Un violent séisme secoue un quartier résidentiel des hauteurs de Los Angeles, révélant l'existence d'une mystérieuse grotte : le sanctuaire indien de Topanga, qui renferme des ossements humains et une fresque extraordinaire. S'agit-il de la découverte du siècle ? Le Dr Erica Tyler, brillante archéologue, a pour mission d'explorer la caverne, tâche rendue difficile par les polémiques qui ne tardent pas à s'engager entre les riverains, soucieux de préserver leur tranquillité, et les Indiens, qui revendiquent la propriété du site. En donnant le premier coup de pioche, Erica est loin de se douter qu'elle s'embarque dans un fabuleux voyage initiatique qui va l'entraîner deux mille ans en arrière et lui dévoiler bien des choses sur son propre passé... Dominée par la figure emblématique de la « Première Mère », une chamane au destin étonnant, la somptueuse épopée imaginée par Barbara Wood nous plonge dans l'univers fascinant des Indiens d'Amérique avant l'arrivée des colons, espagnols puis européens. La Terre sacrée est un vibrant hommage à ce peuple noble et mystique, vivant en profond accord avec la nature, et dont les traditions bafouées au nom de la « civilisation » sont aujourd'hui plus que jamais porteuses d'un message de sagesse et d'espérance. DU MÊME AUTEUR CHEZ LE MÊME ÉDITEUR Séléné African Lady Australian Lady Les Vierges du paradis La Prophétesse Les Fleurs de l'Orient Et l'aube vient après la nuit Les Battements du cœur Barbara Wood LA TERRE SACRÉE Traduction de Martine C. Desoille Roman Titre original : Sacred Ground © Barbara Wood, 2001 © Presses de la Cité, 2001, pour la traduction française ISBN 2-258-05375-7 1. Lancée à fond de train au volant du quatre-quatre, Erica zigzaguait entre les nids-de-poule et les éboulis rocheux. A ses côtés, livide, son jeune assistant, Luke, serrait les dents. Etudiant de deuxième cycle à l'université de Californie, il portait une queue de cheval et un t-shirt proclamant : Les Archéologues ramassent les vieilles à la pelle. — Il paraît que c'est la confusion totale, commenta-t-il tandis qu'Erica s'engageait sur une piste tout en lacets. D'après les infos, la piscine aurait disparu d'un seul coup, tac, comme ça. (Il fit claquer ses doigts.) La fissure court sur toute la longueur de la mesa, sous les maisons de gens célèbres, comme ce chanteur de rock qui a fait un tabac récemment et ce joueur de base-bail qui a marqué comme un fou l'année dernière. Il y a aussi un chirurgien plastique célèbre. Vous imaginez ce que cela implique. Erica n'imaginait rien du tout. Son esprit était tout entier absorbé par la stupéfiante nouvelle qui venait de tomber. Deux jours plus tôt, en pleine nuit, des secousses telluriques d'une intensité de 7,4 sur l'échelle de Richter avaient été ressenties jusqu'à San Luis Obispo au nord, San Diego au sud, et Phoenix à l'est, tirant brutalement du lit des millions de Californiens. De mémoire d'homme, on n'avait vu pareil tremblement de terre. Il était, semblait-il, à l'origine de la disparition totale et subite d'une piscine privée longue de cinquante mètres, avec son plongeoir et son toboggan. Un autre événement non moins stupéfiant était survenu peu après : à l'endroit où la piscine avait sombré, un gigantesque amas de terre s'était déversé, révélant des ossements humains et l'entrée d'une grotte dont l'existence était jusque-là restée insoupçonnée. — C'est peut-être la découverte du siècle, docteur Tyler ! s'écria Luke en quittant momentanément la route des yeux pour regarder sa supérieure hiérarchique. Comme il faisait encore nuit et qu'aucun lampadaire n'éclairait la route de montagne, Erica avait allumé la veilleuse de l'habitacle. Un halo de lumière se répandait sur ses cheveux châtains légèrement ondulés et son visage hâlé par le travail en plein air. Agée d'une trentaine d'années, le Dr Erica Tyler était aux yeux de Luke une femme qui, sans être d'une beauté renversante, n'en possédait pas moins un charme certain. — La consécration de la carrière d'un archéologue, renchérit-il. — A ton avis, pourquoi ai-je enfreint toutes les règles du code de la route pour venir jusqu'ici ? dit-elle en lui décochant un petit sourire, avant de diriger à nouveau son attention sur la route, évitant de justesse un lapin de garenne. Ils avaient atteint le sommet de la mesa. De là, on apercevait les lumières de Malibu dans le lointain. Le reste de la vue — Los Angeles à l'est et l'océan Pacifique au sud — était occulté par des arbres, des pics rocheux et des villas de milliardaires. Erica réussit tant bien que mal à se frayer un chemin entre les voitures des pompiers et de la police, les véhicules officiels, les fourgons des reporters et toute l'armada de voitures particulières stationnées à l'extérieur de la banderole jaune que les flics avaient tendue pour interdire l'accès au site. Juchés sur les capots ou les toits des voitures, les nombreux curieux venus là pour se divertir devisaient sur les conséquences du désastre en sirotant des canettes de bière sans se soucier des messages de prudence réitérés par les mégaphones. — Je me suis laissé dire que, dans les années vingt, cette partie de la mesa avait servi de retraite à une spirite illuminée, l'informa Luke tandis que le quatre-quatre s'immobilisait dans 8 un hoquet. Il paraît que ses adeptes montaient jusqu'ici pour parler aux revenants. Erica se souvenait d'avoir vu de très vieux films d'actualité où il était question de Sœur Sarah, un personnage bien connu du Tout-Los Angeles qui organisait des séances de spiritisme pour les vedettes d'Hollywood comme Rudolph Valentino ou Charlie Chaplin. Elle célébrait des grands-messes dans des théâtres ou des auditoriums et avait réussi à faire des centaines de milliers d'adeptes. Après quoi elle s'était retirée dans ces montagnes où elle avait érigé un sanctuaire appelé l'Église des Esprits. — Savez-vous quel était le nom de cet endroit à l'origine ? lança Luke tandis qu'ils détachaient leurs ceintures de sécurité. Je veux dire il y a très très longtemps, bien avant l'arrivée de la médium, ajouta-t-il d'une voix caverneuse. « El Canon de Fantasmas », le Canyon hanté. Brrrr ! Erica éclata de rire. — Luke, un bon conseil si tu veux devenir archéologue : ne te laisse pas impressionner par les fantômes. Elle-même avait appris à vivre au quotidien avec les fantômes, les revenants, les esprits, les farfadets. Ils peuplaient ses rêves et ses travaux archéologiques, mais bien qu'ils se révélassent souvent insaisissables, tracassiers ou déconcertants, jamais ils ne l'épouvantaient. En émergeant de la voiture, Erica fut saisie par la fraîcheur de la brise nocturne et le spectacle de désolation qui s'offrait à elle. Elle avait vu des images télévisées du séisme qui avait fait trembler le quartier d'Emerald Hills, une petite enclave cossue située sur les hauteurs de Santa Monica. Mais rien ne l'avait préparée au paysage dévasté qui s'étirait sous ses yeux. Bien que le ciel commençât à pâlir à l'est, une épaisse chape d'obscurité recouvrait encore Los Angeles. Les services de police avaient installé çà et là des projecteurs dont les faisceaux lumineux éclairaient un ensemble de villas ultra-chic dressées comme des temples de marbre sous la lueur laiteuse de la lune. Au centré de ce décor surréaliste béait un cratère noir — la gueule démoniaque qui avait englouti la piscine du célèbre producteur Harmon Zimmerman. Des hélicoptères vrombissaient dans le ciel, projetant des cercles de lumière aveuglante sur les équipes de sauvetage, les géomètres armés de sondes et de plans, les ouvriers casqués qui attendaient frileusement le lever du jour, les doigts crispés autour de leur tasse de café, les policiers s'efforçant d'évacuer les riverains qui refusaient obstinément d'obtempérer. Brandissant sa carte d'anthropologue rattachée à l'Institut de recherches archéologiques, Erica fut autorisée, ainsi que son assistant, à enjamber la banderole jaune qui barrait l'accès au site. Ils coururent jusqu'au cratère où des pompiers étaient en train d'inspecter les traces laissées par le glissement de terrain. Erica partit aussitôt à la recherche de la grotte. — Ce ne serait pas ça, par hasard ? dit Luke en pointant un bras malingre vers l'autre extrémité du cratère. A environ quatre-vingts pieds au-dessous du niveau du sol, Erica devina vaguement une ouverture ménagée dans le flanc de la falaise. — Ça ne m'a pas l'air très sûr, docteur Tyler. Vous tenez absolument à y aller ? — J'en ai vu d'autres. — Qu'est-ce que vous fichez ici ? ! Erica fit volte-face. Un homme à la crinière grisonnante et à la mine renfrognée arrivait à grands pas dans sa direction. C'était Sam Carter, membre distingué de l'Office californien d'archéologie. Affublé d'une paire de bretelles bigarrées, il parlait d'une voix de stentor et semblait visiblement contrarié de la trouver là. — Vous savez parfaitement ce qui m'amène ici, riposta Erica en repoussant une mèche de cheveux et en promenant un œil scrutateur sur le chaos environnant. Les occupants des villas refusaient catégoriquement de quitter les lieux, malgré les injonctions de la police. — Parlez-moi plutôt de la grotte, vous l'avez visitée ? Sam remarqua deux choses : une lueur fébrile embrasait les yeux d'Erica, et son gilet était boutonné de travers. De toute évidence, elle avait quitté précipitamment son chantier de Santa Barbara pour venir jusqu'ici. 10 — Pas encore, concéda-t-il. Un géologue et ses deux assistants sont en train de l'inspecter pour s'assurer de la solidité des fondements. Mais j'irai dès qu'ils m'auront donné le feu vert. Il se frotta pensivement la mâchoire. Se débarrasser d'Erica n'allait pas être une mince affaire maintenant qu'elle avait un pied dans la place. Lorsqu'elle avait décidé de s'intéresser à un projet cette femme était un vrai pot de colle. — Et votre chantier de Gaviota ? J'espère que vous l'avez laissé en de bonnes mains. Erica ne l'écoutait pas. Les yeux fixés sur la cavité ménagée dans la paroi rocheuse, elle maudissait les grosses bottes qui piétinaient sans vergogne son délicat équilibre écologique, et priait pour que les géologues n'aient pas détruit par inadvertance des vestiges historiques de valeur, car, bien que l'homme ait habité ces collines depuis des milliers d'années, les restes de civilisations y étaient très rares. Les quelques cavernes retrouvées dans les environs n'avaient guère livré de vestiges, en raison notamment des bulldozers et de la dynamite employés au nom du progrès pour tracer des routes et des ponts. Les sites funéraires avaient été dévastés, les tumulus écrasés, toute trace d'habitat humain oblitérée. — Erica ? insista Sam. — Je dois absolument y aller, dit-elle. Elle se référait à la grotte, naturellement. — Erica, vous n'avez rien à faire ici. — Il ne tient qu'à vous de me nommer assistante de recherches. Vous allez mener des fouilles, j'imagine. J'ai ouï-dire qu'on avait retrouvé des ossements. — Erica... — Je vous en prie. Voyant qu'il n'arriverait à rien, Sam tourna les talons et retraversa le jardin dévasté de la propriété Zimmerman pour gagner le Q.G. de fortune installé au bout de la rue. Des hommes et des femmes armés de bloc-notes et de téléphones portables allaient et venaient entre des tables pliantes où des émetteurs-récepteurs côtoyaient des moniteurs de surveillance, 11 et un panneau d'affichage destiné à recevoir des messages. Des individus en uniforme, employés du gaz ou de la compagnie des eaux, officiers de police ou des services d'urgence, étaient agglutinés autour d'un camion d'approvisionnement stationné non loin de là. Il y avait même des représentants de la SPA qui tentaient de capturer les chiens égarés dans la zone d'évacuation. — Mais, dites-moi, Sam, repartit Erica qui avait rattrapé son supérieur hiérarchique, comment expliquez-vous qu'une piscine ait pu disparaître subitement au fond d'une crevasse ? — Les experts sont en train d'étudier la question. Les gars que vous voyez là-bas, dit-il en désignant un groupe d'hommes occupés à installer une foreuse à la lueur des projecteurs, sont en train d'effectuer des prélèvements géologiques afin de déterminer exactement la composition du sous-sol. Sam étira une grosse main rouge au-dessus des cartes topographiques et des études géologiques étalées sur les tables, et maintenues aux quatre coins par des blocs de pierre. — Ces levés proviennent du cadastre. Celui-ci a été effectué en 1908. Et celui-là en 1956, suite à un projet de lotissement qui n'a jamais vu le jour. Erica étudia attentivement les deux cartes puis conclut : — Ils sont différents. — Je me suis laissé dire que le promoteur actuel, n'étant pas tenu de faire expertiser chaque parcelle séparément, n'avait effectué que des analyses partielles. Celles qu'il a menées montrent que le terrain repose sur un soubassement rocheux stable. Mais cela ne concerne que les lots situés au nord et au sud de la mesa et qui forment en réalité la ligne de crête du canyon. Vous avez sans doute entendu parler de Sœur Sarah, l'illuminée des années vingt ? Cet endroit lui servait de sanctuaire ou je ne sais trop quoi. Il semblerait qu'elle ait entrepris de combler le canyon sans en demander l'autorisation et sans en informer le cadastre. Le compactage n'a pas été effectué selon les normes en vigueur, si bien qu'une grande partie des matériaux utilisés, d'origine organique — bois, végétaux, détritus —, a progressivement pourri. (Sam promena un regard ensommeillé 12 sur la rue bordée de pelouses entretenues à grands frais, agrémentées de fontaines et d'arbres exotiques.) Ce lotissement est une véritable poudrière, toute la zone risque d'être engloutie du jour au lendemain. Tout en parlant, Sam observait Erica qui sautillait nerveusement d'un pied sur l'autre, les mains sur les hanches, comme une coureuse de fond attendant impatiemment le signal du départ. Elle se comportait toujours ainsi quand elle était « sur un coup ». Erica Tyler était l'une des chercheuses les plus passionnées qu'il lui ait jamais été donné de rencontrer, mais son excès d'enthousiasme lui jouait parfois de mauvais tours. — Je sais pourquoi vous êtes ici, Erica, dit-il sur la défensive. Mais malheureusement je ne peux rien pour vous. La riposte ne se fit pas attendre. Les joues en feu, Erica glapit : — Sam, c'est votre faute si j'en suis réduite à trier des coquilles d'ormeau ! Sam était le premier à reconnaître qu'affecter Erica au recensement de fossiles marins était un gaspillage d'intelligence et de talent. Mais après le retentissant fiasco qu'elle avait essuyé l'année précédente, il avait jugé préférable qu'elle se fasse oublier pendant quelque temps. C'est pourquoi elle avait passé les six derniers mois à fouiller un tumulus récemment mis au jour, qui s'était avéré être le dépôt d'ordures d'une tribu indienne établie au nord de Santa Barbara quatre mille ans plus tôt. Son travail consistait à trier, identifier et dater les milliers de coquilles d'ormeau amoncelées au fil du temps. — Sam, fit-elle d'une voix pressante en posant une main sur son bras, j'ai besoin de ce chantier. Je dois reprendre ma carrière en main. Faire oublier le scandale Chadwick... — Erica, c'est précisément à cause de l'affaire Chadwick que je ne peux pas vous confier cette tâche. Vous n'êtes pas assez disciplinée. Vous êtes trop impulsive et ne possédez pas le détachement et l'objectivité scientifiques nécessaires. — L'affaire Chadwick m'a servi de leçon, Sam, dit-elle d'une voix contrite. En fait, elle avait envie de hurler. L'échec qu'elle avait essuyé avec l'épave Chadwick, surnommée l'« épave Erica Tyler » par ses confrères, lui collait à la peau. Mais était-ce une raison pour le lui faire payer jusqu'à la fin de ses jours ? — Je vous promets d'être extrêmement circonspecte. Sam se renfrogna. — Erica, par votre faute mon département a été la risée universelle. — Mais je me suis répandue mille fois en excuses depuis ! Sam, essayez de me comprendre. Vous savez que je connais ce côté du Rio Grande comme ma poche. Aucun autre archéologue n'est plus qualifié que moi. Lorsqu'ils ont montré les peintures rupestres aux informations, j'ai compris que ce chantier était pour moi. Sam passa ses doigts grassouillets dans son épaisse crinière. C'était Erica tout craché, prête à tout plaquer sur un coup de tête. Avait-elle seulement pris la peine de confier le projet Gaviota à quelqu'un de sérieux ? — Sam, je vous en supplie. Cette grotte m'intéresse, confiez-moi ce chantier. Il plongea ses yeux dans les siens et vit du désespoir dans ses prunelles ambrées. Lui qui n'avait jamais été discrédité ou raillé par ses pairs ne pouvait qu'imaginer ce qu'Erica avait enduré ces douze derniers mois. — Ecoutez, dit-il. Un membre de l'équipe de sauvetage s'est proposé pour aller photographier l'intérieur de la grotte. Les clichés devraient nous parvenir d'un moment à l'autre. Je vous propose de les étudier et de me faire part de vos remarques. — Un membre de l'équipe de sauvetage ? — Quand la piscine a été ensevelie, on s'est aperçu que la fille de Zimmerman avait disparu. On a aussitôt lancé des recherches... et découvert l'existence de la grotte. — Et la fille ? — Elle est saine et sauve. En fait, elle était à Las Vegas avec son petit ami au moment du tremblement de terre. Ecoutez, Erica, inutile de chercher à vous incruster ici. Vous n'aurez pas le chantier, point. Retournez à Gaviota. Mais tout en disant cela Sam savait qu'il s'adressait à un mur. Car une fois qu'Erica Tyler s'était fourré une idée en tête 14 il n'y avait plus moyen de la lui ôter. C'était précisément ce qui s'était passé l'année précédente, quand Irving Chadwick avait découvert une épave sous-marine échouée au large des côtes de Californie et prétendu qu'il s'agissait d'une embarcation chinoise vieille de plusieurs siècles, accréditant du même coup sa théorie selon laquelle les peuples asiatiques n'étaient pas venus en Amérique uniquement à pied, via le détroit de Bering, mais également par mer. Acquise à la thèse de Chadwick, lorsque ce dernier l'avait invitée à authentifier les débris de poterie retrouvés dans l'épave, Erica s'était mis en tête qu'ils constituaient une preuve irréfutable. Sam avait eu beau lui recommander de procéder avec calme et pondération et de ne pas se lancer dans des conclusions trop hâtives, c'était sans compter sur l'impulsivité naturelle de la jeune femme. Passant outre à ses recommandations, elle avait déclaré publiquement que les restes de poterie étaient authentiques, et Irving Chadwick et elle s'étaient momentanément retrouvés propulsés sur le devant de la scène scientifique. Quelque temps plus tard, lorsque la supercherie avait été découverte et que Chadwick avait lui-même avoué qu'il s'agissait d'un canular monté de toutes pièces, Erica Tyler était tombée de haut. Sa réputation était ruinée. — Je me suis laissé dire qu'on avait retrouvé des ossements, dit-elle, revenant subitement à la charge. Que savez-vous à ce sujet ? Voyant qu'elle cherchait à gagner du temps, Sam s'empara d'un bloc-notes. — Quelques petits fragments osseux ont été exhumés, ainsi que des fers de lance. C'est pourquoi mon service a été alerté. Voici le compte rendu du coroner. Tandis qu'Erica étudiait le document, Sam expliqua : — Comme vous pouvez le voir, le test de Kjeldahl révèle que la quantité d'azote contenue dans les ossements est inférieure à quatre grammes. Le test benzido-acétique ne révèle quant à lui aucune présence de corps albumineux. — Ce qui veut dire que les ossements ont plus de cent ans. Le coroner a-t-il réussi à les dater ? 15 — Hélas, non. Et nous ne pouvons malheureusement pas nous fier à une analyse du terrain dans la mesure où la nature du sous-sol est incertaine. Ce canyon a été comblé il y a soixante-dix ans, et l'année dernière la terre a été retournée lors des travaux d'excavation de la piscine. Au moment du séisme, lorsque le cratère s'est ouvert, provoquant la disparition de la piscine, la terre qui bordait le bassin s'est déversée dans la fissure. Toutes les strates se sont mélangées, Erica. Cela dit, nous avons tout de même retrouvé des fers de lance, ainsi que quelques outils grossiers en silex. — Ce qui laisserait supposer qu'il s'agit d'une sépulture indienne, conclut-elle en lui rendant son bloc-notes. J'imagine que le CDPCIC a été averti ? reprit-elle en cherchant des yeux une personne susceptible d'appartenir au Comité de défense du patrimoine culturel des Indiens de Californie. — En effet, grinça Sam d'un ton ironique. Et pour ne rien vous cacher, ils sont déjà sur le terrain. Ou plutôt, il est déjà sur le terrain. Elle avait lu dans ses pensées. — Vous voulez parler de Jared Black ? — Votre ennemi de toujours. Black et elle avaient eu un différend, par le passé, au sujet des droits des Indiens, dont le dénouement n'avait pas été des plus heureux. Un jeune homme arrivait en courant dans leur direction. Le visage maculé de boue, son casque de guingois sur sa tête, il leur tendit des clichés qu'il avait pris au Polaroid dans la grotte en s'excusant de leur médiocre qualité. Après l'avoir remercié, Sam répartit les photos en deux tas et en remit un à Erica. — Oh, mon Dieu, murmura Erica, la voix nouée par l'émotion, tandis qu'elle examinait une à une les photos. C'est tout simplement... fabuleux. Et regardez ces symboles... — Eh bien, qu'en pensez-vous ? marmonna Sam sans cesser d'examiner les clichés. Pouvez-vous identifier la tribu ? Comme elle ne répondait pas, il leva les yeux vers elle et la trouva soudain très pâle. Erica regardait fixement les photos, les lèvres légèrement entrouvertes. 16 — Erica ? Elle cligna des paupières, comme quelqu'un qui émerge d'une transe. Lorsqu'elle le regarda, Sam eut l'étrange impression que, l'espace d'un court instant, elle ne savait plus qui il était. Puis ses joues reprirent des couleurs et elle dit : — Sam, je crois que nous tenons là la découverte du siècle. Ces peintures sont remarquables et dans un état de conservation exceptionnel. Songez à toutes les lacunes historiques que nous allons pouvoir combler lorsque ces pictogrammes auront été déchiffrés. Sam, je vous en supplie, ne me renvoyez pas à mes coquilles d'ormeau. Il laissa échapper un soupir. — Soit. Je vous autorise à rester ici un jour ou deux pour procéder à une analyse préliminaire, mais (il fit un geste de la main pour juguler son enthousiasme) vous retournerez à Gaviota aussitôt après. Je ne peux pas vous intégrer à ce projet, Erica. Désolé. C'est une question de politique interne. — Mais vous êtes le chef... Elle s'interrompit brusquement et se figea. Il suivit son regard et aperçut ce qui avait retenu son attention. Dans la fraîcheur nocturne précédant l'aurore, au milieu de tous ces gens mal rasés et débraillés, l'oeil hagard, avides de café et de sommeil, le divisionnaire Jared Black vêtu d'un costume trois pièces impeccable et chaussé de richelieux parfaitement astiqués semblait tout droit sorti d'une audience au tribunal. Il s'approcha, deux prunelles noires luisant comme des braises sous ses sourcils froncés. — Docteur Tyler. Docteur Carter. — Divisionnaire. Bien qu'avocat spécialisé dans la défense des droits des Indiens américains, Jared Black était un Anglo-Saxon pure souche, ayant un jour déclaré que ses racines irlandaises étaient à l'origine de son engagement aux côtés des peuples oppressés. Il s'adressa à Sam Carter sur un ton qui laissait supposer qu'il attendait une réponse immédiate : — Quand avez-vous l'intention de procéder à l'identification tribale des peintures rupestres ? 17 — Il n'y a que les gens à qui je vais confier ce travail qui seront en mesure de vous répondre. — J'ai l'intention de faire venir mes propres experts, dit-il en évitant de regarder Erica. — Pas avant que nous ayons procédé à l'analyse préliminaire, rétorqua Carter, ainsi que l'exige le protocole, comme vous le savez sans doute. Jared Black cligna brièvement des yeux. Il ne portait pas le directeur de l'Institut de recherches archéologiques dans son cœur. Sam s'était personnellement opposé à ce que Black fût élu au Comité, arguant des préjugés de Jared à rencontre de la communauté universitaire et scientifique. La querelle d'Erica avec Jared Black remontait quant à elle à quatre ans. Un richissime ermite du nom de Reddman était mort en laissant une remarquable collection d'objets indiens dont il voulait qu'ils fussent exposés dans sa propriété transformée en musée portant son nom. Erica avait été nommée pour identifier et dresser le catalogue de ladite collection. Et lorsqu'elle avait enfin réussi à en identifier la provenance, la petite tribu locale avait engagé Jared Black, spécialisé en droit et propriété fonciers, afin qu'il conteste la propriété desdits objets. Erica lui avait intenté un procès au motif que la tribu entendait ré-ensevelir les objets sans les soumettre préalablement à une expertise historique. « L'histoire de ces vestiges, avait-elle argué, appartient au peuple américain tout entier et pas seulement aux Indiens. » L'affaire avait fait grand bruit et mobilisé divers groupes de soutien qui étaient venus manifester devant le tribunal — Indiens américains exigeant la restitution de leurs terres et de leur patrimoine culturel ; chercheurs, historiens et archéologues exigeant la création d'un musée Reddman. L'épouse de Jared Black, membre de la tribu maidu, qui militait activement pour les droits de son peuple — et qui n'avait pas hésité à se jeter en travers de la route de bulldozers pour empêcher la construction d'une nouvelle autoroute en territoire indien — avait déclaré avec force que « la collection devait rester hors des mains des hommes blancs ». 18 La bataille juridique avait duré des mois, jusqu'au jour où Jared avait rétabli les faits : à l'insu des autorités, Reddman avait déterré les objets enfouis dans le sous-sol de sa propriété, un terrain de cinq cents arpents, et se les était abusivement appropriés. Arguant que les objets faisaient partie d'un tumulus indien, Jared Black avait démontré qu'ils n'appartenaient pas légalement à M. Reddman mais aux descendants des habitants du village. Bien que travaillant pour le compte de la partie adverse, Erica avait été obligée de reconnaître que le domaine du milliardaire occupait un site hébergeant jadis un village indien. Les cinq cents arpents ainsi que les milliers de reliques — poteries rares, paniers, arcs et flèches — avaient été restitués à la tribu qui comptait en tout et pour tout seize membres. Le musée Reddman ne fut jamais créé et les vestiges jamais présentés au public. Erica n'avait pas oublié la façon dont les médias s'étaient emparés de l'affaire. Une photo désormais célèbre, les montrant Jared et elle en train de discuter sur les marches du tribunal et portant la légende : « Amants secrets ? », avait fait la une de la presse à scandale. Et tout ça à cause d'un jeu de lumière, d'un concours de circonstances malencontreux. Le photographe avait immortalisé Erica et Jared dans une attitude ambiguë, qui n'avait en réalité pas duré plus d'une fraction de seconde et qui donnait une impression tout autre que ce qui se passait réellement : Erica, les yeux écarquillés et les lèvres entrouvertes, le corps incliné de manière suggestive vers Black qui la dominait de toute sa hauteur, les bras tendus, comme pour échanger une étreinte torride. Bien que scandalisés l'un et l'autre par la photo et sa légende calomnieuse, ils avaient préféré laisser couler l'affaire plutôt que d'attiser les commérages. — Je ne pense pas, dit Jared pour conclure, qu'il soit nécessaire de vous rappeler que je suis ici pour vous empêcher de profaner ces lieux. Dès que l'identification aura été établie je veillerai personnellement, et à ma grande satisfaction, à ce que vous et vos confrères pilleurs de tombes soyez expulsés de ce site. 19 Tandis qu'ils le regardaient s'éloigner, Sam fourra ses mains dans ses poches et marmonna : — Il y a vraiment quelque chose de déplaisant chez ce type. — Dans un sens, dit Erica, c'est une bonne chose que vous ne me confiiez pas ce chantier, sinon Jared Black aurait vu rouge. Sam lui décocha un sourire en coin. — Vous y tenez vraiment, hein, à ce chantier ? — N'ai-je pas été suffisamment claire à ce sujet ? — Très bien, dit-il en se massant la nuque. Je sais que ça n'est pas raisonnable, mais j'ai décidé d'envoyer quelqu'un d'autre à Gaviota. — Oh, Sam ! (Folle de joie, elle se jeta à son cou.) Vous ne le regretterez pas, je vous le promets ! Luke, dit-elle en empoignant son assistant par la manche, envoyant du même coup valser une griffe d'ours à demi rongée qu'il tenait à la main, au boulot ! — Je m'étonne que Sam Carter vous ait nommée sur ce projet, docteur Tyler, observa calmement Jared Black tandis qu'ils gagnaient le sommet de la falaise. — Il se trouve que je connais deux ou trois choses concernant l'art rupestre. — Et si j'ai bonne mémoire, vous en connaissez également un rayon sur les épaves chinoises. Sans laisser à Erica le temps de riposter, il enchaîna : — Vous connaissez les dernières lois en vigueur sur la protection et la restitution des sépultures amérindiennes ? Bien que souhaitable, l'expertise scientifique et historique des vestiges doit être menée de façon non destructrice et... Erica ne releva pas. Il cherchait manifestement à la provoquer, car il ne pouvait ignorer qu'elle se montrait on ne peut plus scrupuleuse dans son maniement des vestiges, et que jamais aucune des fouilles qu'elle avait effectuées n'avait été destructrice. Elle s'efforça néanmoins de garder son calme, n'ayant d'autre choix que de laisser Jared Black superviser chaque étape des 20 opérations. Alors que le travail de l'anthropologue consistait à déterminer à quelle tribu appartenaient les ossements et les peintures rupestres, il revenait à Jared de découvrir qui étaient les descendants probables de ladite tribu afin de leur restituer les vestiges mis au jour par Erica. Sentant le regard de Jared sur elle, elle se demanda s'il se souvenait de leur première rencontre. C'était au tribunal du comté, à l'occasion de la première déposition d'Erica dans le cadre de l'affaire Reddman. Elle et Black s'étaient retrouvés dans l'ascenseur alors qu'ils ne se connaissaient pas encore. Au premier arrêt, les portes s'étaient ouvertes et une femme enceinte était montée. A l'arrêt suivant, une autre femme, accompagnée d'un petit garçon de cinq ans, était entrée à son tour. Lorsque l'ascenseur était reparti, le petit garçon avait dévisagé la future maman avec insistance. Voyant son air intrigué, celle-ci lui avait expliqué patiemment : «J'attends un bébé. Je vais avoir une petite fille ou un petit garçon comme toi. » Ce à quoi le petit garçon avait répondu en fronçant les sourcils : « Est-ce que vous pourrez l'échanger contre un âne ? » La femme enceinte lui avait souri avec bonhomie tandis que la mère du petit garçon rougissait jusqu'à la racine des cheveux. A l'arrêt suivant, les deux femmes et l'enfant étaient descendus, laissant Erica et l'inconnu seuls dans l'ascenseur. Quand les portes s'étaient refermées ils s'étaient dévisagés un instant en silence puis avaient éclaté de rire. Erica avait remarqué que Black avait des fossettes qui le rendaient très séduisant. De son côté, Jared lui avait décoché un regard qui laissait clairement entendre qu'il la trouvait à son goût. Puis les portes s'étaient rouvertes et des gens étaient venus à leur rencontre. Erica s'était raidie d'un seul coup lorsqu'elle avait entendu quelqu'un l'appeler « monsieur Black ». Et quand l'avocat représentant Reddman l'avait appelée « Erica », Jared s'était lui aussi pétrifié. Ils avaient échangé un regard confus en réalisant qu'ils venaient de commettre une énorme bévue : alors qu'ils étaient ennemis, deux généraux à la tête de camps adverses, ils avaient blagué et ri ensemble, et même flirté un brin. La pensée qu'elle ait pu être attirée par cet homme, fût-ce brièvement, la mettait horriblement mal à l'aise. 21 L'entrée de la grotte se trouvait deux cent cinquante mètres plus bas, au pied de la falaise située derrière la propriété de Zimmerman. Tandis que l'aurore commençait à poindre à l'est, répandant une lumière fraîche et limpide sur la cuvette de Los Angeles, Erica ajusta la bride de son casque. A ses côtés, s'apprêtant lui aussi à passer à l'action, Luke écarquillait des yeux émerveillés. C'était la première fois qu'il participait à l'exploration d'un nouveau site, et il ajustait son baudrier et ses mousquetons avec la détermination d'un chevalier revêtant son armure pour se lancer dans la bataille. Egalement muni d'un harnais, Jared Black avait échangé son costume de ville contre une combinaison intégrale portant l'inscription Southern California Edison. Cependant ses traits ne trahissaient pas la moindre exaltation. Au contraire, il avait une mine renfrognée qui étonna Erica. Il avait l'air en colère. Mais pour quelle raison ? Lui avait-on forcé la main pour qu'il se charge de cette affaire ? Pourtant, il y avait là pour Black une occasion inespérée de faire parler du CDPCIC et de promouvoir la campagne qu'il menait personnellement pour la défense des droits des Indiens américains. A moins que sa colère n'ait été dirigée contre elle. Lui gardait-il rancœur de la déclaration qu'elle avait faite après avoir été déboutée par le tribunal, à l'issue de l'affaire Reddman ? « Les propos de M. Black ne sont qu'un tissu d'hypocrisies, on ne peut pas prétendre à la fois garder le patrimoine culturel et l'ensevelir, le condamnant par là même à tomber dans l'oubli. » — Vous êtes prête, docteur Tyler ? demanda leur guide tout en s'assurant qu'Erica était rattachée à la cordée et que son harnais et tout son attirail étaient correctement fixés. — Plus prête que jamais, dit-elle dans un petit rire nerveux. Erica n'avait encore jamais descendu une falaise en rappel. — Parfait. Dans ce cas, suivez mes instructions et tout ira bien. Debout au bord du précipice, l'alpiniste pivota sur lui-même pour se positionner face à la paroi rocheuse puis, tout en montrant aux autres où prendre appui pour entamer une descente contrôlée, il commença à donner du lest à la corde selon un 22 mouvement en huit, en relâchant par à-coups la main droite tandis que, son autre bras étiré derrière lui, il amorçait lentement et prudemment la descente en rappel. Lorsqu'ils eurent atteint l'entrée de la grotte, le guide fit entrer Erica, puis Luke et enfin Jared. Après s'être détachés, les quatre varappeurs scrutèrent un instant les profondeurs de la caverne. Bien que la cavité fût de taille réduite, il y régnait une obscurité impressionnante que la faible lueur dispensée par les lampes de leurs casques parvenait difficilement à sonder. Le bruit de leurs pas résonna légèrement contre les parois gréseuses, puis mourut dans le lointain, happé par les ténèbres. Résistant à une furieuse envie de se ruer vers l'endroit où se trouvaient les fresques, Erica s'immobilisa sur le seuil et commença à balayer méthodiquement le sol, les murs et la voûte de la caverne de sa torche électrique. Après s'être assuré qu'aucune surface ne comportait de matériaux archéologiques susceptibles d'être détruits par inadvertance, elle dit : — C'est bon, messieurs, nous pouvons entrer. Faites attention où vous mettez les pieds. Nous allons nous efforcer de remonter le temps et d'imaginer quelles étaient les activités des gens qui vivaient ici et, si possible, retrouver les traces de ces activités. Ils commencèrent à avancer lentement, prudemment, huit cercles de lumière dansant comme des papillons blancs sur les formations calcaires. Erica fit observer à voix basse : — C'est une chance que cette caverne occupe la face nord de la falaise, car ainsi elle est à l'abri des embruns rejetés par le Pacifique. Protégées des intempéries, les peintures qui se trouvent ici sont restées intactes. La grotte recèle peut-être également d'autres vestiges. Ils marchaient en silence, quatre intrus sur le qui-vive, balayant de leurs torches les contours polis de la roche, les surfaces noircies, les couches de lichen. Enfin, ils atteignirent l'autre extrémité de la grotte. — Les voici, annonça leur guide en désignant les fresques. Erica s'approcha tout doucement, en plaçant prudemment un pied devant l'autre comme si elle pénétrait dans un rêve. 23 Lorsque le rayon lumineux de sa lampe tomba sur les pictogrammes, elle retint son souffle. Des cercles rouges et jaunes vibrant comme un coucher de soleil ! Prodigieux, fantastiques, et si réels ! — Savez-vous ce que signifient ces symboles, docteur Tyler ? demanda le guide en inclinant la tête d'un côté puis de l'autre comme s'il cherchait à percer le sens de ce qui, de prime abord, ressemblait à un amas confus de lignes, de cercles et de motifs de couleur. Erica ne répondit pas. Les yeux rivés sur la fresque, elle semblait pétrifiée, comme si les soleils et les lunes tracés sur le mur l'avaient hypnotisée. — Docteur Tyler? répéta-t-il tandis que Jared et Luke échangeaient un regard inquiet. — Docteur Tyler, s'enquit Luke en lui tapotant l'épaule, vous vous sentez bien ? Elle sursauta. — Euh... ? (Elle posa sur lui un regard hébété, puis reprenant brusquement ses esprits :) Je... euh, c'est-à-dire que je ne m'attendais pas à trouver une peinture de cette qualité. Ce ne sont pas des graffitis... expliqua-t-elle, légèrement essoufflée. (Puis d'une voix plus assurée et légèrement forcée :) Pour répondre à votre question, le chamanisme est au centre des croyances religieuses de cette zone géographique. Il s'agit d'un culte fondé sur l'entrée en relation d'un chaman avec le monde surnaturel. Le chaman consommait de la datura, ou entrait en transe par d'autres moyens afin de pouvoir accéder au monde des esprits. Cette pratique s'appelait la quête divinatoire. Au sortir de la transe, il peignait les visions qu'il avait eues. Ce type de représentations picturales est appelé « peintures de transe ». C'est du moins l'une des théories concernant les peintures rupestres du Sud-Ouest. Le guide s'approcha de la paroi. — Comment savez-vous que c'est l'œuvre d'un chaman ? Ne pourrait-il s'agir de simples graffitis dénués de toute signification particulière ? Erica étudia le plus large des cercles de couleur. D'un rouge sang, il présentait par endroits des points à l'aspect insolite. Bien sûr qu'ils revêtent une signification. 24 — Des études ont été menées en laboratoire concernant ce phénomène, appelé « neuropsychologie extatique ». Ces études ont démontré qu'il existait des images universelles, décrites par des gens issus de cultures différentes, Indiens d'Amérique, Aborigènes australiens, membres de tribus africaines. Il s'agirait en fait de figures géométriques lumineuses engendrées spontanément par le système optique. Essayez vous-même. Regardez fixement une source lumineuse intense puis fermez aussitôt les yeux. Vous verrez apparaître le même genre de motifs — taches de couleur, lignes parallèles, zigzags, spirales. On les appelle également « métaphores de transe ». Le guide se rembrunit. — Mais ça ne ressemble à rien. — C'est précisément l'effet recherché. Ces symboles sont les représentations picturales d'émotions ou d'états spirituels, qui, dans la réalité, n'ont pas de structure matérielle, et donc pas de représentation. Quoi qu'il en soit... (Le faisceau de sa lampe tomba sur une esquisse de forme allongée qui faisait penser à des bras ou à des antennes déployées. Elle fronça les sourcils.) Il existe d'autres éléments tout aussi troublants. Luke se tourna vers elle, l'aveuglant momentanément avec la lampe de son casque. — Troublants ? Que voulez-vous dire ? — Certaines de ces représentations ne sont pas conformes à l'imagerie de transe telle que nous la connaissons. Prenez ce symbole-ci, par exemple. Je n'en ai jamais vu de semblable. La plupart des autres symboles se retrouvent dans les pictogrammes disséminés aux quatre coins du Sud-Ouest. Ces empreintes de mains, par exemple. En fait, ce type d'empreinte est universel dans la peinture rupestre, et on le retrouve dans le monde entier. Il reflète la croyance selon laquelle la surface rocheuse constitue une frontière perméable entre le monde réel et le monde surnaturel. C'est la porte par laquelle le chaman peut entrer pour rendre visite aux esprits. Mais ces autres symboles, dit-elle en pointant un doigt vers la fresque tout en prenant garde de ne pas l'effleurer, me sont totalement inconnus. (Elle marqua une pause, sa respiration saccadée résonnant 25 légèrement dans la caverne.) Il y a un autre détail troublant concernant ces peintures... Ses trois compagnons attendaient, suspendus à ses lèvres. — Alors qu'elles contiennent des pictogrammes communs à toutes les cultures indiennes de cette zone géographique, ces fresques présentent également des éléments caractéristiques de la peinture rupestre des Indiens pueblos. En fait, ces fresques témoignent d'un mélange de cultures. Païute et Shoshone. Et Sud Nevada. — Pouvez-vous les dater? demanda Luke, visiblement impressionné. — Nous pouvons d'ores et déjà dire qu'elles sont antérieures à l'an 500 de notre ère, en raison des atiatls qui y sont représentés — des propulseurs pour les fers de lance —, les ancêtres des arcs et des flèches qui sont apparus dans le Nouveau Monde aux environs de l'an 500. Pour une datation plus précise, il faudrait procéder à une analyse électronique et au radiocarbone. Mais dans l'immédiat je dirais que ces peintures sont vieilles d'environ deux mille ans. Jared Black intervint pour la première fois. — Si l'artiste est originaire du Sud Nevada, cela signifie qu'il a traversé la vallée de la Mort. Une sacrée trotte. — Le vrai problème est de savoir pourquoi il l'a fait. Les Shoshones et les Païutes ne se sont jamais aventurés au-delà de leurs territoires tribaux. Même lorsqu'ils partaient en quête de nourriture ils n'ont jamais franchi les limites de la terre de leurs ancêtres. Quelles sont les raisons qui ont poussé celui-là à quitter son clan pour venir jusqu'ici au péril de sa vie ? Malgré son casque qui dissimulait en partie ses yeux, Erica sentit sur elle le regard perçant de Jared. — Vous pensez qu'il pourrait s'agir d'un Shoshone ? — Ce n'est qu'une supposition. D'après les études menées sur les cycles de sécheresse, des changements environnementaux survenus il y a quinze cents ans dans les déserts de l'est de la Californie ont poussé les ancêtres des Indiens gabrielinos à venir s'établir à Los Angeles. Ils font partie du groupe linguistique shoshone. Néanmoins, le nom de leur tribu s'est perdu au fil du temps. 26 Jared revint à l'attaque : — Mais ces peintures sont-elles l'œuvre de l'un de ces Indiens ? Erica s'efforça de garder son calme. Jared Black était manifestement un homme à qui il fallait des réponses immédiates. — Je ne puis l'affirmer, car d'après moi ces peintures sont antérieures à quinze cents ans. Sans oublier que le terme « Ga-brielino » est un nom générique donné par les Franciscains à diverses tribus de la région. (Avec un regard appuyé, elle ajouta :) C'est pourquoi il convient d'user de ces termes avec circonspection. — Êtes-vous certaine de ne pas savoir ? L'irritation d'Erica fit soudain place à la colère. Il avait fait ce genre d'insinuations lors de l'affaire Reddman, lorsqu'elle avait déclaré qu'il lui fallait du temps pour pouvoir identifier l'affiliation tribale des ossements et des vestiges. Mais si alors Erica avait effectivement cherché à gagner du temps, dans le cas présent elle était sincère. Elle ignorait en toute bonne foi quelle tribu était à l'origine de ces peintures. S'étant un peu reculée, elle vit au pied de la fresque une déclivité du sol qui le différenciait du reste du plancher de la grotte. Elle inspecta la voûte. Celle-ci ne présentait aucune trace d'effondrement. Elle s'accroupit à divers endroits et recueillit un peu de terre qu'elle tritura entre ses doigts. Elle était partout de même nature, constituée de sédiments apportés par le vent à l'intérieur de la grotte. — Puisque les pictogrammes ne semblent pas désigner de tribu particulière, dit-elle pour conclure, je propose que nous cherchions des indices ailleurs. Voyez cet étrange monticule, par exemple. Luke haussa ses sourcils blonds et dit, les yeux brillant d'espoir : — Vous pensez qu'il y a quelque chose d'enterré là-dessous, docteur Tyler ? — Ce n'est pas impossible. Les résidus de suie sur les murs indiquent que des feux de camp ou des torches ont été allumés ici. Ce qui laisserait supposer que sous ce monticule se trou- 27 vent diverses strates d'habitat. J'aimerais explorer cette dénivellation. — Et donner le champ libre aux prédateurs, murmura Jared. — Il n'y a pas de prédateurs, monsieur Black. Il n'y a que moi. Je vais travailler seule ici, afin de parer à toute éventualité de destruction du site. — Mais l'excavation est déjà une destruction en soi, docteur Tyler. — Que vous le croyiez ou non, monsieur Black, tous les archéologues n'excavent pas systématiquement un site simplement parce qu'il existe. Ils ne le font que lorsque le site est menacé. Ou bien, comme c'est le cas ici, quand ils doivent déterminer l'identité tribale de l'artiste. Il se peut que nous ayons découvert ici un véritable trésor d'histoire. — Ou des tombes qui ne devraient pas être profanées. Elle regarda Jared. L'éclairage clair-obscur faisait ressortir les traits saillants de son visage. Puis elle se tourna vers Luke : — Tout d'abord, nous allons procéder à une analyse géochimique du sol afin d'en déterminer la teneur en phosphate. Cela devrait nous permettre de dire si ce site a servi d'habitat par le passé. Je pense également qu'il serait bon de nettoyer une partie de ce mur. Quelque chose me dit qu'il y a d'autres pictogrammes sous cette épaisse couche de suie. Comme elle se déplaçait pour s'adresser à Jared Black, elle découvrit à sa grande surprise qu'il avait regagné l'entrée de la grotte. Tenant son casque d'une main et s'appuyant de l'autre sur la paroi, Jared Black semblait posé au bord du précipice, prêt à s'envoler dans le soleil du matin. Il y avait quelque chose de surnaturel dans cette vision, l'obscurité de la caverne, la masse impressionnante de la montagne, l'exiguïté de la cavité, le silence presque paisible, l'ouverture donnant sur la lumière aveuglante du Pacifique, et, au loin, en bruit de fond, les vociférations des équipes de secours et des policiers, le vrombissement des hélicoptères. Pourquoi s'était-il éloigné du reste du groupe ? Que regardait-il ? Jared Black était de toute évidence venu ici avec l'intention d'en découdre. Il se montrait à peu près aussi conciliant qu'un 28 grizzly protégeant sa portée. Si seulement il avait pu comprendre qu'ils pouvaient travailler ensemble, qu'ils n'avaient aucune raison d'être des adversaires. Mais, pour quelque mystérieuse raison, il semblait décidé à ne voir en elle qu'une ennemie. L'affaire Reddman remontait déjà à quatre ans, cependant c'était comme si toute la passion, toute l'exaltation déclenchées par la bataille juridique et la victoire qui s'était ensuivie continuaient d'alimenter son agressivité. Elle reprit son exploration de la grotte. Soudain, le faisceau lumineux de sa lampe tomba sur un détail insolite. — Luke, dis-moi un peu ce que tu penses de ça ? Baissant les yeux sur l'endroit qu'elle lui indiquait, il aperçut une fissure sur le sol, dont émergeait un objet grisâtre. — Cette lézarde est toute fraîche. Elle est très certainement due au séisme. Tombant à genoux, Erica sortit un pinceau et commença à ôter délicatement la terre meuble. — Bon Dieu ! balbutia Luke en roulant des yeux stupéfaits. Jared s'approcha à son tour et regarda en silence tandis qu'Erica dégageait peu à peu un objet qui ressemblait à une pierre percée d'un trou. Puis une deuxième. Puis... des dents. Un crâne humain. — Une tombe ! murmura Luke, ébahi. — La tombe de qui ? s'enquit nerveusement leur guide. Soudain en proie à une brusque montée d'adrénaline, Erica ne répondit pas. Mais elle savait. Avant même de commencer à creuser, de réunir des indices, elle avait deviné qu'ils avaient trouvé les restes de l'artiste qui avait peint le soleil. 2. Marimi. 2 000 ans plus tôt Tout en regardant évoluer les danseurs au centre du cercle, Marimi songea que cette nuit allait être magique. Elle sentait la magie jusque dans ses doigts occupés à tresser le berceau ovale dont l'armature en tiges de saule serait ensuite recouverte d'une peau de daim et dotée d'un arceau en vannerie destiné à protéger la tête du nouveau-né. Elle la sentait dans son ventre où remuait la vie, son premier enfant qui devait voir le jour au printemps. Elle la sentait dans les membres souples de son époux, un jeune et beau chasseur qui dansait pour célébrer la récolte des pignons, et qui l'avait initiée à l'extase de l'amour physique entre un homme et une femme. Elle la sentait dans les rires des hommes qui dansaient, ou pariaient, ou racontaient des histoires en fumant des calumets d'argile ; elle la sentait dans la musique émanant des pipeaux taillés dans des os évidés ou des tiges de sureau. Il y avait de la magie dans le joyeux babillage des femmes occupées à tresser des paniers colorés à la lueur des innombrables feux de camp ; dans les cris des enfants qui jouaient au cerceau, à la perche ou à la lutte sur le sol humide de la forêt. Et il y en avait également dans les yeux des jeunes gens qui tombaient amoureux et 30 riaient, une main posée devant la bouche, en choisissant leurs promises. Cette nuit allait être la nuit des « esprits », une de ces nuits où l'on invoquait les âmes des ancêtres cachées dans les arbres, les pierres et les rivières, pour célébrer l'Unité de Toute Chose. Un moment de grande réjouissance, une nuit unique, songea Marimi. Et pourtant, malgré toute cette magie, Marimi se sentait en proie à une étrange appréhension. A l'autre extrémité du vaste cercle des danseurs autour duquel les familles étaient réunies, deux yeux noirs, implacables, la regardaient fixement — la vieille Opaka, la femme-médecine du clan, superbe dans sa robe de daim parée de perles et de plumes d'aigle. Marimi sentit sa peau se hérisser sous le regard perçant de la vieille chaman. Toute la tribu, y compris les chefs et les chasseurs, craignait Opaka, car Opaka connaissait la magie et conversait avec les dieux. Elle seule détenait le secret permettant d'entrer en communion avec le soleil, la lune et tous les esprits de la terre pour invoquer leurs pouvoirs. Les gens ordinaires ne pouvaient pas communiquer avec les dieux. Ceux qui souhaitaient implorer leur clémence devaient demander au chaman d'intercéder en leur faveur : une femme stérile qui voulait un enfant, une vierge timide en quête d'un mari, un chasseur vieillissant qui commençait à perdre son agilité, une grand-mère dont les doigts ne pouvaient plus tresser les paniers, une femme enceinte cherchant à éloigner le mauvais œil, un père de famille craignant de voir tarir le ruisseau qui jouxtait sa hutte — tous approchaient respectueusement la femme-médecine et lui présentaient humblement leur requête. Chaque requête était accompagnée d'un paiement, raison pour laquelle les chamans étaient si riches, leurs huttes ornées avec magnificence, leurs peaux de daim si douces, leurs parures de perles si élégantes. Les plus pauvres leur offraient du grain, les plus riches des cornes de bélier ou des peaux de renne. Mais tous avaient le droit de solliciter le chaman et tous recevaient une réponse des dieux par sa bouche. Opaka était la figure la plus puissante du clan de Marimi. Une fois, Marimi avait vu 31 la vieille femme condamner un homme à tomber malade et à mourir rien qu'en le montrant du doigt. C'est dire si ses pouvoirs étaient grands. Mais voilà qu'à présent Opaka fixait Marimi de ses yeux perçants comme deux pointes de feu. S'efforçant de cacher son trouble, la jeune femme se concentra sur son ouvrage de vannerie, songeant que cette nuit allait être une nuit d'exception. C'était l'époque du grand rassemblement annuel. Toutes les familles du peuple topaa étaient venues des quatre coins du monde, parfois d'aussi loin que l'endroit où la terre supporte le ciel, délaissant leurs huttes d'été pour se rendre dans les montagnes et participer à la cueillette des pignons de pin — un rassemblement qui comptait quelque cinq cents familles, chacune avec sa propre hutte de branchages et de joncs et son feu de camp. Armés de longues perches, les Topaas gaulaient les pommes de pin, puis en récoltaient les pignons qu'ils mangeaient grillés ou broyés, mélangés à un ragoût à base de viande de caribou. Avec le surplus, ils faisaient des réserves pour les mois d'hiver. Tandis que les femmes récoltaient les pignons, les hommes partaient chasser. Ils attrapaient des lièvres dans des filets, puis en tuaient la quantité nécessaire à leur consommation d'hiver. C'était également l'époque où l'on arrangeait les mariages. Ce qui n'était pas une mince affaire, en raison des lois complexes qui régissaient les alliances — les lignages des deux époux devaient être soigneusement examinés, les dieux invoqués, les présages lus. Bien que tous les Topaas appartinssent à la même tribu, celle-ci comportait des membres issus de clans différents qui eux-mêmes étaient divisés en familles du premier et du second degré. Chaque clan avait son totem : le puma, le faucon, la tortue. La famille du second degré comprenait les aïeux, les oncles, tantes et cousins dont les noms indiquaient le lignage : peuple de la Rivière froide, peuple du Désert salé. La famille du premier degré comprenait la mère, le père et leurs enfants. Leurs noms se rapportaient au type de nourriture qu'ils mangeaient, à leurs occupations, à une caractéristique géographique — « mangeurs de baies sauvages », « habitants des rivières », ou « couteaux blancs » parce que leurs outils provenaient d'une carrière de silex blanc ; Marimi appartenait au clan des Faucons à queue rouge, sa famille du second degré était le peuple des Plateaux noirs, sa famille du premier degré était les Chasseurs de lièvres. Le jeune homme qui l'avait choisie pour épouse appartenait au clan de la Tortue, du peuple de la Vallée aride, les Faiseurs de flûtes. Lors de la dernière récolte, il avait ravi Marimi en caracolant et en paradant devant sa hutte, en jouant de la flûte et en mimant le lancer du javelot. Cependant il n'avait pas pu lui adresser la parole car c'était tabou. Et lorsqu'elle avait déposé devant lui un panier rempli de racines comestibles, pour lui témoigner son intérêt, il avait demandé à son père d'aller trouver le sien. Les deux hommes s'étaient ensuite entretenus avec les chefs de leurs clans respectifs pour entamer des négociations complexes, décider des présents qui seraient offerts, et si la fiancée irait vivre dans la famille de son époux ou le contraire. Quand la famille de l'époux comportait peu de femmes, sa femme devait aller vivre chez lui. Lorsque l'épouse provenait d'une famille de veuves ou de sœurs célibataires, c'était le mari qui devait aller vivre chez elle. Le père de Marimi, seul homme à vivre parmi huit femmes, avait accueilli le jeune époux de sa fille à bras ouverts. L'époque de la récolte fournissait également aux uns et aux autres l'occasion de retracer les frontières du territoire tribal. On apprenait aux enfants le nom des rivières, des forêts, des crêtes montagneuses qui séparaient le territoire topaa de celui des tribus voisines — les Shoshones au nord, les Païutes au sud, avec qui les Topaas ne se mariaient pas, ne guerroyaient pas et n'entretenaient aucun lien commercial — et on leur rappelait qu'il était rigoureusement interdit de chasser, de récolter ou de prendre de l'eau sur le territoire d'une autre tribu. A chaque récolte des pignons de pin, les familles érigeaient leurs huttes sur l'emplacement où leurs aïeux avaient érigé les leurs depuis le commencement des temps. L'emplacement 33 exact où Marimi avait disposé son tapis pour tresser le berceau de son bébé était le même que celui où sa mère, sa grand-mère et toutes ses arrière-grand-mères avaient disposé leurs tapis et tressé leurs berceaux avant elle. Un jour, la première de ses filles s'assiérait à cet endroit et y tresserait son couffin tandis que les mêmes danses, les mêmes jeux se dérouleraient sous ses yeux. C'est pourquoi le grand rassemblement annuel signifiait bien plus qu'une simple récolte de nourriture pour l'hiver. Ici, les gens apprenaient à connaître l'histoire de leurs ancêtres, et ils avaient la certitude que ce qui se passait aujourd'hui se passerait demain, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps. La cueillette fournissait à chacun l'occasion de se remémorer la place qu'il occupait au sein de la Création. Elle lui rappelait qu'il faisait partie du Grand Dessein, que les Topaas, la terre, les animaux, les plantes, le vent et l'eau étaient tous liés les uns aux autres selon un enchevêtrement complexe semblable aux tiges de roseau tressées par les femmes. Une fois la récolte terminée, les clans demeuraient dans les montagnes pour y passer l'hiver puis, dès l'apparition des premiers bourgeons, le gigantesque rassemblement levait le camp et les familles s'éparpillaient pour regagner leurs huttes ancestrales jusqu'à la prochaine récolte. Marimi et son époux, sa mère, son père et leurs six filles regagneraient la terre où la famille de Marimi vivait depuis la Création. Là, elle donnerait le jour à son premier enfant, et son statut de mère rehausserait son prestige au sein du clan, de telle sorte que l'année suivante, à son retour à la forêt de pins, les gens la traiteraient avec respect et considération. Marimi s'efforça de se concentrer sur cette heureuse perspective tandis qu'Opaka continuait de darder sur elle un regard froid et énigmatique comme une malédiction. Le savoir des chamans était mystérieux et tabou, car eux seuls avaient le pouvoir de communiquer avec l'au-delà. Chaque année, avant même que débute la récolte ou que les familles aient érigé leurs propres huttes, on construisait les huttes sacrées des chamans. Tout le monde participait, y compris les enfants et les vieillards. On taillait les branchages, et chacun 34 offrait ses plus belles peaux de bêtes et son meilleur bois d'allumage afin que la hutte sacrée fût digne de recevoir les dieux dont on espérait ainsi s'attirer les bonnes grâces. Dans ce monde plein de mystères et de dangers, on n'était jamais certain que la récolte serait bonne, c'est pourquoi, avant même que la première pomme de pin fût délogée de l'arbre, il convenait que le chaman pénétrât dans la hutte sacrée et invoquât les puissances surnaturelles, afin que celles-ci lui communiquent leurs instructions et leurs prophéties et, le cas échéant, lui dictent de nouvelles lois. Emergeant de ses pensées, Marimi frissonna. La toute-puissante Opaka continuait de la dévisager avec malveillance. Mais pour quelle raison ? Qu'avait-elle fait pour que la femme-médecine cherchât à lui jeter le mauvais œil ? Soudain, Marimi songea à Tika et se sentit gagnée par une peur panique. Tika était sa cousine et toutes deux avaient été élevées comme des sœurs. Elles avaient passé les rites de la puberté ensemble, avec onze autres jeunes filles, et quand Marimi avait remporté la course d'initiation et atteint la première la hutte de la chaman, Tika avait été la seule à applaudir. C'est Tika qui, lors de la dernière récolte, avait secrètement servi de messagère à Marimi et au jeune chasseur qui n'avaient pas le droit de s'adresser la parole tant que le mariage n'avait pas été conclu. C'est encore Tika qui avait offert à Marimi et à son jeune époux un panier si joliment décoré qu'il avait fait l'admiration de tous. Peu après cependant, la malédiction avait frappé Tika. La malheureuse s'était éprise d'un garçon qu'Opaka destinait à sa petite-nièce. Eût-elle jeté son dévolu sur n'importe quel autre garçon de la tribu, Tika n'aurait jamais été bannie du clan. De cela Marimi était certaine. Mais lorsque les jeunes gens avaient été surpris ensemble dans la hutte d'un oncle, les hommes et les femmes-médecine avaient tenu conseil et fumé le calumet de sagesse ; ils avaient décrété que la jeune fille devait être proscrite, car elle avait séduit le garçon et l'avait poussé à enfreindre la loi tribale. Le garçon quant à lui avait été épargné. Dans la mesure où la tribu n'exécutait jamais personne, même en cas de crime de sang, par crainte de représailles de la part du fantôme, les coupables étaient condamnés à devenir des morts-vivants. Leurs nom, possessions et nourriture leur étaient confisqués et ils étaient bannis du cercle protecteur du clan. Une fois son exclusion prononcée, le paria n'avait plus aucun espoir de réintégrer un jour la tribu. Il était formellement interdit à quiconque de lui parler ou de le regarder, de lui donner à boire ou à manger ou de l'héberger. Ses parents se coupaient les cheveux et portaient le deuil, exactement comme ils l'auraient fait s'il y avait eu un mort dans la famille. Lorsque Tika était devenue une Sans-Nom, le cœur de Marimi avait pleuré pour elle. Elle revoyait encore son amie errer à la lisière de la forêt comme une âme en peine. Marimi aurait voulu porter secours à Tika, lui apporter des vivres et des couvertures. Mais elle ne le pouvait pas, sous peine d'être elle aussi condamnée à l'exil. Dès l'instant qu'ils étaient considérés comme « morts », les Sans-Nom ne survivaient jamais longtemps, car, outre qu'ils étaient exposés aux éléments et qu'il leur était difficile de se procurer de la nourriture, ils perdaient l'envie de vivre. Une fois perdu le goût de la vie, la mort ne tardait pas à venir. Au bout de quelques jours seulement, la silhouette de Tika avait cessé de rôder à l'orée du camp. — Mère, dit présentement Marimi à la femme assise en tailleur à ses côtés qui fredonnait doucement en tressant un panier aux motifs compliqués. Chanter permettait d'insuffler la vie à la vannerie. Le chant aidait également les doigts à tresser les motifs d'un mythe ou d'un conte magique. Tout en tressant des losanges, la mère de Marimi racontait en chantant comment les étoiles avaient été créées, il y a très très longtemps. — Mère, répéta Marimi en haussant légèrement le ton, Opaka ne cesse de m'observer. — Je sais, ma fille ! Prends garde. Détourne les yeux. Marimi dardait de petits coups d'œil nerveux sur le campement en effervescence. Autour d'elle, cinq cents feux de camp 36 recrachaient leur fumée. L'été, elle partait vivre dans les hauts plateaux désertiques où ne poussait que l'armoise, mais ici, dans les montagnes, les forêts de sapins et de genévriers étaient infestées de fantômes qui auraient terrorisé Marimi si elle et les siens n'avaient pas joui de la protection du clan. La nuit venue, enveloppées dans leurs couvertures en fourrure, les familles écoutaient craintivement gémir les revenants, en priant pour que les talismans du chaman soient assez efficaces pour éloigner les mauvais esprits. Un chaman puissant était la garantie que le clan était protégé et que les dieux lui étaient favorables. Tous avaient en mémoire le sort tragique du clan de la Chouette dont le chaman était tombé accidentellement dans un précipice et avait trouvé la mort, laissant du même coup trente-six familles sans personne pour les représenter dans le monde des esprits ou pour intercéder en leur faveur auprès des dieux. Avant même que le cycle lunaire n'ait été bouclé, tous les hommes, les femmes et les enfants du clan étaient tombés malades et avaient péri. Depuis, le clan de la Chouette avait cessé d'exister. En proie à une appréhension croissante, Marimi s'efforçait de se concentrer sur son ouvrage. Mais ses doigts étaient malhabiles et sans grâce, et elle en vint à se demander si cette nuit de magie n'était pas vouée à la malédiction... Tandis qu'elle observait Marimi de l'autre côté du cercle des danseurs, Opaka se remémora l'époque où elle aussi avait été une belle jeune fille. Assise sur sa somptueuse peau de bison, entourée d'offrandes de nourriture, de perles et de plumes et bénie des dieux, Opaka songeait avec amertume qu'elle aussi avait eu un visage rond comme celui de Marimi, des yeux rieurs, une bouche sensuelle, une cascade de cheveux noirs et brillants, avant d'être rattrapée par l'âge et les trop nombreux voyages de son âme hors de son corps. Aujourd'hui Opaka était voûtée, ses cheveux étaient blancs et elle n'avait presque plus de dents. Mais là n'était pas la raison de sa haine envers la jeune femme. Le poison qui coulait dans les veines d'Opaka y était entré depuis six hivers, à la Saison sans pignons de pin. Cette année-là, lorsqu'elles étaient arrivées dans la forêt, les familles avaient trouvé toutes les pommes de pin déjà à terre en train de pourrir. Voyant que les dieux avaient fait venir la récolte trop tôt, condamnant du même coup la tribu à la disette, les chamans s'étaient retirés dans les tentes sacrées pour y faire brûler le sisal sacré en mastiquant la stramoine et en chantant des imprécations afin que les dieux leur montrent l'endroit où le peuple devait se rendre pour récolter les pignons. Mais les dieux étaient restés sourds aux prières des chamans et une terrible famine s'était abattue sur le peuple topaa. C'est alors que la mère de Marimi était venue trouver Opaka pour lui raconter une histoire des plus extraordinaires. Sa fille, alors âgée de neuf étés, avait été victime d'un mal de tête si violent qu'elle en avait perdu la vue et l'ouïe. Après avoir oint d'eau fraîche la tête de son enfant, la mère l'avait installée à l'ombre d'un arbre. La migraine passée, Marimi lui avait dit avoir vu une forêt de pins de l'autre côté de la rivière. Ce n'était qu'un rêve provoqué par la faim et le mal de tête, avait conclu la mère ; elle avait fait promettre à sa fille de ne rien dire à personne de sa vision, car seule Opaka était habilitée à dire où le clan pouvait se procurer de la nourriture. Mais Marimi s'était obstinée, expliquant que la forêt qui lui était apparue en songe se trouvait sur un territoire où ne vivait aucun autre peuple et où aucun ancêtre n'avait jamais vécu, de telle sorte qu'il n'était pas tabou de s'y rendre pour y récolter les pommes de pin qui y abondaient. Aussi, lorsque les chamans avaient émergé des huttes sacrées et déclaré qu'il n'y aurait pas de récolte cette année-là, ni de chasse au lièvre, car les bois étaient improductifs, la mère de Marimi avait jugé opportun de révéler la vision de sa fille à la chaman. Les bois, avait dit la fillette, se trouvaient dans la direction du soleil levant, de l'autre côté de la rivière, au sommet d'une montagne fertile. Mais Opaka lui avait répondu que la forêt était hors des limites du territoire tribal et qu'il était tabou de s'y rendre. 38 Cependant la miette prétendait le contraire, arguant que l'esprit qu'elle avait vu en rêve le lui avait dit. Ordonnant à la mère de Marimi de ne rien révéler à quiconque, Opaka s'était secrètement mise en route et, à sa grande surprise, avait découvert la forêt où les pignons se trouvaient en abondance. De retour au camp, elle s'était enfermée dans la hutte sacrée et avait entrepris le voyage spirituel ; elle en avait émergé pour annoncer que les dieux l'avaient menée en rêve jusqu'à une forêt de pins fertiles où aucun ancêtre n'avait jamais vécu. Quatre braves jeunes gens armés de lances avaient reçu ordre de courir en direction du soleil levant, et de ne jamais revenir s'ils pénétraient en territoire tabou. En attendant leur retour, le peuple avait dansé et subsisté tant bien que mal en se nourrissant de larves d'abeille, de miel et des quelques pignons qu'on pouvait glaner çà et là dans la forêt dévastée. Puis les guerriers étaient revenus et leur avaient dit avoir trouvé une forêt magnifique où personne n'avait jamais vécu, de l'autre côté de la rivière. C'est ainsi que la Saison sans pignons s'était avérée excellente. La tribu s'était rassasiée, après quoi tous avaient regagné leurs résidences d'été avec des hottes pleines de pignons. Jamais le nom de la fillette ne fut prononcé. Sa vision fut attribuée aux chamans, preuve irréfutable de leur pouvoir, preuve irréfutable du pouvoir d'Opaka. Après cela, Opaka avait pris l'habitude d'épier la fillette afin de savoir quand Marimi souffrait de migraines et parlait de visions. Deux ans auparavant, la jeune fille avait remporté la course initiatique de la puberté, une victoire qui lui avait valu la place d'honneur au sein de la tribu, place qu'Opaka, qui n'avait pas d'enfant, briguait pour sa propre petite-nièce. Depuis lors Opaka avait renforcé sa surveillance. A la fin du rite d'initiation, en émergeant de la hutte sacrée où elles avaient eu des visions, toutes les jeunes filles avaient déclaré que leur guide spirituel était le crotale — car le serpent était un symbole de virilité favorable aux vierges qui souhaitaient avoir une nombreuse progéniture. Marimi, quant à elle, avait prétendu que le sien était le corbeau, défiant ainsi la tradition. 39 Mais ce qui contrariait par-dessus tout Opaka, c'était que la jeune fille pût avoir des visions sans avoir recours à la stramoine. Qu'adviendrait-il de la hiérarchie qui régissait la tribu si tout un chacun se mettait à communiquer avec les dieux ? Le chaos, la sauvagerie, l'anarchie s'installeraient. Seuls ceux qui avaient été spécialement choisis et initiés aux rites secrets pouvaient entrer en contact avec l'Autre Monde. C'était la seule façon de préserver l'ordre et l'harmonie. Aux yeux d'Opaka, la jeune femme présentait une menace pour l'équilibre futur de la tribu. D'autant qu'elle était enceinte et qu'elle se trouverait bientôt élevée au rang de mère de famille. Un privilège qu'Opaka elle-même n'avait jamais connu. Choisie alors qu'elle n'était encore qu'une enfant, elle avait été ôtée à sa mère pour être élevée en recluse par la vieille chaman du clan qui l'avait initiée aux secrets de la magie et de la médecine et lui avait appris à converser avec les dieux. L'initiation était un exercice d'endurance éprouvant. Pendant des mois elle avait vécu à la dure, dans la solitude et le sacrifice, et appris à faire passer les intérêts de la tribu avant les siens. Elle s'était préparée à vivre seule, sans époux et sans enfant, et à rester vierge jusqu'à la mort. Elevée dans l'idée qu'elle serait un jour la plus riche et la plus puissante du clan, Opaka ignorait ce qu'était l'envie. Le sentiment de jalousie concernait le commun des mortels, pas ceux qui conversaient avec les dieux. De telle sorte que si on lui avait dit qu'elle était jalouse d'une simple jeune fille elle ne l'aurait pas cru. C'est pourquoi, inconsciente de la rancœur et de la terreur que lui inspirait Marimi, Opaka en vint à la conclusion que le complot qu'elle ourdissait contre la jeune fille lui avait été inspiré pour le bien de la tribu. Un groupe de jeunes vierges s'étaient approchées en riant de Marimi. Elles la taquinèrent gentiment, déclarant qu'elle avait de la chance d'avoir un homme pour lui tenir chaud en cette froide nuit d'hiver, alors qu'elles n'avaient que des couvertures de fourrure. — Si nous t'entendons crier, dit l'une des jeunes filles qui devait prochainement épouser un chasseur du clan du Faucon, devons-nous accourir à la rescousse ? 40 — Mais si c'est lui qui pousse des cris ? ricana une autre. Devons-nous accourir et t'ôter ton mari ? Marimi rougit et leur dit en riant qu'elles n'étaient que de jeunes sottes, bien qu'elle fût en réalité touchée de l'attention qu'elles lui témoignaient et impatiente d'échanger des caresses avec son mari. Elle s'apprêtait à leur offrir un panier de baies qu'elle avait cueillies l'après-midi même, quand une femme portant dans ses bras un enfant inconscient fit irruption à l'intérieur du cercle des danseurs en poussant des hurlements. Elle se jeta aux pieds d'Opaka en suppliant la femme-médecine de lui venir en aide. Un profond silence s'abattit d'un seul coup sur le campement. On n'entendait que le crépitement des feux de camp et les vagissements des nouveau-nés dans les huttes voisines. Marimi reconnut le petit garçon. C'était Payât, du clan du Lion des montagnes, sa famille du second degré était le peuple du Canyon rouge, et sa famille du premier degré appartenait au peuple du Marais salant. Tous retinrent leur souffle lorsqu'Opaka se leva et alla s'accroupir à côté de l'enfant qui poussait de petits cris plaintifs. Elle le toucha en divers endroits, puis posa une main sur son front, ferma les yeux et étira les mains, les paumes vers le bas, au-dessus de son corps tordu de douleur, tout en murmurant une formule magique. Au bout d'un moment elle rouvrit les yeux et, s'étant relevée tant bien que mal, déclara que le garçon avait transgressé un tabou et était habité par un mauvais esprit. Il y eut un tressaillement collectif. Les membres du clan commencèrent à s'agiter, certains reculèrent même. Les femmes qui avaient leurs menstrues et celles qui allaitaient s'empressèrent de regagner leurs huttes tandis que les hommes tripotaient nerveusement leurs lances. Être possédé par un mauvais esprit était une chose terrible, car l'esprit pouvait s'envoler du corps du possédé et entrer dans un autre. Opaka déclara le garçon Intouchable, autant dire mort, dès l'instant que les dieux ne pouvaient rien pour lui. Après quoi elle s'en fut s'entretenir avec les autres chefs pour statuer sur 41 le sort de l'enfant. Il était totalement exclu qu'il restât dans la tribu. Entre-temps, Marimi s'était approchée de Payât et de sa mère. Celle-ci, penchée au-dessus du petit garçon, sanglotait en suppliant le mauvais esprit de sortir de son corps. Deux chasseurs reçurent l'ordre de l'éloigner de force de l'enfant qui avait été décrété tabou par Opaka. Tandis que l'attention générale était tournée vers la mère hystérique, Marimi s'approcha du garçonnet. Etant enceinte, elle savait qu'elle aurait dû rester à distance, mais elle n'avait encore jamais vu quelqu'un de possédé et était intriguée. Tout en se rapprochant, elle vit que le visage du petit garçon était tordu par la douleur et d'une pâleur effrayante. Quel crime terrible avait donc pu commettre un enfant aussi jeune, se demanda-t-elle, pour s'attirer pareille punition ? C'est alors que Marimi vit une chose que personne d'autre qu'elle ne semblait avoir remarqué — dans les mains du garçon, des fleurs jaunes flétries. Payât avait mangé des tiges de boutons-d'or ! Voilà comment le mauvais esprit était entré dans son corps ! Tout le monde savait que les boutons-d'or abritaient des mauvais génies et ne devaient pas être consommés sous peine de tomber malade et de mourir. Si les feuilles se trouvaient toujours dans son estomac, raisonna Marimi, il était peut-être encore temps d'en chasser le mauvais esprit ? Sans même réfléchir, elle s'élança vers Payât et, avant que quiconque eût pu réagir, le prit dans ses bras, le retourna tête en bas et lui enfonça un doigt au fond de la gorge. L'enfant se mit aussitôt à vomir. Les spectateurs poussèrent des cris en voyant un jet de liquide verdâtre sortir du ventre de Payât et se répandre sur le sol selon, disaient-ils, la forme d'un animal. Le démon avait quitté le corps du garçon ! Immédiatement, des hommes s'approchèrent et jetèrent des cendres sur le diable vert, pour l'étouffer avant qu'il pût s'emparer de quelqu'un d'autre. Lorsque Marimi reposa doucement le petit garçon à terre, ce dernier poussa un gémissement et réclama sa mère. La 42 femme prit promptement Payât dans ses bras en pleurant et en riant tout à la fois. Elle le serra contre son cœur tandis que chacun y allait de son commentaire, criant au miracle. De mémoire d'homme, on n'avait vu pareil prodige. Tous regardaient désormais Marimi avec un regard neuf, certains admiratifs, d'autres perplexes, d'autres encore méfiants. Lorsque Payât toussa et ouvrit les yeux, que ses joues commencèrent à reprendre de la couleur, toutes les langues se délièrent d'un seul coup, et le nom de Marimi fut projeté vers les deux. — Silence ! rugit brusquement Opaka, en brandissant son bâton de médecine orné de plumes et de perles. La foule recula en silence, tandis que tous les yeux se fixaient sur la femme-médecine qui, bien que chenue et frêle, n'en demeurait pas moins imposante. Tous avaient compris que le pire crime qui puisse être commis par un Topaa venait de l'être sous leurs yeux : une femme avait osé braver l'autorité d'un chaman. Tous les chamans se réunirent dans la hutte des dieux, et peu après l'on vit des volutes de fumée sacrée s'échapper de l'ouverture ménagée dans le toit. Une humeur sombre s'abattit sur le campement. Marimi s'effondra en sanglotant sur les genoux de sa mère tandis que, dehors, son jeune époux faisait rageusement les cent pas devant la hutte en attendant le verdict final. Lorsque les chamans émergèrent enfin, Opaka déclara solennellement que Marimi et le garçon étaient bannis du clan. Ils étaient morts. — Non ! s'écria Marimi. Nous n'avons rien fait de mal ! L'époux de Marimi lui cracha au visage puis tourna les talons. Elle se jeta aux pieds de sa mère, la suppliant de lui venir en aide. Mais cette dernière lui tourna le dos et entama la mélopée funèbre qui allait durer cinq jours et cinq nuits. En grande solennité, toute la tribu forma un cercle, tournant le dos à Marimi et au garçon, puis Opaka les dépouilla de leur 43 nom, de leurs vêtements et de tout ce qu'ils possédaient. Ils ne pouvaient emporter ni lances pour chasser, ni corbeilles pour mettre le fruit de leur cueillette, ni fourrures pour se protéger du froid. Ils devraient partir vivre en dehors du camp, en dehors du cercle clanique, seuls, comme deux fantômes de chair, sans personne pour les regarder ou leur adresser la parole. Leur destin reposait désormais entre les mains des dieux. Ils étaient condamnés à mourir. Blottis l'un contre l'autre en deçà des limites du campement marquées par les talismans et les symboles sacrés gravés par Opaka sur les troncs d'arbres, ils observaient en silence les danses qui se déroulaient au milieu de la clairière. Les familles du premier et du second degré de Marimi et de Payât avaient pris le deuil. Elles s'étaient coupé les cheveux et s'étaient enduit le visage et le torse de boue. Interdiction leur était faite de manger de la viande pendant un cycle lunaire entier. Il était défendu aux tantes et aux cousines de tresser, et aux oncles et aux cousins de danser. De même, les frères des deux parias, ainsi que le mari de Marimi désormais veuf, ne pourraient pas chasser jusqu'à la prochaine lune. En outre, tous les membres des deux familles devaient s'abstenir d'avoir des rapports sexuels ou de partager leurs repas avec des étrangers. Ils ne devaient pas marcher sur l'ombre d'Opaka ou des autres chamans. Sept nuits durant, les proscrits s'efforcèrent tant bien que mal de survivre. L'estomac noué par la faim, Marimi et le garçon avaient trouvé refuge dans un trou creusé dans la terre, recouvert d'un lit de feuillage. Pelotonnés l'un contre l'autre, ils avaient grelotté toute la nuit et le petit garçon avait pleuré dans son sommeil. En proie à une étrange sensation d'engourdissement, Marimi avait regardé les étoiles jusqu'au matin. Ce n'était pas la perte de sa propre vie qui la mettait au désespoir, mais celle de son bébé à naître. Les deux mains posées sur son ventre où palpitait la vie, elle s'était demandé si elle allait pou- 44 voir se nourrir suffisamment pour permettre à son enfant de survivre. Si elle tremblait de froid, n'était-ce pas également le cas du fœtus ? Et quand viendrait le jour de la naissance, au printemps, allait-elle accoucher d'un enfant mort-né, victime du mauvais sort jeté par Opaka ? Privée de sa robe de daim et de sa cape en peau de lapin, sans la chaleur d'un feu de camp ou d'une couverture de fourrure, Marimi tremblait des pieds à la tête. Jamais elle n'aurait imaginé qu'il fût possible de souffrir à ce point du froid. Les doigts et les orteils complètement engourdis, elle avait l'impression que son sang s'était figé dans ses veines. Blottie contre le petit Payât dont les larmes se cristallisaient sur ses joues au contact de l'air, elle l'écoutait appeler sa mère en pleurant. Du froid ou de la peur, Marimi n'aurait su dire lequel des deux maux était le pire. Chaque matin, au lever du soleil, les chamans récitaient des prières et envoyaient la fumée sacrée vers le ciel en éparpillant des graines aux quatre points cardinaux afin d'amadouer les dieux. De puissants talismans, bénis par les chamans, étaient suspendus à l'entrée des huttes afin d'éloigner le mauvais œil et la maladie. Les huttes en forme de cercles, symbole sacré entre tous, étaient elles-mêmes disposées en rond autour du grand cercle de danse. Le Campement tout entier, réunissant des centaines de familles, formait un cercle qui s'étendait aussi loin que l'œil pouvait voir. A l'intérieur du cercle, on se sentait en sécurité. Mais Marimi et le garçon en avaient été exclus, forcés de se débrouiller seuls dans le monde hostile et dangereux qui s'étirait au-delà de la protection des chamans. Ce monde sauvage et terrifiant était peuplé de fantômes — tapis sous la terre, parmi les ombres, les ronces ou la bruyère, cachés dans les arbres, ils épiaient les humains sans protection, prêts à se jeter sur eux et à prendre possession de leurs corps. Jamais Marimi n'était venue seule dans ces bois. Elle y venait toujours en compagnie de sa famille et des chamans qui marchaient devant en répandant de la fumée et en battant les fourrés pour éloigner tout danger. Mais à présent 45 elle était nue et seule, perdue dans un monde obscur grouillant de fantômes et d'esprits qui bondissaient et voletaient autour d'elle pour la tourmenter. Plus grave encore, le garçon et elle étaient coupés de la légende du clan. Les mythes que l'on racontait le soir autour des feux de camp servaient à resserrer les liens unissant le peuple topaa. Ils avaient été transmis d'une génération à l'autre depuis le commencement des temps. Le père de Marimi, comme tous les Topaas, racontait les histoires qu'il tenait de son père qui lui-même les tenait de son père et ainsi de suite jusqu'au premier père topaa. Marimi et Payât étaient désormais à l'écart de ces légendes, sans espoir de pouvoir réintégrer un jour le cercle familial. Ils erraient autour du campement, glanant çà et là des baies de genévrier ou des pignons oubliés lors de la cueillette. Mais cela ne suffisait pas à les nourrir, et Marimi et le garçon ne tardèrent pas à décliner. Puis arriva le jour où ils n'eurent plus la force de partir en quête de nourriture. Marimi comprit alors qu'elle et Payât étaient promis à une mort certaine, car aucun chaman n'accepterait jamais d'intercéder en leur faveur auprès des dieux. . Elle épiait la lune à travers les frondaisons. Il était tabou de regarder la lune, car c'était le privilège des chamans. On racontait qu'un cousin avait été puni pour l'avoir regardée trop longuement. Il souffrait à présent de crises durant lesquelles sa bouche écumait et ses membres battaient violemment le sol. Cependant, il arrivait que l'astre se montrât généreux. La sœur de Tika, qui n'arrivait pas à avoir d'enfant, avait fait présent de plumes de crécerelle d'une grande valeur à Opaka pour qu'elle se rende dans la hutte sacrée et implore la lune en sa faveur. Au printemps suivant, la sœur de Tika avait accouché d'un garçon. Marimi avait beau se dire qu'elle devait éviter de regarder l'orbe céleste, elle ne pouvait s'en empêcher. Faible et affamée, son âme était comme la dernière braise rougeoyante dans un lit de cendres froides. Elle avait cessé d'avoir peur. Pelotonnée 46 contre le corps décharné de Payât au fond du petit abri creusé dans la terre, Marimi regardait fixement le cercle lumineux dans le ciel. Soudain sa respiration se ralentit, tandis que les battements de son cœur s'accéléraient et que les pensées se mettaient à défiler librement dans sa tête. Elle adressa une prière silencieuse à la lune : « C'est moi qui suis coupable. Le garçon est innocent, de même que l'enfant que je porte dans mon ventre. Punis-moi et laisse-les vivre. Si tu m'accordes cette faveur, je t'en serai éternellement reconnaissante. » Il sembla à Marimi que la lune brillait d'un éclat plus vif. Cependant elle ne cligna pas des yeux et continua de regarder fixement le disque argenté jusqu'à ce qu'il occupât le ciel tout entier. Soudain une douleur fulgurante lui transperça la tête. Ainsi donc, réalisa Marimi à son grand dam, les migraines dont elle souffrait depuis l'enfance continuaient à la persécuter dans sa vie de fantôme. Etait-ce là la punition de la lune ? Etait-elle condamnée à souffrir jusqu'à sa mort parce qu'elle avait eu l'impudence de s'adresser aux dieux ? Que ta volonté soit faite, songea Marimi qui se sentait peu à peu glisser dans une profonde léthargie. Et tandis que sa dernière pensée consciente s'éloignait, emportée par une vague de souffrance, elle songea : je meurs. Mais Marimi ne mourut pas, et pendant son sommeil son guide spirituel, le corbeau, lui apparut en rêve. Il s'envola et lui fit signe de le suivre. Marimi obéit et se retrouva dans les bois, dans une petite clairière où poussaient des asclépiades. A l'aube, quand elle se réveilla, elle se sentait plus morte que vive mais habitée par une étrange volonté. S'arrachant tant bien que mal à son lit de branchages, elle partit en quête de la vision de son rêve. Lorsqu'elle eut trouvé la clairière où poussaient les asclépiades, elle se mit à manger voracement les tubercules qui, bien qu'amers, étaient nourrissants. Une fois rassasiée elle en ramena quelques-uns à Payât et l'obligea à les manger. A partir de ce jour, ils survécurent en mangeant des asclépiades. Lorsqu'ils eurent recouvré quelques forces, ils parvinrent à fabriquer des pièges qui leur permirent de compléter leur 47 ordinaire avec de la viande d'écureuil ou de lièvre. Marimi partit en quête de branchages avec lesquels elle confectionna une hutte circulaire qu'elle recouvrit de feuilles. C'est ainsi qu'elle et Payât réussirent à survivre tant bien que mal en dehors du clan, seuls parmi les esprits et les fantômes de la forêt. Cependant Marimi avait repris courage3 car alors qu'elle était au comble du désespoir, abandonnée de son peuple et condamnée à mourir, elle avait eu une révélation : elle avait imploré la lune sans demander le secours d'un chaman et la lune l'avait exaucée. Un soir, pendant son sommeil, la migraine s'empara à nouveau de Marimi, si violente cette fois qu'on eût dit que des pointes de fer lui transperçaient le crâne. Malgré la douleur, elle entendit le corbeau son guide lui dire de suivre Opaka. Tout d'abord effrayée, Marimi décida pour finir qu'elle n'avait d'autre choix que d'obéir à son guide spirituel. Elle ne tarda pas à réaliser qu'elle n'avait rien à craindre, car étant un fantôme elle pouvait aller où bon lui semblait. Et c'est ainsi qu'elle se mit à espionner Opaka pendant que la vieille femme vaquait à ses occupations quotidiennes. Debout parmi les frondaisons dans l'ombre mouchetée de lumière, elle observait la vieille chaman occupée à cueillir des framboises. Tous les membres de la tribu savaient que les baies et les feuilles du framboisier servaient à fabriquer des astringents, des stimulants, des toniques, des infusions et des sirops pour enrayer la diarrhée, soigner les ulcères et les maux de gorge. Cependant, ils ignoraient quand et comment il fallait les récolter et quelles incantations réciter durant la cueillette afin que la plante fût efficace. Sans même chercher à se cacher, Marimi observait Opaka qui s'était approchée d'un framboisier et prononçait les formules de remerciements, en traçant dans l'air des signes sacrés avec son bâton orné de perles et de plumes. Lorsque Opaka se fut éloignée, Marimi s'approcha du plant qu'elle avait arraché et vit que la racine en était cassée, ce qui signifiait qu'il avait 48 perdu tout pouvoir spirituel. Opaka se livrait également à des cueillettes de nuit durant lesquelles Marimi observait la phase de la lune et la position des étoiles dans le ciel, ainsi que la densité de la rosée sur le feuillage. Marimi épiait également Opaka lorsque la vieille femme prodiguait des conseils à sa petite-nièce. C'est ainsi qu'elle apprit qu'il fallait faire sécher l'écorce d'aulne avant d'en faire une décoction, car l'écorce verte provoquait des nausées et des maux d'estomac. Il fallait laisser reposer la décoction pendant trois jours, jusqu'à ce que sa couleur jaune vire au noir. Administré pendant la pleine lune, le thé d'aulne stimulait l'estomac et l'appétit. Quant à ses baies, elles constituaient un excellent vermifuge pour les enfants. Parfois, quand Opaka quittait sa hutte située à l'écart du campement, Marimi s'y faufilait pour connaître le secret de fabrication des médecines. C'est ainsi qu'elle découvrit que la chaman broyait l'écorce d'orme qu'elle avait préalablement laissé sécher dans un mortier de pierre. Suspendus à une ficelle, Marimi trouva également un chapelet de suppositoires qui, introduits dans le vagin, soulageaient les douleurs des femmes et dans le rectum la constipation. Tout au long de l'hiver, tandis que son bébé croissait en elle et se rapprochait de son cœur, Marimi mémorisa tout ce qu'elle voyait et entendait. Durant ses excursions dans la forêt, bien qu'elle fût constamment sur ses gardes, craignant qu'un esprit malin cherchât à l'assaillir et à la posséder, Marimi se sentait plus sûre d'elle et comme investie d'une mission maintenant qu'elle était en possession d'un savoir nouveau. Si la lune l'avait sauvée, c'est qu'il y avait une raison. Aussi Marimi s'efforçait-elle d'honorer scrupuleusement la promesse qu'elle lui avait faite. Quand elle trouvait une mare souillée par les feuilles mortes, elle la nettoyait pour permettre à la lune de se refléter dans toute sa splendeur à la surface de l'eau. Et quand, au cours de ses promenades nocturnes dans les bois, elle tombait sur une grappe de primevères, elle écartait les branches tout autour afin de permettre à la lune de se réjouir de leur vue. 49 C'est ainsi que la jeune femme hardie et le petit garçon confiant survécurent en dehors des limites du campement, sans jamais pénétrer à l'intérieur du cercle. Marimi ne pensait pas à l'avenir, car aucun Topaa n'y songeait jamais. Seuls comptaient le présent et le passé, car demain n'était qu'un vague et mystérieux concept dès l'instant que les lendemains se transformaient tous en temps présent. Elle regrettait cependant de ne pouvoir consulter un chaman qui lui aurait dit quoi faire quand le printemps serait de retour — Payât et elle devaient-ils rester dans les bois ou chercher un abri d'été à proximité de leurs familles ? Lorsqu'ils avaient été bannis du clan, personne ne leur avait dit ce qu'ils devaient faire. Marimi et le garçon auraient dû mourir, mais Marimi avait prié la lune et la lune l'avait exaucée. Avaient-ils brisé un tabou en ne mourant pas ? Cependant Marimi était trop jeune pour se pencher très longuement sur ces questions complexes. C'est pourquoi elle préféra se concentrer sur les tâches ordinaires qui lui permettaient de survivre au jour le jour et laisser aux chamans le soin de réfléchir au mystère de la vie et de la mort. Enfin arriva le jour où elle prit conscience de son véritable pouvoir. Opaka, que Marimi épiait depuis plusieurs semaines, était en proie à une anxiété croissante. Lorsqu'elle émergeait prudemment de sa hutte ou pénétrait dans la forêt, elle jetait des regards inquiets à gauche et à droite, craignant de voir surgir la silhouette obsédante de la jeune femme. Ses vieilles mains commencèrent à trembler, son humeur à se gâter à mesure que son désarroi allait croissant. Elle avait beau se dire que la créature ne comptait pas, la créature ne cessait de la hanter, mettant ses nerfs à rude épreuve. Pour finir, un jour que Marimi l'avait suivie jusqu'à la rivière, Opaka perdit patience et, faisant brusquement volte-face, agita ses bâtons sacrés en criant et en récitant des imprécations à l'adresse de la paria. Mais celle-ci ne se laissa pas intimider. Fière et hautaine, affichant son ventre rond comme une preuve de la force vitale qui l'habitait et de la volonté implacable qui l'avait empêchée 50 de mourir, Marimi soutint le regard de la mégère. La chaman se tut et les deux femmes se dévisagèrent l'une l'autre dans un silence de mort. Pour finir, Opaka baissa les yeux et, tournant le dos à la fille-fantôme qui avait refusé de mourir, disparut dans la forêt. Puis arriva l'aube où le soleil aveuglant transperça les yeux de Marimi de ses rayons acérés comme des poignards. Etendue immobile, en proie à une douleur atroce, elle eut une vision : perché sur une branche, son guide le corbeau clignait son petit œil noir et brillant dans sa direction en murmurant : « Suis-moi. » Rassemblant toutes les plantes médicinales qu'elle avait cueillies au cours de son long séjour au pays des morts, ainsi que les sacs en peau de lapin qu'elle avait confectionnés et remplis de baies, d'herbes et de racines, elle prit la main de Payât et dit : — Viens, nous partons d'ici. Mue par une étrange volonté, débarrassée de la crainte d'enfreindre les lois ou les tabous de la tribu, elle se rendit dans la hutte familiale, alors que tout le campement dormait à poings fermés, et reprit les effets qui lui appartenaient et que sa mère n'avait pas encore enterrés. Lorsqu'elle s'accroupit à côté de sa mère endormie, Marimi fut frappée de voir combien ses traits avaient vieillis et s'étaient altérés après cette longue période de deuil. Elle lui murmura à l'oreille : — Cesse de me pleurer. Je vais suivre mon totem le corbeau. Désormais ma destinée n'est plus liée à cette famille. Je ne reviendrai plus jamais, mère, mais je te porterai toujours dans mon cœur. Et chaque fois que tu verras un corbeau, arrête-toi et écoute ce qu'il dit, car il se peut qu'il soit porteur d'un message de moi. Le message dira ceci : Je suis vivante. Je suis heureuse. J'ai trouvé ma voie. Après avoir revêtu ses meilleurs vêtements : sa longue robe de daim, sa cape en fourrure de lapin, ses sandales en feuilles tressées, elle roula sa natte en queues de chat tressées et sa 51 couverture en peau de lapin afin de les porter sur son dos, ainsi que le berceau en vannerie qu'elle destinait à son bébé attendu au printemps. Elle emporta également un panier plein de pignons, une lance et un propulseur, des ustensiles pour allumer le feu, et diverses sacoches garnies d'herbes médicinales. A présent, Marimi était prête pour le grand voyage qu'elle allait entreprendre. Les Topaas allaient parfois très loin pour chercher de la nourriture, mais jamais au-delà des limites qu'ils avaient appris à ne pas franchir dès leur plus tendre enfance, car « les terres là-bas » appartenaient aux ancêtres d'une autre tribu. Aussi, tout en suivant le corbeau qui volait devant eux pour leur montrer la voie, Marimi comprit que, pour la première fois dans l'histoire de son peuple, elle et Payât allaient pénétrer en territoire interdit. Après avoir marché tout le jour, ils arrivèrent en vue d'un escarpement qui formait la limite occidentale du territoire topaa. Marimi commença à avancer prudemment car ils entraient dans un territoire où aucun Topaa n'avait jamais mis le pied. Ici la végétation et les pierres étaient habitées par des esprits inconnus. Elle ignorait quels étaient les lois et les tabous régissant la vallée désertique qui s'étirait devant eux à perte de vue, mais elle savait qu'elle ne devait pas offenser les esprits qui y demeuraient. Aussi, avant de s'engager sur la pente qui menait au pied de la falaise, elle dit : — Esprits de ces lieux, nous ne vous voulons aucun mal, nous ne voulons pas vous manquer de respect. Nous sommes venus ici avec la paix dans le cœur. Saisissant fermement la main du petit garçon, Marimi leva son pied droit et le posa d'un geste assuré sur le territoire interdit. Payât se mit à pleurer. Il tirait sur la main de Marimi en la suppliant de revenir en arrière et en appelant sa mère. Le saisissant par les épaules, Marimi le regarda au fond des yeux et dit : — Nous ne pourrons plus jamais retourner en arrière, petit homme. C'est moi ta mère à présent. 52 Ravalant ses larmes dans un reniflement, Payât tendit sa petite main à Marimi et demanda : — Où allons-nous ? Pointant un doigt vers le soleil brillant comme une gigantesque boule de feu, elle lui montra le corbeau qui se découpait nettement sur le ciel d'ouest. Ce fut Payât qui remarqua le premier les charognards qui tournoyaient au-dessus de leurs têtes. — Pourquoi Corbeau ne nous mène-t-il pas à la rivière ? gémit-il, ses lèvres sèches crevassées par la soif. — Je ne sais pas, murmura Marimi, essoufflée d'avoir porté le petit garçon sur son dos. Peut-être est-il en train de la chercher. — Ces oiseaux veulent nous manger, dit Payât, en se référant aux vautours. — Mais non, mentit-elle pour rassurer l'enfant. Ils sont curieux parce qu'ils n'ont jamais vu d'étrangers, mais ils ne nous veulent aucun mal. Marimi et Payât avaient marché pendant des jours entiers à la suite du corbeau qui volait toujours à l'ouest, longeant la crête escarpée de falaises ou descendant tout au fond de canyons vertigineux, traversant des plaines rocailleuses et de vastes étendues de sable hérissées de cactus plus grands que des hommes. Chaque soir, au crépuscule, lorsque le corbeau se posait sur un rocher, un cactus ou un arbre, Marimi et le garçon installaient leur campement pour un bref répit avant de repartir au matin. Mais où Corbeau les emmenait-il ? Allaient-ils rencontrer un autre peuple en chemin ? Marimi était inquiète à l'idée que son bébé allait bientôt naître sans l'assistance d'un chaman. Comment le bébé pourrait-il recevoir la bénédiction des dieux si le chaman n'intercédait pas en sa faveur ? En cours de route, Marimi et Payât cueillaient des graines de mezquite, des prunelles, des dattes, des figues de cactus. Quand la chasse était bonne, ils se régalaient d'un ragoût de 53 lapin relevé de ciboule sauvage et de pistaches. Pour se désaltérer, lorsqu'ils ne trouvaient ni source ni ruisseau, ils suçaient des tiges de figuiers de Barbarie dont les fibres épaisses étaient gorgées d'eau. Partout où ils allaient, ils rendaient grâce à la nature, saluant chaque chose avec respect, conformément au rite. Chaque geste — ramasser du bois, occire un animal, prendre l'eau d'un torrent ou pénétrer dans une grotte — était précédé d'une petite prière de requête ou de remerciement. — Esprit de cette source, disait Marimi, je te demande la permission de prendre de ton eau. Puissions-nous ensemble boucler le cycle de la vie qui nous fut donnée par le Créateur de Toute Chose. Il lui arrivait aussi de tendre des pièges au moyen d'un appât. Le garçon et elle allaient ensuite se cacher derrière un rocher et, appliquant ses lèvres sur le dos de sa main, Marimi faisait un bruit de succion qui attirait les oiseaux. Lorsqu'ils attrapaient du gibier ainsi, elle implorait le pardon de l'animal afin que son fantôme ne cherchât pas à se venger d'eux. Une fois, le sol se mit à trembler si fort sous leurs pieds que les deux compagnons furent projetés à terre. Tremblante de peur, Marimi revint sur ses pas afin de découvrir la cause de la secousse. Elle avait par inadvertance foulé aux pieds le terrier d'une tortue. Implorant le pardon de Grand-Père Tortue, elle s'empressa de dégager l'entrée obstruée du gîte du reptile. Jamais elle n'oubliait de rendre hommage à la lune. Chaque fois qu'elle et Payât partageaient un repas ils ne l'achevaient pas complètement, prenant soin de laisser quelques reliefs en guise d'offrande à la déesse qui leur avait sauvé la vie. De temps à autre, ils retrouvaient des traces laissées par d'autres voyageurs qui avaient occupé un site avant eux : des pierres noircies par le feu, des os d'animaux, des coquilles de noix. Parfois il s'agissait de vestiges très anciens, comme des inscriptions qui semblaient avoir été sculptées dans la pierre au commencement des temps. Chaque fois qu'ils pénétraient dans un nouveau territoire, étendue de sable brûlant ou majestueuse palmeraie, Marimi sentait la présence des esprits qui 54 hantaient ces lieux. Craignant de les offenser en foulant aux pieds la terre ancestrale, elle implorait toujours leur pardon pour elle et pour Payât. La lune était morte et renée cinq fois depuis la nuit où Marimi lui avait adressé sa prière, et pendant tout ce temps Marimi avait observé l'astre céleste, émerveillée de son pouvoir. Seule la lune pouvait ainsi mourir et renaître selon un cycle infini, seule la lune pouvait prodiguer sa lumière quand il faisait nuit et qu'il était nécessaire d'y voir clair, alors que le soleil brillait dans la journée à un moment où il n'était pas nécessaire de s'éclairer. Lorsqu'elle marchait au clair de lune, en dépit du fardeau qu'elle portait sur ses épaules et dans son ventre, Marimi sentait son pas s'allonger malgré elle, comme si la vitalité de la lune s'était répandue dans ses veines. Et à chaque pas qu'elle faisait, elle se sentait revigorée. Et tandis qu'elle cheminait à travers les plaines immenses, elle laissait ses pensées s'envoler vers les étoiles, où elles s'attardaient un moment avant de s'en revenir chargées d'un savoir nouveau. Marimi avait appris une chose que son peuple ignorait : chacune pouvait s'adresser aux dieux sans passer par l'intermédiaire d'un chaman. Elle avait également appris que le monde n'était pas forcément un lieu hostile. Certes, il y avait des esprits partout, mais tous n'étaient pas mauvais. Certains étaient bienveillants, comme les oiseaux qui décrivaient des . cercles dans le ciel au crépuscule pour vous indiquer un point d'eau. Alors que les chamans enseignaient aux Topaas que seule la peur était garante de survie, Marimi, elle, avait appris au contact des rochers et des cactus, des coyotes furtifs et des tortues silencieuses, que le respect mutuel et la confiance étaient eux aussi garants de survie. Quand elle voyait la lune briller si magnifiquement dans la nuit pour leur montrer le chemin, Marimi s'étonnait que les Topaas pussent croire qu'il s'agissait d'une déesse redoutable et irascible. Non seulement il leur était interdit de regarder la lune, mais ils la craignaient en raison du prodigieux pouvoir qu'elle exerçait sur le cycle des femmes et celui des naissances, ainsi que sur tous les autres mystères de la féminité. De la 55 même façon, les Topaas craignaient le soleil, qui brûlait la peau et provoquait des incendies et des sécheresses et dont seules les prières des chamans pouvaient apaiser la colère perpétuelle. Mais Marimi et Payât avaient appris à aimer la chaleur du soleil sur leur peau le matin. Ils avaient remarqué que les fleurs tournaient leurs corolles vers l'astre de lumière et suivaient sa course dans le ciel tout au long du jour. Et c'est ainsi que, peu à peu, Marimi en était venue à considérer le soleil comme un père sévère mais bienveillant, et la lune comme une mère douce et caressante. Cependant, ils traversaient à présent un désert où il n'y avait pas d'eau et où il ne poussait rien, hormis des broussailles desséchées au goût amer. Même les petits animaux restaient tapis dans leurs terriers. Marimi, dont les sandales étaient depuis longtemps tombées en poussière, avait les pieds à vif et couverts de plaies. Pour essayer d'oublier leur soif, les voyageurs suçaient des cailloux. Lorsqu'ils arrivèrent auprès d'une rivière à sec ils s'y arrêtèrent, car bien souvent on trouvait de l'eau juste sous la surface, là où la déclivité est la plus forte sur le bord extérieur des méandres. C'est à cet endroit que Marimi creusa. Mais en vain. Finalement, à bout de forces, Marimi déposa Payât sur le sable et étira ses reins endoloris. Le bébé s'agitait constamment dans son ventre comme s'il avait eu soif, lui aussi, et lorsqu'elle chercha le corbeau des yeux, elle ne le trouva pas. Son guide spirituel les avait-il abandonnés au milieu de ce désert ? Avaient-ils offensé un esprit chemin faisant ? Ou dérangé par mégarde un serpent dans son nid ? N'avaient-ils pas témoigné suffisamment de respect la dernière fois qu'elle avait fendu en deux une figue de Barbarie ? Mettant une main en visière au-dessus de ses yeux, elle inspecta le paysage stérile ponctué çà et là de fourrés chétifs et balayé par un vent sec aux mugissements lugubres. Au loin, elle aperçut comme des vagues argentées qui vibraient au-dessus de la terre craquelée par la sécheresse. Cependant elle ne s'y trompa pas. Elle savait que c'était une mauvaise farce que leur jouaient les esprits du désert. Pour finir, elle leva les yeux 56 vers Père Soleil. C'était à lui qu'elle devait adresser sa prière, puisque la lune était en train de dormir dans sa maison. Mais juste au moment où elle levait les bras pour réciter son imprécation, elle tomba à genoux, terrassée par une migraine foudroyante. Elle pressa ses deux mains sur ses yeux. Peu à peu la douleur s'estompa et elle eut la vision d'un enfant égaré parmi les rochers. Elle le voyait d'en haut, comme à travers les yeux d'un oiseau volant dans le ciel. Puis elle vit des gens qui le cherchaient mais qui se trompaient de direction et s'éloignaient de plus en plus de l'enfant. Lorsqu'elle revint à elle, elle dit à Payât : — Corbeau m'a menée jusqu'à un enfant perdu. Il faut que nous le retrouvions avant que les vautours ne se repaissent de son corps. Dans le lit caillouteux d'un cours d'eau asséché, ils trouvèrent le petit garçon, inconscient et déshydraté mais toujours vivant. — Pauvre petit, murmura Marimi en s'agenouillant à côté de l'enfant. Regarde, Payât, son pied est emprisonné. La cheville de l'enfant était en sang, et autour de lui il y avait des traces de griffures là où le petit avait creusé pour essayer de se dégager. Marimi s'assit sur ses talons et tendit l'oreille. Puis elle leva le nez et huma l'air. Elle ferma les yeux et rappela la vision que le corbeau lui avait montrée depuis le ciel. — Il y a un ruisseau par là, dit-elle à Payât en désignant des rochers du doigt. Après avoir étanché la soif de Payât, Marimi but à son tour, puis elle rapporta de l'eau pour l'enfant inconscient et la fit couler tout doucement entre ses lèvres. Ensuite, elle alla cueillir des feuilles le long du rivage et en fit un pansement dont elle enveloppa la cheville du petit. Il y avait des poissons dans la rivière. Payât en attrapa avec sa nasse et ils les mangèrent tous trois le soir autour d'un feu de camp clair et brillant comme la pleine lune. Le lendemain, le garçon, qui avait retrouvé quelques forces, leur dit qu'il s'appelait Wanchem. Cependant le petit ignorait 57 le nom de son clan ou celui de ses parents, et il ne sut pas dire dans quelle direction se trouvait son camp. Marimi était en train de se demander comment elle allait faire pour retrouver sa famille quand elle aperçut le corbeau qui l'appelait à nouveau en tournoyant nerveusement dans le ciel. Marimi n'eut d'autre choix que de le suivre. Elle saisit sa lance et, après avoir hissé le petit Wanchem sur sa hanche, se remit en route, Payât à ses côtés, en direction du soleil couchant. Lorsqu'ils atteignirent enfin l'extrémité occidentale du désert ils trouvèrent une immense chaîne montagneuse aux versants abrupts et déchiquetés. Marimi se mit en quête d'un col qui leur permît de franchir la barrière rocheuse et, après plusieurs jours de marche forcée, le trio émergea de l'autre côté, dans une vallée verdoyante, parsemée de cascades et d'étangs et plantée d'arbres qui s'alignaient à perte de vue. Au fond de la vallée, ils découvrirent une piste qu'ils suivirent, sachant que celle-ci les mènerait jusqu'à un endroit où ils pourraient se procurer de l'eau et de la nourriture. Et en effet, chemin faisant, ils trouvèrent des arbres ployant sous les fruits et les noix, ainsi que des cours d'eau poissonneux. Marimi voulut s'arrêter et dire : — Nous voilà arrivés. Mais le corbeau poursuivait sa course vers l'ouest, si bien que Marimi dut poursuivre sa route, elle aussi, sans poser de questions. Ils franchirent des clairières et des prairies, longèrent des étangs et de grandes mares remplies d'une substance noire bouillonnante à l'odeur désagréable et qui piquait le nez. Continuant de faire route à l'ouest, le trio rencontra des gens qui se montrèrent aimables mais dont le langage était inconnu de Marimi. Ces gens les invitèrent dans leurs petites huttes circulaires pour partager leur repas. A l'occasion, Marimi s'arrêtait pour examiner un enfant ou un vieillard malade, et leur administrer des remèdes qu'elle avait emportés avec elle. Puis l'air changea. Frais, humide et chargé d'une odeur de sel, il ne ressemblait à rien de ce qu'elle ou Payât avait pu 58 respirer jusque-là. Lorsque Marimi aperçut des montagnes vertes à l'horizon, elle comprit que leur voyage touchait à sa fin. Bientôt, expliqua-t-elle à Payât et Wanchem, Corbeau allait s'arrêter, définitivement. Comme ils se rapprochaient de la montagne, ils virent de sombres nuages qui commençaient à s'amonceler à l'horizon. Le vent se leva, soufflant en bourrasques qui repoussaient Corbeau et l'empêchaient de poursuivre sa route. Voyant que l'oiseau s'était mis à tourner en rond dans le ciel, Marimi attira les deux garçons contre elle et les enveloppa dans sa couverture de fourrure. Lorsque l'orage éclata, ils allèrent se réfugier sous un gros chêne et regardèrent épouvantés les torrents qui débordaient de leur lit et s'engouffraient dans les ravins et les rigoles, menaçant d'emporter les trois voyageurs sur leur passage. Terrorisés, ils virent des falaises se fendre en deux et s'effondrer dans un torrent de boue. Le vent faisait rage et secouait le grand chêne centenaire. Marimi, qui avait perdu le corbeau de vue, se demanda si elle et les garçons n'avaient pas enfreint un tabou, ce qui leur avait valu d'être punis. Et c'est alors que les premières douleurs de l'accouchement se firent sentir. Laissant les deux garçons blottis sous l'arbre, elle partit en quête d'un abri malgré les trombes d'eau qui tombaient du ciel. Aveuglée par la pluie, elle s'agrippait aux broussailles, trébuchant parmi les rochers, cherchant désespérément un refuge sec et sûr au pied des montagnes. Pour finir, elle aperçut la silhouette noire de l'oiseau qui planait sans effort dans la pluie et le vent en direction d'un amas rocheux. Là, Corbeau se percha et, secouant son plumage, cligna des paupières. Marimi explora tant bien que mal l'endroit, ses pieds glissant et s'enfonçant dans la terre boueuse, et découvrit que les blocs de pierre abritaient l'entrée d'un ravin. Pénétrant plus avant dans le petit canyon, elle distingua l'entrée d'une grotte où elle et les garçons auraient pu être au chaud et à l'abri de l'orage. Plus tard, quand son bébé 59 serait né et qu'elle aurait recouvré ses forces, décida Marimi, elle retournerait aux rochers et y graverait deux inscriptions : le symbole du corbeau, son totem, pour le remercier de les avoir menés jusque-là, et celui de la lune, qui avait exaucé ses prières. Marimi donna le jour à des jumelles. Ce qui ne la surprit nullement car elle descendait d'une longue lignée de femmes qui n'enfantaient que des filles. Après avoir laissé à Marimi le temps de reprendre des forces, le corbeau s'envola tout en haut de la falaise. Marimi et ses filles, accompagnées de Wanchem et de Payât, l'y suivirent. Une fois au sommet, ils restèrent un long moment en contemplation. Ils avaient atteint le bout du monde, et devant eux s'étirait le plus grand lac que Marimi ait jamais vu. Ici, s'étendait le royaume des morts, songea-t-elle, le lieu où les Topaas allaient après avoir rendu l'âme. Un lieu à la majesté impressionnante. Le corbeau était allé se poser sur la branche d'un chêne et tenait dans son bec un objet qu'il lâcha avant de s'envoler pour toujours. Marimi ramassa l'objet. C'était une pierre étrange, parfaitement ronde et polie, d'un beau noir bleuté comme les plumes d'un corbeau. Lorsque ses doigts se refermèrent autour du galet, elle sentit la force de l'esprit de Corbeau qui la pénétrait. Tournant à nouveau les yeux vers l'étendue d'eau bleu clair, elle aperçut de fines colonnes de fumée qui s'élevaient du rivage. Des feux de camp. S'adressant aux deux garçons et aux bébés qu'elle portait dans ses bras, elle dit : — Nous n'irons pas voir ces gens, car leurs coutumes, leurs tabous et leurs lois sont différents des nôtres. Jusque-là nous étions des proscrits, mais aujourd'hui nous formons un peuple. Ceci est notre terre. Nous allons l'appeler « la Terre du Peuple », expliqua-t-elle, en accolant les mots Topaa, qui signifiait « peuple », et ngna qui voulait dire « la terre de ». Ils quittèrent la caverne de Topaa-ngna et s'en furent élire domicile dans la vallée qui se trouvait à l'intérieur des terres, 60 non loin de l'océan et des montagnes. Là ils établirent leur campement. Us vivaient dans des huttes rondes et chassaient le petit gibier ; une fois l'an, ils se rendaient dans les montagnes pour ramasser des glands. Marimi retournait à la caverne chaque fois qu'elle avait besoin de demander conseil au corbeau et à la lune. Dans ces moments-là, elle sentait l'esprit de la pierre pénétrer en elle. Lorsqu'elle commençait à avoir mal à la tête, elle prenait immédiatement le chemin de la grotte où elle s'asseyait dans le noir et laissait venir les visions. C'est ainsi qu'elle reçut les lois qui devaient gouverner sa nouvelle famille. Marimi savait qu'il était vital pour un individu de connaître son clan et ses familles du premier et du second degré, sinon il risquait de transgresser des tabous sans même le savoir. C'est pourquoi elle s'efforça d'édifier le lignage de Wanchem. Puisque c'était le corbeau qui l'avait menée jusqu'à lui, elle décida qu'il appartiendrait au clan du Corbeau et que sa famille du second degré serait le peuple Qui Vit parmi les cactus. Quant à sa famille du premier degré, la nouvelle famille de Marimi, elle se nommerait le peuple Qui Mange des glands. La petite famille prospéra et grandit. Quand arriva le quatrième hiver, la neige tomba sur les montagnes, recouvrant chaque branche d'arbre et chaque ruisseau d'un manteau blanc. Un chasseur d'ours qui s'était égaré chercha refuge dans la caverne de Marimi. Elle l'y trouva et l'homme demeura avec la famille jusqu'au printemps où il reprit sa route. L'été suivant, Marimi donna le jour aux enfants du chasseur, deux autres jumelles. Voyant que les enfants grandissaient et qu'ils atteindraient bientôt l'âge adulte, Marimi songea aux tabous et aux liens de parenté. Ce n'était pas elle mais les dieux qui avaient fixé les règles au commencement des temps. Un frère ne pouvait pas épouser sa sœur, ni un cousin du côté maternel sa cousine. Si ces règles étaient transgressées, la tribu risquait de dépérir et de s'éteindre. En revanche, Marimi savait qu'un cousin du côté maternel pouvait épouser sa cousine du côté paternel, la famille avait donc besoin de sang neuf. Elle se rendit à la caverne pour demander conseil au corbeau ; il lui dit de se 61 rendre dans la tribu voisine pour y chercher un mari et le ramener. Munie de sa lance et de sa hotte pour récolter les glands, Marimi prit le chemin de l'est pour se rendre dans un village qu'elle avait traversé plusieurs saisons auparavant. Là, elle offrit des perles de coquillages, qui étaient fort prisées, et promit au nouvel époux qu'il aurait son content de glands et de poisson. Mais pour ce faire il devait se soumettre à la loi topaa, expliqua-t-elle, et accepter de devenir l'un d'eux. Ses parents jugèrent qu'il était bon pour eux de s'allier à une famille de la côte, car les gens de la côte étaient riches en peaux de phoque et en chair de baleine. Le mari choisi appartenait au clan du Cerf et au peuple Qui Vit sur la terre qui tremble, les habitants des marais. Désormais, il appartenait au peuple Qui-Mange des glands. Lorsque les deux premières filles de Marimi atteignirent la puberté, elles épousèrent Payât et Wanchem. L'une des filles du chasseur épousa également Payât ; Marimi l'avait nommé chef de leur petite tribu et, à ce titre, il avait le droit d'avoir plusieurs femmes. La deuxième fille du chasseur épousa un voyageur venu à l'ouest pour se procurer des peaux de phoque et qui avait décidé de rester. L'époux de Marimi issu du clan du Cerf lui donna trois fils et quatre filles, qui se marièrent tous et eurent des enfants. Marimi enseigna à ses filles et à ses petites-filles comment tresser des paniers, en chantant et en psalmodiant pour leur donner vie et par conséquent une âme. Elle leur enseigna les tabous et les règles des Topaas : lorsque les sauterelles et les criquets étaient rares il ne fallait pas les manger ; lors de la récolte, il ne fallait pas cueillir tous les glands mais en laisser suffisamment pour qu'il s'en trouve en abondance l'année suivante ; un mari ne devait pas dormir avec sa femme durant les cinq premiers jours de son cycle ; le chasseur qui ramenait de la viande ne devait pas en manger mais manger celle rapportée par un autre chasseur. Sans règles ni tabous, leur expliquait-elle, il était impossible à quiconque de mener sa vie. Les Topaas tenaient leurs lois de la nature. Ainsi les chats ne s'accouplaient pas avec les chiens, le daim ne mangeait pas de viande, la chouette chassait seulement la nuit. Si les animaux observaient des règles, les Topaas devaient faire de même. Un automne, une maladie rongea les chênes. Les glands pourris tombaient à terre et s'effritaient comme de la cendre, et le petit gibier avait disparu, au point qu'on ne trouvait pas même un écureuil à faire rôtir. La disette s'installa et Marimi se souvint que par le passé elle avait sollicité l'aide de la lune. Elle pria à nouveau respectueusement la déesse en lui promettant de se montrer reconnaissante. Et un miracle se produisit : la nuit suivante, des poissons vivants vinrent s'échouer en frétillant sur le rivage. Ordonnant à chacun de se munir d'un panier, Marimi envoya toute la tribu les ramasser. Une fois séchés, les poissons leur permettraient de survivre jusqu'au printemps, époque où les baies et les graines reviendraient en abondance. En signe de reconnaissance, lorsque d'autres poissons revinrent s'échouer sur le rivage, Marimi ordonna à ses enfants d'en rejeter un certain nombre à la mer, en leur expliquant qu'il fallait rendre aux dieux ce qu'ils vous donnaient. Marimi enseigna aux siens l'importance des légendes qui se transmettaient de génération en génération, afin que le clan connût son histoire et se souvînt de ses ancêtres. Et c'est ainsi que chaque soir elle les réunissait autour du feu et leur racontait comment le monde avait été créé, comment les Topaas avaient vu le jour, elle leur racontait des histoires qui parlaient des dieux et des fables édifiantes. Elle leur expliqua qu'ils devaient prier respectueusement Père Soleil et Mère Lune, que les Topaas étaient les enfants des dieux et qu'ils n'avaient pas besoin d'un chaman pour parler aux dieux à leur place. Comme tous les parents, le soleil et la lune aimaient entendre la voix de leurs enfants, mais seulement si ces derniers se montraient respectueux et obéissants et promettaient de les vénérer. C'est à cette condition que les dieux protégeaient leurs enfants et pourvoyaient à leur bonheur. De temps à autre, les années passant, Marimi interrompait ses travaux et se tournait vers l'est lorsque le petit soleil jaune commençait à pointer au-dessus des montagnes. Dans ces 63 moments-là, elle songeait à sa mère et au clan, et une douleur particulière s'installait dans son cœur. Lorsque les cheveux de Marimi furent devenus blancs comme la neige et qu'elle sut qu'elle allait bientôt devoir entreprendre le voyage à l'ouest qui l'emporterait au-dessus de l'océan où résidaient ses ancêtres, elle s'installa dans la grotte et prépara des peintures — du rouge avec de l'écorce d'aulne, du noir avec des baies de sureau, du jaune avec des boutons-d'or, du violet avec des tournesols — avec lesquelles elle retraça son voyage à travers le Grand Désert au moyen de pictogrammes dont elle orna les murs de la caverne pour que les Topaas des générations futures connaissent l'histoire de leur tribu. Une fois son œuvre accomplie, elle s'étendit pour mourir, entourée de sa famille. Bien qu'il y eût désormais neuf familles de cinq tribus et de quatre clans, et que les frères d'un groupe eussent épousé les sœurs d'un autre groupe, et que des étrangers se fussent unis au reste des filles, toute la nouvelle génération descendait de Marimi. Elle leur avait appris à chasser et à cueillir les noix, à tresser des paniers et à chanter les chants de leurs ancêtres, à révérer Mère Lune et à vivre en harmonie avec les esprits qui habitaient chaque animal, chaque pierre, chaque arbre. Elle leur avait appris à ne jamais oublier qu'ils étaient des Topaas. Payât, lui-même aujourd'hui grand-père, était présent et souriait tristement tandis que Marimi posait une main sur sa tête en signe de bénédiction. — Souviens-toi, lui dit-elle, il n'y aura pas de proscrits dans ma famille, il n'y aura pas de morts-vivants comme toi et moi l'avons été jadis. Apprends à notre peuple à ne pas vivre dans la peur et dans l'impuissance, comme nous l'avons fait naguère, mais dans l'amour et la paix. Elle ajouta : — Et n'oublie pas de conter notre histoire aux enfants, notre voyage, et comment nous avons fait trembler la terre en 64 foulant aux pieds le terrier de Grand-Père Tortue, comment nous avons trouvé Wanchem au bord de la rivière magique, comment Mère Lune nous a protégés et a éclairé notre chemin jusqu'ici. Apprends à nos enfants à garder ces histoires et à les transmettre à leurs enfants, pour que les Topaas des générations à venir connaissent leurs racines. Marimi convoqua ensuite son arrière-petite-fille qui depuis l'enfance souffrait de migraines atroces qui lui donnaient des visions, visions que Marimi ne considérait plus comme une affliction désormais, mais comme une bénédiction. Plaçant sa main sur la tête de la fillette, elle lui dit : — Les dieux t'ont choisie, ma fille. Ils t'ont transmis le don de vision. Et aujourd'hui je te donne mon nom car je m'en vais rejoindre nos ancêtres. En prenant mon nom tu vas devenir Marimi, la femme-médecine du clan. Ils l'enterrèrent en grande cérémonie dans la caverne de Topaa-ngna, avec ses sacoches de médecines, sa lance et son propulseur, ses épingles à cheveux et ses boucles d'oreilles. Mais ils gardèrent la pierre sacrée du corbeau et la suspendirent autour du cou de la fille appelée Marimi, qui serait désormais la femme-médecine du clan et dont la mission consisterait à entretenir la grotte de la Première Mère jusqu'à la fin de ses jours. 3. Ton nom est Marche avec le Soleil et tu t'es mise en route avec un groupe de chasseurs ; tu t'es aventurée trop loin et tu t'es égarée, si bien que tu as élu domicile ici et fait de cet endroit ta maison. Non, songea Erica en étudiant les photos du squelette qu'elle avait prises dans la caverne. Une femme de cette envergure n'aurait jamais pu se perdre. Tu es la femme-otarie venue du nord-ouest à bord d'un long canoë avec ton amant pour fuir les tabous de la tribu qui vous interdisaient de vous marier. Ou : Tu es venue des îles situées très loin à l'ouest et qui ont depuis longtemps sombré dans la mer, et tu as reçu le nom d'une déesse. Erica se renversa dans son fauteuil en se massant pensivement la racine du nez entre le pouce et l'index. Elle s'étira en faisant quelques mouvements de rotation de la tête, puis haussa les épaules pour en chasser la raideur. Mon Dieu, que le temps passe vite ! songea-t-elle en consultant sa montre. Devant elle, sur la table de travail, une tasse de café refroidi côtoyait un fatras de vestiges archéologiques qui attendaient d'être examinés, étiquetés et catalogués. La caravane dans laquelle se trouvait Erica avait été convertie en laboratoire de fortune et dotée de tout le matériel scientifique nécessaire, ainsi que de tabourets télescopiques, et d'un panneau d'affichage sur lequel s'étalait une foule de notes et graphiques. En 66 ce début de soirée, elle venait seulement de finir de trier les dernières découvertes de la journée. Tous les autres étaient allés dîner ou faisaient une pause sous la tente qui abritait la cantine. Après qu'Erica eut découvert le crâne enterré dans la grotte, Sam Carter lui avait donné le feu vert pour commencer les fouilles, et ce en dépit d'une levée de boucliers de la part de leurs confrères de l'Institut de recherches archéologiques. Néanmoins Sam l'avait mise en garde : — Surtout pas d'emballement, Erica. Après le scandale de l'épave Chadwick, certains ont demandé votre renvoi. Mais vous êtes une anthropologue chevronnée et il serait injuste de briser votre carrière à cause d'un excès d'impulsivité. Erica lui avait promis de se montrer prudente et s'était aussitôt mise au travail avec la fougue et l'exubérance qui lui étaient coutumières. Après avoir balisé le sol de la grotte au moyen de jalons reliés les uns aux autres par des cordes, elle avait commencé à gratter délicatement le sol avec une truelle, réfrénant son désir de creuser frénétiquement la terre pour en dégager les merveilles enfouies dans les couches inférieures. La terre ainsi recueillie était placée dans des seaux, hissés hors de la caverne, pour être passée au crible par une équipe de bénévoles qui s'assuraient qu'elle ne contenait pas de matériel archéologique. De son côté, Luke avait commencé à nettoyer les murs. Pendant ce temps, à l'extérieur de la grotte, géologues et ingénieurs continuaient de mener bruyamment leurs recherches dans Emerald Hills Drive. Et Jared Black se démenait comme un beau diable. Sa mission consistait à identifier le plus rapidement possible les éventuels descendants afin que la grotte et tout ce qu'elle contenait leur fussent restitués. Dès qu'il y serait parvenu, Erica, qui était anglo-américaine, savait qu'elle pouvait dire adieu à ses recherches, car une fois en possession de la grotte les héritiers légitimes s'empresseraient de confier le chantier à des gens de leur peuple, voire même de faire cesser purement et simplement les travaux et de sceller définitivement le site. 67 C'est pourquoi Erica travaillait d'arrache-pied, sans prendre le temps de souffler, dans l'espoir de pouvoir déchiffrer les mystères de la caverne avant que Jared Black n'ait atteint son objectif. Un premier visiteur s'était déjà présenté à la grotte de sa part, le chef Antonio Rivera de la tribu des Gabrielinos. Jared l'avait fait venir dans l'espoir qu'il pourrait identifier la fresque et lui permettre ainsi de mettre la machine juridique en branle. Eu égard à son grand âge le chef Rivera avait été porté jusqu'à la caverne dans un fauteuil. Erica qui était présente avait pu observer le vieillard. Son visage cuivré et hachuré de mille ridules demeurait figé comme un masque tandis que ses petits yeux alertes voletaient d'un symbole à l'autre, s'arrêtant, fixant, absorbant chaque motif avant de reprendre leur exploration. Il était resté ainsi pendant près d'une heure, immobile et raide, ses mains rugueuses et craquelées posées à plat sur ses genoux, à boire des yeux l'extraordinaire peinture rupestre. Pour finir, il avait laissé échapper un long soupir tremblotant puis s'était levé de son fauteuil en concluant : — Ce n'est pas ma tribu. L'un après l'autre Jared avait amené des membres de différentes tribus — Tongvas, Dieguenos, Chumashes, Luisenos, Kemaayas —, certains jeunes, certains vieux, des hommes et des femmes, en costume de ville ou en jean, cheveux courts ou tressés, pour étudier et tenter de percer le mystère de la fresque antique. Mais tous avaient secoué la tête et déclaré : — Ce n'est pas ma tribu. Certains visiteurs dévisageaient Erica d'un œil torve, en raison d'anciens tabous qui interdisaient aux femmes de pénétrer dans des sanctuaires religieux. D'autres étaient mal à l'aise de se trouver là. Une femme de la tribu des Purisimas vivant au nord de Santa Barbara avait cédé à la panique et tourné les talons, déclarant qu'elle avait brisé le tabou qui interdisait aux femmes de poser les yeux sur les symboles sacrés d'une vision chamanique et que sa tribu tout entière allait être maudite à cause d'elle. Certains visiteurs, cependant, considéraient Erica d'un œil bienveillant. Un jeune homme de la tribu des Navajos 68 et professeur de l'université d'Arizona, spécialiste de l'histoire des Amérindiens, lui avait serré chaleureusement la main en déclarant qu'il était impatient de connaître les résultats de ses recherches. Jared avait également convoqué des experts anglo-américains, des hommes et des femmes qui avaient étudié l'histoire des Indiens américains à l'université. Mais comme tous les autres, et malgré leurs diplômes et tous les livres qu'ils avaient lus, ils étaient repartis bredouilles. La fresque n'était pas le seul mystère que recelait la caverne. La veille, Erica avait également retrouvé une pièce de un cent frappée en 1814. Or, elle savait qu'en 1814 Californios et Américains n'avaient pas le droit de commercer ensemble. Les navires battant pavillon américain n'étaient pas autorisés à mouiller dans le port de San Pedro ou de San Francisco, et quiconque enfreignait la loi était passible de prison ou de déportation. Dans ce cas, comment se faisait-il qu'une pièce de monnaie américaine ait échoué dans la caverne ? Erica savait qu'elle ne pouvait y avoir été introduite ultérieurement, lorsque la Californie avait été rattachée aux Etats-Unis, car sa surface ne présentait aucun signe d'usure. La guirlande de lauriers entourant les mots Un Cent et l'inscription Etats-Unis d'Amérique étaient parfaitement dessinées. Sur le revers de la pièce, la tête de la Liberté ceinte d'une guirlande était surmontée de douze étoiles aux contours particulièrement nets et les chiffres 1814 présentaient également un relief parfait. Une pièce de monnaie qui avait circulé pendant plusieurs années finissait par s'user à force de passer de main en main. Celle-ci avait été égarée peu après avoir été frappée. Et constituait de ce fait une énigme. Il y en avait d'autres. Erica jeta un coup d'œil aux clichés photographiques épingles sur le tableau d'affichage sur lesquels figurait l'incroyable découverte faite par Luke alors qu'il nettoyait les murs de la grotte. Une inscription gravée à même la paroi de grès : La Primera Madré — La Première Mère. Mais qui était la Première Mère ? S'agissait-il d'un indice quant à l'identité de la Dame ? 69 Car c'est ainsi qu'ils l'avaient surnommée : la Dame. La femme dont Erica avait, au fil des semaines, exhumé peu à peu le squelette, ainsi que les objets votifs, les restes de vêtements et même quelques mèches de cheveux blancs. En déterminer le sexe avait été un jeu d'enfant : son pelvis était clairement celui d'une femme. Son âge au moment du décès (qu'Erica situait entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans) avait été déterminé grâce à sa dentition usée au ras de la mâchoire, indiquant qu'elle avait toute sa vie durant ingéré une nourriture mêlée de particules de sable et de terre. Quant à l'âge historique du squelette, c'était une autre affaire qui nécessitait une analyse au carbone 14. L'âge du tissu osseux se situait entre mille neuf cents et deux mille deux cents ans, et le fait qu'une lance et un propulseur avaient été enterrés à côté de la femme, et non pas un arc et une flèche, permettait d'affirmer qu'elle avait vécu il y a plus de quinze cents ans. Erica avait également pu établir que la Dame était une femme-médecine. A côté du squelette, on avait retrouvé des sacoches remplies de graines, ainsi que des petites bourses tressées contenant des débris végétaux. La plupart s'étaient désintégrés, mais l'analyse microscopique avait révélé qu'il s'agissait d'herbes aux vertus curatives. Ce qu'Erica n'avait pu déterminer, en revanche, c'était l'affiliation tribale. La femme était de grande taille, ce qui signifiait qu'elle était peut-être mojave, une tribu parmi les plus grandes d'Amérique du Nord. Les objets votifs n'étaient pas chumash, et d'ailleurs les Chumashes n'enterraient pas leurs morts de ce côté-ci de la rivière Malibu. La femme ne pouvait être d'origine gabrielino puisque ceux-ci incinéraient leurs morts. Les objets funéraires étaient intacts, or les Indiens de Los Angeles avaient coutume de détruire les possessions de leurs défunts — cassant les flèches en deux, ou brisant les lances — afin que les objets pussent mourir et rejoindre leur maître dans l'au-delà. Mais, quelle que fut la tribu à laquelle elle appartenait, une chose était sûre : ceux qui l'avaient enterrée l'avaient fait avec beaucoup d'amour, d'attention et de respect. La Dame avait 70 été retrouvée étendue de côté, les bras croisés sur sa poitrine, les genoux repliés confortablement en position fœtale. Le corps avait été enveloppé d'une couverture faite de peaux de lapin tressées qui s'était presque entièrement désintégrée, mais dont il subsistait malgré tout quelques morceaux qui recouvraient çà et là le squelette. La femme portait plusieurs colliers de perles autour du cou et des rangs de perles de coquillages à chaque poignet. L'analyse du pollen avait révélé qu'elle avait reposé sur un lit de fleurs et de sauge, et que de petites offrandes de nourriture — des graines, des noix et des baies — avaient été placées à proximité de ses mains. Autour du corps, des objets personnels lui ayant appartenu avaient été disposés avec soin : épingles à cheveux ornées de plumes, boucles d'oreilles en os gravé, une flûte taillée dans un tibia d'oiseau, ainsi que divers colifichets qu'Erica n'avait pu identifier mais dont elle soupçonnait qu'ils avaient une signification rituelle. Des traces d'ocre suggéraient que le cadavre avait été peint en rouge avant d'être inhumé. Tandis que les bruits du camp lui parvenaient par la fenêtre entrouverte — des accords de guitare, des gens jouant au vol-ley — Erica se laissait dériver à travers le temps. Soudain, en contemplant les photos scotchées au-dessus de la table de travail — des mèches de cheveux blancs, des ossements ayant jadis appartenu à un être vivant —, elle fut prise d'un violent désir de connaître l'histoire de la Dame. Car l'histoire rendait les gens vivants, elle leur donnait une âme. Erica n'avait jamais oublié le jour où, pour la première fois, elle s'était prise de passion pour l'histoire. Elle avait douze ans à l'époque et était en train de visiter un musée avec son école. Tous les élèves s'étaient réunis dans la salle d'anthropologie et regardaient des diaporamas tandis que leur professeur leur décrivait la vie d'un village indien présenté en modèle réduit dans une vitrine. L'imagination d'Erica s'était brusquement embrasée à la pensée que ces gens, morts depuis très longtemps, étaient encore présents d'une certaine façon, et qu'ils pouvaient montrer aux autres comment ils avaient vécu ! Quelle chose merveilleuse que de ne pas laisser les gens mourir 71 et sombrer dans l'oubli, mais de garder au contraire leur mémoire vivante ! Qui es-tu ? demanda silencieusement Erica au crâne blanc, lisse et délicat comme une coquille d'œuf. Quel était ton nom ? Qui t'a aimée ? Et qui as-tu aimé ? Lorsqu'elle s'était retrouvée seule dans la caverne obscure et silencieuse avec le fragile squelette de la Dame recroquevillée en position fœtale, Erica avait été submergée par une émotion intense. Un besoin subit et impérieux de serrer la Dame contre son cœur pour la protéger s'était emparé d'elle. Et c'est alors qu'elle avait pris sa résolution : découvrir l'identité de cette femme avant que Jared Black n'ait retrouvé les héritiers légitimes de la caverne. La dernière trouvaille, exhumée le jour même, allait peut-être lui fournir un indice. L'étrange objet en peau de lapin, cousue au moyen de tendons et décorée de coquillages, avait la taille et la forme d'un petit ballon de foot. Erica l'avait trouvé dans une couche inférieure à celle de la pièce de monnaie et supérieure à celle dont elle avait exhumé des restes de poterie. Sachant que les Indiens du bassin de Los Angeles ne cuisaient pas de poterie mais qu'ils se la procuraient auprès des Indiens pueblos de passage, Erica avait compulsé les catalogues relatifs à la poterie du Sud-Ouest et avait ainsi pu déterminer, à en juger par le vernissage au plomb et la détrempe à base de grès, que les poteries avaient été fabriquées à Pecos, un important village pueblo situé sur le Rio Grande, aux alentours de 1400. Quatre cents ans séparaient donc les deux couches. Une analyse plus poussée serait nécessaire pour déterminer plus précisément l'époque où la balle de fourrure avait été abandonnée dans la caverne. Erica était certaine que la sphère renfermait un objet. Peut-être une offrande laissée par un descendant qui était venu dans la grotte pour demander une faveur aux dieux — une femme qui voulait un enfant, un guerrier qui désirait épouser une jeune fille. Erica aurait voulu l'ouvrir, mais ses yeux fatigués la faisaient souffrir. C'est pourquoi elle décida d'aller faire un tour pour 72 prendre l'air. Prenant un livre parmi le fouillis qui encombrait le plan de travail, elle quitta la caravane. La propriété Zimmerman occupait le versant sud de la falaise, où le terrain s'était effondré. Là, parmi les chênes verts, les pins et les chênes nains, des tentes et des caravanes avaient été installées pour les archéologues et les bénévoles venus les aider à trier, cataloguer, photographier et analyser les vestiges exhumés de la caverne et du cratère qui s'était formé à l'endroit jadis occupé par la piscine des Zimmerman — des ossements humains pour l'essentiel. Dans la journée, une agitation fébrile régnait sur le campement. Policiers, sauveteurs et employés municipaux portaient secours aux riverains sinistrés tout en s'efforçant de contenir la foule des curieux et des journalistes, tandis que de leur côté les géomètres levaient les plans du terrain afin de les comparer aux plans effectués par leurs prédécesseurs au fil des siècles. Ils se déployaient sur la totalité du site, armés de niveaux d'arpentage, d'instruments de visée, de foreuses, de pelleteuses, d'instruments de mesure électroniques, de sismographes, ainsi que de tout un arsenal de petits outils destinés à recueillir des échantillons géologiques. Un deuxième jardin en partie effondré offrait à la vue le spectacle navrant d'une fontaine de style Renaissance fendue en deux et penchée de côté. Les archéologues n'étaient pas les seuls à résider sur le site. Il y avait également des experts détachés par l'Institut de sismo-graphie, qui avaient installé leurs délicats instruments un peu partout sur la mesa et dans le lotissement d'Emerald Hills ; des vigiles en uniforme engagés par des riverains pour protéger leurs maisons des pillards ; des maçons venus étayer la falaise, le cratère laissé par la piscine et l'intérieur de la caverne — de grands gaillards coiffés de casques qui faisaient les yeux doux aux petites étudiantes en anthropologie déléguées par l'Université de Los Angeles. Nombre d'entre eux étaient des Indiens, car, conformément à une nouvelle législation que Jared Black avait en partie contribué à instaurer, les chantiers concernant les sanctuaires indiens ne devaient pas seulement procurer des emplois aux Indiens ou renforcer la conscience culturelle des membres de la tribu, mais également contribuer au financement de stages de formation et désigner des experts que les promoteurs et les agences gouvernementales étaient tenus de consulter. Il y avait aussi d'autres Indiens, venus pour protester ceux-là, et contenus à grand-peine par les cordons de police. Ils exigeaient l'arrêt des travaux bien que personne ne pût encore dire à quelle tribu appartenaient la grotte et le squelette. Il y avait ceux qui, au contraire, voulaient que les fouilles se poursuivent, dans l'espoir que la caverne leur reviendrait. On voyait Jared Black parlementer à longueur de journée avec les uns et les autres, s'efforçant de mettre d'accord les deux groupes rivaux. Déjà une bagarre avait éclaté et les fauteurs de trouble avaient été emmenés par les forces de l'ordre, menottes aux poignets. Les passions s'exacerbaient. Depuis que la loi de 1990 sur la restitution de l'héritage culturel indien avait été votée, les squelettes avaient été ôtés des musées un peu partout en Amérique pour être remis en terre. La Société Smithsonian avait déjà restitué quelque deux mille dépouilles, et quatorze mille autres étaient en cours de restitution. Le problème avec la femme d'Emerald Hills était que personne n'avait encore pu établir son affiliation tribale, de telle sorte que certaines tribus craignaient que les membres d'une tribu adverse ne s'approprient indûment le squelette et ne lui jettent un mauvais sort, ainsi qu'à tous ses descendants. Tout en se frayant un chemin à travers le campement, Erica jeta un coup d'oeil au rutilant camping-car de Jared Black, garé un peu à l'écart du reste des tentes et des caravanes. Aucune lumière ne brillait à l'intérieur. Elle avait vu l'avocat partir de bon matin, dans un crissement de pneus assourdissant, comme si la banquette arrière de sa Porsche avait été en feu. Apparemment, il n'était toujours pas rentré. Jared n'était pas homme à rester les bras croisés. Outre qu'il siégeait au Comité de défense du patrimoine des Indiens, il continuait d'exercer en tant qu'avocat dans l'un des cabinets les plus prestigieux de San Francisco. Actuellement, les gens 74 qui travaillaient pour lui avaient ordre de réunir les actes notariés et les références historiques relatifs à la grotte, et de consulter les archives des missions franciscaines et les archives publiques afin de déterminer si des Indiens avaient été jadis propriétaires du site ou si une quelconque tribu indienne avait autrefois vécu dans la région. Erica était entrée une fois dans le gigantesque Winnebago de Jared, à l'occasion d'une réunion avec Sam et les membres d'une tribu indienne locale. Le camping-car était doté de tout ce qui se faisait de mieux en matière de confort domestique : home cinéma, lit king-size, réfrigérateur-congélateur avec distributeur automatique de glaçons, lave-vaisselle, four à microondes, moquette à poils longs, vitrines rutilantes derrière lesquelles s'alignaient des verres à pied. Il était plus luxueusement meublé qu'aucun des appartements dans lesquels Erica avait vécu. Jared Black, l'avocat défenseur de la cause des Indiens, n'était tout compte fait qu'un m'as-tu-vu pour qui seuls comptaient le clinquant et la poudre aux yeux. Jared avait une secrétaire, mise gracieusement à sa disposition par une entreprise locale, qui venait chaque matin pour s'en retourner chaque soir avec une sacoche bourrée à craquer de documents. Tout au long de la journée, c'était un défilé ininterrompu d'avocats, de politiciens, de représentants officiels de tribus. L'homme étalait volontiers au grand jour sa vie professionnelle. Mais qu'en était-il de sa vie privée ? A la fin de la journée, quand le chantier fermait ses portes et que toutes les équipes regagnaient leurs pénates, Erica et ses collègues remballaient eux aussi leurs outils pour se retrouver à la cafétéria. Jared Blak fermait boutique, lui aussi. Le flot des visiteurs s'interrompait, les lumières s'allumaient dans son Winnebago, mais sa porte restait résolument close. Il ne se joignait jamais aux autres pour le dîner, préférant manger seul. Puis aux alentours de vingt heures il quittait le campement, emportant avec lui un petit sac de sport, et s'en revenait deux heures plus tard, les cheveux humides. Erica l'imaginait faisant de la gym, du handball ou de la natation, mais pas une ou deux fois par semaine : tous les jours sans exception. est 75 l'entraîneur personnel de stars du kung-fu. Il escalade chaque soir la façade du Bonaventure Hôtel, avec l'accord de la direction, naturellement. Il combat des alligators destinés à la fabrication des sacs à main Gucci. Sans doute ces échappées nocturnes expliquaient-elles sa carrure d'athlète. Car même quand il portait un costume trois pièces on voyait bien que Jared Black possédait un corps svelte et musclé. Pour autant qu'Erica pouvait en juger, il n'avait pas de vie sociale. Comment se faisait-il que sa femme ne l'avait pas rejoint ? Deux semaines plus tôt, il s'était absenté pendant quatre jours. Sans doute pour se rendre à San Francisco, où il résidait en temps normal. Sa femme et lui se livraient alors à des étreintes passionnées. Ils faisaient l'amour n'importe où — dans la chambre à coucher, dans le parc de Golden Gâte, dans un tramway — un véritable marathon erotique pour rattraper le temps perdu et compenser les longs mois d'abstinence à venir. Jared n'était pas quelqu'un de facile à cataloguer. Erica avait du mal à saisir ce qui constituait le fil rouge de sa vie. Bien qu'elle connût certains détails le concernant, elle ne parvenait pas à mettre au jour les composants sous-jacents qui constituaient les fondements de sa personnalité complexe. Cependant, elle savait au moins une chose : elle ne lui faisait aucune confiance. Une voix de stentor la tira de sa rêverie. — Ah, vous tombez bien ! (C'était Sam Carter émergeant de la cantine, sa cravate maculée de café.) Je vous cherchais justement. (Les nouvelles n'étaient pas fameuses.) Je viens d'avoir l'Office des catastrophes naturelles au téléphone. Nous sommes à la merci des éléments, Erica. Les répliques du séisme d'hier ont provoqué l'effondrement d'une deuxième piscine. Il paraît que le canyon tout entier risque d'y passer. Tenez-vous prête à lever le camp à tout moment. — Mais je n'ai pas fini mes recherches ! — Les gens de l'Office des catastrophes naturelles ne veulent pas prendre de risques en cas de deuxième séisme — et ils en attendent un autre. — Dans ce cas, je leur signerai une décharge. 76 — Erica, vous êtes sous ma responsabilité, et si l'OCN nous dit d'évacuer les lieux nous devons obtempérer. Il aperçut le livre qu'elle tenait à la main. Voyant son regard intrigué, elle le lui tendit. Bien dit, bien fait : Les mystères de la vie de Sœur Sarah. Le titre du livre avait été inspiré par une manchette du Los Angeles Times, en 1926, où il était question des grands-messes qui se tenaient au Sanctuaire, à l'occasion desquelles plus de six mille adeptes hystériques prétendaient avoir vu les esprits et parlé avec eux. — On a besoin d'un peu de lecture, le soir, pour trouver le sommeil ? railla Sam. — Je suis curieuse de savoir ce qui a bien pu attirer Sœur Sarah dans cet endroit. Pourquoi a-t-elle précisément choisi ce canyon pour ériger son sanctuaire ? — Sans doute parce qu'à l'époque le foncier ne valait rien. On pouvait acheter des hectares de terrain pour une bouchée de pain. Pas de routes, aucun confort. Ça ne devait pas être marrant tous les jours d'habiter dans le coin. Il feuilleta rapidement le livre jusqu'aux photographies en noir et blanc et s'arrêta sur l'une d'elles montrant Sarah vêtue de voiles blancs, les cheveux crantés au fer à friser, le regard langoureux. Il songea qu'elle ressemblait davantage à une star du cinéma muet qu'à une médium, puis se souvint que c'était précisément ainsi qu'elle avait débuté. N'avait-elle pas été « découverte » ou quelque chose de ce genre ? Rendant le livre à sa propriétaire, Sam jeta un coup d'œil au Winnebago de Black et dit : — Je suis à la recherche de notre ami l'avocat. Vous ne l'auriez pas vu, par hasard ? — Je ne crois pas qu'il soit là. — Je me demande ce qu'il trafique tous les soirs... — Il prend des cours de guitare avec un musicien de jazz à la retraite. Sam lui décocha un regard surpris puis, voyant son sourire ironique, lâcha : — Un jour viendra, Erica, où votre imagination débordante vous jouera des tours. 77 ... « Mon père est un espion et ma mère une princesse française qui fut désavouée par sa famille lorsqu'elle décida de l'épouser. » ... «Erica, ma petite, pourquoi racontes-tu des mensonges aux autres enfants ? — Ce ne sont pas des mensonges, mademoiselle Barnstable. Ce sont des histoires. » ... « Mes enfants, Erica a une déclaration à vous faire. Allons, Erica, dis à la classe que tu regrettes d'avoir menti. » — Au fait, avez-vous ouvert le ballot de fourrure ? s'enquit Sam, sachant qu'elle avait déjà échafaudé toute une théorie le concernant, alors qu'elle ignorait encore ce qu'il renfermait. C'était précisément ce genre d'attitude qui l'avait mise dans le pétrin à l'époque de l'épave Chadwick : trop d'imagination, trop d'empressement à vouloir élucider une énigme. Quand les faits ne parlaient pas suffisamment, la fantaisie d'Erica prenait le relais. Pour elle, un morceau de poterie n'était pas un simple morceau de terre cuite, non, c'était la colère d'une épouse pétrissant rageusement l'argile pendant que son mari — un cossard qui ne rapportait jamais de poisson ou de gibier à la maison — faisait les yeux doux à la femme de son frère, au risque de briser un tabou qui mènerait toute la famille à sa perte. Erica s'acquittait de son travail avec passion. Le détachement scientifique ? Très peu pour elle. « Regardez ! s'écriait-elle en brandissant un vieil objet tout moisi et poussiéreux. N'est-ce pas extraordinaire ? Vous imaginez toute l'histoire qui se cache derrière ? » Les histoires n'avaient pas besoin d'être vraies, il leur suffisait d'être plausibles. C'était peut-être là la raison pour laquelle elle était si solitaire. Peut-être ses histoires lui suffisaient-elles. Sam avait été surpris de voir avec quelle aisance Erica s'était installée dans le camp, comment, avec le peu de choses qu'elle possédait, elle avait réussi à convertir sa tente en une véritable maison. Elle n'avait pas de domicile fixe et son adresse était un numéro de boîte postale à Santa Barbara. Elle était incroyablement disponible, prête à entreprendre un nouveau chantier à tout moment, et se référait souvent en riant à sa vie de « vagabonde ». Il fut un temps où Sam 78 lui enviait son nomadisme, car lui-même était retenu à Sacra-mento par un crédit immobilier très lourd ; par ses enfants aujourd'hui adultes et pères de famille qui s'étaient installés à quelques pâtés de maisons de chez lui ; par son ex-épouse avec qui il était resté en bons termes ; par sa mère invalide qui résidait elle aussi à proximité de chez lui dans une maison de retraite. Pouvoir lever le camp à tout moment et aller n'importe où, sans avoir à donner d'explications ni avoir à promettre de téléphoner ou de rentrer le plus vite possible, avait longtemps été son rêve. Jusqu'au jour où il avait cessé d'envier Erica. A l'époque, ils travaillaient ensemble sur un chantier dans le désert Mojave. A Noël, il était rentré chez lui pour passer les fêtes de fin d'année en famille, laissant Erica seule pour dresser l'inventaire des ossements. A son retour, il avait appris qu'elle avait passé le réveillon dans une gargote pour routiers au bord de l'autoroute, où elle avait mangé de la dinde surgelée en compagnie de trois camionneurs, deux officiers de police, un couple de jeunes randonneurs, un garde forestier et un vieux prospecteur grisonnant du nom de Clyde. Sam avait alors réalisé combien elle avait dû se sentir seule. Il se demandait parfois à quoi pouvait ressembler sa vie privée. Il avait vu des hommes entrer et sortir de sa vie, mais ils ne restaient jamais bien longtemps. Comment ses histoires d'amour finissaient-elles ? Erica disait-elle à ses partenaires : « Il faut que tu t'en ailles à présent » ? Ou bien ceux-ci se heurtaient-ils d'emblée au fait qu'ils allaient devoir se contenter d'échanges physiques, le cœur de la dame étant hors d'atteinte ? A l'époque où ils avaient commencé à travailler ensemble, il avait eu le béguin pour elle, mais Erica lui avait gentiment expliqué qu'elle l'admirait et le respectait et qu'elle ne voulait pas risquer de gâcher leur amitié pour des futilités. Sur le coup, Sam avait cru qu'elle l'avait repoussé parce qu'il avait vingt ans de plus qu'elle, mais ensuite il avait réalisé que personne n'était autorisé à franchir les murs jalousement gardés de sa forteresse. Il la soupçonnait d'avoir eu des déboires par le passé. Car personne n'aurait pu affirmer qu'Erica avait eu une vie facile. — Je me demande pourquoi la femme de Jared ne l'a pas accompagné, s'étonna Erica tandis qu'elle et Sam continuaient d'observer le camping-car plongé dans l'obscurité. 79 Sam lui jeta un regard stupéfait. — La femme de Jared ? Comment, vous n'êtes pas au courant ? — Bonjour, fiston, ta mère et moi étions justement en train de nous demander comment tu allais. Jared allait s'approcher du répondeur quand il se figea sur place. Il laissa tomber sa serviette et ses clés de voiture sur la table et écouta la voix de son père qui résonnait dans le haut-parleur. — Nous avons lu un article qui parle de toi dans le journal... concernant ton travail à Topanga. On est fiers de toi, tu sais. (Pause.) Bien, j'imagine que tu es très occupé. N'hésite pas à appeler surtout. Appelle au moins ta mère, elle aimerait bien avoir de tes nouvelles. Jared coupa le son et contempla le téléphone pendant un long moment. Il aurait voulu dire : « Trop tard, Papa. Tout a déjà été dit entre nous. » Il alluma la lumière et se servit un verre. Avisant un fax qui venait de lui être adressé par le Comité électoral des Amérindiens de Washington il s'en empara. Mais malgré ses efforts pour se concentrer, il dut renoncer à le lire et le mit de côté. Le coup de fil de son père avait ravivé sa douleur et sa colère. Il se mit à faire les cent pas dans sa caravane, en martelant rageusement sa paume avec son poing. Il sentait la colère bouillir en lui comme un torrent de lave à l'intérieur d'un volcan. Seule une dépense physique intense, jusqu'aux limites de l'endurance, pouvait apaiser sa fureur. Malheureusement, ce soir le Club était fermé pour cause de maintenance, condamnant tous les tigres et les tigresses de la ville de Los Angeles à errer dans les rues de la ville en quête d'un exutoire à leur trop-plein d'énergie et de frustrations. Car, à l'instar de la quasi-totalité des membres du Club, Jared n'allait pas là-bas pour entretenir sa forme physique. Tout en contemplant le désordre qui régnait autour de lui — son ordinateur qui restait allumé nuit et jour, les divers postes 80 téléphoniques qui n'arrêtaient pas de sonner, le télécopieur recrachant constamment des messages, et tous les papiers éparpillés çà et là comme si une tempête avait soufflé dans le camping-car, recouvrant toute chose d'une épaisse couche dee documents, exposés, notes, lettres, actes, assignations — il réalisa qu'en dépit de sa grande taille le Winnebago était trop petit pour contenir sa colère. Saisissant son blouson, il s'élança tête baissée dans la nuit. Au sommet de la mesa, un superbe belvédère de style victorien, reste de l'Église des Esprits de Sœur Sarah, occupait un promontoire dominant l'océan. Les promoteurs d'Emerald Hills l'avaient restauré et entouré d'un parc paysager à l'usage des riverains. Mais les autorités, jugeant dangereuse cette partie de la falaise, y avaient installé des panneaux en interdisant l'accès, si bien que le belvédère était presque toujours désert. Raison pour laquelle Erica aimait à s'y promener. La première fois qu'elle était venue ici, elle s'était d'emblée sentie en harmonie avec l'endroit. Etait-ce parce qu'il se trouvait à l'écart du campement et du chantier, loin de toute l'effervescence et de l'énergie enthousiaste des équipes de recherches ? Ou simplement à cause de l'atmosphère désuète qui enveloppait le gracieux belvédère, relique d'un temps passé plus paisible, symbole d'un âge moins sophistiqué ? Jetant un coup d'œil au livre qu'elle tenait à la main, elle se demanda ce qui avait bien pu attirer Sœur Sarah ici. La médium avait-elle été sensible à l'étrange sentiment de paix qui régnait dans ces montagnes, ou bien... Erica frissonna lorsqu'une pensée lui vint subitement à l'esprit : à l'époque le canyon n'était pas comblé, si bien que la caverne était encore accessible. Sarah l'avait-elle visitée et, ayant vu les fresques, avait-elle décidé qu'il s'agissait d'une manifestation du destin pour l'inciter à construire son sanctuaire à cet endroit ? La spirite prétendait que ce promontoire était propice à la communication avec l'Autre Monde. Mais qu'entendait-elle par là au juste ? L'avait-elle choisi parce qu'il 81 se nommait le Canyon hanté et qu'elle avait été séduite par l'idée que des esprits étaient censés y résider ? Étrange personnage que cette Sœur Sarah, qui avait défrayé la chronique dans les années vingt et dont les extravagances lui avaient valu d'être brocardée par les caricaturistes et autres imitateurs. Cependant, on ne connaissait rien ou pas grand-chose de ses origines ou de sa vie privée. Surgie de nulle part, Sœur Sarah était devenue célèbre du jour au lendemain, puis elle s'était volatilisée tout aussi soudainement dans des circonstances mystérieuses, laissant derrière elle une Église divisée et en ruine. Erica entra dans le belvédère baigné par le clair de lune. Lorsqu'elle posa une main sur la balustrade, elle eut l'impression de sentir le bois vibrer sous ses doigts, comme s'il avait été chargé de souvenirs — baisers volés, serments brisés, rendez-vous secrets, séances de spiritisme. La musique, l'amour, les désillusions, la cupidité, la contemplation, vestiges des vies qui avaient défilé ici, semblaient avoir été absorbés par ces vieilles planches au fil des ans. Erica contempla l'océan qui s'étirait au loin en songeant à sa mère. Peut-être se trouvait-elle à Paris en ce moment, sur les Champs-Elysées, ou sur une plage des Caraïbes, et se sentait-elle incomplète parce qu'elle avait abandonné son enfant ? Elle se promenait dans Central Park, au bras de son deuxième mari, un dentiste, et avait le sentiment qu'il lui manquait une partie d'elle-même, sans savoir qu'à quatre mille kilomètres de là cette partie d'elle-même marchait, respirait, rêvait. Soudain, tandis qu'elle rejetait ses cheveux en arrière, Erica réalisa avec un haut-le-corps qu'elle n'était pas seule. Quelqu'un d'autre se trouvait là, de l'autre côté du promontoire, au bord du précipice. Jared Black ! Fermement carré sur ses jambes, les mains sur les hanches, il donnait l'impression d'en découdre avec l'océan. Il se retourna brusquement et Erica eut un choc en découvrant l'expression de son visage. C'était comme de regarder dans l'œil du cyclone. Le temps suspendit un instant son vol — le calme précédant la tempête — et la nuit se figea autour d'eux. Jamais ils ne 82 s'étaient retrouvés en tête à tête. Jusqu'ici, chaque fois qu'ils s'étaient rencontrés, c'était en présence d'autres personnes, afin de discuter de problèmes concrets. Ils n'avaient strictement rien à se dire en privé. Elle se demanda lequel des deux allait s'esquiver le premier. A son grand étonnement, Jared tourna le dos au précipice et gravit les marches de bois qui menaient au belvédère. — Je parie que c'est ici que prêchait Sœur Sarah. Cette structure a été conçue pour assurer une bonne propagation du son. Erica leva les yeux vers l'élégante toiture festonnée de gables ajourés. — Comment le savez-vous ? — J'ai étudié l'architecture, dit-il, avant d'ajouter avec un sourire : à l'époque du pléistocène. Son sourire et sa plaisanterie choquèrent Erica. Puis elle réalisa que l'un et l'autre étaient forcés. Il cherche à dissimuler une chose que je ne suis pas censée voir, se dit-elle. Son expression de fureur quand il regardait l'océan ? — Généralement, il ne vient jamais personne ici, bredouilla-t-elle, sentant l'air se charger d'étranges vibrations. Cet endroit fait peur aux gens. — Les symboles ont parfois l'effet inverse de celui recherché. Il se tut et la sonda un instant du regard. Erica s'efforça de trouver quelque chose à dire. Elle avait la vague impression que Jared faisait un gros effort pour se maîtriser et que, s'il avait baissé la garde, ne serait-ce qu'un tout petit peu, il lui aurait dévoilé une face de lui-même qu'il voulait garder secrète. — J'ai été contactée par divers groupes d'intérêt hispaniques, dit-elle faute de mieux. Depuis que les médias avaient révélé l'existence de l'inscription « La Primera Madré », Erica était assaillie par une foule de gens désireux de visiter la grotte, des journalistes qui voulaient savoir qui était cette « Première Mère », des Chicanos qui revendiquaient la propriété de la caverne. 83 — Nous voilà devenus les stars du jour, vous et moi, railla-t-il avec un sourire grinçant. Puis il retomba dans le silence et Erica se mit à songer à mille choses dont elle aurait voulu lui parler — comme l'absence de dispositifs de surveillance autour de la grotte, par exemple. Pour finir, elle aborda le sujet qui lui tenait le plus à cœur. — Sam Carter m'a expliqué pour votre épouse. Je l'ignorais. J'étais à Londres à l'époque et je n'en ai pas été informée. Je suis navrée. La bouche de Jared se figea en une ligne amère. — Elle était si jeune, ajouta Erica. Sam ne m'a pas dit comment... — Elle est morte en couches. Erica le dévisagea sans rien dire. — Et le bébé est mort également, ajouta-t-il doucement en tournant les yeux vers la masse sombre de l'océan. Profondément ébranlée, Erica eut soudain l'impression de se trouver en présence d'un parfait étranger. — Elle doit vous manquer terriblement. Un piètre commentaire, songea-t-elle, mais il fallait bien dire quelque chose. — Oui, terriblement. Je me demande parfois comment j'ai réussi à survivre ces trois dernières années. C'est tellement injuste. Personne n'aimait la vie autant que Netsuya. Elle avait tant de projets et de rêves en tête. Elle voulait réparer deux siècles de souffrances et rendre son histoire à son peuple. (Il regarda Erica.) Elle était maidu. Vous êtes bien placée pour savoir ce que cela signifie. En tant qu'anthropologue spécialiste des Indiens de Californie, Erica connaissait bien le peuple maidu dont l'histoire s'apparentait à celle de toutes les tribus de la côte Ouest. Bien qu'épargnés par les missions espagnoles, qui avaient sonné le glas des autres ethnies de la côte, les Maidus avaient été décimés lors de la Ruée vers l'or, époque tragique où l'homme blanc, avide de posséder le précieux métal jaune, détruisait systématiquement tout ce qui se trouvait en travers de son che- 84 min, hommes ou montagnes. La malaria et la variole avaient également prélevé un lourd tribut sur le peuple maidu. Sans parler des orpailleurs dont les explosifs faisaient fuir le gibier et ravageaient les rivières, décimant les poissons et leur frai. La culture maidu, qui avait survécu intacte pendant des siècles, avait été pour ainsi dire éradiquée du jour au lendemain. — Après ses études de droit, poursuivit Jared en s'adressant à la nuit, le dos tourné vers Erica, Netsuya s'était lancée dans un vaste projet d'action sociale au bénéfice de son peuple : logements à loyers modérés, maisons de retraite, dispensaires, ressources culturelles, développement des structures de l'économie tribale, attribution de bourses d'études supérieures. Mais son rêve le plus cher était de voir un jour un Indien américain élu gouverneur de Californie. Ses dernières paroles furent happées par le vent, puis le silence s'installa entre eux. Voyant qu'il restait de dos, elle dit : — Netsuya, c'est un joli nom. Qu'est-ce que cela signifie ? Lorsqu'il la regarda à nouveau, Erica essaya de définir mentalement la couleur de ses yeux. Gris métallique ne correspondait pas tout à fait. Ils avaient la couleur de l'ombre, du mystère. — En fait, je l'ignore, confessa-t-il. Son vrai nom — ou plutôt son nom de baptême — était Janet. C'est quand elle a décidé d'épouser la cause de son peuple qu'elle a pris le nom de son arrière-grand-mère. Il décocha à Erica un regard énigmatique dans lequel elle crut discerner de la colère, mais également d'autres sentiments qui brouillaient imperceptiblement ses traits, comme des ondulations à la surface d'un lac sombre. Elle se demanda si l'attitude belliqueuse qu'il avait adoptée le premier jour, et qui l'avait tant choquée, avait un rapport avec la mort de sa femme. Avant de rencontrer Netsuya, Jared était spécialisé dans le droit foncier. Il travaillait pour le compte d'entreprises ou de particuliers engagés dans des litiges relatifs à la propriété. Ce n'est qu'après avoir épousé une militante maidu qu'il avait choisi de plaider la cause du peuple indien. Il s'y consacrait désormais presque exclusivement. 85 Erica se l’imaginait au chevet de sa femme mourante, faisant le serment de poursuivre la lutte qu'elle avait engagée. Jared s'adossa contre l'un des élégants piliers en bois sculpté et croisa les bras. Il avait l'air détendu et amical lorsqu'il leva les yeux vers les étoiles en disant : — Les Maidus croient que l'âme des justes se rend à l'est et suit la Voie lactée pour remonter jusqu'au Créateur. Cependant Erica refusa de baisser la garde, car Jared et elle n'en demeuraient pas moins des adversaires. En outre, elle savait pertinemment qu'il était venu sur le chantier dans l'intention de lui couper l'herbe sous le pied. Elle regarda sa montre et dit : — Il est tard et j'ai encore du travail. Cessant de scruter la voûte céleste, le regard de Jared se fixa quelque part sur la masse sombre et agitée de l'océan. Erica comprit qu'il était en train de livrer une lutte intérieure. Elle se raidit quand il tourna à nouveau les yeux vers elle en disant : — J'ai cru comprendre que vous aviez fait une découverte intéressante aujourd'hui, dans la caverne. Curieusement, elle eut le sentiment qu'il s'apprêtait à dire autre chose mais qu'il s'était ravisé in extremis. — Vous êtes le bienvenu au laboratoire si vous voulez y jeter un coup d'œil. Juste au moment où ils quittaient le belvédère, un formidable rugissement déchira le silence. L'instant d'après, ils virent un hélicoptère de police survolant la grand-rue d'Emerald Hills, son puissant phare braqué sur un point précis. Tandis qu'ils regagnaient le lotissement au pas de course, ils aperçurent un attroupement devant la maison de Zimmerman : des riverains et leurs épouses, enfants et animaux domestiques, munis de sacs de couchage et d'oreillers. Har-mon Zimmerman, en jogging Adidas, était en train d'invectiver le vigile qui, paniqué par la foule qui tentait de franchir la grille de sécurité, avait appelé la police à la rescousse. On entendait rugir des sirènes au fond du canyon. — Mais qui vous a dit d'appeler les flics, espèce d'abruti ? 86 — C'est que... j'ai cru bien faire, m'sieur. Je suis chargé de la surveillance et... — Je le sais, sombre crétin, puisque c'est moi qui vous ai engagé. Mais ce n'est pas une raison pour appeler les flics ! Voyant que le veilleur de nuit était trop troublé pour pouvoir répondre, Jared s'approcha pour prendre sa défense : — Il vient de vous l'expliquer. Il a alerté la police parce qu'il est payé pour ça. Ça vous pose un problème ? Cette fois, Zimmerman s'en prit à lui. — Tiens, tiens, mais c'est notre ténor du Barreau, et son acolyte. (Il agita un doigt menaçant en direction d'Erica.) Si vous faisiez moins traîner les choses, nos maisons n'auraient pas été pillées et nos jardins saccagés. Non mais, regardez-moi ce dépotoir ! On se croirait dans une ville fantôme ! Erica jeta un coup d'œil à la rue sombre et déserte, bordée de maisons sur un seul côté. De l'autre côté s'alignait une rangée d'arbres au-delà desquels le terrain descendait en pente douce en direction du canyon. Les splendides villas trônaient dans des jardins envahis par les ronces et les mauvaises herbes. Erica songea malgré elle au château de la Belle au Bois dormant. Une fois la demoiselle endormie, la nature reprenait possession des lieux. Et il allait falloir bien plus qu'un prince charmant pour redresser la situation. La zone tout entière avait été déclarée dangereuse. Les experts géologues avaient creusé sur toute la longueur de la rue et découvert que, d'une extrémité à l'autre, le canyon était en train de se transformer en un torrent de boue qui se déversait dans d'autres vallées en aval. C'était un peu comme si le canyon reprenait sa forme originale, momentanément transformée par la main de l'homme qui avait tenté sans succès d'altérer son état naturel. Une haute clôture métallique enceignait Emerald Hills, dont l'accès était interdit la nuit par des barrières mobiles. Mais malgré toutes ces précautions et les agents de surveillance engagés par les riverains, les villas continuaient d'être pillées. Car, bien que tout le mobilier en eût été ôté, elles n'en recelaient pas moins des accessoires de valeur. Dans l'une d'elles, la police avait surpris deux malfaiteurs en train de desceller les 87 robinets en or, et dans une autre, le propriétaire, revenu pour s'assurer que tout allait bien, avait eu la désagréable surprise de trouver tous ses appareils électroménagers envolés, ainsi que le revêtement en marbre et tous les accessoires de sa salle de bains. La plupart du temps, les pillards agissaient dans le plus grand silence et sans jamais laisser derrière eux le moindre indice. C'est pourquoi les riverains avaient décidé de réintégrer leurs résidences, en dépit de l'interdiction qui leur en avait été faite en raison de l'instabilité du sous-sol et de l'absence d'eau et d'électricité. Zimmerman et les autres avaient exigé du promoteur responsable du projet qu'il procède au remblaiement du canyon et à son étayage au moyen de piliers en béton armé, ainsi qu'à la reconstruction totale du site afin de rendre sa stabilité au sous-sol. — Tout ceci aurait dû être réglé depuis des semaines, enchaîna Zimmerman, porte-parole des riverains excédés. Il y a déjà belle lurette que nous aurions dû réintégrer nos propriétés. Mais cette histoire traîne en longueur, rugit-il en posant un doigt belliqueux sur l'épaule de Jared. Vous et vos fichus Indiens. (Puis, pointant son doigt sur Erica :) Vous et vos maudits squelettes... Les policiers, qui avaient garé leurs fourgonnettes à l'extérieur de la clôture, arrivaient en courant. — Nous refusons de partir ! explosa un magnat de la presse, propriétaire d'une gigantesque maison de style Tudor dont le court de tennis s'était affaissé à la suite du séisme. Zimmerman croisa les bras et dit : — Nous refusons de partir. Nous sommes ici chez nous et nous ne bougerons pas. Jared insista. — Le terrain est instable, cette zone est dangereuse. — Savez-vous combien m'a coûté cette maison ? Trois millions. Et je ne parle pas de la piscine ou de la roseraie, qui est totalement fichue après avoir été piétinée en tous sens. L'assurance refuse de payer, et il va sans dire que je ne pourrai pas vendre. Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais 88 tout laisser en plan ? Nous en avons assez de recevoir des ordres de gens comme vous, monsieur la Grande Gueule du Barreau de Sacramento, monsieur le défenseur de la cause du peuple indien. Et nos droits à nous, qu'est-ce que vous en faites ? Il y en a parmi nous qui ont mis toutes leurs économies dans ces maisons. Il y a des retraités parmi nous. Dites-moi un peu où ils vont finir ? Non, monsieur, nous ne céderons pas. Personne ne pourra nous déloger d'ici, vous entendez ? Erica intervint : — Monsieur Zimmerman, je vous promets que nous faisons tout notre possible pour faire avancer les choses... — Et moi, chère madame, je vous promets que nous avons mis nos avocats sur le coup. Nous allons exiger la fermeture de cette fichue grotte et le remblaiement du canyon, et nous allons réintégrer nos maisons. Quant à vos Indiens et vos squelettes, vous pouvez vous les mettre où je pense ! Pigé ? Armée de pinces de dentiste et d'un bistouri, Erica s'apprêtait à disséquer la mystérieuse boule en fourrure de lapin. Perché sur un tabouret, Sam, dont l'estomac gargouillait bruyamment depuis qu'il s'était remis au régime, l'observait, tandis que Luke s'assurait que la pellicule était bien enclenchée et réglait la vitesse d'ouverture de son appareil photo. — Messieurs ? dit Erica. Vous êtes prêts ? Avant que l'un ou l'autre ait pu répondre, Jared entra dans la caravane et referma la porte métallique avec un petit claquement sec pour empêcher l'air froid d'entrer. Il était resté à discuter quelque temps encore avec Zimmerman afin de lui soutirer un complément d'information. — C'est bien ce que je craignais. Ils vont attaquer le promoteur pour non-respect du contrat sous prétexte que le terrain n'a pas été nivelé correctement à l'origine. Si le juge leur donne raison et ordonne l'achèvement des travaux, le promoteur n'aura d'autre choix que de remblayer le canyon. — Peut-on les en empêcher ? — C'est ce que je vais essayer de faire. 89 Jared jeta un coup d'oeil à la table de travail et fronça les sourcils. — C'est une bestiole ? — Non, c'est un objet enveloppé dans de la fourrure. — Ancien ? — Environ trois cents ans. Le Dr Fredericks, notre dendro-logiste, a effectué des carottages sur les arbres indigènes des environs et découvert qu'un grand incendie avait dévasté la plus grande partie de cette zone il y a trois siècles. L'analyse chimique et microscopique de la fine couche de suie qui recouvre le sol de la caverne vient corroborer cette datation. Ce ballot de fourrure a été trouvé sous la couche de suie et de cendres, ce qui laisse supposer qu'il a été laissé là il y a au moins trois cents ans. Il pourrait être d'origine chumash. Ces perles sont semblables à celles qui leur servaient de monnaie d'échange. Approchant la lampe d'architecte, Erica braqua le faisceau lumineux directement sur l'objet, puis, s'aidant de ses fines pinces et de son bistouri, elle commença à défaire soigneusement les coutures rattachant les peaux de lapin. Luke prenait des photos de chaque étape. A travers les murs peu épais de la caravane, des bruits leur parvenaient, bruits de pas, rires, vociférations, tandis que, à l'intérieur, Jared, Sam et Luke, postés derrière Erica, retenaient leur souffle. Après avoir découpé soigneusement les fils en boyau, elle les mit de côté, puis, lentement, comme un chirurgien opérant un être humain, elle entreprit de séparer les deux bords de fourrure. Pour finir, les deux dernières couches de peau se séparèrent. — Mais qu'est-ce que !... jeta Luke, stupéfait. Comment est-ce que cette chose a atterri là ? — Bon sang, murmura Sam, en repoussant son abondante crinière de devant ses yeux. — A quel niveau dites-vous l'avoir trouvé ? s'enquit Jared, incrédule. — Juste en dessous du niveau de l'année seize cent, répondit Erica complètement abasourdie. 90 — Je ne suis pas experte en la matière, il va falloir que je demande l'avis d'un historien, mais, à en juger par la fabrication et les matériaux utilisés, je dirai qu'ils ont été réalisés il y a environ quatre cents ans. Par des Hollandais. — Mais c'est impossible, protesta Luke, aucun Européen ne vivait en Californie à cette époque ! Les premiers ne s'y sont établis que deux cents ans plus tard. — Ça, c'est ce que raconte l'histoire officielle, Luke. Mais il n'y a aucun doute quant à l'âge de ce ballot. De même qu'il ne fait aucun doute, dit-elle en levant l'étrange objet vers la lumière, qu'il s'agit d'une paire de lunettes. 4. Marimi 1542 Un monstre marin ! Un monstre marin ! Tous s'élancèrent vers le rivage où se tenait le garçon, un doigt pointé vers l'horizon. Il disait vrai. Au-dessus des vagues flottait un étrange animal. On envoya quérir la femme-médecine, qui s'en revint munie de sa fumée magique et de son bâton de soleil. Grande et jeune, elle était vêtue d'un pagne d'herbes tressées et d'une petite cape en loutre de mer, les lobes de ses oreilles étaient percés d'os de pélican ornés de plumes de caille. Plusieurs rangées de perles de coquillages pendaient entre ses seins nus, ainsi qu'une lanière de cuir à l'extrémité de laquelle était suspendue une petite bourse renfermant la pierre sacrée du corbeau, transmise de génération en génération depuis la Première Mère. C'était Marimi, ainsi nommée parce qu'elle était la gardienne de la Caverne sacrée de Topaa-ngna. Enfant, elle portait un autre nom, mais un jour elle avait présenté des symptômes la désignant comme spirite — maux de tête, visions, transes — et avait été choisie pour succéder à la vieille femme-médecine, également appelée Marimi, gardienne du culte du peuple topaa et de la Première Mère. C'était la plus 92 haute distinction à laquelle pût aspirer un membre du clan, et Marimi remerciait chaque jour le ciel d'avoir été choisie, même si cela signifiait qu'elle devait renoncer au mariage et s'abstenir de tout rapport sexuel avec un homme. Certains soirs, lorsque, seule dans sa hutte, elle était assaillie par des désirs d'amour ou de maternité, elle songeait que l'état virginal était nécessaire pour que son esprit et sa personne restent purs. Un maigre sacrifice en regard du privilège de servir la Première Mère. Elle fronça les sourcils et scruta l'océan. — Non, pas un monstre marin, dit-elle. Un homme. Autour d'elle, les langues se délièrent, bourdonnant comme des abeilles. — Un homme ? — L'un des nôtres ? — Mais non, puisque tous les bateaux sont rentrés aujourd'hui. — Tous les pêcheurs sont là. — Que fait cet homme étendu sur l'eau ? Puis il y eut des murmures inquiets. — Un membre des tribus du nord ? — Un de ces terribles Chumashes ? — Il est venu pour nous jeter un mauvais sort ! — Qu'il retourne à la mer ! Marimi leva les bras pour les faire taire. Debout au sommet de la dune, les mouettes tournoyant au-dessus d'elle dans le ciel bleu limpide, le vent du large jouant dans ses longs cheveux noirs, Marimi observait, majestueuse, l'homme sans vie ballotté par les flots. Elle ordonna qu'on apportât un bateau. Aussitôt ses compagnons coururent jusqu'au village et s'en revinrent en portant de grands canoës faits d'écorces cousues et calfatées à la poix. A bord de ces étonnantes embarcations qui pouvaient contenir jusqu'à douze hommes et plus, les Topaas prenaient chaque jour la mer, munis de lances, de filets et d'hameçons, pour chasser la baleine, le marsouin, le phoque ou la raie. Aujourd'hui cependant, la proie qu'ils avaient en vue était d'une autre nature. Tous observaient fascinés le mouvement des pagaies plongeant et émergeant des flots à l'unis- 93 son. Bientôt les pêcheurs atteignirent l'homme à la dérive et, l'ayant harponné, le hissèrent à bord. Une vague repoussa le canoë sur le rivage, et avec lui son mystérieux chargement. Il s'agissait bel et bien d'un homme. Retourné sur le ventre, il reposait immobile sur un radeau de bois. Les commentaires reprirent de plus belle. — Pas Chumash ! Regardez les peaux qui recouvrent son corps ! — Et ses pieds, ils sont grands comme les pieds d'un ours ! Tous reculèrent, épouvantés. Le chef du clan s'approcha. Bien que son titre lui conférât un pouvoir certain, ses prérogatives différaient de celles de Marimi avec qui il allait devoir s'entretenir afin de décider du sort du naufragé. Au cours des dernières semaines, on avait aperçu d'étranges créatures à la panse rebondie et aux immenses ailes carrées croisant au large. Des pêcheurs étaient sortis en mer pour les voir de plus près. En fait, il ne s'agissait pas de créatures vivantes mais de bateaux comme les Topaas n'en avaient encore jamais vus. A en croire les membres d'une tribu voisine qui s'étaient rendus au nord pour commercer avec les Chumashes, des hommes à la peau blanche avaient accosté sur les îles du détroit et avaient fait du troc avec les tribus des environs avant de reprendre la mer à bord de leurs étranges canoës. Des visiteurs amicaux, avaient-ils souligné, dont les ancêtres vivaient en des terres lointaines. L'homme qui reposait sur cette planche de bois était-il l'un d'eux? s'interrogea Marimi tout en examinant le corps encroûté par le sel et vêtu de peaux à l'allure insolite. Mais pourquoi l'avait-on éjecté de son canoë ? Elle cria un ordre et aussitôt deux pêcheurs retournèrent l'étranger sur le dos. Il y eut une exclamation de surprise. L'homme avait deux paires d'yeux ! Un monstre ! Un diable ! Qu'on le rejette à la mer ! Marimi imposa le silence puis étudia attentivement l'étranger. Il était très grand avec un visage étonnamment étroit et pâle et un grand nez recourbé. Et ses yeux ! S'agissait-il d'un ancêtre venu du royaume habité par l'esprit des morts, qui se trouve très loin à l'ouest au-dessus de l'océan ? Elle s'agenouilla et posa les doigts sur son cou glacé. A peine perceptible, elle sentit le battement de la vie. Il eût été sage qu'elle se retirât dans la caverne pour demander conseil à la Première Mère, mais l'étranger était au seuil de la mort et le temps pressait. Marimi se releva et ordonna à cinq hommes robustes de le porter jusqu'à sa hutte, à l'orée du village. Elle récita mentalement une prière. Cette deuxième paire d'yeux était-elle magique ? L'étranger pouvait-il la voir à travers ses paupières closes ? S'agissait-il d'un monstre ? Mais il est venu de l'ouest, là où résident les ancêtres... « Ce sont des visiteurs amicaux », avaient dit les hommes des tribus du sud. Elle entreprit de le déshabiller, en commençant par son chapeau — il n'était pas fait de fibres tressées comme ceux des Topaas, mais d'une matière inconnue. Cependant lorsqu'elle le repoussa délicatement de son front elle poussa un cri. Son crâne était en feu ! Elle fronça les sourcils. Comment son crâne pouvait-il être en feu et ne pas consumer son scalp ? Elle regarda de plus près puis effleura doucement du doigt les boucles couleur de soleil couchant. Sans doute avait-il vogué trop loin à l'ouest, si bien que sa tête avait touché le soleil. Il n'y avait pas d'autre explication possible. L'étrange chevelure de feu était coupée très court, presque au ras du crâne, mais son menton et sa lèvre supérieure étaient hérissés de longs poils frisés ! Les hommes topaas portaient des cheveux longs et n'avaient pas de poils sur le visage. Elle examina les différentes épaisseurs de peau qui recouvraient son corps depuis le cou jusqu'aux orteils, ne laissant voir que son visage et ses mains. Qu'allait-elle trouver dessous ? Pour tout vêtement, les hommes de sa tribu portaient une corde autour de la taille qui leur servait à suspendre de la nourriture ou des outils. Le visiteur était-il fait comme eux sous ses vêtements ? 95 Marimi ignorait que ces « peaux », dont la coupe et les ornements témoignaient du rang élevé que leur propriétaire occupait dans la société, étaient ce qui se faisait de plus beau en Europe en matière d'étoffe. Elle commença par ôter le doublet de velours noir dont les manches à crevés laissaient entrevoir une chemise de fine batiste blanche ; sur le doublet venait un pourpoint cintré de brocart rouge dont la jupe plissée descendait aux genoux, et sous laquelle on apercevait une braguette de velours rouge. Les bas étaient blancs et retenus au genou par une jarretière. Les chausses étaient d'un velours noir épais. Son couvre-chef à larges bords rabattus sur le front était de velours noir garni de fourrure et de perles. Les poignets de sa chemise étaient ornés de ruches et il portait un col plissé. Quand elle débarrassa ses pieds de leurs étranges enveloppes, elle découvrit que leur peau était douce et ne présentait pas le moindre cal. Ses mains étaient également douces et lisses comme celles d'un enfant. Lorsqu'elle eut enfin ôté toutes ses peaux, le laissant complètement nu, elle vit que les poils de son pubis étaient également couleur de feu. Comment le soleil avait-il pu pénétrer à cet endroit ? Sa peau était douce et pâle, aussi blanche que l'écume apportée par la marée du matin. C'est alors qu'elle vit de vilaines marques écarlates sur ses jambes et ses bras, un cercle rose vif à la base de son cou, et comprit de quoi il souffrait. Avant toute chose, il lui fallait de l'eau. Passant un bras sous ses épaules, elle attira sa tête contre sa poitrine et commença à verser goutte à goutte le liquide entre ses lèvres crevassées. Lorsqu'il eut enfin réussi à déglutir sans suffoquer, elle retendit à nouveau à terre et s'en fut chercher ses instruments de guérisseuse : un coffret de jonc contenant un pilon et un mortier en quartz transparent, des couteaux de silex, un nécessaire pour allumer le feu, ainsi que divers talismans. Elle produisit une pierre qu'on disait vivante parce qu'elle avait été traitée avec des herbes à la force de vie remarquable, puis saupoudrée de sang d'oiseau-mouche et enduite d'huile d'anguille avant d'être enveloppée dans un lit de fin duvet blanc. L'ayant placée sur le front de l'étranger, elle étala ensuite un collier en os ak d'aigle et de faucon en travers de sa poitrine. L'homme portait autour du cou une chaîne faite d'un étrange métal jaune brillant à l'extrémité de laquelle était suspendu un charme qui ressemblait à deux tiges nouées ensemble pour former un cadre au milieu duquel elle distingua le portrait en miniature d'un homme. Dans l'une de ses nombreuses corbeilles de médecines, elle piocha une poignée de fleurs séchées qu'elle plongea dans l'eau bouillante. Puis, après avoir laissé refroidir la décoction, elle en oignit la peau irritée de l'homme. Ce dernier émergea brièvement de son sommeil en marmonnant : « Vérole, vérole » et en essayant de la repousser. Pour soigner les ecchymoses laissées sur sa peau par le choc des vagues, Marimi confectionna un cataplasme avec des feuilles et du bois de chêne nain bouillis, ainsi qu'un tonique qu'elle lui administra ensuite. Elle était fascinée par ses cheveux. Contrairement aux siens, ils ne retombaient pas sur son front mais partaient en arrière en formant une petite pointe qui lui rappelait la tête d'un aigle. Ses sourcils d'un jaune flamboyant venaient renforcer cet aspect aquilin. Cependant, lorsque, dans son délire, il entrouvrit brièvement les paupières, Marimi vit que ses yeux n'étaient pas ceux d'un aigle. Par la Mère Lune, ses prunelles avaient la couleur du ciel ! Etait-ce d'avoir trop longtemps contemplé les deux ? Quant à sa seconde paire d'yeux, elle se garda bien d'y toucher, de crainte d'enfreindre un tabou. Par moments, l'homme était capable d'ingérer de la nourriture. Marimi le nourrissait alors d'un brouet à base de glands et de viande de lièvre. Lorsqu'il la regardait, ses yeux restaient vagues. Il était resté si longtemps ballotté par les flots, sans pouvoir boire, qu'il avait perdu connaissance. Cependant, à force de soins et de nourriture, il finit par retrouver des couleurs, sa respiration devint plus régulière, et Marimi comprit qu'il était en voie de guérison. Lorsqu'il reprit connaissance, la première chose que ses yeux rencontrèrent furent deux gros seins bistre. 97 — Par les saints ossements ! s'écria-t-il. Puis il baissa les yeux et vit qu'il était nu comme un ver. — Sainte Mère ! explosa-t-il en bondissant si brusquement sur ses pieds qu'il fut saisi de vertige et dut prendre sa tête entre ses mains. Une fois le malaise dissipé, il considéra la fille à la peau brune qui était assise, un panier de feuilles séchées sur les genoux, au centre de la hutte. Elle ne portait rien d'autre qu'un pagne d'herbes tressées et le regardait fixement, une expression de surprise dans les yeux. — Où sont mes habits ? tonna-t-il en s'emparant d'une couverture de fourrure dont il se ceignit pudiquement les reins. Où est mon équipage ? (Il se figea sur place.) Mais... n'étais-je pas mourant ? Il examina ses bras et ses jambes où ne subsistait qu'une légère rougeur. — La vérole a disparu. Je suis toujours vivant ! A son grand étonnement, la fille se mit à rire. Ses deux mains posées devant sa bouche. Ce qui ne fit qu'accroître sa fureur. — Pourquoi riez-vous ainsi ? Avez-vous perdu l'esprit ? Par tous les saints et les anges du ciel, où suis-je ? Il sortit de la hutte d'un pas résolu et contempla l'aube naissante. Des rubans de brume flottaient au ras du sol et l'air était chargé de sel marin. A travers le brouillard, il devina d'autres huttes circulaires comme celle de la fille et des gens accroupis devant des feux de camp. Quelqu'un lui tapota l'épaule. Il se retourna d'un bond et se retrouva nez à nez avec la fille. Dieu, qu'elle était grande ! Elle ne riait plus à présent mais lui effleurait les bras çà et là par petites touches légères, tout en baragouinant dans sa langue de sauvage, en faisant le geste de broyer quelque chose puis de le faire bouillir et de l'étaler sur ses bras et ses jambes. — Que cherchez-vous à me dire ? Que vous savez soigner la vérole ? (Il fronça ses sourcils rougeoyants.) Savez-vous que c'est pour cette raison que j'ai été jeté par-dessus bord ? Lorsque je suis tombé malade, le capitaine et ses hommes ont pensé 98 que j'étais victime d'une maladie contagieuse qui allait tous les tuer. Je suis chroniqueur. J'accompagne Cabrillo. Je suis tombé malade lors d'une escale que nous avons effectuée dans une baie située au sud pour chercher de l'eau potable. Dès que les rougeurs sont apparues sur ma peau, ces fils de chienne syphilitiques m'ont jeté à l'eau au large de ces maudites îles où vivent des gens de votre race. Personne n'est venu à mon secours. Il n'y avait pas un seul chrétien parmi eux. Il fit une pause, se massant la mâchoire. — Ça me revient à présent, ajouta-t-il plus doucement. Ils m'ont jeté à la mer, et moi je disais mes prières. Je revois les navires levant l'ancre, et moi sur ma planche, emporté au large par le courant. Avec la peau en feu. Pouvez-vous imaginer fin plus atroce pour un homme ? Et puis... (Il eut l'air songeur, comme s'il essayait de se souvenir.) J'ai perdu connaissance. Et je ne me souviens plus de ce qui s'est passé ensuite. La fille l'écoutait avec une patience d'ange, les yeux grands ouverts, comme si elle avait compris ce qu'il lui racontait, son-gea-t-il. Mais non, c'était impossible. — Comment avez-vous fait pour me guérir, alors que le médecin de l'équipage n'a rien pu faire pour moi ? A l'aide de gestes, il parvint à lui poser la question. La fille lui fit signe de patienter et sortit en courant de la hutte. God-fredo en profita pour enfiler ses bas et ses chausses. Il avait recouvré un semblant de décence lorsque la fille s'en revint, en portant une pierre plate sur laquelle était posé un rameau. Elle recommença à baragouiner quelque chose dans sa langue incompréhensible. — Je ne comprends pas, dit-il en tendant la main pour saisir la branche. La fille poussa un cri en se reculant. Puis elle lui expliqua par gestes que c'était précisément cette plante qui avait provoqué l'éruption de boutons sur sa peau. Il plissa les paupières pour examiner la maudite plante dont les feuilles regroupées par trois étaient terminées par de petites fleurs vertes. Godfredo était un homme instruit, qui se piquait de connaître la botanique, et cette espèce, il en était certain, était inconnue en Europe. 99 A force de réflexion, il parvint à reconstituer ce qui s'était passé. La plante autochtone croissait en abondance dans ces parages. A en juger par les mimiques de la fille, les gens d'ici en étaient fréquemment victimes, si bien qu'ils avaient fini par y trouver un remède. Mais, étant étranger, il ignorait tout de ses propriétés urticantes, de telle sorte qu'il n'avait pas pris la précaution de l'éviter lorsque lui et le reste de l'équipage avaient mis pied à terre. Elle lui tendit un panier rempli de fleurs brun-jaune aux tiges rougeâtres. Il les identifia sans la moindre hésitation. Il s'agissait d'armoise, également appelée Mater Herbarum — Herbe mère — et couramment utilisée pour ses vertus cura-tives, en tisane et comme aromate par les Européens. — Ce n'était en fin de compte qu'une banale éruption cutanée ? dit-il pour conclure. Que n'importe qui ici sait guérir ? Et dire que ces canailles m'ont jeté à la mer pour ça ! explosa-t-il à nouveau. Elle resta un instant interdite, puis sourit et finit par éclater de rire devant l'indignation et la fureur d'un homme qui croyait avoir été à l'article de la mort alors qu'il ne souffrait que de vulgaires démangeaisons. — Espèce de sotte, maugréa-t-il tout en partant à la recherche du reste de ses vêtements. Pourquoi diable riez-vous à tout propos ? Comme il s'apprêtait à enfiler sa chemise, elle le saisit par le bras en secouant énergiquement la tête. — Comment ? Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais rester tout nu comme vous autres ! Elle secoua à nouveau la tête, ses longs cheveux noirs voltigeant autour d'elle comme des ailes de corbeau, puis lui frotta le bras et, après avoir désigné d'un geste le reste de son corps, fourra une main sous son aisselle tout en se pinçant le nez de l'autre. — Par les os sacrés du Seigneur, s'écria-t-il, vous trouvez que je pue ? Sachez, madame, qu'il s'agit là de l'odeur d'un honnête homme. Pourquoi diable croyez-vous que l'on inventa le parfum, dont vous, les sauvages, qui offensez la société avec vos mauvaises odeurs, ignorez l'usage ? 100 Lorsqu'ils sortirent, il découvrit qu'un attroupement s'était formé à l'extérieur de la hutte. — Grands dieux ! Mais tout le monde ici se promène donc tout nu ! Effrayée par cette soudaine explosion d'humeur, la foule de curieux recula. Mais après que la fille leur eut brièvement expliqué la situation, ils sourirent et certains même rirent de bon cœur. Elle adressa ensuite quelques mots à un homme à la chevelure ornée de plumes, en gesticulant abondamment, songea l'étranger, et non pas comme ces dames de la haute société espagnole qu'il avait coutume de fréquenter. L'homme acquiesça avec un sourire et, saisissant le visiteur par le bras, lui intima de le suivre. — Où m'emmenez-vous ? Que voulez-vous faire de moi ? Un ragoût ? Vous avez l'intention de me manger ? Mais l'homme le mena jusqu'à une hutte basse à l'intérieur de laquelle régnait une chaleur intense et où des hommes complètement nus transpiraient et inhalaient de la fumée, puis se frictionnaient la peau pour la débarrasser de ses toxines. Lorsqu'il émergea du bain de vapeur, après avoir remis ses chausses et sa chemise qui avaient elles aussi subi une fumigation des plus salutaires, il se sentait frais comme un gardon. La fille l'attendait. Maintenant qu'il avait les idées plus claires, il pouvait l'examiner plus attentivement. Il vit que ses yeux pétillaient d'intelligence. Réalisant qu'elle lui avait sauvé la vie, il lui dit d'une voix radoucie : — Dieu du ciel ! Mais vous êtes des êtres doués de raison. Le capitaine prétendait que vous n'étiez que des bêtes sans âme. Vous m'avez sauvé la vie et je n'ai même pas su me montrer reconnaissant. C'est pourquoi je vous demande d'accepter mes plus humbles excuses. Vous m'avez tiré des griffes de la mort et moi je ne pensais à rien d'autre qu'à ces canailles qui m'ont jeté à la mer. Je me nomme Don Godfredo de Alvarez. A votre service, dit-il en exécutant une révérence. Y a-t-il quelque chose que je puis faire pour vous être agréable ? La fille le regardait sans comprendre. 101 — Bien, la chose risque d'être divertissante, sans langue commune et sans l'aide d'un interprète. Comment pourrais-je vous témoigner ma gratitude ? Et quel cadeau pourrais-je vous offrir, hormis les vêtements que je porte sur mon dos — et dont, soit dit en passant, vous m'avez déjà débarrassé une première fois ! C'est alors qu'il vit son regard intrigué, et celui de ses compagnons qui s'étaient rassemblés autour de lui et le pointaient du doigt en murmurant. Ses lunettes ! Lorsqu'il les ôta de son nez, l'attroupement retint son souffle. Certains prirent même leurs jambes à leur cou. — Non, attendez, dit-il. Il n'y a rien à craindre. Quand il les tendit à la fille, celle-ci eut un geste de recul. Il les remit sur son nez. — Je les ai achetées à un tailleur de lentilles d'Amsterdam. Elles m'ont coûté une fortune, mais sans elles je suis incapable de guider ma plume sur le papier, ou de lire mes livres tant aimés. L'homme coiffé de plumes, que l'étranger avait identifié comme le chef du clan, s'approcha et désigna la main de Godfredo. Ce dernier fronça les sourcils puis, ayant compris à quoi il se référait, expliqua : Mais lorsqu'il la tendit au chef, l'homme fit un bond en arrière. Ce qui fournit à Godfredo l'occasion d'examiner les pagnes d'herbes tressées, les peaux de bêtes, les perles de coquillages, les os d'oiseaux, les lances dont les pointes étaient en pierre taillée. — Ainsi donc vous ne connaissez pas le métal ? s'étonna- Godfredo s'en revenait justement de Nouvelle Espagne où le peuple aztèque, qui connaissait le métal et le tissage, avait érigé de gigantesques pyramides et des temples de pierre, fabriquait du papier, vivait selon un calendrier complexe, pratiquait l'écriture, possédait des écoles où l'on enseignait la science et les humanités. Mais alors, comment se faisait-il que leurs proches voisins du nord ignoraient tout de ces techniques moder- — C'est une bague en argent. t-il. 102 nés ? Pourquoi Dieu avait-il privé ces gens d'un tel savoir ? Une telle innocence était-elle un bienfait ou une malédiction ? s'interrogea Godfredo, profondément troublé. Il s'abîma un instant dans ses pensées, tout en contemplant la jeune femme aux seins nus qui dardait sur lui des yeux d'un noir liquide. Grand Dieu, songea-t-il, suis-je en train de rêver ? Mais l'odeur de la mer était bien réelle, de même que le cri des mouettes et l'amer souvenir d'avoir été jeté par-dessus bord par l'équipage. — Et dire que ces canailles ont gardé tous mes effets, mau-gréa-t-il entre ses dents. Mes livres et mes parchemins, mon or et mes parures. Ils m'ont jeté à l'eau tout habillé, car ils sont superstitieux en diable et croient qu'en jetant un homme nu à la mer ils risquent d'attirer la malchance sur le bateau. Par le Sang précieux du Christ et de saint Jacques, jura secrètement Godfredo, je regagnerai la Nouvelle Espagne par le prochain vaisseau abordant en ces parages et ce Cabrillo et son équipage de malheur regretteront la mère qui les a portés ! Tous les membres de la tribu s'étaient rassemblés sur le rivage et regardaient s'affairer l'étranger. Accroupis sur le sable, les hommes avaient engagé les paris — les uns soutenant qu'il construisait un abri, les autres un canoë. Les enfants suivaient le visiteur qui arpentait la plage et ses environs à la recherche de bois flotté, d'algues et de branches de chêne mortes. Les femmes avaient apporté leur vannerie et tressaient des paniers tout en observant l'homme nommé Godfredo. Marimi était également du nombre, mais elle seule avait deviné ce qu'il était en train de faire. Elle seule connaissait sa douleur. Il avait été banni par son peuple, tout comme la Première Mère avait été bannie, des générations auparavant. Comme son cœur devait pleurer à l'idée de se retrouver ainsi coupé du reste de sa tribu et des histoires de ses ancêtres ! Elle priait pour que son peuple aperçût le grand feu qu'il allait allumer et vînt le chercher pour le ramener chez lui. Godfredo descendait chaque jour sur la grève pour consolider soigneusement son bûcher qu'il avait recouvert de peaux 103 de bêtes et de palmes pour le garder au sec. Après quoi, il passait de longues heures à scruter l'horizon, prêt à allumer le feu dès qu'il apercevrait une voile et à faire des signaux de fumée, comme le faisaient les marins naufragés depuis la nuit des temps. Et, une fois délivré, il se vengerait, car, contrairement à ce que croyait Marimi, il n'y avait dans le cœur de Don Godfredo de Alvarez ni chagrin ni tristesse. Il n'avait qu'une chose en tête : faire payer à ces bâtards chaque heure qu'il avait passée ici à croupir. En attendant, il n'avait d'autre choix que de vivre parmi les autochtones. On lui avait donné une hutte, un abri de branches et de feuilles au toit percé d'un trou pour laisser passer la fumée. Si bien que, en attendant le passage d'un bateau, Godfredo, qui avait précisément quitté l'Espagne, où étaient enterrés sa femme et ses enfants, pour explorer le vaste monde et les terres nouvellement découvertes, s'efforçait de s'initier aux us et coutumes de ce peuple étrange. Dans un premier temps, Marimi et lui s'étaient débrouillés pour communiquer avec des gestes et des dessins, puis peu à peu Godfredo avait appris quelques mots de langue topaa et Marimi d'espagnol. C'est ainsi qu'il avait découvert qu'elle était gardienne de la Caverne, maîtresse des Herbes et gardienne des Poisons, lectrice des Astres — science qui servait à prédire l'avenir des nouveau-nés et à leur choisir un nom. Il apprit également qu'elle n'était pas autorisée à se marier, car les rapports sexuels auraient sapé ses pouvoirs, provoqué sa mort et celle de toute la tribu. Don Godfredo voyait là un terrible gaspillage. Les Indiens l'avaient spontanément accueilli parmi eux et les hommes l'avaient invité à se joindre à leurs jeux. Parieurs invétérés, les Topaas organisaient des parties qui pouvaient durer des jours entiers. Godfredo ne tarda pas à s'initier aux règles du jeu de dés et aux osselets, ainsi qu'à divers autres divertissements consistant à lancer ou faire rouler des pièces de bois ou d'os. Il apprit à parier avec des perles de coquillages et découvrit que les mauvais perdants étaient mal considérés. 104 Il ne tarda pas non plus à prendre l'habitude de fumer la pipe en argile et découvrit qu'il aimait le goût du tabac. Mais les Indiens ignoraient la fermentation et ne buvaient aucune boisson alcoolisée qui égayât les esprits. Une fois, il fit du vin avec des raisins sauvages et s'enivra plus que de raison, faisant fuir les Topaas qui refusèrent de partager avec lui une boisson qui vous rendait possédé du démon, si bien qu'après cela il but toujours en solitaire. Il apprit également à apprécier les bains de vapeur et attendait avec impatience les jours où, en compagnie des autres hommes, il prenait place à l'intérieur de l'étuve, dans un nuage de fumée parfumée, et raclait sa peau pour en chasser les impuretés avant d'en ressortir frais et ragaillardi. Il préférait de loin cette pratique à celle du bain annuel qu'il n'avait jamais apprécié. Certaines mœurs des Topaas le troublaient cependant profondément. Comme ces femmes qui allaient et venaient la poitrine à l'air et ces hommes qui se promenaient nus comme au premier jour ! Ces gens n'avaient donc aucune pudeur ? Godfredo estimait que les lois incompréhensibles qui régissaient la vie de la tribu ne faisaient qu'encourager la promiscuité. Ainsi, lorsqu'un homme surprenait sa femme en flagrant délit d'adultère, il était autorisé à divorcer et à prendre la femme de son rival ! Les nuits de pleine lune, les couples se livraient à des danses rituelles de fertilité et se retiraient ensuite dans leurs huttes pour y faire Dieu sait quoi. Les filles à marier étaient encouragées à choisir leur partenaire, et en diverses occasions les femmes mariées étaient autorisées à accorder leurs faveurs à des hommes qui n'étaient pas leurs époux légitimes. Marimi avait beau essayer de lui expliquer la raison de tout cela — la copulation entre hommes et femmes était sacrée puisqu'elle favorisait la fertilité de la terre et contribuait à la fécondité de la tribu —, Godfredo demeurait convaincu que ces Indiens étaient un peuple immoral. Un soir, Marimi lui raconta l'histoire de sa tribu depuis le commencement des temps. — Comment sais-tu tout ceci, s'étonna-t-il, puisque rien n'est écrit ? 105 — Chaque soir, les aînés racontent notre histoire aux plus jeunes. Ainsi notre histoire ne se perd pas. — Cela ne me semble pas très fiable. L'histoire finit forcément par se déformer au fil du temps. — Mais il faut qu'elle soit fiable. Chaque mot de l'histoire doit être répété. Les enfants l'apprennent par cœur, de telle sorte que, quand vient leur tour de la raconter, l'histoire demeure inchangée. Et vous, comment faites-vous pour vous souvenir de vos ancêtres ? — Nous avons la peinture, l'écriture, les registres paroissiaux. Ils parlèrent de leurs dieux respectifs. Il lui montra son crucifix et lui parla de Jésus. De son côté, elle lui parla du créateur Chinigchinich et des sept géants qui donnèrent naissance à l'espèce humaine. Elle lui parla également de la Mère Lune, que les Topaas vénéraient, ce que Godfredo jugea très naïf car tout le monde savait que la Lune n'était qu'un corps céleste en orbite autour de la terre, au même titre que le Soleil et toutes les autres planètes. Les premières fois qu'il partagea un repas avec la tribu, il remarqua qu'ils l'observaient d'un œil réprobateur. Don Godfredo était le premier à reconnaître qu'il avait un bon coup de fourchette. Il engloutissait sa nourriture et sa boisson sans façon, et lâchait des vents à table sans chercher à s'excuser. Mais apparemment ces gens considéraient comme impoli de prendre du plaisir à manger. Et chaque soir, lorsqu'il s'asseyait avec eux autour d'un brouet de glands, d'un ragoût de lapin ou d'une soupe de coquillages, il avait une pensée émue pour les ripailles qu'il faisait en Espagne : orgies de perdrix et de faisans, saucisses et lard fumé, gelée de coing, fromage florentin et massepain de Sienne. La viande de bœuf, de mouton, de porc, la volaille, les pigeons, le cabri et l'agneau lui manquaient cruellement, ainsi que les biscuits et le pain, les tourtes et les tartes, les bonbons et les dragées, les champignons sautés à l'ail, les clous de girofle et les olives. Il fermait les yeux et rêvait de fromage, d'œufs, de lait et de beurre. Qui aurait pensé qu'un homme eût pu à ce point regretter des mets aussi ordi- 106 naires ? Il repensait à ces discussions enflammées mais malgré tout joyeuses où il était question de l'excellence de tel ou tel fromage — brie, gruyère, parmesan. Il aurait voulu décrire au chef topaa les délices d'un bon roquefort ou d'un fromage suisse affiné. Mais l'homme n'aurait pas pu comprendre. Les Topaas ne consommaient aucun laitage. En revanche, c'étaient d'excellents pêcheurs, et le poisson de mer figurait toujours en abondance au menu — même si tout homme civilisé savait que le poisson était meilleur accommodé en sauce. Mais ce que Don Godfredo regrettait par-dessus tout, c'était un bon tonneau de vin de Bordeaux. Lorsqu'il n'était pas occupé à manger, à dormir ou à parier, Godfredo se rendait sur la plage pour monter la garde. Chaque jour, qu'il pleuve ou qu'il vente, on apercevait sa silhouette solitaire arpentant les dunes, parfois suivie d'un groupe d'enfants fascinés par la présence de cet étranger. S'ils avaient compris son langage, les Topaas auraient découvert que Don Godfredo était un homme de science et de savoir et que ses livres et ses instruments de mesure, ses cornues et ses fioles lui manquaient cruellement, de même que son astrolabe, son quadrant et ses cartes, ses montres, ses sabliers, ses cadrans solaires, sa plume, son encre et son parchemin. Ils auraient également découvert que, étant un homme aisé, Don Godfredo vivait dans des châteaux, que le confort d'un bon fauteuil, d'une assiette, d'un mouchoir, d'un lit de plumes et d'un feu de cheminée lui manquait. La politique aussi lui manquait, ainsi que les intrigues de palais. Ah, savoir qui était en faveur à la cour et qui ne l'était pas ! Il se languissait d'une discussion intelligente. Et son cheval ! Toutes ces choses qu'il avait jusqu'ici prises pour argent comptant lui faisaient désormais si cruellement défaut qu'il en éprouvait une souffrance quasi physique. Un jour où il pleuvait si fort que les canoës n'avaient pu prendre la mer, grelottant dans ses habits trempés, Don Godfredo se souvint d'un roman intitulé Les Exploits d'Esplandian qui faisait fureur ces temps-ci en Espagne. Il y était question du chevalier Esplandian qui, à l'époque du siège de Constanti- 107 nople, avait reçu ordre de défendre la ville contre les assauts des infidèles. Soudain, parmi les assaillants, était apparue une femme venue d'une île fabuleuse et lointaine située « à droite des Indes, tout près du paradis terrestre », nommée Californie. Cette île était peuplée de guerrières à la peau sombre, armées de lances en or, et de griffons. L'histoire racontait que ces femmes capturaient les jeunes griffons et leur donnaient en pâture leurs enfants mâles ainsi que les hommes qu'elles avaient enlevés. Ultérieurement, la reine, convertie au christianisme, avait appris à respecter les hommes et, ayant épousé le cousin d'Es-plandian, l'avait ramené chez elle dans son île fabuleuse. Tous ceux qui avaient lu ce livre ou en avaient entendu parler se demandaient si cette île fantastique existait vraiment. Ainsi, lorsque Cabrillo avait quitté le Mexique pour explorer la côte, ses hommes et lui avaient espéré trouver un pays où l'or serait le seul métal connu. Mais, quand ils avaient mouillé dans la baie située à quelques encablures au sud, ils avaient bien dû admettre que, hormis des indigènes vivant dans la plus grande simplicité, il n'y avait ni or, ni amazones, ni griffons. Ils avaient, malgré tout, baptisé l'endroit Californie. A ce souvenir, l'humeur de Don Godfredo s'assombrit. Ces Indiens ne possédaient rien dont la couronne d'Espagne eût pu tirer profit. Il pouvait donc se passer des années avant qu'un autre navire ne fasse escale ici ! Et bien que les sauvages pussent nourrir son corps, ils ne pouvaient pas nourrir son esprit, lequel finirait peu à peu par dépérir et sombrer dans la folie. Profondément abattu, Godfredo se mit à scruter la plage et aperçut Marimi qui l'observait de loin, sa longue silhouette enveloppée de peaux de phoque, ses yeux sombres empreints de tristesse. Comment pouvait-il lui expliquer à quel point il souffrait d'avoir été rejeté dans cet enfer par ses compatriotes, et qu'il deviendrait fou à force de passer ses journées à ne rien faire d'autre que manger, jouer et fumer la pipe ? — Je suis un érudit ! cria-t-il au vent. Je possède un esprit et je suis curieux ! Et on m'a abandonné ici pour que j'y pourrisse ! Marimi s'approcha de lui et, lui prenant les mains, lui dit une chose qu'il ne comprit pas. 108 Elle désigna alors les canoës alignés sur la grève à côté des harpons et des filets de pêche. Elle prononça le nom de pêcheurs avec qui il s'était lié d'amitié, puis désigna la hutte de l'homme qui fabriquait des couteaux de silex et celle de la vieille femme qui façonnait des perles de coquillages. Après quoi, tournant les paumes de Godfredo vers le ciel, elle lui posa une question. — Quel est mon métier ? Est-ce là ta question ? Des semaines durant, Godfredo avait essayé de lui expliquer quelle était sa profession, mais comment faire comprendre à une fille qui n'avait jamais vu un alphabet ce qu'était le métier de chroniqueur ? Soudain, il eut la révélation. — Par le sang du Christ ! A présent, je comprends ce que tu cherches à me dire ! Mais bien sûr ! Pour quelle autre raison aurais-je pris la mer sinon pour tenir la chronique de mes voyages et relater les découvertes des explorateurs ! Et que suis-je en train de faire ? Rien, sinon rester assis comme un nigaud sur mes fesses à attendre qu'un bateau vienne à mon secours ! Il eut soudain envie de se jeter à son cou et l'aurait sans doute fait si, ayant deviné son intention, elle ne lui avait décoché un regard furibond qui le cloua sur place. L'humeur sombre de Godfredo se mua en exaltation tandis qu'il s'attelait à sa nouvelle tâche. Il commença par troquer son béret de velours contre une poignée de plumes qu'il allait tailler pour pouvoir écrire. A un chasseur qui s'en revenait des montagnes Godfredo échangea son doublet contre une peau de cerf, et, tandis que le reste de la tribu se repaissait de venaison, le chroniqueur s'employa à gratter la peau de l'animal, à l'équarrir puis à la poncer jusqu'à obtenir un parchemin. Pour finir, à l'aide de sépia il fabriqua de l'encre. Il était prêt à tenir sa chronique. Mais avant toute chose, il devait établir une carte des lieux. Cette plaine avait été surnommée la vallée de la Fumée par les premiers explorateurs espagnols, car, outre qu'on y voyait brûler nuit et jour une constellation de feux de camp, les indi- 109 gènes mettaient périodiquement le feu à la broussaille afin d'enrichir la terre et de prévenir les incendies de forêt. Godfredo avait une fois été témoin d'un de ces incendies dévastateurs qui se déclaraient quand la végétation devenue trop touffue et trop sèche s'enflammait spontanément, dégageant une épaisse fumée brunâtre qui, retenue par la barre rocheuse, stagnait en permanence au-dessus de la plaine. Certains jours, la fumée était si dense qu'il était impossible de distinguer la cime des montagnes. Afin d'établir sa carte, Godfredo demanda à Marimi de lui servir de guide. Celle-ci le précédait le long des sentiers, en balançant ses hanches généreuses, et de temps à autre, à travers sa jupe d'herbes tressées, il entrevoyait un fragment de peau brune et veloutée. Arrivée au sommet des montagnes, elle faisait une pause et, pointant le doigt çà et là, nommait tel ou tel pic. Sur le versant nord des montagnes topaa-ngna résidaient les Chumashes. Leur village portait le nom de Maliwu que Godfredo estropiait, l'appelant Malibu, suscitant chaque fois un éclat de rire de la part de Marimi. Topaas et Chumashes étaient ennemis. La rivière Maliwu délimitait la frontière entre leurs territoires et ils ne parlaient pas la même langue. Ce dont s'étonna Godfredo tout d'abord. — Mais il n'y a que ces montagnes qui vous séparent ! Puis il se souvint des Français qui ne parlaient pas sa langue et vivaient pourtant de l'autre côté des montagnes qui les séparaient de l'Espagne. Marimi lui montra au loin les campements kawengna et simi. Ils passèrent sur l'autre versant et de là Godfredo aperçut une vallée de chênes verts. Comme celle-ci n'avait pas de nom, il l'appela Los Encinos. Lorsqu'ils traversèrent d'autres villages topaas pour atteindre des campements plus éloignés, Don Godfredo remarqua que ces tribus ne comptaient pas de guerriers. Là, les lances et les flèches servaient uniquement à chasser le gibier. Les disputes entre tribus étaient rares, lui expliqua Marimi, et le plus souvent aisément réglées. De manière générale, les habitants de la vallée de la Fumée étaient des gens pacifiques 11 n et tranquilles, contrairement aux Aztèques, un peuple à la civilisation avancée mais qui, avant l'arrivée des Espagnols, était agressif et assoiffé de sang. Puis Godfredo songea à l'histoire des Européens, écrite elle aussi en lettres de sang, et une nouvelle pensée s'imposa à lui : le savoir était-il porteur de violence ? Il remarqua que Marimi faisait preuve de respect envers la nature. Avant de cueillir un fruit ou de prendre l'eau d'une source, elle effectuait un rituel, si simple fût-il, en forme de requête ou de remerciement. Godfredo avait noté que les Indiens imploraient le pardon des animaux qu'ils tuaient. « Esprit de ce lapin, je te demande pardon de manger ta chair. Puissions-nous ensemble effectuer le cycle de la vie qui nous fut accordée par le Créateur de Toute Chose. » Marimi lui expliqua que l'animal capturé se soumettait volontiers au chasseur dès l'instant que ce dernier se conformait aux rites en usage. Leur expédition fut de courte durée, Marimi ne voulant pas trop s'éloigner de sa tribu ni Godfredo de l'océan. De retour au campement, Godfredo traça sa carte, puis il s'attela d'arra-che-pied à la rédaction de sa chronique qui, espérait-il, serait à son retour lue dans toute l'Espagne, et même, qui sait, dans toute l'Europe. En tête du manuscrit il inscrivit : Ici Commence la Chronique et l'Histoire de Mon Séjour Parmi les Sauvages Indiens de Californie. Après quoi il se mit à l'ouvrage, avec le sérieux d'un homme trop consciencieux dans son entreprise pour se laisser distraire par d'autres pensées. Il agissait ainsi dans l'espoir d'échapper à un sort plus cruel encore que celui de naufragé dérivant sur un radeau : il commençait à désirer follement une certaine fille qui avait fait vœu de chasteté. Il décida de consacrer son premier chapitre à la science, mais la science étant inexistante en ces contrées reculées, il choisit à la place de parler de médecine. Godfredo consigna les rituels de guérison auxquels il avait assisté. Pour soulager les bébés qui faisaient leurs dents, Marimi employait de l'aubépine 111 qu'elle faisait sécher, puis bouillir avant de l'appliquer sur les gencives de l'enfant. Pour le traitement de la jaunisse, lors de la cuisson du brouet de glands, elle se peignait au-dessus du potage pour y faire tomber des poux. Godfredo en fut vivement impressionné car il s'agissait là d'un remède communément utilisé en Espagne où l'eau additionnée de poux avait, disait-on, le pouvoir de guérir les maladies de foie. Mais il avait également été témoin de rituels magiques beaucoup moins scientifiques, auxquels on recourait quand les herbes ou les médecines restaient sans effet. Godfredo savait que ce n'était pas la plume de l'aigle, la dent du coyote ou la peau du crotale qui avait le « pouvoir » de guérir, mais plutôt la confiance mutuelle entre le malade et la guérisseuse. Si tous deux avaient la conviction qu'il pouvait guérir, la volonté du patient se mettait à agir et le miracle se produisait. Un tel système suscitait l'admiration de Godfredo. Si seulement les Européens avaient eu recours à ce genre de pratiques, plutôt que de s'en remettre à des charlatans qui se disaient médecins ! Et quand la volonté du patient n'y suffisait pas, le clan tout entier se mobilisait. Godfredo avait un jour assisté à un tel prodige. Un pêcheur avait été blessé par un harpon alors qu'il chassait le phoque. La plaie s'était infectée, déclenchant une forte fièvre. Marimi avait allumé un feu à côté du mourant et réuni ses familles du premier et du second degré. Après quoi elle avait agité des crécelles en direction des quatre points cardinaux pour invoquer leur puissance. Elle avait chanté à la lune, puis répandu de la poudre d'algues sur le corps du blessé et dessiné des signes magiques sur sa peau avec de la graisse de phoque additionnée de pigments. Elle avait ensuite brandi une pierre sur laquelle étaient dessinés des mille-pattes. Elle l'avait montrée à la lune, puis aux quatre vents, et l'avait enduite d'asphalte bouillant pour oblitérer les dessins et « tuer » ainsi les scolopendres, lesquelles symbolisaient la mort. Aussitôt la respiration de l'homme s'était apaisée, la fièvre avait quitté ses traits, et après que sa famille eut chanté plusieurs incantations, il avait ouvert les yeux et demandé à boire. Godfredo avait crié au miracle, mais Marimi ne voyait là que l'œuvre des esprits. Inversement, là où Marimi voyait de la 112 magie, Godfredo ne voyait que de la science. Quand il réussit enfin à la persuader de chausser ses lunettes, elle s'était écriée qu'elles étaient magiques car elles lui montraient un monde différent. Lorsqu'il voulut lui expliquer à quoi servaient les verres et les lentilles, elle refusa de l'écouter. En particulier lorsqu'il lui montra comment allumer un feu avec une paire de lunettes placée directement sous un rayon de soleil, sans qu'il fût nécessaire de frotter un bâton sur un morceau de bois. Dans sa chronique il décrivit également les pratiques religieuses des Topaas. Au solstice d'hiver, ils se rendaient dans un canyon sacré. Là, Marimi pénétrait dans une caverne pendant que toute la tribu l'attendait à l'extérieur. Lorsqu'elle en ressortait, elle frappait trois fois la roche avec sa crosse qu'elle brandissait vers les cieux pour « tirer » le soleil vers le nord, et signifier ainsi la fin de l'hiver et le retour des beaux jours. Tout le monde applaudissait. Godfredo décrivit également leurs us et coutumes. Un jour que Marimi était en train de faire cuire du brouet de glands dans un panier en y jetant des pierres brûlantes et en agitant ensuite vigoureusement le panier pour l'empêcher de brûler, il lui demanda : — Pourquoi ne te sers-tu pas d'une marmite ? Voyant qu'elle écarquillait les yeux, il réalisa qu'il n'avait jamais vu un seul récipient de poterie dans le village. Hormis quelques objets en grès, échangés contre de l'asphalte à des tribus de l'intérieur, les Topaas ne fabriquaient aucune poterie ni aucun objet en argile. Ils cuisaient la nourriture, gardaient leurs provisions et transportaient l'eau dans des paniers. Don Godfredo nota également que les vieillards topaas avaient des dents usées jusqu'à la gencive. Non pas cassées ou arrachées, mais érodées. La réponse à ce phénomène lui fut fournie lorsqu'il commença à partager leurs repas : il y avait des gravillons dans leur brouet et de la poudre minérale dans les graines broyées à la meule, ainsi que de la terre dans les racines et les bulbes qu'ils consommaient crus. Don Godfredo remarqua que les Topaas ne faisaient rien pousser hormis quelques plants de tabac. La plante était cueil- 113 lie, puis séchée sur des pierres chaudes et enfin broyée dans de petits mortiers afin d'obtenir une poudre que l'on fumait dans des pipes d'argile. Mais l'essentiel de sa chronique traitait de Marimi, laquelle occupait une place de plus en plus grande dans son cœur. Il observait ses dévotions, ses relations avec la tribu, sa façon de rire, sa vive intelligence, ainsi que la période mystérieuse où, chaque mois, elle se retirait dans sa hutte et demeurait seule pendant cinq jours au cours desquels elle ne voyait personne, hormis les femmes venues lui apporter de la nourriture et de l'eau. Godfredo apprit que c'était l'usage pour toutes les femmes en période de menstruation, le flot menstruel puissamment chargé en énergie lunaire devant être maîtrisé. Si d'aventure une femme ayant ses menstrues adressait la parole à un autre membre de la tribu, si elle touchait sa nourriture ou marchait sur son ombre, ce dernier risquait de tomber malade et de mourir. Les femmes étaient également réputées de santé plus fragile durant leurs menstrues, si bien qu'il leur était interdit de se laver les cheveux, de manger de la viande, de s'épuiser au travail et de dormir avec leur époux. Y Pour finir, le jour arriva où, incapable de garder pour lui la question qui lui brûlait le cœur, Godfredo demanda à Marimi ce qu'il adviendrait si elle dormait avec un homme. — Je serais bannie du clan et la malédiction s'abattrait sur la tribu. — Et qu'arriverait-il à l'homme ? — Il serait mis a mort. Il fut tiré du sommeil par un brouhaha inhabituel et une odeur acre de fumée. Dehors, les hommes et les femmes de la tribu étaient en train d'entasser des poissons séchés dans des paniers et d'empiler des peaux de loutre. Après quoi ils mettaient le feu à leurs huttes. Marimi lui expliqua qu'ils s'apprêtaient à lever le camp pour se rendre à l'intérieur des terres, comme chaque année, pour commercer avec d'autres tribus. La coutume exigeait 114 qu'on brûlât les huttes, qui seraient reconstruites au retour, sur une terre assainie. Voyant que les hommes portaient de lourds fardeaux retenus par une bride de cuir qui leur ceignait le front, Godfredo songea en lui-même : Je vais leur apprendre à fabriquer des roues et des charrettes. Et lorsqu'ils se mirent en route, comme de vulgaires paysans, pour se rendre à l'est, il se demanda s'il était possible qu'il y eût des chevaux en ces contrées, ou même des ânes, ou n'importe quoi d'autre qui eût pu servir de bête de charge. Le voyage dura deux jours, au cours desquels Godfredo eut tout loisir de faire des projets. N'ayant à sa disposition ni rasoir, ni ciseaux, ni peigne, les Topaas ne connaissant que le couteau de silex, Godfredo était condamné à porter les cheveux longs. Cependant, afin que sa barbe ne poussât pas hors de proportion, il avait pris l'habitude de la raser chaque jour au moyen d'une coquille de palourde affûtée. A présent, tandis qu'il faisait route à l'est avec le reste de la tribu, il rêvait d'enseigner aux Topaas l'art d'extraire le minerai et de le traiter pour façonner des objets utiles tels que couteaux, rasoirs ou marmites. Ils traversèrent d'autres campements dont les habitants commençaient eux aussi à plier bagage pour se joindre au grand rassemblement annuel. Ils se trouvaient à présent à quelque quinze milles à l'intérieur des terres, et bien que les coutumes tribales fussent similaires, Godfredo constata qu'ici les langues étaient aussi variées qu'en Europe. Marimi lui expliqua que la piste qu'ils suivaient était celle qu'avait empruntée la Première Mère lorsqu'elle s'était exilée ici, des générations auparavant. Ils atteignirent enfin leur destination, un gigantesque campement de huttes regroupant une multitude de tribus. Marimi expliqua à Godfredo qu'à cet endroit se trouvait la substance qui leur servait à calfater leurs canoës et les corbeilles qui leur servaient à transporter l'eau. « La brea », dit-il en espagnol pour désigner les bassins de goudron bouillonnant qui occupaient le milieu du campement. Marimi l'informa qu'ils étaient venus jusqu'ici pour commercer avec des tribus arrivées de Cucamonga et d'autres lieux 115 encore plus reculés. Voyant que la piste qu'ils avaient empruntée se poursuivait à l'est, il demanda où elle menait. — Yang-na, dit-elle en faisant un geste qui laissait entendre qu'elle l'ignorait. Car Marimi n'était jamais allée au-delà de ces fosses de goudron. — N'es-tu pas curieuse de savoir ce qu'il y a au-delà ? s'étonna Godfredo tandis qu'ils commençaient à assembler les branchages et les piquets qui leur servaient à faire des huttes. — Pour quoi faire ? — Pour voir ce qu'il y a. — A quoi bon ? répéta-t-elle. Pour la première fois, Don Godfredo, qui, dans sa vie, avait parcouru des milliers de lieues, réalisa que cette fille n'avait pas idée de l'immensité de l'univers. Elle ignorait qu'elle vivait sur une sphère qui tournait dans l'espace, et qu'au-delà des océans existaient des pays lointains où l'homme avait construit des cathédrales si hautes que leurs flèches transperçaient les cieux. Ces misérables fosses de poix constituaient l'extrême limite orientale de son petit monde. Au nord, son territoire était délimité par une chaîne de montagnes qu'elle n'avait pas le droit de franchir, et à l'ouest et au sud par l'océan dont elle croyait qu'il soutenait la voûte céleste ! Mais depuis cinquante ans déjà l'on sait que la terre n'est pas plate, avait-il envie de crier. Elle s'étend bien au-delà des limites de la malheureuse cuvette qui forme ton univers, et regorge de merveilles et de prodiges dont tu n'as pas idée. Il essaya de le lui dire à l'aide de croquis ou de gestes, mais en pure perte. Marimi se contenta de rire de ses gesticulations, ne voyant là rien de plus qu'une jolie légende. C'est alors que Godfredo eut la révélation. Tout en regardant le peuple de Marimi échanger des glands, de la stéatite, des poissons, des peaux de loutre et d'otarie contre de la poterie, des graines de mezquite ou des peaux de cerf, il mit au point son plan secret. Lorsque des galions espagnols reviendraient, ce qui arriverait tôt ou tard, il emmènerait cette fille avec lui et lui montrerait les merveilles du monde. Il la couvri- 116 rait de soieries et de perles, lui ferait découvrir les palais, les œuvres d'art, les parfums, les tapisseries, la vaisselle d'or et d'argent, il la prendrait en croupe sur son cheval et l'émerveillerait avec des choses que son esprit primitif était incapable de se représenter. Ce soir-là, tandis qu'elle moulait le grain, il regarda ses seins nus se balancer voluptueusement. Marimi s'était enduit le corps de peinture ocre qui mettait délicieusement ses formes en valeur et faisait soupirer Godfredo de désir. Pourquoi, se demandait-il, cette créature sauvage le fascinait-elle à ce point ? Il est vrai qu'elle lui avait sauvé la vie, lorsqu'il avait été rejeté sur le rivage, des mois auparavant, et que personne n'avait voulu le toucher. Personne sauf Marimi, si brave. Mais il y avait d'autres raisons aussi, comme la grâce de ses mouvements quand elle se déplaçait ! Il avait connu des femmes d'un statut équivalent dans son propre pays : religieuses influentes, aristocrates fortunées et puissantes, mais peu d'entre elles étaient aussi gracieuses que la femme-médecine et toutes ou presque étaient imbues de leur pouvoir et de leurs privilèges. Cependant, il y avait une certaine vulnérabilité chez Marimi. Comme ces mystérieuses crises qui la terrassaient par moments. La première fois, il avait eu très peur en l'entendant pousser un cri de douleur avant de s'effondrer à terre. Les hommes, effrayés, s'étaient reculés tandis que les femmes étaient arrivées en courant pour la relever et la porter jusqu'à sa hutte. Godfredo était resté sur le seuil à l'observer tandis qu'étendue sur sa couche elle faisait rouler sa tête douloureuse d'un côté et de l'autre. Au bout d'un moment, elle avait fini par sombrer dans un sommeil profond, et plus tard elle lui avait raconté qu'elle avait eu des visions. Elle souffrait, disait-on, d'une maladie sacrée qui lui permettait de communiquer avec les dieux. Il avait assisté à semblables phénomènes en Espagne, où moines et nonnes étaient sujets à ce genre de crises. Mais il s'agissait de chrétiens qui parlaient avec les saints, alors que cette femme n'était qu'une barbare qui n'avait jamais été baptisée. Et enfin, il y avait sa vie solitaire. Bien que Marimi fît partie intégrante de la tribu et qu'elle fût au centre de la vie sacerdo- 117 taie, elle n'en vivait pas moins séparée du reste de ses congénères. Le soir venu, quand le reste du campement s'animait de rires et de conversations, quand les flûtes chantaient, que les nourrissons vagissaient et que les hommes disputaient bruyamment une partie de dés, la hutte de Marimi demeurait silencieuse. Sa solitude lui rappelait la sienne, celle qu'il portait dans son cœur lorsqu'il avait quitté l'Espagne où il avait enterré sa femme et ses fils emportés par la fièvre. — Oh, jouvencelle, se lamentait-il en secret, ne vois-tu point que je brûle de désir pour toi ? Un nuit, Godfredo trouva le courage d'avouer à Marimi ce qu'il avait sur le cœur. Il lui parla des merveilles de son pays et lui dit qu'il rêvait de la conduire là-bas pour les lui montrer. A sa grande surprise, elle se mit à pleurer amèrement et lui avoua que le même désir brûlait dans son cœur. Elle lui dit qu'elle n'aurait rien tant aimé que de devenir sa femme et de le suivre partout où il irait, mais qu'elle ne le pouvait pas. Car elle se devait à son peuple et avait fait vœu de chasteté. Cette déclaration inattendue troubla profondément Godfredo car, bien qu'il convoitât ardemment cette fille, pas une seule fois la pensée ne l'avait effleuré qu'elle eût pu le désirer. Mais maintenant qu'elle lui avait avoué son amour, son désir s'en trouvait décuplé au point qu'il sentît sa peau s'embraser. — Je ne peux pas supporter l'idée de te quitter, s'écria-t-il, mais à quoi bon rester si je ne peux pas faire de toi ma femme ! Marimi, si tu viens avec moi, ton vœu de célibat n'aura plus de raison d'être. Tu seras libre de m'épouser. Elle ne pouvait pas partir, lui expliqua-t-elle, les larmes aux yeux, et il ne devait plus jamais lui dire qu'il la désirait, car la chose était taboue et risquait d'attirer la malédiction sur la tribu. Ce soir-là, incapable de trouver le sommeil, Godfredo sortit dans la nuit et erra autour des fosses nauséabondes où bouillonnait le goudron. Il marchait à grands pas en gesticulant et en prenant le ciel à partie dans une langue que personne ne 118 comprenait. Assis autour des feux de camp, les Cahuillas, les Mojaves et les autres regardaient l'homme blanc qui se battait contre les démons. C'est alors qu'une idée lui vint : il allait initier les Topaas à la modernité. Il allait leur apprendre à fabriquer du papier et à extraire le métal, à utiliser la roue et les animaux de trait, à construire des maisons de pierre et à lire l'heure ; il allait ouvrir les yeux de Marimi, lui montrer combien sa vie était limitée et susciter ainsi chez elle l'envie de le suivre jusqu'en Espagne. Son plan échoua. Dans un premier temps, ses projets éveillèrent la curiosité des Topaas, mais très vite ils perdirent leur attrait. Don Godfredo parvint à fabriquer des chandelles qui firent l'admiration des Indiens, mais qui, une fois consumées, cessèrent de les intéresser. Il en fut de même pour une sorte de savonnette grossière qu'il avait réussi à confectionner. Les Indiens s'amusèrent à se savonner gaiement dans l'océan puis oublièrent le savon dès qu'il eut disparu. Il planta des tournesols en leur expliquant qu'ils pourraient ainsi disposer de graines toute l'année, mais les plants crevèrent faute de soins, et avec eux l'intérêt qu'ils suscitaient. Pourquoi auraient-ils changé leurs habitudes, demandaient-ils à Godfredo, alors qu'ils vivaient heureux ainsi depuis le commencement des temps, et que leur mode de vie avait toujours était bénéfique aux Topaas ? — Le changement c'est le progrès, tenta-t-il de leur expliquer. Mais en vain, car la notion de progrès leur était totalement étrangère. Il retourna voir Marimi et lui demanda une fois de plus si elle acceptait de devenir sa femme. — Y a-t-il des femmes qui sacrifient leur virginité aux dieux dans ton pays ? demanda-t-elle. — Oui, les nonnes. — Et si m désirais l'une d'elles, essayerais-tu de lui faire renoncer à son engagement religieux ? 119 Il la prit par les épaules et dit : — Marimi, le célibat est une règle instaurée par les hommes et non par Dieu ! — T'arrive-t-il de parler à ton Dieu ? Il baissa les bras, découragé. — Je ne crois plus en dieu. Elle tendit la main et saisit le crucifix en or qu'il portait autour du cou. — Et cet homme, Jésus. Crois-tu en lui ? — Jésus est un mythe. Dieu est un mythe. Les yeux noirs de Marimi s'emplirent de tristesse. Elle le considéra un moment en silence et songea : l'âme de Godfredo est malade car il a besoin de croire en quelque chose. Après avoir quitté les fosses de poix, il leur fallut deux jours de marche pour rallier le canyon de Topaa-ngna. Une fois dans les montagnes, Godfredo et Marimi suivirent une piste à travers les chênes nains et le lilas sauvage. Là, ayant atteint une clairière, ils virent une femelle coyote se livrer à une danse extraordinaire : elle s'aplatissait sur le sol, le museau tourné vers le ciel, puis bondissait brusquement dans les airs en tournoyant sur elle-même et, refermant les mâchoires dans un claquement sec, retombait sur le sol et se mettait à creuser frénétiquement la terre. Voyant qu'elle répétait son geste inlassablement, Godfredo recula, craignant d'avoir affaire à un chien enragé. Mais Marimi éclata de rire et lui expliqua que la bête était en train d'attraper des scarabées. Son peuple avait surnommé le coyote « le filou » parce qu'il s'allongeait sur le sol pour feindre la mort, et lorsqu'un vautour s'approchait suffisamment près il bondissait sur lui et le dévorait. Lorsqu'ils eurent atteint une grotte au fond d'un petit canyon, Marimi s'arrêta et dit : — Il est interdit à quiconque n'est pas homme ou femme-médecine d'entrer en ce lieu. Cette règle vaut pour tous les Topaas, et les membres des autres tribus. Mais tu es différent, tes ancêtres habitent dans une terre lointaine, et je crois, God- 120 fredo, que, avec tes lunettes qui te font voir des choses que personne d'autre ne peut voir et qui peuvent allumer un feu par miracle, tu dois être un chaman dans ton propre pays. C'est pourquoi il n'est pas tabou que tu pénètres dans la grotte sacrée. Ils entrèrent. Une fois à l'intérieur, sa voix se mua en un murmure respectueux lorsqu'elle expliqua : — Notre Première Mère repose ici. Godfredo vit que le tombeau était très ancien. Il avait au moins mille ans. Marimi y déposa des fleurs en disant : — Nous apportons toujours un cadeau à la Première Mère. Puis elle lui montra les fresques sur le mur et lui raconta l'histoire de la première Marimi. — Si je te raconte tout cela, Godfredo, c'est parce que je sais qu'ici il y a un vide. (Elle posa une main sur la poitrine de l'homme blanc.) Ce n'est pas bon, car sans la foi pour combler ce vide, les mauvais esprits risquent de s'y loger. Les esprits du chagrin et de l'amertume, de la jalousie et de la haine. C'est la raison pour laquelle je t'ai amené ici, Godfredo. Afin d'attirer sur toi la sagesse de la Première Mère. Godfredo regarda la femme à la peau cuivrée qui avait posé sa main sur son cœur. Lorsqu'il plongea ses yeux dans ses yeux à la fois innocents et pleins de sagesse, il sentit le poids de la montagne sur ses épaules, entendit d'étranges murmures dans la pénombre et aperçut des ombres qui semblaient l'observer et attendre. La caverne lui rappela une grotte qu'il avait visitée étant enfant, et dont on racontait qu'un saint y avait trouvé de l'eau miraculeuse. Et si les grottes magiques existaient vraiment ? Si la Première Mère de Marimi était réellement présente ? Selon la coutume topaa, Godfredo emportait toujours ses outils avec lui. Il extirpa un éclat d'obsidienne noir et brillant de la bourse de peau qu'il portait accrochée à sa ceinture puis, ayant choisi un endroit lisse et bien dégagé de la paroi, il y grava : La Primera Madré. Après quoi il dit avec un sourire : — Désormais, toutes les générations futures sauront qui repose ici. Marimi observa bouche bée les étranges inscriptions. Lorsqu'il avait établi sa carte et tenu sa chronique, Godfredo avait 121 essayé de lui apprendre à lire. Mais les symboles étaient restés des symboles. Cependant, tandis qu'elle contemplait les lettres fraîchement gravées dans la roche, la lumière jaillit brusquement dans son esprit. Etirant le bras, elle se mit à les palper une à une du bout des doigts, en prononçant chacune d'elles à haute voix, réalisant soudain leur signification. En l'entendant murmurer les mots, Godfredo fut comblé de joie. Le miracle qu'il attendait depuis si longtemps s'était réalisé : il avait enfin appris à Marimi une chose de son monde à lui. Au même instant il sentit son désir charnel se muer en un élan de tendresse. Il était amoureux. Prenant les mains de sa bien-aimée dans les siennes, il l'obligea à se retourner vers lui et lui dit : — C'est à cause de cette première mère que tu es vierge ? — Oui. — De la même façon que les religieuses espagnoles qui sacrifient leur virginité à la Mère de Dieu. Marimi, je ne crois pas plus à ta première mère que je ne crois à une autre première mère qui se nommait Marie. Mais je respecte ta foi et tes vœux. Je ne te demanderai plus de partir avec moi, car je vois à présent que ce serait une erreur. De la même façon, je ne saurais vivre plus longtemps parmi les tiens. Jamais aucun mortel n'a connu pire chagrin. Je dois partir. Voyant qu'elle se mettait à pleurer, il l'attira contre lui et la serra dans ses bras. Au bout d'un moment il relâcha son étreinte et dit : — Ainsi tu ne rends jamais visite à la Première Mère sans lui laisser un cadeau. (Otant ses lunettes, il les lui tendit.) Prends, c'est mon cadeau pour elle. Et soudain il eut une vision de l'avenir. — Des hommes vont venir et vous anéantir, dit-il avec feu. J'ai déjà vu semblable chose se produire dans les empires du sud. Ils vont venir avec leurs scribes et leurs prêtres, leurs savants et leurs soldats et ils vont vous prendre le peu que vous avez et ne rien vous donner en échange, hormis l'esclavage, comme ils l'ont fait avec les Aztèques et les Incas et toutes les autres contrées civilisées où l'homme blanc a mis le pied. C'est 122 pourquoi je vais me rendre à pied jusqu'en Basse-Californie et leur dire que je n'ai rien trouvé ici qui vaille la peine, et avec un peu de chance, toi et ton peuple serez épargnés, pour un temps tout au moins. Après son départ, Marimi, le cœur brisé, s'attarda un peu dans la caverne. Pour la première fois de sa vie, elle regrettait d'avoir été choisie pour servir la Première Mère. Elle se languissait d'amour pour Godfredo. Elle étudia les lunettes qu'elle tenait à la main, ces yeux extraordinaires qui permettaient à celui qui les portait de voir d'autres mondes. Elle les posa sur son nez et se mit à scruter les lettres formant l'inscription Première Mère, puis la fresque. Elle retint son souffle. Les pictogrammes avaient grossi ! Ils emplissaient tout son champ de vision et elle en voyait tous les détails, jusqu'aux plus petites imperfections qu'elle n'avait jamais vues auparavant. Et lorsqu'elle secouait la tête, les symboles se mettaient à danser ! Brusquement, une douleur fulgurante lui transperça le crâne. Elle poussa un cri et tomba à genoux, puis elle s'effondra sur le côté tandis que la migraine l'assaillait, la plongeant dans l'obscurité et dans l'inconscience. Au cours de son bref sommeil, la Première Mère lui apparut en songe. Elle lui parla lentement, d'une voix indistincte, communiquant davantage par la pensée que par les mots. Elle lui dit que le célibat était une volonté des hommes et non des dieux. La Première Mère voulait que ses filles fussent fertiles. Quand Marimi s'éveilla, la douleur avait disparu. Elle ôta la paire d'yeux magiques qui, à sa grande stupeur, lui avaient permis de pénétrer dans le monde surnaturel où elle avait reçu un message de la Première Mère, et elle sortit en courant de la caverne pour rattraper Godfredo. Ce dernier avait atteint les blocs de pierre où étaient gravés les symboles du corbeau et de la lune. — Je serai ton épouse, lui dit-elle. Parce que la Première Mère avait parlé à Marimi et parce que Godfredo n'était pas un homme ordinaire — étant venu 123 de l'ouest par l'océan où résidaient les ancêtres — les chefs du clan et les chamans les autorisèrent à se marier. Cependant la chose était taboue, et il convenait de consulter d'abord les esprits. Cinq jours durant, les chamans se retirèrent dans l'étuve et tinrent conseil, en mâchant de la stramoine et en interprétant leurs visions, pendant que Marimi et Godfredo jeûnaient, priaient et restaient chastes. Lorsqu'ils ressortirent de l'étuve, les anciens déclarèrent que Godfredo était un ancêtre réincarné, un homme hors du commun envoyé par les dieux pour devenir le partenaire de leur femme-médecine. En renforçant les pouvoirs de Marimi, leur union sexuelle serait bénéfique à la tribu. Les noces durèrent cinq jours durant lesquels on fit bombance, on dansa, on joua. Puis toute la tribu célébra le rituel de la fertilité jadis jugé immoral par Godfredo, et ce dernier put enfin s'allonger aux côtés de sa bien-aimée et, pour la première fois de sa vie, connaître le contentement. Le jour arriva où des gens accoururent de la côte en s'écriant qu'ils avaient vu des voiles blanches à l'horizon. Godfredo s'empressa de rassembler ses cartes et sa chronique et courut aussitôt vers le rivage d'où il aperçut les voilures de toile se découpant nettement sur le bleu du ciel. Marimi le rejoignit, portant leur premier enfant dans ses bras. Bientôt toute la tribu se retrouva réunie sur les dunes et Marimi sortit son nécessaire pour allumer le feu. Mais lorsqu'elle commença à faire tourner le bâtonnet sur son axe, Godfredo l'arrêta. Il réalisa soudain une chose à laquelle il n'avait jamais songé : s'il emmenait Marimi en Espagne, elle deviendrait une bête curieuse et peut-être même la risée, comme l'avaient été les sauvages ramenés par Christophe Colomb à la cour d'Isabelle. On lui volerait son âme et sa dignité. Elle se morfondrait et finirait par périr, telle une fleur arrachée à son milieu naturel. Il ne pouvait pas partir non plus. Il ne pouvait pas abandonner sa chère Marimi et leur fils. Godfredo jeta ses cartes et sa chronique sur le bûcher éteint où le parchemin finirait par moisir au contact de l'humidité 124 avant d'être emporté par la marée. Sa décision prise, Godfredo saisit la main de Marimi et, tournant le dos aux navires qui voguaient à l'horizon, s'engagea sur le chemin de leur hutte. Des semaines, des mois, puis des années passèrent. Godfredo commençait à trouver un certain réconfort à s'entendre raconter les histoires autour du feu la nuit, les contes qui avaient été transmis au fil des âges, de génération en génération, captivant l'auditoire qui soupirait, souriait ou applaudissait tour à tour aux exploits de leurs vaillants ancêtres, à la façon dont Tortue avait piégé Coyote, et celle dont le monde avait été créé, et celle dont les étoiles permettaient aux âmes des défunts de regarder leurs fils et leurs filles. Don Godfredo se représentait les paroles du conteur comme un fil invisible qui remontait le temps, mêlant le présent au passé au point qu'il était parfois difficile de savoir si le fait relaté était survenu des années auparavant ou seulement hier. Peu importait. Les histoires étaient bonnes. Elles étaient divertissantes. Elles créaient un sentiment d'appartenance, de solidarité, entre ceux qui étaient présents et ceux qui avaient vécu jadis. Il en vint également à réaliser l'inutilité de tout le luxe européen. Ici, parmi ces gens nus, les symboles de réussite sociale n'existaient pas. Le velours gaufré et les bas de coton étaient inconfortables dans un pays où les étés étaient torrides et les hivers doux. Godfredo était aussi à l'aise dans sa nudité que n'importe quel autre homme topaa, si bien qu'il rangea son doublet, son pourpoint et ses bas, et adopta la tenue qu'Adam avait adoptée des siècles plus tôt. Don Godfredo réalisa également qu'il n'avait plus besoin de montre, ni de savoir quel jour on était. Il commençait à sentir un nouveau rythme dans son corps. Il n'avait plus besoin de consulter un cadran solaire pour savoir l'heure, il lui suffisait de regarder le soleil et sa position dans le ciel. Et les noms des jours n'avaient plus d'importance, ni ceux des mois, seules les saisons comptaient, et un homme les reconnaissait d'instinct, découvrit-il, comme si son propre corps changeait avec les saisons, croissait et décroissait avec la lune, se réglait sur la marée montante ou descendante. L'homme de science commençait à 125 comprendre la relation des Topaas avec la terre et la nature. Il voyait que l'humanité n'était pas différente des animaux ou des végétaux, comme ses amis d'Europe et lui l'avaient cru. Le monde était un gigantesque panier tressé par un vannier universel, et chaque homme et chaque femme, chaque cerf, chaque faucon, chaque mollusque, chaque buisson, chaque fleur, chaque arbre était lié inextricablement aux autres. Jadis seul et coupé du monde, Godfredo se sentait désormais entouré comme il ne l'avait jamais été auparavant. Sa maison de Castille n'était plus qu'un rêve. Ses livres, ses instruments, ses horloges et ses plumes d'oie cessèrent de compter. Et, pour finir, il renonça à apprendre aux Topaas l'usage de la roue ou du métal, de l'alphabet ou des mathématiques. Si Dieu avait décidé de les garder aussi innocents qu'Adam et Eve dans le jardin d'Eden, qui était Don Godfredo pour oser leur offrir le fruit de l'Arbre de la Connaissance ? Don Godfredo de Alvarez vécut parmi les Topaas en qualité d'époux de Marimi pendant vingt-trois étés. Il lui donna douze enfants et, quand il mourut, après lui avoir passé les vêtements qu'il portait à son arrivée, on suspendit son crucifix autour de son cou et on l'incinéra en grande cérémonie. Puis, à bord d'un canoë de mer magnifiquement décoré, on emporta ses cendres pour les répandre sur les flots qui l'avaient apporté. Sa deuxième paire d'yeux, grâce à laquelle Marimi avait eu une vision magique du monde, et qui lui avait été léguée par Godfredo en gage d'amour, fut enterrée dans la caverne de la Première Mère, comme présent de l'homme venu de la mer. 5. Un bruit de pas. Une respiration haletante. Un raclement de pelles creusant la terre. Erica ouvrit brusquement les paupières et retint son souffle. Un bruit métallique. Une pioche heurtant une pierre. Un juron proféré à voix basse. Une respiration laborieuse. Un homme — non, deux. — Oh, mon Dieu ! s'écria-t-elle en bondissant hors du lit. Elle chercha ses habits à tâtons dans l'obscurité puis courut jusqu'à la vieille canadienne de Luke. Elle entra précipitamment, manquant trébucher sur le garçon qui dormait à poings fermés dans son sac de couchage. Tout en lui secouant vigoureusement l'épaule, elle murmura : — Luke ! Réveille-toi ! Il y a quelqu'un dans la grotte ! Des hommes sont en train de creuser ! Le jeune homme se frotta les yeux. — Hmm... ? — Donne l'alerte. Dépêche-toi ! Luke se redressa d'un bond en balbutiant : — Erica ? Mais elle était déjà partie. — Chut ! dit l'un des hommes en posant une main sur le bras de son comparse. Ecoute ! On vient. 127 — Impossible, grommela l'autre, la face luisante de sueur. Personne ne peut nous entendre d'ici. Continue à creuser. Mais avant même que sa pioche ait pu frapper à nouveau la roche, une lumière jaillit et une femme s'écria : — Qu'est-ce que vous faites là ? Sans leur laisser le temps de réagir, elle fondit sur eux comme une furie, une pelle à la main. L'un des intrus parvint à lui échapper et à atteindre la sortie, mais son complice était pris au piège. — Non, attendez ! Du calme ! cria-t-il en esquivant tant bien que mal les coups d'Erica. Juste au moment où elle levait sa pelle pour le frapper à nouveau, l'homme chargea, tête baissée, et parvint à la renverser. Prenant ses jambes à son cou, il gagna la sortie sans demander son reste. — Arrêtez ! hurla Erica, en s'élançant à sa suite. Arrêtez-le ! Des cris résonnaient à présent à l'extérieur de la grotte, et il y eut un bruit de pas sur l'échafaudage. S'élançant vers la sortie, Erica entra en collision avec Jared. Comme le reste de la troupe réveillée en sursaut en pleine nuit, il s'était habillé à la hâte et la dévisageait d'un œil hagard. — Ces deux hommes, là-bas ! haleta la jeune femme, en pointant du doigt vers le jardin des Zimmerman. Il ne faut pas qu'ils s'échappent ! Jared redégringola aussitôt l'échafaudage quatre à quatre. Peu après des projecteurs s'allumèrent un peu partout dans le campement, tandis que gens couraient en tous sens à la recherche des intrus. Luke parut à son tour, sa tignasse blonde en bataille. — J'ai appelé la police, dit-il. Que s'est-il passé ? Est-ce qu'ils ont réussi à s'enfuir ? Mais elle avait déjà tourné les talons, le faisceau lumineux de sa lampe de poche balayant le sol et les murs de la caverne. — Cours chercher Sam, ordonna-t-elle à Luke. Il a le sommeil lourd, ma parole. Réveille-le. — Erica... 128 — File ! Les jambes en coton, elle se releva et dirigea sa torche sur la fresque. Des trous hideux défiguraient la roche. Les intrus avaient saccagé les pictogrammes. C'est à peine si Erica perçut le bruit de pas et la respiration haletante à l'extérieur de la caverne. Elle l'entendit entrer, sentit sa présence à ses côtés. — Ils ont réussi à s'enfuir, dit Jared. Elle ferma les yeux, ivre de rage, et fit intérieurement le serment de retrouver les deux salopards responsables de ce massacre. Jared avança dans la pénombre puis, après un moment de silence, murmura : — J'imagine que vous êtes contente de vous. Erica fit volte-face. A travers ses larmes, elle vit son torse luisant de sueur et couvert de boue d'avoir couru après les iconoclastes. A en juger par son expression furibonde, le saccage des vestiges le mettait hors de lui. — Que cherchez-vous à insinuer ? — Avant que vous ne débarquiez ici avec vos pelles et vos brosses, cette femme était en sécurité dans sa tombe où elle espérait pouvoir se reposer pour l'éternité. Quoi ! songea Erica qui n'en croyait pas ses oreilles. Il était en train de rejeter la faute sur elle ? Soudain, elle vit rouge. — Ah, oui ! explosa-t-elle. Je vous signale à toutes fins utiles que c'est moi qui ai arrêté le massacre ! En revanche, je n'ai pas remarqué que vous ayez fait quoi que ce soit pour assurer la sécurité du site que vous tenez prétendument pour sacré, monsieur le délégué. Extirpant un objet de sa poche, elle le lui flanqua sous le nez. — Ce n'est qu'un simple boîtier d'alarme pour nourrisson. J'ai caché le micro dans la grotte et placé le récepteur à côté de mon lit. Le bruit des pelles m'a réveillé. Personnellement, j'estime avoir fait mon devoir ! Mais vous ? Pris de court, Jared resta sans voix. L'espace d'un instant, il crut qu'Erica allait lui jeter le boîtier à la tête, mais elle le 129 fourra d'un geste brusque dans sa poche et se dirigea d'un pas digne vers la sortie où elle tomba nez à nez avec Luke qui revenait du campement. — Vous aviez raison. Sam dormait à poings fermés. Erica dit, non sans effort : — Luke, tu vas prendre l'intérieur de la grotte en photo, exactement en l'état, sans rien toucher ni rien déplacer. Et surtout (elle se remit à trembler), ne laisse entrer personne. Il faut que je fasse un rapport détaillé avant de pouvoir mettre les choses en ordre. — Hep, l'interpella-t-il. Vous êtes sûre que tout va bien ? — Il faut que je sorte d'ici avant d'assassiner cet homme ! maugréa-t-elle en levant son pouce et en le pointant par-dessus son épaule vers l'intérieur de la caverne. Elle trouva Sam au sommet de la falaise, une bretelle remontée sur épaule et l'autre pendouillant dans le vide, les cheveux ébouriffés comme s'il venait d'être frappé par la foudre. — Vous n'allez pas en croire vos yeux, Sam. — Luke m'en a touché un mot. Le squelette, très endommagé ? Les larmes jaillirent des yeux d'Erica qui dut s'envelopper de ses bras pour s'empêcher de trembler. — Horriblement. Nous aurions dû prendre des mesures plus efficaces pour la protéger. — Ils ont réussi à emporter beaucoup de choses ? s'enquit Sam, visiblement bouleversé. Erica s'essuya la figure avec la manche de son pull et renifla pour ravaler ses larmes. — Que disiez-vous ? dit-elle en se tournant vers Sam. — Est-ce qu'ils ont emporté beaucoup de choses ? Elle eut une grimace de dégoût en songeant à la fresque défigurée, au squelette profané. Puis une expression de stupeur se peignit sur ses traits. — Mais, j'y pense, ils n'ont rien pris ! Rien du tout, ils n'avaient pas apporté de sacs avec eux. — C'est curieux. — Pas du tout. Ils n'étaient pas venus là pour voler. Sam, vous avez déjà été témoin de pillages de sites. Les voleurs se 130 contentent de rafler les objets et de prendre la fuite. Ils ne s'arrêtent pas pour saccager les lieux, pas plus qu'un cambrioleur ne s'amuse à démolir les maisons de ses victimes. Le vieil archéologue fronça les sourcils en voyant approcher les phares d'une voiture. La police. — Mais dans ce cas, pourquoi tout saccager ? — Pour rendre la caverne inutilisable et exciter la colère des Indiens afin qu'ils réclament la fermeture définitive du site et que les riverains puissent réintégrer leurs propriétés. Sam haussa un sourcil broussailleux. — Vous pensez que Zimmerman a tout orchestré ? — J'en mettrais ma licence au feu. Elle se tourna vers la caverne. Au sommet de la falaise, des gens s'agitaient en tous sens, telles des fourmis dont la fourmilière aurait été piétinée. Elle aperçut Jared en train de discuter avec l'équipe d'ouvriers indiens. La plupart d'entre eux portaient de longs cheveux noirs qui balayaient leurs dos nus. Us avaient l'air furieux, certains levaient le poing, comme des braves prêts à partir sur le sentier de la guerre. Se tournant à nouveau vers Sam, Erica dit : — Les riverains ne souhaitent qu'une chose : la fermeture définitive du site. Nos fouilles viennent entraver leur action en justice contre le promoteur. Si le juge leur donne raison, le canyon sera comblé et ils pourront réintégrer leurs villas. A condition toutefois qu'il ne s'agisse pas d'un site archéologique majeur. Quel meilleur moyen de parvenir à leurs fins que de saccager complètement la caverne afin de la rendre inutilisable par des archéologues ? Il faut absolument renforcer la sécurité, Sam. Quelque chose me dit que les ennuis ne font que commencer. Jared avait une migraine atroce qu'aucun médicament n'arrivait à faire passer. Douze heures s'étaient écoulées depuis la mise à sac du site, et il broyait du noir. Il n'était pas retourné se coucher après le pillage. Il avait répondu aux questions de la police, donné une 131 description approximative des malfaiteurs, procédé à une évaluation des dommages occasionnés, discuté brièvement avec Sam Carter qui lui avait fait part des soupçons d'Erica concernant la responsabilité des riverains dans cette affaire. Après quoi, Jared avait dû faire un gros effort sur lui-même pour ne pas aller tirer Zimmerman du lit et lui tordre le cou afin de lui extorquer une confession. Le téléphone n'avait pas arrêté de sonner lorsqu'il avait regagné son camping-car — chaînes de télévision, journalistes, représentants du Comité de défense du patrimoine culturel des Indiens. Ces derniers protestaient contre la profanation d'un monument funéraire et dénonçaient la négligence des archéologues anglo-saxons. Jared avait eu beau leur dire que le Dr Tyler avait installé une alarme dans la caverne et interpellé les malfrats avant qu'ils n'aient pu provoquer de dégâts plus conséquents, ils ne voulaient rien savoir. Le lieu avait été profané. La malédiction était désormais à l'œuvre. Jared avala une autre aspirine tout en regrettant de ne pouvoir aller au Club. Malgré lui, il se rejoua mentalement la scène de la caverne et repensa aux larmes d'Erica. Jusque-là il avait cru avoir affaire à une femme insensible. Lorsqu'il était entré dans la grotte, elle se tenait de dos. Il lui avait dit : « J'imagine que vous êtes contente de vous. » Mais lorsqu'elle avait fait volte-face, il avait vu des larmes briller dans ses yeux. Il en était resté sans voix. Puis Erica s'était lancée dans une tirade qui l'avait littéralement cloué sur place. Soudain, elle lui était apparue sous un autre jour, comme une femme vulnérable, une victime sans défense, et non plus comme une adversaire, et l'espace d'un instant il s'était mis à regretter de s'être laissé embarquer dans cette affaire, d'avoir pris fait et cause pour les droits des Indiens, d'avoir rencontré Netsuya. Soudain, il avait eu envie de retourner travailler avec son père à San Francisco, de ne plus s'occuper que d'actes de propriété, de concessions, de contrats. Lorsqu'elle était ressortie d'un pas digne de la grotte, il était tellement abasourdi qu'il n'avait même pas eu le réflexe de la rattraper pour lui présenter des excuses. Il n'avait pas voulu la 132 blesser. Ses paroles lui avaient été dictées par la colère qu'il portait en lui jour et nuit. Netsuya avait été enterrée dans un cimetière indien. Et en voyant le crâne défoncé et les os brisés de la femme-médecine... Son regard tomba sur la tente d'Erica, située à l'autre bout du campement à présent inondé de soleil. Une alarme pour bébé. Elle n'avait pas acheté un dispositif de surveillance ultra-sophistiqué ou des détecteurs de présence électroniques. Elle s'était contentée d'une simple alarme pour nourrisson, comme si elle avait craint d'être réveillée en pleine nuit par les sanglots étouffés de la vieille femme. — Maître Black ? Il se retourna. Un homme se tenait sur le seuil du camping-car. Comme la journée s'annonçait ensoleillée, Jared avait laissé sa porte ouverte. — Oui, dit-il sans reconnaître le visiteur. L'homme lui tendit une carte de visite. — Julian Xavier, avocat. Puis-je entrer ? J'aimerais m'entre-tenir avec vous d'un sujet confidentiel. Après s'être installé confortablement dans un fauteuil en cuir, le grand homme maigre aux lunettes cerclées d'or posa précautionneusement sa serviette en galuchat sur ses genoux et expliqua qu'il était ici en qualité de représentant d'un groupe distingué d'hommes-médecine et de chamans de diverses tribus indiennes. — Ils craignent que ce qui est en train de se passer à Eme-rald Hills, maître, ne soit symptomatique de la maladie qui ronge le monde moderne. Ils disent que la malédiction va s'abattre sur l'humanité tout entière si la caverne n'est pas murée. Jared, qui était resté debout, l'écouta en silence. Xavier examina ses ongles parfaitement manucures, il n'était visiblement pas homme à parler à tort et à travers. — Je crois savoir que vous représentez déjà divers groupes d'intérêts indiens, maître, et qu'en tant que membre du CDPCIC vous devez être très pris. Mais mes clients seraient désireux de s'attacher vos services. 133 Jared croisa les bras. — J'ai cru comprendre que vous les représentiez déjà, monsieur Xavier. Pourquoi auraient-ils besoin de mes services ? Le visiteur tira sur ses poignets de chemise. Il portait des boutons de manchettes en or. — Eh bien, tout d'abord parce que vous êtes plus concerné que moi par cette affaire. Votre dévouement à la cause indienne est bien connu, vous êtes en possession de tous les éléments et disposez de tous les contacts utiles à Sacramento. Mes clients voient là un avantage qui pourrait faire triompher leur cause. Ils partagent également vos sentiments concernant les archéologues. — Et quels sont mes sentiments concernant les archéologues ? Xavier se racla la gorge. — Eh bien, vous souhaitez qu'ils déguerpissent le plus vite possible, car ils sont en train de profaner un lieu sacré. Vous n'avez jamais fait mystère de vos opinions, maître. — Et qu'est-ce que vos clients attendent de moi au juste ? — Comme je vous l'ai dit, vous êtes très proche de la cause indienne et possédez des relations que je n'ai malheureusement pas. En outre, je tiens à souligner que mes clients ne sont pas des gens regardants. Votre prix sera le leur. Jared darda sur l'homme un regard aigu. — Et, plus précisément, qui sont ces hommes ? Un petit sourire sec, rapide. — Eh bien, je n'ai pas la liberté de divulguer leur identité. Pour être parfaitement honnête, je ne comprends pas tout à fait leurs positions. Ces notions de lois tribales et de tabous m'échappent quelque peu. Jared hocha lentement la tête. — Leur identité me sera-t-elle révélée au cas où je déciderais de les représenter ? — Euh, je crains que non. Ils ne souhaitent pas que les tribus rivales sachent qu'ils sont impliqués dans tout ceci. Voyez-vous, des pactes ont été passés. Il s'agit d'une affaire extrêmement complexe. Néanmoins, je puis vous assurer que les fonds sont disponibles et transférables à tout moment. 134 — Qu'attendent-ils de moi, au juste ? Xavier cligna nerveusement des paupières. — Que la caverne soit murée, bien sûr. Que les archéologues cessent de profaner le site, et que la dépouille et les objets religieux soient protégés. Il s'agit là d'une mission sacrée, monsieur Black. Mes clients sont des gens très haut placés dans la hiérarchie indienne. Disons qu'ils sont l'équivalent de notre collège de cardinaux. Jared réfléchit un moment, puis conclut ainsi : — Eh bien, monsieur Xavier, vous direz à vos clients qu'ils peuvent se passer de mes services. Selon toutes probabilités, l'Etat va déclarer le site domaine classé et exproprier les riverains moyennant un dédommagement équitable. Les maisons seront rasées, la caverne sera placée sous la surveillance de l'Agence pour la protection de l'environnement et vraisemblablement rendue aux représentants de la communauté indienne. Au cas où il en irait autrement, je vais déposer une requête afin d'interdire le remblaiement du canyon, auquel cas les riverains seront perdants de toute façon. D'une façon ou d'une autre, monsieur Xavier, la caverne sera protégée. Petite toux nerveuse. — En fait, mes clients ne veulent pas seulement que la caverne soit protégée, ils voudraient qu'elle soit scellée... définitivement. Posant ses deux mains à plat sur sa luxueuse serviette, comme pour laisser deviner l'importance de son contenu, il réitéra : — Une fois encore, monsieur Black, l'argent n'est pas un problème pour mes clients qui ont à cœur d'empêcher la profanation d'une sépulture. La chose ne s'est que trop répétée au cours de leur histoire. Et comme ils savent que vous êtes personnellement impliqué dans cette affaire. Votre épouse... ? Sa voix se perdit. — Oui, dit Jared. Ma femme était indienne, et la protection des sépultures était l'une des causes qui lui tenaient le plus à cœur. (Il s'accorda un moment de réflexion, jaugeant ouvertement son interlocuteur dont le sourire s'était figé.) Monsieur 135 Xavier, reprit-il en se dirigeant vers la porte du camping-car, auriez-vous l'amabilité de m'accompagner ? Ce ne sera pas long. Le sourire de Xavier s'effaça d'un seul coup. — Il y a deux ou trois choses que j'aimerais éclaircir. Venez. — D'après les recherches que j'ai effectuées dans les archives, dictait Erica sur son magnétophone, j'ai pu déterminer que la paire de lunettes appartenait à un membre de l'équipage de Juan Cabrillo qui, en 1542, mouilla aux environs de Santa Monica et Santa Barbara et entretint quelques brefs contacts avec les Indiens chumashes. Mais pourquoi les lunettes ont-elles été enterrées dans la caverne ? Y a-t-il été enterré lui aussi ? Pourquoi un Européen aurait-il été enterré dans une grotte indienne sacrée ? Erica enfonça la touche « stop ». Elle ferma les yeux et se massa les tempes. Elle n'arrivait pas à se concentrer. La destruction du squelette. Malgré tout ce que Sam avait pu lui dire, elle se sentait coupable. Elle avait eu le pressentiment qu'une catastrophe allait se produire, et malgré cela elle s'était contentée de placer une alarme pour nourrisson dans la grotte. Sam l'avait félicitée pour sa présence d'esprit qui avait permis d'éviter le pire. Luke et les autres avaient eux aussi vanté sa perspicacité. Elle était une héroïne aux yeux de tous les membres de l'équipe d'Emerald Hills. Sauf un. J'imagine que vous êtes contente de vous. Elle repensa malgré elle à Jared, à son torse musclé luisant de sueur et maculé de boue. Puis elle revit l'expression de fureur sur son visage. Etait-ce à cause de ce qu'elle lui avait dit ? L'instant d'après, il avait eu l'air complètement abasourdi. Erica ne se souvenait plus exactement des paroles qu'elle avait prononcées, mais toujours est-il qu'elle lui avait cloué le bec. Curieusement, malgré sa fureur, elle ne lui avait pas jeté le boîtier d'alarme à la figure. Et, à son grand étonnement, il n'avait pas tenté de riposter. Il était resté muet comme une — Vous accompagner ? Où cela ? 136 carpe et l'avait regardée sortir de la grotte sans chercher à avoir le dernier mot. Il n'empêche qu'elle lui en voulait toujours. Erica n'était pas d'une nature rancunière. La colère était selon elle une perte d'énergie et de temps et ne menait à rien. Mais là, elle estimait qu'il avait dépassé les bornes. J'imagine que vous êtes contente de vous. Comment osait-il lui jeter le blâme alors qu'elle avait essayé d'empêcher une catastrophe ! Quoi qu'elle ait pu lui dire, cela ne suffisait pas. Erica avait envie d'aller le trouver dans son camping-car et de lui crier : Il y a autre chose aussi, monsieur le délégué... Un bruit de pas résonna à l'extérieur de la tente. C'était probablement Luke qui revenait pour lui faire son rapport. Elle avait voulu retourner à la grotte elle-même pour estimer l'étendue des dégâts, mais son émotion était si vive qu'elle avait dû laisser son assistant s'en charger. Posant son magnétophone elle songea : Ne me dis pas que tu as trouvé d'autres ossements brisés. A sa grande surprise, elle entendit la voix de Jared qui l'appelait à l'extérieur. Passant la tête par l'ouverture, elle cligna des yeux, éblouie par le soleil du dehors. Elle remarqua qu'il avait échangé son costume contre une chemise de coton et un jean qui, bien qu'il lui coûtât de le reconnaître, lui allaient plutôt bien. — Docteur Tyler, dit-il, puis-je vous interrompre un instant ? Il y avait un homme avec lui. Erica ne les invita pas à entrer. — C'est pourquoi ? — Je vous présente M. Xavier, avocat, représentant une association indienne qui souhaiterait s'attacher mes services. L'autre, visiblement mal à l'aise, tirait nerveusement sur le col de sa chemise. Erica attendit. Jared toisa son compagnon avec insistance. — Monsieur Xavier, auriez-vous l'obligeance de répéter au docteur Tyler ce que vous m'avez dit il y a quelques minutes ? 137 Une vive rougeur envahit soudain les traits de l'homme qui bredouilla : — Eh bien, c'est-à-dire que... — Répétez simplement à madame ce que vous m'avez dit. Il était, je crois, question d'une grosse somme d'argent ? Xavier se figea sur place comme quelqu'un qui va s'effondrer, victime d'une attaque d'apoplexie, puis, tournant abrup-tement les talons, il s'éloigna précipitamment. Erica demanda : — Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? — Ce type est un sbire à la solde des riverains. Il m'a offert un pot-de-vin pour que je fasse murer la grotte. Voyant qu'elle s'en retournait dans la tente, Jared lança : — Docteur Tyler, je voulais vous faire des excuses pour hier soir. Mes propos étaient complètement déplacés. En fait, j'étais profondément choqué de voir la grotte saccagée. Elle lui décocha un rapide coup d'oeil. Voyant qu'il avait l'air sincère, elle songea aux paroles de Sam : « Comment, vous n'êtes pas au courant pour la femme de Jared ? » Elle dit : — Je m'apprêtais à faire du café. Si le cœur vous en dit... Il pénétra dans la tente à sa suite. — J'étais terriblement choquée, moi aussi, poursuivit Erica en versant de l'eau minérale dans la cafetière. Et j'ai probablement tenu des propos excessifs, même si je ne me souviens plus exactement de ce que j'ai dit. Il sourit. — Disons que vous m'avez remis à ma place. — Monsieur Black, vous et moi sommes également concernés par la femme qui est enterrée dans cette grotte. Il n'y a pas de raison pour que nous soyons ennemis. Mais il n'était pas de cet avis. — Je persiste néanmoins à croire que ce que vous faites est mal. Vous avez beau dire qu'il s'agit de fouilles archéologiques menées au nom de la science, ce n'est à mes yeux rien d'autre que du pillage de tombes. Et à quelle fin ? Posant ses mains sur ses hanches, elle riposta. 138 — Je vais vous dire ce que je fais. Il y a deux cent trente ans, les Espagnols ont débarqué ici et établi des missions. Ils sont allés chercher tous les Indiens des villages alentour et les ont convertis, soit par la corruption soit par la terreur. Les Indiens n'étaient pas autorisés à pratiquer leur culte ou à perpétuer leurs traditions. Et la plupart d'entre eux ont succombé aux maladies apportées par l'homme blanc. La conquête a été si rapide qu'en l'espace de deux générations les coutumes, l'histoire et même les langues de ces peuples ont été anéanties. Fort heureusement, l'archéologie moderne commence à pouvoir reconstituer ces cultures perdues. Vouloir ôter tous les vestiges des musées, ainsi que l'exigent les Indiens américains, pour les enterrer à nouveau reviendrait à nier ces cultures. Les écoliers qui visitent ces musées découvrent comment vivaient les peuples qui étaient là avant nous. Si nous vidons les musées, nos enfants grandiront dans l'ignorance de l'histoire. Ses paroles restèrent un instant suspendues en l'air, tandis que les yeux de Jared plongeaient dans les siens. Elle se tourna vers la cafetière et remplit deux tasses. — C'est de l'amaretto, dit-elle en lui tendant une tasse. Mon péché mignon, ajouta-t-elle avec un sourire pour dissiper la tension. Jared n'était encore jamais entré dans cette tente. Intrigué par la personnalité énigmatique de cette femme tantôt intraitable tantôt vulnérable, mais profondément passionnée par son travail, il jetait de petits coups d'oeil furtifs autour de lui. Ce qu'il vit l'étonna. Cette tente semblait avoir été habitée depuis des années. Il était évident qu'Erica pouvait s'installer n'importe où et s'y sentir instantanément à son aise. Il songea à son camping-car de location, bourré d'un tas de gadgets luxueux mais totalement dépourvu de personnalité, tandis que ses yeux se posaient sur une petite horloge en forme de statue de la Liberté, sur la réplique miniature d'un totem esquimau, une carte postale en 3D représentant une scène du film Les Mines du roi Salomon, un calendrier Alerte à Malibu, un cactus en fleur qui était en fait une bougie, une boîte de biscuits ancienne, et enfin une photo dédicacée de Harrison Ford : 139 A mon archéologue préférée et signée « Indiana Jones ». Le tapis de souris de son ordinateur était un ouija. Lorsque ses yeux se posèrent sur une étagère couverte de poupées de chiffon, Erica dit : — Ce sont mes filles, je les emmène partout avec moi. Chacune portait une étiquette avec son nom : Ethel, Lucy, Figgy. — Elles s'entendent à merveille, ajouta-t-elle avec un sourire. La plupart du temps. Mais il ne vit nulle part de photos de famille, de parents ou de frères et sœurs. Il avisa une pile de courrier sur le lit — des magazines, des factures, des lettres, des circulaires, toutes portant l'adresse d'une boîte postale de Santa Barbara. Voyant qu'elle l'observait, il rougit légèrement et se mit à remuer nerveusement son café. — Ainsi donc vous vivez à Santa Barbara ? Elle s'adossa à sa table de travail et prit une gorgée d'ama-retto. — C'est là que je me fais adresser mon courrier. Je n'ai pas de domicile fixe. En fait (elle étendit les bras), c'est ici qu'est ma maison en ce moment. S'efforçant de cacher son étonnement, il commença à boire son café en l'observant par-dessus le rebord de sa tasse. C'était donc là toute sa vie ? Tout ce qu'elle possédait était contenu dans ce petit espace ? — J'ai rendu visite à un ami archéologue, une fois, en mission au Nouveau Mexique. Sa tente était bourrée de vestiges. Sa propre collection privée. Il l'emmène partout avec lui. (Jared jeta un regard circulaire à la tente.) Je vous avoue que c'est un peu ce que je m'attendais à trouver ici. — Je ne collectionne pas les vestiges. Je suis contre les collections privées d'antiquités. Il eut l'air surpris. — Mais il y a une minute vous disiez... — Je suis pour les collections de musées, parce qu'elles sont partagées avec le public et qu'elles permettent de faire avancer les connaissances. Mais je suis contre les collections privées 140 d'objets archéologiques. Elles encouragent le pillage. Tant qu'il y aura des collectionneurs prêts à payer des fortunes pour s'approprier des objets, les tombes seront profanées. Le trafic de vestiges ne fait qu'encourager le pillage que vous-même dénoncez. Jared songea aux quelques objets d'art qu'il possédait dans sa maison de Marin County, des objets précolombiens authentiques pour lesquels il avait payé une fortune. Il n'avait jamais cherché à savoir par quels moyens ils avaient été obtenus. Comme il allait faire une remarque sur les expédients auxquels Zimmerman et sa clique avaient recours, un bruit de bottes se fit entendre au-dehors, et Luke fit irruption dans la tente en disant : — Erica, il faut que vous veniez tout de suite ! Elle posa sa tasse et dit : — De quoi s'agit-il ? — Dans la grotte ! J'ai commencé à nettoyer un peu — non, non, je n'ai absolument rien déplacé —, Erica, il faut absolument que vous veniez voir ! Tous trois se hâtèrent vers l'entrée du canyon et descendirent l'échafaudage. Une fois à l'intérieur, Erica se mit à genoux et entreprit de dépoussiérer délicatement la nouvelle découverte. — On dirait qu'il a été enveloppé dans un morceau d'étoffe, murmura-t-elle. Qui a complètement pourri, mais l'analyse microscopique des fibres devrait... Mais c'est un reliquaire ! Jared se baissa pour examiner l'objet de plus près. — Un reliquaire ? — Un coffret renfermant des reliques. Généralement, les os ou les cheveux d'un saint. Elle continua d'ôter délicatement la terre qui le recouvrait, exposant une main, puis tout un bras en argent massif. — Oui, oui, c'est bien un reliquaire. Apparemment, il n'y a pas que la Dame qui a été enterrée dans cette grotte. — De quel saint s'agit-il ? demanda Luke d'une voix tendue par l'excitation. A qui appartiennent ces os ? Pouvez-vous le dire ? 141 — Et surtout, comment sont-ils arrivés là ? s'interrogea Jared à voix haute. Erica choisit une brosse souple. — Après le passage de Cabrillo en 1542, plus aucun homme blanc n'a remis les pieds ici pendant deux cent vingt-sept ans. J'imagine que les gens qui ont apporté cet objet en Amérique ne l'ont pas fait avant 1769. Ayant ôté un reste de poussière, elle approcha sa lampe du reliquaire et elle lut le nom gravé sur le métal. Elle eut un haut-le-corps. Puis, une expression de stupeur dans les yeux, elle se tourna vers ses compagnons et dit : — Quelque chose me dit que notre petite excavation va se transformer en découverte d'envergure internationale. — Pourquoi cela ? s'enquit Jared. — Parce que je vais devoir signaler ceci, dit-elle en désignant le bras d'argent à demi enfoui dans la terre, au Vatican. 6. Teresa 1775. Teresa avait à cœur de découvrir ce qui tourmentait Frère Felipe afin de le réconforter. — Nous ne récoltons que les feuilles de la digitale, lui dit-il de sa voix douce et apaisante. Tout en Frère Felipe était apaisant et rassurant. Ses manières étaient à l'image du jardin qu'il cultivait. Il marchait posément, mangeait lentement — comme si, en savourant chaque bouchée, il avait voulu rendre grâce à la terre nourricière. Lorsque, dans la journée, il prenait quelques instants de repos, il croisait ses mains dans les vastes manches de sa robe de bure, baissait sa tête tonsurée et s'abîmait brièvement dans le recueillement de la prière. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire chez Frère Felipe, c'était ses yeux pleins de douceur, qui s'ouvraient telles deux lucarnes sur un monde dénué de colère ou de violence. Parfois, quand Teresa ne supportait plus de voir les souffrances de son peuple décimé par la maladie, elle plongeait dans ce précieux espace de paix et de solitude et sentait son âme s'envoler. Cependant, ces derniers temps, l'humeur de Frère Felipe s'était altérée, de façon si subtile que seule Teresa, qui travail- 143 lait chaque jour à ses côtés, l'avait remarqué. Le changement n'affectait pas tant ses manières ou sa façon de parler que son regard désormais cerclé d'ombres et habité par une expression d'angoisse qui n'était pas là trois ans auparavant, lorsqu'il était arrivé à la Mission. Teresa se languissait d'amour pour le jeune moine mais ne pouvait le lui avouer, car Frère Felipe était un religieux dont la vie tout entière était consacrée à Dieu et à la pureté de l'âme. A l'instar des autres religieux de la Mission, il avait fait vœu de chasteté. L'amour entre hommes et femmes ne le concernait pas. Dans la tribu de Teresa, bien que le célibat n'existât pas, un mythe merveilleux racontait qu'il y avait très très longtemps, un héros venu de la mer s'était épris de la femme-médecine du clan. A l'époque, les femmes-médecine devaient rester chastes toute leur vie et n'étaient donc pas autorisées à se marier. Mais, après que le héros eut épousé la chaman du clan, les femmes-médecine des générations suivantes furent autorisées à prendre des époux. De telle sorte que la mère de Teresa s'était mariée, et que Teresa espérait pouvoir se marier elle aussi un jour, bien qu'elle fût destinée à devenir femme-médecine. Cependant, il était hors de question qu'elle épousât un autre homme que Frère Felipe, unique élu de son cœur. Tandis qu'il lui expliquait comment récolter la digitale, Teresa crut détecter dans sa voix une pointe de nervosité qui n'y était pas la veille. S'ennuyait-il de son pays, de la terre de ses ancêtres ? Teresa savait par expérience qu'aucun être humain, Topaa ou autre, ne pouvait vivre heureux longtemps loin des siens. Et pourtant les Pères vivaient ici depuis six ans déjà. Occupés à construire leurs étranges maisons, à faire pousser leur étrange nourriture et à élever leurs étranges animaux, ils ne semblaient nullement enclins à partir. Frère Felipe était différent des autres religieux. D'un tempérament beaucoup moins austère, le jeune moine était un homme affable, au sourire timide et plein de bonté. A peine sorti de l'adolescence, il rougissait d'un rien et Teresa avait parfois l'impression que Frère Felipe n'était pas un être humain mais un esprit bienveillant envoyé par les ancêtres pour veiller sur les Topaas et les protéger des Pères. 144 Teresa était arrivée à la Mission trois ans auparavant. A l'instar des autres membres de leur tribu, sa mère et elle avaient été attirées ici par les distributions de nourriture. Les deux femmes étaient venues avec l'intention de retourner ensuite dans leur village côtier, mais la mère de Teresa était tombée gravement malade et avait trépassé malgré tous les remèdes généreusement administrés par les Pères. Accablée de chagrin, Teresa, qui n'avait alors que quatorze ans, s'était laissé convaincre lorsque Frère Felipe avait plongé ses yeux verts et limpides dans les siens et l'avait invitée à rester à la Mission. C'était pour lui faire plaisir qu'elle avait accepté d'être baptisée quelques mois plus tard. Pourquoi lui avait-on versé de l'eau sur la tête ? Elle ne le savait pas plus que les autres Topaas qui vivaient à la Mission et apprenaient à cultiver la terre, à traire les vaches, à tisser des couvertures et à faire de la poterie. Ces derniers trouvaient la vie à la Mission plus facile que dans les villages, car là-bas il fallait attraper du poisson pour se nourrir ou aller ramasser des glands dans la forêt, et bien souvent on s'en revenait bredouille. A la Mission, on mangeait à sa faim et on avait un toit au-dessus de la tête dès l'instant qu'on acceptait de dire « Notre Père », « Jésus », et « Ainsi soit-il ». Le matin, tantôt debout, tantôt assis ou à genoux, on écoutait le prêtre célébrer la messe. On se touchait le front, la poitrine et les épaules lorsqu'il faisait le signe de la croix et posait un petit morceau de pain sur la langue de chacun en récitant des paroles incompréhensibles. Frère Felipe disait que ceux qui avaient été baptisés étaient désormais sauvés. Mais sauvés de quoi ? s'interrogeait Teresa. Etait-ce parce qu'ils avaient été sauvés qu'ils ne pouvaient plus quitter la Mission ? Bien que la plupart des Topaas aient souhaité rester à la Mission, nombreux étaient ceux qui auraient voulu s'en aller. Mais les Pères prétendaient que c'était impossible dès l'instant qu'ils avaient reçu le baptême. C'est pourquoi ils les enfermaient la nuit et lançaient des soldats à la poursuite des fuyards, avec ordre de les ramener à la 145 Mission. Les gens disaient que s'ils avaient su qu'en recevant de l'eau sur la tête ils deviendraient prisonniers des Pères, ils auraient gardé leurs traditions et leur religion et n'auraient jamais accepté le saint sacrement. Etait-ce pour cette raison que les Topaas tombaient malades et mouraient ? Etait-ce parce que la Première Mère n'avait pas reçu de visite trois étés de suite que les gens mouraient ? Après la mort de sa mère, Teresa aurait dû prendre soin de la grotte sacrée de Topaa-ngna, mais, n'ayant pas été suffisamment initiée aux prières et aux mythes, elle n'osait pas célébrer les rituels magiques sans être conseillée. Certains tabous étaient si forts que la moindre erreur pouvait déclencher des catastrophes, comme un tremblement de terre ou une inondation. Mais la maladie qui frappait son peuple n'était-elle pas justement une malédiction ? — Il faut prendre soin de ne pas froisser la feuille, expliqua Frère Felipe de sa voix mélodieuse. Teresa s'efforçait de l'écouter attentivement. Elle avait été choisie par Felipe pour s'occuper du jardin médicinal parce qu'elle connaissait, elle aussi, les plantes qui guérissaient. Malheureusement, ni elle ni Frère Felipe n'avaient pu trouver de plantes capables de guérir la maladie qui faisait chaque jour davantage de victimes chez les Topaas. — Comme ceci, expliqua Frère Felipe en cueillant délicatement les feuilles d'une digitale. Il s'exprimait en castillan. Teresa avait appris la langue des Pères, comme étaient tenus de le faire tous les Topaas, les Tongvas et les Chumashes. C'était une langue nouvelle, comme la fleur que Felipe tenait à la main et qui contenait un esprit capable de guérir les maladies de cœur. Ce jardin regorgeait de fleurs nouvelles apportées d'un lieu appelé Europe — œillets, hellébore, pivoines. Et au-delà de la clôture on apercevait des animaux — des vaches, des chevaux, des moutons — qui broutaient de l'herbe venue elle aussi depuis l'autre côté de la mer. Dans les champs, où son peuple était actuellement en train de sarcler, d'essarter et de planter, ne poussaient que des plantes étranges — blé, orge, maïs. Toutes ces nouveautés 146 venues d'ailleurs dérangeaient quelque peu Teresa. Jamais les Pères ne demandaient la permission à la terre de la labourer ou d'y faire paître leur bétail, pas plus qu'ils n'imploraient le fleuve avant de creuser des canaux qui modifiaient son cours. L'ordre du monde allait-il se briser et le chaos s'installer ? Teresa se souvint du jour où les étrangers étaient arrivés ici. A l'époque, elle était âgée de onze étés. Le bruit courait dans les villages que des voyageurs venus du sud avaient foulé aux pieds la terre des ancêtres sans se montrer respectueux. Les intrus puisaient de l'eau sans se conformer aux rituels d'usage, ils cueillaient des fruits sans adresser de prière aux arbres dont ils coupaient les branches pour faire du feu. Tant et si bien que les tribus avaient décidé de les rappeler à l'ordre. Mais lorsque les tribus, armées de lances et de flèches, s'étaient approchées des nouveaux venus pour leur faire savoir qu'elles entendaient faire respecter les esprits de la terre, les étrangers avaient brusquement soulevé une femme de terre et l'avaient brandie bien haut dans les airs pour que tous puissent la voir. Pensant qu'il s'agissait d'une femme-médecine, tout le monde s'était m, attendant qu'elle prenne la parole. Mais la femme n'avait rien dit. Elle n'avait même pas bougé. Etait-elle morte ? Pourtant elle avait les yeux grands ouverts et souriait. Pensant que les étrangers voulaient leur présenter une chaman, les chefs avaient respectueusement posé leurs arcs et leurs flèches, et les mères et les sœurs s'étaient approchées pour lui offrir des perles et de la nourriture. Et quand les hommes blancs avaient construit un abri pour leur dame et déposé des fleurs à ses pieds, les Topaas, les Tongvas et les autres étaient venus lui faire des offrandes. Voyant que la dame demeurait parfaitement immobile, Teresa s'était tout d'abord étonnée, puis elle avait compris qu'il s'agissait en fait d'une peinture, d'une « toile », et non pas d'une vraie femme. Quoi qu'il en soit, tous étaient tombés d'accord pour l'appeler Notre Dame. Six années s'étaient écoulées depuis, et Teresa et les Topaas ne comprenaient toujours pas pour quelle raison les hommes blancs étaient venus s'installer ici. Ils n'allaient pas rester bien longtemps, disaient les chefs et les hommes-médecine, car per- 147 sonne ne pouvait demeurer longtemps éloigné de ses ancêtres. Or les Pères avaient parcouru une très grande distance pour arriver jusqu'ici. Quoi qu'il en soit, et bien qu'ils se montrassent généreux, les étrangers mettaient Teresa mal à l'aise. Au printemps, le chef des Pères était venu leur rendre visite. C'était un tout petit homme — les Topaas à côté avaient l'air de géants — qui se nommait Junipero, comme le genévrier. Lorsque le père Serra lui avait dit que des gens appelés les Indiens s'étaient révoltés à la Mission de San Diego, Junipero lui avait répondu : — Les pères spirituels doivent châtier leurs fils indiens. Il y avait beaucoup de choses que Teresa trouvait déplaisantes à la Mission. Ainsi, lorsque les prêtres avaient découvert que les femmes prenaient des décoctions afin de ne pas enfanter, ils les avaient punies sévèrement. Or, tout le monde savait que le contrôle des naissances était indispensable, sans quoi la tribu croîtrait sans fin et la terre ne suffirait plus à la nourrir. C'est ce que les dieux enseignaient aux Topaas depuis des générations : une population trop importante était synonyme de famine. Mais les Pères rétorquaient qu'il suffisait de produire davantage de nourriture. Ils avaient montré aux Topaas comment planter des graines et les arroser, et comment récolter le blé, le haricot et la courge qu'ils avaient apportés avec eux d'une terre lointaine. Selon eux, dès l'instant qu'il y avait suffisamment de nourriture, les femmes n'avaient plus besoin de recourir à la contraception. Mais Teresa ne voyait rien d'autre que du chaos dans tout ceci. Si l'on brisait la toile que les dieux avaient tissée depuis la création, la nourriture et la population continueraient de croître jusqu'à ce qu'il ne reste plus un seul petit carré d'espace libre sur la terre. De toute façon, le plan des Pères avait échoué, car on n'arrivait pas à produire suffisamment de nourriture pour satisfaire la demande des soldats des presidios, si bien que les villageois mouraient de faim. Chaque jour, Topaas, Tongvas et Chumashes affluaient à la Mission avec des paniers vides pour quémander de la nourriture. Les Pères ne donnaient de la nourriture qu'à ceux qui acceptaient de rester et de devenir 148 chrétiens. Et c'est ainsi que le peuple de Teresa se nourrissait de Jésus et de blé et se faisait baptiser Juan, Pedro et Maria. Ses pensées revinrent à Frère Felipe. Ce dernier lui donnait l'impression d'être rongé par une maladie de l'âme. Si Teresa avait pu lire dans le cœur du jeune homme, elle y aurait vu un désir immense qui le consumait comme un feu. Felipe était venu dans le Nouveau Monde pour connaître l'extase. Mais jusqu'ici elle lui avait échappé. Tout comme elle avait échappé au Bienheureux Frère Bernard de Quintavalle, cinq cents ans auparavant, songea Felipe en contemplant pensivement la grappe de fleurs mauves qu'il tenait à la main. Lorsque Bernard était entré dans l'ordre de saint François, il s'abîmait souvent dans la contemplation. Oh, bienheureux celui qui connaissait ce sublime don de Dieu ! songeait Felipe, tout en se demandant ce qu'avait pu ressentir Frère Bernard le jour où, assistant à la messe, il s'était brusquement figé sur place, les yeux tournés vers les deux, et était resté ainsi pétrifié dans l'extase depuis matines jusqu'à none ! Après cela, tout au long des quinze années qui suivirent, Frère Bernard avait eu la chance de connaître ce bonheur divin. Son esprit s'était détaché des choses terrestres au point que Bernard s'élevait comme une colombe au-dessus de la terre et restait parfois trente jours au sommet d'une montagne, absorbé dans la contemplation. Felipe rêyait d'être un jour récompensé comme l'avait été Frère Masseo, compagnon de saint François, qui, après s'être enfermé dans sa cellule et avoir châtié son corps par le jeûne, la flagellation et la prière, était entré dans une forêt et avait demandé en pleurant au Seigneur de lui accorder la vertu divine. La voix du Christ s'était fait entendre depuis les deux : « Qu'es-tu prêt à donner en échange de cette vertu que tu implores ? — Seigneur, je donnerai volontiers mes yeux », avait offert Masseo. Alors le Seigneur lui avait répondu : « Va, je t'accorde la vertu et t'ordonne de garder la vue. » Entendre la voix du Christ ! Felipe frissonna dans sa grosse robe de bure. Voilà pourquoi il était venu en ce pays sauvage 149 — pour y connaître la révélation divine, pour contempler la face sacrée de Dieu. Lorsque Dieu l'avait appelé, Felipe avait répondu avec joie. C'avait été la fête au village, quand on avait appris qu'il avait été choisi pour partir en Haute-Californie ! Quelle fierté dans les yeux de son père ! Tous les fidèles s'étaient rassemblés dans la petite église et avaient prié pour Felipe et le succès de sa mission. Et le cœur de Felipe s'était mis à battre d'espoir à l'idée qu'il allait pouvoir rencontrer le Sauveur en personne et réaliser ainsi son rêve de toujours. Tout au long du voyage en mer qui l'avait amené à l'autre bout du monde, Felipe avait songé aux Pères qui l'avaient précédé. Six ans auparavant, en arrivant au fleuve Porciuncula, ces derniers avaient été menacés par une multitude de sauvages armés de lances et de flèches. Croyant leur dernière heure arrivée, les Pères avaient brandi une image de Notre-Dame des Douleurs sous le nez des barbares. Miracle ! Comprenant aussitôt qu'il s'agissait de la Vierge Marie, les païens avaient déposé leurs armes. C'était un signe, songeait Felipe, qu'en cette terre les hommes humbles pouvaient trouver le salut. Le salut... Oubliant les fleurs qu'il tenait à la main et la jeune Indienne qui se trouvait à ses côtés, Felipe leva les yeux et contempla un long moment l'horizon. Une voix résonna dans sa tête : Béni soit saint François, qui parlait chaque jour avec Dieu, et qui, conformément à ses dernières volontés, repose aujourd'hui à Porciuncula en Italie dans le cimetière des Gueux. Je voudrais, moi aussi, que mon corps soit enseveli dans la plus humble et la plus méprisée des sépultures. Saint François s'était lui-même surnommé « la plus vile des créatures de Dieu ». Felipe aurait voulu lui aussi s'abaisser et se mortifier comme le bienheureux saint. Il aurait voulu que les hommes lui crachent dessus et le couvrent de boue ainsi qu'ils l'avaient fait avec saint François et ses pairs. Mais... Soudain le cœur de Felipe se serra dans sa poitrine, en proie à une souffrance nouvelle et chaque jour plus grande, faite de doute, de culpabilité et de mépris de soi. Un soir qu'il était à 150 l'étable, étendu dans la souillure, en train de prier pour connaître l'extase, une voix intérieure l'avait interpellé : Homme arrogant ! le désir d'humilité n'est-il point un péché d'orgueil ? Comment pourrais-tu être à la fois humble et orgueilleux ? Oh Seigneur ! aurait voulu crier Felipe tandis qu'il s'affairait dans le jardin aux côtés de la jeune Indienne convertie. Je suis ton plus vil serviteur ! Vois la punition que j'inflige à cette misérable enveloppe charnelle appelée Felipe. Vois comme je méprise la nourriture et la boisson. Vois les marques quotidiennes qui mortifient ma chair abjecte ! Et daigne me récompenser en me laissant entrevoir ta Face bénie et divine ! Les épaules du jeune prêtre retombèrent. Trois années de renoncement, de labeur, de mortification ne suffisaient pas pour être récompensé par le Christ. Il devait aller encore plus loin dans la souffrance et l'abnégation. Mais jusqu'où ? Si seulement je pouvais retourner chez nous, en Espagne, je pourrais traverser l'Europe à genoux pour me rendre à Porciuncula, où repose mon Bienheureux et Parfait saint François. Teresa ne comprenait pas ce qui pouvait bien retenir ainsi l'attention de Felipe. Tournant les yeux vers le jardin et, au-delà, les prairies et les champs de blé où serpentait le fleuve, elle demanda : — Que voyez-vous, Frère Felipe ? — Porciuncula, dit-il d'une voix étrange. Nous l'avons appelée ainsi en hommage au bienheureux saint François. — De quoi voulez-vous parler, de la rivière ? Elle attendit. Voyant qu'il ne lui répondait pas, elle lui effleura légèrement le bras. Comme s'il avait vu une chose que personne d'autre que lui ne pouvait voir, il répondit d'une voix distante : — Il y a une chapelle très humble non loin d'Assise, appelée Porciuncula, qui signifie « petite portion ». Elle a été surnommée ainsi en raison de sa petite taille et de son aspect délabré. Saint François y entra un jour et, découvrant qu'elle avait été dédiée aux anges qui ont emporté Notre Dame aux deux lors de l'Assomption, décida de la remettre en état et d'y séjourner quelque temps. C'est à l'époque où il résidait dans la chapelle 151 de Notre-Dame-des-Anges de Porciuncula, en l'an de grâce 1209, qu'il eut la révélation divine. Des années plus tard, atteint d'une maladie mortelle, il demanda à être emmené à Porciuncula pour y mourir. C'est en hommage à saint François que nous avons donné au fleuve le nom de la chapelle qu'il aimait tant. Il ferma les yeux. Voyant qu'il titubait, Teresa lui saisit le bras. Elle eut un choc en découvrant sa maigreur sous la manche de bure. — Frère Felipe, vous ne vous sentez pas bien ? Il ouvrit à nouveau les yeux et revint malgré lui sur terre. Des doigts bruns et puissants lui enserraient le bras. Il se souvint : il était en train de cueillir des digitales avec Teresa. Il plongea ses yeux dans les siens et éprouva un étrange réconfort à contempler le visage rond et serein de la jeune fille dont l'âme paisible lui rappelait la course du temps. Teresa (sa première convertie) avait quelque chose de spécial. Elle ne ressemblait pas aux autres Indiens de la Mission. Son nez était plus large, la ligne de ses cheveux formait une pointe en V au milieu de son front, ses yeux noirs et limpides étaient toujours attentifs. Elle semblait être la réponse à ses questions, mais elle était hors d'atteinte, comme les étoiles, le soleil et la lune. La Mission consistait en quatre longues bâtisses coiffées de chaume, disposées en carré autour d'une cour intérieure, et reliées entre elles par une galerie desservant la chapelle, les ateliers, les cuisines et réfectoires, les entrepôts, les logements des prêtres, ainsi qu'une salle appelée monjerio — le couvent — où, dès l'âge de six ans, toutes les filles étaient enfermées chaque soir jusqu'au lendemain matin. A travers une petite fenêtre, les recluses entendaient les hommes qui s'amusaient dehors sous les étoiles, fumant leur pipe et jouant aux dés. Ayant en vain essayé d'interdire les jeux de hasard, les Pères avaient fini par les tolérer — à condition toutefois que les hommes se soumettent au strict régime quotidien de prière et de travaux des champs. 152 Il était tard et la porte du couvent était fermée. Teresa déambulait parmi les femmes étendues sur des nattes, chacune enveloppée dans sa couverture. Le nombre des malades ne cessait d'augmenter. Les yeux brillants de fièvre, elles toussaient et suffoquaient et aucune n'arrivait à s'alimenter. Les malheureuses n'avaient plus que la peau sur les os et crachaient du sang. Teresa avait beau faire, ni les décoctions de Frère Felipe ni ses propres remèdes topaas n'arrivaient à enrayer cette nouvelle maladie provoquée par les esprits apportés par les hommes blancs. Les hommes blancs, eux, ne mouraient pas, certains mêmes ne tombaient jamais malades. Mais les Topaas et les autres tribus n'avaient aucun moyen de se défendre contre ces esprits envahissants. La plupart des femmes étaient venues à la Mission pour échapper aux soldats qui faisaient régner la terreur au-dehors — des hommes sans foi ni loi qui s'enivraient puis partaient chasser les femmes qu'ils attrapaient au lasso comme des animaux afin de les violer. Les lances et les flèches des époux et des frères étaient impuissantes contre les mousquets des soldats. C'est pourquoi il était plus sûr de quitter les villages et de venir chercher asile à la Mission. Mais le jeu en valait-il la chandelle ? se demanda Teresa en promenant un regard circulaire sur la hutte pleine à craquer de femmes qui s'efforçaient de communiquer dans un brouhaha de dialectes tongva et chu-mash mêlé de pleurs de bébés et de lamentations. Eût-elle vécu à une autre époque, l'expression « rupture de l'ordre social » aurait peut-être jailli dans l'esprit de Teresa. Mais, ce soir, elle ne voyait qu'une chose : l'ordre du monde avait été bouleversé. Ayant atteint le dernier lit de la salle, elle s'agenouilla en silence à côté d'une femme allongée face au mur. Son nom de baptême était Benita. Celle-ci avait été violée par les soldats et s'était retrouvée enceinte. Lorsqu'elle avait fait une fausse couche, les Pères l'avaient soupçonnée d'avoir avorté volontairement parce qu'elle n'était pas mariée. Pour la punir, ils l'avaient enchaînée et fouettée en place publique. Après quoi, ils lui avaient rasé la tête et l'avaient obligée à revêtir un sac et à se couvrir de cendres. Enfin, ils l'avaient condamnée à porter 153 une image d'enfant peinte en rouge sur ses vêtements, symbole de l'avortement. Le dimanche, elle devait rester debout à la porte de l'église, exposée aux sarcasmes des fidèles qui se rendaient à la messe. En agissant ainsi, les Pères, pour qui l'avortement était un péché, entendaient obliger les femmes topaas à garder leurs enfants non désirés. Ce qu'ils ignoraient, cependant, c'est que les fausses couches n'étaient pas volontaires mais provoquées par la maladie. Tout comme les mauvais esprits qui tourmentaient les femmes avec des fièvres et des congestions appelées « pneumonie » par les Pères, il y avait des esprits qui provoquaient des ulcérations et des démangeaisons appelées « syphilis » et « blennorragie ». Contre ces esprits nouveaux, les Topaas ne savaient, hélas, pas se protéger. Benita était mourante. Ce n'était pas son corps qui était malade, mais son âme. Elle n'avait rien fait pour chasser l'enfant de son ventre. Mais les Pères ne voulaient rien savoir. Elle devait servir d'exemple, disaient-ils, au même titre que les maris et les frères qui avaient tenté de prendre la fuite et qu'on enfermait dans des cellules à claire-voie afin de les exposer à la vindicte populaire. S'asseyant sur ses talons, Teresa songea aux femmes et aux jeunes filles enfermées dans cette salle bondée, sans feu ni ventilation, sans chamans pour empêcher les mauvais esprits de sauter du corps de l'une à l'autre. Il suffisait qu'une femme soit possédée par l'esprit de la rougeole ou du typhus pour que toutes les autres tombent malades à leur tour. Mais les Pères n'en avaient cure. Il y avait tant de choses qu'ils ne comprenaient pas. Ainsi, ils insistaient pour porter de grosses robes de bure en pleine canicule et obligeaient les femmes à se couvrir les seins, sous prétexte que la nudité était indécente. Pourquoi les Pères appelaient-ils tous ces gens des « Indiens » alors qu'ils appartenaient à des tribus différentes, qui ne parlaient pas la même langue, n'avaient pas les mêmes traditions ni les mêmes ancêtres ? Cette femme, raisonna Teresa, s'appelle Yang-na. Elle et moi descendons de parentés distinctes. Je ne connais pas ses coutumes et elle ne connaît pas les miennes. Et les femmes qui 154 discutent, là-bas, sont des Tongvas, qui n'ont aucun lien avec ma propre race. Mais les Pères ne le comprennent pas. Teresa s'était efforcée de faire vivre la tradition en racontant chaque soir les contes et légendes qui avaient été transmis de génération en génération depuis le commencement des temps. Mais les Pères démantelaient les clans, allant jusqu'à diviser les familles. Ils envoyaient les frères et les sœurs dans des missions différentes, et faisaient de même avec les grands-parents et les petits-enfants, les cousins et les cousines, de telle sorte que les histoires que l'on racontait le soir n'étaient pas toujours celles de votre propre tribu. A ce train, songeait Teresa, les anciens mourraient sans avoir pu transmettre leurs histoires aux plus jeunes. Si bien qu'elle avait réuni ses compagnes d'infortune autour d'elle et leur avait parlé de la Première Mère venue de l'est, qui avait provoqué un tremblement de terre en marchant sur un terrier de tortue. Elle leur avait raconté l'histoire de l'étranger venu de la mer, qui avait apporté des yeux magiques aux Topaas. Mais les mythes de Teresa n'avaient aucun sens pour la plupart de ces femmes qui avaient leurs propres légendes. Et lorsqu'elle avait raconté l'histoire de l'homme venu de la mer, l'une des petites avait demandé : « C'était Jésus ? » Les mythes des tribus commençaient à se mélanger aux légendes chrétiennes, mais, plus grave encore, les plus jeunes avaient du mal à comprendre Teresa, car la plupart ne parlaient que l'espagnol. Une fois baptisés, ils recevaient un prénom espagnol, si bien que les plus petits oubliaient leur nom tribal. Saisissant la bourse de cuir qu'elle portait autour du cou, Teresa en extirpa la vieille pierre-esprit transmise de génération en génération depuis la Première Mère. Etait-ce parce que les histoires n'étaient plus racontées qu'il y avait autant de malades ? Sa propre mère avait succombé à la maladie et à présent d'autres femmes étaient dévorées par la fièvre. Lorsqu'elle regardait les femmes malades et apeurées autour d'elle, Teresa se sentait coupable. Je n'aurais pas dû rester ici. J'aurais dû rentrer au village et m'occuper de la caverne. Qui va veiller sur la Première Mère, désormais ? Personne, c'est pour cela que la malédiction s'est abattue sur nous. 155 Elle savait que pour sauver son peuple elle devait se rendre à la grotte. Mais pour cela il lui fallait échapper à la vigilance des soldats qui pourchassaient tous les fuyards. Cependant elle redoutait moins le châtiment que l'idée de ne jamais pouvoir retourner à la caverne sacrée. Soudain, son cœur se serra à l'idée de devoir quitter son cher Felipe, car une fois partie elle savait qu'elle ne pourrait plus jamais revenir. Cependant son peuple mourait, décimé par la maladie. Et il était de son devoir de l'aider. L'ouverture de la fenêtre était juste assez large pour qu'elle s'y faufilât avec l'aide de ses amies qui lui firent la courte échelle et lui souhaitèrent bonne chance. Elle leur promit de ne pas se faire attraper par les soldats et de ne jamais laisser les traditions tomber dans l'oubli. Puis, avec la souplesse d'une chatte, elle sauta silencieusement au bas du mur et disparut dans la nuit. Elle commença par se rendre au jardin médicinal. Là, se faufilant parmi les ombres, elle cueillit différentes fleurs ainsi qu'une plante au feuillage vert sombre. Après quoi, guidée par la lumière de la lune et des étoiles, elle prit à l'est et longea promptement l'étable pour regagner l'ancienne piste qui menait aux montagnes. Soudain, un bruit étrange lui parvint, la faisant se figer sur place. Avisant une fente dans la porte de l'étable, elle y appliqua son œil. Ce qu'elle vit lui coupa le souffle. Torse nu, agenouillé dans la soue à cochons, Frère Felipe se flagellait le dos au moyen d'un fouet à six mèches. Ouvrant la porte à la volée, Teresa s'élança vers le malheureux moine et s'agenouilla à ses côtés. — Frère Felipe ! Que faites-vous ? Mais ce dernier ne semblait pas l'avoir entendue et continuait de se flageller. — Arrêtez ! ordonna-t-elle, en saisissant le fouet et en le lui arrachant des mains. 156 Felipe baissa les yeux sur sa main vide puis tourna la tête et la considéra d'un œil absent. — Teresa ? Voyant son dos couvert de plaies et de cicatrices, elle se mit à pleurer. — Que faites-vous ? — Je... je veux être digne du Seigneur. — Je ne comprends pas ! Votre dieu vous aurait-il créé si vous n'aviez pas été digne ? Dieu crée-t-il des êtres indignes ? Etirant le bras, elle palpa doucement les boursouflures rouges sur la peau livide. Elle aurait voulu l'envelopper de son corps et verser des larmes d'amour sur son dos pour le guérir. Felipe éclata en sanglots. Comment pouvait-il lui expliquer qu'il désirait ardemment connaître l'extase ? Qu'il voulait recevoir les stigmates du bienheureux saint François ? Qu'il voulait apprivoiser les colombes et prêcher aux poissons dans la mer ? Qu'il voulait avoir une vision divine ? Teresa alla puiser de l'eau dans l'abreuvoir puis, déchirant le bas de son corsage, commença à nettoyer tout doucement les plaies en ayant soin de contourner les endroits où la chair était à vif. Elle pleurait à chaudes larmes, profondément émue par la chair mortifiée du jeune prêtre. Felipe, à genoux, se soumettait docilement à ses soins, son torse décharné secoué par les sanglots. Après avoir épanché le sang, Teresa l'aida à se relever et à remonter les manches de sa bure. Puis elle le regarda au fond des yeux et demanda : — Que voulez-vous au juste, Frère Felipe ? — Connaître la joie suprême, répondit-il d'une voix rauque et sèche. — Mais qu'est-ce que la joie suprême ? — Je vais vous l'expliquer. Un jour d'hiver où il gelait à pierre fendre, saint François et Frère Léo avaient quitté Pérouse pour se rendre à Notre-Dame-des-Anges. Chemin faisant, saint François héla Frère Léo qui marchait devant lui : « Même si pour plaire à Dieu les Frères donnaient l'exemple de la foi et de l'édification dans toutes les contrées de la terre, ils ne connaîtraient pas la joie suprême. » 157 »Au bout d'une autre lieue, saint François le héla une deuxième fois : « Frère Léo, si les Frères faisaient marcher les paralytiques, redonnaient la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la parole aux muets, ils ne connaîtraient pas la joie suprême. » » Ils parcoururent une autre lieue et François le héla une troisième fois : « Frère Léo, même si les Frères connaissaient toutes les langues du monde, s'ils étaient férus de science et pouvaient expliquer toutes les saintes écritures, s'ils possédaient le don de prophétie et celui de révéler toutes les choses futures, les secrets de toutes les consciences et de toutes les âmes, ils ne connaîtraient pas la joie suprême. » » Ils recommencèrent à marcher puis, au bout d'un moment, il le héla encore une fois : « Même si les Frères parlaient le langage des anges, pouvaient expliquer la course des étoiles et connaissaient les vertus de toutes les plantes, s'ils connaissaient les qualités de tous les oiseaux, de tous les poissons, de tous les animaux, des hommes, des arbres, des rochers et des eaux, ils ne connaîtraient pas la joie suprême. Et si tous les Frères avaient le don de prêcher pour convertir tous les infidèles à la foi du Christ, ils ne connaîtraient pas la joie suprême. » » Cette fois, Frère Léo demanda : « Mon père, dites-moi dans ce cas ce que serait la joie suprême. » » Et saint François lui répondit : « Si, en arrivant à Notre-Dame-des-Anges, trempés des pieds à la tête et grelottants de froid, couverts de boue et titubants de faim, nous sonnions à la grille et que le sacristain refusait de nous ouvrir en déclarant que nous n'étions que des imposteurs et des menteurs venus piller le tronc des pauvres, qu'il nous laissait dehors dans le froid et la pluie pour endurer la faim, et que, si nous sonnions à nouveau, le sacristain nous chassait cette fois à coups de pied, et que pressés par le froid et la faim nous retournions frapper à sa porte et le suppliions de nous donner asile, et qu'il nous jetait à terre et nous traînait dans la neige et nous frappait à coups de bâton — si nous pouvions endurer toutes ces blessures et toutes ces injustices avec patience et joie, en songeant aux souffrances de notre bien-aimé Seigneur alors, Frère Léo, nous connaîtrions la joie suprême. » Teresa resta sans voix. 158 — Quand saint François est mort, ajouta Felipe d'une voix pantelante, il était presque aveugle tant il avait versé de larmes au cours de sa vie. — Votre Dieu veut que vous pleuriez toute votre vie ? — Saint François a été appelé par Dieu pour porter la croix du Christ dans son cœur, pour l'imiter sa vie durant, pour prêcher sa parole, un homme crucifié dans ses actes et dans son œuvre. Saint François recherchait l'humiliation et le mépris, par amour pour le Christ. Il se réjouissait d'être méprisé et pleurait quand on l'honorait. Il a parcouru les chemins en tant que pèlerin et étranger, n'emportant rien d'autre avec lui que le Christ crucifié. Je voudrais lui ressembler. Et je voudrais être comme Frère Bernard qui, en arrivant à Bologne, s'était fait huer et traiter de fou par les enfants à cause de ses habits misérables, et qui avait enduré leurs moqueries avec joie et patience, pour l'amour du Christ. Cherchant une plus grande humiliation encore, Frère Bernard s'était rendu sur la place du marché, où il s'était assis, et quand des enfants et des hommes s'étaient rassemblés autour de lui et avaient commencé à tirer sur son habit, à le frapper, à lui jeter des pierres et de la boue, Frère Bernard s'était soumis en silence, une expression de joie suprême sur le visage, et durant plusieurs jours il était retourné à la même place pour y recevoir les mêmes insultes, jusqu'au jour où les villageois s'étaient interrogés et avaient songé « cet homme doit être un saint ». Je voudrais lui ressembler ! s'écria Frère Felipe. Mais pour être un saint il faut porter l'humilité dans son cœur. Comment puis-je aspirer à la grandeur tout en étant humble ? Voilà mon tourment ! Parce que je suis orgueilleux et vaniteux, je ne connaîtrai pas la joie suprême. Consternée, Teresa songea : la maladie n'atteint pas seulement mon peuple, elle afflige également l'homme blanc. Elle est dans la terre, dans l'air, dans les plantes et dans l'eau. Il faut que le monde retrouve son équilibre. Elle lui tendit la main. Felipe la suivit sans protester. Ils prirent une mule et empruntèrent la piste en direction de l'est, guidés par le clair 159 de lune. Ils dépassèrent les fosses de goudron et les marais, puis poursuivirent leur chemin jusqu'aux contreforts de la montagne appelée Santa Monica. Lorsqu'ils atteignirent enfin les deux rochers sur lesquels étaient gravés les symboles du corbeau et de la lune, Teresa lui dit qu'il fallait continuer à pied. Mû par une force plus grande que sa propre volonté, Felipe la suivit docilement, trop absorbé par son malheur et son chagrin pour chercher à savoir ce qui le poussait à avancer ainsi. Chemin faisant, ils tombèrent nez à nez avec un crotale. Felipe recula, épouvanté, mais Teresa lui dit : — Le serpent est notre frère et nous autorisera à passer si nous lui témoignons le respect qui lui est dû. Ils marchèrent sur la pointe des pieds et, ainsi qu'elle l'avait prédit, le crotale s'esquiva sans faire cas d'eux. Une fois à la grotte, Teresa dit tout doucement : — Cette caverne est un lieu sacré. Vous trouverez la paix ici. Tout d'abord, elle plaça sur la tombe les fleurs qu'elle avait apportées en expliquant à Felipe qu'il fallait toujours faire une offrande à la Mère. Après quoi elle alluma un petit feu sur lequel elle jeta les feuilles vert sombre provenant du jardin. Aussitôt une fumée acre au parfum familier de marijuana piqua l'odorat de Felipe. A la lueur des flammes, Teresa raconta à Felipe l'histoire de la Première Mère telle qu'elle lui avait été transmise par sa propre mère, qui la tenait de la mère de sa mère, et ainsi de suite depuis le commencement des temps. Felipe l'écoutait en silence, les yeux rivés sur les étranges symboles peints sur les parois de la caverne ; au bout d'un moment, son chagrin et son angoisse commencèrent à se dissiper et il éprouva un léger soulagement. A mesure que la fumée emplissait l'air, l'atmosphère commençait à se réchauffer. Tout en continuant de réciter la douce litanie de l'histoire de sa tribu, Teresa, désormais appelée Marimi, commença à ôter un à un les vêtements que les Pères l'obligeaient à porter : le corsage et la jupe, le jupon, les sou- 160 liers, jusqu'à ce qu'elle fût entièrement nue devant la Première Mère. Le jeune frère n'en fut point choqué comme il aurait pu l'être naguère. La fumée odorante emplissait ses narines, sa tête, ses poumons, et ses vertus apaisantes commençaient à faire effet. Il ne voyait rien d'étrange à se trouver ainsi dans cette grotte ancienne, en compagnie d'une Indienne nue qui récitait des légendes qu'en un autre temps il aurait qualifiées de viles et de païennes. Au bout d'un moment, bercé par le rythme langoureux de sa voix, il commença à se détendre, les pulsations de son cœur et sa respiration s'apaisèrent. Sans même savoir ce qu'il faisait, Frère Felipe ôta sa robe et ses sandales, ainsi que le linge qui lui ceignait les reins, jusqu'à ce qu'il se trouvât lui aussi entièrement nu, en toute simplicité, devant la Première Mère. Lorsqu'il eut ôté sa lourde robe de bure, il sentit son âme se libérer. Il éprouva soudain une étrange sensation de flottement. Et il se mit à sourire. Puis il sentit une caresse sur sa peau, douce comme une aile d'oiseau. Il regardait fasciné les doigts bruns effleurer ses vieilles cicatrices. Les yeux de Teresa se remplirent de larmes lorsqu'elle vit l'état déplorable du corps de Felipe, ses os saillants sous la peau. Dans sa quête d'absolu, le jeune moine s'était affamé, il avait mortifié sa chair. Pauvre chair en lambeaux ! — Mon pauvre Felipe, sanglota-t-elle. Comme tu as souffert. L'entourant de ses bras, elle l'attira contre elle. Il enfouit sa tête dans ses cheveux et, passant ses bras autour de ses épaules, la serra contre lui. Ils pleurèrent ainsi, tendrement enlacés, dans la chaleur de la fumée mystique. Puis il se produisit une chose étrange. Felipe eut l'impression de sortir de son corps et de s'élever dans les airs, comme si les anges l'avaient transporté sur leurs ailes jusqu'au plafond de la caverne. Lorsqu'il baissa les yeux, il vit deux créatures de Dieu, nues, serrées l'une contre l'autre, le cœur plein d'amour. Il vit l'homme étendre la femme à terre, sur un lit fait avec des fleurs et une robe de bure. Les longs cheveux noirs de la fille se répandaient autour d'elle, tandis qu'une expression extatique 161 envahissait ses traits. Felipe vit le dos lacéré et couvert de plaies de l'homme et les mains de la fille caressant ses blessures. Ils échangèrent un baiser si long et si tendre que Felipe ne put s'empêcher de sourire. Et c'est alors que, à son grand étonne-ment, il se mit à rire. Il se sentit gagné par une sensation de chaleur humide, une sensation sublime qui fit remonter son cœur jusque dans sa gorge au point qu'il crut qu'il allait succomber de désir, de plaisir, de contentement. Il entendit l'homme crier de bonheur et vit des larmes briller comme des diamants sur les cils noirs de la fille. Soudain une lumière vive et brillante emplit la caverne tout entière, comme si la montagne avait fondu ! Au loin, Felipe apercevait l'horizon baigné par une lumière éblouissante. Une marée humaine s'étirait jusqu'à l'infini. Il réalisa subitement que ces gens étaient les âmes de tous ceux qui avaient vécu avant lui et qui séjournaient désormais dans la Bienfaisante Lumière divine. A la tête de cette multitude, se tenaient les prophètes Elie et Moïse dans des costumes resplendissants. Et, entre eux, Jésus, transfiguré en une colonne de lumière. Les dominant tous, se trouvait la Mère bénie entre toutes, tantôt sous les traits d'une rayonnante colombe, tantôt sous les traits d'une belle femme étincelante de lumière, répandant son amour et sa grâce sur le monde. Felipe poussa un grand cri et sentit son corps se disloquer tandis que son âme libérée s'élançait vers les deux. Puis les anges le ramenèrent doucement sur terre, dans la caverne et la chaleur, en compagnie de la jeune fille, et Frère Felipe glissa tout doucement dans le plus délicieux sommeil qu'il ait jamais connu. Lorsqu'il se réveilla, il fut tout d'abord surpris de découvrir qu'il était nu. Puis il se souvint que Dieu l'avait créé ainsi, comme tous les autres hommes et toutes les autres femmes, et qu'il n'y avait aucune honte à être nu. Le très saint François n'avait-il pas ôté ses habits et récité « Notre Père qui êtes aux Cieux » ? Felipe regarda Teresa qui dormait paisiblement. Là se trouvait la réponse, songea-t-il. Il l'avait vue parler aux plantes, 162 murmurer au vent, chanter à la pluie. Elle n'avait pas peur des animaux mais les comprenait et entretenait avec eux des liens de fraternité, à l'instar de saint François. Loin de se croire supérieure à la nature, elle la traitait en égale. Là était la véritable définition de l'humilité ! Depuis le début, elle avait été là, à ses côtés, pour le lui enseigner, mais il était aveugle et n'avait rien vu. Il versa des larmes de joie. Frère Felipe était venu en Californie pour connaître l'extase, et il l'avait trouvée. Us regagnèrent la Mission avant l'aube, sans un mot, émerveillés par la magie de cette nuit-là. Teresa se faufila à nouveau par la lucarne du couvent, et Felipe regagna sa cellule. Mais il ne resta pas à la Mission. Le lendemain, avant que le soleil n'ait atteint le zénith, il se remit en route, n'emportant avec lui qu'une miche de pain et un baluchon dissimulé dans sa manche. Il était euphorique, fou de joie et d'émerveillement. Sa souffrance avait disparu, il ne se posait plus aucune question. Soudain, tout était limpide, évident. Quand saint François mourut, en 1226, il fut enterré dans l'église Saint-Georges d'Assise. Quatre ans plus tard, son corps fut secrètement ôté de la grande basilique érigée par le frère Elias. Au cours de la nouvelle inhumation, un frère en proie à une immense ferveur religieuse subtilisa le petit doigt de la main droite du saint et le garda caché dans un monastère espagnol. Au fil des ans, la relique fut gardée dans divers récipients, chacun plus précieux et magnifique que le précédent, jusqu'à ce que les ossements sacrés fussent placés dans un reliquaire en argent façonné en forme de bras humain. Lorsque les Pères s'embarquèrent pour la Nouvelle Espagne afin d'entreprendre leur mission en Haute-Californie, le reliquaire leur fut secrètement confié, afin que la présence du saint en ces terres sauvages les aidât dans leur mission. Ce reliquaire fut le présent de Felipe à la Première Mère. Une fois à l'intérieur de la grotte, il se dévêtit pour ne garder que son pagne, il enveloppa le reliquaire dans sa robe de bure 163 et l'enterra ensuite dans la caverne. Puis, songeant aux quarante jours et quarante nuits de jeûne durant lesquels saint François n'avait mangé qu'une demi-miche de pain pour rendre grâce à Notre Seigneur qui, lui, avait jeûné pendant quarante jours sans prendre la moindre nourriture, Felipe quitta la caverne muni de son chapelet et de sa maigre pitance. Au lieu de suivre le sentier menant à la Mission, il remonta la gorge en direction du soleil, un sourire ébloui sur les lèvres, toujours plus haut, puis disparut entre la terre et le ciel. 7. Si Los Angeles avait un cœur, c'était Olvera Street, songea Erica en remontant la rue pavée de carreaux multicolores où les marchands ambulants proposaient des marionnettes, des articles de cuir, des couvertures bariolées, des sombreros, des objets pieux et des spécialités culinaires mexicaines. Un orchestre de mariachis jouait une version endiablée de Guanta-namera. De retour de la mission San Gabriel, poussée par le besoin de se changer les idées, elle avait quitté l'autoroute et pris la direction du centre-ville. Sa visite chez les Pères franciscains s'était révélée infructueuse, car bien que les premières archives datassent de 1771, année de la fondation de la Mission, nulle part il n'était fait mention de l'objet qu'elle avait déterré quelques heures plus tôt dans la grotte. A présent, après avoir déjeuné d'un poivron farci dans un petit restaurant typique, elle avait retrouvé sa bonne humeur et déambulait d'un pas léger parmi la foule des touristes venus visiter les monuments historiques du vieux Los Angeles : l'église Notre-Dame-des-Anges, construite en 1818 par des Indiens convertis, où, chaque samedi matin, les jeunes filles âgées de quinze ans étaient à l'honneur lors des quinceaneros, de joyeuses cérémonies vraisemblablement héritées du folklore amérindien que l'Eglise catholique voulait faire interdire ; la maison Sepulveda, une superbe construction de style victorien datant de 1887 ; la mai- 165 son Pelanconi, érigée en 1855, premier immeuble en brique de la ville ; et, enfin, l'Adobe Avila, bâti en 1818 et qui passait pour être le plus ancien édifice de Los Angeles. Ces lieux étaient encore vibrants des passions et des légendes du passé, songea Erica en émergeant sur la place pittoresque dominée par un gigantesque figuier. Tous les bancs étaient occupés par des touristes qui reposaient leurs pieds fatigués ou des gens qui lisaient le Los Angeles Times ou La Opinion. C'est alors qu'elle eut une vision de gens vêtus comme au temps jadis, des chevaux tirant des carrioles, des chiens galeux, des maisons délabrées en terre séchée, des trottoirs en bois. Erica avait l'habitude de voir des fantômes, même ici, au centre-ville, en plein jour. Les morts n'étaient jamais tout à fait absents. L'archéologie était là pour le prouver. Elle vit des femmes s'abritant sous des ombrelles, un homme aux jambes arquées arborant une étoile de shérif, des trappeurs à cheval, et des vrais durs à la recherche d'un saloon. Los Angeles avait la réputation d'être une ville dangereuse aujourd'hui. Mais qu'auraient dit les gens s'ils l'avaient connue un siècle et demi plus tôt, à l'époque de la ruée vers l'ouest. Apercevant un couple de jeunes chicanos étroitement enlacés, Erica se dit qu'avec sa grand-place bigarrée, ses fleurs, sa musique, ses petites gargotes et ses costumes typiques qui lui donnaient un air de fête, Los Angeles était l'endroit rêvé pour passer une lune de miel. La vue d'un homme qui lisait le Times adossé à un lampadaire la rappela brutalement à la réalité. Emerald Hills faisait une fois de plus la une des journaux. Cette fois la manchette parlait de « revenants ». La presse à sensation avait déterré de vieilles interviews de Sœur Sarah où celle-ci déclarait avoir eu une vision de « femme vêtue d'une longue robe » dans le Canyon hanté. Pour Erica, cette « apparition » relevait davantage de la supercherie que de la réalité. Mais depuis la parution de ces articles les gens prétendaient avoir des « visions », et les ouvriers qui travaillaient avec elle dans la grotte disaient éprouver d'étranges sensations. Un autre fait divers faisait également grand bruit dans la presse. Suite à la découverte du reliquaire contenant les restes de saint François, Erica s'était mise en rapport avec les représentants du Vatican. Ceux-ci l'avaient informée que la châsse avait été apportée en Californie en 1772 et avait mystérieusement disparu en 1775, ainsi qu'un certain Frère Felipe dont on pensait qu'il avait été dévoré par les ours. Erica ne comprenait pas ce qui avait pu pousser ce moine à enterrer les reliques de saint François d'Assise dans une petite grotte oubliée du monde. Une grotte sacrée indienne de surcroît. Le Vatican avait aussitôt dépêché un émissaire à Emerald Hills. Non pas que le reliquaire fût une pièce rare (il y en avait des milliers de par le monde) ou que saint François fût un grand saint, mais pour des raisons d'ordre diplomatique. Le père Junipero Serra avait été béatifié, étape préliminaire à la canonisation, mais un grand nombre de voix s'étaient élevées pour protester contre sa sanctification, mettant du même coup l'Eglise dans une position délicate. La vérité quant au traitement réservé aux Indiens par les frères missionnaires commençait à se faire jour, et l'Eglise était vigoureusement critiquée. La découverte d'ossements bénis reposant côte à côte avec ceux d'une femme indienne posait un certain nombre de questions importantes. Bien que le reliquaire fût en route pour Rome, il avait fait couler tant d'encre que les gens se pressaient de plus en plus nombreux derrière les grilles de sécurité d'Emerald Hills. Des parents d'enfants malades ou paralytiques faisaient la queue en récitant des rosaires, dans l'espoir d'être admis dans la grotte où les os du bienheureux saint François avaient été enterrés. La communauté chicano prétendait que l'inscription « Primera Madré » faisait référence à une apparition de la Vierge, et les médias avaient aussitôt fait le rapprochement avec la grotte de Lourdes. La bâche en plastique qui recouvrait le squelette et la grille de fer protégeant l'accès à la caverne conféraient au site un aspect mystérieux qui le faisait effectivement ressembler à une grotte miraculeuse. Ce matin-là, la police avait appréhendé deux jeunes gens qui s'étaient postés à la sortie de l'autoroute avec un panneau portant l'inscription : Accès aux fouilles d'Emerald Hills — $5. 167 Décidément, se dit Erica, les habitants de Los Angeles ne sont jamais en reste quand il s'agit d'empocher trois sous. Emergeant brusquement de sa rêverie, la jeune femme plongea une main dans son sac et en sortit une petite bourse en coton dont elle vida le contenu dans sa main : un crucifix en fer-blanc portant^nnscription Anno Domini 1781. — Il s'agit très probablement d'un objet commémoratif, avait déclaré le prêtre de la Mission lorsque Erica lui avait expliqué que le crucifix avait été enterré dans une cavité remplie de fleurs à l'intérieur de la grotte. — Une date de naissance, peut-être ? avait suggéré le moine. Une date de naissance ? Mais laquelle ? « Vous êtes née ici, Dr Tyler ? » lui avait demandé Jared un jour qu'ils s'étaient retrouvés assis à la même table à la cafétéria. Il s'était empressé d'ajouter : « Vous semblez vous passionner pour l'histoire de la Californie. » Sa question l'avait surprise, et sur le coup elle avait été flattée de constater qu'il s'intéressait à elle. Mais ensuite elle avait songé : il ne me pose pas ces questions par sympathie ou curiosité, mais parce qu'il m'épie, tout comme je l'épie moi-même. Nous nous jaugeons l'un l'autre, tels deux adversaires avant le combat. Elle lui avait donné une réponse bateau : « Je suis de San Francisco. » C'est du moins ce qui figurait sur son extrait de naissance. Car la vérité aurait été trop compliquée à expliquer. A l'hôpital, la dame lui avait demandé gentiment : «Ainsi tu t'appelles Erica ? Tu n'as pas de nom de famille ? Très bien, Erica, peux-tu me dire si le monsieur qui t'a amenée ici est ton papa ? — Je ne crois pas », avait répondu Erica. Et, malgré ses cinq ans, elle avait vu la perplexité se peindre sur le visage de l'assistante sociale. « Que veux-tu dire ? s'était enquise la jolie dame. — J'ai plusieurs papas. » Pendant que la jeune femme prenait des notes, Erica, fascinée, regardait ses longs ongles soigneusement vernis et la bague en or qui scintillait à son doigt. 168 «Et la dame qui était avec toi, c'était ta maman ? demanda-t-elle avant de rectifier promptement : C'est ta maman ? » Ils n'avaient pas encore dit à Erica que la femme était morte pendant son transport à l'hôpital. Jared lui avait ensuite demandé : « Vous avez des parents à San Francisco ? — Je n'ai pas de parents, avait-elle répondu. Il n'y a que moi. » Ce qui n'était pas à proprement parler un mensonge, puis-qu'Erica n'en savait rien. Plus tard, dans une autre salle, la gentille assistante sociale avait demandé à un homme au crâne dégarni : « Eh bien, vous avez une piste ? » Et l'homme, qui n'avait pas réalisé qu'Erica pouvait les entendre, avait répondu : « J'avais deviné juste. J'ai tout de suite compris que la gamine venait d'une communauté hippie. La femme en overdose, le type qui l'a amenée, la façon dont il était habillé. J'ai retrouvé la communauté. Apparemment, la petite a été abandonnée. Sa mère serait partie avec un motard. Quant au père biologique... La mère était déjà enceinte lorsqu'elle est arrivée dans la communauté, et elle a accouché là-bas. Elle n'a jamais dit qui était le père. — Avez-vous réussi à trouver le nom de la mère ? — Elle se faisait appeler Rayon de Lune. C'est tout ce que j'ai réussi à savoir. Je doute que vous puissiez retrouver le père ou la mère. Ils n'étaient vraisemblablement pas mariés et n'ont probablement même pas fait établir d'acte de naissance pour l'enfant. — J'en ai fait rédiger un. Avec San Francisco comme lieu de naissance. — Et maintenant ? — A cinq ans, il va être difficile de la faire adopter. — Vous croyez, un joli petit bout de chou comme ça ? Il y a des couples qui cherchent des enfants de cet âge, vous savez. — Oui, mais il y a quelque chose d'étrange chez cette petite... » Parce qu'elle avait grandi en sachant que sa mère l'avait abandonnée, qu'elle avait été trimballée de famille en famille 169 et qu'elle avait vu défiler les assistantes sociales, Erica avait pris l'habitude de se réfugier dans le rêve. Imaginer des histoires était devenu pour elle une chose vitale, une planche de Salut. Quand elle avait huit ans, elle rêvait qu'un bel homme en uniforme entrait d'un pas martial dans la salle de classe et déclarait d'une voix autoritaire : — Je suis le général Maclntyre et j'ai quitté le champ de bataille pour venir chercher ma fille et la ramener à la maison. Après quoi il la prenait dans ses bras et l'embrassait devant toutes ces têtes brûlées de l'école primaire de Campbell Street — Ashley, Jessica, Tiffany et les autres. Puis, les bras chargés de joujoux, Erica s'en allait à sa suite. A neuf ans, elle s'était imaginée allongée dans un lit d'hôpital après une opération du cerveau, se débattant entre la vie et la mort, en attente d'une transfusion de sang que seul un parent proche pouvait lui donner. Sa photo était parue dans le journal avec la légende : « Y a-t-il quelqu'un qui puisse aider cette petite fille ? » Ses parents, qui la cherchaient partout et qui avaient vu la photo, s'étaient aussitôt précipités à son chevet. Comme ils étaient très riches, ils avaient fait une donation à l'hôpital qui, en retour, avait donné son nom à une nouvelle salle. A dix ans, Erica avait fait un album de famille en se servant de photos d'inconnus. Elle les intitulait : « Maman et moi à la plage », ou bien : « Papa m'apprenant à monter à bicyclette. » A douze ans, avec ce sentiment d'urgence qui accompagne généralement la puberté, elle avait commencé à appeler régulièrement les services sociaux pour voir si sa mère s'était manifestée. Puis il y avait eu la ronde des assistantes sociales et des familles d'accueil, de nouvelles écoles dans de nouveaux quartiers. Parfois, Erica avait l'impression d'être une balle emprisonnée dans un billard électrique, qui rebondissait sans fin d'un côté et de l'autre. En grandissant, elle était devenue adaptable, Imaginative et affable. Certains foyers étaient spécialisés dans l'accueil de délinquantes particulièrement coriaces. Si Erica avait survécu, c'est parce qu'elle aimait raconter des his- 170 toires, qu'elle faisait semblant de lire les lignes de la main et dans le marc de café et prédisait toujours un avenir heureux. Elle demeurait persuadée que ses parents viendraient la chercher un jour. Tout en contemplant le crucifix qui reposait dans le creux de sa main, elle songea : Etait-ce pour commémorer une naissance ? Mais dans ce cas, laquelle ? Soudain, comme elle déambulait par les rues du vieux Los Angeles en se demandant ce qui avait bien pu la pousser à venir ici, elle avisa une plaque de bronze portant l'inscription : Pueblo de Los Angeles — Site Historique Classé — 1781. C'est alors qu'elle comprit. Le crucifix commémorait non pas la naissance d'une personne, mais d'une ville... 8. Angela 1781. Quelle idée d'avoir choisi cet endroit pour y fonder une colonie ! maugréa intérieurement le capitaine Lorenzo. Le fleuve se trouvait à des lieues de distance et il n'y avait aucun port à proximité. Or toutes les grandes cités du monde avaient été bâties sur des fleuves ou des ports abrités ! Pourtant, c'est ici que le gouverneur Neve avait choisi d'établir son nouveau pueblo. Pour cultiver la terre et élever du bétail, disait-il, point n'était besoin de port ou de cours d'eau navigable, cette plaine enfumée était idéale. Et le fait est que Neve avait l'air content de lui. On l'aurait été à moins. Il avait réussi à établir deux colonies en Haute-Californie, l'une au nord, dédiée à saint François d'Assise, et l'autre au sud, dédiée à la Vierge Marie. Dios mio ! songea Lorenzo. Quelle idée saugrenue d'avoir donné au village le nom d'un fleuve qui lui-même tenait le sien d'une obscure chapelle du fin fond de l'Italie ! Un nom au demeurant si grandiloquent et prétentieux qu'un honnête homme ne pouvait pas le prononcer et manger ses haricots à la fois. El Pueblo de Nuestra Senora la Reina de Los Angeles del Rio de Porciuncula. Le village de Notre-Dame-la-Reine-des- 172 Anges-du-Fleuve-Porciuncula. Déjà les plaisanteries allaient bon train à ce sujet. Les gens se gaussaient, déclarant que Porciuncula, qui signifiait « petite portion », était on ne peut mieux choisi pour désigner le lopin de terre que le gouvernement leur avait alloué pour fonder leur colonie. Quant aux anges, personne n'en avait jamais vu en ces contrées. Seule vivait ici une poignée de colons ramenés du Mexique, un ramassis de sang-mêlé : Indiens, nègres d'Afrique, mulâtres, métis, et même un Chinois des Philippines ! Onze familles en tout, plus les soldats mexicains de Lorenzo, les Pères missionnaires et leur troupeau d'Indiens venus assister à la cérémonie d'inauguration de la nouvelle cité du gouverneur Neve. Mais des anges, point. Lorenzo avait eu pour tâche de recruter des hommes au Mexique et de les inciter à venir s'établir en Haute-Californie. Chaque colon s'était vu offrir une maison et un terrain, deux champs de terre irrigable et deux champs de terre aride. Tous avaient le droit de faire paître leurs bêtes sur les terres communales et d'y prélever leur bois de chauffage. Chaque famille recevrait en outre un salaire mensuel de dix pesos pendant trois ans, ainsi que des vêtements et de l'outillage, deux vaches laitières, deux bœufs, deux brebis, deux chèvres, deux chevaux, trois juments et une mule. Les colons, en échange, étaient tenus de cultiver la terre pendant au moins dix ans. Mais malgré toutes ces offres alléchantes, ni lui ni le capitaine Rivera n'avaient réussi à réunir le nombre de colons suffisant. Qu'y avait-il pour eux dans cette contrée perdue ? demandaient les gens. Sans compter que toute communication avec le pays était impossible. Pour finir, n'ayant point réussi à atteindre leur quota, ils s'étaient mis en route avec vingt-trois adultes et vingt et un enfants. Un voyage éprouvant au cours duquel sa propre fille était morte. Tout en prêtant une oreille distraite aux discours officiels, les yeux tournés vers les montagnes et l'océan sur lesquels flottait en permanence un nuage de fumée, Lorenzo pestait intérieurement : Et maintenant, nous voilà à l'écart de la civilisation, dans un pays où les indigènes sont mille fois plus nombreux que nous. 173 Contrairement à certains de ses compatriotes, et bien que criollo, c'est-à-dire fils d'Espagnols né au Mexique, Lorenzo ne méprisait pas les Indiens. En fait, il admirait leur habileté et leur goût invétéré pour le jeu, seule vertu rédemptrice, à ses yeux, de ce misérable patelin. Il avait accepté cette mission afin d'être dégagé de ses obligations militaires, et dans l'espoir de pouvoir mener une vie paisible, consacrée à l'élevage, à la chasse et au jeu. L'humeur de Lorenzo s'assombrit soudain. Quelle sorte de vie allait-il mener désormais ? Son épouse, Dona Luisa, ne cessait de se lamenter sur la mort de leur petite fille. Pis encore, elle l'avait banni de son lit. S'arrachant à sa rêverie, il tourna ses pensées vers la cérémonie qui se déroulait sous un soleil de plomb. Deux vautours tournoyaient dans le ciel au-dessus de la plaza sur laquelle on avait planté ici et là des piquets pour marquer l'emplacement des bâtiments qui y seraient érigés un jour. Une procession d'Indiens de la Mission portant une grande bannière de la Sainte Vierge avait fait le tour de la place, menée par le gouverneur de Haute-Californie en personne. A quelques pas de là, les Indiens yang-na, à qui appartenait cette terre, observaient placidement la scène. — Nous sommes ici, au service de Dieu, pour sauver les âmes, proclamait à présent le révérend père de la Mission. Sauver les âmes ! railla en lui-même le capitaine. C'est parce que les Russes sont de plus en plus nombreux à venir chasser en Haute-Californie et que les Anglais lorgnent d'un peu trop près la côte que la Couronne d'Espagne nous a dépêchés ici avec l'ordre de créer le plus grand nombre possible de sujets espagnols. En encourageant la conversion des païens, le roi espère les inciter à se reproduire, car plus les sujets espagnols seront nombreux plus il sera difficile à une autre nation de revendiquer ces contrées. Treize ans plus tôt, Lorenzo se trouvait à la cour d'Espagne lorsque l'ambassadeur de Russie avait fait savoir que ses compatriotes entendaient occuper la baie de Monterrey. Le roi d'Espagne avait aussitôt pris des mesures. Et nous sommes le résultat de ces mesures, raisonna Lorenzo tandis que le révérend père procédait à la bénédiction de la nouvelle place. Personnellement, l'officier se moquait comme d'une 174 guigne d'apporter la bonne parole aux sauvages. Seuls le bétail et les chevaux l'intéressaient. Et toutes ces terres qui s'étendaient à perte de vue et qui n'appartenaient encore à personne. Ici, un homme qui le souhaitait vraiment pouvait s'enrichir... Son regard tomba sur la belle Dona Luisa, son épouse, et il eut un pincement au cœur. Assise en compagnie des autres femmes d'officiers sous un auvent de fortune monté sur quatre piquets, son port impérieux et l'expression digne de son visage témoignaient de ses origines aristocratiques. Créole comme lui, elle était armée du courage nécessaire pour affronter la vie en ces contrées sauvages. Jamais elle ne se serait laissé aller à pleurer en public. Ah, si seulement ils avaient pu avoir d'autres enfants ! Mais Luisa était inconsolable depuis que la mort avait soufflé leur petite Selena comme une bougie. A quoi une femme de son rang allait-elle pouvoir occuper ses journées ? Ici, toutes les tâches domestiques étaient accomplies par des servantes indiennes, sans compter que les mains délicates de Luisa n'étaient pas destinées à cuisiner ou à coudre : son rôle consistait à élever et éduquer les enfants de son époux. Mais malheureusement ils n'avaient pas d'enfants. Et, au train où allaient les choses, il y avait peu de chances qu'ils en aient un jour. Lorenzo s'efforça une fois de plus de se concentrer sur la cérémonie. Après les allocutions, on allait donner une grande fête. Il en profiterait pour s'esquiver discrètement afin de ne pas froisser le gouverneur ou les prêtres. De l'autre côté de la place, debout sur une parcelle de terrain qui serait un jour occupée par une église de terre séchée, les Indiens de la Mission assistaient en silence aux réjouissances. Chacun d'entre eux portait un crucifix en fer-blanc millésimé, qui leur avait été offert pour les inciter à parcourir les neuf milles séparant la Mission du nouveau pueblo. Bien que souffrante, Teresa avait demandé l'autorisation de participer aux festivités, voyant là pour elle une occasion de prendre la fuite. Elle avait amené sa petite fille de cinq ans, Angela, ainsi nommée parce qu'elle était la fille d'un saint et qu'elle avait été conçue dans la grotte de la Première Mère. Teresa pensait souvent à Frère Felipe disparu presque six ans auparavant et dont on racontait qu'il avait dérobé les osse- 175 ments de saint François à la Mission. D'aucuns prétendaient qu'il était rentré en Espagne, qu'il avait tourné le dos à Dieu et vendu les saintes reliques pour vivre comme un homme riche. Mais Teresa ne prêtait pas foi à ces rumeurs. Elle savait que Frère Felipe était parti rejoindre Dieu. Respirant à grand-peine, à cause des douleurs qui lui comprimaient la poitrine, elle observait consternée les soldats et les colons paradant fièrement sous l'œil étonné des Yang-na qui ne semblaient pas réaliser qu'on était en train de leur dérober la terre de leurs ancêtres. Et dire que nous croyions que ces gens étaient nos invités, songea-t-elle, alors qu'ils s'apprêtent à construire un village sur une terre qui ne leur appartient pas. Teresa guettait le moment propice pour s'esquiver. Lorsqu'ils s'étaient aperçus qu'elle était enceinte, les Pères missionnaires avaient chargé une Indienne baptisée de la garder à l'œil. Bien qu'ils n'aient eu aucune preuve, ils savaient qu'elle avait réussi à se faufiler hors du couvent et craignaient que tous les autres Indiens ne cherchassent à fuir massivement vers les villages, les laissant seuls, sans personne pour bêcher la terre ou construire leurs églises. Depuis la fugue de Teresa, les pères avaient renforcé le règlement intérieur et durci leurs châtiments. Les Indiens s'étaient révoltés à plusieurs reprises contre le traitement que leur imposaient les Pères. Mais ceux-ci avaient appelé des soldats à la rescousse, et les Indiens, impuissants contre les armes à feu, avaient fini par se rendre. Cependant, cette commémoration offrait à Teresa une occasion inespérée de s'enfuir. Pendant que les Pères, les soldats et les colons seraient occupés à festoyer, et malgré la fièvre qui la consumait, Teresa avait décidé de partir pour toujours avec Angela. Muni du titre de propriété qui lui avait été consenti par la Couronne d'Espagne, le capitaine Lorenzo sella son cheval et partit explorer ce qui serait un jour sa propriété. Celle-ci était délimitée au sud par un cours d'eau qu'il avait baptisé Ballona, en hommage à la ville natale de son père, à l'est par les maréca- 176 ges nommés la Cienega, et au nord par les fosses de goudron de la Brea, et traversée par une piste s'étirant d'est en ouest le long de la frontière nord. Ces quelque deux mille hectares de terrain ne lui appartenaient pas encore en pleine propriété. Il ne jouissait pour l'heure que du droit de pâturage et, à condition qu'il cultive la terre et la mette en valeur, d'ici quelques années, il pourrait faire une demande pour qu'elle lui soit octroyée définitivement. Ce jour-là, il avait décidé de donner à son domaine le nom de Rancho Paloma. En attendant, des Indiens s'affairaient déjà à la fabrication de briques de terre séchée qui serviraient à construire sa maison. Pieds nus au fond d'une gigantesque fosse, certains ouvriers piétinaient la glaise pour la mélanger à de la paille pendant que d'autres pressaient le mélange dans des moules en bois pour le faire sécher au soleil. Une troisième équipe ôtait les briques ainsi obtenues des moules et les empilaient, prêtes à être employées. Les Indiens travaillaient pour presque rien, essentiellement de la nourriture et des perles de verre qu'ils pariaient au jeu. Ils avaient quitté leurs villages et construit des huttes à la lisière de la propriété du capitaine. Ce dernier se demanda si, une fois sa propriété achevée, ils s'en retourneraient dans leurs villages. Il espérait que non. Il allait avoir besoin de bras pour soigner ses troupeaux et ses chevaux. Quel ranch magnifique ce serait ! Bientôt, il y aurait une maison ici, avec des écuries et de nombreuses dépendances ombragées par des arbres que Lorenzo avait fait venir spécialement du Pérou. Il s'imaginait déjà les haies de roses, les fontaines, les allées pavées et les tonnelles. La maison serait garnie avec les meubles apportés par Luisa du Mexique sur des charrettes tirées par des bœufs : lits à colonnades richement sculptés, vaisseliers, armoires, tables. Le trousseau de Luisa comportait également de l'argenterie et des tapisseries, des plats en étain et des courtepointes, des chandeliers, des plateaux pour le service. Sa maison serait digne d'une reine, songea Lorenzo non sans fierté. Hélas, depuis qu'ils avaient enterré leur petite fille dans le désert de Sonora, Luisa était devenue maniaque, veillant 177 comme un cerbère sur ses chaises et ses commodes, elle glapissait du matin au soir des ordres aux Indiennes chargées d'astiquer les meubles avec des chiffons imbibés d'huile. Ses fauteuils allaient-ils remplacer ses enfants ? songea amèrement Lorenzo. Allait-elle se soucier davantage de son précieux secrétaire que du confort de son époux ? Brusquement, il eut une vision particulièrement sombre de l'avenir : Dona Luisa, sans enfants et sans amies — les femmes des colons n'étaient pas des compagnes dignes d'une dame issue de l'aristocratie espagnole —, s'aigrissant de plus en plus à mesure que les années passaient, déambulant silencieusement entre les meubles à l'affût du moindre grain de poussière, de la moindre ternissure, et, jalouse de la fécondité de ses servantes indiennes, invoquant des salissures invisibles pour pouvoir se venger d'elles. Et lui, Lorenzo, ignoré, oublié, cherchant le réconfort entre les bras d'une indigène mais privé des joies du foyer que tout honnête homme était en droit d'attendre, Dios mio ! Il n'était pas venu en Californie pour cela. Ah, si seulement ils avaient pu avoir un autre enfant ! Mais Dona Luisa repoussait ses avances et Lorenzo était un gentilhomme qui ne voulait pas la forcer. Au reste, il ne se sentait guère disposé à honorer une femme raide comme un cadavre. Sa bonne humeur envolée, Lorenzo décida de partir chasser. Tout en éperonnant son cheval en direction des montagnes de Santa Monica, il songea : du gros gibier, rien moins qu'un cerf ou un ours grizzly. Profitant de ce que les Pères et le gouverneur étaient occupés à festoyer et les colons à inspecter leurs propriétés respectives, Teresa s'empara silencieusement d'une mule et, prenant sa fille dans ses bras, s'engagea sur la vieille piste qui menait à la montagne. L'après-midi touchait à sa fin quand elles atteignirent leur destination. Elle mit pied à terre et, respirant à grand-peine, mena Angela dans le petit canyon où se trouvait la grotte. A cette heure tardive, le soleil couchant projetait des ombres sur les murs peints de la caverne. 178 — C'est ici que commence l'histoire de la Première Mère, dit Teresa. Les légendes se perdaient peu à peu. Il restait si peu d'habitants dans les villages qu'un beau jour elles disparaîtraient complètement. Toutes les tribus étaient désormais mélangées : les Tongvas avec les Chumashes, les Kamaayas avec les Topaas, que les Pères appelaient tantôt Gabrielinos tantôt Fer-nandenos selon qu'ils appartenaient à telle ou telle mission. Les histoires que l'on racontait le soir autour du feu n'étaient pas les bonnes, et bien souvent on n'en racontait pas du tout. Elles étaient remplacées par des histoires de la vie de Jésus ou de Marie, de telle sorte que les ancêtres topaas seraient bientôt oubliés. Mais Teresa allait raconter les histoires à Angela afin qu'elle continue de les transmettre. — Tu ne vivras pas conformément aux coutumes des intrus, dit-elle en ôtant le crucifix suspendu autour de son cou. Ils ne comprennent pas notre peuple. Lorsqu'elle leur avait annoncé qu'elle était enceinte, les prêtres lui avaient fait subir des heures d'interrogatoire — qui était le père de l'enfant ? Ils voulaient qu'il soit amené à la Mission afin d'y être baptisé. Mais Teresa avait gardé dignement le silence. Comme toute femme topaa, elle savait que ce qu'elle faisait de son corps ne regardait qu'elle. Ces hommes qui s'arrogeaient le titre de « pères », bien que leur célibat leur interdît de faire des enfants, prétendaient contrôler la vie sexuelle des femmes indigènes alors qu'aucun homme topaa ne se serait permis une telle impertinence. Tout en expliquant à Angela qu'il fallait laisser un cadeau pour la Première Mère, Teresa enterra le crucifix dans un lit de pétales. Fiévreuse et malade, elle ne réalisait pas qu'il s'agissait là d'un acte symbolique consistant à enterrer sa nouvelle religion au cœur de l'ancienne. Détachant la pierre-esprit qu'elle portait autour du cou, elle la plaça autour du cou d'Angela, puis, s'agenouillant devant elle, elle la prit par les épaules et dit : — Ton nom est Marimi. Désormais, tu as cessé d'être Angela. Je vais t'emmener dans un village où les gens n'ont 179 jamais entendu parier du dieu espagnol qui ordonne à ses fidèles de dérober la terre d'autrui. Tu seras élevée selon la tradition des Topaas et de la Première Mère. Posant une main sur la joue de sa fille, cet ange qui lui avait été donné par un saint, elle ajouta : — Ma très chère enfant, tu es un être d'exception et tu as été choisie. Les maux de tête que tu ressens ne sont pas causés par la maladie. Un jour tu comprendras qu'il s'agit en fait d'une bénédiction. Mais en attendant... Soudain Teresa se plia en deux, terrassée par une vive douleur et une quinte de toux. — Maman ! s'écria la petite, affolée. Teresa retint son souffle jusqu'à ce que la douleur ait disparu. Le voyage jusqu'à la grotte l'avait épuisée. Elle n'avait pas réalisé à quel point elle était malade. — Ecoute ce que j'ai à te dire, ma fille. Ton nom est Marimi. Tu as cessé d'être Angela, un nom chrétien étranger à cette terre. Tu es Marimi et m seras la nouvelle gardienne de la grotte. Est-ce que tu m'as comprise ? — Oui, Maman. — Dis-moi, ma fille, quel est ton nom ? — Mon nom est Marimi. — Bien... à présent nous pouvons partir. Il y a des villages plus à l'ouest où les intrus n'ont pas encore pénétré. Nous y serons en sécurité. Les soldats ne nous trouveront jamais. Mais lorsque Teresa voulut regagner la sortie, ses jambes refusèrent de la porter et elle s'effondra. — Je ne peux pas aller plus loin, murmura-t-elle d'une voix pantelante. Marimi, écoute-moi bien. Il faut que tu ailles chercher de l'aide. Tu vas longer le canyon et prendre la direction de la mer. Est-ce clair ? L'enfant hocha la tête d'un air solennel. — Il y a un village... où vivent encore des gens de notre peuple. Dis-leur que je suis dans cette grotte, la grotte de la Première Mère, et que je suis souffrante. Répète ce que je viens de te dire, ma fille. Je veux être certaine que tu m'as bien comprise. 180 Angela répéta consciencieusement les instructions de sa mère. Rassurée, Teresa s'adossa s'adossa au mur. — Ces gens ont des médecines. Ils sauront me guérir. Et ainsi nous retournerons vivre parmi les nôtres. Va, mon enfant. Va vers la mer. Va chercher de l'aide au village. Je t'attends. La fillette remonta le canyon aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient, mais elle se perdit en chemin. De tous côtés, elle ne voyait que des canyons et des rochers, et nulle part la mer, aucun village. Elle se mit à pleurer. Soudain, un homme à demi nu apparut devant elle. Il portait de longs cheveux emmêlés et sa peau était rouge d'avoir été brûlée par le soleil. Il avait dans les yeux une expression hagarde. Angela, effrayée, voulut prendre ses jambes à son cou, mais elle réalisa qu'elle se trouvait dans un cul-de-sac. L'homme se tenait entre elle et l'entrée du canyon. Il était immense et la dévisageait avec curiosité. Il était éma-cié, et son corps était sale et couvert de plaies et d'ulcères. Un vieux pagne usé lui ceignait les reins. Mais il avait des yeux verts intelligents. — Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? finit-il par dire. Sa voix était étonnamment douce, ce qui fit cesser les larmes de la fillette. — Ma maman est malade et je ne peux pas trouver le village. Il cligna des paupières. Puis regarda autour de lui. — Où est-elle ? — Dans la grotte. L'homme se figea sur place. La grotte. Il se souvenait d'une caverne... Etait-ce hier ou des années auparavant? La .grotte où il avait connu l'extase et avait été touché par la main de Dieu, avant de s'établir dans ces montagnes où il marchait chaque jour en compagnie de Jésus. Il fronça les sourcils et regarda la petite plus attentivement. La ligne de ses cheveux qui formaient une pointe sur son front, la forme de ses yeux, ses lèvres pulpeuses. Teresa ! Et quelque chose d'autre aussi, un petit grain de beauté sur le côté droit de sa mâchoire. Sa mère à lui... Il devait faire des 181 efforts pour se remémorer des détails depuis longtemps tombés dans l'oubli. Et sa sœur. Elles avaient le même grain de beauté. — Ne pleure pas, dit-il. (Il lui sourit, révélant des dents ébréchées.) Je sais où se trouve ta mère. Je connais la grotte. Nous allons l'aider. Nous allons la guérir. Il tendit une main noueuse à la fillette. — Halte là ! résonna soudain une voix entre les parois du canyon. Angela et l'homme hirsute se retournèrent et virent un officier espagnol à l'entrée du canyon. — Lâche-la ! ordonna-t-il. Frère Felipe fit un pas en avant, les mains tendues, prêt à s'expliquer. Mais la gâchette fut la plus rapide. La balle du mousquet l'atteignit en plein cœur, le fauchant sur place. Angela hurla. Lorenzo s'élança vers elle et, la soulevant de terre d'un geste rapide, l'emporta prestement loin du cadavre. Une fois à l'extérieur du canyon, il regagna l'endroit où son cheval était attaché et, déposant la petite à terre, essaya de la consoler. — Le méchant homme ne peut plus te faire de mal. Il est parti. L'enfant le dévisageait sans rien dire. — Hablas espanol ? demanda-t-il. Elle hocha la tête puis se mit à pleurer en songeant à sa mère. Une bien jolie petite, pensa Lorenzo, attendri. Elle avait presque le même âge que la petite fille qu'il avait perdue. A en juger par ses vêtements, c'était une Indienne de la Mission. Une fuyarde ? — Cômo te Hamas ? s'enquit-il. — Il faut que j'aille voir ma maman, répondit-elle en espagnol. Elle est malade. — Malade ? Il balaya du regard le canyon où les ombres commençaient à s'allonger et l'air à fraîchir avec la fin du jour. Ainsi donc la mère avait pris la fuite avec sa fille pour venir se cacher dans ces montagnes. Et elle était souffrante. Une fois la nuit tom- 182 bée, la femme serait à la merci des pumas et des ours qui vivaient dans ces parages. Une idée germa dans son esprit. — Je vais te ramener auprès de ta maman si tu me dis ton nom, promit-il avec un sourire. La fillette se frotta les yeux avec les poings. Sa tête commençait à lui faire mal. Maman lui avait donné un autre nom, mais elle l'avait oublié, si bien qu'elle répondit : — Angela. Il hissa la fillette sur le cheval et ils chevauchèrent un moment en silence. Mais lorsque l'enfant vit qu'ils s'éloignaient des montagnes, elle se mit à crier et à appeler sa mère, si bien que Lorenzo dut lui mettre une main devant la bouche pour la faire taire. Il éperonna sa monture et partit au galop. Le temps aidant, se dit-il, elle finirait par oublier, en particulier quand son épouse l'aurait accueillie comme sa propre fille et couverte de caresses. Tout en détalant à travers la plaine, laissant loin derrière les montagnes et l'océan, il songea que Luisa allait enfin sortir de sa mélancolie et l'admettre à nouveau dans son lit. Tout compte fait, la chasse avait été fructueuse. 9. — A la mort de sa femme, il a complètement perdu les pédales. Erica se retourna, interloquée. Ginny Dimarco l'avait suivie sur la terrasse où elle était venue se réfugier loin de la foule des convives et de la musique des Gypsy Kings déversée à plein volume par de gigantesques haut-parleurs. Malgré la fraîcheur du soir, une poignée d'invités se baignait dans la piscine chauffée. Mais la plage en contrebas était déserte et plongée dans l'obscurité. Jared Black avait été lui aussi convié à la soirée donnée par les Dimarco dans leur villa de Malibu, mais il s'était excusé, et Erica soupçonnait Ginny de vouloir se venger de cet hôte indélicat en médisant sur son compte — d'autant que le célèbre avocat était à la tête du Comité de défense du patrimoine culturel des Indiens et que son hôtesse, une richissime mécène, avait le projet de fonder un musée d'art indien qui porterait son nom. Cinq minutes plus tôt, Erica était en train d'admirer la fabuleuse collection des Dimarco : poteries pueblos et vannerie de la côte Ouest, fétiches zunis, poupées kachinas, totems esquimaux et masques kwakiutl, quand Ginny l'avait apostrophée, une lueur fébrile dans les yeux. — Eh bien, quel effet cela fait-il de faire à nouveau équipe avec Jared Black ? 184 Personnellement, Erica ne goûtait guère ce genre de soirées mondaines, mais Sam avait insisté pour qu'elle soit présente, arguant qu'il était indispensable d'entretenir de bonnes relations avec les généreux donateurs qui finançaient leurs projets. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Erica avait sorti son unique robe de cocktail — une petite chose noire, toute simple, à fines bretelles — et relevé ses cheveux en chignon, façon femme du monde. Après des semaines passées en tenue de chantier, porter des talons hauts et des bas nylon lui faisait tout drôle. — Nous ne faisons pas à proprement parler équipe, rectifia-t-elle. — Vous voulez dire que vous vous battez ensemble ? Petit rire sec, cassant. Puis, les yeux braqués sur Erica, Ginny avait fait une pause avant d'ajouter : — Dommage que M. Black n'ait pas pu venir ce soir. Il y a des gens qui auraient aimé faire sa connaissance. Des gens importants. (Erica avait cru voir briller une lueur d'hostilité dans les yeux de son hôtesse lorsque celle-ci avait fait observer, sur un ton plein de sous-entendus :) Nous avions pourtant pris la précaution de lancer les invitations plusieurs semaines à l'avance. Erica savait qu'elle était censée apporter une explication à l'absence inexcusable de Jared. Elle se demanda si Ginny s'était servie du nom du célèbre avocat comme d'un appât pour attirer chez elle des gens désireux de nouer des relations avec certaines personnes influentes de Sacramento. Erica s'apprêtait à riposter vertement — en disant que Jared était resté au campement, scotché devant une rediffusion de « Ma sorcière bien-aimée » — quand une autre invitée s'était approchée pour complimenter Mme Dimarco sur la magnificence de sa soirée. Profitant de cet aparté, la jeune archéologue était sortie sur la terrasse pour respirer la brise marine et tenter de mettre un peu d'ordre dans l'avalanche de sentiments contradictoires qui l'assaillaient. Mais, tel un rapace traquant sa proie, Ginny l'avait suivie dehors. — Comment, vous n'étiez pas au courant qu'il avait complètement perdu la tête lorsque sa femme est morte ? réitéra-t-elle, en braquant deux yeux perçants sur Erica. 185 Pourquoi un tel acharnement ? songea Erica, puis elle réalisa que son hôtesse comptait sur elle pour s'en retourner au campement et répandre des rumeurs malsaines sur le compte du juriste récalcitrant afin de lui faire comprendre qu'il avait commis un irréparable faux pas. — Aussitôt après les funérailles, il s'est volatilisé, enchaîna Ginny comme si Erica avait insisté pour en savoir plus. Ses parents étaient aux cent coups. Ils ont lancé une véritable chasse à l'homme. Ils ont tout imaginé, même le suicide. Erica écarquilla les yeux. Jared ? Se suicider ? — Comment, vous l'ignoriez ? — J'étais en Europe à l'époque. — Ici, on ne parlait que de ça. D'autant que l'enquête de police n'avait rien donné. C'est par hasard qu'une équipe de biologistes marins l'a aperçu quatre mois plus tard sur une île du détroit. Il était retourné à l'état sauvage. On raconte qu'il était complètement nu, en train de pêcher au harpon dans un lagon. Avec des cheveux et une barbe jusque-là, et la peau noire comme une noix de cajou. Des silhouettes sombres avaient commencé à envahir les dunes — des familles armées de lampes de poche et de sacs qui venaient pêcher le grondin. Hantée par l'image d'un homme solitaire errant sur la plage parmi le bois flotté et le varech, Erica n'y prêtait pas vraiment attention. — Ils ont dû le traquer comme un animal, renchérit Ginny, ravie de voir qu'elle avait enfin réussi à captiver l'attention de son invitée. Il gîtait dans une caverne. Finalement, à la nuit tombée, il a allumé un feu de camp et ils ont réussi à le capturer. Erica bouillait intérieurement. Elle prit une longue gorgée du verre qu'elle tenait à la main, les yeux braqués sur l'horizon, à l'endroit où l'océan rejoint les étoiles. — Après que les biologistes l'ont ramené, le père de Black a demandé une expertise psychiatrique et insisté pour qu'il soit placé en observation à l'hôpital. Mais Jared s'est coupé les cheveux et la barbe et a repris le collier comme si rien ne s'était passé. Vous avouerez que ça n'est pas une réaction d'homme 186 normal ! Qu'un mari pleure sa femme, je peux le comprendre, mais il y a des limites. (Ginny émit un petit rire qui fit scintiller les diamants qui ornaient son cou.) Je ne vois vraiment pas mon Wade se métamorphosant en Aborigène à ma mort ! Les doigts d'Erica se crispèrent sur son verre. L'envie la démangeait d'en jeter le contenu à la figure de cette mégère. Au lieu de quoi, elle reporta son attention sur les feux de camp qui commençaient à s'allumer un peu partout sur la plage. Le grondin est un poisson marin d'environ 20 cm de long, doté d'une petite bouche dépourvue de dents. Chaque année, du mois de mars au mois d'août, il vient frayer par milliers sur les plages de Californie du Sud — les femelles enfouissent frénétiquement leur frai dans le sable qui est aussitôt fécondé par les mâles. Après quoi tous regagnent le large jusqu'à la prochaine ponte. Sauf, naturellement, s'ils sont attrapés par les pêcheurs qui arpentent la grève, prêts à les saisir à mains nues et à les jeter dans des sacs. Erica avait elle aussi chassé le grondin jadis, tenant tantôt la torche électrique tantôt le sac, pour se régaler ensuite de poisson grillé autour d'un joyeux feu de camp. Mais ce soir, curieusement, ce spectacle la rendait triste. Il a complètement perdu les pédales. Jared avait peut-être installé un petit sanctuaire en hommage à sa femme dans la chambre à coucher de son camping-car : un portrait de Netsuya, des fleurs renouvelées chaque jour, et peut-être même des bougies. Jared lui parlait sans doute chaque soir avant de se mettre au lit, et chaque matin au réveil. Erica posa une main sur sa poitrine. Elle avait l'impression de manquer d'air et respirait avec difficulté. A quelques mètres de là, les vagues coiffées d'écume se brisaient sur le rivage, deux enfants munis de torches électriques couraient sur la plage en poussant de petits cris perçants. Un faisceau lumineux atteignit Erica dans les yeux. La lumière éblouissante des îles sauvages du détroit. L'instant d'après, un objet la percuta violemment en pleine poitrine, comme une onde de choc invisible, lui coupant le souffle. — Voyez-moi ça, railla Ginny avec un petit rire caustique. Ces pauvres grondins n'ont aucune chance. (Elle opina du 187 chef.) Ils se jettent tout seuls hors de l'eau. Même plus besoin de canne à pêche ! Pas étonnant que nos Indiens soient des gens pacifiques. Erica la dévisagea un instant en silence, puis, posant son verre sur une table de jardin, s'excusa et rentra dans la villa. Une sourde angoisse lui étreignait le cœur. Plongeant à l'aveuglette parmi la foule des convives à qui des majordomes servaient du Champagne et des petits fours, elle réussit à se frayer un chemin jusqu'à Sam et à le convaincre de la laisser partir. Il lui remit les clés de la voiture en priant le ciel pour qu'une bonne âme daigne le ramener plus tard à Emerald Hills. L'instant d'après Erica quittait la villa des Dimarco et s'élançait sur la voie rapide longeant la côte. Elle resta un long moment à méditer dans l'obscurité après avoir coupé le moteur et éteint ses phares. Posant son front moite sur le volant, elle ferma les yeux. Que s'était-il passé au juste sur la terrasse des Dimarco ? Avait-elle été victime d'un malaise cardiaque, d'une crise de panique ? La douleur était toujours là, lancinante, suffocante, sous son sternum. Ils l'ont retrouvé sur une île du détroit, complètement nu, en train de pêcher au harpon... Brusquement, elle fut prise d'une irrésistible envie de pleurer. Cependant les larmes refusaient de venir. Elle s'efforça d'inspirer lentement pour se calmer, mais une sensation de lourdeur lui comprimait la poitrine, comme si un corps étranger s'était logé là. Lorsqu'elle parvint enfin à s'extraire de la voiture, la caresse du vent sur sa peau nue la fit frissonner. Elle se dirigea vers le campement. La lune jouait à cache-cache entre les arbres, tel un œil observant Erica, l'œil d'un fantôme topanga. En passant devant le camping-car de Jared, elle vit qu'il n'y avait aucune lumière. L'avocat n'était pas encore rentré de sa mystérieuse escapade nocturne. De toute façon, même s'il avait été ici, de quoi auraient-ils bien pu parler ? En regagnant sa tente, elle remarqua que le rabat de la porte pendait, alors qu'elle l'avait attaché en partant. 188 Entrant à pas de loup, elle alluma la lumière et jeta un coup d'œil autour d'elle. Elle poussa un ouf de soulagement en voyant que le vestige qu'elle avait découvert le jour même au niveau IV de la grotte était toujours sur la table, à l'endroit exact où elle l'avait laissé. Elle alla ensuite s'assurer que son armoire de classement était toujours verrouillée. Ne gardant ni argent ni bijoux dans sa tente, elle ne voyait pas pourquoi un cambrioleur aurait cherché à s'introduire ici. Et pourtant elle était certaine que quelqu'un était entré pendant son absence. C'est alors qu'elle l'aperçut. Posée en travers de l'oreiller. Une hache ordinaire, comme on en trouvait dans toutes les quincailleries, si ce n'est que le manche avait été gainé de cuir et décoré de plumes afin de lui donner un air de tomahawk indien. Erica comprit d'emblée ce que cela signifiait. Une déclaration de guerre. Malgré elle, elle se mit à trembler de rage. Quelqu'un était entré ici par effraction. Saisissant le tomahawk, elle fila tout droit à la cafétéria, mais, comme s'ils avaient deviné qu'elle les cherchait, les Indiens n'étaient pas à l'endroit qu'ils occupaient habituellement pour jouer aux fléchettes. Elle ressortit et les aperçut à l'orée du campement, tel un cercle de guerriers en train de lancer des fléchettes à la lueur d'un feu de camp. Il y avait parmi eux une espèce de géant aux longues tresses blanches, dont le visage lui était inconnu. L'homme portait un blouson en rayonne brodé d'un tigre asiatique et d'une inscription en lettres rouges et jaunes : Viêt-Nam, juin 1966. Lorsqu'il se retourna, Erica vit un insigne militaire épingle sur son épaule : une lance de feu portant l'inscription 199e bataillon d'infanterie. L'homme avait une arcade sourcilière proéminente et une mâchoire carrée. Dès qu'il l'aperçut, il lança avec un rictus plein de fiel : — Ma parole, mais c'est notre amie l'anthropologue ! — Qui êtes-vous ? s'enquit-elle en se campant fermement devant lui. Malgré ses talons hauts, l'homme la dépassait d'une bonne tête. — Vous ne faites pas partie de notre équipe, réitéra-t-elle. 189 L'homme prit une longue gorgée de bière en plissant les paupières et en la dévisageant d'un oeil torve. —- C'est à vous ? demanda Erica en lui brandissant la hache sous le nez. Le géant s'essuya la bouche d'un revers de main et répondit : s — Vous savez quoi ? Quand j'étais môme, j'ai grandi dans une réserve où des salopes comme vous, détachées par l'université, venaient nous narguer. Elle leva le tomahawk un peu plus haut. — J'ai dit : est-ce que c'est à vous ? — Elles se pointaient, caméra au poing, en tortillant du cul dans leurs petits shorts. Elles s'imaginaient qu'on les reluquait, alors qu'en réalité on se payait leur tête. Quand elles nous interviewaient on leur racontait n'importe quoi, des histoires inventées de toutes pièces, pas fous les mecs, on n'allait tout de même pas raconter nos légendes sacrées à des grognasses. Erica ouvrit la bouche pour protester, mais l'homme fit un pas vers elle, l'air menaçant. — Je me suis laissé dire que vous aviez l'intention de faire des tests d'ADN sur le squelette ? Mais vous pouvez vous brosser. Jamais on ne vous laissera gratter les os de nos ancêtres pour les étudier au microscope. On n'a pas besoin de rats de laboratoire pour nous dire qui étaient nos aïeux. Il fit un autre pas en avant. Voyant qu'Erica lorgnait discrètement du côté du camp, il s'esclaffa : — Pas de chance, la cavalerie n'est jamais là quand on a besoin d'elle. Si ce n'est qu'il prononça « calvarie ». C'est alors qu'il y eut un craquement de brindilles. Un nouveau venu émergea dans la lumière du feu de camp. Jared, son sac de sport à la main. — Charlie, qu'est-ce que tu fiches là ? dit-il en s'adressant au géant. L'homme plissa les paupières d'un air agressif. — Mon nom est Coyote. — Tu n'as rien à faire ici. Et tu le sais très bien. — On est en territoire indien ici, mon pote. D'un bout à l'autre de ce continent. Jared tourna vers Erica un regard interrogateur. — J'ai trouvé ça dans ma tente, expliqua-t-elle en lui montrant le tomahawk. — L'un de vous reconnaît-il cet objet ? Les hommes l'ignorèrent et reprirent leur partie de fléchettes. S'emparant de la hache, il leva le bras et, s'arquant en arrière, la lança avec une telle force qu'elle fendit la cible en deux. Après quoi il se tourna vers Coyote et dit : — Quiconque entre ici par effraction est dans son tort. — La loi de l'homme blanc n'est pas la nôtre, rugit Coyote en agitant son gros index sous le nez de Jared. Vous autres, les Blancs, vous avez tout fait pour nous rayer de la carte. Les traités des années 1850 n'ont jamais été ratifiés par le Sénat, résultat nous n'avons pas pu conserver nos territoires. Le secrétariat aux Affaires indiennes a délibérément truqué les résultats du recensement afin de nous verser des subventions dérisoires. La moitié de nos tribus ne touchent pas un sou parce qu'elles n'ont pas été reconnues par l'Etat, contrairement aux autres. Les Indiens de Californie ont été spoliés comme aucune autre nation indienne. Alors, ton effraction, tu peux te la mettre où je pense. Saisissant le grand Indien par le revers de sa chemise, Jared murmura entre ses dents : — Je te conseille de déguerpir illico si tu ne veux pas t'attirer d'ennuis. Coyote recula et rajusta sa chemise. — Tu te fourres le doigt dans l'œil, si tu t'imagines qu'on va se laisser faire. On va se mobiliser et on va gagner. Tu crois que tu as affaire à une bande d'Indiens incultes, mais tu vas avoir la surprise de ta vie. Quand je pense que vous laissez ces abrutis venir prier ici. (Il pointa un bras gigantesque vers la barrière de sécurité derrière laquelle un groupe d'adeptes New Age se tenaient par la main en chantant un mantra.) C'est une insulte à notre peuple. Ces chrétiens et leur nouvelle religion bidon n'ont pas le droit de venir chez nous pour faire leurs 191 simagrées. Qu'est-ce que vous diriez si on allait place Saint-Pierre pour danser la danse de la pluie ? Les temps changent, mon vieux. Désormais, on n'hésite plus à faire des procès. Et puis, au cas où tu ne le saurais pas, on n'est pas des Indiens, on ne vient pas des Indes. Et on n'est pas non plus des Indiens américains, on est les premiers Américains. Alors tu ferais bien de garer tes miches, monsieur-le-grand-avocat-blanc, car bientôt les fils de Sitting Bull et de Crazy Horse vont prendre leur revanche. Saisissant Erica par le bras, Jared l'entraîna promptement au loin. — Il va falloir le garder à l'œil, lui souffla-t-il à voix basse. Coyote n'est pas là pour faire des ronds de jambe mais pour semer la discorde. Et, quand il le veut, il peut se montrer très persuasif, même si nos gars se préoccupent davantage de toucher leur paie que de faire de la politique. C'est un des piliers des Panthères rouges. Erica frissonna lorsqu'elle sentit la main de Jared sur son bras nu. Brusquement, Coyote, le tomahawk, les Indiens et même la grotte cessèrent d'exister. Jared était à côté d'elle, il la touchait. La sensation d'oppression, qui s'était légèrement dissipée, revint d'un seul coup. — Les Panthères rouges ? se surprit-elle à dire. Elle aurait préféré parler des îles du détroit. Avait-il trouvé ce qu'il cherchait là-bas ? — Une faction radicale issue du Mouvement des Indiens américains. Depuis Alcatraz et Wounded Knee, ils cherchent un nouveau terrain sur lequel exercer leurs revendications. Us ont jeté leur dévolu sur notre grotte, apparemment. Elle se sentait de plus en plus oppressée. — Qui est ce Coyote, au juste ? — Son vrai nom est Charlie Braddock. Il a essayé de s'affilier à toutes les tribus possibles et imaginables, depuis les Suquamishes de l'Etat de Washington jusqu'aux Seminoles de Floride. Aucune n'a voulu de lui parce qu'il ne pouvait pas prouver son appartenance. Alors il a décidé de s'affilier à une tribu non reconnue afin de ne pas avoir à prouver ses origines. — Vous voulez dire qu'il n'est pas réellement indien ? — Si Charlie a du sang indien dans les veines, il l'a reçu par transfusion. Avant de rallier la cause indienne, il a tenté sa chance comme mercenaire en Afrique, et avant cela il conduisait une ambulance, jusqu'au jour où il s'est fait arrêter pour escroquerie : il a voulu se faire passer pour un toubib. Toutes ces histoires concernant son enfance dans une réserve sont de pures inventions. Charlie est né et a grandi à San Fernando Valley, où il a fréquenté un lycée pour Blancs. Quant à son blouson, c'est de l'esbroufe. Il n'est jamais allé au Viêt-Nam. Quand la conscription a commencé, il est discrètement parti se réfugier de l'autre côté de la frontière canadienne et a attendu que ça se tasse. Heureusement pour lui, son matricule n'a jamais été tiré. Cela dit, nous aurions tort de le sous-esti-mer. Il est dangereux, autant pour les Indiens que pour les Blancs. Ils avaient atteint les lumières du camp. Jared changea son sac de bras et fit une petite grimace en se tenant le côté. Erica lui jeta un coup d'œil affolé. — Tout va bien ? — Oui, oui, la rassura-t-il. Pourtant elle voyait bien qu'il n'était pas dans son assiette. Il était livide et son front était moite malgré la fraîcheur de la nuit. — Si, si, tout va bien, insista-t-il. Juste une petite blessure accidentelle. Un truc idiot. — Que s'est-il passé ? Il s'efforça de sourire. — Disons pour simplifier que j'ai zigué au lieu de zaguer. — Vous voulez que j'aille chercher rinfirmière ? Il secoua la tête. — Inutile. J'ai seulement besoin de prendre un verre. La journée a été rude. Il laissa un instant errer son regard sur ses cheveux relevés et retenus par des clips en brillants, puis sur ses épaules nues. — Cette robe est ravissante, dit-il. Elle eut le souffle coupé, comme sous l'effet d'un spasme. 193 — J'ai passé la soirée chez les Dimarco. Il se figea brièvement sur place, et Erica eut subitement l'impression qu'ils étaient seuls au monde, sans personne autour d'eux. — N'empêche qu'elle vous va à ravir, ajouta-t-il d'une voix langoureuse. Le cœur d'Erica tressaillit dans sa poitrine. Il a complètement perdu la tête après la mort de sa femme. — Vous avez été très courageuse d'oser tenir tête à Charlie et à sa bande. — Oh, j'ai l'habitude de ce genre d'individus. Il n'y a rien de tel que de regarder un adversaire en face. Ne l'oublie jamais, Erica. Quand tu te retrouves face à une meneuse, soutiens son regard jusqu'à ce qu'elle baisse les yeux. Même chose quand tu te retrouves face à un groupe, choisis une fille au hasard et soutiens son regard. Elle finira par baisser les yeux et battre en retraite, et les autres avec. Quand tu es au tribunal, même chose, regarde le juge dans les yeux. Et nulle part ailleurs. Ne regarde pas l'avocat ou le greffier. Tu n'as pas idée de la force qu'il peut y avoir dans un regard. Les « meneuses » auxquelles la voix surgie du passé faisait allusion étaient les délinquantes du centre de redressement qui tiraient les cheveux d'Erica et la traitaient d'« arriérée de la Vallée ». — Je vais dire aux services de sécurité de garder Coyote à l'œil, et de surveiller votre tente, dit Jared. Venez, je vous offre un verre, vous allez me raconter la soirée. Je meurs d'envie de savoir ce que j'ai raté. Erica n'était entrée qu'une fois dans le camping-car de Jared, au commencement des fouilles. Elle avait le souvenir que la partie « séjour » consistait en un canapé et deux gros fauteuils club entre lesquels se nichaient une télé et un magnétoscope. L'« espace de travail » était équipé d'un télécopieur, de plusieurs postes téléphoniques, et encombré de divers documents, lettres, manuels juridiques. Enfin, il y avait une cuisine inté- 194 grée avec réfrigérateur, lave-vaisselle, cuisinière, four à microondes et machine à espresso dernier cri. Par la porte entrebâillée de la chambre à coucher, elle avait aperçu un lit king-size. Mais cette fois, lorsque Jared alluma la lumière, elle constata que les choses avaient changé. Une table à dessin remplaçait désormais le bureau. Des croquis de maisons et d'immeubles étaient épingles sur le tableau d'affichage, par-dessus les communiqués et les coupures de presse relatifs au projet Emerald Hills. Là où s'alignaient jadis des boîtes de stylos et des bloc-notes se trouvaient désormais des accessoires de dessin et des crayons. Plus surprenant encore : sur la petite table escamotable du coin-repas trônait une superbe maquette de maison de style contemporain, entourée d'un parc paysager et de sa piscine. — C'est un projet qu'on vous a commandé ? demanda Erica, ébahie. — Non, c'est juste un passe-temps, répondit-il, visiblement flatté par sa réaction. Jared avait passé des heures à la conception et à la réalisation méticuleuse de cette maison en miniature à laquelle il ne manquait rien, pas même les boutons de porte en laiton. Erica vit qu'elle était meublée, et même habitée par de petits sujets. — Qui sont-ils ? s'enquit-elle. — Les personnages ? Ils sont là uniquement pour l'échelle. Elle laissa un instant ses yeux errer parmi les petites pièces, s'efforçant d'imaginer la vie des gens qui habitaient là. — Ah, mais bien sûr, ce sont les Arbogast ! dit-elle. Sophie et Herman Arbogast, et leurs enfants Billy et Muffin. Sophie est femme au foyer et travaille comme bénévole à l'hôpital Saint John et au musée Getty où elle sert de guide aux groupes scolaires. (Erica jeta un coup d'oeil aux chambres du premier étage et avisa un escalier qui ne menait nulle part.) Herman est cardiologue. Il a du mal à passer le cap de la cinquantaine. H est tenté de nouer une idylle avec sa secrétaire. Il croit que Sophie ne se doute de rien, mais il se trompe. En fait, elle aimerait bien qu'il ait une liaison parce qu'elle-même le trompe depuis un an avec son associé. (Elle se baissa et inspecta l'intérieur de la vaste cuisine contiguë à la salle de séjour. Billy est tout excité car il a été admis chez les scouts. Quant à Muffin, elle flotte sur un petit nuage depuis qu'elle n'a plus d'acné et qu'un garçon de sa classe lui fait les yeux doux. (Erica se redressa et conclut :) C'est une bien jolie maison. Voyant qu'il la regardait d'un drôle d'air, elle rougit et dit pour s'excuser : — C'est une manie. Je ne peux pas m'empêcher d'inventer des histoires. Il sourit d'un air entendu. Puis il fit glisser la porte coulissante et disparut dans la chambre à coucher. Erica jeta un coup d'œil surpris autour d'elle. De toute évidence, la vie privée de Jared avait pris le pas sur sa vie professionnelle. Les manuels de droit avaient été remplacés par des crayons, les notes de plaidoirie par des croquis. Comme si l'architecte l'avait emporté sur l'homme de loi. Quelque chose était manifestement en train d'essayer de faire surface en Jared, de donner un sens à sa vie. Au bout d'un moment, il émergea de la chambre, en se tenant les côtes, et entra dans la salle de bains où il se débarrassa de sa chemise pour inspecter sa blessure. Erica apercevait son reflet dans le miroir : un gros hématome était déjà en train de se former sur son thorax. — C'est à cet endroit que vous avez été touché, pendant votre cours de lancer de tomahawk ? s'enquit-elle. Il passa la tête par l'entrebâillement. — Je vous demande pardon ? — C'est bien là que vous allez chaque soir ? Au cours de lancer de tomahawk ? Il lui décocha un regard surpris, puis dit en riant : — Je ferraille. Il sortit du cabinet de toilette, une trousse à pharmacie à la main. — Ferraille ! Vieilles voitures ? Pièces détachées ? — Non, épées, fleurets, estocs, rectifia-t-il en déployant le bras pour mimer le duel. (Son geste lui arracha une grimace 196 de douleur.) Je n'étais pas assez concentré et mon très vaillant adversaire m'a pourfendu. Erica se l'imagina soudain se mettant en garde et criant : « Pour la France et la Reine ! » puis s'esquivant, feintant, léger et rapide, sa rapière fendant l'air avec un sifflement, tandis qu'un « Touché ! » retentissant jaillissait de ses lèvres. Un sport de gentilhomme. Un sport mortel. Tandis qu'il ôtait une bande élastique de son emballage, Erica réalisa à quel point l'espace était réduit à l'intérieur du camping-car. Ils ne se trouvaient qu'à quelques pas l'un de l'autre, tous deux à demi vêtus — ou dévêtus, songea Erica, troublée —, lui torse nu et elle dans sa minuscule robe de cocktail. Voyant qu'il se débattait maladroitement avec le bandage, Erica se leva et proposa : — Laissez-moi faire. Ayant placé une extrémité de la bande à la hauteur de son sternum, elle lui ordonna de la maintenir en place tandis qu'elle déroulait le reste autour de sa poitrine. Il avait beau s'efforcer de ne pas grimacer, elle voyait bien qu'il souffrait. Tandis qu'elle enroulait soigneusement la bande autour de son torse, elle remarqua qu'il sentait la lavande. Ses cheveux, encore humides après la douche, rebiquaient légèrement, mais sa peau était chaude et sèche. Son corps était svelte et musclé. Chaque soir sans exception, Jared Black se livrait à un exercice physique intense exigeant une bonne dose d'endurance. Mais à quelles fins ? Pour garder la forme ? Ou y avait-il d'autres raisons, plus profondes, qui l'obligeaient à croiser le fer avec d'autres hommes ? Voyant qu'il réprimait un petit haut-le-corps. Erica s'arrêta. — Désolée. Vous pensez que c'est une fracture ? — Non. Ça ne fait pas aussi mal que ça en a l'air. Uniquement quand mon cœur bat. Elle se remit au travail. — Comment faites-vous pour avoir des gestes aussi doux ? demanda-t-il. — C'est à force de manipuler des objets fragiles. Leurs regards se croisèrent. 197 — Je ne suis pas fragile. Elle n'en était pas si sûre. Il y avait quelque chose de très vulnérable en Jared, sans quoi il n'aurait pas fait autant d'efforts pour se protéger. Elle aurait voulu lui poser la question, mais elle ne pouvait décemment pas lui dire de but en blanc : « Le bruit court que vous avez pété les plombs une fois. » C'est pourquoi elle se contenta de : — Vous avez brillé par votre absence à la soirée. — Plutôt me faire arracher une dent. — Moi qui croyais que vous auriez apprécié les Dimarco. Ils ont beaucoup fait pour la cause des Indiens américains. — Ce sont des pseudo-intellos libéraux qui injectent des capitaux dans des superproductions comme Danse avec les loups, mais qui pour rien au monde n'inviteraient un Indien à leur table. Avez-vous vu un seul Indien à leur soirée ? — Il y en avait un, il me semble. Un chef de tribu de Coa-chella Valley. — Je parie qu'il portait un costume Armani et qu'il est arrivé en Porsche. Ces chefs directeurs de casino sont riches. Seule une part infime des bénéfices réalisés sur les jeux profite aux Indiens des réserves. Ginny vous a-t-elle fait son numéro des grands jours : ces pauvres Indiens des réserves qui vivent dans la misère ? Elle ne rate jamais une occasion de verser sa petite larme dans les soirées mondaines. Et, bien sûr, toutes ces dames s'empressent de sortir leurs chéquiers. Ces pauvres Indiens des réserves qui n'ont rien à se mettre sous la dent ! Elle continuait de dérouler le bandage, l'enlaçant brièvement de ses deux bras chaque fois qu'elle passait une main, puis l'autre, dans son dos. Leurs visages se touchaient presque. — Je ne l'ai pas entendue pleurnicher sur le sort des Indiens, mais j'ai eu droit à une théorie selon laquelle les grondins auraient facilité la conquête de la Californie par les Espagnols. Elle continua à dérouler le bandage, encerclant Jared de ses bras sans le toucher. Soudain il dit à voix basse : — J'aime bien vos cheveux comme ça. Attendez, vous avez une mèche folle. 198 Etirant la main, il saisit la boucle égarée sur sa nuque et la replaça sous la barrette en brillants. Erica eut soudain envie de se serrer contre lui, de poser sa tête sur son épaule et de se laisser aller. Néanmoins, elle poursuivit vaillamment sa tâche puis, quand elle eut fini, fixa les attaches une à une. Au même moment, Jared plongea ses yeux dans les siens et murmura : — Pour l'amour du ciel... — Je vous demande pardon ? — Vous savez que vos yeux ont la couleur du xérès ? chu-chota-t-il. Et maintenant vos joues sont rouges comme des pommes d'api. — Quelle horreur ! J'envie les femmes qui peuvent aisément cacher leurs émotions. (Elle fit un pas en arrière, elle avait terminé.) Et voilà, dit-elle. A l'avenir, je vous conseille de ne plus jouer avec des couteaux. — Des épées. — Peu importe. Elle réprima un sourire. — Moi, je n'aime pas les femmes qui peuvent aisément cacher leurs émotions, renchérit-il. Le rouge vous va très bien. Tout comme cette robe d'ailleurs. Elle sentit le feu lui monter aux joues. Leurs regards se croisèrent brièvement, puis Jared se tourna et sortit une chemise propre, repassée et pliée d'un carton en provenance de la teinturerie. — Puis-je vous offrir un verre de vin, un whisky ? Erica hésita une demi-seconde. — Du vin. Blanc de préférence. Elle le regarda enfiler sa chemise. Elle était en soie et épousait parfaitement sa large carrure. Il la boutonna entièrement, à l'exception du col qu'il laissa entrouvert, puis il en rentra les pans dans son pantalon. Soudain, tandis qu'il leur servait à boire, un petit bruit léger comme un murmure se fit entendre. Le floc-floc de la pluie martelant le toit de la caravane. Ils levèrent la tête, comme si le plafond avait été transparent et qu'ils puissent apercevoir les 199 nuages chargés de pluie dans les deux obscurs. D'un seul coup, Erica eut l'impression que le petit espace rétrécissait autour d'eux. Elle s'éclaircit la gorge. — Croyez-vous qu'il faille s'attendre à des représailles de la part des Panthères rouges ? — Ils réclament la fermeture du site à cor et à cri. (Il lui tendit son verre.) Saviez-vous qu'il y a déjà neuf tribus qui revendiquent la propriété de la grotte ? Elle haussa un sourcil surpris. — Vraiment ! — Il y a actuellement quatre-vingts tribus californiennes qui se battent pour obtenir la reconnaissance des autorités fédérales. Le problème, c'est qu'elles doivent prouver leur appartenance à une lignée historiquement reconnue. Une tribu locale qui pourrait apporter la preuve de sa filiation avec le squelette aurait plus de chance de se faire inscrire au registre fédéral et par conséquent de toucher des subventions. (Il fit tomber des glaçons dans son whisky.) Cependant, les tribus qui touchent déjà des subventions craignent de voir leurs revenus rétrécir comme peau de chagrin si d'autres tribus sont reconnues. Ce qui nous place, vous et moi, dans une situation délicate. Ils burent tous deux une gorgée en silence. — Mais pourquoi l'escrime ? Il s'accouda sur le comptoir de la cuisine, manifestement pas décidé à s'asseoir. — Pour faire passer la colère. C'est un exutoire. Si je ne croisais pas le fer, je risquerais de commettre un acte que je pourrais regretter par la suite. — Mais après qui en avez-vous ? — Après moi-même. Elle attendit. Il contempla le fond de son verre en écoutant tomber la pluie, comme quelqu'un qui réfléchit à ce qu'il va dire. Pour finir, il hasarda : — Netsuya était une femme hors du commun. (Sa voix était douce comme le murmure de la pluie.) Elle était exotique, impulsive, passionnée. Mais pas facile à vivre. Elle n'aimait pas 200 les Blancs et avait parfois du mal à concilier son amour pour moi et ses convictions politiques. Il lui arrivait de se rendre à des meetings dont j'étais exclu. Il inspira profondément avec un petit rictus de douleur, puis avala une lampée de scotch, avant de reprendre : — Quand Netsuya a su qu'elle était enceinte, elle a refusé de consulter un médecin. Elle connaissait une sage-femme porno et voulait accoucher à la maison. J'étais d'accord, mais ensuite elle m'a annoncé que je ne pourrais pas assister à l'accouchement, en raison des rituels secrets auxquels les hommes ne pouvaient pas prendre part. Je n'ai eu d'autre choix que de m'incliner. Il prit une autre gorgée de whisky, mais malgré cela il ne parvenait pas se détendre. Erica sentit la tension monter dans sa voix. — J'ai insisté pour qu'elle aille consulter un médecin, mais elle a refusé catégoriquement, arguant que les hommes blancs avaient commencé à s'intéresser à l'obstétrique il y a deux cents ans seulement parce qu'ils étaient jaloux des femmes et voulaient les évincer de la profession. Elle disait que son peuple accouchait depuis des milliers d'années sans l'aide de médecins blancs. Quand je lui ai suggéré d'aller voir une femme gynécologue, elle a refusé. Nous nous sommes disputés. Je lui ai dit que ce bébé était aussi le mien et que j'avais mon mot à dire. Mais Netsuya a rétorqué que c'était elle qui le portait et elle a fini par avoir le dernier mot. Jared reprit une gorgée de scotch en laissant ses yeux errer sur la maquette, comme s'il s'était demandé comment les Arbogast avaient abordé la question de la naissance de Muffin et Billy. — Quand les douleurs ont commencé, elle a appelé la sage-femme qui est arrivée avec une assistante, elle aussi indienne de pure souche. Puis toutes les trois se sont enfermées dans la chambre à coucher. Jared fit une pause pour se resservir à boire et mettre des glaçons dans son verre. — Le travail a duré des heures. De temps à autre, on m'autorisait à entrer dans la chambre et à m'asseoir à côté de Net- 201 suya pendant que la sage-femme préparait de la tisane et que son assistante faisait brûler des herbes sacrées en psalmodiant des prières. Lorsque le bébé est né, j'ai dû sortir parce que ma présence était taboue. Pendant que j'attendais derrière la porte, j'ai entendu Netsuya crier. Au bout d'un moment, les cris ont cessé, puis plus rien. Le silence. Les glaçons cliquetèrent dans son verre. Le martèlement de la pluie s'intensifia. — Alors je suis entré. (Sa main se resserra autour du verre en cristal tandis qu'il baissait les yeux, comme un homme qui va tomber. Sa voix se durcit.) Il y avait du sang partout. Et la sage-femme — je n'oublierai jamais l'expression horrifiée de son visage. J'ai enveloppé Netsuya dans une couverture et j'ai foncé aux urgences. Je n'ai aucun souvenir du trajet, si ce n'est que j'avais une main sur le Klaxon du début à la fin et que j'ai grillé tous les feux. Les médecins ont fait tout ce qu'ils ont pu pour sauver ma femme et mon fils, mais en vain. Un silence de mort suivit ses paroles. Erica était pétrifiée. — Je suis désolée, parvint-elle à dire au bout d'un moment. Une veine saillait sur le front de Jared. Il dit d'une voix étranglée : — Pas un jour ne se passe sans que je me demande à quoi ressemblerait mon fils s'il avait vécu. Il aurait trois ans. Je ne peux pas pardonner à Netsuya. Je ne peux pas me pardonner. — Mais ça n'était pas votre faute, ça n'était la faute de personne. C'est un accident. — Ce n'est pas un accident, dit-il, furieux. Nous aurions pu l'éviter. Mais je ne l'ai su qu'après coup, quand le médecin m'a demandé si Netsuya avait pris des médicaments pendant sa grossesse. Je lui ai répondu qu'elle n'aurait même pas pris une aspirine. Elle interdisait à son entourage de fumer en sa présence. Netsuya était tellement soucieuse de sa santé qu'elle ne prenait que des tisanes et des médicaments à base de plantes. Elle se rendait régulièrement chez la sage-femme pour y prendre un mélange de ginkgo, ail et gingembre, afin d'éviter la formation de caillots. Or, il se trouve que ces plantes prolongent les saignements et provoquent des hémorragies. C'est ce que m'a expliqué le médecin. 202 Jared ajouta, l'air sombre : — Les gens s'imaginent que les plantes sont inoffensives, alors qu'elles peuvent avoir des effets mortels. De plus en plus de gens se soignent par les plantes, à tel point que les chirurgiens ont pris l'habitude de questionner leurs patients à ce sujet, car certaines plantes peuvent provoquer des saignements. Si Netsuya était allée consulter un médecin, il l'aurait mise en garde contre ce genre de risques. Et à l'heure qu'il est, elle... Il détourna les yeux. L'espace d'un instant, Erica crut qu'il allait fracasser son verre contre le mur. A présent elle comprenait pourquoi chaque soir, sans exception, il allait manier l'épée et le fleuret. Il laissait ainsi libre cours à sa fureur et à son chagrin, en pourfendant les démons de la culpabilité, de la colère et du remords. — Je les ai tués. Elle se rapprocha légèrement de lui. — Mais pas du tout. Jared, vous n'y êtes pour rien. Il fit brusquement volte-face. — Si ! J'aurais dû intervenir. C'était mon enfant. J'aurais dû insister pour que Netsuya se fasse suivre par un spécialiste. Au lieu de quoi, je l'ai laissée à la merci de l'ignorance et de la superstition. Erica cherchait des paroles réconfortantes. — Netsuya était instruite, elle savait ce qu'elle faisait. Vous avez bien fait de respecter son choix. Le poing de Jared se resserra autour du verre comme s'il avait voulu le broyer dans sa main. — La nuit, je fais un cauchemar, murmura-t-il. Toujours le même. Je cours comme un dératé pour me rendre quelque part, mais j'arrive toujours trop tard. Et je me réveille en nage. Ils se turent un moment et écoutèrent la pluie tomber. Erica avait les nerfs à vif. Elle était partagée dans ses sentiments. Elle avait pitié de Jared, de son chagrin et de sa culpabilité, et en même temps elle avait envie de sentir ses bras autour d'elle, ses lèvres sur les siennes. — Vous êtes la première personne à qui je parle de tout cela, confessa-t-il. 203 Erica aurait voulu le consoler, mais elle craignait de commettre un impair. Quand elle était enfant, jamais personne ne l'avait consolée. Ses mères d'adoption ne cessaient de lui répéter qu'elle n'était pas la seule à avoir des problèmes, ses professeurs lui disaient de tenir tête aux gamins qui lui cherchaient des noises, quant aux assistants sociaux, ils l'accusaient de geindre et de se plaindre à tout bout de champ. Pourquoi, se demandait Erica, n'apprenait-on pas aux enfants à consoler, de la même façon qu'on leur apprenait à aimer ou à haïr. — Bien, conclut Jared, en réalisant soudain que son verre était vide. Je vous ai retenue assez longtemps. (Soupir déchirant.) Je n'avais pas l'intention de vous raconter l'histoire de ma vie. Erica regretta amèrement d'avoir hésité. Lorsqu'on voulait consoler quelqu'un, il ne fallait pas réfléchir à ce qu'on devait dire ou faire. Si seulement elle avait pu remonter le temps, ne serait-ce que d'une minute, pour revenir au moment où il lui avait dit « Vous êtes la première... ». Elle serait allée à lui, l'aurait serré contre son cœur et lui aurait dit qu'il n'était pas seul. Mais elle avait laissé passer sa chance et Jared lui tournait le dos à présent. Il tendit la main pour prendre la bouteille de whisky. — Je ferais mieux d'y aller, fit-elle, en posant son verre. J'ai laissé mes fenêtres ouvertes. Elle attendit. Puis elle sortit dans la nuit pluvieuse. Erica échangea sa robe du soir contre un jogging confortable. Dehors, l'orage avait éclaté. Elle eut une pensée pour les chasseurs de grondins qui avaient dû fuir la plage — et les poissons qui déferlaient sur la grève, comme ils le faisaient depuis des milliers d'années, sans personne pour les capturer. Puis elle tourna son attention vers l'objet qui se trouvait sur sa table de travail. Sur le coup, elle avait été bouleversée par la découverte qu'elle avait faite le jour même au niveau rV. Mais à présent, 204 elle la considérait avec indifférence, sans vraiment comprendre pourquoi elle y avait attaché autant d'importance. Jared absorbait toutes ses pensées. Elle décida malgré tout de s'atteler à la tâche. Comme chaque fois qu'elle s'efforçait de ne pas sombrer dans le chagrin. Ne pense pas aux démons qui t'habitent et ils cesseront d'exister. — Les cheveux sont uniformément noirs, sans la moindre trace de blanc, dit-elle dans son dictaphone, d'une voix un peu trop forte. Formant une tresse d'une longueur d'environ trente centimètres qui semble avoir été sectionnée au ras de la nuque. Tout me porte à croire qu'il s'agit d'une tresse de femme. (S'armant d'une pince à épiler, elle ôta ce qui ressemblait à un flocon rose.) La tresse semble avoir été enterrée avec des fleurs, dit-elle en tournant le pétale desséché vers la lumière pour l'examiner à la loupe. Un bougainvillier, précisa-t-elle au bout d'un moment. Elle avala sa salive. La sensation d'oppression était toujours là, comme un oiseau noir, sinistre, niché dans sa poitrine. — Sachant que le bougainvillier n'a été introduit en Californie qu'après 1769, si l'on tient compte du fait que la tresse a été trouvée à un niveau inférieur à celui de la pièce de monnaie et à un niveau supérieur à celui du crucifix en fer-blanc, on peut en déduire que les cheveux ont été sectionnés et enterrés entre 1781 et 1814. Elle fit une pause et, tandis que ses yeux se perdaient dans le flou, elle songea : Nous nous rapprochons du temps présent. Saisissant la lourde tresse à deux mains, elle se demanda pourquoi un acte aussi brutal avait été commis — car nul doute que couper la natte d'une femme à une époque où toutes les femmes portaient les cheveux longs était un châtiment, un acte de discipline ou d'humiliation. La victime n'était pas américaine, de cela Erica était certaine, compte tenu du niveau où la natte avait été trouvée. Il devait donc s'agir d'une Espagnole qui avait été traînée de force dans la grotte et humiliée publiquement par ses pairs. Parce qu'elle avait jeté le déshonneur sur la famille ? A moins que ses bourreaux n'aient été les sœurs d'un jeune Mexicain qui s'était donné la mort parce que la jeune fille repoussait son amour? Ou qu'elle ait été victime d'un ancien rite sacrificiel indien ? Erica ferma les yeux et sentit les larmes couler sur ses joues. Ces cheveux avaient jadis appartenu à une jeune fille. Ils avaient tressauté quand elle courait, voleté librement dans le vent ; ils avaient été brossés, lavés, caressés, peut-être même embrassés. Et pour finir tressés avec des pétales de bougainvillier avant d'être sauvagement tranchés par une main impitoyable. Serrant la natte contre son cœur, elle revit Jared relevant sa mèche égarée et la replaçant sous sa barrette. Un geste intime, qui appelait une réaction. Erica sentit soudain le chagrin déferler en elle comme un océan glacé. Un sanglot s'échappa de ses lèvres. La sensation d'oppression occupait à présent toute sa poitrine. Elle se représenta Jared seul sur son île, tentant d'échapper aux sauveteurs. Et avant cela, se lançant dans une course effrénée jusqu'à l'hôpital, taraudé par la culpabilité et le chagrin. On aurait pu l'éviter... Et soudain, elle comprit : la chose tapie au fond de son cœur était un génie malveillant. C'était la solitude. Celle de Jared. La sienne. Maintenant, elle comprenait pourquoi elle pensait constamment à lui. Nous avons tous besoin de quelqu'un pour veiller sur nous, mais nous n'avons pas tous cette chance. Moi. Jared. La Dame de la grotte. Nous sommes seuls et vulnérables lorsqu'on cherche à nous attaquer. Elle eut soudain envie de protéger Jared, comme elle avait envie de protéger la Dame de Topanga. Le seul problème, c'est qu'elle ne savait pas comment s'y prendre. 10. Luisa 1792. Dona Luisa allait s'enfuir avec sa fille. Mais pour l'heure cette dernière l'ignorait, car Luisa gardait jalousement son secret. Ce n'est qu'une fois à Madrid qu'elle révélerait son intention de ne plus jamais revenir en Haute-Californie. Luisa savait que les gens lui auraient jeté l'opprobre s'ils avaient su qu'elle voulait quitter son mari, car à leurs yeux c'était un péché. Mais ils se trompaient. Une fois en Espagne, elle avait le projet d'écrire à Lorenzo pour lui demander de venir la rejoindre. S'il refusait, alors le péché retomberait sur lui, car il aurait abandonné sa femme et sa fille. De toute façon, la Sainte Mère, qui pouvait voir dans le cœur de chacun, savait que Luisa avait fait le bon choix. Et c'est tout ce qui importait. Dona Luisa était descendue dans le jardin pour cueillir des plantes curatives destinées à Angela, aujourd'hui âgée de seize ans, en prévision du long et périlleux voyage en mer qu'elles allaient entreprendre. Depuis toujours Angela souffrait de migraines atroces suivies d'évanouissements. L'opium que Luisa récoltait en grande quantité n'était pas tant destiné à calmer les maux de tête qu'à 207 la faire taire. La première fois qu'Angela avait eu une de ses crises, elle avait poussé un cri strident, avait saisi sa tête à deux mains et avait perdu connaissance. Après quoi elle s'était mise à délirer et à crier : « Au feu ! Au feu ! » A son réveil, Angela n'avait plus aucun souvenir de l'incident et Luisa avait décidé que la petite avait fait un cauchemar. Mais ce soir-là, un incendie s'était déclaré dans les montagnes de Santa Monica. Sept familles indiennes avaient péri dans la fournaise qui avait fait rage pendant sept jours et sept nuits. Depuis ce jour, Luisa en était venue à considérer sa fille adoptive avec une certaine inquiétude. Lorsque Lorenzo l'avait trouvée dans la montagne et ramenée à la maison, Angela portait des vêtements de la Mission et parlait espagnol, ce qui indiquait qu'elle avait été baptisée. Mais Luisa savait que toute l'eau bénite du monde n'aurait pu laver les préjugés raciaux. Si l'enfant était une Indienne, on risquait de l'accuser de sorcellerie si son don de prophétie venait à être découvert. Et bien qu'on eût cessé de brûler les sorcières en Espagne, les Pères missionnaires continuaient à châtier durement les Indiens. C'est pourquoi Luisa avait pris l'habitude de garder une réserve d'opium à portée de main pour calmer ses migraines, qui, Dieu soit loué, n'étaient plus accompagnées de prophéties. Luisa fit une halte devant une fleur de pavot d'un rose éclatant et, posant une main sur ses reins, s'étira. La raideur de ses membres lui rappela qu'elle venait de fêter récemment son quarantième anniversaire — sa dix-neuvième année passée loin de l'Espagne. En 1773, Luisa avait vingt et un ans quand ses parents s'étaient embarqués pour le Mexique où son père avait été nommé professeur de sciences à l'université de Mexico, une charge très prestigieuse. Issue de l'aristocratie — l'un de ses oncles était vice-roi de Nouvelle Espagne et un autre alcalde1 de Guadalajara — Luisa avait menée là-bas une vie privilégiée. Moins d'un an plus tard, elle avait fait la connaissance du beau et fringant capitaine Lorenzo qui l'avait épousé et lui avait donné son premier enfant. Jusque-là Luisa n'avait rien trouvé à redire à sa nouvelle vie. 1. Maire, en espagnol. (N.d.T.) 208 Mais ensuite ils avaient quitté la Nouvelle Espagne et, poursuivant un rêve absurde, avaient fait route au nord, et enterré en chemin leur petite fille. Depuis lors Luisa n'avait cessé de vouloir quitter cette maudite colonie. Aujourd'hui, onze ans plus tard, son rêve était sur le point de se réaliser. Pour pouvoir se rendre en Europe, elle avait dû demander la permission à son époux qui, dans un premier temps, avait refusé. Qui allait diriger la maison en son absence et surveiller les domestiques pour s'assurer que lui et ses hommes étaient correctement nourris ? avait-il questionné Luisa. Celle-ci lui avait alors suggéré de choisir une femme parmi leurs servantes, une femme de confiance, laissant entendre par là qu'il pouvait même la prendre dans son lit s'il le souhaitait. Car Luisa savait pertinemment que Lorenzo avait des maîtresses. Voyant qu'il s'obstinait, elle était ensuite allée prier le père Xavier de plaider sa cause, lui offrant en échange de ramener des rosaires et des missels d'Espagne, et d'emporter avec elle des objets de la Mission afin de les faire bénir par l'évêque de Compostelle où était enterré le bienheureux saint Jacques. Mais ce n'est qu'après avoir promis à Lorenzo d'emprunter de l'argent à son frère et à ses cousins de Madrid afin de l'investir dans le ranch qu'il avait finalement consenti à ce qu'elle parte. Ensuite s'était posé le problème de trouver un navire qui acceptât de prendre deux femmes à son bord. Le capitaine de VEstrella ne s'était laissé convaincre que lorsqu'elle lui avait annoncé le prix qu'elle était prête à payer. Finalement, Luisa et sa fille s'étant acquittées du prix de leur passage, elles devaient embarquer le lendemain à bord de VEstrella qui mouillait au large de Palos Verdes. Luisa se tourna vers la rangée de pavots suivante et aperçut Angela qui chevauchait à travers champs, les bras passés autour du cou de Sirocco, son pur-sang arabe. Ils étaient inséparables. Chaque matin, au saut du lit, avant même de prendre son chocolat matinal, Angela sellait son cheval et partait s'ébattre dans le soleil levant. Une heure durant, ils galopaient à perdre haleine, la chevelure de la jeune fille se mêlant à la crinière argentée de l'animal, puis s'en revenaient grisés, Sirocco à l'écurie et Angela à son petit déjeuner et à ses leçons avec 209 son précepteur. Lorsqu'elle avait appris qu'elle allait partir en Espagne, Angela avait insisté pour emmener son pur-sang avec elle. Mais Luisa avait rétorqué qu'un tel voyage eût été épuisant pour l'animal, voire dangereux, et avait assuré à Angela qu'il serait bien soigné en son absence. Bien que peinée à l'idée que sa fille ne reverrait plus jamais son cher compagnon, Luisa savait que la liberté n'avait pas de prix. Une fois à Madrid, elle se promettait d'offrir une autre monture à sa fille, en espérant qu'elle finirait par oublier son cher Sirocco. Luisa observa Angela tandis qu'elle pénétrait dans l'enclos et mettait pied à terre avant de se diriger vers la maison. Elle était grande, svelte et gracieuse, songea Luisa admirative, et également instruite dans les domaines de la lecture, de l'écriture et de l'histoire, elle possédait même quelques notions de mathématiques. Mais elle était aussi terriblement innocente à bien des égards, car le pouvoir exercé par les Pères missionnaires était considérable, et leurs préceptes, selon lesquels les femmes devaient être soumises et rester à la maison, étaient suivis par la plupart des fidèles. De telle sorte qu'Angela ne s'était pour ainsi dire jamais aventurée au-delà des limites de la propriété de son père. Si l'on exceptait quelques visites à la Mission lors des fêtes carillonnées ou au petit village voisin de Los Angeles, tout l'univers d'Angela était contenu dans un périmètre n'excédant pas deux mille arpents. Mais Luisa avait d'autres ambitions pour sa fille. Los Angeles était une bourgade d'une trentaine de bâtisses en terre séchée entourées d'un mur d'enceinte. Angela n'avait jamais vu de villes, de cathédrales ou de palais, d'universités ou d'hôpitaux, de fontaines ou de monuments, ni de petites rues animées qui débouchaient brusquement sur une place inondée de soleil. Et partout la foule, sur la place du marché, sur les routes ! Ici on pouvait chevaucher pendant des heures sans croiser âme qui vive, hormis les Indiens qui travaillaient dans les champs, mais ce n'était pas la même chose. Luisa voulait qu'Angela découvre le monde, qu'elle connaisse la culture, l'indépendance, la liberté. Mais ce rêve était irréalisable dans cette colonie oubliée de tous, où les Pères missionnaires faisaient la loi. 210 Prenez l'exemple d'Eulalia Callis, la femme du gouverneur Fages, qui avait publiquement dénoncé l'infidélité de son époux. Fages avait nié, et lorsque, contre l'avis de son confesseur, Callis avait persisté dans son accusation, on l'avait arrêtée et enfermée pendant plusieurs mois dans un cachot à la mission San Carlos. Tout au long de sa détention, le père Noriega l'avait menacée de l'enchaîner, de la fouetter et de l'excommunier. Alors que les autres colons conspuaient cette épouse qui avait osé salir la réputation de son époux, Luisa, elle, savait que Callis avait agi ainsi dans l'espoir d'obtenir le divorce, une stratégie de survie. Enceinte quatre fois en six ans, Eulalia avait d'abord donné naissance à un fils, avant de faire une fausse couche l'année suivante. Elle était à nouveau enceinte quand elle avait entrepris le périlleux voyage jusqu'en Californie, et elle était tombée malade après avoir donné le jour à sa fille. Un an plus tard exactement, elle enterrait un nouveau-né de huit jours. Luisa savait que, en dénonçant les agissements de son mari, Eulalia Callis espérait pouvoir retourner au Mexique où, tant bien que mal, elle s'efforcerait d'assurer sa propre subsistance et celle de ses deux enfants survivants. En Haute-Californie, une femme ne pouvait pas disposer librement de son corps. Dans ce domaine, les lois civile et religieuse s'accordaient pour conférer la pleine autorité aux représentants de sexe mâle. Apolinaria del Carmen, une veuve propriétaire d'un ranch voisin, avait été presque battue à mort par son fils lorsqu'il l'avait trouvée au lit en compagnie d'un de ses caballeros indiens. Exclue par le reste de la colonie, Apolinaria avait été excommuniée par l'Eglise. Un an plus tard, elle mourait, et son fils héritait de la propriété. Il y avait également la triste histoire de Maria Teresa de Vaca, promise le jour de sa naissance à un dénommé Domin-guez, soldat en garnison à la mission San Luis. Le jour de son quatorzième anniversaire, Maria avait été mariée de force à Dominguez, un homme de presque cinquante ans et quasiment édenté ! Par trois fois, la jeune fille avait tenté de prendre la fuite, mais chaque fois elle avait été rattrapée et battue comme plâtre jusqu'à ce qu'elle accepte d'entendre raison. Pour finir elle s'était résignée et se trouvait à présent enceinte de son quatrième enfant. Luisa s'était juré qu'Angela ne connaîtrait jamais un tel sort. La Sainte Mère ne voulait pas que ses filles soient vendues au plus offrant comme bétail. Angela entra dans le jardin, ses beaux cheveux noirs en retombant cascade sur ses épaules, les yeux brillants d'avoir galopé avec Sirocco. — Maman, regarde ! dit-elle en lui présentant un panier rempli d'ignames, des tubercules farineux semblables à de gros navets dont le goût rappelait celui de la châtaigne d'eau. Cette plante grimpante donnait de belles fleurs, tantôt blanches tantôt violettes. Angela qui en avait planté les graines six mois plus tôt n'était pas peu fière de sa première récolte. Luisa lui prit le panier des mains en songeant qu'elle allait servir les ignames à la mode de Mexico : crues et relevées de jus de citron, de piment et de sel. — Je crois que j'ai trouvé l'endroit idéal, non loin des marais, pour planter mon verger, Maman. J'espère que Papa sera d'accord. Luisa se demandait d'où lui venait cette lubie de vouloir planter des arbres fruitiers sur le ranch. Depuis que les Pères missionnaires avaient introduit les orangers en Haute-Californie, Angela s'était mis en tête de planter des arbres fruitiers à Rancho Paloma. Il y avait quantité d'autres choses mystérieuses chez la jeune fille. Ainsi, chaque automne, elle devenait agitée sans raison. Elle partait galoper des heures entières avec Sirocco sans adresser la parole à quiconque, comme si elle avait voulu atteindre les confins de l'univers. Ou bien, brusquement, elle se figeait sur place et regardait fixement les montagnes. Luisa avait remarqué que ce comportement étrange coïncidait avec la cueillette annuelle des glands par les Indiens. Ils quittaient leurs villages, emportant avec eux enfants et maisons, et pendant des jours on voyait défiler un étrange cortège sur la Vieille Route. — Au fait, Maman, j'ai rencontré le père Ignacio. Il m'a demandé de lui rapporter du papier et des cahiers. 212 Tous voulaient qu'on leur rapportât quelque chose d'Espagne. Dans cette vallée reculée où les vivres mettaient parfois une année à arriver, les gens s'efforçaient de fabriquer eux-mêmes les produits de base, tels que chandelles, souliers, couvertures et spiritueux. Mais ils ne pouvaient pas fabriquer de papier. Ni de soie. Ni d'objets en or ou en argent. Certains colons avaient confié à Luisa des lettres et des présents pour leur famille restée en Espagne. Angela accepta de bon cœur la tasse de chocolat chaud que lui tendait une servante indienne et, après en avoir bu une gorgée, dit : — Oh, Maman, j'ai aperçu un vol de mouettes, ce matin ! Elles ont tournoyé un moment dans le ciel en criant à tue-tête. Et puis elles se sont rassemblées et se sont envolées vers l'ouest, en direction de l'océan. C'est un bon présage, cela veut dire que nous allons faire bon voyage ! Dieu fasse que les mouettes d'Angela soient un bon présage ! songea Luisa en cédant un court instant à la panique. Car les augures ne lui suffisaient pas et elle préférait s'en remettre à la Vierge et aux saints. Peu après, Angela regagna la maison pour achever son petit déjeuner, et Luisa reprit sa tâche. Le bienfaisant soleil de Californie répandait une douce chaleur sur ses épaules. Le pavot qui poussait ici était récolté à partir de graines importées, car le pavot indigène ne produisait pas d'opium. Luisa en prenait grand soin, attendant toujours l'équinoxe d'automne pour le planter, veillant à ce que les jeunes plants ne manquent jamais d'eau ou d'engrais, et pinçant les premiers boutons pour que la floraison fût abondante. Quotidiennement, elle surveillait les capsules, afin de les inciser au moment précis où l'anneau gris laissé par les pétales virait au noir. A l'aide d'un couteau bien aiguisé, elle procédait à l'incision le matin, puis s'en revenait le lendemain pour recueillir le suc blanc qu'elle mettait ensuite à sécher au soleil. L'incision requérait un soin particulier : trop profonde, elle provoquait la mort précoce de la plante, alors que pratiquée avec modération elle lui permettait de continuer à produire du 213 suc pendant deux mois. Dona Luisa de Rancho Paloma était célèbre pour sa très grande dextérité, et son laudanum — teinture à base d'alcool et d'opium — était très demandé à Los Angeles. Tout en récoltant délicatement la substance poisseuse qu'elle déposait dans une petite bourse en cuir, elle songea à Madrid. Là-bas, les gens qui souffraient se rendaient tout bonnement chez l'apothicaire. Mais ici, dans cette partie reculée de l'empire espagnol, les apothicaires étaient inconnus. Il fut un temps où des médicaments étaient acheminés depuis le Mexique à travers le désert de Sonora, mais onze ans plus tôt, suite à la révolte sanglante des Indiens yumas du Colorado, la route avait été fermée. En outre, les navires étrangers n'étaient pas autorisés à mouiller au large de la côte californienne, si bien que les colons ne pouvaient compter que sur les livraisons occasionnelles des navires de ravitaillement en provenance du Mexique. C'est pourquoi ils cultivaient eux-mêmes leurs plantes médicinales. Certains rendaient visite aux chamans et aux guérisseurs indiens, mais la plupart venaient trouver Dona Luisa, dont la resserre regorgeait de plantes fraîches, d'onguents, de baumes et de teintures. Ayant également cueilli des tiges de carotte sauvage destinées à la fabrication de pommades et de l'herbe à poule pour confectionner des cataplasmes, Luisa s'apprêtait à rebrousser chemin quand elle aperçut des cavaliers arrivant au galop depuis la Vieille Route. Un nuage voila brièvement la face du soleil, jetant une ombre sur le paysage. Luisa sentit un frisson d'angoisse la parcourir des pieds à la tête. Elle savait pourquoi ces hommes étaient venus. Lorenzo ne se tuait pas à la tâche, laissant aux vaqueros indiens le soin de mener paître le bétail, afin de pouvoir s'adonner en toute tranquillité aux plaisirs du jeu, de la chasse et du farniente en compagnie de ses amis. Mais les hommes qui arrivaient au galop n'étaient pas là pour lancer le dé ou chasser le cerf. Ils étaient là pour marchander la main de sa fille. Car Angela était une pièce de choix. Los Angeles commençait à se faire une réputation parmi les provinces mexicaines du Sud, de telle sorte qu'un nombre croissant de colons accouraient au pueblo dans l'espoir d'y trouver une vie meilleure. Il y avait un problème cependant : la plupart des nouveaux venus étaient célibataires. Le gouverneur, désireux de civiliser cette contrée sauvage, avait demandé au vice-roi de bien vouloir dépêcher des doncellas — « de bonnes filles saines » — en Californie, mais sans succès. Si bien qu'il avait reformulé sa demande, se contentant cette fois d'exiger « une centaine de femmes ». Voyant que sa requête restait une fois de plus lettre morte, le gouverneur s'était résigné à accepter des enfants trouvées — des orphelines recueillies un peu partout au Mexique et amenées en Californie pour y être placées dans des familles. Ce n'était pas tant la beauté d'Angela qui attirait les hommes que Lorenzo accueillait en ce moment même avec effusion et force coupes de vin, mais le fait qu'elle était hispana. En épousant une Espagnole de pure souche, un sang-mêlé pouvait bénéficier du décret sur la legitimidad y limpieza de sangre — « légitimité et pureté du sang » — par lequel sa descendance serait reconnue exempte de toute trace de sang juif, africain ou autre, considéré comme impur, assurant à celle-ci une situation privilégiée au sein de la colonie. Personne ne connaissait la vérité concernant Angela : elle n'était pas hispana mais indienne. Le don que Dieu avait accordé à Luisa. Luisa se souvenait très précisément du jour et de l'heure où Lorenzo avait ramené le petit ange à la maison. Luisa avait les genoux à vif à force de prier la Sainte Vierge, car, depuis que sa petite fille adorée avait disparu dans le désert de Sonora, elle n'avait plus rien sur quoi reporter sa tendresse maternelle, pas même une tombe ou un monticule herbeux sur lequel se recueillir. Lorenzo, en tant qu'homme, avait des obligations, des travaux pour occuper ses journées. Mais Luisa, elle, n'avait rien pour se consoler, hormis les petites robes de Selena — des robes qui ne seraient plus jamais portées. Elle venait d'adresser sa prière à la Sainte Vierge — donnez-moi un autre enfant et je vous promets de faire le bien autour de moi en votre nom — quand Lorenzo était entré, un enfant dans les bras. La petite criait 215 « Maman ! Maman ! ». Dès qu'elle l'avait entourée de ses bras, Luisa avait senti son amour refoulé jaillir comme une fontaine du fond de son cœur. Ainsi donc la Vierge avait exaucé ses prières, et, bien qu'elle sût qu'elle pleurerait éternellement sa fillette perdue, elle savait également qu'elle allait aimer ce petit ange de tout son cœur et consacrer le reste de sa vie à de bonnes œuvres, comme elle l'avait promis. Personne ne s'était étonné de l'apparition subite de l'enfant dans la maison du capitaine Lorenzo. A la colonie, on était trop occupé à survivre pour s'enquérir des affaires d'autrui. Lorsque les gens s'étonnaient du teint hâlé d'Angela — Luisa avait la peau très blanche —, elle répondait que la petite tenait de la mère de Lorenzo, laquelle avait une carnation olivâtre. Pour Luisa, ce n'était pas un mensonge dès l'instant qu'il y avait un soupçon de vérité. Car elle était intimement convaincue que la fillette n'était pas une Indienne de pure souche. Et, bien qu'elle eût une certaine ressemblance avec les indigènes de la Mission, sa peau était plus claire et son faciès plus allongé. Luisa se demandait si l'enfant n'avait pas eu pour père un soldat espagnol. Depuis le jardin, Luisa entendait les voix et les rires des amis de Lorenzo. Elle n'avait que mépris pour ces hommes arrogants et vantards qui n'avaient pas une goutte de sang pur dans les veines. En tant que dame de l'aristocratie espagnole, Luisa avait grandi dans un pays où les classes sociales étaient clairement délimitées : il y avait la noblesse, la bourgeoisie prospère, et enfin les paysans. Il était rare qu'elles se mélangeassent. La lignée était primordiale. Même en Nouvelle Espagne, où les Espagnols ne régnaient que depuis deux siècles à peine sur les populations autochtones, des barrières raciales strictes avaient été maintenues. La nouvelle aristocratie mexicaine était constituée de peninsulares — des Blancs nés en Espagne —, privilège qui leur valait la jalousie des Blancs nés au Mexique, les criollos. Seuls les peninsulares, qui ne se mariaient jamais en dehors de leur classe, pouvaient se faire appeler Don ou Dona. Venaient ensuite les métis, croisement de sangs espagnol et indien. Ils 216 formaient une classe nombreuse et hétérogène de commerçants, artisans, domestiques. Enfin, tout en bas de l'échelle sociale se trouvaient les indigènes — généralement employés aux basses besognes. Les règles de classe étaient si strictes qu'un indigène ne pouvait se vêtir à l'européenne sous peine de recevoir le fouet. En tant que peninsular, Luisa jouissait d'un statut particulièrement avantageux au Mexique. Mais en Haute-Californie la ligne de démarcation entre les classes sociales n'était pas aussi clairement définie. A l'exception d'une poignée d'Européens de pure souche, presque tout le monde ici était de sang mêlé. C'est pourquoi il était difficile de jouir d'un statut privilégié. Et bien que Dona Luisa n'eût aucun doute sur son propre sang ni sur celui de son mari, il y avait dans leur entourage des sang-mêlé qui avaient été de simples paysans au Mexique ! Son sens de la hiérarchie sociale s'en trouvait perturbé. Lorenzo, en tant que propriétaire de cinq cents têtes de bétail, membre de l'aristocratie espagnole et officier à la retraite, était traité avec respect. Mais le même respect était accordé à Antonio Castillo, un métis afro-mexicain marié avec une Indienne, sous prétexte qu'il était maréchal-ferrant ! Ici, la profession d'un homme comptait davantage que son ascendance, ce qui, aux yeux de Dona Luisa, témoignait d'un esprit rétrograde et pernicieux. Sentant les picotements de l'angoisse la reprendre à la vue des visiteurs, Luisâ quitta le jardin pour se réfugier dans la fraîcheur de la resserre où elle conservait ses plantes et ses médecines. Sa maison n'était pas aussi grandiose que Lorenzo le lui avait laissé espérer dix ans auparavant, mais elle était suffisamment imposante pour témoigner du rang élevé de ses occupants. Faite de terre séchée et de chaume, elle comprenait quatre chambres à coucher, une salle à manger, une salle de réception, ainsi qu'un vaste office où l'on préparait non seulement les repas du capitaine et de sa famille, mais également ceux des domestiques et de leurs époux vaqueros et caballeros. Ah, les hommes et leurs promesses ! songea Luisa dépitée tout en triant des feuilles séchées qu'elle répartissait ensuite 217 dans différents paniers. Pas plus que Lorenzo, le gouverneur Neve n'avait tenu ses engagements. Lors de la cérémonie d'inauguration, onze ans auparavant, il avait annoncé qu'il allait construire une ville comme on n'en avait encore jamais vu en Europe. Une ville entièrement planifiée avant d'être habitée. Il avait dessiné un plan du bourg, avec sa place centrale, ses prés, ses pâturages et ses jardins royaux. Point de croissance anarchique pour Los Angeles, avait promis Neve. Et pourtant les nouveaux venus commençaient déjà à construire au petit bonheur la chance ! A ce train, la modeste bourgade allait sous peu devenir un véritable champ de foire. Tout en mettant le suc de pavot à sécher — plus tard elle en ferait une boule noire et poisseuse qu'elle conserverait dans un coffre de cuir —, Luisa examina une fois de plus sa conscience et en vint à la conclusion qu'elle n'avait aucune raison de se sentir coupable de prendre la fuite puisqu'elle avait tenu la promesse qu'elle avait faite à la Vierge Marie. Luisa avait converti un grand nombre de femmes indigènes au christianisme ; elles allaient à la messe chaque dimanche, s'habillaient décemment et, lorsqu'elles souhaitaient prendre un époux, l'obligeaient à se convertir. Parce qu'elle était équitable et généreuse, Luisa était aimée de ses servantes qui s'efforçaient de lui ressembler. Dona Luisa portait une longue tresse noire roulée en chignon et recouverte d'une petite mantille de dentelle noire qu'elle n'ôtait que le soir avant de se coucher. Ses servantes faisaient de même avec leur foulard. Elles récitaient le rosaire et appelaient leurs filles Maria ou Luisa. Rares étaient celles qui cherchaient à fuir pour retourner dans leur village natal. Autour des ranches, on voyait s'ériger un nombre croissant de campements où vivaient des Indiens qui avaient renoncé à leur vie primitive pour se faire embaucher comme palefreniers, vachers, orfèvres ou menuisiers. Dès l'instant qu'une ration de bœuf les attendait chaque soir au souper, ils ne voyaient pas l'intérêt de continuer à se rendre chaque année dans les montagnes pour récolter les glands. Quelques-uns y allaient cependant, pour entendre les légendes ou se marier, mais les rassemblements sylvestres se réduisaient d'année en année. La grande fête de cinq jours qui pendant des générations s'était donnée en l'honneur de Chinigchinich avait été remplacée par la fête de Noël et celle de saint Jacques, saint patron d'Espagne. L'entrepôt de Luisa regorgeait de paniers tressés par des femmes indigènes. Certains d'entre eux étaient de véritables œuvres d'art dont les motifs racontaient des légendes indiennes. Les servantes qui les avaient confectionnés lui avaient raconté ces légendes — elles avaient expliqué à la Senora comment le monde avait été créé et comment Grand-Père Tortue provoquait des tremblements de terre, et aussi qu'une Première Mère, venue de l'est, avait fondé une nouvelle tribu. Cependant Dona Luisa, qui n'aimait guère ces contes païens, préférait raconter des histoires chrétiennes et des contes de fées espagnols à Angela : l'histoire des deux sœurs, Elena et Rosa, qui vivaient au royaume des Saphirs, et que leur marraine la fée du Bonheur avait métamorphosées ; l'histoire du jeune Gonzalito qui, avec l'aide d'animaux magiques, avait sauvé une princesse et son royaume des griffes d'un méchant nain ; les aventures des quatre princes rivalisant pour la main de la princesse Aurore. Ces histoires, qui avaient bercé l'enfance de Luisa, appartenaient désormais à Angela. Elle regarda par la fenêtre et vit Lorenzo et ses invités en train de trinquer sous la tonnelle. L'un d'eux dépassait tous les autres d'une tête. C'était Juan Navarro. Luisa ne l'aimait pas. Ses yeux étaient dépourvus de chaleur, comme les yeux d'une créature marine. Et quand il souriait, ses lèvres se retroussaient en un rictus carnassier qui n'avait rien d'engageant. La rumeur courait que Navarro était venu se réfugier en Haute-Californie pour fuir l'Inquisition qui l'avait accusé de s'adonner à la lecture d'ouvrages blasphématoires. Cet individu vivait aux crochets des défunts. Navarro avait pillé les tombeaux aztèques et amassé des fortunes en or, argent, turquoises et jade. Certes, piller des sépultures païennes n'était point en soi sacrilège, mais, aux yeux de Luisa, il y avait quelque chose de répugnant à prendre une bague sur un cadavre pour l'enfiler à son propre doigt. Elle savait ce qui l'avait 219 poussé à venir s'installer en Californie : homme de basse extraction, Navarro voulait épouser une aristocrate. Se sentant à nouveau en proie à l'appréhension, elle la réprima aussitôt. Après tout, si Navarro voulait la main d'Angela, Luisa la lui accorderait — à condition toutefois que les noces ne soient célébrées qu'à leur retour d'Espagne. Luisa regagna la maison où les domestiques étaient occupées à astiquer les meubles et le sol en faïence et se retira dans ses appartements privés, encombrés de malles de voyage prêtes à prendre la mer. Cette chambre était son domaine. Pas une seule fois Lorenzo n'était entré ici depuis qu'ils avaient emménagé. Le soir, il se retirait dans ses propres appartements et ne voyait sa femme et sa fille qu'à l'heure du dîner. Luisa savait qu'il ne lui faudrait pas bien longtemps pour se consoler de son absence. Sans doute au début serait-il ulcéré lorsqu'il apprendrait qu'elle n'avait pas l'intention de revenir, mais bien vite il retournerait à ses parties de dés, le vin coulerait à flots et les deux femmes qui avaient jadis habité cette maison seraient oubliées. Lorenzo trouverait toujours une bonne âme pour le réconforter. Luisa savait qu'il avait non seulement des maîtresses indiennes, mais également des bâtards. Luisa alla à sa coiffeuse et souleva le couvercle d'un petit coffret de bois. Sous la doublure de velours était dissimulée une clé en laiton. Elle la prit dans sa main et se sentit gagnée par un regain d'espoir. La clé ouvrait un petit coffre qui se trouvait présentement sous la protection de Frère Xavier. Dix ans auparavant, le maréchal-ferrant, Antonio Castillo, était arrivé au triple galop et avait supplié la Senora de soigner son enfant malade de la fièvre. Grâce à un remède à base de plantes, Luisa avait réussi à sauver l'enfant ; pour la remercier, la femme de Castillo avait fait cadeau à Luisa d'une bague en or. Celle-ci avait tout d'abord refusé, mais la Senora Castillo avait tellement insisté que Luisa avait fini par accepter. Peu après, Luisa avait aidé une jeune femme à accoucher grâce à une potion dont la recette lui avait été transmise par une vieille Indienne. L'époux reconnaissant avait modestement offert une petite broche en argent à Luisa. Au bout d'un moment, Luisa 220 avait cessé de refuser les cadeaux. Après tout, se disait-elle, il n'y a aucune raison pour que les bonnes actions accomplies au nom de la Sainte Vierge ne soient pas récompensées. Les Pères missionnaires ne faisaient-ils pas la quête le dimanche à la messe ? Heureusement, Lorenzo ignorait tout du coffre secret de Luisa, sans quoi il aurait été capable de mettre en jeu les objets de valeur qu'il renfermait. Avec les colons et les soldats, Lorenzo jouait aux cartes et aux dés, mais avec les Indiens il jouait à deviner le nombre de doigts que le joueur tenait déployés derrière son dos. Il lui arrivait même de s'asseoir sous un arbre en compagnie d'autres propriétaires et de parier sur la couleur du prochain cheval qui apparaîtrait sur le Camino Viejo. C'est pourquoi Luisa avait jugé plus prudent d'emporter son petit trésor à la Mission et de le placer sous la protection de Frère Xavier. Ainsi, tandis que Lorenzo s'adonnait au jeu ou à la chasse, Luisa se rendait à la Mission pour y déposer ses objets de valeur, comme si Frère Xavier avait été un banquier. Au fil des ans, le coffre s'était rempli de monnaie : pièces d'argent, pesos mexicains, réaux espagnols et même quelques doublons d'or. Une petite fortune qu'elle destinait à sa fille, car ainsi, même si elle se mariait, Angela pourrait garder son indépendance. Si Luisa avait eu de l'argent, après la mort de sa fille dans le désert de Sonora, elle s'en serait retournée au Mexique. Mais, malheureusement, elle était sans le sou et dépendait entièrement de Lorenzo. Cependant Angela connaîtrait un sort meilleur. Lorsqu'elles seraient à Madrid, elle ferait rédiger un document légal stipulant que le mari éventuel d'Angela ne pourrait pas toucher à l'argent dont elle hériterait. Soudain, on frappa à la porte. Luisa rangea précipitamment la clé dans sa cachette et remit la boîte dans le tiroir de la coiffeuse, avant de dire : — Entrez. A sa grande surprise, c'était Lorenzo. Bien qu'il se tînt à l'autre bout de la pièce, elle devina d'emblée qu'il avait bu. Elle joignit ses mains et les posa sur ses genoux. A moins d'une 221 journée du départ, elle ne voulait pas risquer de faire échouer ses plans. Cependant, lorsqu'elle le vit lorgner du côté des malles de voyage, son cœur bondit malgré elle dans sa poitrine. Et s'il avait changé d'avis ! Elle se redressa et se tint raide comme un piquet. Tant pis s'il avait deviné qu'elle voulait rester en Espagne. Lorenzo ne se levait jamais avant midi. Elle et Angela s'esquiveraient avant l'aube et gagneraient la côte... — Nous avons connu des hauts et des bas, toi et moi, dit-il d'une voix traînante, comme s'il avait été gêné de lui parler. Mais je t'ai aimée, Luisa. Dios mio, je t'ai aimée. Malgré ses cheveux grisonnants et son visage buriné, Lorenzo était encore un bel homme à l'allure martiale. Mais il ne la touchait plus comme il l'avait touchée jadis, à Mexico, lorsqu'ils étaient jeunes et amoureux. Du jour où ils avaient enterré leur petite fille, Luisa avait refusé de se donner à lui. Et quand, onze ans plus tôt, elle avait prié la Sainte Vierge de lui donner un autre enfant, elle avait espéré un miracle, car, malgré son désir d'enfant, Luisa se sentait incapable d'accueillir Lorenzo dans son lit. Et la Sainte Vierge l'avait exaucée, elle lui avait donné une fille adoptive, lui épargnant ainsi l'humiliation de subir les étreintes d'un homme et les douleurs de l'enfantement. Sentant qu'il était sur le point de lui faire un aveu, elle se raidit, prête à recevoir un choc. — Tu ne peux pas aller en Espagne. — UEstrella n'appareille plus ? demanda-t-elle sans perdre son sang-froid. — Si, mais tu ne peux pas partir. — Je ne comprends pas. — Nous n'avons pas de quoi payer ton passage. — Mais je l'ai déjà payé. — J'ai repris l'argent au capitaine Rodriguez. Luisa le dévisagea d'un air incrédule. — Repris ? — J'en avais besoin pour régler une dette. Lorenzo se balançait d'un pied sur l'autre, visiblement mal à l'aise dans cette chambre remplie de fleurs, de tapis chamarrés, d'images pieuses. 222 — J'ai subi un revers de fortune. Je suis couvert de dettes. Sans parler d'un navire dans lequel j'avais investi une grosse somme d'argent — une cargaison de fourrures qui devait être échangée en Chine contre une cargaison d'épices. Malheureusement, le vaisseau a sombré au large des Philippines. Il fit une pause, son regard fuyant celui de sa femme. — Tu veux dire que nous sommes ruinés ? balbutia-t-elle en s'efforçant d'étouffer la rage qui s'emparait d'elle. Comment avait-il osé ! De quel droit avait-il dilapidé leur fortune ? Cependant, Luisa s'efforça de garder son sang-froid, sachant qu'il lui fallait trouver un moyen de l'amadouer, de gagner du temps. Jusqu'à ce qu'Angela et elle soient à bord de VEstrella. — Dans ce cas, nous allons devoir vendre quelque chose. Il baissa la tête, l'air penaud. — Nous n'avons plus rien à vendre. — Mais nous sommes riches, Lorenzo, dit-elle doucement, en désignant d'un geste le précieux mobilier, la literie, l'argenterie, les cadres. — Femme, tu ne possèdes même pas les boutons de la robe que tu portes. Il n'y avait ni rancœur ni impatience dans sa voix, ni même de colère. Il se contentait d'énoncer un fait, comme s'il avait parlé de la pluie ou du beau temps. Elle baissa les yeux sur les boutons de nacre de son corsage. Puis elle les leva vers lui, incrédule. — Nous avons tout perdu ? — Ce qui est fait est fait, dit-il, une expression de défaite mêlée de stupeur et de désillusion dans les yeux. Où était donc passé le fringant capitaine qui lui avait fait tant de belles promesses ? Avait-il également perdu sa dignité au jeu ? — Tu veux dire que... le ranch ne nous appartient plus ? — Non. (Son visage s'éclaircit soudain.) Mais tout est arrangé, Luisa ! Un homme fortuné a accepté d'éponger mes dettes. En échange du ranch et de tout ce qu'il contient. Et nous pourrons continuer à vivre ici ! 223 Elle fronça les sourcils. — Comment est-ce possible ? Il paie tes dettes en échange de ta maison. Pourquoi nous permettrait-il de rester ici ? — Parce que... je lui ai également promis la main d'Angela. Luisa se raidit d'un seul coup. — Un jour, elle et toi me remercierez d'avoir agi ainsi, s'em-pressa-t-il d'ajouter. Il ne fait pas bon vivre en Europe, par les temps qui courent, avec la révolution qui se répand partout comme une traînée de poudre. Les paysans décapitent les rois. Ici, au moins, toi et ta fille êtes en sécurité. Bien qu'elle eût deviné, non sans une terrible appréhension, le nom du seul homme de Los Angeles qui possédât pareille fortune, elle ne put s'empêcher de demander : — Qui est l'homme qui va épouser ma fille ? — Navarro. Elle ferma les yeux et se signa. — Santa Maria, murmura-t-elle. L'homme qui détroussait les morts. — Je suis navré, mais le sort en a décidé ainsi. Elle réfléchit un instant puis hocha lentement la tête. — Soit, acquiesça-t-elle. Angela épousera Navarro. Mais lorsque nous rentrerons d'Espagne. — Je t'ai déjà expliqué que tu ne pouvais pas partir. Nous n'avons pas de quoi payer ton passage. — J'ai de quoi, annonça-t-elle triomphante, s'attendant à voir une expression de surprise se peindre sur les traits de son époux. Mais il n'eut pas la moindre réaction. Au bout d'un moment, percevant une étrange lueur dans les yeux de Lorenzo, elle demanda : — Qu'y a-t-il ? Il laissa échapper un soupir déchirant, comme si chacune de ses cinquante années s'était mise à peser de tout son poids sur ses épaules. — Cet argent-là aussi a été dépensé. Elle releva fièrement le menton. — Tu ne sais pas à quel argent je me réfère. 224 — Bien sûr que si, dit-il, retrouvant soudain sa fierté, tandis que ses joues rougissaient d'indignation. Le jour même où tu es allée trouver le frère Xavier pour lui confier ta cagnotte, il me l'a dit. Il y a onze ans que je suis au courant. Elle posa sur lui des yeux horrifiés. Le coffre ! — Comment a-t-il pu ! — C'était son devoir ! explosa Lorenzo. Tu es mon épouse, pour l'amour du ciel, et tout ce que tu possèdes m'appartient. Il ne te reste plus rien, ajouta-t-il gêné, en fuyant son regard. Cet or a été dépensé il y a belle lurette, femme. Le chapitre est clos désormais. Folle de rage, Luisa se leva d'un bond. — Je ne te laisserai pas disposer d'Angela à ta guise. — Femme, tu semblés oublier qu'Angela m'appartient ! C'est moi qui l'ai trouvée ! Je peux disposer d'elle comme je l'entends ! Sur ces mots, il sortit de la pièce comme un ouragan en faisant claquer la porte derrière lui. Complètement affolée, Luisa cherchait désespérément une solution. Il fallait qu'elles se sauvent. Mais comment faire sans argent ? Aucun capitaine de navire n'accepterait de les prendre à son bord. Et si elles essayaient de fuir dans une autre ville, on les rattraperait et on les ramènerait. Soudain elle pensa aux ignames qu'Angela avait récoltées. Les graines en étaient vénéneuses. Il suffisait de les plonger dans de l'eau pour en extraire les toxines, puis de mettre l'eau empoisonnée dans le vin de Lorenzo. Au matin, elles seraient libres. Cependant la funeste pensée s'envola presque aussitôt. Jamais elle ne pourrait assassiner Lorenzo. Elle baissa les bras, complètement abattue. Elle réalisa qu'elle avait commis une grave erreur en se refusant à Lorenzo pendant des années, pour le punir de l'avoir amenée dans cette contrée sauvage. En un instant, elle vit défiler onze ans de sa vie et comprit que, si elle avait pu retourner en arrière, elle lui aurait pardonné. Elle l'aurait pris dans ses bras et lui aurait donné d'autres enfants, elle aurait fait de lui un bon père pen- 225 sant d'abord et avant tout au bonheur de sa famille au lieu de s'adonner aux jeux d'argent et aux investissements qui tournaient court. Mais Luisa savait, hélas, qu'on ne pouvait pas retourner en arrière. Il n'y avait plus d'issue. Rien, pas même ses prières à la Sainte Vierge, ne pourrait la sauver désormais. Et elle ne pouvait rejeter la faute sur personne d'autre que sur elle-même. Avec des gestes mécaniques, Luisa ressortit le petit coffret de son tiroir, non pas pour y prendre la clé cachée sous la doublure, cette fois, mais pour en extirper un objet qu'elle y avait placé onze ans auparavant. C'était un petit médaillon noir enveloppé dans un étui de daim qu'Angela portait autour du cou lorsque Lorenzo l'avait trouvée dans les montagnes et ramenée à la maison. Luisa n'avait jamais pu se résoudre à s'en débarrasser. Et aujourd'hui la pierre était là pour lui rappeler la vérité — Angela n'était pas sa fille, c'était une autre femme qui l'avait mise au monde. Durant toutes ces années, Luisa s'était efforcée d'oublier qu'Angela était une petite Indienne de la Mission. Mais cette pierre était là pour le lui rappeler. Sans doute ce talisman devait-il avoir eu quelque valeur aux yeux de la mère pour qu'elle l'ait donné à sa fille. Pour la première fois, Luisa, qui n'avait jamais aimé cette contrée et ne s'y était jamais sentie chez elle, se demandait qui était la vraie mère d'Angela. Pourquoi étaient-elles allées dans les montagnes ? Et pourquoi la mère n'était-elle jamais revenue chercher sa fille à la Mission ? Etait-elle morte, ou avait-elle pleuré sa fille onze ans durant, tout comme Luisa avait pleuré la sienne enterrée dans le désert ? Luisa essaya de se représenter la femme qui avait donné le jour à Angela. Bien qu'il y eût un grand nombre de femmes indigènes à Rancho Paloma, Luisa n'avait jamais pris le temps de vraiment les regarder. Et chaque fois qu'elle avait été amenée à traverser un de ces villages indiens où les gens allaient et venaient à demi nus en fumant leurs étranges pipes, elle avait toujours considéré qu'il s'agissait de créatures à peine plus évoluées que des animaux. 226 Mais les animaux ne suspendent pas de talismans autour du cou de leurs enfants. Sainte Mère de Dieu, se repentit-elle intérieurement, ai-je commis une faute en prenant l'enfant d'une autre femme ? Lorsque Lorenzo m'a ramené la petite, j'étais folle de chagrin, si bien que j'ai cru que c'était un don du ciel. Mais l'était-ce vraiment ? Angela n'était-elle pas plutôt destinée à mettre mon courage et ma probité à l'épreuve ? Dieu daigne me pardonner mon erreur ! J'ai délaissé mes devoirs conjugaux, je me suis refusée à mon époux. J'ai volé l'enfant d'une autre femme. L'heure de mon châtiment a sonné. Angela va épouser Navarro et je ne reverrai jamais l'Espagne. Le capitaine Lorenzo s'élança au galop sur le Camino Viejo, impatient de mettre le plus de distance possible entre lui et le regard assassin de Luisa. Elle s'imaginait sans doute qu'il n'y avait qu'à claquer des doigts pour transformer une terre aride en un ranch prospère ? Mais c'était compter sans les étés torri-des et les pluies diluviennes qui inondaient la plaine, les incendies qui ravageaient tout sur leur passage, les maladies qui terrassaient les troupeaux, les récoltes qui crevaient sur pied. Sans parler de ces maudits indigènes qui avaient la sale manie de se réunir chaque année autour des fosses de bitume. Ils avaient installé un gigantesque campement juste à l'endroit où Lorenzo avait planté du maïs. La première année, en voyant sa récolte détruite, Lorenzo avait été tellement furieux qu'il avait bien failli les massacrer tous jusqu'au dernier. Il avait essayé de dresser des clôtures, mais ces Indiens de malheur les avaient défoncées. Ils cheminaient en bandes le long de la vieille route qui bordait la propriété de Lorenzo au nord, sciaient les branches de ses arbres pour construire leurs huttes, tuaient ses moutons et ses chèvres. Il n'y avait pas moyen de leur faire comprendre que cette terre était à lui, ainsi que les animaux qui y paissaient. Après quoi, ils avaient lancé des raids nocturnes sur le bétail, non pas pour se nourrir mais en signe de protestation. Comme 227 la conversion de la population autochtone n'était pas assez rapide, il y avait des poches de résistance parmi les Indiens non convertis. Les chefs des tribus tentaient régulièrement d'inciter les leurs à la révolte. Une émeute avait même été menée par une femme ! Et jeune avec ça, de la tribu gabrielino. Elle avait réussi à soulever pas moins de six villages contre l'armée et les Pères missionnaires ! Si bien que Lorenzo et les autres propriétaires terriens avaient été obligés d'engager des mercenaires pour garder leurs propriétés. Mais Luisa ne voyait rien de tout cela. Bien à l'abri dans sa maison, elle était choyée par ses domestiques et vivait dans l'opulence. Et dire qu'elle avait constitué une cagnotte en secret pour s'offrir un petit voyage en Espagne ! Elle n'avait pas le droit de le condamner. Etait-ce sa faute, s'il avait joué de malchance ? Elle aurait dû être contente que Navarro ait jeté son dévolu sur leur ranch et leur fille. A présent, la vie pourrait continuer comme par le passé sans qu'ils soient réduits à la misère. Ah, les femmes ! songea-t-il hors de lui. Mais lorsqu'il ralentit sa monture et commença à se diriger d'un pas tranquille vers la petite bourgade de Los Angeles, les chauds rayons du soleil sur ses vieux os, l'odeur familière de la poussière et le bourdonnement des insectes ne tardèrent pas à lui rendre sa bonne humeur. Bah, tant mieux si Navarro reprenait le ranch. Finis les problèmes ! Qu'il s'en débrouille. Tout joyeux à la perspective de passer l'après-midi à lancer les dés et à siroter un bon petit vin de Madère en compagnie de l'alcade, le capitaine Lorenzo se dit que, tout compte fait, la faillite n'avait pas que des mauvais côtés. — Les obligations du mariage ne sont guère plaisantes, expliqua Luisa à sa fille, avec solennité. Mais, Dieu merci, elles sont brèves. Ton époux va s'acquitter promptement de ses devoirs, puis il s'endormira. En disant cela, Luisa s'imaginait qu'elle décrivait l'ensemble des représentants du sexe mâle, sans réaliser qu'elle-même, étant vierge lorsqu'elle s'était mariée, n'avait jamais connu d'autre homme que son époux. Les deux femmes se trouvaient dans la chambre à coucher où les nouveaux mariés devaient passer leur nuit de noces. Les vœux avaient été échangés devant le prêtre et le mariage enregistré officiellement, après quoi, ayant laissé passer un laps de temps suffisant, Luisa avait pris sa fille par la main et l'avait emmenée loin des réjouissances qui battaient leur plein dans le chaud soir d'été. A présent, Luisa et une femme indigène aidaient Angela à ôter sa robe de mariée. La couche nuptiale, dont les oreillers avaient été parsemés de pétales de bougainvillier, était très loin des préoccupations d'Angela qui ne songeait qu'à ses futures plantations de citronniers et d'orangers. — J'ai touché un mot de mes projets au Senor Navarro, et il est d'accord. Il a même suggéré de planter une vigne. Trois mois plus tôt, lorsque VEstrella avait pris la mer sans ses deux passagères, Navarro avait commencé à courtiser Angela sous l'œil vigilant d'un chaperon. Chaque jour, les deux fiancés allaient s'asseoir sous le callistémon que Lorenzo avait fait venir à grands frais d'Australie et ils parlaient du temps, du dernier sermon de Frère Xavier ou d'une nouvelle race de chevaux, en se donnant poliment l'un l'autre du Senor et Senorita. Parfois, ils ne disaient rien. Trois mois plus tard, ils n'étaient encore l'un pour l'autre que des étrangers affables. Luisa soupira tristement en pliant les jupons d'Angela. — Tu as de la chance. Navarro est un homme généreux, dit-elle en s'efforçant de ne pas penser aux longs pendants d'oreilles prélevés sur une momie aztèque que son gendre lui avait offerts. Cet homme a apporté des fantômes dans cette maison, son-gea-t-elle. Car il ne faisait aucun doute que les esprits de ces morts allaient revenir chercher le trésor qui leur avait été dérobé. Elle jeta un coup d'œil à la coiffeuse sur laquelle trônait le coffret en cuir contenant le cadeau de mariage que Navarro destinait à Angela et qui ne serait ouvert que lorsque les deux jeunes gens seraient seuls. Soudain une pensée réconfortante s'imposa à Luisa : Navarro serait toujours fidèle à Angela, car il n'était pas un 229 homme de conquêtes. C'était un esprit froid et calculateur dont le seul but était de faire fortune. Si son épouse satisfait ses besoins erotiques, songea-t-elle, il n'ira pas chercher ailleurs. — Tout ira bien, Maman, dit Angela en voyant sa mine soucieuse, et elle la prit par la main. C'était la fille qui consolait la mère à présent, raisonna Luisa, frappée par l'ironie de la situation. Plongeant ses yeux dans les yeux calmes d'Angela, elle se demanda si la sagesse qu'elle avait cru y voir n'était pas tout simplement de la patience. — Qui sait, ma chérie, avec le temps tu finiras peut-être par aimer Navarro. — Tout ce qui compte, Maman, c'est que nous fassions prospérer le ranch. C'est ici que j'ai grandi, c'est ici que je veux mourir. Luisa eut un choc en entendant cette jeune fille de seize ans parler de mort le soir de ses noces ! Mais peut-être était-ce son sang indien qui s'exprimait ainsi. Si seulement Angela avait pu faire comprendre à sa mère combien elle était attachée à Rancho Paloma. C'est ici qu'était son coeur. Parfois, quand elle s'étendait dans l'herbe pour contempler le ciel, elle avait l'impression que la terre entière l'enveloppait de ses bras. Sa place était ici, même si elle était née au Mexique, dont elle n'avait d'ailleurs aucun souvenir. C'était un peu comme si sa vie avait commencé lorsqu'elle avait cinq ans. Ses souvenirs ne remontaient pas au-delà. Pourtant, à certains moments — lorsqu'elle rêvait, ou humait un parfum, ou entendait un bruit —, d'étranges images surgissaient dans son esprit, et elle avait subitement l'impression d'être quelqu'un d'autre. Pour aider aux préparatifs des noces, des Indiennes étaient venues de la Mission en renfort. L'une d'elles était d'ailleurs en train d'aider Angela à ôter sa robe de mariée. En apercevant le crucifix en fer-blanc suspendu autour du cou de l'indigène, Angela eut brusquement d'étranges visions, semblables à des réminiscences. Une grotte. Une femme lui disant de ne pas oublier les légendes. Maman l'avait-elle emmenée dans une grotte quand elle était petite ? Mais pour quelle raison ? Lorsqu'elle eut enfin ôté entièrement sa robe de mariée, un bustier assorti d'une jupe à crinoline en soie brodée de minuscules roses, Angela enfila sa chemise de nuit en coton et alla s'asseoir à la coiffeuse. Sa mère commença à brosser ses longs cheveux d'un air pensif, les yeux perdus dans le vague. Quand elle eut terminé, Luisa et la servante se retirèrent, laissant Angela attendre Navarro seule. Il frappa à la porte, exactement comme sa mère l'avait prédit, mais, à sa grande surprise, au lieu d'éteindre la lampe et de se déshabiller dans le noir, il laissa la lumière pour ôter sa veste et ses bottes. Tandis qu'Angela attendait sagement assise au bord du lit, les mains croisées sur ses genoux et le cœur battant à tout rompre, son mari se servit un verre de cognac et se cala confortablement dans un fauteuil au coin du feu, les flammes jetant sur sa peau un éclat livide. Il tendit la main. — Ne reste donc pas à ruminer dans ton coin. Approche un peu que je te voie. Il avait posé le coffret contenant son cadeau de mariage à portée de main sur un petit guéridon et, tandis qu'Angela s'approchait timidement de lui, il souleva le couvercle. La jeune femme vit scintiller l'éclat de l'or. Il la dévisagea longuement, laissant errer ses yeux sur son corps, avant de s'arrêter sur sa chevelure. Pour finir, il dit : — Ote-moi ce chiffon. — Ce chiffon, Senor ? — Cette chose que tu portes. (Il fit un geste du poignet.) Ote-la, te dis-je. Elle se renfrogna. — Je ne comprends pas. — Ta mère ne t'a donc rien dit ? s'impatienta-t-il, en se levant de son fauteuil. Nous sommes mariés à présent. Mari et femme. La chemise de nuit est inutile. Les joues en feu, elle se retourna et commença à défaire les boutons de son col. — Non, ordonna-t-il. Tourne-toi vers moi. 231 Se laissant retomber dans son fauteuil, il prit une gorgée de . cognac tandis que les doigts d'Angela déboutonnaient maladroitement sa chemise. Lorsqu'elle dénuda ensuite une à une ses épaules d'un geste hésitant, elle remarqua une lueur glaciale dans les yeux de son époux. Le cœur battant, elle glissa lentement ses bras hors de ses manches puis se débarrassa complètement de sa chemise qu'elle ramena pudiquement devant elle pour se couvrir. Navarro se leva et la lui arracha d'un geste sec. — Tu n'en auras plus besoin dorénavant. Malgré le feu qui crépitait dans l'âtre, Angela tremblait de tous ses membres. Elle croisa instinctivement ses bras sur sa poitrine, mais Navarro lui décocha un regard impérieux qui l'incita à les baisser. A présent, sans la moindre vergogne, il dévorait des yeux son corps exposé dans toute sa nudité. Pour finir, il ouvrit le coffret et en extirpa une paire de boucles d'oreilles en or encore plus magnifiques que celles dont il avait fait cadeau à Luisa. — Lors de mon voyage au Pérou, expliqua-t-il tout en suspendant délicatement les bijoux à ses oreilles, j'ai découvert une antique cité des Andes dont personne ne connaissait l'existence. Mes hommes et moi avons creusé pendant des mois avant de trouver des tombes renfermant des centaines de momies. Curieusement, la plupart étaient des femmes, toutes nobles ou de sang royal, à en juger par la quantité de joyaux contenus dans les tombeaux. Angela se raidit lorsqu'il produisit deux bracelets d'argent incrustés d'émeraudes. Il les lui attacha autour des poignets en disant : — Les momies étaient enterrées en position assise et étaient ensuite recouvertes de paille, puis parées d'étoffes et de bijoux précieux. Pour finir, il sortit de la boîte un magnifique collier de platine orné de grains d'or et incrusté de jade et de turquoise. Passant ses deux mains sous les cheveux d'Angela, il fixa le collier autour de son cou. — Je vais te dire quel homme je suis, murmura-t-il. Il y a deux siècles et demi, quand Cortés conquit les Aztèques, il y 232 avait un Navarro parmi ses hommes. Le fils de ce Navarro, et après lui son petit-fils, ont vu les indigènes de la Nouvelle Espagne succomber à la vérole, la fièvre, la grippe. Des millions d'Indiens ont péri, des villes entières ont été décimées. De ses longs doigts effilés, il disposa soigneusement le collier sur sa poitrine. Angela frissonna au contact de ses mains sur sa peau nue. — Mes ancêtres, enchaîna-t-il en suivant la courbe de chaque sein du bout du doigt, ont conquis la terre désertée et se sont enrichis. Nous possédions des mines et des esclaves, nous étions les maîtres de la Nouvelle Espagne. Dans mes veines, Angela, coule le sang des conquérants, les forts qui l'emportent sur les faibles, les vivants sur les morts. C'est mon destin, et le destin des fils que tu me donneras, de régner sur les autres. Il recula pour juger du résultat. Nue devant lui, sa peau ambrée luisant à la lueur des flammes, Angela offrait une séduisante toile de fond pour le précieux étalage de métal et de joyaux qui parait son corps nubile. — Je suis incapable d'aimer, Angela. Ne t'attends pas à de la tendresse de ma part. En revanche, je peux faire de toi la femme la plus enviée de Haute-Californie. S'approchant à nouveau, il saisit ses deux lourdes tresses et les ramena par-dessus son épaule. — Ma mère était une très belle femme. Tous les hommes la convoitaient. Un jour, elle s'est enfuie avec un amant. Ils se sont cachés sur l'île d'Hispanola. Il a fallu cinq ans à mon père pour les retrouver. Il les a tués tous les deux, comme la loi l'y autorisait. Mais moi, une telle chose ne m'arrivera jamais. Il ramena ses longs cheveux au-dessus de ses seins, effleurant ses mamelons, scrutant son visage pour voir sa réaction. — Tu es très belle, Angela. Mais cette beauté m'appartient. Ces cheveux, ce corps sont à moi. Sa respiration s'accéléra, tandis qu'un voile moite se formait sur son front. — Dès que j'ai vu ces cheveux chatoyants comme le velours et noirs comme l'onyx, j'ai décidé qu'ils seraient un jour à moi. Il passa ses doigts dans ses cheveux, les remonta au-dessus de sa nuque puis les laissa retomber sur son épaule. 233 — Désormais, lorsque nous serons dans l'intimité, tu déferas tes cheveux, comme ceci, ordonna-t-il en se postant derrière elle, si près qu'Angela sentait son souffle dans son cou. — Baisse-toi, lui souffla-t-il dans un murmure. La voix d'Angela s'étrangla dans sa gorge. — Senor ? Tout à coup, deux mains de fer s'abattirent sur ses épaules. — Fais ce que je te dis ! Elle obtempéra. Navarro la saisit brutalement par les cheveux et lui tira la tête en arrière. — Tiens-toi tranquille ! glapit-il. Elle voulut se débattre, mais un violent tiraillement la fit gémir de douleur. Angela se mordit la langue pour ne pas crier. Comme s'il avait tenu les rênes d'un cheval, il la tira à nouveau en arrière, si brutalement cette fois qu'elle en eut le souffle coupé. Plissant les paupières et serrant les mâchoires, Angela, mortifiée jusqu'au fond de l'âme, subissait ses coups de boutoir en silence. Lorsqu'elle laissa échapper un gémissement, il la tira si violemment qu'elle crut que sa nuque allait se briser. Un nuage rouge commença à se former devant ses yeux. Elle suffoquait sous ses assauts qui la transperçaient comme des coups de couteau. Des larmes de feu lui brûlaient les paupières. Quand il la relâcha enfin, elle s'effondra à terre, hors d'haleine. Navarro reboutonna sa braguette et alla se servir un autre verre. — Tu peux faire une croix sur tes stupides projets de verger ! Je suis le seul maître ici. J'ai décidé d'augmenter le cheptel et d'agrandir les pâturages. Quant à toi, femme, ta place est dans la chambre à coucher et à la cuisine et nulle part ailleurs. S'agrippant à tâtons au bord du lit, Angela chercha à se relever, mais Navarro lui ordonna de rester à genoux. — Et plus question de monter à cheval. La femme d'un Navarro ne galope pas à travers champs. J'ai trouvé' un acheteur pour Sirocco. L'homme doit passer le prendre demain matin. — Oh, non, Senor, pitié... Il retourna se servir un cognac. — Dorénavant, tu ne m'appelleras plus Senor. Nous sommes mariés. C'est inconvenant. En public, tu m'appelleras Navarro. Mais ici, dans l'intimité, tu m'appelleras Maître. Elle leva vers lui des yeux stupéfaits. Puis elle vit son regard glacial et comprit l'avenir qui lui était réservé. Son esprit travaillait à toute allure. — Je ferai ce que vous m'ordonnerez, Senor, dit-elle, la gorge serrée. Je ferai tout ce que vous voudrez, à une condition. Renvoyez ma mère en Espagne. Il secoua la tête. — Pas question. La présence de ta mère est un gage de ton obéissance. Elle et son minable de mari vivront ici aussi longtemps que je le désirerai. Elle se mit à pleurer. — Dans ce cas, vous allez vous attirer ma haine, murmura-t-elle dans un sanglot déchirant. Il haussa les épaules. — Hais-moi tant que tu veux. Je n'en ai cure. Tout ce que je veux, c'est que tu me donnes des fils et que tu soignes ton apparence. J'insiste sur ce point, tu ne dois jamais perdre ta beauté. A présent, appelle-moi « Maître ». Voyant qu'elle se murait dans le silence, il menaça : — Très bien. Dans ce cas, je vais chasser tes parents ce soir même. Je me demande combien de temps ils vont pouvoir survivre sans argent. — Non ! Senor, pitié ! — Fais ce que je t'ordonne et je continuerai à verser une pension à ton père pour qu'il puisse s'adonner au jeu et pour que ta mère puisse vivre dans l'aisance. Suis-je assez clair ? Elle réprima un sanglot. — Oui... Maître... Elle s’agenouilla devant lui. Posant une main sur sa tête, il lui caressa les cheveux et murmura : — Très bien. La nuit est encore jeune. Qu'allons-nous essayer à présent ? 235 Lorsqu'elle s'éveilla, elle était nue sous les couvertures, per-% cluse de douleur. Navarro ronflait à ses côtés, profondément endormi. Elle demeura un long moment étendue dans le lit, en s'efforçant de ne pas penser aux choses humiliantes qu'il l'avait obligée à faire la veille. Elle laissa échapper un sanglot en songeant à la vie qui l'attendait : des années et des nuits de souffrance. Elle jeta un regard anxieux à Navarro. Ce dernier dormait toujours. Elle se faufila tout doucement hors du lit et se rendit dans la pièce voisine où elle fit sa toilette, en songeant que rien ne pourrait jamais effacer les souillures qu'elle portait en elle. Avec des gestes mécaniques et calculés, elle revêtit pour la dernière fois sa tenue d'écuyère, puis elle tressa ses cheveux sans même prendre la peine d'ôter les pétales de bougainvillier qui s'y étaient pris. Après quoi, elle sortit à pas de loup de la maison endormie et, ayant sellé Sirocco sans bruit, quitta le ranch en direction du Camino Viejo. Là, elle prit à l'ouest, dépassa les fosses de goudron, les marais et continua toujours tout droit vers la silhouette déchiquetée des montagnes se découpant sur le ciel étoile. Elle ne savait pas où elle allait ni pourquoi. Elle était guidée par l'instinct, la peur, l'humiliation. Personne ne devait jamais savoir ce qui s'était passé cette nuit. Elle galopait malgré la douleur, ou peut-être à cause d'elle, chaque foulée lui rappelant ce que Navarro lui avait fait subir et ce qu'il allait lui faire subir jusqu'à la fin de ses jours. Tout à coup, Angela sentit son impuissance se changer en rage. Elle se mit à galoper furieusement, droit devant elle, comme si elle avait voulu atteindre les confins de la terre. En arrivant au pied des montagnes, elle contourna le village indien où les gens vivaient encore à la manière de leurs ancêtres, puis elle s'engagea sur une piste, jusqu'à un amas rocheux gravé d'étranges symboles en forme de corbeau et de lune. Là, elle longea un étroit canyon et, sans savoir ce qui l'avait attirée en ces lieux, mena son bien-aimé Sirocco au sommet d'une petite sente pierreuse. Elle trouva une grotte. Lorsqu'elle y pénétra, elle fut frappée de découvrir que l'endroit lui était familier. Je suis déjà venue ici. 236 Angela n'était venue là que pour se reposer. Elle savait à présent qu'elle allait s'enfuir, elle allait galoper jusqu'à ce qu'elle trouve un lieu sûr, loin de Navarro et de sa cruauté. Soudain, toutes les larmes qu'elle avait réprimées jusque-là jaillirent malgré elle dans un torrent de sanglots. Elle se laissa tomber à terre et pleura tout son soûl, en priant la Sainte Vierge ; au bout d'un moment, elle entendit une voix murmurer dans sa tête : Tu ne peux pas t'enfuir, ma fille. Tu n'as pas le droit de te dérober à ton devoir. Mais tu as du courage, comme toutes celles qui sont venues ici avant toi. Du coup, elle cessa de pleurer et médita ces paroles. Elle ne pouvait pas abandonner sa mère, car elle savait qu'en fuyant elle lui briserait le cœur et jetterait le déshonneur sur sa famille. Sans parler de Navarro, qui n'hésiterait pas à jeter Lorenzo et Luisa à la rue. Peu à peu, dans le silence et le calme de la grotte, Angela sentit ses pensées s'apaiser, comme des oiseaux qui, après avoir tournoyé longuement dans le ciel, finissent par se poser dans un lieu sûr pour y passer la nuit. Un extraordinaire sentiment de lucidité s'empara d'elle. Elle savait désormais ce qu'elle devait faire. Elle sortit de la grotte et, s'approchant de Sirroco, dégaina le couteau qu'elle portait attaché à sa selle. De retour à l'intérieur de la grotte, elle saisit sa tresse à pleine main et la trancha au ras de sa nuque. Celle-ci glissa comme un serpent entre ses doigts. Sentant la fraîcheur de la brise sur son cou, Angela songea : Cette fois, il n'a plus de pouvoir sur moi. Pourtant, elle n'éprouvait pas le moindre sentiment de triomphe lorsqu'elle enterra la tresse dans la caverne, car elle savait que Navarro allait la punir pour ce qu'elle avait fait. Mais il fallait qu'elle commette cet acte de désobéissance pour sauver son âme, car c'était le dernier acte de rébellion qu'elle pourrait jamais commettre envers son époux, et elle savait que le souvenir de cet instant la soutiendrait dans les années a venir. Détendus et sûrs d'eux dans leur complet croisé, ces messieurs prirent place dans la luxueuse salle de réunion. Les uns parlaient golf, d'autres conversaient par téléphone portable ou échangeaient des tuyaux sur les actions en Bourse. Sam Carter était occupé à donner des instructions à la femme chargée du compte rendu de séance. Debout à la fenêtre, un vieil Indien aux tresses blanches admirait le complexe de Century City qui s'étirait trente étages plus bas. Sur une desserte en acajou s'alignaient une fontaine à café et des tasses, des verres d'eau agrémentés d'une rondelle de citron, des assiettes de viande froide, des petits pains en couronne et des fruits frais, complétés par des serviettes de lin et des couverts en argent qui conféraient à l'ensemble une atmosphère feutrée de club anglais. Sam Carter consulta sa montre, satisfait de constater qu'il ne manquait personne. Il n'avait aucun doute quant au dénouement de la réunion qu'il avait convoquée en urgence. Quelques poignées de main, une ou deux promesses glissées dans le creux de l'oreille et le tour serait joué. — Messieurs, je suis sûr que nous sommes tous très pris cet après-midi, c'est pourquoi je suggère que nous commencions sans tarder. Wade Dimarco, venu pour exposer son souhait d'édifier un musée sur le site de Topanga, souffla tout bas à Sam : — Vous êtes sûr que le Dr Tyler ne va pas chercher à nous mettre des bâtons dans les roues ? 238 — Erica est sous mes ordres, elle n'a d'autre choix que d'obtempérer. De toute façon, Sam s'était arrangé pour qu'Erica ne soit pas convoquée. Lorsqu'elle apprendrait que la réunion avait eu lieu, il serait trop tard. — N'ayez crainte, Wade, le rassura-t-il en le gratifiant d'une tape amicale à l'épaule. Je suis sûr que nous allons trouver un terrain d'entente. Tandis qu'ils prenaient place autour de la table, et que Sam demandait aux membres du conseil de bien vouloir consulter l'ordre du jour disposé devant eux, on frappa à la porte. L'instant d'après, une femme entrait, la mine grave, d'un pas décidé. Sam et Wade Dimarco échangèrent un regard ahuri. Harmon Zimmerman se rembrunit, visiblement contrarié. Seul Jared Black esquissa un sourire. Ignorant son sourire, Erica dit d'une voix pincée : — Je vous prie d'excuser mon retard, messieurs, mais on vient seulement de m'informer de cette réunion. Elle portait un tailleur bleu marine que complétaient un chemisier de soie blanche et des escarpins. Ses cheveux châtains soigneusement lissés retombaient sagement sur ses épaules. Sans y être invitée, elle prit l'unique siège disponible, à l'autre bout de la table, face à Sam. Plusieurs de ces messieurs se levèrent poliment. Sam la foudroya du regard. — Je vous présente le Dr Tyler, mon assistante, qui est ici en qualité d'observatrice. Tandis qu'Harmon Zimmerman faisait les présentations, Erica croisa posément ses mains sur la table en évitant de regarder Sam ou Jared, de crainte de perdre son sang-froid et de dire quelque chose qu'elle risquait de regretter ensuite. Zimmerman siégeait en qualité de représentant des riverains d'Emerald Hills. Pour étayer sa thèse, il avait apporté des cartes et des graphiques qu'il faisait circuler autour de la table avec de grands gestes éloquents. Aucun document ne parvint jusqu'à Erica dont la présence n'était pas attendue. Affable, l'homme aux tresses blanches, qui était assis à sa droite, lui prêta galamment les siens. 239 Erica écoutait Zimmerman d'une oreille distraite, furieuse que Sam et Jared aient conspiré pour la tenir éloignée de cette conférence. Le lendemain de la soirée donnée par Gina, Sam avait débarqué au campement en compagnie des époux Dimarco et de deux hommes : l'un prenait des photos et l'autre des notes dans un carnet. Lorsque Erica avait demandé à Sam la raison de leur visite, ce dernier lui avait répondu : — Ils sont curieux, comme tout le monde. L'accès au site — en principe interdit au public — était une faveur accordée au compte-gouttes à quelques rares élus. Détail insolite cependant, les Dimarco n'avaient pas souhaité visiter l'intérieur de la grotte qui était pourtant la pièce de résistance. C'est alors qu'Erica s'était souvenue d'un détail qui, sur le coup, ne l'avait pas marquée. Au cours de la soirée dans la villa de Malibu, elle avait aperçu Sam et Wade Dimarco qui s'entretenaient à voix basse comme deux conspirateurs. Sam était de toute évidence en train de manigancer quelque chose. Les jours suivant la visite des deux mécènes à Topanga, il avait affiché une bonne humeur excessive qui semblait destinée à masquer son anxiété. Et voilà que ce matin Erica l'avait vu quitter le site vêtu de son meilleur costume en sifflotant gaiement; Quelques minutes plus tard, elle avait aperçu Jared, également tiré à quatre épingles, quittant le campement une sacoche à la main. Par chance, la secrétaire de Jared n'était pas encore partie. Prétextant qu'elle avait égaré l'adresse de la réunion et ne voulait pas être en retard, Erica parvint à lui faire dire que le conseil devait se tenir dans les locaux du prestigieux complexe de Century City, gracieusement mis à la disposition des intéressés. Tandis que Zimmerman exposait ses griefs — l'action en justice engagée par les riverains contre le promoteur et les compagnies d'assurance se trouvait ralentie par les fouilles — Erica regarda du côté de Jared. Etait-il déjà au courant de cette réunion secrète, le soir où, dans sa caravane, il lui avait raconté les circonstances tragiques de la mort de sa femme ? Avait-il 240 déjà pris la décision de passer une alliance avec les hommes qui se trouvaient autour de cette table ? Car Erica avait deviné où ces messieurs voulaient en venir. Ce fut ensuite au tour de Barney Voorhees, le promoteur d'Emerald Hills, de présenter des cartes et des levés de terrain, des permis de construire et des actes notariés, afin de prouver qu'il avait construit son lotissement en toute légalité et qu'il n'y était pour rien si les études géologiques n'avaient pas été menées avec suffisamment de rigueur par les autorités locales. Lui aussi était d'accord pour dire que les fouilles entravaient le cours de la justice et les chances d'arriver à un règlement satisfaisant pour tous. Ces maudits archéologues, conclut-il sans mâcher ses mots, allaient le mettre sur la paille. Vint ensuite l'expert du Bureau de l'occupation des sols qui fit un rapport minutieux, étayé par force cartes et graphiques, et où, une fois de plus, il était question de gros sous. Préconisant l'abandon des fouilles de Topanga, il proposait à la place un projet de conservation et de protection du canyon d'Emerald Hills. Lorsque arriva le tour de Wade Dimarco, ce dernier fit forte impression en plongeant la salle dans la pénombre, puis en actionnant un mécanisme qui permettait de surélever le centre de la table et de faire surgir un écran face à chacun des participants. Véritable tour de force d'images de synthèse et d'effets spéciaux, une vidéo de dix minutes entraîna l'assistance dans une visite virtuelle du musée qu'il se proposait de construire à Emerald Hills. La formule « ne pas gaspiller les deniers publics » revenait sans cesse dans le discours de l'orateur. Une fois de plus, le sous-entendu était là : plus vite on cesserait les fouilles, puis vite le musée d'art indien pourrait renflouer les caisses du Trésor public. Vint enfin le chef Antonio Rivera de la tribu gabrielino ; Erica le reconnut comme l'homme que Jared avait amené à la grotte pour tenter de procéder à l'identification des fresques. Malgré son âge avancé, sa face cuivrée et boucanée, striée de milliers de ridules, était percée de deux petits yeux alertes. Il parla d'une voix douce et solennelle des sanctuaires du peuple 241 indien. Le chef Rivera fit circuler des dossiers contenant des, photos en couleurs de divers sites sacrés du Sud-Ouest, tous en état de décrépitude ou défigurés par des actes de vandalisme. — Parce qu'ils ne bénéficient d'aucune protection, commenta-t-il tristement. Mon peuple est pauvre, et nous ne sommes pas nombreux. Ces sites sont l'équivalent de vos églises. Levant une main tremblante, il leur montra une photographie représentant un amas rocheux gravé de signes mystiques défiguré par des graffitis obscènes. — La grotte de Topanga était un lieu saint. Les murs, le sol, les symboles qui y sont représentés sont sacrés à nos yeux. Nous voulons que notre église nous soit rendue. Ce fut ensuite au tour de Jared de prendre la parole. Les Indiens qu'il représentait souhaitaient que les fouilles cessent et que leurs ancêtres fussent enterrés décemment, avec tout le respect qui leur était dû, dans un cimetière indien. Il distribua des copies d'une pétition contenant des milliers de signatures, et des lettres émanant de chefs de tribu faisant appel aux chefs religieux de toutes les confessions. Il prononça un discours émouvant : — Comme certains d'entre vous le savent déjà, le Comité de défense du patrimoine culturel des Indiens fut fondé en 1976 à la demande des peuples indiens de Californie qui voulaient que leurs sites funèbres soient protégés. Les ossements sacrés exhumés accidentellement lors de la construction d'édifices ou de routes étaient abandonnés en plein soleil par les ouvriers des chantiers. Archéologues et collectionneurs se sont emparé des ossements sans la moindre déférence pour les sentiments et les croyances des Indiens. Non seulement il y a eu destruction massive des sites funéraires indiens, mais les ossements ont été éparpillés dans toute la Californie par les archéologues. Il promena un regard circulaire sur l'assistance, en s'attardant légèrement sur Erica. — L'appropriation de ces ossements s'inscrit dans la continuité des vexations subies par les Indiens entre 1850 et 1900, période au cours de laquelle quatre-vingt-dix pour cent de la 242 population indienne de Californie a été décimée par la maladie, la famine, l'empoisonnement ou les coups de feu. Qu'ils soient vivants ou morts, les Indiens de Californie n'ont jamais été traités avec le respect qui leur était dû. — Si je suis ici aujourd'hui, c'est précisément pour que la femme d'Emerald Hills soit épargnée. Nous demandons qu'elle soit ôtée sans délai de la grotte et inhumée dans un cimetière indien de notre choix. Tandis qu'elle l'écoutait parler, Erica se sentait partagée dans ses sentiments. En tant que femme, elle se sentait attirée par Jared. Mais sa raison le rejetait. Elle avait l'impression d'être montée sur une montagne russe et d'être entraînée malgré elle dans une course folle qu'elle s'était juré de ne plus jamais faire. La mère de sa famille d'accueil, à laquelle Erica s'était beaucoup attachée, lui disant : « Nous avons décidé de t'adopter, M. Gordon et moi. Nous voulons que tu sois notre fille, Erica. » Échanges de baisers, de larmes, de promesses. Et la petite Erica, âgée de onze ans, laisse soudain libre cours à ses rêves les plus fous, se dit qu'elle va enfin avoir une vraie famille, avec un petit frère, un chien et une chambre à elle. Fini les visites au tribunal pour enfants et la ronde des assistantes sociales. Et puis, patatras : « Désolée, Erica, ça n'a pas marché. Nous ne pouvons pas t'adopter. Nous pensons qu'il serait préférable que tu changes de famille. » Elle en était arrivée à la conclusion que les belles espérances, comme de tomber amoureux, ne valaient pas les amères déceptions qui s'ensuivaient inéluctablement. Sam fut le dernier à prendre la parole. Il présenta à son tour des graphiques et des colonnes de chiffres afin de démontrer que le coût du projet était beaucoup trop élevé en regard de son intérêt historique. — C'est un gouffre financier, dit-il tandis que son regard se posait tour à tour sur chacun des participants. Un gouffre, répéta-t-il, comme s'il avait enfin trouvé le mot qu'il cherchait. Ainsi, les soupçons d'Erica étaient fondés. Tous les hommes réunis dans cette pièce voulaient, chacun pour des raisons qui lui étaient propres, stopper le projet : les riverains afin de toucher une compensation substantielle pour les pertes encourues, 243 le promoteur pour ne pas faire faillite, les Indiens pour contrôler l'accès à la grotte et en faire le cas échéant une attraction lucrative pour touristes, les Dimarco pour construire un musée qui porterait leur nom. Quant aux motifs personnels de Jared, elle avait des doutes. Peut-être n'en avait-il pas. Mais peu importait. Elle était venue ici pour une raison bien précise et était fermement décidée à se faire entendre. — Messieurs, dit Sam pour conclure. Nous avons entendu les arguments de chacun et semblons tous être d'accord. C'est pourquoi je vous pose la question : approuvez-vous la motion ? Zimmerman leva la main mais, avant qu'il ait pu se prononcer, Erica intervint. — Point de procédure. Sept têtes se tournèrent vers elle. Sam fit la grimace. — De quoi s'agit-il, docteur Tyler ? — Je n'ai pas eu la possibilité d'exposer mon point de vue. Sam haussa ses sourcils broussailleux. — Docteur Tyler, vous êtes employée par l'Etat de Californie, or il se trouve que j'ai déjà présenté le point de vue des autorités. Toutes les parties ont été entendues. Nous allons procéder au vote. — Puis-je savoir dans quels périodiques l'ordre du jour a été publié ? Il cligna des paupières, tandis qu'une vive rougeur lui montait aux joues. Erica insista. — Vous n'ignorez certainement pas, docteur Carter, que, dans l'Etat de Californie, aucune commission ne peut se réunir sans que l'ordre du jour en ait été rendu public à l'avance. Or, je n'ai trouvé aucune annonce officielle dans les journaux. Il n'y a même pas d'affiche en bas, dans le hall. Aurais-je omis quelque chose ? Sam rentra les épaules. — Non. Mais il ne s'agit en l'occurrence que d'une première lecture. Aucun ordre du jour n'est requis pour une première lecture. 244 — Dans ce cas, aucun vote ni aucune résolution ne saurait être adopté aujourd'hui. Dites-moi si je me trompe ? Leurs regards se croisèrent tandis que les autres attendaient en silence. — Non. — Alors j'aimerais prendre la parole. Elle se leva dignement et énonça d'une voix claire et décidée : — Ce matin, nous avons vu des chiffres et des statistiques. Nous avons parlé d'écologie, de droit, d'études sur l'environnement, de coût financier et de gains. Nous avons entendu les représentants du peuple et des pouvoirs publics. L'un de vous (elle salua respectueusement le chef Rivera d'un signe de tête) a même parlé de la grotte elle-même. Je suis ici pour parler au nom d'une personne qui ne peut pas parler en son nom propre. La femme d'Emerald Hills. — Comment ! fulmina Zimmerman. N'avez-vous pas entendu ce qui a été dit ? (Il désigna Jared du doigt.) Ce monsieur a expliqué que les Indiens voulaient récupérer les ossements, afin de leur donner une sépulture décente. — Ça n'est pas suffisant. La femme qui se trouve dans la grotte portait jadis un nom. Il faut que ce nom lui soit rendu. C'est la raison pour laquelle je... — Ce n'est qu'un squelette, pour l'amour du ciel ! Sans perdre son sang-froid, Erica fit remarquer : — Monsieur, je ne vous ai pas interrompu lorsque vous avez fait votre exposé. Puis-je bénéficier de la même courtoisie ? Cette fois Zimmerman s'en prit à Sam. — Je croyais que tout était réglé. Avez-vous l'intention de laisser n'importe qui entrer ici et ergoter à perte de vue ? Avant que Sam ait le temps de lui répondre, une autre voix intervint doucement. — J'aimerais entendre ce que cette jeune personne souhaite nous dire. — Merci, chef Rivera, dit Erica en se tournant vers le vieil Indien. — Moi aussi, j'aimerais entendre l'exposé du Dr Tyler, renchérit Jared avec le sourire. 245 Erica resta de glace. — Très bien, soupira Sam, visiblement mécontent. Vous pouvez prendre la parole, docteur Tyler. (Il jeta un coup d'oeil appuyé à sa montre.) Soyez brève, je vous prie. Rejetant les épaules en arrière, Erica prit la parole. — Messieurs, je n'ai avec moi ni cartes ni graphiques, ni diapositives, ni vidéo, ni colonnes de chiffres, ni beaux discours. Je n'ai apporté que ceci. Elle plongea une main dans son sac et en sortit une enveloppe en papier kraft qu'elle tendit à M. Voorhees, à sa gauche, en déclarant : — Je vous demanderai d'y jeter un coup d'oeil puis de la faire circuler. Les autres attendaient — tantôt excédés, tantôt intrigués — que Voorhees ait décacheté l'enveloppe pour en extirper le contenu. — Dieu du ciel ! s'exclama ce dernier en découvrant la photo en noir et blanc. Seriez-vous en train de vous payer notre tête ? — Veuillez faire passer la photo, je vous prie, monsieur Voorhees. Celui-ci la tendit promptement à l'expert du Bureau de l'occupation des sols qui, l'ayant brièvement examinée, s'écria à son tour : — Qu'est-ce que c'est que ça ? — Erica ? s'insurgea Sam. Qu'avez-vous apporté ? De quoi s'agit-il ? Il tendit la main, mais la photo échut d'abord à Jared qui eut la même réaction que les deux autres. — La photo que vous avez sous les yeux, expliqua Erica, provient de la morgue, dont le cachet officiel figure au dos. Il s'agit d'une femme blanche d'une vingtaine d'années, retrouvée dans un terrain vague il y a trois jours, vraisemblablement victime d'un tueur sadique. Son identité n'ayant pour l'heure pas été établie, elle a reçu provisoirement le matricule de Jane Doe #38511. Dans un premier temps, Erica avait songé à faire une photocopie pour chaque participant, puis elle s'était dit qu'un seul 246 cliché, passé de main en main, aurait plus d'impact. La photo était particulièrement choquante. La jeune femme avait les yeux fermés, mais son beau visage ne donnait pas l'impression qu'elle était passée paisiblement de vie à trépas. Il portait les stigmates du combat qu'elle avait dû livrer dans ses derniers instants et des marques de strangulation ressortaient visiblement sur son cou tuméfié. Jared la tendit à Sam qui l'effleura à peine du regard avant de la tendre à Zimmerman d'un geste rude. — Doux Jésus ! s'exclama le producteur en faisant un bond, comme si Sam lui avait mis un serpent entre les mains. Erica poursuivit : — Cette jeune femme repose aujourd'hui sur une table de dissection. Elle fut jadis la fille de quelqu'un. Peut-être même la sœur ou la femme bien-aimée de quelqu'un. Elle a le droit d'être pleurée et inhumée décemment. — Ce n'est qu'un fichu squelette, réitéra Zimmerman dans un murmure. — Sous cette enveloppe de chair, monsieur Zimmerman, il y a également un squelette, insista Erica en désignant la photo qu'il tenait à la main. La mort de cette femme remonte à trois jours. La femme d'Emerald Hills est morte il y a deux mille ans. Mais, personnellement, je ne vois pas de différence. Je propose que nous soumettions la dépouille d'Emerald Hills à un test d'ADN afin d'établir son appartenance tribale... — Un test d'ADN ! tonna Dimarco. Avez-vous seulement idée du coût d'une telle opération ? Pour les contribuables, une fois de plus ! — Sans compter la perte de temps, grommela Voorhees, le promoteur. Dimarco, furieux, s'en prit à Sam. — Vous avez vous-même affirmé que le projet était un gouffre financier. Combien de temps et d'argent va-t-il encore falloir gaspiller pour voir le bout de cette affaire ? (Il se tourna vers Jared.) N'avez-vous pas dit que toutes les démarches avaient été faites pour l'inhumation du squelette ? Jared hocha la tête. 247 — La Confédération des tribus de Californie du Sud souhaite assumer l'enterrement de la dépouille. — Nous n'avons pas le droit de disposer ainsi à la légère des restes de cette femme pour une histoire de gros sous, s'insurgea Erica. Nous avons des preuves historiques que les descendants de cette femme voulaient qu'elle ne soit pas oubliée. Maître Black, dit-elle à Jared en extirpant un document de son sac à main, j'aimerais vous lire ceci. Les autres émirent de petits grognements d'impatience, mais Jared l'invita à poursuivre. Elle lut à voix haute : — Le Comité de défense du patrimoine culturel des Indiens a pour vocation de protéger les sites funéraires indigènes contre leur destruction accidentelle ou par actes de vandalisme ; d'engager des procédures permettant d'identifier les descendants les plus probables des défunts afin qu'ils puissent revendiquer les sépultures et les objets de culte s'y rattachant ; d'entamer toute procédure légale visant à empêcher la détérioration irréversible des sanctuaires, sites de cérémonie, cimetières et lieux de culte sis sur le domaine public ; de dresser l'inventaire de tous les lieux sacrés. C'est la vocation de la commission que vous présidez, monsieur Black. — Je suis au courant. — Il me semblait néanmoins nécessaire de vous rappeler que votre première mission consiste à identifier les descendants les plus probables. Ne pensez-vous pas que l'inhumation immédiate du squelette est en contradiction avec cet objectif ? Elle brandit la photo de la morgue qui entre-temps avait fait le tour de la table et était revenue jusqu'à elle. — Messieurs, je n'irai pas par quatre chemins. En votre âme et conscience, souhaitez-vous que les autorités renoncent à identifier cette femme ? dit Erica en croisant le regard de chacun des hommes réunis autour de la table. Imaginez qu'il s'agisse de votre épouse, monsieur Zimmerman, ou de votre fille, monsieur Dimarco, ou de votre sœur, Sam. Ne voudriez-vous pas que sa dépouille soit traitée avec respect et dignité, et que tout soit mis en œuvre pour qu'elle soit rendue à sa famille ? 248 Prenant appui des deux mains sur la table, Erica se pencha en avant. — Laissez-moi finir mes recherches. Cela ne devrait plus prendre très longtemps. Une fois effectué le test d'ADN, nous devrions pouvoir procéder à l'affiliation tribale du squelette. Et il se pourrait que ses descendants soient en possession d'une légende où il est question d'une femme venue de l'est par le désert. Il se pourrait même qu'ils connaissent son nom. Sam Carter braqua ses petits yeux alertes sur Erica. Voyant sa mine grave et déterminée, il regretta de ne pas l'avoir renvoyée à ses coquilles d'ormeau de Gaviota. — Jamais vous n'obtiendrez gain de cause, docteur Tyler. Votre entreprise sera vue comme une perte de temps et d'argent par les contribuables. — Mais j'ai justement l'intention d'obtenir le soutien des contribuables, annonça Erica en plongeant une main dans son sac pour en extraire une coupure de journal. Cette femme a accepté de m'aider. Elle fit circuler l'article autour de la table. Lorsqu'il atteignit Sam, ce dernier fit la grimace. Il en connaissait bien l'auteur, une journaliste du Los Angeles Times, également fondatrice et présidente de la Ligue de soutien aux femmes battues. Occasionnellement, elle publiait des photos de morgue comme celle de Jane Doe accompagnées de la légende : Savez-vous qui je suis ? — Elle a accepté de publier une photo de la Dame d'Emerald Hills. En bas, dans le hall, Jared la rattrapa. — Un exposé très persuasif, docteur Tyler. Elle sortit aussitôt ses griffes. — Parce que vous vous imaginiez que vous alliez vous en tirer à si bon compte ? La mâchoire inférieure de Jared s'affaissa. — Je vous demande pardon. — Vous et vos comparses aviez l'intention de tenir une petite réunion secrète... — Mes comparses ! De quoi voulez-vous parler ? Cette réunion n'avait rien de secret. — Dans ce cas, pourquoi n'ai-je pas été avertie ? Il lui décocha un regard stupéfait. — Pas avertie ? Sam m'avait dit qu'il vous avait informée mais que vous aviez un empêchement. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et Sam Carter en émergea, suivi de Zimmerman et Dimarco. Erica lui barra la route. — Que se passe-t-il, Sam ? J'aimerais avoir une explication. Sam fit signe à ses compagnons de continuer sans lui. — J'ai convoqué cette réunion dans l'intérêt des autres parties. Je n'ai pas à m'en expliquer auprès de vous. — Sam, vous savez pertinemment qu'il ne s'agissait pas d'une première lecture. Vous vous apprêtiez à voter aujourd'hui même. Vous avez violé les accords de la Commission de Little Hoover. Vous avez tenu une réunion à huis clos pour voter une résolution qui concerne les contribuables sans que ceux-ci en soient informés. Il voulut la repousser mais elle résista. — C'est à cause des Dimarco, n'est-ce pas ? Qu'est-ce qu'ils vous ont promis ? Un poste de conservateur dans leur musée ? Il plissa les paupières. — Que cherchez-vous à insinuer ? — Quand je vous ai vu avec eux, j'ai tout de suite compris que quelque chose se tramait. Mais je n'aurais sans doute pas cherché à aller plus loin si un matin, en entrant dans votre tente, je n'étais tombée par hasard sur un fax au moment même où il sortait du télécopieur. Je ne suis pas du genre à fourrer mon nez dans les affaires d'autrui, mais quand j'ai vu qu'il portait l'en-tête de l'Etat de Californie je me suis permis d'y jeter un coup d'oeil, pensant qu'il s'agissait d'une lettre officielle. Néanmoins, les termes en étaient pour le moins surprenants. Il portait la signature du responsable des Ressources humaines et vous accordait l'autorisation de « poursuivre l'action que vous aviez entreprise ». Naturellement, je me suis demandé de quelle action il pouvait bien être question. Car, officiellement, notre « action » consiste à entreprendre des fouilles, non ? C'est alors 250 que )e me suis souvenue qu'un jour vous m'aviez confié que vous en aviez assez de travailler sur le terrain et que vous aspiriez à un emploi plus paisible, dans un bureau, ou un musée. Quelle coïncidence que les Dimarco aient justement eu l'idée de construire un musée portant leur nom... — C'est pour cela que vous êtes allée à la morgue ? dit-il avec une moue dégoûtée. Pour rafler une photo à sensation ? — Ai-je seulement d'autres moyens de me battre contre vous tous ? Nous allons publier un article, Sam. Et j'espère m'attirer le soutien du public. Sam étendit les mains dans un geste suppliant. — Mais enfin, pourquoi vous entêtez-vous ainsi, au risque de briser votre carrière ? — Parce que, tout comme la Dame d'Emerald Hills, j'ai été, moi aussi, à la merci des autres. Enfant, je n'étais qu'un numéro matricule, Sam, et personne ne m'appelait jamais par mon nom. J'aurais été broyée par l'impitoyable machine administrative de l'aide à l'enfance si une bonne âme ne s'était chargée de prendre ma défense et de me sortir de cette ornière. Ce jour-là, je me suis juré de faire de même pour quelqu'un d'autre, Sam. Et quoi qu'il arrive je le ferai. Même si je dois aller à Washington et exposer mon cas devant le Congrès. « En dépit des objections soulevées par les tribus indiennes autochtones, annonça la voix du présentateur de radio, le gouvernement fédéral a donné son accord pour que le squelette d'Emerald Hills soit soumis à un test d'ADN. La décision fait suite à une série de pourparlers auxquels ont participé les représentants des tribus indiennes de Californie, du ministère de l'Intérieur et de la Justice et du Comité de défense du patrimoine culturel des Indiens de Californie. Les experts scientifiques ont cependant tenu à préciser que les tests d'ADN effectués sur les vestiges archéologiques exigent la mise en œuvre de moyens complexes et ne permettent pas toujours de déterminer avec précision l'appartenance tribale du squelette. La Confédération des tribus de Californie du Sud a rejeté la 251 décision des autorités et exigé que les ossements soient à nouveau inhumés. Jared éteignit la radio. Il revenait tout juste de Sacramento où il avait participé à une session extraordinaire de cinq jours convoquée par le Comité. La cellule de crise avait été convoquée à la suite d'une « action de masse » organisée par Coyote et ses Panthères rouges sur l'autoroute de la côte pacifique pour protester contre les fouilles menées dans la grotte de Topanga. La faction entendait poursuivre son action jusqu'à ce que la grotte soit complètement scellée. Sam Carter avait lui aussi participé à la conférence — où il avait retourné sa veste, avec la bénédiction des Dimarco — et demandé à ce que les fouilles puissent se poursuivre jusqu'à ce que les descendants probables soient retrouvés. Les Dimarco avaient déclaré que ce brusque revirement n'avait aucun rapport avec la campagne de presse menée par Erica. La photo de la morgue, publiée dans le Los Angeles Times à côté de la photo de la Dame d'Emerald Hills, avait eu l'effet escompté. Juste au moment où Jared sortait de voiture, il vit un éclair rouge et jaune scintiller à travers le feuillage. Un tigre asiatique brodé sur un blouson. Il fit la grimace. Qu'est-ce que ce Coyote de malheur était venu faire ici alors qu'une ordonnance du tribunal lui avait interdit de remettre les pieds à Emerald Hills ? Charlie se comportait de toute évidence comme un homme qui prépare un mauvais coup. Le géant ne cessait de regarder par-dessus son épaule, jetant des coups d'œil furtifs à la grotte. — Hep ! cria Jared, en le voyant jeter un objet à l'arrière de sa camionnette. Mais Charlie était déjà au volant et il quittait l'aire de stationnement dans un nuage de poussière. Jared se dirigea aussitôt vers la grotte, en pressant de plus en plus le pas jusqu'au moment où il se mit à courir. Quelque chose lui disait que Charlie avait fait des siennes et que quiconque se trouvait dans la grotte était en danger. — On dirait un de ces fétiches sacrés que portent les hommes ou les femmes-médecine. Un objet très puissant, expliqua 252 Erica à Luke tandis qu'ils s'agenouillaient pour examiner de plus près la petite pierre noire qu'ils avaient trouvée au fond d'une bourse de cuir. — Et très ancien, dit Luke. Deux cents, trois cents ans ? — Oui, mais curieusement nous l'avons retrouvé au même niveau que la pièce de un cent, ce qui signifie que le talisman a été enterré ici après 1814. Autrement dit, conclut Erica tandis que son regard croisait celui de Luke, après la fondation de Los Angeles, ce qui laisse supposer que la tribu a continué de pratiquer ses rites sacrés au cours de la première moitié du XIXe siècle. — Erica ? Erica ! Elle se tourna et jeta un coup d'oeil vers l'entrée de la grotte. — N'est-ce pas la voix de Jared ? — Si. Et passablement hystérique avec ça. Erica bondit sur ses pieds en époussetant son jean crasseux. Jared était revenu de Sacramento ! Depuis qu'il avait réussi à la convaincre qu'il n'avait jamais conspiré avec Sam et qu'il croyait en toute bonne foi qu'elle avait été avertie de la réunion à Century City, Erica se sentait à nouveau entraînée malgré elle dans un tourbillon d'émotions contradictoires. Elle brûlait d'entendre ce que Jared avait à lui dire, de voir son sourire, de le retrouver, de se délecter en secret de sa présence. Emboîtant le pas à Luke, elle se hâta vers la sortie. Soudain un bang assourdissant déchira l'air. Une onde de choc projeta Erica à terre, suivie d'un formidable grondement. Puis la grotte se mit à trembler tandis qu'une pluie de boue et de pierres s'abattait sur eux. — Luke ! hurla-t-elle. La lumière s'éteignit, plongeant la grotte dans une obscurité terrifiante. L'air se remplit brusquement de poussière. Erica se mit à ramper à quatre pattes dans le noir. — Luke, appela-t-elle dans une quinte de toux. Elle avait beau écarquiller les yeux, pas le moindre filet de lumière ne filtrait nulle part. Jamais de sa vie, elle n'avait connu pareille obscurité. Elle rampait prudemment, une main devant elle pour palper le vide. Sa main rencontra un rocher là où il n'y en avait pas avant. Elle tendit l'oreille. La poussière tombait du plafond tandis qu'elle palpait les contours de l'obstacle. Les pierres continuaient de pleuvoir. — Luke ? répéta-t-elle. Luke ! Mais elle n'entendit rien hormis sa propre respiration haletante dans le silence épais comme celui d'une tombe. 12. Marina 1830. — Mon Dieu, faites que tout aille bien, pria en silence Angela Navarro. Demain, événement qui tenait du miracle, sa fille cadette allait faire un mariage d'amour. Cependant Navarro pouvait encore tout gâcher en décidant d'annuler les noces à la dernière minute. Angela épiait constamment son époux, guettant chez lui le moindre changement d'humeur afin d'agir en conséquence. Navarro goûtait sa soupe et fronçait les sourcils ? Angela ordonnait qu'on renvoyât immédiatement l'infâme potage à la cuisine — même si, pour sa part, elle ne trouvait rien à y redire. Navarro se renfrognait à la vue d'une trace de boue ? Angela s'accusait aussitôt, déclarant qu'elle avait omis de s'essuyer les pieds, et la main de son mari s'abattait sur sa joue à elle et non sur celle du garçon qui avait sali le carrelage. Par bonheur, la plupart du temps, Navarro ne se doutait pas qu'elle le manipulait. Mais Angela était obligée de marcher sur des œufs, car à la moindre erreur, une parole mal venue, un regard de travers, une grêle de coups de ceinture s'abattait indifféremment sur elle, ses enfants ou ses servantes. 255 Au fil des ans, elle avait appris à tenir ses enfants éloignés de Navarro quand ce dernier n'était pas à prendre avec des pincettes, devançant ses remontrances ou assumant elle-même la faute. Mais protéger ainsi sa progéniture de la violence paternelle, éviter de justesse les catastrophes et devoir se plier sans cesse au bon vouloir d'un mari tyrannique s'avérait exténuant à la longue. Une fois Marina mariée, Angela pourrait enfin souffler un peu. Même si elle n'était pas très sûre de la façon dont elle allait occuper ses journées lorsqu'elle n'aurait plus d'enfants à élever. Il y avait beau temps qu'elle avait renoncé à son vieux rêve de planter des citronniers et de la vigne à Rancho Paloma. Sa survie et celle de ses chers petits ayant toujours été sa principale préoccupation. Tandis que les cuisinières s'affairaient autour des rôtissoires et des fourneaux où cuisaient les quartiers de viande, le pain et les ragoûts, Angela s'approcha de la fenêtre pour savourer sa tasse de chocolat du matin, une onctueuse mixture à base de cacao, de sucre, de lait, de fécule de maïs, d'œufs et de vanille. Tout en laissant son regard errer parmi les pâturages et les champs, elle se remémora les jours heureux où elle galopait dans la joie et la liberté en compagnie de Sirocco. Les arbres n'étaient pas aussi nombreux alors sur le domaine, ni les domestiques. Aujourd'hui, le Camino Viejo s'animait du va-et-vient des carrioles en provenance de Los Angeles et se rendant à Santa Monica en faisant une halte par les fosses de bitume. Jadis, à l'automne, comme s'ils avaient répondu à un appel ancestral, les Indiens empruntaient par milliers la Vieille Route pour se rendre dans les montagnes, emportant avec eux tous leurs biens terrestres. Mais il y avait belle lurette qu'on ne voyait plus passer d'Indiens ici à la fin de l'été. Lorsque son regard tomba sur les troupeaux piétinant à perte de vue dans un tourbillon de poussière, Angela eut un pincement au cœur. En pratiquant l'élevage intensif, Navarro ne laissait pas le temps à la terre de se régénérer et l'équilibre de la nature s'en trouvait perturbé. Cependant jamais elle n'aurait osé conseiller 256 à son époux de réduire son cheptel ou de laisser quelques pâturages en jachère, sous peine de recevoir une paire de gifles retentissante. Mais pourquoi ces pensées maussades alors qu'elle aurait dû avoir le cœur en fête en cette veille de noces ? Elle se retourna et aperçut Marina postée à l'autre fenêtre, en train d'épier le Camino Viejo. La jeune fille était follement amoureuse et guettait l'arrivée de son fiancé, Pablo Quinones, un orfèvre né en Californie de parents mexicains. Angela n'avait jamais vu une jeune fille de dix-huit ans aussi amoureuse ! Telle une fleur tournée vers le soleil, son corps svelte frémissant presque d'impatience, Marina soupirait à fendre l'âme devant la fenêtre ouverte. Et l'expression de son visage ! Les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes, elle attendait le retour de son cher Pablo. Combien de fois Marina s'en était revenue en courant à la maison, les joues en feu et les yeux étincelants, après avoir passé un moment à bavarder et à rire à l'ombre du poivrier en compagnie de son fiancé ! — Oh, maman, disait-elle alors, tu n'as pas idée du nombre d'endroits que Pablo a visités. Imagine, il est allé jusqu'à San Diego ! Mais comment Angela aurait-elle pu imaginer une ville qui se trouvait à deux cents milles de distance, autant dire au bout du monde ! Quel attrait un tel endroit pouvait-il avoir sur une jeune fille dont l'univers ne s'étendait pas au-delà des limites de ce domaine ? Il est vrai qu'Angela n'avait jamais connu l'amour. Il fut un temps où elle aurait peut-être pu tomber amoureuse de Navarro, mais ce temps-là était déjà loin, et Angela n'était plus la même. Soudain des cris et des rires fusèrent, la faisant sursauter. S'approchant de la fenêtre qui donnait sur les étables, elle aperçut les vaqueros qui tentaient de faire entrer un ours grizzly dans le corral, sous les yeux fascinés de ses petits-enfants. Juchés sur la barrière, ils frappaient des mains en poussant des cris de joie. 2S7 Les hommes avaient capturé l'animal dans les montagnes de Santa Monica et l'avaient ramené vivant à Rancho Paloma où, demain soir, à l'occasion des festivités, il affronterait un taureau dans l'arène. Le grizzly se débattait furieusement, à coups de crocs et de griffes, en poussant des rugissements féroces pour résister aux cavaliers qui tiraient sur sa longe tandis que les chevaux se cabraient et hennissaient en piétinant la poussière. Pendant qu'elle contemplait les bambins trépignant d'excitation à la vue du fauve, ses pensées revinrent à Marina dont le mariage serait le dernier à être célébré à Rancho Paloma, le sien ayant été le premier. Trente-huit ans auparavant, on l'avait forcée à épouser un homme au cœur de pierre, froid et calculateur. Ce jour-là elle avait coupé sa natte, et, bien que pas loin de quarante ans se fussent écoulés depuis, Angela avait l'impression de sentir encore la brûlure des coups qu'elle avait reçus lorsque Navarro avait découvert son méfait. Après cela, les punitions s'étaient succédé sans fin. Son époux prenait plaisir à imaginer toutes sortes de vexations pour lui rappeler qu'il était le maître. C'est ainsi qu'il l'obligeait à se déshabiller et l'attachait ensuite sur une chaise où elle passait la nuit entière. Le soir, quand ils étaient seuls, il la forçait à accomplir des actes obscènes et dégradants, auxquels elle se soumettait en silence. Parfois, quand Angela avait l'impression de ne pouvoir en endurer davantage, elle se rappelait ses enfants pour lesquels Navarro avait construit une maison magnifique et qui ne manquaient de rien. Angela ne haïssait pas son époux. Elle avait pitié de lui, car il n'y avait pas d'amour dans son cœur, et donc pas de joie. D'une certaine façon, bien qu'elle ne sût dire pourquoi, Angela lui était reconnaissante — pour les enfants qu'il lui avait donnés, pour avoir tenu sa promesse de garder ses parents auprès d'elle jusqu'à leur mort, et pour avoir fait de son cher ranch le plus beau domaine de toute la Haute-Californie. En retour, elle avait honoré sa partie du contrat : à cinquante-quatre ans, Angela avait conservé toute sa beauté. Le bruit et l'agitation qui régnaient dans la cuisine la tirèrent de sa rêverie. Les femmes moulaient la farine, pétrissaient la 258 pâte, façonnaient les tortillas, épluchaient les légumes au milieu des rires et des bavardages, et il y avait encore tant à faire ! Les préparatifs duraient depuis des semaines. Les festivités commenceraient par la grande procession à cheval, les deux jeunes mariés menant le défilé à travers les rues de Los Angeles, Marina coiffée d'un chapeau à larges bords et vêtue d'une jupe de velours aux couleurs éclatantes, et Pablo en paletot et pantalon brodés monté sur un coursier splendidement paré de harnais d'argent. Puis il y aurait le banquet de noces, dressé parmi les jacarandas, les callistémons et les poivriers, animé par un orchestre de mariachis, des danseurs et un feu d'artifice. La famille Navarro au grand complet était réunie pour l'occasion, les frères et sœurs de Marina, tous plus âgés qu'elle et déjà mariés, étaient venus avec leurs époux et leurs enfants. Même Carlotta, la fille aînée d'Angela, avait fait le voyage depuis Mexico avec son époux, le comte d'Arcy, et leur petite fille de six ans, Angélique. Angela s'arrêta devant une gigantesque poêle à frire dans laquelle mijotait une sauce à base d'oignon, d'ail, de purée de piment et de farine. Elle la goûta et fit la grimace. Choisissant une tomate bien mûre, elle l'écrasa prestement et la jeta dans la casserole. Cette fois, la sauce serait parfaite. Juste au moment où elle relevait la tête, Angela aperçut un homme de haute taille par la fenêtre. La mine maussade, il se dirigeait à grands pas vers le corral où l'ours continuait de se débattre. S'approchant du groupe d'enfants juchés sur la clôture, il prit l'une des fillettes dans ses bras et l'emporta au loin. C'était Jacques d'Arcy, l'époux de Carlotta, qui ne voulait pas que sa petite Angélique assiste à ce spectacle abject. Les pensées d'Angela s'assombrirent à nouveau. Navarro détestait d'Arcy, le second époux de Carlotta. A la mort de son premier mari, un Californien établi à Mexico, Navarro avait espéré que Carlotta épouserait un propriétaire terrien des environs. Mais elle s'était éprise d'un aristocrate dont les parents, fuyant la Révolution française, s'étaient réfugiés au Mexique. Navarro, qui tenait les Français en horreur, avait refusé d'adresser la parole à Jacques d'Arcy. Profondément 2'59 offensé, Jacques avait accepté de rester uniquement pour ne pas décevoir Carlotta. Angela réprima un frisson en songeant qu'il n'aurait pas fallu grand-chose — quelques coupes de vin, un affront supposé — pour que Navarro provoque son gendre en duel. Il l'avait déjà fait par le passé, et son adversaire avait perdu. D'Arcy vénérait sa fille qu'il appelait sa « petite princesse ». La fillette avait pour gouvernante une curandera, une guérisseuse aztèque qui savait préparer des remèdes ancestraux. La bonne femme portait un accoutrement étrange composé d'une longue jupe bigarrée et d'une tunique sans manches également multicolore qui lui arrivait aux genoux. Ses cheveux ramenés sur le dessus de sa tête et enveloppés dans des rubans formaient deux cornes au-dessus de son front. Les lobes de ses oreilles, percés de pendants en or, étaient si longs qu'ils frôlaient presque ses épaules. Carlotta lui avait expliqué que la femme était originaire d'un village dont les habitants vivaient encore comme le faisaient leurs ancêtres avant l'arrivée de Cortés, et qu'ils détenaient des remèdes secrets dont ils n'avaient jamais révélé la composition aux conquérants. Si Carlotta et d'Arcy l'avaient engagée, c'est parce que Angélique était sujette aux mêmes migraines qu'Angela. Et Marina. De tous ses enfants, Marina était la seule à souffrir de maux de tête. La pauvre chérie ! Lors de sa première crise, elle avait eu des visions terrifiantes et avait pleuré comme une fontaine en s'agrippant à Angela ! Un lien spécial s'était tissé entre la mère et la fille, car personne d'autre qu'elles ne pouvait comprendre ce qu'on éprouvait dans ces moments-là. Pablo Qui-nones avait juré à Angela de veiller scrupuleusement sur la santé de Marina, mais Angela savait qu'il ne pourrait pas grand-chose pour elle. C'est pourquoi elle avait été soulagée que sa fille épouse un garçon des environs, ainsi elle serait à même de lui porter secours en cas de besoin. Angela avait beau se dire qu'une mère n'aurait pas dû avoir de préférence parmi ses enfants, son cœur en avait décidé autrement. Ses deux filles préférées, Carlotta, la plus âgée, et Marina, la plus jeune, étaient réunies aujourd'hui. Angela 260 n'avait que dix-huit ans lorsqu'elle avait accouché de Carlotta. Elle avait eu de nombreux enfants par la suite, dont certains étaient morts avant l'âge et reposaient aujourd'hui dans le petit caveau familial, à l'ombre d'un poivrier. Elle avait eu des garçons, trois grands gaillards bâtis à chaux et à sable comme Navarro, et un autre moins hardi qui riait à tout propos. Elle avait eu deux autres filles, devenues des femmes à présent et qui avaient fait de bons mariages. Sur quatorze enfants, neuf seulement avaient survécu. Marina, la cadette, était venue au monde quand Angela avait trente-six ans. Après, elle était encore tombée trois fois enceinte, mais aucun des trois bébés n'avait atteint son premier anniversaire. Le nom de Marina était venu à Angela pendant son sommeil alors qu'elle était enceinte et ignorait encore si elle accoucherait d'un garçon ou d'une fille. C'était un nom spécial. Dans son rêve, elle s'était retrouvée dans un lieu obscur et effrayant dont les murs étaient ornés d'étranges peintures. Des mains creusaient fébrilement la terre pour y enterrer un crucifix et une voix étouffée l'appelait — Marini ? Marimi ? Cela ne ressemblait pas à un vrai nom. Marina ! Oui, c'était cela. Un joli nom. Incapable de supporter plus longtemps les cris déchirants de l'ours qui tentait désespérément de briser ses liens, Angela détourna les yeux. Au même moment, une pensée inattendue lui traversa l'esprit : L'ours n'a pas donné la permission à ces hommes de le capturer et de l'amener ici pour se divertir. Mais d'où venaient ces impressions visuelles ou sonores qui s'imposaient à elle, parfois de façon si brève qu'elle était incapable de s'en souvenir ? Chassant au loin ces pensées dérangeantes, Angela s'attela une fois de plus à la tâche. Elle allait devoir nourrir un nombre phénoménal de convives et de domestiques en ce jour de fête. Rancho Paloma était devenu une grande hacienda : une exploitation combinant à la fois l'agriculture, l'élevage et diverses autres productions nécessitant une nombreuse main-d'œuvre. Navarro avait tenu sa promesse : il s'était enrichi. Le bourg de Los Angeles prospérait lui aussi. Il y avait à présent 261 des fermes partout, ainsi que des vergers, des jardjns et des vignes. Aux alentours de Rancho Paloma s'étiraient d'autres ranches comme La Brea, Las Cienegas, San Vicente et Santa Monica. Et un peu plus loin, les vastes propriétés de Los Palos Verdes, San Pedro, Los Felis — des centaines de milliers d'hectares tenus par des familles répondant aux noms illustres de Dominguez, Sepûlveda, Verdugo. La population du bourg avoisinait aujourd'hui les huit cents âmes. Voyant la main de Marina se crisper nerveusement sur le cadre de la fenêtre, Angela regarda au-dehors pour voir ce qui avait attiré l'attention de sa fille. Pablo était-il arrivé ? Non, le cavalier qui franchissait la grille n'était pas Quinones, mais un Americano du nom de Daniel Goodside avec qui Navarro traitait depuis peu. Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, cet homme mettait Angela mal à l'aise. Quelques années auparavant, tout commerce avec les Yan-quis était interdit. Navarro retrouvait en secret des Américains dans les criques de Santa Barbara pour échanger du cuir contre de l'or. Mais aujourd'hui le négoce était parfaitement légal et les transactions se faisaient au vu et au su de tous. Comble de l'ironie, Navarro méprisait les Americanos plus encore que les Français. Cependant, il les considérait comme un mal nécessaire, une vermine avec qui il fallait traiter si l'on voulait prospérer. Angela, pour sa part, trouvait les Americanos bizarres. Elle se rappela la première fois qu'elle avait vu un Américain à Los Angeles. C'était il y a douze ans. A cette époque, la Californie était encore sous tutelle espagnole. « Joe le Pirate » avait été capturé lors d'un raid effectué sur la côte de Monter-rey. En apprenant qu'il était menuisier de son métier, les juges l'avaient gracié et envoyé à Los Angeles pour qu'il y supervise la construction de la nouvelle église de la grand-place. Angela avait alors quarante-deux ans et pour la première fois de sa vie elle voyait des cheveux blonds. Une foule de curieux se pressait autour du chantier pour regarder le grand étranger donner des ordres aux Indiens qui charriaient le bois apporté des montagnes. Une fois la construction de l'église achevée, Joseph 262 Chapman avait épousé une senorita mexicaine et s'était établi à Los Angeles. Sept ans plus tard, lorsque l'Espagne avait renoncé à la Californie, un homme des montagnes nommé Jedediah Smith s'était présenté à la mission San Gabriel. Cette fois il n'avait pas été inquiété, car les étrangers pouvaient désormais entrer librement en Californie. Huit ans plus tôt, quand le Mexique avait fait sécession d'avec l'Espagne, les Californiens avaient juré allégeance au gouvernement mexicain qui avait aussitôt ouvert la province aux navires de commerce anglais et américains. Le cuir et le suif formaient la base de l'économie. Le cuir de bœuf de Rancho Paloma était expédié en Nouvelle Angleterre pour y être transformé en selles, harnais et souliers, et le suif servait à fabriquer des chandelles. Le commerce florissant attirait un nombre croissant d'Americanos à Los Angeles, si bien que les habitants avaient fini par s'habituer à les voir déambuler dans les rues. Angela se demandait ce que sa mère, Dona Luisa, qui reposait aujourd'hui dans le petit cimetière familial, aurait pensé de ces changements. Luisa était morte à soixante-neuf ans, l'année où le Mexique avait proclamé son indépendance, comme si, une fois coupés les liens qui la rattachaient à sa terre natale, elle avait cessé de tenir à la vie. Lorenzo, tué lors d'une rixe avec ses partenaires de jeu, avait été enterré à ses côtés. Angela vit le capitaine Goodside descendre de cheval et ôter son couvre-chef. Ses cheveux, tout comme ceux de Joe le Pirate, avaient la couleur des blés mûrs. Voyant une expression d'inquiétude se peindre sur les traits de sa fille, elle lui dit : — Pablo viendra, n'aie crainte. La pauvrette avait attendu son fiancé en vain toute la matinée. — Oh, Maman ! soupira Marina dépitée, en quittant la cuisine. Après avoir échangé un regard avec Carlotta, qui supervisait la préparation d'un dulce de calabaza — un dessert à base de potiron —, Angela quitta l'office et longea la galerie à colonnades ouvrant sur le luxuriant jardin. Elle fit une halte pour inspecter le cadeau de mariage dissimulé sous une housse de toile : quatre bergères que Dona Luisa avait apportées avec elle de Madrid lorsqu'elle s'était embarquée pour le Mexique en 1773. De style Louis XV, les fauteuils en bois de rose marqueté d'ébène étaient tapissés de brocart de soie cramoisi brodé d'or. C'était, disait-on, les plus belles pièces de mobilier de toute la province. Et demain Marina allait en hériter. Tout en continuant de longer la galerie, elle aperçut trois hommes à proximité des écuries. Ils admiraient un cheval, la dernière acquisition de Navarro. Malgré ses soixante ans et ses cheveux grisonnants, son époux était encore fort comme un taureau. Son futur gendre se tenait à ses côtés. Petit et légèrement trapu, Pablo avait un visage enfantin. Marina savait-elle qu'il était arrivé ? Au même moment Angela aperçut le capitaine Goodside, dépassant Navarro de quelques centimètres, son étrange chapeau à larges bords obscurcissant ses traits. Tandis qu'elle les observait, Angela essayait de deviner l'humeur de Navarro. Ce dernier avait annulé un mariage, une fois, sur un coup de tête, au grand dam de son fils qui s'était muré dans une rage silencieuse et des parents de la promise qui criaient vengeance. Mais Angela ne détectait aucune marque de mauvaise humeur dans l'attitude de son mari. En fait, Pablo et lui semblaient rire de bon cœur. C'est alors qu'elle aperçut Marina. Cachée sous une tonnelle, la jeune fille observait les trois hommes à la dérobée. Angela se raidit. Prudence, mon enfant, l’exhorta-t-elle en silence. Il ne faut pas que ton père te voie ! Car elle savait que Navarro ne supportait pas de voir des gens heureux, pas même ses propres enfants. Trop de joie le rendait amer. Angela remarqua la petite boîte carrée que le Yankee emportait partout avec lui, suspendue en bandoulière. Que contenait-elle de si important pour qu'il ne s'en sépare jamais ? Bien que les Americanos pussent entrer librement en Californie, elle ne leur faisait pas confiance. Après des années de contrebande, un homme ne devenait pas honnête du jour au lendemain. Juste au moment où elle allait s'en retourner à l'office, elle aperçut du coin de l'œil une silhouette cheminant sur la Vieille 264 Route. Reconnaissable à sa robe de bure, un père franciscain arrivait à dos de mule. En le voyant ralentir sa monture et scruter un à un tous les vaqueros, elle comprit qu'il était à la recherche d'Indios ayant fui la Mission. Les hommes désireux de travailler à Rancho Paloma étaient légion. Trouvant la vie meilleure ici que chez les Pères, les Indiens quittaient les missions par centaines pour se faire embaucher à Los Angeles comme domestiques ou journaliers. Afin de les dissuader de s'enfuir — car qui aurait soigné le bétail et la vigne de l'église, tissé l'étoffe et fabriqué les cierges pour les prêtres ? —, le gouverneur de Californie avait instauré une sanction de dix coups de fouet pour tout Indien baptisé se rendant en ville sans autorisation. Pour sa part, Angela estimait que les Pères étaient en train de livrer un combat d'arrière-garde. La rumeur courait que les autorités mexicaines allaient sous peu abolir le système des missions instauré par les Espagnols et vendre toutes les terres à des particuliers. Qu'adviendrait-il alors des Indiens qui, pour la plupart, ne connaissaient pas d'autre vie que celle de la Mission ? Bien qu'ils ne fussent aux yeux d'Angela que des ombres se fondant dans le paysage — des hommes en sombrero et des femmes en jupe longue et en châle —, les Indios livraient une lutte acharnée pour s'approprier les terres. Récemment, ils avaient attaqué un ranch de San Diego et enlevé les filles du propriétaire ; une émeute chumash avait éclaté à Santa Barbara, et les Temeculas avaient lancé un raid sur San Bernardino. Voyant que le padre dévisageait attentivement chaque homme, Angela comprit qu'il était à la recherche d'un Indien bien précis. Mettant une main en visière pour se protéger du soleil, elle inspecta les jardins où les vaqueros étaient en train d'essarter et de répandre de l'engrais, puis son regard se tourna vers les corrals, les étables et les silos à grains, la tannerie et la buanderie où s'affairaient un grand nombre d'ouvriers. C'est alors que ses yeux tombèrent sur un vieillard courbé et chenu qui menait patiemment un âne autour de la grosse meule du pressoir à olives. Son visage lui était inconnu et, lorsqu'il émergea de l'ombre vers le soleil, elle vit distinctement qu'il s'agissait d'un Indien. 265 Soudain le vieil homme leva les yeux. Il se figea sur place en apercevant le padre puis s'enfuit à toutes jambes. Ramassant ses robes, le prêtre le prit en chasse, en lui criant de s'arrêter. Aussitôt, un attroupement se forma. Angela fut la première à rejoindre le padre qui avait réussi à coincer le vieil homme dans la portion de la galerie qui menait à la buanderie. L'Indien tomba à genoux et joignit les mains pour supplier le père. — Je vous en prie, plaida Angela, pantelante. Ne soyez pas trop sévère, mon père. — Cet homme est un chrétien, Senora. Il doit rentrer à la Mission. (Le prêtre se radoucit.) Ce sont des enfants, Senora, il faut les corriger. Pour élever vos enfants, n'êtes-vous pas parfois obligée de les châtier ? — Mais cet homme est un vieillard, mon père. L'Indien, visiblement terrifié, se mit à tirer sur sa jupe avec véhémence en l'implorant dans un mélange de langue indienne et d'espagnol. — Peut-être pourriez-vous le laisser repartir dans son village, mon père ? Le prêtre secoua tristement la tête. — Lorsque les Sepulveda ont pris possession des terres de San Vicente et Santa Monica, ils ont trouvé cet homme errant à la recherche de nourriture parmi les décombres d'un village voisin. Il était entièrement nu et à deux doigts de mourir de faim. Il nous a été amené afin que nous le soignions et lui donnions des habits et la foi en notre Seigneur Jésus Christ. Angela regarda le prêtre et songea : Ce n'est pas un mauvais homme. Puis elle regarda l'Indien et se dit : Tout ce qu'il veut, c'est être libre. Alors elle décida de dire au prêtre qu'elle entendait garder le vieillard ici, avec elle. Sans doute lui prêterait-il une oreille attentive. Après tout, elle n'était rien de moins que l'épouse du très puissant Juan Navarro. Mais juste au même moment, elle vit arriver son époux d'un pas décidé, et visiblement mécontent. Il avait déjà deviné les 266 pensées d'Angela. Donnant au padre l'autorisation d'emmener le vieil homme avec lui, il ordonna à tous les autres de se disperser. Restés momentanément seuls, Marina ayant rejoint Pablo et l'Américain ayant discrètement regagné l'écurie, Navarro saisit violemment Angela par le bras et lui souffla d'une voix rageuse : — Comment oses-tu ? C'est moi qui prends les décisions, ici, et moi seul ! Sa longue silhouette éclairée par le clair de lune, Marina avançait sans bruit en prenant garde de ne pas trébucher sur le pavage inégal. Son père entrerait dans une colère noire s'il découvrait qu'elle était sortie en pleine nuit. Mais Marina, les sens embrasés par l'amour, n'écoutait que son cœur. Elle traversa la cour à tâtons et contourna les abattoirs où, durant la journée, les carcasses étaient équarries, puis leurs peaux grattées avant d'être mises à sécher au soleil. L'odeur était moins pestilentielle de nuit, et les mouches étaient assoupies. Seules les gigantesques piles de peaux raidies attendant d'être entreposées dans les cales des navires marchands témoignaient de la sanglante activité qui se déroulait ici de jour. A l'extérieur de la suiferie, d'énormes chaudrons montaient la garde. C'est là qu'on mettait à fondre la graisse animale destinée à la fabrication de pains de suif qui étaient ensuite enveloppés dans de grands sacs de cuir pour être expédiés à l'étranger où ils seraient transformés en savons ou en bougies. Marina se faufila à l'intérieur du hangar où des centaines de cierges étaient suspendus le long des murs et au plafond. Disgracieux et contorsionné, le tour à filer les cierges occupait le centre de la pièce, ses bras de bois entourés de mèches de diverses épaisseurs. Ce soir, l'appareil était immobile et silencieux, mais dans la journée il tournait sans répit en grinçant sur son axe pour produire des centaines de bougies. Il y avait quelque chose d'ironique, songea Marina, à ce qu'une pièce contenant un aussi grand nombre de chandelles fut plongée dans l'obscurité. — Es-tu là ? murmura-t-elle dans le noir. Es-tu là, mon amour ? Un bruit de bottes résonna sur le sol de pierre. Puis quelqu'un gratta une allumette et la lueur diffuse d'une lanterne jaillit dans l'obscurité. Marina eut un haut-le-corps en découvrant l'homme qui se tenait là — Daniel Goodside, l'Americano. Elle l'observa un instant, médusée. La lanterne jetait une auréole lumineuse autour de ses cheveux blonds, ses yeux bleus étincelaient comme le ciel de midi, ses lèvres entrouvertes trahissaient une expression de surprise. Soudain elle s'élança vers lui et, le serrant dans ses bras, ils échangèrent un baiser passionné. Jamais elle n'oublierait le jour où, trois mois plus tôt, tandis qu'elle se promenait à cheval dans la campagne, elle était tombée nez à nez avec un étranger assis sur un tabouret, en train de dessiner dans un carnet à croquis. Sa veste soigneusement pliée posée à côté de lui dans l'herbe, sa chemise blanche resplendissant au soleil, il portait un chapeau de paille à larges bords qui dissimulait ses traits. A son approche, il s'était retourné, s'était levé et avait ôté poliment son couvre-chef, révélant des cheveux de la couleur des blés mûrs et des yeux bleus comme des myosotis. Et sa barbe ! Soyeuse comme de la laine et soigneusement taillée, elle encadrait un sourire plein de mystère. Son col entrouvert révélait une gorge dorée par le soleil, et sous l'étoffe tendue de sa culotte on devinait des jambes fermes aux muscles saillants. L'image d'un dieu vivant. Comble de la surprise, il l'avait saluée en espagnol ! Jusque-là Marina avait toujours pensé que les Yankees ne connaissaient que l'anglais. Mais il s'exprimait dans sa langue avec beaucoup d'aisance et presque sans accent. Ce n'était pas un dieu, c'était un magicien, un sorcier ! Un silence magnétique les avait capturés tous deux. A la vue de ses cheveux dorés ébouriffés par la brise Marina avait senti son cœur se dilater dans sa poitrine. Puis l'étranger avait dit : — En venant dans votre village de Los Angeles, je me demandais quels anges pouvaient bien s'y trouver. Maintenant je le sais. A présent, serrée tout contre lui, sa tête enfouie dans sa poitrine, elle respirait son parfum, sentait ses mains puissantes sur son corps, écoutait le timbre profond de sa voix. 268 — Qu'allons-nous faire ? demanda Daniel. Marina sentit un gros sanglot remonter de sa poitrine et s'arrêter dans sa gorge, l'empêchant de respirer. Depuis trois mois, elle vivait dans la joie et le désespoir, l'incertitude et le rêve. Avant de rencontrer Daniel, elle avait cru aimer Pablo à qui elle s'était promise. Le miracle pour lequel elle avait tant prié ne s'était pas accompli. Jamais elle ne serait libérée de sa promesse et Daniel reprendrait la mer demain. — J'en mourrai, murmura-t-elle. Je ne pourrai pas vivre sans toi. — Moi, non plus, ma très chère Marina, dit-il en caressant les cheveux de l'ange qu'il serrait contre son cœur. J'ai été appelé par Dieu pour répandre sa parole en des terres lointaines, mais que ferai-je sans toi pour me guider sur ce chemin difficile ? Avant de te rencontrer, chaque fois que je regardais la mer, je me mettais à trembler en songeant que j'allais devoir affronter des terres lointaines peuplées de barbares. Mais lorsque tu es entrée dans ma vie, ta bonté et ta douceur m'ont apaisé. Chaque jour, grâce à toi, je suis touché par la grâce de Dieu, je sais que nous ne sommes pas seuls. Trois mois durant, ils avaient tissé ensemble le plus beau des rêves. Marchant main dans la main dans la campagne, là où ils savaient qu'ils seraient à l'abri des regards, Daniel lui racontait les merveilles du monde. Et Marina l'écoutait, fascinée, persuadée qu'un jour il les lui montrerait. Mais la réalité les avait rattrapés, car le mariage de la jeune fille avec Quiftones était inévitable. Et le jour était venu de renoncer à leurs illusions. — Viens avec moi, dit Daniel. Je veux que tu sois ma femme. Marina retint son souffle tandis que l'amour, la peur et le chagrin déferlaient en elle comme les vagues d'un océan. Il n'y avait rien qu'elle pût désirer davantage que de devenir sa femme et de découvrir le monde à ses côtés, cependant elle ne se sentait pas le courage de commettre un acte aussi égoïste. Quittant à contrecœur le havre rassurant des bras de son bien-aimé, elle murmura : — Je ne peux pas partir avec toi, Daniel. Mon père est un homme fier et intraitable. Sa colère ne connaîtrait pas de limites si je lui désobéissais et attirais le déshonneur sur notre famille. 269 — Mais tu seras loin quand il découvrira que tu es partie. — Ce n'est pas pour moi que j'ai peur mais pour ma mère, qui sera punie à ma place. Il la punira sans pitié, jusqu'à la fin de ses jours. Comment pourrais-je être heureuse avec toi en sachant le sort qui l'attend ? Prenant son visage entre ses mains, il murmura : — L'amour est un grand mystère. Il l'embrassa à nouveau, plus passionnément cette fois, et sentit son corps vibrer sous ses caresses. — Dieu du ciel, murmura-t-il d'une voix rauque, craignant de céder à la tentation. Il eût été si facile de s'allonger dans la paille et de commettre l'irréparable sans que personne n'en sache rien. — Non, l'exhorta-t-il. Si nous ne pouvons pas devenir mari et femme, je me contenterai de tes baisers. Ils restèrent un long moment enlacés. Du corral voisin leur parvenaient les gémissements de l'ours qui secouait ses chaînes pour tenter de se libérer. Marina continua de pleurer en silence. Au bout d'un moment, s'arrachant à son étreinte, elle le regarda une dernière fois au fond des yeux et dit : — Il faut que je m'en aille. Mon père risque de nous surprendre. — Je serai chez Francisco Marquez jusqu'à demain minuit, dit-il en la saisissant par les épaules. Après quoi je prendrai la mer. Je prierai de tout mon cœur et de toute mon âme pour que tu trouves le courage de venir me rejoindre. Mais si tu ne viens pas, je saurai que Dieu n'a pas voulu que nous soyons réunis. Puisses-tu vivre longtemps et être heureuse avec Quinones si tu deviens sa femme. Je ne t'oublierai jamais, et je n'aimerai jamais aucune femme comme je t'ai aimée, ma chère, très chère Marina. — Maman, viens vite ! Marina ne se sent pas bien. Je crois qu'elle va s'évanouir ! Carlotta n'eut pas besoin de dire un mot de plus. Angela quitta précipitamment la cuisine où les servantes étaient en train 270 de remplir les verres pour les convives qui commençaient à arriver. La cérémonie devait débuter dans une heure. En entrant dans la chambre à coucher, elle trouva Marina étendue sur le lit qui sanglotait à fendre l'âme. Elle n'avait toujours pas enfilé sa robe de mariée ! Congédiant toutes les femmes qui étaient venues l'aider à s'habiller, y compris Carlotta, Angela prit sa fille par les épaules et lui dit doucement : — Tu es souffrante, ma chérie ? Veux-tu que j'aille te chercher du laudanum ? — Je ne suis pas malade, Maman ! Je suis malheureuse ! Angela essuya les larmes de Marina. — Mais c'est le plus beau jour de ta vie ! Comment peux-tu être malheureuse ? Dis-moi ce qui ne va pas, mon enfant. Enfouissant sa tête dans la poitrine de sa mère, la jeune fille passa brusquement aux aveux. Angela l'écoutait sans rien dire. Elle n'en croyait pas ses oreilles. Marina, amoureuse de l'Ameri-cano ? Mais comment diable avaient-ils trouvé le temps de faire connaissance et de s'éprendre l'un de l'autre ? — Marina, dit-elle d'une voix sentencieuse, en obligeant sa fille à la regarder dans les yeux. Réponds-moi honnêtement, as-tu vu l'Américain en cachette ? — Oui, confessa la jeune fille avec un hochement de tête. Nous nous retrouvions à l'heure de la sieste, quand tout le monde dormait. — Tu étais seule avec lui ? — Oh, mais Daniel est un gentleman, Maman ! Nous n'avons rien fait d'autre que parler. Il me racontait des choses merveilleuses ! Les paroles se mirent à jaillir pêle-mêle hors de sa bouche. Angela l'écoutait, bouche bée. — Daniel n'est pas un Yankee comme les autres, Maman. C'est un explorateur. Il a voyagé dans le monde entier et découvert des lieux fabuleux. Il les a peints, Maman, pour en garder la trace et rendre hommage aux peuples qu'il a rencontrés. Il m'a parlé d'un pays où les gens chevauchent de grands animaux qui ont des bosses sur le dos, et d'un autre où les gens habitent dans des maisons de neige. — Balivernes ! — Mais non. Maman ! Ces lieux existent vraiment. Et j'aimerais tant les voir. Je veux aller en Chine et aux Indes et à Boston. Je veux boire du thé et du café, et porter des capes et des turbans, et danser autour d'un feu de camp et monter dans un traîneau. Toi et moi n'avons jamais vu la neige que de loin, au sommet des montagnes. Mais Daniel, lui, a marché dans la neige, il a même couché dans la neige. Marina saisit fébrilement les mains de sa mère. — Daniel m'a parlé de maisons si hautes qu'elles disparaissent dans les nuages, et d'églises aussi grandes que des villes, et de palais comptant des centaines de pièces. Il a emprunté des routes vieilles de deux mille ans, Maman, et remonté une rivière appelée le Nil, gardée par des lions de pierre qui furent construits par des êtres mythiques au commencement des temps. Angela ne comprenait pas la moitié de ce que sa fille lui racontait, mais les mots n'avaient pas d'importance. Ce qui comptait c'était la lueur qui brillait ses yeux, l'éclat de la jeunesse et de l'optimisme, le désir d'apprendre, la soif d'aventure. Soudain le sens des propos de Marina l'atteignit en plein cœur. L'Americano voulait emmener sa fille avec lui au bout du monde ! — Qu'est-ce que ces pays ont donc de si merveilleux que nous n'ayons pas ici ? — Maman, ne t'es-tu jamais posé la question de savoir ce qu'il y a de l'autre côté de l'horizon ? Angela se sentit brusquement gagnée par la colère. Comment le capitaine Goodside avait-il osé étourdir Marina avec toutes ces sornettes ? — Seul ce monde-ci existe, trancha-t-elle. Ce qu'il y a au-delà de l'horizon ne nous concerne pas. C'est ici qu'est notre patrie, ma fille. — La tienne, Maman, mais pas la mienne. Les paroles de Marina la blessèrent. Elle songea : Suis-je la seule à entendre une chanson quand la brise souffle à travers les branches ? Suis-je la seule à vibrer quand retentit le cri de l'épervier ? Suis-je la seule à m'imaginer que les tremblements de terre sont provoqués par un géant qui se retourne dans son lit ? 272 — Regarde, Maman, dit Marina en s'agenouillant pour sortir une boîte de dessous son lit. La boîte contenait une pile d'aquarelles représentant des paysages colorés. — Regarde comme elles sont belles ! C'est Daniel qui les a faites. Angela en resta bouche bée. Le pinceau de l'Américain avait su capturer non seulement le paysage, mais l'âme de la Californie : la chaleur de l'été, le bourdonnement des insectes, la sécheresse de l'air. Sur l'une des esquisses, l'artiste avait peint un couple de cailles déployant leurs aigrettes. Et sur une autre le bleu du Pacifique ponctué de voiles blanches. De véritables chefs-d'œuvre exécutés avec amour ! — Daniel dit que la lumière de Californie est unique au monde, expliqua Marina. Il dit qu'elle est plus pure et plus vive que nulle part ailleurs et que les couleurs y sont plus vibrantes. (Puis elle ajouta d'une voix attendrie :) Mon Daniel est un artiste. Angela roula des yeux stupéfaits. Mon Daniel ? Dehors les musiciens commençaient à accorder leurs instruments tandis que les premiers convives se saluaient mutuellement avec effusion. — As-tu songé à Pablo ? demanda Angela, soudain en proie à un terrible pressentiment. C'est un gentil garçon. Il saura te rendre heureuse. Son cœur se mit à battre à tout rompre et elle ajouta, une pointe de panique dans la voix : — Si jamais Navarro venait à l'apprendre... Marina baissa la tête. — Je sais, Maman. Je vais épouser Pablo. — Tu le penses sincèrement ? Malgré tout ce que tu m'as dit ? Marina leva vers sa mère des yeux brouillés de larmes. — Je vais épouser Pablo, parce que j'en ai fait la promesse. Je ne te déshonorerai pas, Maman. — Mais... tu ne seras pas heureuse. — Mon cœur appartient à Daniel, mais Pablo est un homme bon et j'apprendrai à l'aimer. 273 Tout en considérant sa fille éplorée, Angela se demanda comment une âme aussi pure et courageuse avait pu naître de son union avec Navarro. — Dans ce cas, il faut t'habiller, sans quoi les convives vont commencer à se poser des questions. Tout en repoussant la boîte à ouvrage que la couturière avait apportée pour les retouches de dernière minute, Angela se sentit assaillie par des souvenirs lointains. Elle revit sa mère en train d'emballer leurs affaires pour partir en Espagne, puis sa mère s'effondrant en apprenant qu'elles ne pourraient pas s'en aller. A présent qu'elle y repensait, Angela se dit que Dona Luisa n'avait peut-être pas envisagé ce voyage uniquement pour son propre plaisir. D'ailleurs ne lui avait-elle pas dit : « Je veux que m connaisses une vie meilleure » ? Après cela, Luisa s'était peu à peu murée dans le silence, son âme s'était recroquevillée comme la flamme d'une bougie qui rétrécit puis finit par s'éteindre complètement. A sa grande stupeur, Angela réalisa tout à coup que sa mère n'avait jamais eu l'intention de revenir d'Espagne. Mais abandonner un mari était un délit au regard de la loi et de l'Église. Elle aurait sans doute été excommuniée, elle, si pieuse ! Et peut-être jetée en prison. Et dire qu'elle avait pris ce risque pour moi. Un autre souvenir lui revint brusquement en mémoire : Navarro se gaussant du prénom qu'elle avait choisi pour sa fille. « Marina ? Tu veux donner à ta fille le nom d'une flotte de navires ? » Mais, pour Angela, Marina ne voulait pas seulement dire « flotte » en espagnol. C'était un nom qui évoquait l'océan et les créatures marines nageant en toute liberté dans les flots. Comble de l'ironie, Marina s'était éprise d'un capitaine de navire ! Et si son rêve avait été prophétique ? Sa fille se tenait toujours tête baissée, les épaules tombantes, dans une attitude de résignation, comme le vieil Indien lorsque le père franciscain l'avait emmené avec lui. A travers les persiennes entrouvertes, malgré la musique et les rires, Angela pouvait entendre les cris du grizzly qui se lamentait dans sa cage. 274 Le cœur brisé, elle demanda : — Ce Daniel, il est protestant ? Lorsque Marina releva la tête, elle vit ses pupilles scintiller dans la lumière. — C'est un homme pieux et généreux, Maman. Il veut apporter la parole du Seigneur aux peuples qui n'ont jamais entendu parler de Jésus. Mais... (Elle plissa le front.) Pourquoi cette question ? Angela se dit que dans les années à venir elle se souviendrait de ce moment précis dans ses moindres détails : la tiédeur embaumée du soir, un musicien jouant une fausse note, le craquement sec d'un pétard qui explose, le rire sonore du père de Pablo, le petit portrait de sainte Thérèse accroché au mur et qui semblait cligner des yeux à la lueur des bougies. — Tu ne peux pas prendre le risque d'aller le rejoindre en ville, dit-elle enfin. Il faut que tu trouves un lieu sûr. Marina roula des yeux stupéfaits. — De quoi veux-tu parler ? — Sais-tu où il est en ce moment ? Peux-tu lui faire parvenir un message avant son départ, à minuit ? — Je ne te quitterai pas, dit Marina d'une voix ferme que démentaient ses yeux embués de larmes. Elle laissa échapper un sanglot. Angela la saisit par les épaules et dit : — Ma fille, rares sont ceux d'entre nous qui ont la chance de connaître l'amour. Cette chance-là est précieuse, ne la laisse pas filer. Angela sentait confusément que les braises de la passion couvaient quelque part au fond de son propre cœur, mais qu'aucun homme n'était jamais venu pour les attiser. Cependant, elle n'avait pas le droit d'en priver Marina. Cette dernière détourna les yeux. — Je n'irai pas, dit-elle tout doucement. — Mais pourquoi ? Tu auras le cœur brisé si m laisses partir Daniel. Marina fixa sur elle un regard où se lisaient la peur et les regrets. 275 — Qu'y a-t-il, ma chérie ? Parle. — Je ne peux pas te laisser, Maman. Angela la regarda, interloquée. — Je ne peux pas te laisser seule avec père. Les mains d'Angela s'envolèrent jusqu'à sa bouche. — Qu'es-tu en train de dire, ma fille ? — Je sais tout, Maman. Je sais comment il te traite. Angela sentit une douleur aiguë lui tordre les entrailles. Mon Dieu, songea-t-elle, est-il possible qu'elle ait percé le secret que je me suis efforcée de garder pendant des années ? Mais il lui suffisait de regarder sa fille pour comprendre que celle-ci avait deviné la terrible vérité. Marina savait que Navarro la maltraitait. Et les autres aussi, probablement. L'estomac noué par la honte et l'humiliation, Angela détourna les yeux. — Maman, s'écria Marina en voyant sa mère livide, le menton relevé, sa souffrance refoulée au fond des yeux, comme elle avait appris à le faire pendant des années. — Il faut que tu t'en ailles, dit Angela en réprimant ses larmes. La souffrance que j'ai endurée depuis le jour où j'ai épousé ton père n'en serait que décuplée si tu décidais de rester. Mais l'espoir de te voir partir avec l'homme que tu aimes me donnera le courage de continuer à vivre. Marina tomba dans les bras de sa mère et toutes les deux versèrent des larmes silencieuses en songeant que c'était la dernière fois qu'elles s'étreignaient ainsi. Au bout d'un moment, Angela se recula et dit : — Peux-tu envoyer un message à Daniel pour lui donner rendez-vous ? — Il est présentement chez Francisco Marquez. Il m'a dit qu'il y serait jusqu'à minuit et qu'ensuite il prendrait la mer. Angela hocha la tête. — Dans ce cas, il faut faire vite car le temps presse. Elle ouvrit la porte qui donnait sur la galerie. Comme elle l'avait espéré Carlotta était toujours là. Elle lui fit signe d'entrer puis, après avoir refermé la porte, lui exposa en quelques mots la situation. 276 — Santa Maria ! murmura Carlotta, en décochant un regard admiratif à sa soeur. — Trouve quelqu'un qui puisse aller porter un message chez Francisco Marquez, dit Angela qui s'était approchée du secrétaire et s'emparait d'une feuille de papier et d'une plume. Il faut impérativement que le message lui parvienne avant minuit. (Elle plia la lettre, la cacheta, puis la tendit à sa fille aînée.) Sais-tu à qui nous pourrions confier cette mission ? — A mon cher époux, bien sûr ! s'exclama Carlotta, exaltée par le romanesque de la situation. D'Arcy ne demandera pas mieux que de servir d'intermédiaire à nos deux amants. Et il est la discrétion même ! — Dans ce cas, fais vite, et surtout sois discrète. Quand d'Arcy sera parti, m diras aux invités que Marina a la migraine et que la cérémonie doit être retardée. Après le départ de Carlotta, Angela s'en revint au secrétaire. — Je connais une grotte où Daniel et toi pourriez vous retrouver, dit-elle en griffonnant rapidement un croquis sur une feuille de papier. Elle se trouve au fond d'un canyon signalé par un amas rocheux portant des inscriptions qui ressemblent à ceci. Elle lui tendit le papier. Marina y jeta un coup d'œil et demanda, stupéfaite : — Comment se fait-il que tu connaisses cet endroit, Maman ? — J'y suis allée, il y a des années, un jour où j'avais très peur. Et... à un autre moment aussi, il me semble, mais je n'en ai pas gardé de souvenir précis. Elle plongea une main dans la poche dissimulée entre les plis de sa robe. — Ta grand-mère, Dieu ait son âme, m'a donné ceci avant de mourir. Il s'agit d'un talisman très puissant, à ce qu'il paraît, un porte-bonheur. Angela se tut. Le soir de sa mort, Dona Luisa lui avait fait des révélations qui semblaient concorder avec un rêve étrange qu'Angela faisait depuis toujours et où il était question d'une grotte aux murs couverts de signes mystérieux et d'un homme 277 hirsute venu des montagnes, tué d'un coup de fusil. Ces choses s'étaient-elles réellement produites ou n'était-ce que des rêves d'enfant, des légendes qu'on lui avait racontées ? Refermant les doigts de Marina autour de la pierre magique, elle dit : — Va, à présent. Là-bas tu seras en sécurité en attendant que Daniel vienne te rejoindre. Elles s'étreignirent une dernière fois et séchèrent leurs larmes, mais, juste au moment où Marina boutonnait sa cape et s'emparait de ses gants, la porte s'ouvrit à la volée et Navarro surgit, fulminant comme un dieu de colère. — Que se passe-t-il ? J'ai surpris Carlotta confiant à d'Arcy que Marina n'était pas bien. Au même moment, il avisa la cape et le sac de voyage. — Aurais-tu perdu la raison ? rugit-il. — Marina n'épousera pas Quinones, déclara Angela. — Tais-toi, femme. Nous réglerons nos comptes plus tard. Puis, se tournant vers Marina : — Enfile ta robe de mariée, ordonna-t-il. — Non. — Dios mio, il me semblait t'avoir éduquée autrement ! — Ce n'est pas toi qui l'as élevée, coupa Angela. C'est moi. Et moi, je dis qu'elle peut partir. Le coup fut si rapide qu'Angela n'eut pas le temps de le voir venir, et si violent qu'il la propulsa presque à l'autre bout de la pièce. Après quoi Navarro s'en prit à Marina. Angela se releva tant bien que mal, en secouant la tête pour s'éclaircir les idées. Au même moment, ses yeux tombèrent sur une paire de ciseaux laissés sur la table de toilette par la couturière. Bondissant vers la coiffeuse, Angela s'empara des ciseaux et, les brandissant bien haut au-dessus de sa tête, les planta de toutes ses forces dans le dos de Navarro. Ce dernier rugit comme un ours puis, pivotant lentement sur lui-même en battant des paupières, vacilla et s'effondra lourdement à terre. Les deux femmes l'observèrent un moment sans rien dire, puis, voyant qu'il demeurait complètement immobile et silencieux, Marina s'agenouilla à côté de son père et lui tâta le cou. 278 — Il est mort, murmura-t-elle en levant vers sa mère des yeux agrandis par la frayeur. Angela s'agenouilla à son tour et, sans un mot, se mit à explorer les poches de Navarro. Ayant récolté une poignée de monnaie, elle la jeta dans le sac de Marina et dit : — A présent, file. Et surtout ne te montre pas. Lorsque les Quinones découvriront ce qui s'est passé, ils te prendront en chasse. — Mais, Maman... Angela entraîna sa fille de force vers une porte ouvrant sur le patio intérieur par lequel Marina pourrait s'esquiver sans être vue. — Va et prends garde qu'ils ne te suivent. Les larmes aux yeux, elle ajouta : — Tu ne pourras plus jamais revenir ici. Il te faut aller de l'avant désormais. Tes frères et les Quinones vont dire que tu les as déshonorés. Mais l'important, c'est que tu n'aies pas déshonoré ton cœur. Quand tu seras en sûreté, écris à Carlotta à Mexico, pour lui donner des nouvelles. Mais ne lui dis pas où tu te caches, personne ne doit le savoir avant longtemps. Va, à présent. Et que Dieu soit avec toi. Marina s'arrêta, voyant que sa mère approchait une chaise du corps de Navarro. — Que fais-tu ? — Je vais attendre ici jusqu'à ce que j'aie la certitude que tu es saine et sauve, dit-elle. Puis elle s'assit et, croisant les mains sur ses genoux, attendit. Le cœur battant, Marina fila comme le vent en priant le ciel pour que Daniel ait reçu son message à temps. Son père, gisant à terre, mort ! Et sa mère assise à ses côtés, abandonnée à son triste sort. Lorsqu'elle eut atteint l'extrémité du Camino Viejo, elle suivit les instructions de sa mère et trouva le petit canyon puis l'amas rocheux derrière lequel était dissimulée la grotte. Une 279 fois à l'intérieur, elle se posta à côté de l'entrée et, à la lueur du clair de lune, commença à compter les pièces que sa mère avait trouvées dans les poches de son père — quelques pesos et réaux, ainsi qu'une pièce américaine de un cent. Ses doigts tremblaient et son cœur tressaillait à chaque bruit. Un vent froid balayait le canyon, s'engouffrant dans la caverne comme l'haleine glacée d'un fantôme. Plus le temps passait et plus la frayeur de Marina allait croissant. Elle se demanda quelle heure il pouvait être et si d'Arcy avait réussi à atteindre la maison de Marquez sans être intercepté. Soudain un bruit étouffé de sabots lui parvint du dehors. Marina retint son souffle. Un cavalier mit pied à terre. Rangeant précipitamment les pièces dans son sac, elle se leva, laissant tomber une pièce et le talisman par inadvertance. — Daniel ? appela-t-elle. C'est toi ? 13. Le noir complet. Erica n'aurait pas su dire si elle avait les yeux ouverts ou fermés. Elle ne savait plus où elle était. La tête lui tournait et un poids lui comprimait la poitrine, l'empêchant de respirer librement. Ses mains la faisaient souffrir. Au bout d'un moment, elle réalisa qu'elle était étendue à terre. Elle se souvint : la grotte. Il y avait eu une explosion, une grêle de pierres qui avait enseveli Luke. C'est alors qu'elle s'était mise à creuser frénétiquement des deux mains pour essayer de sortir. Raison pour laquelle ses doigts étaient écorchés. Depuis combien de temps avait-elle perdu connaissance ? L'air commençait à se raréfier dangereusement. Allait-elle pouvoir tenir encore longtemps ? Les sauveteurs, qui étaient certainement en train d'essayer de ménager une issue, touchaient-ils au but ? Elle essaya de s'asseoir mais ne s'en sentit pas la force. Une odeur de poussière emplissait ses narines. — Au secours... murmura-t-elle, mais l'air lui manquait. Brusquement, elle aperçut une silhouette. Quelqu'un se tenait penché au-dessus d'elle, les lèvres pincées, en agitant un doigt courroucé dans sa direction. C'était Mme Manion. Son institutrice. Que faisait-elle ici ? Je dois être en train de délirer. A moins que ma vie ne soit en train de défiler devant mes yeux. Je croyais que cela n'arrivait qu'aux noyés ? D'autres visages se joignirent bientôt à celui de la maîtresse d'école, des personnes qu'Erica avait connues par le passé, des personnages vrais ou rêvés. Tous essayaient de lui dire quelque chose. L'instant d'après, elle reperdit connaissance. Lorsque Erica revint à elle, elle tendit attentivement l'oreille. Rien. Un silence de mort. Il n'y avait donc personne pour lui venir en aide ? Les équipes de sauvetage avaient-elles abandonné les recherches ? D'autres personnages fantomatiques lui apparurent soudain. Ils agitaient les bras. — Non, murmura-t-elle, en songeant qu'ils étaient venus là pour l'escorter jusqu'au pays des morts. A moins qu'ils n'aient eu l'intention de l'emmener ailleurs ? Dans le passé... Son nom était Chip Masters, il traînait dans Reseda High avec ses potes. Lorsqu'il avait invité Erica et sa copine à venir faire un tour dans la voiture avec eux, elle n'avait pas pu résister. A seize ans, Erica était révoltée contre les règles strictes qui régissaient le foyer pour jeunes filles dont elle était pensionnaire. Chip représentait pour elle le mystère et l'aventure. Il y avait de la bière dans la voiture. Bien qu'elle n'en eût pas envie, elle en avait pris quelques gorgées, histoire défaire comme les autres. Tous les gosses prenaient le volant à tour de rôle — Ventura, White Oak, Sherman Way. Et pour finir l'autoroute. Ils venaient de dépasser les studios d'Hollywood et Erica conduisait quand les flics les avaient pris en chasse et interceptés. Erica était complètement affolée. Elle n'avait pas son permis. Rapides comme l'éclair, les autres gosses avaient sauté hors de la voiture et avaient détalé, laissant Erica seule et désemparée au volant du véhicule. Une fois au poste, elle avait essayé de convaincre les flics qu'elle ne savait pas qu'il s'agissait d'une voiture volée. Où avait-elle trouvé les clés ? A qui appartenait le véhicule ? Qui étaient ses comparses ? Mais Erica avait refusé de le dire : on ne balançait pas les copains. Inculpée pour vol de voiture aggravé, elle avait été envoyée dans une maison de redressement pour mineurs. Là-bas, elle avait fait la 282 connaissance de têtes brûlées qui l'avaient mise en garde contre les camps disciplinaires : « Une nana mignonne comme toi, et blanche de surcroît, a intérêt à garer ses miches. » En tant que pupille de la nation, Erica comparaissait régulièrement devant un juge pour enfant. Mais cette fois elle allait comparaître en correctionnelle, et si on la condamnait, elle était bonne pour le camp disciplinaire, et tout ce que cela supposait. On était en septembre, la pire époque pour séjourner à San Fernando Valley, où la chaleur et la pollution étaient à leur maximum. Jamais Erica ne s'était sentie aussi déprimée et inquiète. Non seulement Chip Masters et ses amis n'avaient pas cherché à prendre sa défense, mais la directrice du foyer d'accueil avait refusé de comparaître comme témoin à décharge. Erica se voyait déjà purgeant une lourde peine derrière les barreaux et les barbelés. Pendant qu'elle attendait de comparaître devant un juge qui allait décider si elle serait déférée au parquet des mineurs ou en correctionnelle, un gosse qui passait en courant dans le couloir du tribunal --avait fait tomber une vieille dame. Des gens étaient aussitôt accourus pour l'aider à se relever et à gagner l'ascenseur. Erica, qui observait la scène, avait vu le porte-monnaie de la vieille dame tomber de son sac à main et rouler sous une chaise. Elle était allée le ramasser et, juste avant que les portes de l'ascenseur ne se referment, s'était précipitée vers l'aïeule pour le lui rendre. Le résultat de l'audience fut désastreux. Le juge, considérant qu'il avait affaire à une délinquante endurcie, avait décidé qu'elle comparaîtrait en correctionnelle. En sortant, prise de nausée, Erica avait demandé à aller aux toilettes. Une fois dans les lavabos, elle avait éclaté en sanglots et pleuré toutes les larmes de son corps. Sa vie était fichue — le juge n'avait pas cru qu'elle était de bonne foi, et il allait l'envoyer en camp disciplinaire. Au même moment, une femme élégante portant une sacoche était entrée dans les lavabos. Voyant Erica éplorée, elle lui avait demandé ce qui n'allait pas. Erica lui avait raconté ses déboires. A sa grande surprise, la femme lui avait proposé de l'aider. «Je t'ai vue rapporter le porte-monnaie à la vieille dame, ce matin. Tu aurais très bien pu le garder. Personne ne te regardait. Sauf moi, je me trouvais de l'autre côté du 283 kiosque à journaux. Une jeune fille qui rend un porte-monnaie est incapable de voler une voiture. Or, il se trouvait que la femme était avocate et en bons termes avec le juge. Elle avait aussitôt ramené Erica dans la salle d'audience et expliqué à l'homme qui siégeait que, étant mineure, Erica n'aurait pas dû être représentée par un avoué d'office. En conséquence, elle demandait à être nommée tutrice ad litem et exigeait une nouvelle comparution immédiate. Le juge avait regardé Erica et lui avait dit : « Cette personne propose de te représenter. Es-tu d'accord ? — Oui. — Dans ce cas, j'annule ma première ordonnance et nomme cette personne ta tutrice ad litem. Je te renvoie devant le tribunal pour enfants. C'est ta dernière chance, petite. J'espère que tu sauras la saisir. » Lorsque Erica revint à elle, elle tendit à nouveau l'oreille. Toujours le même silence oppressant. Les sauveteurs avaient-ils renoncé ? Pensaient-ils qu'elle avait péri sous les décombres ? Elle sentit quelque chose de dur dans le creux de sa main, comme une pierre. Comment cet objet était-il arrivé là, et pourquoi le serrait-elle avec autant de force ? Et puis soudain un bruit ! Un bruit sourd. Quelqu'un qui creuse. Des voix étouffées. — Oui... murmura-t-elle, la gorge sèche. Je suis là... ne vous arrêtez pas... — Vite ! ordonna Jared. Pressons ! Elle manque d'air ! Il y avait presque huit heures qu'Erica était emmurée dans la grotte. Armées de pelles, de seaux et de truelles, les épiques de sauvetage creusaient frénétiquement pour déblayer l'entrée obstruée de la grotte. Les services de secours se tenait prêt à intervenir. — Attendez ! s'écria Jared, en levant les mains pour imposer le silence. Je crois que j'ai entendu quelque chose... 284 Un son ténu de l'autre côté de l'éboulement. — Houhou ? Vous m'entendez ? — C'est Erica ! Elle est vivante ! Continuez de creuser ! Pour finir, une petite ouverture dans l'amas de terre. Et la voix d'Erica appelant : — Vous me voyez ? Jared, c'est vous ? Il se mit à creuser furieusement la terre jusqu'à ce qu'il ait réussi à ménager une ouverture suffisamment grande pour pouvoir la hisser hors de la grotte et l'aider à se mettre debout. Elle était très faible et couverte de poussière. — Luke ! Est-ce que Luke est vivant ? — Oui, il va bien. Il a réussi à sortir de la grotte juste avant l'éboulement. Mais, et vous, Erica ? Comment vous sentez-vous ? — Bien, bien, dit-elle d'une toute petite voix. Ouvrant les doigts, elle découvrit avec stupéfaction qu'elle tenait une statuette rose à la main. — J'étais en train d'essayer de creuser une issue... je ne sais pas à quel niveau elle se trouvait — n'est-ce pas une statuette aztèque ? Comment une divinité aztèque a-t-elle pu remonter si loin au nord... Tout à coup, les lèvres de Jared furent sur les siennes, lui coupant le souffle. Erica s'agrippa un instant à lui puis le relâcha. — Erica ? s'enquit-il. — Tout va bien, murmura-t-elle. Et elle perdit connaissance. 14. Angélique 1850. Une fois de plus, des femmes allaient être vendues aux enchères. Ce commerce, révoltant aux yeux de Seth Hopkins, était en principe illégal en Californie. Mais les capitaines de navire désireux de rentrer dans leurs fonds n'hésitaient pas à vendre celles de leurs passagères qui ne pouvaient pas s'acquitter du prix de leur passage. Le nombre de bateaux abandonnés dans la rade semblait s'être multiplié depuis la dernière fois que Seth était venu à San Francisco. Sitôt débarqués, les marins filaient droit vers les mines d'or, si bien qu'une forêt de mâts, appartenant aux quelque cinq cents bâtiments désertés par leur équipage, s'étirait jusqu'au milieu de la baie, sans parler des clippers que des esprits entreprenants avaient hissés hors de l'eau pour en faire des hôtels. C'est pourquoi il ne restait plus une place à quai lorsque le Betsy Lain fit son entrée dans le port de San Francisco. Marchandises et passagers durent être acheminés jusqu'au môle en chaloupe. Seth cessa de charger sa carriole pour observer la ruée obscène des hommes qui guettaient l'arrivée du clipper de Boston. Le bruit courait qu'il transportait des femmes. 286 Aussitôt après avoir franchi la douane, toutes les passagères s'éparpillèrent, à l'exception de celles qui n'avaient pu payer leur passage et allaient être vendues à quiconque accepterait d'acquitter leur dette. Des femmes de toutes nationalités accouraient en Californie, espérant y trouver une vie meilleure. Certaines étaient là pour échapper à un mari, d'autres nourrissaient l'espoir de se marier. Certaines allaient se perdre, d'autres se réaliser. La Californie offrait de grands espaces, de prodigieuses ressources naturelles et de l'or. Ici tout était possible, car aucune règle sociale n'obligeait un individu à demeurer dans sa condition. Sur cette terre d'abondance, un paysan valait autant qu'un roi, car seul l'argent comptait. Ici personne ne vous posait de questions, songea gravement Seth, et un homme pouvait échapper à la honte d'avoir été forçat. Parquées comme des bestiaux à l'intérieur d'un enclos de cordes, les passagères du Betsy Loin attendaient, assises parmi les ballots de marchandises, les malles et les coffres, tandis que les hommes, impatients de démarrer les enchères, se pressaient de plus en plus nombreux sur le môle. Nombre d'entre eux étaient des tenanciers de bordel, de dancing ou de tripot venus ici dans l'intention d'acheter des femmes jeunes et jolies qu'ils allaient ensuite obliger à se prostituer. Mais il y avait aussi parmi eux des hommes intègres, mineurs ou trappeurs vivant dans la solitude et avides de tendresse, qui souhaitaient contracter un mariage honnête. Bien qu'âgé de trente-deux ans, Seth Hopkins n'avait aucune envie de se marier. A ses yeux, le mariage n'était ni plus ni moins qu'une prison. Rien ne valait une vie solitaire au milieu des bois et des pâturages, et le plus loin possible des mines de Virginie. Il n'aimait pas l'agitation qui régnait dans le port, les beuglements des bestiaux, les cris perçants des gorets, les aboiements des chiens mêlés au grincement des charrettes, aux vociférations des hommes, au vacarme assourdissant des sabots ferrés heurtant la chaussée. Une odeur de crottin, de fumée, d'eau stagnante et de poisson pourri emplissait l'air alourdi par la 287 chaleur de midi. Seth arrima solidement les marchandises empilées dans sa carriole. Il avait hâte de regagner son campement dans les montagnes. Là-bas, au moins, l'air était pur et un homme s'entendait penser. Un petit homme trapu vêtu d'un uniforme de la marine parut. C'était le capitaine du clipper. Il grimpa sur une caisse et, désignant d'un geste une matrone d'une quarantaine d'années à l'air maussade et épouvanté, ouvrit les enchères en déclarant : — J'en veux cinquante dollars. Lequel d'entre vous m'en donnera cinquante dollars ? Une commère, que Seth reconnut comme étant la propriétaire de l'hôtel Armitage de Market Street, s'écria : — Est-ce qu'elle sait cuisiner ? J'ai besoin d'une cuisinière ! — Et moi d'une couturière, renchérit une autre. Je cherche une femme sachant manier l'aiguille ! Une carriole s'approcha et une douzaine de femmes aux tenues affriolantes grimpèrent joyeusement à bord. Seth savait qu'elles se rendaient chez Finch, un bastringue de bas étage. Jouant des coudes, un chercheur d'or grisonnant se fraya un chemin parmi la foule. — Combien pour cette blonde ! J'ai besoin d'une femme, et vite ! beugla-t-il, déclenchant un tonnerre d'hilarité. La marchandise partait rapidement tandis que l'argent changeait de mains et que les hommes s'approchaient pour réclamer leur lot. Certaines femmes les suivaient docilement, mais d'autres pleuraient à chaudes larmes. Juste au moment où Seth s'apprêtait à remonter dans sa carriole, il remarqua une femme qui se distinguait nettement du lot. Refusant de faire la queue avec ses compagnes, elle se tenait assise bien droite sur sa grosse malle de voyage, les mains croisées sur ses genoux. Son visage était dissimulé par un grand chapeau à plumes retenu par une faveur nouée sous le menton. Mais c'était sa robe qui avait attiré l'attention de Seth Hopkins. Son étoffe soyeuse scintillait et changeait de couleur à chaque mouvement que faisait la femme, prenant des reflets tantôt verts tantôt turquoise ou outremer qui évoquaient les plumes d'un paon. 288 La femme était en train d'essayer d'expliquer calmement quelque chose au commissaire de bord. Lorsque le vent tourna, Seth l'entendit qui disait avec un accent espagnol très prononcé : — C'est le Senor Boggs qui doit payer mon passage. Le commissaire, un homme rougeaud à la mine renfrognée, scruta la foule du regard. — Moi, je ne vois Boggs nulle part. Désolé, madame, il me faut mon argent. Je n'ai d'autre choix que de vous céder au plus offrant. — Que veut dire « céder » ? — Le premier de ces messieurs qui accepte de régler votre passage pourra vous emmener. Vous serez à sa disposition jusqu'à ce que vous ayez remboursé votre dette. Elle releva dignement le menton et Seth vit scintiller deux prunelles de braise. était encore vivant, il n'hésiterait pas à vous provoquer en duel pour réparer cet affront. Le commissaire ne parut nullement impressionné. — Ce sont les règles de la marine, chère madame. J'ai ordre de récupérer le droit de passage de chaque passager transporté. Peu m'importe d'où vient l'argent. La somme doit figurer ici, dans ce registre. — Dans ce cas, je demanderai à mon père de vous payer ! L'homme fronça le nez. — Vraiment ? Et où est-il ? — Eh bien... c'est-à-dire que je ne le sais pas exactement. Mais il est ici. — Ici? — En Californie. Le commissaire émit un grognement impatient. — Ecoutez, dès l'instant que Boggs n'est pas là, je suis obligé de vous vendre aux enchères. C'est la règle. Il la saisit par le bras. — Mais c'est impossible, Senor ! — Assez. J'ai perdu assez de temps. e suis pas ce genre de femme, Senor. Si mon époux 289 — Je vous ordonne de me lâcher immédiatement ! Le commissaire jeta un coup d'œil à la liste des passagers. — Votre nom est d'Arcy, c'est bien cela ? Messieurs, écoutez un peu ça ! Nous avons ici une véritable petite Française. Répondant au nom d'Ann-jaylique. Lequel d'entre vous ouvre les enchères ? — Eh, c'est celle-là que je veux ! dit un homme qui se trouvait dans l'assistance. Hep, fillette, relève un peu ta jupe, et montre-nous tes chevilles ! Seth monta dans sa carriole et s'empara des rênes. En prison, il avait appris qu'il n'y avait pas de justice. Aussi avait-il pour principe de ne jamais se mêler des affaires des autres. De toute façon, la femme appartenait déjà à Boggs. Elle savait ce qu'elle faisait. Mais, juste au moment où il allait démarrer, une chose le retint. Il songea à Cyrus Boggs. Tout le monde savait que Boggs était venu s'installer ici deux ans auparavant comme prédicateur et qu'entre-temps il avait trouvé une activité plus lucrative. A présent, l'homme tenait un bordel dans Clay Street et publiait des annonces mensongères dans les journaux, demandant des préceptrices ou des infirmières afin d'attirer des femmes crédules qu'il enfermait ensuite dans des pièces minuscules et complètement aveugles, où les malheureuses étaient obligées de satisfaire jusqu'à trente clients par jour. Lâchant les rênes, il mit pied à terre et s'approcha de l'enclos où se tenaient les enchères. — Excusez-moi, madame, vous avez bien dit « Boggs » ? — Si, répondit-elle en fouillant dans son réticule. Elle avait de petites mains gantées de chevreau. — A la mort de mon époux, expliqua-t-elle, le gouvernement prend notre domaine pour payer les impôts. Il ne me reste plus rien. Mais je vois ceci. Elle lui tendit une coupure de presse. — Désolé, je ne comprends pas l'espagnol. De quoi s'agit-il ? — C'est, comment dites-vous, un anuncio ? Cet homme, il cherche des préceptrices pour des jeunes filles. Voici son nom et son adresse. Je lui écris une lettre. 290 Elle produisit une feuille de papier pliée. Seth lut les fausses promesses que contenait la missive. Il la lui rendit et dit : — Cette annonce est une imposture. Boggs vous a attirée dans un piège. Elle lui décocha un regard surpris. Il vit deux yeux sombres soulignés de longs cils noirs et des boucles brunes s'échappant de dessous son chapeau. Il s'éclaircit la gorge, ne sachant comment lui présenter les choses sans la choquer. — Boggs est un escroc. Il n'a nullement l'intention de vous aider. N'avez-vous pas dit que votre père était ici ? — Si. C'est pour lui que je suis ici. Il est riche. Il paiera mon passage. Voyant la façon dont les autres hommes la dévisageaient, Seth songea à un incident survenu la semaine précédente. Une bande de soudards, des soldats américains démobilisés, avait lancé un raicTsur un campement de Telegraph Hill surnommé le Petit Chili. Les hommes avaient violé puis assassiné une mère et sa fille. Maintenant que la guerre avec le Mexique était terminée, il ne faisait pas bon avoir des origines hispaniques à San Francisco. En particulier quand on était une femme. Si le père de la jeune personne ne se manifestait pas bientôt, Boggs, ou un autre, ne tarderait pas à le faire, et cette Mme d'Arcy se retrouverait emprisonnée Dieu sait où, à la merci d'une crapule. — Hep, vous ! rugit le commissaire en l'apercevant. Sortez de là ! Malgré la règle de conduite qu'il s'était fixée de ne jamais fourrer son nez dans les affaires d'autrui, Seth ne pouvait se faire à l'idée qu'une injustice allait être commise. Plongeant une main dans sa poche, il en sortit une liasse de billets qu'il tendit au commissaire-priseur. Au même moment, un autre homme couvrit l'enchère. Voyant que le commissaire acquiesçait, Seth le saisit fermement par le bras et, le regardant bien en face, lui dit : — Mon ami, je ne veux pas faire d'histoires. Mais il me semble avoir payé le prix que vous demandiez pour le passage de madame. 291 Le commissaire considéra un instant la poigne de fer qui lui enserrait douloureusement le bras, puis concéda : — Très bien, dans ce cas, arrangez-vous avec le capitaine, là-bas. — Merci, Senor, dit Angélique tandis que Seth emportait sa malle hors des limites de l'enclos. Je suis votre débitrice. Comment pourrais-je vous payer de retour ? Il leva la tête vers le soleil et cligna des yeux. Il avait hâte de se mettre en route. — J'habite à Devil's Bar, au nord de Sacramento. Quand vous aurez retrouvé votre père, vous pourrez me rembourser. Touchant le rebord de son chapeau, il regagna sa carriole. Au moment où il allait démarrer, il jeta un regard en arrière. Debout à côté de sa malle, la femme semblait perdue. Des hommes commençaient à se presser autour d'elle en disant : — Alors comme ça vous êtes française ? — Vous ne savez pas où aller ? — Vous savez qu'une femme comme vous peut ramasser un paquet d'argent ici ? Revenant sur ses pas, Seth se frayant un chemin parmi les hommes qui protestaient. — Vous n'avez vraiment nulle part où aller ? — Seulement chez le senor Boggs... — Hep, dites donc vous ! l'interpella l'un des hommes. — Et vous ne savez pas où se trouve votre père ? — Je suis venue pour le chercher. J'ai répondu à l’anuncio de M. Boggs pour pouvoir-venir en Californie et faire des recherches, vous comprenez ? — Votre père est chercheur d'or ? Voyant que l'étranger se comportait en propriétaire avec la femme, les autres avaient regagné l'adjudication où une femme et son bébé étaient mis en vente pour trente dollars. — Non, non, expliqua Angélique à Seth Hopkins. A la mort de ma mère, mon père est allé à La Nouvelle-Orléans rejoindre son frère. Puis ils sont venus s'établir comme trappeurs en Californie. Il me l'a dit dans une de ses lettres. Elle produisit une deuxième missive. Seth y jeta un rapide coup d'œil et la lui rendit. 292 — Je ne comprends pas davantage le français. S'il est trappeur, il doit être quelque part dans le nord. A moins qu'il ne soit parti chercher de l'or. Le problème, c'est qu'il y a des milliers de campements. Il se gratta pensivement le menton. Etait-ce la chaleur qui semait ainsi la confusion dans son esprit ? — Je peux vous emmener là-bas, proposa-t-il. — Oh, mais vous avez déjà été si généreux, Senor. Ces messieurs vont m'aider... — Ces messieurs... ? N'en parlons plus. C'est à Sacramento que vous devez aller. Cela vous rapprochera du pays de l'or. Là-bas, vous n'aurez qu'à dire que vous cherchez votre père. Les campements sont régulièrement visités par des prédicateurs, juges itinérants, bateleurs, trappeurs, mineurs et autres voyageurs en route vers le nord. Le bouche à oreille fonctionne à mervjsilîe chez les mineurs. D'ici peu, votre père saura que vous le cherchez. Comment s'appelle-t-il ? — Jacques d'Arcy. Il est comte, ajouta-t-elle fièrement. Seth n'aurait pas été mécontent de recevoir deux bouchées de pain pour chaque homme qui se faisait passer pour « comte », « baron » ou « prince » à San Francisco. Il était prêt à parier que la moitié, des hommes qui se pressaient sur ce môle portaient un faux nom. — Oh, fit-elle en apercevant la carriole. La route est longue jusqu'à Sacramento ? — Non, non, rassurez-vous, n lus n'y allons pas en carriole. Juste à l'embarcadère. Et de là nous remonterons le fleuve en vapeur. Lorsqu'ils atteignirent Sacramento, Angélique fut soulagée de retrouver la terre ferme. A bord du vapeur, elle avait cru pouvoir disposer d'une cabine privée où elle aurait pu dégrafer son corset, prendre un bain, voire même se faire servir une tasse de thé. Mais malheureusement toutes les cabines étaient prises, et ils avaient dû passer la nuit sur le pont en compagnie de centaines d'autres passagers — des hommes pour la plupart, 293 ainsi que des chevaux, des mulets et des porcs ! Seule la pensée qu'elle allait bientôt retrouver son père la soutenait. Son cher papa qui avait toujours pris soin d'elle allait tout arranger. Avec ses immeubles en brique, ses maisons de bois, ses églises et ses rues parfaitement tracées, Sacramento était une ville moderne surgie à la confluence de deux fleuves. Pour Angélique, qui avait grandi dans une capitale vieille de trois cents ans, elle-même érigée sur les ruines d'une cité beaucoup plus ancienne, cette ville nouvelle, qui un an plus tôt n'était encore qu'un campement, tenait du prodige. Cela étant, trouver un hôtel ou une pension susceptible de pouvoir accueillir une femme seule s'avéra un tour de force. Après avoir sillonné la ville en vain pendant près d'une heure, Seth dut se rendre à l'évidence : pas plus qu'à San Francisco Mme d'Arcy ne serait en sécurité ici. Partout à la devanture des magasins, des écriteaux signalaient : « Les Mexicains et les étrangers ne sont pas admis. » Et dans les rues les gens les dévisageaient sans la moindre vergogne. Le fait est qu'ils formaient un couple insolite — lui, l'homme des bois en chmise de grosse toile et en jean, elle, l'aristocrate en robe de moire aux couleurs changeantes. Seth ne tarda pas à réaliser que, dans une ville comme celle-là, la respectabilité d'une jeune et jolie femme serait mise à rude épreuve. Il ne pouvait décemment pas l'abandonner ici, car bien qu'elle fût sa débitrice, il se sentait responsable. C'est pourquoi il ne lui restait d'autre solution que de l'emmener avec lui à Devil's Bar. Là-bas, elle serait plus en sécurité, et il lui serait plus facile de retrouver la trace de son père grâce au bouche à oreille. — Il y a plusieurs femmes respectables au campement, expliqua-t-il. Je suis sûr que l'une d'elles acceptera de vous prendre en pension. Angélique accepta de bonne grâce et, tandis que la carriole se mettait en branle, elle songea avec volupté qu'elle allait enfin pouvoir prendre un bon bain, un repas consistant et passer une bonne nuit entre des draps frais. Elle scrutait anxieusement les visages de tous les hommes qu'ils croisaient en chemin, espérant reconnaître son père parmi eux. Elle pensa aux fêtes d'anniversaire de son enfance, à la couronne et au petit trône que son père avait confectionnés exprès pour elle. Plus tard, lorsqu'elle avait été en âge de se marier, il s'était mis en quête d'un époux qui fût digne d'elle, car un homme du commun n'aurait pas fait l'affaire. Il avait choisi un d'Arcy, un cousin éloigné, qui avait dû promettre de traiter Angélique comme une reine. Et Pierre avait tenu parole, jusqu'à sa mort, lorsqu'il était tombé sous les balles des soldats américains. « Allez-vous retourner dans votre famille de Los Angeles ? » lui avait demandé le père Gomez lorsqu'elle avait quitté Mexico. Mais Angélique n'avait aucune envie de retourner vivre dans la famille de sa mère. Elle avait si souvent ouï dire que son grand-père Navarro s'était comporté de façon indigne avec son père qu'elle ne voulait rien avoir à faire avec ces gens. Lorsque le BetsyJLain avait fait escale à Los Angeles, elle avait aperçu la plaine enfumée et s'était demandée si sa famille y vivait encore. Elle ne se souvenait que vaguement de sa dernière visite à Rancho Paloma, vingt ans plus tôt, alors qu'elle n'avait que six ans. Ils étaient allés là-bas pour un mariage, mais un incident s'était produit — la tante Marina avait disparu — et tout le monde était rentré chez soi. Après cela, sa mère avait complètement coupé les ponts avec sa famille. Tandis que la charrette cheminait dans la plaine verdoyante ponctuée de chênes, Angélique jetait des coups d'œil furtifs à l'homme qui voyageait à ses côtés. M. Hopkins avait un visage hâlé, aux traits burinés, aux yeux pensifs profondément enchâssés. Son nez était large et droit. De temps à autre, il ôtait son chapeau pour s'éponger le front, révélant des cheveux épais, d'un beau châtain doré. Elle aimait le son de sa voix, douce et profonde, et sa façon de parler, en choisissant soigneusement chaque mot. Il y avait quelque chose de sincère et d'honorable chez lui qui la mettait en confiance. Seth, de son côté, se livrait à des spéculations d'un autre ordre. Tout en menant la carriole sur la route qui allait rétrécissant à mesure qu'ils s'éloignaient des zones habitées, il s'efforçait de ne pas dévisager sa surprenante compagne. Raide 295 comme la justice, elle trônait telle une reine en s'abritant du soleil sous son ombrelle. De sa vie, il n'avait rencontré femme plus naïve. Bien qu'ayant été mariée et âgée d'environ vingt-cinq ans, elle ne semblait pas connaître grand-chose de la vie et se comportait de façon quasi enfantine, en dépit des circonstances. Pourtant elle n'avait rien d'une enfant, songea-t-il, tandis que ses yeux s'attardaient malgré lui sur sa taille de guêpe, ses hanches bien prises et sa poitrine épanouie qui tendait la soie bleue de son corsage. Dieu sait combien il y avait de cotillons sous cette robe froufroutante ! Un léger voile de transpiration commençait à perler sur son front et au-dessus de ses jolies lèvres rouges. La jeune femme exhalait une vague odeur de rose. Elle n'avait pas le teint pâle des Anglo-Saxonnes, mais elle n'avait pas non plus la peau brune ou bistre comme une bohémienne. Sa peau avait la couleur du miel, décida-t-il enfin, tandis qu'un flot de bile lui remontait dans la gorge à la pensée que le « révérend » Cyrus Boggs avait cherché à la duper. Voyant qu'elle sortait une petite fiole de sa bourse et l'approchait de ses lèvres, il lui décocha un regard intrigué. Le flacon, disparut aussitôt dans son réticule, puis elle dit : — C'est un remède que je tiens de ma grand-mère. Un pharmacien de Mexico l'a préparé spécialement pour moi. Je le prends quand je sens venir la migraine. — Et que se passe-t-il si vous n'en prenez pas ? — N'ayez crainte, Senor, tout va bien. Elle n'était nullement disposée à lui dire qu'elle avait des visions et entendait des voix lorsqu'elle était en transe, de crainte qu'il ne s'imagine qu'elle était folle, ou pis encore. — Ecoutez, dit-il en baissant le ton, bien qu'ils fussent sur une route solitaire, avec les chevaux pour seuls compagnons. Je vous conseille de ne pas m'appeler « Senor ». Les gens d'ici ne portent pas les Mexicains dans leur cœur. Le souvenir de la guerre est encore frais dans les mémoires. Pour Angélique aussi dont l'époux était mort à la bataille de Chapultepec, le jour où les soldats américains étaient entrés triomphalement à Mexico. 296 — Mais je suis espagnole ! protesta-t-elle. Et californienne par ma mère. Ma famille de Los Angeles était l'une des toutes premières à s'être établie ici. Fouillant dans son sac, elle en sortit un daguerréotype dans un cadre ovale. — Ma mère était une très belle femme, regardez. Dès qu'il vit les pommettes saillantes de Carlotta Navarro d'Arcy, ses yeux taillés en amande, ses lèvres pulpeuses et son teint olivâtre, Seth réalisa qu'elle n'avait pas que du sang espagnol. Il fallait être aveugle pour ne pas s'en apercevoir au premier coup d'œil. Et Angélique tenait de sa mère. Il lui rendit la photo sans rien dire. Il comprenait mieux à présent d'où cette fille tenait son allure exotique. Cela avait un rapport avec sa famille établie à Los Angeles à une époque où la Californie était encore peuplée d'Indiens. Pour finira ils abordèrent une contrée de ravins profonds et décrétés montagneuses plantées de hauts sapins. L'air était pur et vivifiant. Ils atteignirent Devil's Bar peu avant la nuit. Angélique se pencha fébrilement en avant, impatiente de voir si la ville des montagnes était conforme à l'idée qu'elle s'en faisait : des maisons de brique, des rues pleines de magasins, une église dominant la grand-place agrémentée d'une fontaine, des trottoirs pavés, des jardins verdoyants. Les gens qui vivaient ici étaient des chercheurs d'or — des hommes riches ! La ville était peut-être encore plus belle qu'elle ne se l'était imaginée. La carriole prit un virage et déboucha sur une colline déboisée. La mâchoire d'Angélique s'affaissa. Des tentes. Des toiles de tente en rangs serrés et, de temps à autre, une cabane en rondins. Les rues... si tant est qu'on pût appeler ainsi des sentiers de terre battue jonchés de détritus parmi lesquels les chiens errants cherchaient leur pitance. Et partout des nuées de mouches. Il n'y avait pas de trottoirs ni de fontaine, ni même d'église, et pas un seul jardin ombragé où une dame eût pu se retirer pour prendre le thé. Aucune maison en brique, ni même en terre séchée. 297 Et les gens ! Des hommes en vêtements crasseux, leur chapeau élimé rabattu sur leurs yeux, les femmes au jupon de coton traînant dans la poussière. Tous avaient les bras chargés — de sacs, de pelles ou de pioches, de seaux, de bois de chauffage. S'ils étaient si riches, pourquoi diable vivaient-ils si chichement ? Elle aperçut des hommes en train d'assembler des planches pour faire un cercueil. Et, un peu plus haut, une colline pelée, hérissée de croix : le cimetière. Son moral s'effondra d'un coup à la vue de ce paysage de grisaille, de ces collines dénudées parsemées de souches mortes, de ces étendues d'herbe jaunie, de ces fleurs rabougries. L'odeur était presque aussi insupportable que la vue. Un épais manteau de fumée recouvrait la petite vallée. Sortant un mouchoir parfumé de son réticule, Angélique l'appliqua contre ses narines. Soudain deux cavaliers lancés au galop débouchèrent dans la grand-rue en hurlant « Eurêka ! » et en tirant des coups de feu en l'air. En détalant leurs chevaux soulevaient des plaques de boue dont l'une atterrit sur les genoux d'Angélique. — Oh ! s'écria-t-elle, affolée. Ce sont des bandidos ? Seth éclata de rire. — Non, juste deux chercheurs d'or qui ont trouvé un L'alcool va couler à flots, ce soir au saloon ! Alertés par le grincement des roues, des gens commencèrent à émerger des tentes. — C'est Seth Hopkins ! Salut, Seth ! Seth arrêta sa carriole devant une maison de rondins portant l'inscription Hôtel Devil's Bar, Eliza Gibbons, propriétaire en devanture. Aussitôt, un attroupement se forma et les yeux s'écarquillèrent à la vue de la jeune femme qui accompagnait le chercheur d'or. Angélique resta assise pendant qu'il déchargeait les marchandises qu'il avait rapportées de San Francisco pour les remettre aux gens qui les lui avaient commandées. Tous se disaient ravis de le voir de retour. Mais aucun n'adressa la parole à Angélique qu'ils dévisageaient avec des yeux ronds. Une femme émergea du petit hôtel, le sourire aux lèvres, en s'essuyant les mains dans un torchon. S'approchant de Seth, 298 elle lui murmura quelque chose à l'oreille. Seth rit, la femme exultait. Agée d'une trentaine d'années, ses cheveux ramenés sur sa nuque en un chignon sévère, elle était vêtue sans recherche et chaussée de galoches semblables à des souliers d'homme. Il y avait une certaine familiarité dans la façon dont elle touchait le bras de Seth. Après avoir déchargé les dernières marchandises et les avoir remises à qui de droit, Seth présenta Eliza Gibbons, la propriétaire de l'hôtel, à Angélique. La femme la salua d'un petit hochement de tête sec, en lui décochant un sourire que démentait son regard de glace. — J'avais pensé... commença Seth, mais il renonça en voyant la façon dont les hommes lorgnaient Mme d'Arcy. Pas plus ici qu'ailleurs, elle ne serait en sécurité. Il n'avait pas pris le temps de réfléchir mûrement à la situation quandils étaient encore à Sacramento. Mais il réalisait à présent que son plan était voué à l'échec. A voir la façon dont les hommes la dévisageaient, aucune femme mariée de Devil's Bar n'accepterait de prendre Angélique chez elle. Quant à la confier à une célibataire, c'était hors de question. Car les seules célibataires de Devil's Bar étaient ces dames du saloon, ou Eliza Gibbons, laquelle, à la seule vue de la robe d'Angélique, allait essayer de tripler ses tarifs. Décidément, il n'était pas si facile de venir en aide à une femme en détresse. Il en arriva à la conclusion que le seul endroit où elle serait en sécurité était sa cabane à lui. Prenant congé de ses compagnons, il s'assit derrière les rênes et dit à Angélique : — Ecoutez, je travaille du matin au soir et je n'ai pas le temps de tenir mon ménage. Si vous acceptez de tenir ma maison pour moi, je vous paierai autant que la femme de chambre qu'Eliza Gibbons a mise à ma disposition. Le visage de la jeune femme s'illumina. — Senor Hopkins, à Mexico j'administrais une grande hacienda pendant que mon mari était à la guerre. Je suis tout à fait capable. Ils se mirent en route, laissant derrière eux la foule des curieux qui spéculait à voix basse tandis qu'Eliza regardait s'éloigner la carriole d'un air songeur. 299 Perdue au fond du ravin, la cabane de Seth était l'une des dernières habitations desservies par la petite route de terre. Après avoir aidé Angélique à descendre de voiture, il écarta le rideau de toile qui servait de porte et s'effaça pour la laisser entrer. Son logis consistait en une pièce unique. Angélique resta sans voix en découvrant les murs de rondins, l'âtre noirci par la fumée, le sol en terre battue, le poêle ventru couvert de suie, le petit lit étroit, et la table qui semblait n'avoir jamais été nettoyée depuis qu'elle avait été grossièrement taillée dans un tronc d'arbre. Il n'y avait aucune fenêtre, juste une autre porte donnant sur l'arrière. — Vous pouvez dormir ici ce soir. Moi, j'irai chez Charlie Bigelow. Demain, nous aviserons. — Vous partez ? dit-elle, en voyant qu'il regagnait la porte. — Je dois rendre la carriole. Elle n'est pas à moi. Je la loue à la journée. Mettez-vous à votre aise. Vous trouverez à manger dans le cellier, là-bas. Il y a un puits d'eau potable à l'arrière, auquel on accède par cette porte. (Il fit une pause et s'éclaircit la gorge, l'air embarrassé.) Quant au... hum... il est sous le lit. Vous n'aurez qu'à le vider dans la rivière. Elle se retourna pour regarder sous le lit. Elle eut un ha le-corps en distinguant la masse blanche luisante d'un pot de chambre en faïence. Seth sortit et rabaissa la portière de toile derrière lui, laissant Angélique dans l'obscurité. Dehors, elle l'entendit qui disait aux curieux qui l'avaient suivi jusqu'à la cabane : — C'est une veuve respectable. Elle est à la recherche de son père. L'un d'entre vous a-t-il entendu parler d'un trappeur français du nom de Jack d'Arcy ? Posez la question autour de vous, nous devons le retrouver. — Il s'en est passé de belles, Seth, pendant ton absence. Une bande de miliciens de Johnston Creek a pris en chasse des Peaux Rouges qui avaient pillé leur campement. Lorsqu'ils les ont rattrapés, une semaine plus tard, sur l'île de Randolph, ils les ont tirés comme des cochons. Maintenant, au moins, on va pouvoir dormir sur nos deux oreilles. Angélique entendit les voix qui s'éloignaient peu à peu jusqu'à se taire tout à fait. Restée seule, elle regarda s'éteindre un 300 à un les derniers rayons de lumière qui filtraient à travers les cloisons mal jointes du logis de fortune. Trop abasourdie ou épuisée pour entreprendre quoi que ce soit, Angélique se roula en boule sur le lit et s'enveloppa dans l'unique couverture. Elle dormit d'un sommeil agité et peuplé de cauchemars. Au matin, elle fut réveillée par Seth qui signala courtoisement sa présence avant d'entrer. Il fallut un moment à Angélique pour recouvrer ses esprits. Sa première pensée avant d'ouvrir les yeux fut qu'elle allait demander aux servantes de changer ses draps et sa couverture qui sentait le moisi. Elle allait également aérer copieusement la chambre et ordonner aux domestiques d'astiquer les meubles. Des fleurs fraîches devraient aider à chasser l'odeur de rehfermé. Mais d'où venait donc ce tapage ? Qui étaient ces cavaliers qui s'interpellaient en anglais sous sa fenêtre ? Et où étaient les chants d'oiseaux qui la saluaient chaque matin au réveil ? — Madame d'Arcy ? Vous êtes réveillée ? La réalité l'atteignit brutalement, comme une balle reçue en plein cœur. Se levant promptement, Angélique remit un peu d'ordre dans sa coiffure puis jeta un coup d'œil consterné à sa robe toute chiffonnée. Son corps tout entier la démangeait d'avoir dormi sur un matelas de paille. — Entrez, Senor. Seth repoussa la portière de toile et entra. Une lueur laiteuse tenta d'envahir la petite cabane à la suite de son imposante silhouette. Il décocha un petit sourire gêné à Angélique puis fit la grimace en découvrant la table vide et le poêle éteint. — Je suis venu pour prendre mon petit déjeuner. Mais j'aurais dû vous dire à quelle heure je viendrais et ce que vous deviez préparer. Je pars à la mine au lever du jour après avoir pris une collation de café, d'œufs et de biscuits. Et parfois du bacon, quand il n'est pas hors de prix. Ce matin, j'irai déjeuner chez Eliza. Dès demain, vous pourrez entrer à mon service. Il prit le temps de lui montrer la rivière et le puits qui se trouvaient sur l'arrière de la maison, puis la cuve dans laquelle 301 il gardait ses pommes de terre et ses oignons, ses navets et ses carottes, ainsi qu'un reste de glands ramassés à l'automne. Il lui montra également deux lampes à pétrole en lui recommandant de les remplir chaque jour et d'en tailler la mèche. Il lui expliqua qu'elle devrait vider les cendres du poêle, préparer le café du matin, faire la lessive et le repassage. Angélique l'écoutait sans mot dire. Au réveil, en réalisant qu'aucune servante n'était là pour lui apporter son chocolat du matin, faire chauffer l'eau de son bain ou vider son pot de chambre, la jeune femme avait sombré dans une hébétude proche de la paralysie. Seth avait ouvert un petit livre de comptes et était en train d'inscrire « Angélique » au sommet d'une page vierge. — Pour le repassage, le tarif est de un dollar par chemise, dit-il en désignant une pile de linge sale entreposée dans un coin. J'allais les confier à Eliza, mais désormais cette tâche vous revient. Je suis un homme de parole, madame d'Arcy. Je n'ai pas l'intention de vous duper. Il referma le livre et le rangea dans le tiroir. — Bon, à présent, je dois filer à la concession. Je serai de retour pour le dîner. Vous n'aurez qu'à préparer ce qui vous plaît, je m'en accommoderai, dit-il avant de s'esquiver. Angélique resta interdite. Lorsqu'il lui avait demande^ elle savait tenir une maison, elle avait pensé que sa tâche consisterait à surveiller des domestiques. Privée de fenêtres, la cabane était sombre. La jeune femme repoussa la tenture qui obstruait la porte de devant, puis fit de même avec celle de derrière, mais la lumière demeurait insuffisante, si bien qu'elle décida de s'éclairer à la lampe. Cependant, tout en considérant les deux lampes l'une après l'autre, elle réalisa que, n'en ayant jamais allumé auparavant, elle ignorait comment il fallait s'y prendre. C'est pourquoi elle décida de laisser les deux portes ouvertes et de se contenter du peu de lumière naturelle qui filtrait à l'intérieur. Venait ensuite la question de la nourriture. Angélique avait l'estomac dans les talons. Jetant un coup d'œil à la poêle à frire crasseuse de Seth, elle se demanda comment s'en servir. Dans un placard, elle trouva 302 du riz, de la farine, du sel, des épices, de l'huile d'olive, du café en grains, du bicarbonate, un pot de suif, ainsi que quelques conserves, des fruits au sirop et du poisson salé dans une grande jatte de terre. Cependant, elle n'avait pas la moindre idée de la façon de les accommoder. Avisant une miche de pain, elle en rompit un morceau puis découpa une tranche d'un vieux fromage rassis qu'elle engloutit voracement tout en contemplant la pile de linge sale entassée à même le sol. M. Hopkins croyait-il sincèrement qu'elle allait le laver ? Chez elle, au Mexique, sa tâche consistait uniquement à s'assurer que le linge sale était ramassé, puis lavé et rangé. Quant à savoir ce qui se passait entre la première et la deuxième étape, Angélique n'en avait pas la moindre idée. Tandis qu'elle dévorait son pain et son fromage en regrettant son chocolat du matin, Angélique écoutait les bruits du camp qui commençait à s'éveiller. Des bruits étranges, insolites et grossiers, complètement étrangers à ceux, raffinés, de son hacienda. Elle s'étonna de ne pas entendre de chantsxd'oiseaux puis se souvint que les versants de la petite vallée avaient tous été déboisés. Les oiseaux s'en sont allés, et je devrais en faire autant. Seule dans la misérable cabane d'un misérable campement de mineurs oublié du monde, Angélique commençait à réaliser qu'elle avait commis une grossière erreur en venant ici, à Devil's Bar. Mais avait-elle seulement eu le choix ? Après la mort de son mari, le gouvernement lui avait confisqué son domaine — sa maison, ses terres, son cheptel — pour acquitter les impôts, ne lui laissant en tout et pour tout qu'une malle de vêtements. Sa première pensée fut qu'elle allait regagner Sacramento. Une fois là-bas, elle irait à l'hôtel et attendrait que son père vienne la chercher. C'est alors qu'elle se rappela qu'elle avait une dette vis-à-vis de Seth Hopkins. Pas seulement pour les cent dollars qu'il avait versés au capitaine, mais pour l'avoir tirée des griffes d'un homme mal intentionné, ou qu'il prétendait tel. Redressant les épaules — les d'Arcy honoraient toujours leurs dettes —, elle songea : est-ce vraiment au-dessus de mes forces ? 303 Elle décida d'aller chercher de l'eau à la rivière pour faire sa toilette, et découvrit du même coup que l'eau pesait horriblement lourd. Elle ouvrit ensuite sa malle et en sortit les vêtements qu'elle jugeait le plus appropriés puis choisit des boucles d'oreilles assorties aux tons rouges de sa robe. S'habiller toute seule ne fut pas une mince affaire, car Angélique ne savait pas comment on laçait un corset. Ensuite, elle dut se brosser les cheveux et se coiffer à l'aide de peignes. Après s'être enduit le visage et les mains de crème, elle cira ses souliers, brossa soigneusement sa robe de voyage, lava son linge de corps et le mit à sécher dehors. Il était midi lorsqu'elle en eut fini avec sa toilette. Voyant qu'il faisait toujours aussi sombre à l'intérieur de la cabane, elle entreprit d'allumer les lampes. Après avoir fait moult tentatives et gaspillé un grand nombre d'allumettes, elle y parvint enfin. Mais lorsque la lumière jaillit, elle eut la désagréable surprise de voir à quel point la pièce était crasseuse. S'armant d'un balai, elle commença à balayer le sol en terre battue. Tandis qu'elle balayait autour du fourneau, elle remarqua une substance visqueuse en forme de cône amassée au pied du fourneau. Comme elle s'approchait pour l'inspecter de plus près, son regard tomba sur le crochet où était suspendue la poêle à frire. — Santo Cielo ! s'exclama-t-elle. Apparemment, Seth Hopkins ne prenait pas la peine d'essuyer sa poêle à frire après usage. Il la suspendait telle quelle au clou et laissait le suif s'écouler sur le sol ! Elle découvrit les maigres possessions de Seth : un savon à barbe, un blaireau et un rasoir, le daguerréotype d'une femme présentant une ressemblance avec Seth, et quatre livres passablement écornés. Lorsque Angélique voulut feuilleter un recueil intitulé Poésies choisies, le livre s'ouvrit spontanément sur un poème de Shelley qui avait probablement été lu et relu à l'envi : «Je m'éveille d'un rêve de toi. Doux est le premier sommeil de la nuit. » Il y avait également un Traité d'élevage, La Vie de Napoléon, et Le Livre d'esquisses de Washington Irving, marqué à la page de « La Légende de Sleepy Hollow ». 304 Les mains sur les hanches, Angélique inspecta le triste petit logis qui à ses yeux n'était pas digne d'héberger des cochons et décida de s'atteler à la tâche. Une heure durant elle s'affaira, puis, jugeant que la cabane était un peu plus présentable, s'attaqua à la préparation du dîner. Seth, qui s'en revint peu après le coucher du soleil, l'appela du dehors pour lui signaler sa présence. Lorsqu'il entra, il se figea sur place, littéralement assailli par une explosion de couleurs : un châle bariolé avait été jeté en travers du lit, çà et là s'étalaient des statuettes pieuses et des images de la Vierge et du Christ enfant dans des cadres dorés, des bougies votives brûlaient à l'intérieur de petites coupelles de verre rouge. Accroché au mur, un éventail déployait un décor de fleurs jaune vif qui accrochait le regard. Un bonnet bleu ciel, orné de rubans et de plumes roses était suspendu à un crochet. Sur le baril retourné qui servait de table de nuit se trouvaient une statuette aztèque en jade rose, un gros morceau de cristal de roche bleu et un petit vase peint. Le baril avait été dissimulé sous un foulard chatoyant de soie vert émeraude. Debout au pied du lit, une ombrelle bleu turquoise volantée de vert. Un bouquet de jacinthes rouge vif, comme il en poussait au bord du ruisseau, dans un bocal rempli d'eau. Seth cligna plusieurs fois des yeux pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Quelle mouche avait donc piqué cette femme de décorer sa cabane ainsi ? C'est alors qu'il aperçut les rubans de fumée qui s'échappaient du fourneau. — Qu'est-il arrivé ? Où est mon dîner ? Les mains d'Angélique s'envolèrent en un geste d'impuissance. — J'ai essayé, Senor. Mais je ne sais pas faire la cuisine. Il posa sur elle un regard stupéfait. — Vous voulez dire que vous ne savez pas préparer un repas ordinaire ? — Comment le saurais-je ? — Parce que vous êtes une femme, pardi ! Oh, mon Dieu, il ne reste presque plus de pétrole ! 305 — C'est un calabozo, ici. Un cachot ! Une prison ! Il me faut de la lumière ! — Vous n'avez qu'à laisser les portes ouvertes. — Et laisser entrer les mouches ! Il la toisa un instant du regard. — Ma parole, mais vous êtes couverte de suie ! Lorsqu'elle lui expliqua qu'elle avait essayé d'allumer le fourneau mais n'avait réussi qu'à produire un gros nuage de fumée, il lui expliqua qu'elle devait d'abord ôter les cendres du foyer et les mettre dans un seau, avant de régler le tirage. — Avez-vous un tablier ? Elle haussa les épaules, découragée. — Il va nous falloir du café pour le dîner, soupira-t-il, tout en lui montrant comment se servir de la cafetière. Après avoir allumé le poêle, il sortit, puis s'en revint quelques instants plus tard avec des tourtes à la viande et des pommes de terre frites. — Je les ai achetées chez Eliza, dit-il en déposant la nourriture sur la table. Ça m'a coûté quatre dollars. — Est-ce que c'est cher? demanda Angélique qui n'avait aucune idée de la valeur de l'argent. Il s'assit avant elle. — Les yeux de la tête, oui ! Ce ne sont pas les chercheurs d'or qui s'enrichissent ici, ce sont les commerçants. Un simple mouchoir qui ne coûte que cinq cents en Virginie en vaut cinquante ici. Il remplit sa tasse et approcha le breuvage de ses lèvres. Il le goûta puis fit la grimace. — Qu'avez-vous fait à ce café ? — J'ai fait comme vous avez dit, Senor. J'ai mis le café dans le tamis, puis la cafetière sur le feu. Lorsque Seth souleva le couvercle, il n'en crut pas ses yeux. — Sapristi, mais vous avez mis les grains entiers ! Il fallait les moudre. Enfin, il y a un début à tout. La prochaine fois, vous saurez ce qu'il faut faire. Juste au moment où ils attaquaient leur dîner, un formidable vacarme retentit au-dehors, faisant bondir Angélique. Seth 306 continua de manger tranquillement. S'approchant de la porte, elle aperçut un homme qui jouait de la cornemuse dans le crépuscule. — C'est Rupert MacDougal, expliqua Seth lorsqu'elle revint s'asseoir. Il aime saluer la fin du jour par un air de cornemuse. Le problème, c'est qu'il n'en connaît qu'un : L'Hymne des Campbell. Angélique remarqua qu'il avait de singulières manières à table. Les coudes posés de part et d'autre de son assiette, il tenait sa fourchette comme une pelle. N'ayant trouvé ni nappe ni serviettes, elle en déduisit qu'il n'en avait pas lorsqu'elle le vit s'essuyer la bouche d'un revers de main. Tout en goûtant une frite, qu'elle trouva étonnamment exquise, elle demanda : — Où se trouve votre mine d'or, Senor Hopkins ? — Ce n'est pas à proprement parler une mine. Je suis orpailleur. Je recueille des paillettes d'or dans les cours d'eau. Je n'aime pas travailler à la pelle, comme certains le font pour chercher des filons. J'ai trop creusé la terre quand j'étais mineur en Virginie. J'estime qu'on a le droit de prendre l'or que la nature met à notre disposition, mais pas de défoncer la terre que Dieu a créée. Elle inspecta les paillettes d'or en suspension dans le petit bocal de verre qu'il avait ramené avec lui de la concession. — Qu'allez-vous faire de l'or que vous ramassez ? Il s'essuya la bouche d'un revers de main puis attaqua son deuxième pâté à la viande. — Je crois que j'aimerais avoir une ferme. Mais pas d'animaux. Un coin verdoyant et tranquille. Où je pourrais faire de là culture. — Avez-vous déjà travaillé la terre ? — Non, je suis d'une famille de mineurs. Mais je peux apprendre. — Au Mexique, nous cultivions des avocats, dit-elle tristement. Mais ce sont des arbres très fragiles. Trop de vent ou de soleil ne leur convient pas. Vous pourriez faire pousser des oranges ? Ou même des citrons. Tout dépend où vous comptez 307 vous établir. Les mandarines et les pamplemousses aiment la chaleur, mais les citrons préfèrent les climats brumeux. Et il existe une variété d'oranges dont la chair est plus sucrée quand elle pousse loin des côtes. Il lui décocha un regard surpris. — Comment savez-vous tout cela ? Elle haussa les épaules. — Je le sais. Après dîner, Seth ouvrit une boîte en fer-blanc dans laquelle il gardait un registre, un encrier et des plumes, ainsi qu'un assortiment de petits papiers. Au dos d'une affichette de cirque, il dressa une liste au moyen d'un petit bout de crayon : — Vous irez chez Bill Osder avec cette liste, demain matin. Vous lui direz de mettre le tout sur ma note. Je vais retourner dormir chez Charlie Bigelow ce soir, et j'y dormirai probablement tous les soirs tant que vous serez là. Lorsqu'il s'en revint le lendemain matin pour prendre son petit déjeuner — des œufs et du pain grillé massacrés au-delà de toute description — il dit : — Je vais aller prendre un café et une brioche chez Eliz Pour ce soir, préparez-nous donc du riz au lard. Impossible de rater le riz. Il suffit de le faire bouillir dans l'eau. (Il désigna le chaudron suspendu à la crémaillère.) Et vous trouverez du lard dans ce tonneau. Je le garde dans le son, afin qu'il ne se gâte pas avec la chaleur. (Il fit une pause.) Savez-vous faire du pain ? Très bien, dans ce cas, vous demanderez à Ostler qu'il vous explique. Pour se rendre chez Ostler, elle emprunta la petite route qui cheminait en amont entre les tentes, les cabanes et les cordes à linge. L'épicerie, quatre murs en rondins surmontés d'une bâche faisant office de toit, regorgeait de bocaux, de boîtes de conserve, de bouteilles, d'outils, de vaisselle et d'ustensiles de cuisine, de médicaments. On y trouvait même du tissu. Pour l'occasion, Angélique avait choisi de porter une robe de soie gris perle rehaussée de mousseline rose. Les plumes de son chapeau, d'un rose plus foncé, étaient assorties à ses gants et à son ombrelle. Lorsqu'elle entra chez Ostler, trois clientes 308 étaient en train de chercher leur bonheur dans une boîte remplie de boutons et de bobines de fil que Seth Hopkins avait rapportée de San Francisco. Elle s'arrêta sur le seuil pour accommoder ses yeux à l'obscurité. Reconnaissable à sa tignasse poil de carotte et à sa bedaine rondelette, Bill Ostler s'élança aussitôt vers elle, manquant presque renverser un baril de cornichons dans la foulée. — Madame d'Arcy ! Que me vaut le plaisir ? Que puis-je faire pour vous ? Au même instant, Angélique sentit trois paires d'yeux se poser sur elle. Lorsqu'elle tendit sa liste à l'épicier et lui demanda à mi-voix comment on faisait le pain, elle entendit l'une des commères murmurer aux deux autres : — Ça par exemple, une femme qui ne sait pas faire du pain ! Juste au moment où elle allait s'en retourner avec ses emplettes, elle avisa un rouleau de calicot. Avec des gestes, elle expliqua à l'épicier la longueur dont elle avait besoin. De retour à la cabane, elle découpa le calicot en deux panneaux égaux qu'elle épingla au mur de façon à former un rectangle de trois pieds sur deux. Avec ce qui lui restait de toile, elle confectionna une nappe. Après quoi, elle entreprit de faire le souper. Ayant mis de l'eau dans le chaudron, elle alla puiser une mesure de riz dans la réserve. Cependant une mesure ne lui parut pas suffisante et elle décida d'en mettre quatre, afin que M. Hopkins et elle ne restent pas sur leur faim. Cela fait, elle couvrit le chaudron et le suspendit dans l'âtre sans plus s'en occuper. Ayant réussi à allumer le fourneau, elle parvint, non sans mal, à caler le morceau de lard entier dans la poêle à frire. C'est alors qu'elle entendit un claquement sec : sous l'effet de la pression, le couvercle du chaudron s'était soulevé et était tombé à terre. Horrifiée, elle vit le riz qui s'échappait de la marmite et se répandait sur les braises. — Santa Maria ! s'écria-t-elle en s'élançant vers le chaudron qu'elle se mit à frapper de tous côtés avec le couteau qu'elle tenait à la main comme pour pourfendre un ennemi. A son retour, Seth fut accueilli par une forte odeur de roussi. Debout à la porte qui donnait sur l'arrière, Angélique agitait son tablier neuf pour disperser la fumée. 309 — Maudit feu ! s'écria-t-elle en gratifiant le fourneau d'un coup de pied. Consterné, Seth jeta un coup d'oeil à la poêle à frire calcinée. — Vous avez utilisé le quartier entier ! Mais une tranche ou deux auraient suffi. Puis son regard tomba sur les panneaux de calicot épingles au mur. — Qu'est-ce que c'est que ça ? — Des rideaux, bougonna-t-elle en se frottant le nez d'une main couverte de suie. — Mais il n'y a pas de fenêtre ! — Sans doute, mais maintenant on dirait qu'il y en a une. Il jeta ensuite un coup d'œil à la nappe et au bouquet de fleurs trônant sur la table. — Où avez-vous trouvé ces pommes ? Le marchand de fruits ne passe que le samedi. — Je les ai achetées au Senor Ostler. — Quoi ! Mais il les vend trois fois plus cher que le marchand de quatre saisons ! Dorénavant, vous n'achèterez plus de primeurs chez l'épicier. Vous attendrez le samedi. Il alla chercher du biscuit et du bœuf séché dans le garde-manger. ^ — Allons, ce n'est pas grave, la rassura-t-il en voyant son air abattu. J'ai vu pire. Elle promena sur la cabane un regard circulaire et dit : — Pire que ce taudis, comment est-ce possible ? Il la regarda, interloqué. Venant de n'importe qui d'autre, cette remarque eût été une insulte. Mais il savait qu'elle n'avait pas cherché à le blesser. — La prison, dit-il tandis qu'ils prenaient place l'un en face de l'autre autour de la table. Elle ouvrit de grands yeux stupéfaits. — Vous êtes allé en prison ? Il éplucha une pomme et lui en tendit la moitié. — Un jour, j'ai vu un homme en train de rosser sa femme. J'ai essayé de le calmer mais l'homme était enragé. Il voulait la mer. Alors je suis intervenu. 310 — Vous l'avez... tué ? Seth secoua la tête. — Non, je lui ai brisé les reins. Maintenant, il ne peut plus marcher. Il ne pourra plus jamais battre sa femme. J'ai été condamné pour homicide involontaire et envoyé au pénitentier. Là-bas, j'étais en isolement. On me glissait mes repas sous la porte. Pendant un an, je n'ai vu personne. Us achevèrent de dîner en silence, puis Seth se leva et souleva le coin de la nappe. — Vous allez rapporter cette chose chez Bill Osder. — Mais il ne voudra pas la reprendre maintenant qu'elle est découpée. — Dans ce cas, je serai obligé de la déduire de vos gages. Voyant que son menton se mettait à trembler, il ajouta : — Vous avez rendu la maison très accueillante. Avisant la statuette aztèque posée sur le baril de poudre renversé, il s'en saisit et dit : — Du jade rose. C'est très rare et très cher. — Elle est infiniment plus précieuse qu'il n'y paraît, Senor Hopkins. Ce talisman a jadis appartenu à la femme du roi Montezuma. Il représente la déesse de la bonne fortune. C'est un porte-bonheur qui m'a été donné par ma gouvernante aztèque. Il recèle un grand pouvoir. — Vous croyez qu'il vous portera chance ? — Il me mènera jusqu'à mon père, dit Angélique, confiante. — Vous feriez mieux de lui demander de vous apprendre à cuisiner, rétorqua-t-il avec le sourire. Bien qu'il n'eût pas cherché à la froisser, Angélique sentit le sang lui monter aux joues. Comme il s'apprêtait à retourner chez Charlie Bigelow, elle dit : — J'aimerais vous poser une question. — Quoi donc ? — Le Senor Boggs ? — Eh bien ? Elle vit sa mâchoire se crisper. — Vous pensez que c'est un méchant homme ? — Oui, acquiesça-t-il, sans rien ajouter. Puis, voyant qu'elle attendait une explication, il soupira et dit: — Une femme comme vous n'aurait pas fait long feu avec lui. — Il m'aurait fait travailler ? Ne sachant trop comment lui présenter les choses, il plongea ses yeux dans ses yeux innocents et précisa : — Il vous aurait fait faire la même chose que ces dames qui travaillent au saloon. Il y eut un bref silence. Angélique rougit jusqu'au blanc des yeux puis blêmit d'un seul coup. — Demain, promit-elle, je ne brûlerai pas le riz. Seth continua d'aller dormir chez Charlie Bigelow. Chaque matin il revenait à la cabane pour avaler son petit déjeuner, passer une chemise propre et prendre le panier-repas que lui avait préparé Mme d'Arcy. Cette dernière s'étant révélée incapable de faire la lessive, le premier jour il s'était procuré une chemise neuve chez Osder, moyennant une somme astronomique. Après cela, il lui avait montré comment faire bouillir de l'eau, remplir le baquet qui se trouvait à l'extérieur, y jeter quelques copeaux de savon, puis brasser le linge pour le laver. Il lui avait également appris à préparer le petit déjeuner, sans toutefois réussir à obtenir autre chose que du pain brûlé ou pas assez cuit et du café trop fort ou trop léger. Quant à son panier-repas, il consistait invariablement en un morceau de saucisse fumée, quelques restes de pain sauvés du désastre et des pommes achetées au marchand de quatre saisons. Chaque soir, Seth rentrait dîner, mais, là encore, le repas était le plus souvent immangeable, si bien qu'il filait chez Eliza pour acheter des plats à emporter. Une fois rassasié, pendant qu'Angélique faisait la vaisselle, il s'asseyait pour trier sa récolte du jour : des paillettes, de la poudre ou des pépites d'or contenues dans un bocal. Après les avoir nettoyées, séchées et pesées, il les rangeait dans une bourse de cuir qu'il remisait dans un coffre- 312 fort, puis s'en retournait chez Charlie pour passer la nuit. Il n'avait rien changé à ses habitudes malgré la présence de Mme d'Arcy. C'est ainsi que, chaque fin de semaine, il se rendait à American Fork pour y faire estimer son or et le déposer à la banque. Le samedi soir, il s'immergeait dans le grand baquet à lessive, puis se frictionnait vigoureusement le corps pour en ôter la crasse d'une semaine. Après quoi, il enfilait des vêtements propres et se rendait au saloon pour jouer aux cartes et boire du whisky avec Llewellyn, Ostler et Bigelow. En fin de soirée, il se rendait le plus souvent à l'hôtel pour « faire un brin de causette » avec Eliza Gibbons. A quoi Mme d'Arcy consacrait son temps libre, il n'en avait pas la moindre idée. Mais ce qui était sûr c'est qu'elle n'apprenait pas à faire la cuisine. Agenouillé au bord de l'eau, le dos offert à la caresse du soleil, il immergea sa battée dans la rivière. Il n'aurait pas été mécontent de trouver une pépite suffisamment grosse pour couvrir les dépenses de Mme d'Arcy ! La pauvre avait beau faire des efforts, c'était plus fort qu'elle, elle brûlait tout : la nourriture, ses chemises. Sans parler du pétrole, dont elle usait sans modération. A ce rythme-là, mieux valait pour son père qu'il ait fait fortune dans le commerce des fourrures lorsqu'elle le retrouverait ! Plongeant puis ressortant sa battée de l'eau, il commença à la secouer d'avant en arrière tout en la frappant du plat de la main pour faire glisser progressivement le sable par-dessus le rebord de la cuvette. Il songeait au père d'Angélique. Il était inquiet, car le bruit courait que les Indiens s'attaquaient aux trappeurs qu'ils accusaient de détruire leurs moyens de subsistance. Des escarmouches sanglantes avaient éclaté dans le nord, faisant de nombreux morts parmi les Blancs. Chaque fois qu'un voyageur se présentait au campement, Seth lui demandait s'il avait entendu parler d'un certain d'Arcy. Tandis qu'il refaisait inlassablement le même geste, immergeant progressivement le rebord de sa battée en lui imprimant un lent mouvement de rotation afin d'en ôter le gravier, Seth laissa un instant son regard errer sur les pierres brunes qui 313 scintillaient au fond de la rivière. Elles lui rappelaient les yeux d'Angélique qui brillaient lorsqu'elle se mettait en colère et marmonnait « Santa Maria ! » en assénant un coup de poing à la pâte à pain qui refusait de lever ou au pudding carbonisé. Puis il écouta le chuintement de l'eau trébuchant sur les galets et se rappela son rire cristallin quand, regrettant de s'être laissée aller à la colère, elle repoussait timidement une mèche de cheveux de devant ses yeux. Lorsqu'un martin-pêcheur vint se percher sur une branche voisine pour guetter le poisson, son plumage bleuté lui rappela une robe qu'Angélique avait tachée de sauce et passé des heures à nettoyer. Décidément, songea-t-il en opinant du chef, cette Mme d'Arcy occupait toutes ses pensées. Il avait beau essayer de penser à autre chose : l'indépendance prochaine de la Californie, par exemple, ou l'endroit où il aimerait établir sa ferme plus tard, son esprit s'en revenait toujours à la jeune femme. C'est ainsi que, malgré lui, il se remémora la messe du dimanche précédent, célébrée par le pasteur itinérant dans le saloon, converti pour l'occasion en lieu de culte. Angélique était arrivée en retard. A son entrée, le silence s'était fait dans la salle et toutes les têtes s'étaient tournées vers elle. Elle portait une de ses robes ravissantes assortie d'une magnifique mantille de dentelle. Dans ses mains gantées, elle tenait un missel. Voyant que le silence persistait, et sachant que les catholiques étaient mal vus dans cette communauté en majorité protestante, Mme d'Arcy était discrètement restée au fond de la salle, avec les prostituées. Seth se remit à secouer sa battée. Plus lourd que le sable, l'or restait au fond de la cuvette, tandis que le limon était progressivement éliminé. Armé de pincettes, l'orpailleur ôtait ensuite les pépites et les paillettes, puis, après avoir délicatement vidé toute l'eau restante, il appliquait un doigt sec et propre sur les résidus aurifères qui se collaient à sa peau et qu'il pouvait ainsi transférer dans son bocal. C'était un travail rude, exigeant patience et énergie. Parfois, une journée entière de prospection ne produisait pas la moindre pincée d'or. Parfois, au contraire, il trouvait des pépites aussi grosses que des soleils. 314 Quand il eut fini sa battée, il s'assit sur ses talons et s'épongea le front avec son mouchoir. Il laissa son regard errer sur le village indien déserté qui se trouvait de l'autre côté de l'eau. Seth avait été l'un des tout premiers orpailleurs à venir exploiter ce bras de rivière. A l'époque, le village était prospère et les Indiens observaient en silence ce fou d'homme blanc qui passait son temps à tamiser la terre. Peu à peu, d'autres hommes blancs l'avaient rejoint et, armés de pics et de pelles, avaient construit de longs sluices en bois pour drainer le gravier. En un rien de temps, le poisson avait disparu, les Indiens avaient dû lever le camp pour aller chercher leur subsistance ailleurs. Certains étaient devenus chercheurs d'or. Non pas que le métal jaune eût une quelconque valeur à leurs yeux, mais ils avaient découvert qu'ils pouvaient l'échanger contre des couvertures et de la nourriture. D'autres étaient partis travailler dans des exploitations tenues par des Blancs, comme la scierie Sutter. De retour de Sacramento, lorsque Seth et Mme d'Arcy avaient fait une halte à la scierie pour abreuver leurs chevaux, ils avaient vu des centaines d'Indiens accroupis au soleil, qui attendaient. Dès qu'on leur avait apporté des auges de nourriture, ils s'étaient jetés dessus comme des chiens affamés. Ils dévoraient la pitance à pleines mains, comme s'ils avaient compris qu'il n'y en aurait pas assez pour tout le monde. Cependant, la plupart des Indiens étaient partis chercher refuge dans les montagnes. Certains Blancs, estimant que les indigènes n'avaient plus droit de cité, n'hésitaient pas à les tirer comme des lapins. Le gouvernement fédéral, de son côté, s'efforçait de rassembler tous les Indiens dans des réserves. Les seuls villages survivants étaient habités par des femmes, et elles aussi commençaient à s'enfuir, en raison des enlèvements de plus en plus fréquents. Lorsque la rumeur s'était répandue qu'il y avait de l'or en Californie, des hommes et des femmes s'étaient rués par milliers vers les gisements. Du jour au lendemain, les exploitants agricoles s'étaient retrouvés sans main-d'œuvre, on ne trouvait plus un seul domestique. C'est pourquoi les femmes indiennes et leurs enfants étaient systématiquement kidnappés pour être emmenés dans le Sud et vendus aux patrons. 315 Seth interrompit sa tâche pour souffler un peu. Il fut frappé de voir les couleurs chatoyantes des fleurs sauvages, le bleu du ciel, toutes ces choses qu'il n'avait pas pris le temps d'observer depuis des années. Le souvenir du pénitentier le hantait. Là-bas, dans le cadre d'un programme de rééducation, on enfermait les hommes isolément dans des cellules disciplinaires. Mais pour Seth l'isolement n'était guère différent de la maison silencieuse de son père ou de l'obscurité qui régnait dans la mine. Le jour de sa libération, le garde-chiourme lui avait dit : — J'espère que ça t'aura servi de leçon. Mais la seule leçon que Seth avait tiré de sa détention était qu'un homme venait seul au monde et devait assurer seul sa propre survie. Il avait appris à ne compter sur personne que sur lui-même. Saisissant sa cuvette, il s'apprêtait à entamer une nouvelle heure de labeur exténuant lorsqu'une image inattendue jaillit dans son esprit : Angélique d'Arcy couchée dans son lit, ses beaux cheveux noirs répandus comme une auréole sur son oreiller. Les habitants de Devil's Bar avaient été ensorcelés. Elizà Gibbons en aurait mis sa main au feu. Cette intrigante de Française, Mme d'Arcy, que Seth avait trouvée sur les docks de San Francisco et ramenée chez lui, leur avait jeté un sort. Mais Eliza qui n'était ni sotte ni aveugle n'avait pas succombé au charme de la créature. Elle avait tout de suite deviné son manège, le samedi matin, en la voyant rappliquer à l'hôtel. Ce jour-là, le vestibule et la salle à manger étaient pleins à craquer de clients venus pour déguster le bon café d'Eliza ou prendre leur courrier et leur journal apporté le matin même par la diligence. Chez Eliza, les gens venaient bavarder, échanger des nouvelles, oublier la fatigue d'une semaine passée à chercher de l'or. Sitôt que la veuve française était entrée, un silence de mort s'était mis à planer sur l'assistance. Puis tous ces messieurs s'étaient levés comme un seul homme pour la saluer chapeaux bas ! 316 1 Incroyable ! Jamais aucune autre femme du campement n'avait eu droit à pareil traitement. Pas même Eliza, qui eût pourtant mérité la reconnaissance de ses concitoyens. N'était-ce pas elle qui s'était arrangée pour que la diligence apporte le courrier et le journal jusqu'à l'hôtel ? Et qui avait eu l'idée de faire construire une chambre froide afin de conserver au frais les jambons et le beurre de ses concitoyens, les pièces de gibier qu'ils gardaient pour les grandes occasions, et même le Champagne de Bill Osder ? Ses tourtes à la viande n'étaient-elles pas réputées jusque dans le Nevada ? Et que recevait-elle en retour ? Des plaintes, sous prétexte que ses tarifs étaient trop élevés. En voyant ses clients se comporter ainsi, Eliza avait eu des craintes. En particulier quand la femme d'Ostler avait salué la créature d'un « Bonjour, madame » et que toutes les autres l'avaient imitée ! Su^ ce, Mme d'Arcy avait déclaré qu'elle souhaitait acheter des plats à emporter pour le dîner de M. Hopkins : du poulet rôti et de la purée de pommes de terre au jus de volaille. Eliza avilit été tentée de rétorquer que la nourriture était exclusivement réservée aux clients de l'hôtel, mais c'était faux, et elle ne pouvait décemment pas faire un aussi gros mensonge devant un aussi grand nombre de témoins. Si bien qu'elle avait laissé partir la Française avec un panier plein de bons petits plats que la friponne s'était probablement vantée d'avoir préparés elle-même. Et puis ça ne s'était pas arrêté là. Il y avait eu le samedi soir où un groupe de violoneux avait organisé un quadrille qui s'était terminé en bagarre générale parce que tous ces messieurs s'étaient mis en tête de danser avec Angélique. Et le jour où deux trappeurs français et leurs femmes indiennes s'étaient présentés à l'hôtel. Eliza était sur le point de leur dire de déguerpir quand Angélique, avertie de leur venue, était arrivée en courant et leur avait demandé s'ils connaissaient son père. Et voilà qu'ils se mirent à brailler comme des macaques dans une langue étrangère. Du coup, ce gros nigaud de Llewellyn avait déclaré qu'il voulait prendre des cours de français ! Sans parler d'Ingvar Svenson qui avait envoyé une douzaine d'œufs 317 frais à la donzelle comme cadeau de bienvenue ! Et de Mme Ostler qui avait consulté Mme d'Arcy parce qu'elle voulait faire un châle et hésitait sur le choix d'un tissu ! Et de Cora Holmsby qui voulait son avis sur un parfum ! Mais la goutte d'eau avait été l'incident des pêches. Eliza avait réussi à convaincre un maraîcher des environs d'amener une pleine charretée de pêches au campement, en l'assurant qu'il écoulerait tout son stock, moyennant quoi elle exigerait un pourcentage. Les pêches étant très rares et très prisées, tout le monde s'était précipité pour en acheter. Chacun agitait ses billets ou sa poudre d'or sous le nez du marchand. Et voilà que, sans crier gare, la créature de Seth était apparue et avait baragouiné Dieu sait quelle ineptie : les pêches étaient mauvaises et risquaient de les rendre malades. Une querelle avait éclaté, le fermier agitant furieusement les bras tandis que Mme d'Arcy empêchait les gens d'approcher de la carriole. Pour finir, Seth Hopkins était arrivé afin d'essayer de calmer le jeu. Lorsqu'on lui avait demandé pourquoi elle prétendait que les fruits étaient mauvais, la créature n'avait même pas su s'expliquer. Elle s'était contentée d’exposer sur Seth ses yeux d'ensorceleuse en déclarant : — Je vous en prie, n'en mangez pas, vous allez tomber malade. A la grande surprise d'Eliza, Seth avait répondu : — Dans ce cas, il serait peut-être sage de ne pas y toucher. Du coup, tous les autres avaient reposé les fruits qu'ils avaient choisis. Pendant que le fermier se répandait en invectives dans une langue que personne ne comprenait, Eliza s'était approchée de la charrette et avait acheté un plein boisseau de pêches. Du coup, tous les autres l'avaient imitée, vidant presque entièrement la charrette du bonhomme qui était reparti le sourire aux lèvres. Mais ce qui avait inquiété Eliza, c'était la façon dont Seth avait approuvé la créature. On aurait dit qu'elle avait le pouvoir de lui ôter toute volonté. C'est pourquoi Eliza avait décidé de réagir sans tarder. 318 Et c'est ainsi qu'en cette fin d'après-midi d'été, à l'heure où les criquets se mettent à chanter, elle était en train de servir une deuxième part de tarte aux pêches à Seth Hopkins. — Angélique a du flair, lui confia-t-il en enfournant une bouchée de l'exquis gâteau fondant et sucré qu'il rinça d'une rasade de lait bien frais. Je ne saurais pas vous dire pourquoi ni comment, mais Mme d'Arcy a du flair. Elle a vu le campement tomber malade à cause des pêches. Une vision, en quelque sorte. Avec sa cuillère, il racla son assiette jusqu'à ce qu'il ne reste plus une seule miette de tarte. — Il y a des gens qui possèdent le don de double vue, vous savez. Les femmes en particulier. Si Eliza n'entendait rien au don de double vue, elle savait en revanche reconnaître une intrigante au premier coup d'oeil. Après le départ du maraîcher, Eliza avait préparé une pleine fournée de tartes aux pêches afin que ceux qui avaient raté le passage du marchand ambulant puissent se rattraper. Elle avait même fait livrer une tarte chez Seth, pour apprendre le lendemain que la créature l'avait mise à la poubelle ! Tout le monde au campement avait savouré les tartes d'Eliza, et déclaré qu'il n'y en avait pas de meilleures dans tout le comté. Comment cette créature avait-elle osé jeter la sienne ? Mais Eliza savait que le geste de la Française n'était pas tant motivé par la crainte que les fruits fussent avariés que par le désir de tenir Seth sous sa coupe. Eliza avait percé son jeu à jour. Même si Seth n'y voyait que du feu. Depuis un certain temps déjà, Eliza avait remarqué que Seth Hopkins était en proie au doute quand il venait la retrouver sur sa véranda le samedi soir. Un moment il déclarait que Mme d'Arcy le mettait hors de lui et lui coûtait les yeux de la tête, et l'instant d'après il s'extasiait sur son parfum exquis ou son rire charmant. Il était clair que Seth était en train de succomber au charme de la créature. Eliza n'avait pas prévu qu'elle aurait un jour une concurrente. C'était l'une des raisons qui l'avaient poussée à venir s'installer en Californie. Ici, les femmes étaient dix fois moins nombreuses 319 que les hommes. Même une laissée-pour-compte comme elle, qui était toujours célibataire à trente ans, avait de bonnes chances d'attraper un gros poisson comme Seth Hopkins. Depuis huit mois, elle essayait de lui inspirer des idées de mariage en le séduisant avec ses tartes aux fruits, ses pâtés en croûte, en faisant l'éloge de sa force physique quand il venait effectuer de petites réparations à l'hôtel. Jamais elle ne lui faisait la moindre réflexion, même quand il s'essuyait la bouche avec la nappe, au lieu de se servir de sa manche, ou quand il rotait sans prendre la peine de s'excuser. Jamais elle ne lui avait suggéré d'agrandir sa concession en rachetant des parts à Charlie Bigelow qui n'exploitait pas la sienne à cent pour cent. Elle n'avait jamais cherché à exciter son ambition, en lui suggérant par exemple de se servir d'un sluice au lieu d'une battée — car l'homme prétendait que ceux qui exploitaient en amont ne devaient pas se montrer trop gourmands, sans quoi ceux qui travaillaient en aval se retrouveraient sans rien. Elle se mordait la langue quand il déclarait qu'il n'aspirait à rien d'autre qu'à une vie confortable, alors que tous les autres hommes de Devil's Bar ne pensaient qu'à faire fortune. Eliza avait senti approcher le moment où elle allait enfin pouvoir lui dire qu'ils étaient amis, et voisins, et se devaient mutuellement assistance, qu'un homme avait besoin d'une femme et inversement. Mais voilà que Mme d'Arcy était arrivée et qu'elfe cherchait à le séduire avec ses robes affriolantes et sa délicate féminité. — La Californie sera très bientôt un Etat indépendant, dit-il en bourrant sa pipe. — Quand ce sera fait, j'espère qu'ils vont chasser tous les étrangers qui débarquent chez nous. J'ai entendu dire qu'il y avait même des Chinois à American Fork. Il eut un regard surpris. — Ne sommes-nous pas des étrangers, nous aussi, Eliza ? Le sourire d'Eliza se figea. — Oh, mais si, je disais cela pour plaisanter ! Il hocha la tête et alluma sa pipe. — Aucun de nous n'est né ici. A l'exception des Indiens. Que Dieu a créés ici même. 320 Eliza s'abstint de tout commentaire. Elle avait les Peaux Rouges en horreur et s'il n'avait tenu qu'à elle il y aurait belle lurette qu'on les aurait tous chassés. Dieu merci, des hommes comme Taffy Llewellyn et Rupert MacDougal organisaient régulièrement des battues dans les environs. Mais si les gens comme Seth Hopkins avaient eu leur mot à dire, Devil's Bar aurait été envahi par les sauvages. — Mme d'Arcy vous donne-t-elle satisfaction ? s'enquit-elle au sujet de cette autre créature qu'elle avait en horreur. Il tira une bouffée de sa pipe. — Je suis confronté à un dilemme, Eliza. La femme présente plutôt bien, mais elle est totalement incapable. J'ai essayé de lui apprendre deux ou trois choses, mais la vue du fourneau l'épouvante. Dès que le lard se met à grésiller dans la poêle, elle fait des bonds en arrière. Elle a peur de tacher ses belles robes. Chez moi, les ratons laveurs et les renards sont à la fête. Elle jette une telle quantité de nourriture ! L'autre soir, en rentrant, j'ai trouvé Mme d'Arcy se précipitant vers la rivière, la poêle à frire en feu à la main. Pour finir, elle l'a jetée à l'eàu. J'ai été bon pour racheter une nouvelle poêle. Et à quel prix, mes aïeux ! Il étira ses jambes et croisa ses chevilles. — C'est bien la première fois que je vois une femme qui ne sait ni coudre ni faire la cuisine. Tout le contraire de vous, Eliza. Vous êtes une femme très capable, qui ne se soucie pas de sa toilette. Et puis vous, au moins, connaissez la valeur de l'argent. Les lèvres d'Eliza se pincèrent en une ligne étroite. — Bah, elle va peut-être déclarer forfait. Et vous serez enfin débarrassé. — J'en doute. Elle travaille chez moi pour rembourser ses dettes. Et puis elle cherche son père. Je ne peux décemment pas la mettre dehors. Elle est faible et sans défense. Eliza aurait voulu dire ce qu'elle pensait de cette créature sans défense, au lieu de quoi elle insinua : — Êtes-vous sûr qu'elle a un père au moins ? Il eut l'air sincèrement surpris. 321 — Pourquoi mentirait-elle ? Eliza ne répondit pas. Comment était-il possible qu'à trente-deux ans Seth n'ait pas compris que certaines femmes racontaient n'importe quoi pour qu'on s'occupe d'elles ? — En attendant, dit-il, je suis obligé de supporter les ronflements de Charlie et les pommes de terre brûlées au dîner. — Vous pouvez toujours venir ici quand vous voulez faire un bon repas. Poulet frit et pain brioché en sauce. Votre péché mignon. Il rit. — Eliza, les prix que vous demandez sont exorbitants. — Je suis prête à vous faire une ristourne, et vous le savez bien. — C'est hors de question. Ce ne serait pas juste vis-à-vis de ceux qui travaillent aussi dur que moi et qui payent le prix fort. Eliza garda pour elle la réplique qui lui venait à l'esprit. Elle était parfois excédée par la droiture et l'honnêteté de Seth. — En tout cas, vous faites un acte charitable en prenant cette fille sous votre protection. — Cela n'a rien à voir avec la charité. Je ne pouvais tout de même pas la laisser à la merci de ce Boggs. N'importe quel autre homme en aurait fait autant. N'importe quel autre homme, songea Eliza, aurait ramené la créature chez lui, l'aurait enfermée dans une cage dorée et lui aurait roulé des yeux de merlan frit. Mais pas Seth Hopkins. Quand il s'agissait de femmes, il portait des œillères. Il lui avait raconté qu'il avait eu une fiancée en Virginie qui avait fini par en épouser un autre. Pas une fois il n'avait prononcé le mot « amour » en parlant d'elle. Eliza commençait à se demander s'il ne faisait pas partie de ces individus incapables d'aimer. Tout ce qu'une femme pouvait attendre de lui, c'était sa loyauté et sa protection. Eh bien, c'était tout ce qu'Eliza attendait d'un homme. Elle n'était pas certaine que l'amour romantique existât, pas au sens où les poètes l'entendaient en tout cas. Les hommes vous faisaient les yeux doux quand ils croyaient que vous alliez hériter, se souvint-elle non sans amertume, mais ils prenaient la poudre d'escampette sitôt qu'ils 322 découvraient que vous étiez sans le sou. Non, à tout prendre, Eliza préférait la franchise d'un Seth, car au moins, avec lui, elle savait à quoi s'attendre. Et s'ils devaient se marier un jour, elle n'escomptait pas tomber amoureuse. — Voulez-vous que je vous donne un coup de main? Je pourrais apprendre à Mme d'Arcy quelques recettes de base... Il parut grandement soulagé. — Oh, Eliza, ce serait une grande faveur que vous me feriez là ! Je crois qu'Angélique a besoin des conseils d'une femme plus âgée. Les traits d'Eliza Gibbons se durcirent brusquement tandis que ses yeux jetaient des éclairs d'indignation. Après tout, elle n'avait que cinq ans de plus que Mme d'Arcy et deux ans de moins que Seth ! Cependant, elle parvint à garder le sourire et dit : — Vous pouvez compter sur moi. Je vais apprendre à cette pauvre Mme d'Arcy à se servir d'un fourneau. Elle n'en croyait pas ses yeux. En voyant les pommes de terre carbonisées au fond du chaudron, Angélique sentit les larmes lui monter aux yeux. Comment diable les autres femmes s'y prenaient-elles ? Tantôt le poêle était trop chaud, tantôt il ne l'était pas assez. Si elle s'occupait de la viande, les légumes se mettaient à brûler. Il suffisait qu'elle remue le ragoût pour que le pain de maïs prenne feu. Pouvait-elle avoir un oeil à tout à la fois ? Tout en jetant les pommes de terre dans le jardin, dont elle savait que les ratons laveurs et les renards allaient se régaler plus tard, elle essaya d'imaginer la réaction de M. Hopkins : lorsqu'elle massacrait le dîner ou qu'elle faisait des trous dans ses chemises avec le fer à repasser, il ne se mettait jamais en colère. Il se contentait de dire : — Vous tâcherez de faire mieux la prochaine fois. Seth Hopkins était l'homme le plus flegmatique qu'elle ait jamais rencontré. Elle ne pouvait tout simplement pas se l'imaginer tuant un autre homme. Et pourtant, de son propre aveu, il avait fait de la prison précisément pour cette raison. Il n'avait 323 pas l'air de quelqu'un de coléreux. La femme qu'il avait cherché à protéger était peut-être quelqu'un qu'il aimait. Y avait-il en Seth Hopkins une facette cachée, une passion dévorante qui n'attendait qu'une occasion de s'exprimer ? Tout en se reprochant de nourrir de telles pensées — dernièrement elle se laissait de plus en plus souvent aller à rêver à Seth Hopkins, à sa taille élancée, ses larges épaules, son beau visage, essayant même de se représenter à quoi pouvait ressembler un de ses baisers —, elle regagna l'obscure petite cabane aux relents de moisissure. Elle avait cloué des patères au mur sur lesquelles elle suspendait ses robes pour pouvoir en ôter les taches ou en raccommoder les petits accrocs. Garder sa garde-robe intacte était un véritable tour de force. Mais c'était également un bon moyen de ne pas sombrer dans la folie. Jusqu'ici, Angélique avait été loin de se douter que la vie pouvait être aussi dure. Ses mains commençaient à se couvrir d'ampoules et de griffures, et tous ses muscles la faisaient souffrir. Elle ne faisait que travailler, travailler du matin au soir, et jamais la moindre pause ou le plus petit divertissement. Pas même le cirque itinérant ne daignait s'arrêter à Devil's Bar, jugeant le campement trop petit pour être rentable. Et le seul piano existant se trouvait au saloon où les dames n'étaient pas admises. Les seules distractions qu'elle avait connues ici étaient les beuveries du samedi soir, ou les bagarres de rue, et la fois où le camp tout entier avait été réveillé par les vociférations de Llewellyn le Gallois, et une autre fois par Charlie Bige-low qui, excédé par le concert de cornemuse de Rupert MacDougal, avait sorti son fusil et, mettant le biniou en joue, s'était écrié : « Si tu ne cesses pas ce raffut tout de suite, je vous expédie dans l'autre monde, toi et ton instrument du diable. » Il y avait tout de même eu un événement heureux : la naissance du bébé des Swenson. Les enfants étaient si rares dans ces contrées reculées que tous les mineurs des environs, et même les Indiens revêtus de leurs costumes traditionnels, étaient venus présenter leurs respects à la mère avec des cadeaux. Ce jour-là, Angélique avait vu des hommes pleurer à la vue du nourrisson (même si ensuite ils étaient allés s'enivrer 324 et avaient échangé des coups de feu et des coups de poing, mettant le camp sens dessus dessous). Bien souvent, Angélique était nostalgique de sa terre natale. Elle regrettait le goût du piment et des tortillas. Le son de la guitare lui manquait cruellement. Et aussi les marchés en plein air de Mexico, avec leurs poteries et leurs étoffes bariolées, leurs étonnantes sculptures sur bois. Si seulement elle avait pu parler espagnol avec quelqu'un. Saisissant sa figurine de jade aztèque, elle la serra dans sa main et récita mentalement une prière pour se donner de la force, puis elle embrassa la petite déesse de pierre et la replaça à côté de son lit. — Hou-hou, madame d'Arcy ? Angélique se retourna et vit Eliza Gibbons surgir dans l'embrasure de la porte. — Mademoiselle Gibbons ! s'écria-t-elle en s'empressant de ,tirer une chaise pour la visiteuse. C'est un honneur de vous recevoir. Je vous en prie, entrez. Eliza détailla la robe de satin vert de son hôtesse, ainsi que les aigues-marines qui scintillaient à ses oreilles. C'est à croire qu'elle se rend à un grand bal, songea Eliza avec morgue. Mais il y avait des traces de farine sur ses joues et ses cheveux, et quand on y regardait de près on voyait des taches sur sa robe qu'aucun savon au monde n'aurait pu ôter. Pas étonnant que la créature ne sache pas cuisiner. Elle passait son temps à s'occuper de ses robes au lieu de songer à nourrir Seth Hopkins. — Je ne vous cacherai pas que je suis ici parce qu'on me l'a demandé, déclara Eliza sans bouger d'un pouce. M. Hopkins m'a laissé entendre que votre séjour parmi nous n'était que provisoire. — J'avais espéré retrouver mon père avant la mauvaise saison. — Certes, l'hiver approche et les voyages ne sont guère conseillés à la saison des pluies. L'hiver ! songea Angélique, soudain assaillie par des pensées moroses. Jamais elle ne pourrait tenir un hiver entier dans un trou comme Devil's Bar. 325 — Oh, mais je vois que vous êtes en pleine cuisine, dit Eliza. — Je ne sais pas cuisiner, hélas. J'ai donné plus de tracas à M. Hopkins que de satisfactions. — Vous préparez de la soupe ? — La dernière fois que j'en ai fait, M. Hopkins s'est plaint qu'elle n'avait aucun goût. Eliza défit son bonnet. — Que mettez-vous comme assaisonnement ? — La Senora Osder m'a dit d'ajouter deux pincées de sel. — Deux seulement ? Pour cette quantité de soupe ? — Si. — Voilà où est le problème. Mme Ostler voulait dire deux pincées de sel pour chaque ration. Vous avez là une grosse marmite, qui contient pas loin de dix bonnes rations. Tenez, voici la quantité de sel que vous devez ajouter au potage. — Tant que ça ? s'écria Angélique en roulant des yeux effarés. Eliza sourit. — C'est précisément ce qui lui donne du goût. A présent, dit-elle en s'emparant du pot de mélasse, laissez-moi vous dévoiler un petit secret de cuisinière qui a valu à mes! sauces les éloges de M. Hopkins... Lorsque Seth rentra le soir, Angélique avait repris espoir. Prenant place autour de la table, il la regarda d'un air méfiant lorsqu'elle plaça une assiette devant lui en lui décochant un clin d'oeil. Il approcha l'assiette de son nez et la renifla. — Quelque chose ne va pas ? s'enquit-elle. — La sauce... on dirait qu'elle n'est pas comme d'habitude. Elle n'a pas la même odeur. Elle sourit. — J'y ai ajouté un ingrédient secret. Il enfourna une pleine cuillerée de soupe dans sa bouche affamée. Et la recracha aussitôt. Après avoir pris une grande lampée d'eau, il se passa une main sur les lèvres. — Qu'avez-vous mis dans cette maudite soupe ? s'enquit-il. Elle lui adressa un regard confus. — Elle n'est pas bonne ? 326 — Pas bonne ? Vous voulez dire infecte ! Un silence de mort s'installa dans la cabane. On n'entendait que le bourdonnement des mouches. Livide et au bord des larmes, Angélique posa ses deux mains à plat sur la table et se leva lentement. — Monsieur Hopkins, vous m'avez sauvée d'un sort épouvantable et je vous en serai éternellement reconnaissante. Mais cette situation est insupportable pour vous comme pour moi. Je crois qu'il serait plus sage que je m'en aille. Il la regarda, interloqué. — Vous voulez partir ! Je voulais simplement savoir ce que vous aviez mis dans la soupe. Elle a un goût... — Infect. Tout ce que je fais est infect. Et jamais je ne pourrai faire mieux. Avec une dignité de reine, elle s'approcha du baril de poudre qui lui servait de table de chevet et s'empara de la statuette de jade rose. Elle la considéra un moment en silence puis s'en revint à la table, où elle la déposa délicatement. — Voilà pour payer ma dette, dit-elle doucement. Elle vaut plus que je ne vous dois. Mais nous sommes quittes désormais. Je prendrai la prochaine diligence pour Sacramento, dans trois jours. De toutes ses robes, il n'y en avait pas une qui ne présentât pas au moins une petite tache. Elle avait eu beau se donner tout le mal du monde pour essayer de les garder intactes, elle n'avait pu les protéger des projections de graisse ou de sauce, des éclaboussures de café ou de jus de fruit, de la suie ou de la poussière. Les tabliers ne l'avaient guère aidée, et Bill Ostler n'avait pas les détachants adéquats. Lorsqu'elle serait à Sacramento, elle s'emploierait, première chose, à remettre sa garde-robe en état. Tout en rangeant soigneusement chaque robe dans sa malle, Angélique s'efforçait de ne pas penser à l'homme qu'elle allait quitter. Seth hantait ses pensées jour et nuit, parfois il lui apparaissait sous les traits d'un gentil sauveteur, parfois sous ceux d'un amant passionné. Depuis quand, au juste, avait-il commencé à s'immiscer dans son cœur ? Comment était-il possible qu'elle n'ait rien vu venir ? Il y avait trois jours que Seth n'avait pas remis les pieds à la cabane, aussi lorsqu'elle entendit un bruit de pas à l'extérieur, son cœur bondit dans sa poitrine. Mais ce n'était que Bill Ostler passé prendre de ses nouvelles. — Vous allez partir, à ce qu'il paraît ? Je serais venu plus tôt, mais ma femme a attrapé un mauvais rhume. J'ai dû la veiller et n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Angélique remarqua les cercles d'ombre qui soulignaient ses yeux et ses joues écarlates. — C'est pitié de vous voir partir, M'ame d'Arcy. Jamais Seth n'aurait pu mieux tomber. Un peu de bonheur ne lui aurait pas fait de mal. Vous a-t-il dit qu'il était allé en prison ? — Il me l'a dit. Il a presque tué un homme qui était en train de battre une femme. — Vous a-t-il dit que l'homme en question était son propre père et que la femme était sa mère ? Le vieil Hopkins l'a frappée si fort à la tête qu'elle a failli en perdre la vue. C'est et qui a décidé Seth à mettre un terme à la terreur que son père faisait régner dans leur foyer. Il ne s'en est jamais repenti. S'cusez, pourrais-je avoir à boire, j'ai la gorge complètement desséchée. Elle lui tendit un gobelet d'eau. — Bon, eh bien, au plaisir, M'ame d'Arcy. Elle était en train de nouer les rubans de son bonnet quand Seth s'encadra à son tour dans l'embrasure de la porte. Il avait l'air d'un homme qui n'a pas dormi depuis des jours. Il jeta un coup d'œil à sa robe de voyage, à son chapeau et à ses gants, à sa malle prête pour la diligence, et dit d'une voix lasse : — J'ai longuement réfléchi ces derniers jours. Prenant la main d'Angélique, il y plaça le talisman de jade aztèque. Puis il alla chercher son registre et en arracha la page intitulée Angélique. — J'ai fait une erreur en vous amenant à Devil's Bar. Je ne pensais pas que la vie ici serait aussi dure pour vous. Je n'avais pas idée à quel point votre monde et le mien sont différents. 328 Enfin, vous savez où me trouver. Lorsque vous aurez retrouvé votre père, il pourra venir me payer votre dette. Mais en attendant je vous rends votre liberté. Il jeta un coup d'oeil autour de lui. Privée de couleur et des rideaux en calicot de la fenêtre imaginaire, la cabane lui sembla sinistre. — Je vais vous accompagner à Sacramento et vous chercher un logement convenable. Il se passa une main sur le front. — Monsieur Hopkins ? Vous ne vous sentez pas bien ? s'in-quiéta-t-elle, en repensant à la mine fiévreuse de Bill Ostler. — Pour ne rien vous cacher, je ne me sens pas au meilleur de ma forme. Charlie Bigelow a attrapé un rhume carabiné. Je crois bien qu'il me l'a refilé. Si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais m'asseoir quelques instants... Elle tira une chaise et lui donna de l'eau. — Il y a longtemps que vous ne vous sentez pas bien ? — Deux ou trois jours. J'ai pensé que ça allait passer, mais j'ai l'impression que ça empire. A présent, c'est la tête qui... — Vous devriez vous allonger. Il ne se fit pas prier, mais lorsqu'il voulut se lever de sa chaise ses jambes se dérobèrent sous lui. Angélique lui passa un bras autour de la taille pour l'aider à se mettre debout. — Tout va bien, dit-il en posant sa tête sur l'oreiller. Je vais faire un petit somme. Vous feriez mieux de sortir guetter la diligence. Dites-leur qu'il y aura deux passagers. Tandis qu'il fermait les yeux, Angélique ôta l'un de ses gants et lui tâta le front. Il était brûlant. Elle songea à Bill Ostler et à sa femme. Puis elle se rappela le marchand de pêches qui était passé huit jours plus tôt, et à la vision qu'elle avait eue du campement tombant malade. Elle jeta un coup d'œil au-dehors. La diligence serait là dans quelques minutes. Au même instant, Seth laissa échapper un grognement de douleur. Otant son chapeau, elle plaça une chaise à côté du lit et s'assit. Un quart d'heure plus tard, elle entendit le fracas de la diligence brinquebalant sur la chaussée, mais elle resta au chevet de Seth. 329 Lorsqu'il se réveilla à la nuit tombée, elle réussit à le convaincre de boire un peu de café. Mais il n'avait aucun appétit pour les fruits ou les biscuits qu'elle lui proposa. Lorsqu'il tenta de se lever en déclarant qu'il devait retourner chez Charlie, il n'en eut pas la force. Si bien que, après l'avoir installé confortablement dans le lit, Angélique se rendit chez Ostler où elle acheta des couvertures et un deuxième oreiller avec lesquels elle confectionna une couche de fortune qu'elle disposa à même le sol. Le lendemain matin, Seth était au plus mal. Son front était brûlant et son pouls était anormalement lent. Elle fut prise de panique en songeant à l'épidémie de fièvre qui avait sévi à Mexico dix ans plus tôt. La fièvre élevée et le pouls lent avaient alarmé les médecins, car c'étaient les symptômes de la febre tifoidea — la fièvre typhoïde. Elle avait eu raison de les mettre en garde contre le marchand de pêches. Il était ce que les curanderas mexicaines appelaient un colporteur. Il avait colporté la maladie jusqu'à Devil's Bar. La typhoïde était une maladie mortelle à laquelle même des sujets jeunes et robustes pouvaient succomber. I Alors qu'elle se demandait auprès de qui aller chercher de l'aide, Seth se réveilla et cligna des paupières, dévoilant des yeux brillants de fièvre. — Vous êtes toujours là ? murmura-t-il. Puis-je avoir un peu d'eau ? (Brusquement, il se pencha de côté et vomit par-dessus le rebord du lit.) Oh, mon Dieu, je vous prie de m'excuser, gémit-il en retombant sur le dos. Avec horreur, elle réalisa qu'il s'était souillé. Soudain, tous les événements des semaines passées — la traversée à bord du Betsy Lain, la vente aux enchères, Devil's Bar — lui revinrent en mémoire comme un flot de boue noire malfaisante. Elle éclata en sanglots et se précipita hors de la cabane, elle voulait son père, elle détestait cette cabane, Seth Hopkins lui faisait horreur. Dans sa fuite éperdue, elle franchit le ruisseau en pataugeant puis remonta le coteau hérissé de souches jusqu'à la forêt. Là, elle se laissa tomber à terre et versa toutes les larmes de son 330 corps. Au bout d'un moment, elle sentit la migraine la gagner. N'ayant pas sa potion sur elle, elle n'eut d'autre choix que d'attendre que la crise passe d'elle-même. Bientôt des visions commencèrent à l'assaillir, non pas des prophéties ou des hallucinations, mais des souvenirs d'enfance. Elle se revit à Rancho Paloma, alors qu'elle avait six ans. Ses parents et elle étaient venus pour assister à un mariage, mais les festivités avaient été annulées à la dernière minute en raison d'un mystérieux événement. Angélique ignorait ce qui s'était passé, mais brusquement elle revit sa mère piquant une crise de nerfs. Ce jour-là, Carlotta, qui d'ordinaire était une femme solide et parfaitement sensée, avait sombré dans l'hystérie. Tante Marina avait mystérieusement disparu, et quelque chose était arrivé à Grand-Père Navarro. Tout à coup, le beau visage arrondi et pâle de Grand-Mère Angela s'imposa à elle, aussi net que les crêtes montagneuses se découpant autour d'elle, et sa voix était aussi claire qu'un chant d'oiseau quand elle dit : « J'ai fait mon devoir. Tu penses sans doute que c'est mal, mais je l'ai fait parce qu'il le fallait. » Puis Carlotta, affolée : « Ils vont venir t'arrêter, Maman ! Et ils vont te pendre ! Il faut partir, vite. Il faut te cacher. » Grand-Mère, calme et résolue : « Je ne m'enfuirai pas, et je ne me cacherai pas. Je me plierai à la volonté de Dieu. Les femmes Navarro ne sont pas des lâches. » D'Arcy était parti avec sa femme et sa fille dès le lendemain, si bien qu'Angélique avait effacé ces souvenirs de sa mémoire. A présent, sous l'emprise de la migraine, elle se demandait ce qui s'était passé cette nuit-là, et pourquoi sa mère avait craint que Grand-Mère Angela ne soit arrêtée et pendue. Où la tante Marina s'était-elle enfuie ? L'avait-on jamais retrouvée ? Qui était arrivé, cette nuit-là, dans un fracas de sabots ? La crise s'acheva enfin. La migraine reflua, les voix et les visions se dissipèrent comme un rêve au matin. Lorsqu'Angélique ouvrit les yeux, elle eut l'impression de sentir et d'entendre la forêt pour la première fois. Quelle majesté ! Quelle beauté ! Elle inspira profondément. C'était comme d'inspirer une potion revigorante, d'inspirer l'âme de la forêt. Les femmes 331 Navarro ne sont pas des lâches. Embrassant du regard le paradis sylvestre qui s'étirait autour d'elle, Angélique aperçut le petit campement paisible à travers les branchages et songea : Je n'ai pas le droit de me dérober à mon devoir. Elle s'en retourna à la cabane où Seth était en train d'essayer de se déshabiller. Il avait rempli une cuvette d'eau dans l'intention de se laver mais s'était effondré à terre. Ses draps et ses couvertures souillés étaient complètement inutilisables. Après avoir refait le lit avec le seul drap de rechange disponible, elle aida Seth à se rallonger puis le couvrit avec l'édredon qu'il gardait pour l'hiver, après quoi elle se rendit à l'hôtel où la femme de chambre l'informa que Mlle Gibbons était malade, ainsi que ses quatre locataires. Cependant la cuisinière se trouvait à la cuisine, et Angélique put se procurer un peu de soupe et de pain, ainsi que de la crème renversée et de la saucisse. Après avoir réussi à convaincre la femme de chambre de lui donner des draps propres, elle se rendit chez Bill Ostler qui, bien que visiblement fébrile, prétendit qu'il se portait comme un charme. Il la mit en garde cependant : — Cette forte fièvre est dangereuse si elle n'est pas à temps. Elle peut provoquer des lésions irréversibles veau. Et même la mort. Il faut humecter la peau de Seth en permanence et l'éventer. Donnez-lui beaucoup d'eau à boire. Et n'essayez surtout pas de laver ses draps. Il faut tout brûler, vêtements, draps, couvertures. Pour finir, elle alla emprunter un lit de camp à Llewellyn pour elle-même. De retour à la cabane, elle trouva Seth en train de gémir en se tenant l'abdomen. Angélique fit réchauffer la nourriture qu'elle avait rapportée de l'hôtel, mais son estomac refusait de garder le moindre aliment. Au cours des trois jours suivants, la fièvre ne cessa de grimper, puis se stabilisa. Il était pris d'accès de nausée suivis de diarrhées, si bien qu'elle dut brûler ses draps et retourner en chercher de nouveaux à l'hôtel. Étendu sans force sur le lit, il s'efforçait de ne pas se plaindre, mais Bill Ostler avait confié à Angélique que la typhoïde provoquait des ulcères de l'intestin qui mettaient le patient à l'agonie. 332 Comme il était indispensable de le laver, Angélique décida de mettre sa pudeur de côté et, remplissant une cuvette d'eau chaude, entreprit de lui faire sa toilette, en ayant soin cependant de lui ceindre les reins d'un plaid afin de cacher sa nudité. Voyant qu'il portait des cicatrices sur le dos, elle approcha la lampe pour les examiner de plus près. Elles formaient un réseau si serré qu'on ne pouvait pas les compter. Sans doute étaient-elles dues aux coups de fouet des gardes-chiourme, car elles n'étaient pas récentes. Il avait également des cicatrices aux poignets et aux chevilles, dues aux chaînes et aux entraves, probablement. — Sainte Marie des Douleurs, murmura-t-elle en se signant et en se mettant à pleurer. Comme il a dû souffrir ! La fièvre restait élevée, provoquant des crises de délire accompagnées de tremblements. Peu après, une éruption rouge vif apparut sur sa poitrine et son abdomen et il sombra dans une léthargie proche du coma. Complètement affolée, Angélique essaya tant bien que mal de faire chuter la température en lui appliquant des linges imbibés d'eau froide et en l'éventant. Elle s'efforçait également de lui faire boire un peu d'eau. Elle le veillait nuit et jour et, s'il lui arrivait de s'assoupir, elle se réveillait en sursaut et se remettait au travail. Se souvenant qu'à Mexico, pendant les fortes chaleurs, les dames se tamponnaient les tempes et les poignets avec de l'eau de Cologne, elle eut l'idée de faire de même avec Seth. En s'évaporant, l'alcool procurait une sensation de fraîcheur qui aidait à faire baisser légèrement la température. Quand elle eut épuisé tous ses parfums, elle alla chercher une bouteille de whisky au saloon, à présent complètement désert, pour continuer à rafraîchir Seth. Lorsqu'elle eut brûlé le dernier drap qui lui restait, elle retourna à l'hôtel pour s'en procurer de nouveaux, mais il n'y en avait plus. Elle n'en trouva pas davantage chez Bill Ostler. Si bien que, à son retour à la cabane, elle ouvrit sa malle et en sortit ses jupons de coton. Ils étaient doux et frais, et elle en recouvrit le lit. Lorsqu'elle n'eut plus un seul jupon, elle commença à déchirer ses robes pour en faire des draps. Faisant 333 rouler Seth de côté, elle étendait une longueur de soie ou de satin sous lui puis allait jeter le linge souillé sur le bûcher qui se trouvait derrière la maison. Elle grattait ensuite une allumette puis regardait ses belles robes noircir et disparaître en fumée. Les bûchers de linge sale étaient si nombreux à Devil's Bar qu'un épais voile de fumée puante flottait au-dessus du campement. Comme elle n'avait plus rien à se mettre, elle ouvrit la caisse où Seth rangeait ses vêtements et en extirpa une étrange paire de pantalons appelés « blue jeans » dont les poches étaient fixées par des rivets métalliques, ainsi qu'une chemise de grosse toile. Les ayant enfilés, elle noua une corde autour de sa taille en guise de ceinture pour maintenir le pantalon en place. Comme elle n'avait plus le temps de soigner sa coiffure, elle décida de se faire deux longues nattes. Lorsqu'elle se présenta dans cet accoutrement chez Bill Ostler, le brave homme eut un choc. — Ma parole, s'exclama-t-il, j'ai cru voir entrer une squaw ! Afin de nourrir Seth — manger était devenu une question de vie ou de mort — elle réussit à vaincre sa peur du fourneau et à faire cuire du riz à la bonne consistance, auquel elle ajouta du sel et du sucre. Une bouillie de flocons d'avoine. Un bouillon de bœuf aux légumes. Du thé froid. Lorsque les vivres vinrent à manquer, elle retourna à l'hôtel, mais elle n'y trouva personne. La salle à manger et la cuisine étaient désertes. Cependant, elle entendit quelqu'un geindre à l'étage puis vomir bruyamment. Dehors, sur l'arrière, les restes nauséabonds d'une pile de draps souillés étaient en train de se consumer. Elle retourna chez Bill Ostler qui, bien que très mal en point, réussit à se traîner jusqu'à la porte. — Y a-t-il quelque chose que je puis faire pour vous aider ? s'enquit-elle. — Notre sort est entre les mains de Dieu, M'ame d'Arcy, bredouilla-t-il avant de s'effondrer. Angélique l'aida à regagner son lit où gisait une Mme Ostler moribonde, puis elle retourna au magasin chercher les marchandises dont elle avait besoin en échange d'une petite bourse de poudre d'or. 334 Elle se rendit ensuite chez les Swenson dans l'intention de leur acheter des œufs, mais elle trouva Ingvar éploré au chevet de sa femme. Voyant que Mme Swenson tenait un bébé endormi dans le creux de son bras, elle s'approcha pour l'examiner de plus près. — Oh, monsieur Swenson, votre bébé, dit-elle en se signant. — Je sais. Mais ma femme ne veut pas que je l'enterre, pauvre petit bonhomme. A l'exception d'un ou deux chiens errants, le campement était désert. En apercevant de nouvelles tombes dans le petit cimetière, Angélique se demanda à qui elles appartenaient et qui avait trouvé la force de les creuser. L'odeur pestilentielle rappela à Angélique l'épidémie de typhoïde qui avait ravagé le Mexique des années auparavant. Ici aussi, il y aurait de nombreux enterrements avant que la maladie ne fasse sa dernière victime. Jour et nuit, elle veillait sur Seth. Lorsque, en proie au délire ou à la douleur, il s'agitait, elle le prenait dans ses bras pour le bercer. Et lorsqu'elle le rehaussait dans le lit pour lui donner à manger ou qu'elle lui caressait le front, elle se sentait envahie par un sentiment de tendresse qu'elle n'avait jamais connu auparavant. Chaque soir, elle s'effondrait sur sa couche, exténuée. Le soir du dix-septième jour, Angélique examina attentivement le visage et le corps émaciés de Seth. Il ne lui restait plus que la peau et les os. Ses yeux s'étaient enfoncés dans leurs orbites, et il avait perdu tant de cheveux que son oreiller en était couvert. Il y avait plusieurs jours qu'il n'avait pas ouvert les yeux. Personne ne pourrait résister plus de deux semaines à une fièvre pareille, songea-t-elle. Néanmoins, elle ne pouvait rien faire de plus. Affamée et à bout de forces, elle contempla l'homme qui gisait dans le lit et dont les yeux brillants étaient habités par une lueur de folie. Un silence de mort flottait sur Devil's Bar. Le vieux piano désaccordé du saloon s'était tu, de même que le bruit des carrioles et des chevaux, le va-et-vient des personnes. Il lui semblait qu'il y avait des lustres qu'elle n'avait pas adressé la parole à un être humain. Lorsqu'elle était allée chez Charlie Bigelow, elle l'avait trouvé mort, étendu dans ses propres excréments. Plus personne ne venait à Devil's Bar. Pas même la diligence. Ils étaient oubliés du monde, seuls face à la mort. Vers minuit, alors qu'elle veillait Seth à la lueur vacillante de la lampe, Angélique eut l'impression de voir bouger des ombres autour d'elle. Elle crut tout d'abord qu'il s'agissait des fantômes de Charlie Bigelow, du bébé des Swenson et des deux femmes de chambre d'Eliza Gibbons. Mais elle ne tarda pas à réaliser qu'il s'agissait en fait de souvenirs très lointains, enfouis dans sa mémoire, qui tentaient de refaire surface — des choses que sa mère lui avait racontées sur sa famille de Californie. Enfant, Angélique avait pris les Navarro en grippe lorsqu'elle avait compris qu'ils n'aimaient pas son père. Mais sa grand-mère Angela avait aimé Jacques d'Arcy comme son propre fils. Elle se souvint du jour où elle avait appris la mort de son époux à la bataille de Chapultepec. Jamais elle ne s'était sentie aussi seule. A l'époque, son père était déjà parti, et sa mère était morte. Elle n'avait plus personne. A présent, elle-se^ souvenait qu'elle avait des cousins. Elle se rappelait vaguement un ours se débattant dans un corral tandis qu'elle l'observait en compagnie d'autres enfants, ses cousins. Jamais, jusqu'ici, elle n'avait songé à eux. Comme il devait être réconfortant d'avoir une famille pour vous soutenir dans l'adversité ! Soudain, elle la sentit tout près d'elle. Comme si elle lui avait apporté soutien et réconfort à travers ses souvenirs. Grand-Mère Angela à la table de la cuisine, en train de préparer une potion tout en expliquant patiemment à la petite Angélique, alors âgée de six ans, que cette variété d'écorce avait le pouvoir de faire tomber la fièvre. Sans même prendre le temps de réfléchir, Angela s'élança hors de la cabane et fila tout droit à la rivière. Là, elle chercha un saule à la lueur du clair de lune. Dès qu'elle en eut trouvé un, elle entreprit d'en arracher l'écorce avec des gestes rapides et désordonnés. Elle s'en retourna immédiatement à la cabane et mit de l'eau à bouillir dans laquelle elle jeta l'écorce. Elle la 336 laissa infuser puis tenta d'en verser quelques gouttes entre les lèvres de Seth. Mais ce dernier toussa et recracha la potion. Elle fit une deuxième tentative, en vain. C'est alors qu'elle eut l'idée de tremper un mouchoir dans le breuvage et de le presser entre ses lèvres. Patiemment, goutte après goutte, elle parvint à lui faire absorber la décoction. Pour finir, saisissant son rosaire, elle s'agenouilla à côté du lit et, posant sa tête sur la poitrine de Seth, se mit à prier de toutes ses forces. Au bout d'un moment, elle s'assoupit. Lorsqu'elle se réveilla, elle sentit la main de Seth sur ses cheveux. La fièvre était tombée, il était sauvé. Bien que Seth fût encore très affaibli, Angélique pouvait désormais le laisser seul pour aller porter secours aux autres malades àu campement. Elle aidait à nourrir et à laver les patients, faisait cuire d'énormes quantités de haricots pour les bien portants, participait aux enterrements et à l'incinération des linges souillés, divulguait sa recette secrète à base d'écorce de saule. Le soir, assise au chevet de Seth, elle lui lisait des extraits de son manuel d'agriculture. Il sourit d'abord faiblement lorsqu'il l'entendait réciter : « Si vous souhaitez élever des poules pondeuses, nous vous recommandons la White Leghorn », puis plus tard, quand il eut retrouvé des forces, il rit à gorge déployée quand elle lisait d'un ton solennel : « La vache Holstein donne quatre fois plus de lait qu'une vache ordinaire... » Pour finir, la typhoïde disparut complètement de Devil's Bar. Le dernier enterrement avait eu lieu quelques jours auparavant et les gens recommençaient peu à peu à vaquer à leurs occupations, s'efforçant d'oublier les horreurs qu'ils avaient vécues. Seth, qui pouvait désormais s'asseoir sur une chaise, posa sur Angélique des yeux clairs dont toute trace de maladie avait disparu et dit : — J'ai une faim de loup. Elle lui prépara des galettes de pomme de terre qui, à sa grande surprise, étaient parfaitement réussies, fondantes au milieu et croustillantes à souhait sur le pourtour. Tout en mangeant, il lui demanda des nouvelles du camp. 337 — Ingvar Swenson a perdu sa femme et son enfant. Mme Ostler est morte, annonça-t-elle, la gorge serrée par l'émotion. Le cimetière s'était agrandi d'une trentaine de tombes au cours de l'épidémie. — Eliza ? s'enquit-il. — Mlle Gibbons est encore très faible. — J'irai lui rendre visite dès je tiendrai sur mes jambes. Ai-je parlé pendant mon délire ? Elle sourit. — Vous avez ouvert les yeux une fois, vous m'avez regardée et dit que vous ne saviez pas qu'il y avait des anges en enfer. Vous avez aussi parlé de votre mère. Vous avez l'intention de retourner la voir ? — Je ne peux pas retourner là-bas. Mes parents ne veulent pas me voir. — Votre père peut-être, car il doit vous en vouloir. Mais votre mère ? — Le jour où je suis sorti de prison, je suis allé la voir. Elle m'a dit de m'en aller et de ne plus jamais revenir. Elle-m’a reproché de l'avoir affublée d'un invalide et a dit que j'aurais mieux fait de le tuer d'une bonne fois ou le laisser tranquille. Elle m'a reproché d'avoir fait de sa vie un calvaire. — Elle finira par changer d'avis. Après tout, c'est votre mère. — L'année dernière, je lui ai envoyé tout l'or que j'ai récolté pendant le premier mois, il y en avait pour plus de cinq cents dollars. Elle m'a répondu de garder mon argent, que mon père gaspillerait tout en boisson. (Il secoua la tête.) Ils ne veulent plus entendre parler de moi. Je suis seul désormais. Mais je me suis fait une raison. A cet aveu, le cœur d'Angélique se serra. Elle aurait voulu le prendre dans ses bras et lui dire qu'il n'était pas seul, que quelqu'un qui l'aimait. Mais elle ne put faire un seul geste ou articuler la moindre parole. — Reposez-vous, ordonna-t-elle. Bientôt, vous serez suffisamment fort pour pouvoir recommencer à travailler. 338 — Comment se fait-il que tout le monde soit tombé malade sauf vous ? — Je n'ai pas mangé de pêche. — Je ne mangerai plus jamais de pêches de ma vie. Comment avez-vous su que les fruits étaient mauvais ? — Au Mexique, les curanderas m'ont appris que certaines personnes pouvaient colporter la maladie sans jamais tomber malades. Si vous mangez des aliments que ces gens ont touchés, vous attrapez la fièvre. J'ai senti d'instinct que le vieil homme colportait la maladie. Il laissa un instant errer son regard sur sa silhouette. — Sans vos nattes, vous auriez l'air d'un garçon, dit-il. ,— Je n'ai plus une seule robe, répondit-elle avec le sourire. Puis, mettant ses mains devant son visage, elle éclata en sanglots. Lorsque Seth eut repris suffisamment de forces, il se rendit chez Eliza Gibbons qui entre-temps s'était rétablie, puis à la rivière pour inspecter sa concession. A son retour, il trouva Angélique en train de plier bagage. Elle n'avait plus besoin de sa malle à présent. Tout ce qu'elle possédait tenait dans une taie d'oreiller. Elle lui dit : — Quand j'ai débarqué à San Francisco, j'avais l'espoir d'y trouver quelqu'un qui prendrait soin de moi. M. Boggs. Mon père. Ou peut-être même un époux. Je n'aurais jamais imaginé que je serais capable de me débrouiller seule un jour. Mais aujourd'hui je sais cuisiner, faire la lessive, tenir une maison. J'ai même appris à parler comme une Américaine. J'ai décidé d'aller de campement en campement pour offrir mes services jusqu'à ce que j'aie retrouvé mon père. — Vous ne pouvez pas partir ! Elle détourna les yeux, le menton tremblant. — Nos chemins se séparent ici, monsieur Hopkins. Vous allez retourner à la prospection et à Eliza Gibbons, qui vous aime, et moi je vais chercher mon père. A sa surprise, il la saisit par les épaules et dit : 339 — Angélique, j'ai besoin de vous. Avant de vous rencontrer, je vivais dans un monde de grisaille. Mais vous m'avez apporté des arcs-en-ciel, et toutes les fleurs qui poussent sur cette bonne vieille terre. Et, moi, pauvre idiot ! Je vous ai enfermée dans cette vilaine cabane alors que vous êtes faite pour vivre au soleil. Chaque matin, je descendais à la rivière, parmi les arbres, les chants d'oiseaux et le soleil, et je vous laissais seule ici, dans ce trou obscur. J'aurais dû vous emmener dans les bois. Je n'ai même jamais eu l'idée de vous montrer ma concession. Je vous ai emprisonnée comme je l'ai été moi-même, jadis à la mine, puis en prison. Prenant son visage entre ses mains, il lui dit avec passion : — Ecoutez, Angélique. J'en ai assez de chercher de l'or. Il en reste encore dans la rivière, mais je ne suis pas cupide. J'estime m'être suffisamment enrichi, et de toute façon il faut en laisser pour les autres. Tout mon argent est placé à la banque et je suis prêt à le partager avec la femme dont je suis éperdu-ment amoureux et dont j'ai besoin à mes côtés jusqu'à la fin de mes jours. Je vous en prie, Angélique, dites-moi que vous acceptez de m'épouser. D'ailleurs, comment pourrais j^e^-me lancer dans l'agriculture sans vos précieux conseils ? Sans vous pour écouter d'où vient le vent et me dire ce qu'il apporte ? Mais comment aurait-elle pu lui répondre alors qu'il pressait violemment ses lèvres sur les siennes ? — Hou-hou ! Il y a quelqu'un ? Ils se retournèrent et virent un homme blanc vêtu de daim et coiffé d'un bonnet de fourrure s'encadrer dans la porte. — Dites-moi, braves gens, on m'a dit que vous étiez à la recherche d'un dénommé d'Arcy. Je peux vous conduire jusqu'à lui si vous le souhaitez. Comme le voyage s'annonçait long, ils achetèrent des mules et des vêtements d'hiver, puis ils prirent la route des montagnes, faisant d'abord une halte à American Fork pour prononcer leurs vœux de mariage devant le juge. Lorsqu'ils atteignirent la tombe de d'Arcy, la neige commençait à tomber. 340 Angélique s'agenouilla et récita une prière. Puis elle suspendit son rosaire — un chapelet que son père lui avait offert pour sa première communion — autour de la croix de bois. Le trappeur qui les avait conduits jusque-là dit à Angélique : — Là-bas, c'est la squaw qui vivait avec votre père. Elle regarda dans la direction qu'il lui indiquait et aperçut une Indienne aux longues nattes grises à travers les arbres. — Ils n'étaient pas mariés, expliqua le trappeur. Mais Jack l'aimait beaucoup. (Il secoua la tête.) La vie ne va pas être facile pour cette pauvre femme, maintenant que son homme n'est plus là pour la protéger. (Il haussa les épaules.) Mais que voulez-vous... Sa race a presque entièrement disparu. Elles se dévisagèrent en silence, la femme des bois et la femme des villes, toutes deux avec les cheveux tressés et des yeux sombres en amande. Puis la vieille femme tourna les talons et disparut dans les bois. I Glissant sa main dans celle de Seth, Angélique dit : — Je veux retourner à Los Angeles, voir si l'hacienda existe ! toujours, si Grand-Mère Angela est encore vivante. — Comme m voudras, ma très chère femme. C'est là-bas que nous allons établir notre ferme. Sous le soleil, en pleine lumière, et jamais plus nous ne connaîtrons l'obscurité. 15. Lorsque Jared l'avait embrassée, Erica s'était demandé si elle n'allait pas littéralement prendre feu et exploser. Tout s'était passé si vite et de façon tellement inattendue ! Après quoi, elle avait perdu connaissance. Par manque d'oxygène, avaient conclu les médecins du SAMU. D'être restée trop longtemps enfermée dans la grotte. Elle n'arrivait à penser à rien d'autre qu'à ce baiser, et pour-tant, le matin même, tandis qu'ils finissaient de déblayer les éboulis qui obstruaient l'entrée de la caverne, elle avait fait une trouvaille extraordinaire. Lorsqu'elle en avait fait part à Jared, ce dernier s'était aussitôt enthousiasmé. La police avait arrêté Coyote, alias Charlie Braddock, qui avait avoué avoir placé des explosifs à l'entrée de la grotte afin de stopper les fouilles. Voyant que l'incident donnait lieu à des débats enflammés entre les partisans de la fermeture de la grotte et ceux qui, au contraire, préconisaient son ouverture au public, Erica et Jared avaient décidé de mettre les bouchées doubles. Or, le mystérieux sac de toile cirée retrouvé au niveau III semblait susceptible de leur fournir la clé dont ils avaient besoin pour identifier l'héritier probable du squelette. Il renfermait un parchemin qui, bien qu'attaqué par la moisissure, demeurait lisible. Il s'agissait du titre de propriété d'un domaine appelé Rancho Paloma, transféré au nom d'un certain Navarro. Les points de repère figurant sur le plan cadastrai 342 — las Cienegas (les marais), la Brea (la poix), El Camino Viejo (le vieux chemin) — correspondaient à des quartiers aujourd'hui très huppés de Los Angeles qui, bien qu'ayant fréquemment changé de nom depuis l'arrivée des Espagnols, étaient parfaitement reconnaissables. El Camino Viejo — rebaptisé successivement Orange Street, Sixth Street, Los Angeles Avenue, puis Nevada Avenue, portait aujourd'hui le nom de Wil-shire Boulevard. Erica et Jared s'étaient aussitôt rendus aux archives de la ville de Los Angeles où ils avaient passé la matinée à éplucher des documents remontant à 1827. Installés devant une pile impressionnante de rapports, cartes topographiques, photographies, disquettes informatiques et cassettes vidéo, Jared effectuait des recherches sur les titres de propriété et les concessions, tandis qu'Erica s'efforçait d'établir la liste des propriétaires successifs. Au bout d'un moment, Erica se renversa sur sa chaise pour s’étirer. Elle en profita pour jeter un regard furtif à Jared, absorbé dans l'examen d'un très vieux registre. Malgré elle, elle repensa à leur baiser, à la fois tendre et passionné. Quand elle avait entrouvert les lèvres, sa langue avait effleuré la sienne. Cela n'avait duré que quelques secondes, mais il y avait plus de force dans cette étreinte que dans une vie entière de regards langoureux et de baisers volés. Jared avait allumé en elle un feu qui brûlait toujours, et lorsqu'il tendit la main pour prendre son café elle songea qu'elle n'avait jamais vu geste plus sexy. — Vous avez trouvé quelque chose d'intéressant ? s'enquit-elle. Il se massa la nuque et lorsque ses yeux rencontrèrent les siens Erica eut l'impression d'y voir briller des braises. — Si mes déductions sont exactes, Rancho Paloma a été démembré et vendu en 1866 à des Américains arrivés de fraîche date, dit-il d'une voix qui trahissait un désir de parler d'autre chose que d'archives historiques. C'est du moins ce qu'imagina Erica, car en fait elle ignorait quels étaient les sentiments de Jared qui, après ce premier baiser, n'avait pas cherché à recommencer. 343 — Le titre de propriété aurait donc été enterré dans la grotte en 1866 ? conjectura-t-elle. Du fait des éboulements provoqués par l'explosion, il n'avait pas été possible de déterminer avec précision à quel niveau le parchemin avait été enterré. — C'est probable. Par quelqu'un qui souhaitait peut-être empêcher la transaction. — Mais pourquoi dans notre grotte ? Pourquoi l'enterrer dans la grotte de la Première Mère ? Jared se massa le menton d'un air absent. — C'est un peu comme si, en enterrant le document dans la grotte, la personne avait voulu rendre symboliquement la terre à la Première Mère, suggéra-t-il dans un murmure. — Un parent peut-être, l'un de ses descendants ? Leurs yeux se croisèrent et ils eurent la même idée au même moment. — Si c'est le cas, s'exclama Erica soudain en proie à une vive excitation, et si nous parvenons à retrouver les descendants de ces Navarro, nous avons une chance de découvrir à qui appartient le squelette ! Repoussant sa chaise, Jared se leva puis s'étira nonchalamment. Erica, fascinée, regarda l'étoffe de sa chemise se tendre sur ses muscles saillants. Jared avait du mal à se concentrer sur la tâche qui les avait amenés ici. Il ne cessait de penser à l'histoire incroyable qu'Erica lui avait racontée après qu'il l'eut hissée hors de la grotte éboulée. Abandonnée à l'âge de cinq ans, elle n'avait cessé d'être trimballée de famille d'accueil en famille d'accueil jusqu'au jour où une avocate du nom de Lucy Tyler, rencontrée par hasard au tribunal alors qu'elle comparaissait pour un délit mineur, l'avait prise sous son aile. Erica n'avait que seize ans à l'époque, mais les faits qui lui étaient reprochés avaient été tellement montés en épingle qu'elle avait failli se retrouver embringuée dans un système pénal dont elle ne serait probablement jamais sortie. Par chance, l'avocate avait présenté son dossier sous un jour favorable, de telle sorte qu'Erica avait 344 cessé d'être un simple numéro pour devenir une personne à part entière. C'est pour cette raison, disait-elle, et parce que personne d'autre qu'elle n'était prêt à le faire, qu'elle se battait bec et ongles pour défendre la femme d'Emerald Hills. Après avoir été désignée tuteur ad litem d'Erica, Lucy Tyler lui avait trouvé un foyer d'accueil convenable où elle lui rendait visite régulièrement. Elle était devenue son mentor, et grâce à elle elle avait eu envie de faire quelque chose de sa vie. Après avoir décroché son bac, elle avait pris son nom. Lucy Tyler était morte une semaine après qu'elle eut soutenu sa thèse de doctorat — d'une leucémie lymphocytaire dont elle ne lui avait rien dit, de peur de la perturber dans ses études. — Qu'avez-vous trouvé concernant les Navarro ? demanda-t-â, revenant soudain à la réalité. — Pas grand-chose, répondit Erica qui avait compulsé un énorme ouvrage intitulé Premières Familles de Californie. Une famille Navarro vivait effectivement à Rancho Paloma, mais le registre n'en dit pas plus. Plusieurs milliers de Navarro vivent actuellement dans le comté de Los Angeles. Même en admettant que nous puissions mener des recherches sur chacun d'eux, il faudrait que les Navarro de Rancho Paloma soient restés à Los Angeles. Il opina du chef, puis dit : — Je commence à avoir l'estomac dans les talons. Il y a un traiteur tex-mex en bas. Bœuf ou haricots rouges ? — Poulet pour moi, et une boisson light, n'importe laquelle. Elle le regarda s'éloigner d'un air pensif. De tous les hommes qui avaient essayé de franchir la barrière de son cœur, Jared Black, son ennemi de toujours, n'était pas celui dont elle aurait prédit la victoire. Et maintenant ? Etait-ce à elle de faire le premier pas ? Elle n'était pas certaine qu'il veuille donner suite à leur baiser. Peut-être même regrettait-il son geste ? Brusquement, l'avenir lui apparut à la fois plein de promesses et d'incertitudes. S'obligeant à revenir à la réalité, elle passa en revue la quantité phénoménale de documents qui s'étalait sous ses yeux — coupures de journaux, actes de naissance, de décès et de mariage ; dossiers émanant du bureau des brevets, de la perception, des services de police ; annales, chroniques, souvenirs, notes manuscrites, inventaires, registres, statistiques, listes diverses, papiers officiels, minutes de procès — et se demanda comment elle allait procéder pour établir un lien entre le titre de propriété et la grotte. Finalement, elle décida de recenser les Navarro décédés entre 1865 et 1885 et, ayant pris place derrière l'un des ordinateurs mis à la disposition du public, interrogea la base de données. La plupart des noms figurant dans les archives de cette époque étaient suivis de points d'interrogation. Peu après, Jared revint avec le déjeuner. Il s'assit à côté d'elle et commença à déballer les tacos à l'odeur délicieusement épicée. Elle dit : — Autant essayer de passer une annonce dans le journal. « Cherchons toute information concernant M. ou Mme Navarro, ayant vécu aux alentours de 1866... » Il rit et hocha la tête. . Erica fit sauter le couvercle de son Coca. . — J'ai l'impression de travailler à la brigade des Personnes recherchées ! Ils commencèrent à manger en silence tout en regardant le va-et-vient des chercheurs — enseignants, historiens, écrivains et particuliers — venus consulter les archives. Erica remarqua une jeune femme rousse en pourparlers avec la réceptionniste. Elle lui demandait comment faire pour retrouver une famille du nom de McPherson, établie à Los Angeles au début du siècle. — Ce sont mes ancêtres du côté de ma mère, expliquait la jeune femme. Le cœur d'Erica bondit dans sa poitrine. Reposant précipitamment son sandwich, elle retourna s'asseoir derrière l'ordinateur et, après avoir fermé la base de données statistiques, se connecta aux archives des services de police. Comme elle sélectionnait le service des Personnes recherchées, une idée germa subitement dans sa tête : La disparition de ma mère a-t-elle jamais été signalée à la police ? 346 Elle avait entrepris des recherches des années auparavant, mais à l'époque il n'existait pas de bases de données informatiques et il lui avait fallu brasser une quantité considérable de documents et d'archives qui, en fin de compte, ne l'avaient menée nulle part. Cédant à l'impulsion, Erica décida de mettre momentanément de côté ses recherches sur les Navarro, elle saisit « 1965 » sur le clavier — l'année de l'arrivée de sa mère dans la communauté hippie. Elle ajouta : « sexe féminin », « blanche », « enceinte » et « moins de trente ans ». Beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts depuis, songea Erica en tambourinant nerveusement des doigts sur la table pendant que la machine effectuait les recherches. Elle n'était d'ailleurs pas certaine que sa mère se soit enfuie de chez ses parents. Peut-être Savaient-ils où elle était partie ? Et peut-être même étaient-Us contents d'être débarrassés d'elle, auquel cas il n'y avait pas eu d'enquête de police. Lorsque les résultats s'affichèrent enfin, elle scruta anxieusement la liste des noms des jeunes filles portées disparues. Un grand nombre d'entre elles étaient des adolescentes, quelques-unes enceintes. N'importe laquelle de ces filles aurait pu être ma mère. Elle revint en arrière et relut la liste, plus attentivement cette fois, en prononçant chaque nom à voix basse pour voir si l'un d'eux lui était familier. Puis elle tomba sur : Monica Dockstader. Dix-sept ans. Châtain. Un mètre soixante-huit, cinquante-six kilos, enceinte de quatre mois. Aperçue pour la dernière fois à la gare routière de Palm Springs. Dockstader. Ce nom lui disait très vaguement quelque chose. Et la date ! Juillet. Cela signifiait que le bébé de Monica Dockstader était né en novembre. Comme Erica. Elle retourna aussitôt à la réception et se procura les microfilms du Los Angeles Times et de Y Herald Examiner pour l'année 1965. Les doigts tremblants, elle plaça le premier de la série sur la visionneuse. Il ne fallut pas plus de cinq minutes. — Oh, mon Dieu ! 347 Jared leva les yeux. — Vous avez trouvé quelque chose ? — Je crois que j'ai trouvé... (Elle tourna vers lui des yeux stupéfaits. Sa voix s'étrangla.) Ma mère... Jared vint se poster derrière elle et lut le gros titre qui s'étalait sur la visionneuse : « Disparition d'une riche héritière de Palm Springs. Une enquête est en cours. Ses parents offrent une récompense. » L'article était bref, les parents de la jeune fille la suppliaient de revenir. « Elle se fait appeler Rayon de lune », avait expliqué Kathleen Dockstader, la mère de Monica, à la police. — Rayon de lune... murmura Erica. Trente ans auparavant, un homme chauve avait dit la même chose à l'assistante sociale : « Elle se faisait appeler Rayon de lune. » — Apparemment, il ne s'agit pas d'un enlèvement, commenta Jared, mais d'une fugue. Si l'affaire a fait autant de bruit, c'est uniquement parce que les parents étaient richissimes. Il est dit ici que les Dockstader étaient les plus anciens et les plus gros exportateurs de dattes des Etats-Unis. Je me^ demande si leur firme existe toujours. Erica tendit un doigt vers l'écran. Les deux personnes d'âge mûr que l'on voyait en photo étaient peut-être ses grands-parents. Jared se pencha un peu pour les regarder de plus près. — Ça alors ! Regardez la photo qui figure en bas de page. Cette fille, Monica Dockstader. C'est votre portrait tout craché ! — Est-ce que cet endroit vous rappelle quelque chose ? s'enquit Jared tandis que la Porsche quittait l'autoroute pour s'engager sur l'avenue Dockstader. De part et d'autre de la route s'étiraient de majestueuses rangées de palmiers dattiers. Au-delà, on apercevait le désert aux tons fauves encadré de montagnes dont les cimes enneigées viraient au rose dans le soleil couchant. — Non, dit-elle, mais je ne crois pas avoir jamais quitté la communauté dans laquelle je suis née avant d'être transférée 348 à l'hôpital de San Francisco. Je n'avais que cinq ans, à l'époque, et ils m'ont immédiatement placée dans une famille d'accueil. Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais mis les pieds ici. En consultant Internet, ils avaient trouvé un site consacré à Dockstader Farms. Gigantesque plantation de palmiers dattiers des environs de Palm Springs dans la vallée de Coachella, l'empire Dockstader proposait un restaurant, une boutique de souvenirs, ainsi qu'une visite guidée du domaine et de l'usine de conditionnement, avec remise d'échantillons gratuits aux visiteurs. Le site comportait une page intitulée « Notre famille ». Erica avait espéré y trouver l'histoire des Dockstader, mais il ne s'agissait en fait que de l'organigramme de l'entreprise — depuis le vice-président jusqu'au modeste cueilleur de dattes: Jirica avait appelé le domaine depuis le bureau des archives, mais il lui avait été répondu que Mme Dockstader ne prenait aucun rendez-vous avant son retour de vacances, dans six mois. Erica avait un instant songé à dire qui elle était à la secrétaire, puis elle s'était ravisée. Ce n'était pas le genre de confidences que l'on pouvait faire à une secrétaire, et encore moins par téléphone. Mieux valait qu'elle se rendît sur place directement. D'autant que Mme Dockstader s'envolait le lendemain. Ils dépassèrent un panneau proclamant Maison établie depuis 1890 puis longèrent l'aire de stationnement avant de s'engager sur une petite allée pavée flanquée de chênes centenaires et de saules. Peu après, ils arrivèrent en vue d'une pancarte portant la mention Propriété privée, entrée interdite au public, mais Jared l'ignora. Erica ferma les paupières et sentit son cœur partir au galop. Elle savait ce qu'ils allaient trouver au bout de cette allée : une gigantesque demeure de style victorien, remplie d'antiquités et de souvenirs de famille, avec en son centre Kathleen Dockstader, une petite grand-mère de soixante-douze ans, aux mains déformées par l'arthrose et aux cheveux blancs. Erica pouvait presque sentir l'odeur de lavande de la vieille femme lorsqu'elle lui dirait d'une voix étranglée par les sanglots « Oui, je suis ta grand-mère », en la prenant tendrement dans ses bras. 349 Au bout de l'allée pavée, ils débouchèrent sur une allée circulaire, de luxuriantes pelouses, de gracieuses fontaines, et une maison à l'architecture futuriste. Moitié stuc blanc et moitié verre, la résidence des Dockstader était une construction de plain-pied, aux lignes sobres et élégantes, dépourvue de toute ostentation. Une Rolls-Royce était stationnée devant la maison et un homme en livrée était en train de charger des bagages de marque et un sac de golf dans le coffre. Jared se gara et dit à Erica : — Prête? — Un peu anxieuse, répondit-elle en lui prenant spontanément la main. C'est très gentil à vous de m'avoir accompagnée. — Pour rien au monde, je n'aurais voulu manquer cela, dit-il en étreignant doucement ses doigts. Il y a trente-cinq ans que cette femme vous recherche. Elle était même disposée à payer une forte récompense à qui vous retrouverait. (Son sourire s'élargit.) J'espère qu'elle a des sels médicinaux à portée de main. Erica regarda Jared au fond des yeux et vit que ses pupilles n'étaient pas sombres mais d'un gris plein de franchise-qui lui redonna confiance en elle. — Il y a une question que je me suis posée toute ma vie... Est-ce que ma mère est retournée me chercher à la communauté ? Peut-être ignorait-elle qu'un homme m'avait emmenée à l'hôpital de San Francisco en même temps que la femme qui est morte d'une overdose ? — Peut-être qu'elle est retournée vivre chez ses parents, peut-être qu'elle est ici, suggéra Jared en scrutant la maison de verre et de stuc qui ressemblait à un modèle réduit entouré d'arbres et de buissons parfaitement taillés. Sur le seuil, ils furent interceptés par le majordome. — Je vous en prie, c'est urgent, dit Erica. Dites à Mme Dockstader que nous sommes ici au sujet de sa fille. L'homme les introduisit dans un vestibule aux tons fauves pavé d'un carrelage brillant comme du verre et surmonté d'un dôme ouvrant sur le ciel. On les fit patienter pendant près de trente minutes. Peu à peu, la lumière du jour fit place à une lumière électrique tamisée. 350 Une femme apparut enfin, qui n'avait rien d'une petite vieille attendrissante. — Je suis Kathleen Dockstader, dit-elle sèchement en s'adressant à Jared. Que voulez-vous me dire au sujet de ma Erica fut momentanément frappée de mutisme. Le teint hâlé, vêtue d'un bermuda rose et d'une chemise de golf blanche, la masse de ses cheveux blonds ramenée sous une visière surmontée de la griffe Dinah Shore Golf Classic, Kathleen Dockstader faisait beaucoup plus jeune que son âge. — Mon nom est Erica Tyler, dit Erica qui avait retrouvé sa voix. Et j'ai des raisons de croire que je suis votre petite-fille. La femme regarda Erica pour la première fois. Ses traits se figèrent. Elle cligna des paupières puis demanda d'un ton glacial : — Et pourquoi ? ï en regrettant de ne pas être conviée à s'asseoir et à un prendre un thé glacé qui l'aurait aidée à trouver les paroles adéquates, Erica raconta son histoire à Mme Dockstader, puis elle lui parla de ses recherches dans la base de données des Personnes recherchées et de l'article de journal qu'elle avait trouvé aux archives. — Mademoiselle Tyler, coupa sèchement Kathleen Dockstader, je prends l'avion ce soir et je n'ai pas de temps à perdre en spéculations. Donnez-moi des preuves. (Elle tendit une main ridée aux veines saillantes qui trahissait son âge véritable.) Un acte de naissance ? Des lettres ? Des photos ? — Je n'ai rien de tout cela. La femme eut une moue méprisante. — Je vois. Encore une de ces histoires abracadabrantes que je suis censée gober. Vous perdez votre temps, conclut-elle en tournant les talons. — Madame Dockstader, s'écria Erica d'une voix pressante. J'ai des souvenirs. Je vivais dans une forêt en compagnie d'un grand nombre de gens. Je crois savoir qu'il s'agissait d'une communauté hippie. Je me revois quittant les bois à bord d'une voiture pour me rendre en ville. L'homme qui conduisait fille ? 351 avait les cheveux longs et une barbe, il m'a emmenée, ainsi qu'une femme, à l'hôpital. Il n'est pas resté. Il a dit qu'il n'était pas le mari de la femme, que je n'étais pas son enfant et qu'il ne connaissait même pas son vrai nom. Je me souviens vaguement d'une assistante sociale qui m'a posé des questions. Elle m'a demandé mon nom, mon âge, ce genre de choses. Je lui ai dit que je m'appelais Erica, mais que je n'avais pas d'autre nom. Je connaissais toutefois mon âge et ma date de naissance, si bien qu'un acte de naissance a pu être établi. Des recherches ont été menées auprès de la communauté. J'ai entendu dire par l'un des enquêteurs que ma mère se faisait appeler Rayon de lune, et qu'elle était partie avec un motard en me laissant avec les hippies. Ensuite, je suis devenue pupille de l'Etat. C'est tout ce que je sais. C'est tout ce que je peux vous dire. Les lèvres de Kathleen se retroussèrent en une moue méprisante. — Vous croyez que je ne vois pas clair dans votre petit jeu. Vous cherchez à profiter d'une vieille dame fortunée. — Pardonnez-moi, madame, coupa Jared, mais vous n'avez rien d'une vieille dame. Elle lui décocha un regard peu amène. — Je n'ai que faire de votre condescendance. Je suis vieille, riche et sans héritiers, ce qui fait de moi une cible de choix pour les escrocs de tout poil. Vous n'êtes pas la première à essayer de vous faire passer pour ma petite-fille. Anastasia Romanov n'a pas eu autant de mystificatrices ! La disparition de ma fille en 1965 a été largement divulguée dans la presse, de même que le fait qu'elle était enceinte. J'ai mis des annonces dans tous les journaux du pays. J'ai offert des récompenses. Vous n'avez pas idée du nombre de « petites-filles » qui ont défilé. Je dois dire que votre version, selon laquelle vous auriez grandi dans une communauté hippie, est une trouvaille, quoiqu'un brin mélodramatique. A présent, si vous voulez bien m'excuser. — Ce n'est pas votre argent qui m'intéresse. Je ne suis pas venue ici pour revendiquer quoi que ce soit. Je veux simplement savoir qui je suis et qui étaient mes parents. 352 — Mademoiselle, à force d'accumuler les déceptions, j'ai fini par m'endurcir. Quel que soit votre stratagème, vous perdez votre temps. — Mais... est-ce que je ne ressemble pas à votre fille? A l'instant même, quand vous êtes entrée, j'ai vu à votre expression... — Vous n'êtes pas la première à vous servir de votre ressemblance avec une héritière dans l'espoir de toucher le gros lot. Sachez que ma fille n'avait pas de signes particuliers. Elle était jolie, simplement, comme vous. — Mais qui était mon père ? Ses sourcils s'arquèrent en une courbe aristocratique. — Comment voulez-vous que je le sache ? — Je veux dire qui est l'homme qui a mis votre fille enceinte ? Kathleen émit un claquement de langue impatient. ^^Je vous prierai de bien vouloir vous retirer sur-le-champ. — Madame Dockstader, ma mère souffrait-elle de migraines épouvantables qui provoquaient des hallucinations visuelles et acoustiques ? Vous-même, en avez-vous ? Kathleen s'approcha du panneau de l'interphone et pressa un bouton. — Vigile, venez immédiatement. Nous avons des visiteurs indésirables qui doivent être escortés hors de la propriété. Puis elle sortit de la pièce. — Madame Dockstader, s'écria Erica en lui emboîtant le pas. Je ne cherche pas à vous duper... Elle s'arrêta. A l'autre bout du salon entièrement moquette de blanc, au-dessus d'une cheminée de pierre blanche, s'étirait une immense toile représentant deux soleils, l'un rouge écarlate et l'autre jaune. Saisissant Erica par le bras, Jared murmura : — Il vaut mieux partir, sinon elle est fichue de nous faire arrêter. C'est alors que son regard tomba sur la toile. Il resta interdit. — Ma parole, mais c'est la fresque de la grotte ! 353 Erica se tourna à nouveau vers Kathleen Dockstader, mais la veuve avait disparu. Au même instant, un imposant gaillard arborant un badge d'agent de sécurité s'encadra dans la porte. Erica et Jared sortirent sans un mot, sautèrent dans la Porsche et filèrent sans demander leur reste. Quand ils eurent rejoint le flot du trafic au pied de la colline, Jared quitta un instant la route des yeux pour observer Erica. Elle avait les traits tendus et les yeux brillants de larmes. Il eut soudain envie de la prendre dans ses bras et de l'embrasser passionnément, comme il l'avait fait lorsqu'il l'avait hissée hors de la grotte. Il eut envie de retourner chez Mme Dockstader pour lui dire en face qu'elle n'était qu'une mégère aigrie et sans cœur. Soudain, il avait une furieuse envie de pourfendre des dragons. Mais il se contenta de demander : — Ça va ? Elle hocha la tête en silence, les lèvres pincées. Ils s'arrêtèrent à un feu rouge. Sur leur droite, les terrains de golf et les hôtels de luxe richement illuminés semblaient vouloir rivaliser avec les étoiles qui commençaient à poindre dans le ciel. Devant eux, le flot du trafic s'écoulait entre deux rangées serrées de restaurants, boutiques et stations-service. A gauche, une route escarpée cheminait à travers la broussaille et les rochers. Quand le feu passa au vert, Jared prit à gauche. Erica ne protesta pas. Les étoiles étaient sorties et la lune commençait à monter dans le ciel. Erica n'avait pas desserré les dents depuis qu'ils avaient quitté la propriété Dockstader, et elle était toujours silencieuse lorsqu'il atteignirent le sommet de la colline. Jared arrêta la Porsche à l'orée d'un bois et éteignit les phares. Ici, parmi les grands pins enveloppés de silence, les étoiles semblaient plus brillantes et la voûte céleste plus proche. L'air était froid et mordant. Jared se tourna vers Erica et attendit. — Cette femme est ma grand-mère, et elle le sait, murmura-t-elle. (Elle était livide.) Vous avez vu comme son expression s'est figée quand elle m'a vue, la première fois ? Il est évident 354 qu'elle m'a reconnue. Comment est-il possible que, après avoir dépensé autant d'argent et d'énergie pour me retrouver, elle ait cherché à m'éconduire ? (Erica regarda ses mains.) Dans le rapport de police concernant Monica, il est dit qu'elle était enceinte de quatre mois, ce qui signifie que le bébé était attendu pour novembre 1965. Or, il se trouve que je suis justement née au mois de novembre 1965. Pourquoi ma grand-mère me rejette-t-elle ? — Les voies du cœur sont impénétrables, dit Jared en étirant un bras sur le dossier de la banquette de telle sorte que ses doigts effleuraient ses cheveux. L'obscurité semblait se refermer peu à peu autour de la voiture, comme pour protéger ses occupants des regards indiscrets. Ou était-ce pour écouter ce qu'ils avaient à se dire ? — Quand Netsuya est morte, dit Jared doucement, je me suis enfui pour me cacher du monde. C'est une équipe de biologistes marins qui m'a retrouvé. Tout ce que mon père a trouvé à me dire quand ils m'ont ramené à la maison, c'est que j'avais jeté le discrédit sur ma famille. Ensuite, il a essayé de me faire des excuses, mais trop tard : ce qui avait été dit ne pouvait être effacé. Depuis, plus rien n'est comme avant entre nous. Il effleura des doigts une boucle de cheveux égarée sur sa nuque. Elle frémit. Dehors, la nuit s'était épaissie. Deux prunelles dorées scintillèrent dans les fourrés. Non loin d'eux, un oiseau de nuit jeta son cri triste et solitaire. — Quand j'étais enfant, poursuivit Jared, je rêvais de devenir architecte. Mais mon père voulait que je sois avocat, si bien que j'ai fait des études de droit. J'ai toujours admiré et respecté mon père, jusqu'au jour où il m'a dit que j'avais déshonoré la famille. Ce jour-là, j'ai eu l'impression d'avoir affaire à un étranger, un individu pour lequel je n'avais aucune estime. Et j'ai pensé : jamais je ne lui pardonnerai. Et pourtant... (Il laissa échapper un soupir en regardant fixement les arbres devant lui.) Maintenant que je connais votre histoire et que j'ai vu la réaction de Mme Dockstader, je me dis que les parents, les grands-parents ou les frères et sœurs sont des gens comme les 355 autres, et que personne n'est parfait. Donnez-lui du temps, Erica. Dites-vous qu'elle est en train de réfléchir, elle aussi. Pour finir, elle tourna vers lui deux pupilles ambrées. — Mais la fresque. Jared, je pense que c'est ici que j'ai eu la vision qui hante mes rêves depuis l'enfance. — Une vision ? (Il fronça les sourcils.) De quoi voulez-vous parler ? Elle ouvrit la portière et sortit de la voiture. Jared la suivit. Depuis ces hauteurs, on dominait toute la vallée de Coachella qui s'étirait à leurs pieds comme un océan noir scintjUânt sous les étoiles. Ils inspirèrent l'air vivifiant de la montagne, chargé d'une odeur de sève et d'humus. Puis Erica commença à longer un petit sentier illuminé par le clair de lune. Jared lui emboîta le pas. Elle raconta : — La fresque de la grotte — je la vois régulièrement en rêve, depuis que je suis enfant. Dès que la photo est parue dans les journaux, j'ai demandé à Sam de m'engager sur le chantier. Je lui ai laissé entendre que je voulais ainsi faire oublier le fiasco de l'affaire Chadwick, redorer mon blason, en quelque sorte. Mais ce n'était pas vrai. Je l'ai fait uniquement parce que j'avais rêvé de cette fresque toute ma vie et que je voulais voir si la grotte pouvait répondre à mes questions. Mais, au lieu de cela, le mystère n'a fait que s'épaissir. Ils débouchèrent sur un ruisseau qui chuchotait dans l'obscurité, comme pour livrer des secrets. Voyant qu'Erica frissonnait, Jared ôta sa veste et la plaça sur ses épaules. — Vous avez parlé de migraines à Mme Doscktader, pour quelle raison ? — Je souffre de maux de tête depuis toujours — une sorte de migraines violentes et tenaces. Mes professeurs ont toujours prétendu que je simulais pour me rendre intéressante ou pour pouvoir sécher les cours. Il a fallu que je perde connaissance dans la cour du collège pour qu'ils me prennent enfin au sérieux. On m'a fait subir toutes sortes d'examens et de tests. J'ai consulté des spécialistes de la migraine, des neurologues, et même des psychologues, mais aucun d'entre eux n'a jamais réussi à déterminer la cause de mes maux de tête. Et encore 356 moins à expliquer les troubles auditifs et visuels qui accompagnent les crises. Us atteignirent une clairière baignée de clair de lune où le petit ruisseau courait comme du vif-argent entre les rochers et les herbes folles. Le monde semblait s'être décoloré pour revêtir des teintes fantasmagoriques. — Quel genre de troubles ? demanda Jared en notant que le teint hâlé d'Erica prenait des tons ivoire sous les rayons argentés de la lune. — J'ai des visions. Et il m'arrive d'entendre des voix. — Pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé de ces rêves ? — Parce que je craignais que vous ne vous moquiez de moi. — Est-ce que j'ai l'air de me moquer ? Leurs regards se croisèrent. — Non. —ly quoi ressemblent-elles, ces visions ? Elle se frictionna frileusement les bras. — Aussi loin que je me rappelle, la première fois que j'ai eu une crise, tout a commencé par une migraine épouvantable. Etais-je endormie ou évanouie, toujours est-il que j'ai vu des milliers de papillons voletant dans la salle de classe. C'était une vision magnifique, époustouflante. Quand je suis revenue à moi, j'étais à l'infirmerie. Les premières paroles que j'ai prononcées étaient : « Où sont partis les papillons ? » Et l'infirmière a répondu : « Quels papillons ? » C'est pour cette raison que je n'ai jamais été adoptée. A cause des migraines. Personne ne voulait s'embarrasser d'une fillette souffrante. Erica laissa courir son regard sur les cimes des montagnes qui masquaient les étoiles. Ses yeux scrutaient l'obscurité, comme si elle s'était attendue à voir paraître quelqu'un tout là-haut. — Pendant toute une période, j'avais toujours un sac de voyage prêt, au cas où mes parents viendraient me chercher. Chaque fois qu'on me changeait de famille d'accueil, j'appelais l'assistante sociale pour lui rappeler de donner ma nouvelle adresse à ma mère. Parfois j'appelais les services sociaux pour demander si ma mère avait donné signe de vie. Mais elle ne 357 s'est jamais manifestée. (La voix d'Erica se durcit d'un seul coup.) Elle ne voulait pas de moi. Jared lui effleura doucement le coude, j y — Qu'en savez-vous ? . — Pourquoi se serait-elle enfuie avec un motard sinon ? grinça-t-elle sur un ton de défi. — Ce n'est qu'un ouï-dire, une rumeur rapportée par un homme qui lui-même la tenait d'une tierce personne. Peut-être n'était-elle partie que pour le week-end. Peut-être avait-elle eu l'intention de revenir vous chercher mais quelque chose s'est produit qui l'en a empêchée. Erica, vous ne saurez peut-être jamais ce qui est arrivé à votre mère. Elle secoua la tête avec véhémence. Puis elle s'agenouilla au bord du ruisseau et plongea une main dans l'eau. Jared jetait des regards circonspects autour d'eux : il avait lu quelque part que des pumas rôdaient dans ces collines, et, bien qu'ils ne fussent qu'à une courte distance de la voiture, celle-ci n'était pas visible à travers les arbres, non plus que les lumières de Palm Springs. Il regarda Erica prendre une gorgée d'eau cristalline puis se relever en lissant sa jupe des deux mains. — Il y a autre chose, n'est-ce pas ? dit-il. Une chose que vous ne voulez pas me dire ? Elle secoua la tête en évitant de croiser son regard. — Erica, j'ai cru que j'allais devenir fou lorsque vous vous êtes retrouvée enfermée dans la grotte. Je ne savais pas si vous étiez morte ou vivante. Pour la première fois depuis la mort de Netsuya, j'ai réalisé que je tenais à quelqu'un. Je crois que tout a commencé quand je vous ai vue en talons aiguilles et robe de cocktail, en train de brandir un tomahawk sous le nez de ce colosse de Charlie Braddock. Et ensuite, lors de la réunion secrète de Sam à Century City. J'ai aimé la façon dont vous êtes montée au créneau pour défendre les droits d'une femme morte il y a deux mille ans. Vous êtes une battante, Erica. Et en vous voyant vous comporter ainsi, je me suis souvenu que j'avais été un battant, moi aussi, avant la mort de Netsuya. Elle se détourna et commença à marcher ; au bout de quelques pas, elle s'arrêta en apercevant des formes gravées sur un 358 rocher baigné par le clair de lune : des êtres humains armés d'arcs et de flèches en train de chasser des animaux de grande taille. Elle en traça le contour avec le doigt et dit : — Ils sont très anciens. Elle tourna vers lui des yeux pleins de larmes. — Toute ma vie est remplie d'antiquités et de morts. Je veux la vie, Jared. Il la saisit par les épaules. — Dans ce cas, dites-moi tout. Il y a des choses que vous me cachez. Elle se mit à pleurer. — Jared, pensez-vous que ma mère m'a quittée à cause de mes migraines ? Il écarquilla des yeux stupéfaits. — Oh, mon Dieu, vous le croyez vraiment ? — J'étais sujette aux migraines, et donc difficile à élever ! C'est pour cela que personne n'a jamais voulu m'adopter ! Une famille a essayé de me garder — les Gordon. C'étaient de braves gens, très dévoués, mais Mme Gordon ne pouvait pas se faire à mes migraines. Si bien qu'ils m'ont rendue aux services sociaux. — Erica, vous n'êtes pas responsable du fait que votre mère vous a quittée. Vous n'étiez qu'un bébé. Dites-moi, est-ce pour cette raison que vous ne vous êtes jamais mariée, que vous n'avez jamais vécu en couple ? A cause de vos migraines et de vos évanouissements ? Pourtant, pas une seule fois je ne vous ai vue malade depuis que nous travaillons ensemble à Topanga. — Je suis très vigilante, dit-elle tandis que les larmes inondaient ses joues. Je sais reconnaître les signes avant-coureurs, une tension au niveau de la nuque et des bourdonnements d'oreilles. Alors je cours aussitôt me réfugier dans ma tente et j'attends que ça passe. Je ne peux pas imposer une telle épreuve à un conjoint. Et puis je ne veux pas avoir d'enfants, de crainte que ce ne soit héréditaire. — Je m'occuperai de vous, dit-il en l'attirant soudain à lui et en l'embrassant avec force. Erica enlaça son cou de ses bras et resta un long moment ainsi, hors d'haleine. 359 Enfin, il se recula et dit : — Erica, j'ai été pas mal secoué moi aussi ces derniers temps. Et je n'ai pas consacré autant d'énergie que j'aurais dû à l'affaire Emerald Hills. C'est vous qui avez mené la bataille. J'étais plein d'admiration pour vous, il y a quatre ans, quand nous nous sommes affrontés dans l'affaire Reddmann. Et j'ai également suivi de près l'incident Chadwick, l'année dernière. Ce Chadwick était un malin. Il avait réussi à tromper les plus grands experts. Or, vous n'étiez qu'une spécialiste parmi d'autres, et vous vous êtes acquittée consciencieusement de votre tâche qui consistait à identifier les poteries chinoises. J'ai admiré la façon dont vous avez su garder la tête haute et faire publiquement des excuses lorsque la supercherie a été démasquée. Moi, je n'ai rien fait de tel depuis la mort de Netsuya. Je me suis dissimulé derrière un masque et réfugié dans la langue de bois. Mais vous, vous m'avez rappelé qu'il fallait se battre pour les causes justes. Il prit son visage entre ses mains. — Je ne pensais pas pouvoir tomber à nouveau amoureux un jour, et pourtant vous voilà, ma guerrière, courageuse, forte et sage. Il l'embrassa à nouveau, plus lentement et tendrement cette fois. Puis son baiser se fit plus passionné. Prenant Erica entre ses bras, il l'étendit sur l'herbe froide et parfumée, tandis qu'au-dessus de leurs têtes les étoiles semblaient briller d'un éclat nouveau. 16. Angela 1S66. Des fantômes. Non pas des revenants mais des réminiscences, les ombres des années passées ; souvenirs d'arbres et de couchers de soleil ; d'amours et de chagrins ; de paroles de colère proférées dans l'obscurité. En ce matin de son quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire, Angela se sentait habitée par des fantômes venus d'un passé très lointain. La veille, alors qu'elle faisait son tour d'inspection de l'hacienda qui avait survécu à quatre-vingts ans d'inondations, d'incendies, de tremblements de terre — particularité qui faisait d'elle la plus ancienne maison de Los Angeles —, Angela s'était remémoré son enfance. Les années perdues, comme elle les appelait, car elle n'avait gardé aucun souvenir antérieur à son sixième anniversaire. Aujourd'hui, ses cheveux étaient aussi blancs que la cime enneigée du mont San Gabriel, mais elle se tenait toujours aussi droite, marchait sans s'aider d'une canne et n'avait rien perdu de sa vivacité d'esprit. Pourtant, ce matin, dès qu'elle avait ouvert les yeux, d'étranges pensées l'avaient assaillie. Telle une foule bruyante de convives débarquant à l'improviste, les souvenirs d'événements 361 survenus des années auparavant s'étaient mis à tourbillonner dans sa tête. C'est ainsi qu'elle avait eu des visions d'Indiennes tressant des paniers et s'était souvenue que chaque motif racontait une histoire. Puis elle s'était revue à huit ans, demandant à Dona Luisa : « Maman, pourquoi notre village s'appelle-t-il Les Anges ? » Et Luisa avait répondu : « Parce qu'il a été construit sur une terre sacrée. » Ensuite la légende de Coyote-le-Filou et de Grand-Père Tortue, responsable des tremblements de terre, avait surgi dans son esprit. Puis, de fil en aiguille, Angela s'était souvenue d'un certain après-midi, il y avait très longtemps, où la grand-place avait été inaugurée par le gouverneur Neve, et où tout le monde avait reçu un petit crucifix en fer-blanc. Elle assistait à la cérémonie en compagnie de ses parents... ou était-elle seule avec sa mère ? A l'époque, les colons mexicains étaient au nombre de quarante-quatre. Une population minuscule... Elle fronça les sourcils. Non, d'autres personnes étaient venues assister à l'inauguration. Elles se tenaient à l'écart et observaient en silence, le regard vide de toute expression. Les Indiens. Ils étaient des milliers ce jour-là. Combien en restait-il aujourd'hui ? Quelques centaines. Angela avait beau essayer de se concentrer, il lui semblait que sa mémoire la trahissait et que quelque chose manquait parmi tous ces souvenirs. Après avoir fait sa toilette avec l'aide de sa femme de chambre et pris son chocolat du matin, elle avait récité ses prières, puis était descendue à la cuisine où l'attendaient les préparatifs de la fête qu'elle donnait le jour même en l'honneur de son anniversaire. La famille d'Angela était nombreuse et comptait désormais des membres d'origine espagnole, mexicaine et américaine. C'est pourquoi, outre les tortillas, les tantales et les frijoles, elle avait inscrit au menu du poisson et des fruits de mer à la mode espagnole, et des grillades de bœuf à l'américaine. La vaste cuisine était en pleine effervescence malgré l'heure matinale, tout emplie de fumets exotiques et du gai bavardage des 362 Indiennes qui s'affairaient devant les gigantesques fourneaux. Angela s'arrêta devant le puchero, un bouilli à base de jarret de porc, de viandes variées, de légumes et de fruits disposés en couches superposées, qui nécessitait plusieurs heures de cuisson. Le secret d'un bon puchero consistait à ne jamais remuer les ingrédients. Elle souleva le couvercle pour inspecter le ragoût et constata avec satisfaction qu'il mijotait dans les règles de l'art. Voyant que tout se passait bien à la cuisine, Angela songea ensuite aux musiciens et aux danseurs. N'avait-elle oublié d'inviter personne ? Y avait-il suffisamment de chaises, d'assiettes, de lampes de jardin ? Car, bien que la fête fût donnée en l'honneur de son anniversaire, Angela avait insisté pour superviser elle-même tous les préparatifs. Faisant halte devant une fenêtre, elle contempla au loin les collines ondoyantes enveloppées de brume. Le printemps s'était enfui, et les pluies avaient cessé ; à présent, c'était l'été, la saison de la fumée. Bientôt les vents du désert allaient souffler; t chasser au loin tous les miasmes. Après quoi, les incendies allaient éclater et ravager les collines couvertes de broussailles. Il y avait quelque chose de réconfortant à voir passer les saisons selon un cycle déterminé par la nature. Généreuse terre de Californie, songea-t-elle tristement, même s'il lui arrivait parfois de se mettre à trembler pour rappeler aux Angelenos qu'ils étaient mortels. Elle continua son tour du propriétaire, dans l'espoir de tomber sur l'indice qui allait lui permettre de renouer la chaîne interrompue de ses turbulents souvenirs. Elle entra dans la chambre qui avait appartenu à Marina, trente-six ans plus tôt. C'est sur ce même lit que, à dix-huit ans, la jeune fille avait éclaté en sanglots et lui avait confessé son amour pour un Yankee. Après cela, Angela n'avait plus jamais entendu parler de sa fille. Trente-six ans s'étaient écoulés depuis son départ, mais pas un seul jour ne s'était passé sans qu'elle ait pris le temps d'adresser en secret une prière à la Vierge pour qu'elle veille sur Marina. Emergeant de la cuisine, elle aperçut les quatre bergères Louis XV apportées d'Espagne par Dona Luisa des années 363 auparavant. Le revêtement en soie était élimé et défraîchi à présent, et les pieds et les accotoirs vernis s'étaient écaillés sous les assauts des petits-enfants et arrière-petits-enfants. Ces fauteuils, elle les avait destinés à Marina, comme cadeau de mariage. Mais Marina s'était enfuie et les bergères étaient restées. Angela passa un doigt sur le bois usé en songeant : Nous sommes venus tous les trois du Mexique. Or je n'ai aucun souvenir de ce voyage. Pourquoi ? Pourquoi n'ai-je aucun souvenir d'avant ma sixième année ? Des voix vinrent interrompre sa rêverie. Celles de deux de ses petits-fils longeant la galerie en bavardant. — La sécheresse n'a pas réussi au bétail. Le mot « bétail » déclencha aussitôt un souvenir. Angela à cinq ans voyant débarquer des étrangers avec de grosses bêtes effrayantes. Autrefois, il n'y avait pas de bœufs sur cette terre. Ce sont les hommes qui les ont apportés depuis l'autre côté des mers. C'est pour cela qu'ils dépérissent. — Savais-tu que le capitaine Hancock avait trouvé du pétrole sur son domaine ? Plus moyen de labourer ou de faire du pâturage, la terre est inutilisable. Nous ne sommes pas loin des fosses de goudron. Si ça se trouve, nous avons nous aussi du pétrole. Il faut que nous arrivions à convaincre Grand-Mère de vendre le ranch pendant que la terre est encore bonne. — Tout le monde vend. Les Picos et les Estradas ont déjà cédé la quasi-totalité de leurs domaines à des Américains arrivés de fraîche date, George Hearst et Patrick Murphy. Nous serions bien avisés d'en faire autant. Les hommes étaient accompagnés par des femmes en crinoline. Pour rien au monde, Angela ne se serait encombrée d'une de ces pesantes armatures. Un simple jupon lui convenait parfaitement. Pour la même raison, il y avait quinze ans qu'elle ne portait plus de corset. La mode féminine, estimait-elle, s'apparentait de plus en plus à un instrument de torture. Elle accueillit ses petits-fils et leurs épouses à bras ouverts. C'était toujours une immense joie pour elle que d'avoir toute sa famille réunie sous son toit. 364 Navarro n'était pas là, naturellement. Il était mort vingt ans plus tôt, soit seize ans après qu'Angela l'eut blessé d'un coup de couteau. En dehors de Carlotta, personne n'était au courant de cette affaire. Cette nuit-là, voyant que Navarro avait survécu, Angela avait appelé un médecin. L'homme avait recousu la plaie et avait ensuite aidé Angela à mettre son mari au lit. Elle avait graissé la patte du praticien pour acheter son silence, et lorsque Navarro avait repris conscience il avait ordonné à sa femme et à sa fille aînée de garder l'incident secret — il était déshonorant pour un homme de se faire poignarder par sa femme. Et bien sûr, Marina était absente elle aussi. Six mois après la disparition de sa sœur, Carlotta avait reçu une lettre de Marina lui assurant qu'elle était saine et sauve. Carlotta lui avait répondu, pour l'informer que leur père avait survécu à sa blessure et que par conséquent elle ne devait pas songer à revenir à la maison, sous peine de se faire massacrer par Navarro, furieux qu'elle ait pris la fuite avec un Americano. Carlotta n'avait plus jamais eu de nouvelles de sa sœur ensuite, si bien que, lorsque leur père s'était éteint, personne n'avait pu avertir Marina qu'elle pouvait revenir à la maison sans risque désormais. En fait, personne ne savait si Marina était encore en vie. — Nous sommes venus te chercher pour la photo, Grand-Mère, annoncèrent ses petits-fils en se postant de part et d'autre de leur aïeule, chacun s'emparant d'un de ses bras frêles. L'homme a dit que la lumière était idéale et qu'il fallait en profiter. Mais Angela avait l'esprit ailleurs, elle était certaine d'avoir oublié quelque chose. Si seulement elle avait pu se rappeler quoi... En septembre 1846, lorsque la guerre avec le Mexique avait éclaté, les forces américaines d'occupation avaient essuyé une rébellion. Un trappeur américain du nom de John Brown avait parcouru en six jours les cinq cents milles séparant Los Angeles 365 de Monterrey pour informer le contre-amiral Stockton de la révolte. Un détachement militaire avait aussitôt été dépêché sur place, suivi de près par Harvey Ryder, reporter au New York Herald. Cela s'était passé vingt ans plus tôt. Ryder n'était jamais retourné à New York depuis. — Ah ! l'ironie du sort, lança-t-il au photographe affairé à déballer son matériel à l'ombre des banians, non loin de l'hacienda des Navarro. — Les Espagnols ont débarqué ici il y a trois cents ans, en espérant trouver de l'or. N'en ayant point trouvé, ils ont tiré un trait sur la Californie. Ils l'ont cédée aux Mexicains qui l'ont livrée à leur tour aux mains des Américains. Et voilà qu'aujourd'hui on trouve de l'or en pagaille ! (Petit rire.) C'est le roi d'Espagne qui doit l'avoir mauvaise ! Les gens d'ici devraient être contents que les Américains aient débarqué chez eux. Sans nous, personne n'aurait jamais su qu'il y avait de l'or en Californie. Los Angeles ne serait qu'un misérable patelin de cinq cents habitants. (Il repoussa son chapeau melon sur son front.) Vous me direz, c'est toujours un patelin, mais un patelin de cinq mille âmes tout de même. Le regard du reporter se fixa sur une Indienne aux longues tresses qui passait en balançant des hanches, un panier de fruits posé sur la tête. — J'ai été envoyé ici par le New York Herald pour couvrir la guerre avec le Mexique, expliqua-t-il au photographe qui l'écoutait d'une oreille distraite. J'avais ordre de tenir la chronique des combats, mais la guerre était terminée quand je suis arrivé. Je ne suis jamais retourné à New York depuis. On a commencé à trouver de l'or peu après la signature du traité. Alors j'ai fait comme tous les autres, je suis allé tenter ma chance dans le nord. J'en ai trouvé un peu. Pas énormément. J'ai bourlingué quelque temps en Oregon. Après quoi, je me suis marié, puis j'ai divorcé. J'ai même un ou deux gosses qui traînent dans les parages. Et, pour finir, j'ai retrouvé un vieux copain à San Francisco qui m'a dit que le Los Angeles Clarion cherchait un reporter. 366 Les domestiques commençaient à dresser des tables dans le jardin et à disposer des corbeilles de fruits dans lesquelles Ryder piocha sans vergogne. — Ce patelin commence à prendre de l'importance, enchaîna-t-il tout en épluchant une orange. Vous n'avez qu'à voir tous ces gens qui achètent des ranches. J'ai fait la connaissance d'un dentiste, un certain Burbank, l'autre jour. Il s'est offert une jolie petite propriété du côté de San Fernando. Et Downey, celui-là même qui était gouverneur il y a deux ans, est en train de démembrer sa propriété pour la vendre en lots séparés. Il y en a qui gardent les noms indiens, sous prétexte que c'est plus romantique. (Il opina du chef.) Franchement, des noms comme Pacoima ou Azusa, vous trouvez ça romantique, vous ? Il détacha un quartier d'orange qu'il enfourna goulûment, faisant gicler du jus sur son menton. — Les Los Angelais sont de sacrés oiseaux. On s'imagine qu'ils passent leur temps à taper le carton et à faire la sieste. Mais si vous les aviez vus quand la guerre de Sécession a éclaté... Ils ont aussitôt pris parti pour ou contre l'esclavage. Je veux dire qu'ils se sont divisés en deux camps. La moitié des hommes est partie se battre pour la Confédération ou l'Union, l'autre moitié est restée ici à se soûler et à en découdre à coups de poing ou de fusil. Ils ont mis la ville à feu et à sang. Et puis très vite la guerre s'est retrouvée reléguée à l'arrière-plan, à cause de la sécheresse qui a décimé le cheptel ; après quoi une épidémie de variole a emporté la moitié des Indiens, ceux-là mêmes qui gardaient les troupeaux. Comme si, une fois les bêtes crevées, il n'y avait plus eu besoin d'Indiens. Vous avouerez que c'est ironique. (Il décocha un sourire en coin au photographe, mais l'autre continuait à s'affairer en silence.) Et puis il y a un sérieux problème de banditisme. A cause de tous ces bons à rien qui prétendent que les Yankees leur ont volé leurs terres. Volé ! La plupart des titres de propriété émis par les Espagnols n'ont aucune valeur aux yeux d'un juge américain. Ce sont des cartes grossières. Les Mexicains n'ont jamais fait un seul levé de plan digne de ce nom. Us prenaient un bout de 367 papier, dessinaient un bosquet dans un coin, puis un rocher ici et un cours d'eau là et ils appelaient ça un relevé officiel. C'est comme ça qu'ils ont réussi à chiper leurs terres aux Indiens. Alors que les Américains, eux, ont fait les choses dans les règles, sans tricher, avec des arpenteurs et des notaires. Mais ces fichus bandidos ont la tête dure. Ayant fini son orange, il inspecta son beau gilet de satin à la recherche de taches de jus. — Et je ne vous parle pas des lynchages. Il y a un groupe de Texans qui se fait appeler les Rangers d'El Monte. Ces types ont la tête près du bonnet. Lorsqu'un des leurs — un dénommé Bean, le frère du juge Roy — a été retrouvé mort dans un champ près de la Mission, ces dingues ont déboulé à fond de train dans le centre-ville et tiré à vue sur tout ce qui bougeait. Ils ont zigouillé tout ce qui n'était pas assez rapide pour s'enfuir. » Cela dit, comment s'étonner que les gens aient recours à l'autodéfense quand on sait qu'il n'y a qu'un shérif et deux adjoints pour tout le comté, et un seul homme de loi pour toute la ville. Los Angeles a cessé d'être un bourg, du reste. Avec cinq mille habitants établis sur une superficie de vingt-huit milles carrés, c'est une ville, conformément à la législation californienne. Mais pour moi qui ai vu Paris et Londres, Los Angeles ne ressemble ni de près ni de loin à une ville. Otant son chapeau, il l'agita comme un éventail pour se faire de l'air. — Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne le deviendra pas un jour. Les chemins de fer commencent à arriver, et avec eux des hordes de nouveaux immigrants assoiffés de grands espaces. On ne voit plus guère d'Indiens de nos jours. Alors qu'il y a vingt ans, ils étaient encore des milliers. Quand les missions ont été sécularisées, une fois livrés à eux-mêmes, les Indiens n'ont pas survécu. Il se lécha les doigts puis, tout en les essuyant dans son mouchoir, il promena un regard circulaire sur la propriété, ne voyant venir personne. Il avait dépêché deux hommes, avec ordre de réunir tout le monde pour le portrait de famille. Il 368 était ici pour interviewer la Senora Angela Navarro, à l'occasion de son quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire. — Il s'est passé quelque chose de mystérieux ici en 1830, confia-t-il au photographe qui installait son matériel, le nez constamment tourné vers le soleil. La fille cadette de la maison s'est volatilisée le soir de ses noces, et Navarro, le propriétaire des lieux, est tombé brutalement malade. Il est resté couché pendant des semaines, et lorsqu'il a enfin quitté sa chambre il était tellement diminué qu'il n'était plus capable d'administrer seul son domaine, si bien que sa femme a dû prendre les choses en main. » Tout d'abord, les gens ne l'ont pas prise au sérieux. Vous pensez, une femme ! Et puis Navarro était toujours là, malgré tout. Or voilà qu'un beau jour, on approchait de la saison des pluies, la Senora a annoncé qu'il allait y avoir de terribles inondations. Elle a ordonné à ses ouvriers de creuser des rigoles d'assèchement à flanc de coteau. Les autres propriétaires terriens n'ont pas fait cas de ses conseils. Résultat, lorsque la plaine a été inondée, toutes les cultures ont été détruites. Seul Rancho Paloma a survécu au désastre, grâce aux canaux de drainage. Du coup, les gens ont commencé à la prendre au sérieux. Lorsqu'elle a diminué son cheptel et introduit des agrumes et des vignes, les autres rancheros l'ont traitée de folle. Mais regardez ce qui se passe aujourd'hui. Les bêtes crèvent les unes après les autres et les propriétaires sont obligés de vendre. Mais pas Angela Navarro. D'aucuns prétendent qu'elle est la femme la plus riche de Californie ! » Je n'oublierai jamais la première fois que je l'ai rencontrée. C'était en 46. J'arrivais par la Vieille Route quand je l'ai aperçue. Un beau brin de femme, si vous voulez mon avis. Oh, j'avais déjà vu des femmes monter à cheval, à New York, mais Angela Navarro montait à califourchon, comme un homme. Elle portait un grand sombrero noir à larges bords, comme en portent les Mexicains. On raconte qu'elle faisait chaque jour le tour de sa propriété pour inspecter les champs d'orangers et de citronniers, les vignes, les avocatiers. Malheureusement, l'âge l'a rattrapée et elle a dû échanger sa monture contre une carriole. 369 Il tira sa montre de son gousset et l'ouvrit d'un petit geste sec. Il s'était laissé dire que toutes les vieilles familles du comté avaient été conviées à cet anniversaire, ainsi que quelques autres établies ici depuis peu. Le monde entier traitait Angela Navarro comme une reine. Il rit en lui-même de son trait d'esprit. Angela Navarro, reine des Anges ! — Outre qu'elle administrait le ranch, poursuivit-il, bien que le photographe fût trop occupé à mélanger ses émulsions pour daigner l'écouter (ce qui ne dérangeait nullement Ryder pour qui ce soliloque était une façon de préparer la rédaction de son prochain article), elle a également consacré une bonne dose d'énergie à des œuvres caritatives et d'intérêt général. Oui, mon cher, la veuve Navarro a joué un rôle clé dans cette ville. Grâce à elle, les rues ont été dotées de trottoirs en bois, afin que ces dames ne crottent pas leurs belles robes quand elles se rendaient en ville. Elle a également aidé à la fondation de l'orphelinat des sœurs catholiques de la Charité en 1856, ainsi qu'à celle du premier hôpital et, deux fois par an, à Noël et à Pâques, elle organise une distribution gratuite de nourriture et de vêtements au bénéfice des veuves et des orphelins. Lorsque le conseil d'administration scolaire a été fondé par le conseil municipal, en 1853, Angela Navarro a été l'une des premières à y siéger, et lorsque la toute première école publique a vu le jour, au coin de Spring Street, Angela a insisté pour que l'établissement soit ouvert aux filles comme aux garçons. Parfaitement, mon cher, vous êtes sur le point d'immortaliser une femme hors du commun. — Je suis prêt, fît laconiquement le photographe. Les neuf enfants d'Angela avaient donné le jour à pas moins de trente petits-enfants qui eux-mêmes avaient engendré un nombre d'arrière-petits-enfants si important qu'on ne pouvait pas les compter. Mais tous n'avaient pas survécu. Ainsi, Carlotta était morte des années auparavant à Mexico. En revanche, Angélique et son époux, Seth Hopkins, un ancien chercheur d'or, étaient venus s'établir ici avec leurs enfants 370 pour cultiver les agrumes. Cependant, bien que sa « petite tribu » fût réunie autour d'elle, Angela regrettait amèrement que Marina ne fût pas du nombre. Au point qu'elle en vint à se demander si Marina n'était pas précisément le chaînon manquant de sa mémoire. Après avoir fait asseoir Angela dans un large fauteuil richement sculpté qui suggérait un trône, le photographe disposa autour d'elle ses fils et ses filles, ses petits-enfants et arrière-petits-enfants. La vieille dame portait une robe noire très élégante, rehaussée d'un col et de poignets de dentelle. Une petite mantille blanche ajourée recouvrait ses cheveux de neige. Le photographe dut revoir la disposition à plusieurs reprises pour pouvoir englober toute la famille en un seul cliché. Pendant ce temps, les enfants gesticulaient et les bébés pleuraient, faisant de la séance de pose un véritable cauchemar. Seul Harvey Ryder, confortablement assis à l'ombre un peu à l'écart, semblait enchanté de se trouver là. Tout en savourant une orange, il gardait les yeux fixés sur la croupe rebondie de l'une des servantes indiennes. Soudain, au milieu de toute l'agitation, des plaintes, des gesticulations, des chapeaux que l'on ôtait puis remettait au grand dam du photographe, Angela se raidit. Percevant aussitôt un changement, Ryder, dont l'instinct s'était aiguisé avec les années, bondit sur ses pieds. Les traits de la vieille femme s'étaient brusquement altérés. Tout d'abord, personne ne remarqua qu'Angela s'était levée. Ce n'est que lorsqu'elle commença à s'éloigner du groupe et que le photographe la rappela d'un : « Excusez-moi, madame, mais nous avons absolument besoin de vous sur la photo », qu'Angélique s'élança à sa suite. — Grand-Mère ? Où vas-tu ? Ayant atteint l'extrémité du jardin, Angela s'immobilisa à côté du muret qui séparait la maison des dépendances. Entre les plis de ses paupières ridées, ses yeux demeurés vifs et clairs regardaient fixement la Vieille Route. Les autres, visiblement inquiets, la rejoignirent, la suppliant de revenir s'asseoir. Fallait-il appeler un médecin ? Mais 371 Angela, imperturbable et droite comme un I, continuait de scruter la route. Soudain, tout le monde se tut, et l'on entendit un lointain martèlement de sabots suivi du grincement d'une carriole. Avant même qu'ils aient vu surgir la carriole, un sourire s'épanouit sur les lèvres d'Angela et elle murmura un nom : Marina. L'instant d'après, sous les yeux médusés du groupe, des charrettes apparurent, avec à leur bord des voyageurs et de nombreux bagages, signe qu'elles arrivaient de loin. Un homme aux cheveux d'or pâle, à qui il manquait un bras, conduisait la première carriole ; à ses côtés, une belle femme d'âge mûr, vêtue d'une robe et d'un bonnet démodés. Dans la deuxième voiture, un homme et une femme plus jeunes, avec deux enfants entre eux. Enfin, la troisième carriole était conduite par un jeune garçon. — Dios mio ! s'exclama l'un des fils d'Angela, un homme d'une soixantaine d'années qui présentait une ressemblance physique frappante avec Navarro. Maman ! C'est Marina ! Elle est venue ! Toute la compagnie s'élança vers les visiteurs, se pressant autour des charrettes comme des villageois acclamant des soldats de retour de la guerre. Angélique, qui était restée postée derrière Angela, contemplait la scène avec des yeux embués de larmes. Passant un bras sous celui de sa grand-mère, elle sentit la vieille femme trembler d'émotion et vit des larmes scintiller sur ses joues parcheminées. — Tu avais raison, dit-elle stupéfaite, c'est bien la tante Marina. Une joyeuse procession accompagna les carrioles jusque dans la cour où les adultes se congratulèrent tandis que les enfants couraient gaiement en tous sens. Seules quelques-unes des personnes présentes se souvenaient de Marina, mais toutes avaient entendu parler d'elle. Sa venue inopinée ressemblait à l'apparition d'une sainte. Tout le monde, y compris le photographe désemparé et le journaliste cynique, avait senti que quelque chose de magique était en train de se produire. 372 Pour finir, les carrioles se rangèrent le long du muret, et Marina resta un moment assise sur son siège à dévisager sa mère en silence. Puis ses frères l'aidèrent à mettre pied à terre et elle serra sa mère dans ses bras comme si elle l'avait quittée la veille et non pas trente-six ans plus tôt. Les fantômes étaient de retour. La harcelant sans répit, ils lui chuchotaient des souvenirs perdus dans la nuit des temps. Angela épia la position de la lune à travers les persiennes entrebâillées : il était presque minuit. Etendue dans son grand lit à baldaquin, elle repensa à la journée qu'elle venait de passer. Celle-ci avait été riche en événements. Le banquet, la musique, le bal. Tous ses amis étaient venus : les vieux rancheros espagnols, les artisans mexicains et ses nouveaux voisins américains. Même les dignitaires comme Cristobal Aguilar, le maire de Los Angeles, avaient tenu à lui rendre hommage, sans parler du télégramme de félicitations envoyé par le gouverneur de Sacramento. Et, pour couronner le tout, Marina était rentrée à la maison ! Pourtant, malgré tout ce bonheur Angela se sentait insatisfaite. La sensation de vide intérieur qu'elle avait éprouvée la veille au matin était toujours En cette heure tardive et silencieuse, tandis que ses pensées s'éclaircissaient, elle en vint à se dire qu'elle devait faire plus que se remémorer : elle devait agir. Mais comment ? Sortant du lit, elle enfila ses pantoufles. Son regard tomba sur ses cadeaux d'anniversaire, et elle sourit. Les plus précieux à ses yeux étaient la figurine aztèque d'Angélique et les aquarelles réalisées par Daniel en Chine. Lorsqu'elle s'était apitoyée sur son sort en apprenant qu'il avait perdu son bras à la suite d'un coup de feu tiré par un bandit, Daniel avait répliqué : — Dieu soit loué, ce n'était pas mon bras droit ! S'enveloppant dans un châle, elle glissa la statuette de jade dans sa poche, en songeant qu'elle allait avoir besoin de la protection de la divinité indienne, ce soir. Puis elle prit une chandelle et longea la galerie sombre et silencieuse jusqu'à une porte close, à l'autre extrémité du couloir. 373 Derrière cette porte se trouvait son domaine privé, avec son énorme lustre en fer forgé, son mobilier massif, ses rayonnages qui s'étageaient jusqu'au plafond, sa cheminée si vaste qu'un homme pouvait y tenir debout. Sur le bureau s'entassaient des piles de lettres en attente de réponses : des gens demandant de l'argent, un conseil, la possibilité de faire des affaires avec elle. Comme elle avait la vue basse et que ses mains tremblantes l'empêchaient d'écrire lisiblement, Angela avait engagé une secrétaire. Mais elle venait néanmoins chaque jour s'asseoir derrière ce bureau pour vérifier les registres, les livres de comptes, les reçus et les factures. Jadis, cette pièce avait été le fief de Navarro. C'est là qu'il recevait les visiteurs de marque et dispensait des faveurs comme un monarque, ou des châtiments comme un despote. C'est entre ces murs qu'il réprimandait ses enfants ou châtiait ses domestiques, signait des contrats engageant des sommes d'argent considérables, faisait le commerce de denrées licites ou non. C'est ici qu'il avait aidé ses amis et détruit ses ennemis. Un jour, dans cette pièce, il avait reçu le gouverneur de Californie sans même prendre la peine de se lever pour l'accueillir. Assis dans ce fauteuil aux allures de trône, Navarro avait fait le bien et le mal. Durant toutes les années de son règne, pas une seule fois il n'avait autorisé Angela à franchir le seuil de cette chambre. Après qu'Angela l'eut poignardé, bien qu'ayant survécu à ses blessures il avait perdu beaucoup de sang et développé une grave infection qui l'avait condamné à garder le lit, obligeant du même coup son épouse à prendre en main l'administration du domaine, ainsi que le voulait la coutume. Un jour, elle était entrée dans sa chambre et, s'approchant du lit où il reposait, impuissant, lui avait déclaré : — Cette terre est à moi. Peu m'importe que tu survives ou non. Jamais plus tu ne dirigeras Rancho Paloma. Et ne t'avise pas de lever la main sur moi ou sur l'un de mes enfants, sans quoi je te lacérerai à coups de couteau jusqu'à ce que mort s'ensuive ! Une fois guéri, lorsqu'il avait voulu reprendre la direction du ranch, il l'avait trouvée dans son bureau, assise à sa table 374 de travail. Leurs regards s'étaient croisés, et ils s'étaient toisés l'un l'autre brièvement en silence. Puis Navarro avait tourné les talons et était ressorti sans rien dire. Plus jamais il n'avait cherché à la provoquer après cela. A présent, déverrouillant un tiroir, elle en extirpa un sac en toile cirée puis se dirigea à pas de loup jusqu'à la chambre où Marina et Daniel dormaient paisiblement. Chemin faisant, elle repensa à la vie extraordinaire de sa fille. Durant les dix premières années de son mariage, Marina avait vécu à Boston, où elle avait donné naissance à quatre enfants. Puis Daniel s'était fait ordonner pasteur et était parti en Chine avec toute sa famille. Là-bas, il avait répandu la bonne parole pendant vingt-cinq ans. Les années passant, Marina avait décidé d'écrire à sa mère, estimant que Navarro était désormais trop vieux pour pouvoir lui nuire, mais le courrier circulait mal, d'autant que les Chinois^méfiaient des étrangers. Une fois, Marina avait réussi à^remettre une lettre en main propre à un capitaine de navire, mais malheureusement le bateau avait sombré corps et biens dans la tempête. Pour finir, tout juste une année plus tôt, Daniel avait été relevé de ses fonctions et ils avaient quitté la Chine. Ils avaient d'abord rallié Hawaii où Marina avait une fois de plus essayé d'écrire à sa mère, puis elle avait renoncé et décidé de se rendre directement sur place. Cependant, elle n'avait guère d'espoir de retrouver sa mère vivante et ignorait s'il y avait encore des Navarro à Rancho Paloma. Et pourtant... elle était arrivée le jour de son anniversaire ! Angela voyait là un signe du destin. Tout ceci devait arriver. Marina était revenue pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. Sachant par expérience que les femmes d'âge mûr avaient le sommeil léger tandis que leurs maris ronflaient comme des sonneurs, Angela toqua doucement à la porte de Marina. Lorsque cette dernière vint lui ouvrir, elle lui murmura : — Habille-toi vite et viens avec moi. — Où cela ? 375 — Il va nous falloir une carriole. — Mais, Maman, il fait nuit. — Qu'importe, la nuit est douce. — Est-ce qu'on ne pourrait pas attendre demain ? — Ma fille, la voix insistante du passé m'a parlé ce soir. (Puis elle ajouta :) Nous devons emmener Angélique avec nous. A quarante-deux ans, et après sept grossesses, Angélique était une femme plantureuse dont l'encombrante crinoline ne laissait guère de place dans la carriole pour les deux autres femmes. Marina, au contraire, à cinquante-quatre ans, était une femme amaigrie par des années d'efforts et de privations et dont la robe démodée était sans apprêt. Quant à Angela, elle était menue et frêle. Si bien qu'elles parvinrent toutes trois à se caser tant bien que mal. Malgré les protestations d'Angélique et Marina, le fidèle cocher d'Angela démarra. L'homme ne lui avait posé aucune question lorsqu'elle l'avait tiré du lit en pleine nuit pour lui confier une mission urgente. Quant à Marina et Angélique, elles avaient fait contre mauvaise fortune bon cœur, sachant que si elles refusaient d'accompagner la vieille femme celle-ci partirait sans elles. — Demandons au moins à Seth et à Daniel de nous escorter. Mais Angela avait refusé. Cette mission n'était pas une affaire d'hommes. Qu'on les laisse dormir. Lorsqu'ils atteignirent la Vieille Route, voyant que le cocher bifurquait vers l'est, Marina s'écria : — Maman, ce n'est pas raisonnable de s'aventurer aussi loin de la ville à cette heure avancée ! — N'aie crainte, il ne nous arrivera rien. — Comment peux-tu en être sûre ? Comme sa mère ne répondait pas, Marina échangea un regard inquiet avec sa nièce. Puis, à la vue du cocher, un grand gaillard à la forte carrure, qui portait une épée ainsi qu'un poignard et un pistolet fichés dans sa ceinture, les angoisses des deux femmes s'apaisèrent quelque peu. Tandis qu'ils cheminaient en silence dans la campagne, ils passèrent devant une chênaie bien connue des trois femmes. Angélique expliqua à sa tante que le ranch des Quinones avait cessé d'exister. Pablo, qui aurait dû épouser Marina trente-six ans plus tôt, avait récemment vendu ses terres à un Américain du nom de Crenshaw. Lorsqu’ils approchèrent de la ville, ils furent accueillis par l'odeur nauséabonde des canaux d'irrigation dans lesquels se jetaient les eaux usées apportées par les canalisations en bois. Les rues étaient éclairées par des lanternes suspendues aux portes des habitations et des boutiques, ainsi que l'exigeait la loi. Mais la rumeur courait que Los Angeles serait bientôt dotée de becs de gaz. Dans les saloons brillamment éclairés, les pianos bastringues déversaient leurs accords tapageurs. On entendait au loin des coups de feu. Deux hommes étaient en train de se battre sur le trottoir de bois. Ils virent également des Indiens assoupis sous des porches, ou titubant, ivres de boissons fortes distillées par l'homme blanc. La carriole dépassa l'école publique, au coin de Spring Street. Dans Temple Street et Main Street, où il n'y avait jadis que des maisons de torchis, les Yankees, désormais majoritaires, avaient érigé des immeubles en bois et en brique. Les patios et les fontaines à la mode espagnole avaient été remplacés par des ensembles architecturaux aux noms ronflants, tels que Roman, Queen Ann, Renaissance coloniale, et dotés de colonnades, de pignons, de toits mansardés. Les noms des rues aussi avaient changé. C'est ainsi que Loma était devenue Hill ; Aceytuna, Olive ; Esperanzas, Hope, et Flores, Flower. Et tout cela à cause des Yankees. Tandis qu'ils contournaient la grand-place où avait récemment eu lieu une corrida, Angélique confia à Marina qu'un hôtel doté de salles de bains, de l'éclairage au gaz et d'un restaurant français allait être construit à cet endroit. Avec pas moins de trois étages, ce serait le plus grand immeuble de Los Angeles ! 377 Mais Marina n'en avait cure. — Mère, où allons-nous ? Angela l'ignorait. Elle ne savait qu'une chose : qu'elles devaient aller droit devant. La carriole quitta la ville et obliqua vers le nord-ouest. Les trois femmes et leur cocher silencieux dépassèrent le ravin de Chavez, où se trouvait la fosse commune de Potter's Field, réservée aux étrangers et aux miséreux sans famille. Enfin, ils atteignirent la Mission, dont les étroites fenêtres et les arcs-boutants faisaient davantage penser à une forteresse qu'à une église. Lors de l'annexion de la Californie par le Mexique, le nouveau gouverneur avait aboli le système des missions et distribué ou vendu les terres à des amis ou des parents. Démantelée, San Gabriel était restée à l'abandon pendant des années. Les Indiens y vivotaient entre des murs et des plafonds défoncés, tandis que les vignes crevaient sur pied. Il avait fallu attendre 1859 pour que le gouvernement américain restitue le domaine au clergé. Cependant, plus rien n'était comme avant. Aujourd'hui, cabanes et baraquements de fortune se dressaient autour de l'église jadis si belle. Tandis qu'ils attendaient en silence dans la carriole immobilisée que la maîtresse daigne donner des ordres, Angela eut une vague vision d'un jardin qui se trouvait là naguère, et d'une Indienne cueillant des plantes en fredonnant doucement sous le soleil éclatant. Mais la fièvre et la toux s'étaient emparées d'elle, de telle sorte qu'elle tenait à peine sur ses jambes lorsque la cérémonie d'inauguration de la Plaza avait eu lieu. Après cela, il y avait eu un voyage à dos d'âne en direction de la mer... Angela eut un haut-le-corps : le souvenir enfoui au fond de son cœur depuis quatre-vingt-cinq ans avait enfin brisé les barreaux de sa prison et pris son envol. Je suis née ici. Et non pas à Mexico, ainsi que ma mère me l'avait laissé entendre. Ou plutôt Luisa. Car Luisa n'était pas ma vraie mère. A présent, elle comprenait pourquoi les réminiscences de son enfance n'avaient cessé de la harceler tout au long du jour. 378 Qui sait si lorsque nous approchons de la fin nous ne nous approchons pas également du commencement. Au cours de cette journée, elle avait eu le sentiment qu'il lui restait une mission à remplir. Elle savait désormais en quoi consistait cette mission et pourquoi elle s'était mise en route en pleine nuit. A mesure qu'ils se rapprochaient des montagnes, des effluves marins leur parvenaient. Ils surent qu'ils traversaient les ranches de San Vicente et Santa Monica lorsqu'ils entendirent tinter les clochettes des moutons qui paissaient dans les prairies. Arrivée au canyon, Angela reconnut les rochers gravés de signes dont elle avait oublié la signification. Elle avait le vague souvenir d'avoir été amenée là enfant par une femme qui lui avait dit qu'elle allait lui apprendre des histoires. Mais ces histoires, Angela ne les avait jamais apprises. Elle ne comprenait pas la signification de la grotte ou de ses fresques, ni pourquoi elle avait le sentiment que cet endroit était important. Elle se souvenait seulement d'être venue ici le soir de ses noces et de s'être coupé les cheveux. Marina et Angélique l'accompagnèrent jusqu'à la grotte en s'éclairant d'une lanterne. Postées de part et d'autre de la vieille femme, elles l'aidaient à marcher. Marina se rappelait être venue à cet endroit. C'était ici que Daniel l'avait retrouvée la nuit où ils avaient pris la fuite ensemble. Il régnait dans la grotte une odeur froide et humide vieille de plusieurs siècles. La lanterne jetait des reflets dorés sur les murs recouverts d'étranges graffitis et de l'inscription : La Primera Madré. Lorsqu'elles virent les deux soleils, elles retinrent leur souffle, émerveillées. Angela ordonna à ses deux compagnes de s'asseoir en silence. Puis elle s'agenouilla à terre et posa la lanterne au centre de leur étrange petit cercle. Elle ferma ensuite les yeux et demeura quelques instants silencieuse. Maman, où es-tu ? Instantanément, elle sentit une Elle était venue faire ses adieux. 379 présence, chaleureuse et rassurante, et réalisa que durant toute sa vie elle avait porté en elle une énigme, une sorte de vide intérieur qui l'avait poussée à partir en quête de quelque chose. A présent, elle savait que cette quête portait sur son ascendance. Le sac en toile cirée qu'elle avait apporté avec elle contenait le titre de propriété d'un domaine que des gens avaient abusivement usurpé. Angela se mit à creuser la terre de ses vieilles mains malhabiles sous les yeux stupéfaits de sa fille et de sa petite-fille. Lorsqu'elles voulurent protester, Angela leur intima le silence, d'un ton si impérieux que les deux femmes obtempérèrent sans broncher. Ni l'une ni l'autre ne savait ce que contenait le sac ni pourquoi Angela l'avait enterré. Fascinées, elles regardaient la vieille femme le recouvrir lentement de terre, ainsi que la figurine aztèque qui était tombée de sa poche. Angélique voulut dire quelque chose, puis se ravisa, empêchée par la solennité du moment. La divinité aztèque qui l'avait accompagnée dans les moments les plus difficiles et les plus beaux de son existence était en train d'être ensevelie dans cette caverne étrange. Lorsqu'elle eut enterré le titre de propriété de Rancho Paloma, Angela se sentit gagnée par un profond sentiment d'apaisement. La terre qui avait appartenu à la Première Mère et à ses descendants, et non aux intrus qui s'en étaient indûment emparés, lui avait été rendue. Tout en tassant la terre avec ses mains, elle songea : Je dois leur dire. Marina et Angélique ont du sang indien. Daniel, Seth... leurs enfants descendent de la Première Mère. Elle se mit à parler, précipitamment, car elle savait que son temps était compté : — Nous sommes indiennes. Nous sommes des Topaas, les descendantes de la Première Mère qui est enterrée ici. Nous sommes les gardiennes de cette grotte. Il nous incombe de transmettre les légendes, les coutumes et la religion de notre peuple. Il nous incombe de garder la mémoire vivante. Elles la regardèrent sans comprendre. — Que dit Grand-Mère ? demanda Angélique à sa tante. 380 —- Je n'en ai pas la moindre idée, répondit celle-ci. Je ne comprends pas un traître mot de ce charabia. — Mais quelle langue parle-t-elle ? Ce n'est pas de l'espagnol. — Souvenez-vous de cette grotte, dit Angela, sans réaliser qu'elle leur parlait topaa, la langue qui était la sienne quand elle était enfant et que sa mère l'avait appelée Marimi en lui disant qu'elle serait un jour la femme-médecine du clan. Il faut que vous révéliez aux autres l'existence de cette grotte. Prenant la main de Marina dans la sienne, la vieille femme lui dit : — Je t'ai nommée Marina par erreur, à la suite d'une mauvaise interprétation de mon rêve. Ton vrai nom est Marimi. — Mère, nous ne comprenons pas ce que m dis. Il faut partir à présent. Viens, rentrons à la maison. Mais Angela songea : c'est ici qu'est ma maison. — Allons, Mère, viens, la pressa Marina tandis que les deux femmes la prenaient par le bras. Mais les pensées d'Angela étaient ailleurs. Elle songeait à la Première Mère qui avait franchi le désert à pied, alors qu'elle était enceinte, après avoir été bannie par sa tribu. Et pourtant elle avait survécu. Angela regarda Marina qui avait enduré les rigueurs climatiques de la Chine et connu l'adversité, et qui avait malgré tout trouvé la force d'accompagner son époux jusqu'au bout. Puis elle regarda Angélique, qui avait subi de terribles épreuves dans le campement de mineurs où elle avait vécu. Et Angela elle-même, malgré tout ce que Navarro lui avait fait subir, avait su garder sa dignité et son amour-propre. Nous sommes les filles de la Première Mère. C'est là l'héritage qu'elle nous a transmis. Angela comprit alors pourquoi elle avait emmené Marina et Angélique avec elle. Toutes deux auraient été des femmes-médecine à une autre époque et en un autre lieu. Mais aujourd'hui elles étaient mariées à des Américains et avaient des enfants appelés Charles, Lucy ou Winifred. Elle ferma les yeux et vit la silhouette noire du corbeau se découper sur le soleil couchant. Il volait en direction du royaume des morts, là où tous ses ancêtres étaient partis et où ils attendaient qu'elle vienne les rejoindre. 17.A en croire Sœur Sarah, les fantômes qu'elle faisait apparaître n'étaient pas le fruit de son imagination. Jamais elle n'avait eu recours à la supercherie, et ses détracteurs étaient cordialement invités à venir assister aux séances de spiritisme qu'elle célébrait en son église de Topanga afin d'en juger par eux-mêmes. Ceux-ci accouraient, munis de tout ce que l'époque pouvait offrir de plus sophistiqué en matière d'instruments scientifiques : caméras, appareils d'enregistrement sonore, détecteurs de chaleur et de mouvement, dans l'espoir de la confondre. Mais aucun d'entre eux n'y était jamais parvenu. Les psychiatres comme les hommes d'Eglise mettaient les apparitions sur le compte de l'hystérie collective — les gens, disaient-ils, voyaient ce qu'ils voulaient voir. Mais Sœur Sarah n'en démordait pas : ses fantômes étaient bien réels et elle était le vecteur humain grâce auquel ils pouvaient passer du royaume de l'Au-Delà dans celui des vivants. Erica était littéralement scotchée devant le poste de télévision, fascinée par le documentaire consacré à la célèbre médium des années 1920. Véritable trésor iconographique, il contenait de rares images d'archives montrant la charismatique Sœur Sarah vêtue de longs voiles, les bras tendus, la tête rejetée en arrière et les yeux fermés, le corps secoué de tremblements d'énergie spirituelle, célébrant une de ses messes devant un parterre de six mille spectateurs transportés d'extase. 382 Cette femme était une vraie beauté. Les quelques films dans lesquels elle avait tourné avant de devenir célèbre montraient une sirène aux yeux de biche qu'on avait tour à tour qualifiée de vamp, déesse, séductrice, femme fatale. Les foules l'adulaient. La cassette vidéo contenait également des films amateurs réalisés par Edgar Rice Burroughs dans son ranch de Tarzana, où Sarah lui rendait fréquemment visite en compagnie de Rudolph Valentino, Douglas Fairbanks et Mary Pickford. C'était précisément à cette époque que ses talents de médium s'étaient révélés. Elle avait commencé à prédire l'avenir à ses amis, à les conseiller sur des décisions importantes, elle avait même aidé la police à retrouver un enfant disparu dans les collines de Baldwin. Le bouche à oreille aidant, les gens étaient de plus en plus nombreux à solliciter des consultations privées. Ayant découvert qu'il ne lui en coûtait pas davantage de faire apparaître plusieurs fantômes plutôt qu'un seul, Sarah avait décidé d'élargir son horizon. Elle réunissait les gens et leurs chers défunts. Elle était la promesse vivante qu'il y avait une vie après la mort. Délaissant momentanément Sarah et sa foule d'adeptes, Erica jeta un coup d'œil à sa montre. Pourquoi Jared n'était-il toujours pas de retour ? Il était parti depuis plusieurs heures déjà pour assister à une réunion convoquée en urgence par la Confédération des tribus de Californie du Sud, laquelle espérait les dissuader de renoncer à mener des tests d'ADN sur le squelette d'Emerald Hills. Un arrêté de la Cour ordonnant la suspension des recherches archéologiques ou médico-légales à Topanga était à l'origine de cette brusque volte-face qui risquait de compromettre tout espoir d'identifier un jour les ossements. Tenue momentanément à l'écart de la grotte, Erica avait décidé d'employer son temps à rechercher l'origine de la fresque qui hantait ses rêves. Si Mme Dockstader n'était pas sa grand-mère, et si Erica n'avait jamais vu la fresque qui trônait dans le salon de la vieille dame, cela signifiait que son rêve d'enfant provenait d'une autre source. Après tout, il n'était pas impossible que, entre le moment où Sœur Sarah avait acheté le domaine et celui où elle avait fait combler le canyon, quelqu'un ait pris des photos de l'intérieur de la grotte afin de les publier. Erica avait du mal à se concentrer. Elle n'arrivait à penser à rien d'autre qu'à Jared et elle en train de faire l'amour sous les étoiles. Etait-ce là ce qu'on éprouvait quand on était amoureux ? Pas étonnant qu'on ait écrit tant de chansons à ce sujet ! La tête lui tournait, elle se sentait tour à tour stupide, heureuse, délirante. Mais effrayée aussi, car ce n'était peut-être qu'un rêve. Elle avait peur de le perdre avant même d'avoir pu l'aimer. Mais peut-être que tout cela faisait partie de... Ses yeux se fixèrent à nouveau sur l'écran. Un film tourné en 1922 montrait Sœur Sarah pénétrant dans la grotte. Erica se pencha instinctivement en avant. Braquée sur le versant ouest, la caméra cadrait l'entrée de la grotte. Vêtue de sa célèbre aube blanche à capuche, Sarah disparaissait dans l'obscurité, tandis que ses adeptes et les journalistes l'attendaient à l'extérieur en retenant leur souffle. Lorsqu'elle en émergeait, quelques minutes plus tard, ses traits semblaient figés. La voix du commentateur dit : « Sœur Sarah a-t-elle eu une révélation spirituelle lorsqu'elle est entrée dans la grotte, comme elle l'a prétendu plus tard, ou jouait-elle la comédie ? Peu de temps après avoir fait l'acquisition du domaine, elle a fait murer la caverne, afin que personne ne sache ce qui s'y trouvait. » La dernière partie du documentaire, un film d'actualité de 1928, montrait une Sœur Sarah désespérée faisant ses adieux au public, face à une nuée de journalistes armés de micros. La nouvelle, totalement inattendue, était tombée comme un couperet alors que l'Église des Esprits était au zénith de sa popularité. Sarah ne donnait aucune explication quant à la raison qui la poussait à se retirer de la scène publique, déclarant simplement que c'était « la volonté de Dieu ». Après quoi elle s'était volatilisée et, bien que tout ait été mis en œuvre pour tenter de la retrouver — les journaux allèrent même jusqu'à organiser des concours —, on n'entendit plus jamais parler de Sœur Sarah. 384 Erica éteignit la télévision et songea : c'est la grotte qui est au centre de tout. C'est la fresque qui m'a attirée ici en premier lieu, mais d'autres gens ont été attirés avant moi — au fil des siècles, ils ont abandonné des lunettes, un reliquaire, un crucifix, une tresse, un talisman, une statuette aztèque, un titre de propriété. Et puis il y a eu Sœur Sarah. Quel est le dénominateur commun à tous ces gens ? La fresque qui orne la maison de Kathleen Dockstader ? Et moi, en quoi suis-je concernée ? Jared et elle avaient découvert que les Navarro, les premiers propriétaires de Rancho Paloma, appartenaient à l'une des plus anciennes familles de Los Angeles. Apparemment, la matriarche, une femme du nom d'Angela, avait beaucoup contribué à la modernisation de la ville. Elle avait notamment œuvré à la création d'un jardin public où les gens pouvaient se promener loin du bruit des corridas qui se tenaient sur la grand-place. Le parc fut créé en 1866 et baptisé à l'origine Central Park — son nom contemporain était Pershing Square. Aujourd'hui, il existait dans la vallée San Fernando une école primaire baptisée Angela Navarro, en l'honneur de cette dernière. Erica et Jared avaient également découvert qu'Angela Navarro avait vécu à Rancho Paloma et qu'elle y était morte. A sa mort, en 1866, une bataille juridique s'était engagée entre les pouvoirs publics et les héritiers, qui n'avaient pas pu produire de titre de propriété. Et pour cause, puisqu'il était enterré dans la grotte ! Celui ou celle qui l'y avait mis savait qu'un squelette reposait là, et à qui il appartenait. Et toutes les personnes qui étaient entrées dans la caverne au fil des siècles savaient qui était cette femme. Les tests d'ADN allaient enfin permettre de résoudre partiellement cette énigme. — B'jour. Elle leva les yeux et son cœur bondit dans sa poitrine en découvrant le sourire de Jared. — B'jour. Les séances de Sœur Sarah n'étaient pas les seuls miracles à s'être accomplis ici. Jared s'était finalement décidé à rappeler son père. Les deux hommes avaient passé une heure au téléphone. Oh, tout n'était pas encore au beau fixe entre eux, mais 385 c'était un début. Et Jared allait dessiner une maison spécialement pour Erica. Elle lui avait dit qu'elle aimait celle des Arbogast. — Je crains d'être porteur de mauvaises nouvelles. Je n'ai pas réussi à les convaincre d'effectuer les tests d'ADN. — Dans ce cas, il va falloir insister. Il fit une pause, ses yeux gris la happant tout entière. Erica se demanda si Jared et elle se lasseraient un jour de ce délicieux frisson qu'ils éprouvaient quand ils étaient face à face. — Mais ce n'est pas tout, malheureusement, ajouta-t-il. Les ossements vont être ôtés de la grotte et inhumés dans un cimetière indien. — Non ! Quand cela ? — Dès que possible. Je suis navré, Erica. Jamais je n'aurais pensé que je me rallierais un jour à ta façon de penser. Et pourtant, tu m'as convaincu : c'est une erreur de vouloir ôter le squelette tant que l'affiliation culturelle n'a pas été établie. Personnellement, je ne suis ni mystique ni croyant, mais nous savons que la femme qui repose dans la grotte l'était, de même que les gens qui sont venus lui rendre hommage. Il nous incombe de respecter leur mémoire et de retrouver les héritiers légitimes afin qu'ils décident quelle sera sa dernière demeure. Il se pencha pour l'embrasser. Au même moment, Luke passa la tête par la porte. — Hum, Erica ? Vous avez de la visite. C'est important, à ce qu'il paraît. Elle sortit du camping-car, une main en visière pour se protéger du soleil. — Madame Dockstader ! Pieds nus dans des sandales, un petit sac à main suspendu à son épaule par une longue chaîne dorée, la vieille dame portait un pantalon blanc et un chemisier rose pâle. Ses yeux étaient cachés par d'immenses lunettes de soleil. — Parlez-moi de vos migraines, lui enjoignit-elle. Jared invita Kathleen Dockstader et son avocat à entrer dans son camping-car qu'il jugeait plus confortable et approprié que la tente d'Erica ou la baraque abritant le laboratoire. 386 — Docteur Tyler, dit la vieille femme, après votre départ, j'ai demandé à mon avocat d'effectuer des recherches à votre sujet. Voyant que vous n'étiez pas une vulgaire intrigante mais une anthropologue émérite, travaillant pour le compte de l'Etat, j'ai décidé de pousser plus avant mes recherches et d'enquêter sur les communautés hippies. J'ai engagé pour ce faire un détective privé. Il a retrouvé un ex-hippie, aujourd'hui patron de bar à Seattle, qui appartenait à l'une de ces communautés à l'époque où ma fille aurait pu en faire partie. Il a dit se souvenir d'une dénommée Dockstader, une héritière en rupture de ban qui reniait la fortune de sa mère. A l'époque, elle faisait l'admiration de tous. Aujourd'hui, avec le recul, l'homme pense qu'elle était folle. Il se souvient de l'avoir vue quitter la communauté sur une Harley Davidson avec un musicien. Kathleen fit une pause, croisa puis décroisa ses mains. Ainsi que Jared l'avait prédit, après que lui et Erica eurent quitté sa maison, une semaine plus tôt, Mme Dockstader n'avait fait que songer à Erica. Elle avait même annulé son tour du monde de golf. — Et puis, il y a ceci, dit-elle en faisant signe à son avocat qui produisit aussitôt un album et le lui tendit. Stupéfaite, Erica constata qu'il s'agissait de son album de lycée de 1982, l'année du bac. Kathleen l'ouvrit à une page marquée par une petite photo en noir et blanc qui semblait avoir été découpée dans un album plus ancien. La jeune fille figurant sur la photo portait une coiffure bouffante qui formait un rouleau rebiquant sur la nuque. — Celle-ci a été prise en 1965, expliqua Kathleen. Monica avait alors dix-sept ans. Elle posa la photo à côté de celle d'Erica. — Vous et elle avez le même âge sur ces clichés. La ressemblance est frappante, non ? — On dirait des jumelles, balbutia Erica. Kathleen referma l'album et le rendit à l'avocat. — Mais ce qui a vraiment achevé de me convaincre que vous étiez ma petite-fille, ce sont les migraines dont vous avez 387 parlé. Ma mère souffrait de migraines atroces. Pas de simples maux de tête, mais des crises aiguës durant lesquelles elle perdait connaissance et entendait et voyait des choses. Des visions. Apparemment, il s'agit d'un mal héréditaire. Elle m'a dit qu'une de ses grand-tantes en souffrait aussi. Personne ne le savait. C'était une sorte de secret de famille. Aucune des autres jeunes femmes qui auraient voulu se faire passer pour vous dans l'espoir d'hériter de ma fortune ne connaissait l'existence de ces migraines. — Madame Dockstader... — Je vous en prie, appelez-moi Kathleen. — Pourquoi ma mère s'est-elle enfuie ? — Parce que nous voulions la mettre dans un foyer pour mères célibataires, afin de garder sa grossesse secrète. Après l'accouchement, nous avions prévu de confier le bébé à l'une des sœurs de Herman — mon mari, le père de Monica — pour qu'elle l'élève comme son propre enfant. Nous pensions que ce bébé risquait de détruire la vie de Monica. Lorsqu'elle s'est enfuie, nous avons été anéantis. Elle était tout pour Herman. Il adorait sa fille. Après son départ, quelque chose est mort en lui. Nous avons passé des annonces dans tous les grands quotidiens du pays en lui demandant de revenir à la maison avec son bébé. Mais... en vain. — Savez-vous qui était mon père ? demanda Erica dans un murmure. — Monica n'a jamais voulu nous le dire. Kathleen ouvrit son sac et en sortit un mouchoir orné d'un monogramme. — J'ignore qui il était. Monica n'était pas une mauvaise fille, mais elle était pleine de fougue. Vous n'avez pas idée comme nous avons regretté nos propos après son départ. Elle voulait accoucher à la maison. Si nous avions accepté, elle serait restée avec nous. Kathleen tourna des yeux brillants de larmes et vulnérables vers Erica. — Vous auriez grandi parmi nous. — Je ne sais pas quoi dire. 388 Kathleen se tamponna les yeux avec son mouchoir. — Moi non plus. Il va falloir un certain temps avant que je m'habitue à cette nouvelle situation. Les deux femmes se dévisagèrent un instant, la plus jeune scrutant les traits de son aînée à la recherche d'une ressemblance, la plus âgée voyant en Erica le portrait de sa propre fille sous les traits d'une femme mûre. — Je me demandais, fit Kathleen, s'il serait possible de visiter la grotte. — La grotte ? — Si c'est possible, bien entendu. Jared les escorta toutes deux jusqu'à l'échafaudage, puis il aida la vieille dame à descendre les degrés de l'échelle tandis qu'Erica sortait la clé du cadenas fermant la grille de sécurité. Une fois à l'intérieur, elle alluma les lampes fluorescentes qui répandirent une lueur surnaturelle sur les entretoises, les tranchées creusées dans le sol, le mur couvert de soleils rouge et jaune et de mystérieux symboles, et enfin la Dame d'Emerald Hills reposant paisiblement sous un dôme de protection transparent, semblable à un sarcophage de verre. Kathleen laissa échapper un long soupir émerveillé. — Je connais parfaitement cette grotte, dit-elle tout bas, comme si elle avait craint de déranger la Dame qui reposait en ces lieux. Les peintures sur les murs, l'inscription Primera Madré. Tout est exactement comme je l'avais imaginé. Erica lui décocha un regard surpris. — Vous êtes déjà venue ici ? — Non. Le canyon était déjà comblé quand j'étais enfant. Mais quelqu'un m'en avait parlé. — Qui donc ? Elle sourit. — La femme qui a peint les deux soleils exposés dans mon salon. La femme qui a construit ici un sanctuaire appelé l'Église des Esprits. Sœur Sarah, ma mère. Votre arrière-grand-mère. J'étais sa fille naturelle. C'est à cause de moi qu'elle a pris la poudre d'escampette. 389 — Ma mère savait que quelqu'un avait été enterré dans cette grotte, expliqua Kathleen. Assises dans le salon inondé de soleil de sa maison de Palm Springs, les deux femmes étaient en train de feuilleter des albums de famille remplis de photos et de coupures de journaux. — Elle l'avait senti, bien qu'elle n'en ait jamais eu la preuve formelle. Elle prétendait même que l'esprit qui reposait dans la caverne lui avait ordonné d'y bâtir l'Église des Esprits. — Que lui est-il arrivé ensuite ? Pourquoi a-t-elle disparu ? — Elle avait eu une liaison avec un homme marié dont la femme refusait de divorcer. Lorsqu'elle s'est retrouvée enceinte, craignant que ses adeptes ne soient scandalisés, ma mère a choisi de disparaître. Elle s'est installée dans une petite bourgade où il n'y avait pas de cinéma, afin que les gens ne puissent pas la reconnaître. J'y suis née, et elle m'a élevée seule. Je n'ai jamais connu mon père. J'ignore s'ils sont restés en contact après cela. Tout ce que je sais c'est que cette histoire a viré à la tragédie. Ma mère est morte quand j'avais vingt-deux ans. Elle a été enterrée dans le cimetière de cette petite bourgade. A ce jour, personne ne sait que la femme qui repose dans cette tombe est la célèbre Sœur Sarah. — Est-ce pour cela que vous vouliez que ma mère renonce à son bébé ? Kathleen sourit tristement. — J'ai grandi aux côtés d'une mère ravagée par le chagrin. Elle s'efforçait de ne pas le montrer, mais les enfants sentent ce genre de choses. Sa condition de mère célibataire l'obligeait à vivre au ban de la société, un stigmate dont je portais moi aussi la marque. Elle se faisait passer pour veuve, si bien que nous vivions dans le mensonge. Ton grand-père et moi ne voulions pas que Monica connaisse le même sort. Erica était avide de savoir, comme une personne affamée à qui l'on présente un buffet bien garni. Toutes ces photos, ces anecdotes, tous ces gens qui lui ressemblaient, oncles, tantes, cousins, grands-parents, arrière-grands-parents ! — Lui, c'est ton arrière-arrière je ne sais trop quoi, dit Kathleen en riant. Daniel Goodside. Un Bostonien, capitaine 390 de navire. J'ai retrouvé cette photo dans une vieille malle, avec cet autre portrait, tous deux réalisés en 1875. Au dos, on peut lire un nom : Marina, épouse de Daniel. J'ignore tout de cette Marina, je ne connais pas son nom de famille. Je suppose qu'elle était également originaire de Boston. Lui avait perdu un bras, comme tu peux le voir, à la guerre probablement. Je crois savoir qu'il était peintre à ses heures perdues. Sur la page opposée s'étalait une petite aquarelle réalisée par Daniel Goodside en 1830 : «.Femme-médecine de la tribu topaa vivant à la mission San Gabriel. » — Topaa, murmura Erica. Je n'ai jamais entendu parler de cette tribu. Kathleen referma l'album et se leva. — Il voulait probablement dire « tongva ». A cette époque, il y avait une grande confusion dans les noms et les dialectes. Viens, dit-elle en prenant Erica par le bras, je vais te faire visiter la propriété. Le père de mon époux — ton arrière-grand-père — a été le premier à importer des palmiers dattiers d'Arabie, en 1890. Je suis devenue la belle-fille des Dockstader en 1946, juste après la guerre. J'avais dix-huit ans. Ta mère est née deux ans plus tard, en 1948. Elles furent interrompues par une femme de chambre qui informa Erica que quelqu'un la demandait au téléphone. C'était Jared. — Tu ferais bien de rappliquer illico. Il y a eu un coup de théâtre. Ils entendirent un grand éclat de rire provenant du camping-car. La visiteuse de Jared était une femme à l'allure athlétique, aux joues rouges et à la poignée de main énergique. — Docteur Tyler, mon nom est Irène Young et je pense détenir une information qui vous intéressera. Je suis professeur d'éducation physique à Bakersfield et je me passionne pour la généalogie. Je suis en train de reconstituer mon arbre généalogique. Quand j'ai lu dans les journaux que vous aviez retrouvé le titre de propriété d'un ranch appartenant à une certaine famille Navarro, j'ai aussitôt songé à vous contacter. 391 Elle fouilla dans son sac de toile et en sortit un porte-documents en cuir. — J'ai retracé toute la branche de mes ancêtres du côté maternel et retrouvé une famille Navarro vivant à Rancho Paloma. Voici leur photo. Elle lui tendit une photographie très ancienne, protégée par une chemise en plastique transparent. — Comme vous pouvez le constater, il y a quelque chose d'inscrit au dos. Cette photo a été prise en 1866, à l'occasion de l'anniversaire de cette femme, dit-elle en désignant une vénérable aïeule trônant dignement au centre de ce qui ressemblait à une réunion de famille. Irène lui expliqua qu'elle avait contacté un grand nombre de descendants des gens figurant sur la photo, mais qu'il y avait un couple qu'elle n'avait pas réussi à identifier. Elle le lui montra du doigt. Erica plissa les paupières et examina attentivement l'homme amputé d'un bras qui se tenait à l'arrière-plan. — Mon Dieu ! Mais c'est Daniel Goodside ! Mon ancêtre. — Comment ! s'écria Jared en jetant un coup d'œil à la photo. — Goodside ? s'enquit Irène Young. C'est son nom ? Je suppose qu'il était marié avec la femme qui est assise à côté de lui... — C'est probablement Marina, dit Erica en se souvenant de ce que lui avait dit Kathleen. — Elle ressemble énormément à la doyenne assise au centre. Son nom est Angela Navarro, ce qui laisse supposer que la femme de Goodside était une Navarro. — Ma grand-mère n'a jamais réussi à savoir quel était le nom de jeune fille de Marina, néanmoins elle la croit originaire de Boston. Mais alors... cela veut dire que je suis parente des Navarro ? Irène désigna un couple posant à l'arrière. — Ces deux-là sont mes arrière-arrière-grands-parents, Seth et Angélique Hopkins. Angélique était la nièce de Marina Goodside et la petite-fille d'Angela. 392 Saisissant une loupe, Erica scruta de plus près le cliché, sourcils froncés. — Cette femme est indienne, conclut-elle. — Malheureusement, je n'ai jamais pu découvrir le nom de sa tribu. Je suppose qu'elle vivait dans une mission... — Jared ! s'écria soudain Erica. Kathleen possède une aquarelle de la main de Daniel Goodside — le portrait d'une femme topaa ! — Topaa ! Tu crois que la femme figurant sur cette photo est une Topaa ? — Mais bien sûr, tout s'explique à présent ! s'écria Erica, brusquement survoltée. Daniel Goodside avait de bonnes raisons de peindre les membres de la tribu topaa. Sa femme avait une moitié ou un quart de sang indien. Une femme dont le nom de jeune fille devait être Navarro. Et puis quelqu'un a enterré le titre de propriété de Rancho Paloma — la terre des Navarro — dans la grotte de Topanga... Topanga ! répéta-t-elle avec feu. Personne ne sait avec certitude ce que signifie ce nom. Il existe plusieurs théories à ce sujet. Mais ce qui est certain, c'est que « nga » signifie « terre de ». Si une tribu nommée « Topaa » vivait à cet endroit, tout devient limpide ! — Comment se fait-il qu'on n'ait jamais entendu parler de cette tribu ? s'étonna Irène. — Peut-être parce que les Topaas furent parmi les premiers Indiens à être capturés et emmenés à la Mission. Moyennant quoi, ils ont été rapidement assimilés. Ce qui expliquerait pourquoi nous n'avons jamais rien su de leur existence. Elle se tourna vers Jared. — Cette nouvelle information devrait nous permettre d'empêcher le Comité d'ôter les ossements pour les inhumer ailleurs. Le squelette est peut-être le seul vestige prouvant l'existence d'une tribu tombée dans l'oubli. Maintenant que nous avons un nom de tribu, nous avons plus de chances de pouvoir identifier les descendants. Jared lui décocha un sourire énigmatique. — Qu'y a-t-il ? — Erica, aux dernières nouvelles, tu es ce descendant. 393 Sam n'était pas convaincu, et les membres du Comité non plus lorsqu'ils se présentèrent à la grotte avec un cercueil et un homme-médecine. Les preuves du Dr Tyler étaient trop inconsistantes, dirent-ils, si tant est qu'on pût parler de preuves. Il était temps d'enterrer la femme-médecine dans un cimetière indien. Erica refusa d'ouvrir le cadenas de la grille de protection de la grotte. A sa grande frustration, Sam ne put mettre la main sur sa propre clé, et Jared était le seul à en posséder un double. Debout au sommet de la falaise surplombant la caverne, Erica leur barrait le chemin, tandis que Sam menaçait d'aller chercher une paire de pinces coupantes pour forcer le verrou. Erica jeta un coup d'œil à sa montre. Où était Jared ? Il l'avait appelée pour la prévenir d'interdire l'accès de la grotte aux membres du Comité jusqu'à son retour. Il avait l'air agité mais n'avait pas voulu lui dire pourquoi. Depuis, plusieurs heures s'étaient écoulées. — Qu'est-ce que c'est que ça ? fit soudain Luke en pointant le doigt. Tous se retournèrent et virent Jared qui arrivait dans leur direction en compagnie d'un couple de vieillards au teint bistre : un frère et une sœur demeurant à l'est de Los Angeles que Jared avait retrouvés grâce à la gigantesque base de données réunies par le département des Etudes indiennes de UCLA sur les Indiens de Californie. Les anthropologues de terrain sillonnaient les quartiers défavorisés à la recherche d'Indiens « cachés » ou « oubliés ». Il les présenta comme étant les Delgado, Maria et José. — Nous savions qu'il y avait forcément des Indiens qui avaient échappé à la Mission. Ils étaient restés dans les villages et, plus tard, s'étaient installés dans le pueblo pour s'assimiler à la population mexicaine, tout en continuant malgré tout à se marier entre eux. Ces deux individus disent appartenir à la tribu topaa, mais personne ne les a jamais crus, car personne n'a jamais entendu parler de cette tribu. La vieille femme prit la parole. — Il y a très longtemps, nous sommes allés au musée et nous avons parlé aux gens qui se trouvaient là. Des spécialistes, 394 des érudits. Ils nous ont affirmé que nous faisions erreur, qu'il n'y avait pas de tribu topaa et que nous étions des Gabrielinos. Un écrivain s'est un jour présenté dans notre quartier, il voulait écrire l'histoire des Indiens de Californie. Lorsque nous lui avons dit que nous étions des Topaas, il a écrit « Tongvas », croyant que nous faisions erreur. Le frère et la sœur étaient tous deux nés en 1915. Veufs l'un et l'autre, ils partageaient le même logement. Enfants, ils avaient entendu raconter des histoires par un très vieil ancêtre qui avait vécu cent ans. L'homme était né à la Mission aux alentours de 1830. Bien que n'ayant lui-même jamais vécu dans un village indien, il connaissait la vie qu'on y menait grâce aux vieillards de la Mission. Il avait également entendu l'histoire de la Première Mère et de son guide, le Corbeau, qui l'avait conduite à travers le désert. Le vieillard leur avait expliqué qu'ils n'étaient pas Gabrielinos, un nom donné par l'homme blanc à leur tribu, mais Topaas. En entendant prononcer les mots « Première Mère », Erica sursauta. — Vous en avez entendu parler dans les journaux ou à la télévision ? La vieille femme s'esclaffa. — Les journaux ! Je ne sais pas lire. Et mon frère non plus. Nous ne regardons jamais les informations à la télévision, que des mauvaises nouvelles, des coups de feu, des morts. Mon frère et moi, nous n'aimons que les jeux télévisés. Elle sourit, découvrant une mâchoire édentée. Erica se tourna vers Jared et dit : — Voilà la preuve qu'il s'agit bien de Topaas. Puisqu'ils n'avaient aucun autre moyen de savoir que cette grotte était celle de la Première Mère, sinon par la bouche des ancêtres. — L'ancêtre nous avait parlé de cette caverne, dit la vieille. Pouvons-nous entrer ? Pouvons-nous rendre hommage à la Première Mère ? Tous réunis à l'intérieur de la grotte, ils se faisaient leurs adieux. Sam et Luke furent les premiers à partir, en souhaitant 395 bonne chance à Erica et à Jared. La tâche qui les attendait n'était pas de tout repos. Les tests d'ADN effectués sur les ossements avaient démontré que le couple de vieux Indiens avaient la même appartenance génétique, établissant que la Dame de Topanga était un membre de la tribu des Topaas. José et Maria Delgado voulaient qu'un musée soit fondé, afin de faire connaître au public l'existence du peuple topaa. Ils voulaient que la Première Mère reste ensevelie à Topanga, que sa sépulture soit protégée, et que la grotte soit ouverte au public. — C'est ce qu'elle aurait souhaité, expliqua le vieil homme. Elle aurait voulu que les gens puissent venir lui parler et connaître son histoire. Kathleen Dockstader fut la dernière à prendre congé. Elle avait annulé son voyage autour du monde pour pouvoir effectuer des recherches sur Monica. — Il y a une chose qui me trouble, confia-t-elle à Erica. La toile qui se trouve dans mon salon, les deux soleils que ma mère a peints. Tu dis en avoir rêvé depuis toujours. — Depuis ma plus tendre enfance. Quelqu'un les a sans doute pris en photo et publiés dans un livre ou un magazine que j'aurai vu puis oublié. — Ce qui m'étonne, c'est que la toile a été volée à l'époque où ma mère a disparu, et elle n'a été retrouvée que beaucoup plus tard. Apparemment, pendant tout ce temps, elle a séjourné dans un entrepôt de police, en attendant que le propriétaire vienne la réclamer. Il y a cinq ans, la toile m'a enfin été restituée, moyennant finance. Mais avant cela, elle était restée cachée et abandonnée pendant soixante-dix ans. Si bien qu'il est impossible que tu aies pu la voir ailleurs que chez moi, il y a deux semaines. — Eh bien, dit Jared lorsque tous les autres furent partis, les laissant seuls, Erica et lui, en compagnie de la Première Mère qui reposait sous son sarcophage de Plexiglas. C'est ce qu'on appelle l'ironie du sort. Dire que mon travail consistait à retrouver le descendant légitime de cette femme, et que tu étais là, sous mon nez. (Il se tourna 396 vers les deux soleils flamboyants qui ornaient le mur.) Comment se fait-il que tu aies rêvé de ces soleils alors que tu n'avais jamais vu cette toile auparavant ? Elle n'avait pas de réponse à cette question, la seule explication était la mémoire collective. — Les soleils sont des cercles, or le cercle était une figure sacrée aux yeux des Topaas, comme il l'est encore aujourd'hui pour un grand nombre de tribus indiennes. Peut-être n'ai-je fait que rêver du sacré. A moins qu'il ne se soit agi d'une prophétie. — Une prophétie ? Elle songea au couple de vieux Topaas. — M'avertissant qu'un jour nous bouclerions la boucle, nous aussi. Jared la prit par la main et, se retournant pour jeter un dernier coup d'œil au squelette, déclara : — Quoi qu'il en soit, son voyage n'est pas encore terminé. C'est à nous de faire en sorte qu'il se poursuive. Lorsqu'ils émergèrent de la grotte et prirent la direction du soleil couchant, un corbeau surgit des deux et se mit à voler devant eux, comme pour leur montrer le chemin.