sigefrid. — Alors tu aurais dû lui conseiller de ne pas se frotter à Uhtred de Bebbanburg. — C’est vrai. Et est-ce vrai aussi que tu as occis Ubba ? — Oui. — Il a dû être difficile à tuer ! Et Ivarr ? — Je l’ai tué aussi. — Mais il était vieux et avait fait son temps. Son fils te hait, le sais-tu ? — Je le sais. Sigefrid eut un rire méprisant. — Le fils n’est rien que fiente. Il te hait, mais le faucon se soucie-t-il de la haine du moineau ? (Il me sourit, puis il considéra Smoca, mon étalon, que l’on emmenait se reposer de son long voyage.) Ça, c’est un cheval ! Peut-être que je pourrais te le prendre ? — Beaucoup ont essayé. La repartie lui plut. Il éclata de rire et posa une lourde main sur mon épaule pour m’emmener vers la croix. — Tu es saxon ? m’a-t-on dit. — En effet. — Mais pas chrétien ? — J’adore les vrais dieux. — Peut-être qu’ils te le rendent bien, dit-il en me serrant l’épaule d’une poigne de fer. Erik ! Tu te caches ? Son frère s’avança. Il avait les mêmes cheveux noirs, mais tirés en arrière, et la barbe taillée. Il était jeune, vingt ans seulement peut-être, et ses yeux vifs montraient à la fois curiosité et bienveillance. Cela m’avait surpris d’apprécier Sigefrid, mais je ne le fus pas d’aimer Erik. Son sourire était sincère, tout comme son visage. Comme le frère de Gisela, c’était un homme que l’on appréciait dès qu’on le voyait. — Je suis Erik, me dit-il. — C’est mon conseiller, ma conscience et mon frère, ajouta Sigefrid. — Ta conscience ? — Erik ne tuerait pas quelqu’un parce qu’il a menti, n’est-ce pas, mon frère ? — Non. — C’est un sot, mais un sot que j’aime, dit Sigefrid en riant. Mais ne pense pas que le sot est un faible, seigneur Uhtred. Il combat comme un démon du Niflheim. (Il assena une claque sur l’épaule de son frère et m’entraîna vers la croix incongrue.) J’ai des prisonniers, expliqua-t-il. J’avisai alors cinq hommes agenouillés, les mains liées dans le dos. On les avait dépouillés de leurs capes, armes et tuniques, et ils ne portaient que leurs chausses. Ils grelottaient dans l’air glacé. La croix avait été faite de deux poutres de bois grossièrement clouées, et enfoncée dans un trou. Elle penchait un peu. À son pied attendaient de gros clous et une masse. — On voit la mort par la croix sur leurs statues et leurs sculptures, m’expliqua Sigefrid, et aussi sur les amulettes qu’ils portent, mais je n’ai jamais vu cela en vrai. Et toi ? — Non, avouai-je. — Et je ne comprends pas en quoi cela peut tuer. Ce ne sont que trois clous ! J’ai souffert bien davantage dans les batailles. — Moi de même. — Alors je me suis dit que j’allais vérifier ! conclut-il en désignant du menton le prisonnier le plus proche. Les deux gueux au bout sont des prêtres chrétiens. Nous allons en clouer un là-dessus pour voir si Ironman meurt. Je parie dix pièces d’argent que cela ne le tuera point. Je ne distinguais pas grand-chose des prêtres, hormis que l’un avait une grosse bedaine. Il gardait la tête baissée, non parce qu’il priait mais parce qu’on l’avait battu. Son dos et sa poitrine étaient couverts de bleus et de sang, tout comme ses cheveux bouclés. — Qui sont-ils ? demandai-je à Sigefrid. — Qui êtes-vous ? cria-t-il aux prisonniers. Comme aucun ne répondait, il donna au premier un coup de pied. — Réponds ! L’homme leva la tête. Il avait au moins la quarantaine, avec un visage creusé de rides où se lisait la résignation de ceux qui savent la mort proche. — Je suis le comte Sihtric, dit-il, conseiller du roi Æthelstan. — Guthrum ! hurla Sigefrid. Ce fut comme un cri de rage subite. Jusque-là affable, il était devenu un démon. L’écume aux lèvres, il répéta le nom. — Guthrum ! Son nom est Guthrum, espèce de bâtard ! (Il lui assena un coup de pied assez brutal pour briser une côte.) Comment se nomme-t-il ? demanda-t-il. — Guthrum, répondit Sihtric. — Guthrum ! hurla Sigefrid en le frappant de nouveau. Guthrum, une fois la paix conclue avec Alfred, était devenu chrétien et s’était fait baptiser Æthelstan. Je l’appelais encore Guthrum, tout comme Sigefrid qui était en train de piétiner l’homme. Erik ne broncha pas devant la colère de son frère, mais au bout d’un moment il s’avança et le prit par le bras. — Vermine ! cria Sigefrid au vieil homme. Oser appeler Guthrum d’un nom chrétien ! m’expliqua-t-il. Guthrum les a envoyés me demander de quitter Lundene. Mais ce n’est pas l’affaire de Guthrum ! Lundene n’appartient pas à l’Estanglie, mais à la Mercie ! Au roi Uhtred de Mercie ! C’était la première fois que l’on m’appelait officiellement ainsi, et cela me plut. Le roi Uhtred. Il se retourna vers Sihtric, qui avait la bouche ensanglantée : — Quel était le message de Guthrum ? — Que la cité appartient à la Mercie et que tu dois la quitter, répondit péniblement Sihtric. — Alors la Mercie peut me chasser, ricana Sigefrid. — Sauf si le roi Uhtred nous permet de rester, rétorqua Erik avec un sourire. Je ne répondis pas. Le titre était plaisant mais étrange, comme un défi lancé aux fils tissés par les trois fileuses. — Alfred ne te permettra pas de rester, osa déclarer l’un des autres prisonniers. — Qui se soucie de ce bâtard ? ricana Sigefrid. Qu’il envoie son armée mourir ici ! — C’est ta réponse, seigneur ? interrogea humblement le prisonnier. — Ma réponse, ce seront vos têtes coupées, dit Sigefrid. Je jetai alors un regard à Erik. C’était le plus jeune, mais clairement celui qui réfléchissait. — Si nous négocions, expliqua-t-il, nous donnerons à nos ennemis le temps de rassembler leurs armées. Mieux vaut les défier. — Tu vas déclarer la guerre à Guthrum et Alfred ? demandai-je. — Guthrum ne combattra point, dit Erik d’un ton assuré. Il menace, mais ne se bat pas. Il vieillit, seigneur Uhtred, et il préférerait savourer le peu de vie qui lui reste. Et si nous envoyions les têtes coupées ? Je pense qu’il comprendrait que la sienne pourrait l’être s’il nous ennuyait. — Et Alfred ? dis-je. — Il est prudent, dit Erik. — Oui. — Il nous proposera de l’argent pour quitter la ville… — Probablement. — Et nous prendrons peut-être l’argent, mais nous resterons quand même. — Alfred ne nous attaquera pas avant l’été, dit Erik sans relever les propos de son frère. Entre-temps, seigneur Uhtred, nous espérons que tu auras fait venir le comte Ragnar jusqu’en Estanglie. Alfred ne peut ignorer une telle menace. Il marchera contre nos armées réunies, pas contre la garnison de Lundene, et notre tâche est de le tuer et de mettre sur le trône son neveu. — Æthelwold ? fis-je, dubitatif. C’est un ivrogne. — Ivrogne ou non, un roi saxon rendra notre conquête du Wessex plus savoureuse encore. — Jusqu’à ce que vous n’ayez plus besoin de lui. — Jusqu’à ce que nous n’en ayons plus besoin, en effet, convint-il. Le prêtre ventru au bout du rang de prisonniers agenouillés nous avait écoutés. Il nous dévisagea et Sigefrid surprit son regard. — Nous allons commencer par lui, dit Sigefrid. Nous allons clouer ce gros bâtard à la croix et voir s’il meurt. — Pourquoi ne pas le laisser se battre ? demandai-je. — Le laisser se battre ? répéta Sigefrid, persuadé d’avoir mal compris. — L’autre prêtre est maigrichon, et bien plus aisé à clouer sur une croix. Que l’on donne au gris une épée et qu’il se batte. — Tu crois qu’un prêtre sait se battre ? ricana Sigefrid. — C’est simplement que j’aime voir ces gros lards perdre un combat, expliquai-je. Voir leurs bedaines éventrées et leurs tripes se répandre. Pendant ce temps, je regardais le prêtre qui leva la tête vers moi. — Je veux voir des coudées et des coudées de boyaux se déverser, continuai-je, puis tes chiens les dévorer pendant qu’il est encore en vie. — Ou le forcer à les manger lui-même, remarqua pensivement Sigefrid. Tu me plais, seigneur Uhtred ! — Il mourra trop aisément, dit Erik. — Alors donnez-lui quelque chose pour se battre. — Pour quelle cause pourrait se battre ce gros porc de prêtre ? demanda Sigefrid. Je laissai Erik répondre à ma place. — Sa liberté ? proposa-t-il. S’il est victorieux, tous les prisonniers seront libres, mais s’il est vaincu nous les crucifierons tous. Cela devrait lui donner une raison de combattre. — Il perdra tout de même, dis-je. — Oui, mais il fera un effort, rétorqua Erik. Sigefrid éclata de rire, amusé par l’incongruité de la suggestion. Le prêtre, à demi nu, avec sa bedaine et son air terrifié, nous regarda tour à tour, et ne vit qu’amusement et férocité. — As-tu déjà tenu une épée, le prêtre ? lui demanda Sigefrid. Il resta coi. — Il saura seulement s’agiter comme un cochon qui se débat, ironisai-je. — Tu veux le combattre ? suggéra Sigefrid. — Ce n’est pas à moi qu’il a été mandé, seigneur, dis-je respectueusement. Par ailleurs, j’ai ouï dire que nul ne saurait rivaliser avec toi. Je te défie de lui fendre le ventre. Sigefrid, séduit, se tourna vers le prêtre. — Saint homme ! Tu veux te battre pour ta liberté ? Le prêtre tremblait de peur. Il chercha vainement du regard un soutien auprès de ses compagnons, puis il hocha difficilement la tête. — Oui, seigneur, dit-il. — Alors, tu te battras contre moi, dit Sigefrid. Et si je gagne, vous mourrez tous. Si tu gagnes, vous pourrez tous partir. Sais-tu te battre ? — Non, seigneur, répondit le prêtre. — As-tu déjà tenu une épée en main ? — Non, seigneur. — Alors, es-tu prêt à mourir ? Le prêtre regarda le Norse et, malgré ses bleus et ses écorchures, une lueur de colère dans son regard démentit le ton humble de sa voix : — Oui, seigneur, je suis prêt à mourir et à rejoindre mon Sauveur. — Qu’on coupe ses liens, ordonna Sigefrid à ses hommes. Qu’on lui donne une épée. (Il tira la sienne, une longue lame à double tranchant.) Donneuse-d’Effroi… Elle a besoin d’exercice. — Tiens, dis-je en dégainant Souffle-de-Serpent et en la jetant au prêtre dont on venait de délier les mains. Il la manqua et elle tomba dans l’herbe. Il la fixa un moment, comme s’il n’avait jamais rien vu de tel, puis il se baissa pour la ramasser, ne sachant de quelle main la prendre. Il opta pour la gauche et tenta un estoc maladroit qui fit rire l’assistance. — Pourquoi lui donner ton épée ? demanda Sigefrid. — Il n’en fera rien de bon, dis-je avec mépris. — Et si je la brise ? — Alors je saurai que celui qui la forgea ne connaissait pas son métier. — C’est ta lame, à toi d’en décider, conclut Sigefrid avant de se tourner vers le prêtre. Es-tu prêt ? — Oui, seigneur. Et ce fut la première réponse sincère qu’il faisait au Norse. Car il avait déjà tenu une épée bien des fois, savait fort bien se battre et je ne le pensais pas prêt à mourir. C’était le père Pyrlig. Si les champs sont lourds et humides d’argile, on peut atteler deux bœufs à une charrue et les fouetter jusqu’au sang pour que le soc s’enfonce dans le sol. Les bêtes doivent tirer ensemble, et c’est pourquoi elles sont attelées par paire. Dans la vie, l’un des bœufs se nomme Destinée et l’autre Serment. Le Destin décide de ce que nous faisons. Nous ne pouvons lui échapper. Wyrd bid ful årœd. Nous n’avons aucun choix dans la vie, comment le pourrions-nous ? Car dès l’instant où nous naissons, les trois sœurs savent où ira notre fil, auxquels il se mêlera et comment il finira. Wyrd bid ful årœd. Pourtant, nous choisissons nos serments. Alfred, quand il me donna à tenir son épée et ses mains, ne m’ordonna pas de prononcer mon serment. Il me le proposa et je choisis. Mais était-ce mon choix ? Ou bien les Nornes choisirent-elles pour moi ? Et si tel fut le cas, pourquoi prendre la peine de prononcer un serment ? Je me suis souvent posé cette question et encore maintenant, devenu un vieillard, je me la pose. Ai-je choisi Alfred ? Ou bien les Nornes riaient-elles quand je me suis agenouillé et que j’ai saisi son épée et ses mains dans les miennes ? En tout cas, les Nornes riaient en cette froide journée à Lundene, car dès l’instant où j’avais vu que le prêtre à grosse bedaine était le père Pyrlig, j’avais compris que rien n’était simple. Que les trois sœurs ne m’avaient pas donné un fil d’or menant à un trône. Elles riaient au pied d’Yggdrasil, l’arbre de vie. Elles avaient joué un tour dont j’étais la victime, et il me fallait faire un choix. Le fallait-il vraiment ? Peut-être que les Nornes l’avaient fait, mais en cet instant, écrasé par l’ombre de la croix, je crus que je devais choisir entre les frères Thurgilson et Pyrlig. Sigefrid n’était pas un ami, mais c’était un homme courageux ; avec son alliance, je pouvais devenir roi de Mercie, et Gisela, reine. Je pouvais aider Sigefrid, Erik, Haesten et Ragnar à piller le Wessex. Je pouvais m’enrichir. Mener des armées. Faire flotter ma bannière à tête de loup. Mes ennemis entendraient le tonnerre de nos sabots dans leurs cauchemars. Tout cela serait mien si je choisissais de m’allier avec Sigefrid. Alors qu’en choisissant Pyrlig je perdrais tout ce que le mort m’avait promis. Cela signifiait que Bjorn avait menti ; mais alors, comment un homme envoyé d’entre les morts avec un message des Nornes pouvait-il mentir ? Je me souviens d’avoir pensé tout cela avant de faire mon choix, même si en vérité je n’hésitai pas un instant. Pyrlig était un Gallois, un Breton, et nous autres Saxons détestons les Bretons, qui sont de sournois voleurs. Ils se cachent dans leurs repaires et dévalent leurs collines pour ravager nos terres, prendre nos bêtes, et parfois nos femmes et nos enfants. Et quand nous les poursuivons, ils s’enfoncent plus encore dans leur domaine de brouillards, craigs, marais et misère. Pyrlig était chrétien et je n’ai point d’amour pour les chrétiens. Le choix semblait si facile ! D’un côté un royaume, des amis vikings et la fortune, et de l’autre un Breton, prêtre d’une religion qui éteint la joie du monde comme le crépuscule engloutit la lumière. Pourtant, je n’hésitai pas. Je choisis – ou le destin pour moi – l’amitié. Pyrlig était mon ami. Je l’avais connu lors du plus sombre hiver du Wessex, quand les Danes semblaient avoir conquis le royaume et qu’Alfred, avec quelques partisans, avait été forcé de se réfugier dans les marais de l’Ouest. Pyrlig avait été envoyé comme émissaire par son roi gallois pour découvrir, ou peut-être exploiter, les faiblesses d’Alfred ; mais il avait préféré se ranger à son côté et combattre avec lui. Nous avions lutté ensemble dans le mur de boucliers, côte à côte. Gallois et Saxon, chrétien et païen, nous aurions dû être ennemis, mais je l’aimais comme un frère. Aussi lui donnai-je mon épée et, au lieu de le regarder se faire crucifier, je lui offris la possibilité de défendre sa vie au combat. Et bien entendu, ce ne fut pas un combat équitable. Il s’acheva en peu de temps. En vérité, presque avant même d’avoir commencé, et je ne fus pas le seul à m’étonner de son issue. Sigefrid pensait affronter un gros prêtre inexpérimenté, mais je savais qu’avant de découvrir sa foi Pyrlig avait été un grand guerrier, pourfendeur de Saxons, que son peuple avait même célébré dans des chansons. Il n’en avait guère l’allure, à demi nu, gros, hirsute et couvert de blessures. Il attendit l’attaque de Sigefrid avec un air terrifié, la pointe de mon épée encore posée à terre. Il recula à l’approche de Sigefrid en poussant de petits miaulements. Sigefrid éclata de rire et leva son épée avec insouciance, pensant écarter la lame de Pyrlig et lui trancher d’un seul coup la bedaine. Mais Pyrlig se comporta comme une fouine. Il leva souplement Souffle-de-Serpent et recula d’un pas léger, si bien que la lame de Sigefrid ne frappa que le vide. Puis il s’avança et abattit Souffle-de-Serpent sur le bras de son adversaire. Le coup ne suffit pas à percer la cotte de mailles, mais il dévia le bras de Sigefrid. Et Pyrlig s’élança, si vite que nous eûmes à peine le temps de voir Souffle-de-Serpent s’enfoncer dans la poitrine de Sigefrid. Cette fois encore, le coup ne suffit pas à percer la maille, mais elle fit reculer Sigefrid et je vis la fureur flamboyer dans les yeux du Norse. Il fit tournoyer son épée avec une force qui aurait pu décapiter Pyrlig, mais celui-ci réagit en un éclair. Souffle-de-Serpent frappa l’intérieur du poignet de Sigefrid et je vis jaillir le sang comme une brume rouge. Et je vis Pyrlig sourire, ou plutôt grimacer, sourire de la fierté et du triomphe du guerrier. Sa lame avait fendu la maille et la chair du poignet jusqu’au coude, arrêtant le coup de son adversaire. Le bras du Norse retomba. Pyrlig recula et abattit Souffle-de-Serpent sur le poignet ensanglanté de Sigefrid. Il glissa sur l’os, ne coupa que le pouce, et Donneuse-d’Effroi tomba sur le sol tandis que l’épée de Pyrlig montait déjà vers la barbe du Norse pour atteindre sa gorge. — Non ! criai-je. Sigefrid était trop stupéfait pour être en colère. Il n’en croyait pas ses yeux. Il avait dû comprendre désormais que son adversaire était un guerrier, mais il refusait encore d’admettre qu’il avait été vaincu. Il leva ses mains sanguinolentes comme pour saisir la lame de Pyrlig ; Souffle-de-Serpent tressaillit et Sigefrid, sentant la mort le frôler, s’immobilisa. — Non ! répétai-je. — Pourquoi ne le tuerais-je point ? demanda Pyrlig avec la voix et les yeux d’un guerrier. — Non, répétai-je encore. Je savais que si le prêtre tuait Sigefrid, les hommes du Norse le vengeraient. Erik aussi le savait. — Tu as vaincu, le prêtre, dit-il en allant rejoindre son frère. Tu as vaincu, aussi baisse ton épée. — Sait-il que je l’ai battu ? demanda Pyrlig en plongeant son regard dans celui de Sigefrid. — Je parle en son nom, dit Erik. Tu as gagné ce combat, prêtre, et tu es libre. — Je dois d’abord délivrer un message, dit Pyrlig, celui que nous apportons du roi Æthelstan. Vous devez quitter Lundene, qui ne fait pas partie des terres cédées par Alfred aux Danes. À présent, continua-t-il alors que Sigefrid restait coi, je veux des chevaux, et le seigneur Uhtred et ses hommes devront m’escorter hors de Lundene. Est-ce convenu ? Erik me regarda et j’acquiesçai. — C’est convenu, dit Erik à Pyrlig. Je repris Souffle-de-Serpent au prêtre. Erik soutenait le bras blessé de son frère. Pendant un instant, je crus que le Norse allait attaquer le Gallois désarmé, mais Erik parvint à l’entraîner. On alla chercher des chevaux. L’assistance se taisait, renfrognée. Les hommes avaient vu leur chef humilié et ne comprenaient pas pourquoi on laissait Pyrlig repartir avec ses compagnons, mais ils acceptèrent la décision d’Erik. — Mon frère est têtu, me dit Erik qui m’avait entraîné à l’écart pendant qu’on sellait les bêtes. — Apparemment, le prêtre savait se battre, dis-je d’un ton désolé. Erik fronça les sourcils, non de colère mais de perplexité. — Je suis curieux de leur dieu, avoua-t-il. Il semble détenir un grand pouvoir. (Je glissai Souffle-de-Serpent dans son fourreau et il vit la croix qui en ornait le pommeau.) Tu sembles le penser aussi ? — Elle m’a été offerte par une femme. Une maîtresse. Mais le dieu chrétien s’est emparé d’elle et elle n’aime plus les hommes. Erik toucha la croix d’une main hésitante. — Tu ne crois pas que c’est cela qui donne sa force à l’épée ? demanda-t-il. — C’est peut-être le souvenir de son amour, dis-je. Mais la puissance vient de là, ajoutai-je en touchant le marteau de Thor à mon cou. — Je crains leur dieu, dit Erik. — Il est dur, sans pitié. C’est un dieu qui aime prononcer des lois. — Des lois ? — Tu n’as pas le droit de désirer l’épouse de ton voisin, dis-je. Cela fit rire Erik, mais il vit que je ne plaisantais pas. — C’est vrai ? demanda-t-il. — Prêtre ! appelai-je. Ton dieu autorise-t-il les hommes à désirer l’épouse de leur voisin ? — Il les laisse faire, répondit Pyrlig humblement, comme s’il me craignait. Mais il réprouve. — A-t-il édicté une loi à ce sujet ? — Oui, seigneur. Et il en a prononcé une autre qui dit que l’on ne doit pas désirer le bœuf de son voisin. — Voilà, dis-je à Erik. On ne peut même pas avoir envie d’un bœuf quand on est chrétien. — Étrange, fit-il pensivement. (Il considéra les messagers de Guthrum qui avaient échappé de peu à la décapitation.) Cela ne t’ennuie pas de les escorter ? — Non. — Ce n’est peut-être pas plus mal qu’ils restent en vie. Pourquoi donner à Guthrum des raisons de nous attaquer ? — Il ne le fera pas, que tu les tues ou non. — Probablement, acquiesça-t-il, mais puisque nous étions convenus qu’en cas de victoire du prêtre ils devaient tous être épargnés, qu’ils aient la vie sauve. Et tu es vraiment sûr que cela ne te gêne pas de les escorter ? — Bien sûr que non. — Reviens ici ensuite, ajouta-t-il chaleureusement. Nous avons besoin de toi. — Vous avez besoin de Ragnar, corrigeai-je. — Certes, avoua-t-il en souriant. Accompagne ces hommes hors de la ville et reviens-nous. — Je dois d’abord aller chercher une épouse et des enfants, dis-je. — Oui, sourit-il encore. Tu es bien fortuné. Mais tu reviendras ? — Bjorn le Mort me l’a dit, éludai-je. — Certes, fit-il en m’étreignant. Nous avons besoin de toi, et ensemble nous prendrons cette île tout entière. Nous partîmes par la porte ouest appelée porte de Ludd, puis nous passâmes le gué de la Fleot. Sihtric chevauchait courbé sur sa selle, souffrant encore des coups de Sigefrid. Je me retournai alors que nous traversions, pensant que le Norse aurait envoyé des hommes à notre poursuite, mais nul ne parut. Nous pressâmes l’allure dans les marais puis remontâmes jusqu’à la ville saxonne. Laissant la route qui menait à l’ouest, je pris vers les quais où étaient amarrés une dizaine de navires, qui assuraient le négoce entre Wessex et Mercie. Comme peu de navigateurs tentaient de franchir la brèche dans l’ancien pont en ruine que les Romains avaient construit sur la Temse, ces navires étaient plus petits, à rames, et tous devaient me payer l’octroi à Coccham. Ils me connaissaient donc, car ils faisaient affaire avec moi à chaque voyage. Nous nous frayâmes un chemin entre les marchandises, les feux et les groupes d’esclaves qui chargeaient et déchargeaient. Un seul navire était prêt à partir. Il s’appelait le Cygne et je le connaissais bien. Son équipage était saxon et ses rameurs attendaient sur le quai pendant que le capitaine, un certain Osric, finissait ses affaires avec le marchand dont il transportait les biens. — Tu nous prendras aussi, lui dis-je. Nous laissâmes presque tous les chevaux, sauf Smoca et l’étalon de Finan, que nous tenions à conserver. Puis nous partîmes. La marée était montante, les rames claquèrent et nous prîmes vers l’amont. — Où dois-je t’emmener, seigneur ? me demanda Osric. — À Coccham. Et à Alfred. Le fleuve était large, gris et maussade. Il était abondant, alimenté par les pluies d’hiver auxquelles les marées montantes offraient de moins en moins de résistance. Les dix rameurs du Cygne durent lutter contre le courant. Finan et moi échangeâmes un sourire. Il se rappelait, comme moi, nos longs mois comme esclaves au banc de nage dans un navire marchand. Nous avions souffert, saigné et grelotté, pensant que seule la mort nous soulagerait de notre sort, mais à présent d’autres hommes ramaient pour nous. Je m’assis sur la petite plate-forme à la proue et fus rejoint par le père Pyrlig. Je lui avais donné ma cape, qu’il serrait autour de lui. Il avait trouvé un peu de pain et de fromage, ce qui ne me surprit guère, car je n’ai jamais connu homme qui mangeât autant. — Comment savais-tu que je vaincrais Sigefrid ? demanda-t-il. — Je l’ignorais. J’espérais même qu’il te battrait, pour qu’il y ait un chrétien de moins. Cela le fit sourire. — Je savais que je ne pouvais frapper que deux ou trois fois avant qu’il comprenne ce qui se passait. Et là il m’aurait taillé en pièces. — Certes, mais je crois que tu as eu tes trois coups et qu’ils ont été suffisants. — Merci pour cela, Uhtred, dit-il en rompant un peu de fromage et en me le tendant. Comment te portes-tu ? — Je m’ennuie. — J’ai ouï dire que tu étais marié ? — Ce n’est pas elle qui m’ennuie, me hâtai-je de répondre. — Tant mieux ! Moi, je ne supporte pas mon épouse. Par Dieu, quelle langue de vipère ! Elle fendrait une dalle d’ardoise rien qu’en lui parlant ! Tu ne l’as jamais vue, n’est-ce pas ? — Non. — Parfois, je maudis Dieu d’avoir pris une côte d’Adam pour façonner Ève, mais il me suffit de voir une jeune fille pour que mon cœur bondisse et que je me dise qu’il savait ce qu’il faisait. — Je croyais que les prêtres chrétiens devaient donner l’exemple ? — Et qu’y a-t-il de mal à admirer l’œuvre du Créateur ? Surtout si elle est jeune, avec une belle croupe et un ample giron. (Il sourit, puis il se rembrunit :) On m’a dit que tu avais été prisonnier ? — C’est vrai. — J’ai prié pour toi. — Merci. Et j’étais sincère. Je n’adorais pas le dieu chrétien, mais, comme Erik, je redoutais qu’il ne détienne un certain pouvoir, et le prier ne pouvait pas faire de mal. — Mais il paraît que c’est Alfred qui t’a fait libérer ? Je marquai une pause. Comme toujours, je détestais devoir reconnaître une dette envers Alfred, mais j’admis à contrecœur qu’il y avait contribué. — Il a envoyé des hommes qui m’ont libéré, concédai-je, oui. — Et tu le récompenses, seigneur Uhtred, en te faisant appeler roi de Mercie ? — Tu as entendu dire cela ? — Bien sûr que oui ! Ce grand crétin de Norse l’a beuglé à cinq pas de mes oreilles. Es-tu roi de Mercie ? — Non, dis-je en me retenant d’ajouter : « pas encore ». — Il me semblait bien. Je l’aurais su, tout de même. Et je ne crois pas que tu le seras, sauf si Alfred le désire. — Peu me chaut. — Et bien sûr, je devrais lui répéter ce que j’ai entendu. — Oui, tu devrais, dis-je amèrement. Je m’appuyai contre la proue et fixai le dos des rameurs. Je guettai aussi d’éventuels poursuivants, m’attendant à voir quelque rapide navire de guerre apparaître derrière nous, mais je ne vis nul mât poindre. Erik avait donc réussi à convaincre son frère de ne pas chercher à se venger tout de suite de son humiliation. — De qui est donc cette idée que tu sois roi de Mercie ? demanda Pyrlig. De Sigefrid ? C’est lui qui a eu cette idée folle… — Folle ? répétai-je innocemment. — L’homme n’est pas fou, et son frère encore moins. Ils savent qu’Æthelstan vieillit en Estanglie et se demandent qui sera roi après lui. Et il n’y a pas de roi en Mercie. Mais il ne peut pas simplement prendre la Mercie… Les Saxons résisteraient et Alfred les aiderait. Les frères Thurgilson se retrouveraient devant une meute en furie ! Du coup, Sigefrid a eu l’idée de rallier des hommes et de prendre d’abord l’Estanglie, puis la Mercie, et enfin le Wessex ! Et pour cela il lui faut Ragnar et les hommes de Northumbrie. Je fus stupéfait que Pyrlig, un proche d’Alfred, sache tout des projets de Sigefrid, Erik et Haesten, mais je n’en montrai rien. — Ragnar ne combattra point, dis-je, tentant de mettre fin à la conversation. — À moins que tu ne le lui demandes, répliqua Pyrlig. Mais que peut t’offrir Sigefrid ? La Mercie, conclut-il devant mon silence. — Tout cela paraît fort compliqué. — Sigefrid et Haesten, continua Pyrlig sans relever, ont l’ambition d’être rois. Mais il n’y a que quatre royaumes, ici. Ils ne peuvent prendre la Northumbrie, car Ragnar ne les laissera point faire. Ni la Mercie, à cause d’Alfred. Mais comme Æthelstan se fait vieux, ils pourraient prendre l’Estanglie. Et pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Prendre le Wessex ? Sigefrid dit qu’il mettrait cet ivrogne d’Æthelwold sur le trône et que cela calmerait les Saxons le temps qu’il l’assassine. Entre-temps, Haesten serait roi d’Estanglie et quelqu’un d’autre, toi peut-être, de Mercie. Sans nul doute, ils s’en prendraient alors à toi et se partageraient la Mercie. Voilà l’idée, seigneur Uhtred, et elle n’est point mauvaise ! Mais qui suivrait ces deux brigands ? — Personne, mentis-je. — Sauf quelqu’un qui serait convaincu que les Nornes sont de son côté, dit-il d’un ton dégagé avant de me lorgner. As-tu vu le mort ? Je fus si surpris que je ne pus répondre et dus me contenter de fixer son visage rond. — On l’appelle Bjorn, ajouta-t-il en enfournant un morceau de fromage. — Les morts ne mentent pas, bafouillai-je. — Mais les vivants, si ! Par Dieu, que oui ! Même moi, je mens, seigneur Uhtred, sourit-il malicieusement. J’ai fait mander à ma femme qu’elle détesterait l’Estanglie ! Il éclata de rire. Alfred avait demandé à Pyrlig d’aller en Estanglie, parce qu’il était prêtre et parlait danois, et sa tâche était d’éduquer Guthrum aux coutumes chrétiennes. — En réalité, elle s’y plairait ! continua-t-il. Il y fait plus chaud que chez nous et il n’y a point de collines. C’est plat et humide, l’Estanglie. Et ma femme n’a jamais beaucoup aimé les collines, ce qui explique que j’aie trouvé Dieu : je me réfugiais dans les collines pour ne pas l’avoir sur le dos, et plus on est haut, plus on est proche de Dieu. Bjorn n’est pas mort. Il avait débité ces derniers mots brutalement et je lui répondis sur le même ton : — Je l’ai vu. — Tu as vu un homme sortir d’un tombeau, rien de plus. — Je l’ai vu ! — Bien sûr que oui. Et tu n’as jamais songé à remettre en question ce que tu as vu, n’est-ce pas ? Bjorn avait été enterré juste avant ton arrivée. On a versé de la terre sur lui et il respirait grâce à une tige de roseau. Je me souvins que Bjorn avait craché quelque chose quand il s’était redressé. Pas la corde de harpe, mais autre chose. J’avais cru que c’était de la terre, mais c’était plus clair. Je n’y avais pas pensé sur le moment, mais à présent je comprenais que cette résurrection avait été une comédie. Et sur le pont du Cygne, les derniers restes de mon rêve s’effondrèrent. Je ne serais pas roi. — Comment le sais-tu ? demandai-je. — Le roi Æthelstan n’est point sot. Il a ses espions. Était-il convaincant ? — Très, répondis-je, amer. — C’est l’un des hommes d’Haesten, et si nous le capturons il ira en enfer. Que t’a-t-il dit ? — Que je serais roi de Mercie. Roi des Saxons et des Danes, ennemi des Gallois, roi et seigneur de toute la terre entre les rivières. Et je l’ai cru. — Mais comment pourrais-tu régner sur la Mercie sans qu’Alfred t’en fasse roi ? — Alfred ? — Tu lui as prêté serment, n’est-ce pas ? J’avais honte de dire la vérité, mais je n’avais pas le choix. — Oui. — C’est pourquoi je dois le lui dire, me réprimanda Pyrlig, car un homme qui rompt un serment, c’est une affaire grave, seigneur Uhtred. — Certes. — Et Alfred aura le droit de te mettre à mort quand il le saura. Mieux vaut tenir sa parole que d’être dupe de ceux qui font jouer à un homme le rôle d’un mort. Les Nornes ne sont pas de ton côté, seigneur Uhtred. Crois-moi. Je lus de la peine dans son regard. Il m’aimait bien et il me disait pourtant que j’avais été leurré. Et il avait raison ; mon rêve s’écroulait. — Quel choix ai-je ? questionnai-je. Tu sais que je suis allé à Lundene les rejoindre et tu dois le dire à Alfred. Jamais il ne me fera plus confiance. — Je doute qu’il te fasse confiance aujourd’hui, répondit Pyrlig. C’est un sage, Alfred. Mais il te connaît, Uhtred, il sait que tu es un guerrier, et il a besoin de guerriers. (Il sortit la croix de bois qu’il portait à son cou.) Jure dessus. — Jurer quoi ? — Que tu respecteras ton serment ! Fais-le et je me tairai. Fais-le, et je nierai tout ce qui est arrivé. Fais-le, et je te protégerai. Sinon, tu seras mon ennemi et je devrai te tuer. — Tu t’en penses capable ? — Ah, tu m’aimes bien, seigneur, même si je suis un Gallois et un prêtre, et tu aurais mauvais gré à me tuer. J’aurais trois coups devant moi avant que tu comprennes le danger. Alors oui, seigneur, je te tuerais. Je posai ma main sur le crucifix. — Je le jure, dis-je. Et je fus de nouveau l’homme d’Alfred. 3 Nous arrivâmes à Coccham le soir et Gisela, qui aimait aussi peu les chrétiens que moi, fut conquise par le père Pyrlig. Il lui fit des compliments extravagants et joua avec nos enfants. Nous en avions deux, et nous avions eu de la chance, car les nouveau-nés avaient survécu tout comme leur mère. Uhtred était l’aîné. Mon fils. Il avait quatre ans et des cheveux du même or que les miens, un petit visage décidé avec un nez camus, des yeux bleus et le menton volontaire. Je l’adorais alors. Ma fille Stiorra avait deux ans. Je trouvais le nom étrange et il m’avait tout d’abord déplu, mais Gisela m’avait supplié et je ne pouvais presque rien lui refuser, et certainement pas le choix du prénom d’une fille. Stiorra signifiait simplement « étoile » : Gisela m’avait juré que nous nous étions connus sous une bonne étoile et que notre fille était née sous la même. À présent, je m’étais habitué à ce nom et je l’aimais autant que l’enfant, qui avait les cheveux noirs, le long visage et le sourire malicieux de sa mère. Elle était belle quand elle jouait avec mes bracelets et que je la chatouillais. Je jouais avec elle la nuit qui précéda notre départ pour Wintanceaster. C’était le printemps et la Temse avait décru. Les prairies n’étaient plus inondées, et tout était nimbé d’une brume de verdure et de jeunes pousses. Les premiers agneaux titubaient dans les champs et les merles chantaient. Le saumon était de retour et nos nasses de saule tressé nous fournirent d’abondance. Les poiriers de Coccham étaient en fleur et grouillaient de bouvreuils que des garçonnets chassaient sans relâche pour que nous ayons des fruits à l’été. C’était une belle saison, celle où le monde s’éveillait et où j’avais été mandé dans la capitale d’Alfred pour les noces de sa fille Æthelflæd et de mon cousin Æthelred. Cette nuit-là, alors que Stiorra chevauchait mon genou, je songeai que j’avais promis d’offrir un cadeau de noces à Æthelred. Une ville : Lundene. Gisela filait la laine. Elle avait haussé les épaules quand je lui avais annoncé qu’elle ne serait point reine de Mercie, et gravement opiné quand j’avais déclaré que je tiendrais mon serment à Alfred. Elle acceptait le destin plus aisément que moi. Le destin et une bonne étoile, dit-elle, nous avaient réunis alors que tout un monde nous séparait. — Si tu tiens ton serment, dit-elle soudain, dois-tu reprendre Lundene à Sigefrid ? — Oui, dis-je, fasciné que ses pensées rejoignent si souvent les miennes. — Le peux-tu ? — Oui. Sigefrid et Erik se trouvaient encore dans la vieille ville, leurs hommes gardant les murailles romaines réparées avec des palissades. Comme aucun navire ne pouvait désormais remonter la Temse sans payer aux frères un octroi exorbitant, la circulation sur le fleuve avait cessé et les marchands avaient découvert d’autres voies d’approvisionnement du Wessex. Le roi Guthrum d’Estanglie avait menacé Sigefrid et Erik de guerre, mais n’était pas passé aux actes. Guthrum ne voulait pas de conflit et cherchait seulement à prouver à Alfred qu’il s’efforçait de respecter leur traité ; si Sigefrid devait être chassé, ce serait aux Saxons de l’Ouest de s’en charger, et à moi de les mener. J’avais formé mes plans. J’avais écrit au roi, qui avait à son tour mandé les ealdormen des comtés, et j’avais reçu promesse de quatre cents guerriers accomplis à ajouter à la fyrd de Berrocscire. La fyrd était une armée de fermiers, forestiers et paysans, et bien que nombreuse elle serait sans expérience. C’était sur les quatre cents hommes aguerris que je devrais compter et, selon les espions, Sigefrid avait désormais au moins six cents hommes sous ses ordres. Selon ces mêmes espions, Haesten était retourné à son camp de Beamfleot, mais c’était proche de Lundene et il accourrait en renfort, tout comme les Danes d’Estanglie qui réprouvaient la conversion de Guthrum et voulaient qu’Erik et Sigefrid entreprennent leur guerre de conquête. L’ennemi atteindrait le millier et serait versé dans l’art des armes. Ce seraient des Danes de guerre, des adversaires redoutables. — Le roi, dit Gisela, va vouloir savoir comment tu comptes t’y prendre. — Je le lui dirai. — Vraiment ? — Bien sûr : c’est le roi. Elle posa sa quenouille et fronça les sourcils. — Tu lui diras la vérité ? — Bien sûr que non. Il est peut-être le roi, mais je ne suis point sot. Elle éclata de rire, rejointe par Stiorra. — Si seulement je pouvais venir avec toi à Lundene, soupira Gisela. — Tu ne le peux. — Je sais, dit-elle d’un ton humble qui ne lui ressemblait pas. Je ne le peux vraiment pas, ajouta-t-elle en touchant son ventre. Je la regardai et il fallut longtemps avant que je comprenne. Je souris, puis j’éclatai de rire en faisant sauter Stiorra dans mes bras. — Ta mère est grosse d’enfant, dis-je à la petite qui piaillait de délices. — Tout cela par la faute de ton père, ajouta Gisela d’un ton sévère. Nous étions heureux. Æthelred était mon cousin, le fils du frère de ma mère. Il était mercien, mais loyal à Alfred de Wessex depuis des années, et ce jour-là à Wintanceaster, dans la grande église qu’avait fait bâtir Alfred, Æthelred de Mercie recevait la récompense de sa loyauté. On lui donnait la main d’Æthelflæd, fille aînée et deuxième enfant d’Alfred. Elle avait des cheveux d’or et des yeux couleur de ciel d’été. Æthelflæd avait treize ou quatorze ans, l’âge qui convient pour qu’une fille se marie, et elle était devenue une jeune femme droite et au regard décidé. Elle était déjà aussi grande que l’homme qui serait son époux. Æthelred est un héros, à présent. J’entends parler de lui à la veillée dans les châteaux saxons, dans toute l’Anglie. Æthelred le Téméraire, Æthelred le Guerrier, Æthelred le Loyal. Je souris quand j’entends ces contes, mais je ne dis rien, pas même lorsqu’on me demande s’il est vrai que je le connus autrefois. Bien sûr, il est vrai qu’il fut un guerrier avant que la maladie l’affaiblisse et le cloue. Il est vrai aussi qu’il fut téméraire, même si sa suprême habileté consista à payer des scaldes pour en faire des courtisans prêts à chanter ses exploits. À la cour d’Æthelred, un homme pouvait s’enrichir s’il savait enfiler les mots comme des perles. Il ne fut jamais roi de Mercie bien qu’il le désirât. Alfred s’en assura, car Alfred ne voulait nul roi en Mercie. Il voulait qu’elle fût gouvernée par un loyal partisan, tributaire de l’argent des Saxons de l’Ouest, et il choisit Æthelred. Il lui donna le titre d’ealdorman de Mercie, ce qui lui donnait l’autorité d’un roi, sinon le nom, mais les Danes du nord du pays ne reconnurent jamais cette autorité. Ils reconnaissaient son pouvoir, du fait qu’il était le gendre d’Alfred, et c’est pourquoi les thanes saxons du Sud l’acceptèrent aussi. Ils n’aimaient peut-être point l’ealdorman Æthelred, mais ils savaient qu’il était capable de les défendre contre les Danes du Sud. Et par une journée de printemps à Wintanceaster, remplie de soleil et de trilles d’oiseaux, Æthelred parvint au pouvoir. Il entra d’un pas majestueux dans la grande église, un large sourire sur son visage à barbe rousse. Il avait toujours cru que tout le monde l’aimait, et c’était peut-être vrai de certains, mais pas de moi. Mon cousin était petit, querelleur et vantard, avec le menton volontaire et le regard agressif. Il avait deux fois l’âge de sa promise et, pendant presque cinq ans, il avait commandé la garde du roi, poste qu’il devait plus à sa naissance qu’à son talent. Il avait eu la bonne fortune d’hériter de terres qui couvraient presque tout le sud de la Mercie, ce qui faisait de lui le seigneur le plus important de la région et le chef légitime de ce triste pays. Alfred ne le vit jamais. Il s’était laissé duper par la flamboyante piété d’Æthelred et par sa tendance à toujours opiner. Oui, seigneur, mon seigneur, laissez-moi vider votre seau de nuit, seigneur, et aussi lécher votre royal séant, seigneur. Tel était Æthelred, et sa récompense fut Æthelflæd. Elle entra dans l’église peu après Æthelred, aussi souriante que lui. Rayonnante, éprise d’amour, elle était en ce jour transportée aux cimes de la joie. C’était une svelte jeune femme dont la hanche ondulait déjà, avec de longues jambes minces et un visage que nulle maladie n’avait marqué. Elle portait une robe bleu clair brodée de saints auréolés et de croix, ceinte d’une écharpe d’or ornée de glands et de clochettes d’argent, et, agrafée par une broche en cristal, une cape blanche qui balayait le sol. Ses cheveux d’un or resplendissant étaient tressés sur sa tête et retenus par des peignes d’ivoire. En cette journée de printemps, la première où elle était coiffée, signe du mariage, elle révélait son cou long et mince. Elle n’était que grâce. Elle croisa mon regard en avançant vers l’autel drapé de blanc et ses yeux, déjà ravis, semblèrent pétiller plus encore. Elle me sourit, j’en fis autant, et c’est avec un rire joyeux qu’elle rejoignit son père et celui qui allait être son époux. — Elle est très éprise de toi, murmura Gisela. — Nous sommes amis depuis qu’elle est enfant. — C’est encore une enfant. Je me rappelle avoir pensé qu’Æthelflæd était sacrifiée sur cet autel, mais si tel était le cas, c’était une victime plus que consentante. Elle avait toujours été une enfant malicieuse et volontaire, et j’étais certain qu’elle souffrait sous la férule austère de son père et le regard aigre de sa mère. Pour elle, le mariage était l’occasion de fuir la cour sinistre et dévote d’Alfred ; en ce jour, l’église résonnait de son bonheur. Je vis pleurer Steapa, qui était peut-être le plus grand guerrier du Wessex. Comme moi, il aimait beaucoup Æthelflæd. Il y avait près de trois cents personnes dans l’église. Des envoyés étaient venus des royaumes francs de l’autre côté de la mer, d’autres de Northumbrie, de Mercie, d’Eastanglie et des royaumes des Galles. Et ces hommes, tous prêtres ou nobles, avaient eu droit aux places d’honneur auprès de l’autel. Les ealdormen et les grands baillis de Wessex étaient là aussi, mais les plus proches de l’autel étaient la horde sombre des prêtres et des moines. J’entendis fort peu la messe, car Gisela et moi étions au fond et parlions avec nos amis. De temps en temps, un prêtre ordonnait sèchement le silence, mais personne n’y prêtait attention. Hild, l’abbesse du couvent de Wintanceaster, étreignit Gisela. Mon épouse avait deux bonnes amies chrétiennes. La première était Hild, qui avait naguère fui l’église pour être ma maîtresse, et l’autre Thyra, la sœur de Ragnar, avec qui j’avais grandi et que j’aimais comme une sœur. Thyra était dane, bien sûr, et avait été élevée dans la foi de Thor et d’Odin, mais elle s’était convertie et était venue s’établir en Wessex. Elle était vêtue comme une nonne, d’une austère robe grise dont la capuche dissimulait son éblouissante beauté. Une ceinture noire prenait sa taille, habituellement aussi fine que celle de Gisela, mais désormais ronde car elle était grosse d’enfant. — Encore un ? demandai-je en posant la main sur son ventre. — Et bientôt, dit-elle. Elle avait donné naissance à trois enfants, dont un seul, le garçon, avait vécu. — Ton époux est insatiable, me moquai-je. — C’est la volonté de Dieu, dit-elle. L’humour que je lui avais connu dans son enfance l’avait quittée avec sa conversion, ou plus probablement quand elle avait été réduite en esclavage à Dunholm par les ennemis de son frère. Elle avait été violée et maltraitée par ses ravisseurs ; Ragnar et moi avions pris Dunholm pour la délivrer, mais c’était la foi chrétienne qui l’avait libérée de la folie qui l’habitait alors et en avait fait la femme sereine qui me considérait aujourd’hui si gravement. — Et comment va ton mari ? demandai-je. — Bien, merci, dit-elle en s’éclairant. Thyra avait trouvé l’amour, non seulement de Dieu mais aussi d’un brave homme, et j’en étais heureux. — Tu appelleras cet enfant Uhtred si c’est un garçon, dis-je d’un ton sévère. — Si le roi le permet, dit-elle, nous le baptiserons Alfred, et si c’est une fille ce sera Hild. Hild en versa des larmes, puis, Gisela révélant qu’elle aussi était grosse, les trois femmes se lancèrent dans une interminable discussion sur les enfants. Je les laissai pour retrouver Steapa, qui dépassait toute l’assemblée de deux bonnes têtes. — Sais-tu que je dois chasser Erik et Sigefrid de Lundene ? lui demandai-je. — J’ai ouï dire, répondit-il. — Tu viendras ? Je pris son rapide sourire pour un consentement. Il avait un visage effrayant, affublé d’un perpétuel rictus. C’était un combattant redoutable d’habileté et de sauvagerie. Il était né esclave, mais sa taille et ses talents de guerrier l’avaient élevé à sa position. Il était garde d’Alfred, possédait lui-même des esclaves, et exploitait une vaste et bonne terre dans le Wiltunscir. Les hommes le craignaient à cause de son allure belliqueuse, mais je savais que c’était un brave homme. Il n’était point malin, mais il était bon et loyal. — Je demanderai au roi de te laisser venir, dis-je. — Il voudra que j’aille avec Æthelred. — Tu préfères être avec celui qui se bat, n’est-ce pas ? Steapa cligna des paupières, ne comprenant pas l’insulte que je venais de lancer à mon cousin. — Je me battrai, répondit-il en posant un bras énorme sur l’épaule de son épouse, une minuscule femme au visage et aux petits yeux inquiets. Comme je ne me rappelais jamais son nom, je me contentai de la saluer courtoisement et continuai mon chemin dans la foule. Æthelwold me trouva. Le neveu d’Alfred avait recommencé à boire et ses yeux étaient injectés de sang. Naguère beau garçon, il était maintenant empâté et rougeaud. Il m’attira à part sous une bannière où était brodée une longue exhortation en laine rouge : « Tout Ce Que Tu Demandes De Dieu, Tu Le Recevras Par La Foi. Quand La Prière Demande, La Foi Humble Reçoit. » L’épouse d’Alfred et ses dames devaient l’avoir brodée, mais le texte avait sûrement été inspiré par Alfred. — Je croyais que tu étais de mon côté, me reprocha-t-il. — Je le suis. — Tu as vu Bjorn ? demanda-t-il, soupçonneux. — J’ai vu un homme qui faisait mine d’être mort. Il ne releva pas, ce qui me surprit. Je me souvenais de son émoi quand il avait aperçu Bjorn, si grand qu’il en avait cessé de boire, mais ma remarque le laissait indifférent. — Ne comprends-tu pas que c’est là notre chance ? — Notre chance pour faire quoi ? demandai-je. — Pour nous débarrasser de lui. Des gens se retournèrent vers nous. Bien sûr, Æthelwold voulait se débarrasser de son oncle, mais comme il manquait de courage pour porter lui-même le coup, il cherchait des alliés comme moi. Voyant que je ne le soutiendrais pas, il me lâcha le bras. — Ils veulent savoir si tu as alerté Ragnar, chuchota-t-il. Æthelwold était donc encore en contact avec Sigefrid ? C’était intéressant, mais peut-être guère étonnant. — Non, répondis-je. — Par Dieu, mais pourquoi ? — Parce que Bjorn a menti et que mon destin n’est pas d’être roi de Mercie. — Si jamais je deviens roi de Wessex, grinça-t-il, tu auras intérêt à prendre tes jambes à ton cou. Je le dévisageai sans ciller. Il se détourna en marmonnant, puis il considéra l’autre bout de l’église. — Cette catin de Dane, gronda-t-il. — Quelle catin de Dane ? demandai-je, songeant un instant qu’il parlait de Gisela. — Celle-là, dit-il en désignant Thyra. Celle qui est mariée à l’idiot. La catin dévote. Celle qui a le ventre plein. — Thyra ? — Elle est belle ! dit-il d’un ton vengeur. Et elle a épousé ce vieux fou ! Quand elle aura mis bas son rejeton, je la culbuterai et lui montrerai comment un homme véritable laboure son champ. — Tu sais que c’est mon amie ? Il s’alarma. Il ignorait manifestement mes liens avec Thyra. — Je trouve seulement qu’elle est belle, c’est tout. — Touche-la seulement, lui dis-je à voix basse, et je t’enfonce mon épée dans le cul pour te fendre de bas en haut et donner tes tripes à mes porcs. Touche-la une seule fois, Æthelwold, une seule, et tu es mort. Je le plantai là. C’était un sot, un ivrogne et un débauché ; pour moi, il était inoffensif. En cela je me trompais, comme je le vis plus tard. Après tout, il était le roi légitime du Wessex, mais il était le seul, avec quelques imbéciles, à croire qu’il serait roi à la place d’Alfred. Alfred était tout ce que son neveu n’était pas : sobre, astucieux, industrieux et sérieux. Et en ce jour, il était également heureux. Il voyait sa fille épouser un homme qu’il aimait presque comme un fils et il écoutait les moines chanter tout en contemplant l’église qu’il avait fait bâtir, avec ses statues peintes et ses solives dorées. Et il savait que grâce à ce mariage il s’emparait de la Mercie du Sud. Cela signifiait que le Wessex, tout comme les enfants dans le ventre de Thyra et celui de Gisela, était en train de grandir. Le père Beocca me trouva devant le porche parmi les invités qui attendaient au soleil que commence le banquet dans le château d’Alfred. — Trop de gens parlaient dans l’église ! se plaignit-il. C’était un jour saint, Uhtred, une consécration, et les gens parlaient comme s’ils avaient été au marché ! — J’étais de ceux-là, avouai-je. — Vraiment ? Eh bien, tu n’aurais pas dû. Ce sont là mauvaises manières et insulte à Dieu ! Je suis étonné, Uhtred, étonné et déçu. Beocca me faisait des reproches depuis des années. Quand j’étais enfant, c’était le prêtre et confesseur de mon père ; comme moi, il avait fui la Northumbrie quand mon oncle avait usurpé Bebbanburg. Il avait trouvé refuge à la cour d’Alfred, où sa piété, son savoir et son enthousiasme étaient appréciés du roi. La faveur royale protégeait Beocca des moqueries, car nul n’aurait pu trouver plus hideux que lui dans tout le Wessex. Il était affligé d’un pied bot, d’une loucherie et d’une main invalide. Son œil malade était aveugle, aussi blanc que ses cheveux, car il avait maintenant presque cinquante ans. Les enfants se gaussaient de lui dans les rues et des gens se signaient sur son passage, croyant que cette laideur était la marque du diable, mais c’était un bon chrétien. — Je suis heureux de te voir, dit-il d’un ton dégagé, comme s’il craignait que je ne le croie pas. Tu sais que le roi désire te parler ? Je lui ai suggéré de te rencontrer après le banquet. — Je serai ivre. Il soupira, puis il toucha de sa main valide l’amulette de Thor qui se voyait à mon cou et la glissa sous ma tunique. — Essaie de rester sobre, me dit-il. — Demain, peut-être ? — Le roi est occupé, Uhtred ! Il n’attend pas que tu sois disponible ! — Alors il devra me parler quand je serai ivre. — Et je te préviens qu’il veut savoir quand tu comptes prendre Lundene. C’est pour cela qu’il veut te parler. Il se tut, car Gisela et Thyra s’avançaient vers nous, et son visage s’éclaira soudain. Il contempla Thyra comme un homme qui a une vision, et quand elle lui sourit je crus qu’il allait défaillir de joie et d’orgueil. — Tu n’as point froid ? demanda-t-il avec sollicitude. Je peux aller te chercher une cape. — Je n’ai point froid. — Ta cape bleue ? — J’ai assez chaud, mon cher, dit-elle en posant la main sur son bras. — Ce ne sera rien pour moi ! — Je t’assure que je n’ai pas froid. Toute sa vie, Beocca avait rêvé de belles femmes. D’une femme qui l’épouserait et lui donnerait des enfants. Toute sa vie, son allure en avait fait un objet de dérision jusqu’au jour où, sur une colline ensanglantée, il avait connu Thyra et chassé les démons qui habitaient son âme. Cela faisait quatre ans qu’ils étaient mariés. Assurément, on n’aurait pu imaginer couple plus mal assorti. Un vieux prêtre laid et pointilleux et une jeune Dane aux cheveux d’or. Mais auprès d’eux on éprouvait leur joie comme la chaleur d’un feu au cœur de l’hiver. — Tu ne devrais point rester debout, ma chère, dans ton état, lui dit-il. Je vais aller te chercher un tabouret. — Je serai bientôt assise. — Un tabouret, ou un escabeau. Et es-tu sûre de ne point avoir besoin de cape ? T’en apporter une ne serait rien pour moi ! Gisela me regarda en souriant, mais Beocca et Thyra étaient si occupés qu’ils ne nous prêtaient plus attention. Gisela me désigna discrètement un jeune moine qui m’observait non loin de là. Il attendait de croiser mon regard et semblait mal à l’aise. Il était maigre, pas très grand, brun, et si pâle qu’il ressemblait à Alfred. Comme lui, il avait cet air angoissé et las, ce regard grave et ces lèvres minces, et d’évidence la même piété à en juger par son froc. C’était un novice, car il n’était point tonsuré. — Seigneur Uhtred, dit-il humblement en mettant un genou en terre quand je le regardai. — Osferth ! s’exclama Beocca en l’apercevant. Tu devrais être à l’étude ! La noce est terminée et les novices ne sont point conviés au banquet. — Tu connaissais mon oncle, seigneur, me dit Osferth sans relever la tête. — Vraiment ? demandai-je, soupçonneux. J’ai connu bien des hommes, répondis-je pour le préparer au refus que j’étais sûr d’opposer à sa requête. — Leofric, seigneur. Ma suspicion et mon hostilité m’abandonnèrent immédiatement. Leofric. Je souris. — Je l’ai connu, dis-je chaleureusement, et je l’aimais. Leofric était un guerrier saxon qui m’avait tout enseigné de la guerre. Il m’avait endurci, malmené, grondé et battu, et il était devenu mon ami pour le rester jusqu’au jour où il avait trouvé la mort sur le champ de bataille d’Ethandun. — Ma mère est sa sœur, seigneur, dit Osferth. — À l’étude, jeune homme ! le réprimanda Beocca. — Comment se nomme-t-elle ? demandai-je à Osferth en posant une main sur le bras de Beocca. — Eadgyth, seigneur. Je me baissai pour relever la tête d’Osferth. Rien d’étonnant à ce qu’il ressemble à Alfred, car il était le bâtard qu’une jeune servante du palais avait donné au roi. Personne n’admettait qu’Alfred était le père du garçon, mais tout le monde le savait. Avant de découvrir la foi, Alfred avait connu les joies des servantes et Osferth était le produit de cette incartade de jeunesse. — Eadgyth vit encore ? demandai-je. — Non, seigneur. La fièvre l’a emportée il y a deux ans. — Et que fais-tu ici à Wintanceaster ? — Il étudie pour l’Église, coupa Beocca, car sa vocation est d’être moine. — Je voudrais te servir, seigneur, dit Osferth en me fixant avec appréhension. — Va ! ordonna Beocca. Retourne à tes études ou je te ferai donner les verges ! — As-tu jamais manié l’épée ? demandai-je à Osferth. — Celle que mon oncle me donna, seigneur, je l’ai encore. — Mais as-tu combattu ? — Non, seigneur. Il continuait de me regarder, effrayé, avec ce visage qui rappelait tant son père. — Nous étudions la vie de saint Cedd, lui dit Beocca, et j’attends de toi que tu en aies copié les dix premières pages d’ici au coucher du soleil. — Veux-tu être moine ? lui demandai-je. — Non, seigneur. — Que veux-tu être, alors ? continuai-je sans prêter attention aux protestations de Beocca. — Je voudrais suivre les pas de mon oncle, seigneur. Je manquai de rire, car Leofric avait été un guerrier comme il y en eut peu, alors qu’Osferth était un damoiseau pâle et chétif, mais je gardai mon sérieux. — Finan ! appelai-je. — Seigneur ? demanda l’Irlandais en accourant. — Ce jeune homme va rejoindre ma garde, dis-je en lui donnant quelques pièces. — Tu ne peux…, commença Beocca, qui se tut aussitôt que Finan et moi le toisâmes. — Emmène Osferth, dis-je à Finan. Trouve-lui des vêtements d’homme et des armes. — Des armes ? répéta Finan en le regardant, sceptique. — En lui coule le sang des guerriers. Aussi lui apprendrons-nous à se battre. — Oui, seigneur, répondit Finan, qui n’en pensait pas moins. (Puis, regardant les pièces que je lui avais données et songeant qu’il pourrait en tirer quelque profit :) Nous en ferons un guerrier, seigneur, acheva-t-il. — Sais-tu ce que tu viens de faire ? s’indigna Beocca alors que Finan emmenait Osferth. — Oui. — Tu sais qui est ce garçon ? — Le bâtard du roi, répondis-je brutalement, et je viens de rendre un service à Alfred. — Vraiment ? Et lequel, je te prie ? — Combien de temps crois-tu qu’il tiendra quand il sera dans le mur de boucliers, avant qu’une lame dane le fende en deux comme hareng ? Voilà le service, mon père. Je viens de débarrasser ton dévot de roi d’un bâtard gênant. Nous allâmes au banquet. Ce fut un festin aussi épouvantable que je le redoutais. On ne mangeait jamais bien à la table d’Alfred : il y avait rarement abondance et son ale était une piquette. On prononça des discours, mais je n’en écoutai aucun ; des harpistes chantèrent, mais je ne pus les entendre. Je parlai avec des amis, foudroyai du regard les prêtres qui voyaient mon amulette d’un mauvais œil et montai sur l’estrade à la table royale pour donner à Æthelflæd un chaste baiser. Elle n’était que bonheur. — Je suis la fille la plus comblée du monde, dit-elle. — Tu es une femme, à présent. Elle minauda, puis sourit en voyant approcher Gisela. Elles s’étreignirent, mêlant cheveux d’or et de jais, et Ælswith, l’aigre épouse d’Alfred, me lança un regard courroucé. Je m’inclinai bien bas. — Heureuse journée, ma dame, dis-je. Ælswith m’ignora. Elle était assise auprès de mon cousin, qui agita vers moi une côte de porc. — Nous avons à parler, toi et moi. — En vérité. — En vérité, seigneur, corrigea Ælswith. Le seigneur Æthelred est ealdorman de Mercie. — Et moi seigneur de Bebbanburg, répondis-je avec aussi peu d’aménité. Comment te portes-tu, mon cousin ? — Au matin, je te dirai mes projets. — On m’a appris, dis-je, que nous devions voir le roi ce soir ? — Je dois vaquer à d’autres affaires ce soir, dit Æthelred en jetant à sa jeune épousée un regard de fauve. Au matin, après les prières, conclut-il en agitant de nouveau son bout de viande pour me congédier. Ce soir-là, Gisela et moi couchâmes dans la grande chambre de la taverne des Deux Grues. La fumée de la salle montait par les fentes du plancher, et nous entendions des hommes chanter au-dessous de nous. Nos enfants dormaient de l’autre côté de la pièce avec la nourrice de Stiorra, et des souris grouillaient dans le chaume. — Il fallait que cela arrive, je crois, observa Gisela d’un ton de regret. — Il fallait ? — La pauvre Æthelflæd devient une femme. — Elle a hâte, dis-je. — Il va la déflorer comme un sanglier, murmura-t-elle. (Comme je ne répondais rien, elle posa la tête sur ma poitrine.) L’amour devrait être tendresse. — Il l’est. — Avec toi, oui. Je crus un instant qu’elle pleurait et je lui caressai les cheveux. — Qu’y a-t-il ? — Je l’aime bien, voilà tout. — Æthelflæd ? — Elle a de l’esprit et il n’en a aucun. Tu ne m’avais jamais dit, me reprocha-t-elle soudain en relevant la tête, que les Deux Grues étaient un bordel. — Il n’y a guère de lits à Wintanceaster, et pas assez pour tous les invités de la noce. Nous avons eu de la chance de trouver cette chambre… — Et on te connaît bien, ici, Uhtred, m’accusa-t-elle. — C’est aussi une taverne. Elle éclata de rire et poussa le volet. Le ciel était rempli d’étoiles. Il était tout aussi clair le lendemain matin quand je me rendis au palais, déposai mes deux épées et fus introduit dans la chambre d’Alfred par un jeune et grave prêtre. Je l’avais souvent vu dans cette petite cellule dépouillée et encombrée de parchemins. Il m’y attendait, vêtu du froc brun qui lui donnait l’air d’un moine, accompagné d’Æthelred, qui portait encore ses épées, car, étant ealdorman de Mercie, il avait ce privilège dans le palais. Un troisième homme était là, Asser le moine gallois, qui posa sur moi un regard haineux. C’était un homme menu, au visage blême et soigneusement rasé. Il avait cause de me haïr. Je l’avais connu en Cornwalum, où il était en émissaire, et, quand j’avais mené un massacre, j’avais tenté de le tuer aussi, et je devais regretter toute ma vie d’y avoir échoué. Je répondis à sa mine renfrognée par un sourire destiné à l’agacer plus encore. Alfred ne leva pas le nez de ses documents mais il me fit signe de sa plume. C’était d’évidence un geste de bienvenue. Il se tenait debout devant son pupitre, et pendant un moment je n’entendis que sa plume gratter le parchemin. Æthelred souriait, tout content de lui, comme à son habitude. — De consolatione philosophiae, dit le roi sans lever la tête. — On dirait que la pluie ne va pas tarder, répondis-je. Il y a une brume à l’horizon et le vent est vif. Il me jeta un regard exaspéré : — Qu’y a-t-il de plus suave en ce bas monde que de servir son roi ? — Rien ! s’exclama Æthelred. Je ne répondis pas, car j’étais étonné. Alfred aimait que l’on respecte les bonnes manières, mais il exigeait rarement l’obséquiosité ; pourtant, la question laissait penser qu’il attendait que j’exprime quelque adoration. Voyant ma surprise, il soupira. — C’est une question posée dans l’œuvre que je copie, expliqua-t-il. — J’ai hâte de la lire, dit Æthelred. Asser ne pipa mot, se contentant de m’observer de ses petits yeux noirs. C’était un homme rusé et aussi peu digne de confiance qu’une fouine qui souffre d’éparvin. Alfred posa sa plume. — Le roi, dans ce texte, seigneur Uhtred, pouvant être considéré comme représentant du Dieu tout-puissant, la question ne laisse-t-elle point penser qu’il y a un réconfort à trouver dans la proximité de Dieu ? Pourtant, je crains que tu ne puises nulle consolation ni dans la philosophie ni dans la religion. Il s’essuya les mains sur un linge. — Mieux vaudrait qu’il trouve consolation auprès de Dieu, seigneur, dit soudain Asser, s’il ne veut pas que son âme brûle dans le feu éternel. — Amen, ponctua Æthelred. Alfred considéra ses mains toujours tachées d’encre. — Lundene, dit-il sèchement. — Garnie de brigands qui anéantissent le négoce, répliquai-je. — Cela, je le sais, répondit-il, glacial. Ce Sigefrid… — Sigefrid-n’a-qu’un-Pouce, dis-je, grâce au père Pyrlig. — Cela aussi, je le sais, mais je donnerais cher pour savoir ce que tu faisais en compagnie de Sigefrid. — J’espionnais, seigneur, répondis-je, tout comme tu espionnais Guthrum il y a tant d’années. Je faisais allusion à un hiver où cet insensé d’Alfred s’était déguisé en musicien pour se rendre à Cippanhamm occupée par Guthrum à l’époque où il était encore un ennemi du Wessex. La bravoure d’Alfred avait mal tourné et, si je n’avais été là, j’ose affirmer que Guthrum serait devenu roi de Wessex. Je souris à Alfred, qui comprit que je lui rappelais qu’il me devait la vie, mais, au lieu de gratitude, il ne m’exprima que dégoût. — Ce n’est pas ce que nous avons ouï dire, attaqua le frère Asser. — Et qu’as-tu entendu, frère ? lui demandai-je. — Que tu es arrivé à Lundene, répondit-il en levant un long doigt osseux, avec le pirate Haesten. (Il leva un deuxième doigt.) Que tu as été accueilli à bras ouverts par Sigefrid et son frère Erik. (Il marqua une pause, le regard mauvais, puis leva un troisième doigt.) Et que les païens t’ont appelé roi de Mercie. Il replia lentement les doigts comme si ses accusations étaient irréfutables. Je feignis l’étonnement. — Je connais Haesten depuis que je lui ai sauvé la vie il y a des années, et j’ai profité de cela pour être convié à Lundene. Où est ma faute si Sigefrid m’a donné un titre que je ne veux ni ne possède ? (Asser ne répondit pas, et Æthelred se dandina pendant qu’Alfred se contentait de me dévisager.) Si vous ne me croyez pas, demandez au père Pyrlig. — Il a été renvoyé en Estanglie, dit Asser, pour poursuivre sa mission. Mais nous lui demanderons. Tu peux en être sûr. — J’ai déjà posé la question, intervint Alfred avec un geste d’apaisement. Et le père Pyrlig s’est porté garant de toi, ajouta-t-il avec circonspection. — Et pourquoi Guthrum n’a-t-il pas réclamé vengeance pour l’outrage fait à ses messagers ? — Le roi Æthelstan, reprit Alfred, a renoncé à ses prétentions sur Lundene. Elle appartient à la Mercie. Ses soldats n’y entreront point. Mais j’ai promis de lui envoyer Erik et Sigefrid comme captifs. Ce sera ta tâche. Alors, dis-moi comment tu comptes t’emparer de Lundene… — As-tu tenté de racheter la ville, seigneur ? m’enquis-je. Il parut irrité par ma question, mais il hocha la tête : — J’ai proposé de l’argent. — Proposes-en davantage, suggérai-je. — Davantage ? — La cité sera difficile à prendre. Sigefrid et Erik ont des centaines d’hommes. Haesten se joindra à eux dès qu’il saura que nous marchons. Il faudra attaquer des murailles de pierre, seigneur, et les hommes tombent comme mouches en pareilles attaques. Æthelred s’ébroua derrière moi : il faisait comme si mes réserves n’étaient que couardise, mais il eut assez de bon sens pour se taire. Alfred secoua la tête : — Je leur ai proposé de l’argent. Plus qu’un homme ne peut en rêver. Je leur ai offert de l’or. Ils ont dit qu’ils prendraient la moitié de ce que je proposais si j’ajoutais une seule chose. Ils ont exigé Æthelflæd. — Ils peuvent avoir mon épée, plutôt, s’indigna Æthelred. — Ils demandaient ta fille ? m’étonnai-je. — Ils l’ont demandée, parce qu’ils savaient que je refuserais et parce qu’ils voulaient m’insulter. Aussi, si les frères Thurgilson doivent être chassés de Lundene, tu devras le faire. Dis-moi comment. Je fis mine de réfléchir : — Sigefrid n’a pas assez d’hommes pour garder tout le long des remparts. Nous pouvons donc lancer une attaque massive sur la Porte Ouest, puis mener l’assaut depuis le nord. Alfred fouilla dans les parchemins posés sur le rebord de sa fenêtre. Il en sortit une feuille qu’il examina. — La vieille ville, à ce que je sais, possède six portes. De laquelle parles-tu ? — De la porte ouest la plus proche de la rivière. Celle que les habitants nomment la porte de Ludd. — Et au nord ? — Il y en a deux, l’une menant directement à la forteresse romaine et l’autre au marché. — Le forum, me corrigea-t-il. — Nous prendrons celle qui mène au marché. — Pas celle du fort ? — Le fort fait partie des murailles, expliquai-je. Si nous prenons cette porte, nous devons tout de même traverser la muraille sud. Mais si nous prenons la place du marché, nos hommes coupent la retraite à Sigefrid. Je racontais ces sottises pour une bonne raison, même si c’était plausible. Lancer depuis la nouvelle ville saxonne l’assaut sur les anciennes murailles ferait accourir les défenseurs vers la porte de Ludd ; et si une troupe plus petite et mieux entraînée pouvait attaquer depuis le nord, elle trouverait peut-être cette position moins bien garnie. Une fois entrée dans la ville, cette troupe pourrait attaquer les hommes de Sigefrid par l’arrière et ouvrir la porte de Ludd pour laisser entrer le reste de l’armée. C’était, en vérité, la manière évidente d’attaquer la ville, si évidente d’ailleurs que j’étais sûr que Sigefrid s’en douterait. Æthelred se taisait. Il attendait l’opinion de son beau-père. — Le fleuve, hésita Alfred, avant de secouer la tête. — Le fleuve, seigneur ? — Une approche avec des navires ? suggéra-t-il, toujours hésitant. Je laissai l’idée en suspens : c’était comme agiter un morceau de viande devant un chiot mal dressé. Et le chiot se jeta dessus. — Un assaut par le fleuve est franchement une meilleure idée, assura Æthelred. Quatre ou cinq ? Portés par le courant ? Nous pouvons débarquer sur les quais et attaquer les murailles par le revers. — Une attaque par voie de terre sera dangereuse, dit pensivement Alfred. — Et probablement vouée à l’échec, renchérit Æthelred sans chercher à dissimuler son mépris pour ma stratégie. — As-tu songé à attaquer par le fleuve ? me demanda Alfred. — Oui, seigneur. — Cela me paraît une bonne idée, affirma Æthelred. C’est là que je pus donner au chiot la correction qu’il méritait. — Il y a une muraille sur le fleuve, seigneur, dis-je. Nous pouvons débarquer sur les quais, mais il reste une muraille à franchir. Le rempart était bâti juste derrière les quais. C’était l’œuvre des Romains, ce rempart tout de maçonnerie de brique et ponctué de bastions circulaires. — Ah…, fit Alfred. — Mais bien sûr, seigneur, si mon cousin souhaite mener une attaque sur cette muraille… Æthelred resta coi. — Ce rempart est-il haut ? demanda Alfred. — Assez, oui, et fraîchement réparé, mais bien entendu je m’incline devant l’expérience de ton gendre. Alfred savait qu’il n’en était rien et me jeta un regard irrité avant de me rendre la monnaie de ma pièce. — Le père Beocca me dit que tu as pris le frère Osferth à ton service. — En effet, seigneur. — Ce n’est pas ce que je désire pour lui, répondit Alfred. Aussi, tu me le renverras. — Bien sûr, seigneur. — Il est appelé à servir l’Église, dit Alfred, trouvant sans doute que je capitulais facilement. Je ne puis tolérer la présence de Sigefrid, dit-il en se tournant vers la fenêtre. Nous devons rouvrir le fleuve au négoce, et vite. Je veux que ce soit fait avant le premier chant du coucou. Le seigneur Æthelred commandera l’armée. — Merci, seigneur, dit Æthelred en mettant un genou en terre. — Mais tu suivras les conseils du seigneur Uhtred, insista le roi. — Bien sûr, seigneur, mentit Æthelred. — Uhtred a plus d’expérience de la guerre que toi. — Ses conseils me seront précieux, mentit Æthelred. — Et je veux cette ville prise avant le premier chant du coucou ! répéta le roi. Cela nous laissait six semaines environ. — Tu vas mander les hommes dès maintenant ? demandai-je à Alfred. — Je le ferai, dit-il, et vous vous occuperez des préparatifs. — Et je te donnerai Lundene, entonna Æthelred. Ce que la prière demande, seigneur, la foi humble le reçoit ! — Je ne veux pas de Lundene, répliqua Alfred. Elle appartient à la Mercie, à toi, mais peut-être me permettras-tu d’y nommer un évêque et un gouverneur ? — Bien entendu, seigneur. Je fus congédié, laissant le gendre avec un Asser faisant grise mine. Dehors, sous le soleil, je pensai à la manière dont je prendrais Lundene, car je savais que je devrais le faire sans qu’Æthelred devine mes projets. Et ce ne serait possible qu’à la dérobée et avec de la chance. Wyrd bid ful årœd. J’allai retrouver Gisela. Dans la cour, je vis un groupe de femmes devant l’une des portes. Eanflæd était parmi elles et j’allai la saluer. Elle avait été putain naguère, puis maîtresse de Leofric, elle était à présent dame de compagnie de l’épouse d’Alfred. Je doutais qu’Ælswith connût le passé de sa suivante, mais peut-être le savait-elle et ne s’en souciait-elle point, car les deux femmes partageaient le même caractère aigre. Ælswith était furieuse que la loi du Wessex ne reconnaisse pas en l’épouse de son roi une reine, tandis qu’Eanflæd en savait trop long sur les hommes pour en aimer aucun. Mais j’éprouvais de l’affection pour elle. Cependant, quand elle me vit approcher, elle me fit signe de m’éloigner. Je m’arrêtai et constatai qu’elle était occupée à consoler une jeune fille assise sur une chaise, tête baissée. Elle releva la tête et me vit. C’était Æthelflæd ; son joli visage était tiré et effrayé. Elle avait les yeux rouges d’avoir pleuré. Elle sembla d’abord ne pas me reconnaître, puis elle finit par me faire un triste sourire. Je le lui rendis, m’inclinai et m’en fus. Pour penser à Lundene. DEUXIÈME PARTIE La ville 4 Nous étions convenus à Wintanceaster qu’Æthelred viendrait à Coccham avec les soldats de la garde d’Alfred, ses propres guerriers et tous les hommes qu’il pourrait lever sur ses vastes terres du sud de la Mercie. Ensuite, nous marcherions ensemble sur Lundene avec la fyrd de Berrocscire et mes propres soldats. Alfred avait insisté pour que nous nous hâtions, Æthelred avait promis qu’il serait prêt en deux semaines. Mais un mois entier passa et il n’était toujours pas venu. Les premières couvées essayaient leurs ailes dans les arbres qui n’avaient pas encore toutes leurs feuilles. Les poiriers étaient en bouton et les hochequeues nichaient sous notre toit. Je vis un coucou qui observait leur nid avec l’intention d’y déposer son œuf. Il n’avait pas commencé à chanter, mais cela ne tarderait point, et c’était à cette date qu’Alfred voulait Lundene prise. J’attendis. Je m’ennuyais, tout comme mes hommes, qui étaient prêts à la guerre et devaient supporter la paix. Ils étaient cinquante-six, un nombre à peine suffisant pour équiper un navire, mais les hommes coûtent de l’argent et à l’époque j’amassais mon trésor. Comme cinq d’entre eux étaient de jeunes gens qui n’avaient jamais subi l’épreuve suprême du mur de boucliers, je les mis à l’entraînement. Osferth, le bâtard d’Alfred, se trouvait parmi eux. — Il est incapable, répétait Finan. — Laisse-lui du temps, répondais-je chaque fois. — Donne-lui une lame dane, grogna-t-il, et prie qu’elle lui fende le ventre. Je croyais que le roi voulait qu’il revienne à Wintanceaster… — Il le veut. — Alors pourquoi ne le renvoies-tu pas ? Il ne nous est d’aucun usage. — Alfred a trop de choses à penser, répondis-je, ignorant sa question. Il ne se souvient pas d’Osferth. C’était inexact. Alfred avait un esprit des plus méthodiques ; il ne pouvait donc avoir oublié l’absence d’Osferth, ni que j’avais désobéi en ne le lui renvoyant pas. — Mais pourquoi ne pas le renvoyer ? insista Finan. — Parce que j’aimais bien son oncle, dis-je. C’était vrai : j’aimais bien Leofric, je voulais donc être bon avec son neveu. — Ou bien essaies-tu seulement d’ennuyer le roi, seigneur ? demanda Finan en souriant, avant de se lever sans attendre la réponse. Croche et tire, sot ! cria-t-il à Osferth. Celui-ci se tourna vers Finan et reçut aussitôt sur le crâne un coup de massue de Clapa. Cela aurait été une hache, il aurait eu le casque et les os fendus, mais il fut seulement assommé et tomba à genoux. — Lève-toi, faiblard ! gronda Finan. Lève-toi, croche et tire ! Osferth tenta de se relever, mais retomba aussitôt. — Donne-moi ça, dit Finan en lui prenant sa hache. Maintenant, regarde ! Ce n’est pas difficile ! Ma femme saurait le faire ! Les cinq jeunes gens affrontaient cinq adversaires aguerris. On leur avait donné de vraies haches en leur disant de briser le mur de boucliers qui leur faisait face. Cinq boucliers superposés défendus par des massues, et Clapa sourit en voyant Finan approcher. — Voici ce qu’il faut faire, expliqua celui-ci. Il faut accrocher le haut du bouclier avec la hache. Est-ce si difficile ? Ensuite, il faut tirer pour abaisser le bouclier, et laisser son compagnon tuer celui qui est derrière. Nous allons le faire lentement, Clapa, et cesse de sourire. Ils montrèrent le mouvement avec une lenteur ridicule. — Voilà, dit Finan à Osferth quand le corps de Clapa fut découvert. C’est comme cela qu’on brise un mur de boucliers. Maintenant, pour de vrai, Clapa. Clapa sourit de nouveau, ravi de l’occasion de flanquer à Finan un coup de massue. Finan recula, se lécha les lèvres, puis il frappa comme l’éclair. Mais Clapa inclina le bouclier pour que la hache dérape sur sa surface, tout en poussant sa massue sous le bouclier pour frapper Finan à l’entrejambe. C’était toujours un plaisir de voir l’Irlandais se battre. Je n’ai jamais connu homme plus vif avec une lame. Je pensais que le coup de Clapa plierait Finan en deux et qu’il s’écroulerait dans l’herbe, mais il esquiva, saisit le bas du bouclier, le souleva d’un geste sec, et le bord gainé d’acier cogna Clapa en plein visage. Clapa tituba en arrière, le nez ensanglanté. Finan lui arracha sa hache et s’en servit pour crocher la cheville de Clapa. Il tira et Clapa tomba à la renverse. — Ce n’est pas ce que je voulais te montrer, dit-il en souriant à Osferth, mais cela marche tout autant. — Tu n’aurais pas pu si tu avais porté un bouclier, se plaignit Clapa. — Cette chose que tu as sur la face, Clapa, qui bouge et où tu enfournes à manger, garde-la close. Il lança la hache à Osferth qui la manqua et la laissa tomber dans une flaque. Le printemps était devenu humide. La pluie tombait, la rivière gonflait et il y avait de la boue partout. Bottes et vêtements pourrissaient. Le peu de grain qui nous restait germait et j’envoyais mes hommes chasser ou pêcher. Les premiers veaux étaient nés dans ce monde détrempé. Chaque jour, je pensais qu’Alfred arriverait pour inspecter les progrès de Coccham, mais en ces jours maussades il restait à Wintanceaster. Il manda bien un messager, un prêtre blême porteur d’une lettre cousue dans une peau d’agneau graissée. — Si tu ne peux la lire, seigneur, osa-t-il alors que je fendais la bourse, je peux… — Je sais lire, grondai-je. C’était vrai. Ce n’était pas une prouesse dont je tirais fierté, car seuls moines et prêtres ont vraiment besoin de ce savoir, mais le père Beocca m’avait inculqué l’alphabet à coups de badine dans mon enfance et ses leçons s’étaient révélées utiles. Alfred avait décrété que tous ses seigneurs devaient savoir lire, pas seulement pour qu’ils puissent péniblement déchiffrer les évangiles qu’il persistait à leur envoyer comme présents, mais aussi pour qu’ils puissent déchiffrer ses messages. Je pensais que la missive me donnerait des nouvelles d’Æthelred, m’expliquerait peut-être pourquoi il prenait autant de temps à amener ses hommes à Coccham, mais elle m’ordonnait seulement d’emmener un prêtre pour chaque trentaine d’hommes qui marcheraient sur Lundene. — Je dois faire cela ? demandai-je à haute voix. — Le roi se soucie des âmes des hommes, seigneur, répondit le prêtre. — Il veut donc que j’emmène des bouches inutiles à nourrir ? Dis-lui de m’envoyer du grain et je prendrai ses maudits prêtres. La lettre avait été écrite par l’un des fidèles clercs du roi, mais en bas figurait une ligne tracée de la main d’Alfred : « Où est Osferth ? Il doit rentrer ce jour. Renvoie-le-moi avec le père Cuthbert. » — Tu es le père Cuthbert ? demandai-je au prêtre. — Oui, seigneur. — Eh bien, tu ne peux ramener Osferth. Il est malade. — Malade ? — Comme un chien, et il va probablement mourir. — Mais il m’a semblé le voir, objecta le prêtre en désignant la prairie où Finan entraînait ses hommes. Vois ! ajouta-t-il, ravi de m’aider. — Ha toutes les chances de mourir, répétai-je. Le père Cuthbert voulut répondre, mais se tut en voyant mon regard. — Finan ! criai-je, attendant que l’Irlandais approche avec son épée à la main, combien de temps estimes-tu que le jeune Osferth vivra ? — Il aura de la chance s’il tient un jour, précisa Finan, pensant que je lui demandais combien de temps il tiendrait dans la bataille. — Tu vois ? dis-je au prêtre. Il est malade. Il va mourir. Tu annonceras au roi que je partagerai sa peine. Et signale-lui aussi que plus mon cousin attend, plus l’ennemi se renforce à Lundene. — C’est le temps, seigneur, expliqua Cuthbert. Le seigneur Æthelred ne parvient point à trouver assez de vivres. — Dis-lui qu’il y en a à Lundene. Æthelred finit par arriver à la mi-avril. Nos troupes comptaient désormais presque huit cents hommes, dont seulement quatre cents étaient utiles. Le reste provenait de la fyrd de Berrocscire ou des terres de Mercie qu’Æthelred avait héritées de son père, le frère de ma mère. Ces hommes étant des paysans, ils étaient armés de haches ou d’arcs de chasse. Quelques-uns possédaient épée ou lance, et moins encore tout au plus une cotte de cuir. Une houe est une arme redoutable dans une bagarre de rue, mais elle est impuissante à abattre un Viking en maille armé d’un bouclier, d’une hache et de ses deux épées. Les hommes utiles étaient ma garde, soit autant que ceux d’Æthelred, et trois cents des gardes d’Alfred, menés par le redoutable Steapa. C’étaient ces hommes aguerris qui mèneraient le vrai combat, tandis que les autres ne servaient qu’à donner l’impression du nombre. Pourtant, Sigefrid et Erik sauraient évaluer la menace. Durant l’hiver et le début du printemps, des voyageurs étaient remontés de Lundene et certains étaient d’évidence des espions. Les deux frères sauraient combien d’hommes nous possédions, lesquels étaient de vrais guerriers, et ces mêmes espions avaient dû leur dire quand nous avions traversé le fleuve. Il nous fallut toute la journée pour passer sur la rive nord en amont de Coccham. Æthelred pesta devant ce retard, mais le gué, infranchissable durant l’hiver, était de nouveau en eau, et il fallut convaincre les chevaux puis charger les vivres sur des navires, sauf celui d’Æthelred, qui prétendit ne pas pouvoir prendre de fret. L’Heofonhlaf était le plus petit de ses navires fluviaux, et Æthelred avait fait dresser un dais à la poupe juste devant le timon. Il y avait coussins et peaux, une table et des escabeaux, et c’est là qu’Æthelred passa la journée à contempler la traversée pendant que des serviteurs lui apportaient ale et nourriture. À ma grande surprise, Æthelflæd accompagnait son époux. Je l’avais vue sur le pont et elle m’avait salué de la main. À midi, Gisela et moi fûmes mandés auprès de son mari, qui accueillit mon épouse comme une vieille amie et fit chercher une cape de fourrure pour elle. Æthelflæd, témoin de toutes ses prévenances, me jeta un regard perplexe. — Tu retournes à Wintanceaster, ma dame ? Comme elle était devenue femme et épouse d’ealdorman, je lui devais cette déférence. — Je viens avec vous, dit-elle sans émotion. — Tu viens… ? commençai-je. — Mon époux le désire, répondit-elle très cérémonieusement, avant de me sourire brièvement comme l’enfant qu’elle avait été et d’ajouter : Et cela me plaît. Je veux voir une bataille. — Une bataille n’est point un lieu pour une dame. — Ne t’inquiète pas pour la femme ! cria Æthelred, qui m’avait entendu depuis le pont. Mon épouse ne craindra rien, je le lui ai assuré. — La guerre n’est pas faite pour les femmes, insistai-je. — Elle souhaite voir notre victoire, répliqua-t-il, et elle la verra, n’est-ce pas, ma petite cane ? — Coin-coin, murmura Æthelflæd à voix si basse que je l’entendis à peine. Il y avait de l’aigreur dans sa voix, mais je la vis sourire suavement à son époux. — Je viendrais si je pouvais, dit Gisela en touchant son ventre. L’enfant n’était pas encore né. — Tu ne le peux, répondis-je. Elle m’adressa une grimace moqueuse puis nous entendîmes un beuglement depuis la proue du navire. — On ne peut donc point dormir ? cria la voix. Espèce de bout de cul de Saxon ! Tu m’as réveillé ! Le père Pyrlig dormait sous la petite plate-forme de proue, et un malheureux l’avait réveillé. Le Gallois sortit dans le soleil et cligna des paupières. — Bon Dieu, dit-il d’un ton dégoûté, c’est le seigneur Uhtred. — Je te croyais en Estanglie ! criai-je. — J’y étais, mais le roi Æthelstan m’a dépêché pour m’assurer que vous autres pauvres gueux de Saxons ne mouilliez pas vos braies quand vous verrez les Norses sur les murailles de Lundene. Belle matinée, ma dame, dit-il aimablement à Æthelflæd en s’approchant, vêtu d’une chemise sale où pendait sa croix. — Nous avons passé midi, mon père, dit Æthelflæd d’un ton enjoué. — Déjà ? Bon Dieu, j’ai dormi comme un enfant. Dame Gisela ! Quel plaisir ! Bonté divine, toutes ces beautés ici réunies… S’il ne pleuvait, je me croirais transporté au paradis. Mon seigneur, dit-il à mon cousin, as-tu besoin de conseil ? — Que non, répondit sèchement Æthelred. — Alfred m’a demandé de venir en conseiller, sourit Pyrlig en se grattant le ventre. Je suis là pour assister le seigneur Æthelred. — Tout comme moi, répondis-je. — Et sans aucun doute, le conseil du seigneur Uhtred sera le même que le mien, continua-t-il : nous devons courir tel un Saxon qui voit l’épée d’un Gallois. — Il veut dire que nous devons aller vite, expliquai-je à Æthelred, qui avait parfaitement compris. Mon cousin ne releva pas. — Fais-tu exprès d’être insolent ? demanda-t-il à Pyrlig avec raideur. — Oui, seigneur ! fit Pyrlig. — J’ai tué des dizaines de Gallois, dit mon cousin. — Eh bien, les Danes ne te causeront point souci, répliqua Pyrlig. Mais mon conseil tient toujours, seigneur. Hâtons-nous ! Les païens savent que nous arrivons, et plus nous leur donnons de temps, plus ils armeront leurs défenses ! Nous aurions pu nous déplacer rapidement si nous avions eu des navires pour nous transporter en aval, mais Sigefrid et Erik, sachant que nous étions en marche, avaient bloqué toute la circulation sur la Temse et, outre l’Heofonhlaf, nous n’avions pu réunir que cinq vaisseaux, guère assez pour nos troupes. Aussi seuls les vivres, les traînards et la coterie d’Æthelred voyageaient-ils par le fleuve. Nous marchâmes et il nous fallut quatre jours. Régulièrement, nous voyions des cavaliers au nord ou des navires en aval : les éclaireurs de Sigefrid venaient dénombrer notre pauvre armée. Nous perdîmes tout un dimanche, car Æthelred exigea que les prêtres disent une messe. J’écoutai leurs litanies pendant que les cavaliers ennemis nous observaient de loin. Je savais qu’Haesten était sans doute déjà à Lundene et que ses hommes, au moins deux ou trois cents, renforceraient les murailles. Æthelred voyageait à bord de l’Heofonhlaf et il n’en débarquait que le soir pour faire le tour des sentinelles que j’avais postées. Il mettait un point d’honneur à les déplacer comme pour indiquer que je ne connaissais pas mon affaire, et je ne bronchais pas. La dernière nuit, nous bivouaquâmes sur une île reliée à la rive nord par une étroite langue de terre et dont le rivage bordé de roseaux était si vaseux que Sigefrid, s’il avait voulu nous attaquer, aurait eu du mal à aborder. Nous amarrâmes nos navires dans l’anse que formait l’île au nord et, lorsque la marée baissa et que les coassements des grenouilles s’élevèrent dans le crépuscule, les coques s’enfoncèrent dans la vase. Nous allumâmes sur la rive des feux qui trahiraient l’approche de l’ennemi et je postai des hommes tout autour de l’île. Æthelred ne débarqua pas ce soir-là. Il envoya un serviteur me mander sur son navire, et j’ôtai bottes et braies pour patauger dans la vase et me hisser à bord. Steapa m’accompagnait. Un serviteur puisa de l’eau et nous nous lavâmes les jambes, puis, rhabillés, nous retrouvâmes Æthelred sous son dais à la poupe. Mon cousin se tenait en compagnie du commandant de sa garde, un jeune noble mercien nommé Aldhelm, au visage long et hautain et au regard aussi noir que ses épais cheveux huilés et lustrés. Æthelflæd était là, elle aussi, avec une dame de compagnie et le souriant Pyrlig. Je m’inclinai, elle me sourit, mais sans entrain, et retourna à son ouvrage à la lueur d’une lanterne. Elle brodait au fil blanc le cheval cabré sur fond gris qui était la bannière de son époux. La même, plus grande, pendait au mât. Il n’y avait pas de vent et la fumée des deux villes de Lundene formait un nuage immobile à l’est. — Nous attaquerons à l’aube, déclara Æthelred sans même nous saluer. (Vêtu de sa cotte de mailles et portant ses deux épées, il avait l’air suffisant.) Mais je ne sonnerai pas l’attaque pour mes troupes tant que les tiennes ne se seront pas lancées. — Tu n’attaqueras qu’après moi ? m’étonnai-je. — C’est clair, non ? demanda-t-il avec hauteur. — Très clair, se moqua Aldhelm. Il se comportait avec Æthelred comme ce dernier avec Alfred et, se sentant protégé par la faveur de mon cousin, se croyait autorisé à m’insulter. — Cela ne l’est point pour moi ! intervint Pyrlig avec véhémence. Le plan convenu, dit-il à Æthelred, est que tu feignes un assaut sur les murailles ouest et, pendant que tu attires les défenseurs et dégarnis le mur nord, ce sont les hommes d’Uhtred qui lancent la véritable attaque. — Nous avons changé d’avis, rétorqua Æthelred d’un ton désinvolte. Les hommes d’Uhtred feront diversion et c’est moi qui donnerai le véritable assaut. Il leva le menton et me défia du regard. Æthelflæd me regarda elle aussi et je sentis qu’elle voulait que je m’oppose à son époux, mais je les surpris tous en m’inclinant. — Si tu insistes… — J’insiste en effet, dit Æthelred, incapable de dissimuler son plaisir devant une capitulation si facile. Tu peux prendre tes propres soldats, continua-t-il à contrecœur, comme s’il avait l’autorité pour me l’interdire, ainsi que trente autres hommes. — Je devais en avoir cinquante. — J’ai changé d’avis aussi sur cette question ! Il avait déjà exigé que les hommes de la fyrd de Berrocscire, les miens, viennent grossir ses rangs, et j’avais humblement cédé, tout comme je venais d’accepter que la gloire de l’assaut puisse lui revenir. J’aurais pu arguer, mais cela n’aurait servi à rien. Æthelred ne pouvait être raisonné et voulait seulement faire étalage d’autorité devant son épouse. — N’oublie pas qu’Alfred m’a donné le commandement, reprit-il. — Je n’ai pas oublié, répondis-je. Le père Pyrlig me regardait par en dessous, se demandant sûrement pourquoi j’avais cédé si facilement à mon cousin. Aldhelm souriait, sans doute convaincu que j’étais soumis à Æthelred. — Tu partiras avant nous, continua celui-ci. — Je partirai très tôt. Il le faut. — Ma garde, continua Æthelred pour Steapa, lancera le véritable assaut. Tu mèneras les troupes royales juste derrière. — Je vais avec Uhtred, dit Steapa. — Tu es, déclara Æthelred très lentement, comme s’il parlait à un petit enfant, le commandant de la garde d’Alfred ! Et tu mèneras ces soldats à la muraille dès que mes hommes auront dressé les échelles. — Je vais avec Uhtred, répéta Steapa. Le roi l’a ordonné. — Le roi n’a rien dit de tel, lança Æthelred. — Il l’a écrit, dit Steapa. Il sortit d’une bourse un petit morceau de parchemin, le retourna sans trop savoir dans quel sens il fallait le lire, puis haussa les épaules et le tendit à mon cousin. Æthelred fronça les sourcils en lisant le message à la lueur de la lanterne. — Tu aurais dû me le donner plus tôt, s’indigna-t-il. — J’ai oublié, dit Steapa. Et puis je dois choisir moi-même mes six hommes. Steapa avait une façon de parler laborieuse et bornée qui décourageait toute discussion. Il donnait l’impression qu’il était trop sot pour comprendre toute objection soulevée par ses dires et qu’il était prêt à massacrer quiconque cherchait à le contredire. Et Æthelred, devant le ton entêté du colosse, céda. — Si le roi l’ordonne…, dit-il en lui rendant le parchemin. — Il l’ordonne, dit Steapa. Il reprit le parchemin et, ne sachant qu’en faire, donna l’impression qu’il allait l’avaler, mais il le jeta tout simplement par-dessus bord. — Assure-toi d’être à l’heure demain, me recommanda Æthelred. Notre succès en dépend. D’évidence, on nous congédiait. Tout autre qu’Æthelred nous aurait offert couvert et ale, mais il nous tourna le dos et Steapa et moi retournâmes d’où nous étions venus. — Tu as demandé à Alfred si tu pouvais venir avec moi ? dis-je à Steapa entre les roseaux. — Non, c’est le roi qui a voulu que j’aille avec toi. — Tant mieux, cela me fait plaisir. C’était sincère. Steapa et moi avions d’abord été ennemis, mais nous avions forgé une amitié que les combats côte à côte dans le mur de boucliers avait renforcée. — Il n’y a personne d’autre que je préférerais avoir avec moi, dis-je chaleureusement alors que nous nous étions arrêtés pour rechausser nos bottes. — Je viens avec toi parce que je dois te tuer. — Tu dois… quoi ? — Je dois te tuer… si tu es du côté de Sigefrid. — Mais je ne le suis pas. — Il veut juste être sûr. Et puis le moine, Asser, il dit qu’on ne peut pas te faire confiance. Alors si tu n’obéis pas aux ordres, je dois te tuer. — Pourquoi me l’avoues-tu ? — Peu importe que tu saches ou non, de toute façon je te tuerai quand même. — Non, corrigeai-je. Tu essaieras de me tuer. Il réfléchit longuement. — Non, je te tuerai. Et je n’en doutais pas. Nous partîmes au cœur de la nuit, sous un ciel chargé de nuages. Les cavaliers ennemis qui nous surveillaient étaient rentrés dans la ville au crépuscule, mais, comme j’étais sûr que Sigefrid avait encore quelques éclaireurs, nous passâmes par les marais. Le chemin était difficile, mais le sol finit par être plus ferme et monta jusqu’à un village en torchis et chaume où brûlaient des feux. Je poussai une porte et trouvai une famille recroquevillée de terreur auprès de son âtre. Ils étaient terrifiés, car ils nous avaient entendus et savaient que rien ne marche la nuit, hormis les créatures meurtrières et de mauvais augure. — Comment s’appelle ce lieu ? demandai-je. Un homme finit par me répondre qu’il se nommait Padintune. — Padintune ? Le domaine de Padda ? Est-il là ? — Il est mort, seigneur, dit l’homme, il y a des années. Personne ici ne sait plus qui il était. — Nous étions amis, dis-je, mais quiconque quitte sa maison ne sera pas mon ami. (Il ne fallait surtout pas qu’un villageois file à Lundene alerter Sigefrid.) Tu as compris ? — Oui, seigneur. — Quiconque quitte sa maison est un homme mort. Je rassemblai mes hommes dans la ruelle et fis placer par Finan un homme devant chaque masure. — Personne ne doit sortir, ordonnai-je. Ils peuvent dormir chez eux, mais personne ne doit quitter le village. — On ne doit pas marcher au nord ? questionna Steapa dans l’obscurité. — Si, mais nous n’y allons pas, rétorquai-je. Donc tu dois me tuer, car je désobéis aux ordres. — Ah…, grogna-t-il avant de s’accroupir. — Tu pourrais dégainer ton épée et m’étriper, proposai-je. Un coup dans le ventre ? Sois prompt, Steapa. Ouvre-moi le ventre et remonte la lame jusqu’au cœur. Mais laisse-moi tirer mon épée le premier, je te prie. Je te promets de ne pas m’en servir contre toi. Je veux juste arriver armé au banquet d’Odin quand je serai mort. — Jamais je ne te comprendrai, Uhtred, gloussa-t-il. — Je suis une âme simple, répondis-je. Je veux simplement rentrer chez moi. — Pas au château d’Odin ? — À la fin, oui, mais pour l’heure, chez moi. — En Northumbrie ? — Où je possède une forteresse au bord de la mer, dis-je pensivement. (Je songeai à Bebbanburg sur son éperon rocheux et à la mer grise déferlant sans fin sur les rochers dans le vent froid du nord et les cris des mouettes.) Chez moi. — Celle que ton oncle t’a volée ? s’enquit-il. — Ælfric, dis-je d’un ton vengeur. Je repensai au destin. Ælfric, le cadet de mon père, était resté à Bebbanburg alors que j’accompagnais mon père à Eoferwic. J’étais un enfant. Mon père était mort devant Eoferwic sous une lame dane, et j’avais été donné en esclave à Ragnar l’Ancien, qui m’avait élevé comme un fils, et mon oncle, outrepassant la volonté de mon père, avait gardé Bebbanburg pour lui seul. Cette traîtrise me rongeait le cœur et nourrissait une soif de vengeance. — Un jour, dis-je à Steapa, j’éventrerai Ælfric de bas en haut et je le regarderai mourir, mais pas trop vite. Je ne lui percerai point le cœur. Je le regarderai agoniser et je lui pisserai dessus. Puis je tuerai ses fils. — Et ce soir, qui tueras-tu ? — Ce soir, nous prenons Lundene. Je ne voyais pas son visage dans le noir, mais je sentis qu’il souriait. — J’ai dit à Alfred qu’il pouvait te faire confiance, lâcha-t-il. Je souris à mon tour. Quelque part dans le hameau, un chien hurla et se tut. — Mais je ne suis pas sûr qu’il puisse, dis-je après un long silence. — Pourquoi ? s’étonna Steapa. — Parce que, d’une certaine manière, je suis un très bon chrétien. — Toi ? — Oui, j’aime mes ennemis. — Les Danes ? Moi pas, dit-il d’un ton morne. Ses parents avaient été massacrés par les Danes. Je ne répondis pas. Je pensais à la destinée. Si les trois fileuses la connaissent, pourquoi prêter serment ? Car lorsque nous le brisons, est-ce traîtrise ou est-ce le destin ? — Alors tu combattras demain ? continua-t-il. — Bien sûr. Mais pas comme le croit Æthelred. Aussi, je désobéirai aux ordres et tu dois me tuer pour cela. — Je te tuerai plus tard. Æthelred avait changé le plan dont nous étions convenus sans se douter que je n’avais jamais eu l’intention de le suivre. Il était trop évident. Comment peut-on attaquer une ville autrement qu’en tentant de dégarnir les remparts que l’on vise ? Sigefrid devinerait que notre premier assaut était une feinte et laisserait sa garnison en place tant qu’il ne saurait pas avec certitude d’où venait la vraie menace. Dès lors, nous mourrions sous ses murs et Lundene resterait une place forte des Norses. La seule manière de s’en emparer était donc d’user de ruse furtive et de prendre un immense risque. — Ce que je compte faire, expliquai-je à Steapa, c’est attendre qu’Æthelred quitte l’île. Ensuite, nous y retournerons et prendrons deux navires. Ce sera très dangereux, car nous devrons passer par la brèche du pont en pleine nuit et les navires y périssent même en plein jour. Mais si nous pouvons passer, nous pourrons pénétrer facilement dans la vieille ville. — Je croyais qu’il y avait un rempart le long du fleuve ? — Oui, mais il est brisé en un endroit. Un Romain avait construit une grande demeure au bord de la rivière et avait creusé auprès de sa maison un petit canal qui trouait la muraille. Le Romain devait être riche et vouloir ancrer son navire, car il avait abattu une partie du rempart pour ménager ce canal, et c’est par là que je comptais pénétrer dans Lundene. — Pourquoi ne l’as-tu pas dit à Alfred ? — Alfred sait garder un secret, expliquai-je, mais Æthelred ne le peut. Il en aurait parlé à quelqu’un, et en deux jours les Danes auraient connu nos intentions. C’était vrai. Nous avions des espions tout comme eux, et si j’avais révélé mes véritables plans, Sigefrid et Erik auraient barré le canal avec des navires et garni la grande demeure. Nous aurions péri sur les quais. Nous pouvions encore y laisser la vie, car je n’étais pas sûr de trouver la brèche du pont et, si c’était faisable, de pouvoir la franchir, car à cet endroit la rivière sautait brusquement et il y avait des tourbillons. Si nous manquions notre coup, si l’un des navires dépassait d’un côté ou de l’autre, nous serions entraînés sur les piles déchiquetées et nous chavirerions. Et nous nous noierions tous, entraînés par le poids de nos cottes et de nos armes. Steapa avait réfléchi, ce qui lui prenait toujours du temps, mais il posa une fine question : — Pourquoi ne pas débarquer en amont du pont ? Il doit bien y avoir des portes dans le rempart ? — Il y en a une dizaine, peut-être même vingt, et Sigefrid les aura toutes bloquées, mais il ne s’attend sûrement pas à ce que nous essayions de franchir la brèche. — Parce que les navires y périssent ? — Pour cela, oui, acquiesçai-je. J’avais vu une fois un navire marchand dont le timonier avait trop incliné la barre et les piles brisées avaient éventré la coque. La brèche faisait une quarantaine de coudées de largeur et, quand la rivière était calme, sans vent ni courant, elle paraissait sans danger, mais c’était trompeur. Le pont de Lundene était meurtrier, et pour prendre Lundene je devais le franchir. Et si nous y parvenions ? Si nous trouvions le quai romain et que nous débarquions ? Alors nous serions peu face à un ennemi nombreux, et certains d’entre nous mourraient dans les rues avant que les hommes d’Æthelred franchissent la muraille. J’effleurai le pommeau de Souffle-de-Serpent et sentis la petite croix d’argent qui y était enchâssée. Le présent de Hild. D’une maîtresse. — As-tu entendu chanter le coucou ? demandai-je à Steapa. — Point encore. — Il est temps de partir. Sauf si tu veux me tuer ! — Peut-être plus tard, mais pour l’instant je veux combattre auprès de toi. Et nous allions combattre, cela, je n’en doutais pas. Je touchai mon amulette et priai dans la nuit de vivre assez longtemps pour voir l’enfant qu’attendait Gisela. Puis nous retournâmes au sud. Osric, qui m’avait ramené de Lundene avec le père Pyrlig, était l’un de nos capitaines, et l’autre était Ralla, celui qui avait emmené mes hommes embusquer les Danes dont j’avais pendu les corps auprès du fleuve. Ralla avait franchi la brèche bien souvent. — Mais jamais la nuit, me dit-il quand nous arrivâmes à l’île. — Est-ce possible ? — C’est ce que nous allons apprendre, seigneur… Æthelred avait laissé une centaine d’hommes sur l’île pour garder les navires. Ils étaient sous les ordres d’Egbert, un vieux guerrier qui portait une chaîne d’argent au cou en signe d’autorité ; il défia la mienne quand nous arrivâmes. Il ne me fit pas confiance et crut que j’avais renoncé à mon assaut au nord parce que je ne voulais pas qu’Æthelred réussisse. Il fallait qu’il me donne des hommes, mais plus je le suppliais, plus il se cabrait. Mes hommes embarquaient sur les deux navires. — Comment puis-je savoir que tu ne retournes pas à Coccham ? interrogea Egbert. — Steapa ! criai-je. Dis à Egbert où nous allons. — Tuer des Danes, gronda Steapa depuis le feu de camp qui faisait rougeoyer sa cotte et son visage. — Donne-moi vingt hommes, priai-je Egbert. — Je ne puis. — Pourquoi ? — Nous devons garder dame Æthelflæd, dit-il. Ce sont les ordres du seigneur Æthelred. — Alors laisse vingt hommes sur son navire et donne-moi les autres. — Je ne puis, s’entêta Egbert. — Tatwine m’aurait donné des hommes, soupirai-je. Je le connaissais. C’était l’ancien commandant des gardes du père d’Æthelred. — Je sais que tu le connaissais. Je me souviens de toi. Son ton sec me fit comprendre qu’il ne m’aimait point. Jeune homme, j’avais servi sous les ordres de Tatwine pendant quelques mois, lorsque j’étais un ambitieux tapageur et arrogant. Egbert pensait d’évidence que je n’avais point changé et peut-être avait-il raison. Il se détourna et je crus qu’il me congédiait, mais il regardait en fait une pâle silhouette fantomatique apparue au-delà des feux. C’était Æthelflæd, qui avait manifestement vu notre arrivée, et pataugé jusqu’à la rive, enveloppée d’une cape blanche. Ses cheveux dénoués flottaient sur ses épaules. Elle se trouvait avec le père Pyrlig. — Tu n’es point avec Æthelred ? demandai-je, surpris de voir le prêtre. — Sa seigneurie a jugé ne plus avoir besoin de conseils et m’a donc demandé de demeurer ici et prier pour lui. — Il n’a point demandé, corrigea Æthelflæd, il te l’a ordonné. — Oui, et comme tu peux le voir, je suis vêtu pour la prière. (Il portait une cotte de mailles, et ses épées à sa ceinture.) Et toi ? me demanda-t-il. Je croyais que tu devais marcher au nord ? — Nous descendons la rivière, expliquai-je, pour attaquer Lundene depuis le quai. — Puis-je venir ? demanda aussitôt Æthelflæd. — Non. Elle sourit. — Mon époux sait-il ce que tu fais ? — Il l’apprendra, ma dame. Elle sourit de nouveau, avança et s’appuya contre moi en s’enveloppant de ma cape noire. — J’ai froid, expliqua-t-elle à Egbert, qui s’étranglait de stupeur et d’indignation devant son geste. — Nous sommes de vieux amis, dis-je à Egbert. — De très vieux amis, renchérit-elle en me prenant par la taille. Egbert ne pouvait la voir faire sous ma cape. Je sentais ses cheveux d’or contre ma barbe et son corps frissonnant contre le mien. — Je considère Uhtred comme mon oncle, dit-elle à Egbert. — Un oncle qui va offrir une victoire à ton époux, lui dis-je. Mais il me faut des hommes. Et Egbert refuse de me les donner. — Il refuse ? — Il dit que ses hommes doivent rester te garder. — Donne-lui les meilleurs, ordonna-t-elle à Egbert d’un ton désinvolte. — Ma dame, j’ai pour ordre… — Tu lui donneras tes meilleurs hommes ! répliqua-t-elle en se détachant de moi. Je suis fille de roi et épouse de l’ealdorman de Mercie ! Et j’exige que tu donnes à Uhtred tes meilleurs hommes ! Sur-le-champ ! Elle avait parlé si fort que les hommes sur l’île relevèrent la tête. Egbert parut offensé, mais resta coi. Il se redressa, l’air buté. Pyrlig croisa mon regard et me fit un petit sourire entendu. — Aucun de vous n’a le courage de combattre au côté d’Uhtred ? demanda Æthelflæd aux soldats. (Elle avait quatorze ans, était pâle et menue, mais sa voix était celle d’une souveraine.) Mon père voudrait que vous montriez du courage, cette nuit ! Ou bien dois-je retourner à Wintanceaster et lui dire que vous êtes demeurés auprès de vos feux pendant qu’Uhtred combattait ? ajouta-t-elle en regardant Egbert. — Vingt hommes ? demandai-je. — Donne-lui-en davantage ! dit Æthelflæd. — Il n’y a de place dans les navires que pour quarante, dis-je. — Alors qu’on lui en donne quarante ! — Ma dame…, hésita Egbert, qui se tut en voyant Æthelflæd lever la main. — Puis-je te faire confiance, seigneur Uhtred ? me demanda-t-elle. La question parut étrange venant d’une enfant que j’avais connue toute petite et elle me fit sourire. — Tu le peux. Il y eut un silence gêné. Egbert se racla la gorge et fixa le sol. — Je n’ai jamais désobéi à ton père, dis-je. — Il craint que ta loyauté ne soit à vendre, répondit-elle. — Il a ma parole. — Et je la veux moi aussi, dit-elle en tendant une main menue. — Que dois-je jurer ? questionnai-je. — Que tu tiendras ta parole donnée à mon père, que tu jures loyauté au Saxon sur le Dane, et que tu combattras pour la Mercie, quand la Mercie le demandera. — Ma dame…, commençai-je, stupéfait de l’ampleur de ses exigences. — Egbert ! coupa-t-elle. Tu ne donneras nul homme au seigneur Uhtred s’il ne jure pas de servir la Mercie tant que je vivrai. — Non, ma dame, murmura Egbert. « Tant que je vivrai » ? Pourquoi avait-elle dit cela ? Je me rappelle m’être posé la question, je me rappelle avoir aussi pensé que mon plan pour m’emparer de Lundene était enjeu. Æthelred m’avait dépouillé des hommes dont j’avais besoin, et Æthelflæd avait le pouvoir de me rendre mes soldats, mais pour remporter la victoire, je devais prêter un serment de plus auquel je me refusais. Je ne me souciais guère de la Mercie. Mais ce qui m’importait cette nuit, c’était de faire franchir le pont de la mort à mes hommes pour prouver que j’en étais capable. Ce dont je me souciais, c’était de ma réputation, de mon nom. De la gloire. Je tirai Souffle-de-Serpent, sachant que c’était pour cela qu’elle tendait la main, et lui offris l’arme, pommeau en avant. Puis je m’agenouillai et refermai mes mains sur les siennes posées sur la garde. — Je le jure, ma dame. — Tu jures que tu serviras fidèlement mon père ? — Oui, ma dame. — Et que tu serviras la Mercie tant que je vivrai ? — Tant que tu vivras, ma dame, dis-je, à genoux dans la vase en songeant que j’étais un sot. Je voulais être au nord, libéré de la piété d’Alfred, avec mes amis, et pourtant j’étais là à jurer fidélité aux ambitions d’Alfred et de sa fille aux cheveux d’or. — Je le jure, dis-je. — Donne-lui des hommes, Egbert, ordonna-t-elle. Il m’en donna trente et, je le reconnais, c’étaient les plus jeunes et les plus robustes. J’avais désormais soixante-dix hommes et le père Pyrlig. — Merci, ma dame. — Tu pourrais me récompenser, dit-elle en reprenant son ton d’enfant malicieuse. — Comment ? — En m’emmenant avec toi. — Jamais ! — Es-tu fâché contre moi ? demanda-t-elle, surprise de la dureté de ma réponse. — Non, contre moi-même. — Uhtred ! s’écria-t-elle, désolée. — Je respecterai mes serments, ma dame, dis-je. J’étais furieux d’avoir dû les renouveler, mais au moins j’avais soixante-dix hommes à bord de deux navires pour prendre une ville. J’étais à bord du navire de Ralla, celui que nous avions pris à Jarrel, le Dane dont le cadavre pendu n’était depuis longtemps plus que squelette. Ralla tenait la barre. — Je ne sais pas si nous devrions faire cela, seigneur, me dit-il. — Pourquoi ? — L’eau est rapide. Elle va couler par la brèche comme cascade. Même en eau calme, seigneur, cette brèche est traîtresse. — File droit, et prie le dieu auquel tu crois, quel qu’il soit. — À condition de voir la brèche, répondit-il en scrutant derrière le navire d’Osric. Je l’ai vu faire au jusant, mais en plein jour et pas par temps de crue. — La marée descend ? demandai-je. — Comme pierre. — Alors, prie. Je touchai mon amulette, puis la garde de Souffle-de-Serpent pendant que le navire prenait de la vitesse dans le courant. Les rives étaient loin de nous. Çà et là apparaissaient des lumières de maisons, tandis que devant nous, sous le ciel sans lune, brillait la lueur voilée de fumée de Lundene. Æthelred devait être en train de mener ses hommes par la vallée de la Fleot jusqu’à l’ancien mur romain. Sigefrid, Erik et Haesten devaient savoir qu’il était là-bas, car quelqu’un de la ville nouvelle avait dû accourir dans l’ancienne. Danes, Norses et Frisons, et même Saxons sans maître, devaient se mettre en branle et courir aux remparts. Pendant que nous glissions sur le fleuve. Nous ne parlions guère. Nous savions tous le danger qui nous attendait. Je me frayai un chemin entre les silhouettes accroupies. Le père Pyrlig dut m’entendre, car il me héla : — Ici, seigneur. Il était assis au bout d’un banc de nage et je le rejoignis en pataugeant dans la cale inondée. — As-tu prié ? lui demandai-je. — Je n’ai point cessé, répondit-il gravement. Parfois, je songe que Dieu doit être las de m’entendre. Et le frère Osferth prie aussi. — Je ne suis pas un frère, maugréa Osferth. — Mais tes prières auront peut-être plus de succès si Dieu le pense, dit Pyrlig. Le bâtard d’Alfred était accroupi auprès de lui. Finan l’avait équipé d’une cotte de mailles prise sur un Dane éventré et que l’on avait réparée. Il avait aussi un casque, des bottes et des gants, un bouclier rond et deux épées, si bien qu’il ressemblait enfin à un guerrier. — Je suis censé te renvoyer à Wintanceaster, lui dis-je. — Je sais. — Seigneur, corrigea Pyrlig. — Seigneur, répéta Osferth à contrecœur. — Je ne veux pas renvoyer au roi ton cadavre, déclarai-je. Aussi tu resteras auprès du père Pyrlig. — Tout près, mon garçon. Comme si tu étais mon amant, fit Pyrlig. — Reste derrière lui, ordonnai-je à Osferth. — Oublions l’idée de l’amant, alors, se hâta de dire Pyrlig. Nous dirons que tu es mon chien. — Et dis tes prières, achevai-je. Je n’avais d’autre conseil utile à lui indiquer, hormis ôter sa tenue, nager jusqu’à la rive et retourner à son monastère. J’avais autant foi en ses capacités que Finan : aucune. Osferth était aigri, incapable et maladroit. Si ce n’avait été pour son défunt oncle, je l’aurais volontiers renvoyé à Wintanceaster ; mais puisque Leofric m’avait pris sous son aile et avait fait de moi un guerrier, j’acceptais de supporter Osferth en reconnaissance. Nous approchions de la nouvelle ville ; je sentais le feu des forges et j’en voyais la lueur trembloter dans les ruelles. Je cherchai du regard le pont enjambant le fleuve, mais on n’y voyait goutte. — Il faut que je voie la brèche, cria Ralla depuis la barre. Sinon, je ne pourrai rien tenter. — Sommes-nous proches ? — Trop, fit-il d’un ton angoissé. Depuis sa plate-forme, je pouvais distinguer la vieille ville, désormais, la lueur des feux de la citadelle sur les collines, enceinte de son mur romain. Ralla avait raison. Nous étions tout près. — Nous devons prendre une décision, dit-il. Il faudra accoster en amont du pont. — Ils nous verront, objectai-je, car les Danes avaient sûrement posté des hommes sur le mur de la rivière en amont du pont. — Alors, soit tu mourras l’épée à la main, soit tu te noieras. — Je choisis l’épée, répondis-je en voyant s’envoler mon projet désespéré. Ralla allait crier un ordre aux rameurs, mais il se tut, car soudain, loin devant, là où la Temse s’élargissait pour se jeter dans la mer, un lambeau de lumière jaune parut : un jaune très pâle, lépreux, qui filtra par une déchirure des nuages. Sur la mer se levait une aube maussade, mais c’était de la lumière, et Ralla ne cria ni ne tourna sa barre pour nous mener à la rive. Il toucha l’amulette à son cou et garda le cap droit devant. — Baisse-toi, seigneur, dit-il, et cramponne-toi. Le navire frémissait comme un cheval avant la bataille. Nous étions impuissants, pris par le courant. L’eau qui coulait depuis l’intérieur des terres, grossie par les pluies, écumait et tourbillonnait en grondant quand elle atteignait le pont, mais au centre, à la brèche, elle se déversait en un seul pan liquide de la hauteur d’un homme pour rejoindre son lit au-delà du pont, bouillonnait encore, puis se calmait. Et Ralla mettait le cap sur la brèche qu’il voyait se dessiner à peine sur le ciel pâlissant au levant. Derrière nous, c’était la nuit, mais j’aperçus dans les reflets la proue du navire d’Osric qui nous suivait de près. — Cramponnez-vous ! hurla Ralla à l’équipage. Le navire siffla, frémit et sembla prendre de la vitesse, puis je vis le pont se précipiter sur nous et je me baissai. Ainsi nous passâmes la brèche et ce fut comme si nous plongions dans l’abîme qui sépare les mondes : un fracas assourdissant, celui de l’eau qui affronte la pierre et se déchire. Un grondement qui remplissait le ciel, plus puissant que le tonnerre de Thor. Des embruns aspergèrent le pont, nous piquâmes du nez et j’entendis un craquement comme les portes du château d’Odin qui se referment. Je fus projeté sous une trombe d’eau. Je crus que nous avions heurté la pierre et j’attendis la noyade en me cramponnant à Souffle-de-Serpent pour mourir l’épée à la main, mais le navire se redressa et continua sa route. Nous avions survécu. — Nagez, intima Ralla. Vous avez eu de la chance ! Ramez ! La cale était remplie d’eau, mais nous flottions et dans l’aube qui perçait les nuages déchiquetés, je vis la cité et la brèche que nous avions franchie. — Maintenant, dit Ralla, tout dépend de toi, seigneur ! — Tout dépend des dieux, répondis-je. Le navire d’Osric avait lui aussi réussi à passer la brèche. Le courant nous emportait au-delà du point où je voulais accoster, mais les rameurs luttèrent et tournèrent le navire. Nous parvînmes au quai par l’est, ce qui était une bonne chose, car quiconque nous verrait penserait que nous venions de l’aval depuis Beamfleot. On penserait que nous étions des Danes venus renforcer la garnison qui s’apprêtait déjà à l’assaut d’Æthelred. Au quai était amarré un gros navire de mer. Je le vis clairement, car des torches flambaient sur le mur blanc de la demeure. C’était un beau vaisseau, à la proue fière, sans tête de monstre, car aucun Norse ne les arbore quand il entre en terre amie, afin de ne pas contrarier les esprits. Un seul homme était à bord. — Qui va là ? fit-il en nous voyant. — Ragnar Ragnarson ! criai-je en lui lançant une ligne de peau de morse tressée. Le combat a-t-il commencé ? — Pas encore, seigneur, dit-il en attrapant la ligne et en l’attachant à la proue de son navire. Et quand il commencera, ils seront tous massacrés. — Nous sommes en temps, alors ? À qui appartient ce navire ? — À Sigefrid, seigneur. C’est le Maître-des-Vagues. — Il est splendide. À terre ! criai-je en anglois. Mes hommes sortirent leurs armes et boucliers. Le navire d’Osric arrivait derrière nous, lentement ; il avait pris l’eau. Des hommes commencèrent à monter sur le Maître-des-Vagues, et le Norse qui avait pris ma ligne aperçut les croix à leur cou. — Tu…, commença-t-il, stupéfait. Il voulut sauter à terre mais je lui barrai la route. — Pose la main sur ton épée, dis-je en dégainant Souffle-de-Serpent. — Seigneur… Il comprit qu’il était inutile de supplier, car je ne le laisserais pas quitter le navire en vie. Sans quoi il aurait averti Sigefrid de notre arrivée. Si je l’avais ligoté et laissé à bord, quelqu’un aurait pu le trouver et le libérer. Il savait tout cela et, par défi, au lieu de se contenter de poser la main sur son épée, il commença à la dégainer. Alors il mourut. Souffle-de-Serpent le frappa à la gorge dans un éclair. Je sentis la lame percer la chair, vis le sang gicler, son bras mollir, et son épée glisser de nouveau dans son fourreau. Je tendis la main pour maintenir la sienne sur son pommeau, afin qu’il la tienne bien en mourant, car ainsi il rejoindrait le banquet des braves. — Rejoins Odin, lui murmurai-je alors qu’il s’effondrait contre moi. Et garde-moi une place. Mon nom est Uhtred. Et un jour, je festoierai avec toi au banquet des morts, nous rirons et nous boirons ensemble et nous serons amis. Je laissai le corps s’affaisser, puis je me baissai et coupai son amulette. Je la rangeai dans ma bourse, essuyai ma lame sur sa cape et la rengainai. Puis je pris mon bouclier des mains de Sihtric, mon serviteur. — Débarquons à terre, et prenons la ville, dis-je. Car le moment était venu de combattre. 5 Soudain, ce fut le silence. Pas tout à fait, bien sûr. Le fleuve chuintait entre les piles du pont, des vaguelettes lapaient les coques, et les torches grésillaient tandis que résonnaient le cliquetis des armes et le bruit des pas. L’aube pâlissait derrière les nuages noirs. — Alors ? demanda Finan en s’approchant, suivi de Steapa. — Nous allons à la porte de Ludd, dis-je. Mais je ne bougeai point. J’aurais préféré être à Coccham avec Gisela. Ce n’était pas de la couardise. La couardise nous accompagne toujours, et la bravoure, qui inspire les chants qu’écrivent sur nous les poètes, n’est que la volonté de vaincre la peur. C’était la lassitude qui me retenait, et non pas la fatigue du corps. J’étais jeune à l’époque, et les blessures de guerre n’avaient pas encore brisé ma force. Je crois que j’étais las du Wessex, de combattre pour un roi que je n’aimais point ; et sur ce quai de Lundene, je me demandais pourquoi je le servais. Aujourd’hui, en repensant à ces années lointaines, je me demande si cette lassitude avait été causée par l’homme que je venais d’occire et à qui j’avais promis de le rejoindre au banquet d’Odin. Je crois que les hommes que nous tuons sont irrémédiablement liés à nous. Le fil de leur vie, devenu un spectre, est enroulé par les Nornes autour du nôtre et leur poids nous hante jusqu’à ce que la lame du destin tranche enfin notre vie. J’éprouvais du remords de l’avoir tué. — Comptes-tu t’endormir ? demanda Pyrlig en arrivant à son tour. — Nous allons à la porte, répondis-je. Ce fut comme un rêve. Je marchais, mais j’avais l’esprit ailleurs. C’est ainsi, pensai-je, que les morts parcourent notre monde, car les morts reviennent. Pas comme en avait fait semblant Bjorn, mais par les nuits les plus noires, quand nul être vivant ne peut les voir, ils arpentent notre monde. Je songeai qu’ils ne devaient le voir qu’à demi, comme si les lieux qu’ils connaissaient étaient voilés d’une brume d’hiver, et je me demandai si mon père m’observait. Pourquoi cette pensée ? Je ne ressentais guère d’affection pour mon père, ni lui pour moi, et il était mort quand je n’étais qu’un enfant, mais il avait été un guerrier. Les poètes le chantaient. Je marchais dans Lundene au lieu d’attaquer Bebbanburg comme je l’aurais dû. Mon devoir était de dépenser tout mon trésor pour engager des hommes et lancer l’assaut sur la pointe de Bebbanburg et y faire grand massacre. Ensuite, je pourrais pour toujours vivre dans ma demeure, celle de mon père, près de Ragnar et loin du Wessex. Seulement, la dizaine d’espions que j’employais en Northumbrie m’avaient dit ce que mon oncle avait fait de ma forteresse. Il avait clos les portes côté terre. À leur place s’élevaient des remparts neufs, hauts et renforcés de pierre. À présent, celui qui voulait entrer devait suivre un sentier qui menait à l’extrémité nord de l’éperon rocheux où s’élevait la forteresse. À chacun de ses pas, il était sous ces remparts, à découvert, et tout au bout, là où la mer se brisait sur les rocs, se trouvait une petite porte. Derrière, un chemin abrupt menait à un autre rempart et à une autre porte. Bebbanburg avait été scellée, et pour la prendre il fallait une armée que tout mon trésor ne pouvait acheter. — La chance soit avec vous ! cria une voix de femme qui me tira de ma rêverie. Les habitants de la vieille ville étaient réveillés et nous regardaient passer, nous prenant pour des Danes, car j’avais ordonné à mes hommes de dissimuler leurs croix. — Tuez ces gueux de Saxons ! hurla une autre voix. Nos pas résonnaient entre les hautes maisons, certaines de trois étages dont quelques-unes étaient ornées de belle maçonnerie. Je songeai qu’autrefois le monde avait été rempli de telles demeures. Je me souviens que la première fois que j’avais gravi un escalier romain, cela m’avait paru étrange. À une époque révolue, tout cela devait paraître commun. Aujourd’hui, le monde n’était qu’étrons de vaches, paille et bois rongé d’humidité. Nous avions des maçons, bien sûr, mais il était plus rapide de construire avec du bois ; mais le bois pourrissait, et personne ne s’en souciait. Le monde entier pourrissait alors que nous glissions de la clarté vers les ténèbres, toujours plus près de ce chaos obscur où le monde devait un jour sombrer, quand les dieux se battraient et que tout l’amour, les rires et la lumière disparaîtraient. — Trente années, dis-je à haute voix. — Est-ce là ton âge ? demanda Pyrlig. — C’est l’âge que dure un château si on ne le répare. Notre monde s’écroule, mon père. — Mon Dieu, que tu es sinistre ! s’amusa-t-il. — Et je vois Alfred s’efforcer de ranger notre monde. Des listes et du parchemin ! Il est comme un homme qui élève des claies de bois devant la crue. — Si on les élève bien, intervint Steapa, on peut faire de la crue un fleuve. — Et mieux vaut combattre la crue que s’y noyer, observa Pyrlig. — Regardez ! m’écriai-je en désignant une tête de fauve sculptée dans la pierre d’un mur. Je n’en avais jamais vu de telle, c’était un énorme chat hirsute à la gueule ouverte au-dessus d’un bassin qu’il avait dû autrefois remplir. — Saurions-nous fabriquer cela ? poursuivis-je. — Il y a des artisans qui le peuvent, dit Pyrlig. — Où sont-ils ? m’emportai-je. Je songeai que toutes ces choses, ces pierres sculptées, ces briques et ce marbre, avaient été fabriquées avant que la religion de Pyrlig parvienne sur notre île. Était-ce la raison du déclin de notre monde ? Les vrais dieux nous punissaient-ils parce que tant d’hommes adoraient ce dieu cloué à sa croix ? Je ne m’en ouvris pas à Pyrlig. Un chien s’arrêta de pisser le long d’un mur pour gronder. Un enfant pleurait dans une maison. Nos pas résonnaient et la plupart de mes hommes se taisaient, redoutant les fantômes qu’ils croyaient deviner dans ces vestiges d’un autre temps. L’enfant pleura de nouveau, plus fort. — Il doit y avoir une jeune mère là-dedans, remarqua Rypere. Rypere était un surnom qui signifiait « voleur ». C’était un Angle maigre et rusé qui venait du Nord. Lui au moins ne songeait pas aux spectres. — Je m’en tiendrais aux chèvres si j’étais toi, lui dit Clapa. Peu leur chaut que tu empestes. Clapa, un Dane qui m’avait prêté serment et me servait loyalement, était un grand et robuste garçon élevé à la ferme, fort comme bœuf et toujours jovial. Rypere et lui étaient amis, et ils ne cessaient de s’aiguillonner. — Silence, dis-je avant que Rypere ait pu répondre. Nous approchions des murailles ouest. Là où nous avions débarqué, la cité gravissait une grosse colline en terrasses couronnée d’un palais. La colline descendait à présent, ce qui signifiait que nous arrivions à la vallée de la Fleot. Derrière nous, le ciel pâlissait. Æthelred penserait sûrement que j’avais échoué dans ma diversion juste avant l’aube. Je craignais qu’à cause de cela il ne renonce à attaquer. Peut-être ramenait-il déjà ses hommes sur l’île… Auquel cas nous serions seuls, encerclés et condamnés. — Dieu nous aide, murmura soudain Pyrlig. Je levai la main pour arrêter mes hommes, car, devant nous, sur la dernière portion de la ruelle menant à l’arche de pierre appelée porte de Ludd, se trouvait une troupe d’hommes en armes. Leurs casques, lames et lances luisaient dans les premiers rayons du soleil. — Dieu nous aide, répéta Pyrlig en se signant. Ils doivent bien être deux cents. — Davantage, dis-je. Ils étaient si nombreux qu’ils ne tenaient pas tous dans la rue et que certains remplissaient les impasses adjacentes. Tous faisaient face à la porte et je compris ce que faisait l’ennemi. La lumière se fit en moi. — Par là, ordonnai-je en désignant une cour qui s’ouvrait sur notre gauche. Je me rappelle qu’un prêtre fort ingénieux vint un jour me voir pour m’interroger sur Alfred, car il voulait écrire un livre sur lui. Il ne le fit jamais, car il mourut de fluxion peu après sa visite, mais c’était un homme malin, plus enclin au pardon que la plupart des prêtres. Je me souviens qu’il me demanda de lui décrire la joie de la bataille. — Les poètes de mon épouse te la diront, répondis-je. — Ils n’ont jamais combattu, remarqua-t-il, et ils se contentent de réciter les mêmes chants en changeant les noms des héros. — Est-ce vrai ? — Bien sûr. Ne le ferais-tu pas aussi, seigneur ? J’appréciais ce prêtre, je lui parlai donc. Je lui répondis finalement que la joie de la bataille était le plaisir de duper l’adversaire. De savoir ce qu’il fera à l’avance et d’avoir sa réponse prête, si bien que lorsqu’il s’ébranle pour vous tuer c’est la mort qu’il rencontre. Et en cet instant, dans la pénombre humide de la rue de Lundene, je compris ce que faisait Sigefrid et aussi que, sans le savoir, il était en train de m’offrir la porte de Ludd. La cour appartenait à un négociant de pierres. Ses carrières étaient les bâtiments romains de Lundene, et des fragments de maçonnerie s’entassaient contre les murs en attendant d’être expédiés en Franquie. D’autres se trouvaient contre la porte qui menait aux quais par le rempart du fleuve. Sigefrid, pensai-je, devait redouter un assaut depuis le fleuve et avait barré toutes les portes des murs à l’ouest du pont, mais il n’avait jamais imaginé que quelqu’un puisse franchir le pont pour parvenir à l’est au rempart dégarni. Mais nous avions réussi et mes hommes étaient dissimulés dans la cour pendant que, de l’entrée, j’observais les forces ennemies à la porte de Ludd. — Nous nous cachons ? demanda Osferth de sa voix geignarde. — Il y a des centaines d’hommes entre nous et la porte, expliquai-je patiemment. Et nous sommes trop peu pour les défaire. — Nous avons échoué, s’indigna-t-il. J’eus envie de le frapper, mais je me retins. — Dis-lui ce qui se passe, dis-je à Pyrlig. — Dans sa sagesse, expliqua le prêtre, Dieu a convaincu Sigefrid de tenter une sortie ! Ils vont ouvrir cette porte, mon garçon, et déferler dans les marais pour tenter d’atteindre les hommes du seigneur Æthelred. Et comme la plupart des hommes d’Æthelred sont de la fyrd et ceux de Sigefrid de véritables guerriers, nous savons tous ce qui va advenir ! Grâce à toi, seigneur ! conclut-il en touchant sa croix sous sa chemise. — Tu veux dire, répondit Osferth, que les hommes du seigneur Æthelred vont être massacrés ? — Certains vont mourir, concéda joyeusement Pyrlig, et j’espère qu’ils périront dans la grâce, mon garçon, sans quoi ils n’entendront jamais le chœur des anges, n’est-ce pas ? — Je déteste les chœurs, grondai-je. — Mais non, dit Pyrlig. Vois-tu, mon garçon, continua-t-il pour Osferth, une fois qu’ils auront franchi cette porte, il ne restera plus qu’une poignée pour la garder. Et c’est là que nous attaquerons. Et Sigefrid, qui se retrouvera pris entre deux ennemis, regrettera de n’être point resté dans son lit ! — Mais si nous prenons la porte, s’inquiéta Osferth, les hommes restés dans la cité nous attaqueront. — Certes, répondis-je. — Et Sigefrid… –… reviendra probablement s’en prendre à nous, achevai-je pour lui. — Alors ? demanda-t-il. — Tout dépend de mon cousin. S’il vient à notre aide, nous serons victorieux. Sinon ? Tiens bien ton épée. Un grondement s’éleva à la porte de Ludd et je compris qu’elle avait été ouverte et que les hommes déferlaient sur la route menant à la Fleot. Æthelred, s’il était toujours prêt à donner son assaut, les verrait arriver et devrait prendre une décision : tenir et combattre dans la nouvelle ville saxonne ou s’enfuir. J’espérai qu’il tiendrait. Je ne l’aimais pas, mais je ne l’avais jamais vu manquer de courage. Je le savais si stupide qu’il serait sans doute ravi de combattre. Il fallut longtemps aux hommes de Sigefrid pour franchir la porte. Je les observai depuis l’entrée de la cour : ils devaient être quatre cents. Æthelred avait plus de trois cents bons soldats, pour la plupart de la garde d’Alfred, mais le reste étaient de la fyrd et ne tiendraient jamais devant un assaut aussi sauvage que puissant. L’avantage appartenait à Sigefrid, dont les hommes étaient reposés et nourris, alors que ceux d’Æthelred avaient marché dans la nuit glacée. — Plus vite nous agirons, mieux ce sera, décidai-je. — Maintenant ? proposa Pyrlig. — Marchons au pas jusqu’à la porte ! ordonnai-je à mes hommes. Ne courez point ! Faites comme si vous étiez d’ici ! Et c’est ainsi qu’après une promenade dans une rue de Lundene, un âpre combat commença. Il ne restait pas plus de trente hommes à la porte de Ludd, certains en sentinelle, mais la plupart juchés sur les remparts pour regarder marcher Sigefrid. Un grand gaillard à qui il manquait une jambe, et qui montait sur des béquilles l’escalier y menant, s’arrêta à mi-chemin et me héla. — Si tu te hâtes, seigneur, tu pourras les rejoindre ! Il m’avait appelé « seigneur », car c’est ce qu’il voyait : un seigneur guerrier. Seuls une poignée d’hommes pouvaient aller en guerre comme moi. C’étaient des chefs, comtes, rois, seigneurs. Ceux qui avaient assez tué pour amasser la fortune nécessaire afin d’acheter maille, casque et armes. Et pas les moindres. Ma cotte était de façon franque et coûtait plus qu’un vaisseau de guerre. Sihtric l’avait polie au sable pour qu’elle brille comme argent. Elle descendait aux genoux, ornée en bas de trente-huit marteaux de Thor en os, ivoire ou argent, qui tous avaient été au cou de braves ennemis que j’avais tués au combat. Et je les portais pour que, le jour où je rejoindrais le banquet des morts, ils puissent tous me reconnaître, m’accueillir et boire l’ale avec moi. Je portais une cape de laine noire que Gisela avait brodée d’un éclair blanc allant de mon cou aux talons. Elle pouvait être encombrante au combat, mais je la portais, car moi qui suis plus grand et plus large que beaucoup, je le paraissais plus encore. Seule l’amulette de Thor que j’avais au cou était une pauvre chose en fer qui rouillait constamment, déformée et usée par le temps. Mais je l’avais conquise avec les poings dans mon enfance et je l’adorais. Je la porte encore aujourd’hui. Mon casque glorieux, poli à éblouir, était incrusté d’argent et orné d’une tête de loup. Les plaques étaient décorées de spirales d’argent. À lui seul, il signifiait à l’ennemi que j’étais d’importance. Celui qui me tuerait et le prendrait serait riche, mais mes ennemis auraient préféré me prendre les bracelets que, comme les Danes, je portais par-dessus les manches de ma maille. Ils étaient d’or et d’argent, et si nombreux que j’en avais au-dessus des coudes. Ils disaient la richesse amassée et tous les hommes que j’avaient tués. Mes bottes étaient de cuir épais renforcé de plaques d’acier pour dévier la lance qui frappe sous le bouclier. Celui-ci, bordé de fer, portait une tête de loup, mon insigne, et j’avais aux côtés Souffle-de-Serpent et Dard-de-Guêpe. Et c’est ainsi que je marchai vers la porte avec dans le dos le soleil levant qui projetait une longue ombre dans la rue jonchée d’ordures. J’étais un seigneur de guerre dans sa gloire, venu pour tuer, et personne à la porte ne le savait. Ils nous virent arriver, mais nous prirent pour des Danes. La plupart étaient sur le rempart, mais cinq étaient devant la porte et tous regardaient la troupe de Sigefrid descendre vers la Fleot. Le village saxon n’était pas loin et j’espérais qu’Æthelred s’y trouvait encore. — Steapa, dis-je, prends tes hommes et tue ces étrons à la porte. — Tu veux que je la referme ? questionna-t-il en souriant. — Laisse-la ouverte. Je voulais attirer Sigefrid pour que ses hommes endurcis ne s’attaquent pas à la fyrd d’Æthelred. Si la porte restait ouverte, il serait plus enclin à nous attaquer. Elle était bâtie entre deux énormes bastions de pierre, chacun muni de son escalier. Je me souvins de la description du paradis chrétien que m’avait faite, enfant, le père Beocca. Ce seraient des escaliers de cristal menant à un trône d’or drapé de blanc où siégeait son dieu. Des anges l’entouraient, chacun plus resplendissant que le soleil, et les saints, des chrétiens défunts, chantaient, réunis sur les marches. J’avais trouvé cela fort ennuyeux à l’époque et je le pense encore. — Dans l’autre monde, dis-je à Pyrlig, nous serons tous des dieux. — Nous serons avec Dieu, me corrigea-t-il en se demandant d’où je sortais cela. — Dans ton paradis, peut-être, mais pas dans le mien. — Il n’y a qu’un seul paradis, seigneur Uhtred. — Alors, que ce soit le mien, dis-je. En cet instant, je savais que je détenais la vérité. Pyrlig, Alfred et tous les chrétiens se trompaient. Nous n’allions pas vers la lumière, nous la quittions. Nous allions vers le chaos. Nous allions vers la mort et le paradis de la mort, et je me mis à crier, alors que nous approchions de l’ennemi : — Un paradis pour les hommes et les guerriers ! Un paradis où resplendissent les épées ! Un paradis pour les braves, la sauvagerie et la mort ! Tous me regardèrent, amis comme ennemis. Ils me prirent pour un fou et peut-être l’étais-je alors que je gravissais l’escalier et culbutais l’homme aux béquilles. — Le paradis de la mort ! hurlai-je. Tous les hommes du rempart avaient les yeux braqués sur moi et pensaient toujours que j’étais un ami, car j’avais poussé mon étrange cri de guerre en danois. Souriant sous mon casque, je tirai Souffle-de-Serpent. En bas, Steapa et ses hommes avaient commencé leur massacre. Dix minutes plus tôt, j’étais dans un rêve éveillé, et à présent la folie s’était emparée de moi. J’aurais dû attendre que mes hommes gravissent l’escalier et forment un mur de boucliers, mais quelque chose me poussa. Je continuais de crier, mais en disant mon nom, cette fois, Souffle-de-Serpent affamée chantait et j’étais un seigneur de guerre. La joie de la bataille. L’extase. Cela ne se borne pas à duper son ennemi, mais à se sentir un dieu. J’avais un jour essayé de l’expliquer à Gisela, et elle avait caressé mon visage de ses longs doigts. — C’est mieux que cela ? avait-elle demandé. — C’est la même chose. Ce n’est pas vrai. Dans la bataille, un homme risque tout pour forger sa réputation. Dans la couche, il ne risque rien. La joie est comparable, mais celle d’une femme est volatile, alors que la réputation perdure après l’homme. Et c’est pour cela que je criais mon nom quand Souffle-de-Serpent moissonna sa première âme. C’était un grand gaillard au casque cabossé qui brandit instinctivement sa longue épée, mais j’esquivai de mon bouclier et l’égorgeai. D’un coup d’épaule, j’en fis tomber un autre, lui piétinai l’entrejambe et esquivai un coup d’épée de l’autre côté. Je l’enjambai, gagnai le rempart qui protégeait ma droite, comme je le souhaitais. Devant moi était l’ennemi. — Uhtred ! hurlai-je en me précipitant sur eux. Uhtred de Bebbanburg ! J’invitais la mort. En attaquant seul, je laissais l’ennemi se rassembler derrière moi, mais en cet instant j’étais immortel. Le temps avait ralenti, mes ennemis étaient des limaces, et moi aussi rapide que la foudre sur ma cape. J’abattis le premier d’un coup d’estoc dans l’œil qui lui transperça le crâne ; j’en éventrai un deuxième qui brandissait sa hache. Je voyais la terreur se peindre sur leur face, et la terreur appelle la cruauté. Un troisième fut égorgé d’un seul coup. Et, durant tout ce temps, je hurlais mon nom. Les deux hommes qui surgirent n’étaient point sots. Ils s’avancèrent, bouclier contre bouclier, cherchant à m’acculer contre le rempart pour m’empêcher d’user de Souffle-de-Serpent. Une fois coincé, je serais à la merci des lames de leurs compagnons. Ces deux-là savaient comment s’y prendre pour me tuer et ils y étaient bien décidés. Mais je riais, parce que j’avais deviné leur plan et qu’ils semblaient si lents. Je fracassai leurs boucliers du mien et ils crurent m’avoir piégé, car je ne pouvais en repousser deux à la fois. Ils s’arc-boutèrent derrière leurs boucliers, mais je fis un pas de côté en retirant le mien, les faisant culbuter en avant. Souffle-de-Serpent s’abattit sur le premier ; le second esquiva. Mais au même instant, un grand cri s’éleva sur ma gauche. — Pour le Christ et pour Alfred ! C’était le père Pyrlig qui accourait avec mes hommes. — Maudit sot de païen ! me cria-t-il. J’éclatai de rire. L’épée de Pyrlig entailla le bras de mon adversaire, et de mon épée j’abaissai son bouclier. Je me souviens qu’il me regarda alors. Il avait un beau casque orné d’ailes de corbeau, une barbe d’or et des yeux bleus où se lisait la certitude de sa mort quand il tenta de soulever son épée de son bras blessé. — Cramponne-toi à ta lame, lui conseillai-je. Il acquiesça. Pyrlig l’abattit, mais je m’étais déjà élancé sur les autres. À côté de moi, Clapa faisait tant tournoyer sa hache qu’il était un danger autant pour nous que pour l’ennemi, mais nul ne voulut nous affronter. Tous fuyaient : la porte était à nous. Je m’appuyai sur la maçonnerie et m’aperçus qu’elle était branlante. J’éclatai d’un rire joyeux. Sihtric me sourit, son épée ensanglantée au poing. — Des amulettes, seigneur ? demanda-t-il. — Celle-là, répondis-je en désignant l’homme aux ailes de corbeau. Il est mort en brave. Je prendrai la sienne. Il se baissa pour s’emparer du marteau. Derrière lui, Osferth contemplait fixement les cadavres gisant dans des flaques de sang. La pointe de sa lance était rougie. — Tu as tué quelqu’un ? lui demandai-je. — Oui, seigneur, dit-il en me regardant avec de grands yeux. — C’est bien. Lequel ? — Ce n’était pas ici, fit-il d’un air perplexe avant de se retourner vers l’escalier. C’était là-bas, seigneur. — Sur les marches ? — Oui. — Dis-moi, repris-je en le fixant assez longuement pour le mettre mal à l’aise, t’a-t-il menacé ? — C’était un ennemi, seigneur. — Qu’a-t-il fait ? Il a agité sa béquille vers toi ? — Il… (Il n’acheva pas. Il fixa l’homme que je venais de tuer, puis il fronça les sourcils.) Seigneur ? — Oui ? — Tu nous as dit que c’était la mort de quitter le mur de boucliers. — Et… ? interrogeai-je en me baissant pour essuyer ma lame sur une cape. — Tu as quitté le mur, seigneur, me reprocha-t-il presque. Je me relevai et touchai mes bracelets : — On vit en obéissant aux règles. On se fait une réputation, mon garçon, en les enfreignant. Mais on ne s’en fait pas une en tuant un infirme. Je crachai ces derniers mots puis me retournai. Les hommes de Sigefrid avaient traversé la Fleot, mais ils s’étaient rendu compte qu’il se passait quelque chose et s’étaient retournés pour observer la porte. Pyrlig apparut à mon côté. — Débarrassons-nous de cette loque, dit-il en désignant la bannière accrochée au rempart, qui portait l’insigne du corbeau de Sigefrid. Nous allons leur signifier que la ville a un nouveau maître. Il souleva sa cotte de mailles et découvrit une bannière qu’il avait pliée et fourrée dans sa ceinture. Elle représentait une croix noire sur fond blanc. — Dieu soit loué, dit-il en la fixant sur le mur. Maintenant, Sigefrid allait savoir qu’il avait perdu la porte de Ludd. La bannière chrétienne flottait devant lui. Pourtant, rien ne bougea. Sans doute les hommes de Sigefrid avaient-ils peine à se remettre de leur surprise. Ils n’avançaient plus vers la nouvelle ville saxonne et continuaient de contempler la porte et notre bannière, pendant qu’à l’intérieur de l’enceinte des groupes d’hommes se rassemblaient et levaient les yeux vers nous. Du côté de la ville nouvelle, je ne vis pas le moindre signe des hommes d’Æthelred. Une palissade de bois délabrée et effondrée par endroits couronnait l’éminence où la ville saxonne se dressait, il était possible qu’ils soient derrière. — Si Æthelred ne vient pas…, dit Pyrlig à mi-voix. — Nous sommes morts, achevai-je. À main gauche, le fleuve gris comme misère coulait vers le pont brisé, ponctué de mouettes blanches. Au loin, sur la rive sud, de la fumée s’élevait de quelques masures : le Wessex. Devant moi, là où attendaient, immobiles, les hommes de Sigefrid, c’était la Mercie. Et derrière moi, au nord du fleuve, s’étendait l’Estanglie. — Fermons-nous la porte ? demanda Pyrlig. — Non, j’ai dit à Steapa de la laisser ouverte. — Vraiment ? — Nous voulons que Sigefrid revienne nous attaquer. Mais si Æthelred avait renoncé à donner son assaut, nous trouverions la mort à cette porte où se rejoignaient les trois royaumes. Je ne voyais pas l’armée d’Æthelred, mais je fondais mes espoirs de victoire sur les hommes de mon cousin. Je pouvais attirer Sigefrid à la porte et l’y retenir, puis Æthelred le prendrait par le revers. Voilà pourquoi je devais laisser la porte ouverte. Si je l’avais close, il aurait pu utiliser une autre entrée et ses hommes n’auraient pas exposé le flanc à l’armée d’Æthelred. Or le danger le plus immédiat, c’était que les Danes restés dans la ville se remettaient enfin de leur surprise. Certains étaient dans les rues, tandis que d’autres se rassemblaient sur les murailles de part et d’autre de la porte de Ludd. Comme ils étaient plus bas que le bastion, si nous attaquions, ce serait sur les étroites marches qui le reliaient. Il faudrait cinq hommes pour tenir une marche, tout comme les escaliers jumeaux qui montaient de la rue. Je songeai à abandonner le sommet du bastion, mais si le combat tournait mal devant la porte, ce haut rempart était notre meilleur refuge. — Tu auras vingt hommes, dis-je à Pyrlig, pour tenir ce bastion. Tu peux aussi prendre celui-là, ajoutai-je en désignant Osferth. Je ne voulais pas que ce tueur d’infirmes soit au cœur du combat le plus dur devant la porte. C’était là que je comptais faire deux murs de boucliers, l’un face à la ville et l’autre face à la Fleot. Là aurait lieu l’affrontement, et là, me dis-je, nous allions mourir, car je ne voyais toujours pas l’armée d’Æthelred. Je fus tenté de fuir. Il aurait été assez simple de battre en retraite par où nous étions venus, en écartant l’ennemi dans les rues. Nous aurions pu prendre le navire de Sigefrid, le Maître-des-Vagues, pour traverser jusqu’à la rive saxonne. Mais j’étais Uhtred de Bebbanburg, débordant de l’orgueil du guerrier, et j’avais juré de prendre Lundene. Nous restâmes donc. Cinquante hommes descendirent se poster devant la porte. Vingt face à la ville et les autres face à Sigefrid. Sous l’arche, il y avait tout juste assez de place pour huit hommes de front, bouclier contre bouclier, et nous dressâmes notre double mur. Steapa commanda les vingt, tandis que je prenais place au premier rang des autres. Je sortis du mur pour avancer de quelques pas vers la vallée de la Fleot. La petite rivière, souillée par les tanneries en amont, se jetait, visqueuse, dans la Temse. De l’autre côté, Sigefrid, Haesten et Erik avaient enfin fait demi-tour. Je ne bougeai point. Le soleil voilé de nuages était derrière moi, mais sa pâle lumière se reflétait sur l’argent de mon casque et sur la lame de Souffle-de-Serpent que j’avais tirée. J’étais là, épée d’une main et bouclier de l’autre, au-dessus d’eux, seigneur dans toute sa gloire, guerrier en maille appelant l’ennemi au combat. Et je ne vis aucune troupe alliée paraître sur la colline. Si Æthelred était parti, nous allions mourir. Je resserrai le poing sur mon épée, regardai les hommes de Sigefrid, puis frappai de ma lame mon bouclier par trois fois, avant de tourner les talons pour reprendre ma place dans le mur. Et avec le rugissement de fureur de ceux qui entrevoient la victoire, les hommes de Sigefrid se précipitèrent pour nous tuer. Un poète aurait dû écrire le récit de ce combat. C’est à cela qu’ils servent. Ma présente épouse, qui est une sotte, paie des poètes pour chanter le Christ, qui est son dieu, mais ses poètes bafouillent et se taisent quand j’entre en boitillant dans la grande salle. Ils connaissent des dizaines de chants sur leurs saints, et chantent mélancoliquement le jour où leur dieu fut cloué à la croix ; mais quand je suis là, ils chantent de vrais poèmes, ceux dont l’astucieux prêtre m’avait dit qu’on y remplaçait des noms anciens par le mien. Ce sont des chants de guerre et de massacres. De vrais poèmes. Les guerriers défendent foyer, enfants, femmes et moissons, et tuent les ennemis venus les prendre. Sans eux, la terre ne serait que désolation et lamentations. Pourtant, la véritable récompense du guerrier n’est pas l’or et l’argent qu’il porte à son bras, mais sa réputation, et c’est pour cela qu’existent les poètes. Ils chantent les hommes qui ont défendu la terre et tué ses ennemis. Pourtant, il n’y a nul poème sur le combat de la porte de Ludd de Lundene. Il y en a un que l’on chante en Mercie et qui raconte comment le seigneur Æthelred s’empara de Lundene. C’est un beau poème, mais il ne parle pas de moi, de Steapa, de Pyrlig, ni de tous ceux qui combattirent vraiment en ce jour. En l’écoutant, on croirait que ceux que le poète appelle « païens » s’enfuirent lorsque Æthelred parut. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passèrent. Les Norses se précipitèrent, mais au combat Sigefrid n’était pas un sot. Il voyait que nous barrions la porte et qu’il pourrait briser mon mur de boucliers si vite que nous mourrions tous sous cette vieille arche romaine. J’étais revenu parmi mes soldats. Je venais de caler mon bouclier contre celui de mes compagnons et j’étais prêt à combattre quand je vis quelle était l’intention de Sigefrid. Ses hommes ne s’étaient pas contentés de contempler la porte de Ludd : ils en avait placé huit en avant-garde. Quatre d’entre eux portaient de longues et lourdes lances qui se tiennent à deux mains. Ils n’avaient pas de bouclier, mais à côté de chaque lancier se trouvait un solide gaillard armé d’un bouclier et d’une hache. Et derrière suivaient encore d’autres, armés de même manière. Je compris : les quatre hommes allaient courir sur nous et chacun frapper l’un de nos boucliers. Sous le choc, nous reculerions sur le rang suivant, et là les haches frapperaient, non pour briser nos boucliers, mais pour élargir la brèche ménagée dans nos rangs par les lances, crocher et tirer sur les boucliers du deuxième rang et nous exposer aux lances qui les suivaient. Sigefrid n’avait qu’une ambition : briser rapidement notre mur. Et je ne doutais pas que ses huit hommes avaient l’habitude de procéder ainsi. — Tenez-vous prêts ! criai-je. C’était inutile : mes hommes savaient quoi faire. Tenir et mourir. C’est le serment qu’ils m’avaient prêté. J’étais sûr que nous mourrions si Æthelred n’arrivait pas. La puissance de l’assaut de Sigefrid nous fracasserait et nous n’avions pas de lances assez longues pour contrer les leurs. Nous ne pouvions que tenir notre position, mais nous étions moins nombreux et l’ennemi, sûr de sa victoire, nous insultait et nous promettait une mort qui arrivait à grands pas. — Nous fermons la porte, seigneur ? suggéra Cerdic. — Trop tard. Et l’assaut fut donné. Les quatre lanciers coururent sur nous en hurlant, brandissant leurs armes aussi longues qu’avirons et aux pointes comme des épées. Ils visaient bas, cherchant à nous faire incliner nos boucliers pour que les haches puissent les crocher plus facilement. Ils y parviendraient : ces hommes étaient des briseurs de murs, entraînés à cela et aguerris, et le château d’Odin devait être rempli de leurs victimes. Ils étaient huit, barbus, vêtus de maille, redoutables. — Poussez contre nous ! criai-je au second rang en m’arc-boutant. Et les lances furent sur nous. Je vis celui qui me visait grimacer en se précipitant sur moi. Quand, soudain, Pyrlig frappa. Il me fallut un moment pour comprendre. J’attendais le coup de lance et m’apprêtais à parer une hache avec Souffle-de-Serpent quand quelque chose tomba du ciel sur nos assaillants. Les longues lances piquèrent du nez et s’enfoncèrent dans le sol juste devant moi. Les huit hommes vacillèrent. Je crus d’abord que deux des hommes de Pyrlig avaient sauté depuis le haut rempart de la porte, puis je vis que le Gallois avait jeté deux cadavres, encore vêtus de leurs cottes. Et nos assaillants, jusque-là en ordre, trébuchèrent sur les cadavres. Sans réfléchir, j’abattis ma lame sur le casque d’un ennemi, le fendant en deux, tout en écrasant le visage d’un lancier d’un coup de bouclier. — Mur de boucliers ! criai-je en reculant. Finan avait avancé avec moi, et tué un autre lancier. Le chemin était dès lors barré par trois cadavres et un homme assommé ; et tandis que je retournais vers l’arche, deux autres corps lancés depuis les remparts le bloquèrent encore plus. C’est alors qu’au deuxième rang j’avisai le belliqueux Sigefrid et sa cape de peau d’ours. — Avancez ! hurlait-il à ses hommes, pris de court par les cadavres lancés sur eux. Il se jeta sur moi en rugissant, mais ses troupes avaient été coupées dans leur élan. Au lieu de nous frapper de plein fouet, ils s’avancèrent au pas. Nos boucliers s’entrechoquèrent, nos épées les frappèrent en même temps. J’avais rengainé Souffle-de-Serpent, car une longue lame n’est d’aucun usage quand les murs se rapprochent, et j’avais tiré Dard-de-Guêpe, pour chercher vainement une brèche entre les boucliers ennemis. De part et d’autre, les hommes poussaient en grognant. Clapa para le coup de hache qui visait ma tête et son bouclier qui s’abattit sur mon crâne manqua de m’assommer. Sigefrid m’insulta en me crachant au visage, et je le traitai de fils de bouc et de catin tout en fouaillant devant moi avec mon épée, mais jusqu’à ce jour j’ai toujours ignoré quels dégâts elle put faire. Les poètes racontent ces batailles, mais aucun de ceux que je connais n’a jamais combattu au premier rang d’un mur de boucliers. Ils égrènent les prouesses des guerriers et le nombre d’ennemis abattus. Sa lame vive étincelait, chantent-ils, et maints tombèrent sous sa lance ; mais cela ne se passa pas ainsi. Les lames n’étincelaient pas, elles étaient coincées entre les boucliers et les hommes qui poussaient en jurant. Peu mouraient une fois les boucliers face à face, car il n’y avait pas la place de bouger les épées. Le massacre ne commençait que lorsqu’un mur se rompait, mais le nôtre résista à ce premier assaut. Je ne voyais guère, car mon casque me tombait sur les yeux, mais je me souviens de la bouche ouverte et des dents jaunies de Sigefrid qui me maudissait. J’entendis alors un autre cri dans le tumulte, et soudain Sigefrid recula. Sa ligne le suivit et je crus qu’ils tentaient de nous attirer hors de l’arche, mais je ne bougeai point. Je n’osais pas avancer, car les parois du bastion de part et d’autre protégeaient nos flancs. Puis il y eut un autre cri : d’énormes blocs de pierre tombaient des remparts. Comme Pyrlig et ses hommes avaient les mains libres, là-haut, ils en profitaient pour bombarder l’ennemi de pierres descellées. L’homme derrière lui avait été frappé à la tête et Sigefrid trébucha. — Ne bougez point ! criai-je à mes hommes, tentés d’avancer pour profiter du désarroi de l’ennemi, qui auraient alors dégarni notre position. Sigefrid battit en retraite, furieux et décontenancé. Lui qui pensait tenir une victoire facile avait perdu des hommes alors que nous étions indemnes. Cerdic avait le visage ruisselant de sang, mais il n’avait pas été grièvement blessé. Un rugissement de voix s’éleva derrière moi, et mes hommes, entassés sous l’arche, frémirent en voyant une troupe ennemie s’avancer dans la rue. Je ne pris pas la peine de regarder : Steapa saurait les contenir. Au-dessus de moi, le cliquetis des épées me fit comprendre que Pyrlig était attaqué. Voyant cela, Sigefrid pensa qu’il ne risquait plus de subir une avalanche de pierres et encouragea ses hommes. — Tuez ces gueux ! brailla-t-il. Mais laissez le grand ! (Il pointa son épée vers moi et je me souvins de son nom : Donneuse-d’Effroi.) Tu es à moi ! hurla-t-il. J’attends toujours de crucifier un homme ! Et ce sera toi ! Il éclata de rire et rengaina sa lame pour prendre à l’un de ses hommes une longue hache de guerre. Puis, avec un sourire mauvais, il leva son bouclier orné d’un corbeau et lança ses hommes. Mais cette fois, au lieu de tenter de nous repousser par la porte, il fit arrêter ses hommes à portée d’épée afin qu’ils tentent de crocher et tirer nos boucliers avec leurs longues haches. La situation devenait désespérée. La hache est une arme sournoise dans le mur de boucliers. Si elle ne parvient à abaisser un bouclier, elle peut le faire voler en éclats. Celle de Sigefrid s’abattit sur le mien et le fendit. Je ne pus que tenir, ne pouvant m’avancer au risque de briser notre mur, et si nous avancions tous, nos flancs seraient à découvert. Une lance me toucha à la cheville. Une autre hache s’abattit sur le bouclier. Tout au long de notre rang, les coups pleuvaient, les boucliers se brisaient et la mort menaçait. Je n’avais pas de hache, car je n’ai jamais prisé cette arme, même si je la sais meurtrière. Dard-de-Guêpe au poing, j’espérais que Sigefrid avancerait assez pour que je puisse lui percer le ventre avec Souffle-de-Serpent ; mais il restait à bonne distance et avec mon bouclier en lambeaux, il suffirait d’un autre coup pour que mon bras ne soit plus que charpie. Je risquai un pas en avant, assez brusque pour que le coup de Sigefrid ne fasse que me frôler l’épaule. Il dut baisser son bouclier pour faire tournoyer sa hache et je parvins à l’atteindre à l’épaule, mais Dard-de-Guêpe ne put percer sa maille. Il recula, para le coup suivant de son bouclier et abattit de nouveau sa hache. — Je te veux vivant, grimaça-t-il, les dents pourries et le regard dément. Pour que tu connaisses la mort que mérite celui qui a rompu son serment. — Je ne t’ai rien juré, répondis-je. — Tu mourras comme le parjure, mains et pieds cloués à une croix et tes cris ne cesseront que lorsque je m’en serai lassé. Et j’écorcherai ton cadavre, Uhtred le Traître, pour recouvrir mon bouclier de ta peau. Je pisserai dans ta gorge et danserai sur tes os. Il leva sa hache et le ciel s’écroula. Tout un pan de maçonnerie venait de tomber du rempart pour s’abattre sur les rangs de Sigefrid, dans un nuage de poussière et un concert de hurlements. Six guerriers étaient tombés, tous derrière Sigefrid qui se retourna, stupéfait. C’est alors qu’Osferth, le bâtard d’Alfred, sauta du haut de la porte. Il aurait dû se briser les chevilles avec un pareil saut, mais il s’en tira, atterrit parmi les pierres et les corps fracassés, poussa un cri de fille et abattit son épée sur le crâne de l’énorme Norse. La lame cogna le casque sans l’entamer, mais elle étourdit Sigefrid. J’avais avancé de deux pas et j’abattis mon bouclier sur le sien tout en enfonçant Dard-de-Guêpe dans sa cuisse. Elle perça la maille et je la tournai pour déchirer les chairs. Sigefrid tituba et ce fut Osferth, dont le visage n’était plus qu’un masque d’épouvante, qui porta son épée dans les reins du Viking. Osferth s’était pissé dessus de terreur, il ne savait plus où il était, l’ennemi fondait sur lui, mais il venait d’enfoncer sa lame avec la force du désespoir, assez pour percer la cape de fourrure, la maille et la chair. Le Norse poussa un hurlement de douleur. Finan, accouru à mon côté en dansant comme il le faisait toujours, feinta et égorgea un ennemi, puis cria à Osferth de nous rejoindre. Le fils d’Alfred était pétrifié de terreur. Sa dernière heure serait venue si je n’avais jeté ce qui restait de mon bouclier pour le tirer vers moi et le pousser dans le deuxième rang des nôtres. Puis, sans bouclier, j’attendis l’attaque. — Mon Dieu, je te remercie, Seigneur Dieu…, disait Osferth, pitoyable. Sigefrid gémissait, à genoux. Deux hommes le traînèrent à l’écart et je vis Erik contempler avec ébahissement son frère blessé. — Viens mourir ! lui criai-je. Il se contenta de me lancer un regard affligé, puis il hocha la tête, comme pour reconnaître que l’usage me forçait à le menacer, mais que cela n’en diminuait pas l’estime qu’il avait pour moi — Viens, viens connaître Souffle-de-Serpent ! le défiai-je. — Quand sera venu mon temps, seigneur Uhtred ! Il s’accroupit auprès de son frère, dont la blessure avait arrêté l’avance de leurs hommes. Ils hésitèrent suffisamment pour que je me retourne, et je vis que Steapa avait repoussé l’attaque venue de l’intérieur de la ville. — Que se passe-t-il sur le bastion ? demandai-je à Osferth. Il me fixa, hébété de terreur. — Merci, Seigneur Jésus…, bafouilla-t-il. — Réponds ! lui dis-je en lui donnant un coup de poing au ventre. — Rien, seigneur, finit-il par répondre. Les païens ne peuvent gagner le haut de l’escalier. Je me retournai vers l’ennemi. Pyrlig tenait le bastion, Steapa la rue : je n’avais plus qu’à tenir ici. Je touchai mon amulette, effleurai la garde de Souffle-de-Serpent et remerciai les dieux de m’avoir gardé en vie. — Donne-moi ton bouclier, dis-je à Osferth avant de l’enfiler pendant que l’ennemi reformait ses rangs. — As-tu vu les hommes d’Æthelred ? demandai-je à Osferth. — Æthelred ? — Mon cousin ! aboyai-je. L’as-tu vu ? — Oh oui, seigneur, il arrive, confirma-t-il comme si cela n’avait pas plus d’importance qu’une petite pluie sur l’horizon. — Il arrive ? — Oui, seigneur. Et c’est ainsi que la bataille se termina quasiment, car Æthelred n’avait pas renoncé à donner l’assaut à la ville. Il traversait la Fleot avec ses hommes pour prendre l’ennemi par le revers, le repoussant au nord vers une autre porte. Nous les poursuivîmes un moment. J’avais repris Souffle-de-Serpent, qui est meilleure en combat ouvert, et m’en pris à un Dane trop gros pour fuir assez vite. Constatant que les hommes d’Æthelred risquaient de prendre les miens pour l’ennemi, j’ordonnai à ces derniers de retourner à la porte de Ludd. L’arche était déserte, jonchée de corps ensanglantés et de boucliers brisés. Le soleil était haut dans le ciel, mais toujours jaune derrière les nuages qui le voilaient. Quelques-uns des hommes de Sigefrid périrent devant les remparts et la panique dans leurs rangs fut telle que certains furent même achevés à coups de houe. La plupart parvinrent à passer une autre porte pour se réfugier dans la vieille ville, où nous les prîmes en chasse. Ce fut une traque sauvage et hurlante. Les soldats de Sigefrid mirent du temps à comprendre leur défaite. Ils restèrent sur les remparts jusqu’au moment où ils virent leur dernière heure arriver, puis ils s’enfuirent dans les rues déjà encombrées par les habitants qui fuyaient. Ils coururent vers les quais et les bateaux. D’aucuns, dans leur folie, voulurent sauver leurs biens ; ce fut leur perte. Les cadavres jonchaient les caniveaux. Certaines maisons portaient une croix sur leur porte pour indiquer que leurs habitants étaient chrétiens, mais il en fallait plus pour arrêter un soldat si une jolie pucelle y demeurait. Un prêtre qui protégeait des femmes dans son église tenta d’arrêter la cohue en brandissant un crucifix, mais il fut abattu d’un coup de hache. Une vingtaine de Norses trouvèrent la mort dans le palais où ils gardaient le trésor amassé par Erik et Sigefrid, et leur sang ruissela sur les mosaïques romaines. C’est la fyrd qui fut la plus destructrice. Les soldats étaient disciplinés et restaient en rangs, et ce furent eux qui chassèrent les Norses de Lundene. Je restai dans la rue proche du rempart du fleuve et nous poussâmes les fugitifs comme des moutons qui fuient les loups. Le père Pyrlig agitait au-dessus de nous sa bannière à la croix accrochée à une lance pour que les soldats d’Æthelred sachent que nous étions alliés. Des cris et des hurlements s’élevaient de toute part. — Seigneur ! s’exclama Sihtric. Il avait remarqué qu’une troupe de Norses avait trouvé refuge sur le pont brisé. L’extrémité nord était gardée par un bastion romain auquel menait une arche. Le passage était barré par un mur de boucliers sur six rangs, disposé comme le nôtre à la porte de Ludd. — Non, dis-je alors que Steapa levait sa hache en grondant. — Faisons une défense de sanglier, grogna-t-il, et tuons ces gueux. Une défense de sanglier, c’était une formation d’hommes qui s’enfonçait comme un coin dans du bois. Mais ce mur-là était trop serré, et ses hommes trop désespérés. Ils combattraient jusqu’à la mort et nous perdrions des nôtres. — Restez là, ordonnai-je à mes hommes. Je confiai mon bouclier et mon casque à Sihtric et rengainai Souffle-de-Serpent. Pyrlig m’imita. — Tu n’es pas obligé de venir, lui dis-je. — Et pourquoi ne le ferais-je pas ? Il tendit sa bannière improvisée à Rypere et posa son bouclier ; comme j’étais heureux de sa compagnie, nous avançâmes tous les deux vers le pont. — Je suis Uhtred de Bebbanburg, annonçai-je. Et si vous souhaitez festoyer au banquet d’Odin ce soir, je suis disposé à vous y expédier. Derrière moi, la fumée et les cris continuaient de s’élever de la ville. Les neuf hommes du premier rang me fixèrent sans répondre. — Mais si vous voulez goûter plus longtemps aux joies de ce monde, continuai-je, répondez. — Nous servons notre jarl, dit finalement l’un d’eux. — Et c’est… ? — Sigefrid Thurgilson. — Qui s’est bien battu. Je l’avais couvert d’insultes peu auparavant, mais il était temps de se radoucir. De permettre à l’ennemi de se rendre et de sauver la vie de mes hommes. — Le jarl Sigefrid est-il encore en vie ? m’enquis-je. — Oui, répondit sèchement l’homme en désignant l’arrière du pont. — Alors dis-lui qu’Uhtred de Bebbanburg souhaite lui parler, pour décider s’il vivra encore ou non. Ce n’était pas à moi d’en décider. Les Nornes avaient déjà fait leur choix, et je n’étais que leur instrument. L’homme qui m’avait parlé transmit le message et j’attendis. Pyrlig priait, mais j’ignore s’il demandait merci pour ceux qui hurlaient derrière nous ou la mort pour ceux qui nous faisaient face. Puis le mur de boucliers s’écarta pour nous laisser passer. — Le jarl Erik accepte de te parler, m’annonça l’homme. Pyrlig et moi allâmes à la rencontre de l’ennemi. 6 — Mon frère dit que je devrais te tuer, me déclara Erik en guise de salut. Le cadet des frères Thurgilson m’attendait sur le pont et il n’y avait sur son visage rien de la menace de ses paroles. Il était calme et semblait ne pas s’inquiéter de sa périlleuse situation. Hormis une entaille au bas de sa cotte, il était indemne. Sigefrid, en revanche, était affreusement blessé. Je l’aperçus plus loin sur la route, gisant sur sa cape en peau d’ours, convulsé de douleur pendant que deux hommes le soignaient. — Ton frère, dis-je sans quitter Sigefrid du regard, pense que la mort est la réponse à tout. — Alors il est comme toi à cet égard, répondit Erik avec un faible sourire, si tu es ce que l’on dit de toi. — Et que dit-on ? m’enquis-je, curieux. — Que tu occis comme un Norse, répondit-il en contemplant les navires danes et norses qui avaient réussi à fuir les quais où le combat faisait encore rage. Parfois, je songe, continua-t-il tristement, que la mort est le véritable sens de la vie. Nous l’adorons, nous la donnons et nous croyons qu’elle mène à la joie. — Je n’adore pas la mort. — Les chrétiens, si, fit Erik en lorgnant Pyrlig qui portait sa croix sur sa poitrine. — Non, répondit celui-ci. — Alors, pourquoi l’image d’un mort ? — Notre Seigneur Jésus-Christ est revenu d’entre les morts, répondit Pyrlig avec véhémence. Il a vaincu la mort ! Il est mort pour nous donner la vie et a regagné sa vie en mourant. La mort, seigneur, n’est qu’une porte ouverte sur un autre monde. — Alors pourquoi la craignons-nous ? demanda Erik sans vraiment attendre de réponse. Il contempla de nouveau la rivière où un navire échoué commençait à sombrer. La Temse charriait des cadavres, tandis que sur les rives boueuses les fugitifs étaient mis en pièces par les troupes et les archers saxons. La mort régnait, en ce matin. Les rues empestaient le sang sous un ciel jaune et rempli de suie. — Nous te faisions confiance, seigneur Uhtred, continua-t-il. Tu devais nous amener Ragnar, devenir roi de Mercie et nous offrir toute la terre d’Anglie. — Bjorn le Mort avait menti. — J’avais dit qu’il ne fallait pas essayer de te duper, dit-il d’un ton grave en se retournant. Mais le comte Haesten a insisté. Mais toi aussi, tu t’es joué de nous, seigneur Uhtred, car je crois que tu savais que cet homme n’était pas un prêtre mais un guerrier. — Il est les deux. — Tu as menti et nous aussi, mais nous aurions cependant pu prendre le Wessex ensemble. Et à présent ? À présent, j’ignore si mon frère survivra. — Je prierai pour lui, dit Pyrlig. — Oui, répondit simplement Erik. Fais. — Et que dois-je faire ? demandai-je. — Toi ? s’étonna Erik. — Dois-je te laisser la vie, Erik Thurgilson ? Ou te tuer ? — Tu t’apercevras que nous sommes difficiles à tuer. — Je te tuerai si je le dois. Telle était la véritable négociation, dans ces deux phrases. En vérité, Erik et ses hommes étaient pris au piège et condamnés, mais les tuer nous aurait obligés à démanteler un redoutable mur de boucliers et à abattre des hommes désespérés dont l’unique désir serait de nous entraîner dans la mort avec eux. Je perdrais vingt des miens et j’aurais autant de blessés. Je ne voulais pas payer ce prix et Erik le savait, tout comme il savait que je le paierais s’il n’était pas raisonnable. — Haesten est là ? demandai-je. — Non, je l’ai vu partir, dit Erik en montrant l’aval du fleuve. — Dommage, car il a rompu son serment envers moi. S’il avait été là, je vous aurais laissé la vie sauve à tous en échange de la sienne. Erik me dévisagea un instant, se demandant si je disais la vérité. — Alors tue-moi à sa place, dit-il enfin. Et laisse aller les autres. — Tu n’as rompu aucun serment envers moi ; tu ne me dois pas ta vie. — Je veux que mes hommes vivent, dit Erik en s’animant soudain. Et ma vie ne vaut guère auprès de la leur. Je paierai, seigneur Uhtred, en échange de leurs vies et du Maître-des-Vagues. — Le prix est-il juste, mon père ? demandai-je à Pyrlig. — Qui peut décider de la valeur d’une vie ? répondit-il. — Je le puis, répondis-je. Voici ce qu’il en est, continuai-je pour Erik. Tu laisseras sur ce pont armes, boucliers, cottes de mailles et casques. Ainsi que vos bracelets, chaînes, broches, pièces et boucles de ceinture. Tout ce qui est de valeur, Erik Thurgilson, et vous pourrez prendre le navire que je déciderai de vous donner. — Celui que tu choisiras. — Oui. — J’ai construit le Maître-des-Vagues pour mon frère, dit-il avec un sourire triste. J’ai trouvé sa quille dans la forêt. C’était un chêne au tronc droit comme une rame, que j’ai moi-même abattu. Il nous a fallu onze autres chênes, seigneur Uhtred, pour les bordages, la coque et la charpente. Je l’ai calfaté avec les poils de sept ours que j’ai tués de ma lance et j’ai façonné les clous dans ma forge. Ma mère a cousu la voile, j’ai tressé les cordages et je l’ai consacrée à Thor en sacrifiant un cheval que j’adorais et en répandant son sang sur la coque. Il nous a portés, mon frère et moi, dans les tempêtes, les brouillards et les glaces. Il est magnifique. J’aime ce navire. — Tu l’aimes plus que ta vie ? — Non, dit-il après un temps de réflexion. — Alors ce sera le navire de mon choix, m’entêtai-je. Et cela aurait pu être la fin de la négociation si Æthelred n’était pas arrivé à son tour sur le pont en exigeant qu’on le laisse passer. Erik me jeta un regard interrogateur. — C’est lui qui commande ici, dis-je. — Il me faudra alors sa permission pour partir ? — Oui. Erik ordonna qu’on laisse passer Æthelred, qui s’avança sur le pont avec son habituelle outrecuidance, seulement accompagné d’Aldhelm, le commandant de sa garde. Il ignora Erik et me toisa. — Tu imagines pouvoir négocier pour moi ? — Non. — Alors que fais-tu ici ? — Je négocie pour moi-même. Voici le comte Erik Thurgilson, dis-je en anglois. Et voici l’ealdorman de Mercie, le seigneur Æthelred, poursuivis-je en danois. Erik s’inclina légèrement, mais en pure perte. Æthelred balaya le pont du regard et compta les hommes qui s’y étaient réfugiés. — Ils sont peu, dit-il. Qu’ils meurent tous. — Je leur ai déjà proposé la vie sauve, répondis-je. — Nous avions ordre de capturer Sigefrid, Erik et Haesten, et de les livrer au roi Æthelstan. Je vis Erik écarquiller les yeux. Apparemment, il savait l’anglois. — Désobéirais-tu à mon beau-père ? me défia-t-il, comme je ne répondais pas. — Tu peux les combattre ici si tu le désires, répondis-je en me contenant. Et tu perdras bien des hommes de valeur. Trop. Tu peux les acculer ici, mais à l’étale un navire viendra les sauver. Tu peux aussi débarrasser Lundene de leur présence, et c’est ce que j’ai décidé. Aldhelm ricana à ces mots, sous-entendant que j’avais choisi la solution des couards. Je le défiai du regard, mais il ne se détourna pas. — Tue-les, seigneur, dit-il à Æthelred sans me quitter des yeux. — Si tu désires les affronter, c’est ton droit, mais je n’y aurai point part. Un instant, je vis qu’Æthelred et Aldhelm étaient tentés de m’accuser de lâcheté. Mais devant mon expression, ils se ravisèrent. — Tu as toujours adoré les païens, ricana Æthelred. — Je les aime tant, répliquai-je en désignant la chaussée de planches brisée du pont, que j’ai fait passer deux navires par la brèche pendant la nuit. Que j’ai pénétré dans la ville avec mes hommes, mon cousin, que je me suis emparé de la porte de Ludd et que j’ai dû y mener un combat comme jamais je ne désire en connaître à nouveau, et que j’y ai tué maints païens pour ton compte. Oui, je les adore. Æthelred considéra la brèche, où l’eau s’engouffrait en bouillonnant avec une telle force que la chaussée tremblait et que l’air était rempli de son grondement. — Ton ordre n’était nullement de venir par navire, s’indigna-t-il, redoutant visiblement que mon action le prive de la gloire dont il espérait se draper comme vainqueur de Lundene. — J’avais ordre de m’emparer de la ville, et la voici ! rétorquai-je en désignant la fumée qui flottait au-dessus du tumulte de cris. Voici ton présent de noces, me moquai-je en m’inclinant. — Et non seulement la cité, mais tout ce qu’elle recèle, seigneur Æthelred, ajouta Aldhelm. — Tout ? interrogea. Æthelred, qui n’en croyait pas sa bonne fortune. — Tout, répéta Aldhelm avec une expression cupide. — Et si tu dois en remercier quelqu’un, ajoutai-je aigrement, que ce soit ton épouse. Æthelred se retourna brusquement et me fixa en ouvrant de grands yeux, incrédule et furieux, comme si je venais de le frapper. — Mon épouse ? finit-il par demander. — N’eût été Æthelflæd, expliquai-je, nous n’aurions pu prendre la ville. Elle m’a donné des hommes la nuit dernière. — Tu l’as vue la nuit dernière ? s’étonna-t-il. — Bien sûr ! répondis-je en me demandant s’il était idiot. Nous sommes retournés à l’île pour embarquer sur les navires ! Elle était là et a enjoint à tes hommes de se joindre à nous. — Et elle a fait prêter serment au seigneur Uhtred, ajouta Pyrlig, de défendre ta Mercie, seigneur Æthelred. Æthelred l’ignora. Il posait sur moi des yeux chargés de haine. — Tu es monté sur mon navire et tu as vu mon épouse ? articula-t-il en s’étranglant de fureur. — Elle est descendue à terre avec le père Pyrlig. Je ne faisais que relater les faits en espérant qu’Æthelred admirerait son épouse pour son initiative, mais à peine eus-je parlé que je compris que j’avais commis une erreur. Je crus un instant qu’Æthelred allait me frapper, tant son visage était déformé par la rage ; mais il se contint, tourna les talons et s’éloigna à grandes enjambées. Aldhelm courut derrière lui et parvint à conférer avec lui. Je vis mon cousin répondre d’un geste méprisant, puis Aldhelm se retourna vers moi. — Tu feras ce que tu estimes le mieux, cria-t-il avant de suivre son maître jusqu’à l’arche, où le mur de boucliers s’écarta de nouveau pour leur livrer passage. — C’est ce que je fais toujours, répondis-je pour moi-même. — Quoi donc ? questionna Pyrlig. — Ce que j’estime le mieux. Quelle mouche l’a piqué ? — Il n’aime pas que d’autres hommes parlent à son épouse, expliqua le Gallois. Je l’ai remarqué quand j’étais sur le navire avec eux. Il est jaloux. — Mais je connais Æthelflæd depuis toujours ! m’exclamai-je. — Il craint que tu ne la connaisses que trop bien et cela le rend fou. — C’est idiot ! — C’est de la jalousie, et toute jalousie est stupide. Erik, qui avait assisté à la scène, était tout aussi perplexe que moi. — C’est ton chef ? me demanda-t-il. — C’est mon cousin, répondis-je avec mépris. — Et c’est ton chef ? — Le seigneur Æthelred commande, expliqua Pyrlig, et le seigneur Uhtred désobéit. Cela fit sourire Erik. — Eh bien, seigneur Uhtred, avons-nous conclu accord ? interrogea-t-il dans un anglois à peine hésitant. — Tu parles fort bien cette langue, lui dis-je, surpris. — Une esclave saxonne me l’a enseignée. — J’espère qu’elle était belle. Et nous avons conclu accord, en effet, mais j’en change un terme. Erik se raidit, mais resta courtois. — Un terme ? demanda-t-il prudemment. — Tu peux prendre le Maître-des-Vagues, dis-je. Je crus qu’il allait m’embrasser. Il resta un instant incrédule mais, voyant que j’étais sincère, il me fit un grand sourire. — Seigneur Uhtred…, commença-t-il. — Prends-le, coupai-je. Prends-le et va ! C’étaient les paroles d’Aldhelm qui m’avaient fait changer d’avis. Il avait raison : tout dans cette ville appartenait désormais à la Mercie, dont Æthelred était maintenant le maître. Je connaissais son goût pour les belles choses, et s’il avait découvert que je voulais le navire pour moi, il n’aurait pas manqué de me le prendre. Et en rendant le Maître-des-Vagues aux frères Thurgilson, je le soustrayais à sa cupidité. On transporta Sigefrid sur son navire. Les Norses, dépouillés de leurs armes et de leurs biens les plus précieux, montèrent sur le Maître-des-Vagues escortés par mes soldats. Il fallut longtemps, mais quand ils furent tous à bord et s’éloignèrent du quai, je les regardai ramer vers les brumes qui flottaient sur l’estuaire. Et quelque part en Wessex, le premier coucou chanta. J’écrivis une lettre à Alfred. J’ai toujours détesté écrire, et cela fait des années que je n’ai usé d’une plume. Ce sont désormais les prêtres de mon épouse qui rédigent les lettres pour moi ; cependant, ils savent que je sais lire et prennent garde de bien écrire ce que je leur dicte. Mais la nuit de la prise de Lundene, j’écrivis de ma propre main : « Lundene est tienne, seigneur, et j’y demeure pour en rebâtir les murailles. » Ces quelques mots suffirent à épuiser ma patience. La plume éclaboussait le parchemin inégal, et l’encre, que j’avais trouvée dans un coffre de bois contenant le butin du pillage d’un monastère, laissa des taches sur toute la page. — Va mander le père Pyrlig et Osferth, dis-je à Sihtric. — Seigneur… — Je sais, m’impatientai-je. Tu veux épouser ta catin. Mais va d’abord les chercher. Ta catin attendra. Pyrlig arriva peu après et je lui montrai la lettre. — Je veux que tu ailles trouver Alfred et lui donnes cela, et que tu lui narres ce que nous avons fait ici. Pyrlig lut le message et je surpris sur son visage un petit sourire qui disparut aussitôt pour que je ne prenne pas ombrage de son opinion sur mon écriture. Il ne fit point de remarque, mais considéra avec surprise Sihtric qui amenait Osferth. — Je renvoie le frère Osferth avec toi, expliquai-je. Osferth se raidit : il détestait qu’on l’appelle frère. — Je veux rester ici, seigneur. — Le roi te veut à Wintanceaster, répondis-je d’un ton désinvolte, et nous obéissons au roi. Je repris la lettre à Pyrlig et ajoutai laborieusement une phrase : « Sigefrid a été vaincu par Osferth, qui aimerait que je le garde auprès de moi comme soldat. » Pourquoi écrivis-je cela ? Je n’aimais pas plus Osferth que je n’aimais son père, mais il avait sauté du bastion et fait preuve de courage. Imprudent, peut-être, mais courage tout de même. Et n’eût été cela, Lundene serait peut-être encore dane ou norse à ce jour. Osferth avait mérité sa place dans le mur de boucliers, même s’il n’aurait guère espoir d’y survivre. — Le père Pyrlig, dis-je à Osferth, fera au roi récit de tes actions de ce jour, et cette lettre demande que tu reviennes auprès de moi. Mais tu dois laisser Alfred en décider. — Il refusera, répondit Osferth d’un ton boudeur. — Le père Pyrlig l’en persuadera. Le Gallois haussa un sourcil interrogateur et je lui confirmai d’un signe de tête que j’étais sincère. Je confiai la lettre à Sihtric, qui plia le parchemin et le scella à la cire. Puis j’y appuyai mon insigne à tête de loup et confiai la lettre à Pyrlig : — Raconte à Alfred la vérité sur cette bataille, car mon cousin lui en fera un récit bien différent. Et fais diligence ! — Tu veux que nous atteignions le roi avant l’arrivée du messager d’Æthelred ? sourit Pyrlig. — Oui. J’avais appris la leçon par le passé : les premières nouvelles sont souvent la version que l’on croit. Je ne doutais pas qu’Æthelred enverrait à son beau-père un message triomphant où notre rôle dans la bataille serait réduit à rien. Le père Pyrlig ferait en sorte qu’Alfred entende la vérité. Mais qu’Alfred le croie, c’était une autre affaire. Pyrlig et Osferth partirent avant l’aube sur deux des nombreux chevaux que nous avions pris à Lundene. Je fis le tour des murailles alors que l’aube se levait et notai ce qui devait être réparé. Mes hommes montaient la garde. La plupart étaient de la fyrd du Berrocscire, qui avait combattu sous Æthelred la veille, et la joie d’une victoire apparemment facile ne les avait pas quittés. Quelques-uns des hommes d’Æthelred étaient aussi postés sur les remparts, mais la plupart se remettaient de leurs beuveries d’ale et d’hydromel de la veille. À l’une des portes nord, qui donnait sur les collines voilées de brume, je retrouvai Egbert, le vieux soldat qui avait cédé aux exigences d’Æthelflæd et m’avait donné ses meilleurs hommes. Je le récompensai d’un bracelet d’argent pris sur un cadavre. Ils étaient nombreux à attendre d’être enterrés, et corbeaux et milans se régalaient. — Je te remercie, lui dis-je. — J’aurais dû te faire confiance, répondit-il gauchement. — Tu l’as pourtant fait. — À cause d’elle, oui. — Æthelflæd est encore là ? — Oui, sur l’île. — Je pensais que tu la gardais. — Le seigneur Æthelred m’a fait remplacer hier soir. Je remarquai qu’il ne portait plus la chaîne d’argent, insigne de sa charge. Il haussa les épaules comme s’il ne comprenait pas la décision : — J’ai reçu ordre de venir ici, mais quand je suis arrivé il n’a pas voulu me recevoir. Il était malade. — Gravement, j’espère ? Un demi-sourire passa fugitivement sur ses lèvres. — Il vomissait, m’a-t-on dit. Ce n’était probablement rien. Mon cousin s’était attribué le palais au sommet de la colline de Lundene tandis que je logeais dans la maison romaine au bord du fleuve. J’ai toujours aimé les demeures romaines, car leurs murs savent protéger du vent, de la pluie et de la neige. Elle était vaste. On y entrait par une arche donnant de la rue sur une cour entourée d’une colonnade. Sur trois côtés se trouvaient de petites pièces qui devaient servir de greniers ou de logements pour les serviteurs. L’une, la cuisine, possédait un four à pain en brique, si grand que l’on aurait pu y cuire d’un coup une fournée suffisante pour nourrir trois équipages. Le quatrième côté menait à six pièces, dont deux assez vastes pour accueillir toute ma garde personnelle. Derrière s’étendait une terrasse dallée donnant sur le fleuve et agréable le soir, malgré l’odeur pestilentielle de la Temse en basses eaux. J’aurais pu rentrer à Coccham mais je restai, tout comme les hommes de la fyrd de Berrocscire, qui étaient désolés parce que c’était le printemps et qu’il y avait à faire à la ferme. Je les gardais à Lundene pour renforcer les murs de la cité. Je serais rentré si j’avais été sûr qu’Æthelred s’en charge, mais il semblait ne pas remarquer les faiblesses des défenses. Sigefrid les avait réparées par endroits ainsi que les portes, mais il restait beaucoup à faire. L’antique maçonnerie s’effritait et s’était même écroulée parfois dans les fossés, et mes hommes coupèrent des arbres pour édifier des palissades. Puis nous curâmes le fossé de la boue et y plantâmes des pieux pointus pour accueillir les éventuels assaillants. Alfred fit ordonner que toute la vieille cité soit rebâtie. Les bâtiments romains en bon état devaient être conservés, mais les ruines abattues et remplacées par des constructions de bois et de chaume ; or nous n’avions ni les hommes ni les fonds pour cela. Alfred s’était imaginé que les Saxons de la ville nouvelle, non fortifiée, viendraient s’installer derrière les remparts de l’ancienne Lundene ; mais ils craignaient toujours les fantômes des Romains et refusèrent de quitter leurs foyers. Les hommes de la fyrd avaient tout aussi peur, mais plus encore de moi ; ils restèrent donc à travailler. Æthelred ne remarqua rien de mon travail. Son mal avait dû lui passer, car il était fort occupé à chasser. Chaque jour, il partait à cheval dans les collines poursuivre le cerf. Il n’emmenait jamais moins de quarante hommes, car il y avait risque que quelque bande de Danes vienne marauder près de Lundene. Ces bandes étaient nombreuses, mais le destin ne voulut pas que l’une d’entre elles attaque Æthelred. Chaque jour, je voyais sur les collines des guetteurs à cheval nous épier avant d’aller faire, sans nul doute, leur rapport à Sigefrid. Je reçus des nouvelles de lui. On m’apprit qu’il était en vie mais que sa blessure l’affligeait tant qu’il ne pouvait ni marcher ni se lever. Il avait trouvé refuge avec son frère et Haesten à Beamfleot, d’où ils envoyaient des expéditions à l’estuaire de la Temse. Les navires saxons n’osaient pas faire voile vers la Franquie, car les Norses étaient d’humeur vengeresse après leur défaite de Lundene. Un navire dane à proue de dragon s’aventura même sur la Temse pour nous narguer depuis le pont brisé. L’équipage mit à mort un par un des captifs saxons sous nos yeux. J’envoyai Finan et une dizaine d’hommes sur le pont avec un pot à feu pour tirer des flèches enflammées sur les intrus. Tous les navigateurs redoutent le feu, et les flèches, qui les manquèrent pour la plupart, les convainquirent cependant de s’éloigner hors de portée. Ils y restèrent en continuant leurs exécutions. Ils ne partirent que lorsque j’eus rassemblé un équipage sur l’un des bateaux que nous leur avions pris. D’autres navires de Beamfleot traversaient le large estuaire pour débarquer des hommes en Wessex. Cette région avait autrefois été le royaume de Cent, avant sa conquête par les Saxons, et bien que les habitants fussent saxons ils parlaient avec un curieux accent. La contrée avait toujours été sauvage, tournée vers l’autre côté de la mer et victime des expéditions des Vikings. À présent, les hommes de Sigefrid y débarquaient et pillaient loin dans les terres, prenant esclaves et incendiant villages. Un messager nous vint de Swithwulf, évêque de Hrofeceaster, pour demander de l’aide. — Les païens étaient à Contwaraburg, m’annonça tristement le jeune prêtre. — Ont-ils tué l’archevêque ? m’enquis-je. — Il n’était pas là, seigneur, Dieu merci, dit-il en se signant. Les païens étaient partout et personne n’est à l’abri. L’évêque Swithwulf demande ton aide. Je ne pouvais pas. J’avais besoin de mes hommes pour garder Lundene, et aussi pour protéger ma famille, car une semaine après la chute de Lundene, Gisela, Stiorra et une demi-douzaine de servantes étaient arrivées. J’avais envoyé Finan et trente hommes les escorter sur le fleuve, et la maison de la Temse se réchauffait des rires des femmes. — Tu aurais pu nettoyer, me gronda Gisela. — Je l’ai fait ! — Et qu’est cela ? fit-elle en désignant un plafond. — Des toiles d’araignées qui soutiennent les poutres. Elles furent balayées, et les feux allumés dans la cuisine. Dans la cour, à l’angle d’un auvent, se trouvait une vieille urne en pierre débordant d’ordures. Gisela la vida puis, avec deux servantes, la récura et découvrit le marbre blanc ciselé de délicates femmes qui gambadaient en jouant du luth. Gisela adorait ces sculptures. Elle les effleurait du doigt, et elle et ses femmes tentèrent de copier leurs coiffures. Elle adorait la maison et souffrait même la puanteur du fleuve pour s’asseoir sur la terrasse le soir et contempler les eaux. — Il la bat, me dit-elle un soir. (Je compris de qui elle parlait et ne répondis rien.) Elle a des bleus, elle est grosse d’enfant et il la bat. — Elle est… ? — Æthelflæd attend un enfant. Presque tous les jours, Gisela allait au palais voir Æthelflæd, qui n’avait pas le droit de nous rendre visite. Je fus surpris d’apprendre cette nouvelle. Sans doute voyais-je encore Æthelflæd comme une enfant. — Et il la frappe ? — Parce qu’il croit qu’elle aime d’autres hommes. — Est-ce vrai ? — Bien sûr que non, mais il le craint, dit-elle en ramassant la laine qu’elle filait. Il croit qu’elle t’aime. Je repensai à la soudaine fureur d’Æthelred sur le pont. — Il est fou. — Non, il est jaloux. Et je sais qu’il n’a aucune raison de l’être. C’est une curieuse façon de montrer son amour, n’est-ce pas ? Æthelflæd était arrivée à Lundene le lendemain de sa prise. Elle avait remonté la rivière jusqu’à la ville saxonne, puis un char à bœufs lui avait fait traverser la Fleot jusqu’au nouveau palais de son époux. Sur la route, les hommes agitaient des rameaux et un prêtre devançait le char suivi d’un chœur de jeunes filles couronnées de fleurs tout comme les bœufs. Æthelflæd se cramponnait dans les chaos, mais elle m’avait adressé un petit sourire au passage malgré son inconfort. Son arrivée avait été fêtée par un banquet au palais. Je suis sûr qu’Æthelred ne voulait pas m’y convier ; mais mon rang ne lui laissait pas le choix, et j’avais été invité à contrecœur peu avant la fête. Le banquet n’avait rien d’exceptionnel, bien que l’ale coulât à flots. Une dizaine de prêtres partageaient la haute table avec le couple et l’on me donna un escabeau placé au bout. Æthelred me foudroyait du regard, les prêtres m’ignoraient ; je partis tôt, prétextant une ronde à faire. Mon cousin m’avait paru pâle ce soir-là, mais il sortait seulement de sa crise de vomissements. Je m’étais enquis de sa santé, mais il avait balayé ma question comme de peu d’intérêt. Gisela et Æthelflæd devinrent amies à Lundene. Je réparais les murs et Æthelred chassait pendant que ses hommes pillaient la ville pour meubler son palais. Un jour, rentrant chez moi, j’en trouvai six dans ma cour, dont Egbert. — Que voulez-vous ? leur demandai-je. Cinq portaient mailles et épées, et le sixième un beau justaucorps brodé de chiens poursuivant un cerf ainsi qu’une chaîne, insigne de son rang élevé. C’était Aldhelm, ami de mon cousin et commandant de sa garde. — Cela, répondit-il en désignant l’urne nettoyée par Gisela et qui ne servait qu’à recueillir l’eau de pluie, propre et savoureuse, chose rare en cette cité. — Deux cents chelins d’argent et elle est tienne. Il ricana devant ce prix excessif. Les quatre jeunes soldats avaient réussi à renverser l’urne et à la vider, et tentaient de la redresser. — Je leur ai dit qu’ils pouvaient la prendre, sourit Gisela en sortant de la maison. — Le seigneur Æthelred la désire, insista Aldhelm. — Ton nom est seulement Aldhelm tout court, répondis-je. Et moi je suis Uhtred, seigneur de Bebbanburg. Tu m’appelleras donc « seigneur ». — Il n’en fera rien, dit suavement Gisela, il m’a traitée de catin piaillante. Mes quatre hommes se campèrent derrière moi, la main sur la garde de leur épée. Je leur fis signe de reculer et défis ma ceinture. — Tu as traité mon épouse de catin ? demandai-je à Aldhelm. — Mon seigneur exige cette sculpture, dit-il. — Tu feras des excuses à mon épouse, puis à moi, dis-je en déposant ma ceinture et mes deux épées sur les dalles. — Laissez-la sur le flanc et faites-la rouler, dit-il à ses hommes en me tournant le dos. — Je t’ai demandé deux excuses, dis-je. Il dut entendre la menace, car il se retourna, inquiet. — Cette maison, expliqua-t-il, appartient au seigneur Æthelred. Tu n’y habites qu’avec sa gracieuse permission. (Il s’inquiéta plus encore en me voyant avancer.) Egbert ! Egbert se contenta d’arrêter ses hommes de la main, sachant que si la moindre lame était tirée une bagarre s’ensuivrait. Il eut le bon sens d’éviter ce massacre, mais Aldhelm ne l’eut pas. — Gueux impertinent ! me dit-il en sortant un couteau et en le brandissant. Je lui brisai la mâchoire, le nez, les deux mains et peut-être quelques côtes avant qu’Egbert me retienne. Quand Aldhelm fit ses excuses à Gisela, ce fut en crachant ses dents dans un filet de sang, et l’urne resta dans notre cour. Je donnai aux filles de cuisine son couteau, sans doute parfait pour couper les oignons. Et le lendemain, Alfred arriva. Son navire accosta à un quai en amont du pont. L’Haligast attendit qu’un navire marchand s’en aille pour toucher quai, mené par ses efficaces rameurs. Alfred, accompagné d’une vingtaine de prêtres et moines et escorté de six hommes, débarqua sans se faire annoncer, enjamba un ivrogne et passa par la petite porte du mur menant dans la cour d’un marchand. J’appris qu’il était allé au palais. Æthelred ne s’y trouvait pas, étant à la chasse, mais le roi se rendit dans la chambre de sa fille et y resta longtemps. Ensuite, il redescendit la colline et, toujours en compagnie de ses clercs, vint à notre demeure. J’étais parti surveiller les réparations des murailles, mais Gisela, avertie de sa présence et se doutant qu’il viendrait, avait préparé un repas de pain, fromage, bouillie de lentilles et ale. Elle ne lui proposa point de viande, car Alfred n’en aurait pas mangé. Son estomac était délicat et ses boyaux qui le faisaient constamment souffrir l’avaient convaincu que la viande était une abomination. Gisela avait mandé une servante m’avertir de l’arrivée royale, et je rentrai chez moi dans une cour envahie de frocs noirs, dont le père Pyrlig et Osferth qui me lança un regard aigre, comme si j’étais responsable de son retour dans le sein de l’Église. — Æthelred n’a rien dit de toi dans son rapport au roi, me murmura Pyrlig en m’étreignant. — Nous n’étions pas là quand la ville est tombée ? — Selon ton cousin, non, gloussa Pyrlig. Mais j’ai dit la vérité à Alfred. Va, il t’attend. Alfred était assis sur un siège en bois sur la terrasse, ses gardes alignés contre le mur. Je m’arrêtai à la porte, surpris de voir une expression animée sur son visage habituellement pâle et solennel. Gisela, auprès de lui, écoutait le roi qui lui parlait, penché vers elle. Je restai à contempler ce spectacle des plus rares : Alfred heureux. Il appuya ses paroles en tapotant de l’index sur le genou de mon épouse. Le geste n’avait rien d’indécent, mais il lui ressemblait peu. Mais peut-être que cela lui ressemblait, finalement. Alfred avait été un grand séducteur avant d’être pris au piège de la foi chrétienne et Osferth était l’un des résultats de ses débauches de jeunesse. Alfred aimait les jolies femmes, et il était évident que Gisela lui plaisait. J’entendis soudain rire mon épouse et Alfred, flatté de son amusement, sourit timidement. Il semblait ne pas se froisser qu’elle ne soit point chrétienne et porte au cou une amulette païenne : il était simplement heureux de sa compagnie et je fus tenté de les laisser seuls. Je ne l’avais jamais vu heureux en compagnie d’Ælswith, sa glapissante fouine d’épouse. Il m’aperçut soudain. Son expression changea aussitôt. Il se raidit, se redressa et à contrecœur me fit signe d’avancer. Je pris un tabouret et entendis le chuintement des épées qu’on dégaine. Alfred fit signe à ses hommes, sachant que je ne risquais point de l’attaquer en usant d’un tabouret de traite. Je confiai mes épées à l’un d’eux en signe de respect et m’approchai. — Seigneur Uhtred, me salua-t-il d’une voix glaciale. — Bienvenue dans notre demeure, seigneur, dis-je en m’inclinant avant de m’asseoir, dos au fleuve. Il resta un moment sans parler. Il portait une cape brune étroitement ramenée sur lui, une croix d’argent au cou, et un mince cercle de bronze couronnait ses cheveux rares. J’en fus surpris, car il arborait rarement les signes de sa royauté, les jugeant vains, mais il avait dû décider que Lundene avait besoin de voir un roi. Il dut sentir ma surprise, car il l’ôta. — J’espérais, dit-il, que les Saxons de la nouvelle ville abandonneraient leurs maisons et viendraient vivre ici. Ils seraient protégés par les remparts ! Pourquoi n’en font-ils rien ? — Ils redoutent les fantômes, seigneur. — Et pas toi ? — Si, répondis-je après réflexion. — Mais tu demeures ici. — Nous nous attirons leurs bonnes grâces, expliqua Gisela. Devant son regard surpris, elle déclara que nous laissions des offrandes dans la cour. — Il serait mieux que nos prêtres exorcisent les rues, dit Alfred. Prière et eau bénite chassent les fantômes ! — Je peux aussi prendre trois cents hommes qui brûleront la vieille ville. Ils n’auront d’autre choix que de s’établir ici. Un petit sourire éclaira fugitivement son visage. — Il est difficile de forcer l’obéissance, dit-il, sans nourrir la rancune. Je songe parfois que je n’ai de véritable autorité que sur ma famille, et je n’en suis même pas certain ! Si je te lâche dans la nouvelle ville avec une épée et une lance, seigneur Uhtred, on te haïra. Lundene doit obéir, aussi être un bastion de Saxons chrétiens ; et s’ils nous détestent, ils accueilleront avec bienveillance le retour des Danes qui les laissaient en paix. Nous devons les laisser en paix, mais ne leur construis point de palissade. Qu’ils viennent ici de leur plein gré. Maintenant, pardonne-moi, dit-il à Gisela, mais nous devons parler de choses plus sombres. Sur un signe d’Alfred, un garde ouvrit la porte de la terrasse. Le père Beocca apparut, accompagné d’un prêtre au visage renfrogné du nom d’Erkenwald. Il me détestait. Il avait naguère tenté de me faire tuer en m’accusant de piraterie, ce qui était vrai, mais j’avais échappé à ses griffes. Il me jeta un regard mauvais tandis que Beocca s’inclinait solennellement. — Dis-moi, demanda Alfred, ce que font maintenant Erik, Sigefrid et Haesten… — Ils sont à Beamfleot, seigneur, et renforcent leur campement. Ils ont trente-deux navires et assez d’hommes pour les équiper. — Tu as vu l’endroit ? questionna Erkenwald. Les deux prêtres, je le savais, avaient été mandés comme témoins de notre conversation. Alfred, toujours prudent, aimait à avoir des traces écrites ou mémorisées de toutes les discussions de ce genre. — Non, répondis-je. — Tes espions, alors ? s’enquit Alfred. — Oui, seigneur. — Les navires peuvent-ils être brûlés ? demanda-t-il après réflexion. — Non. Ils sont dans une crique, seigneur. — Ils doivent être détruits ! Ils ont pillé Contwaraburg ! — Je l’ai appris, seigneur. — Ils ont incendié l’église, s’indigna-t-il, et tout volé. Évangiles, croix et même reliques ! L’église possédait une feuille du figuier que Notre Seigneur Jésus a touchée ! Je l’ai touchée moi-même et en ai éprouvé la puissance. Et tout est aux mains des impies. On l’aurait cru près de pleurer. Je ne répondis pas. Beocca avait commencé à écrire. Le père Erkenwald lui tenait l’encrier d’un air dégoûté, comme si cette corvée était indigne de lui. — Trente-deux navires, dis-tu ? reprit Beocca. — Aux dernières nouvelles. — On peut pénétrer dans les criques, remarqua Alfred. — Celle de Beamfleot est sèche au jusant, seigneur, expliquai-je, et pour atteindre les navires, il faut passer par le camp, qui est sur une colline au-dessus. Aux dernières nouvelles, seigneur, un navire est ancré en permanence en travers du chenal. Nous pourrions le détruire et passer, mais il faudrait un millier d’hommes pour cela et tu en perdrais au moins deux cents. — Un millier ? répéta-t-il, sceptique. — Sigefrid a deux mille hommes. — Il est en vie ? — Tout juste. Je l’avais appris d’Ulf, le marchand dane qui aimait tant l’argent que je lui donnais. Sans nul doute en recevait-il aussi d’Haesten et d’Erik pour les informer de mes faits et gestes à Lundene, mais cela valait la peine. — Le frère Osferth l’a grièvement blessé, ajoutai-je. — Osferth, répéta Alfred d’une voix sans timbre. — Il a remporté la bataille, seigneur, répondis-je sur le même ton. Ce qu’Osferth a fait était brave, seigneur. Il a sauté de fort haut et attaqué un redoutable guerrier, et il a vécu. Sans lui, seigneur, Sigefrid serait aujourd’hui à Lundene et moi dans mon tombeau. — Tu veux que je te le rende ? Ma réponse était bien sûr non, mais Beocca me fit un signe imperceptible et je compris qu’Osferth n’était pas le bienvenu à Wintanceaster. Je n’aimais pas ce jeune homme et, d’après le message muet de Beocca, personne à Wintanceaster non plus, mais il avait montré un courage exemplaire. Osferth était un guerrier dans l’âme. — Oui, seigneur, dis-je en voyant Gisela sourire discrètement. — Il est tien, conclut Alfred. Et je veux l’estuaire débarrassé des Norses. — N’est-ce pas l’affaire de Guthrum ? demandai-je. Beamfleot se trouvait dans le royaume d’Estanglie, alors officiellement en paix. Alfred parut irrité, sûrement parce que j’avais usé du prénom dane. — Le roi Æthelstan a été informé, dit-il. — Et il ne fait rien ? — Il promet. — Et les Vikings agissent chez lui en toute impunité. — Me suggérerais-tu de déclarer la guerre au roi Æthelstan ? s’offusqua Alfred. — Il laisse des pillards pénétrer en Wessex, seigneur. Alors pourquoi ne pas lui rendre la faveur ? Pourquoi ne pas envoyer des navires en Estanglie pour entamer ses possessions ? Alfred se leva, ignorant ma question. — Le plus important est de ne pas perdre Lundene, conclut-il en tendant la main vers le père Erkenwald, qui ouvrit une bourse de cuir et en sortit un parchemin scellé de cire brune qu’il me tendit. Je t’ai nommé gouverneur militaire de la ville. Que l’ennemi ne la reprenne point. — Gouverneur militaire ? répétai-je en m’emparant du document. — Les troupes et membres de la fyrd seront sous tes ordres. — Et la ville, seigneur ? — Ce sera un lieu saint. — Nous la débarrasserons de son iniquité et la laverons pour qu’elle soit plus blanche que neige, intervint Erkenwald. — Amen, opina Beocca avec ferveur. — Je nomme le père Erkenwald évêque de cette ville, dit Alfred, et il en sera le gouverneur civil. Mon cœur se souleva. Erkenwald, qui me haïssait ? — Qu’en est-il de l’ealdorman de Mercie ? demandai-je. N’a-t-il point autorité ici ? — Mon gendre, dit Alfred d’un ton distant, ne contredira point ces nominations. — Et quelle autorité aura-t-il ici ? — Nous sommes en Mercie, répondit le roi. Et il gouverne la Mercie. — Il peut donc nommer un autre gouverneur militaire ? — Il fera ce que je lui dirai, dit Alfred en s’emportant soudain. Et dans quatre jours, nous nous réunirons pour discuter de ce qui doit être fait pour que cette ville soit sûre et pleine de grâce. Il me salua d’un signe de tête, s’inclina devant Gisela et s’apprêta à s’en aller. — Seigneur, demanda Gisela, comment se porte ta fille ? Je l’ai vue hier et elle était marquée de coups… — Elle se porte bien. — Les marques… — Elle a toujours été une enfant turbulente, coupa Alfred. — Turbulente ? hésita Gisela. — Je l’aime, dit Alfred, et si les caprices d’une enfant sont amusants, ceux d’une femme sont péché. Ma chère Æthelflæd doit apprendre l’obéissance. — Elle apprend donc à haïr ? demandai-je en allusion à ce qu’il m’avait dit plus tôt. — Elle est désormais mariée et son devoir devant Dieu est d’obéir à son époux. Elle apprendra cela, je n’en doute point, et sera reconnaissante de cette leçon. Il est difficile d’infliger un châtiment à l’enfant qu’on aime, mais c’est péché que de ne point le faire. Je prie Dieu qu’elle parvienne à la grâce. — Amen, opina Erkenwald. — Dieu soit loué, renchérit Beocca. Gisela resta coite et le roi s’en alla. J’aurais dû me douter qu’il y aurait des clercs quand je me rendrais au palais de Lundene. Je m’attendais à un conseil de guerre et à un débat échauffé sur la meilleure manière de chasser les brigands qui infestaient l’estuaire de la Temse ; mais, dès que l’on m’eut retiré mes épées, je fus introduit dans la salle à colonnade où s’élevait un autel. Finan et Sihtric m’accompagnaient. Le premier, bon chrétien, se signa, mais l’autre, aussi païen que moi, me regarda craintivement comme s’il redoutait quelque magie. Je supportai la cérémonie. Les moines chantèrent et les prêtres prièrent, on sonna les cloches et on s’agenouilla beaucoup. Il y avait une quarantaine d’hommes présents, mais une seule femme. Æthelflæd siégeait auprès de son époux, vêtue d’une robe blanche ceinte d’une écharpe bleue, une coiffe sur ses cheveux blonds comme blés. Je me tenais derrière elle, mais j’aperçus, quand elle se tourna vers son père, une marque violacée sous son œil. Alfred ne la regarda point et resta à genoux. J’observai les épaules basses d’Æthelflæd et songeai à la manière dont nous brûlerions le nid de guêpes de Beamfleot. Avant toute chose, il fallait que je descende le fleuve en bateau pour me rendre compte par moi-même. Alfred se leva brusquement et je crus que l’office était enfin terminé, mais il se tourna vers nous et nous infligea une homélie, heureusement brève. Il nous enjoignit de méditer les paroles d’un certain prophète Ézéchiel : — « Alors les nations impies qui subsistent autour de vous, nous lut-il, connaîtront que je suis le Seigneur qui rebâtit ce qui a été démoli et replante ce qui a été dévasté. » Lundene, continua-t-il en reposant le parchemin, est de nouveau une cité saxonne bien qu’en ruine, et avec l’aide de Dieu nous la rebâtirons. Nous en ferons une demeure de Dieu, une lumière pour les païens. Il se tut, sourit gravement et fit signe à l’évêque Erkenwald qui, drapé d’une cape blanche à raies rouges brodée de croix d’argent, se leva pour prononcer un sermon. Je gémis intérieurement. Nous devions discuter des ennemis à chasser, et on nous torturait avec cette morne dévotion. J’avais appris depuis longtemps à ne pas écouter les sermons. J’ai eu le malheur d’en entendre beaucoup et leurs paroles ont glissé sur moi comme pluie sur chaume nouveau, mais après quelques phrases de la véhémente harangue de l’évêque, je commençai à y prêter attention. Car il ne prêchait pas la reconstruction des ruines ni la destruction des païens qui menaçaient Lundene : il parlait d’Æthelflæd. Debout devant l’autel, il hurlait. Il avait toujours été colérique, mais, en cette journée de printemps dans le palais romain, il était empli d’une fureur passionnée. Dieu, disait-il, parlait à travers lui. Dieu envoyait un message qui ne pouvait être ignoré de l’humanité sous peine qu’elle connaisse les feux de l’enfer. Il ne prononça jamais le nom d’Æthelflæd, mais il ne la quittait point des yeux, et nul dans la salle ne pouvait douter que le message divin était destiné à la pauvre jeune fille. À l’en croire, Dieu avait même écrit ce message dans l’Évangile, car Erkenwald s’empara du livre sur l’autel, le brandit pour l’éclairer dans la lumière tombant du trou de cheminée et lut, en jetant un regard flamboyant à Æthelflæd : — « Être modestes, chastes, dévouées à leur maison ! Bonnes ! Soumises à leurs maris ! » Telles sont les paroles de Dieu ! Voilà ce qu’il exige d’une femme ! Dieu nous a parlé ! exulta-t-il, presque en extase à ces derniers mots. Dieu nous parle encore ! continua-t-il, le visage levé vers le toit. Il prêcha pendant plus d’une heure, postillonnant, tempêtant et beuglant. Æthelflæd gardait la tête haute. Bien qu’elle fût de dos, il me semblait qu’elle regardait droit dans les yeux ce prêtre enragé et malfaisant, désormais évêque et souverain de Lundene. À son côté, Æthelred se tortillait, mais le peu que j’aperçus de son visage arborait une expression arrogante et satisfaite. Dans l’assistance, la plupart s’ennuyaient et seul le père Beocca paraissait désapprouver le sermon. Il surprit mon regard une fois et me fit un sourire en haussant un sourcil indigné. Je suis sûr qu’il ne réprouvait pas le message, mais qu’il jugeait qu’il n’aurait pas dû être exprimé publiquement avec une telle violence. Alfred se contentait de fixer sereinement l’autel, mais son attitude impassible montrait qu’il soutenait les radotages de l’évêque, car jamais un sermon aussi cru n’aurait pu être prononcé sans son autorisation. — Soumises ! hurla de nouveau Erkenwald en contemplant le ciel comme si ce simple mot avait été la solution de tous les tracas de l’humanité. Le roi opina : non seulement il soutenait ce discours, mais il avait aussi dû le solliciter. Peut-être pensait-il qu’une admonestation publique épargnerait à Æthelflæd d’être battue en privé. Le message s’accordait, certes, avec la philosophie d’Alfred, car il croyait qu’un royaume ne peut prospérer que régi par la loi, soumis à un gouvernement et à la volonté de Dieu et d’un roi. Pourtant, pouvait-il regarder les marques de coups de sa fille et approuver ? Il avait toujours adoré ses enfants. Je l’avais vu jouer avec eux. Sa religion lui permettait pourtant d’humilier une fille qu’il aimait ? Parfois, quand je prie mes dieux, je les remercie avec ferveur de m’avoir permis d’échapper au dieu d’Alfred. Erkenwald finit par ne plus savoir que dire. Il se tut. Alfred se leva et se tourna vers nous. — La parole de Dieu…, dit-il en souriant. (Les prêtres marmonnèrent des prières, puis Alfred secoua la tête comme pour l’en débarrasser des questions religieuses.) La cité de Lundene est désormais revenue à la Mercie. J’en ai confié le gouvernement civil à l’évêque Erkenwald, et le seigneur Uhtred sera chargé de sa défense, dit-il en nous désignant tour à tour. L’évêque s’inclina, mais je restai droit, Æthelflæd, qui devait ignorer ma présence, se retourna alors en entendant mon nom. Je lui adressai un clin d’œil et elle sourit. Æthelred n’en vit rien : il faisait exprès de m’ignorer. — La cité, continua Alfred d’une voix soudain glaciale car il avait surpris notre manège, sera bien sûr sous l’autorité de mon bien-aimé gendre. Elle deviendra plus tard un joyau parmi ses possessions, mais pour l’heure il a gracieusement accepté qu’elle soit administrée par des hommes d’expérience. (Autrement dit, Lundene faisait partie de la Mercie, mais Alfred n’avait nulle intention de la laisser quitter les mains du Wessex.) L’évêque Erkenwald aura autorité pour fixer les octrois et impôts, et les revenus seront répartis par tiers entre le gouvernement, l’Église et la défense. Je sais que sous l’égide de l’évêque et avec l’aide du Tout-Puissant, nous pourrons élever une ville qui glorifie le Christ et Son Église. Je ne connaissais pas la plupart des hommes présents, car c’étaient presque tous des thanes merciens mandés à Lundene auprès d’Alfred. Aldhelm avait toujours le visage violacé et tuméfié par les coups que je lui avais donnés. La convocation ayant été soudaine, peu de thanes avaient fait le voyage ; ils écoutaient courtoisement Alfred, mais la plupart étaient déchirés entre deux maîtres. La Mercie du Nord était sous souveraineté dane et seule la partie sud, bordant le Wessex, pouvait être qualifiée de terre saxonne libre, bien que constamment harcelée. Un thane mercien qui voulait rester en vie, épargner l’esclavage à sa fille et son bétail aux pillards, devait payer tribut aux Danes ainsi que des impôts à Æthelred : en raison de ses possessions, de son mariage et de son lignage, il était de plus haut rang qu’eux. Il aurait pu se faire appeler roi s’il en avait eu envie – et il en avait envie. Mais pas Alfred ; et sans le roi, Æthelred n’était rien. — Notre intention, reprit Alfred, est de débarrasser la Mercie de ses envahisseurs païens. Pour cela, nous devions nous emparer de Lundene et mettre un terme aux expéditions des navires norses sur la Temse. À présent nous devons conserver Lundene. Comment allons-nous le faire ? La réponse était évidente, mais cela n’empêcha pas une grande discussion qui tourna en rond. Je n’y pris point part. Je m’adossai au mur du fond et notai quels thanes étaient enthousiastes, et lesquels réservés. De temps en temps, l’évêque me lorgnait, se demandant d’évidence pourquoi je me taisais. Æthelred écouta attentivement et finit par résumer : — La cité, seigneur, dit-il, a besoin d’une garnison de deux mille hommes. — Merciens, dit Alfred, car ils doivent être de Mercie. — Certes, s’empressa d’opiner Æthelred alors que bien des thanes semblaient dubitatifs. Alfred s’en rendit compte lui aussi et s’adressa à moi : — Ce sera ta responsabilité, seigneur Uhtred. N’as-tu point d’opinion ? Je me retins de bâiller. — J’ai mieux que cela, seigneur. Je puis t’exposer les faits. Alfred haussa les sourcils d’un air réprobateur : — Eh bien ? — Quatre hommes pour chaque perche. Une perche mesurait six pas et cette proportion était une décision d’Alfred et non de moi. Quand il avait ordonné que les burhs soient édifiés, il avait méticuleusement calculé combien d’hommes seraient nécessaires pour défendre chacun d’eux, et la longueur des murailles avait permis d’obtenir ce chiffre. Les murs de Coccham mesurant mille quatre cents pas, mes gardes et la fyrd devaient fournir mille hommes pour sa défense. Mais Coccham était un petit burh, alors que Lundene était une grande cité. — Et quelle est la longueur des murailles de Lundene ? interrogea Alfred. Je regardai Æthelred, pensant qu’il répondrait, et Alfred suivit mon regard. Æthelred réfléchit un instant et, au lieu de dire qu’il l’ignorait, répondit au hasard : — Huit cents perches, seigneur ? — Le mur du côté de la terre, coupai-je brutalement, mesure six cent quatre-vingt douze perches, et celui de la rivière trois cent cinquante-huit. Les défenses, seigneur, s’étendent sur mille cinquante perches. — Quatre mille deux cents hommes, répondit Erkenwald avec une rapidité qui m’impressionna. Il m’avait fallu longtemps pour faire le calcul et je n’en avais été certain qu’avec la confirmation de Gisela. — Aucun ennemi, seigneur, dis-je, ne peut attaquer partout à la fois. Aussi estimé-je que la ville peut être défendue par une garnison de trois mille quatre cents hommes. L’un des thanes merciens laissa échapper un sifflement comme si ce nombre était impossible. — Seulement mille hommes de plus que ta garnison de Wintanceaster, seigneur, fis-je remarquer. La différence, bien sûr, était que Wintanceaster était en loyale terre de Wessex habituée à ce que ses hommes servent tour à tour dans la fyrd. — Et où trouveras-tu ces hommes ? me demanda un Mercien. — Auprès de toi, répondis-je durement. — Mais…, commença l’homme. Il n’acheva pas. Il voulait répondre que la fyrd mercienne était inutile et que, toute tentative de lever des hommes risquant d’attirer la malveillance des jarls danes qui régnaient sur le nord du pays, ces hommes avaient appris à se faire discrets. Ils étaient comme chiens dans les sous-bois, frissonnant de peur d’attirer les loups. — Mais rien, répondis-je. Car celui qui ne contribue point à la défense de son pays est un traître. Il devrait être dépossédé de ses terres, mis à mort, et sa famille réduite en esclavage. Je crus qu’Alfred élèverait une objection, mais il se tut. Il opina, même. J’étais la lame cachée dans son fourreau et il était d’évidence ravi que j’aie laissé entrevoir l’acier un instant. Les Merciens restèrent cois. — Nous avons aussi besoin d’hommes pour les navires, seigneur, poursuivis-je. — Les navires ? répétèrent en chœur Erkenwald et Alfred. — Nous avons besoin d’hommes d’équipage, expliquai-je. (Nous avions capturé vingt et un navires en prenant Lundene, dont dix-sept étaient des navires de guerre. Les autres étaient marchands, mais pouvaient aussi servir.) J’ai des navires, mais il me manque les hommes, et ce seront de bons guerriers. — Tu défends la ville avec des navires ? me défia Erkenwald. — Et d’où viendra ton argent ? ripostai-je. Des octrois. Mais aucun marin ne fait voile ici et je dois vider l’estuaire des navires ennemis. Il faut donc tuer les pirates, et pour cela il me faut des équipages combattants. Je peux prendre mes propres soldats, mais il faudra les remplacer par d’autres pour garnir la ville. — Il me faut des navires, intervint soudain Æthelred. Æthelred avait besoin de navires ? J’étais si étonné que je ne pipai mot. Mon cousin avait pour tâche de défendre la Mercie du Sud et de repousser les Danes au nord, donc par la terre. Et voilà qu’il lui fallait des navires… Que voulait-il faire ? Ramer dans les pâturages ? — Je propose, seigneur, dit Æthelred avec un suave et respectueux sourire, que tous les navires à l’ouest du pont me soient donnés pour te servir, et à mes cousins tous ceux de l’est. — C’est…, commençai-je. — C’est juste, coupa le roi. C’était ridicule. Il n’y avait que deux navires de guerre à l’est du pont, et quinze en amont. La présence de ces quinze navires indiquait que Sigefrid avait prévu une importante offensive sur le territoire d’Alfred et j’en avais besoin pour débarrasser l’estuaire des ennemis. Mais Alfred, s’empressant de montrer son soutien à son gendre, balaya mon objection. — Tu useras des navires que tu as, seigneur Uhtred, souligna-t-il, et je te donnerai soixante-dix des hommes de ma garde pour en équiper un. Je devais donc chasser les Danes de l’estuaire avec deux navires ? Je renonçai et m’adossai au mur tandis que la discussion continuait, surtout sur le montant des octrois et impôts. Je me demandai à nouveau pourquoi je n’étais pas au Nord, où l’épée d’un homme était libre et où il y avait aussi peu de lois qu’il y avait maints rires. L’évêque vint me trouver après la discussion. — Je me dois de te dire que je me suis opposé à ta nomination, me dit-il alors que je ceignais mes épées. — Tout comme je me serais opposé à la tienne, répondis-je aigrement, encore irrité de m’être fait priver de quinze vaisseaux. — Dieu ne considère peut-être pas avec bienveillance un guerrier païen, expliqua l’évêque. Mais le roi, dans sa sagesse, te considère comme un soldat fort capable. — Et la sagesse d’Alfred est renommée, commentai-je. — J’ai parlé au seigneur Æthelred, continua-t-il, et il a accepté que je proclame des édits. Il voulait dire qu’il avait maintenant le pouvoir de lever la fyrd. Il aurait mieux valu me l’accorder à moi, mais je doutais qu’Æthelred eût accepté. Tout comme je savais qu’Erkenwald, si mauvais qu’il fût, ne pouvait être que loyal à Alfred. — Je n’y vois nulle objection, répondis-je. — Alors j’informerai le seigneur Æthelred de ton accord, répondit-il cérémonieusement. — Et quand tu lui parleras, dis-lui de cesser de battre son épouse. Erkenwald sursauta comme si je l’avais souffleté. — Il est du devoir du chrétien de punir son épouse, et de cette dernière d’obéir. N’as-tu point écouté mon sermon ? — Jusqu’au dernier mot. — Elle est cause de son sort, gronda-t-il. Elle a un esprit capricieux et le défie ! — Elle n’est guère qu’une enfant, et grosse, qui plus est. — Et la folie règne sur le cœur d’une enfant, répondit-il. Et telles sont les paroles de Dieu ! Que dit le Seigneur de la folie d’une enfant ? Que seules les verges peuvent l’en délivrer ! C’est ainsi que l’on doit agir, seigneur Uhtred. On bat l’enfant pour lui enseigner l’obéissance ! Un enfant apprend par la douleur et les coups, et cette jeune fille apprendra son devoir. Telle est la volonté de Dieu ! Loué soit le Seigneur ! J’ai appris la semaine dernière que l’on veut faire un saint d’Erkenwald. Des prêtres sont venus chez moi au bord de la mer du Nord. Ils ont trouvé un vieillard à qui ils ont dit qu’il était au bord des flammes de l’enfer. Il suffit que je me repente, disent-ils, et j’irai au paradis où je vivrai éternellement dans la compagnie des saints. Et moi je préférerais brûler jusqu’à la fin des temps. 7 L’eau dégouttait des pelles des avirons, formant des ondes sur une mer qui semblait faite de lumières mouvantes. Notre navire attendait, sans un bruit. Sur l’horizon, le ciel d’or fondu se déversait sur des nuages inondés de soleil. Ailleurs, il était bleu, pâle à l’est et sombre à l’ouest, où la nuit fuyait vers les terres inconnues au-delà de l’Océan. Non loin au sud s’étendait le rivage de Wessex, vert et brun, sans arbres, mais je ne voulais pas m’en rapprocher à cause des bancs de sable et hauts-fonds. Nos rames étaient au repos et le vent tombé, mais nous continuions d’avancer vers l’est, portés par la marée et le courant. Nous étions dans le vaste estuaire de la Temse, où régnaient l’eau, la vase et la terreur. Notre navire n’avait ni nom ni figure de proue. C’était l’un des deux navires marchands que j’avais pris à Lundene, ventru, lent et peu maniable. J’étais à la barre, vêtu de maille, mais sans casque, mes deux épées à la ceinture mais cachées comme le reste sous une cape de laine brune. J’avais douze hommes aux bancs de nage. Sihtric se tenait à mon côté, un autre homme était à la proue, et aucun de nous ne laissait voir ses armes. Nous avions l’air de marchands dérivant le long de la côte de Wessex en espérant que personne ne nous vît depuis la rive nord. Mais un loup de mer nous avait vus et nous suivait. Il ramait vers le nord, attendant que nous virions de bord pour tenter de fuir en amont à contre-marée. Il était à près d’un quart de lieue et je distinguais sa proue couronnée d’une tête de bête. Il ne se hâtait point : son capitaine voyait que nous ne ramions pas et devait en conclure que, saisis de panique, nous débattions de la conduite à tenir. Lui-même ramait lentement, mais à chaque coup de pelle il était plus près de nous couper la route. Depuis le dernier banc de nage, Finan se retourna. — Un équipage de cinquante ? suggéra-t-il. — Peut-être davantage, répondis-je. Soixante-dix ? Nous étions quarante-trois, et tous, sauf nous quinze, étaient dissimulés dans la cale, couverts d’une vieille toile de voile, comme si nous transportions sel ou grain qui doit être protégé de la pluie. — Ce sera un beau combat s’ils sont autant, se réjouit Finan. — Il n’y en aura point, parce qu’ils ne seront pas prêts, répondis-je. C’était vrai : nous avions l’air d’une proie facile, avec notre poignée d’hommes sur un vaisseau ventru. Le loup nous prendrait par le flanc, une dizaine d’hommes sauteraient à notre bord pendant que les autres contempleraient le massacre. Du moins l’espérais-je. Les autres pouvaient aussi être armés, bien sûr, mais ils ne s’attendraient pas à la bataille, et mes hommes étaient plus que prêts. — N’oubliez pas ! rappelai-je à ceux qui étaient cachés. Nous les tuons tous ! — Même les femmes ? demanda Finan. — Non, dis-je, doutant qu’il y en eût à bord. — Pourquoi tous, seigneur ? interrogea Sihtric. — Pour qu’ils apprennent à nous craindre. À l’horizon, l’or pâlissait. Le soleil était sorti des nuages et la mer scintillait. — Sur tribord, criai-je, nagez en désordre ! Les rameurs sourirent et entreprirent de frapper l’eau gauchement tout en faisant virer notre navire de bord pour donner l’impression que nous tentions de fuir. Ce que nous aurions raisonnablement dû faire si nous avions été aussi innocents et vulnérables que nous en avions l’air, aurait été de ramer jusqu’à la rive sud, échouer le navire et détaler à terre. Au lieu de quoi nous faisions semblant d’essayer de ramer à contre-courant dans un grand fracas de rames entrechoquées, comme si nous étions aussi maladroits que terrifiés. — Il a mordu à l’hameçon, dis-je à mes hommes. Le Viking se précipitait droit sur nous en ramant à toute force. Nous continuâmes de feindre la panique, nous agitant beaucoup pour avancer peu. Au loin à l’ouest, où le ciel était assombri par les fumées de Lundene, je distinguais un petit trait noir que je savais être le mât d’un autre navire venant vers nous. L’ennemi aussi devait l’avoir aperçu et se demander s’il était ennemi ou ami. Cela n’avait pas d’importance, car il lui suffirait de quelques minutes pour s’emparer de notre navire marchand sous-équipé. Et il faudrait une heure avant que la marée descende et que ce second navire n’ait plus à ramer à contre-courant. Le Viking arrivait à vive allure, ramant bien à l’unisson, mais à telle vitesse ses hommes seraient aussi fatigués que peu préparés quand ils nous atteindraient. Sa fière figure de proue était un aigle au bec ouvert et peint en rouge, comme s’il venait de déchiqueter une proie. Au-dessous, une dizaine d’hommes s’amassaient : c’étaient ceux qui devaient nous aborder et nous tuer. Vingt rames par bord, cela faisait quarante hommes. S’y ajoutait ce groupe, ainsi que deux hommes à la barre. — Entre cinquante et soixante, criai-je. Les rameurs ennemis ne portaient point de maille. Ils ne comptaient pas se battre, et la plupart devaient avoir leurs armes et boucliers à leurs pieds dans la cale. — Cessez de nager ! ordonnai-je. Rameurs, debout ! Le Viking était tout près. J’entendais le grincement des écoutes et le fracas des rames. Je vis les lames des haches scintiller et les visages casqués de ces hommes qui croyaient nous tuer. Mes rameurs couraient en tout sens en feignant la panique. Sur un dernier coup de rame du Viking, j’entendis le capitaine donner l’ordre de rentrer les avirons, tandis que le navire glissait vers nous et que les hommes de proue levaient leurs boucliers. J’attendis que l’ennemi soit trop près pour pouvoir nous éviter, puis je donnai mon ordre. La voile fut arrachée et soudain notre petit navire se hérissa d’hommes en armes. Je défis ma cape, et Sihtric me tendit mon casque et mon bouclier. Sur le navire ennemi, un homme donna l’alerte et le timonier pesa de tout son poids sur la barre. Le Viking vira à peine, trop tard, et sa proue vint fracasser nos rames. Depuis la proue, Clapa lança un grappin pour arrimer l’ennemi. Mes hommes, des guerriers expérimentés, portant maille et avides de massacre, sautèrent à son bord sur les rameurs qui ne s’y attendaient point. La dizaine d’attaquants armés et prêts au combat avaient hésité lorsque les deux navires s’étaient entrechoqués. Ils auraient pu tenter de contrer mes hommes qui avaient déjà commencé à taillader leur équipage, mais leur chef leur cria de sauter à notre bord. Il espérait les prendre à revers ; c’était assez astucieux, mais nous avions encore assez d’hommes à bord pour les repousser. — Pas de quartier ! hurlai-je. D’un coup de bouclier, je renversai un Dane qui tentait de sauter sur ma plate-forme. Alors qu’il tombait entre les navires, aussitôt entraîné au fond par le poids de sa maille, je bondis en hurlant sur les autres Vikings qui s’en prenaient à mes hommes du dernier banc de nage. Un grand gaillard se retourna. Il portait un casque à ailes d’aigle et une belle cotte, maints bracelets et un bouclier frappé d’un aigle. Avec sa barbe blonde et ses yeux bruns, sa hache et son épée déjà rougie, ce devait être un seigneur : le maître du navire. Il se précipita sur moi, mais par la grâce de Thor le navire oscilla et dévia son coup, et je le repoussai de mon bouclier. Il aurait dû tomber, il trébucha seulement. Je visai sa cheville et Souffle-de-Serpent racla du métal. Ses bottes étaient, comme les miennes, garnies de bandes de fer. Sa hache puis son bouclier s’abattirent sur moi et je fus projeté en arrière contre la plate-forme du timonier. Il se jeta de nouveau sur moi, me déséquilibra d’un coup de pied et je chutai. Derrière lui, ses hommes tombaient, mais il avait le temps de m’occire avant de succomber à son tour. — Je suis Olaf Serre-d’Aigle, me dit-il. Et je te retrouverai au banquet d’Odin. — Et moi Uhtred de Bebbanburg, répondis-je alors qu’il levait sa hache. Soudain, il poussa un cri. Il était plus lourd que moi et m’avait acculé, mais, sachant qu’il continuerait de me frapper et que je ne pourrais le repousser, j’étais tombé exprès. Une épée ne pouvait entailler sa cotte de mailles ni son casque, mais je pointai Souffle-de-Serpent vers le haut, par-dessous la cotte pour atteindre son entrejambe sans défense, et je l’enfonçai tout en me relevant. Le sang ruissela sur le pont entre nous. Il me fixa, les yeux écarquillés, laissa échapper sa hache et tomba à la renverse alors que je me relevais. Cela semble un combat facile, mais il n’en fut rien. Certes, j’étais tombé exprès, mais Olaf m’avait poussé et au lieu de résister j’avais cédé. Parfois, dans ma vieillesse, je me réveille en frissonnant la nuit quand je me rappelle les occasions où j’ai frôlé la mort. Ce fut l’une d’elles. Peut-être ma mémoire me trahit-elle… L’âge voile les souvenirs. Ce fut un combat parmi tant d’autres, mais Olaf Serre-d’Aigle me réveille parfois dans la nuit, et alors que je reste à écouter la mer déferler sur le sable je sais qu’il m’attend au banquet d’Odin et qu’il me demandera si je l’ai tué par un coup de chance ou si j’avais prévu le coup fatal. Il se souviendra aussi que, d’un coup de pied, j’avais poussé vers ses doigts le manche de sa hache pour qu’il puisse mourir l’arme à la main. J’ai hâte de le retrouver. Le temps qu’Olaf meure, nous nous étions emparés de son navire et avions massacré l’équipage. Finan avait mené l’assaut sur l’Aigle-des-Mers, dont j’avais lu le nom gravé en runes sur la proue. — Ce n’était pas un vrai combat, lâcha Finan, déçu. — Je te l’avais dit. Il désigna la cale ensanglantée où cinq hommes étaient accroupis en tremblant. — Ce sont des Saxons, seigneur, expliqua-t-il devant mon regard interrogateur. Ces cinq pêcheurs me déclarèrent qu’ils habitaient un lieu du nom de Fughelness. Je les compris à peine. Ils parlaient anglois, mais d’une façon si étrange qu’on aurait dit une langue étrangère. Je compris cependant que Fughelness était une île désolée, un désert de marais où ne demeuraient que des oiseaux et quelques malheureux qui vivaient de la pêche. Olaf avait capturé onze d’entre eux la semaine précédente et les avait mis au banc de nage. Six étaient morts durant le combat, mais ceux-là étaient parvenus à convaincre mes hommes qu’ils étaient prisonniers et non ennemis. Nous dépouillâmes les vaincus de toutes leurs possessions et entassâmes mailles, armes, bracelets et vêtements au pied du mât de l’Aigle-des-Mers pour nous les partager plus tard. Chacun recevrait sa part, Finan trois et moi cinq. Je devais en donner un tiers à Alfred et un autre à l’évêque Erkenwald, mais il était rare que je leur cède mon butin. Nous jetâmes les cadavres nus dans la cale du navire marchand. Entre-temps, le navire qui descendait le fleuve nous avait rejoints. C’était un beau vaisseau de guerre à la proue couronnée d’une tête de dragon, la poupe d’une tête de loup, et le mât d’un corbeau. C’était l’un des deux navires de guerre que nous avions pris à Lundene et Ralla l’avait baptisé Épée-du-Seigneur. Alfred aurait apprécié. — Belle prise ! s’écria Ralla en approchant. — Nous avons perdu trois hommes, répondis-je. Je les aurais volontiers jetés à l’eau pour qu’ils rejoignent les dieux de l’écume, mais, comme ils étaient chrétiens, leurs compagnons voulaient les ramener au cimetière de Lundene, et je les fis charger sur l’Aigle-des-Mers. — Tu veux que je le remorque ? me demanda Ralla en désignant le navire marchand. J’acquiesçai et le laissai l’amarrer puis, de concert, nous ramâmes vers le nord. Enhardies, les mouettes vinrent picorer les cadavres. Il était près de midi et la marée était étale. L’estuaire s’étendait comme une grande flaque d’huile visqueuse sous le soleil et nous ramâmes lentement, ménageant nos forces, jusqu’à ce que le rivage nord soit en vue. Les basses collines tremblotaient dans la chaleur. J’avais déjà longé ce rivage et je savais qu’au-delà s’étendaient des marécages. Ralla, qui connaissait la côte mieux que moi encore, nous guidait, et je mémorisai les repères au fur et à mesure. Je remarquai une colline un peu plus haute, une éminence et un bosquet d’arbres. Je savais que je les reverrais, car nous nous dirigions vers Beamfleot. C’était l’antre des loups de mer, le refuge de Sigefrid. C’était également l’ancien royaume des Saxons de l’Est, disparu depuis longtemps, même si de vieilles légendes racontaient qu’il était redouté. C’était un peuple de marins et de pillards, mais les Angles du Nord les avaient conquis et à présent cette côte faisait partie du royaume de Guthrum, l’Estanglie. Dans cette région sans loi, loin de sa capitale, dans les criques qui s’asséchaient à marée basse, les navires pouvaient attendre puis, quand elle remontait, en sortir pour attaquer les marchands qui prenaient l’estuaire. Dans ce nid de pirates, Sigefrid, Erik et Haesten s’étaient établis. S’ils virent arriver l’Aigle-des-Mers, l’un de leurs navires, accompagné d’un autre vaisseau danois, tous deux la proue fièrement ornée d’une tête de bête, et un troisième navire, marchand et ventru, ils durent penser qu’Olaf rentrait d’une expédition couronnée de succès et ne se doutèrent de rien. Quand nous approchâmes de la côte, je fis enlever les figures de proue et de poupe. C’était l’usage, car elles étaient faites pour effrayer les mauvais esprits et Olaf aurait agi de même en rentrant à son port. Je contemplai le rivage, songeant que le destin m’y ramènerait, puis j’effleurai la garde de Souffle-de-Serpent, car elle aussi avait une destinée, et je sus qu’elle y reviendrait elle aussi. Car c’était un lieu où mon épée pouvait chanter. Beamfleot se trouve sous une colline abrupte bordant une crique. L’un des pêcheurs, un jeune homme plus éveillé que ses compagnons, me donna les noms des lieux que je lui désignais. Le hameau sous la colline était Beamfleot, la crique, qu’il tenait à appeler rivière, était la Hothlege. Beamfleot était située sur sa rive nord, et la rive sud était une grande île basse et sombre. — Caninga, me dit-il. Caninga n’était que boue peuplée d’oiseaux, et la Hothlege, un dédale de bancs de vase entre lesquels un chenal coulait vers la colline surplombant le hameau. Lorsque nous en doublâmes la pointe est, j’aperçus le camp de Sigefrid au sommet de la colline, avec ses talus de terre couronnés d’une palissade de bois, comme une cicatrice brune dans l’herbe. La pente de ce côté sud, abrupte, tombait jusqu’aux navires échoués dans la vase à marée basse. L’embouchure de la Hothlege était gardée par un navire qui en barrait l’entrée, en travers, retenu par des chaînes de part et d’autre, l’une attachée à un gros poteau enfoncé dans le rivage de Caninga, l’autre à un arbre solitaire sur la petite île qui en formait le rivage nord. — Elle s’appelle l’île des Deux Arbres, me dit le pêcheur. — Il n’y en a qu’un, fis-je remarquer. — Du vivant de mon père, ils étaient deux, seigneur. La marée qui commençait à remonter poussait nos trois navires vers le camp ennemi. — Vire de bord ! ordonnai-je à Ralla, qui parut soulagé. Mais auparavant remets les figures de proue en place ! Les hommes de Sigefrid virent alors réapparaître les têtes de dragon et d’aigle et durent se douter de quelque chose, d’autant plus que nous virions de bord et que Ralla décrochait et laissait dériver le petit navire marchand. Du haut de leur place forte, ils durent voir se déployer au mât de l’Aigle-des-Mers ma bannière à tête de loup qu’avaient cousue Gisela et ses femmes. Et ils durent comprendre que j’avais massacré l’équipage du navire. Puis nous repartîmes en ramant contre la marée. Et une fois passée Caninga, nous laissâmes le puissant courant nous entraîner vers Lundene. Et le navire marchand, la cale remplie de cadavres ruisselants de sang et rongés par les mouettes, remonta la crique sur la marée pour aller heurter le long vaisseau qui en barrait l’entrée. J’avais à présent trois navires de guerre, alors que mon cousin en possédait quinze. Il les avait fait amarrer en amont où, pour ce que j’en savais, ils pourrissaient. Si j’avais eu plus de dix navires et assez d’hommes pour les équiper, j’aurais pu prendre Beamfleot, mais je n’en avais que trois et la crique sous la forteresse était hérissée de mâts. Mais j’avais envoyé mon message : la mort venait à Beamfleot. Elle visita d’abord Hrofeceaster, une ville voisine de Lundene, sur la rive sud de l’estuaire de la Temse, dans l’ancien royaume de Cent. Les Romains y avaient édifié un fort et une cité de bonne taille avait grandi autour. Cent faisait depuis longtemps partie du Wessex et Alfred avait ordonné que les défenses en soient renforcées, ce qui avait été facile car les vieux murs de terre des Romains tenaient encore. Il avait suffi de creuser un peu plus les fossés, d’élever une palissade de chêne et d’abattre quelques constructions extérieures trop proches des remparts. Et c’était une bonne chose, car, au début de cet été-là, une vaste flotte dane vint de Franquie. Elle trouva refuge en Estanglie, puis fit voile au sud, remonta la Temse à la marée et échoua ses navires sur la rivière Medwæg, l’affluent au bord duquel se dresse Hrofeceaster. Les Vikings espéraient dévaster la ville, mais les remparts et la garnison résistèrent. J’appris leur arrivée avant Alfred. J’envoyai un messager l’en avertir et, le même jour, descendis la Temse sur l’Aigle-des-Mers. Arrivé devant la Medwæg, je dus constater mon impuissance. Au moins soixante navires étaient échoués sur la rive et deux autres à l’ancre en barraient l’embouchure. Sur la rive, je vis les envahisseurs élever un talus de terre : ils avaient l’intention d’enfermer Hrofeceaster dans leur enceinte. Leur chef était un certain Gunnkel Rodeson. J’appris plus tard qu’il avait quitté la Franquie après une maigre saison et espérait prendre le monastère et l’église de Hrofeceaster que l’on disait regorger d’argent. Je repartis et, profitant d’un vent favorable, hissai la voile pour traverser l’estuaire. J’espérais trouver Beamfleot déserte. Mais, si manifestement une grande partie des navires et des équipages de Sigefrid avaient rejoint Gunnkel, il restait seize vaisseaux et les murs de la forteresse étaient toujours hérissés de lances. Nous retournâmes donc à Lundene. — Connais-tu Gunnkel ? me demanda Gisela. — Jamais je n’en ai entendu parler. — Un nouvel ennemi ? sourit-elle. — Ils ne cessent de déferler du nord. Tues-en un et deux autres surviennent. — Voilà une bonne raison de cesser de les occire. Gisela n’allait jamais plus loin quand elle me reprochait de massacrer son peuple. — J’ai prêté serment à Alfred. Le lendemain, au réveil, la corne qui sonna m’apprit que de nouveaux navires franchissaient le pont. C’était la corne de la sentinelle postée sur les murs du petit burh que je bâtissais à l’extrémité sud du pont. Appelé Suthriganaweorc, ce qui signifiait « défense du Sud », il était bâti et gardé par des hommes de la fyrd du Suthrige. Quinze navires de guerre descendirent le fleuve et franchirent la brèche à marée haute, quand l’eau était la moins agitée. Ils passèrent sans encombre et je vis que le troisième arborait la bannière au cheval piaffant de mon cousin Æthelred. Après quoi les navires s’amarrèrent aux quais par trois. Æthelred revenait apparemment à Lundene. Au début de l’été, il était reparti avec Æthelflæd dans son domaine de Mercie de l’Ouest, où il luttait contre les voleurs de bétail qui pillaient les grasses terres de Mercie. Il se rendit à son palais. Æthelflæd l’accompagnait, car il refusait qu’elle le quitte un instant ; ce n’était pas par amour, mais par jalousie. Je pensais qu’il allait me faire mander, mais il n’en fut rien, et quand Gisela se rendit au palais le lendemain, elle fut éconduite. On lui déclara que dame Æthelflæd ne se sentait pas bien. — On n’a pas été discourtois, me dit-elle, mais ferme. — Peut-être est-elle malade ? suggérai-je. — Voilà d’autant plus une raison pour voir une amie, répondit Gisela. Il l’a mise en cage, tu ne trouves pas ? Nous fûmes interrompus par un prêtre envoyé par Erkenwald, qui annonça l’arrivée imminente de ce dernier. Sachant qu’il ne parlerait pas devant elle, Gisela se rendit à la cuisine pendant que je l’accueillais. Je n’ai jamais aimé cet homme. Nous finîmes par nous haïr, mais il était loyal à Alfred, efficace et consciencieux. Il ne se perdit pas en vains bavardages et me déclara qu’il proclamait un édit pour lever la fyrd. — Le roi a ordonné que les hommes de sa garde équipent les navires de ton cousin. — Et moi ? — Tu resteras ici, répliqua-t-il. Tout comme moi. — Et la fyrd ? — Elle remplacera la fyrd et défendra la cité. — À cause de Hrofeceaster ? — Le roi est décidé à châtier les païens, mais pendant qu’il accomplira l’œuvre de Dieu à Hrofeceaster, d’autres païens pourraient attaquer Lundene. Nous resterons pour les en empêcher. Nul païen n’attaqua Lundene et je restai dans la ville pendant que se déroulait à Hrofeceaster une bataille qui devint curieusement fameuse. On vient souvent me voir aujourd’hui pour me questionner sur Alfred, car je suis l’un des rares encore vivants à l’avoir connu. Ce sont tous des clercs, bien sûr, qui veulent que je leur dise sa piété, dont je prétends ne rien savoir, mais certains, rares, m’interrogent sur ses guerres. Ils connaissent l’exil dans les marais et la victoire d’Ethandun, mais ils veulent connaître Hrofeceaster. C’est étrange. Alfred remporta maintes victoires sur ses ennemis et Hrofeceaster fut sans conteste l’une d’elles, mais pas le grand triomphe que chacun croit aujourd’hui. Ce fut bien sûr une victoire, mais elle aurait dû être immense. Il y avait là occasion d’anéantir toute une flotte de Vikings et de rougir la Medwæg de leur sang, mais elle ne fut point saisie. Alfred pensait que les défenses de Hrofeceaster retiendraient l’envahisseur pendant qu’il formait sa cavalerie. Il avait les hommes de sa garde royale, auxquels il ajouta les gardes de tous les ealdormen entre Wintanceaster et Hrofeceaster, et tous se rassemblèrent à la Mæides Stana, au sud de Hrofeceaster. Alfred avait agi avec finesse et diligence. La ville avait repoussé deux attaques danes, et à présent les hommes de Gunnkel étaient menacés non seulement par la garnison, mais par plus d’un millier des meilleurs guerriers de Wessex. Se voyant perdu, Gunnkel envoya un messager à Alfred, qui accepta de parlementer. Comme il attendait l’arrivée des navires d’Æthelred à l’embouchure de la Medwæg afin de prendre le Viking au piège, il fit durer les négociations. Et lorsque Gunnkel comprit qu’Alfred ne le paierait point, que ces négociations étaient une ruse et que le roi avait l’intention de se battre, il s’enfuit. À minuit, après deux jours de vaines discussions, les envahisseurs quittèrent leur camp en laissant les feux allumés pour faire croire à leur présence, puis s’embarquèrent et rejoignirent la Temse au jusant. Ainsi se termina le siège de Hrofeceaster : une grande victoire puisqu’une armée viking avait été chassée de Wessex, mais les eaux de la Medwæg ne furent point rougies de sang. Gunnkel était vivant et les navires venus de Beamfleot y retournèrent, accompagnés de quelques-uns des siens, qui renforcèrent de nouveaux équipages avides le camp de Sigefrid. Les autres repartirent en quête de proies plus faciles en Franquie ou trouvèrent refuge sur la côte d’Estanglie. Et pendant tout ce temps Æthelred se trouvait toujours à Lundene. Il se plaignait que l’ale fut aigre sur ses navires. Il déclara à Erkenwald que ses hommes ne pouvaient se battre s’ils avaient mal au ventre et exigea que l’on vide les tonneaux et qu’on les remplisse d’ale fraîchement brassée. Cela prit deux jours et le lendemain il tint à rendre justice ; c’était du ressort d’Erkenwald, mais en tant qu’ealdorman de Mercie, il en avait aussi le droit. Il n’avait peut-être pas souhaité me voir et avait fait congédier Gisela quand elle avait voulu voir Æthelflæd, mais aucun citoyen libre ne pouvant être empêché d’assister aux jugements nous nous joignîmes à la foule dans la grande salle à colonnade. Æthelred était vautré sur un siège. Drapé de fourrure, avec des accoudoirs sculptés et un haut dossier, cela aurait pu être un trône. J’ignore s’il nous vit, et il n’en laissa rien paraître, mais Æthelflæd, assise sur un siège plus bas à son côté, nous vit certainement. Elle nous fixa d’un air absent, puis se détourna comme si elle s’ennuyait. Les affaires qui occupaient Æthelred étaient ordinaires, mais il tint à écouter chacune. La première concernait un meunier accusé de piper ses poids. Æthelred interrogea longuement chaque témoin. Son ami Aldhelm, assis derrière lui, lui chuchotait constamment ses conseils. Son beau visage portait encore les traces des coups que je lui avais assenés, et il avait le nez cabossé et une pommette aplatie. Il me semblait, moi qui ai souvent jugé pareilles affaires, que le meunier était manifestement coupable, mais il fallut longtemps à Æthelred et Aldhelm pour en conclure. L’homme fut condamné à avoir une oreille coupée et une marque au fer sur une joue ; ensuite, un jeune prêtre lut l’acte d’accusation d’une prostituée qui avait volé au tronc des pauvres dans l’église de Saint-Alban. C’est à ce moment qu’Æthelflæd se convulsa brusquement, comme si elle allait vomir, une main crispée sur son ventre qui ne montrait toujours aucun signe de grossesse. Toute la salle se tut. Æthelred dévisagea sa jeune épouse, interdit devant sa détresse, puis deux femmes entrèrent et, après s’être agenouillées devant Æthelred pour requérir sa permission, emmenèrent Æthelflæd. Mon cousin, livide, fit signe au prêtre. — Reprenez au début de l’acte, mon père, dit-il. J’ai été distrait. — J’avais presque terminé, seigneur, remarqua aimablement le prêtre. Et les témoins pourront décrire le crime. — Non, non, non ! insista Æthelred. Je désire entendre l’acte. Nous devons montrer toute notre conscience dans notre jugement. Le prêtre recommença donc et l’assistance se dandina d’ennui, puis Gisela me toucha le bras. Une femme qui venait de lui parler nous entraîna par une porte au fond de la salle. J’espérai qu’Æthelred était trop absorbé par sa comédie de juge pour remarquer notre départ. La femme nous mena par un couloir jusqu’à une grossière porte de bois. Le mur était ciselé de vignes. Elle ouvrait sur une salle au sol orné d’une mosaïque représentant quelque dieu romain lançant la foudre. Au-delà, dans une cour inondée de soleil, se dressaient trois poiriers sous lesquels nous attendait Æthelflæd. Sans plus montrer le moindre signe de souffrance, elle se tenait droite et solennelle, mais elle sourit en voyant Gisela. Elles s’étreignirent et je la vis retenir des larmes. — Tu n’es point malade, ma dame ? demandai-je. — Seulement grosse d’enfant, dit-elle, les paupières closes. — Tu semblais mal à l’instant. — Je voulais vous parler, dit-elle en lâchant Gisela, et feindre un malaise était le seul moyen de m’isoler. Il déteste me voir malade et me laisse seule quand je vomis. — L’es-tu souvent ? s’enquit Gisela. — Chaque matin. Je suis malade comme un chien, mais n’est-ce pas toujours ainsi en pareil cas ? — Pas cette fois, fit remarquer Gisela en touchant son amulette. Elle portait une effigie de Frigg, épouse d’Odin et reine d’Asgard, le domaine des dieux. C’est la déesse de l’enfantement et cette amulette devait la protéger pendant qu’elle attendait notre enfant. Elle nous avait été propice pour les deux premiers et je priais chaque jour pour qu’il en soit de même au troisième. — Je vomis chaque matin, dit Æthelflæd, puis je me sens bien le reste du jour. (Elle toucha son ventre, puis elle caressa celui de Gisela qui était distendu.) Tu dois me parler de l’enfantement, dit-elle avec inquiétude. C’est douloureux, n’est-ce pas ? — Une femme oublie la souffrance, car elle est inondée de joie. — Je déteste souffrir. — Il y a des herbes, tenta de la convaincre Gisela, et on éprouve tant de bonheur quand l’enfant naît… Elles parlèrent pendant que, adossé au mur de brique, je contemplais le pan de ciel bleu entre les poiriers. La femme qui nous avait amenés nous avait laissés. Quelque part derrière le mur, un homme donnait des ordres à des recrues qui s’entraînaient. Je pensai à la ville nouvelle, la Lundene hors les murs, que les Saxons avaient faite leur. Ils voulaient que j’y édifie une nouvelle palissade et la défende de ma garnison, mais je refusais, conformément aux ordres d’Alfred et parce que, une fois la ville ceinte d’un rempart, les murailles auraient été trop nombreuses à défendre. Quelques-uns étaient venus s’établir dans la vieille ville, recherchant ma protection et celle des remparts romains, mais la plupart s’étaient entêtés à demeurer chez eux. — À quoi penses-tu ? questionna soudain Æthelflæd. — Il remercie Thor d’être un homme et de ne point avoir à enfanter, répondit Gisela. — C’est vrai, et je me disais que si des gens préfèrent mourir dans la ville nouvelle plutôt que vivre dans l’ancienne, nous n’avons qu’à les laisser faire. Æthelflæd sourit et vint me rejoindre. Elle était pieds nus et semblait si menue. — Tu ne bats point Gisela, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle. — Non, ma dame, souris-je. Æthelflæd continua de me regarder. Elle avait des yeux bleus mouchetés de brun, un petit nez et de jolies lèvres. Ses marques avaient disparu, même s’il subsistait une trace plus sombre sur une joue. Elle semblait fort grave, et des mèches d’or sortaient de sous sa coiffe. — Pourquoi ne m’as-tu point mise en garde, Uhtred ? — Parce que tu ne le voulais point. Elle hocha la tête après réflexion. — Non, c’est vrai. C’est moi qui me suis enfermée toute seule dans cette cage. — Eh bien, rouvre-la. — Je ne puis. — Non ? demanda Gisela. — Dieu en détient la clé. — Je n’ai jamais aimé ton dieu. — Il n’est pas étonnant dès lors que mon époux dise que tu es mauvais, rétorqua-t-elle. — Le dit-il ? — Il dit que tu es méchant et traître. Je souris sans répondre. — Entêté, continua Gisela, simple d’esprit et brutal. — C’est tout moi, dis-je. — Et très gentil, acheva-t-elle. — Il te craint, dit Æthelflæd, et Aldhelm te hait. Il te tuerait s’il pouvait. — Il peut essayer. — Aldhelm veut que mon époux soit roi. — Et qu’en pense Æthelred ? — Il aimerait. Cela ne me surprit point. La Mercie manquait d’un roi, Æthelred pouvait donc prétendre au trône ; mais mon cousin n’était rien sans le soutien d’Alfred et Alfred ne voulait pas de roi en Mercie. — Pourquoi ton père ne se déclare-t-il point simplement roi de Mercie ? demandai-je. — Je crois qu’il le fera, un jour. — Pas maintenant ? — La Mercie est une fière contrée, et tous les Merciens n’aiment pas le Wessex. — Et tu es là afin qu’ils l’aiment ? — Peut-être que mon père veut que son petit-fils soit roi de Mercie, dit-elle en touchant son ventre. Un roi avec du sang de Saxon ? — Et du sang d’Æthelred, dis-je aigrement. — Ce n’est pas un mauvais homme, soupira-t-elle, comme si elle voulait s’en convaincre. — Il te bat, ironisa Gisela. — Il veut être bon, dit-elle. Il veut être comme toi, Uhtred. — Comme moi ? — Redouté, expliqua-t-elle. — Alors pourquoi perd-il son temps ici ? Pourquoi ne prend-il pas ses navires pour aller combattre les Danes ? — Parce que Aldhelm le lui déconseille, soupira-t-elle. Il dit que si Gunnkel demeure en Cent ou en Estanglie, mon père devra y conserver des troupes. Il ne cesse de regarder vers l’est. — Il le doit, de toute façon. — Mais selon Aldhelm, si mon père doit constamment se soucier d’une horde de païens dans l’estuaire de la Temse, il ne remarquera peut-être point ce qui se passe en Mercie. — Où mon cousin se déclarera roi ? devinai-je. — Ce sera le prix qu’il exigera pour défendre la frontière nord du Wessex. — Et tu seras reine. — Tu crois que je le désire ? — Non. — C’est vrai. Je veux seulement que les Danes quittent la Mercie, l’Estanglie et la Northumbrie. Ce n’était qu’une enfant, une enfant menue avec des yeux vifs et un petit nez, mais elle était d’acier. Elle nous parlait, à moi qui aimais les Danes parce qu’ils m’avaient élevé, et à Gisela, qui était dane, mais elle n’adoucit point ses paroles. Elle avait en elle la haine des Danes, héritée de son père. Soudain, elle frissonna et tout l’acier disparut. — Et je veux vivre, reprit-elle. Je ne sus que répondre. Les femmes mouraient en enfantant. Nombreuses. J’avais sacrifié à Odin et Thor chaque fois que Gisela avait enfanté et malgré cela j’avais eu peur, comme j’avais peur cette fois. — Prends les meilleures sages-femmes, dit Gisela, et aie foi dans les herbes et les charmes dont elles usent. — Non, pas cela, refusa fermement Æthelflæd. — Alors quoi ? — Ce soir, à minuit, dans l’église de Saint-Alban. — Ce soir ? demandai-je, perplexe. Dans l’église ? Elle leva vers moi ses grands yeux bleus. — Ils pourraient me tuer. — Non ! s’écria Gisela qui n’en croyait pas ses oreilles. — Il veut être sûr que l’enfant est de lui, la coupa Æthelflæd, et c’est bien sûr le cas ! Mais ils veulent en être sûrs et j’ai peur ! Gisela la prit dans ses bras. — Personne ne te tuera, dit-elle en lui caressant tendrement les cheveux. — Viens à l’église, je t’en prie. — Nous serons avec toi. — Cela fait-il souffrir ? Est-ce comme être déchirée en deux ? C’est ce que dit ma mère ! — C’est douloureux, concéda Gisela, mais cela procure une joie sans pareille. Elle continua de lui caresser les cheveux tout en me regardant comme si je pouvais expliquer ce qui allait se passer ce soir dans l’église, mais j’ignorais totalement ce qui pouvait traverser l’esprit soupçonneux de mon cousin. Puis la servante revint. — Ton époux, maîtresse, la pressa-t-elle, veut ton retour dans la salle. — Je dois aller, dit Æthelflæd avec un sourire sans joie. — Que vont-ils lui faire ? s’indigna Gisela quand elle fut partie. — Je ne sais. — Quelque sorcellerie chrétienne ? — Je ne sais, répétai-je. Et c’était vrai. Mais nous devions aller à la minuit, à l’heure la plus noire, celle où le mal survient et où fantômes et ombres qui marchent parcourent la terre. À minuit. 8 L’église de Saint-Alban était ancienne : le bas des murs était en pierre, indiquant une construction romaine, mais le toit s’était écroulé en entraînant le haut des murs et désormais, à partir de la mi-hauteur, tout était en bois, torchis et chaume. Elle se situait sur la grand-rue de Lundene, allant du nord au sud depuis ce que l’on appelait à présent la porte de l’Évêque, jusqu’au pont brisé. Beocca m’avait appris que l’église avait été la chapelle royale des rois de Mercie. — Et Alban était un soldat ! avait-il ajouté, s’enthousiasmant comme toujours quand il était question de saints dont il connaissait la vie. Tu devrais donc l’aimer ! — Simplement parce qu’il était soldat ? avais-je demandé, dubitatif. — Un brave soldat ! Et quand il fut martyrisé, les yeux de son bourreau tombèrent ! Te rends-tu compte, Uhtred ? Ils jaillirent hors de sa tête ! C’était le châtiment de Dieu, vois-tu. Quand on tue un saint homme, Dieu vous arrache les yeux. — Le frère Jænberht n’était donc pas saint ? avais-je questionné. J’avais tué ce moine dans une église, à la grande horreur du père Beocca et de tout un parterre de clercs. — Et j’ai encore mes yeux, mon père, avais-je ajouté. — Tu mériterais d’être aveuglé ! Mais Dieu est miséricordieux. Étrangement magnanime, parfois, je dois dire. — Si ton dieu est capable d’arracher des yeux, avais-je demandé après réflexion, pourquoi n’a-t-il pas simplement sauvé la vie d’Alban ? — Parce qu’il en avait décidé ainsi, bien sûr ! C’était la réponse que donnaient invariablement les prêtres chrétiens quand on les sommait de jeter la lumière sur quelque acte inexplicable de leur dieu. — Alban était un soldat romain ? avais-je demandé, préférant ne pas m’étendre sur la nature cruelle et capricieuse de son dieu. — C’était un Breton, un très brave et très saint Breton. — Il était donc gallois ? — Bien sûr ! — Peut-être est-ce pour cela que ton dieu le laissa mourir. Beocca avait levé les yeux au ciel en se signant. Donc, bien qu’Alban fût gallois et que nous autres Saxons n’ayons aucun amour pour ce peuple, il y avait une église portant son nom à Lundene. Et cette église semblait aussi morte que son saint quand Gisela, Finan et moi arrivâmes. La rue était plongée dans la nuit, hormis quelques lueurs filtrant par les volets de maisons et les chants s’échappant d’une taverne voisine, mais l’église était plongée dans le silence et l’obscurité. — Cela ne me plaît point, chuchota Gisela. Avant de quitter la maison, elle avait tiré ses bâtons de runes en espérant déceler quelque oracle pour cette nuit, mais leur dessin était demeuré obscur. Quelque chose bougea dans une ruelle voisine. C’était peut-être un rat, mais Finan et moi nous retournâmes en dégainant nos épées et le bruit cessa aussitôt. Je laissai Souffle-de-Serpent glisser dans son fourreau. Comme nous portions tous trois des capes sombres à capuche, on pouvait nous prendre pour des prêtres ou des moines attendant devant la porte close de Saint-Alban. Aucune lumière ne filtrait par les charnières. Je tentai de lever le loquet, mais la porte était apparemment barrée. Je poussai, puis la martelai de coups de poing, mais nul ne répondit. Puis Finan me fit signe et j’entendis des pas. — De l’autre côté de la rue, chuchotai-je. Nous approchâmes de la ruelle d’où était venu le bruit et qui empestait les égouts. — Des prêtres, me chuchota Finan. Deux hommes avançaient. Fugitivement, dans la lumière filtrant d’une maison, j’aperçus leurs frocs noirs et le scintillement de leurs crucifix d’argent. Ils s’arrêtèrent devant l’église et l’un d’eux frappa. Trois coups fermes, un silence, un coup léger, un silence, puis trois autres coups. Nous entendîmes la barre se soulever et la porte s’ouvrir en grinçant, puis de la lumière éclaira la rue alors qu’on écartait une tenture. Un prêtre ou un moine laissa entrer les deux hommes dans l’église illuminée de cierges, puis il scruta la rue, cherchant celui qui avait tambouriné à la porte un peu plus tôt. Quelqu’un dut lui poser la question, car il se retourna. — Il n’y a personne dehors, seigneur, dit-il avant de refermer la porte. La barre retomba, et un instant plus tard la clarté qui filtrait par le chambranle disparut quand il tira la tenture. — Attendons, dis-je. Nous guettâmes longtemps dans le vent qui sifflait entre les maisons. — Il doit être près de la minuit, murmura Gisela. — Celui qui ouvre la porte doit être réduit au silence, dis-je. J’ignorais ce qui se tramait dans l’église, mais d’évidence c’était si secret que le lieu était clos et qu’il fallait frapper d’une certaine façon pour y pénétrer. Comme nous n’étions point invités, si l’homme qui ouvrait protestait à notre arrivée, nous risquions de ne point découvrir quel danger courait Æthelflæd. — Laisse-le-moi, dit Finan. — C’est un clerc, chuchotai-je, cela ne t’inquiète point ? — La nuit, seigneur, tous les chats sont gris. — Que veux-tu dire ? — Laisse-le-moi, répéta l’Irlandais. — Alors entrons dans l’église, dis-je. Nous traversâmes la rue et je frappai comme je l’avais vu faire. Il fallut longtemps pour que l’on vienne ouvrir. — C’est commencé, chuchota un homme en froc qui étouffa un cri quand je le saisis au collet et le jetai dans la rue, où Finan le frappa au ventre. L’Irlandais était mince et petit, mais d’une force extraordinaire, et l’homme se plia en deux. La tenture intérieure étant encore tirée, personne dans l’église ne pouvait rien voir. Finan le frappa de nouveau, le fit tomber et s’agenouilla auprès de lui. — Fuis, si tu veux avoir la vie sauve, lui murmura-t-il. Fuis au plus loin et oublie que tu nous as jamais vus. Comprends-tu ? — Oui. Finan appuya son ordre d’une tape sur le crâne, puis se releva alors que l’homme détalait. J’attendis qu’il ait disparu dans la rue, puis nous entrâmes, Finan referma la porte et je soulevai la tenture. Nous nous tenions dans la partie la plus sombre de l’église, mais je me sentais à découvert car de l’autre côté l’autel était éblouissant de cierges et de lampes à huile. Une file d’hommes en froc étaient en rang devant l’autel et leurs ombres nous couvraient. L’un d’eux se retourna, mais il ne distingua que trois silhouettes encapuchonnées et dut penser que nous étions d’autres prêtres, car il ne broncha point. Il me fallut un moment pour voir qui se trouvait sur l’estrade basse à cause de cette haie de prêtres et moines, mais lorsque tous s’inclinèrent devant le crucifix d’argent, je vis Æthelred et Aldhelm à gauche et l’évêque Erkenwald à droite. Entre eux se tenait Æthelflæd, vêtue d’une longue chainse blanche ceinte juste sous sa poitrine menue, et cheveux dénoués, comme une fillette. Elle semblait effrayée. Une femme plus âgée l’accompagnait, le regard dur et les cheveux gris ramenés en chignon. Erkenwald priait en latin, et à intervalles réguliers les neuf prêtres répétaient ses paroles. L’évêque portait une aube rouge et blanche cousue de croix en gemmes précieuses. Sa voix, rude comme toujours, résonnait dans la salle alors que les autres murmuraient. Æthelred semblait s’ennuyer, tandis qu’Aldhelm prenait apparemment plaisir à ces mystères. L’évêque termina ses prières, l’assistance prononça un amen, puis, après une pause, Erkenwald prit un livre sur l’autel et l’ouvrit à une page marquée d’une plume. — Ceci, dit-il en anglois, est la parole du Seigneur. — Oyez la parole du Seigneur, murmurèrent les clercs. — Si un homme craint que son épouse n’ait été infidèle, clama l’évêque, qu’il l’amène devant le prêtre. Et qu’il apporte une offrande ! Il se tourna vers Æthelred, qui portait une cape vert pâle par-dessus sa cotte de mailles et même ses épées, ce que les clercs ne toléraient jamais dans un lieu saint. — Une offrande ! répéta-t-il. Æthelred sursauta et fouilla dans une bourse et lui tendit un petit sachet. — De l’orge, dit-il. — Comme l’exige le Seigneur, répondit Erkenwald sans le prendre. — Et de l’argent, ajouta Æthelred en sortant un second sachet. Erkenwald les prit et les posa devant le crucifix. Il s’inclina devant l’image de son dieu crucifié et reprit son livre. — Voici la parole du Seigneur, reprit-il. Le prêtre prendra de l’eau bénite dans un vaisseau de terre et la poussière du tabernacle il y versera. Il reposa le livre et un prêtre lui donna une coupe grossière en terre cuite, puis, après s’être incliné, il se baissa, et ramassa une poignée de terre et de poussière qu’il jeta dans l’eau avant de la poser sur l’autel et de reprendre son livre. — Je te défie, femme, lut-il à Æthelflæd. Si nul homme ne s’est allongé avec toi et si tu ne t’es point fourvoyée avec un autre homme que ton époux, tu ne seras point maudite par cette eau amère ! — Amen, dit l’un des prêtres. — La parole du Seigneur, dit un autre. — Mais si tu as connu l’impureté, cracha Erkenwald, et la disgrâce, le Seigneur fera pourrir ta cuisse et enfler ton ventre. (Il reposa le livre.) Parle, femme. Æthelflæd se contenta de le fixer sans répondre, les yeux écarquillés de terreur. — Parle, femme ! s’écria l’évêque. Tu connais les paroles, alors prononce-les ! Æthelflæd semblait avoir peur de parler. Aldhelm chuchota à Æthelred qui opina sans rien faire. Aldhelm avança d’un pas et frappa Æthelflæd d’une tape sur le crâne. Ce n’était qu’un soufflet, mais je fis instinctivement un pas en avant. Gisela me retint. — Parle, femme ! ordonna Aldhelm. — Amen, parvint à articuler Æthelflæd. Je fis signe à Gisela que j’étais calme. J’étais en colère et étonné, mais calme. Je lui caressai la main, puis je la posai sur le pommeau de Souffle-de-Serpent. Æthelflæd avait dû dire ce qu’il fallait, car Erkenwald prit la coupe et l’éleva devant le crucifix, puis il versa délicatement un peu du liquide dans un calice d’argent et présenta cérémonieusement la coupe de terre à Æthelflæd. — Bois l’eau amère, dit-il. Æthelflæd hésita, puis, voyant Aldhelm près de la frapper de nouveau, prit la coupe, ferma les yeux et but. Tous la regardèrent faire attentivement, s’assurant qu’elle n’en laissait pas une goutte. Les flammes des cierges vacillèrent dans un courant d’air, et quelque part dans la ville un chien hurla. Gisela enfonça ses ongles dans mon bras. Erkenwald reprit la coupe et vérifia qu’elle était vide. — Elle a bu, dit-il à Æthelred. J’agis à présent selon la parole de Dieu, annonça-t-il solennellement. Æthelred observait son épouse comme s’il s’attendait à la voir pourrir et Æthelflæd, le visage ruisselant de larmes, tremblait de tout son corps, au bord de l’évanouissement. — Dieu m’ordonne d’écrire le blasphème, dit Erkenwald en prenant plume et parchemin sur l’autel et en joignant le geste à la parole. (Un long moment s’écoula avant qu’il referme l’encrier.) Et les ayant écrits, je les effacerai selon la parole de Dieu Tout-Puissant. — Oyez la parole du Seigneur, dit un prêtre. Erkenwald prit le calice d’argent et trempa le parchemin dans le liquide. Puis il frotta l’encre du doigt et leva le parchemin pour montrer qu’il ne restait plus qu’une tache sombre. — C’est fait, annonça-t-il avant de s’adresser à la femme aux cheveux gris. Fais ton devoir ! ordonna-t-il. La vieille femme s’avança vers Æthelflæd qui recula, mais fut retenue par Aldhelm. La jeune fille poussa un cri et reçut une tape sur le crâne. Je pensais qu’Æthelred réagirait en la voyant frappée par un autre homme, mais il approuvait sans broncher. La vieille femme se baissa. — Non ! protesta Æthelflæd en gémissant. — Montre-la-nous ! ordonna Erkenwald. Montre-nous ses cuisses et son ventre ! La femme obéit et découvrit les cuisses d’Æthelflæd. — Assez ! criai-je. La femme se figea. Les prêtres étaient baissés pour examiner les jambes nues et attendaient de voir le ventre. Aldhelm tenait toujours Æthelflæd et l’évêque, bouche bée, scrutait la pénombre du fond de l’église. — Qui va là ? s’exclama-t-il. — Misérable vermine, dis-je en m’avançant. Ignobles étrons ! Les prêtres de mon épouse disent tous que la colère est un péché, mais un guerrier qui n’en éprouve point n’est pas un guerrier. La colère est un aiguillon qui vainc la peur et pousse au combat, et cette nuit-là j’étais prêt à combattre pour Æthelflæd. — C’est la fille d’un roi, grondai-je. Lâche cette robe ! — Tu feras comme Dieu te l’ordonne, dit Erkenwald à la femme qui n’osait plus bouger. J’atteignis les prêtres baissés et assenai à l’un d’eux un tel coup de pied aux fesses qu’il s’étala aux pieds de l’évêque. Erkenwald avait saisi sa crosse d’argent en forme de houlette et la brandit vers moi, mais il se retint en voyant mon regard. Je dégainai lentement Souffle-de-Serpent, qui siffla en raclant son fourreau. — Tu veux mourir ? demandai-je à l’évêque qui baissa lentement sa crosse. Lâche cette robe, ajoutai-je pour la vieille femme, qui hésitait toujours. Lâche-la, répugnante rosse ! (Sentant que l’évêque bougeait, je levai mon épée et la pointai sous sa gorge.) Un mot suffit, l’évêque, un seul, et tu iras promptement retrouver ton dieu. Gisela ! (Mon épouse accourut.) Emmène cette vieille rosse, et Æthelflæd, et vois si son ventre a enflé ou ses cuisses pourri. Fais-le délicatement. Et toi, repris-je en tournant ma lame sur Aldhelm, ôte tes mains de la fille du roi Alfred, ou je te pends au pont de Lundene pour que les corbeaux te dévorent les yeux et la langue ! Il obéit. — Tu n’as point le droit…, commença Æthelred, qui avait retrouvé sa langue. — Je viens ici, chargé d’un message d’Alfred. Il désire savoir où sont ses navires. Il demande que tu mettes voile et fasses ton devoir. Il veut savoir pourquoi tu tardes alors qu’il y a des Danes à occire. (Je laissai Souffle-de-Serpent retomber dans fourreau.) Et il désire que tu saches que sa fille lui est précieuse et qu’il n’aime point que ce qui lui est précieux soit maltraité. J’avais bien sûr tout inventé. Æthelred me fixa sans un mot, indigné. Crut-il que je venais délivrer un message d’Alfred ? Je ne sais, mais il devait redouter un tel message, car il savait qu’il se dérobait à son devoir. — Comment oses-tu porter épée dans la maison du Seigneur ? s’indigna à son tour Erkenwald. — J’ose faire plus encore, évêque. As-tu ouï du frère Jænberht ? L’un de tes précieux martyrs ? C’est moi qui l’ai tué dans une église, et ton dieu ne l’a pas sauvé ni n’a retenu ma lame. Ton roi veut que l’œuvre de Dieu soit accomplie et il s’agit de tuer des Danes, et non de se distraire à contempler la nudité d’une jouvencelle ! — C’est l’œuvre de Dieu ! cria Æthelred. J’eus envie de le tuer. Ma main tremblait sur le pommeau de mon épée, mais au même instant la vieille revint. — Elle… — Parle, femme ! ordonna Erkenwald. — Elle ne montre nul signe, seigneur. Sa peau est sans marques. — Ventre et cuisses ? insista l’évêque. — Elle est pure, répondit Gisela en revenant, Æthelflæd dans ses bras. Erkenwald parut déçu, mais il se ressaisit et reconnut de mauvaise grâce qu’Æthelflæd était en effet pure. — Elle est d’évidence sans disgrâce, seigneur, dit-il à Æthelred en m’ignorant. Derrière les prêtres qu’il tenait en respect, Finan sourit en voyant Aldhelm et Æthelred, pourtant armés, qui n’osaient point lever la main sur moi. — Ton épouse est sans disgrâce, dis-je à mon cousin. C’est toi qui la disgracies. Il sursauta comme si je l’avais giflé. — Tu es… Je laissai alors libre cours à ma colère. J’étais bien plus grand et robuste que mon cousin, et je le poussai sans ménagement contre le mur avant de lui dire son fait. Il fut le seul à pouvoir m’entendre. Aldhelm fut peut-être tenté de venir à son secours, mais Finan le surveillait et la réputation de l’Irlandais suffisait à le retenir. — Je connais Æthelflæd depuis son enfance, dis-je à mon cousin. Et je l’aime comme ma propre fille. Comprends-tu cela, vermine ? Elle est comme une fille pour moi et c’est une bonne épouse pour toi. Et si tu la touches encore, mon cousin, si je vois la moindre marque sur le visage d’Æthelflæd, je viendrai te tuer. (Il ne pipa mot. Je me retournai vers Erkenwald.) Et qu’aurais-tu fait, l’évêque, si les cuisses de dame Æthelflæd avaient pourri ? Aurais-tu osé tuer la fille d’Alfred ? Erkenwald murmura qu’il l’aurait vouée au couvent. Je n’écoutais déjà plus et j’étais allé retrouver Aldhelm. — Et toi, dis-je, tu as frappé la fille d’un roi. Je lui assenai un tel coup qu’il pirouetta et parvint à peine à rester debout. J’attendis pour lui donner la possibilité de riposter, mais comme il n’en avait pas le courage je le frappai de nouveau, avant de reculer et d’annoncer, assez fort pour que tous entendent : — Et le roi de Wessex ordonne au seigneur Æthelred de faire voile. Alfred n’avait rien ordonné de tel, mais Æthelred n’oserait demander confirmation à son beau-père. Quant à Erkenwald, il rapporterait sans nul doute au roi que j’étais entré en armes dans une église et l’avais menacé, et Alfred en serait fâché. Il m’en voudrait bien plus d’avoir profané une église qu’aux prêtres d’avoir humilié sa fille, mais je voulais qu’il soit fâché. Je voulais qu’il me punisse en me libérant de ma parole et de mon devoir. Je voulais qu’il fasse à nouveau de moi un homme libre, avec son épée, son bouclier et des ennemis. Je désirais être débarrassé d’Alfred, mais le roi était trop malin pour m’y autoriser. Il savait précisément comment me punir. En me forçant à tenir ma parole. Deux jours plus tard, longtemps après la fuite de Gunnkel de Hrofeceaster, Æthelred fit enfin voile. Sa flotte de quinze navires, la plus puissante qu’eut jamais assemblée le Wessex, descendit la Temse au jusant, à la suite d’un message courroucé de Steapa, venu de Hrofeceaster : Alfred exigeait de savoir pourquoi la flotte traînait alors que les Vikings vaincus s’enfuyaient. Steapa séjourna cette nuit-là chez moi. — Le roi est mécontent, me dit-il au souper. Jamais je ne l’ai vu si fâché ! Gisela fut fascinée de voir Steapa manger. D’une main, il portait à sa bouche des côtes de porc qu’il déchiquetait, tandis que de l’autre il s’enfournait du pain. — Très fâché. La Sture, ajouta-t-il mystérieusement. — La Sture ? — Gunnkel y avait établi un camp et Alfred pense qu’il y est retourné. La Sture était un fleuve d’Estanglie au nord de la Temse. J’y étais allé une fois et me rappelais un large estuaire protégé des tempêtes par un long banc de sable. — Il est à l’abri là-bas, dis-je. C’est le territoire de Guthrum. — Guthrum l’a accueilli, répondit Steapa. Cela irrite Alfred. Il dit qu’il faut corriger Guthrum. — Alfred va partir en guerre contre l’Estanglie ? s’étonna Gisela. — Non, ma dame. Juste le corriger. (Il avait dû manger la moitié d’un cochon et ne semblait pas encore repu.) Guthrum ne veut pas la guerre, ma dame, mais il faut lui apprendre à ne point abriter de païens. Alors il envoie le seigneur Æthelred attaquer le camp de Gunnkel sur la Sture et en profiter pour voler du bétail à Guthrum. Juste pour lui donner une leçon. Dommage que tu ne puisses venir, me dit-il. — Certes. Et pourquoi, me demandai-je, Alfred avait-il choisi Æthelred pour mener une expédition punitive contre Guthrum ? Æthelred n’était même pas un Saxon de l’Ouest, bien qu’il ait prêté allégeance à Alfred de Wessex. Mon cousin était mercien, et les Merciens n’ont jamais été de bien fameux navigateurs. Alors pourquoi ? Pour moi, la seule explication, c’était que le fils aîné d’Alfred, Edward, était encore un enfant dont la voix n’avait pas mué et qu’Alfred était malade. Il redoutait de mourir et craignait que le chaos ne s’abatte sur le Wessex si Edward montait sur le trône si jeune. Il offrait donc à Æthelred l’occasion de racheter son échec à la Medwæg et de se faire une réputation suffisante pour convaincre les thanes et ealdormen de Wessex que le seigneur de Mercie pouvait les gouverner si Alfred mourait avant qu’Edward soit en âge de lui succéder. La flotte d’Æthelred était un message d’Alfred pour les Danes d’Estanglie : si vous vous attaquez au Wessex, nous riposterons. Nous harcèlerons vos côtes, incendierons vos maisons et coulerons vos navires. Alfred avait fait d’Æthelred un Viking et j’étais jaloux. Je voulais prendre mes navires mais, ayant l’ordre de demeurer à Lundene, j’obéis et regardai l’impressionnante flotte faire voile. Le plus grand des vaisseaux pris à l’ennemi avait trente rames par bord, et il y en avait six comme lui ; le plus petit en comptait vingt. Æthelred menait plus de mille hommes aguerris provenant de sa garde et de celle d’Alfred. Accompagné de prêtres et, bien sûr, d’Æthelflæd, qu’il exigeait toujours avec elle, il était à bord du grand navire naguère orné d’une tête de corbeau, rebaptisé le Rodbora, le « Porteur de la croix », et dont la proue figurait un énorme crucifix. C’était l’été. Ceux qui n’ont jamais vécu dans une ville en pareille saison ne peuvent imaginer la puanteur et les mouches qui y règnent. Des milans se repaissaient de charognes dans les rues qui empestaient la pisse et la fiente des tanneries et des égouts quand le vent était au nord. Le ventre de Gisela enflait, et ma crainte grandissait chaque jour. Aussi souvent que possible, je prenais la mer avec l’Aigle-des-Mers et l’Épée-du-Seigneur, descendant la Temse et la remontant avec les marées. Nous traquions les navires de Beamfleot, mais les hommes de Sigefrid avaient retenu la leçon et ne quittaient plus leur criques qu’escortés d’au moins trois navires. Cependant, malgré leur présence, le négoce atteignait de nouveau Lundene car les marchands avaient appris à naviguer en grands convois d’une dizaine, avec des hommes armés à bord, et les prises de Sigefrid étaient maigres, tout comme les miennes. C’est au bout de deux semaines que j’eus des nouvelles de l’expédition de mon cousin, lors de l’une de ces incursions dans l’estuaire. C’était toujours un bonheur de quitter la fumée et la puanteur de Lundene pour retrouver le vent frais venu du large. Ce jour-là, l’air était envahi de papillons bleus qui nous suivaient et se perchaient à bord. L’un d’eux vint se poser sur mon index. — C’est de bon augure, seigneur, me dit Sihtric. — Vraiment ? — Plus longtemps il restera, plus durera ta chance, expliqua-t-il en tendant vainement sa main. — On dirait que tu n’en auras point, plaisantai-je en songeant à Gisela et à notre enfant et en priant pour qu’il ne quitte pas mon doigt. — J’en ai, seigneur, sourit Sihtric. Ealswith se trouve à Lundene. C’était la catin dont il était amoureux. — Il y a plus à faire pour elle ici qu’à Coccham, répondis-je. — Elle a cessé, répliqua-t-il. — Vraiment ? m’étonnai-je. — Oui, seigneur. Elle veut m’épouser. C’était un beau jeune homme bien bâti au visage de faucon et aux cheveux noirs. Je le connaissais depuis presque son enfance, c’était sans doute pour cela que je voyais encore en lui le garçonnet apeuré que j’avais épargné à Cair Ligualid. Peut-être Ealswith voyait-elle l’homme qu’il était devenu. — Tu es avec elle depuis longtemps. — Oui, seigneur. — Envoie-la-moi, je lui parlerai. Sihtric étant mon homme lige, il lui fallait ma permission pour que son épouse fasse partie de ma maison. — Elle te plaira, seigneur. — Je l’espère. Un vol de cygnes passa bruyamment entre nos navires. J’étais satisfait, bien que craignant toujours pour Gisela, et le papillon qui m’avait tranquillisé finit par s’envoler. J’effleurai le pommeau de Souffle-de-Serpent et mon amulette en priant Frigg pour qu’il n’arrive rien à Gisela. Il était midi quand nous approchâmes de Caninga. La marée était basse et les bancs de vase s’étendaient dans le calme estuaire où nous étions les seuls navires. Je poussai l’Aigle-des-Mers jusqu’au rivage sud et observai la crique de Beamfleot, mais seule une brume de chaleur tremblotait au-dessus de l’île. — Ils semblent partis, commenta Finan. — Non, il me semble voir des navires là-bas. — Pas autant qu’ils devraient être. — Allons voir. Nous fîmes le tour de la pointe est et découvrîmes qu’il avait raison. Plus de la moitié de la flotte de Sigefrid avait quitté la petite rivière Hothlege. Il n’y avait plus dans la crique que quatorze mâts sur les trente-six que nous avions comptés trois jours plus tôt. Comme nous n’en avions vu aucun remonter vers Lundene, il n’y avait que deux possibilités. Soit ils étaient partis au nord-est sur la côte d’Estanglie, soit ils étaient partis au sud en expédition dans le Cent. Sous le soleil brûlant, les sentinelles qui nous surveillaient depuis le haut rempart nous virent hisser la voile et virer de bord pour profiter de la brise nord-est et traverser l’estuaire vers le sud. Je guettais un nuage de fumée qui aurait indiqué une attaque sur quelque ville, mais le ciel de Cent était limpide. Nous amenâmes la voile et continuâmes à la rame vers l’embouchure de la Medwæg sans voir la moindre fumée. Puis l’œil aiguisé de Finan posté en proue repéra six navires. Je m’attendais à une flotte d’au moins vingt et je pensai tout d’abord qu’il s’agissait de marchands. — Ce sont des navires de guerre, courut m’annoncer Finan. — Ils se déplacent ? demandai-je en scrutant l’horizon. — Non, seigneur. — Pourquoi avoir jeté l’ancre ici ? Les navires étaient de l’autre côté de l’embouchure de la Medwæg, en face de Scerhnesse, « la pointe claire », où s’agitaient les courants. — Je crois qu’ils sont échoués, seigneur. S’ils avaient été à l’ancre, ils auraient attendu que la marée leur fasse remonter le fleuve ; mais quand un navire était échoué, l’équipage débarquait et c’était toujours pour piller. — Mais il ne reste plus rien à voler à Scaepege, dis-je, intrigué. Scerhnesse était à l’extrémité ouest de Scaepege, une île au sud de l’estuaire de la Temse qui n’avait cessé d’être pillée et harcelée par les Vikings. Elle comptait peu d’habitants, terrés dans les criques. C’est dans la Swealwe, le chenal entre l’île et la terre, que des flottes entières de Vikings s’abritaient par mauvais temps. Scaepege et la Swealwe étaient des endroits dangereux, mais où l’on ne trouvait ni argent ni esclaves. — Approchons-nous, dis-je à Finan. Il retourna à la proue alors que Ralla, à la barre de l’Épée-du-Seigneur, arrivait à notre hauteur. Je lui désignai les navires au loin. — Nous allons jeter un œil ! décidai-je. Ralla hocha la tête, cria un ordre, et les rames commencèrent à battre l’eau. En approchant, je constatai que Finan avait raison : il y avait là six navires de combat échoués. À terre, un ruban de fumée trahissait le feu qu’avaient allumé les équipages. Il n’y avait aucune figure de proue, mais cela ne voulait rien dire. Les Vikings considéraient peut-être tout Scaepege comme leur territoire et étaient donc respectueusement leurs têtes de monstres avant d’y aborder. — Mène-nous droit dessus, dis-je à Clapa en lui confiant la barre avant d’aller rejoindre Finan. Rien ne vaut la rame pour devenir un gaillard bien taillé, dis-je au passage à Osferth qui suait au banc de nage. — On dirait bien des Danes, observa l’Irlandais. — Nous ne pouvons combattre six équipages. — Ils ont dressé leur camp, d’après toi ? L’idée était déplaisante. C’était suffisamment ennuyeux que les navires de Sigefrid soient passés du côté nord de l’estuaire sans devoir subir un autre nid de serpents sur l’autre rive. — Non, dis-je en touchant mon amulette, car j’avais eu pour une fois l’œil plus aigu que le sien. — Quoi ? interrogea Finan, qui avait surpris mon geste. — Le navire de bâbord, c’est le Rodbora. J’avais aperçu la croix qui ornait sa proue. Finan resta un moment interdit. Six navires, pas davantage, alors que quinze avaient quitté Lundene. — Par le Christ, dit-il finalement en se signant. Les autres ont peut-être remonté la rivière ? — Nous l’aurions vu. — Ou bien ils suivent. — J’espère que tu ne te trompes pas, sinon, c’est que nous avons perdu neuf navires. — Seigneur, non. Nous approchions. À terre, voyant la tête d’aigle de ma proue, quelques-uns des hommes s’enfuirent tandis que d’autres faisaient un mur de boucliers. — C’est Steapa, dis-je en apercevant le colosse au centre du mur. J’ordonnai qu’on enlève la tête d’aigle, puis je me présentai les bras écartés pour annoncer que je venais en paix. Steapa me reconnut. Les boucliers s’abaissèrent et un instant plus tard, l’Aigle-des-Mers s’échouait à son tour. Je sautai dans l’eau qui m’arrivait à la taille et pataugeai jusqu’au rivage. Il devait y avoir au moins quatre cents hommes à terre, bien trop pour six navires seulement, et je vis que certains étaient blessés et allongés. Des prêtres les soignaient et je distinguai, sur le sommet des dunes, des croix plantées dans des tombes fraîchement creusées. — Qu’est-il advenu ? demandai-je à Steapa qui m’accueillit, l’air grave. Il désigna Æthelred assis devant un feu où bouillonnait une marmite. Il était avec ses compagnons habituels, dont Aldhelm, qui m’accueillit d’un air maussade. Tous se taisaient. Æthelred continua de tripoter une algue sans prendre la peine de lever le nez. — Où sont les neuf autres navires ? demandai-je en arrivant auprès de lui. Il leva la tête, comme surpris de me voir. — Bonne nouvelle, sourit-il. Nous avons remporté une grande victoire. — Une victoire magnifique, renchérit Aldhelm. Je vis que le sourire d’Æthelred était forcé. — Gunnkel, expliqua-t-il difficilement, a appris la puissance de nos épées. — Nous avons brûlé leurs vaisseaux ! clama Aldhelm. — Et fait grand massacre, ajouta Æthelred, le regard brillant d’excitation. — Tu es parti avec quinze navires, répondis-je en contemplant les blessés qui jonchaient le rivage et les rescapés qui baissaient la tête. — Nous avons brûlé leurs navires, répéta Æthelred d’un ton presque larmoyant. — Où sont les autres navires ? demandai-je. — Nous nous sommes arrêtés là, expliqua-t-il, comme s’il croyait que je lui reprochais d’avoir décidé d’échouer les navires, parce que nous ne pouvions pas ramer à contre-marée. — Les neuf autres navires ? répétai-je. (Il ne répondit rien et je continuai de scruter le rivage sans voir ce que je cherchais. Je me tournai vers Æthelred, qui avait de nouveau baissé la tête, et je posai la question dont je redoutais tant la réponse :) Où est ton épouse ? (Silence.) Où est Æthelflæd ? répétai-je en haussant le ton. — Elle a été prise, dit-il d’une petite voix. — Comment ? — Elle est prisonnière. — Par le Christ ! jurai-je en imitant Finan. Je n’en croyais pas mes oreilles, mais tout autour de moi prouvait que la magnifique victoire d’Æthelred n’était en fait qu’une désastreuse défaite. Neuf navires avaient disparu, mais nous pouvions les remplacer, tout comme la moitié des soldats qu’il avait perdus. Mais qui remplacerait la fille d’un roi ? — Qui l’a prise ? interrogeai-je. — Sigefrid, marmonna-t-il. Voilà qui expliquait la disparition des navires de Beamfleot. Et Æthelflæd, la douce Æthelflæd à qui j’avais prêté serment, était captive. Nos huit navires profitèrent de la marée montante pour regagner Lundene. En ce soir d’été limpide, l’énorme soleil rouge s’attardait sur l’horizon voilé de fumée au-dessus de la ville. Æthelred voyagea sur le Rodbora dont les flancs portaient encore des traces de sang. Steapa m’accompagna sur l’Aigle-des-Mers et me raconta ce qui s’était passé sur la Sture. La victoire avait en fait été magnifique. La flotte d’Æthelred avait surpris les Vikings qui préparaient leur camp sur la rive sud. — Nous sommes arrivés à l’aube, dit-il. — Vous êtes restés en mer toute la nuit ? — Sur l’ordre du seigneur Æthelred. — C’est courageux. — La nuit était calme, répondit Steapa sans émotion. Et à l’aube, nous avons trouvé leurs seize navires. — Échoués ? — À l’ancre. Cela indiquait que les Danes voulaient pouvoir faire voile à tout moment sans se soucier de la marée, mais aussi qu’ils ne pouvaient les défendre, puisque les équipages étaient pour la plupart à terre en train d’élever des remblais de terre pour édifier le camp. La flotte d’Æthelred avait rapidement fait leur affaire aux quelques hommes restés à bord, puis les grosses pierres encordées qui servaient d’ancre avaient été levées, et les seize navires remorqués jusqu’au rivage nord et échoués. — Il voulait les garder là-bas jusqu’à la fin et les ramener, expliqua Steapa. — La fin ? — Il voulait tuer les païens avant de partir. Steapa expliqua que la flotte d’Æthelred avait remonté la Sture jusqu’à son affluent, l’Arwan, et débarqué des hommes pour incendier les demeures danes, massacrer le bétail et, si possible, les Danes eux-mêmes. Les Saxons avaient provoqué la panique et fait fuir leurs adversaires, mais Gunnkel, privé de navires dans son campement à l’embouchure de la Sture, n’avait pas pris peur. — Vous n’avez pas attaqué le camp ? — Le seigneur Æthelred le disait trop bien protégé. — Ne m’as-tu pas dit qu’ils ne l’avaient pas encore achevé ? — Il manquait la palissade, au moins sur un côté. Nous aurions pu entrer et les tuer, mais nous aurions perdu beaucoup de nos hommes. — En effet, admis-je. — Alors nous avons attaqué les fermes. Pendant ce temps, Gunnkel avait dépêché des messagers au sud sur les rivières de la côte d’Estanglie où se trouvaient d’autres camps vikings pour demander des renforts. — J’ai dit au seigneur Æthelred de partir, dès le deuxième jour. Je trouvais que nous étions restés trop longtemps. — Il ne t’a pas écouté ? — Il m’a traité d’imbécile. Æthelred, voulant amasser du butin, était resté sur la Sture et ses hommes lui avaient rapporté tout ce qu’ils trouvaient de valeur, des marmites aux couteaux. — Il a trouvé de l’argent, mais peu, dit Steapa. Et pendant qu’Æthelred perdait son temps à chercher à s’enrichir, les loups s’étaient rassemblés. Des navires danes étaient arrivés du sud. Ceux de Sigefrid venaient de Beamfleot, rejoignant d’autres venus des embouchures de la Colaun, de la Hwealf et de la Pant. Je connaissais assez ces rivières pour imaginer les rapides et minces navires glissant entre les bancs de vase, leurs proues ornées de figures féroces et leurs flancs remplis d’hommes en armes assoiffés de vengeance. Les navires danes s’étaient réunis près de l’île de Horseg, dans la vaste baie au sud de la Sture. Puis, un matin gris, sous une averse venue du large et par une marée renforcée par la pleine lune, trente-huit navires avaient surgi de l’océan et pénétré dans la Sture. — C’était un dimanche, raconta Steapa, et le seigneur Æthelred a tenu à ce que nous écoutions un sermon. — Cela fera plaisir à Alfred, ironisai-je. — C’était sur le rivage où étaient échoués les navires danes. — Pourquoi là ? — Parce que les prêtres voulaient chasser les mauvais esprits des bateaux. Il me raconta que les figures de proue avaient été entassées sur un bûcher sur la grève et qu’il y avait été mis le feu pendant que les prêtres priaient. Dragons, aigles, corbeaux et loups avaient brûlé tandis que les prêtres chantaient la victoire sur les païens et que personne ne remarquait les silhouettes noires qui se profilaient dans la bruine. Je ne puis qu’imaginer la terreur, la fuite et le massacre. Des Danes armés d’épées, de lances et de haches. Si tant des nôtres en avaient réchappé, c’est que bien plus encore tombaient. Les Danes étaient si occupés à massacrer qu’ils n’avaient pas eu le temps d’atteindre les fuyards. D’autres navires attaquaient la flotte saxonne, mais le Rodbora les avait tenus à distance. — J’avais laissé des hommes à bord, dit Steapa. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. Une idée m’est venue. — Je connais ce sentiment, murmurai-je. Ce frisson dans l’échine, cette sensation que le danger était proche, il ne fallait jamais l’ignorer. J’ai souvent vu mes chiens endormis relever la tête et gronder, ou geindre craintivement en me suppliant du regard. Je sais qu’en pareil cas l’orage menace : mes chiens ne se trompent jamais. — Ce fut une belle bataille, commenta Steapa d’un ton morne. Nous étions dans la dernière boucle de la Temse avant Lundene. Je voyais le mur réparé, les pieux qui recouvraient les pierres romaines. Des bannières flottaient sur ces remparts, pour la plupart ornés de saints ou de croix, défiant l’ennemi qui venait chaque jour nous surveiller de l’est. Un ennemi, pensai-je, qui vient de remporter une victoire écrasante sur Alfred. Steapa était laconique comme toujours et je dus le questionner pour connaître les détails. Les navires ennemis, raconta-t-il, avaient accosté pour la plupart à l’extrémité est du rivage, attirés par le grand feu, et le Rodbora et sept autres navires saxons étaient à l’ancre plus à l’ouest. Les Saxons avaient tenté de s’y réfugier et Steapa avait édifié un mur de boucliers pour protéger sa position pendant que les fuyards embarquaient. — Æthelred a réussi à arriver jusqu’à toi, dis-je aigrement. — Il court vite. — Et Æthelflæd ? — Nous n’avons pu retourner la sauver. — Non, je m’en doute. Je savais qu’il disait la vérité. Æthelflæd avait été encerclée par l’ennemi alors qu’elle était avec ses suivantes auprès du grand feu, tandis qu’Æthelred accompagnait les prêtres en train d’asperger d’eau bénite les coques des navires capturés. — Il n’a pas voulu y retourner, avoua Steapa. — Il aurait dû. — Mais nous ne pouvions, alors nous sommes partis. — Ils n’ont point tenté de vous en empêcher ? — Si. — Et ? — Certains sont montés à bord, mais nous avons réussi à fuir. J’imaginai Steapa décimant leurs attaquants. Les Danes, me dis-je, auraient dû essayer d’empêcher les navires de fuir, mais six avaient réussi à gagner la mer. — Huit en ont réchappé, ajouta Steapa. Deux navires saxons avaient donc réussi à embarquer leurs hommes et je frémis à la pensée de ce carnage. — As-tu vu Sigefrid ? demandai-je. — Oui, il était sur une chaise. Attaché. — Et sais-tu si Æthelflæd est en vie ? — Elle vit. Je l’ai vue quand nous sommes partis. Elle était sur le navire qui était à Lundene. Celui que tu as libéré. — Le Maître-des-Vagues. — Le navire de Sigefrid. Il nous a montré Æthelflæd sur la plate-forme du timonier. — Vêtue ? — Oui. — Avec un peu de chance, espérai-je, ils ne la violeront point. Elle a plus de valeur intacte. — De valeur ? — Attends-toi à une énorme rançon, dis-je. L’Aigle-des-mers accosta. J’annonçai la nouvelle à Gisela qui m’attendait, et elle laissa échapper un petit cri. Æthelred débarqua et nous ignora, puis il remonta vers son palais, blême, entouré de ses quelques hommes qui avaient survécu. Alors je pris de l’encre, taillai une plume, et rédigeai une fois de plus une lettre pour Alfred. TROISIÈME PARTIE La battue 9 Quand l’évêque Erkenwald m’interdit de naviguer sur la Temse, je lui rétorquai que chaque navire saxon aurait dû harceler sans pitié les Danes. Il me laissa parler sans me prêter apparemment attention, tout en copiant quelque livre posé sur son écritoire. — Et à quoi servirait ta violence ? me demanda-t-il finalement d’un ton acide. — Elle leur apprendrait à nous craindre. — Nous craindre, ironisa-t-il en détachant chaque mot. Sa plume grattait le parchemin. Il m’avait mandé à sa demeure, voisine du palais d’Æthelred, étonnamment sans confort : la grande pièce était vide à l’exception d’un âtre éteint, d’un banc et de l’écritoire. Un jeune prêtre, assis sans un mot sur le banc, nous écoutait attentivement. J’étais certain qu’il n’était là que comme témoin : si une dispute survenait, l’évêque voulait que quelqu’un atteste sa version. Non qu’il y eût grand-chose à rapporter, car Erkenwald m’ignora de nouveau pendant un long moment, penché sur son écritoire, l’œil fixé sur sa page. — Si je ne me trompe, finit-il par dire sans s’interrompre dans sa tâche, les Danes viennent d’anéantir la flotte la plus vaste jamais déployée par le Wessex. À mon avis, ils ne seraient guère effrayés si tu agitais l’eau avec tes quelques rames. — Nous devons donc laisser les flots se reposer ? m’indignai-je. — Je pense que le roi ne veut pas que nous fassions quoi que ce soit qui aggrave une regrettable situation. — La regrettable situation étant que sa fille est violée chaque jour par les Danes ? Et tu nous demandes de ne rien faire ? — Précisément. Tu as saisi l’essence de mes ordres. Tu ne feras rien qui l’empire. (Sans me regarder, il trempa sa plume et l’égoutta méticuleusement.) Comment empêches-tu une guêpe de te piquer ? — En la tuant avant. — En restant immobile, et c’est ainsi que nous ferons désormais. As-tu la moindre preuve que la dame est violée ? — Non. — Elle leur est précieuse, et je pense qu’ils ne feront rien qui diminue sa valeur. Sans doute es-tu plus informé que moi des coutumes païennes, mais si notre ennemi possède ne serait-ce qu’une once de bon sens il la traitera avec le respect dû à son rang. Nous aurons besoin de soldats quand le moment sera venu de lever la rançon. En d’autres termes, mes hommes devaient menacer quiconque possédait la moindre pièce. — Et de combien sera-t-elle ? m’enquis-je aigrement. — Il y a trente ans, en Franquie, l’abbé Louis du monastère de Saint-Denis fut capturé. Un homme bon et pieux. La rançon pour lui et son frère se monta à six cent quatre-vingt-six livres d’or et trois mille deux cent cinquante d’argent. La dame Æthelflæd n’est peut-être qu’une simple femme, mais je ne pense pas que l’ennemi envisage une somme moindre. Je ne répondis rien. La somme avancée était inimaginable, mais il avait sûrement raison de penser que Sigefrid voudrait la même, sinon davantage. — Tu vois donc, continua-t-il froidement, que la valeur de la dame est considérable pour ces païens et qu’ils ne voudront point la diminuer. J’ai assuré le seigneur Æthelred de ce fait et je te serais reconnaissant de ne pas lui ôter cet espoir. — Sigefrid t’a-t-il envoyé un message ? demandai-je, trouvant qu’Erkenwald était bien sûr de son fait. — Non, et à toi ? Il me défiait en sous-entendant que j’étais peut-être en train de négocier secrètement avec l’ennemi. Je ne répondis pas. — Je prévois que le roi désirera mener lui-même les négociations, dit-il. Aussi, tant qu’il ne sera point arrivé ou n’aura pas formulé d’ordres contraires, tu dois rester à Lundene. Tes navires demeureront à quai. Il en fut ainsi. Mais les navires des Norses naviguaient, eux. Le commerce, qui avait prospéré durant l’été, fut réduit à néant devant les essaims de Vikings qui surgissaient de Beamfleot pour battre l’estuaire. Mes meilleures sources d’information disparurent avec les marchands, même si quelques-uns parvenaient à remonter jusqu’à Lundene. C’étaient généralement des pêcheurs qui venaient vendre leurs prises au marché et disaient que plus de cinquante navires étaient désormais échoués dans la crique sous le fort de Beamfleot. Les Vikings se bousculaient dans l’estuaire. — Ils savent que Sigefrid et son frère seront riches, dis-je à Gisela le soir de mon audience avec l’évêque. — Très riches, ironisa-t-elle. — Assez pour rassembler une armée, continuai-je, amer. Car la rançon versée, les frères Thurgilson seraient prodigues et des navires viendraient de toutes les mers pour former une horde capable d’envahir le Wessex. Le rêve de conquête de tous les pays saxons, qui dépendait naguère de l’aide de Ragnar, semblait en passe de se réaliser sans l’intervention de ceux du Nord. Et tout cela grâce à la capture d’Æthelflæd. — Attaqueront-ils Lundene ? demanda Gisela. — Si j’étais Sigefrid, je traverserais la Temse et j’entrerais dans le Wessex par le Cent. Il aura assez de navires pour faire passer toute une armée et nous n’avons rien qui puisse l’arrêter. Stiorra jouait avec une poupée de bois que j’avais taillée dans du hêtre et que Gisela avait habillée de bouts de linge. Ma fille semblait absorbée et heureuse, et je tentai d’imaginer que je la perdais. J’essayai de me représenter la détresse d’Alfred et me rendis compte que cette pensée m’était insupportable. — Le bébé donne des coups de pied, dit Gisela en se caressant le ventre. — Nous devons trouver un nom pour lui, dis-je pour ne pas montrer la panique qui me gagnait à la perspective de l’enfantement. — Ou pour elle. — Pour lui, répondis-je d’un ton ferme mais sans joie, car l’avenir me semblait ce soir bien lugubre. Alfred arriva comme l’avait prévu l’évêque, et de nouveau je fus mandé au palais ; les sermons me furent cette fois épargnés. Le roi vint avec ce qui restait de sa garde personnelle après le désastre de la Sture, et je saluai Steapa dans la cour où un intendant recueillait nos épées. Les prêtres étaient en nombre, une vraie foule de corbeaux croassants, et je distinguai parmi eux les visages amicaux des pères Pyrlig, Beocca et, à ma grande surprise, Willibald. Jovial et plein d’allant, il traversa la cour à grands pas pour venir m’étreindre. — Tu es plus grand que jamais, seigneur ! dit-il. — Et comment allez-vous, mon père ? — Le seigneur a des bontés pour moi ! Je veille sur les âmes d’Exanceaster, désormais. — J’aime cette ville. — Tu y avais une maison non loin, n’est-ce pas ? Avec ta… Il se tut, gêné. — Avec la pieuse malheureuse que j’avais épousée avant Gisela, achevai-je. (Mildrith vivait encore, mais dans un couvent, et j’avais depuis longtemps oublié la peine de cette malheureuse union.) Et vous, êtes-vous marié ? — À une charmante femme, dit-il. Il avait été autrefois mon précepteur, mais m’avait enseigné fort peu. Pourtant, c’était un homme bon et consciencieux. — L’évêque d’Exanceaster occupe-t-il toujours autant les putains ? m’enquis-je. — Uhtred, Uhtred ! Je sais que tu ne dis cela que pour me choquer. — Et c’est aussi la vérité. Il y avait une rousse qu’il aimait beaucoup. On disait qu’il aimait porter ses robes et… — Nous avons tous péché, coupa-t-il précipitamment. Et déçu les attentes du Seigneur. — Vous aussi ? Était-elle rousse ? demandai-je en riant devant sa gêne. J’ai plaisir à vous voir, mon père. Qu’est-ce qui vous amène d’Exanceaster à Lundene ? — Le roi, Dieu le bénisse, voulait la compagnie de vieux amis. Il est mal disposé, Uhtred, fort mal. Ne dis rien, je t’en prie, qui puisse le fâcher. Il a besoin de prières ! — Il a surtout besoin d’un nouveau gendre, répliquai-je aigrement. — Le seigneur Æthelred est un fidèle serviteur de Dieu et un noble guerrier ! Peut-être n’a-t-il point encore ta réputation, mais son nom inspire la peur chez nos ennemis. — Vraiment ? Et que craignent-ils donc ? De mourir de rire s’il les attaque à nouveau ? — Seigneur Uhtred ! me réprimanda-t-il. J’éclatai de rire et le suivis dans la salle à colonnade où se trouvaient thanes, prêtres et ealdormen. Ce n’était pas un witanegemot, l’assemblée des grands personnages qui se réunit deux fois l’an pour conseiller le roi, mais presque toutes les personnes présentes faisaient partie du Witan. Ils étaient venus de tout le Wessex, d’autres du sud de Mercie, afin que la décision d’Alfred reçoive le soutien des deux royaumes. Æthelred était déjà là, évitant de croiser les regards, assis sur un siège sous l’estrade d’où présiderait Alfred. Tous l’évitaient, sauf Aldhelm, accroupi auprès de lui et qui lui chuchotait à l’oreille. Alfred arriva avec Erkenwald et le frère Asser. Je n’avais jamais vu le roi aussi accablé. Il se tenait le ventre d’une main, étant sans doute mal, mais je ne crois pas que c’était cela qui lui donnait cette expression épuisée. Avec son crâne dégarni, je le vis pour la première fois comme un vieillard. Il avait trente-six ans cette année. Il prit place sur l’estrade et fit sans un mot signe aux hommes de s’asseoir. Erkenwald prononça une courte prière, puis demanda à quiconque le voulait de prendre la parole. Ils parlèrent et parlèrent encore. Ce qui les intriguait, c’est que nul message n’était venu du camp de Beamfleot. Un espion avait rapporté à Alfred que sa fille était en vie, qu’elle était même traitée avec respect comme l’avait deviné Erkenwald, mais Sigefrid n’avait envoyé aucun messager. — Il veut que nous le suppliions, avança Erkenwald. Personne ne trouva meilleure explication. On fit remarquer qu’Æthelflæd était retenue prisonnière sur un territoire appartenant au roi Æthelstan d’Estanglie et que le Dane christianisé aiderait sûrement. Erkenwald annonça qu’une délégation avait déjà été envoyée au roi. — Guthrum ne combattra point, dis-je. — Le roi Æthelstan, répondit Erkenwald en appuyant sur le nom chrétien, se montre un allié de toujours. Il nous offrira certainement son concours. — Il ne combattra point, m’obstinai-je. Alfred agita une main lasse vers moi, indiquant qu’il voulait que je m’explique. — Guthrum est vieux et ne désire pas de guerre. Et il ne peut faire approcher son armée de Beamfleot. Ils se renforcent jour après jour ; si Guthrum les attaque, il risque de perdre ; et s’il est vaincu, Sigefrid sera roi d’Estanglie. Cela ne réjouissait personne, mais c’était indiscutable. Sigefrid, malgré sa blessure, devenait chaque jour plus puissant et avait déjà assez de partisans pour défier l’armée de Guthrum. — Je ne souhaite pas que le roi Æthelstan combatte, dit Alfred d’un ton contrit, car une guerre mettrait la vie de ma fille en danger. Nous devons au contraire envisager la nécessité d’une rançon. Le silence tomba dans la salle tandis que tous imaginaient la somme requise. Certains, les plus riches, évitaient le regard du roi, et tous se demandaient comment ils dissimuleraient leur fortune aux collecteurs d’impôts et aux soldats d’Alfred. Erkenwald rompit le silence en observant, avec regret, que l’Église était pauvre ; sans quoi il aurait été heureux de contribuer. — Le peu que nous possédons, dit-il, est consacré à l’œuvre de Dieu. — Certes, opina un abbé dont la poitrine arborait trois croix d’argent luisantes. — Et la dame Æthelflæd étant désormais une Mercienne, gronda un thane de Wiltunscir, ce sont les Merciens qui doivent assumer la plus grande part. — C’est ma fille, répondit Alfred, et je contribuerai de tout mon possible. — Mais combien faudra-t-il ? questionna Pyrlig. Nous devons le savoir avant tout, seigneur. Il faut donc aller voir les païens. S’ils ne nous indiquent rien, nous devons leur demander. Comme le dit notre bon évêque, ils veulent que nous les suppliions. — Ils veulent nous humilier, grommela quelqu’un. — En vérité ! s’écria Pyrlig. Aussi devons-nous envoyer une délégation subir cette humiliation. — Tu irais à Beamfleot ? demanda Alfred à Pyrlig. — Seigneur, ces païens ont cause de me haïr. Je ne suis pas celui qu’il faut envoyer. Le seigneur Uhtred, cependant, a fait une faveur à Erik Thurgilson. — Quelle faveur ? s’enquit aussitôt le frère Asser. — Je l’ai averti de la traîtrise des moines gallois, dis-je, suscitant des rires et un regard réprobateur d’Alfred. Je l’ai laissé repartir de Lundene avec son navire. — Une faveur, rétorqua Asser, qui a permis que survienne cette malheureuse situation. Si tu avais tué les Thurgilson comme tu l’aurais dû, nous n’en serions pas là. — Si nous en sommes là, répondis-je, c’est pour avoir eu la sottise de nous attarder dans la Sture. Quand on rassemble un troupeau bien gras, on ne le laisse pas paître devant l’antre du loup. — Assez ! coupa Alfred. Æthelred frémissait de colère. Il n’avait rien dit encore, mais il se tourna sur son siège et me désigna d’une main tendue. Il ouvrit la bouche et j’attendis ses imprécations, mais il se tordit en deux et vomit. Ce fut soudain et violent. Alfred, atterré, se contenta de le regarder. Aldhelm s’écarta vivement. Quelques prêtres se signèrent, mais nul ne broncha pour l’aider. Il eut un dernier soubresaut, puis il essuya ses lèvres d’un revers de manche et se rencogna sur son siège, livide, les yeux fermés. Alfred se retourna vers l’assemblée sans rien dire. Un serviteur qui s’apprêtait à venir auprès d’Æthelred hésita à traverser l’estrade. Æthelred gémissait faiblement, une main sur le ventre, et Aldhelm contemplait la flaque sur le sol comme s’il n’avait jamais rien vu de tel. — Seigneur Uhtred, dit le roi, dans un silence gêné. — Seigneur, répondis-je en m’inclinant. — Certains disent, seigneur Uhtred, que tu es trop ami avec les Norses. — Je t’ai donné ma parole, seigneur, répondis-je, et je l’ai renouvelée au père Pyrlig, puis de nouveau à ta fille. Si les hommes qui me disent trop ami avec les Norses souhaitent m’accuser de rompre ce triple serment, je les accueillerai à la pointe de mon épée où ils le désireront. Une épée qui a occis plus de Norses que je ne saurais en compter. Le silence retomba. Pyrlig eut un sourire rusé. Personne ici ne désirait me défier. Le seul qui aurait pu me vaincre, Steapa, souriait largement, même si chez lui c’était un rictus meurtrier qui aurait fait décamper les démons. Le roi soupira comme si mon indignation l’avait épuisé. — Sigefrid te parlera-t-il ? — Le jarl Sigefrid me hait, seigneur. — Mais te parlera-t-il ? — Soit il acceptera, soit il me tuera, mais son frère m’aime bien et Haesten est mon obligé. Je pense donc qu’ils me parleront, oui. — Tu dois également envoyer un fin négociateur, seigneur, ajouta Erkenwald. Un homme qui ne sera point tenté de faire d’autres faveurs aux païens. Je propose mon trésorier. C’est un homme fort subtil. — Et aussi un prêtre. Sigefrid déteste les prêtres, précisai-je. Il a envie de voir crucifier un prêtre. Peut-être devrais-tu envoyer ton trésorier… ou venir toi-même ? Erkenwald me considéra sans répondre. Sans doute priait-il son dieu de me foudroyer, mais ce fut en vain. Le roi soupira de nouveau. — Sauras-tu négocier seul ? me demanda-t-il patiemment. — J’ai acheté des chevaux, seigneur. Je suis donc capable de négocier. — Marchander pour un cheval n’est point comme…, commença Erkenwald, qui se tut en voyant le roi agiter une main lasse. — Le seigneur Uhtred a cherché à t’ennuyer, évêque, dit-il, et il vaut mieux ne pas lui donner la satisfaction de montrer qu’il y est parvenu. — Je sais négocier, seigneur, dis-je, mais ici ce sera pour une jument de grande valeur. Elle ne sera point bon marché. — Peut-être devrais-tu emmener le trésorier de l’évêque ? hésita Alfred. — Je ne veux qu’un seul compagnon, seigneur. Steapa. — Steapa ? s’étonna Alfred. — Quand on affronte un ennemi, seigneur, expliquai-je, il est bon de prendre un homme dont la seule présence est menace. — Tu emmèneras deux compagnons. Malgré la haine de Sigefrid, je veux que ma fille reçoive la bénédiction des sacrements. Tu dois emmener un prêtre, seigneur Uhtred. — Si tu y tiens, seigneur, dis-je, sans dissimuler mon mépris. — J’y tiens, répondit Alfred en recouvrant un peu d’assurance. Et sois revenu promptement, car je désire des nouvelles d’elle. Il se leva et tout le monde en fit autant avant de s’incliner. Æthelred n’avait pas prononcé un mot. Et moi je me rendais à Beamfleot. Nous partîmes cent à cheval. Seuls trois d’entre nous devaient rejoindre le camp de Sigefrid, mais trois hommes ne pouvaient traverser sans protection la région frontalière de l’Estanglie entre Lundene et Beamfleot. Nous étions revêtus de mailles et armés pour que l’on sache bien que nous étions prêts au combat. Il aurait été plus rapide de prendre un navire, mais j’avais convaincu Alfred qu’il y avait un avantage à aller à cheval. — J’ai vu Beamfleot de la mer, lui avais-je dit la veille. Et elle est imprenable. C’est une colline abrupte, couronnée d’une forteresse, seigneur. Et j’ai besoin de la voir depuis la terre. — Tu en as besoin ? avait répondu le frère Asser, qui ne quittait pas le roi, comme s’il le protégeait. — Si nous devons combattre, ce pourrait être par la terre. — Tu voudrais qu’il y ait un combat ? m’avait demandé le roi avec lassitude. — La dame Æthelflæd périra en cas de bataille, avait observé Asser. — Je désire te rendre ta fille, avais-je déclaré à Alfred en ignorant le moine gallois, mais seul un sot, seigneur, penserait que nous n’aurons point à les affronter avant la fin de l’été. Sigefrid devient trop puissant. Si nous laissons croître son pouvoir, nous aurons un ennemi capable de menacer le Wessex et nous devons le briser avant. — Pas de combat pour l’heure, avait insisté Alfred. Va là-bas par terre si tu le dois, parle-leur et rapporte-moi promptement des nouvelles. Il avait tenu à envoyer un prêtre, mais à mon grand soulagement il avait choisi le père Willibald. — Je suis un vieil ami de la dame Æthelflæd, m’expliqua Willibald en chemin. Elle m’a toujours aimé, et moi de même. Je montais Smoca. J’étais accompagné de Finan et de ma garde, ainsi que de cinquante hommes d’Alfred commandés par Steapa. Nous ne portions point de bannières, mais Sihtric tenait une branche d’aulne feuillue en signe de paix. La région à l’est de Lundene était affreuse, plate et désolée. Ce n’étaient que ruisseaux, marais et roseaux. À main droite, où la Temse apparaissait parfois comme une ardoise grise, les marécages étaient noirs même sous le soleil. Il y a là peu d’habitants, mais nous croisâmes quelques masures à toit de roseaux. Elles semblaient désertes, car les pêcheurs d’anguilles qui y vivaient avaient dû se terrer quelque part en nous voyant arriver. Le sentier qui longeait le marais traversait des champs bordés de haies d’aubépines et encombrés d’argile. Les rares arbres étaient rabougris et courbés par le vent. Plus nous poussions vers l’est, plus les maisons étaient nombreuses et grandes. À midi, nous fîmes halte à un château pour abreuver et reposer les chevaux. Il était protégé d’une palissade et un serviteur vint prudemment à la porte nous demander ce que nous venions faire. — Où sommes-nous ? interrogeai-je, sans répondre à sa question. — Au dun de Wocca, seigneur, répondit-il en anglois. Je souris intérieurement car dun signifiait « colline » et il n’y en avait nulle part, même si le château se dressait sur une légère éminence. — Wocca est-il là ? — Son petit-fils détient à présent la terre, seigneur. Il n’est pas là. Je sautai de selle et tendis les rênes à Sihtric. — Promène-le avant de le laisser boire, ordonnai-je. Alors, ce petit-fils, de qui est-il l’homme lige ? — Il sert Hakon, seigneur. — Et Hakon ? demandai-je, remarquant qu’un Saxon possédait le château mais était le vassal d’un Dane. — Il est vassal du roi Æthelstan, seigneur. — Guthrum ? — Oui, seigneur. — Guthrum a-t-il mandé des hommes ? — Non, seigneur. — Et sinon, Hakon et ton maître auraient-ils obéi ? — Ils sont partis pour Beamfleot, répondit prudemment le serviteur. C’était fort intéressant. Hakon, m’apprit l’homme, possédait une vaste étendue de cette terre ingrate que lui avait accordée Guthrum, mais il était à présent déchiré entre son allégeance à Guthrum et sa crainte de Sigefrid. — Hakon suivra donc le jarl Sigefrid ? — Je le pense, seigneur. Il a été appelé à Beamfleot, je n’en sais pas plus, et mon maître est allé avec lui. — Ont-ils emmené leurs guerriers ? — Quelques-uns seulement, seigneur. — Les soldats n’étaient pas appelés ? — Non, seigneur. Donc, Sigefrid ne rassemblait pas encore une armée, mais plutôt les plus riches hommes d’Estanglie, pour leur annoncer ce qu’il attendait d’eux. Il demanderait leurs guerriers le moment venu et sans doute leur faisait-il miroiter les richesses qui seraient leurs une fois payée la rançon d’Æthelflæd. Et Guthrum ? D’après moi, il restait coi pendant que ses vassaux se laissaient séduire par Sigefrid. Il ne tentait nullement de mettre un terme à ces manigances et avait probablement compris qu’il était impuissant face aux généreuses promesses des Norses. Mieux valait en ce cas laisser Sigefrid lancer ses troupes contre le Wessex que le tenter d’usurper le trône d’Estanglie. — Et le petit-fils de Wocca, demandai-je, tout en connaissant la réponse, il est saxon ? — Oui, seigneur, mais sa fille a épousé un Dane. Il semblait donc que les Saxons de cette morne terre combattraient pour les Danes, soit parce qu’ils n’avaient pas le choix, soit parce que leurs allégeances changeaient en raison de leurs mariages. Le serviteur nous donna de l’ale, de l’anguille fumée et du pain dur. Le repas terminé, nous partîmes alors que le soleil illuminait une chaîne de collines à l’ouest, si abruptes qu’elles semblaient des remparts de verdure. — C’est Beamfleot, annonça Finan. — C’est là-haut, en effet. Beamfleot ne pouvait se situer qu’à l’extrémité sud des collines, même si, à cette distance, nous ne pouvions distinguer la forteresse. Je me sentis découragé. Si nous devions attaquer Sigefrid, je ne me sentais guère prêt à lancer des troupes sur ces pentes raides. — Si jamais nous devons combattre, criai-je à Steapa en plaisantant, je t’enverrai en éclaireur avec tes hommes ! Il me lança un regard noir. — Ils nous auront aperçus, dis-je à Finan. — Ils nous observent depuis une heure, seigneur. J’ai vu scintiller le soleil sur les pointes de leurs lances. Ils n’essaient pas de se cacher. En début de soirée, nous gravîmes la colline par une route en lacet. L’air était chaud et, entre les feuilles éclairées par la lumière oblique, je voyais étinceler les casques et les lances. L’ennemi nous attendait. Il n’y avait que trois cavaliers, tous en mailles et coiffés de casques à plumets. Ils avaient remarqué la branche d’aulne de Sihtric ; quand nous approchâmes du sommet, je fis arrêter mes hommes et, seulement accompagné de Finan, montai à leur rencontre. — Tu es enfin venu, dit l’un d’eux dans un anglois teinté d’un fort accent. — Nous venons en paix, répondis-je en danois. Il éclata de rire. Je ne voyais pas son visage à cause du casque, mais je distinguai sa barbe et l’étincelle de son regard. — Tu es venu en paix, parce que tu n’as pas osé venir autrement. Ou bien veux-tu que nous éventrions la fille de ton roi après lui avoir tous labouré les cuisses ? — Je désire parler avec le jarl Sigefrid, répondis-je, sans relever la provocation. — Mais le veut-il, lui ? demanda l’homme en donnant un léger coup d’éperon pour faire virevolter sa monture et faire montre de son habileté de cavalier. Et qui es-tu ? — Uhtred de Bebbanburg. — J’ai entendu ce nom, concéda-t-il. — Alors répète-le au jarl Sigefrid et dis-lui que je suis porteur du salut du roi Alfred. — Je connais aussi ce nom, dit-il. Tu prendras cette route et tu parviendras à une grosse pierre. À côté se trouve un château, et c’est là que tu attendras avec tes hommes. Le jarl Sigefrid te fera savoir demain s’il souhaite te parler ou que tu t’en ailles, ou encore s’amuser de te voir mourir. Sur ces mots, il éperonna son cheval et tous trois s’en allèrent. Quant à nous, nous poursuivîmes vers la grosse pierre. Le château, très ancien, était de chêne rendu noir par les années ; son toit pentu était chaumé, et il était entouré de hauts chênes qui le protégeaient du soleil. Devant, dans l’herbe, se dressait une pierre brute plus haute qu’un homme. Elle était percée d’un trou où gisaient cailloux et débris d’os, offrandes de gens qui croyaient que ce roc était doué de magie. Finan se signa. — Les anciens ont dû l’ériger, dit-il. — Quels anciens ? — Ceux qui vivaient ici quand le monde était jeune, ceux qui nous ont précédés. Ils en ont dressé de semblables dans toute l’Irlande, expliqua-t-il en lorgnant la pierre qu’il contourna au plus loin. Un unique serviteur, boiteux, attendait devant le château. C’était un Saxon, qui nous apprit que le lieu s’appelait Thunresleam, un nom fort ancien lui aussi, qui signifiait « Bosquet de Thor ». Le château avait dû être bâti dans un endroit où les anciens Saxons, ceux qui ne reconnaissaient pas le dieu crucifié des chrétiens, avaient adoré leur dieu plus ancien encore, Thor. Je me penchai pour toucher la pierre et murmurai une prière à Thor pour que Gisela survive à l’enfantement et qu’Æthelflæd soit sauvée. — Il y a à manger pour vous, seigneur, m’informa le serviteur en prenant les rênes de Smoca. Ce n’étaient pas seulement de l’ale et des vivres, mais un véritable festin, préparé par des esclaves saxonnes qui nous servirent ale, hydromel et vin de bouleau. On nous apporta porc, bœuf, canard, morue séchée, anguilles, crabes et oie, puis pain, fromage, miel et beurre. Le père Willibald, redoutant que tout ne fût empoisonné, me regarda craintivement mordre dans une cuisse d’oie. — Vois, dis-je en essuyant mes lèvres graisseuses. Je suis encore en vie. — Dieu soit loué ! — Thor soit loué, corrigeai-je. C’est sa colline. Willibald se signa, puis découpa gauchement un morceau de canard. — On m’a dit que Sigefrid détestait les chrétiens. — En vérité. Et surtout les prêtres. — Alors pourquoi nous traite-t-il ? — Pour montrer qu’il nous méprise. — Pas pour nous empoisonner ? s’inquiéta Willibald. — Mangez et savourez. Je doutais que les Norses veuillent nous empoisonner. Ils souhaitaient peut-être notre mort, mais seulement après nous avoir humiliés, et c’est pourquoi je fis garder les sentiers menant au château. Je redoutais à moitié que Sigefrid ne choisisse de nous humilier en l’incendiant durant notre sommeil. J’avais déjà vu cela et c’est affreux. Des guerriers attendent dehors que les habitants paniqués fuient l’enfer ardent, et le lendemain il ne reste que des corps calcinés et recroquevillés comme enfants, leurs lèvres brûlées découvrant des dents grimaçant une éternelle douleur. Mais personne ne tenta de nous tuer durant cette brève nuit d’été. Je montai un peu la garde, écoutant les chouettes, puis regardant le soleil se lever entre les arbres. Peu après, j’entendis une corne sonner. Plaintive, et par trois fois, puis trois encore. Sigefrid appelait ses hommes. Je décidai de porter ma plus belle maille et mon beau casque de guerre et, bien que la journée promît d’être chaude, ma cape noire ornée d’un éclair ; puis j’enfilai mes bottes et ceignis mes épées. Steapa en avait fait autant, bien que sa tenue fût sale et ternie, mais il paraissait plus redoutable que moi. Le père Willibald avait revêtu son froc noir et portait un petit sac contenant un Évangile et les sacrements. — Tu traduiras pour moi, veux-tu bien ? me demanda-t-il. — Pourquoi Alfred n’a-t-il point choisi un prêtre parlant danois ? — Je le parle, mais point autant que je le voudrais ! Le roi m’a envoyé parce qu’il a pensé que je serais un réconfort pour la dame Æthelflæd. — Assure-toi de l’être. — Ils arrivent, m’annonça Cerdic en surgissant des arbres. — Combien ? — Six, seigneur, des cavaliers. Les six hommes arrivèrent dans la clairière et s’arrêtèrent en jetant un regard circulaire. Ils comptaient les têtes pour vérifier que je n’avais pas envoyé des éclaireurs explorer les environs. Satisfait, leur chef daigna enfin se tourner vers moi. Il me sembla que c’était le même que la veille. — Toi seul dois venir, me dit-il. — Nous serons trois. — Toi seul. — Alors nous partons sur-le-champ pour Lundene, dis-je. Paquetez et sellez ! Nous partons ! criai-je aux miens. L’homme n’insista pas. — Trois, dans ce cas, mais tu ne chevaucheras point en présence du jarl Sigefrid. Vous marcherez. Je ne discutai pas. Puisque Sigefrid voulait nous humilier, quoi de mieux que de nous forcer à marcher ? Les seigneurs chevauchent alors que le commun marche, mais Steapa, Willibald et moi suivîmes humblement à pied les six cavaliers entre les arbres jusqu’à une vaste colline herbeuse qui dominait la Temse. Elle était recouverte d’abris grossiers élevés par les nouveaux équipages venus en renfort, alléchés par le trésor qu’il allait bientôt posséder et distribuer. Je ruisselais de sueur quand nous arrivâmes au campement de Sigefrid. J’apercevais désormais Caninga et la partie est de la crique, que je connaissais de la mer, mais que je n’avais jamais vues depuis cette hauteur. Je constatai ainsi qu’il y avait encore plus de navires échoués dans la Hothlege. Les Vikings parcouraient le monde en quête d’un point faible où ils pourraient accourir avec leurs haches et leurs lances ; la capture d’Æthelflæd avait révélé l’existence d’un tel lieu, et désormais ils se rassemblaient. Des centaines d’hommes attendaient et nous dûmes passer entre deux rangées d’hommes barbus et armés jusqu’aux deux chariots de ferme réunis pour former une longue plate-forme. Au centre de cette estrade improvisée siégeait Sigefrid, affalé. Il portait sa cape noire malgré la chaleur. Son frère Erik était debout d’un côté, et Haesten, avec un sourire rusé, de l’autre. Une rangée de gardes casqués formait une haie derrière eux, et sur les chariots flottaient des bannières ornées de corbeaux, aigles et loups. À terre, devant Sigefrid, gisaient les enseignes prises sur la flotte d’Æthelred. La grande bannière du seigneur de Mercie avec son cheval cabré, et celles frappées de saints et de croix. Elles étaient souillées et les Danes avaient dû tour à tour les compisser à cœur joie. Æthelflæd n’était nulle part en vue. Je pensais qu’on nous l’aurait exhibée, mais elle devait se trouver sous bonne garde dans l’un des bâtiments au sommet de la colline. — Alfred a envoyé ses chiots japper ! lança Sigefrid alors que nous arrivions devant les bannières souillées. — Alfred te porte son salut, dis-je en ôtant mon casque. Je pensais que l’entrevue aurait lieu dans son château, mais compris qu’il voulait m’accueillir en plein air afin que tous soient témoins de mon humiliation. — Tu geins comme chiot, me dit-il. — Et il souhaite que tu aies bien du plaisir en la compagnie de la dame Æthelflæd, continuai-je. Il resta perplexe. Il avait grossi, car, si la blessure infligée par Osferth lui avait ôté l’usage de ses jambes, elle ne l’avait point privé de son appétit et j’avais devant moi un infirme grossier et avachi qui me fixait avec indignation. — Du plaisir, chiot ? Que me jappes-tu là ? — Le roi de Wessex, proclamai-je pour que tous entendent, a d’autres filles ! La charmante Æthelgifu, et sa sœur, Æfthryth ; quel besoin a-t-il donc d’Æthelflæd ? Et à quoi servent les filles, d’ailleurs ? Il est roi et a des fils, Edward et Æthelweard, et les fils sont la gloire d’un homme, alors que les filles ne sont que fardeau. Aussi te souhaite-t-il du plaisir et m’a-t-il envoyé pour lui faire ses adieux. — Le chiot tente de nous amuser, dit Sigefrid, d’un ton plein de mépris. Il ne me croyait pas mais j’espérais avoir semé un peu de doute, assez pour justifier la faible rançon que j’allais offrir. Je savais, tout comme Sigefrid, que le prix final serait énorme, mais peut-être, si je le répétais assez, pourrais-je le convaincre qu’Alfred ne tenait point tant à Æthelflæd. — Peut-être devrais-je la prendre pour maîtresse ? dit-il. Je remarquai que son frère parut mal à l’aise. — Elle en serait bien fortunée, répondis-je, désinvolte. — Tu mens, chiot, répondit-il, doutant tout de même un peu. Mais la catin saxonne est grosse d’enfant. Peut-être que son père achètera son enfant ? — Si c’est un garçon, peut-être, dis-je, dubitatif. — Alors tu dois me faire une offre. — Alfred paiera peut-être une petite somme pour un enfant, commençai-je. — Pas à moi, coupa Sigefrid. Tu dois convaincre Weland de ta bonne foi. — Weland ? répétai-je, pensant qu’il parlait du forgeron des dieux. — Weland le Géant, sourit Sigefrid en désignant du menton quelqu’un derrière moi. C’est un Dane, et personne ne l’a jamais vaincu. Je me retournai et me trouvai devant un colosse comme jamais je n’en avais rencontré. Un guerrier, sans doute, bien qu’il ne fût pas armé. Il ne portait que des chausses de cuir et des bottes, et sa poitrine nue n’était qu’un nœud de muscles. Sur sa peau étaient tatoués des dragons à l’encre noire et ses bras portaient des bracelets énormes. Sa barbe, aussi noire que les dragons, était tressée de petites amulettes ; il était chauve, et son visage était celui d’une brute malveillante, mais il sourit quand je croisai son regard. — Tu dois persuader Weland que tu ne me mens point, chiot, sans quoi je ne parlerai point avec toi. Je m’attendais à quelque chose de cette sorte. Dans l’esprit d’Alfred, nous serions allés à Beamfleot, aurions courtoisement discuté pour parvenir à un compromis raisonnable avant de revenir vers lui, mais je connaissais mieux que lui les Norses. Il leur fallait amusement. Si je devais négocier, je devais montrer ma force avant. Mais, en regardant Weland, je sus que j’échouerais. Il me dépassait d’une tête, moi qui dépasse aussi d’une tête la plupart des hommes, mais c’est parce que je m’étais douté d’une telle épreuve que j’avais emmené Steapa. Celui-ci arborait son sourire meurtrier. Il n’avait rien compris de ce que Sigefrid et moi nous étions dit, mais il comprenait ce que signifiait l’attitude de Weland. — Il faut le battre ? me demanda-t-il. — Laisse-moi le faire. — Pas tant que je vivrai, répondit-il. Il déboucla sa ceinture et donna ses armes au père Willibald, puis il me confia sa maille. L’assistance, s’attendant à un rude combat, poussa une clameur. — Tu feras bien d’espérer que ton homme gagne, chiot, me dit Sigefrid. — Je n’en doute point, répondis-je avec une assurance que je n’éprouvais pas. — Au printemps, gronda Sigefrid, tu m’as empêché de crucifier un prêtre. Je suis toujours aussi curieux, et si ton homme perd, je clouerai cette fiente de prêtre qui se tient auprès de toi. — Que dit-il ? demanda Willibald, qui avait surpris le regard mauvais posé sur lui. — Que vous ne devez pas user de votre magie chrétienne, mentis-je. — Je prierai tout de même, dit bravement Willibald. Weland tendit ses énormes bras et s’assouplit les doigts. En le voyant prendre une pose de lutteur, je sentis que ce combat s’en tiendrait aux règles. — Il favorise sa jambe droite, chuchotai-je à Steapa. Peut-être la gauche a-t-elle été blessée un jour. J’aurais pu économiser ma salive, car Steapa ne m’écoutait pas. Les yeux emplis de fureur, il serrait les dents et avait l’air d’un enragé. Je me souvins du jour où nous avions combattu, la veille de Yule, lorsque les Danes de Guthrum avaient fondu à l’improviste sur Cippanhamm. Steapa avait été calme avant ce combat. Il m’avait paru comme un artisan prêt à vaquer à sa tâche, confiant dans ses outils et ses compétences ; là, il était différent, en proie à la fureur. Était-ce parce qu’il affrontait un païen ou parce qu’il m’avait sous-estimé à Cippanhamm ? Je l’ignore, et peu importait. — N’oublie pas que Wayland le Forgeron était boiteux, lui soufflai-je. — Commencez ! s’écria Sigefrid. — Dieu et Jésus, beugla Steapa. Par l’enfer et le Christ ! Puis il poussa un hurlement bestial et s’élança. Weland en fit autant ; ils étaient comme cerfs à la saison du brame. Danes et Norses attroupés en cercle derrière les lances qui formaient une haie laissèrent échapper un cri devant ce spectacle. Steapa avait baissé la tête en espérant fracasser le visage de Weland d’un coup de crâne, mais celui-ci avait esquivé au dernier instant. Ils se heurtèrent de plein fouet et s’empoignèrent d’une main tout en se criblant de coups de poing de l’autre. Steapa tenta de le mordre, Weland lui donna un coup de tête, Steapa chercha à lui empoigner l’entrejambe et Weland lui assena un coup de genou entre les cuisses. — Seigneur ! murmura Willibald. Weland échappa à Steapa et lui donna en pleine face un coup de poing qui résonna comme le tranchoir d’un boucher sur une pièce de viande. Le sang gicla, mais Steapa n’y prêta aucune attention. Il riposta par plusieurs coups de poing dans les côtes et au visage, puis il tenta de lui enfoncer les doigts dans les yeux. Weland l’évita et lui donna un coup de poing si violent dans la gorge que le Saxon recula en vacillant, le souffle coupé. — Oh, mon Dieu ! se signa Willibald. Sans perdre un instant, Weland abattit ses bras chargés de bracelets sur le crâne de Steapa. Le sang jaillit de plus belle. Steapa tomba à genoux et la foule se moqua de sa faiblesse, mais le Saxon se jeta en avant, saisit la cheville de son adversaire et la tordit. Weland s’écroula comme un chêne abattu. Steapa se jeta sur lui et le cribla de coups. — Ils vont s’entretuer, s’inquiéta Willibald. — Sigefrid ne permettra pas que son champion perde la vie, dis-je, sans en être sûr. Je me tournai vers le Norse et vis qu’il me regardait. Il m’adressa un sourire rusé. Il s’amusait. L’issue ne changerait rien aux négociations, hormis que la vie du père Willibald en dépendait. Ce n’était qu’un jeu. Weland parvint à retourner Steapa. Après quelques coups, ils s’écartèrent et se relevèrent en reprenant leur souffle, puis ils se jetèrent de nouveau l’un sur l’autre. Steapa avait le visage en sang, Weland saignait des lèvres et d’une oreille et avait un œil fermé. Il parvint à culbuter Steapa au sol, puis il s’apprêta à lui assener un coup de pied à l’entrejambe. Mais Steapa l’empoigna et le tordit. Weland glapit de douleur. C’était un cri étrange venant d’un tel colosse et ce qu’il venait de subir semblait bien peu en regard des coups qu’il avait déjà pris, mais Steapa venait de se rappeler que Wayland le Forgeron avait été blessé à la jambe par Nidung, et que son geste réveillait une ancienne blessure. Weland voulut se dégager, mais il perdit l’équilibre et tomba tandis que Steapa, hors d’haleine et crachant le sang, rampait vers lui et redoublait de coups, aveuglément. Weland voulut lui enfoncer un doigt dans l’œil, mais Steapa le lui happa d’un coup de dents et j’entendis le bruit du petit doigt écrasé. Weland recula, Steapa cracha le morceau, empoigna le Dane à la gorge et serra de toutes ses forces. Weland, suffoquant, se débattit comme une truite jetée sur le bord d’un torrent. — Assez ! cria Erik. Personne ne bougea. Weland avait les yeux exorbités et Steapa, aveuglé par le sang, serrait toujours. — Assez ! rugit Sigefrid. Entendant Steapa gronder et comprenant qu’il ne s’arrêterait qu’une fois le Dane mort, j’écartai les lances et m’avançai. — Arrête ! criai-je à Steapa. Puis, voyant qu’il faisait la sourde oreille, je tirai Dard-de-Guêpe et lui donnai un coup du plat de ma lame sur l’arrière du crâne. Il poussa un grondement et je crus un instant qu’il allait se jeter sur moi, mais il reprit ses sens et lâcha le cou de Weland en levant les yeux vers moi. — J’ai gagné, dit-il avec colère. Dis-moi que j’ai gagné ! — Oh oui, tu as gagné. Il se releva, tituba un peu, puis se campa les jambes écartées et leva les poings vers le ciel. — J’ai gagné ! beugla-t-il. Weland cherchait toujours son souffle. Il tenta de se lever, mais retomba. — Le Saxon a vaincu, déclarai-je à Sigefrid. Le prêtre vivra. — Le prêtre vivra, répondit Erik. Haesten souriait, Sigefrid avait l’air amusé, et Weland respirait péniblement. — Alors fais ton offre pour la catin d’Alfred ! me lança Sigefrid. Le marchandage pouvait commencer. 10 Sigefrid fut descendu de la plate-forme par quatre hommes qui peinèrent à soulever son siège pour le déposer à terre. Il me jeta un regard de reproche, comme si j’étais responsable de son infirmité, ce qui était en partie le cas. Les quatre hommes portèrent le siège jusqu’au château et Haesten, qui ne m’avait salué que d’un vague sourire, nous fit signe de les suivre. — Steapa doit être soigné, dis-je. — Une femme épongera le sang, répondit Haesten avec désinvolture avant d’éclater de rire. Alors, tu as découvert que Bjorn était une supercherie ? — Une bonne, concédai-je à contrecœur. — Il est mort, à présent, dit-il avec aussi peu d’émotion que s’il parlait d’un chien. Il a attrapé une fièvre deux semaines après ta venue. Et maintenant le gueux ne peut plus sortir de sa tombe ! Haesten portait une lourde chaîne d’or sur sa large poitrine. Je me le rappelai jeune, à peine un adolescent quand je l’avais sauvé, mais il était devenu un homme et ce que je voyais ne me plaisait point. Son regard était assez amical, mais on décelait au fond de ses yeux une âme prête à frapper comme serpent. — Tu sais que la royale catin saxonne va te coûter beaucoup d’argent ? me dit-il en me donnant un petit coup sur le bras. — Si Alfred décide de la reprendre, répondis-je d’un air dégagé, peut-être acceptera-t-il de payer quelque chose. Cela le fit rire. — Et s’il ne la veut pas ? Nous la traînerons dans toute la Bretagne, la Franquie et jusque chez nous, puis nous la dévêtirons et nous la ligoterons à un cadre les jambes écartées pour que tout le monde voie la fille du roi de Wessex. Est-ce ce que tu lui souhaites, seigneur Uhtred ? — Tu me veux comme ennemi, jarl Haesten ? — Nous le sommes déjà, je crois, dit-il. On paiera de bon argent pour voir la fille du roi de Wessex, ne crois-tu point ? Et les hommes paieront d’or pour la trousser. Je crois que ton Alfred voudra empêcher cette humiliation. Il avait raison, bien sûr, mais je n’osai le reconnaître. — A-t-elle été maltraitée ? demandai-je. — Erik ne nous laisse pas l’approcher, s’amusa-t-il. Non, elle est intouchée. Qui veut vendre truie ne la bat point avec des épines, non ? — Certes. Battre un cochon avec un bâton de houx laissait des marques si profondes que la viande de la bête ne pouvait plus être séchée au sel. L’entourage d’Haesten attendait non loin et je reconnus Eilaf le Rouge, l’homme chez qui on m’avait montré Bjorn. Il s’inclina, mais je l’ignorai. — Entrons, suggéra Haesten en désignant le château de Sigefrid, et voyons combien d’or nous pouvons extorquer au Wessex. — Je dois d’abord voir Steapa, dis-je. Je le trouvai entouré d’esclaves saxonnes qui le pansaient avec un baume. Comme il n’avait pas besoin de moi, je suivis Haesten. Des tabourets et des bancs avaient été disposés en cercle autour de l’âtre central. Willibald et moi reçûmes les deux plus bas, tandis que Sigefrid nous toisait du haut de son siège de l’autre côté. Erik et Haesten prirent place de chaque côté de l’infirme puis les autres hommes, chargés de bracelets, s’assirent à leur tour. C’étaient les Norses les plus importants, ceux qui avaient amené deux navires ou plus ; ceux qui, si Sigefrid conquérait le Wessex, seraient récompensés de vastes terres. Leurs hommes se rassemblèrent le long des murs pendant que les femmes distribuaient des cornes d’ale. — Fais ton offre, me commanda brusquement Sigefrid. — C’est une fille et non un fils, dis-je. Aussi Alfred n’est-il pas disposé à payer une grosse somme. Trois cents livres d’argent semblent convenir. Sigefrid me considéra longuement, puis balaya la salle du regard. — Ai-je entendu péter un Saxon ? demanda-t-il. Des rires s’élevèrent. Il renifla bruyamment et fronça le nez tandis que l’assistance faisait des bruits de pets. Puis il assena un énorme coup de poing sur son accoudoir et le silence se fit aussitôt. — Tu m’insultes, dit-il avec un regard flamboyant. Si Alfred a l’intention de m’offrir si peu, j’ai dans l’idée qu’on m’amène la fille et que tu me voies la trousser. Et si je faisais cela ? Est-ce ce que tu désires, petite fiente saxonne ? Tu veux me voir la violer ? La colère était feinte, à mon avis. Tout comme je devais tenter de diminuer la valeur d’Æthelflæd, Sigefrid se devait d’exagérer la menace, mais j’avais noté un tressaillement dégoûté sur le visage d’Erik quand son frère avait parlé de viol. — Le roi, répondis-je calmement, m’a donné certaine liberté d’élever son offre. — Quelle surprise ! ironisa Sigefrid. Laisse-moi connaître les limites de ta liberté. Nous désirons recevoir dix mille livres d’argent et cinq mille d’or… Et la somme, continua-t-il, devra être apportée et payée ici par Alfred en personne. Ce fut une longue, très longue journée arrosée d’ale, d’hydromel et de vin de bouleau, et les négociations furent ponctuées de menaces, colères et insultes. Je bus peu, seulement de l’ale, mais Sigefrid et ses capitaines s’abreuvèrent abondamment. C’est peut-être ce qui les amena à céder plus que je n’aurais cru. La vérité est qu’ils voulaient davantage : un plein chargement d’argent et d’or pour pouvoir engager d’autres hommes et acheter des armes pour commencer leur conquête du Wessex. J’avais évalué que Sigefrid pouvait assembler une armée de quelque trois mille hommes et c’était loin de suffire pour envahir le Wessex. Il lui en fallait cinq à six mille, et même autant ne suffiraient peut-être pas, mais s’il parvenait à huit mille, il pourrait vaincre. Avec une telle armée, il pourrait conquérir le Wessex et devenir le roi infirme de plaines fertiles. Mais pour obtenir tous ces hommes, il lui fallait de l’argent, et s’il ne recevait pas la rançon, même ceux qui le suivaient maintenant le déserteraient promptement pour trouver d’autres seigneurs capables de les payer. À la moitié de l’après-midi, ils s’étaient décidés pour trois mille livres d’argent et cinq cents d’or. Ils exigeaient toujours qu’Alfred les apporte en personne, mais je refusai fermement, allant même jusqu’à faire mine d’entraîner Willibald en prétendant que nous partions parce que nous ne pouvions parvenir à un accord, mais Haesten intervint. — Et le mari de la catin ? demanda-t-il. — Quoi ? — Ne se fait-il pas appeler seigneur de Mercie ? demanda-t-il, moqueur. Eh bien, que le seigneur de Mercie apporte la somme. — Et qu’il me supplie de laisser la vie sauve à son épouse, ajouta Sigefrid. À genoux. — Accordé, répondis-je avec une telle facilité qu’ils en furent surpris. Sigefrid fronça les sourcils. — Accordé ? — Oui, dis-je en me rasseyant. Le seigneur de Mercie apportera la rançon et s’agenouillera devant toi. Il est mon cousin, expliquai-je, et je déteste ce gueux. Sigefrid éclata de rire. — La somme devra être ici avant la pleine lune, dit-il. Et tu viendras la veille m’annoncer qu’elle est en chemin. Tu accrocheras à ton mât une branche feuillue en signe de paix. Il voulait être prévenu une journée à l’avance, afin de pouvoir assembler le plus d’hommes possible pour assister à son triomphe. J’acceptai mais lui expliquai que ce ne pourrait être si rapide, car il fallait du temps pour recueillir une telle somme. Sigefrid gronda, mais je lui assurai qu’Alfred était homme de parole : à la prochaine pleine lune une vaste avance lui serait versée et apportée à Beamfleot. Æthelflæd serait alors libérée, exigeai-je, et le reste serait apporté avant la pleine lune suivante. — Et je désire voir la dame Æthelflæd maintenant, demandai-je. Sigefrid agita une main nonchalante. — Pourquoi pas ? Qu’Erik te conduise. Erik avait à peine parlé de la journée. Comme moi, il avait peu bu et ne s’était joint ni aux rires ni aux insultes. Il était resté assis, sérieux et réservé, à nous observer. — Tu festoieras avec nous ce soir, dit Sigefrid en souriant soudain. Nous fêterons ainsi notre accord et tes hommes de Thunresleam seront aussi nourris. Tu peux aller parler à la fille ! Va avec mon frère ! Erik nous emmena, Willibald et moi, vers une plus petite salle gardée par une douzaine d’hommes en armes et mailles, le long du rempart donnant sur la mer. Il resta coi, comme si je n’étais pas là, les yeux fixés sur le sol. Il s’immobilisa soudain. — Pensais-tu ce que tu as dit aujourd’hui ? me demanda-t-il. — J’en ai beaucoup dit, répondis-je prudemment. — Que le roi Alfred ne voulait point payer beaucoup pour la dame Æthelflæd parce qu’elle est une fille ? — Les fils valent plus que les filles, répondis-je en toute sincérité. — Ou bien marchandais-tu ? J’hésitai. La question me paraissait étrange, parce que Erik était sûrement assez malin pour percer ma pitoyable tentative, mais son ton passionné m’indiqua qu’il voulait la vérité. Par ailleurs, rien de ce que je dirais désormais ne changerait notre accord scellé d’une corne d’ale et d’une poignée de main après avoir juré sur le marteau de Thor. — Bien sûr que oui, répondis-je. Æthelflæd est chère à son père, qui souffre de tout cela. — C’est bien ce qu’il me semblait, dit-il pensivement. Combien le roi aurait-il payé ? — Tout ce qui aurait été nécessaire. — En vérité ? Il n’a point fixé de limite ? — Il m’a dit, répondis-je sans mentir, de payer ce qu’il faudrait pour la ramener. — À son mari. — Oui. — Tu mériterais de mourir, lâcha-t-il avec un frémissement qui me rappela qu’il avait dans son âme un peu de la colère de son frère. — Quand le seigneur Æthelred viendra avec l’argent et l’or, l’avertis-je, tu ne pourras le toucher. Il viendra sous la bannière de paix. — Il la frappe ! Est-ce vrai ? demanda-t-il brusquement. — Oui. Il me dévisagea un moment et je le vis lutter contre sa fureur. — Par ici, dit-il en désignant la petite salle. Je remarquai que les gardes étaient des hommes plus âgés et je devinai qu’ils avaient été choisis non seulement pour garder Æthelflæd mais aussi parce qu’ils ne la maltraiteraient point. — Elle n’a rien, dit Erik, devinant peut-être mes pensées. — C’est ce qui m’a été assuré. — Elle a trois de ses servantes avec elle et je lui ai donné deux gentilles filles danes. Et je les ai fait garder. — Par des hommes de confiance. — Les miens, dit-il avec chaleur. Et, oui, dignes de confiance. (Il m’arrêta de la main.) Je vais la faire sortir, car elle aime l’air frais. J’attendis pendant que le père Willibald regardait avec inquiétude les autres Norses restés dans la grande salle. — Pourquoi la voyons-nous ici ? — Parce que Erik dit qu’elle aime être à l’air libre, expliquai-je. — Mais me tueront-ils si je lui donne les sacrements ici ? — Parce qu’ils penseront que vous opérez quelque magie chrétienne ? J’en doute, mon père. Erik écarta la tenture de cuir qui fermait la salle après avoir fait écarter les gardes, qui laissèrent un espace entre la façade du bâtiment et les murailles de la forteresse. Ces remparts étaient un épais remblai de terre de seulement trois pieds de haut, mais de l’autre côté ils tombaient à pic bien plus bas. Le talus était couronné d’une palissade d’épais pieux de chêne pointus. Je ne nous imaginais point gravir la colline depuis la crique puis tenter de franchir ce formidable mur. Mais je n’envisageais pas davantage d’attaquer depuis la terre en montant à découvert jusqu’au fossé, au mur et à la palissade qui protégeaient cet endroit. C’était un bon camp, pas imprenable, mais dont la prise serait coûteuse en hommes. — Elle est en vie, souffla le père Willibald. Je me retournai alors qu’Æthelflæd franchissait la tenture retenue par une main invisible. Elle paraissait plus jeune et menue que jamais, et bien que sa grossesse commence enfin à se voir, elle semblait encore leste. Et vulnérable. Un sourire lui vint quand elle me vit. Willibald allait s’élancer vers elle, mais je le retins, alerté par l’attitude d’Æthelflæd. Je m’attendais à ce qu’elle coure vers nous, soulagée, mais elle hésita sur le seuil et le sourire qu’elle m’avait fait était presque docile. Elle était heureuse de me voir, c’était certain, mais son regard était circonspect. Elle se retourna vers Erik, qui la suivait, et lui fit signe qu’elle pouvait me saluer. C’est seulement alors qu’elle vint vers moi. Radieuse. Et je me souvins de son visage le jour de son mariage. Aujourd’hui comme alors, elle rayonnait, heureuse. Elle avança avec la grâce d’une danseuse et fit un si beau sourire que je me rappelai avoir songé dans l’église qu’elle était éprise de l’amour. Je compris alors ce qui avait changé. Ce radieux sourire ne m’était pas destiné. Elle se retourna de nouveau et son regard croisa celui d’Erik. J’aurais dû le comprendre lorsqu’il m’avait parlé, car c’était aussi visible que du sang répandu sur la neige. Æthelflæd et Erik étaient amoureux. L’amour est chose dangereuse. Il avance masqué et change nos vies. Je croyais aimer Mildrith, mais c’était du désir que j’avais pris pour de l’amour. Le désir est une illusion qui bouleverse nos vies au point que rien n’existe plus hormis celle que l’on pense aimer, et en proie à ce sortilège nous tuons pour l’aimée, nous lui donnons tout. Puis quand nous avons eu ce que nous voulions, nous découvrons que ce n’est qu’une illusion et qu’il n’y a rien. Le désir est un voyage vers nulle part, vers une contrée vide, mais certains hommes aiment tout simplement voyager sans souci de leur destination. L’amour aussi est un voyage, dont la destination est la mort, mais c’est un voyage bienheureux. J’aimais Gisela et nous étions heureux, car nos fils avaient été réunis et entremêlés, et pour une fois les trois Nornes étaient bienveillantes pour nous. L’amour naît même lorsque les fils ne sont pas douillettement côte à côte. J’avais fini par voir qu’Alfred aimait son Ælswith, même si elle était un filet de vinaigre dans son lait. Peut-être s’était-il simplement accoutumé à elle, peut-être que l’amour est plus amitié que désir, même si les dieux savent que le désir est toujours là. Gisela et moi connaissions cette satisfaction, comme Alfred et son épouse, mais je crois que notre voyage était plus heureux parce que notre navire dansait sur les mers scintillantes, poussé par une vive et chaude brise. Et Æthelflæd ? Je voyais sur son visage rayonnant cet amour soudain et tout le malheur qui en découlerait, les larmes et les peines. Elle aussi faisait le voyage de l’amour, mais elle voguait vers une tempête si noire et si lugubre que j’en eus presque le cœur brisé. — Seigneur Uhtred, dit-elle en s’approchant. — Ma dame, dis-je en m’inclinant. Nous restâmes silencieux. Willibald babillait, mais je crois que nous ne l’entendions point. Elle souriait et le soleil illuminait le pan de mur sous le chant des alouettes, mais je n’entendais que le tonnerre et les vagues qui allaient assaillir son navire et noyer son équipage. Æthelflæd était éprise. — Ton père te fait porter son affection, dis-je enfin. — Pauvre père. M’en veut-il ? — Il n’est fâché contre personne, mais il devrait être furieux à cause de ton époux. — Oui, il devrait. — Et je suis venu conclure ta libération, poursuivis-je, certain que c’était la dernière chose qu’elle désirait. Et tu seras heureuse d’apprendre, ma dame, que tout est convenu et que tu seras chez toi bientôt. Elle ne montra aucun plaisir à cette nouvelle. Willibald, qui ne comprenait toujours pas, lui adressa un grand sourire. — Je suis venu te donner les sacrements, dit-il. — J’en serai heureuse, répondit-elle gravement. (Elle leva vers moi des yeux où passa un instant une lueur désespérée.) M’attendras-tu ? — Si je t’attendrai ? — Ici, pendant que notre cher père Willibald et moi prions à l’intérieur. — Bien sûr. Elle me remercia d’un sourire et laissa entrer Willibald pendant que j’allais aux remparts m’appuyer sur la palissade et contempler la crique tout en bas. Le navire au dragon, sa figure de proue ôtée, entrait dans le chenal pendant que des hommes détachaient les chaînes du bateau qui barrait la Hothlege et, à l’aide d’une corde, tiraient et le faisaient virer sur lui-même comme le battant d’une porte avant de le refermer. Il y avait au moins quarante hommes à bord de ce navire, et ils n’étaient pas là seulement pour tirer et hisser cordes et chaînes. Les flancs du navire étaient rehaussés de lourdes planches, assaillir ce vaisseau aurait été comme s’attaquer à la palissade d’une forteresse. Le navire entrant remonta la Hothlege le long des bateaux échoués que l’on calfatait. La fumée des chaudrons de bitume montait dans le ciel. — Soixante-quatre navires, dit Erik, qui était monté me rejoindre. — Je le sais, je les ai comptés. — Et la semaine prochaine, nous aurons cent équipages ici. — Et vous serez à court de vivres avec tant de bouches à nourrir. — Il y a abondance ici, répondit-il avec indifférence. Nous avons nasses et filets, nous péchons et chassons et nous mangeons bien. Et la promesse d’argent et d’or achète blé, orge, viande et ale. — Et les hommes, aussi. — Certes. — Ainsi Alfred de Wessex paie-t-il son propre anéantissement. — C’est ce qu’il semble. Il contempla au sud les immenses nuages sombres couronnés d’argent qui s’amoncelaient au-dessus du Cent. Je me retournai pour regarder le campement à l’intérieur des remparts et je vis Steapa sortir d’une cabane, tête bandée et boitillant. Il avait l’air un peu ivre. Me voyant, il me fit un signe et s’assit à l’ombre d’un mur où il parut s’assoupir. — Crois-tu, m’enquis-je sans me retourner vers Erik, qu’Alfred n’a pas pensé à ce que vous achèterez avec l’argent de la rançon ? — Mais que peut-il y faire ? — Ce n’est pas à moi de te le dire, répondis-je, cherchant à insinuer qu’il y avait une réponse. En vérité, si sept ou huit mille Norses déferlaient en Wessex, nous n’aurions d’autre choix que de nous battre, et le combat serait affreux. Un carnage pire encore qu’Ethandun, à l’issue duquel il y aurait un nouveau roi dans un Wessex qui changerait de nom. Le Norseland, peut-être. — Parle-moi de Guthred, demanda brusquement Erik. — Guthred ! Je me retournai, surpris par la question et me demandant ce que Guthred, frère de Gisela et roi de Northumbrie, avait à faire avec Alfred, Æthelflæd ou Erik. — Il est chrétien ? — C’est ce qu’il dit. — L’est-il ? — Comment le saurais-je ? Il prétend l’être, mais je doute qu’il ait renoncé au culte des vrais dieux. — Tu l’aimes bien ? demanda-t-il, inquiet. — Tout le monde aime bien Guthred. C’était vrai, mais j’étais toujours étonné qu’un homme aussi affable et indécis ait pu tenir sur son trône si longtemps. C’était en grande partie parce que mon beau-frère bénéficiait du soutien de Ragnar, mon frère spirituel, et que nul n’aurait osé défier ses hommes. — Je pensais…, commença Erik. Et dans ce silence, je compris à quoi il rêvait. — Tu pensais qu’Æthelflæd et toi pourriez prendre un navire, peut-être celui de ton frère, et vous rendre en Northumbrie pour y vivre sous la protection de Guthred ? Il me fixa comme si j’étais un magicien. — Elle te l’a dit ? — Vos visages m’ont tout dit. — Guthred nous protégerait. — Comment ? Tu crois qu’il lèverait son armée si ton frère venait après toi ? — Mon frère ? — Ton frère, qui attend le paiement de trois mille livres d’argent et de cinq cents d’or qu’il perdrait si tu t’enfuyais avec Æthelflæd. Tu crois qu’il ne chercherait pas à la récupérer ? — Ton ami Ragnar…, fit Erik, hésitant. — Tu veux qu’il combatte pour toi ? Pourquoi le ferait-il ? — Parce que tu le lui demanderais. Æthelflæd dit que vous vous aimez comme des frères. — Certes. — Alors demande-le-lui. Je soupirai et contemplai les nuages en songeant combien l’amour bouleverse nos vies et nous accable d’une si suave démence. — Et que feras-tu contre les assassins qui viendront la nuit pour incendier ton château ? — Je ferai monter la garde. Je regardai les nuages s’amonceler et songeai que Thor allait abattre sa foudre sur les prairies du Cent avant la fin de cette soirée d’été. — Æthelflæd est mariée, dis-je doucement. — À un méchant homme. — Et son père considère le mariage comme sacré. — Alfred n’ira point la chercher en Northumbrie, répondit-il avec assurance. Aucune armée saxonne n’irait aussi loin. — Mais il dépêchera des prêtres qui rongeront sa conscience. Et comment sais-tu qu’il n’enverra personne la reprendre ? Une armée n’est point nécessaire : quelques hommes déterminés suffisent. — Tout ce que je demande, c’est une chance ! Une demeure dans quelque vallée, des champs à labourer, des bêtes à élever, un lieu où trouver la paix ! Je restai un moment silencieux. Erik bâtissait en rêve un splendide navire à la coque élancée, mais ce n’était qu’un rêve. — Æthelflæd, dis-je finalement, est un trophée. Elle a de la valeur. C’est une fille de roi et son douaire était une terre. Elle est riche, belle et précieuse. Tout homme qui veut être riche saura où elle est. Le moindre aventurier en quête d’une rançon facile saura où la trouver et tu n’auras jamais la paix. Chaque nuit, quand tu barreras la porte, tu redouteras les ennemis dans les ténèbres, et chaque jour tu les guetteras. — Dunholm, répondit-il sans s’émouvoir. — Je connais cet endroit, dis-je avec un demi-sourire. — Alors tu sais que c’est une forteresse que nul ne peut prendre. — Je l’ai prise. — Et personne d’autre n’en sera capable, jusqu’à la fin des temps. Nous pouvons vivre à Dunholm. — Ragnar détient Dunholm. — Alors je lui prêterai serment, dit-il avec ferveur. Je serai son homme lige et je lui confierai ma vie. Je pesai un moment les rêves déments d’Erik et les dures réalités de la vie. Dunholm, blottie dans une boucle de la rivière et perchée sur son éperon rocheux, était en effet presque imprenable. Un homme pouvait penser qu’il mourrait dans son lit s’il détenait Dunholm, car même une poignée de soldats suffisaient à défendre le raidillon qui en était le seul accès. Et, sachant que Ragnar s’amuserait d’Erik et Æthelflæd, je fus séduit par la passion d’Erik. Peut-être son rêve n’était-il pas si dément. — Mais comment emmènerais-tu Æthelflæd là-bas à l’insu de ton frère ? — Avec ton aide. À ces mots, j’entendis les trois Nornes rire. Une corne sonna dans le camp, annonçant sans doute le festin promis par Sigefrid. — J’ai prêté allégeance à Alfred, répondis-je. — Je ne te demande pas de rompre ton serment. — Bien sûr que si ! Alfred m’a confié une mission dont j’ai rempli la moitié. L’autre est de ramener sa fille ! — Trois mille livres d’or et cinq cents d’argent, dit-il en crispant les poings sur les pieux. Songe au nombre d’hommes que cela achètera. — J’y ai songé. — Un équipage des meilleurs guerriers peut s’acheter pour une livre d’or. — Certes. — Et nous avons assez d’hommes pour défier le Wessex. — Tu peux le défier, mais point le défaire. — Mais nous le ferons, si nous avons l’or et les hommes. — Certes, concédai-je de nouveau. — Et l’or attirera encore d’autres hommes, poursuivit-il, d’autres navires, et cet automne ou au printemps prochain nous mènerons une horde en Wessex. Nous réunirons une armée auprès de laquelle celle que tu vainquis à Ethandun ne sera qu’une poignée. Nous porterons épées, lances et haches en Wessex, et nous brûlerons vos villes, prendrons vos enfants et vos femmes et tuerons vos hommes. Est-ce vouloir cela, que servir Alfred ? — C’est ce que fomente ton frère ? — Et pour y parvenir, continua-t-il sans répondre, il doit revendre Æthelflæd à son père. — Oui, reconnus-je. Si aucune rançon n’était payée, les hommes déjà établis à Beamfleot et aux alentours disparaîtraient comme rosée au matin. Plus aucun navire n’arriverait et le Wessex ne serait point menacé. — Ton serment, que je sache, dit-il respectueusement, est de servir Alfred de Wessex. Et le sers-tu, seigneur Uhtred, en permettant à mon frère de s’enrichir assez pour l’anéantir ? L’amour avait donc retourné Erik contre son frère. L’amour le faisait rompre tous les serments qu’il avait prononcés. L’amour est plus puissant que le pouvoir. La corne sonna de nouveau, pressante. Des hommes se hâtèrent vers le château. — Ton frère, dis-je, sait-il que tu aimes Æthelflæd ? — Il croit que je l’aime, pour l’heure, mais que l’argent me la fera oublier. Il croit que j’en use pour mon plaisir et cela l’amuse. — Et en uses-tu ? — Est-ce ton affaire ? me défia-t-il. — Non, mais tu me demandes mon aide. Il hésita, puis acquiesça. — Je n’utiliserais point ce mot, se défendit-il, mais nous nous aimons. Ainsi Æthelflæd avait-elle bu l’eau amère avant de commettre le péché et je trouvai cela fort habile de sa part. Et avec un sourire pour elle, je me rendis au banquet de Sigefrid. Æthelflæd siégeait à la place d’honneur, à la droite de Sigefrid, et moi à côté d’elle. Erik se tenait de l’autre côté de Sigefrid, Haesten avec lui. Je remarquai qu’Æthelflæd ne regardait jamais Erik. Personne dans l’assistance si curieuse de la fille du roi de Wessex n’aurait pu deviner qu’elle était devenue sa maîtresse. Les Norses savent donner un banquet. Les plats furent en abondance comme l’ale et les divertissements plaisants. Nous eûmes jongleurs et acrobates, et des fous qui suscitèrent de grands éclats de rire. — Nous ne devrions point moquer les déments, me dit Æthelflæd qui avait à peine grignoté quelques coques grillées. — Ils sont bien traités, et c’est sûrement mieux d’être nourri et logé que jeté aux bêtes, répondis-je en contemplant une folle échevelée et un fou qui se dévêtaient sous les cris. — Certains monastères s’occupent des déments, dit-elle. — Pas là où règnent les Danes. Elle se tut un moment. Deux nains entraînaient la femme vers l’homme qui étaient à présent tous les deux nus. L’assistance se mourait de rire. Æthelflæd leva brièvement les yeux et frémit. — As-tu parlé à Erik ? demanda-t-elle en anglois. — T’es-tu confessée comme il convient ? — Est-ce ton affaire ? — Non. Elle sourit et rougit. — Nous aideras-tu ? — À faire quoi ? — Erik ne t’a donc rien dit ? — Il a demandé mon aide, mais quelle sorte ? — Afin de nous enfuir d’ici. — Et que me fera ton père si je vous y aide ? Je croyais que tu détestais les Danes, ajoutai-je, comme elle ne répondait pas. — Erik est norse. — Danes, Norses, Vikings, païens, ce sont tous les ennemis de ton père. Elle baissa les yeux vers l’âtre où les deux déments se battaient au lieu de s’enlacer comme l’aurait sans doute voulu l’assistance. L’homme était plus robuste, mais plus sot, et la femme, sous les acclamations, le frappait d’une poignée de roseaux. — Pourquoi les laissent-ils faire ? demanda-t-elle. — Parce que cela les amuse et parce qu’il n’y a pas une horde de clercs en froc noir pour leur dire ce qui est bien et mal, et c’est pour cela, ma dame, que je les aime. — Je ne voulais pas aimer Erik, reprit-elle en baissant les yeux. — Mais tu l’as aimé. — Je n’ai pu m’en empêcher, avoua-t-elle, les larmes aux yeux. J’ai prié pour que cela n’arrive point, mais plus je priais, plus je pensais à lui. — Tu l’aimes donc. — Oui. — Il est bon. — Le penses-tu ? — En vérité. — Et il va se faire chrétien, continua-t-elle avec passion. Il me l’a promis. Il le veut vraiment. Cela ne me surprit pas. Erik montrait depuis longtemps une fascination pour le christianisme et il n’avait sans doute pas fallu beaucoup le persuader. — Et Æthelred ? — Je le déteste, siffla-t-elle avec tant de véhémence que Sigefrid se retourna. — Tu perdras ta famille, l’avertis-je. — J’en fonderai une, répondit-elle, résolue. Erik et moi la fonderons. — Et tu vivras parmi ces Danes que tu me dis haïr. — Tu vis bien parmi les chrétiens, seigneur Uhtred, dit-elle malicieusement. Cela me fit sourire. — Es-tu sûre d’Erik ? — Oui, répondit-elle avec la passion de l’amour. — Si je le puis, soupirai-je, je vous aiderai. — Merci, dit-elle en posant sa main menue sur la mienne. Entre-temps, deux chiens avaient commencé à se battre sous les acclamations des convives. On apporta des lampes à huile et des bougies à la table haute alors que le jour baissait. L’ale coula de plus belle et les premiers ivrognes commencèrent à chanter. — Ils vont bientôt se battre, annonçai-je à Æthelflæd. Et comme prévu, quatre hommes souffrirent de fractures avant la fin du banquet et un autre fut éborgné. Steapa était assis auprès de Weland et les deux hommes, bien que ne parlant point la même langue, partageaient la même corne à boire et semblaient faire des commentaires méprisants sur les braillards qui s’empoignaient. Weland, manifestement ivre, prit Steapa par l’épaule et se mit à chanter. — On dirait un veau que l’on châtre ! s’exclama Sigefrid avant de faire mander un scalde aveugle qui fut assis auprès de l’âtre et chanta, accompagné de sa harpe, les exploits de Sigefrid. Je m’abstins de boire. Ce fut difficile, car j’étais tenté de lever ma corne chaque fois que Sigefrid levait la sienne, mais je devais retourner à Lundene le lendemain matin et Erik devait terminer sa conversation avec moi cette nuit. Cependant, quand je partis, le ciel pâlissait déjà à l’est. Æthelflæd, escortée par des gardes restés sobres, était partie se coucher depuis des heures. Je passai devant des ivrognes étalés sous les bancs, tandis que Sigefrid était affalé sur la table. — Nous avons notre accord ? demanda-t-il d’une voix ensommeillée en entrouvrant un œil. — Nous l’avons. — Apporte l’argent, Saxon, grommela-t-il avant de se rendormir. Erik m’attendait devant les appartements d’Æthelflæd et nous reprîmes notre poste sur les remparts, d’où je contemplai l’aube grise gagner les eaux calmes de l’estuaire. — C’est le Maître-des-vagues, me dit-il en désignant les bateaux tirés sur la rive. Je l’ai fait racler et calfater et il est de nouveau rapide comme le vent. — Ton équipage est de confiance ? — Ce sont mes hommes liges, ils le sont. Mais ils ne combattront point les hommes de mon frère. — Ils risquent de le devoir. — Ils se défendront, mais ils n’attaqueront pas. Ils sont de la même famille. — Le problème, dis-je en m’étirant dans un bâillement en songeant au voyage de retour à Lundene, c’est le navire qui barre le chenal ? — Il est manœuvré par les hommes de mon frère. — Et non d’Haesten ? — Ceux-là, je les tuerais, nous n’avons pas de liens de famille. Ni d’affection, pensai-je. — Tu veux donc que je détruise ce navire ? — Que tu ouvres le passage, corrigea-t-il. — Pourquoi ne leur demandes-tu pas tout simplement de te livrer passage ? Cela me semblait beaucoup moins compliqué et plus sûr. L’équipage du navire avait l’habitude de le manœuvrer pour ouvrir aux autres, alors pourquoi pas à Erik ? — Aucun navire ne doit faire voile tant que la rançon n’est pas arrivée, expliqua-t-il. C’était de bon sens, car qu’est-ce qui aurait retenu un homme hardi de prendre trois ou quatre navires et de remonter le fleuve pour guetter la flotte d’Alfred apportant la rançon et l’attaquer ? Sigefrid avait assis sa monstrueuse ambition sur ce paiement et il ne tenait pas à le perdre au profit d’un Viking encore plus brigand que lui. Cette crainte laissait entendre qu’il soupçonnait quelqu’un. — Haesten ? demandai-je. — Un homme rusé. — Certes. Et sans foi ni parole. — Il partagera la rançon, bien sûr, continua Erik, oubliant que s’il parvenait à ses fins aucune rançon ne serait jamais versée. Mais je suis certain qu’il préférerait l’avoir tout entière. — Aucun navire ne peut donc partir. Mais peux-tu amener Æthelflæd à ton bord sans que Sigefrid le sache ? — Oui. La prochaine lune est dans deux semaines. Viendras-tu dans sept jours à l’aube ? Je hochai prudemment la tête. — Mais dès que j’attaquerai, fis-je remarquer, quelqu’un sonnera l’alarme. — Nous aurons embarqué et serons prêts à partir. Personne ne pourra t’atteindre depuis le camp avant que tu aies pris le large. Je te paierai, ajouta-t-il en voyant mon air dubitatif. Cela me fit sourire. L’aube qui blanchissait touchait d’or pâle les longs lambeaux de nuages. — Le bonheur d’Æthelflæd est mon salaire, répondis-je. Et dans une semaine, je t’ouvrirai ton maudit chenal. Vous pourrez partir ensemble, débarquer à Gyruum, chevaucher sans trêve jusqu’à Dunholm et saluer Ragnar de ma part. — Le préviendras-tu de notre venue ? — Non, tu lui porteras le message. Je tournai d’instinct la tête et notai qu’Haesten, qui venait de sortir de la grande salle, nous observait avec deux compagnons tout en ceignant ses épées. Il n’y avait rien d’étrange dans son geste, mais je le sentis particulièrement attentif, comme s’il savait de quoi Erik et moi parlions. — Haesten sait-il pour toi et Æthelflæd ? questionnai-je. — Bien sûr que non. Il croit que je suis chargé de la garder. — Il sait que tu l’aimes bien ? — Il n’en sait pas davantage. Haesten, sans foi ni parole, qui me devait la vie et avait rompu son serment. Dont les ambitions dépassaient sans doute même les rêves de Sigefrid. Je le suivis du regard alors qu’il entrait dans sa demeure. — Prends garde à lui, avertis-je. Je crois qu’on le sous-estime beaucoup. — C’est une fouine. Quel message dois-je porter à Ragnar ? — Dis-lui que sa sœur est heureuse, et laisse Æthelflæd lui donner des nouvelles d’elle. Il était inutile de rédiger quoi que ce soit, même si j’avais eu encre et parchemin, car Ragnar ne savait point lire ; mais Æthelflæd connaissait Thyra et les nouvelles de l’épouse de Beocca convaincraient Ragnar que ces amants en fuite disaient la vérité. — Et dans une semaine, poursuivis-je, lorsque le soleil poindra, soyez prêts. — Ce sera le jusant, dit Erik après avoir réfléchi. Nous serons prêts. Pour la folie ou pour l’amour, pensai-je. Et au pied de l’arbre de vie, comme les trois sœurs devaient rire… Je parlai peu durant le retour. Finan bavardait avec entrain, commentant la générosité de Sigefrid en matière d’ale et de femmes. J’écoutai à moitié, puis l’Irlandais sentit mon humeur et se tut. C’est seulement lorsque nous fûmes en vue des bannières des remparts est de Lundene que je lui fis signe de presser l’allure avec moi pour que nous parlions à l’écart. — Dans six jours, lui dis-je, tu dois tenir l’Aigle-des-Mers prêt pour la mer. Il nous faudra de l’ale et des vivres pour trois jours. (Je ne pensais pas m’absenter autant, mais mieux valait être bien préparé.) Nettoie sa coque entre les marées et assure-toi que chaque homme est sobre, armé et prêt au combat. Finan sourit finement. Nous passions devant des masures qui avaient poussé au bord des marais longeant la Temse. Bien des habitants étaient des esclaves qui avaient échappé à leurs maîtres danes d’Estanglie et qui subsistaient des déchets de la cité ou de maigres lopins plantés de seigle, d’orge ou d’avoine qu’ils étaient en train de moissonner. — Personne à Lundene ne doit savoir que nous partons, intimai-je. — Nul ne saura. Nous continuâmes en silence. Voyant ma maille, les gens s’enfuyaient, puis se touchaient le front ou s’agenouillaient quand je leur jetais quelques sous. Le soir tombait, le soleil était caché derrière les fumées de Lundene dont nous sentions déjà l’air empuanti. — As-tu vu le navire qui barre le chenal de Beamfleot ? demandai-je à Finan. — J’y ai jeté un coup d’œil, seigneur. — Si nous l’attaquions, on nous verrait arriver. Les hommes seront à l’affût derrière les remparts de la coque. — À plus d’une hauteur d’homme au-dessus de nous. — Réfléchis donc comment nous pourrions faire sortir ce navire du chenal. — Ce que nous n’avons nulle intention de faire, seigneur, n’est-ce pas ? interrogea-t-il malicieusement. — Bien sûr que non, répondis-je. Mais songes-y tout de même. Dans un grincement, les portes de la ville s’ouvrirent et nous entrâmes. Alfred nous attendait, ses messagers l’ayant averti de notre arrivée et, avant même que j’aie pu saluer Gisela, je fus mandé au palais. Je m’y rendis avec Willibald, Steapa et Finan. Le roi se tenait dans la grande salle éclairée des hauts cierges gradués qui lui servaient à mesurer le temps, et dont un serviteur coupait la mèche pour que la flamme soit régulière. Le roi était accompagné d’Æthelred, du frère Asser, du père Beocca et de l’évêque Erkenwald. — Alors ? lança-t-il sèchement. — Elle est en vie et indemne, traitée avec le respect dû à son rang, convenablement gardée, et ils acceptent de nous la vendre. — Dieu merci, dit Alfred en se signant. Æthelred darda sur moi un regard venimeux. — Combien ? demanda Erkenwald. — Trois mille livres d’argent et cinq cents d’or. (J’expliquai qu’un premier versement devait être fait avant la prochaine pleine lune et le reste un mois plus tard.) La dame Æthelflæd ne sera libérée qu’une fois le dernier sou versé. Erkenwald et Asser frémirent devant le montant de la rançon, mais Alfred resta de marbre. — Nous allons payer là notre destruction, grommela Erkenwald. — Ma fille m’est chère, dit timidement Alfred. — Avec cet argent, l’avertit l’évêque, ils lèveront des milliers d’hommes ! — Et faute de quoi, me demanda Alfred, que lui arrivera-t-il ? — Elle sera humiliée. (En vérité, Æthelflæd aurait peut-être trouvé le bonheur avec Erik si la rançon n’était point payée, mais je ne pouvais guère le dire. Je préférai rapporter le sort que Sigefrid avait dit lui réserver.) Elle sera emmenée partout chez les Norses et mise à nu sous les quolibets des foules. Alfred frémit et je continuai sans remords : — Puis elle sera livrée comme putain aux plus offrants. Æthelred fixa le sol tandis que les clercs se taisaient. — C’est la dignité du Wessex qui est en jeu, observa calmement Alfred. — Des hommes doivent donc mourir pour la dignité du Wessex ? demanda Erkenwald. — Oui ! s’emporta soudain Alfred. Un pays est son histoire, évêque, la somme de toutes ses légendes. Nous sommes ce que nos pères ont fait de nous, leurs victoires nous ont donné ce que nous possédons, et tu voudrais que je laisse à mes descendants l’histoire d’une humiliation ? Que des hommes racontent que le Wessex fut la risée de païens hurlants ? Une telle histoire, évêque, ne s’éteindrait jamais, et dès lors quiconque penserait au Wessex songerait à sa princesse exhibée nue devant des païens. Quand ils penseraient à l’Angleterre, c’est l’image qu’ils verraient ! Voilà qui était intéressant. Nous utilisions rarement ce nom à l’époque : Angleterre. C’était un rêve, mais Alfred, dans sa colère, avait levé le voile sur son rêve et je savais qu’il voulait que son armée pousse au nord, toujours au nord, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de Wessex, d’Estanglie, de Mercie ou de Northumbrie, mais seulement une terre, celle des Angles. L’Angleterre. — Seigneur, dit Erkenwald avec une humilité peu coutumière, je ne sais pas s’il restera un Wessex si nous payons les païens pour qu’ils lèvent une armée. — Lever une armée prend du temps, répliqua Alfred, et nulle armée païenne ne peut attaquer après les moissons. Et une fois la moisson engrangée, nous pourrons lever la fyrd. Nous aurons des hommes à leur opposer. (C’était vrai, mais la plupart seraient des paysans, alors que Sigefrid aurait avec lui des Norses hurlants et avides, élevés l’épée au poing. Alfred se tourna vers son gendre.) Et j’attends que la fyrd de Mercie du Sud soit à nos côtés. — Elle y sera, seigneur ! s’exclama Æthelred. Il ne montrait plus le moindre signe de la maladie qui l’avait accablé la dernière fois que je l’avais vu. Les couleurs lui étaient revenues, tout comme son assurance. — Peut-être est-ce la volonté de Dieu, reprit Alfred pour Erkenwald. Dans Sa miséricorde, Il a offert à nos ennemis la possibilité de se rassembler par milliers afin que nous puissions les vaincre dans une grande bataille. Le Seigneur est avec moi, dit-il fermement. Je ne craindrai point ! — La parole du Seigneur, répondit Asser en se signant. — Amen, dit Æthelred. Nous les vaincrons, seigneur ! — Mais avant que tu remportes cette grande victoire, lui dis-je avec un malin plaisir, tu as un devoir à accomplir. Tu devras livrer en personne la rançon. — Par Dieu, je ne le ferai point ! s’indigna Æthelred. Il croisa le regard du roi et s’affaissa sur son siège. — Et tu devras t’agenouiller devant Sigefrid, ajoutai-je, retournant le couteau dans la plaie. Même Alfred parut consterné. — Sigefrid exige cette condition ? — En vérité, seigneur, et j’ai eu beau arguer et supplier, il n’a point fléchi. Æthelred me fixait, horrifié. — Qu’il en soit ainsi, dit Alfred. Parfois, le Seigneur demande plus que nous ne pouvons supporter, mais pour Sa gloire nous endurerons. — Amen, acquiesçai-je avec une ferveur qui me valut un regard sceptique du roi. Ils parlèrent durant deux heures et ce fut bien inutile. Il fut question de la manière dont l’argent serait amassé et transporté à Lundene puis à Beamfleot. J’exprimai quelques suggestions et Alfred prit des notes dans les marges d’un parchemin. Et tout cela n’allait servir à rien, car si je réussissais aucune rançon ne serait versée, Æthelflæd ne reviendrais jamais et le trône d’Alfred ne serait pas ébranlé. Et c’était à moi de parvenir à tout cela. En une semaine. 11 La dernière lumière du jour venait de s’éteindre, une nouvelle obscurité nous enveloppait désormais. Il y avait bien la lune, mais elle était cachée derrière des nuages qu’elle frangeait d’argent. Et c’est sous ce vaste ciel noir et étoilé que l’Aigle-des-Mers glissait sur la Temse. Ralla tenait la barre. Il était meilleur navigateur que j’espérais jamais le devenir et je ne doutais point qu’il nous mène en pleine nuit dans les boucles du fleuve. La plupart du temps, il était impossible de distinguer entre le fleuve et les marais, mais Ralla ne s’en souciait guère. Les jambes écartées, il tapait du pied au rythme des avirons. Il parlait peu, mais de temps en temps il corrigeait le cap et jamais une seule pelle ne toucha les rives. La lune surgissait parfois entre les nuages pour découvrir soudain une longue bande d’argent scintillant devant nous. Nous profitions de la fin du jusant pour descendre le fleuve, dont les berges s’écartaient peu à peu en vue de la mer. Je ne cessais de regarder au nord, guettant dans le ciel la lueur qui trahirait les feux du camp fortifié de Beamfleot. — Combien de navires païens à Beamfleot ? me demanda soudain Ralla. — Soixante-quatre la semaine passée, mais probablement près de quatre-vingts désormais. Cent, peut-être. — Et rien que nous, hein ? s’amusa-t-il. — Rien que nous. — Et il y aura d’autres navires sur la côte, dit Ralla. J’ai ouï dire qu’ils établissaient un camp à Sceobyrig ? — Environ quinze équipages y étaient il y a un mois, sans doute trente à présent. Sceobyrig était une langue de terre désolée et boueuse à quelques lieues à l’est de Beamfleot, et les quinze navires danes qui y avaient abordé avaient établi un fort en remblais de terre et pieux. Selon moi, ils avaient choisi ce lieu parce qu’il ne restait presque plus de place dans la crique de Beamfleot et que la proximité de la flotte de Sigefrid leur offrait protection. Sans doute l’avaient-ils payé d’argent et espéraient-ils le suivre en Wessex pour grappiller quelque butin. Sur les rivages de toutes les mers, dans les camps en amont des rivières et partout dans le monde des Norses, courait la nouvelle que le royaume de Wessex était vulnérable. Dès lors, les guerriers se rassemblaient. — Mais nous n’allons point combattre aujourd’hui ? demanda Ralla. — J’espère que non… Il ne devrait pas y avoir de combat, dis-je après un silence. — Car s’il y en a un, remarqua-t-il, nous n’avons point de prêtre à bord. — Nous n’en avons jamais, me défendis-je. — Mais nous devrions, seigneur. — Pourquoi ? m’insurgeai-je. — Parce que toi tu veux mourir l’épée à la main, alors que nous aimons mourir revêtus du linceul. Ses paroles m’accablèrent. Ces hommes m’étaient liés, s’ils mouraient sans la présence d’un prêtre, je manquais à mes devoirs. Je ne sus que faire, puis une idée jaillit en moi. — Le frère Osferth pourra être notre prêtre aujourd’hui, dis-je. — Je le serai, répondit celui-ci depuis le banc de nage. Je fus heureux qu’il accepte de faire quelque chose que je savais lui déplaire. Je découvris plus tard que, n’ayant même pas été novice, il n’avait nul pouvoir d’administrer les sacrements chrétiens, mais mes hommes le jugeaient plus proche de Dieu qu’eux. Ce fut suffisant. — Mais je ne pense pas qu’il y aura combat, répétai-je fermement. Une dizaine d’hommes, les plus proches de la barre, m’écoutaient. Finan était avec moi, bien sûr, ainsi que Cerdic, Sihtric, Rypere et Clapa. C’étaient mes gardes, mes compagnons, mes frères de sang et hommes liges, et ils m’avaient suivi en mer cette nuit car ils me faisaient confiance, bien qu’ignorant où nous allions et ce que je projetais. — Qu’allons-nous faire, alors ? s’enquit Ralla. Je marquai une pause, sachant que la réponse allait éveiller leur enthousiasme. — Nous allons sauver la dame Æthelflæd, dis-je enfin. J’entendis des cris étouffés et des murmures à mesure que la nouvelle remontait les bancs. Mes hommes savaient que ce voyage ne présageait qu’ennuis et ils avaient été intrigués par les mystères que je faisais, se doutant que c’était en rapport avec Æthelflæd : je venais de le leur confirmer. — Comment ? demanda Ralla. — Sous peu, répondis-je en haussant la voix et en ignorant sa question, le roi va commencer à collecter la rançon de sa fille. Si vous avez dix bracelets, il vous en demandera quatre ! Si vous avez un trésor d’argent, les hommes du roi le trouveront et en prendront leur part ! Mais ce que nous allons faire en ce jour y mettra peut-être un terme ! Un autre murmure. Dans le Wessex régnait déjà le mécontentement à la pensée de l’argent qui allait être extorqué aux propriétaires terriens et marchands. Alfred avait sacrifié sa propre fortune, mais il lui fallait davantage, bien davantage ; et si la collecte n’avait point encore commencé, c’est que le débat faisait rage parmi ses conseillers. Certains voulaient que l’Église contribue parce que, même si le clergé répétait qu’il était pauvre, chacun savait que les monastères regorgeaient de richesses. L’Église avait alors menacé d’excommunier quiconque osait toucher au moindre sou appartenant à Dieu ou, plus précisément, à ses évêques et abbés. Moi, tout en espérant secrètement qu’aucune rançon ne serait nécessaire, j’avais recommandé de prélever toute la somme sur l’Église, mais ce sage avis avait bien sûr été ignoré. — Et si la rançon est versée, continuai-je, nos ennemis seront assez riches pour engager dix mille épées ! La guerre envahira tout le Wessex ! Vos maisons seront incendiées, vos femmes violées, vos enfants enlevés et vos richesses confisquées. Mais ce que nous allons faire en ce jour peut l’empêcher ! J’exagérais un peu, mais guère. La rançon pouvait certes engager cinq mille épées, haches et lances, et c’était pour cela que les Vikings se rassemblaient à l’estuaire. Ils flairaient la faiblesse, et la faiblesse précède le sang, qui augure de richesses. Les longs navires descendaient dans le Sud, mettant le cap sur Beamfleot en attendant de déferler sur le Wessex. — Les Norses sont cupides ! continuai-je. Ils savent qu’en Æthelflæd ils ont une fille de grande valeur et ils se la disputent comme chiens affamés ! Eh bien, l’un d’eux est prêt à trahir les autres ! À l’aube, il va faire sortir Æthelflæd du camp. Il nous la remettra et il acceptera une rançon bien plus basse ! Il préfère garder une somme moindre pour lui seul qu’avoir une seule part. Il sera riche ! Mais pas assez pour acheter une armée ! C’était la version que j’avais décidé de leur donner. Ne pouvant retourner à Lundene en clamant que j’avais aidé Æthelflæd à fuir avec son amant, je prétendrais qu’Erik avait proposé de trahir son frère et que je l’avais aidé, mais qu’il m’avait ensuite trahi à son tour. Qu’au lieu de me donner Æthelflæd, il s’était enfui avec elle. Alfred m’en voudrait néanmoins, mais il ne pourrait m’accuser d’avoir trahi le Wessex. J’avais même pris à bord un gros coffre rempli de sable et cloué afin que nul ne puisse l’ouvrir. Tous l’avaient vu embarquer et pensaient qu’il contenait la somme due à Erik. — Avant l’aube, enchaînai-je, la dame Æthelflæd embarquera sur un navire ! Quand le soleil poindra à l’horizon, ce navire l’emmènera. Mais un vaisseau barre le chenal et notre tâche est de l’en débarrasser ! C’est tout ! Nous n’avons qu’à déplacer un navire et la dame Æthelflæd sera libre. Nous la ramènerons à Lundene et nous serons célébrés comme des héros ! Le roi sera reconnaissant ! Cela leur plut de penser qu’ils seraient récompensés par le roi. J’éprouvai un pincement de cœur, car je savais que nous ne ferions que provoquer l’ire d’Alfred, même si nous lui épargnions la nécessité de verser une rançon. — Je ne vous en ai rien dit, ni à vous ni à Alfred, car quelqu’un aurait été capable dans l’ivresse de bavarder dans quelque taverne et les espions de Sigefrid auraient éventé notre ruse. Et, en arrivant à Beamfleot, nous aurions été accueillis par une armée. Alors qu’à présent tous dorment et que nous allons sauver Æthelflæd ! Ils m’acclamèrent. Seul Ralla resta coi et, quand la clameur se tut, il me posa une question à mi-voix : — Et comment allons-nous déplacer ce navire ? Il est plus grand et plus haut que le nôtre et son équipage ne sera pas endormi. — Nous ne le ferons point. Je le ferai. Clapa et Rypere ? Vous m’aiderez. À nous trois, nous déplacerons le navire. Et Æthelflæd serait libre, et l’amour vaincrait, et le vent serait toujours chaud, et la nourriture abonderait en hiver, et nous ne vieillirions jamais. L’argent paraîtrait comme rosée dans l’herbe, et l’or comme fruit dans les arbres, et les étoiles des amants brilleraient à jamais. C’était si simple. Alors que nous ramions vers l’est. Avant de quitter Lundene, nous avions emporté le mât de l’Aigle-des-Mers qui gisait entre les bancs. Je n’avais pas dressé les figures de proue et de poupe, car je voulais passer inaperçu, n’être qu’une forme sombre dans l’obscurité. Nous arrivions furtivement avant l’aube. Nous étions des ombres qui marchent sur la mer. J’effleurai Souffle-de-Serpent et n’y sentis nul frémissement, ni chant ni soif de sang : cela me réconforta. Nous allions ouvrir le passage et regarder Æthelflæd voguer vers la liberté pendant que Souffle-de-Serpent sommeillerait en silence dans son fourreau. Enfin, j’aperçus dans le ciel la lueur rougeâtre du camp sur la colline. Elle s’accrut à mesure que nous avancions et derrière, sur les collines de l’est, d’autres lueurs éclairaient les nuages. C’étaient les nouveaux camps qui s’étendaient de Beamfleot à Sceobyrig. — Même sans rançon, remarqua Ralla, ils pourraient être tentés d’attaquer. — Certes, concédai-je, tout en doutant que Sigefrid eût assez d’hommes pour réussir. Le Wessex, avec ses burhs tout neufs, était difficile à attaquer et Sigefrid ne se mettrait pas en guerre s’il n’avait pas ses mille hommes. Et pour cela, il lui fallait la rançon. — Tu sais ce que tu dois faire ? demandai-je à Ralla. — J’irai par mer à Caninga et te reprendrai à l’extrémité est. — Et si le chenal n’est pas ouvert ? — Je te reprendrai et tu décideras. Si je ne parvenais pas à déplacer le navire, Æthelflæd serait prise au piège dans la crique et je devrais décider si je lançais l’Aigle-des-Mers contre un navire plus haut et mieux équipé. Je n’en avais guère envie et je doutais de vaincre ; aussi devais-je ouvrir le passage à tout prix avant qu’un tel combat devienne nécessaire. — Ralentissez ! cria Ralla aux rameurs. (Il avait viré au nord, à présent nous ramions lentement et prudemment vers le sombre rivage de Caninga.) Tu vas te tremper, me dit-il. — Combien de temps jusqu’à l’aube ? — Cinq ou six heures. — C’est assez, répondis-je alors que notre navire touchait la vase en frémissant. — Contre-nage ! Hâte-toi. La marée baisse vite ici, et je ne veux point être coincé. J’emmenai Clapa et Rypere à la proue. Je m’étais demandé si je devais ou non porter maille, espérant qu’il n’y aurait nul combat, mais à la fin la prudence l’avait emporté et j’avais revêtu ma cotte et deux épées, mais point de casque. Avec sa brillante crête, il refléterait la moindre lueur ; je choisis de me coiffer d’une calotte de cuir noir. Je portais aussi la cape noire que Gisela m’avait tissée et ornée d’un éclair. Rypere et Clapa portaient aussi des capes sombres qui dissimulaient leur maille et leurs épées, ainsi que la hache que portait Clapa dans son dos. — Tu devrais me laisser venir, me conseilla Finan. — Tu commanderas ici. Et si nous avons des ennuis, tu devras peut-être nous abandonner. Ce sera à toi d’en décider. — Contre-nage ! cria Ralla aux rameurs qui firent reculer encore un peu le navire pour ne pas être pris au piège du jusant. — Nous ne vous abandonnerons point, dit Finan en me tendant la main. Il m’aida à descendre par-dessus bord dans l’eau boueuse. — Nous nous reverrons à l’aube, lui dis-je. Je pataugeai avec mes deux compagnons entre les bancs de vase. J’entendis les grincements des rames et les éclaboussures, et quand je me retournai l’Aigle-des-Mers avait déjà disparu dans l’obscurité. Nous avions débarqué à la pointe ouest de Caninga, l’île qui fermait la crique de Beamfleot, assez loin, espérais-je, de l’endroit où étaient amarrés ou échoués les navires de Sigefrid pour que les sentinelles n’aient pu apercevoir dans l’obscurité notre navire démâté. À présent, nous avions un long chemin à faire. Nous traversâmes cette vaste étendue boueuse, tantôt marchant, tantôt nous débattant dans la vase gluante. À notre passage, les oiseaux qui nichaient là s’enfuyaient dans un concert de piaillements et de battements d’ailes. Ce bruit allait sûrement alerter l’ennemi, mais je n’avais d’autre choix qu’avancer. Enfin, notre marche se fit plus facile à mesure que nous gagnions un sol plus ferme. Dans les grandes marées, m’avait dit Ralla, Caninga pouvait entièrement disparaître sous les vagues, et je songeai aux Danes que j’avais noyés dans les marais saumâtres de l’Ouest en les attirant à la marée montante. C’était avant Ethandun, quand le Wessex semblait condamné, mais le Wessex vivait encore et les Danes avaient péri. Des moutons dormaient entre les touffes d’herbes. Nous trouvâmes un sentier tortueux, constamment coupé de ruisseaux où gargouillait la marée descendante. Je me demandai si un berger était non loin. Peut-être que ces moutons, étant sur une île, n’avaient point besoin qu’on les protège des loups et n’avaient ni berger ni, mieux encore, de chiens qui auraient risqué de se réveiller et d’aboyer. Je cherchai du regard l’Aigle-des-Mers, invisible malgré la lune qui luisait sur l’estuaire. Après avoir délogé trois moutons endormis sur une portion de terre sèche, nous nous reposâmes. Clapa s’assoupit et ronfla aussitôt, tandis que je me demandais comment Ragnar, mon ami, réagirait à l’arrivée d’Erik et de la fille d’Alfred à Dunholm. Cela l’amuserait, je le savais, mais pour combien de temps ? Alfred enverrait des messagers à Guhtred, roi de Northumbrie, exigeant le retour de sa fille, et tous les Norses armés d’une épée poseraient leurs yeux avides sur la forteresse de Dunholm. C’était de la folie. — Que se passe-t-il là-bas, seigneur ? La question de Rypere me fit sursauter, je me retournai. Je vis alors une immense lueur couronner la colline de Beamfleot. Des flammes jaillissaient dans le ciel noir où montaient des gerbes d’étincelles. Je poussai un juron, réveillai Clapa et me levai. Le château de Sigefrid était en feu, cela signifiait que tout le campement était réveillé. L’incendie était-il accidentel ou intentionnel ? Peut-être était-ce une diversion d’Erik pour pouvoir s’enfuir, mais je n’imaginais pas qu’il aurait risqué de brûler son frère. Le feu venait de prendre, mais le chaume devait être très sec car les flammes se propageaient à grande vitesse. La lueur grandissait, illuminant la colline et projetant des ombres noires et mouvantes sur l’île de Caninga. — Ils vont nous voir, seigneur, s’inquiéta Clapa. — Nous devons courir le risque, dis-je, espérant que l’équipage du navire qui barrait le canal regardait l’incendie au lieu de surveiller Caninga. J’avais prévu d’atteindre la rive sud de la crique où était attachée à un poteau la grosse chaîne qui retenait le navire. Il suffisait de la défaire ou de la couper pour que le navire dérive avec la marée et ouvre le passage. — Allons-y, dis-je. Nous reprîmes le sentier de moutons, notre progression facilitée par la lueur de l’incendie. Je ne cessais de jeter des coups d’œil à l’est, où pâlissait le ciel. Il me sembla apercevoir l’Aigle-des-Mers se profiler sur l’horizon, mais je n’en fus pas certain. À mesure que nous nous rapprochions du navire, nous nous écartions du sentier pour rester à couvert dans les roseaux. De loin en loin, nous nous arrêtions et je relevais la tête : l’équipage contemplait la colline où le feu qui faisait désormais rage teintait les nuages de rouge. Nous atteignîmes le bout de l’île à une centaine de pas de l’énorme poteau où était enroulée la chaîne. — Nous n’aurons peut-être point besoin de ta hache, dis-je à Clapa. — Tu comptes ronger la chaîne de tes dents, seigneur ? ironisa Rypere. Je lui donnai une tape amicale sur le crâne. — Si tu grimpes sur les épaules de Clapa, tu devrais pouvoir la soulever du poteau. Ce sera plus rapide. — Il faut le faire avant l’aube, opina Clapa. — Nous ne devons pas leur laisser le temps de remettre la chaîne, répondis-je, tout en me demandant si je n’aurais pas dû amener plus d’hommes à terre. Et là, je compris que j’aurais dû. Car nous n’étions pas seuls sur Caninga. Apercevant d’autres hommes, je posai une main sur le bras de Clapa pour le faire taire. Tout ce qui m’avait semblé si facile venait de se compliquer. Le long de la rive sud de la crique, je vis six hommes, armés d’épées et de haches, courir vers le poteau. Je crus alors comprendre ce qui advenait : de cet instant allait dépendre tout l’avenir, je devais prendre une décision. Je songeai aux trois Nornes assises entre les racines d’Yggdrasil et je sus que si je faisais le mauvais choix, un choix qu’elles connaissaient à l’avance, j’anéantirais tout ce que je voulais réussir ce matin. Peut-être Erik avait-il décidé d’ouvrir le passage lui-même. Peut-être croyait-il que je ne viendrais point ou avait-il jugé qu’il pouvait ouvrir le chenal sans attaquer les hommes de son frère… Dans ce cas, ces six hommes étaient des guerriers d’Erik. Mais peut-être pas. — Tuez-les, ordonnai-je sans me rendre compte de ce que je disais. — Seigneur ? demanda Clapa. — Maintenant ! Vite ! soufflai-je en me levant sans attendre. L’équipage du navire cribla les six hommes de ses lances, mais aucune n’atteignit sa cible. Pendant ce temps, Rypere, vif et leste, s’élançait, et je dus le retenir d’une main tandis que je dégainais Souffle-de-Serpent. Et c’est ainsi que la mort surgit entre chien et loup sur ce rivage gluant de vase. Les six hommes atteignirent le poteau avant nous et l’un d’eux, un grand, abattit sa hache sur la chaîne, mais un javelot lancé depuis le bateau se ficha dans sa jambe. Il s’écroula en jurant tandis que ses cinq compagnons se retournaient vers nous, stupéfaits. Nous les avions pris par surprise. Je poussai un hurlement et bondis sur eux. C’était de la folie. Une épée aurait pu me transpercer le ventre et me laisser pour mort dans une mare de sang, mais les dieux étaient avec moi. Souffle-de-Serpent en renversa un et je m’acharnai sur lui, sachant que Clapa et Rypere s’occuperaient de ses camarades. Clapa faisait tournoyer son énorme hache, tandis que Rypere dansait comme Finan le lui avait appris. J’achevai mon adversaire, puis je me retournai vers l’homme qui avait pris le javelot dans la cuisse. Il brandit sa hache et, dans la clarté du ciel, je distinguai sous son casque ses cheveux et sa barbe rousse : Eilaf le Rouge, l’homme lige d’Haesten. Je compris alors ce qui avait dû arriver en ce traître matin. Haesten avait mis le feu. Et il avait dû s’emparer d’Æthelflæd. À présent, il voulait dégager le chenal pour que ses navires puissent s’échapper. Il fallait donc que nous gardions fermé ce passage que nous étions venus ouvrir, et pour cela nous allions nous battre pour Sigefrid. Eilaf esquiva ma lame et me frappa de sa hache, mais je sentis à peine ce coup donné sans force. Une lance siffla près de moi, une autre se ficha en tremblant dans le poteau. J’avais peine à tenir en équilibre sur ce sol mouvant. Eilaf était vif et je n’avais pas de bouclier. J’esquivai un autre coup de hache et lui en donnai un de mon épée qu’il para avec son bouclier. Entendant des éclaboussures derrière moi, je devinai que l’équipage du navire arrivait en renfort. Des cris s’élevèrent, mais je n’eus pas le temps de me retourner pour voir ce qui se passait. Je frappai de nouveau. Une épée est plus vive qu’une lourde hache : il n’eut pas le temps de lever son bouclier, ma pointe frappa son crâne juste sous le rebord de son casque. Je sentis l’os craquer. La hache se relevait lentement, et j’en saisis le manche tandis qu’Eilaf titubait. Je donnai un coup de pied à sa cuisse blessée, retirai mon épée et l’enfonçai de nouveau. Elle perça sa maille et il s’écroula dans la vase en se convulsant. Je l’achevai tandis que des hommes du navire se précipitaient sur ceux d’Eilaf, puis je lui arrachai son casque. Il ruisselait de sang, mais je m’en coiffai par-dessus mon bonnet de cuir en espérant que les plaques dissimuleraient mon visage. L’équipage m’avait peut-être vu lors du festin de Sigefrid ; si ces hommes me reconnaissaient, ils s’en prendraient à moi. Ils étaient une dizaine et avaient déjà abattu les cinq compagnons d’Eilaf, mais avant Clapa avait reçu sa dernière blessure. Le pauvre Clapa, si lent en pensée, doux en manières et fort en bataille, gisait à présent, bouche ouverte, la barbe ruisselante de sang. Le voyant trembler encore, je ramassai une épée et la plaçai dans sa main droite en refermant ses doigts sur la garde. Un coup de hache lui avait fracassé la poitrine. — Qui es-tu ? cria un homme. — Ragnar Olafson, inventai-je. — Que fais-tu ici ? — Notre navire s’est échoué et nous venions chercher de l’aide. Rypere, en larmes, tenait la main de Clapa en murmurant son nom. Les hommes se lient d’amitié dans les batailles. Nous nous moquons et nous insultons, mais nous nous aimons aussi. Dans la bataille, nous devenons plus que frères, et Clapa et Rypere étaient de tels amis. À présent, Clapa le Dane se mourait, et Rypere le Saxon pleurait. Ce n’étaient point larmes de faiblesse, mais de fureur, et je le vis se retourner et lever son épée. — Seigneur, dit-il. En me tournant, je vis d’autres hommes accourir sur la rive. Haesten avait envoyé tout un équipage ouvrir le chenal. Leur navire avait accosté à une cinquantaine de pas plus loin, et derrière j’en aperçus d’autres prêts à ramer jusqu’à la mer une fois le chenal ouvert. Haesten et ses hommes fuyaient Beamfleot en emmenant Æthelflæd. Au-delà de la crique, sur l’abrupte colline où brûlait le château, je vis les hommes de Sigefrid et d’Erik dévaler la pente pour attaquer le traître Haesten dont les hommes se précipitaient sur nous en nombre. — Mur de boucliers ! cria une voix. J’ignore qui parlait. Je me rappelle seulement avoir pensé que nous allions mourir sur ce rivage et j’éprouvai la même fureur que Rypere. Je rengainai Souffle-de-Serpent, tapotai la joue ensanglantée de Clapa et ramassai son énorme hache de guerre. Les hommes d’Haesten arrivaient en hurlant, cherchant à fuir la crique avant que ceux de Sigefrid ne viennent les massacrer. Haesten faisait d’ailleurs incendier les navires de Sigefrid échoués de l’autre côté de la crique. Alors que je me préparais à l’assaut, j’eus à peine le temps de voir les flammes lécher les cordages et la fumée monter dans le ciel. Ils chargèrent et nous aurions dû laisser la vie sur ce rivage, mais celui qui avait donné l’ordre du mur avait bien choisi l’emplacement, car l’un des nombreux fossés de Caninga s’étendait juste devant nous. Il n’était guère profond, mais nos assaillants glissèrent sur le bord et nous nous précipitâmes sur eux en hurlant, ma fureur devenue la rage rouge de la bataille. Je fis tournoyer ma hache, et fracassai un casque et un crâne. Dans le sang qui jaillissait, je frappai de nouveau. Je n’étais plus que colère et désespoir dans la joie de la bataille et la folie sanguinaire. Nous nous étions avancés au bord du fossé et nous fîmes un massacre. Mais nous étions dépassés par le nombre, et débordés sur nos flancs. Nous aurions dû mourir auprès de ce poteau qui retenait le navire, mais d’autres hommes en débarquèrent pour attaquer le flanc gauche de notre adversaire. Cependant, les hommes d’Haesten étaient toujours plus nombreux que nous. Nous fûmes forcés de reculer lentement. Je n’avais point de bouclier et je faisais tournoyer ma hache à deux mains, tenant mes adversaires à distance, bien qu’un lancier ne cessât de m’aiguillonner. Rypere avait ramassé un bouclier et s’efforçait de me protéger, mais l’homme parvint à glisser sa pointe par-dessous et à me fendre le mollet. D’un coup de hache, je lui fracassai la face, puis je dégainai Souffle-de-Serpent pour la laisser entonner son chant de guerre. Ma blessure était insignifiante, mais pas celles qu’infligeait mon épée. Un acharné brandit alors sa hache vers moi et Souffle-de-Serpent faucha son âme avec une grâce si élégante que j’éclatai d’un rire triomphant. — Nous les tenons ! beuglai-je. Personne ne remarqua que j’avais crié en anglois, mais en vérité, si notre petit mur tenait bon, nos adversaires avaient débordé notre flanc gauche qui s’éparpilla. Les hommes d’Haesten poussèrent un rugissement de victoire et nous ne pûmes que nous enfuir. Je ne saurais le dire autrement. Une soixantaine d’hommes tentaient de nous massacrer, ils avaient déjà abattu quelques-uns de ceux qui avaient débarqué du navire et nous battions en retraite vers le rivage, là où la vase était épaisse. Je crus de nouveau que nous allions mourir dans les vaguelettes boueuses, mais nos adversaires, satisfaits de nous avoir chassés, retournèrent au poteau et à la chaîne. Certains nous tinrent en respect pendant que les autres la tranchaient à coups de hache. Derrière eux, sur le ciel encore sombre, se découpaient les silhouettes des navires d’Haesten qui attendaient de s’élancer vers la mer. Des acclamations s’élevèrent et je vis la lourde chaîne glisser comme un serpent dans la vase. La marée commençait à monter et je vis, impuissant, le navire qui barrait le chenal pivoter, poussé par les flots. Nos attaquants retournaient à toutes jambes vers leur navire. La chaîne avait été engloutie dans l’eau, entraînée par le navire qui dérivait. Je me rappelle avoir couru en titubant dans la vase, une main sur l’épaule de Rypere et Souffle-de-Serpent dans l’autre, alors qu’Æthelflæd était emmenée et allait connaître un sort pire encore. La rançon allait être doublée, désormais, et Haesten deviendrait un seigneur de guerre, un homme plus riche encore que dans ses rêves les plus cupides. Il lèverait une armée et viendrait anéantir le Wessex. Il serait roi, et tout cela parce qu’une chaîne avait été coupée et que la Hothlege venait de s’ouvrir. C’est alors que j’aperçus Haesten à la proue de son navire, le Dragon-Voyageur, premier de sa flotte. Revêtu de sa cape et de son armure, il se dressait à côté de la proue couronnée d’une tête de corbeau, et son casque et son épée tirée brillaient dans les premières lueurs de l’aube. Il souriait. Il avait vaincu. Æthelflæd, j’en étais certain, était à bord de ce navire que suivaient vingt autres chargés d’hommes. Les soldats d’Erik et de Sigefrid avaient atteint la crique et mis à l’eau quelques bateaux épargnés par le feu. Ils avaient commencé à attaquer l’arrière-garde d’Haesten, mais il était trop tard. Le navire qui barrait le chenal, uniquement retenu par la chaîne de proue, dérivait de plus en plus. Sous peu, l’étroit chenal serait ouvert. Les avirons du Dragon-Voyageur battaient l’eau pour retenir le navire contre la marée montante, mais d’un instant à l’autre ils s’élanceraient en avant. Haesten voguerait à l’est, vers un nouveau campement et un avenir qui lui apporterait un royaume autrefois appelé Wessex. Nous restions silencieux. Je ne connaissais pas les hommes aux côtés desquels je m’étais battu, pas plus qu’ils ne me connaissaient. Le soleil qui commençait à poindre à l’horizon teintait le ciel d’une lumière pourpre et dorée qui fit scintiller les rames d’Haesten. Puis il cria un ordre et les pelles s’enfoncèrent dans l’eau tandis que son navire s’ébranlait. C’est alors que je perçus la panique dans la voix du traître. — Nagez ! criait-il. Plus vite ! Je ne comprenais pas. Aucun des navires de Sigefrid n’était assez près et la mer s’ouvrait devant lui, mais il était désespéré. Alors surgit l’Aigle-des-Mers. Finan avait pris sa décision. Il me l’expliqua plus tard, mais malgré les jours qui avaient passé il eut du mal à la justifier. Seul l’instinct l’avait guidé. Il savait que je voulais que le chenal soit ouvert, mais en amenant l’Aigle-des-Mers dans la Hothlege, il le refermait. Cependant, il avait choisi de venir malgré tout. — J’ai reconnu ta cape, m’expliqua-t-il. Et vu que tu défendais la chaîne au lieu de la briser. — Et si j’avais été tué ? Si c’était un ennemi qui avait pris ma cape pour la porter ? — J’ai aussi vu Rypere. On ne saurait se méprendre tant il est laid et menu. Ainsi, Finan avait ordonné à Ralla de nager vers le chenal. Ils attendaient à la pointe est de l’île aux Deux Arbres, cette portion de marais et de vase qui bordait au nord l’entrée du chenal, et Ralla avait profité de la marée montante pour entrer dans la Hothlege. Juste avant, il avait fait relever les rames et mis le cap sur le Dragon-Voyageur, dont il avait fracassé un rang de rames. Elles étaient du côté opposé à moi et je n’en vis rien, mais je les entendis craquer les unes après les autres, et les cris des hommes écrasés par le contrecoup. Les cris résonnaient encore quand le Dragon-Voyageur vira et s’échoua soudain sur un banc de vase, suivi par l’Aigle-des-Mers. Le chenal était de nouveau fermé, cette fois par trois navires. Alors le soleil se leva sur la mer, resplendissant, pour inonder la terre de son or. Et la crique de Beamfleot fut le théâtre d’un carnage. Haesten ordonna à ses hommes de sauter à bord de mon navire et de massacrer l’équipage. Il ignorait sans doute à qui appartenait l’Aigle-des-Mers, sachant seulement qu’il l’avait bloqué, et les deux murs de boucliers se heurtèrent sur les bancs de proue. Hache et lance, épée et bouclier. Je ne pouvais qu’assister à cette mêlée où scintillaient les lames, tandis que les hommes d’Haesten continuaient de déferler sur l’Aigle-des-Mers. Cette bataille occupait toute l’entrée du chenal. Derrière ces trois navires, la marée montante entraînait le reste de la flotte d’Haesten vers les navires incendiés sur le rivage. Mais tous ne brûlaient pas, et de plus en plus d’hommes s’y embarquaient et ramaient vers l’arrière-garde d’Haesten. Le combat commençait là aussi. Au-dessus de moi, sur la colline de Beamfleot, le château brûlait toujours et l’or du ciel était voilé par les panaches de fumée où des cendres blanches dansaient comme des papillons de nuit. Les hommes d’Haesten, qui nous avaient fait battre en retraite après avoir détaché la chaîne, pataugeaient et montaient à bord du Dragon-Voyageur pour prendre d’assaut mon navire. — Suivez-les ! ordonnai-je. Les hommes de Sigefrid n’avaient aucune raison de m’obéir : ils ignoraient qui j’étais et j’avais seulement combattu avec eux. Mais ils comprirent ce que je voulais et ils étaient remplis de fureur : Haesten avait trahi Sigefrid et pour eux, lui et les siens devaient mourir. Trop occupés à prendre d’assaut l’Aigle-des-Mers, les hommes d’Haesten nous laissèrent monter à leur bord. Ceux que je menais étaient mes ennemis, mais ils n’en savaient rien et me suivaient volontiers, servant leur seigneur. Nous prîmes l’équipage d’Haesten à revers et l’espace d’un instant nous fûmes les seigneurs du massacre. Nos lames leur transpercèrent l’échine, ils périrent sans avoir eu le temps de savoir qu’ils étaient attaqués. Lorsque les survivants se retournèrent, nous n’étions qu’une poignée face à une centaine. Il y avait trop d’hommes à bord du navire d’Haesten et trop peu de place sur l’Aigle-des-Mers pour qu’ils y montent et combattent. Mais ils avaient à présent un ennemi : nous. Un navire est étroit. Notre mur de boucliers, qui avait été si aisément débordé à terre, s’étendait d’un bord à l’autre du Dragon-Voyageur et les bancs de nage les empêchaient de nous charger. Ils devaient avancer lentement au risque de trébucher, mais ils ne renoncèrent point. Ils avaient Æthelflæd et tous se battaient pour leur rêve de richesse. J’avais ramassé un bouclier sur un homme abattu et je les attendis, Rypere à main droite, un inconnu à main gauche. Je me servis de Souffle-de-Serpent. Dard-de-Guêpe, mon épée courte, était d’habitude plus utile dans le mur, mais ici l’ennemi ne pouvait se rapprocher à cause d’un banc qui nous séparait. Au centre, où je me trouvais, il n’y avait nul banc mais un porte-mât faisait obstacle et je devais constamment guetter de part et d’autre. Une lance me frôla, glissant sur mon bouclier. Qu’ils continuent, me dis-je. Ils pouvaient lancer leurs javelots sur des boucliers toute la matinée sans parvenir à rien. Tous hurlaient et brandissaient leurs armes, et ceux qui arrivaient derrière poussaient les premiers devant nos lames, mais nous étions forcés de reculer toujours, tandis que d’autres tentaient de nous prendre à revers. Combien de temps dura ce combat ? Ce pourrait être un instant comme une heure, et aujourd’hui encore je l’ignore. J’écoute mes poètes chanter ces batailles si anciennes et je me dis que non, ce ne fut pas ainsi. Ni héroïque ni grandiose, et je ne fus pas un seigneur de guerre semant la mort à la pointe de mon impitoyable épée. Ce fut la panique, la peur abjecte des hommes qui se concilient de terreur et agonisent dans la pisse et le sang en pleurant comme des enfants qui ont reçu les verges. Ce fut un chaos de lames qui volaient, de boucliers brisés, de coups portés et parés à l’aveugle. Nous glissions dans le sang parmi les morts recroquevillés, dans un tumulte de cris, de pleurs et de piaillements de mouettes. Et tout cela, les poètes le chantent, car c’est leur travail que de le faire paraître merveilleux. Et la brise soufflait sur les flots où tourbillonnait le sang avant de disparaître dans l’eau verte. Au début, il y avait eu deux batailles. Mon équipage à bord de l’Aigle-des-Mers, mené par Finan et renforcé des survivants du navire barrant le chenal, se défendit désespérément contre les soldats d’Haesten. Nous les aidâmes en montant à bord du Dragon-Voyageur, tandis qu’à l’autre bout de la crique, là où brûlaient les navires, les hommes de Sigefrid et d’Erik attaquaient l’arrière de la flotte d’Haesten. Mais à présent, tout changeait. Erik, ayant vu ce qui se passait à l’embouchure, au lieu d’embarquer sur un bateau, menait ses hommes jusqu’au navire barrière échoué, puis sautait à bord de l’Aigle-des-Mers pour renforcer le mur de Finan. Et ils n’étaient pas de trop, car les premiers navires d’Haesten étaient enfin venus au secours de leur seigneur tandis que d’autres prenaient d’assaut le Dragon-Voyageur. Ce fut le chaos. Voyant faire les hommes d’Erik, ceux de Sigefrid le suivirent, et Sigefrid lui-même se fit porter à bord d’un navire qu’il lança à l’embouchure. Tous se battaient contre tous. Je me souviens d’avoir pensé que c’était comme les batailles qui nous attendent dans le château d’Odin, cette éternité de joie où les guerriers combattent tout le jour et ressuscitent pour boire, faire ripaille puis aimer leurs femmes toute la nuit. Durant un bref instant de répit entre deux assauts, j’aperçus Æthelflæd. Accroupie sous la plate-forme du Dragon-Voyageur, elle contemplait l’amas de morts et de lames enchevêtrés devant elle, mais nulle peur ne se peignait sur son visage. Elle enlaçait deux servantes et regardait, les yeux écarquillés. Ces dernières heures n’avaient été que feu, sang et mort. Haesten, nous l’apprîmes plus tard, avait ordonné d’incendier le château de Sigefrid et profité du chaos pour attaquer les gardes placés par Erik devant les appartements d’Æthelflæd. Elle avait été enlevée et emmenée sur le Dragon-Voyageur. Cela avait été bien mené : le plan habile et brutal aurait pu réussir si l’Aigle-des-Mers n’avait attendu devant l’embouchure. Et à présent, des centaines d’hommes combattaient, chacun sans savoir qui était son ennemi, mais ils se battaient parce que le combat était leur joie. — Tuez-les ! Tuez-les ! hurlait Haesten pour encourager ses guerriers. Il lui suffisait de tuer nos hommes et ceux d’Erik pour avoir enfin la voie libre, mais derrière lui arrivait rapidement le navire de Sigefrid, qui emboutit la proue de l’Aigle-des-Mers à l’endroit où se dressait le mur des hommes d’Haesten, qui s’affalèrent sous le choc. Sigefrid manqua d’être renversé, mais il se redressa, revêtu de sa cape en peau d’ours, épée à la main, et défia ses ennemis de venir tâter de sa lame, Donneuse-d’Effroi. Les hommes de Sigefrid se jetèrent dans la bataille, tandis qu’Erik, hirsute et lame au poing, avait déjà sauté à bord du Dragon-Voyageur et se frayait à coups d’épée un chemin vers Æthelflæd. Le sort de la bataille tournait. L’arrivée d’Erik et de ses hommes ainsi que le choc du navire de Sigefrid avaient contraint les gens d’Haesten à la défensive. Les rescapés de l’Aigle-des-Mers furent les premiers à renoncer. Je les vis se hâter de gagner le Dragon-Voyageur et je crus qu’ils fuyaient Sigefrid, mais je m’aperçus que mon navire sombrait. Sous le choc, sa coque avait été fracassée. — Tuez-les ! hurlait Erik. Et tous, nous nous élançâmes, repoussant nos adversaires qui ripostèrent par une pluie de coups sur nos boucliers. Une hache siffla au-dessus de ma tête et me manqua, car au même instant le Dragon-Voyageur vacilla : la marée l’avait soulevé de la vase et nous étions de nouveau à flot. — Aux rames ! criai-je. — Aux rames ! hurla Ralla sur mon navire. Je songeai que c’était de la folie de vouloir faire avancer un bateau qui sombrait, mais Ralla n’était pas fou. L’Aigle-des-Mers sombrait, mais le Dragon-Voyageur flottait et sa proue pointait vers l’estuaire ouvert. Seulement, la moitié de ses avirons étaient brisés et Ralla cherchait à monter à son bord avec ses propres rames afin de s’en emparer. Sur le Dragon-Voyageur, la bataille faisait toujours rage. Les hommes de Sigefrid étaient montés à bord et s’attaquaient à ceux d’Haesten, que mes compagnons et l’équipage d’Erik repoussaient. Erik n’avait pas de bouclier, seulement sa longue épée, et il dut frôler la mort une dizaine de fois. Mais les dieux lui souriaient, alors qu’Haesten et son équipage étaient pris en tenaille. — Haesten ! ordonnai-je. Viens affronter la mort. Il me vit et resta ébahi, mais j’ignore s’il m’entendit. Le Dragon-Voyageur était à flot, mais l’eau était si basse que sa coque raclait le fond. Haesten sauta par-dessus bord, suivi de ses hommes, et s’enfuit le long du rivage de Caninga pour se réfugier sur son autre navire. En un instant, la bataille cessa. — J’ai la catin ! hurla Sigefrid, qui s’était hissé à bord à la force des bras, et assis, l’épée dans une main et empoignant les cheveux d’Æthelflæd de l’autre. Ses hommes sourirent. Ils avaient vaincu. Ils avaient récupéré leur trophée. — J’ai la catin, répéta Sigefrid à son frère. — Donne-la-moi, répondit Erik. — Nous allons la ramener, dit Sigefrid, qui ne comprenait toujours pas. Allongée sur le pont, Æthelflæd regardait Erik. — Donne-la-moi, répéta ce dernier. Je ne dirai point que le silence se fit. Il ne pouvait y avoir de silence alors que la bataille continuait de faire rage sur les navires d’Haesten, que les flammes rugissaient, que les blessés gémissaient, mais les yeux de Sigefrid balayèrent la rangée des hommes d’Erik et s’arrêtèrent sur moi. J’étais plus grand que tous et, bien que tournant le dos au soleil levant, il dut reconnaître quelque chose, car il pointa sa lame sur moi. — Ôte ta cape, m’enjoignit-il de sa voix haut perchée. — Je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi. J’avais encore à mes côtés certains de ses hommes, ceux-là mêmes qui étaient venus du navire barrière. Ils levèrent leurs épées, mais Finan et mes hommes étaient avec moi. — Ne les tue point, dis-je. Jette-les par-dessus bord, car ils ont combattu avec moi. Sigefrid lâcha les cheveux d’Æthelflæd et la poussa vers ses hommes. — Toi et le Saxon, hein ? fit-il à Erik en se traînant vers lui. Tu m’as trahi avec lui, mon frère ? — Je te paierai ta part de la rançon, dit Erik. — Toi ? Payer ? Avec quoi ? — Je te paierai, répéta Erik. — Tu ne saurais payer une chèvre pour te lécher le cul ! beugla Sigefrid. Emmenez-la à terre ! ordonna-t-il à ses hommes. Alors Erik s’élança. Les hommes de Sigefrid ne pouvaient guère emmener Æthelflæd à terre, car le Dragon-Voyageur avait été entraîné à la dérive vers les navires d’Haesten, et je redoutais qu’ils ne montent à bord à tout instant. Ralla, ayant les mêmes craintes, entraîna mes hommes vers les bancs de nage et leur ordonna de ramer. Erik s’était élancé pour s’attaquer aux hommes qui s’étaient emparés d’Æthelflæd. Je vis son frère lever son épée devant lui, le regard stupéfait d’Erik devant son geste, puis j’entendis le cri d’Æthelflæd alors que son amant s’embrochait sur Donneuse-d’Effroi. Le visage de Sigefrid ne montra ni colère ni peine. Il garda l’épée droite alors qu’Erik s’affaissait, puis, sans qu’un ordre ait été donné, nous chargeâmes tous. Mes hommes et ceux d’Erik, épaule contre épaule, et la bataille reprit. — Garde Sigefrid en vie, dis-je à l’un des mes hommes avant de porter Souffle-de-Serpent dans le dernier carnage de cette matinée. Les hommes de Sigefrid succombèrent rapidement. Ils étaient peu et nous étions nombreux. Les hommes d’Erik se battaient pour venger leur seigneur, les miens pour Æthelflæd, recroquevillée, les bras sur la tête, hurlant, inconsolable comme une femme aux funérailles de son époux. Et peut-être est-ce ce qui lui sauva la vie, car, dans la mêlée qui s’empara du Dragon-Voyageur, les hommes redoutaient de tels cris. Ceux qui ne moururent pas se jetèrent par-dessus bord. Il ne resta plus que Sigefrid, tandis que le Dragon-Voyageur s’ébranlait sous les rames pour sortir du chenal. J’enveloppai Æthelflæd de ma cape ensanglantée. Le navire prenait de la vitesse à mesure que les combattants lâchaient leurs armes pour se mettre aux bancs de nage. Sigefrid était resté seul et il vivait. Assis, ses jambes invalides inertes devant lui, privé de son épée, une lame pointée sur sa gorge. Osferth, le fils d’Alfred, tenait cette épée et levait vers moi un regard inquiet. Sigefrid jurait et crachait. Le corps de son frère, toujours embroché, gisait auprès de lui. Je m’approchai et baissai les yeux vers lui sans écouter ses insultes. Je considérai le cadavre d’Erik, songeant que j’aurais pu aimer comme un frère un tel homme et me battre à ses côtés. Puis je considérai Osferth, qui ressemblait tant à son père. — Je t’ai dit un jour que ce n’était pas en tuant un infirme qu’un homme forge sa réputation. — Oui, seigneur. — J’avais tort. Tue-le. — Donne-moi mon épée ! réclama Sigefrid. Osferth hésita tandis que je regardais le Norse. — Je passerai l’éternité après ma mort dans le château d’Odin. Et là-bas, je festoierai avec ton frère, et ni lui ni moi ne souhaitons ta compagnie. — Donne-moi mon épée ! supplia-t-il. Il tendit la main vers le pommeau de Donneuse-d’Effroi, mais je la repoussai d’un coup de pied. — Tue-le, dis-je à Osferth. Nous jetâmes Sigefrid Thurgilson à la mer quelque part devant Caninga, puis nous virâmes de bord pour laisser la marée montante nous entraîner vers Lundene. Haesten était parvenu à embarquer sur un autre de ses navires et il nous prit en chasse un moment, mais le nôtre était plus rapide que le sien et il finit par renoncer. La fumée de Beamfleot n’était plus qu’un long nuage bas. Æthelflæd pleurait toujours. — Que faisons-nous ? demanda l’un des hommes d’Erik, devenu le chef des vingt-deux survivants qui s’étaient échappés avec nous. — Ce qui te plaira, répondis-je. — J’ai ouï dire que ton roi pend les Norses. — Alors il me pendra le premier. Vous aurez la vie sauve, le rassurai-je, et à Lundene je te donnerai un navire et vous pourrez aller où bon vous semblera. Vous pourrez aussi bien rester et me servir, souris-je. Les hommes d’Erik avaient respectueusement enveloppé leur seigneur dans sa cape. Ils retirèrent l’épée de Sigefrid et me l’offrirent ; je la donnai à Osferth. — Tu l’as méritée, dis-je. Et c’était vrai, car, dans ce chaos mortel, le fils d’Alfred s’était battu comme un homme. Erik tenait sa propre épée dans sa main et je songeai qu’il devait déjà être en train de festoyer en m’attendant. J’éloignai Æthelflæd du corps de son amant et l’emmenai à la poupe, où elle pleura dans mes bras. Ses cheveux d’or se mêlaient à ma barbe. Elle pleura toutes les larmes de son corps, le visage enfoui dans ma cotte de mailles ensanglantée. — Le roi sera content de nous, dit Finan. — Oui, répondis-je. Nulle rançon ne serait payée. Le Wessex était hors de péril. Les Norses s’étaient entretués et leurs navires comme leurs rêves n’étaient plus que cendres. — Tu me ramènes à Æthelred, n’est-ce pas ? demanda soudain Æthelflæd d’un ton accusateur. — Je te ramène à ton père, répondis-je. À qui d’autre te ramènerais-je ? Elle ne répondit pas, car elle savait qu’elle n’avait point le choix. — Wyrd bid ful årœd. Et nul ne doit jamais savoir, ajoutai-je, ce qui fut entre Erik et toi. Elle resta coite, cette fois parce que les sanglots l’étouffaient. Je la serrai contre moi comme si je pouvais la dissimuler aux yeux de l’équipage, du monde et de l’époux qui l’attendait. Les longues rames battaient l’eau, les rives se rapprochaient, et à l’ouest la fumée de Lundene souillait le ciel d’été. Et je ramenais Æthelflæd chez elle. Note Le Chant de l’épée contient plus de faits fictifs que les précédents romans du cycle d’Uhtred de Bebbanburg. Si les chroniqueurs furent étrangement muets sur la capture d’Æthelflæd par les Vikings, c’est que cette anecdote est de mon invention. En revanche, la fille aînée d’Alfred épousa réellement Æthelred de Mercie et tout indique que ce ne fut pas une union heureuse. Je pense avoir été fort injuste envers le véritable Æthelred, mais la justice n’est pas le premier devoir du romancier historique. Les chroniques du règne d’Alfred sont relativement riches, en partie parce que le roi était un lettré et voulait laisser des traces écrites, mais il n’en demeure pas moins des mystères. Nous savons que ses armées capturèrent Londres, mais l’année exacte de l’annexion de la cité par le Wessex reste sujette à controverse. Avec la prise de Lundene, Alfred commença son inexorable expansion vers le nord qui devait, après sa mort, faire du royaume saxon de Wessex le pays que nous appelons Angleterre. Il y eut bien une attaque viking décisive sur Rochester (Hrofeceaster), dans le Kent, qui se termina sur un échec retentissant. Cet échec justifia la politique défensive d’Alfred avec l’édification de burhs, des villes fortifiées sur le pourtour du Wessex garnies par la fyrd. Le système des burhs, les bourgs, fut méticuleusement organisé, ce qui reflète selon moi l’obsession d’Alfred pour l’ordre. Nous avons par ailleurs la chance de posséder une copie du XVIe siècle (elle-même copie d’un document du XIe) du texte original décrivant l’organisation des burhs, le Burghal Hildage. Ce document précise le nombre d’hommes nécessaires pour chaque burh ainsi que leur mode de recrutement, et témoigne d’un extraordinaire effort défensif. Des villes en ruine furent repeuplées, et des remparts rebâtis. Alfred dressa même les plans de certaines et, à ce jour, si vous parcourez les rues de Wareham, dans le Dorset, ou de Wallingford, à Oxford, sachez que les limites de propriété sont vieilles de douze siècles. Si le système de défense d’Alfred fut un brillant succès, son premier effort offensif fut moins remarquable. Je n’ai aucune preuve qu’Æthelred de Mercie ait conduit la flotte qui attaqua les Danois sur le fleuve Stour ; je doute même qu’il ait eu quoi que ce soit à voir avec cet épisode, mais en dehors de cela l’histoire est exacte dans ses grandes lignes et l’expédition, après un premier succès, fut vaincue par les Vikings. Je n’ai pas plus de preuves qu’Æthelred soumit sa jeune épouse à l’épreuve de l’eau amère, mais tout lecteur qu’intéresse la sorcellerie de ces temps reculés trouvera les instructions divines pour une telle cérémonie dans l’Ancien Testament (Nombres, V, 27). À l’issue du Chant de l’épée, Alfred le Grand a encore quelques années de règne devant lui. Uhtred de Bebbanburg, personnage de fiction, bien qu’inspiré d’un homme ayant existé et se trouvant être l’un de mes ancêtres paternels, a encore une longue route à parcourir. L’Angleterre, à la fin du IXe siècle, est encore un rêve dans l’esprit de quelques visionnaires. Cependant, les rêves, comme les plus fortunés de mes personnages le découvrent, peuvent se réaliser. L’histoire d’Uhtred continuera donc.