Barbara WOOD L’Etoile de Babylone Titre original : STAR OF BABYLON Prologue : Alexandrie, Egypte, 332 La prêtresse n’osa pas s’arrêter malgré la douleur qui irradiait en elle. Derrière, dans l’obscurité du passage secret, la mort gagnait du terrain, menaçante, non seulement pour elle mais pour tous. La bibliothèque était en flammes. Elle se devait d’alerter les autres. Dans sa course folle, elle trébucha, écorcha son épaule dénudée contre le mur râpeux et manqua de tomber. Retrouvant son équilibre, elle se remit à courir. Ses poumons au bord de l’asphyxie cherchaient l’oxygène. Même à distance respectable de l’incendie, elle en percevait la chaleur, et la fumée la faisait suffoquer. Pourrait-elle prévenir tout le monde à temps? Philos nettoyait sa peau nue des huiles chaudes dont il s’était enduit en se demandant par quel miracle il avait bien pu attirer sur lui le regard de la plus belle des créatures terrestres. Bien sûr, Artemisia n’eût pas partagé cet avis ; elle jugeait son visage trop rond et son nez trop court. Mais pour le grand prêtre Philos, elle resplendissait du même éclat que la lune : on ne pouvait qu’admirer sa beauté et succomber à son charme. Elle était en train de se baigner dans l’eau parfumée de sa baignoire personnelle. Ils venaient de faire l’amour. Ensuite, il leur faudrait regagner séparément la bibliothèque et se remettre à leurs tâches sacrées en prenant garde que personne ne découvre leur liaison, interdite. Elle leva les yeux vers lui à travers la buée. Philos retirait toujours sa perruque lorsqu’il la rejoignait sur sa couche. Comme tous ses semblables, il se rasait le crâne, ce qui lui donnait l’allure d’un aigle, surtout avec son nez, fort et aquilin. Il lui plaisait énormément. C’était le plus bel homme du monde, et il était à elle. Si seulement ils avaient pu se marier... Mais on les avait destinés au service de la bibliothèque et de sa mission secrète, et ce bien avant leur naissance. Enfants, ils avaient dû faire voeu de chastété ; ils l’avaient prononcé sans douleur, car ils ignoraient tout de l’amour physique... Mais aujourd’hui, si leur idylle illicite était découverte, ils seraient bannis de l’ordre, séparés de leurs familles et conduits dans le désert pour y périr. Philos se retourna soudain. Il y avait du bruit derrière la porte. Quelqu’un arrivait! Artemisia l’entendit aussi. Cache-toi! chuchota-t-elle vivement. Trop tard. La porte s’ouvrit à la volée et une prétresse entra, sa toge blanche déchirée à une épaule le visage déformé par la terreur. Sans prêter attention à la présence de Philos dans la chambre d’Artemisia, elle cria : Il y a le feu! L’odeur de fumée était maintenant nettement perceptible. Ils écartèrent les rideaux pour scruter l’opscurité et virent briller la lueur dorée qui émanait de l’enceinte de la bibliothèque. Alors ils s’habillèrent en toute hâte et s’y rendirent en courant. Sur place, le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était stupéfiant. Les colonnes, les arches et les dômes, embrasés. Les rues, couvertes de monde allant et venant autour des bâtiments en feu. Des chaises, des tables et des livres, empilés pêle-mêle, incendiés dans un grand feu de joie. Et la foule en furie, qui s’emparait de tout ce qu’elle pouvait trouver. On mettait à sac la Grande Bibliothèque pour quelques pichets de vin, des huiles saintes et des lampes en or. Il faut les arrêter! cria Artemisia. Mais Philos la retint, car la horde s’en prenait maintenant aux prêtres et aux prêtresses. On les traînait dehors, on leur arrachait leur robe et on les jetait dans l’immense brasier. Sauvons ce qui peut l’être, souffla Philos. Il prit Artemisia par la main et la guida d’un pas rapide vers le port, où d’imposantes murailles protégeaient la bibliothèque depuis six siècles. Là, ils trouvèrent un passage secret et s’y engouffrèrent. Ils croisaient d’autres membres de l’ordre qui transportaient ce qu’ils pouvaient soustraire aux émeutiers. Vers les docks! leur ordonna Philos. Prenez ce que vous pouvez et fuyez! Philos et Artemisia s’enfoncèrent dans les entrailles du bâtiment, au coeur du saint des saints, là où les ouvrages les plus sacrés étaient conservés. Ils utilisèrent 1. La bibliothèque d’Alexandrie, fondée en 331 avant J.-C., a été incendiée à plusieurs reprises, à des dates qui restent contreversées. N.d.T.’ leur robe pour empaqueter les manuscrits, mais il fallait faire vite, à cause de la chaleur que l’on sentait à travers les murs et de la fumée de plus en plus épaisse. Ils rejoignirent leurs frères et soeurs qui couraient eux aussi, les bras chargés de précieuses reliques. Tous se dirigeaient vers le port, Mais une bande d’enragés leur barra soudain le passage. Leurs visages luisaient ; ils étaient assoiffés de sang et de mort. Païens! criaient-ils. Suppôts du diable! Les prêtres se frayèrent un chemin à travers eux, mais d’aucuns furent capturés. Les insurgés se jetèrent sur eux et leur défoncèrent le crâne à coups de matraque. Philos se rendit compte qu’il n’y avait aucune chance qu’Arternisia et lui réussissent tous deux à en réchapper. Seule une diversion permettrait à l’un d’eux d’y parvenir. Va! dit-il en empilant sa moisson dans les bras déjà pleins de la jeune femme. Prends ceci pour moi. Je vais les attirer par ici. Je ne pars pas sans toi! Des larmes roulèrent sur le visage d’Artemisia. Ma bien-aimée, les livres sont plus précieux que ma pauvre existence. Nous nous retrouverons dans la Lumière. Alors elle courut, ne se retournant qu’une fois pour voir la foule rattraper Philos, puis le porter à bout de bras. Des hurlements s’élevèrent, qui ne venaient pas de lui mais de la mêlée délirante des chrétiens qui menaient leur victime jusqu’au feu de joie, pour la jeter dans les flammes. Les derniers mots de Philos avant que le feu ne le consume furent : 10 - Qu’ils n’oublient pas le serment, mon amour! Qu’ils ne l’oublient pas! La bibliothèque, vieille de six siècles, avait été bâtie à l’époque où Alexandrie avait été fondée par Alexandre le Grand. Pendant six cents ans, elle avait été un centre d’éducation, de sagesse et d’édification de la pensée, un entrepôt de livres, de lettres et de paroles provenant des quatre coins du monde. Aujourd’hui elle brûlait, elle s’effondrait avec tout ce qu’elle contenait, les papyrus, les parchemins, les manuscrits, des hommes et des femmes, et les cendres étaient charriées par le vent, qui les dispersait au loin. Depuis les bateaux, les survivants, blottis les uns contre les autres, se cramponnaient aux précieux trésors qu’ils avaient emportés. Ils jetèrent un dernier regard vers la lueur ardente qui flamboyait dans le ciel nocturne, puis se détournèrent de ce qui avait été leur maison et de ceux qu’ils avaient aimés. Ils prirent la mer en profitant de la marée. PREMIERE PARTIE Candice Armstrong était sur le point de commettre la deuxième plus grosse erreur de sa vie lorsqu’on frappa à sa porte. Il était minuit. Dans un premier temps, concentrée sur son ordinateur, elle n’entendit rien. Un orage venu du Pacifique martelait les montagnes de Malibu, menaçant de plonger le chalet dans le noir d’un instant à l’autre ; or Candice devait absolument envoyer son plaidoyer désespéré, par courrier électronique, avant que l’électricité ne soit coupée - et que son courage ne l’abandonne. Les lumières vacillèrent. Elle murmura un juron. On frappa plus fort, avec plus d’insistance, et cette fois elle dressa l’oreille. Elle regarda sa montre. Qui cela pouvait-il bien être à une heure pareille? Elle lança un regard à Huffy, la grosse chatte persane trop bien nourrie, qui n’aimait pas qu’on la dérange dans son sommeil. Elle ne s’était pas réveillée. Candice tendit l’oreille. Peut-être avait-elle simplement imaginé qu’on frappait, avec le tonnerre, le vent et tout ce vacarme... Toc, toc, toc. Elle se leva et alla regarder à travers le judas. Il y avait un homme sur le seuil. La pluie tombait dru sur ses épaules. Il portait un trench-coat. Elle ne 15 pouvait pas voir son visage, estompé par l’ombre de son chapeau à larges bords, une sorte de vieux feutre démodé des années quarante. Oui? dit-elle. Mademoiselle Armstrong? Mademoiselle Candice Armstrong? La voix était autoritaire. Oui. Il présenta un badge : Police de Los Angeles . Il ajouta autre chose - son nom probablement, mais le son se perdit dans le grondement du ciel. Puis-je entrer? insista-t-il en criant presque. C’est au sujet du professeur Masters. Candice sourcilla. Le professeur Masters? Elle entrouvrit la porte. L’étranger était grand et trempé de la tête aux pieds. C’était tout ce qu’elle pouvait en dire. Vous savez que votre téléphone est en dérangement? Elle lui ouvrit. Ça arrive quand il pleut. Entrez, monsieur l’agent. Que puis-je pour le professeur? Inspecteur, corrigea-t-il. Il entra. Ses larges épaules ruisselaient d’eau. Candice referma la porte. Vous êtes difficile à trouver, ajouta-t-il. Comme s’il avait fait tout ce chemin sous la pluie juste pour lui faire part de ce constat... Cela rappela un peu à Candice ce que lui avait dit Paul, le dernier homme avec qui elle était sortie, lorsqu’ils avaient rompu, parce qu’elle ne voulait pas le suivre à Phoenix pour y devenir femme au foyer pendant 16 qu’il monterait son cabinet d’avocat : Ton chalet n’est pas un chez-soi, Candice. C’est une cachette. Avait-il vu juste? Et si oui, que fuyaitelle? Zora, sa meilleure amie, lui avait clairement reproché d’avoir laissé Paul s’en aller. C’était une bonne prise, avait-elle dit, comme s’il s’était agi d’une truite. Mais Candice ne cherchait pas à attraper un compagnon. Et certainement pas un qui lui proposait le mariage sous prétexte que sa carrière était au point mort! Un complice, une relation tendre, voilà ce qu’elle désirait. Mais ça ne marchait jamais. Dès qu’un homme découvrait qu’il ne serait pas le centre de sa vie, qu’elle donnerait toujours la priorité à son travail, il ne restait pas longtemps dans les parages. Elle avait donc décidé de renoncer. Elle lutta pour ne pas dévisager l’étranger aux yeux invisibles. Il était peut-être bel homme. Que puis-je pour le professeur? Comment vat-il? Il n’est pas blessé, au moins? Les yeux du policier balayèrent l’intérieur du cabanon rustique. On se serait cru dans un sanctuaire égyptien : tapis d’Orient, cuirs ottomans, palmiers en pot, peintures et posters du Nil et des pyramides... Il a eu un accident, docteur Armstrong. Son état est critique et il vous demande à son chevet. Candice ne percevait pas bien le visage de son interlocuteur, retranché dans la pénombre. Elle distingua néanmoins une mâchoire carrée et un menton volontaire. Que me veut-il? Elle n’avait pas vu le professeur depuis au moins un an. 17 - Je ne saurais vous dire. Votre téléphone était en dérangement, on m’a donc prié de venir vous avenir. Le ton de la voix était étrange. Était-ce de l’amertume? En voulait-il à quelqu’un de l’avoir chargé de cette mission? Je prends mon sac à main. L’inspecteur continua à parcourir la pièce du regard. À côté du clavier de l’ordinateur, il repéra un gros morceau de gâteau qui n’avait pas été touché, ainsi qu’un bol de chocolat qui avait l’air froid. Sans doute Candice Armstrong avait-elle négligé cet encas nocturne à cause de ce qu’elle était en train d’écrire. Un courrier électronique, lui sembla-t-il. Candice attrapa ses clés de voiture et éteignit la lumière. Elle marqua un temps d’arrêt sur le seuil et jeta un dernier regard vers l’écran et l’e-mail qui attendait qu’elle appuie sur le bouton Envoyer . C’était la tentative de la dernière chance pour sauver sa carrière en donnant sa version de ce qui avait provoqué le scandale autour de la tombe du pharaon Tetef. Elle s’en occuperait plus tard. Elle s’arrêta brusquement sous la pluie et fixa le pneu avant droit de sa voiture. Il était plat comme une crêpe. Elle n’avait pas le temps de le changer. Je vous emmène, dit l’inspecteur à contre-coeur. Il ne prononça pas un mot de tout le trajet et garda son chapeau vissé sur la tête. Ils se rendaient à l’hôpital de Santa Monica, à seize kilomètres. Candice eut le loisir d’observer son chauffeur de plus près. Il devait approcher la quarantaine. Le bas de son visage était creusé de profondes rides de part et d’autre de la bouche. Il avait un grand nez, bien dessiné. Son profil lui rappela celui de Thoutmosis trois. 18 L’autoroute qui longeait la côte pacifique offrait une vision d’apocalypse : sous les éclairs qui zébraient le ciel noir, des torrents d’eau balayaient les quatre voies et la boue des collines s’y déversait. Les quelques voitures qui s’étaient aventurées dehors roulaient au pas et Candice ne parvenait même pas à distinguer l’écume blanche des vagues sur la plage. Ses pensées allèrent au professeur Masters. À quand remontait leur rencontre? À un déjeuner, un an plus tôt. Ils venaient de conclure leur collaboration sur le projet Salomon. Celle-ci avait débouché sur une véritable amitié, certes, mais pourquoi diable voulait-il la voir, elle? Elle se pencha en avant, priant pour qu’ils puissent accélérer un peu. L’inspecteur lui lança un bref regard en coin. Elle était tendue, crispée, il le sentait bien. Quelque chose la tourmentait. Cependant, elle n’exprimait rien et demeurait murée dans le silence. Il n’avait pas l’habitude de ce genre de personne. Dix-huit ans de police avaient pourtant aiguisé son instinct. La plupart des gens étaient faciles à cerner de prime abord et il ne fallait pas beaucoup plus de temps pour comprendre les autres. Mais Candice Armstrong était une énigme. On venait la chercher au milieu de la nuit pour lui demander de se rendre précipitamment au chevet d’un ami hospitalisé. Voilà qui constituait une circonstance propice aux discussions angoissées, aux questions pressantes, aux cigarettes fumées nerveusement... Mais elle semblait à mille lieues de tout cela. Elle fixait la route sans la voir, concentrée, quand soudain : Jéricho! 19 Il quitta la chaussée des yeux un bref instant. Quoi? La première fois que j’ai travaillé avec le professeur Masters, c’était à Jéricho. Il arqua les sourcils, intrigué. Elle paraissait poursuivre une conversation avec elle-même ou penser à voix haute. Il avait été surpris lorsqu’il avait entendu sa voix. Il ne s’était pas attendu à ce timbre profond, à la fois puissant et mûr, velouté, savoureux, comme de la crème glacée arrosée de caramel fondant. Qu’est-il arrivé au professeur? Il a eu un accident de voiture? Il est tombé dans l’escalier. Elle le regarda, interloquée. Voilà qui était peu commun... Il aurait pu se tuer, dit-elle, se rappelant que son ancien mentor devait avoir près de soixante-dix ans. Son état est critique. Le tonnerre gronda une nouvelle fois et un éclair zébra le ciel. La nuit avait pris une tournure irréelle. Ne mourez pas, professeur, pria Candice mentalement. Ils sortirent de l’autoroute pour emprunter une route qui les mena en haut d’une colline escarpée. Un instant plus tard, ils descendaient Wilshire Boulevard, où, à travers les essuie-glaces, ils aperçurent le panneau lumineux Urgences . Le policier ralentit et se dirigea vers le parking. Candice pensait qu’il allait la déposer mais il alla d’abord se garer sur l’emplacement réservé aux pompiers, puis l’escorta jusqu’aux portes battantes et, à 20 travers le hall, jusqu’à l’ascenseur, où il appuya sur le bouton marqué du chiffre quatre. La lumière blafarde révélait maintenant quelques rides, au coin de ses yeux et quelques mèches de cheveux châtains sous le chapeau, qu’il n’avait toujours pas retiré, Elle remarqua aussi, un peu surprise, que sous son trench-coat humide il portait une veste de costume, une chemise blanche au col amidonné et une cravate de soie bordeaux, impeccablement nouée. L’avait-on dérangé en pleine soirée? Elle pensait trouver une foule de gens inquiets devant l’unité de soins intensifs, mais hormis un homme qui se servait un verre à la fontaine à eau, le hall était désert, Et à l’intérieur du service, personne ne tournait autour du lit du professeur avec anxiété. Ses proches n’ont pas été prévenus? demanda Candice en présentant ses papiers à l’infirmière de garde. Non, vous êtes la seule. On la conduisit à l’un des box qui s’organisaient en étoile autour de la console centrale des moniteurs de surveillance. Des larmes lui montèrent aux yeux quand elle vit son ancien mentor allongé sur les draps blancs, la tête ceinte d’un gros pansement, l’intraveineuse scotchée à la main, une canule à oxygène dans le nez, avec le bip du moniteur cardiaque en fond sonore. Son teint était cadavérique. On aurait dit un vieillard. Elle jeta un coup d’oeil aux mains marbrées, couvertes d’ecchymoses à l’endroit où perçait l’aiguille, et l’image de celles-ci s’affairant délicatement sur un papyrus en mille morceaux lui jaillit à l’esprit. Le 21 professeur pouvait passer des heures à reconstituer une de ces pièces, mettant parfois des semaines à recoller deux fragments déchiquetés. Elle se souvint de lui avec une pince à épiler, accolant un bout jauni à un autre, maculé de gribouillis noirs. Venez voir, Candice, lui disait-il. Remémorez-vous votre alephbet et regardez ça. Il faisait référence aux vingt-deux lettres de l’ancienne écriture hébraïque, qui constituaient ce qu’il appelait l’ alephbet . Il avait passé sa vie à étudier les premiers pictogrammes écrits pour les organiser en un système de caractères déchiffrables. Et il était ainsi devenu l’un des rares chercheurs au monde capables de lire l’hébreu antique comme on le ferait du journal du matin. Candice prit l’une de ses mains dans la sienne; priant pour qu’elles puissent encore réparer de nombreux papyrus dans les années à venir. Les paupières du vieux monsieur papillonnèrent. Il eut un moment de trouble, puis la reconnut. Candice. Vous êtes venue... Chut, professeur. Préservez vos forces. Oui, je suis là. Les yeux de l’accidenté fouillèrent tous les coins de la pièce et sa respiration faiblit. Candice sentit ses doigts secs et froids serrer les siens. Candice,,, Aidez-moi... Elle s’approcha pour l’écouter. L’inspecteur avait trouvé une place derrière un chariot surchargé de matériel médical, d’où il pouvait 1. Aleph est le nom de la première lettre de l’alphabet hébraïque, et beth la deuxième - d’où alephbet, par analogie avec alphabet . N.d.T. 22 garder un oeil sur la scène. Lorsque les infirmières avaient essayé de joindre Candice Armstrong, elles avaient rapidement constaté que les communications vers la vallée étaient coupées et que, si elle possédait un téléphone portable, son numéro n’était pas dans l’annuaire. Alais le professeur, confus et agité, avait exigé qu’on parte à sa recherche. Son excitation s’était accrue au point de semer la panique au sein de l’équipe médicale, car il avait perdu connaissance. Traumatisme crânien, risque d’hémorragie sous-durale, avait annoncé le médecin. Il faut le stabiliser... Restait à espérer que cette Candice Armstrong réussirait à l’apaiser. Ils avaient finalement trouvé son adresse, sur les collines de Malibu, dans la mallette du professeur. Et comme il s’agissait d’une urgence, l’inspecteur s’était porté volontaire pour aller la chercher sous la pluie. Il pensait la réveiller en frappant à la porte, mais la lumière allumée lui avait indiqué qu’elle était debout. Il avait immédiatement senti une tension presque palpable lorsqu’elle avait ouvert la porte du chalet. Elle semblait dans un état d’agitation extrême. À présent, alors qu’elle se penchait vers le blessé, elle n’était plus la même. Ses manières étaient douces et rassurantes. Elle devait avoir environ trente-cinq ans. Elle était habillée d’un pantalon de flanelle couleur chocolat et d’un chemisier de soie crème. Un camée rosé pendait sur sa gorge et elle portait une fine montre en or au poignet. Féminine, pour une femme qui travaillait dans la poussière et les ruines, songea le policier. Sa longue chevelure brune était retenue en arrière par une barrette, mais une mèche s’en échappait et 23 tombait sur son visage. Il la trouva plutôt jolie, mais il n’était pas là pour en juger. Sa voix, elle, était unique. Comme si les cordes vocales ruisselaient de miel. Sans se rendre compte de l’examen minutieux que le policier faisait d’elle, Candice s’approcha davantage de son interlocuteur, qui avait de plus en plus de mal à parler. Ma maison... murmura-t-il. Allez-y, Candice. Urgent. Avant... Avant... Ça va aller, professeur. Tout va bien. Ne vous inquiétez pas. Mais il s’agita davantage. Pandore. Ma maison. Pandore? C’est votre chat? Votre chien? Vous voulez que je m’occupe de lui? Laissez-moi appeler quelqu’un. Un membre de votre famille. Quelqu’un de l’université. Il hocha la tête. Non. Vous seule. Allez-y. Il ferma les yeux et son front se crispa ; elle n’aurait su dire si c’était de douleur ou de frustration. L’Étoile de Babylone... murmura-t-il. La quoi? Les yeux du vieux monsieur restèrent clos. Professeur Masters? Il parvint à ajouter trois mots : Pandore. La clé... Et il sombra dans le coma. Candice quitta l’unité de soins intensifs en compagnie du policier, le coeur au bord des lèvres. Son ancien mentor avait l’air si fragile, si vulnérable... 24 Dire que sept ans plus tôt, quand ils étaient partis pour Israël ensemble, c’était un géant... En attendant l’ascenseur, elle fouilla son sac à main, à la recherche de son téléphone portable. J’espère que je vais pouvoir trouver un taxi à cette heure-ci, marmonna-t-elle en composant le numéro des renseignements. Je vous ramène chez vous, décréta l’inspecteur. Je ne rentre pas. Je dois me rendre chez le professeur. Je crois qu’il veut que je m’occupe de son animal de compagnie. Je peux vous y conduire... L’offre était encore une fois formulée à contre-coeur. Mais elle l’accepta. La pluie continuait à tomber sur le parking, qu’ils traversèrent en courant. Bluebell Lane, à Westwood, indiqua-t-elle en s’installant à côté de son chauffeur. Je ne me souviens plus du numéro, mais je reconnaîtrai la maison. Le professeur habitait dans un quartier huppé de l’ouest de Los Angeles. Ils se garèrent devant une grosse bâtisse de style Tudor, qui se dressait légèrement en retrait de la rue. Elle était entourée de haies parfaitement taillées, de rosiers et de pelouses tondues avec soin. Il n’y avait pas de lumière. Candice sortit de la voiture et se retrouva sous la pluie. Quand le policier la rejoignit devant le porche, elle était en train de fouiller dans les pots de fleurs et sous le paillasson. Il a dit quelque chose à propos de la clé. Mais je n’arrive pas à la trouver. 25 Il n’y en avait pas, mais la porte n’était pas verrouillée. Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’entrée, Candice appela à haute voix : Par ici. petit, petit! Pandore? Pandy? Où es-tu? Elle attendit le miaulement de bienvenue, le bruit des pattes sur le sol en marbre, mais elle ne recueillit que le silence, rompu de temps à autre par le grondenient du tonnerre. Elle s’aventura plus profondément à l’intérieur de la demeure, inspectant les pièces obscures, scrutant attentivement l’embrasure noire des portes. Elle se sentait comme une intruse. Pandore! Pandore! Par ici, petit, petit, petit. Les souvenirs revenaient : les jours passés sur le projet Salomon, l’odeur de tabac de la pipe du professeur, sa voix profonde et mélodieuse qui lui livrait sa connaissance de l’Antiquité. Elle pria pour qu’il se rétablisse vite. Selon l’infirmière, son employée de maison était présente lorsqu’il était tombé. Dieu merci, sans quoi... De retour dans l’entrée circulaire, les mains sur les hanches, elle se demanda jusqu’où elle devait s’aventurer lorsqu’un murmure la fit sursauter. Elle se rendit compte que l’inspecteur n’était plus là et revint sur ses pas. Elle gagna le pied de l’immense escalier et le parcourut du regard. En haut des marches, dans la pénombre, elle aperçut le policier. À sa grande surprise, il parlait au téléphone. Elle ne parvint pas à comprendre ce qu’il disait mais trouva curieux qu’il soit monté là-haut. Que cherchait-il? Puis elle aperçut une lueur provenant du salon. 26 Elle s’approcha de la porte ouverte, pénétra dans la pièce faiblement éclairée et fut instantanément attirée par la peinture accrochée sur la cheminée. Réalisée dans le style classique d’un David ou d’un Ingres, elle représentait Pandore, la première femme sur Terre, selon la mythologie grecque, grande et élancée dans sa robe flottante, l’air triste et mélancolique, qui tendait son bras avec grâce en direction de la boîte que Zeus venait de lui offrir, contenant toutes les maladies du monde. Se mettant sur la pointe des pieds, Candice décrocha la toile et la déposa sur le côté. Mais il n’y avait aucune clé accrochée derrière, et pas plus de coffre mural susceptible d’en dissimuler une. Elle remit l’oeuvre en place, se recula et la contempla. C’était forcément la Pandore dont le professeur avait parlé. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu un animal de compagnie chez lui quand ils travaillaient ensemble. Elle supposa donc qu’il n’en avait pas davantage aujourd’hui. Soudain, elle réalisa que Pandore, par son geste, semblait pointer quelque chose en dehors de la composition, à droite du cadre : une boîte en marqueterie posée sur un piédestal de marbre. Candice la reconnut : c’était une cave à cigares que le professeur emportait toujours avec lui pendant ses expéditions. Elle ne semblait pas à sa place là, contre le mur. Elle souleva délicatement le couvercle... Ses yeux s’agrandirent de surprise : le coffret renfermait un vieux livre. Entendant les pas de l’inspecteur derrière elle, elle s’en empara et le lui tendit. Je pense que c’est ce que le professeur réclamait. 27 Elle montra la peinture. Pandore indiquait du doigt l’objet dans lequel je l’ai trouvé. Le policier demeura dans la pénombre, sans un mot. Un éclair illumina brièvement le salon rempli d’antiquités et de trésors anciens. Cela vous pose-t-il un problème si je le prends? interrogea Candice. Je l’apporterai au professeur dans la matinée. Je peux vous signer un papier... Je vous fais confiance, répondit-il. Dehors, sous le porche, tandis qu’ils refermaient la porte d’entrée avant de s’enfoncer à nouveau dans la nuit noire et pluvieuse, Candice demanda : Que faisiez-vous en haut de l’escalier? Vous avez trouvé quelque chose? Il garda les yeux braqués droit devant lui. Je vérifiais la moquette, pour voir où il a pu trébucher. J’ai cru vous entendre discuter avec quelqu’un au téléphone. Le mari de l’employée de maison. C’est elle qui a appelé l’ambulance. Je voulais lui parler, mais il paraît qu’elle a pris un cachet pour dormir. Candice observa longuement son interlocuteur. Sa mâchoire s’était légèrement crispée et sa voix avait changé de timbre. Alors, une pensée effrayante lui traversa l’esprit. La blessure du professeur n’est pas accidentelle, n’est-ce pas? C’est pour ça que vous avez été affecté à ce cas? Je n’ai pas été affecté. Et la blessure est accidentelle. 28 - Mais alors pourquoi êtes-vous venu me chercher? Il tourna finalement vers elle ses yeux sombres et cernés. Je pensais que vous saviez, John Masters est mon père. Candice fut réveillée par le téléphone. La lumière laiteuse, filtrée par les branches du pin planté devant la fenêtre, lui donna une idée de l’heure : il était trop tôt pour que ce soit l’appel tant attendu, qui lui annoncerait qu’elle avait décroché le poste de ses rêves à San Francisco. Dégageant son visage en repoussant une mèche de cheveux, elle décrocha et répondit d’une voix endormie. Allô? Silence. Allô? Qui est à l’appareil? Clic. Elle raccrocha, puis se redressa d’un bond dans son lit. Elle était bien réveillée à présent et la mémoire lui revenait. Elle appela les renseignements pour obtenir le numéro de l’hôpital et parvint à joindre les soins intensifs, en quête de nouvelles du professeur. Dites-moi qu’il va bien, pria-t-elle en elle-même. Qu’il est assis sur son lit, en train de flirter avec les infirmières. C’était un esprit si brillant, capable de valider les fondements de la foi religieuse... Un cerveau qui avait encore vingt ans d’activité prolifique devant lui, 30 dont l’élan avait été brisé en vol par un stupide pli dans un tapis... État stationnaire, lui répondit-on. S’il revient à lui, prévenez-le que Candice Armstrong viendra le voir ce matin, s’il vous plaît, Encore? Comment ça, encore? Vous étiez là il y a dix minutes, mademoiselle Armstrong. Absolument pas. Il y a votre nom sur le registre de visite, et votre signature. Candice se frotta les yeux. Il devait s’agir de la page de la veille, qui n’avait pas été tournée. Elle remercia l’infirmière et raccrocha. Sous la douche chaude, en faisant mousser le savon à l’avocat sur sa peau et le shampoing à la fraise dans ses cheveux, elle se remémora les paroles du policier : John Masters est mon père... Il avait plongé la main dans son manteau et exhibé sa plaque. Alors, Candice avait vu ce qui lui avait échappé la première fois qu’il l’avait sortie. Elle indiquait : Inspecteur Glenn Masters . En la lui rendant, elle s’était dit que ce Glenn Masters, qui n’avait pas quitté son chapeau ni son imperméable mouillé tout le temps qu’avait duré leur visite chez le professeur, se comportait davantage comme un professionnel examinant le théâtre d’un crime que comme un homme qui revenait sur les lieux de son enfance. Si toutefois il avait grandi là. Candice supposait que c’était le cas, car elle savait que son ancien mentor vivait dans cette maison depuis cinquante ans ; il se vantait souvent de l’avoir 31 achetée à une star du cinéma muet qui, à l’entendre, la hantait encore. Je suis désolée, avait-elle dit au policier. Ce doit être très dur pour vous. Je n’avais pas le droit de vous chasser du chevet de votre père. J’aurais pu appeler un taxi, Comme il s’était contenté de glisser son badge dans sa poche de poitrine sans répondre, Candice avait murmuré : J’ignorais que le professeur avait un fils. Car elle avait beau se rappeler parfaitement la saison qu’elle avait passée en sa compagnie sur le chantier de fouilles en Israël, les mois qu’ils avaient consacrés au projet Salomon, les heures innombrables au cours desquelles ils s’étaient raconté leur vie, elle ne se rappelait pas l’avoir entendu faire la moindre allusion à ce fils. Glenn Masters l’avait ensuite raccompagnée jusqu’à son chalet sans qu’un mot soit prononcé. Mais avant de sortir de la voiture, Candice avait rompu le silence : Inspecteur Masters, votre père a parlé de l’ Étoile de Babylone . Savez-vous de quoi il s’agit? Non. Elle avait repensé au livre jauni et poussiéreux, avec un titre en français, et l’avait sorti de son sac à main. Pourriez-vous le lui donner? Il avait l’air d’y tenir beaucoup. Il pourrait se réveiller cette nuit... Et s’il trouve l’ouvrage près de lui... Portez-le-lui vous-même. C’est vous qu’il a demandé à voir. Lui et moi sommes brouillés depuis des années, avait-il ajouté face à l’expression surprise de la jeune femme. Quand il a été emmené à l’hôpital, ce ne sont pas les infirmières qui m’ont prévenu. 32 mais sa femme de ménage. Il n’en a rien su. Il n’a même pas conscience que je suis venu le voir. Quand il a repris connaissance, il n’a réclamé qu’une personne : vous. Il avait dit cela sans rancune ni amertume. Comme s’il s’agissait d’un simple constat. Pourtant, Candice se sentait responsable, coupable qu’il l’eût voulue elle, et non son propre fils. D’autant plus qu’elle se rappelait que le professeur était veuf. Sa femme, sans doute la mère de l’inspecteur, était décédée longtemps auparavant, d’une mort violente. Avant de quitter Candice, Glenn Masters lui avait proposé de remplacer son pneu crevé, mais elle avait assuré qu’elle se débrouillerait. Elle attendrait simplement que la pluie ait cessé, car elle n’avait pas de garage et devait se garer sous un vieux chêne. À présent, en s’enveloppant dans un peignoir, dans le soleil du matin, elle réfléchissait à tout cela : ces deux hommes, le père et le fils, vivaient dans la même ville, et pourtant ils ne se parlaient plus... Qu’était-il arrivé pour qu’un tell fossé se creuse entre eux? Elle enfila un jean et un chemisier de soie rosé, cadeau d’un de ses anciens petits amis, un cambiste, qui l’avait demandée en mariage. Puis, toujours plongée dans ses pensées, elle gagna la cuisine, où elle versa une ration de croquettes à Huffy, qui les engloutit en ronronnant. Tout en se préparant une tasse de café instantané, Candice prit sa trouvaille de la veille au soir : Découvertes mésopotamiennes de Pierre Duchesne, publié à Paris en 1840. Un livre d’une importance capitale pour le professeur, semblait-il, puisque c’était la seule chose qu’il avait 33 évoquée sur son lit d’hôpital. Pour quelqu’un qui ne le connaissait pas très bien, il pouvait paraître étrange que l’ouvrage soit resté enfermé dans une cave à cigares, avec pour seul indice de son existence une peinture dont le sujet pointait le doigt dans sa direction... Mais pour elle, cela indiquait que l’oeuvre était un élément d’un projet aussi important que secret. Quand John Masters travaillait sur une nouvelle théorie, il redoutait toujours que ses concurrents universitaires ne cherchent à se l’approprier. Aussi étaitil connu pour dissimuler ses notes et ses recherches en divers endroits de sa maison. Quand ils s’étaient attelés au projet Salomon, Candice avait retrouvé certaines de ses notes les plus fondamentales cachées dans le grille-pain. Mais en quoi ce bouquin était-il si important? Quel rapport avait-il avec le dernier projet du professeur? Et pour commencer, de quoi s’agissait-il? Il avait évoqué l’Étoile de Babylone . Le téléphone sonna et Candice manqua défaillir. C’était sans doute Reed O’Brian, qui lui annonçait qu’elle avait décroché le poste... Allô? Seul le silence lui répondit. Allô? Quel numéro demandez-vous? Clic. Un petit farceur. Probablement un de ses anciens étudiants. Elle aurait aimé pouvoir tout simplement débrancher, mais elle attendait un appel qui allait lui sauver la vie. Elle reprit le livre et l’ouvrit. Une odeur de poussière et de vieux montait de ses pages jaunies. Le texte était en français. Pendant ses premières années d’études, en plus de ses cours de latin et de grec 34 classique, Candice l’avait étudié ainsi que l’allemand, car la plupart des publications universitaires en égyptologie étaient rédigées dans l’une de ces langues. Elle pouvait sans difficulté en traduire le titre et deviner de quoi il s’agissait : Pierre Duchesne, consul de France en Egypte entre 1825 et 1833, avait effectué plusieurs voyages vers le Nord-Est du pays, en direction de la vallée du Tigre et de l’Euphrate, où il pouvait donner libre cours à son engouement pour l’archéologie. Il avait rédigé un mémoire sur ces expéditions, illustré de gravures reproduisant les objets qu’il avait découverts et rapportés dans sa maison, à l’extérieur de Paris. Les images statuettes, fragments de bas-reliefs, tablettes cunéiformes n’avaient rien d’exceptionnel, et rares étaient celles accompagnées d’une légende ou d’une description, sans doute parce que Duchesne lui-même ignorait ce qu’elles figuraient. En tout cas, aucune d’elles n’évoquait une étoile et nul chapitre ou paragraphe n’était intitulé l’Étoile de Babylone . Ça ne peut pas être la clé. Il voulait autre chose, murmura Candice, se demandant si elle devait retourner chez le professeur pour examiner la cave à cigares de plus près. Un, eh, oh! la tira de ses pensées. Il provenait de la terrasse en teck, dont elle aimait laisser les portes-fenêtres ouvertes, pour que s’engouffrent dans les pièces les senteurs de la forêt et le chant des oiseaux. C’était Zora, sa voisine et amie, qui habitait plus haut sur la route, dans un chalet délabré, en meilleur état, toutefois, que le sien. Elle était pieds nus, sa forte carrure drapée dans un caftan africain sous lequel elle ne portait pas de 35 soutien-gorge. Elle avait des tatouages mystiques aux chevilles et aux poignets. A trente-quatre ans, elle connaissait un petit succès en tant que créatrice, dans des disciplines qui variaient selon ses envies. Ce matin-là, elle avait les bras maculés de glaise sèche. Vu son penchant pour l’astrologie, les médecines douces et la voyance, elle était souvent suspectée d’avoir inventé son nom. Pourtant, il figurait bien sur son acte de naissance : Zora Rothstein, née de Abel et Ruth Rothstein . Elle avait simplement, pour des raisons artistiques, expliquait-elle, abandonné son patronyme. Ses différentes peintures, sculptures, céramiques et oeuvres improbables de bijouterie étaient signées d’un radical Zora! Divorcée, mère de deux enfants, elle se définissait comme une militante Gaïa néo-féministe, influencée par ses origines juives, avec des penchants wicca. Elle lisait dans les feuilles de thé et les tarots, et croyait fermement que certains endroits sur Terre, comme les collines de Malibu, possédaient des propriétés harmoniques. Ce jour-là, comme tous les lundis, elle était venue quémander un peu de café à Candice parce qu’elle 1. Mouvement né dans les années 1960, prônant une éthique de vie fondée sur l’harmonie entre les humains, les animaux, la nature et la planète. N.d.T. 2. Du vieil anglais wiccian, jeter un sort : mouvement éclectique fondé dans les années 1950 par Gerald Gardner, fonctionnaire britannique, qui affirmait que la Wicca était l’incarnation moderne d’une religion antique ayant survécu secrètement jusqu’à nos jours. On l’associe à la sorcellerie et à la magie blanche. C’est à la fois une religion et un art de vivre en harmonie avec les forces de la nature. N.d.T. 36 avait oublié de faire des courses pendant le weekend. Mais elle n’arrivait jamais les mains vides et avait apporté des petits pains à la cannelle, juste sortis du four. Zora, as-tu, par hasard, déjà entendu parler de l’Étoile de Babylone? interrogea Candice sans interrompre sa lecture, Bonjour à toi aussi, ironisa son amie en mettant la bouilloire en route. Des nouvelles de San Francisco? Pas encore. Reed avait annoncé que la direction du musée prendrait sa décision dans la semaine. Ça va marcher. Les feuilles de thé ne mentent pas. Prédire l’avenir était l’un des centres d’intérêt favoris de Zora. Et quoi que puissent révéler les restes infusés, les cartes, les boules de cristal ou les signes du Zodiaque, elle délivrait toujours à son amie un pronostic positif. Elle savait que la carrière de Candice était en péril, car la jeune femme n’avait jamais réussi à rebondir après le regrettable scandale de la tombe. Or elle avait déjà trente-quatre ans et la situation commençait à la paniquer. Le téléphone sonna de nouveau. Zora se figea, priant pour qu’il apporte de bonnes nouvelles... Mais c’était à nouveau l’interlocuteur muet. C’est la troisième fois ce matin, soupira Candice. Ça sonne et il n’y a personne au bout du fil. Même pas une respiration forte? Candice ignora la question et se dirigea vers le salon pour aller chercher un ouvrage où elle espérait trouver quelque chose sur l’Étoile de Babylone. Zora 37 la suivit. Au passage, elle jeta un coup d’oeil à l’ordinateur et lut le courrier affiché sur l’écran. C’est pathétique, commenta-t-elle. Tu crois? dit distraitement Candice en parcourant l’oeuvre qu’elle avait trouvée. Chérie, dit Zora avec douceur, Reed connaît ta situation. Il sait ce qui t’est arrivé. Tu devrais laisser la balle dans son camp. Elle mesurait parfaitement ce que ce poste représentait pour Candice. Un véritable salut. Une seconde chance. Et en plus de cela, un job de rêve à San Francisco, convoité par la moitié des égyptologues américains. Il s’agissait de coordonner le développement d’un documentaire télévisé sur l’Egypte ancienne, ainsi que le livre correspondant. Certes, l’enjeu était de taille. Mais Zora doutait que bombarder Reed O’Brien d’emails exposant les arguments sur lesquels Candice pensait n’avoir pas assez insisté s’avère d’une très grande utilité. Tu remues le couteau dans la plaie, argua-t-elle. Laisse faire les choses! Je ne l’ai pas envoyé, de toute façon. J’ai été interrompue avant. Interrompue? Un inspecteur de police est venu sonner à ma porte. Les yeux de Zora s’arrondirent de surprise. Et qu’est-ce qu’il fabriquait ici? Tu as des ennuis? Candice lui raconta les événements de la veille, Quelle horreur! s’écria Zora. Elle ressentait de la compassion pour le professeur, qu’elle avait eu l’occasion de rencontrer. 38 Sans transition, elle demanda : Il était mignon, ce flic? Célibataire? Candice repensa à l’énigmatique Glenn Masters. Il avait les traits harmonieux de son père. En son temps, John Masters avait connu son heure de gloire auprès des étudiantes, car il était très séduisant, Oui, on peut dire qu’il est plutôt pas mal. Dans le genre sérieux. J’aime bien les hommes sérieux. C’est tellement marrant de les décrisper. Comme Larry, par exemple, dit Zora, se référant à sa dernière conquête. Je croyais qu’il te plaisait parce qu’il fait du yoga et boit du thé vert. Je l’apprécie parce qu’il possède deux qualités essentielles : il est riche, et il a de l’argent. Zora mordit dans un petit pain, mâcha la bouchée et reprit : Tu vas le revoir, ce flic? Candice ne répondit pas, tournant fébrilement les pages d’un catalogue de références bibliographiques aussi épais que l’annuaire de New York. Typique, songea Zora. Lorsque Candice avait une idée en tête, impossible de l’en distraire. Un vrai chien de chasse. Si seulement elle pouvait diriger cette obstination vers l’autre sexe... La pauvreté de sa vie sentimentale désespérait Zora. Il y avait eu Paul, l’avocat, et David, l’agent de change, et Benjamin, qui possédait une chaîne de magasins de sport, puis Gareth, le cuisinier, et un égyptologue dont elle avait oublié le nom. Tous pleins de potentiel... Mais ils avaient échoué, pour une raison ou pour une autre. Et depuis un an, rien, le désert, le célibat complet. Candice s’enfuyait en courant dès que le moindre 39 individu en pantalon s’aventurait à poser un regard sur elle. Elle se terrait dans son chalet avec son chat. Ce n’était pas sain. Zut, marmonna Candice. Elle reposa le volume avec irritation et retourna vers la cuisine. Zora devinait qu’elle était nerveuse, car son timbre vocal était rauque, à l’inverse de la plupart des gens quand ils étaient stressés. Celui de Candice, déjà naturellement grave - une voix de chambre, disait Zora, car à l’entendre on avait en permanence l’impression que sa propriétaire venait de se lever, devenait plus profond encore quand elle était tendue. C’était terriblement séduisant. Et Zora aurait pu commettre un crime pour en avoir un pareil. Candice ne repéra pas tout de suite la voiture suspecte. Elle était plongée dans ses pensées, qui allaient du professeur - elle avait décidé de retourner à l’hôpital en sortant de la librairie - à Reed O’Brien. Elle se disait qu’elle avait peut-être eu tort de ne pas envoyer Fe-mail, après tout. Certes, Reed était au courant des détails de l’affaire de la tombe. Comme le monde entier. Mais peut-être aurait-il été préférâble qu’elle lui expose son point de vue, de manière qu’il puisse se mettre à sa place, qu’il comprenne ce qu’elle avait vécu. Cette nuit où elle s’était levée parce qu’elle ne pouvait pas dormir et où elle avait remarqué une lueur étrange du côté du tombeau... Le bruit qu’elle avait entendu en y pénétrant, provenant de la chambre funéraire. Sa progression à l’intérieur de la sépulture... Et sa découverte. Le professeur Barnay Faircloth, le directeur des fouilles, debout devant le sarcophage ouvert, sortant un objet de sa poche et le glissant sous les bandelettes de la momie, avant de refermer le couvercle et de saupoudrer de poussière l’endroit où il avait posé ses mains gantées, pour que le cercueil semble intact. Le balai qu’il avait apporté pour effacer les marques de ses pas derrière lui. Le petit raclement de gorge qu’elle avait émis. Le visage du chercheur lorsqu’il s’était 41 retourné. Cet eminent spécialiste, face à elle qui venait de quitter les bancs de l’université, tout juste munie de son PhD en égyptologie. Demain, c’est le grand jour, avait-il dit trop fort. Demain, nous ouvrons le sarcophage, et nous verrons si ma théorie était juste. Faircloth, convaincu que les Aztèques descendaient d’Égyptiens qui avaient traversé l’Atlantique sur des embarcations, avait consacré sa vie à chercher le pharaon à l’orisine de l’équipée. Et il croyait l’avoir trouvé. Candice n’avait pas su quoi dire. Ils étaient restés dans la chambre funéraire, qui empestait le moisi et la pourriture, devant le cercueil doré, censé être inviolé, du roi défunt si controversé. Je voulais juste... avait repris le directeur. Je voulais juste être sûr. Il agitait ses mains dans son dos et avait demandé, inquiet : Qu’avez-vous vu? Vous avez glissé quelque chose sous les bandelettes. Le fil des pensées de Candice s’interrompit soudain ; elle venait de prendre conscience, alors qu’elle avait dépassé Vermont et atteint Pico, qu’il y avait dans le rétroviseur une Taurus blanche, et ce depuis qu’elle avait quitté Malibu. La plaque indiquait qu’il s’agissait d’une voiture de location. Pour vérifier son impression, elle tourna brusquement, sans mettre de clignotant. La Taurus suivit. Elle s’engagea sur le parking d’un petit centre 1. Équivalent américain du doctorat français. N.d.T. 42 commercial... La laurus fit de même. Alors elle reprit la route, puis déboîta subitement, tourna de nouveau, puis accéléra pour passer au feu orange, jusqu’à ce que enfin une camionnette noire remplace la Taurus dans le rétroviseur. Elle conclut que Los Angeles était peuplé de détraqués... Faircloth revint occuper son esprit. Faircloth, qui lui avait dit d’une voix posée : Candice, nous savons tous que Tetef a envoyé l’expédition. Mais personne ne nous croira sans preuve. Je me contente d’aider un peu ces gens à admettre la vérité. Une petite amulette gravée d’une tête de serpent à plumes, qui provenait du Museo Nacional de Antropoligia de Mexico, était sur le point d’être découverte sur une momie dans la vallée du Nil. Contrairement à ce que beaucoup avaient pensé par la suite, Candice ne s’était pas précipitée pour dénoncer le professeur. En réalité, elle s’était trouvée désemparée. Elle admirait profondément Faircloth. Travailler sur un chantier avec lui était un rêve devenu réalité. Mais il avait enfreint la loi éthique de leur profession de la manière la plus grave qui soit et lui avait demandé de se taire. Alors elle avait téléphoné à l’étranger, à son directeur de thèse, un autre égyptologue de renom, qui se trouvait être le président de la Société cl’égyptologie de Californie. Elle lui avait parlé sous le sceau du secret, se contentant de lui demander un conseil. Mais il avait répondu : Je vais m’en occuper. Alors, le cauchemar avait commencé. La Taurus blanche était de nouveau derrière elle. Elle ne la quitta pas des yeux en progressant dans la circulation dense. Si vous êtes suivie en voiture, 43 dirigez-vous vers ie poste de police le plus proche, avait expliqué le moniteur de son stage d’autodéfense. Bien... Mais où se trouvait celui-ci? Soudain elle aperçut un espace libre sur la voie de droite et déboîta brusquement. Le conducteur d’une BMW, mécontent, tendit un doigt menaçant dans sa direction. La file se resserra et la Taurus resta en arrière. Candice décida de tourner à la première rue, qui menait à un quartier résidentiel, et effectua maints détours pour rejoindre Wilshire Boulevard, où elle replongea dans le trafic. Elle revint à ses souvenirs. Elle ignorait, à l’époque, que son directeur de thèse et Faircloth étaient rivaux depuis toujours. À la suite de l’incident, Faircloth avait été publiquement décrié par le président de la Société d’égyptologie de Californie, qui avait ajouté à son humiliation en faisant valoir que ses précédents travaux, des publications aux thèses en passant par les simples courriers, étaient criblés d’affabulations, de plagiats et de fausses assertions. Les journalistes s’étaient emparés de l’affaire et Candice s’était retrouvée face aux caméras, invitée à donner une interview pour une émission grand public du dimanche soir. Ils avaient cité des phrases sorties de leur contexte et présenté les éléments dont ils disposaient de manière si racoleuse que Candice avait fini par donner l’impression, au final, de tenir l’ensemble des égyptologues pour des pilleurs de tombes et des charlatans. Le retour de bâton avait été rapide et violent. Les collègues de Candice estimaient que l’incident aurait dû être traité en interne. Et même si la culpabilité de 44 Faircloth ne faisait aucun doute, ils avaient accusé Candice d’être jalouse, d’avoir cherché à se mettre en avant et d’avoir délibérément provoqué le scandale. Du jour au lendemain, elle avait été tenue à l’écart des fouilles, des symposiums, des conférences et de toutes les manifestations qui rassemblaient ses pairs. Ses articles ne trouvaient plus de débouché, on ignorait ses théories et nul ne donna suite aux demandes de financement qu’elle avait faites pour participer à des recherches. Sa carrière avait été subitement arrêtée, alors qu’elle n’avait pas commencé. Et puis le salut était arrivé, en la personne de John Masters, qui lui avait demandé de collaborer avec lui sur le projet Salomon. Ce sauvetage n’avait rien arrangé pour Faircloth. Sa femme l’avait quitté, il s’était retrouvé ruiné et le seul emploi qu’il avait pu décrocher était un poste d’enseignant dans le lycée d’une petite ville du Midwest. Mais au bout du compte, il avait fini par dire à Candice qu’il ne lui en voulait pas. Il avait alors l’air d’avoir cent ans. Quand elle repéra la librairie, elle se hâta de trouver une place et de se garer, puis, après avoir verrouillé la voiture, gagna d’un pas rapide l’entrée du magasin. À l’intérieur, elle se tint à l’écart de la vitrine, se dissimulant entre les piles, sans cesser toutefois d’observer la rue... Et elle vit bientôt la Taurus passer au ralenti. Stokey, spécialisé dans les livres anciens, lui faisait penser à la série télévisée Star Trek. Tout en gardant un oeil sur la chaussée, elle sortit l’ouvrage trouvé chez le professeur Masters et appuya sur la sonnette 45 placée près de la caisse. Le propriétaire, un monsieur voûté à l’allure respectable, du nom de Goff, émergea de Tanière-boutique. Il avait un sandwich au pastrami dans une main et une serviette dans l’autre. Il mordit dans le pain de mie, mastiqua avec un air concentré, puis déclara qu’il reconnaissait l’oeuvre de Duchesne et se souvenait de l’après-midi où John Masters était venu l’acheter, six mois plus tôt. Il l’a payée très cher, commenta-t-il la bouche pleine, une trace de moutarde au coin de la lèvre. La collection d’antiquités de Duchesne a été détruite il y a une centaine d’années dans l’incendie de sa maison, en banlieue parisienne. Ce bouquin a de la valeur parce qu’il est tout ce qu’il en reste. Je ne pense pas qu’il ait bénéficié d’un gros tirage au départ. Une centaine d’exemplaires au maximum. John Masters m’avait dit qu’il en avait possédé un autrefois, qui avait été détruit par un dégât des eaux qui avait touché sa bibliothèque. Candice se rappelait l’incident et la détresse de son mentor face à la perte d’une bonne partie de ses volumes anciens. Savez-vous ce que ce titre a de si particulier, à part ce que vous venez de me raconter? Si le professeur en a perdu un spécimen il y a cinq ans, pourquoi a-t-il attendu si longtemps pour le remplacer? Ce qui l’intéressait, c’était une planche en particulier. Je peux vous la montrer. Goff posa son sandwich, s’essuya les mains sur son pantalon, souleva délicatement la couverture du recueil et se mit à tourner les pages avec la précision d’un chirurgien détaillant la structure d’un muscle. 46 La publication remontait à une époque où la photographie n’était pas encore répandue et où les illustrations étaient des gravures, mais exécutées avec tant de finesse et de souci du détail qu’on aurait juré qu’il s’agissait de clichés. La voilà. Oh! Entre les feuillets se trouvait une petite note, pliée. Vous devriez faire attention à ça. C’est peut-être important. Candice glissa le papier dans son portefeuille et étudia la représentation. Elle figurait une tablette de pierre ou de terre cuite, caractéristique de la culture mésopotamienne avant Jésus-Christ, de celles qui étaient utilisées pour les documents d’archives ou la correspondance. Un texte y était gravé. On dirait du cunéiforme, observa Candice. Mais je ne reconnais pas la langue. C’est précisément pour ça que le professeur s’y intéressait. Il m’a raconté que les chercheurs avaient passé des années à essayer de l’identifier. Goff engloutit une bouchée de sandwich, savourant le jus et la saveur des épices. Il a dit que cette pièce était unique, reprit-il. Qu’on n’avait jamais trouvé d’autre trace de cette graphie. Et à la façon dont il s’est exprimé, mais bien sûr il n’a rien mentionné de précis, j’ai eu le sentiment qu’il avait mis la main sur une plaque portant les mêmes signes. Et qu’il voulait comparer les deux. Candice dévisagea le libraire avec étonnement. Son mentor aurait-il fait une découverte archéologique? Avant de partir, elle repéra un photocopieur au fond du magasin et demanda à Goff de lui faire une 47 copie de la gravure de la mystérieuse tablette de Duchesne. Le livre avait trop de valeur pour être constamment trimballé. Elle le rangerait en lieu sûr et Taxerait le document à un ami, qui pourrait peut-être l’aider à identifier l’écriture. En attendant, elle se remit à surveiller la rue. Elle n’avait pas revu la Taurus depuis qu’elle était entrée. Alors que Goff lui tendait la photocopie, le téléphone sonna. C’était un appareil antique, noir, avec un cadran. Allô? dit le libraire en décrochant. Ne quittez pas. Il se tourna vers Candice. Vous vous appelez Armstrong? Oui, répondit Candice, stupéfaite. Il lui tendit le combiné. C’est pour vous. Comment était-ce possible? Personne ne savait qu’elle était venue ici! Elle prit le combiné avec précaution, comme s’il risquait de la brûler. Candice Armstrong, dit-elle. Clic. Elle demeura surprise une seconde, puis se rappela les appels anonymes du matin, comprenant enfin ce qu’ils signifiaient. Oh, mon Dieu, songeat-elle. Oh, mon Dieu... Vous allez bien? interrogea Goff. Aiais elle était déjà partie. En se frayant un passage dans la circulation de midi, elle manqua causer deux accidents, dont un avec un autobus. Tout en conduisant, elle révisait 48 mentalement les règles d’autodéfense qu’elle avait apprises. Et si elle se faisait arrêter, elle expliquerait à la police qu’elle avait été victime d’un cambriolage et avait besoin d’une escorte. Elle fonça sur la route mouillée qui montait au chalet, dérapa plusieurs fois et faillit faire un tête-àqueue. Et lorsqu’elle arriva enfin, ses angoisses se confirmèrent. Huffy errait au milieu de la route. Or Candice se rappelait l’avoir enfermée à l’intérieur. Quelqu’un était entré chez elle. Chaque matin, Glenn Masters s’éveillait avec la même question en tête : est-ce pour aujourd’hui? Il pensait au jour, qui arriverait inévitablement, où il se transformerait en la créature qu’il redoutait : un homme violent. Il se posait la question sous la douche, en avalant son café et son bagel, pendant qu’il faisait ses mots croisés quotidiens, puis il prenait son badge dans l’armoire et partait pour le commissariat d’Hollywood Division, où il passait une nouvelle journée au coeur d’un monde inhumain, sur ses gardes, surveillant son comportement et ses réactions, attentif à ne pas devenir un acteur de cet univers brutal. La psy du département l’avait averti qu’empêcher ses émotions de s’exprimer pouvait produire l’effet inverse : Viendra un jour où vous aurez atteint vos limites et ne pourrez plus vous contrôler. Et elle lui avait suggéré d’évacuer un peu la pression, régulièrement. Facile à dire. Ensuite, elle lui avait posé des questions sur sa vie sentimentale ; Glenn estimait que ça ne la regardait pas, mais il 49 avait néanmoins répondu : Je n’ai pas à me plaindre. Sherri ne faisait plus partie de son existence. Ils s’étaient séparés après l’accident et il n’avait pas connu de relation stable depuis. Il ne pouvait pas prendre le risque de tomber amoureux, parce qu’il mesurait à quel point les sentiments étaient liés entre eux : s’il en laissait un lui échapper, les autres suivraient. Il savait que dans l’ombre de l’homme tendre et aimant qu’il semblait incarner était tapi un être de haine. Observant l’effervescence chaotique qui régnait dans le commissariat d’Hollywood, il se demanda ce qu’il fabriquait là. Après l’enterrement de sa mere, il avait vomi toutes les nuits pendant deux semaines, hanté par la violence de cette mort et par la colère qu’il éprouvait. Puis il avait pris des médicaments pour calmer son estomac, des pilules pour dormir, des tranquillisants pour cesser de rêver. Et quand il avait émergé de la quatrième dimension, ébranlé mais d’un calme olympien, il s’était aperçu qu’un nouveau credo s’était enraciné en lui pendant son errance mentale : pas de violence. Jamais. Mais il était entré dans la police. En charge des homicides. Ses amis lui avaient demandé pourquoi il ne s’était pas retiré dans un monastère au Tibet pour y mener une vie sereine, dans les nuages. Tout ce qu’il avait trouvé à répondre était qu’il y avait des criminels en circulation, qu’il fallait que quelqu’un les arrête et que cela ne pouvait se faire du sommet d’une montagne. Donc il était là, non violent au coeur d’un monde qui l’était à l’extrême. 50 En regardant son bureau, qui croulait sous les dossiers en retard cas non résolus, témoins à interroger, preuves à analyser, pistes à suivre, etc., il fut pris d’une subite envie de lancer quelque chose de toutes ses forces, sachant qu’il n’en ferait rien. Glenn Masters ne perdait pas son sang-froid. La maîtrise empêchait la vie et l’univers de basculer dans le chaos. Même si, ce matin, il avait bien du mal à tenir les rênes. Il pensait au vieil homme immobile sur son lit d’hôpital, sans défense. Il ne s’était pas attendu à revoir son père dans ces circonstances. Quand il lui était arrivé d’imaginer leurs retrouvailles, elles avaient toujours lieu dans le bureau paternel ; le professeur, assis dans son grand fauteuil de cuir, lui disait : Mon fils, je t’ai demandé de venir aujourd’hui parce que j’ai décidé qu’il était temps pour moi d’admettre que j’avais eu tort. J’espère que tu me pardonneras. Glenn, bien sûr, montrait de l’indulgence. Ils tombaient dans les bras l’un de l’autre et parvenaient, après une si longue séparation, à redevenir père et fils. Au lieu de cela, l’événement tant attendu avait eu lieu dans une chambre d’hôpital, alors que John Masters était inconscient. Glenn? Il se retourna. Maggie Delaney, membre de son équipe, l’observait avec de grands yeux. Oui? On a enfin une piste pour le gardien qui dit qu’il a vu quelque chose. 51 Elle lui tendit une feuille de papier et il fixa sans les comprendre les mots alignés sous ses yeux. Comme si le fait de voir son père si vulnérable l’avait rendu, lui aussi, incapable de faire quoi que ce soit. Était-ce contagieux, tell un virus? Glenn revit la tête du blessé reposant sur un oreiller, entourée de bandages. Elle abritait une si grande intelligence, contenait tant de savoir et d’intuition! À l’intérieur, les neurones s’activaient en vain, à présent... L’os du crâne s’était brisé comme une coquille d’oeuf, Je suis désolé, monsieur Masters, avait dit le chirurgien au téléphone. Je ne peux pas vous donner de pronostic. Nous avons fait le maximum. Sur un sujet plus jeune, un traumatisme identique laisse souvent de l’espoir, mais votre père a soixante-dix ans... tell était le prix à payer pour l’allongement de la durée de la vie. Devenir faible et dépendant, et entendre un praticien vous dire que si vous n’aviez pas eu votre âge, tout aurait pu être différent. En posant les yeux sur son père, dont les paupières violacées demeuraient désespérément closes, Glenn s’était demandé s’il adviendrait la même chose de lui, trente ans plus tard. Une horrible image hanta soudain son esprit : le professeur, effondré au pied de l’escalier. Quelle déchéance de tomber ainsi en se prenant bêtement le pied dans un tapis, et de se retrouver mis au rebut comme une vulgaire poupée de chiffon, à la merci des autres! Et si Mme Quiroz n’avait pas été là? Combien de temps serait-il resté ainsi à se tordre de douleur, avant que le facteur, le jardinier ou un voisin inquiet ne finisse par le trouver? Dieu merci, la femme de ménage avait réagi tout de suite! Glenn 52 avait essayé de la rappeler, mais son mari lui avait répondu qu’elle était encore sous calmants, tant le choc avait été rude. Et puis retourner dans cette maison après tant d’années... Les souvenirs l’avaient immédiatement assailli, comme une armée de fantômes privés de compagnie, réclamant soudain de l’attention. Les anniversaires, les matins de Noël, les petits déjeuners et les dîners servis par Mme Quiroz... Et ce jour où il s’était tenu sur le seuil du bureau de son père, qui avait alors vingt ans de moins. La tête, couverte de cheveux encore noirs, penchée sur son travail, il n’avait rien à voir avec la créature à présent étendue sur un lit d’hôpital. Et lui, son fils de dix-huit ans, enviait son assurance paisible de patriarche, et rêvait qu’il le prenne dans ses bras et lui dise que le monde n’était pas l’endroit terrifiant qu’il était soudain devenu. Il s’était éclairci la gorge pour attirer son attention. Le professeur avait levé les yeux : Arrêter tes études ne va pas ramener ta mère, avait-il dit. Ce jour-là, Glenn avait quitté la maison et s’était rendu au bureau de recrutement du LAPD. Dès lors, son espoir de suivre le brillant exemple de son père avait été remplacé par la réalité du quotidien policier. Bien. Très bien, dit-il à Maggie Delaney. Il dut faire un effort pour rassembler ses esprits et se concentrer sur la note : Le gardien déclare avoir vu, au niveau du Highland Avenue Building... 1. Los Angeles Police Department. N.d.T. 53 Les mots se brouillèrent et l’image de sa mère s’imposa à lui. Un souvenir qu’il croyait oublié et qui resurgissait sans crier gare. Il revit son visage rayonnant. Même s’il n’avait rien compris à ce qu’elle lui disait, il avait adoré la moindre des paroles qu’elle avait prononcées. Mais ensuite, son père était entré dans la pièce et avait réprimandé sa femme : Tu avais promis de ne pas bourrer le crâne du petit avec tes histoires de fin du monde et d’Armageddon, Lénore. Elle s’était tue instantanément. Comment avait-il pu rayer ce moment de sa mémoire? Et qu’avait-elle dit exactement? Il pressa sa main sur son front, comme pour faire ultimes, mon chéri, ta eschata en grec, de novissimis en latin. La fin des temps. Tout cela n’avait pas de sens. Sa mère ne s’aventurait pas sur le terrain de la religion. C’était une scientifique, dont la foi était tournée vers les chiffres et les équations. Pourquoi lui avait-elle parlé de concepts aussi ésotériques que la fin du monde? Il fut soudain parcouru d’un frisson. Et une sorte d’angoisse s’empara de lui. Glenn? Maggie Delaney attendait une réponse. Il fronça les sourcils. Le secret que ses parents gardaient précieusement... Quoi? dit-il. Va-t-on suivre cette piste? 1. Ta eschata a donné l’eschatologie, l’étude des fins ultimes de l’homme et du monde. N.d.T. 54 Maggie n’était pas la seule à avoir remarqué l’anormale distraction de Glenn. Debout dans l’embrasure de la porte, le capitaine Boyle regardait son meilleur officier d’un oeil réprobateur. Glenn occupait une position complexe. Il n’était pas aimé de ses collègues, mais ils l’admiraient et le respectaient. Le mot équipe semblait étranger à son vocabulaire. Pourtant, il savait se montrer effïcace. Une fois qu’il était sur les traces d’un criminel, il n’abandonnait pas. ïl agissait à froid. Rien à voir avec l’archétype du policier de terrain. On ne verrait jamais Glenn Masters faire irruption dans une pièce en dégainant ses deux armes pour tirer. D’ailleurs, il refusait d’en porter une. C’était un imperturbable négociateur. Un cérébral. Celui qu’ils appelaient quand un type menaçait de se jeter du douzième étage ou en cas de prise d’otage. Glenn était capable de tout pour éviter la violence. Certains de ses partenaires s’en étaient plaints : Il ne nous soutient pas, disaient-ils. Il ne sert à rien quand on a besoin de renfort. Aussi le capitaine Boyle lui réservait-il les cas inextricables, dans lesquels il fallait parler. Le jeune homme du motel qui pointait une arme sur la tempe du bébé qu’il retenait en otage. Le drogué fou furieux qui menaçait de balancer une grenade dans une maternelle. Comparé au calme de Glenn, un lac étale par un jour sans vent semblait un océan déchaîné. Mais comment se comporterait-il dans une situation vraiment critique, où sa précieuse parole ne serait d’aucune utilité, où il serait acculé dans un coin et condamné à agir? se demandait parfois Boyle. On ne pouvait jamais savoir ce que Masters 55 pensait. C’était un solitaire, il n’avait pas de copain proche. Il ne mettait pas les pieds au Cock’n Robin, le point de ralliement des flics du quartier. Il n’avait pas de petite amie, pour autant que le capitaine le sache. Il y avait pourtant eu cette passionnée d’escalade, quelques années plus tôt,,. Qu’est-ce qui l’avait détourné des femmes? Il n’y avait qu’à le voir avec Maggie Delaney, l’officier en civil, provisoirement affecté à la criminelle, qui dirigeait l’unité des violences domestiques. Elle avait un corps de rêve, reflet d’un entraînement sportif quotidien, et les hommes de la brigade n’avaient d’yeux que pour elle. Mais elle ne regardait que Glenn Masters, qui ne la remarquait même pas. Et à l’instant, il était en train de l’envoyer promener, purement et simplement. Boyle massa son ventre douloureux. Plus qu’un an avant la retraite, avant de dire adieu aux brulures d’estomac et bonjour à la pêche à la mouche. Rien que Molly et lui, dans le camping-car. Il espérait que Glenn lui succéderait comme capitaine. Il fallait quelqu’un qui sache garder la tête froide pour assumer un job pareil. Boyle avait réussi à tenir, mais il le payait physiquement. Glenn était parfait pour le poste ; il était si calme que Boyle doutait qu’il ait seulement un estomac. Évitait-il la violence parce qu’elle réveillait quelque chose de douloureux en lui et risquait de briser la carapace qui contenait ses émotions? C’était fort possible. Cela aurait expliqué beaucoup de choses, surtout à ce moment présent. Je viens d’avoir un coup de fil de l’hôpital, allait-il lui annoncer. Et il savait d’avance qu’il 56 verrait Masters rentrer dans sa coquille. De fait, Glenn n’avait même pas évoqué l’accident de son père devant ses plus proches coéquipiers. Boyle fit un pas dans la pièce. Glenn, je peux vous parler une minute? En privé? Maggie quitta la pièce. Je viens d’avoir un coup de fil de l’hôpital, ditil, ému. Ils m’ont demandé de vous prévenir qu’ils avaient fait en sorte de soulager la pression qui comprimait le cerveau de votre père et que, dorénavant, il se reposait tranquillement. La phrase avait sonné comme une question et le capitaine attendait effectivement une réponse. Comme Glenn ne disait rien, il reprit la parole. Qu’est-ce qui se passe, Glenn? Votre père est dans un état critique et vous ne nous avez rien dit? Capitaine, avec votre autorisation, j’aimerais aller faire un tour au commissariat central Sud, pour interroger... Son supérieur secoua la tête et posa une main paternelle sur son épaule. Vous ne souhaitez pas en parler, très bien. Mais je veux que vous preniez du temps pour vous. Rentrez chez vous, enlevez vos chaussures et marchez pieds nus dans l’herbe. Je suis sérieux, Glenn! Vous n’avez pas pris un jour de congé depuis une éternité. Sortez un peu d’ici! Et allez voir votre père, d’accord? Glenn! cria un autre officier depuis l’extrémité du couloir. Téléphone! Ligne 2! 57 Glenn prit la communication. Il reconnut tout de suite la voix de miel de Candice Armstrong. Elle était bouleversée. J’ai été cambriolée. Un saccage. Il n’y avait pas d’autre mot. Quelqu’un s’était introduit chez elle et avait mis la maison à sac. Les étagères avaient été vidées de leurs livres, qui jonchaient le sol ; les bibelots avaient été brisés, les tiroirs visités, les papiers éparpillés. Même les coussins du salon avaient été éventrés et jetés par terre. Candice était blanche de rage. Cinq minutes après Farrivée de la police de Malibu, Zora, alertée par les voitures et les gyrophares, vint voir ce qui se passait. Une demi-heure plus tard, quand l’officier en imperméable noir et chapeau de feutre fit son entrée, elle le dévisagea de la tête aux pieds. C’était Glenn Masters. Après s’être entretenu avec ses collègues déjà sur place, il fit lentement le tour du salon, puis se rendit dans la chambre. Le lit était orné d’un couvre-lit à fleurs et de coussins assortis, le parquet parfaitement ciré, le dessus de la commode garni de quelques jolis bijoux et d’une statuette, qui, si c’était un original, pouvait avoir de la valeur. Le cambrioleur n’avait touché à rien de tout cela. Mais la bibliothèque avait été renversée et le contenu d’un tiroir rempli de papiers déversé sur le sol. Étrange effraction. Glenn jeta un coup d’oeil dans la salle de bains. Il y régnait un ordre soigné : serviettes aux teintes coordonnées, brodées de minuscules rosés, alignées côte 59 à côte sur la barre de toilette ; savon en forme de coquillage, reposant dans une coupelle à fleurs ; flacons de gel de douche aux couleurs de l’arc-en-ciel ; tapis de bain moelleux, perles de bain corail... Un lieu féminin, songea Glenn, à l’image de sa propriétaire. Les murs étaient parés de photos encadrées, disposées de façon harmonieuse. On y reconnaissait Candice, à différentes étapes de sa vie : le jour de la remise des diplômes au lycée, à un anniversaire, avec une femme qui pouvait être sa mère... Mais quand il vit Candice avec son propre père, il s’immobilisa. Le professeur, qui avait alors sept ans de moins, entourait de son bras les épaules de sa jeune assistante ; derrière eux, un panneau indiquait Jéricho en anglais, en arabe et en hébreu. Tous deux souriaient à l’objectif, sous un soleil radieux, comme si c’était la plus belle période de leur vie. Les cheveux de la jeune femme, plus longs, volaient dans le vent. Glenn se rappela qu’il les avait remarqués lorsqu’elle s’était penchée sur le lit d’hôpital, la veille... Il se reprit. L’apparence physique de Candice Armstrong n’avait aucune importance, c’était un lieu de crime qu’il étudiait. Il quitta la salle de bains et s’approcha de la porte voisine, qui ouvrait sur une petite pièce aveugle, sans doute conçue pour servir de débarras. Eparpillés sur le sol, des graphiques, des listes, des notes, des photocopies surlignées au marqueur et des cahiers à spirale. Et, à genoux par terre, les larmes roulant sur ses joues, Candice Armstrong, qui essayait de mettre de l’ordre dans ce chaos. Oh! la la! dit-il doucement en la prenant par les épaules pour essayer de la relever. Ça va? 60 Non, ça n’allait pas, c’était évident. Oui. Vous êtes sûre? Quand elle vit la manière dont il la regardait, elle devina ce qu’il pensait. Ce sont des larmes de rage, expliqua-t-elle. Je n’ai pas l’habitude de pleurer pour un rien. Il balaya du regard la pièce dévastée. Je n’appellerais pas ça un rien, répondit-il. Il plongea sa main dans sa poche et en sortit un mouchoir en tissu soigneusement repassé. Tenez. Elle s’essuya les yeux, reconnaissant instantanément le monogramme brodé dessus : Hugo Boss. Chic et cher. Il regarda le camée qui pendait à son cou, attirant l’oeil vers la source d’où jaillissait cette voix envoûtante. Je vais vous aider. Et il se baissa pour commencer à ramasser quelques livres. Le premier, un volume à la reliure unie, était intitulé Propriété foncière et transmission matrilinéaire chez les femmes du Nouvel Empire, de Candice Armstrong. Mémoire présenté dans le cadre du doctorat en langues et culture du Proche-Orient, université de Californie, Los Angeles, 1994. Un volume 301 pages, incluant 43 graphiques et 12 tableaux . Microfilm n° 7632839. Sous la direction de Mark Davidson. 1. Période faste de l’Egypte ancienne, approximativement comprise entre 1570 et 1085 avant J.-C. N.d.T. 61 Glenn le posa sur une étagère et ramassa un autre ouvrage : Poèmes d’amour égyptiens. Il était ouvert à une page, qu’il ne put s’empêcher de lire. Mon bateau vogue à contre-courant A l’heure où les rameurs s’activent. Je vais vers Thebes, cité des deux terres, Où je vais implorer le dieu Ptah. seigneur de la vérité, De m’accorder ma belle ce soir. La déesse Meshkent est son bouquet de fleurs, La déesse Neith son bouton de lotus, La déesse Anuket son calice épanoui. Glenn regarda la couverture : Traduit à partir des hiéroglyphes originaux par le docteur Candice Armstrong, Il rangea l’oeuvre sur l’étagère, Armstrong était une fille brillante. Il devait au moins lui accorder cela. Les murs de ce curieux cagibi étaient tapissés de photos et de cartes, de notes, d’articles de journaux, de graphiques et de ce qui ressemblait à un calendrier. Au-dessus se trouvait un tableau noir, couvert de notes à la craie blanche : Pourquoi Toutankhamon a-t-il été assassiné? KV55 : pourquoi une momie d’homme dans un sarcophage de femme? Pourquoi Néfertiti disparaît-elle des documents d’archives? Disparaît-elle? Les photos représentaient des souverains égyptiens, surtout Akhenaton et Néfertiti. Glenn devina qu’ils devaient être particulièrement importants pour Candice Armstrong. Que c’était autour d’eux que sa vie entière tournait. Quelque chose a-t-il été volé dans cette pièce? Je ne sais pas! cria-t-elle avec colère. 62 Elle serra une pile de papiers contre sa poitrine. Elle tremblait de tous ses membres. Huffy aurait pu être tuée! Mon dernier chat a été dévoré par un coyote. Huffy n’a pas le droit de sortir! Comme si elle avait compris qu’on parlait d’elle, la persane sauta sur le bureau, agitant sa queue fournie. Elle n’avait pas l’habitude de voir des étrangers envahir sa maison. Quand Glenn se mit à la caresser derrière les oreilles, Candice ouvrit de grands yeux. Elle ne laisse jamais personne la toucher. J’aime bien les chats. Vraiment. Sans démagogie. Mademoiselle Armstrong, vous auriez dû m’appeler de la librairie. Elle lui avait fait part au téléphone des appels anonymes, en particulier du dernier en date, chez Stokey. J’aurais pu vous envoyer une patrouille tout de suite, qui aurait peut-être attrapé le coupable la main dans le sac. Il s’arrêta là dans ses réprimandes, s’abstenant de lui dire qu’elle aurait également dû attendre l’arrivée de la police hors de sa maison, qu’elle avait pris des risques en y pénétrant, que l’intrus aurait pu s’y trouver encore. C’est une mauvaise habitude dont j’essaie de me débarrasser, dit-elle en lui rendant son mouchoir trempé. Je suis impulsive. J’agis avant de réfléchir. Elle se demanda soudain si elle aurait pu gérer l’affaire Faircloth différemment. Peut-être que si elle avait attendu, discuté de la question avec lui ou d’autres membres du chantier de fouilles... Et puis, à quoi bon se torturer avec tout ça, maintenant, dix ans plus tard? 63 - Ce n’est pas grave, assura le policier. Il avait remarqué la pâleur de ses joues, la tension de son cou, la frayeur dans ses yeux. Vous avez eu peur, c’est normal. C’est toujours comme ça. Il observa une nouvelle fois le réduit, les photos et les cartes, les notes jonchant le sol, les livres déchirés. Il se demandait ce que le cambrioleur avait en tête. Rien de tout ça n’intéresse qui que ce soit, enchaîna Candice, lisant dans ses pensées. Ma théorie est très impopulaire, je ne vois pas qui pourrait vouloir me voler des documents. Il la dévisagea. Votre théorie? Que Néfertiti était un pharaon. Il écarquilla les yeux. Les documents historiques le prouvent, mais les égyptologues préfèrent la reléguer au rang de reine. Candice ne dévoila pas le reste : son énergie à replacer Néfertiti à sa juste place trouvait sa source dans l’histoire de sa mère. Sybilla Armstrong avait été abusée, utilisée, ses idées avaient été pillées sans qu’elle en tire aucune reconnaissance. Candice n’avait alors que douze ans. Mais à cause de cela, elle comprenait ce qui était arrivé à Néfertiti. Si le voleur n’était pas branché sur votre travail; alors qu’est-il venu chercher? Le travail de votre père. L’Étoile de Babylone. C’est la seule explication. Glenn arqua les sourcils. D’accord... Examinez bien toutes vos affaires. Faites une liste des choses qui vous manquent. Je vais parler aux enquêteurs dehors. 64 Candice aurait été incapable de dire à quand remontait la dernière fois où elle s’était trouvée dans un tell état de rage. Son travail, sa vie avaient été fouillés, violés, massacrés. Les larmes lui remontèrent aux yeux et elle regretta de ne pas avoir conservé le mouchoir parfumé de l’officier de police. Les collègues de Glenn procédaient à un examen minutieux, relevant les empreintes, prenant des photos des traces de pas et de pneus à l’extérieur. La porte d’entrée avait été forcée, probablement avec une pince-monseigneur, nota l’inspecteur. Il s’efforçait de rester concentré et de se contenter de faire son travail de flic, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à Candice Armstrong, à genoux par terre au milieu de ses précieux papiers, fragile et vulnérable. Quand elle rejoignit finalement les autres, alors qu’une odeur de café se répandait dans le chalet et que Zora flirtait avec les enquêteurs, Candice remarqua que Glenn avait ôté son chapeau. Elle fit un effort pour ne pas le regarder trop ostensiblement. Elle avait toujours pensé que les hommes qui portaient un couvre-chef avaient quelque chose à cacher, un crâne chauve, par exemple. Mais Glenn Masters avait les cheveux épais, presque coiffés en brosse, de ce blond cendré qui devient très clair en été, pour se rapprocher du châtain l’hiver. Il avait aussi enlevé son imperméable, découvrant une veste sombre bien coupée sur un pantalon gris, et une cravate au noeud impeccable, dont le rouge tranchait sur la chemise blanche. A présent, elle voyait mieux quel genre d’homme il était. Certainement pas un spécimen de bureau. Glenn Masters était physique, cela se voyait. Elle nota que les 65 pierres rouge sombre incrustées dans les boutons de manchette se mariaient parfaitement avec la teinte de la cravate et se demanda combien de temps il avait passé à comparer les deux à la lumière du jour avant d’estimer qu’elles allaient ensemble. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il s’était hissé au grade d’inspecteur, songea-t-elle. Peut-être avait-il un talent pour observer les détails qui échappaient totalement aux autres. Elle se demanda s’il était marié. Le professeur n’avait jamais parlé d’une éventuelle belle-fille... Mais il n’avait pas plus fait allusion à son fils... Glenn s’approcha d’elle. Mademoiselle Armstrong, pourquoi pensez-vous que ce vol a un rapport avec mon père? À cause de la façon dont la maison a été fouillée. Mes objets de valeur n’ont pas été touchés. Elle le mena vers une table près de la portefenêtre. Des brosses minuscules, des chiffons doux, des solutions nettoyantes, de l’huile minérale et des tampons de coton. Ma passion, expliqua-t-elle en montrant une petite vitrine. J’achète des camées anciens et je les nettoie. Parfois, je découvre un vrai joyau sous la crasse du temps. Elle en désigna un, ovale, couleur lavande, serti d’or. Celui-ci m’a coûté cinquante cents dans une brocante et il a récemment été estimé à mille dollars. Pourquoi le voleur n’en a-t-il pris aucun? Peut-être ne sait-il pas ce qu’est un camée. Inspecteur, vous n’avez pas l’impression que cela a de la valeur? 66 Il regarda la vitrine, vit l’éclat de l’or, de l’argent, des matières précieuses, le magnifique travail d’orfèvrerie... Si, admit-il. Faciles à transporter, faciles à vendre. Et pourtant, il les a laissés. Il y a autre chose que je dois vous dire. J’ai été suivie aujourd’hui, par une Ford Taurus blanche. Je l’ai vue partout où je suis allée. Glenn se racla la gorge. Pourquoi ne lui avait-elle pas avoué ça plus tôt? Décidément, c’était vrai, elle était complètement irréfléchie. Avez-vous relevé la plaque? Je n’ai pas vu celle à l’arrière, mais sur celle à l’avant, il y avait le logo et le nom d’une agence de location’. Je vais la transmettre pour voir si l’on peut identifier le véhicule. Il aurait bien aimé savoir ça plus tôt aussi. Je suis sûre que c’est la même personne qui m’a appelée plusieurs fois en raccrochant tout de suite. Candice prit son sac fourré-tout et en sortit le livre de Duchesne. Et je pense que c’est ça que l’inconnu cherchait, précisa-t-elle. Elle montra à Glenn la représentation de la tablette non identifiée. Le libraire m’a dit qu’on ne connaissait aucune pièce du même type que celle-ci dans le monde entier. Pourtant, il avait le sentiment que votre père 1. Aux États-Unis, seule la plaque arrière porte l’immatriculation officielle du véhicule. N.d.T. 67 en avait découvert une autre. Avez-vous une idée à ce sujet? Glenn fixa longuement la gravure. Mon père était un spécialiste de l’écriture cunéiforme. Il passait des heures penché sur des oeuvres de ce genre, incrustées de lettres étranges. Il m’a enseigné l’alphabet akkadien quand j’avais dix ans. Mais cette tablette vous dit-elle quelque chose? Il secoua la tête. Je ne connais pas cette langue. Le support luimême est particulier aussi. La plupart des inscriptions que j’ai vues étaient sur des plaques de terre cuite, alors qu’il semble que celle-ci soit en pierre et qu’elle ait été gravée très profondément, comme si elle était destinée à traverser le temps. Et regardez comme la surface est lisse ; on dirait qu’elle a été utilisée par des générations successives. Elle n’a pas séjourné dans une bibliothèque ou des archives. Elle a été manipulée et utilisée. Mais elle ne m’évoque vraiment rien. Moi non plus. J’en ai fait une photocopie, que je vais faxer à l’un de mes amis : s’il y a une personne au monde capable d’identifier cette graphie, c’est lui. Maintenant, le mot. Elle tira la note pliée de son portefeuille et la lui tendit. Elle était glissée à la page de l’illustration, précisa-t-elle. C’est l’écriture de votre père. La réponse se trouve-t-elle dans la tombe de Nakht? lut-il en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que ça signifie? Je ne sais pas, avoua Candice. Nakht était un noble égyptien de la dix-huitième dynastie, mon 68 domaine de compétence. C’est peut-être pour cela que le professeur m’a demandée à son chevet, pensant que je pourrai répondre à la question. Mais quelle est-elle exactement? Ça, il va falloir que je le découvre. Elle balaya une mèche de son front. Mais sur quoi travaillait donc mon père pour que...? Il s’interrompit et leurs yeux se rencontrèrent. Ils pensaient à la même chose. On va prendre ma voiture, déclara Glenn. Il laissa son numéro aux adjoints du shérif et Candice demanda à Zora si cela ne l’ennuyait pas de rester. Cela ne la dérangeait pas du tout, bien au contraire ; elle était en train de préparer un cheesecake pour les policiers, qu’elle trouvait charmants. Avant même d’arriver à la maison de Bluebell Lane, dans la lumière grise de l’après-midi, ils virent que la fenêtre proche de l’entrée avait été brisée. Candice voulut se précipiter, mais Glenn la retint. L’intrus était peut-être encore à l’intérieur. Ils se rapprochèrent avec précaution et, alors qu’ils remontaient l’allée, Glenn prévint le commissariat de Santa Monica depuis son portable. Ils s’arrêtèrent un instant dans le hall comme ils l’avaient fait la veille, mais cette fois, Candice avait la chair de poule, imaginant un homme masqué et armé dans chaque coin d’ombre. Glenn inspecta rapidement la demeure, allumant les lumières, attentif au moindre bruit. Quand il eut vérifié que le cambrioleur n’était pas là, il évalua les dégâts avec Candice. Même s’il y avait moins de désordre que chez elle, il était évident que 69 les lieux avaient été fouillés d’après un mode opératoire identique : les objets de valeur étaient intacts, de même que la télévision, le magnétoscope, une bouteille remplie de pièces, le pot de sucre bourré de billets dans la cuisine ; rien n’avait été touché, sauf les livres, qu’on avait enlevés des étagères, et les tiroirs, qui avaient été vidés. Ils trouvèrent le tableau de Pandore de travers et la cave à cigares brisée sur le sol. En se penchant pour la ramasser, Candice reconnut l’odeur puissante des Las Cabrillas que son mentor aimait fumer, de petits Coronas importés du Honduras, qui dégageaient un agréable parfum de chêne et de poivre. Elle se revit soudain avec lui à Jéricho. Ne touchez à rien, ordonna Glenn sur le seuil de la porte. Elle se redressa. Pardon. Ses souvenirs l’avaient brusquement rendue mélancolique. Elle avait l’impression que le professeur était avec eux, tapi dans l’ombre, et qu’il les observait. Le bureau avait été mis à sac. Papiers, stylos, carnets de notes, photos encadrées, cartes de visite étaient sens dessus dessous, et une boîte de caramels au chocolat, que John Masters affectionnait particulièrement, avait été renversée sur le sol. Une plaque de cuivre, offerte par ses étudiants, était tombée sur le tapis. Il y était gravé : C’est la gloire de Dieu de celer une chose, mais c’est la gloire des rois de la scruter Proverbes, 25 : 2 . À côté traînait un numéro du Trimestriel du marché international des antiquités. Candice le ramassa 70 et regarda la date : il était vieux de six mois. Le moment où le professeur Masters s’était brusquement mis en quête d’un exemplaire de l’ouvrage de Duchesne. Maintenant, elle savait pourquoi. Une page de la revue avait été arrachées à la rubrique des annonces réservées aux vendeurs. Candice remit le magazine où elle l’avait trouvé. Elle sentait encore l’odeur de cigare. Ses doigts s’en étaient-ils imprégnés quand elle avait ramassé la boîte? Elle porta la main à son nez. Rien. Pourtant, la fragrance de chêne poivré flottait autour d’elle. Étrange. J’ai quelque chose, dit Glenn, inspectant un placard profond dont la porte avait été forcée. Les dossiers contenant la correspondance de mon père. Il archivait absolument tout et faisait une copie de ce qu’il envoyait. Certaines chemises étaient très épaisses et remontaient quarante ans en arrière. Or celle de la lettre B avait disparu. Une nouvelle fois, Candice regarda par-dessus son épaule et inspecta les coins d’ombre de la pièce. Elle se raidit. L’impression qu’on les observait s’accentua. Et cette curieuse senteur... Inspecteur, commença-t-elle. Il l’arrêta d’un geste. En le voyant détailler à son tour la pièce avec suspicion, elle sut que lui aussi avait remarqué quelque chose. Restez ici, murmura-t-il. Il s’avança avec précaution vers l’autre porte, qui menait à la cuisine et au reste de la maison. Elle ne voulait pas qu’il la laisse seule. Elle percevait toujours ce regard invisible posé sur elle, et l’odeur... 71 Quelqu’un avait fumé le cigare ici avant leur arrivée. Elle en était sûre à présent. Elle se retourna brusquement, mais ne vit rien d’autre que les ombres des objets familiers, qui, projetées sur les murs, prenaient soudain un aspect inquiétant. Elle tendit l’oreille, mais n’entendit que les pas de l’inspecteur, dans un silence angoissant. Elle se retint de l’appeler. Et soudain... Un craquement. Elle leva les yeux vers le plafond. Il y avait quelqu’un au-dessus. Le policier était-il monté à l’étage? Le coeur battant la chamade, la bouche sèche, elle quitta le bureau et se dirigea sur la pointe des pieds vers le hall. Le parfum de cigare se fit plus fort. Il était dans la maison. Candice fit demi-tour et courut vers le bureau, où elle fouilla les papiers épars. Elle se souvenait d’avoir vu un coupe-papier. Alors qu’elle s’en emparait et retournait vers l’escalier, un nouveau bruit venant d’en haut la fit sursauter. Inspecteur Masters? Pour toute réponse, il y eut un choc sourd audessus de sa tête, puis des pas précipités et des bruits de lutte. Elle retint sa respiration, paniquée. Est-ce que... Elle ne put continuer : une silhouette jaillit de l’ombre, immense et massive, et fonça vers la porte, la prochetant au sol au passage. Elle cria. Hé! Mais déjà, une autre se précipitait à sa suite et franchissait le seuil. C’était Masters, qui poursuivait 72 le voleur. Candice se redressa et le suivit, atteignant la porte juste à temps pour le voir ceinturer l’intrus et l’immobiliser au sol, sur le gazon détrempé. L’homme était plus petit que le policier, mais plus leste ; il parvint à se dégager, se remit sur ses pieds et décocha à son adversaire un violent coup de poing à l’épaule. Glenn resta debout et riposta en frappant son agresseur dans le dos. Candice les rejoignit en courant sous la pluie, le coupe-papier à la main, prête à s’en servir. Mais alors que l’individu présentait son dos, offrant une cible facile, Glenn lui administra un coup à la mâchoire, le projetant vers Candice, qui dut lâcher la lame. L’étranger se releva et prit la fuite, Glenn sur ses talons. Ils traversèrent la pelouse qui descendait jusqu’au trottoir et disparurent derrière une haie. Ramassant son arme improvisée, Candice se lança à leur suite et, lorsqu’elle atteignit la haie, les vit engagés dans un nouveau corps-à-corps, chacun essayant de dominer l’autre. Le cambrioleur, plus petit, se dégagea et décampa vers la rue. Alors que Glenn tentait de le rattraper, une voiture surgit de nulle part et fit une queue de poisson pour s’immobiliser à côté d’eux. En un éclair, le conducteur ouvrit la portière et son acolyte sauta à l’intérieur. Glenn attrapa la poignée et cogna contre la vitre, mais il dut lâcher prise alors que le véhicule accélérait, le projetant contre le poteau d’un réverbère. Merde! cria-t-il en donnant un coup de poing rageur dedans. Candice était hors d’haleine quand elle le rejoignit. Ça va? Il avait les articulations en sang. 73 - Vous avez pu mémoriser la plaque de la voiture? demanda-t-elle encore. Je n’ai même pas vu quel modèle c’était. Il scruta l’extrémité de la rue à travers le rideau de pluie, haletant, la mâchoire crispée. Puis il tourna vers Candice un visage déformé par la colère. Ce salaud a fumé un des cigares de mon père! En pillant sa maison! Un son métallique s’ajouta au murmure régulier de la pluie. C’était le pager de l’inspecteur. L’hôpital. Le professeur avait repris conscience, mais il était dans un état critique. Le médecin conseillait à Glenn de venir immédiatement. Glenn donna un coup de frein si brusque que la voiture fit une embardée sur l’asphalte mouillé. Candice se trouva projetée en avant et fut retenue par la ceinture de sécurité, qui se bloqua sous le choc. Qu’est-ce que c’était? demanda-t-elle, essayant de repérer ce qu’ils avaient failli heurter. Cet homme, dit Glenn d’une voix blanche. Je le connais. Elle suivit son regard : une longue limousine noire venait de pénétrer dans la zone de stationnement de courte durée du parking de l’hôpital, tandis que trois individus, sortant du bâtiment, se dirigeaient vers elle. Étrange trio, songea Candice en les observant. Celui du milieu semblait être le chef et les deux autres, qui portaient des lunettes de soleil malgré le temps couvert, ses sbires. L’un d’eux était noir, grand et maigre ; le second, un Blanc âgé d’une cinquantaine d’années, avait sur la joue gauche une tache de vin de la taille et de la forme d’une main, comme si on l’avait violemment giflé et qu’il en avait conservé la trace. Tous deux étaient vêtus sans élégance particulière, d’un pantalon sombre et d’une chemise blanche au col ouvert. Le personnage du milieu, aux cheveux blancs comme sa barbe parfaitement taillée, était plus petit et devait approcher les soixante-dix ans. Sa tenue était surprenante 75 compte tenu de la météo : il était vêtu de blanc des pieds à la tête, en short, polo et pull à col en V jeté négligemment sur les épaules, les manches négligemment nouées sous le menton, et chaussé de baskets Adidas sur des chaussettes montantes. On eût dit qu’il venait de quitter un court de tennis ou le pont d’un yacht. Candice regarda Glenn. Une expression étrange s’était inscrite sur son visage. Qui est-ce? demanda-t-elle. Quelqu’un de mon passé, répondit-il d’une voix bizarre. De mon passé lointain... Il se gara sur la première place libre et descendit de la voiture. L’homme à la barbe blanche le remarqua immédiatement et se dirigea vers lui, ses compagnons sur ses talons, tels des gardes du corps. Candice se demanda si c’était le cas. Pourtant, ils n’avaient pas le physique de l’emploi. Salut, fiston, dit-il d’une voix profonde en tendant à Glenn une main bronzée. Philo... Vingt ans. Vingt ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Ils échangèrent une poignée de main. Je suis venu dès que j’ai su. C’est injuste... La voix de Philo Thibodeau était douce, mâtinée d’accent du Sud. Ma femme est décédée il y a trois ans. Est-ce que tu te souviens de Sandrine? Et maintenant, ton père... Il prit une courte inspiration et regarda vers l’hôpital, comme si ses yeux gris pouvaient transpercer la structure du bâtiment jusqu’à l’unité de soins intensifs, et que le spectacle qu’ils y découvriraient le plongeait dans une profonde tristesse. 76 - Quand j’ai appris l’accident de ton père, ça m’a rappelé l’époque où nous étions tous... L’émotion l’empêcha de poursuivre. Comme pour la chasser, il frappa dans ses mains, chaussées de magnifiques gants de peau. Ils ne m’ont pas laissé entrer, reprit-il. Seulement la famille, ont-ils dit. Pendant qu’il parlait, Candice jeta un coup d’oeil aux deux autres hommes et tressaillit en constatant qu’ils l’observaient derrière leurs lunettes noires. Elle détourna la tête, puis les regarda de nouveau. Elle se sentit mise à nu par des yeux invisibles. Un frisson la parcourut et le trio lui inspira soudain un sentiment de méfiance. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit, fiston, disait maintenant l’inconnu en blanc. Je resterai ici aussi longtemps que nécessaire. Je suis au Beverly Hills Hôtel. Qui était-ce? demanda Candice une fois qu’elle fut de nouveau seule avec Glenn en regardant s’éloigner la limousine. Philo Thibodeau, répondit Glenn d’une voix blanche. Un milliardaire texan. Sa famille possède la moitié de Houston, et ses sociétés, l’autre. C’était un ami proche de mes parents il y a longtemps. Sa femme et ma mère étaient très liées à la fac. Je n’ai pas pensé à lui depuis des années... C’est bizarre. Candice connaissait le nom de Thibodeau. Elle savait qu’il était propriétaire de firmes tentaculaires, de villes entières, d’une équipe nationale de football, d’un réseau de télévision sur le câble, d’une chaîne d’hôtels et de l’essentiel de l’élevage bovin texan. Il était l’un de ces hommes que l’on voyait partout sur 77 les photos officielles, derrière les personnages importants ; il était de tous les bals de charité, des rassemblements politiques et des grands rendez-vous de l’État. Il comptait d’ailleurs parmi les amis proches du Président des États-Unis. Glenn garda le silence alors qu’ils se joignaient à la foule des piétons qui se dirigeaient vers l’hôpital. Mais à peine avaient-ils franchi le seuil qu’il effleura le coude de Candice. Montez, docteur Armstrong, dit-il en étant son chapeau pour porter une main à son front. Je vous rejoindrai. Il faut que je passe aux toilettes. Dans la lumière crue du hall, elle remarqua qu’il était blême et obéit sans protester. Tandis qu’elle se dirigeait vers les ascenseurs, Glenn trouva les lavabos des hommes, où il imbiba d’eau une serviette en papier pour la passer sur son visage et dans son cou. Ses mains tremblaient, son coeur battait à se rompre et il ne savait pas pourquoi. Philo Thibodeau avait quitté ses pensées depuis vingt ans. Après la mort de sa mère, il avait tout fait pour oublier les mauvais souvenirs et les émotions. Il avait escaladé des montagnes pour combattre sa colère, s’était hissé sur des versants impossibles pour dépasser l’horreur du monde. Du Wyoming à la Suisse, de la Tasmanie au Montana, il avait grimpé et grimpé encore, écrasant le passé sous les semelles de ses La Sportiva, poussant son corps et son coeur jusqu’aux limites de l’endurance, abandonnant en bas la rage, la haine, l’amour et les passions pour s’élever le plus possible au-dessus de tout cela. Et il avait réussi. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce moment fatidique, quelques minutes plus tôt, où un homme qu’il 78 croyait avoir oublié avait brisé le rempart qui le protégeait. Thibodeau en avait triomphé comme on le fait d’une paroi. Pourquoi cette rencontre le troublait-elle tant? Il voyait bien, dans le miroir, à quel point il avait pâli. Et pourtant il ne pouvait qualifier ce qu’il éprouvait. Il ne se rappelait rien, à propos de Philo, qui pût justifier son malaise. Mais il savait une chose, confusément : revoir Philo Thibodeau n’était pas bon signe. Au contraire. Quand Candice fut autorisée à pénétrer dans le service des soins intensifs et à s’approcher du lit du professeur, elle accusa immédiatement le choc. John Masters avait l’air si petit, si fragile... Ses yeux étaient ouverts, mais vides, et ses traits déformés tant ils étaient crispés. Professeur? Vous m’entendez? Un souvenir lui revint subitement : celui de John Masters le jour où il avait présenté son article sur le projet Salomon devant un illustre auditoire de huit cents personnes. Je ne m’en serais jamais sorti sans l’aide brillante et compétente du docteur Candice Armstrong, avait-il déclaré en conclusion de son discours. Elle ne s’y attendait absolument pas. Encore moins à ce qu’il la fasse venir à son côté pour recueillir sa part d’applaudissements. Elle sortit l’ouvrage de Duchesne de son sac et l’approcha de la lumière. J’ai fait ce que vous m’aviez demandé, dit-elle, le tenant de manière qu’il pût le voir. J’ai apporté le livre. Les yeux du vieux monsieur se posèrent sur le volume. Oui, oui. La clé... 79 Sa voix n’était qu’un souffle fragile. L’Étoile de Babylone, articula-t-il. Il faut la trouver. Vite... Où est-elle? interrogea Candice. Où dois-je chercher? Elle repensa au jour où elle avait fait sa connaissance, à une conférence qu’il donnait au Royce Hall, C’était alors un homme de soixante-deux ans à l’allure de patriarche, avec ses cheveux argentés, sa carrure imposante, son teint hâlé par le soleil. Elle connaissait sa réputation controversée, et savait qu’il consacrait ses efforts à prouver la validité historique des écrits de l’Ancien Testament, et à trouver en dehors de la Bible des preuves que Salomon et Abraham avaient bien vécu. Il n’y avait aucune corroboration historique ou archéologique de l’existence de Josué ou David, ou d’autres grandes figures bibliques. Certains universitaires affirmaient même qu’ils n’étaient que des légendes. Tout cela préoccupait le professeur, qui estimait que les gens avaient besoin de la certitude que leurs héros étaient réels. Si vous affirmez que Moïse n’a jamais existé, avait-il expliqué une fois à un journaliste de télévision qui l’interviewait, vous affaiblissez le pouvoir de la Bible. Elle devient une collection de contes de fées, au lieu d’être la chronique des exploits de personnages avérés. Telle était la passion de John Masters, le véritable sens de sa vie : rechercher, notamment dans le domaine de l’archéologie, l’authenticité des références bibliques. Il avait été attaqué par nombre de ses confrères, qui lui reprochaient de n’être qu’un athée utilisant la science pour détruire la foi. En réalité, son objectif était à l’opposé de cette démarche. 80 Poursuivre la vérité historique dans la Bible, estimait-il, aurait pour effet de renforcer la foi. C’était au cours de cet après-midi décisif, huit ans plus tôt, alors qu’il était en train de répondre à une série de questions, que Candice s’était levée et avait demandé : Professeur Masters, comment expliquez-vous que le cartouche du dieu adoré par Akhenaton, qu’il considérait comme son père divin, porte le nom d’Arnram, qui se trouve être celui attribué au père de Moïse dans la Bible? Le public n’avait pas apprécié son intervention, quelques personnes l’avaient même huée, mais John Masters avait été ravi. Cette jeune femme avait bien du culot, s’était-il dit, de prendre la parole sans craindre de faire référence à une théorie fort impopulaire. Il l’avait reconnue, bien sûr. Et il ne pensait pas qu’elle fût responsable de la disgrâce de Barney Faircloth. Pour lui, elle avait eu raison de dénoncer des pratiques contraires à l’éthique et méritait une seconde chance. Ainsi était née leur amitié. Comme elle avait de l’expérience sur l’étude des hiéroglyphes, il lui avait proposé de collaborer au projet Salomon et leur association s’était révélée un mariage parfait, selon les termes de John Masters. Il faisait allusion à leur complémentarité : Candice ne se passionnait pas pour la Bible et Masters ne s’intéressait à l’Egypte que dans la mesure où la Bible y faisait référence. Mais le savoir commun était bien plus riche que la somme de leurs connaissances. Professeur, murmura-t-elle au vieux monsieur alité devant elle à présent, qu’est-ce que l’Étoile de Babylone? 81 Ses paupières se rouvrirent en tremblant, et, dans un souffle douloureux, il parvint à articuler quelques mots, si faibles qu’ils franchissaient à peine ses lèvres. Rapportez-la-moi. L’Étoile de Babylone sera à l’abri ici. Oui, dit-elle, n’ayant aucune idée de ce dont il parlait. je la trouverai. Reposez-vous, maintenant. Il ferma les yeux et sombra dans un profond sommmeil. Candice demeura à son chevet, se rappelant les kilomètres qu’elle avait parcourus avec lui sous un soleil de plomb, la fascination avec laquelle elle l’avait écouté parler hébreu ou arabe, regrettant qu’il ne fût pas son père, car ce dernier était mort au Vietnam à l’âge de dix-neuf ans, avant sa naissance. Elle se remémorait Fodeur des volumes en maroquin dans son bureau et le craquement des bûches dans le feu de la cheminée, tandis qu’ils travaillaient à déchiffrer des inscriptions gravées dans la pierre. Est-ce bien le symbole hetep, Candice? Et elle répondait, fïère de pouvoir mettre le doigt sur une ou deux choses qu’il ignorait. Ensemble, sous la chaleur d’Israël et sous la pluie de Santa Monica, ils avaient reconstitué le mystère du roi Salomon. Elle se rappela brusquement que Masters avait un fils, qui l’avait abandonnée au rez-de-chaussée, et se demanda s’il lui était arrivé quelque chose. Alors qu’elle quittait l’unité de soins intensifs, elle se heurta à un homme qui traversait le hall à grands pas. Ian! s’écria-t-elle. Sir Ian Hawthorne. L’un des plus éminents archéologues de Grande-Bretagne. 82 Quarante-trois ans, grand, la peau légèrement rosée sous une toison d’un blond délavé qui, comme toujours, aurait eu besoin d’un bon coup de peigne. Candice trouvait qu’il ressemblait à un vieux garde-côte. Sa tenue vestimentaire correspondait bien mal à son rang : un pantalon kaki froissé, une chemise en Jean délavée, des lunettes à monture dorée couvertes d’un film de crasse... Quelle surprise! poursuivit-elle. Je ne savais pas que vous étiez à Los Angeles. Hawthorne l’embrassa sur les deux joues. J’assiste au colloque sur le Nouveau Testament, à l’Ucla. Vous présentez une publication? Hélas, non. Mon Dieu, Candice, vous êtes radieuse! Cela fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus? Quatre ans. C’était au congrès d’Hawaii. Elle regarda autour d’eux. Mélanie n’est pas avec vous? Malheureusement, elle et moi, c’est de l’histoire ancienne. Je suis désolée. Je suis allé voir Conroy à l’Ucla, reprit Ian, et il m’a appris ce qui est arrivé à John Masters. C’est affreux. Mais les infirmières refusent de me laisser entrer. Elles disent qu’il faudrait que je sois de la famille - ou la reine d’Angleterre en personne... Malheureusement, je ne suis ni l’un ni l’autre. 1. University of California, Los Angeles ; université réputée. N.d.T.- 83 À cet instant, la porte de l’ascenseur s’ouvrit et Glenn apparut. Il avait remis son chapeau, mais Candice remarqua qu’il était toujours aussi pâle. Elle fit les présentations. En serrant la main de l’Anglais, Glenn nota que ses yeux injectés de sang ne devaient probablement pas leur état à un harassant travail en plein soleil, mais plutôt à un certain penchant pour la boisson. Hawthorne empestait l’alcool à plein nez. Je vais donc retourner au colloque, déclara ce dernier. Je suis content de vous avoir revue. Peut-être pourrait-on sortir ensemble un de ces soirs? Inspecteur, j’espère que votre père se remettra très vite. Après le départ d’Hawthorne, Glenn demeura un instant silencieux, le regard dans le vague, préoccupé. Vous devriez aller vivre chez des amis, dit-il enfin à Candice. Elle le fixa avec stupeur. Vous croyez que le cambrioleur pourrait revenir? Il ne pensait rien de précis, mais quelque chose le tracassait. D’abord, Philo Thibodeau surgissait de nulle part en tenue de tennis, et maintenant ce drôle de lord archéologue. Tous deux, à l’hôpital où se mourait son père. Dont la maison venait d’être mise à sac - de même que celle de Candice. Cela faisait beaucoup de coïncidences. Et Glenn Masters ne croyait pas au hasard. 84 - Ma chérie! s’exclama Sybilla Armstrong en accueillant sa fille à bras ouverts. Ses yeux s’arrondirent de surprise lorsqu’elle remarqua le bel inconnu qui l’accompagnait. Après avoir quitté l’hôpital, Candice et Glenn étaient retournés au chalet, où ils avaient trouvé Zora en train de flirter sans vergogne avec l’un des policiers, autour d’un gâteau encore chaud. Tandis que Candice rassemblait quelques affaires dans une valise et s’acharnait à faire entrer Huffy dans le sac qu’elle utilisait pour la transporter, Glenn avait fait le tour des lieux pour s’assurer que les issues étaient sécurisées, et avait ordonné qu’une patrouille passe toutes les deux heures. Il avait ensuite conduit la jeune femme chez sa mère. Là, il se voyait projeté cinquante ans en arrière. Quelle horreur, s’écria Sybilla en les attirant à l’intérieur de son incroyable maison. Un cambriolage! Et moi qui pensais que Malibu était un endroit sûr... Dieu merci, tu n’étais pas chez toi quand c’est arrivé. Sa voix avait les intonations et la tonalité profonde de celle de sa fille, remarqua Glenn. Elle était pleine, suave et ronde, et donnait envie de croquer dedans, telle une pêche mûre. Sybilla semblait adepte d’une mode qui n’appartenait qu’à elle. Ses cheveux, séparés par une raie au milieu, étaient si frisés qu’ils formaient presque une surface plane au sommet de son crâne, de sorte que sa coiffure ressemblait à un abat-jour. On aurait dit qu’elle venait de mettre le doigt dans la prise de courant. Elle portait une tunique Pucci très colorée sur des collants noirs, avec de gros anneaux d’oreilles qui se balançaient en renvoyant des éclats de lumière. Une anticonformiste, conclut Glenn. Et riche, pour autant qu’il pouvait en juger d’après sa demeure, une fabuleuse construction de verre et de stuc des années 85 1950, juchée au sommet d’une colline. Elle n’était pas immense, mais possédait une vue imprenable sur la ville, qui, dans la tombée du soir, scintillait de mille feux derrière la baie vitrée, en contrebas de la piscine vert paie. La décoration rétro était saisissanté : mobiles de Calder pendus au plafond, canapé rosé divisé en plusieurs morceaux disposés autour d’une table basse en forme d’amibe, lampes polonaises surmontées d’un abat-jour noir ou rosé, et même une antique télévision à pieds effilés et gros boutons ronds, dont Glenn se demanda quelle était sa qualité de réception. Il aperçut dans la cuisine un réfrigérateur turquoise, des plans de travail en Formica turquoise et noir, le tout complété par des chaises futuristes en câble tordu. Au mur, des électrons gravitant autour d’un noyau formaient une pendule atomique . Glenn n’avait jamais vu un endroit pareil. Mais il devait admettre que l’ensemble avait du style. Sybilla Armstrong était parvenue à donner au kitsch une certaine élégance. Inspecteur, puis-je vous offrir quelque chose à boire? Non, merci. Il faut que je retourne à la brigade. Faire quelques vérifications sur Philo Thibodeau et Ian Hawthorne, ajouta-t-il mentalement. Il avait envie de dire à Candice de faire attention, de bien fermer portes et fenêtres, et de ne laisser entrer personne. Mais il ne voulait pas alarmer ces deux femmes seules dans une maison isolée sur une colline... Néanmoins, une fois dehors, il appela une voiture et réclama une surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. 86 Sir Ian ne fut pas surpris que Jessica Randolph ait choisi la plus chère des suites de l’hôtel le plus luxueux de Los Angeles. C’était tout à fait son genre. Il lui fallait ce qu’il y avait de mieux, de plus coûteux, de plus rare et de plus parfait. Rien n’était trop beau pour Mme Randolph, célèbre figure du marché de l’art, des antiquités et autres artefacts. Ian ne l’avait jamais vraiment bien connue. Leur aventure était ancienne et ils gardaient des contacts occasionnels, car tous deux habitaient Londres, sans pour autant être proches. C’est pourquoi il se demandait, en frappant à la porte de sa chambre d’hôtel à cette heure tardive, pourquoi elle l’avait soudain rappelé. Que pouvait-elle attendre d’un archéologue sans le sou, dont la brillante carrière appartenait au passé? Le battant s’ouvrit sur une femme au visage racé, encadré d’une impressionnante chevelure rousse. Jessica n’était pas seulement riche, elle était d’une beauté éblouissante. Ian, chéri! s’exclama-t-elle avec enthousiasme, dans un nuage de parfum Chanel. Elle portait un magnifique déshabillé de soie turquoise, sans aucun doute confectionné par le plus chic des tailleurs de Hong Kong. J’ai été un peu surpris de recevoir un message de toi, dit-il en pénétrant dans la chambre. Elle referma la porte derrière lui. Je ne savais pas que tu étais à Los Angeles, continua-t-il. La dernière fois que je t’ai vue, tu organisais la vente aux enchères d’une couronne du dix-septième siècle à Istanbul. Eh oui, chéri... L’affaire s’est conclue il y a deux jours. J’ai touché cinq cent mille de commission, précisa-t-elle avec un petit sourire hautain. 87 Il s’efforça de ne rien laisser paraître de sa jalousie. Comment m’as-tu trouvé? Elle passa devant lui, d’une démarche sublime, qu’elle avait dû longuement travailler. J’avais entendu dire que tu assistais au colloque sur le Nouveau Testament, alors j’ai téléphoné et l’on a eu la gentillesse de me dire à quel hôtel tu résidais. Sers-toi de champagne, chéri. Je suis à toi dans une seconde. Dédaignant l’offre, il se dirigea vers le bar, gênéreusement garni. En se versant un verre de Glenlivet, il essaya d’éviter de rencontrer le regard de l’homme rougeaud aux traits tirés qu’il devinait dans le miroir. Les pages people des journaux mentionnaient assez souvent sa beauté pour qu’il ne puisse ignorer l’effet qu’il produisait, mais lui-même jugeait cette réputation usurpée. Un mélange d’élégance, d’insouciance et de sérieux, l’image même du gendre idéal, s’extasiaient bêtement les journalistes, l’assimilant à ces habitués de Wimbledon ou Churchill Downs. Hélas, cette période était révolue... À quarante-trois ans, sir Ian était endetté jusqu’au cou, à court d’idées et beaucoup trop porté sur la bouteille. Jessica terminait une conversation téléphonique en français - qu’elle parlait couramment et sans accent. Ian le comprenait suffisamment pour deviner qu’elle était en conférence, pendant une vente aux enchères, avec des clients de Singapour et du Québec. L’objet convoité était un Rembrandt, vendu à Paris. Tout en la regardant, Ian se dit 1. Un des champs de courses les plus anciens et les plus huppés des États-Unis. N.d.T. 88 qu’elle était décidément incroyable. Ce n’était pas du sang qui coulait dans ses veines, mais de l’argent. Elle parlait même une langue particulière, dont les mots les plus courants étaient dollar, livre, euro, rouble... Sa musique favorite était le son du tiroir-caisse. Elle jugeait de l’allure d’un homme non pas à la beauté de ses traits, mais au poids de son portefeuille. Pour elle, un milliardaire ne pouvait être laid. Si elle avait un coeur, ce dont Ian doutait, il devait être petit, rond, en or, comme un Krugerrand. Ian jeta un coup d’oeil au plateau apporté par le service d’étage, sur lequel reposait du caviar - probablement le plus rare et le plus cher, selon les goûts de Jessica. On y voyait la marque d’une petite cuillère et quelques crackers manquaient, mais il était clair qu’elle y avait à peine touché, et que le reste serait débarrassé, telles de vulgaires épluchures d’orange. Elle ne terminait jamais rien, se contentant de picorer avant de repousser son assiette avec dédain, comme pour prouver qu’elle en avait les moyens. De toute façon, le véritable appétit de Jessica ne se portait pas sur la nourriture... C’était son compte en banque qui prenait du poids, jamais son joli corps. Au fond, elle ressemblait à une créature de fixtion. Personne ne savait vraiment d’où elle venait, quelles étaient ses racines. Elle s’exprimait dans un anglais presque britannique, mais teinté d’intonations du Sud, et parsemé ça et là d’expressions parisiennes. Ian la suspectait de porter un nom d’emprunt. En fait, il pensait qu’elle venait d’une famille modeste et avait dû commencer à travailler très 89 jeune. Peut-être n’avait-elle même pas terminé le lycée. Mais elle était incroyablement intelligente. Et elle avait fait du commerce de l’art une vraie spécialité, s’appuyant sur un instinct exceptionnel, infaillible. Elle savait repérer un faux à des kilomètres, avec le flair d’un chien de chasse. Pourtant, elle ne mettait jamais les pieds sur les chantiers de fouilles. Elle abhorrait la poussière, qu’elle préférait abandonner aux cerveaux universitaires, et se contentait d’attendre dans des palaces climatisés que les trésors viennent à elle. Ian avait vécu avec elle une liaison brève et romantique, des années auparavant, alors qu’elle était en pleine ascension sociale. Avec le recul, il se rendait compte que leur histoire n’avait pas été si exaltante que cela. Ils n’avaient jamais fait l’amour, en réalité, mais s’étaient contentés de coucher ensemble, affamés de désir et heureux de se retrouver pour l’assouvir. Il se rappelait une nuit dans un hôtel de Londres, au point culminant de leur liaison ; il s’était redressé sur les coudes pour l’observer et le regard qu’il avait rencontré, lointain, perdu dans le vide, l’avait profondément choqué. Que sais-tu de l’Étoile de Babylone? lança-t-elle soudain en raccrochant enfin le téléphone. Il arqua ses sourcils blonds en signe d’étonnement. L’Étoile de Babylone? Toi qui es toujours au courant des derniers potins, chéri, je voulais savoir si tu avais quelque chose de croustillant à me raconter à ce sujet. Rien du tout. De quoi s’agit-il? 90 - Si je le savais, dit-elle sèchement, je ne te poserais pas la question, je serais déjà en train de préparer la vente. Elle alluma une cigarette et expira la fumée par le nez. Je me disais que Candice Armstrong avait peut-être des indices. Candice? Pourquoi? Et d’abord, comment la connais-tu? De réputations répondit Jessica avec un air vague. C’est pour ça que tu m’as fait venir? Dans ce cas, tu aurais tout aussi bien pu me poser la question au téléphone! j’ai une faveur à te demander, répondit-elle. De nouveau, elle s’éloigna de lui de cette démarche incomparable. Elle ne marchait pas, elle évoluait. Il faut que je parte pour Londres ce soir. J’ai un imprévu. Mais un de mes clients est intéressé par un objet nommé l’Étoile de Babylone. Voilà pourquoi je sollicite ton aide. Le colloque auquel tu assistes a attiré des centaines d’universitaires et d’archéologues du monde entier. On en parlera forcément. Mais enfin, Jessica, répondit-il avec une pointe d’irritation, je n’ai pas la moindre idée de ce dont il peut s’agir. D’un collier? D’une mosaïque? Elle répliqua sur le même ton. Je l’ignore, Ian. Je te prie simplement de déployer tes antennes. C’est très important. Elle tira de nouveau sur sa cigarette, expira la fumée et précisa : 91 - Il peut y avoir beaucoup d’argent à la clé. Et je suis prête à partager, sous la forme d’une jolie commission, si tu m’apportes l’affaire. Il se trouva pris de court, étonné par cette proposition. Je ne suis là que pour deux jours encore, ensuite je retourne en Jordanie. Je l’ai entendu dire. Encore un chantier, je suppose, poursuivit-elle, comme si elle n’accordait vraiment aucune valeur à ce genre d’activité. Réfléchis bien, chéri, pense à ce que jolie commission peut vouloir dire venant de moi. Elle ponctua sa déclaration d’un clin d’oeil. Ian. se sentit piqué au vif. Tu as gagné! se retint-il de crier. Tu es plus riche et plus connue que moi! Tu es sublime et insaisissable, le monde est ton domaine, je le sais! Au lieu de cela, il se contenta d’esquisser un sourire et trinqua avec elle. Il supportait difficilement cette attitude hautaine et dédaigneuse, et l’idée d’être son obligé lui faisait horreur. Mais il avait terriblement besoin d’argent. Il avait passé la semaine à essayer d’échapper à un Gallois nommé Taffy, bookmaker de son état, à qui il devait presque mille livres à la suite de paris perdus. Très bien, chérie, dit-il en reposant son verre vide. Il n’y a qu’à envoyer quelques limiers humer l’air du temps demain au colloque, pour voir ce que les gens savent de cette mystérieuse Étoile de Babylone... 92 Après le départ de Ian, Jessica, le sourire aux lèvres, se félicita du marché qu’elle venait de conclure. Elle savait bien qu’il la considérait comme froide et sans coeur. Peu lui importait. Il n’avait pas à savoir que de toute sa vie elle n’avait regardé qu’un seul homme ni qu’elle avait récemment pris la décision que ce dernier serait à elle. Elle était prête à tout risquer pour atteindre cet objectif. Même si cela impliquait de voler l’Étoile de Babylone. Ou de tuer pour l’obtenir. 6 Sybilla était partie tôt en voyage d’affaires. Candice avait trouvé son mot dans la cuisine : Tu vas l’avoir, ce poste à San Francisco, ma chérie. Personne ne connaît l’Egypte ancienne aussi bien que toi, ta compétence est sans égale. Ton affaire avec Faircloth n’est qu’une vieille histoire, et O’Brien le sait bien. Il n’ira certainement pas à rencontre de l’intérêt du musée. Candice eût aimé partager l’optimisme de sa mère. Mais elle n’avait reçu qu’un coup de téléphone pendant qu’elle se préparait et il ne provenait pas de San Francisco. C’était l’inspecteur Masters, qui désirait savoir si sa mère et elle allaient bien, et si elles n’avaient pas été victimes d’une intrusion nocturne. J’ai fait une petite enquête sur votre ami, avait-il ensuite déclaré. Mon ami? Hawthorne. Il est effectivement inscrit au coloque et il était présent aux conférences d’hier. Vous avez fait des recherches sur Ian? Mais ce n’est pas un voleur! On pique des idées tous les jours. Chaque profession a ses membres sans scrupule, avait-elle répliqué, sur la défensive. Mais sir Ian est un chercheur honorable et respecté. Jamais il ne 94 s’abaisserait à quelque chose d’aussi vil que de profiter de la détresse d’un collègue. Candice avait cependant entendu dire qu’il traversait une période difficile, qu’il avait des dettes de jeu... Était-ce par hasard qu’il resurgissait maintenant? Elle conclut que Glenn Masters avait naturellement tendance à se montrer trop méfiant envers les gens. Mais on pouvait difficilement lui en vouloir pour ça, La nuit précédente, alors qu’il se tenait au chevet de son père, solennel et silencieux comme s’il était en train de prier, elle l’avait observé longtemps, sans parvenir à mieux cerner sa personnalité. Il n’avait pas retiré son chapeau et avait conservé la même posture, ne laissant rien paraître de ce qu’il ressentait. Masters était une énigme. Candice devinait une note de mélancolie derrière son apparence impassible, comme s’il y avait en lui deux hommes : le policier guindé, et un autre, dont la vraie nature ne se serait pas encore dévoilée. Pourquoi semblaitil constamment chercher à se maîtriser? On aurait dit qu’il craignait que la plus petite erreur ne le conduise à perdre tout contrôle. Mais de quoi, exactement? D’accès de colère violents? De fous rires indécents? De torrents de larmes? Elle ne parvenait pas à deviner ce qu’il dissimulait. Qui était l’autre Glenn Masters? Peut-être avait-il été muselé trop longtemps pour parvenir à se libérer un jour... Arrivée à la porte de l’unité de soins intensifs, Candice appuya sur la sonnette où l’on pouvait lire Sonner avant d’entrer . 95 - Mademoiselle Armstrong? dit avec un froncement de sourcils l’infirmière de service lorsqu’elle voulut s’inscrire sur le registre des visites. Mais vous avez déjà signé aujourd’hui! Elle exagère, songea Candice, estimant qu’une équipe spécialisée était supposée porter un peu plus d’attention aux visiteurs des patients. Je suis venue la nuit dernière, commença-t-elle, prête à faire remarquer qu’il devait s’agir d’une feuille périmée et à signaler que la même erreur avait été commise la veille au matin. Mais elle jeta un coup d’oeil en direction du lit du professeur, et aperçut une femme rousse et mince se penchant sur lui. Qui est-ce? demanda-t-elle. L’expression perplexe de l’infirmière s’intensifia. Candice Armstrong. C’est moi, Candice Armstrong! Le son de sa voix attira l’attention de la visiteuse. Elle leva les yeux, fixa Candice un instant, puis ramassa son sac à main et s’éloigna vivement du lit. Attendez! cria cette dernière alors que l’inconnue se précipitait hors du service. Candice se mit à lui courir après, mais l’autre s’engouffra dans l’ascenseur avant qu’elle ait pu la rejoindre. Elle n’eut que le temps de voir les portes se refermer sur un visage d’une beauté éblouissante. Elle était certaine qu’il lui était étranger. Reprenant ses esprits, elle fonça vers les escaliers, les dévala et arriva dans le hall juste au moment où l’intruse se frayait un passage à travers la salle d’attente encombrée, en direction de la sortie. 96 Évitant civières et fauteuils roulants, Candice fonça à ses trousses. Attendez! cria-t-elle. Qui êtes-vous? La femme traversa l’aire de stationnement extérieure, rendue glissante par la pluie fine. Derrière elle, Candice accéléra, se faufilant entre les voitures, essayant de ne pas la perdre de vue. Mais la fuyarde gagna le parking à plusieurs niveaux qui jouxtait l’hôpital et disparut dans l’obscurité de l’édifice en béton. Pénétrant à son tour dans l’immense bâtiment, où l’écho renvoyait le moindre son, Candice s’arrêta et écouta. Dans quelle direction devait-elle aller? Elle entendit soudain le bruit saccadé d’une course en talons hauts à l’étage supérieur. Elle s’élança, monta par la ramp d’accès, puis tourna... La femme rousse était là, s’engouffrant dans une Mustang rouge deçàpotée, intérieur cuir. Eh! cria Candice. Sans se laisser distraire, la conductrice mit le contact et fit marche arrière pour quitter sa place. Profitant de la manoeuvre, Candice atteignit le véhicule et martela le coffre de ses poings. Ne vous avisez pas de démarrer! Qui êtes-vous? Pourquoi vous faites-vous passer pour moi? L’inconnue jeta un coup d’oeil rapide dans le rétroviseur et embraya. La Mustang se déroba sous les mains de Candice, ses pneus crissèrent lorsqu’elle prit le virage menant à l’étage supérieur et elle disparut. Candice demeura figée, regardant fixement la rampe d’accès vide. Elle n’avait même pas réussi à relever le numéro d’immatriculation. Elle s’apprêtait à retourner vers la sortie quand elle entendit un vrombissement de moteur. Elle 97 s’immobilisa. Le conducteur semblait hésiter, ou faire durer le plaisir. Les gaz, puis une accélération, un nouveau crissement de pneus... Et brusquement, le bolide jaillit du virage et fonça droit sur elle. Candice décampa, droit devant elle, au hasard. La Mustang se mit à la poursuivre, dérapant à chaque courbe menant au niveau supérieur. Candice courait, sautant par-dessus les murets, montant toujours plus haut dans l’édifice, la Mustang à ses trousses. Soudain, le talon de sa chaussure se déroba et elle tomba, elle se releva tant bien que mal pour reprendre sa course, échappant de justesse au pare-chocs. Elle n’avait d’autre choix que de continuer jusqu’au dernier niveau, ouvert sur le ciel, sachant pourtant qu’il n’offrait aucune issue pour s’enfuir. Pourquoi cette femme essayait-elle de l’écraser? Elle franchit un ultime muret, luttant de toutes ses forces contre la pente, le souffle court ; elle entendait le moteur rugir derrière elle, les pneus crisser sur le revêtement... Enfin, elle atteignit la dernière plateforme de stationnement. Elle s’arrêta une seconde : il n’y avait quasi que des places libres, une rangée de véhicules garés et, au-dessus, le ciel gris. Elle se retourna. La Mustang roulait droit sur elle. Vous êtes folle! hurla-t-elle. Pour toute réponse, la conductrice accéléra, ses cheveux roux flottant au vent, ses mains pâles agrippées au volant, ses yeux dissimulés derrière des lunettes noires. Candice courut vers l’extrémité de l’étage, jusqu’au mur qui lui arrivait à la taille, là où le piège se refermait. À présent, il n’y avait plus de retraite possible, à moins de sauter. Cinq étages. Au secours! cria-t-elle. 98 Mais le vent emporta au loin le son de sa voix et personne, sur le trottoir, ne leva les yeux. Il y avait un escalier de secours à l’extérieur du bâtiment, juste à quelques mètres. Candice s’élança dans sa direction, avant de s’arrêter net. Elle avait le vertige. Elle regarda en bas, la rue et les gens se mirent à tourner dangereusement, et elle perdit l’équilibre, s’écroulant sur le sol. Elle jeta autour d’elle un regard désespéré. La Mustang était sur le point de l’écraser... Candice repéra les quelques voitures alignées : BMW, Mercèdes, Porsche, même une Rolls Royce. C’était la zone réservée aux médecins. Les véhicules possédaient nécessairement une alarme. Dans un ultime effort, elle se hissa sur le plus proche, une Lexus bleu clair, puis sauta d’un capot à l’autre, déclenchant successivement les sonneries, tandis que la Mustang grondait à côté d’elle. Une cacophonie de sirènes et de klaxons retentit à travers l’édifice, alertant à coup sûr les agents de sécurité. Mais lorsque Candice arriva à la dernière voiture et sauta à terre, sans autre possibilité de s’enfuir, elle vit la conductrice, insensible au raffut, foncer sur elle. Elle me poursuivait où que j’aille! C’était dément! En plein jour, dans un parking public! Le médecin des urgences voulut lui donner un calmant, mais elle refusa. Elle tenait à garder la tête froide, pour pouvoir se souvenir précisément de tout. À la dernière minute, alors qu’elle était acculée et se voyait déjà écrasée contre un quatre-quatre, la rousse avait brusquement changé de trajectoire et était repartie par la rampe d’accès. Sans doute avait-elle enfin pris conscience que des secours allaient arriver. 99 Glenn resta debout à côté de Candice dans le compartiment isolé par des rideaux pendant qu’elle reprenait ses esprits, assise sur le brancard, les jambes ballantes. Elle portait une jupe dont le bord froissé découvrait le galbe de ses jambes. Il détourna les yeux. Vous n’auriez pas dû la poursuivre, dit-il. Sa phrase sonnait comme une accusation. Elle s’est fait passer pour moi! Je n’allais pas rester là à attendre un policier! Il faut découvrir ce qu’elle voulait au professeur. Un témoin a relevé le numéro de la plaque d’immatriculation, répondit Glenn calmement. Nous la retrouverons. Vous sentez-vous capable de remonter au service de soins intensifs? Je crois que je vais devenir folle, soupira Candice en ramassant ses affaires. Sa maison avait été cambriolée, elle avait retrouvé sa chatte errant dehors au risque de se perdre, puis quelqu’un s’était fait passer pour elle et avait essayé de l’écraser... Glenn admettait que cela faisait beaucoup. Mais il estimait qu’elle devait faire plus d’efforts pour se contrôler. Ils montèrent dans l’ascenseur avec des visiteurs qui portaient des fleurs et des ballons. Candice ne parvenait pas à discerner l’expression de l’inspecteur, à cause de son éternel chapeau, bleu marine cette fois. Il lui couvrait le front et projetait une ombre sur ses yeux. Mais elle percevait chez lui une sorte d’agitation. Était-elle due à ce qui venait de lui arriver? Ou y avait-il autre chose? En arrivant à l’étage, ils virent un attroupement dans le couloir. Et le groupe se précipita vers 100 eux dès que quelqu’un aperçut Glenn. L’entourant et lui serrant les mains, exprimant sollicitude et inquiétude. Philo Thibodeau était présent, vêtu d’un pantalon et d’une chemise blanche qui semblait coupée sur mesure, garnie d’un écusson brodé sur la poche. Le premier bouton était défait et le col ouvert laissait apparaître une poitrine bronzée, qui contrastait avec la barbe blanche. Il était accompagné des deux hommes bizarres que Candice pensait être ses gardes du corps, même s’ils étaient de petite carrure et ne portaient pas d’armes. Elle devinait leur sentiment de supériorité et leur arrogance à la manière dont ils se tenaient, avec cet air de mépriser les autres, tels deux paons. Celui qu’elle prenait pour un Afro-Américain parla à Philo et elle révisa son jugement en entendant son accent : il était africain. Elle eut même l’impression que son intonation était caractéristique du Kenya. Quant à l’autre, celui à la tache de vin, elle avait l’impression qu’il l’observait de derrière ses lunettes noires, exactement comme la première fois. Cela lui donna la chair de poule. La petite foule qui entourait Glenn était hétéroelite : il y avait des jeunes et des vieux, de toutes origines : une femme en sari, un Asiatique élégamment vêtu d’un costume gris en soie et portant une fine barbe lui tombant jusqu’à la ceinture... Des gens solennels et compatissants, au milieu desquels Glenn paraissait déconcerté. Il ne les connaît pas, pensa Candice. Bonjour, dit une voix douce à côté d’elle. Vous êtes Candice Armstrong, non? Candice se tourna vers l’inconnue avec un regard surpris : elle était petite et ronde, et, avec son 101 chapeau à plumes, ressemblait un peu à une perdrix. Elle devait avoir la soixantaine passée, et son visage était étrangement familier. Je vous ai reconnue d’après la photo qui figure sur votre livre de poésie égyptienne, ajouta doucement la femme. Votre interprétation du symbole wadjet est particulièrement perspicace. Vous avez parfaitement saisi l’esprit des anciens Égyptiens, point sur lequel les autres traducteurs avaient échoué. Je suis aussi de la partie, précisa-t-elle avec un sourire en tendant une main gantée. Mildred Stillwater. Candice la regarda fixement. Cette personne était l’une des plus grandes spécialistes des langues anciennes du Proche-Orient. Docteur Stillwater! C’est un tell honneur! J’utilise sans cesse vos oeuvres pour faire des recoupements sur les hiéroglyphes. Nous sommes ici pour rendre hommage à John. S’il se réveille, ayez s’il vous plaît la gentillesse de lui dire que je suis de tout coeur avec lui et que je pense beaucoup à lui. Je suis sûre qu’il sera sensible à vos prières. Nous ne prions pas, ma chère. Mais John le sait. Il comprendra, conclut Mildred Stillwater, une étrange lueur dans le regard. À cet instant, Thibodeau rejoignit Mildred. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de déranger Mlle Armstrong en ce moment, dit-il avec un sourire généreux. Et il conduisit Mildred Stillwater un peu plus loin. Candice s’aperçut alors que Ian Hawthorne était là aussi. Il portait un pull beige à côtes qui mettait en valeur son teint hâlé. 102 - Je pars après-demain. Je retourne en Jordanie, précisa-t-il avec une pointe de fatalisme. Ce n’est peut-être pas un chantier très prestigieux, mais c’est le mien. Nous pouvons y aller, mademoiselle Armstrong, interrompit Glenn. Ian saisit le bras de la jeune femme. Écoutez, Candice, je pars dans quelques jours, mais si vous avez besoin de quelque chose, si je peux faire quoi que ce soit... Je trouve ce vieux monsieur plutôt sympathique, dit-il en regardant vers l’unité de soins intensifs, Il glissa à Candice une carte où figuraient ses nombreux numéros de téléphone. Elle le remercia et suivit Glenn à l’intérieur du service. Il montra rapidement son badge, puis commença à poser des questions au personnel. On lui raconta que la femme rousse était venue rendre visite au professeur à plusieurs reprises, signant chaque fois du nom de Candice Armstrong. Mais personne ne put dire si elle avait parlé avec le malade. Pendant que Glenn demandait à vérifier le registre, Candice se rendit au chevet de son mentor. Elle le contempla longuement. Son état avait empiré, son visage était maintenant couleur de cendre. Elle prit sa main, qui donnait l’impression de n’être qu’un tas d’os froids enveloppés dans un vieux parchemin. Son profil lui rappelait la momie de Seti, le grand et noble monarque... Cette déchéance soudaine la bouleversait. John Masters était si robuste et si énergique quelques années auparavant... Comment était-il possible qu’il soit subitement devenu un vieillard? Elle aurait aimé pouvoir prier, mais elle n’était pas 103 croyante. Sa mère ne lui avait pas donné d’éducation religieuse et elles n’étaient jamais allées à l’église. Candice pensa aux textes saints que le professeur avait déchiffrés et analysés dans sa vie, s’efforçant de clarifier pour les autres les mots sacrés. Il ne lui avait jamais fait part de ses convictions intimes, n’abordant la religion qu’en tant qu’aspect de la culture des peuples antiques qu’il étudiait. Elle se demanda quelle prière il eût aimé qu’elle récite à cet instant. Il lui fallut un moment pour se rendre compte qu’il avait les yeux ouverts. Professeur, dit-elle doucement. Il fixait le plafond sans ciller. Candice se pencha sur lui pour se placer dans son champ de vision. Le regard vitreux ne visait rien en particulier. Professeur, répéta-t-elle un peu plus fort. Les iris se déplacèrent légèrement dans les orbites creusées. Les pupilles presque translucides trouvèrent le visage de Candice et s’y arrêtèrent. Elle sentit un léger mouvement de la main qu’elle serrait. La poitrine du vieux monsieur se souleva dans un effort pour prendre une inspiration et il articula dans un soupir : Djebel Mara... Sa bouche était déformée par la douleur, comme s’il venait de subir une attaque. Elle se pencha un peu plus pour se rapprocher. Qu’avez-vous dit? Sa langue et ses lèvres étaient sèches, et sa mâchoire semblait rouillée. Djebel... Mara... Djebel Mara? Qu’est-ce que c’est? L’espace d’un instant, son regard s’éclaircit et il la reconnut. 104 - Candice, prononça-t-il. L’Étoile de Babylone... Oui, professeur. Je la cherche. Ne vous fatiguez pas. Je la trouverai et vous la rapporterai. Son visage se crispa sous le coup de l’inquiétude. Elle devina l’agitation qui le reprenait et s’alarma de nouveau. Devait-elle appeler une infirmière? Promettez-moi, Candice. Djebel Mara... Je vous le promets, dit-elle, alors que l’étincelle commençait à faiblir dans les yeux de son interlocuteur et que les doigts relâchaient leur prise sur les siens. Je trouverai l’Étoile de Babylone. reposez-vous. Quand elle rejoignit Glenn au bureau des infirmières, il était en train d’expliquer qu’il n’appréciait pas que n’importe qui puisse approcher son père. Il déclara qu’il allait poster un policier en surveillance à l’extérieur du service et chargea le personnel de vérifier dorénavant l’identité de quiconque demanderait à voir le professeur Masters. La liste des gens admis à son chevet est courte, dit-il d’un ton sévère. Moi-même et Mlle Armstrong, ici présente. Si quelqu’un d’autre se présente, contactez-moi immédiatement, est-ce clair? Il précisa que si la rousse se manifestait à nouveau, elle serait arrêtée sur-le-champ. Quand la porte automatique s’ouvrit, ils constatèrent que la foule massée dehors avait grossi et que la sécurité de l’hôpital tentait de la disperser. Une femme protesta. C’était une dame âgée, hispanique. Ses cheveux noir et gris étaient coiffés en longues tresses, et sa peau ressemblait à de l’ivoire ancien. Elle insistait en disant qu’elle était autorisée à voir le senor Glenn . 105 - Là-bas! s’écria-t-elle en le repérant. Elle se précipita vers lui. Lo siento, lui dit-elle. Je suis tellement désolée. Glenn posa une main sur son bras. Tout va bien, madame Ouiroz, ce n’est pas votre faute. C’est un accident. J’étais bouleversée quand je vous ai appelé, se lamenta-t-elle avec un fort accent espagnol. Je n’ai pas réfléchi, vous comprenez? J’aurais dû vous dire... Et puis mon mari, il est venu et m’a ramenée à la maison... Glenn l’écouta attentivement, posant sur elle un regard doux. Dites-moi ce qu’il y a, madame Quiroz, l’encouragea-t-il. Senor Glenn, je voulais vous en parler, mais... Votre père était en train d’écrire une lettre avant de tomber. Moi je l’ai vue, alors je l’a rangée. Elle commence par : Cher fils, aussi j’ai su que c’était très important. Je me suis dit que peut-être les policiers allaient venir et la prendre. C’est pour cela que je l’ai cachée. Mais, Dios mio, je ne sais plus où... Ne vous inquiétez pas, madame Quiroz, je la trouverai. J’ai agi par sécurité... Pourquoi pensiez-vous qu’il était risqué de laisser cette missive là où elle était, madame Quiroz? Pourquoi avez-vous cru que la police s’en emparerait? Parce que votre père... commença-t-elle en se signant, faisant cliqueter le chapelet dans sa main. Senor Glenn, il y avait quelqu’un avec lui à l’étage. Glenn se raidit. 106 - Que voulez-vous dire? Je travaille tard, vous savez. Le professeur m’avait dit de rentrer chez moi, mais j’avais promis de laver la cuisine, parce qu’il y avait de la boue partout, à cause de la pluie. Votre père était en train d’écrire, et puis j’ai entendu la sonnette de la porte. Ils sont allés en haut, je ne sais pas où. Et je les ai entendus se disputer, vous voyez? Le professeur était en colère. Et là, il y a eu un bruit comme le tonnerre. J’ai couru et je l’ai vu par terre, et j’ai perçu comme quelqu’un qui court... Madame Quiroz, reprit gravement Glenn en s’efforçant de se contrôler, qu’essayez-vous de me dire? Votre père n’est pas tombé tout seul. Il empruntait l’escalier cent fois par jour. Il faisait attention. Il n’est pas tombé, senor Glenn. Quelqu’un l’a poussé. Courir. Aussi vite que possible. Forcer sur ses jambes jusqu’à les rendre douloureuses. Pousser au maximum coeur et poumons. Augmenter la vitesse du tapis de course, accroître la pente, aller au bout de ses forces. Quelqu’un avait essayé d’assassiner son père. La sueur ruisselait sur le visage de Glenn, sur son cou et sur son torse. Il serrait les poings, ses bras allaient et venaient tels des pistons, ses pieds martelaient le caoutchouc. Même la machine semblait maintenant commencer à atteindre ses limites. La colère avait surgi quand Mme Quiroz avait dit : Quelqu’un l’a poussé. à cet instant, dans le couloir de l’hôpital, il aurait voulu exploser, laisser libre cours à sa rage, sans se soucier des conséquences. Au lieu de cela, il avait demandé à l’employée de maison si elle était sûre d’elle, lui avait posé des questions, avait griffonné des notes dans son carnet. Il avait contenu la fureur qui bouillonnait en lui et était demeuré impassible. Puis il avait remarqué que Philo Thibodeau avait disparu de la foule agglutinée devant l’unité de soins intensifs. Il avait immédiatement téléphoné au Beverly Hills Hôtel. Personne n’était enregistré sous le nom de Philo Thibodeau, lui avait-on répondu. Il avait alors appelé son commissariat, et demandé 108 qu’un policier contacte tous les hôtels de Beverly Hills et de Los Angeles. Trouvez Philo Thibodeau, avait-il ordonné. Il avait ensuite ramené Candice Armstrong. Dans le creux de sa gorge, il avait vu vibrer le carnée rosé, comme si la déesse qui y était gravée était, elle aussi, emplie de rage et d’indignation. Avant de partir, il s’était assuré qu’elle était en sécurité, seule dans la maison de sa mère, que la voiture de police était bien garée dehors, et que les portes et fenêtres étaient soigneusement fermées à clé. Trouvez qui a fait ça, inspecteur, avait-elle supplié d’une voix plus profonde que jamais, le visage d’une extrême pâleur. Augmentant d’un coup de coude la vitesse du tapis, réglant la pente au maximum, Glenn puisa au plus profond de lui, dans ses dernières réserves d’énergie, obligeant ses poumons à aspirer l’air et son coeur à pomper le sang. Il ne pouvait pas s’arrêter de courir. Sinon, il ne parviendrait pas à se contrôler. Conclusion des investigations : aucun Philo Thibodeau n’était enregistré dans les hôtels de Beverly Hills et de Los Angeles. Vérifiez les aéroports, avait alors ordonné Glenn. La piste avait été la bonne : à celui, international, de Los Angeles, un jet privé au nom de Philo Thibodeau avait reçu l’autorisation de décoller une heure après la déclaration de Mme Quiroz. À destination de Singapour. Glenn s’en voulait. Il regrettait de ne pas avoir pensé à cela depuis le début, de ne pas avoir coincé Thibodeau la veille dans le parking, quand son instinct lui avait dit que sa soudaine apparition n’était pas bon signe. Il n’avait pas de preuves, rien qui puisse relier le milliardaire à l’attaque de son père, 109 aux deux cambriolages ou à cette femme rousse qui avait tenté d’écraser Candice Armstrong. Pourtant., il en était certain : Thibodeau était derrière tout cela. Il avait eu son compte. Ralentissant le tapis, il détendit sa course, contenant sa fureur, laissant ses jambes adopter un rythme tranquille, jusqu’à pouvoir sans danger éteindre la machine et s’arrêter. Mais seul son corps s’immobilisa. Son esprit, au contraire, travaillait plus vite que jamais. Il ne devait pas se laisser gagner par cette fausse sensation de sécurité uniquement parce que Thibodeau se trouvait à des milliers de kilomètres. Il fallait déployer un dispositif apte à couvrir toute la planète. Philo ne passerait pas à travers les mailles du filet. Il ne s’en tirerait pas ainsi. En attendant, Glenn avait demandé la liste des appels téléphoniques de son père, ainsi que des copies de ses relevés de comptes bancaires, pour repérer les numéros qu’il composait fréquemment, ou des dépenses inhabituelles. Les policiers interrogeraient demain le personnel et les étudiants de l’université, M. Goff à la librairie, les habitants de Bluebell Lane, les livreurs de l’épicerie, les jardiniers, le facteur... Toute personne susceptible d’avoir été en contact avec son père. Il se jura d’obtenir des réponses avant que Philo ne frappe une nouvelle fois. Candice déboutonna son chemisier en tremblant. Elle ne s’était pas encore remise du choc. Le professeur avait été poussé dans l’escalier. L’image la hantait. Elle imaginait ce qu’il avait dû éprouver quand il avait perdu l’équilibre, son impuissance alors qu’il se 110 cognait et se brisait le cou chaque fois qu’il heurtait les marches, conscient que son agresseur cherchait à l’éliminer. Quelqu’un tentait de voler l’Étoile de Babylone. Durant la majeure partie de sa vie, Candice s’était battue contre l’injustice de voir autrui s’attribuer le mérite d’une découverte qui n’était pas la sienne. Cette rage était nourrie de ses plus fondamentales convictions. Une fois déjà, elle avait été témoin d’un tell vol éhonté et flagrant ; elle avait vu un usurpateur récolter des louanges qu’il ne méritait pas. Et à présent, on essayait de faire la même chose avec le professeur Masters, un vieux monsieur incapable de se défendre seul. Candice avait eu envie de hurler, de crier, de briser chaque assiette, chaque tasse, chaque verre de la maison de sa mère. Au lieu de cela, elle avait passé des coups de téléphone, en quête des anciens numéros du Trimestriel du marché international des antiquités. Elle cherchait ce que John Masters avait acheté, et à qui. Elle avait ensuite songé à contacter quelques amis du milieu, pour voir ce que l’expression Étoile de Babylone évoquait pour eux, mais elle avait finalement renoncé. Le professeur gardait son travail secret, elle se devait d’en faire autant. Elle avait passé la soirée à chercher l’Étoile de Babylone dans des documents d’histoire générale, parcouru Internet à la recherche de légendes romaines, de manuscrits du Moyen Âge... Elle avait trouvé une rumeur concernant Marco Polo et finalement appris qu’il pouvait s’agir d’un symbole à sept pointes ou d’un astre réel - Capella, la sixième plus grande étoile du ciel, ou encore 111 d’une référence à la déesse Ishtar. Finalement, elle avait faxé la photocopie de la tablette de Duchesne à l’éditeur des Textes antiques du Proche-Orient, Si quelqu’un était capable d’identifier cet alphabet, ce serait lui. Et que signifiait Djebel Mara? Cela s’écrivait-il en un mot ou en deux? S’agissait-il d’un lieu? Candice était tentée de poser la question à Ian Hawthorne. Le nom avait une consonance arabe ou hébraïque, et le domaine d’expertise de Ian était justement Jérusalem, de l’occupation babylonienne à la conquête romaine. Sa connaissance de cette période était sans égale, et son oeil vif et perspicace. Un seul regard sur un morceau de poterie lui suffisait pour déterminer quel membre de la dynastie macchabée se trouvait au pouvoir au moment où elle avait été cuite. Mais Candice ne pouvait s’adresser à Ian. En entrant dans la salle de bains kitsch, elle s’arrêta pour écarter le rideau et regarder dehors. La voiture de police noir et blanc était toujours garée dans l’allée. Le policier assis derrière le volant lui fit un signe et elle lui répondit. Glenn Masters avait insisté pour qu’elle bénéficie d’une protection. Elle en était heureuse. Elle se sentait plus tranquille avec ce gardien, là, dehors, maintenant que la nuit était tombée et qu’elle était seule dans la maison isolée au sommet de la colline. 1. Dans les religions anciennes d’Asie, déesse de la fécondité et des combats. Elle est associée à l’étoile du matin. Grande collectionneuse de conquêtes amoureuses, elle est souvent décriée - dans la Bible, notamment. Elle a été assimilée à Aphrodite. N.d.T.} 112 Glenn Masters... Candice avait été surprise de sa réaction quand il était entré dans le box où elle attendait, aux urgences. En le voyant, elle avait été parcourue d’un frisson et envahie d’un seul coup par un sentiment de sécurité, ïl y avait très longtemps qu’un homme n’avait pas produit cet effet sur elle. Elle ne se rappelait même plus quand cela lui était arrivé, ni avec qui. Quelque chose chez l’inspecteur, peut-être sa grande taille, ou son calme, lui donnait l’impression d’être une petite fille en détresse. Et à son propre étonnement, elle devait admettre que cela lui plaisait. Elle se demanda une nouvelle fois s’il était marié. Il portait une alliance en or, mais à la main droite... Elle chassa ces pensées absurdes. La chambre à coucher de Sybilla, comme le reste de la maison, était un véritable voyage dans les années 1950. Les seules concessions à l’époque contemporaine étaient un réveil à affichage numérique, posé sur la table de nuit danoise en teck, et la photo encadrée qui trônait à côté, datant de 1969. On y voyait un jeune soldat à l’allure de petit garçon déguisé. C’était le père de Candice à l’âge de dix-neuf ans. C’est alors qu’elle entendit un bruit, venant de quelque part dans la maison. Huffy? appela-t-elle. Elle essaya de se détendre, consciente que l’aventure du parking la rendait anormalement nerveuse. Ce n’était sans doute que la chatte, partie en exploration. Elle ouvrit le placard de la chambre pour trouver un peignoir. La garde-robe de Sybilla était une déclinaison d’un style qu’on pouvait qualifier de flamboyant. Des viscoses écarlates côtoyaient des 113 soies bleu nuit, des cotons jaune vif et des lins crème, le tout agrémenté de divers accessoires. Candice dénicha un kimono en soie semé de fleurs de pommier et de cerisier. Après avoir reçu le télégramme de condoléances de l’armée, Sybilla avait abandonné ses études et pris un emploi de secrétaire dans une agence de publicité. Elle était intelligente et fourmillait d’idées nouvelles, ce dont son patron avait largement abusé en s’en attribuant le mérite. Et pendant que M. Wyatt obtenait des augmentations et des promotions, Sybilla demeurait employée, sans reconnaissance ni récompense d’aucune sorte. Le budget cosmétique avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Candice avait alors douze ans. La sonnerie du téléphone retentit soudain, suivie d’un bourdonnement. Le fax! Candice y courut, priant pour que son ami ait décrypté l’écriture sur la tablette de Duchesne. C’était bien cela, mais le visage de la jeune femme se décomposa quand elle lut le compte rendu : non identifiable. Retournant à la salle de bains, elle se déshabilla et ouvrit le robinet de la douche. La baignoire était tentante, mais Candice ne pouvait se permettre de prendre un bain. Une toilette rapide, et elle retournerait travailler. Mais au moment où elle s’apprêtait à entrer dans la cabine, elle perçut un nouveau bruit. Elle écouta : ce n’était pas le fax. Par la porte ouverte de la chambre, où la lumière douce créait des ombres étranges, elle voyait le salon, et plus loin, l’étendue saisissante des lumières de Los Angeles. La piscine scintillait et projetait sur les murs du jardin des ombres qui ressemblaient presque à des silhouettes humaines. 114 - Huffy? appela-t-elle. Pourquoi cette chatte s’obstinait-elle à vouloir sortir? Candice se glissa sous la douche. Sybilla avait longtemps rêvé de devenir elle-même cadre dans la publicité, avec un bureau, une secrétaire et des budgets propres, malgré la prédominance masculine dans le secteur. Elle avait pris des cours du soir, et même des leçons supplémentaires pour développer ses compétences et combler ses lacunes. Et elle avait enfin rencontré le succès avec l’arrivée du fabricant de cosmétiques. Ce dernier cherchait à rajeunir une ligne de parfums lancée quelques années plus tôt, des fragrances aux noms de fleurs désormais démodés. À la place, Sybilla avait suggéré Passion, Désir et Amour, et, pour les eaux de Cologne et les lotions, Doux Rêve, Pluie de Printemps et Vapeur d’Automne... Et cela avait marché. Les ventes étaient montées en flèche. Mais tandis que Wyatt était promu associé dans l’entreprise, Sybilla n’avait même pas été félicitée. Elle avait alors tenté l’impensable, affrontant Wyatt et demandant une récompense pour son travail. En guise de réponse, il l’avait mise à la porte. Alors elle était allée voir les autres directeurs, et avait adressé son histoire aux rédacteurs en chef des radios et journaux de la région. Et bien que Wyatt, sous la pression, lui ait proposé de la reprendre avec une augmentation, elle ne s’était pas arrêtée là. Elle avait exigé qu’il lui attribue la paternité de ces idées ; elle voulait la reconnaissance. Elle avait finalement obtenu gain de cause en contactant directement l’un des clients, un fabricant de lingerie sur le point de sortir une nouvelle gamme de sous-vêtements. Elle lui avait révélé que les 115 précédentes campagnes de publicité pour ses produits lui étaient dues et lui avait proposé, en gage de sa bonne foi, de s’atteler gratuitement à la promotion de la dernière collection. Le résultat avait été pour le moins spectaculaire. Quand Sybilla avait ensuite ouvert son agence, deux clients de Wyatt l’avaient immédiatement suivie, prêts à prendre le risque. Ils n’avaient pas été déçus. D’autres les avaient imités, et la structure avait grandi à tell point que Sybilla s’occupait aujourd’hui de budgets de premier ordre, et gagnait énormément d’argent. Simplement parce qu’elle avait eu le courage de se battre pour ce qui était juste. Et maintenant, comme Wyatt, quelqu’un essayait de voler les idées du professeur Masters. Candice ne pouvait le supporter. Elle coupa l’eau et ouvrit la porte de la cabine couverte de buée. De drôles de reflets ondoyaient sur les cloisons de la chambre, comme si quelqu’un nageait dans la piscine. Le vent s’était-il levé? Les arbres projetaient des formes évanescentes sur les murs du jardin. On aurait dit que de mystérieuses silhouettes les escaladaient. Candice tenta de se raisonner. Il y avait un policier dehors, après tout. Un autre surgit dans son esprit, Glenn Masters... Une fois de plus, l’image de sa silhouette altière vint troubler imperceptiblement les battements de son coeur, cet organe traître qui défiait son cerveau et n’obéissait qu’à sa propre raison. Stop! Elle chassa de nouveau cette vision. Elle avait des choses bien plus importantes à faire. Il y avait le projet de San Francisco, cette série télévisée sur les femmes égyptiennes - épouses, mères, boulangères, 116 chanteuses, danseuses, couturières et reines, pour lequel elle était prête à tout donner. Et puis la mystérieuse Étoile de Babylone : où poursuivre les recherches? En attrapant la serviette de bain, elle pensa à la dernière fois qu’elle avait vu le professeur, un an auparavant, à l’occasion d’un déjeuner à l’Ucla, où il enseignait toujours. Elle se rappela à quel point elle avait apprécié ce moment agréable avec ce vieux sage en costume de tweed aux coudes rapiécés, la pipe dans la poche. Peut-être était-ce cela, le bonheur : partager un sandwich au soleil avec son père... Car John Masters était pour elle une sorte de figure paternelle. Il dégageait quelque chose de solide, d’apaisant, si bien qu’auprès de lui elle se sentait toujours en sécurité. Non qu’elle eût jamais été inquiète ou en danger avec sa mère. Mais ce qu’elle éprouvait auprès de son mentor lui donnait à penser qu’un père était quelqu’un de rassurant. D’où vous vient cette passion pour l’Egypte ancienne? lui avait-il demandé un jour. L’ironie faisait qu’elle provenait de l’agence de sa mère. En effet, adolescente, Candice s’y rendait chaque jour en rentrant de l’école. Elle s’installait dans un coin du petit bureau en pleine effervescence pour faire ses devoirs, pendant que les téléphones sonnaient, que les gens allaient et venaient, qu’ils haussaient la voix et se disputaient l’attention de leur patronne. Parfois, on l’enjambait carrément pour atteindre les fournitures dans le placard, tant elle était invisible. Candice n’aimait pas cette atmosphère bruyante et agitée. Alors elle se réfugiait dans les livres. En classe de cinquième, elle avait étudié l’Antiquité et quand le 117 cours avait abordé les Égyptiens, elle s’était instantanément passionnée pour le sujet. Les anciens habitants de la vallée du Nil n’étaient pas matérialistes comme les collaborateurs de sa mère, préoccupés par les audiences de télévision, les indices de consommation et les bénéfices. Il lui semblait qu’ils menaient une existence calme, tranquille, que c’était une époque sereine, où les bateaux à voiles triangulaires glissaient sur le fleuve paisible, où les palmiers soutenaient le ciel bleu, où Néfertiti veillait sur un peuple soucieux du destin des âmes, des dieux et de la vie après la mort. En fin de compte, c’était grâce au monde antique que Candice avait rencontré John Masters. Elle se souvenait de ce qu’il lui avait dit alors qu’elle parlait avec passion de l’Egypte ancienne. Vous cherchez quelque chose, Candice. Des réponses! avait-elle répondu avec enthousiasme. Je veux résoudre des mystères! Qu’est devenue Néfertiti après l’effondrement du règne de son époux? Qui était le pharaon de l’Exode? Non, avait-il rétorqué d’un air pensif. Vous êtes à la recherche de votre âme. Crac! Candice sursauta et tendit l’oreille. Son coeur battait la chamade alors qu’elle scrutait les ombres mouvantes sur les murs du jardin. Huffy, avec sa longue et indomptable queue, avait dû faire tomber quelque chose d’une étagère. Mieux valait vérifier. 118 Quand Glenn sortit de la douche et essuya son torse musclé, il entrevit son dos dans le miroir, avec l’affreuse cicatrice dentelée sur son omoplate droite. Il se rappelait parfaitement ce jour maudit où il avait cru mourir. Il revit le visage blême de Sherri, avec qui il était à l’époque, quand elle avait pris la mesure de son état... Il se demanda soudain ce qu’elle devenait. Sans doute était-elle en train d’escalader une paroi quelconque. C’était curieux d’avoir été si proche d’une personne, au point de penser au mariage, puis de constater que l’attirance mutuelle s’estompait et que l’on pouvait finir par se détacher progressivement. Il était clair à présent que c’était la montagne qui les avait unis, et rien d’autre. Ses pensées allèrent soudain à Gandice Armstrong. Énergique, mais trop impulsive. Du genre à prendre des risques. Glenn était au courant du scandale avec Faircloth, à propos du tombeau de Tetef. Elle avait du courage, il devait en convenir, mais à sa place, il aurait agi différemment, calmement, avec méthode et en respectant les règles du jeu. Il serait parvenu au même résultat, la réputation de Faircloth aurait été ruinée de manière identique, mais il n’aurait pas eu à endurer la mise à l’écart qu’avait subie Candice. Elle voyait désormais sa carrière compromise. Une femme impatiente... Personne n’aurait voulu d’une telle partenaire d’escalade. Tout en enfilant un pantalon sport et un tee-shirt noirs, il téléphona au commissariat pour savoir où en étaient les investigations. Rien de neuf. Pourquoi Candice Armstrong n’était-elle pas mariée? Avait-elle choisi d’épouser sa carrière? Il revit la fureur et la passion brûler dans ses yeux et empourprer son visage, lorsqu’elle avait ramassé les objets en vrac sur le sol de son bureau, le centre de son univers. On aurait dit une mère défendant ses enfants... Il se rappelait parfaitement ce jour maudit où il avait cru mourir. Il revit le visage blême de Sherri, avec qui il était à l’époque, quand elle avait pris la mesure de son état... Il se demanda soudain ce qu’elle devenait. Sans doute était-elle en train d’escalader une paroi quelconque. C’était curieux d’avoir été si proche d’une personne, au point de penser au mariage, puis de constater que l’attirance mutuelle s’estompait et que l’on pouvait finir par se détacher progressivement. Il était clair à présent que c’était la montagne qui les avait unis, et rien d’autre. Ses pensées allèrent soudain à Candice Armstrong. Énergique, mais trop impulsive. Du genre à prendre des risques. Glenn était au courant du scandale avec Faircloth, à propos du tombeau de Tetef. Elle avait du courage, il devait en convenir, mais à sa place, il aurait agi différemment, calmement, avec méthode et en respectant les règles du jeu. Il serait parvenu au même résultat, la réputation de Faircloth aurait été ruinée de manière identique, mais il n’aurait pas eu à endurer la mise à l’écart qu’avait subie Candice. Elle voyait désormais sa carrière compromise. Une femme impatiente... Personne n’aurait voulu d’une telle partenaire d’escalade. Tout en enfilant un pantalon sport et un tee-shirt noirs, il téléphona au commissariat pour savoir où en étaient les investigations. Rien de neuf. Pourquoi Candice Armstrong n’était-elle pas mariée? Avait-elle choisi d’épouser sa carrière? Il revit la fureur et la passion brûler dans ses yeux et empourprer son visage, lorsqu’elle avait ramassé les objets en vrac sur le sol de son bureau, le centre de son univers. On aurait dit une mère défendant ses enfants... 119 Elle prenait trop de place dans son esprit. Cela le troublait. Il repoussa son image et se concentra sur celle de Philo Thibodeau. Il n’avait pas pensé à lui depuis des années et sa soudaine irruption déclenchait en lui une sombre inquiétude. Et ravivait le souvenir de sa mère. Lénore. Et de son père, et de leur entourage. Philo Thibodeau et sa femme, Sandrine, avaient été très liés avec ses parents. Sandrine et Lénore avaient même fait plusieurs escapades ensemble, en l’absence de leurs maris. Quand Glenn s’avisait de demander où elles étaient parties, sa mère lui caressait la joue et disait : Ce sont des histoires de femmes, mon chéri... Il s’était alors imaginé qu’elles se rendaient dans un centre de thalassothérapie particulièrement élitiste en Suisse, où elles se baignaient dans la boue en buvant d’horribles breuvages... Il se rappelait qu’il n’aimait pas Philo à l’époque, sans pour autant pouvoir déterminer pourquoi. peut-être était-ce à cause de la façon dont il faisait rire sa mère, ou de cette manie qu’il avait de l’aider à passer son manteau. Il la touchait d’une manière que Glenn, qui n’avait que huit, douze ou quinze ans, ne trouvait pas appropriée, alors que son père ne voyait rien... Morven . Ce nom lui revenait. D’où remontait-il? Il frissonna. Un autre souvenir profondément enfoui dans sa mémoire émergeait aussi, datant de la période qui avait suivi l’enterrement de sa mère. Il souffrait alors d’insomnie, au point de devoir prendre des somnifères. Une nuit, il avait été réveillé par des voix venant du rez-de-chaussée. C’étaient les cris de deux hommes 120 en colère, dont l’un menaçait de tuer l’autre. Glenn, sous l’emprise du médicament, l’esprit complètement embrumé, avait été incapable de les identifier et de comprendre le sujet de leur altercation. Il s’était ensuite rendormi et avait oublié l’incident. Mais il se le remémorait à présent, vingt ans après. Pourquoi? Et à quoi Morven faisait-il référence? Était-ce associé à cet événement? Les fantômes du passé, ces démons qu’il avait si longtemps combattus et croyait avoir vaincus, se réveillaient les uns après les autres... Il attrapa son pardessus et ses clés de voiture, décidé à inspecter de plus près la maison de son père. Candice sortit de la douche, encore mouillée, enfila un kimono et noua la large ceinture, avant de partir enquêter sur le raffut provoqué par Huffy. Où es-tu, ma chatte adorée? appela-t-elle. Qu’est-ce que tu fabriques? Le salon, éclairé par une chatoyante lumière verte provenant de la piscine, ressemblait à un aquarium, et Candice, encore envahie par une chaude torpeur, avait l’impression de nager entre les meubles. Elle trouva un vase brisé sur le chemin de l’entrée. Il était posé sur une colonne que Huffy avait manifestement voulu examiner. Candice espérait qu’il n’était pas trop coûteux... La sonnerie du téléphone la fit sursauter. Elle se précipita pour répondre : elle avait donné le numéro de sa mère à Reed O’Brien. Allô? dit-elle, encore haletante. Silence. Allô? Clic. 121 Elle fixa l’appareil devenu silencieux. Et la terreur la submergea. Glenn descendait Wilshire quand son téléphone sonna. C’était le commissariat d’Hollywood. On a retrouvé la Mustang, inspecteur. Elle a été louée par une certaine Jane Smith. Rendue cet après-midi. Plus de piste à partir de là. Elle a payé par carte? L’identité et la carte de crédit semblent fausses, Vous avez des nouvelles de Singapour? Thibodeau est toujours en vol. Glenn jura intérieurement. Il n’y avait aucune garantie que Philo atterrisse à Singapour. Il pouvait parfaitement changer de destination et se retrouver n’importe où sur le globe. Restez en contact avec Interpol, dites que nous avons besoin... La ligne de Glenn sonnait occupée. Candice raccrocha et appuya sur le bouton de rappel automatique. Toujours occupé! Devait-elle prévenir le policier en faction? Mais peut-être était-ce précisément ce que le corbeau voulait qu’elle fasse, afin de pouvoir la coincer quand elle sortirait. Elle regarda par la fenêtre et vit le gardien garé dehors. Il n’avait pas bougé. Il était assis dans l’ombre et elle ne pouvait distinguer son visage. S’était-il endormi? Fallait-il qu’elle le réveille? Elle entendit un autre bruit. Elle se retourna. Huffy? appela-t-elle d’un ton brusque. Pas de réponse. Candice sentit un frisson lui parcourir la nuque. Elle n’était pas seule dans la maison. 122 Glenn passa cinq autres coups de fil de sa voiture. Il était presque minuit à Los Angeles, mais c’était l’aube à l’autre extrémité de la planète. Des gens étaient levés et travaillaient, des gens qui trouveraient Philo Thibodeau. Il ignora le signal d’appel. Quelle que fût la personne qui essayait de le joindre, il rappellerait plus tard. Se glissant dans le salon, Candice saisit le tisonnier de la cheminée et l’agrippa à deux mains. Elle pensa allumer la lumière car les ombres sur les murs déformaient tout, lui donnant l’impression que trente personnes progressaient vers elle. Mais elle se dit que cela risquait de donner l’avantage à l’intrus. Le filtre de la piscine s’était déclenché, emplissant l’air nocturne d’un bourdonnement qui couvrait tous les autres sons. J’ai appelé la police, clama-t-elle. Et il y a un agent dehors! Elle se déplaça doucement sur le tapis épais, comme si elle marchait sur une corde raide, tenant le tisonnier calé sur son épaule, tell un joueur de baseball prêt à frapper. Vous feriez mieux de partir. Vous ne trouverez rien. Était-ce la femme rousse? Était-il possible qu’elle soit venue jusqu’ici dans sa Mustang, qu’elle se soit garée silencieusement, puis qu’elle ait marché sur la pointe des pieds jusqu’à la maison sans être vue par l’officier de police? Si c’était le cas, comment étaitelle entrée? À ce moment-là, Candice remarqua que la porte de service menant au patio était ouverte. 123 Un tremblement s’empara de tous ses membres. Elle évalua la distance qui la séparait de l’entrée et du policier dans l’allée. Pourrait-elle y arriver? Il lui tomba dessus par-derrière, sans qu’elle l’eût entendu s’approcher. Des bras puissants entourèrent sa taille et la soulevèrent au-dessus du sol. Elle laissa échapper le tisonnier et tenta de crier, mais une main moite se plaqua sur sa bouche. La ferme! siffla l’homme. Ou je te tue. Au lieu de se débattre pour s’échapper, Candice pesa de tout son poids contre son agresseur, ce qui le prit au dépourvu et le déséquilibra. Il chancela, se cogna contre le mur et elle se dégagea de son étreinte. Mais il ne lui fallut que quelques pas pour la rattraper par l’ourlet de son peignoir. Elle chuta et se retrouva à quatre pattes par terre. À cet instant, elle s’aperçut avec horreur qu’elle n’avait plus son téléphone portable sur elle. Alors qu’elle n’aurait eu qu’à activer le rappel automatique pour contacter Glenn Masters... Où était ce truc? Elle décocha un coup de pied à son assaillant, mais il était de nouveau sur elle, la relevant en la tirant par le bras, couvrant de nouveau sa bouche de sa main. Elle aperçut son reflet dans le miroir de l’entrée. La lumière était faible mais elle distingua sa tête, un crâne chauve encadré de cheveux longs et touffus attachés sur la nuque en une queue-de-cheval qui lui tombait entre les omoplates. Il était trapu et solidement bâti, vêtu d’un jean et d’une chemise hawaïenne. Où est-elle? grogna-t-il. Où est quoi? répondit-elle quand il retira sa main de sa bouche pour la laisser parler. L’Étoile de Babylone. 124 - Je ne... Elle sentit quelque chose de tranchant sur sa gorge et entrevit un reflet dans le miroir : un couteau. Où est-elle? répéta-t-il, dans une haleine qui sentait l’ail. Dis-le-moi, ou tu vas subir le même sort que le professeur. Elle essaya de gagner du temps, mais la lame mordait sa peau. Il allait la tuer, là, dans la maison de sa mère. S’il vous plaît... commença-t-elle. Du sang lui coula dans le cou. Elle poussa un cri. Se rappelant le cours d’autodéfense qu’elle avait suivi au YMCA, Candice rejeta la tête en arrière de toutes ses forces et atteignit son adversaire au visage. Elle entendit un craquement quand son crâne heurta le nez de l’homme. Il desserra son étreinte un instant, et elle en profita pour lui planter son coude dans les côtes et se libérer. Elle se mit à courir de toutes ses forces. Il la poursuivit. Elle s’enfuit dehors en criant, se dirigea directement vers la voiture de police et tambourina contre la vitre. Comme son occupant ne bougeait pas, elle ouvrit la portière... Le policier, inerte, s’effondra au sol. Enjambant son corps, Candice se mit derrière le volant et verrouilla la serrure. Son agresseur arrivait en titubant dans l’allée. Il escalada le capot. Son visage était rouge de sang. Affolée, Candice repéra, entre les sièges, une sorte de console électronique. Elle n’avait aucune idée de la manière dont il fallait l’utiliser. Appuyant au hasard, tournant les boutons, elle finit par prendre le micro de la radio et cria dedans. Au secours! Je suis dans une voiture de police et il y a un homme sur mon pare-brise! 125 Elle tapa sur la console, frappa autant qu’elle pouvait jusqu’à ce que les lumières rouge et bleu se mettent à clignoter, projetant des éclairs sur les arbres et les murs alentour. Restez calme, madame, dit alors une voix. Nous ne pouvons pas comprendre si vous criez. Quelle est votre position? La clé était sur le contact. Elle la tourna. Hedgewood, cria-t-elle en démarrant. Dès que la voiture, une Crown Victoria, commença à reculer, la sirène se mit à fonctionner, stridente et assourdissante, Candice appuya sur l’accélérateur, précipitant le véhicule en marche arrière, puis écrasa le frein. L’homme percuta le pare-brise, le maculant de sang. Mais il s’accrocha. Candice accéléra de nouveau, sans regarder où elle allait, sans faire attention, donnant de grands coups de volant à droite et à gauche, dans l’espoir de faire lâcher prise à son assaillant. Je suis en haut de la route de Hedgewood, ditelle précipitamment. À Bel Air! Quelqu’un essaie de me tuer! Elle fonça en marche arrière dans l’allée, sirène hurlante, lumières allumées, jusqu’à ce qu’elle percute un immense chêne qui avait résisté à des siècles de tremblements de terre, de glissements de terrain, d’incendies, de faucons, d’insectes, d’Indiens et de boy-scouts. L’homme tomba enfin du capot, s’écrasa au sol et resta allongé sans bouger. Candice continua à crier dans le micro, bien qu’une autre sirène se fit entendre au loin et que quelqu’un, à la radio, lui eût dit que les secours étaient en route et qu’elle devait rester calme. Elle vit son agresseur se relever en 126 chancelant, jeter un coup d’oeil dans sa direction, puis détaler entre les arbustes et disparaître. Est-il mort? demanda-t-elle à l’auxiliaire médical qui pansait son cou blessé, alors qu’on chargeait dans l’ambulance l’officier qui avait été frappé. Juste inconscient, madame. Ils entendirent un moteur vrombir sur la petite route, puis un crissement de pneus alors qu’une voiture s’arrêtait près d’eux. Glenn en sortit précipitamment et accourut vers Candice. Ça va? demanda-t-il avant même de l’avoir rejointe. À votre avis? Il la regarda, toute frêle dans son léger kimono fermement tiré sur ses seins, dont la soie, humide par endroits, se plaquait contre son corps... Puis il alla parler aux policiers présents sur les lieux. En revenant vers elle, il s’arrêta pour observer la Crown Victoria endommagée. Vous l’avez bien eu, dit-il avec une note d’admiration dans la voix, l’imaginant au volant, tentant de se débarrasser de son agresseur. Il y a du sang partout sur le véhicule, et aussi une trace qui part de la maison jusqu’aux buissons. Nous avons prévenu les urgences du coin, pour qu’elles guettent un nez cassé et des blessures au visage, même si je doute qu’il soit assez stupide pour aller à l’hôpital. Il consulta son carnet. Chemise hawaïenne? À palmiers bleus, compléta Candice. Cette voix, une fois de plus, provoqua subitement en Glenn une vague de chaleur enivrante. Luttant 127 contre la sensation, il plissa les yeux et fixa la maison. Vous ne pouvez pas rester ici. Je ne veux pas mettre mes amis en péril et je n’ai pas d’autre famille, rétorqua Candice. Il ne me reste plus qu’à aller à l’hôtel. Il regarda le camée sur sa gorge bandée, délicate figurine tachée de sang. Je sais où vous serez en sécurité, dit-il sans contrôler les mots qui sortaient de sa bouche. Où? Le dernier endroit de la Terre où il voulait la voir, Chez moi, répondit-il. 8 Tout se passera très bien, dit Rossi. Il grattait machinalement la tache de vin sur sa joue, Elle ne le démangeait pas, mais il avait toujours cru le contraire. L’homme que j’ai engagé est un bon, poursuivit-il, et il saura tenir sa langue. Voici le plan : il se dirige vers l’entrée de l’unité de soins intensifs, déguisé en livreur de fleurs perdu, à la recherche du patient auquel est destiné le bouquet. Pendant les deux minutes qu’il faut aux infirmières pour le mettre dehors, il repère l’endroit. J’arrive quelques instants plus tard en me faisant passer pour un membre de la famille. Philo Thibodeau caressa doucement le chat siamois allongé sur ses genoux. Dehors, derrière les vitres, de magnifiques rouleaux se brisaient sur une plage de Californie du Sud. Il y a un policier en faction sur le palier, rappela-t-il. Pas de problème, répondit Rossi en finissant de remplir la seringue hypodermique. Les identités sont vérifiées. Ça non plus, ce n’est pas un problème. Combien de temps cela prendra-t-il? La mort par injection de potassium peut être immédiate. C’est pourquoi je piquerai loin du coeur. 129 À la jambe, probablement. Cela me laissera le temps de m’éclipser. Il obtura l’aiguille à l’aide d’un capuchon et glissa l’ensemble dans sa manche, serrant le garrot. Avant que l’arrêt cardiaque ne se produise, je serai déjà loin, ajouta-t-il. On ne fera pas le lien avec moi. Y a-t-il une chance qu’on le réanime? interrogea Philo, soucieux de la marge de manoeuvre dont disposerait Rossi. Celui-ci secoua la tête. Il avait été médecin autrefois. Personne ne saura quelle est la cause de l’attaque et on lui donnera de mauvais médicaments. Pour contrecarrer les effets du potassium, il faut faire une injection d’insuline, de glucose et de gluconate de calcium par voie intraveineuse. Nul ne pensera à l’un de ces remèdes. Ils persévéreront au moins quinze ou trente minutes avant d’abandonner et de prononcer le décès. Philo chatouilla le chat sous son collier de diamants et celui-ci se mit à ronronner. Glenn n’avait pas du tout envie d’accueillir Candice Armstrong chez lui. Mais l’homme qui l’avait attaquée était sûrement celui qui avait agressé son père, et il se sentait responsable d’elle et de sa sécurité. C’est, en tout cas, ce qu’il se disait pour se convaincre qu’il avait pris la bonne décision. La véritable raison, qu’il se refusait à admettre, était plutôt en rapport avec ce qu’il avait ressenti en la voyant grelotter, assise à l’arrière de l’ambulance, un bandage autour du cou, son kimono défait découvrant sa cuisse nue, délicate 130 et vulnérable... Pourtant, toute frêle qu’elle était, elle avait éliminé son adversaire, et en lui causant suffisamment de mal pour qu’il ait laissé des traces de sang partout. Il ne pouvait s’empêcher de se figurer la scène, preuve que Candice Armstrong commençait à l’obnubiler sérieusement. Au point de mettre en péril le contrôle qu’il exerçait d’ordinaire sur ses émotions. Pendant le trajet en voiture, alors qu’il la ramenait de la maison de sa mère, elle avait parlé d’un travail potentiel à San Francisco. Il espérait qu’elle le décrocherait. Ce serait mieux ainsi. Ils laissèrent défiler les huit étages en silence, sans même une musique d’ascenseur pour détendre l’atmosphère. L’esprit de Glenn subissait l’assaut d’un tourbillon de questions,,. Qui avait poussé son père? Où était la lettre cachée par Mme Quiroz? Contenait-elle l’identité de l’agresseur? Et quelle était la signification de ce mot étrange, Morven, soudain surgi de ses souvenirs? De son côté, Candice s’évertuait à rester calme. Sur les conseils de l’auxiliaire médical, elle avait pris un tube de tranquillisants dans l’armoire à médicaments de sa mère, mais pour l’instant, elle n’en avait pas avalé un seul. Il était plus de minuit et elle voulait rester éveillée. Elle n’avait pas appelé Sybilla à New York, car elle préférait éviter qu’elle sache tout de suite ce qu’il se passait. Quand ils avaient laissé Huffy chez Zora, Candice n’avait pas davantage raconté à son amie qu’elle avait été attaquée. Elle avait prétendu que le pansement sur son cou couvrait une piqûre d’abeille. Pourquoi n’allez-vous pas à l’hôpital vous asseoir au chevet de votre père? interrogea-t-elle au 131 moment où Glenn ouvrait la porte d’entrée de son appartement. Je serai en sécurité ici. Je ne vous laisserai pas seule. Et mon père ne serait de toute façon pas conscient de ma présence. On m’appellera, si nécessaire. Si nécessaire. Pourquoi ce fossé? avait-elle envie de demander. Quel obstacle s’était donc dressé entre le père et son fils, que même ces heures tragiques ne parvenaient à ébranler? À cet instant, Glenn retira son imperméable et sa tenue surprit la jeune femme. Ni costume ni chemise, mais un pantalon très sport noir, et un teeschert épousant parfaitement son torse mince et musclé. Cela lui donnait une allure altière, puissante.,. Elle détourna les yeux. Jusqu’à ce que sa carrière soit remise sur les rails, elle devait se passer de vie privée. Par conséquent, elle décréta que Glenn Masters n’était qu’un homme attirant comme tant d’autres, avec un polo seyant. L’appartement était un véritable décor, composé de fauteuils en daim bordeaux ou anthracite, de lampes chromées, de tapis indiens, de palmiers dans des pots géants et d’une magnifique table de salle à manger en verre fumé noir, au centre de laquelle trônait un vase navajo. Le tout mariait merveilleusement le style Art déco et les influences du sud-ouest des États-Unis. Glenn se dirigea vers la chaîne hi-fi. Quelles sont vos préférences? Ça m’est égal. Je suis un amateur de blues, dit-il. Il glissa un CD de B.B. King dans le lecteur, 132 Candice remarqua que l’un des murs était couvert de photos représentant montagnes, falaises, rochers et autres escarpements, en noir et blanc et en couleur, du format carte postale au poster. J’ai fait beaucoup d’escalade, précisa Glenn. Vous voyez là quelques-uns des endroits qui m’ont donné le plus de sensations fortes. Pendant qu’il disparaissait dans la cuisine, elle regarda les clichés et découvrit un grimpeur sur presque toutes les parois. Il s’agissait de Glenn, qui semblait évoluer avec l’agilité d’un insecte sur des àpics incroyablement lisses ; parfois, il y avait aussi une femme, mince et athlétique, dans la cordée de Glenn. Candice lut les légendes : pic de l’Aigle, Hong Kong : île de Gola. Donegal, Irlande ; Grampians, Australie ; Red Rock Canyon, Nevada ; mont Chimney, Dakota du Nord. Également en Californie : Joshua Tree, Yosemite, Sequoia Park... L’inspecteur revint avec deux grands verres de jus d’orange glacé. Remarquant l’intérêt de Candice pour les photos, il expliqua : Quand ma mère a été tuée, une sorte de rage permanente s’est mise à couver en moi. J’avais dix-huit ans, et j’avais besoin qu’on m’apprenne à me contrôler. Les méthodes de gestion de la colère n’existaient pas il y a vingt ans et une amie m’a suggéré l’escalade. La femme sur les photos? pensa Candice. Cela a l’air dangereux, dit-elle seulement. Ça peut l’être. C’est aussi très grisant. Vous devriez essayer. Je suis prise de vertige rien que sur une échelle, répondit-elle. Pendant mes études supérieures, j’ai 133 travaillé sur des fouilles près des pyramides. Un jour, mon professeur m’a mise au défi de monter avec lui en haut de celle de Kheops, pour voir qui arriverait le premier. Je savais que je grimperais sans difficulté, mais que je serais incapable de redescendre. C’était impossible. Alors, nous avons vu des touristes au sommet de l’édifice, paralysés par la peur ; un hélicoptère militaire égyptien a fini par venir les chercher. Cela aurait pu être moi... Est-ce que ça a marché? enchaîna-t-elle en se frottant le cou. L’escalade vous a-t-elle permis de juguler votre colère? J’ai arrêté, répondit-il. Qu’est-ce qui ne va pas? Vous avez mal? Ce pansement est trop serré. Il l’emmena vers le canapé en daim bordeaux et posa les verres sur des sets tressés de style navajo. Asseyez-vous. Je vais vous le refaire. Il disparut et revint avec une trousse de premiers secours. Pourquoi avez-vous stoppé l’escalade? Elle se demandait si cela avait quelque chose à voir avec la femme sur les photos. Un accident. Mon genou est parti en morceaux, répondit-il en prenant place à côté d’elle. La mallette blanche marquée d’une croix rouge s’ouvrit avec un claquement métallique. Glenn décolla le pansement de Candice avec douceur et fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’il y a? interrogea-t-elle, imaginant déjà qu’elle avait la carotide tranchée ou quelque chose de ce genre. Il passa ses mains derrière le cou de Candice pour relever ses cheveux et dénouer le ruban rosé. Elle 134 retint sa respiration en sentant ses doigts frôler sa peau nue. Votre camée est couvert de sang, répondit-il. Il le déposa au creux de la main de Candice et se remit à s’occuper de la blessure, qui ne saignait plus, mais nécessitait une bonne désinfection. Alors qu’il trempait un morceau de coton dans l’antiseptique, la pluie recommença à tomber dehors. Le murmure régulier qu’elle créait en glissant sur les portes-fenêtres se mariait parfaitement avec le son de la guitare de blues. Glenn tamponna la coupure aussi délicatement que possible. Il avait été confronté à des lésions à l’arme blanche et par balle, à des crânes abîmés par des matraques, il avait vu des os transperçant la chair, même des membres arrachés. Mais cette petite estafilade le terrifiait, et surtout le mettait dans une fureur folle. Le cou de cette jeune femme, si blanc et si délicat qu’il semblait lui-même être un camée, avait été profané. Il voulait retrouver le salaud qui avait fait cela et lui trancher la gorge. Candice vit battre une veine le long de sa tempe. Elle se demandait à quoi il pensait. À son père, sans doute... Ils étaient brouillés, mais il l’aimait encore, elle en était certaine. Pourquoi collectionnez-vous les camées? demanda-t-il, perturbé par le silence et par leur proximité. Elle s’était changée avant de quitter la maison de sa mère et portait un chemisier près du corps en tissu très fin, sur une jupe fluide qui flottait autour de ses jambes. Ses cheveux étaient négligemment relevés en arrière et maintenus par une barrette. Sa peau sentait 135 encore le parfum du bain : était-ce une odeur d’iris ou de pivoine? Ce que j’aime le plus, c’est les dénicher, répondit-elle. Le contact de la main de Glenn sur sa nuque était comme celui d’un papillon. Elle ne croisa pas son regard, car il était assis trop près d’elle. Elle savait que si elle plongeait ses yeux dans les siens, sa décision de refuser tout engagement dans une quelconque relation risquait de ne pas tenir longtemps... J’adore restaurer et ramener à la vie ces figures superbes, continua-t-elle. Un peu comme vous le faites avec Néfertiti, ditil avec un sourire en coin, s’appliquant à sécher la plaie. Puis il plaça une noix de pommade sur son doigt et l’appliqua doucement sur la peau. Pourquoi pensez-vous qu’elle était pharaon? reprit-il, troublé par ce qu’il était en train de faire. Il éprouvait le besoin de détourner son attention sur autre chose, pour leur bien à tous les deux, voyant qu’elle aussi était nerveuse... Elle regarda par-dessus l’épaule de Glenn, en direction d’un portrait de famille suspendu au-dessus de la cheminée. Ma théorie n’est pas très populaire, dit-elle simplement. Elle repensa à Reed O’Brien et à ce qu’il lui avait dit à San Francisco, assis derrière son imposant bureau, Si nous vous confions le documentaire. Candice, vous ne pourrez pas aborder l’hypothèse de Néfertiti pharaon. C’est trop radical. La série est 136 centrée sur le rôle traditionnel de la femme dans l’Egypte ancienne, pas sur la femme-pharaon. Glenn se tourna vers la trousse de premiers secours, et en sortit de la gaze, du sparadrap et des ciseaux. Il n’avait pas fini de s’occuper d’elle. De nouveau ces frôlements et cette intimité en perspective... Les archéologues admettent qu’Hatshepsout était un pharaon parce qu’il n’est pas possible de nier cette évidence, expliqua Candice, mais une seule femme-roi représente un quota suffisant pour ce monde conservateur et machiste qu’est l’égyptologie. Glenn plaça la gaze stérile sur l’entaille, puis il saisit doucement la main de Candice pour la placer dessus, afin qu’elle la maintienne en place. Mais pourquoi est-ce que vous pensez que Néfertiti était pharaon? insista-t-il. Le regard de Candice se déplaça du portait vers les rideaux fermés, derrière lesquels la pluie caressait les vitres. Elle songeait à la façon dont Glenn avait soulevé sa main pour la placer sur son cou, comme s’il s’était agi d’un objet très fragile. Il se contente de panser ma blessure, se raisonna-t-elle. Mais la situation avait créé entre eux une intimité presque palpable. Tout est dans les écrits. Les morceaux du temple qui ont été mis au jour montraient des peintures de Néfertiti inédites et inattendues. Sur certaines, elle se tient à côté d’Akhenaton, et surtout, elle a la même taille que lui, alors que les épouses étaient toujours représentées à une échelle plus petite que les souverains. Sur d’autres, elle est peinte avec les insignes de la royauté, combattant de son bateau les ennemis de l’Egypte. 137 Elle reconnut le bruit de la bande adhesive dércmlée d’un coup sec, puis coupée, et appliquée avec douceur sur le morceau de gaze. Peut-être a-t-elle seulement été une reine particulièrement puissante? suggéra-t-il. Il devait pencher la tête pour voir ce qu’il faisait et Candice remarqua qu’il avait soigneusement peigné ses cheveux en arrière. Elle sentit une nouvelle fois le parfum Hugo Boss. Il n’y a pas que cela, répondit-elle. Au moment précis où l’on ne trouve plus de trace historique de Néfertiti, on rencontre celle d’un certain Smenkhare, De nouveau, le bruit de l’adhésif. Glenn appliqua le second morceau, achevant le nouveau pansement. Smenkhare était Farnant d’Akhenaton, poursuivit Candice. C’est la théorie qui prévaut, fondée sur des bas-reliefs montrant Smenkhare assis sur les genoux d’Akhenaton. en train de l’embrasser. Mais Smenkhare était-il réellement un jeune homme, ou s’agit-il de Néfertiti, représentée ainsi car promue au rang de corégente? L’un des titres de Smenkhare était Nefer-neferu-Aton, qui était aussi celui de Néfertiti... Glenn se cala dans le canapé, examinant son ouvrage. Ce pansement est bien mieux, déclara-t-il. Il se sentait à la fois satisfait et soulagé de pouvoir à présent maintenir entre eux une distance raisonnable, puisqu’il n’avait plus de raison de la toucher. Trouver une preuve sera difficile, observa-t-il. Les tombeaux d’Amarna ont déjà tous été fouillés. Candice ne s’attendait pas à une telle érudition. 138 - Nous cherchons au-delà, répondit-elle. Les temples et bâtiments d’Akhenaton ont été démolis après l’effondrement de la dix-huitième dynastie, et leurs pierres utilisées pour bâtir de nouveaux monuments. Nous n’en avons pas encore retrouvé beaucoup. Mais nous en découvrirons d’autres. Il ferma la trousse de secours avec un claquement sec. Vous allez les trouver et rendre à Néfertiti sa gloire légitime? Absolument. Elle avait envie de le questionner sur la femme qui avait escaladé des sommets avec lui. Était-elle présente lors de son accident? La voyait-il toujours? Même si rien de tout cela ne la regardait, elle brûlait de le savoir. Elle fixa les mains de Glenn, longues et fines, tandis qu’il ramassait ce qu’il restait de gaze et de bandage. Elle remarqua alors une étrange cicatrice sur la droite, à côté du petit doigt. S’était-il blessé en service? Le frôlement d’une balle, peut-être? Je suis né avec une polydactylie, dit-il en voyant ce qui avait retenu son regard. Je ne voulais pas... Il n’y a pas de problème, je peux vous expliquer. J’avais un doigt supplémentaire, on me l’a enlevé quand j’avais neuf ans. Neuf ans! Pourquoi si tard? Ma mère s’opposait à l’intervention de façon catégorique. Mais pourquoi? insista Candice. Parce que cette particularité se transmettait dans sa famille. Son père avait six doigts à la main 139 droite. Peut-être en était-elle fière... Mais mon père a fini par avoir gain de cause, et l’on m’a opéré. Les autres enfants ont dû vous taquiner làdessus à l’école... En fait, ils trouvaient ça plutôt sympa. Et après, je n’étais plus que quelqu’un de très ordinaire. Vous êtes loin d’être ordinaire, se retint-elle de répondre. Vous aimez le métier de policier? demanda-t-elle à la place. La question ne se posait pas en ces termes. Poursuivre les criminels était inscrit dans la nature de Glenn, il avait ça dans la peau, dans le sang, même. Il projetait de ne jamais prendre sa retraite et de mourir avec son insigne sur lui. Puisque je suis là depuis vingt ans, je suppose que oui, répondit-il pudiquement, Mais c’est dangereux, non? Il y a tout de même de bons moments, objectat-il, devinant à la peur qu’il lisait encore au fond de ses yeux qu’elle-même avait besoin d’un de ces moments. Un jour, quand j’étais agent de police, mon partenaire et moi avons pris en chasse un automobiliste ivre sur l’autoroute de la côte pacifique. Nous l’avons finalement obligé à se garer sur le côté et arrêté pour conduite en état d’ivresse. Le type était complètement saoul, mais il persistait à affirmer le contraire et à exiger que je lui prouve ce que j’avançais. Il a fallu que je lui montre la moitié supérieure d’un poteau de feux de signalisation sectionné, qui était restée accrochée à sa voiture, pour qu’il se calme enfin. 140 Alors que Candice se penchait pour prendre le verre de jus d’orange, son regard fut une nouvelle fois attiré par le portrait accroché au-dessus de la cheminée. Ce tableau a été peint il y a trente ans. Ce sont mes parents - vous reconnaissez sans doute mon père... - et moi, à l’âge de huit ans. La toile la fascinait. Le professeur avait une chevelure noire et fournie, qui faisait ressortir ses yeux perçants. Un bel homme, incontestablement. Le petit garçon qui souriait portait un costume et une cravate. Sur la gauche de la composition, Candice remarqua sa main droite, avec le sixième doigt. Mais c’était la femme qui l’attirait le plus. La mère de Glenn. Morte subitement. Elle est d’une beauté éblouissante, commentat-elle. Elle était professeur de mathématiques. C’est ce que mes parents avaient en commun, cet engouement pour trouver de petites particules, les assembler et dégager des vérités plus importantes. Mon père travaillait sur les fragments d’argile et de papyrus, ma mère sur les nombres et les chiffres. Il regarda Candice, sembla hésiter un instant, puis fit quelque chose qui la surprit : il retira l’anneau de l’annulaire de sa main droite. C’était à ma mère, dit-il en la lui montrant. Elle constata alors qu’il ne s’agissait pas d’une alliance. Glenn portait la bague retournée, de sorte que la pierre soit cachée. C’était un superbe rubis carré, serti d’un tissage de filaments d’or qui ressemblaient à des langues de feu. Il y a une inscription gravée, précisa-t-il. 141 - Fiat Lux : Que la lumière soit. Ma mère m’avait toujours dit que ce bijou serait à moi un jour. Malheureusement, ajouta-t-il en le reprenant et en le repassant à son doigt, elle n’immaginait pas que cela arriverait beaucoup plus tôt que prévu. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Derrière les rideaux qu’il écarta, Candice aperçut un petit balcon garni de plantes en pot. À l’arrière-plan, les lumières de la ville semblaient flotter dans une mer de pluie. Elle a été assassinée, dit-il de but en blanc. J’avais dix-sept ans. Elle sortait d’une épicerie quand un type l’a frappée à la tête avec un marteau, lui a arraché son sac et s’est enfui en courant. Un témoin a dit que l’agresseur était un homme grand et maigre, peut-être blond, peut-être chauve... Tout s’était passé si vite... Il a fallu des mois de travail acharné, mais il a été retrouvé et a avoué. Ma mère a été tuée par hasard, dans un geste de violence aveugle. J’ai besoin de savoir pourquoi des choses comme cela peuvent arriver. Vous comprenez? interrogea-t-il, tourné vers elle. Oui, Candice comprenait, elle dont le père avait trouvé la mort dans une guerre absurde. Comment la police a-t-elle fait pour l’attraper? Elle a remonté la piste grâce au marteau. Elle a cherché par cercles concentriques autour de la zone du crime et fini par découvrir un hangar avec des outils. Dont un marteau, avec du sang et des cheveux dessus. Ceux de ma mère. Le témoin qui avait assisté au crime a reconnu l’agresseur lors d’une séance d’identification. Ce salaud est mort en prison, après avoir été condamné à perpétuité. À 142 l’époque où elle nous a quittés, j’étais étudiant en première année à l’université de Californie, en bonne voie pour marcher sur les traces de mon père. Mais après le drame, il m’est venu cette sorte d’obsession pour la justice, cette envie de traquer les criminels. Alors le jour de mes dix-huit ans, j’ai tout laissé tomber, en plein milieu d’un semestre, et je suis allé m’inscrire au bureau de recrutement de la police de Los Angeles. Et depuis, vous arrêtez des truands, conclut mentalement Candice. Elle entrevoyait maintenant l’origine de la séparation entre le professeur et son fils. Glenn avait sans doute anéanti les rêves de son père... Plongeant ses yeux dans les siens, elle sut qu’elle était sur le point de découvrir la face cachée de cet homme. Mais il mit brusquement fin aux confidences, Il est tard. Je vais vous montrer la chambre d’amis. Il insista pour porter le sac de Candice, bien qu’il fût léger et qu’elle n’eût qu’une égratignure au cou. Elle se sentait traitée comme une princesse. Elle le suivit en haut de l’escalier, puis le long d’un couloir, au bout duquel une porte était restée entrebâillée. En pénétrant dans la pièce, Candice fut tellement surprise qu’elle tressaillit. C’était un véritable atelier d’artiste, rempli de peintures empilées sur le sol et sur des chevalets. La porte-fenêtre ouvrait sur un balcon donnant sur des arbres. Ils étaient dépouillés en ce début de printemps, mais on devinait qu’en l’espace de quelques semaines, ils se pareraient de fleurs et d’un feuillage dense. L’endroit était 143 sans doute ensoleillé dans la journée, mais même de nuit, les thèmes des toiles le rendaient lumineux. Candice crut y voir des représentations abstraites de galaxies, d’étoiles et de nébuleuses, traitées dans des nuances de blanc ou d’ivoire, avec des touches de neige opalescente ou de gris perle, parfois entourées d’un halo doré ou de nuages nacrés couleur safran ou topaze, ou piquées de quelques pointes allant du bleu très pur au saphir, en passant par le bleu-vert et le turquoise. Les oeuvres étaient à la fois similaires et très différentes, certaines explosives, d’autres porteuses d’une sorte de douce incandescence. Candice comprit brusquement : Glenn peignait la lumière. C’est quelque chose que j’ai vu pendant mon accident, expliqua-t-il. Je faisais de l’escalade libre, tout seul, au mont Blacktail dans le Wyoming... De l’escalade libre? Il s’agit de progresser sans matériel, juste avec un sac à magnésie et des chaussures, en utilisant les prises naturelles de la roche. Et j’ai fait une chute. Une véritable descente aux enfers, interminable... Et pendant que je tombais, j’ai vu cette clarté. Effectivement, on eût dit qu’il avait dispersé des éclairs sur les tableaux qui couvraient les murs de la pièce. Depuis, j’essaie de la recréer, expliqua-t-il, Je crois qu’il s’agit de ce que l’on appelle la luminance, mais je n’en suis pas sûr. La luminance? Le mot m’est venu à l’esprit pendant ma chute. Je ne l’avais jamais entendu auparavant. Du moins, pour autant que je m’en souvienne. 144 Ces compositions représentaient peut-être la luminance, ou autre chose, mais en tout cas, elles étaient d’une beauté à couper le souffle. Vous les vendez? Non. En observant la façon dont il se tenait, dont il se raclait la gorge, visiblement mal à l’aise, Candice devina que personne n’avait posé les yeux sur ces peintures avant elle, et qu’elle n’était pas censée les voir non plus. Et pourtant, elle était là, face à elles. Qu’est-ce que cela signifiait? Simplement qu’elle avait fait un pas dans un royaume fermé et mystérieux. Comme ils s’apprêtaient à quitter l’atelier, Glenn fronça les sourcils et regarda autour de lui. C’est bizarre, dit-il. Quoi? Il manque une toile. Vous êtes sûr? Elle était là, affirma-t-il, montrant du doigt un endroit dégagé, à côté de la grande penderie. C’était l’une des plus anciennes. Quelqu’un a-t-il pu la prendre? Il se rembrunit, s’efforçant cependant de se raisonner. Pourquoi quelqu’un serait-il entré chez lui et aurait-il dérobé un tableau? Mme Charles, dit-il brusquement, la personne qui fait le ménage une fois par semaine. Je lui ai dit de ne pas s’occuper de cette pièce, mais elle a affirmé que si je ne la laissais pas passer l’aspirateur, nous serions bientôt ensevelis sous la poussière. C’est peut-être elle. Elle a sans doute déplacé l’oeuvre. Glenn marqua une nouvelle pause sur le seuil de la pièce, comme s’il n’était pas convaincu que Mme 145 Charles fût réellement la responsable. Pendant ce temps, Candice jeta un dernier coup d’oeil au travail de l’artiste et fut surprise de découvrir de loin ce qu’elle n’avait pas remarqué de près : sur chaque composition, on distinguait un visage. Le médecin à la blouse d’un blanc éclatant longeait le couloir de l’hôpital d’un pas détendu, le stéthoscope autour du cou. Il était tard et il n’y avait plus grand monde. Il adressa un signe de tête poli au policier en uniforme posté à l’extérieur de l’unité de soins intensifs, et celui-ci le salua en retour, jetant un coup d’oeil rapide à son badge. Quel est donc le patient hospitalisé qui nécessite votre présence? interrogea le praticien. Quelqu’un de célèbre? Tentative de meurtre. Procédure de sécurité renforcée. Le policier semblait s’ennuyer ferme. Bon courage, lança le médecin avant de s’éloigner. Il continua son chemin, fit une halte à la fontaine pour prendre un verre d’eau, jeta un coup d’oeil derrière lui, puis repartit. Après avoir tourné au coin du couloir, il s’arrêta de nouveau et regarda sa montre. Elle indiquait le temps écoulé depuis que Rossi avait administré le potassium. L’arrêt cardiaque n’allait pas tarder. Au moment où Glenn ouvrait la porte de la chambre d’amis, son téléphone portable sonna. C’était l’hôpital. Quoi?... Oui, merci. Je serai là dans trente minutes environ. 146 Il écouta avant de reprendre. J’apprécie que vous vous préoccupiez de cela en tant qu’infirmière, madame, mais il s’agit d’une enquête de police et j’ai besoin de poser quelques questions à mon père. Là-dessus, il raccrocha. C’était l’unité de soins intensifs, dit-il à Candice tout en composant un nouveau numéro. Mon père a repris conscience. Son cerveau n’est plus sous prèssion, il est alerte, il parle, et ses propos sont cohérents. Dieu soit loué! répondit-elle. Peut-être va-t-il pouvoir nous dire qui l’a poussé. La seconde conversation fut encore plus brève. Glenn fit un rapide compte rendu de la situation au quartier général de la police et ordonna de renforcer la sécurité à l’extérieur du service hospitalier. Maintenant que le professeur était réveillé, le danger qui pesait sur lui était plus grand encore. Je ne serai pas long, dit-il à Candice en fixant son téléphone à sa ceinture. Je fermerai la porte à clé derrière moi. Prenez soin de remettre la chaîne de sécurité. Je viens avec vous. Il commença à protester, puis se rendit compte que c’était mutile. Allons-y, conclut-il. Alerte rouge à l’unité de soins intensifs. Alerte rouge. L’équipe d’urgence, une petite armée de blouses blanches et de tenues vertes, arriva immédiatement. Le médecin, posté à l’extrémité du couloir, la rejoignit, profitant de l’effervescence pour se faufiler. Le 147 plan avait fonctionné à la perfection, exactement comme Rossi l’avait prédit. Le faux livreur de fleurs avait réussi à s’introduire dans le service en faisant mine d’être perdu. Il avait bavardé avec les infïrmières suffisamment longtemps pour mémoriser, avant d’être reconduit à l’extérieur, la liste des patients affichée sur le tableau de leur bureau : lit numéro un, John Masters ; lit numéro huit, Richard Chatzky. Il avait ensuite communiqué les noms à Rossi, qui s’était présenté sur place en prétendant être le cousin de Chatzky, ce qui lui avait permis d’entrer. La suite avait été un jeu d’enfant. Pendant que les infirmières regardaient ailleurs, Rossi avait injecté le potassium dans la jambe de Chatzky, qui était dans le coma. Ensuite, tout ce que Philo Thibodeau avait eu à faire, équipé d’une blouse blanche et d’un stéthoscope, un faux badge d’identification au revers, avait été d’attendre le déclenchement de l’alerte. Pendant que le reste de l’équipe d’urgence s’activait autour de Chatzky, victime de l’arrêt cardiaque prémédité. Philo s’était éclipsé discrètement pour se diriger vers le lit numéro un, sept box plus loin, là où était allongé John Masters, qui commençait à peine à se rétablir. Philo écouta le chaos qui provenait de l’autre bout du service : des voix réclamaient de la lidocaïne, un défibrilateur, tout le matériel de réanimation. Exactement comme le lui avait expliqué Rossi. Il avait ainsi le temps de s’occuper de Masters. Il se pencha au-dessus du lit. Salut, John. Tu me reconnais? Glenn immobilisa la voiture d’un coup de frein brusque sur le parking de l’hôpital, faisant crisser les 148 pneus. Ils en sortirent tous les deux rapidement, inquiets, pressés de voir le professeur avant qu’il ne lui arrive autre chose. Candice ne l’avait jamais vraiment remercié pour tout ce qu’il avait fait pour elle. À présent, elle allait pouvoir le faire. Quant à Glenn, il avait décidé qu’il était temps de passer outre un désaccord vieux de vingt ans. Le professeur ouvrit les yeux avec difficulté. Il fronça les sourcils, comme hébété, puis, enfin, un éclair traversa son regard. Toi... murmura-t-il. En chair et en os, répondit Philo dans un sourire. Encore une fois. L’atmosphère glaciale du sentier était emplie des voix s’élevant toutes en même temps, à l’opposé : Tracé plat. Toujours pas de tension. Nous avons besoin des gaz du sang, nom d’un chien! Je ne dirai rien, haleta John Masters. Philo s’approcha. Je ne suis pas venu pour l’Étoile de Babylone. Je vais laisser ton fils et Mlle Armstrong la trouver pour moi. Je suis ici pour te dire que Lénore ne serait jamais à toi. Quoi... Philo posa sa main sur la gorge du professeur, plaçant son pouce et son majeur de part et d’autre, sur chaque carotide. Elle était à moi, dit-il tranquillement, mais assez fort pour être entendu par-dessus le brouhaha ambiant. Lénore n’a jamais été à toi. Et maintenant, elle va être à moi pour toujours. Il ne réagit pas! 149 Philo exerça une légère pression sur les artères pendant que Masters se débattait faiblement. Elle a été tuée par ta faute, dit Philo calmement en appuyant un peu plus fort. Si elle avait été mariée avec moi, elle aurait été surveillée, protégée. Mais tu l’as laissé assassiner. John Masters essaya de repousser la main qui enserrait sa gorge, mais Philo était le plus fort. Allez chercher un prêtre! Les yeux du professeur sortaient de leurs orbkes, ses lèvres devenaient bleues. Philo continua à sourire en voyant s’éteindre la vie de cet homme qu’il avait haï pendant quarante-cinq ans. Le vacarme en arrivant dans l’unité de soins intensifs, en pleine effervescence. Puis le soulagement en découvrant que ce n’était pas autour de son père que l’équipe médicale s’activait. Papa? C’est moi... L’attente d’une réponse qui ne venait pas. Papa? Le cri de Candice : Le moniteur cardiaque! Le tracé est plat! L’appel à l’aide de Glenn. La panique des infïrmières face à un second arrêt cardiaque. La deuxième équipe, appelée en renfort. L’arrivée du chariot de réanimation, du défïbrillateur... Dégagez! La confusion. De longues aiguilles dans la poitrine de son père, son visage devenant blanc, puis jaune. L’administration de médicaments supplémentaires. L’augmentation du voltage du défibrillateur. Candice et lui, debout côte à côte, terriblement inquiets, ignorés par le groupe qui s’activait frénétiquement, songeant tous les deux que le pire ne pouvait arriver, alors qu’ils avaient tant de choses à dire à l’homme allongé sur ce lit. Tout cela jusqu’à ce que, finalement, quelqu’un annonce : C’est fini. Je suis désolé, inspecteur. Il semble que ce soit une congestion cérébrale. 151 Glenn avait interrogé sans relâche l’équipe, le personnel, le policier chargé de la surveillance de l’unité, les gardiens dans le hall... Un arrêt cardiaque et, simultanément, le décès inattendu de son père, dans le même service... Ce n’était pas une coïncidence. Quelqu’un avait-il vu quelque chose? L’agent en uniforme mentionna un médecin, à la barbe et aux cheveux blancs, avec une sorte d’accent du Sud... Glenn avait renvoyé Candice chez lui en taxi, avec l’ordre de se reposer. Il avait promis de rentrer peu de temps après elle, mais il n’était finalement arrivé qu’à l’aube, pour trouver l’appartement vide. Elle avait laissé un mot indiquant qu’elle était retournée chez elle prendre quelques affaires, et aussi qu’un certain M. French avait appelé en disant qu’il avait des informations urgentes à leur communiquer et qu’ils devaient se présenter à son cabinet à midi. Il s’agissait de l’avocat de John Masters et cela concernait son testament. Glenn faisait maintenant les cent pas dans la salle d’attente, se maudissant de ne pas avoir déployé un meilleur dispositif de sécurité autour de son père. Il se dirigea vers la fenêtre et scruta le parking. Elle n’arrivait pas. Ils ne pouvaient pourtant pas commencer sans elle... Il se força à contenir ses émotions, la colère, le chagrin, et un autre sentiment qu’il ne parvenait pas à identifier. Il avait besoin de garder la tête froide. Il avait un travail à accomplir. D’abord, trouver la lettre évoquée par Mme Quiroz. Il l’avait rappelée le matin même, mais la pauvre femme ne se souvenait toujours pas de l’endroit où elle l’avait cachée. Et il 152 lui fallait découvrir ce qu’était Morven, ce nom qui le hantait, mystérieux et étrangement familier à la fois. La voiture de Candice arriva enfin. On devinait sa silhouette mince vêtue de rosé à travers le pare-brise mouillé. Il se rappela une nouvelle fois la façon dont elle l’avait regardé la nuit précédente, son chemisier au tissu soyeux voilant à peine ses formes délicates, et son étrange parfum, celui d’une fleur qu’il ne pouvait identifier... Il se dit que cette femme était dangereuse. Durant la nuit, au moment où le drap avait été rabattu sur le visage de son père, Candice l’avait pris dans ses bras. Glenn avait répondu à son étreinte, timidement, légèrement, maladroitement, avant de se détacher d’elle et de s’éloigner. Il avait envie de pleurer, mais il le ferait quand le moment serait venu, de manière contrôlée, maîtrisée, et non pas en s’effondrant devant tout le monde à cause de cette étreinte et d’une certaine Candice Armstrong. Une fois garée, Candice leva la tête et vit Glenn Masters à la fenêtre. Il devait la guetter. Le matin, après s’être réveillée dans son appartement et avoir constaté qu’il n’était pas encore rentré de l’hôpital, elle s’était rendue à son chalet de Malibu. Tout lui avait paru normal. Elle avait vérifié ses messages - rien de San Francisco - et appelé Zora pour lui annoncer la mort du professeur, et demander des nouvelles de Huffy. Puis elle s’était douchée et changée. À présent, en pénétrant chez Whalen, Adams & French, elle se demandait pour quelle raison elle était mentionnée dans le testament du professeur Masters. 153 En sortant de l’ascenseur, elle trouva Glenn en train d’arpenter le couloir, des gouttes de pluie brillant encore sur les épaules de son long imperméable noir et sur le bord de son chapeau. Il n’était pas arrivé très longtemps avant elle. Vous n’êtes pas rentré à l’appartement, observat-elle, Vous allez bien? Je suis allé au commissariat pour organiser mon équipe. Philo a assassiné mon père et nous allons le coincer. Inspecteur, dit-elle d’un ton hésitant, je suis désolée pour la nuit dernière. À cause de moi, vous n’étiez pas au chevet de votre père lorsqu’il est décédé. Ce n’est pas votre faute, mademoiselle Armstrong. C’était ma responsabilité, ma décision. J’aurais dû ravaler ma fierté et me réconcilier avec lui depuis longtemps, bien avant cela. Je vais juste devoir vivre avec ce regret. Elle put lire dans ses yeux que cela ne serait pas chose facile. Écoutez-moi, dit-il. Vous êtes en danger. Le tueur va supposer que mon père vous a transmis ses secrets. De même qu’à vous, rétorqua-t-elle. Je peux me débrouiller tout seul. Et moi aussi. Non. Il regarda le pansement à son cou et le camée rosé soigneusement nettoyé, qui avait retrouvé sa place au creux de sa gorge. Puis il se rappela la traînée de sang. Enfin, ajouta-t-il, peut-être que si... 154 French, un homme grand, poli et professionnel, les appela dans la salle de conférence privée et les invita à prendre place autour de la grande table. Il s’assit à son tour au bout de celle-ci et se saisit de la volumineuse enveloppe incluant le testament de John Masters. Il commença par présenter ses condoléances et exprima le choc qu’il avait ressenti à l’annonce de la nouvelle. Le souhait de votre père, continua-t-il, était que ses dernières volontés soient dévoilées immédiatement après sa mort. Il a bien précisé qu’il était impératif qu’il n’y ait pas de temps perdu. Avant qu’il ne commence, Glenn demanda à French, qui connaissait bien son père pour l’avoir conseillé pendant des années, s’il savait ce qu’était Morven . Mais l’avocat prit un air perplexe. Est-ce une personne? Connaissez-vous Philo Thibodeau? enchaîna Glenn. J’ai entendu parler de lui, mais je ne l’ai jamais rencontré. Sa femme et votre mère étaient très proches, si j’ai bonne mémoire. Elles étaient amies de longue date, je crois? Glenn n’en apprit pas davantage. Quand French commença le partage des biens de John Masters, Glenn fut surpris de découvrir à quel point il avait été riche. Candice et lui écoutaient l’énumération avec une patience forcée. À Candice Armstrong, je cède tous les droits sur le projet Salomon, lut enfin l’homme de loi. Cette annonce bouleversa Candice. Certes, elle avait participé aux recherches, mais l’opération était entièrement le fruit du génie de John Masters! 155 C’était un cadeau magnifique qu’il lui faisait. Le livre se vendait toujours sur les campus universitaires et dans les musées, ce qui lui assurerait un complément de revenus plutôt bienvenu, Mais elle avait surtout l’impression que le professeur lui laissait ainsi un peu de lui-même, ce qui la touchait profondément. À mon fils, Glenn, je lègue le reste de mes biens, une fois effectuée la répartition de ceux précédemment cités. Lui reviennent, notamment, la maison et les terres qui l’entourent, ainsi que le mobilier qui se trouve à l’intérieur. Glenn faisait nerveusement tourner la bague à son annulaire droit. Sa soif de vengeance enflait de minute en minute. À mon fils également, ajouta French en s’éclaircissant la gorge, je laisse l’Étoile de Babylone. Glenn releva brusquement la tête. Précise-t-il ce que c’est? Je suis désolé, il n’y a rien de plus. Mais je dois vous remettre ceci. Il tendit à Glenn une petite enveloppe. Elle contient la clé du coffre de votre père à la banque. Peut-être y trouverez-vous ce que vous cherchez. Le directeur de la succursale, un petit homme gris au nom improbable de Vermillon, les escorta jusqu’à la salle des coffres, puis dans une pièce contenant une table et quelques chaises. Il leur proposa de prendre leur temps, leur indiquant le bouton sur lequel appuyer s’ils avaient besoin d’aide, avant de leur demander s’ils souhaitaient un café ou autre chose. Ils déclinèrent tous deux la proposition et 156 attendirent qu’il referme la porte derrière lui. Glenn retira alors son chapeau, puis il ouvrit le coffre. À l’intérieur, il trouva un carton très abîmé, de la taille et de la forme d’une boîte à chaussures. Il était en partie emballé avec du papier kraft et de la ficelle, et affranchi avec de nombreux timbres étrangers. Deux adresses, celle de l’expéditeur et du destinataire, étaient inscrites dessus, d’une écriture quasi indéchiffrable. À l’intérieur, ils tombèrent sur deux objets, protégés par les pages d’un journal moscovite. Le premier était une très vieille carte, dont le papier jauni et fragile tombait presque en morceaux à force d’avoir été plié et déplié. Elle était grossièrement dessinée, comme par une main tremblante, et les noms de lieu ainsi que les annotations étaient en russe. Sur l’un des bords figurait un X, avec une flèche pointée dans sa direction. Attaché à elle avec un trombone, un extrait du Trimestriel du marché international des antiquités. Candice parcourut la page de la revue et trouva une petite annonce, avec une adresse à Moscou : celle d’un certain Serguei Baskov. Il s’agissait de l’offre d’une tablette mésopotamienne en argile, d’époque et de langue inconnues. Le nom du vendeur commence par B, remarqua-t-elle. Comme la chemise qui manquait dans les dossiers de votre père. Quant à Baskov... Si je me rappelle bien, il y avait au début du vingtième siècle un théologien, un Russe, je crois, nommé Ivan Baskov, spécialiste des langues sémitiques. Et des rumeurs ont circulé il y a plusieurs années, selon lesquelles il aurait trouvé quelque chose dans le désert, mais serait mort avant de pouvoir publier quoi que 157 ce soit à ce sujet. Si cette histoire est vraie, la trouvaille de Baskov, quelle qu’en soit la nature, se trouve probablement toujours au même endroit, attendant d’être de nouveau découverte. Glenn fît tourner plusieurs fois la bague autour de son annulaire. Ainsi, mon père prévoyait de faire des fouilles.,. Peut-être à un endroit dont le nom est Djebel Mara. Ils ouvrirent le papier froissé pour découvrir ce qu’il contenait. Mon Dieu, souffla Glenn. Candice regarda fixement l’objet, comme en état de choc. C’est l’autre tablette, dit-elle. Elle complète celle de Duchesne. les signes se ressemblent. Sous la lumière éclatante, les symboles cunéiformes étaient nets= Du même type que les précédents. Il y a quelque chose d’inscrit ici, poursuivit Candice en apercevant des lignes griffonnées dans la marge, sur la page de la revue. C’était l’écriture caractéristique du professeur : Les plaques ont été enterrées avec l’Étoile de Babylone. Elle regarda Glenn. Ivan Baskov a exploré la région du Tigre et de l’Euphrate. Il a dû tomber par hasard sur un site où étaient cachées des tablettes. Comme Duchesne. Peut-être la sienne provient-elle de cet endroit. Glenn fixa le fragment, qui semblait fragile au point de risquer de se réduire en poussière au moindre souffle d’air. Il resta assis, immobile, plongé dans ses pensées. Candice imagina qu’il procédait ainsi 158 pour étudier les preuves sur le lieu d’un crime. Ou pour peindre ses toiles figurant la lumière. Mademoiselle Armstrong, dit-il finalement, aviez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel à propos des inscriptions sur la pierre de Duchesne? Vous voulez dire, à part le fait qu’elles ne soient pas identifiables? Non. Je n’ai pas eu le temps de les étudier. Aucune n’est répétée. Candice écarquilla les yeux. Vous avez observé ça? Vingt-deux signes, tous différents. C’est un alphabet, dit-elle. Oui. Ou un code secret. Peut-être une combinaison. C’est la clé! s’exclama-t-elle. Cela expliquerait pourquoi le matériau n’est pas de l’argile. C’est la clé du cryptage, celle dont votre père parlait! Avec elle, nous allons pouvoir déchiffrer ce fragment. Tout ce que nous avons à faire, c’est réussir à comprendre quelle langue remplacent ces marques étranges. Glenn poussa délicatement du doigt les lambeaux de feuille de journal et fit apparaître un petit morceau de papier blanc. Il semble que mon père ait déjà trouvé la solution, dit-il. Regardez ce qui est écrit. Candice lut la phrase : L’épouse de l’astronome. La petite note contenue dans le livre de Duchesne disait : La réponse se trouve-t-elle dans la tombe de Nakht? Depuis que j’ai découvert que votre père l’avait glissée à la page de la gravure de la tablette, je me dis qu’il pensait que celle-ci datait de la dix-huitième 159 dynastie, ou qu’il y avait une référence à Nakht dans cette écriture. Nakht était un scribe portant le titre d’astronome d’Amon au temple de Karnak, dans les années 1500-1315 avant notre ère. Sa femme, Tawi, était une musicienne d’Amon. À part cela, on ne sait rien d’eux ; même le nom du pharaon au pouvoir à l’époque n’est pas certain. Le tombeau de Nakht, dans les environs de la Vallée des Rois, est célèbre pour ses fresques. Je les ai examinées : elles ne comportent aucune étoile, malgré la fonction de l’occupant du lieu. Elle dépeignit Tawi telle qu’elle figurait, un instrument de musique à la main, en chantre d’Amon. L’Étoile de Babylone était-elle reliée à cette femme, et non à son mari? Et quel était le rapport entre un aristocrate de la dix-huitième dynastie et Babylone, qui n’avait atteint son apogée que cent ans plus tard? Pourquoi un code secret, inspecteur? Pourquoi ce texte n’a-t-il pas été rédigé dans un alphabet d’une langue connue, quelle qu’elle soit? Peut-être s’agissait-il d’une société secrète. De gardiens de connaissances interdites. Son téléphone portable sonna. C’était Mme Quiroz. Elle venait de se souvenir de l’endroit où elle avait caché la lettre de son père. 10 Jessica Randolph n’avait pas eu l’intention de pourchasser Candice Armstrong avec sa voiture. Mais quand cette petite péronnelle avait martelé la Mustang en insistant pour qu’elle s’arrête, une sorte de colère l’avait submergée. Et une fois la poursuite entamée, elle s’était prise au jeu. Elle regrettait même de ne pas être allée jusqu’au bout, d’avoir laissé sa mission inachevée. Peut-être n’était-il pas trop tard. Elle se glissa hors du lit et enfila une robe de chambre en satin, se déplaçant silencieusement pour ne pas déranger l’homme encore endormi entre les draps froissés. Elle le regarda avec dédain. C’était un parlementaire riche et influent, marié, père de quatre enfants. Sans doute le pire amant qu’elle eût jamais connu, mais là n’était pas l’objectif de cette liaison, de toute façon. La satisfaction physique n’était pas une priorité pour elle. Sa passion était l’acquisition d’oeuvres d’art, et ce monsieur comptait parmi ses connaissances certains des plus grands collectionneurs privés d’Angleterre. En ce moment, Jessica était sur la piste d’un manuscrit du cinquième siècle ; or cet homme savait où il se trouvait et comment persuader son propriétaire de le vendre. 161 Elle marcha pieds nus sur la moquette abricot, si épaisse que ses orteils disparaissaient dans les fibres. La chambre était plus que luxueuse, remplie d’objets anciens et de meubles coûteux, avec de superbes rideaux et des lustres en cristal. C’était sa maison, elle l’avait décorée elle-même. Elle y âmenait ses amants, s’étant fixé comme règle de ne jamais aller chez eux et de ne les voir ni à l’hôtel ni dans aucun lieu extérieur. Tout, dans sa vie, devait se dérouler sur son terrain, qu’il s’agisse de négocier l’achat d’un vase Ming ou de passer une heure en intime compagnie. Son appartement de huit pièces était situé dans la partie la plus luxueuse de Londres. Mais elle possédait d’autres résidences. Ce soir, tout allait changer. Une nouvelle vie se profilait pour elle. Plus d’aventures. Un seul partenaire, celui qu’elle attendait depuis une éternité. Un ronflement émergea de dessous le couvre-lit en satin. Le parlementaire avait posé trop de questions, mais comme toujours, elle avait su les éluder avec adresse. Son passé ne regardait personne : d’où elle venait, ce qu’elle avait dû faire pour atteindre son statut haut placé dans le monde de l’art, tout cela appartenait à son jardin secret et n’avait pas à alimenter les commérages. Si jamais les journaux à scandale venaient à l’apprendre... Quand elle entendit la sonnerie du téléphone, elle se glissa en toute hâte hors de la chambre à coucher, ferma la porte et atteignit l’appareil avant sa bonne. Elle entretenait en permanence, à ses? diverses adresses, un personnel de maison trié sur le volet, choisi pour sa discrétion et sa capacité à se 162 taire. C’était sa ligne privée qui sonnait. Seules quelques personnes en possédaient le numéro. Jessica, dit-elle en décrochant. Le professeur Masters est mort, fit une voix sombre. Qu’en est-il de l’Étoile de Babylone? En affaires, il ne fallait pas perdre de temps. Nous allons surveiller de près son fils, Glenn. Cela pourrait devenir soudain très simple pour nous, ou au contraire très compliqué. Et Candice Armstrong? Elle disparaîtra de la circulation dès cette nuit. Je vous appelle. La lettre que John Masters écrivait à son fils lorsqu’il avait été interrompu par son assassin était dans le bureau, avait dit Mme Quiroz. Glenn arracha avec rage les scellés jaunes posés par la police, comme s’il était prêt à démolir la maison pour entrer. Une fois à l’intérieur, il appuya sur un interrupteur et le lustre en cristal accroché au plafond de l’entrée s’éclaira. Les lieux sentaient le renfermé, comme s’ils n’avaient pas été occupés depuis des années. Comme la vie disparaît rapidement... songea Candice. Ils trouvèrent la missive, roulée et nichée dans un vase contenant des iris en soie. Au bout de trente ans au service du professeur, Mme Quiroz avait vraisemblablement assimilé certaines de ses manies. Glenn se tenait au centre du tapis oriental, serrant le rouleau de papier tell un objet précieux. Votre père pensait sans doute que quelqu’un de l’hôpital vous contacterait, dit Candice, tant 163 pour combler le silence que pour l’aider à franchir cette douloureuse étape. D’habitude, on prévient la famille. S’il m’a fait appeler, ce n’était pas à votre place, c’était pour que je sois là en plus de vous. Glenn leva les yeux et elle y lut une reconnaissance si sincère qu’elle dut détourner le regard. Le téléphone les fit sursauter. C’était une publicité enregistrée, que Glenn interrompit pour ramener le silence. Il s’aperçut alors que le point lumineux indiquant la présence de messages clignotait sur le répondeur. Il y avait eu plusieurs appels. Il appuya sur le bouton marche et ils écoutèrent les condoléances, les offres d’essai gratuit du câble, un faux numéro, et puis : Professeur Masters, c’est de nouveau Elias Konstantine, disait une voix teintée d’un fort accent anglais. Je suis désolé d’avoir mis autant de papiers, les frais... Bref: je peux vous emmener à Djebel Mara. Mais il est impératif que vous arriviez à Damas tout de suite. Et je dois vous prévenir que vous ne serez pas en sécurité. Vous venez à vos risques et périls. Un homme s’est adressé à moi aujourd’hui pour me demander de le conduire à Djebel Mara. Je lui ai dit que je ne connaissais pas l’endroit. Je crains que vous n’ayez des concurrents. Damas! s’exclama Candice. Ainsi, votre père prévoyait bel et bien d’entreprendre des fouilles! Et Djebel Mara est un lieu! Mais comment quelqu’un d’autre peut-il être au courant? Le professeur n’en avait parlé qu’à moi! Glenn tenait toujours la lettre de son père, comme s’il hésitait à la dérouler. 164 - La réponse doit se trouver dans le classeur qui a été volé dans ce bureau, dit-il. Serguei Baskov avait dû écrire à mon père à propos de Djebel Mara. Alors chacun de nous possède une partie du puzzle, conclut Candice, Tout cela commençait à ressembler à une véritable chasse au trésor mondiale... Glenn décrocha le téléphone et appela le commissariat. Quand il raccrocha, il résuma la situation à Candice : Aucune piste pour les cambriolages. Et nous ne parvenons pas à localiser Philo Thibodeau. Il médita sur le dernier mot de Konstantine : concurrents. Le meurtrier de son père cherchait l’Étoile de Babylone. Ce qui signifiait que lui aussi allait devoir se lancer dans cette quête. Il retira son chapeau, un élégant feutre noir bordé d’un liseré de satin, et le posa doucement sur le bureau. À la façon d’un rituel, se dit Candice. Elle le regarda ensuite déployer la lettre, prendre une profonde inspiration et tendre le papier pour mieux capter la lumière. Il se préparait pour la révélation à venir. Cher fils, commença-t-il à haute voix. Vous n’êtes pas obligé de me la lire, l’interrompit Candice, Vous êtes impliquée dans tout cela, mademoiselle Armstrong. Vous avez le droit de savoir ce qu’il y a dans cette missive. Mais ce n’était pas la véritable raison. Glenn se sentait simplement plus à l’aise en lisant le texte à un tiers, en rendant publics ces mots privés, en 165 établissant une distance avec le chagrin que lui faisait la mort de son père. Cher fils, reprit-il. Puisque tu lis cette lettre, c’est que je suis mort, soit parce que la nature i’aura voulu, soit en raison d’une mésaventure, soit à cause d’un accident survenu durant mes fouilles en Syrie. Il est possible que je disparaisse avant d’entreprendre ma quête, auquel cas je te demande de la reprendre pour moi. Si je suis enterré en Syrie, alors je t’implore de continuer ce que j’ai commencé là-bas. Pardonne-moi, mon fils, je t’écris en urgence, car je suis en grand danger. Et maintenant, à cause de moi, toi aussi. Il y a des choses indispensables que je dois te dire. Mais tout d’abord il est temps pour nous de faire la paix. Des larmes piquaient les yeux de Glenn alors qu’il découvrait les mots de son père, dans la clarté de la lampe de bureau. Il se remit à lire. À l’heure qu’il est, tu as dû examiner mes affaires et les objets de mon coffre à la banque ; tu sais donc, grâce au courrier de Serguei Baskov, que l’Étoile de Babylone se trouve à Djebel Mara. Comme je crois qu’elle te mènera à la dix-huitième dynastie égyptienne, et à une révélation extraordinaire à ce propos, je te conseille de demander l’aide du docteur Candice Armstrong. Peut-être te rappelles-tu qu’elle m’a assisté sur le projet Salomon. C’est quelqu’un de bien et elle fait partie des meilleurs égyptologues. Tu peux avoir toute confiance en elle. Des ombres s’infiltraient dans la pièce, s’étiraient, comme pour écouter. 166 - On prétend que l’âge apporte la sagesse, poursuivit Glenn. Du moins, c’est ce que je pensais. Ce n’est pas le cas. Ce qu’il provoque, c’est la prise de conscience du fait que nous manquons de cette vertu. Glenn marqua une pause, s’éclaircit la gorge et fit un pas pour se rapprocher de la lampe. Je ne peux qu’imaginer ce que tu as pu endurer après la mort de ta mère. J’étais trop anéanti pour te consoler. Combien de fois ai-je souhaité avoir le courage, ou plutôt l’humilité, d’aborder ce sujet et d’agir pour notre réconciliation? Mais souvent, quand nous étions ensemble, rien n’allait plus. J’ai passé ma vie à reconstituer des choses brisées, et c’est aussi un peu ce que tu fais, mon fils, en tant qu’inspecteur. Et malgré cela, nous n’avons pas su réparer notre relation. Je sais que tu penses que je suis gêné par ton métier, continua Glenn, la gorge serrée. Ce n’est pas vrai. Je suis fier de toi. Mais je suis trop borné pour te l’avouer. Si tu lis cette lettre, cela signifie que je n’ai pas effectué le premier pas pour briser le silence entre nous, Et que je ne suis plus. Sache donc, mon fils, que je t’aime de tout mon être, que je t’ai toujours aimé et qu’il n’y a pas de mot pour exprimer l’intensité de ce que je ressens. Glenn appuya les doigts sur ses paupières. Candice attendit. La pluie s’était remise à tomber. Au bout de quelques secondes, Glenn se rapprocha encore de la lampe. La feuille tremblait dans ses mains. Parlons d’affaires, maintenant. Mon fils, je t’ai transmis tout un tas de mystères qui ont fait 167 surgir des questions sans réponse. Et il y a autre chose que tu ne sais pas : depuis des années, je te protège. J’aurais dû te parler depuis longtemps de Morven et de la Luminance. Candice écarquilla les yeux. La Luminance! Il est temps que tu connaisses la vérité. Je te l’ai épargnée tout ce temps par sécurité. Tu n’as jamais su quel était le véritable travail de ta mère. Glenn cessa brusquement de lire. Un pli profond barrait son front : son véritable travail? Tu dois le découvrir toi-même. En lisant son journal. Après sa mort, je l’ai rangé. Il est dans sa table de nuit, là où elle le mettait. Lis le, mon fils. Tu as besoin de savoir à quoi tu es confronté, quelles forces tu vas devoir affronter. Glenn regarda le plafond, comme pour apercevoir, à travers le plâtre, les poutres et la moquette de l’étage supérieur, le journal, à sa place dans le tiroir. Puis il acheva sa lecture. Philo Thibodeau est un fou. Il croit en Nostradamus et a pris à la lettre la prophétie de la septième centurie, quatrain quatre-vingt-trois. Ne le laisse pas s’emparer de l’Étoile de Babylone ; il l’utiliserait pour faire le mal. Je veux parler de l’Armageddon, Glenn. Rien de moins. Je crois que Philo prépare une dévastation gigantesque... Glenn s’arrêta de nouveau. Continuez, supplia Candice. C’est tout. Il n’y a rien de plus. Il a dû être interrompu à ce moment-là. Il fixa le dernier mot, l’espace vide qui le suivait, et s’imagina la sonnette de la porte, cet instant 168 fatidique qui avait mis un point final à la vie de son père... Candice frissonna. La nuit tombait, il faisait frais et l’humidité se répandait dans la maison tell un insidieux brouillard. Qu’a-t-il voulu dire par une dévastation gigantesque? interrogea Glenn. Candice s’imagina soudain l’Étoile de Babylone comme une arme nucléaire abandonnée dans le désert par quelque dictateur du Moyen-Orient. Elle regarda Glenn, dont les traits réguliers étaient éclairés par la lampe. Qu’est-il écrit sur les tablettes et que votre père voulait tant éviter de voir tomber entre des mains ennemies? Elle porta sa main à son cou et effleura le pansement : quelqu’un avait cherché à la tuer pour ces objets. Quelque chose de biblique? Une prophétie, peut-être? La fin du monde. Laissant tomber la lettre sur la table, Glenn quitta la pièce sans un mot. Candice l’entendit monter l’escalier, marcher au-dessus de sa tête, puis revenir dans le bureau avec un livre dans les mains. Le journal de sa mère. Un recueil de la taille d’un cahier d’écolier, mais couvert d’un tissu en soie émeraude, aux pages blanc cassé dorées sur la tranche, avec un ruban rouge en guise de marquepage. Il fermait grâce à un rabat aimanté. Glenn l’ouvrit à une page au hasard et reconnut l’écriture maternelle : La mort n’existe pas. 169 Il le referma d’un coup sec et appuya sur le fermoir. Pas maintenant, pas tout de suite. C’était plus qu’un ouvrage inerte. C’était son propre coeur. Ce qui lui permettait de vivre. Une chose si précieuse qu’il était prêt à risquer sa vie pour la protéger. La prophétie de Nostradamus... fit Candice, songeuse. Peut-être qu’elle nous dira quelque chose. Glenn balaya la pièce du regard : il se souvenait d’un volume ancien que son père possédait depuis son enfance. Il le trouva dans la bibliothèque, puis rejoignit Candice pour le feuilleter. Les chapitres, ou centuries, étaient organisés en poèmes de cent quatre lignes chacun. Après avoir trouvé le septième, Glenn tourna rapidement les pages pour atteindre les derniers quatrains, mais le texte n’allait pas au-delà du quarante-deuxième. Il reposa l’oeuvre. Il était temps d’agir. S’emparant du téléphone, il dit à Candice : L’assassin de mon père n’est plus aux ÉtatsUnis, parce qu’il n’y a plus rien pour lui ici. Il va obliger Elias Konstantine, par tous les moyens, à le conduire à Djebel Mara. C’est là-bas que je le trouverai. C’est là-bas que nous le trouverons, corrigeat-elle. Quoi? Il la regarda fixement. Je vais avec vous. Je l’ai promis à votre père. Quand Glenn prit conscience de ce qu’elle disait, il fut gagné par une sorte de panique. Elle dardait sur lui son regard intense et profond, ses yeux 170 humides de larmes. Il se sentait totalement désarmé face à sa détermination. Et pourtant il ne pouvait pas l’emmener avec lui en Syrie. Il chercha les mots pour la convaincre. Ce n’est pas possible. Il y a trop de risques. Si Philo Thibodeau est bien l’homme que je recherche, il est riche et puissant, et il lui suffit de claquer des doigts pour qu’advienne ce qu’il veut. Nous serons deux contre un. Je serai une aide pour vous, inspecteur, pas une charge, ajouta-t-elle, voyant qu’il demeurait résolu. Je suis archéologue. Comment allez-vous vous y prendre pour trouver l’Étoile de Babylone? Reste professionnel, garde le contrôle. De la même façon que pour débusquer un meurtrier : je suivrai les pistes. Comment entrerez-vous en Syrie? Il faut des semaines pour se procurer un visa. Pas en cas d’urgence. Collaboration policière internationale. Nous le faisons tout le temps. Joignant le geste à la parole, il prit son téléphone et composa un numéro. Ici Masters. J’ai besoin de parler au capitaine Boyle. C’est urgent. Laissez-moi m’occuper de ça, mademoiselle Armstrong, insista-t-il en se tournant vers elle alors qu’il attendait. Le temps que vous obteniez un visa, j’aurai déjà arrêté le coupable. Elle sortit son propre téléphone portable, comme pour prouver qu’elle n’entendait pas abandonner si facilement. Que faites-vous? J’appelle Ian Hawthorne. Il m’a dit qu’il retournait en Jordanie. Il y dirige des fouilles. Il 171 peut me faire entrer dans le pays en tant que membre de son équipe. À partir d’Amman, le passage vers Damas est facile. Mademoiselle Armstrong... Ian, c’est Candice. Vous m’aviez dit d’appeler si j’avais besoin de quelque chose. Eh bien, j’ai un grand service à vous demander. Merci de me rappeler, fit-elle quand la messagerie de son correspondant se fut enclenchée. Glenn serra les dents, irrité. Elle glissa le téléphone dans son sac à main et se méprit sur le regard qu’il posa sur elle. Ne vous inquiétez pas, je ne vais rien dire à Ian, à propos de l’Étoile de Babylone, à moins que cela ne s’avère absolument nécessaire. Et il ne me demandera rien. C’est un gentleman. Glenn essaya une autre tactique. Mademoiselle Armstrong, votre présence mettrait mon enquête en péril. Le téléphone de Candice sonna. Elle lut ce qui était indiqué sur l’écran numérique : indicatif 409, la zone de San Francisco. Je dois prendre cet appel. Son coeur battait la chamade. Elle décrocha et reconnut la voix de Reed O’Brien. Nous avons appris la nouvelle pour John Masters, dit ce dernier. C’est une terrible perte pour le monde universitaire... Nous vous avons choisie, Candice. Le poste est pour vous, ajouta-t-il après un silence. Elle fixa la cheminée, noire, froide, propre et nette. Elle sentit le regard de Glenn sur elle et 172 entendit la pluie qui tombait dehors. Elle l’avait emporté. Oh... Quoi? dit Glenn. Je suis embauchée, inspecteur, pour la situation dont je vous avais parlé. Une vague de soulagement le submergea. Elle allait partir pour San Francisco. Mais Candice serrait toujours son téléphone dans sa main. Candice? demanda Reed, à plus de six cents kilomètres de là. Elle fut soudain saisie d’un vertige. Ils lui faisaient confiance! Ils avaient ignoré l’incident avec Faircloth et l’avaient jugée sur ses qualités. Elle était finalement reconnue par ses pairs. Puis elle regarda Glenn, son visage sombre, le livre vert émeraude qu’il serrait, et elle réfléchit. Elle recouvrit le téléphone de sa main, reléguant Reed O’Brien et ses bonnes nouvelles aux affres du silence. Inspecteur, dit-elle, si vous trouvez l’Étoile de Babylone et les tablettes, qu’en ferez-vous? Il cligna des yeux face à cette question inattendue. Je les remettrai aux autorités, pourquoi? Votre père voulait les rapporter ici, pour qu’elles soient en sécurité. C’est ce qu’il a ordonné. Il est illégal de sortir des reliques anciennes ou tout objet culturel de valeur d’un pays. Si je récupère ces pièces, quelles qu’elles soient, mon devoir sera de les rendre au gouvernement syrien. Mais votre devoir filial... Il relève de la loi, mademoiselle Armstrong. 173 À la vue de l’expression déterminée de Glenn, de sa mâchoire serrée, de son menton volontaire, Candice comprit qu’il n’y avait plus de question à se poser, plus de doute sur la décision à prendre. La voie devant elle était nette, toute tracée. John Masters lui avait demandé de rapporter l’Étoile de Babylone. Elle reprit Reed, qu’elle avait mis en attente à San Francisco. Je ne peux pas accepter, dit-elle simplement. Je suis désolée. Quoi? s’écria Glenn en lui saisissant le poignet. Prenez ce boulot! Allez à San Francisco! Elle se dégagea et raccrocha son téléphone. je ne peux pas croire que vous ayez fait ça. Moi non plus! songea-t-elle. Je sais ce que je fais. Bon sang, mademoiselle Armstrong, vous ne vous rendez pas compte du danger? Si je n’attrape pas le meurtrier de mon père, alors c’est vous qu’il poursuivra! Elle lutta pour garder la tête haute et se convaincre qu’elle avait pris la bonne décision. Le projet de San Francisco pouvait sauver sa carrière... Et peut-être sa vie. C’est encore mieux, répliqua-t-elle. Comme ça, je servirai d’appât. Elle avait prononcé ces belles paroles avec bien peu de courage. Percevait-il à quel point elle avait peur, en réalité? Les paroles de Reed lui revinrent à l’esprit. Malgré son impopularité et une courte carrière déjà entachée de scandale, O’Brien et le conseil 174 d’administration du musée avaient reconnu ses qualités et ses compétences véritables. S’ils lui avaient fait confiance, alors elle aussi devait se fier à elle-même. Je ne peux pas faire ça! pensa-t-elle encore. Je croyais que vous travailliez à contrôler votre caractère impulsif, ajouta Glenn en faisant la moue. Te n’ai pas été impulsive. Oh que si, avait-il envie de répondre. Et terriblement entêtée, aussi. Vous ne pouvez pas venir. Vous ne pouvez pas m’arrêter. Elle le défia du regard, sûre d’elle. Mais quand les yeux de Glenn croisèrent les siens, elle sentit son coeur réagir de façon alarmante. Et elle comprit que c’était une chose de dire bonne nuit à un homme attirant sur le seuil d’une porte et de se réfugier chez elle en le faisant sortir de ses pensées, et que c’en était une autre de traverser la moitié du monde avec lui, constamment en sa compagnie, dans une proximité de tous les instants. Mais elle avait fait une promesse au professeur. Au prix d’un petit effort de volonté, elle résisterait au charme de son fils. Alors qu’elle se tenait là, face à lui, et qu’elle le défiait, Glenn remarqua que sa voix déjà suave se faisait plus profonde encore, et il réprima un frisson. Des images de nuits torrides, de draps froissés, lui vinrent soudain à l’esprit. C’était pour cette raison qu’il ne pouvait pas la laisser venir : elle détournait son attention de la pire manière. Il avait rendez-vous avec le danger, quelque part à l’autre bout du globe, et il avait besoin de concentrer toutes ses forces sur cette mission. Puisqu’elle était 175 déterminée à l’accompagner, il trouverait un moyen, une fois qu’ils seraient arrivés à Damas, de la convaincre de rentrer aux États-Unis. De force, s’il le fallait. 11: Leur réunion secrète se déroula au quarantième étage d’un gratte-ciel surplombant Houston et ses lumières scintillantes. Une sombre assemblée de vingt-deux personnes, dont les chuchotements emplirent la tour drapée dans la nuit, bien après les heures de bureau. Elles avaient tranquillement franchi l’entrée du bâtiment, où le personnel de sécurité avait été remplacé par le leur. Sans perdre de temps en plaisanteries frivoles ou en conversations privées, elles avaient pris place autour d’une grande table de conférence éclairée, tandis que le reste de la pièce, y compris les sièges en cuir, demeurait dans la pénombre. Chacun avait apporté un dossier et se préparait à effectuer un compte rendu. De temps en temps, l’éclat d’une pierre précieuse ou d’un bijou en or ou platine, porté au poignet ou au doigt, témoignait de la richesse des participants - et, par extension, de leur pouvoir. Ils n’étaient pas tous américains et la plupart étaient venus de l’étranger, par avion. Leurs réunions n’avaient pas systématiquement lieu dans ce bilding, ni même aux États-Unis, d’ailleurs. Mais ce soir, ils avaient rendez-vous ici, dans cette tour, propriété d’une société de pétrochimie appartenant à Philo Thibodeau. Voilà pourquoi il présidait leur assemblée. 177 Il se tenait en bout de table, la lumière faisant ressortir la blancheur de ses cheveux. Il était habillé d’une chemise, d’un pull et d’un pantalon blancs. Ses vêtements étaient impeccables, car il avait pour manie de se changer plusieurs fois par jour. Et alors que les autres s’étaient servi de l’eau ou du café, aucune tasse, aucun verre n’était posé devant lui, Il ne mangeait ni ne buvait jamais en présence d’autrui. Personne, pas même sa femme, ne l’avait vu avaler une gorgée ou une bouchée de quoi que ce fût. Monsieur Greene, nous commençons par vous, dit-il à l’homme placé à sa droite. Celui-ci ouvrit un dossier, s’éclaircit la gorge et lut le rapport qui s’y trouvait. Roger Fieldstone a été arrêté pour possession d’objets volés au musée Getty de Malibu. Son procès commence la semaine prochaine devant la cour d’appel de Los Angeles. Thibodeau contrôla son irritation. Il nous faut limiter rapidement les dégâts sur ce cas, déclara-t-il sèchement. Quel est le juge qui préside? Est-ce l’un des nôtres? L’intervenant consulta ses notes. Norma Brown. Ah, oui. Une femme bien. Je l’appellerai. Réaffectez Fieidstone. li a travaillé n’importe comment. Qu’il fasse profil bas. Essayez le laboratoire de spectrométrie. L’invité suivant avait des mains dont la peau sombre tranchait sur la couverture crème de son classeur, telles les touches noires sur le clavier. Nous sommes sur la piste d’un ouvrage qui, selon les rumeurs, serait le journal de l’un des 178 premiers anthropologues ayant visité l’Afrique de l’Est, annonça-t-il. On prétend qu’il contiendrait des descriptions de rites religieux secrets. J’ai rendez-vous avec le vendeur la semaine prochaine. Excellent, monsieur Kimbata, réagit Thibodeau. Suivant, s’il vous plaît. Chacun leur tour, ils firent un exposé en anglais, avec l’accent de leur langue maternelle. Dans le dernier numéro du Trimestriel du marché international des antiquités, dit un homme au dos voûté portant de grosses lunettes à monture épaisse, il y a une annonce pour une stèle Cretoise gravée d’inscriptions en linéaire B. Thibodeau leva la main. Il s’agit d’une contrefaçon. Suivant? Pour le manuscrit sur soie contenant un texte du Tao jusqu’alors inconnu, dit M. Yamamoto, de Tokyo, le vendeur demande cinq millions. Le groupe passa un moment à se concerter, certains acquiesçant, d’autres secouant la tête, jusqu’à se mettre d’accord pour déclarer le prix équitable. Le dernier membre à s’exprimer, un virtuose de la finance, grand spécialiste de Wall Street, annonça l’élection d’une connaissance commune au poste de P-DG d’une puissante multinationale. Il y eut des hochements de tête approbateurs et Thibodeau laissa échapper tout bas un long sifflement. Que cette entreprise tombe dans leur escarcelle était un rêve qui devenait réalité. Enfin, ce fut son tour. J’ai de bonnes nouvelles : le docteur Candice Armstrong s’est lancée à la recherche de l’Étoile de Babylone. 179 Barney Voorhees, ministre de la Culture d’un petit pays d’Europe, intervint : Il lui faudra des semaines pour obtenir un visa pour la Syrie. Nous pouvons encore l’arrêter. Elle a demandé de l’aide à Ian Hawthorne, répondit Philo. Il a des relations en Jordanie et sait à qui graisser la patte pour faciliter l’entrée de la jeune Armstrong sur le territoire. Une fois arrivée à Damas, elle se mettra en contact avec un certain Elias Konstantine. Et pour Glenn Masters? Il se rend également là-bas, N’avons-nous aucun moyen de les stopper? interrompit une voix masculine sortie de la pénombre, à l’accent australien. Si, répliqua Thibodeau. Mais ce n’est pas forcément la meilleure solution. À ce stade, il ne voulait plus les empêcher de continuer. Mieux valait les laisser trouver l’Étoile de Babylone ; il serait toujours temps de les sacrifier ensuite. Cependant, il préférait garder pour lui cette ultime étape de son plan. Soumettons cette question au vote, proposa une femme dont l’anglais irréprochable était teinté d’une note d’accent français. Chaque membre reçut deux petites boules lisses en verre opaque, l’une noire, l’autre blanche. On fit ensuite circuler une urne ronde parmi l’assemblée et chacun, serrant le poing sur une bille pour ne pas dévoiler son choix, la glissa dans la fente. Quand tous eurent officié, l’urne fut apportée en bout de table. Philo Thibodeau jeta un coup d’oeil à l’intérieur, puis il retira les billes une à une et s’exécuta à 180 son tour. Le blanc triomphait. La décision de laisser Candice Armstrong et Glenn Masters se rendre en Syrie avait été prise à l’unanimité. Le vote était une supercherie, même si les membres de la société secrète n’en avaient pas conscience. Il y avait bien longtemps qu’ils n’exerçaient plus aucun pouvoir en son sein. Mais Philo acceptait de maintenir l’illusion car cela servait, pour l’instant, ses desseins. Chacun repartit vers sa vie de banquier, d’homme politique, de scientifique ou de poète, auprès de ses amis et de sa famille, qui ignoraient tout de son implication dans cette structure. Une fois qu’il se retrouva seul, Thibodeau passa dans le bureau attenant, où un homme l’attendait. Buschhorn ne vendra pas, déclara-t-il. Ses joues étaient creuses et ses dents de devant séparées par un interstice. Du fait de sa carrure imposante, il était habitué à obtenir gain de cause. Mais, dans ce cas précis, il avait échoué. Philo secoua la tête avec regret. Il préférait effectuer ses acquisitions pacifiquement, de manière civilisée. Cependant, lorsqu’il rencontrait une résistance, il considérait comme inévitable d’appliquer des mesures plus efficaces. Cela aussi, les autres l’ignoraient. Sammy était son sauveur. Sans sa précieuse compagnie au cours des dernières années, Britta Buschhorn n’eût pas survécu. C’est pourquoi elle lui donnait la meilleure nourriture, les plus beaux jouets, et le laissait en liberté complète dans la maison deux heures par jour. Sammy était la perruche la plus heureuse au monde. 181 Britta vivait seule dans un appartement avec vue sur la Hederichstrasse à Francfort. A seulement quarante-deux ans, elle avait les cheveux aussi blancs que les plumes de l’oiseau perché sur son épaule. Ses grands yeux brillaient d’un éclat tourmenté à cause de tout ce qu’elle avait vu. Elle avait été torturée par des rebelles après l’assaut du centre médical où elle travaillait avec son mari, dans une jungle d’Asie du Sud-Est. Maintenue pendant des mois dans l’obscurité, dans un état de quasi-famine, avec vingt-neuf autres employés de la clinique, elle en avait réchappé. C’était la seule survivante. Sammy lui avait permis de s’en sortir. Il sifflait lorsqu’elle retirait ses vêtements avant de se glisser sous la douche, partageait ses déjeuners composés de pain noir et de saucisse, réclamait des caresses sur la tête et emplissait l’appartement des sons les plus comiques. Il était sa seule compagnie, son seul amour dans l’univers où elle vivait, dédié au combat pour les droits de l’homme. Membre d’Amnesty International, Britta écrivait des lettres, prononçait des discours, organisait des manifestations et restait à l’affût des injustices. Sammy était son antidote dans cet univers de malheur. Le fauteuil roulant était motorisé. Un luxe nécessaire, car les rebelles lui avaient cassé les bras, et ils n’avaient jamais retrouvé totalement leur force. Comme elle se déplaçait vers la cage, Sammy sur son épaule, elle lui promit une gâterie s’il se montrait sage et faisait la sieste. Il émit un petit gloussement, mordilla avec malice le lobe de l’oreille de sa maîtresse, puis voleta jusqu’à son perchoir. Il leva la tête en dressant sa superbe crête blanche, semblant 182 évaluer ce qu’il avait le plus envie de grignoter d’abord : de l’os de seiche ou de l’oeuf à la coque. Britta crût entendre s’ouvrir la porte d’entrée. Elle avait dû se tromper. Elle l’avait fermée à clé. Mais quand elle regarda par-dessus son épaule, elle vit deux hommes debout, en imperméable ; l’un était noir, l’autre blanc, avec une tache de vin sur la joue. Un troisième, plus vieux, avec une barbe et des cheveux blancs, apparut derrière eux et ils s’écartèrent, telle la mer s’ouvrant devant le Prophète. Il portait un pantalon blanc et une chemise blanche à col ouvert, sous une veste en cachemire crème, comme pour défier le temps morne et sombre qu’il faisait dehors. Il s’immobilisa face à elle, dans une posture si imposante qu’on eût dit qu’il occupait tout l’espace du petit appartement. Ne soyez pas effrayée, Frau Buschhorn, dit-il. Philo parlait un allemand irréprochable, avec un très léger accent américain. Nous ne sommes pas venus pour vous faire du mal. Qui êtes-vous? Que voulez-vous? demanda Britta. Elle tourna légèrement sa chaise pour se mettre bien en face des intrus, afin de leur montrer qu’elle ne se laissait pas facilement intimider. Philo marqua une pause pour la jauger. Une femme endurcie. Ses cheveux avaient blanchi prématurément, comme les siens. Il connaissait son histoire ; elle avait fait la une des journaux du monde entier quand elle avait échappé à ses ravisseurs et avait été retrouvée par des touristes. Maintenant, 183 Britta Buschhorn était une icône des droits de l’homme internationalement reconnue. Philo savait ce qu’elle pensait : qu’il ne pouvait rien lui faire que les rebelles ne lui aient déjà fait. Elle se trompait. Il glissa la main dans sa poche et en sortit un petit livre. Pendant sa captivité, Jacob, le mari de Britta, avait fait l’expérience de plusieurs visions mystiques. Dans son obscurité, il avait vu la lumière ; dans sa souffrance, il avait senti la présence de Dieu ; dans les cris de ses compagnons torturés, il avait entendu la voix du Seigneur ; et quand il avait perdu conscience à cause de la douleur, il s’était senti transporté hors de son corps, vers un berceau d’amour. Jacob avait révélé ces visions à ses camarades pour leur apporter espoir et réconfort, et les avait notées sur des morceaux de papier à la craie, au charbon de bois ou au crayon dès que les rebelles avaient le dos tourné. Après son rétablissement à l’hôpital et son retour chez elle, Britta s’était plongée dans ces écrits pour se consoler et, estimant qu’ils devaient être partagés avec le reste du monde, les avait fait publier. Ces paroles d’espoir, de sagesse et de réconfort avaient rencontré un succès immédiat et s’étaient transformées en best-seller. Elles avaient été traduites en de nombreuses langues, y compris l’anglais. C’était cette édition que Philo tenait justement. Nous sommes là pour récupérer les originaux à partir desquels cette traduction a été établie. Britta comprenait, à présent. Vous êtes celui qui a essayé de les acheter, ditelle. 184 Il y avait eu plusieurs offres ; la dernière avait atteint un million de dollars américains. C’est bien moi, confirma doucement Philo. Et je suis venu les chercher. Elle atteignit le téléphone. Philo fut à son côté en deux enjambées, se caressant le dos de la main du bout des doigts. Ne soyez pas effrayée, dit-il en la fixant sans ciller de ses yeux gris et profonds, la maintenant sous l’emprise de son regard. Nous n’allons pas vous faire de mal. Je vous le promets. Vous n’aurez pas ces papiers. Mes associés vont fouiller votre appartement. Mais ils procéderont avec soin, respectueusement. Je leur ai ordonné de tout remettre en état. S’ils dérangent quoi que ce soit, dites-le-moi et je ferai en sorte que ce soit immédiatement rectifié. Cherchez tant que vous voulez, répondit-elle avec un air de défi. Nous allons commencer de ce pas. Il se dirigea tranquillement vers la cuisine. Britta reprit le téléphone et s’apprêta à composer un numéro, quand elle s’aperçut qu’il n’y avait pas de tonalité : la ligne avait été coupée. Elle reposa le combiné et regarda en direction de la cuisine ; l’inconnu à la veste crème s’y activait comme s’il était chez lui. Elle se refusait à avoir peur de lui. Il pouvait se démener, ce serait en vain. Et elle savait d’expérience que rien ne la contraindrait à révéler quoi que ce soit. Mes associés et moi ne sommes pas des voyous ni des criminels, dit Philo en récupérant la bouilloire sur la gazinière. Nous sommes les chevaliers d’une 185 quête sacrée, membres de la plus ancienne et de la plus sainte société sur cette Terre, et notre mission ne peut être entravée par de quelconques vanités personnelles. Elle lui lança un regard fier et furieux à la fois. Ils pouvaient mettre à sac son appartement. Elle avait déjà connu cette situation, elle y avait survécu. Elle était au-dessus de tout cela. Philo emplit la bouilloire à l’évier, puis, se retournant, fixa Britta. Écoutez ce que j’ai à vous dire, maintenant, Frau Buschhom. C’est important que vous sachiez. Il posa la bouilloire sur l’un des brûleurs et alluma le gaz. Nos origines s’enracinent dans une congrégation de l’Antiquité, une fraternité d’hommes et de femmes qui étaient les gardiens de la connaissance. Cela s’est passé trois cents ans avant la naissance du Christ, à l’époque d’Alexandre le Grand, qui a eu une vision lui ordonnant de rassembler tout le savoir mondial. Pendant que Thibodeau s’occupait des tasses, soucoupes et cuillères, trouvait du lait dans le réfrigérateur et un sucrier sur la table, ses acolytes fouillaient avec soin et méthode les affaires de Britta dans sa chambre à coucher. Pour parvenir à son but, continua Thibodeau en versant du lait dans un pot en porcelaine, le successeur d’Alexandre, Ptolémée, a expédié des lettres aux divers souverains et gouverneurs du globe, pour leur demander de rassembler les travaux de leurs poètes, écrivains, penseurs et prophètes, les livres sacrés et profanes, les chansons et les hymnes. Puis il 186 a envoyé des agents dans les villes d’Asie, d’Afrique et d’Europe pour les collecter. Les bateaux étrangers de passage à Alexandrie étaient fouillés, à la recherche de parchemins et de manuscrits, et les découvertes emportées vers la Grande Bibliothèque, un énorme complexe de bâtiments, où elles étaient scrupuleusement copiées. Il trouva une théière marron. Dans la chambre, le placard de Britta faisait l’objet d’un examen approfondi, digne d’une inspection de la police scientifique sur le lieu d’un crime. Quant à Britta, bien qu’immobilisée dans son fauteuil roulant, elle tenait bon, résolue à ne pas se laisser intimider par ces trois étrangers qui violaient son intimité. Dans sa cage, à côté de la fenêtre, Sammy lissait ses plumes sans manifester d’inquiétude. Deux siècles plus tard, poursuivit Thibodeau, la descendante de Ptolémée, Cléopâtre, agrandit et enrichit l’institution en continuant à envoyer des émissaires à travers le monde pour collecter livres et écrits. Si bien qu’on dit qu’à l’époque de Jésus, la bibliothèque d’Alexandrie contenait des copies et des traductions de l’ensemble des oeuvres existantes. Figurez-vous cela, Frau Buschhorn. L’ensemble des oeuvres existantes. Thibodeau attrapa un plateau derrière le grillepain, le protégea avec un set de table qu’il avait trouvé dans un tiroir, et disposa dessus les serviettes, les cuillères et les tasses, ainsi que le sucre et le lait. Il l’apporta dans le séjour en disant : Les érudits ont été invités des quatre coins du monde pour étudier les manuscrits en chinois, en arabe ou en hébreu, les oeuvres de Platon, César et 187 Ptah-Hotep... Une foule de brillants esprits ont parcouru les grandes salles de lecture, les jardins et les musées du complexe. C’était la première université sur Terre, Frau Buschhorn. Une balise culturelle, exactement comme le célèbre phare d’Alexandrie. La bouilloire siffla. Philo retourna à la cuisine et, en passant devant la fenêtre, masqua la faible lumière. Il y eut un instant d’obscurité absolue, puis la clarté revint et Britta sentit un frisson lui parcourir le dos. Il reparut avec la théière, d’où s’échappait de la vapeur. Pendant qu’il servait le thé, Sammy s’amusait dans sa cage avec de grosses perles brillantes et des clochettes qui émettaient de petits bruits. Les deux hommes avaient terminé de fouiller la chambre et se concentraient sur la salle de séjour. La fin du jour projetait ses ombres sur la moquette et sur les intrus. Britta avait reconnu le milliardaire américain à cause des photos sur lesquelles on le voyait serrer la main du chancelier allemand. Quoi qu’il pût lui dire, sa voix demeurait étrangement douce et mélodieuse, et elle décelait une once de compassion dans ses yeux, comme s’il regrettait réellement cette intrusion. En l’an 391 de notre ère, reprit-il, le patriarche d’Alexandrie considéra avec méfiance cette Grande Bibliothèque où toute la sagesse des anciens était conservée. Il se dit qu’aussi longtemps que ce savoir existerait, le peuple croirait plus difficilement aux Évangiles de Jésus-Christ. Alors, il demanda la permission à l’empereur Theodosius, favorable à l’anéantissement des païens, de détruire l’établissement. Une foule de chrétiens, excitée par des dis188 cours passionnés et des invocations de Satan, attaqua avec des torches. Dans un déchaînement de haine, au nom d’une supériorité vertueuse, ils sortirent les trésors de la bibliothèque et les brûlèrent dans de gigantesques feux de joie au milieu des rues d’Alexandrie, pendant que les prêtres et les prêtresses tentaient de s’enfuir. Pouvez-vous vous figurer cela, Frau Buschhorn? Malgré elle, Britta se l’imagina : sur fond de ciel noir déchiré par les flammes jaunes, des hommes et des femmes se rassemblant en cachette, les prêtres au crâne rasé, les prêtresses avec leurs longs cheveux noirs, tous en toge blanche, remplissant désespérément leurs bras et leurs paniers d’autant de documents qu’ils pouvaient en porter, tandis qu’à l’extérieur de l’enceinte, la horde excitée pourchassait leurs pairs et les jetait dans les flammes, mêlant la chair au papyrus. On estime à presque un demi-million le nombre de livres qui ont été brûlés ce jour-là, conclut Philo. Il lui tendit une tasse, s’en servit une à son tour et la mit de côté sans y toucher. Celle de Britta aussi demeura intacte. L’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie est un fait historique avéré, dit Thibodeau en prenant une chaise pour s’asseoir en face d’elle. Mais ce que l’Histoire ne sait pas, c’est que nombre de gardiens de l’institution réussirent à fuir. Les deux hommes, venus à bout de leurs recherches dans le séjour sans avoir rien trouvé, s’intéressèrent finalement à la cheminée, qui n’avait pas été utilisée depuis des années. Ils transformèrent un tas de journaux en attente d’être recyclés en boules de papier, 189 qu’ils placèrent dans l’âtre. Britta les considéra avec perplexité lorsque, une fois la pile réduite à néant, ils s’attaquèrent aux posters affichés au mur - Arrêtez la tuerie maintenant, Liberté pour toute forme de vie, puis aux magazines et aux lettres, enfin aux livres pris sur les étagères. Elle eut un haut-le-coeur : ils préparaient un feu de joie dans son salon. Les prêtres se sauvèrent avec tous les ouvrages de valeur qu’ils pouvaient porter, continua calmement Thibodeau, comme s’il n’avait rien remarqué de ce que ses acolytes s’apprêtaient à faire. Une légende raconte qu’une prêtresse aurait même glissé un panier contenant les prophéties de l’oracle de Delphes sous sa tenue pour paraître enceinte. Tous se retrouvèrent à Chypre. De là, ils se déplacèrent vers le nord, en direction de l’Espagne, puis de la France, précédant systématiquement de nouvelles répressions de païens. Certains se convertirent finalement au christianisme, mais cela n’affecta pas le serment qu’ils avaient prêté de protéger les écrits, quels qu’ils soient. À travers les siècles, tandis que d’autres travaux étaient détruits par des esprits intolérants, les prêtres d’Alexandrie préservèrent ce qu’ils avaient sauvé du feu et poursuivirent leur quête culturelle, ainsi que l’exigeait l’injonction sacrée. Je n’ai pas peur de vous, répéta Britta, profitant du temps où Philo s’était tu pour lui laisser le temps de digérer ses propos. Il fronça les sourcils. Je ne l’escomptais pas, Frau Buschhorn. Je pensais seulement qu’il était plus honnête de vous faire 190 savoir pourquoi nous allions vous prendre les papiers de votre mari. Il ajouta de la crème dans le thé de Britta, et deux morceaux de sucre. Elle aperçut alors la lueur surprenante, dorée, de la bague qu’il portait à la main droite : la pierre était un rubis carré, avec des filaments d’or tissés autour, telles des langues de feu. Dans sa cage près de la fenêtre, Sammy dormait. La société secrète n’a cessé de se renforcer. Ses membres ont accompagné les conquistadores et les prêtres vers les Amériques, et ils y ont sauvé des manuscrits aztèques et mayas. Ils se sont rendus en bateau en Australie avec les premiers détenus, où ils ont écouté les aborigènes et mis par écrit leur sagesse. Il n’y a pas un seul endroit au monde dont la communauté n’a pas examiné les caractères sacrés. En tant qu’anthropologues, explorateurs et missionnaires, ses membres ont vécu parmi les Indiens qui habitaient la Terre de Feu, à l’extrémité de l’Amérique du Sud ; ils ont observé des tribus cachées en Nouvelle-Guinée et en Afrique. Ce qu’ils ont appris d’eux à propos du divin et du spirituel, les prophéties, tout a été noté et rapporté pour être conservé au même titre que la Torah, les enseignements du Christ, les paroles de Bouddha et de Mahomet, l’illumination de Lao-Tseu et de Confucius. Britta commençait à être effrayée. Les dissidents politiques qu’elle avait connus étaient une chose, mais un fou en était une autre. Mais vous avez le texte, intervint-elle en s’efforçant de garder un ton assuré. 191 Il regarda le mince volume qu’il avait posé sur la table. Ce n’est pas assez. La traduction est mauvaise. Elle contient des erreurs. Pour satisfaire à notre cause, les écrits doivent être aussi purs et proches de la source que possible. Quand les manuscrits de la mer Morte ont été découverts, on s’est rendu compte que le livre de Samuel, tell qu’il figure à notre époque dans l’Ancien Testament, était plus court et moins détaillé que l’original. C’était le résultat de siècles de traductions, de copies effectuées par des scribes qui pouvaient y introduire des erreurs. Il retira sa bague et lui montra l’inscription à l’intérieur de l’anneau. Fiat Lux. Que la lumière soit, dit-il. Elle ne peut souffrir d’être dévoyée. Mais ceci, ajouta-t-il en désignant du doigt la traduction des révélations spirituelles de Jacob Buschhorn, est perverti et, par conséquent, ne peut répandre la lumière. Replaçant le bijou à son doigt, il fit un signe à ses hommes. Ils craquèrent alors des allumettes et allumèrent le feu. Les flammes montèrent et, paradoxalement, Britta sentit un grand froid l’envahir. La collection d’Alexandrie n’est composée que de trésors purs, continua Philo. Nous possédons le second volume des Prédictions de Crisweït, qui n’a jamais été publié ; cinquante lectures d’Edgar Cayce, qui ne sont connues que de nous ; des quatrains de Nostradamus auparavant inconnus, qui furent diffusés dans les années 1800 ; les discours oubliés de Faraday Hightower ; et un essai de Sholorn Aleichern dans sa version originale en yiddish. 192 Il lui lança un sourire et le coeur de Britta fit un bond. Elle ne comprenait pas ce dont lui parlait cet esprit malade, mais il lui faisait peur. Et la flambée dans la cheminée l’angoissait encore plus. Vous saisissez donc maintenant, Frau Buschhom. pourquoi nous avons besoin des notes de Jacob. Elle ne dit rien, assise dans son fauteuil roulant, ses mains serrant fermement ses genoux. Vous n’avez pas touché à votre thé, dit-il. Merveilleux arôme. Du Darjeeling, je présume. Elle le conservait dans une boîte métallique sans étiquette, mais Philo connaissait les Earl Grey, notamment FOolong. Automnal, ajouta-t-il en remarquant sa teinte rougeâtre. Avec une touche caractéristique de West Bengal. J’admire votre goût. Ses yeux gris et sombres, embrasés par le reflet brillant du feu, qu’attisaient ses acolytes, étaient fixés sur elle. La lumière du jour, déjà faible car le temps était couvert, commençait à décliner, enveloppant l’appartement dans une obscurité grandissante. Mais les flammes projetaient des taches dorées sur les murs et sur la moquette. Ces papiers sont tout ce que je possède de l’homme que j’ai aimé, dit-elle d’une voix tremblante. Sans eux, je n’ai plus rien. Et elle réalisa dans une brusque panique que c’était la vérité : sans les paroles de son mari, prononcées au milieu de l’obscurité, de la souffrance et du désespoir, sans les originaux récupérés dans les tiroirs, les caisses et les corbeilles à papier, ces bribes 193 qui la reliaient à ces jours d’espoir et de désespoir, elle ne survivrait pas. Philo mit ses mains sur les siennes. Je dois les avoir, dit-il avec passion. Il y avait désormais de la fougue dans sa voix basse et solennelle, et l’éclat de ses yeux s’intensifia. Pour votre collection égoïste, répondit amèrement Britta. Elle ressentait l’envie de cracher au visage de cet homme vêtu d’une coûteuse veste en cachemire, qui s’était mis à genoux devant ses jambes sans vie. Oh, non! réagit Philo. Une nouvelle lueur apparut dans son regard et sa voix baissa jusqu’à n’être presque plus qu’un murmure, mais sans rien perdre de sa puissance. Vous ne pouvez certainement pas comprendre mon travail, ni la voie que je suis. Ce dont je m’occupe dépasse les mortels - et votre entendement. Elle sentit les doigts de son interlocuteur se raidir et devenir moites. Il lui sembla soudain qu’une sorte d’énergie circulait entre eux. Elle ne parvenait pas à détourner les yeux, comme hypnotisée. Un événement merveilleux est sur le point de se produire, et vous en serez partie prenante, Frau Buschhorn. Mais ces papiers sont indispensables pour son avènement. Et je les aurai. Philo se leva et regarda Sammy, qui sommeillait. Bel oiseau, dit-il en l’observant à travers les barreaux. Souffre-t-il de frayeurs nocturnes? Les perruches sont sujettes à ces maux. Personne ne sait pourquoi. Elles se réveillent en sursaut, effrayées et, de panique, saccagent l’intérieur de leur cage. Ce sont des cauchemars, à votre avis? 194 Britta ne quittait pas Thibodeau des yeux et, quand il mit la main sous sa veste et en ressortit des gants blancs, elle retint sa respiration. Les deux autres encadraient la cheminée, dans laquelle le feu crépitait, tels des gardes muets. Les hommes sont comme les perruches, poursuivit Philo en s’approchant de Sammy. Celles-ci ne percent pas suffisamment l’obscurité pour se rendre compte qu’elles sont en sécurité et, désarçonnées, paniquent. C’est valable aussi pour nous. Nous ne voyons pas assez dans le noir pour savoir qu’il n’y a pas de danger. Alors que nous sommes en sécurité, Frau Buschhorn. Croyez-moi sur parole, car je suis en mesure de voir dans le noir. Je discerne ce qu’il y a autour et devant nous : de la clarté. Sa main marqua une pause sur le loquet de la cage. Quel âge a-t-il, votre oiseau? Dix ans. Elle avala sa salive. Sa bouche était devenue sèche. Savez-vous que les perruches vivent parfois plus de vingt-cinq ans? J’en connais une qui en a trente. Vous pouvez espérer passer encore deux décennies en compagnie de cette aimante et superbe créature. Qu’allez-vous faire? Quitter cet appartement avec les papiers. Vous ne les aurez pas, dit-elle en relevant le menton. Frau Buschhorn... ajouta-t-il sur un ton taquin et léger. Elle garda le silence. Il ouvrit la cage. 195 - S’il vous plaît... Il la regarda. La question était visible dans ses yeux. La voix de Britta se brisa. Quand elle avait pensé, après l’épreuve qu’elle avait endurée entre les mains des rebelles, que rien ne pourrait plus l’atteindre, elle n’avait pas imaginé croiser un jour un homme tell que Philo Thibodeau. Je ne peux pas vous les donner. Ils contiennent le sang, la sueur et les pleurs de Jacob. Les abandonner, ce serait l’abandonner lui. C’est à cause du sang, de la sueur et des larmes que j’en ai besoin. Il passa la main à l’intérieur de la cage et saisit doucement Sammy. Ne sentant pas de danger, celuici inclina la tête pour obtenir une caresse. Britta le regardait, glacée par la terreur. Philo s’agenouilla à côté du fauteuil roulant, Sammy entre ses mains gantées frottant sa crête de haut en bas. Où sont les papiers? Les yeux de Britta se remplirent de larmes. S’il vous plaît, ne faites pas ça. Philo porta Sammy à hauteur de ses yeux et siffla. L’oiseau le fixa, levant la tête par curiosité, dressant sa crête. Le milliardaire siffla de nouveau et Sammy lui répondit. Puis Philo récita un extrait de la traduction anglaise effectuée par Britta Buschhorn. Dieu a dit : sois calme face à ce qui se déroule comme il se doit. C’est le sens des choses. C’est Ma voie. La lumière est au bout du chemin. Tu brilleras dans l’étincelante voûte céleste. Les larmes affluèrent, plus nombreuses, lorsque Britta entendit les mots de son mari. 196 - Dieu a dit : tu es Ma fierté, Jacob Buschhorn, toi, et tes compagnons de martyre. Le paradis et ses anges vous attendent. Britta commença à sangloter et Sammy, sentant finalement le danger, se mit à pousser de petits cris stridents, Dieu a dit : rien n’arrive sans raison. Rien ne se produit sans qu’il s’agisse de Ma réalisation. Dieu a dit : tu n’es pas seul. Je suis avec toi. Le registre de Sammy se fit plus aigu : il semblait pris de panique. Britta fut replongée dans ce cauchemar subi au coeur de la jungle, lorsque les prisonniers pensaient chaque jour qu’il s’agissait du dernier, et que son mari, sous la torture, parlait de Dieu et prononçait des paroles réconfortants pour les malheureux qui partageaient son sort. S’il vous plaît... implora-t-elle, les larmes roulant sur ses joues. De sa voix douce et mélodieuse, Philo continua. Dieu a dit : Moi, la lumière. J’ai pris possession du monde. Les piaillements de Sammy remplirent l’air, tandis que l’odeur nauséabonde de papier et de carton brûlés envahissait l’appartement. Une peur terrible se lisait dans les yeux de l’oiseau, comme s’il redoutait le brasier tout proche. Il se débattait dans le poing de Philo. Vous lui faites mal! cria Britta. Où sont les papiers? demanda encore une fois ce dernier en tournant vers elle ses yeux sombres. Ne faites pas de mal à mon petit Sammy. S’il vous plaît, je vous en supplie. Où sont les papiers? 197 Elle déglutit pour respirer. Ils disent que Jacob a béni ses ravisseurs quand, par la miséricorde de Dieu, il a fini par mourir. Philo se déplaça vers la cheminée et se tint devant le feu, Sammy criant toujours dans sa main. Ils disent qu’il les a bénis, car ils l’emmenaient vers Dieu. Où sont les papiers? Britta les portait en permanence contre son coeur. C’est ainsi qu’elle avait pu les faire sortir clandestinement quand elle s’était échappée et qu’elle les avait rapatriés en Allemagne en même temps que le corps de son mari. Le jour de l’enterrement, ils lui avaient permis de rendre un ultime hommage à sa mémoire. Depuis, elle les gardait sur elle, afin qu’il l’accompagne. Elle tira de sous son chemisier le sac en soie jaune fermé d’un cordon noir, encore chaud du contact avec sa poitrine. L’un des hommes le lui arracha, l’ouvrit et en montra le contenu à Philo : des morceaux de différents papiers, tachés, avec des auréoles, couverts d’une écriture tremblante. Les descriptions originales des apparitions de Dieu à Jacob Buschhorn. Philo s’écarta du feu et reposa doucement l’oiseau dans la cage. Il demeura immobile. Il était mort. Britta pleura comme une enfant, sa bouche élargie et déformée, ses yeux fermés et crispés, des sanglots mêlés de cris déchirant sa gorge. Philo lui tourna le dos et s’éloigna à grands pas vers la porte d’entrée. Des frayeurs nocturnes, c’est ce que je disais. Ils arrivèrent en bas alors que le jour disparaissait. 198 - Félicitations, Philo, dit l’homme à la tache de vin. Mais Philo n’avait jamais douté qu’il réussirait, tell un chevalier de la flamme. Le sang des héros coulait dans ses veines... 12 Sud de la France, 1096 Alaric, comte de Valliers, galopait loin devant ses troupes, poussant son destrier à accélérer la cadence. Une récompense l’attendait pour son retour. Elle s’appelait Margot ; ses bras avaient la blancheur du lait et ses lèvres la douceur du vin. Son ardeur n’était jamais aussi vive qu’après la bataille et celle qu’il venait de remporter avait été grandiose. Il avait vaincu ses ennemis et confisqué leurs biens. Le temps du repos avait sonné... Il était satisfait puisqu’il n’avait perdu que douze hommes contre trente-deux pour le baron et que son butin était de choix : fûts de vin, tissus d’Orient, moutons bien gras, ainsi que le fougueux cheval de combat de son adversaire. Ses soldats avaient hâte de retrouver leur ferme, confisquée jusqu’à leur retour de combat, de rejoindre leur femme et leurs enfants qui ne les avaient pas vus pendant des mois, de renouer avec leur vie passée, avant d’être à nouveau appelés à servir leur seigneur. Alaric aussi était impatient de rejoindre son amour et de passer une soirée avec son frère, Baudoin, qu’une blessure à la jambe contractée lors d’une précédente campagne avait tenu écarté, et qui était sans doute avide d’entendre le récit détaillé de celle-ci. 200 Le comte éperonna l’étalon andalou, baptisé Tonnerre. Il rapportait une surprise à Margot : un fragment de la vraie croix du Christ. Non pas qu’il fût croyant. Il soupçonnait que si tous les morceaux de la Croix prétendus véritables étaient mis bout à bout, ils traverseraient la terre des Francs de part en part. Il avait questionné l’homme qui lui avait vendu la relique : Comment pouvez-vous gager de son authenticité? Un étranger est venu dans mon village et a ressuscité quelqu’un grâce à elle, avait répondu l’autre. J’ai assisté à un miracle. Pauvre sot, avait pensé Valliers. Les deux inconnus étaient probablement de mèche ; le premier arrivé dans le village avait feint la mort, le second l’avait, soi-disant, ramené à la vie, et ils avaient empoché l’argent des dupes. Mais Margot était une croyante fervente. Qu’importait que le bois provînt de la Croix ou d’une forêt des environs! Qu’il eût pensé à lui faire ce cadeau la comblerait, c’était l’essentiel. Il fendait la pluie printanière sans ciller, lui qui avait grandi sous le soleil du sud de la France, au milieu des vignobles luxuriants et des chênes verts. À trente-cinq ans, il n’était plus à l’aube de sa vie, il en approchait plutôt le crépuscule. Certes, il n’avait pas atteint la vieillesse, mais il n’était plus vraiment jeune non plus. Néanmoins, il était toujours bel homme, avec ses longs cheveux blonds, sa barbe claire rase et ses yeux verts. Il était de tempérament heureux, viril, passionné et amoureux. La pluie ne le gênait pas, tout auréolé qu’il était de ses récentes victoires, réchauffé par le souvenir des jeunes filles avec 201 lesquelles il avait couché. Pour lui, l’adultère n’était pas un péché, puisqu’il n’aimait pas les femmes auxquelles il avait succombé, qu’il ignorait leur nom et qu’il les avait satisfaites. Après tout, n’était-ce pas pour cela que l’homme avait été créé? Mais il avait décidé que pour le moment, il en avait assez de la guerre et des coucheries. Il allait désormais se consacrer à Margot, le centre de son univers. Il était temps de rester un peu auprès d’elle, de remplir son devoir, de lui donner un nouvel enfant ; patiente et chère Margot, qui avait souffert les absences de son chevalier comme une vraie dame. Existait-il sur Terre un homme aussi heureux que lui? Il avait épousé Margot en secondes noces. Il avait été fiancé dès l’enfance et marié à quinze ans, mais sa première femme était morte en couches, à vingt ans. Il avait alors convolé avec Margot, dont le père était mort au champ de bataille, auprès du duc de Bourgogne, laissant à sa fille la tutelle de ses biens. Il l’avait choisie afin de pouvoir unir ses domaines aux siens, car il avait hérité des possessions de son père, tué pendant le pèlerinage de Compostelle. Par un heureux hasard, il était tombé amoureux d’elle. Elle lui avait donné quatre enfants, dont un seul avait survécu. Alaric était impatient de plonger dans l’agréable aventure d’en concevoir un cinquième. À son insu, bien plus loin sur la route et venant de la direction opposée, un autre homme galopait à vive allure. Son ardeur ne reposait ni sur le souvenir de coucheries avec de jolies compagnes ni sur les lauriers récoltés au combat. Sa mission était sacrée. 202 Frère Christofle allait sur son cheval nuit et jour depuis qu’il avait quitté Paris, mais enfin, sous la pluie battante qui creusait des ruisseaux de boue sur la route, faisant glisser sa monture, il parcourait son dernier kilomètre. Il était porteur d’une importante nouvelle : l’appel vers Jérusalem. Il atteignit le domaine seigneurial en même temps que le comte et tous deux pénétrèrent au galop dans la grande cour, où accoururent les serviteurs. Monseigneur, commença le moine en glissant de sa selle. Du vin! cria Alaric sans manière, et de la viande! Ses gens s’inclinèrent rapidement avant de regagner la maison. Alors seulement, Alaric remarqua la présence du visiteur. Nom de Dieu, mais qui es-tu donc? grommelat-il. Frère Christofle, de l’ordre des alexandrins. Je porte une nouvelle urgente, monseigneur, annonçat-il alors que la pluie dégoulinait sur son visage. Il avait parlé d’un ton si solennel, avec son air misérable et sa robe trempée, qu’Alaric eut envie de rire. Il lui donna une tape sur les épaules et dit d’une voix tonitruante : Viens donc réchauffer ton dos près de ma cheminée, mon bon frère! Ils pénétrèrent dans la majestueuse entrée dont le sol disparaissait sous les tapis et dont les murs étaient couverts de tapisseries. Une odeur de camomille flottait dans l’air car Margot vouait une passion aux herbes, persuadée qu’en disperser dans la maison éloignait la maladie et les mauvais esprits. 203 Alaric se précipita vers l’immense âtre où s’élevaient des flammes engageantes. Monseigneur, dit frère Christofle, juste un mot, s’il vous plaît. Une affaire urgente m’amène. Alaric éclata de rire en se débarrassant de son manteau mouillé, révélant une cotte de mailles boueuse et tachée de sang. Deux jeunes écuyers l’aidèrent à ôter sa tenue de combat et commencèrent à sécher son corps nu à l’aide de serviettes chaudes. Il se laissa faire, sans honte ni pudeur, à la lueur du feu qui illuminait sa musculature robuste, marquée de nombreuses cicatrices, souvenirs de ses combats. Je ne vois rien de plus urgent que de rendre hommage à la maîtresse de cette maison! déclarat-il. Il trempa ses doigts dans un bol d’eau parfumée et s’en tapota les joues. Mais pour rien au monde je ne monterai la voir avant de m’être débarrassé de cette puanteur de bataille. Un serviteur apparut avec du vin. Alaric choisit un pichet et le vida à longs traits, tout en jaugeant son étrange invité. C’était un petit homme aux jambes arquées, au crâne rasé, au ventre saillant sous sa robe. Il était crasseux de la tête aux pieds, capuche incluse, et dégageait une épouvantable odeur de transpiration, de bière et de compost. Alaric se gratta les côtes et émit un rot satisfait. Quelle est donc ta nouvelle? Heureux qu’on lui accorde enfin un peu d’attention, le frère Christofle retroussa sa tenue détrempée, présenta ses fesses nues au feu et commença son explication. 204 - À travers tout le royaume du Christ, les princes et les ducs appellent les hommes à prendre les armes. Une force immense est en train de se constituer, monseigneur, et elle se prépare à une marche glorieuse vers la Terre sainte pour sauver Jérusalem des mains des infidèles. Alaric avait déjà entendu parler de l’expédition vers l’Orient. Lors du discours passionné du pape Urbain, à l’automne précédent, des milliers de voix s’étaient écriées : Que la volonté de Dieu soit faite! Aujourd’hui, la fièvre chrétienne se répandait à travers le pays, et bien au-delà encore. Il écouta les propos de son invité d’une oreille distraite. Pour l’heure, seuls les plaisirs de la chambre occupaient son attention. Les Turcs ont commis des actes épouvantables envers notre peuple, poursuivit le moine. Ils ont réuni les chrétiens et les ont forcés à se circoncire. Ils ont attaqué les pèlerins, les ont attachés à leurs chevaux, puis traînés à travers les rues de Jérusalem. Alaric se tournait et se retournait afin de laisser les écuyers frictionner et masser son corps engourdi par le froid. Puis il prit un autre pichet de vin et l’engloutit, sans cesser d’observer son interlocuteur. Christofle était bien singulier. Il ne portait pas de croix, aucun chapelet à sa ceinture, et ne criblait pas 1. Le 27 novembre 1095, le pape Urbain deux profite du concile de Clermont, en Auvergne, pour appeler les chevaliers à aller délivrer le tombeau du Christ de l’emprise des Turcs, qui occupent la Palestine. En contrepartie de leur sacrifice, il leur accorde l’indulgence plénière, la rémission de tous leurs péchés. C’est l’appel à la première croisade. N.d.T. 205 son discours, comme le faisaient généralement les hommes saints, de mots tels que Dieu, Jésus et Marie . Il parlait avec une vivacité et une éloquence croissantes à mesure que la passion le gagnait, décrivant des tableaux de torture, d’éventrations d’esclavage.,. Et bien que, dans son emballement, il fût tenté d’exagérer ces horreurs, Alaric ne doutait pas de la véracité de son récit, sachant de quoi les Turcs étaient capables. Pour sa part, le frère Christofle jugeait l’appel d’Urbain fondé, si l’on laissait de côté les atrocités, et même la question strictement religieuse. En effet, l’Europe était mise à feu et à sang par tant de guerres, de batailles, d’échauffourées! Les seigneurs partaient à l’assaut des terres et des maisons de leur voisin sans autre motif que de tromper l’ennui de leur vie de château. Puis, à peine la victoire remportée, ils rameutaient déjà le vaincu pour repartir au combat. Et cela inlassablement, comme si la carte de l’Europe n’était qu’un gigantesque échiquier sur lequel se déroulait une partie perpétuelle, où ni la vie humaine ni la paix ne semblaient avoir de valeur. Chamailleries, pensait le moine, qui ne voyait dans ces luttes que des cochons se battant pour des restes. Or Urbain, le plus sage des pontifes, avait trouvé une manière d’unifier ce peuple qui se déchirait : il lui avait donné un ennemi commun. Monseigneur, les autres chevaliers cousent des croix sur leurs vêtements, en peignent sur leurs casques et leurs boucliers, et se font appeler croisés . Ils marcheront sous la bannière de Jésus-Christ. Ce sera une guerre sainte. 206 Tout cela laissait Alaric indifférent. Tandis que les pages l’aidaient à revêtir sa longue et souple robe en renard, il regarda avec gourmandise le plat de pigeon rôti qui lui était présenté. Tous ses appétits étaient en éveil, si bien qu’il ne savait lequel satisfaire en priorité, Margot l’attendait en haut... Godefroy de Bouillon a vendu la ville de Verdun et hypothéqué ses domaines pour avoir de quoi payer ses soldats, insistait le moine. Alaric de Valliers pourrait-il faire moins? Je ne suis pas religieux, mon frère, répondit Alaricj impatient de rejoindre sa femme. Vous n’iriez pas pour la religion, mais pour sauver des textes anciens, objecta Christofle. C’est votre devoir, comte, de rapporter ces écrits en France. Alaric fronça les sourcils. Quelle occupation inutile! Il n’était pas instruit et écrivait à peine son nom. Margot, en revanche, savait lire ; elle possédait même des oeuvres... Il se remit à penser à elle. Elle excellait tant dans l’art de la chasse qu’aux échecs, ou lorsqu’elle jouait du luth. Mais rien ne le charmait davantage que de la voir monter sa jument baie en amazone, avec une élégance incomparable, son faucon favori perché sur son poing. Elle avait adopté la toute dernière mode, portant sous sa robe un jupon ajusté qui laissait deviner la finesse de sa silhouette. Il était désormais excité rien qu’en se la représentant et brûlait d’impatience de dénouer son corsage pour en libérer ses seins blancs. Voyant que l’attention de son hôte se relâchait, Christofle s’empressa d’ajouter : 207 - Parmi les écrits figurent des lettres précieuses et soigneusement préservées, de la main de MarieMadeleine. Elles doivent être sauvées! C’est une noble quête, monseigneur. Mais l’estomac d’Alaric émit un gargouillement grossier, tandis qu’une autre partie de son corps s’animait à l’idée d’aller retrouver Margot sous les draps. Profitant de ce qu’il suçait un os de pigeon, Christofle s’empressa d’étayer son récit. Les missives sont conservées dans une maison à Jérusalem, chez un riche marchand qui appartient à notre ordre, dans une petite rue donnant sur la via Dolorosa, derrière la porte d’Hérode. Elles avaient été apportées à la Grande Bibliothèque d’Alexandrie par un rabbin nommé Joseph, en l’an 82 de Nôtre-Seigneur. La sainte femme les lui avait remises à sa mort pour qu’il les mette dans l’endroit le plus sûr au monde. Il savait que les gardiens de l’institution les protégeraient des opposants au pouvoir de Madeleine. Elle comptait de nombreux disciples, mais d’autres voulaient détruire ses écrits. Joseph avait promis qu’il reviendrait les chercher, mais il ne le fit pas. Lorsque l’établissement fut incendié, une prêtresse sauva les lettres, les porta à Chypre, puis à Jérusalem, où elles reposent depuis. Alaric jeta l’os au feu et essuya ses doigts graisseux sur sa robe en fourrure. Un pli d’irritation barrait son front. D’où sortait cette histoire de bibliothèque? Puis une pensée lui vint : les textes dus à MarieMadeleine, quel trophée pour sa bien-aimée! Vous êtes investi de ce devoir sacré, rnonseigneur, poursuivait le moine. 208 Mais il interrompit sa phrase, un instant déconcerté, car il venait de remarquer une étrange differmité chez le comte. Alaric saisit immédiatement ce qui avait capté son regard : il avait six doigts à la main droite. Cela passait pour un signe de chance dans la famille, car son grand-père, doté de la même anomalie, avait été un excellent guerrier. Sa polydactylie avait fait de lui une fine lame, lui permettant de mieux maîtriser son épée et de trouver un meilleur équilibre, qui rendait ses coups plus sûrs que ceux de ses adversaires. Baudom lui, n’avait pas hérité de cette spécificité, ce qui pouvait expliquer que se soit développé entre eux un esprit de compétition qui remontait à leur enfance, alors qu’ils se rendaient régulièrement chez leur oncle pour apprendre l’art de la chevalerie. Là-bas, pages, puis écuyers, ils avaient aiguisé leur savoirfaire en lutte, en lancer de javelot, en techniques de combat, pour finir par apprendre à diriger des troupes. Pourquoi devrais-je me compliquer la vie pour de malheureux papiers? Frère Christofle lutta pour dissimuler son amertume et sa déception. Lors de sa précédente visite dans une maison alexandrienne, à Rouen, le seigneur l’avait traité de gros plein de soupe et renvoyé à coups de bâton. Il avait pourtant pardonné ce pauvre vantard ignorant. Se lamentant intérieurement sur son triste sort, Christofle enviait la robustesse et la santé éclatante d’Alaric. Il semblait même avoir toutes ses dents, qu’il ne manquait pas de montrer fièrement chaque fois qu’il rejetait la tête en arrière pour éclater de rire. Alors que Christofle, comme la 209 plupart des cinquantenaires, comptait chaque jour celles qui lui restaient, redoutant le moment où, incapable de mâcher, il devrait se contenter de gruau. Que valait la vie dans ces conditions? Quel sens avait-elle encore? La mission, se rappela-t-il. Tant qu’il restait un alexandrin en vie, il y avait de l’espoir. Du moins s’efforçait-il de le croire. Il renifla un grand coup, comme pour montrer son assurance, et reprit en retroussant les manches imposantés de sa robe : Vous êtes un alexandrin! Voici la bague qui nous identifie. Vous en possédez une. Alaric arqua les sourcils. Le bijou lui était familier, effectivement... C’est alors qu’il se rappela que son père le lui avait offert pour son treizième anniversaire, accompagné d’un conte sur des prêtres héroïques qui avaient échappé aux flammes en sauvant des livres. Il y en avait même un chez lui, pensa-t-il. Ou plutôt un manuscrit, fragile, entreposé à l’abri des regards depuis des siècles. Trois cents ans avant Jésus-Christ, un général du nom d’Alexandre conquit l’Egypte et en profita pour visiter l’oracle d’Amon dans le désert. C’est alors qu’il eut une vision aveuglante et que, dans la clarté divine, il entendit Dieu lui ordonner de construire une ville. Celle-ci, par sa gloire, surpasserait toutes celles du passé et de l’avenir, et incarnerait la lumière du monde, le centre de la connaissance, de l’instruction et de la tolérance. Elle prit le nom d’Alexandrie. Le jeune général devait en faire la capitale de son Empire, mais il mourut en Perse, à l’âge de trente-trois ans. Son successeur y retourna 210 plus tard pour entamer la construction de la Grande Bibliothèque et de l’université. Mais trois cents ans après Jésus-Christ, l’institution fut détruite par le feu. Le moine marqua une pause. Alaric se souvenait de tout cela, à présent. Les alexandrins se sont dispersés à travers les continents, reprit Christofle. Et aujourd’hui, nos frères de Jérusalem sont en danger, comme les documents sacrés qu’ils protègent. Alaric lui jeta un regard vide de toute expression. Vous avez prêté serment, n’est-ce pas? interrogea le moine. Alaric fouilla dans ses souvenirs. Son père lui avait narré le conte de mémoire, l’ayant lui-même entendu de sa mère. Autant qu’il pût se le remémorer, sa famille n’avait pas connu d’autre alexandrien. D’ailleurs, nul n’avait jamais évoqué cette société. Mais, en effet, il avait prêté serment. Même si son contenu lui échappait aujourd’hui. Cette promesse m’oblige-t-elle à quelque chose? demanda-t-il. Bon sang de Dieu! Christofle avait rejoué cette scène tant de fois... Sans lui, la confrérie pourrait aussi bien ne jamais avoir existé. Elle était devenue un arbre aux branches mortes et au tronc pourri, Il était le seul, avec quelques rares convaineus, à la maintenir en vie. Sans sa détermination et celle de ses frères, les alexandrins étaient voués à disparaître. Alors que sa robe fumait et empestait devant l’âtre, il regarda avec amertume le plat de pigeon grillé et les cruches de vin, et pensa à la jeune femme par211 fumée qui attendait son époux à l’étage. Il avait renoncé à ce genre de plaisirs pour une cause perdue, car tous ces hommes préféraient servir leurs appétits plutôt que Dieu. Il avait vu tant de maisons à travers l’Europe, riches de trésors anciens qu’on laissait se détériorer parce que leur utilité avait été oubliée. Lorsqu’ils avaient fui pour Chypre, les alexandrins avaient décidé de se disperser pour assurer la sécurité de ces biens. Force était de constater que cela avait été pure folie, car cette séparation avait fragilisé l’ordre. Le monastère de Chypre comprenait la plus grande concentration d’alexandrins, et ils n’étaient plus que douze, plus âgés les uns que les autres, et essentiellement préoccupés de leur santé. Se plaignant sans cesse de gaz et d’hémorroïdes, de furoncles et d’ulcères, se lamentant de la perte de leurs dents et de leur jeunesse, ils se chamaillaient à propos de leurs rations de bière au lieu de s’intéresser aux oeuvres en train de s’effriter dont ils avaient la responsabilité. Christofle s’abstint de raconter cela à Alaric, qui incarnait sa dernière chance. Une expédition en Terre sainte pourrait redonner une nouvelle vigueur aux alexandrins, si seulement il parvenait à convaincre cet imbécile. Mais ce dernier en avait assez entendu. Pardonne-moi, cher frère, mais je dois aller rejoindre ma femme. Profite du confort de ma maison ; il y a du vin et de la viande à volonté. Peut-être pourrons-nous parler demain ou après-demain... ajouta-t-il vaguement. Mais, monseigneur... Le comte était déjà parti. 212 Alaric écouta à travers la lourde porte et se représenta, dans le silence, sa belle Margot ensommeillée, de lourdes mèches éparses sur ses pommettes blanches. Il poussa la porte de la chambre, faiblement éclairée par les flammes des candélabres. Les fenêtres, garnies de parchemins huilés, étaient fermées, isolant la pièce de la pluie printanière, et des tentures représentant des scènes de la Bible atténuaient la fraîcheur. Les vêtements de Margot reposaient sur le coffre en cèdre près du lit, et le poignard avec son manche en pierres précieuses, qu’elle gardait toujours près d’elle, était pardessus. Les rideaux du lit étaient fermés. Alaric s’approcha et les écarta en clamant : J’ai une surprise pour vous, mon amour! Mais c’était Margot qui lui en réservait une. Elle était nue, ses longs cheveux étalés sur le coussin, et près d’elle était allongé Baudoin, nu également. Personne ne fut capable d’expliquer, plus tard, ce qui se passa ensuite, et Alaric moins que quiconque. À la vue des amants, il eut un trou noir. Son bras, qu’il ne commandait plus, s’empara du poignard et le leva très haut. Pour atteindre qui? Il l’ignorait. Mais si son intention avait été de déchirer l’oreiller, il y parvint très exactement, sans rien toucher d’autre, car Baudoin et Margot, brutalement réveillés, s’étaient écartés à temps pour éviter le coup et sauver leur peau. Mais pas pour longtemps. Alaric les poursuivit tell un taureau enragé, fou, hurlant, aveuglé par le drapeau rouge de la jalousie. 213 C’était Baudoin qu’il visait, lui qui avait le culot de chercher sa propre épée au milieu de ses vêtements, sans un mot d’explication ou d’excuse, pendant que Margot, protégeant sa nudité de ses bras, tremblait près de la cheminée et les regardait avec une exprèssion terrifiée. Baudoin possédait un atout : il était reposé. Mais Alaric avait l’avantage de la rage. Vomissant des épithètes, traitant son frère de tous les noms, il frappait encore et encore, hors de lui, les yeux aveuglés par les larmes. Renonçant au poignard, il se précipita vers le mur, où il attrapa une épée ancestrale, qui y était suspendue comme un ornement. Elle avait été fabriquée spécialement pour une main à six doigts, ce qui conféra à Alaric une véritable supériorité en lui offrant une plus grande force de frappe et en lui permettant un mouvement plus ample. Retirant sa robe de fourrure pour se retrouver aussi nu que son frère, il se jeta à nouveau sur lui. Ils se battirent en duel, le feu de cheminée projetant leurs ombres immenses sur les murs alors que résonnait le son du métal. Margot se jeta entre eux, les suppliant d’arrêter. Mais ils la repoussèrent, un frère attaquant, l’autre parant l’assaut avant que le premier ne revienne à la charge et que son adversaire ne se replie en défense. Soudain, Alaric se trouva désarmé. Esquivant un coup de justesse, il rampa sur le sol, où il se saisit à nouveau du poignard. Au moment où Baudoin se ruait sur lui, il l’envoya valser au sol, puis fendit l’air de sa lame tandis que son frère tentait de se redresser. Finalement, Baudoin fut acculé contre un mur, son épée gisant à terre. Alaric leva son arme, les deux mains crispées sur le manche, 214 prêt à porter le coup fatal. Mais au dernier moment, Baudoin saisit le bras de Margot et, d’un mouvement brusque, l’attira contre lui en guise de bouclier. Alaric atteignit la jeune femme à la poitrine avec une telle violence que les côtes craquèrent sous le choc. Son beau visage prit une expression de biche effrayée et elle glissa gracieusement des bras de Baudoin. Les deux frères se figèrent. Puis un cri rauque sortit de la gorge d’Alaric. Je vais te tuer! Baudoin se précipita hors de la chambre et disparut derrière une draperie avant qu’Alaric n’ait eu le temps de réagir. Il se lança à sa poursuite, nu et ensanglanté, indifférent aux hommes qui étaient accourus, alertés par le bruit, et qui le virent passer, ébahis, hurlant tell un damné, de l’écume au coin des lèvres. Au cours des jours atroces qui suivirent, Alaric ne regarda pas en arrière et ne s’interrogea pas sur son attaque soudaine. Il ne pensa pas non plus à défier Baudoin ni à lui demander des excuses, encore moins une explication. Au fond, il savait depuis longtemps. Les oeillades entre son épouse et son frère à la table du dîner, leurs promenades dans le jardin, l’irritabilité de Margot lorsqu’il rentrait après une longue absence... Autant de signes évidents qu’il s’était refusé à voir. Ce n’est pas votre faute, seigneur, lui dirent ses hommes. Comme la plupart des chevaliers de son rang, Alaric avait sous ses ordres une poignée de soldats qui lui étaient dévoués corps et âme, et qui, entre les 215 batailles, continuaient à s’entraîner, tenant leur équipement toujours prêt pour le prochain combat. Ils ne l’avaient jamais vu aussi absent. Je l’ai tuée de mes mains... Un coup destiné à votre frère. Mais la colère et la soif de vengeance remplacèrent bientôt la douleur. Trouvez Baudoin! Il m’a conduit à assassiner ma bien-aimée! Il doit mourir! Je le poursuivrai jusqu’au tréfonds de la Terre s’il le faut. Frère Christofle interféra pour implorer Alaric d’oublier cette tragédie et de partir pour Jérusalem sous l’étendard de Dieu. C’était une question d’honneur, argua-t-il. Mais Alaric ne voulait rien entendre. Il devait tuer Baudoin en duel. Là résidait son honneur. Il y a des causes plus nobles que la revanche, monseigneur. Il existe un amour plus grand que celui d’un homme pour une femme ou d’un frère pour un frère, c’est celui de l’homme pour Dieu. Vous devez renoncer à la folie de la chair et embrasser la croix. Mais le chevalier, fou de chagrin, ivre de rage, refusait de se plier à ces arguments. Christofle paniqua. Il avait tellement compté sur le voyage d’Alaric vers la Terre sainte que pour la première fois de sa vie, il eut recours au mensonge. Je le fais pour l’ordre, se persuada-t-il, pour sauver les alexandrins. Du moins tenta-t-il de s’en convaincre, car il ne pouvait s’avouer la véritable raison qui l’avait amené chez Alaric de Valliers, le secret qui dévorait son âme. 216 - Si vous recherchez votre frère, allez vers l’orient, car c’est le seul endroit où il peut espérer trouver son salut, avança-t-il. Il ne croyait pas un seul instant à cette éventualité. Baudoin avait certainement fui le plus loin possible, afin que nul ne risque de le reconnaître. Peut-être même avait-il déjà atteint la côte et se préparait-il à gagner l’Angleterre. Curieusement, Alaric prêta attention aux propos du moine. Baudoin avait couché avec sa femme et l’avait ignoblement sacrifiée. Il était fort plausible que le scélérat aille chercher l’absolution à Jérusalem, puisque le pape avait promis le pardon de tous leurs péchés à ceux qui s’engageraient au service de Dieu. C’est ainsi qu’Alaric accéda à la demande de Christofle et partit pour Jérusalem. Mais il ne le fit qu’animé par une soif sanglante, obsédé par une seule idée : trouver son frère et se venger de lui. Frère Christofle parcourut la ville dont Alaric était le seigneur, proclamant que ceux qui le suivraient en croisade seraient absous de leurs péchés et se verraient ouvrir les portes du paradis. La rapidité avec laquelle les hommes se rallièrent ne le surprit pas. La vie était courte et brutale, une parenthèse rapide entre les mystères de la naissance et de la mort, et tous étaient très concernés par le salut de leur âme. L’absolution comptait davantage que tout l’or du royaume. Les paysans se présentèrent les premiers : serfs dénués de droits, entièrement soumis à leur maître, ils étaient consignés dans leurs fermes et travaillaient si dur depuis l’enfance que leur espérance de vie n’excédait pas vingt-cinq ans. Ils saisirent l’occasion d’échapper 217 à leur difficile labeur en partant pour une quête lointaine. Suivirent les commerçants et les habitants de la cité, faune douteuse composée d’hommes adultères, de voleurs, de mécontents, de jeunes idéalistes, de rêveurs assoiffés d’aventure, de femmes cherchant à échapper à la mainmise de leur mari ou de leur père, d’un prêtre mendiant, d’un assassin et d’un gueux borgne. Alaric ne prit pas la peine d’apprendre leur nom ni de les habiller, comme le faisaient les autres seigneurs, tant il était guidé par sa douleur et sa haine. Les membres de son armée peignirent des croix sur leur casque, leur chemise, et partout où il était possible de mettre une marque sur soi. Cela suffisait à leur fierté. Mais lorsqu’ils arrivèrent à Lyon, où ils rejoignaient les autres croisés, ils eurent honte de leur accoutrement. Certains firent défection et intégrèrent la troupe d’un chevalier capable de leur fournir une épée et une cape marquée d’une croix. La plupart avaient été cousues si hâtivement qu’elles étaient tordues, décentrées et ajustées avec des points trop larges, mais c’était mieux que rien, et elles transformaient ceux qui les arboraient en pèlerins investis d’une mission sacrée. Alaric chevauchait en tête de ce misérable cortège. Il était vêtu d’une cotte et d’une capuche de mailles, portait un casque de fer, et était équipé d’un bouclier bombé, d’une épée et d’une lance surmontée d’un oriflamme, qui attestait son rang. Son arme était doublement affûtée, protégée par un étui de fer et dotée d’une poignée solide, adaptée à ses six doigts. Il avait retrouvé la bague alexandrinne, un objet simple et massif, en or, gravé d’une devise qu’il était incapable de lire. Il ne se souvenait d’aucune parole 218 de son père à propos de l’ordre, ni du serment qu’il avait récité étant enfant. Mais cela n’avait pas d’importance. Ce n’était pas pour eux qu’il ralliait Jérusalem. Lorsqu’ils partirent pour leur mission sainte, frère Christofle fut gagné par une sombre certitude : Alaric se montrait indifférent envers la quête, son âme était animée par la rage et ses yeux brûlaient de vengeance. Or cette combinaison ne pouvait conduire qu’au désastre. L’indiscipline ne cessa de se développer au sein de la troupe d’Alaric, car ces pécheurs, assurés de trouver l’absolution au terme de leur voyage, jugeaient légitime d’en profiter pour s’amuser en chemin. Aussi leur quotidien devint-il le jeu, les prostituées, le vol, le mensonge, la tricherie et même, à l’occasion, le meurtre. Au fil des jours, ils furent rejoints par des paysans et des pauvres, qui portaient leurs maigres biens sur leurs épaules. Lorsque cette horde aux rangs sans cesse renforcés installa son campement à l’extérieur de Cologne, des rumeurs se mirent à fuser, selon lesquelles le fantôme de Charlemagne était apparu pour la bénir. Alaric était totalement indifférent à tout cela. Partout où ses soldats dressaient habituellement le camp, ils veillaient à ce que les chevaux soient attachés en sécurité à des piquets, sous la surveillance d’un garde. Habituellement, cela relevait de la responsabilité d’un chevalier, mais le comte de Valliers avait oublié ses devoirs. Il n’alla pas à la rencontre d’alexandrins dans la foule, comme frère Christofle l’y avait incité. D’ailleurs, aucun d’eux ne tentait de 219 se rapprocher de ses semblables, car chacun était prisonnier de sa conception de la mission, de sa vision du courage et de la bravoure, et de l’idée qu’il se faisait des richesses qu’il allait trouver à l’issue de cette marche. Les textes étaient le cadet de leurs soucis, mais ils les rapporteraient, puisque tell était leur devoir, Alaric, lui, cherchait son frère. Dans chaque hameau, chaque village et chaque ville, il demandait à ceux qu’il croisait : Quelqu’un connaît-il Baudoin de Valliers? Quelqu’un l’a-t-il vu ou a-t-il entendu parler de lui? Lorsque de nouvelles armées se joignaient au groupe, il passait en revue tous les visages. Christofle, inquiet de constater que sa soif de vengeance ne cessait de grandir, l’avertit : N’avez-vous jamais songé, si vous retrouvez votre frère, que vous risquez aussi de mourir au cours du duel que vous projetez? Peu importe que je vive ou meure maintenant que mon unique amour est mort. De toute façon, je ne vis plus. Pour moi, le vin a désormais le goût de l’eau et la viande celui de la sciure. On m’a retiré le bonheur et la joie. La seule chose qui me reste, c’est le désir d’enfoncer mon poignard dans la poitrine de Baudoin. Les jours se mêlaient aux nuits et les nuits aux semaines, alors que l’expédition progressait. Des chevaliers qui jadis se battaient avançaient aujourd’hui côte à côte pour sauver la Terre sainte des infidèles. D’autres formations, dont l’armée du pape, rejoignaient sans cesse les croisés. La nouvelle se répandait à travers l’Europe et de plus en plus d’hommes 220 entendaient l’appel sacré ; ainsi le comte Bohémond de Taranto, qui assiégeait alors Amalfi, découpa sa plus belle cape écarlate pour fabriquer des croix pour ses soldats, leva le siège et se mit en route. Bavarois. Allemands et autres Teutons, liés par leur promesse d’obédience envers leurs frères francs, marchèrent ensemble, seigneurs et vassaux, barons et ducs, princes et chevaliers, portant épées et haches, arbalètes et crucifix. Le désespoir de frère Christofle grandissait à mesure qu’il suppliait Alaric de s’éveiller à la quête sainte, et d’agir en chevalier et en homme d’honneur. Mais le poison coulait dans les veines du comte. Il laissa pousser sa barbe et ses cheveux, tandis que ses vêtements devenaient de plus en plus sales. Il ressemblait désormais au loqueteux borgne qui accompagnait le prêtre mendiant et quémandait des croûtons auprès des soldats. Bientôt, ce dernier obséda Christofle, car il incarnait pour lui tout le désespoir de l’expédition. Ce ramassis de malheureux ne formait en rien une armée, et serait sans doute incapable d’atteindre son noble but et de sauver Jérusalem. Nous ressemblons à ce misérable, pensait Christofle, hanté par la vue du pauvre hère, oublié du paradis. Même en peignant des croix sur nos boucliers et en criant À Jérusalem!, nous ne sommes, au tréfonds de notre chair, que des miséreux borgnes. La nuit, il rêvait de Cunégonde. Dans sa jeunesse, il avait été très amoureux d’une fille qui s’appelait ainsi, et qui l’aimait également. 221 Son père l’avait conduite au monastère pour prêter serment aux alexandrins et recevoir la bague. Ils avaient partagé un délicieux amour secret et, lorsqu’elle était partie, elle avait promis de lui écrire. Mais il n’avait plus entendu parler d’elle. À mesure que les semaines et les mois passaient, son désespoir et sa peine grandirent. Il lui envoya des lettres qui restèrent sans réponse, jusqu’à ce que son père lui apprît que Cunégonde était mariée et qu’il fallait la laisser tranquille. À compter de ce moment, il décida de consacrer sa vie à l’ordre et de renoncer aux plaisirs terrestres. Trente ans plus tard, il se demandait à quoi tout cela avait servi. La vie d’un homme valait plus qu’un tabouret avec son nom gravé dessus, dans un monastère ignoré du monde. Pendant que les saisons et les guerres, les amours et les spectacles s’étaient succédé, que les gens avaient folâtré et enfanté, s’étaient maudits et étaient morts, Christofle, pauvre bonhomme amer, avait moisi entre des murs de pierre, comme les livres détériorés au service desquels il avait vécu. tell était son secret obscur, la vraie raison pour laquelle il marchait vers Jérusalem. Alaric rêvait, lui aussi. Il faisait des cauchemars dans lesquels il ne cessait de tuer Margot, essayant en vain d’arrêter sa main, avant de se réveiller en sueur, accablé par la douleur. Je ferme les yeux mais le sommeil n’a aucune pitié de moi, gémissait-il auprès de Christofle. À travers mes paupières alourdies par l’insomnie, je vois sa beauté, ses lèvres, ses cheveux, son regard 222 lorsqu’elle m’effleure la main, la passion qui m’assaille à la vue de sa poitrine dénudée. Jamais je ne l’ai tant désirée qu’aujourd’hui, où je l’ai perdue pour toujours. À Mayence, la multitude de pèlerins venus de l’est de la France, de Bavière et d’Allemagne fut rejointe par plus de quinze mille soldats et fantassins. À partir de là, ils poursuivirent leur route jusqu’au royaume de Hongrie, innombrables comme le sable, masse humaine qui marchait joyeusement vers Jérusalem. Certains étaient montés sur un magnifique cheval, d’autres s’entassaient dans des charrettes menées par des mulets ou allaient à pied. Chevaliers en armure parés de plumes, paysans en loques, femmes remontant leurs jupes pour montrer leurs jambes, enfants, troupeaux et moutons, poulets et chiens, tous avançaient ensemble. L’incroyable armée gonflait tell un nuage d’orage, mue par l’espoir du but ultime : le butin, la richesse et les récompenses, ainsi que la bénédiction du Christ lui-même. Cette marée installa un campement sur un terrain près d’une rivière, pour attendre une armée plus nombreuse encore, qui devait la rejoindre. Au début, elle fut bien accueillie par le souverain hongrois, qui lui permit d’acheter le nécessaire pour survivre. Comme il redoutait les débordements, on décréta officiellement la paix entre les habitants et les croisés. Mais au bout de plusieurs jours d’attente, comme les forces chrétiennes du Sud n’arrivaient toujours pas, les hommes commencèrent à perdre patience, à s’agiter, à boire sans retenue, et ils violèrent la paix 223 qui avait été proclamée. Certains chevaliers parvinrent à contrôler leurs troupes, mais Alaric se moquait éperdument des siennes et de la façon d’agir pour les faire tenir tranquilles. Les hommes doivent se regrouper sous une bannière, monseigneur, intervint Christofle. Il faut les convaincre qu’ils se battent pour une cause commune. Il eût voulu ajouter : Ils ont aussi besoin d’un vrai chef, mais s’en abstint. C’était inutile. Il se laissa gagner par le désespoir et la déception. Il parcourait l’immense campement pour observer les alexandrins, des êtres qui auraient dû tenir leur rang et se comporter mieux que la moyenne, mais qui, au lieu de cela, buvaient, fréquentaient les prostituées et pariaient tout ce qu’ils pouvaient, comme le plus commun des soldats. Inlassablement, il s’efforça de leur rappeler l’objectif de leur voyage, mais ils n’avaient que faire des souffrances et des sacrifices de leurs lointains ancêtres. Ils honnissaient l’écrit et méprisaient les livres. Quelques-uns repoussèrent même Christofle avec un bâton et lui ordonnèrent de se tenir à distance. Il y eut pis. Les croisés comprirent peu à peu que la légendaire Jérusalem se trouvait bien plus loin qu’ils ne l’avaient imaginé et décidèrent, en guise de compensation, de dépouiller les Hongrois. Ils se mirent à voler du vin, des graines et du bétail, et tuèrent ceux qui leur résistaient. Là encore, les chefs sanctionnèrent leurs troupes et rétablirent l’ordre, mais celle d’Alaric, livrée à elle-même, devint de plus en plus indisciplinée et arrogante. Personne ne put expliquer comment commença le désastre qui s’ensuivit. Les récits qui en furent faits 224 donnaient autant de visions contradictoires, car les chroniqueurs de la bataille, des lettrés qui s’étaient présentés comme observateurs passifs, furent pris au dépourvu et se retrouvèrent, malgré eux, engagés au coeur du combat. Mais la plupart s’accordèrent à dire que la tragédie était née de ce que les viols et les pillages étaient devenus le passe-temps quotidien de pèlerins épuisés, plongés dans l’ennui et convaincus que leurs péchés seraient pardonnes au bout du compte. En représailles, les Hongrois tendirent une embuscade à ceux qui occupaient le périmètre du campement, les dépouillèrent et les massacrèrent. Quelques croisés tentèrent de négocier. Ne sommes-nous pas tous chrétiens? arguérent-ils. De fait, une paix bancale fut décrétée, mais lorsque certains hommes d’Alaric allèrent quêter quelques denrées auprès du magistrat de la ville, celui-ci, persuadé qu’ils n’étaient que des espions, leur interdit d’acheter quoi que ce soit. Furieux, ils commencèrent à saisir et à emmener par la force les moutons des fermes des alentours. Alors les Hongrois se rebellèrent. Les passions étant exacerbées, les insultes explosèrent. Pourquoi ne marchez-vous pas avec nous vers Jérusalem? criaient les pèlerins, insinuant que les Hongrois n’étaient pas de bons chrétiens. Et vous, pourquoi ne vous mettez-vous pas en route? répliquaient ces derniers, reprochant aux envahisseurs de n’être que des imposteurs. De nouveaux croisés volèrent au secours de leurs frères. Des chevaliers francs et allemands prirent à leur 225 tour part au combat, à contre-coeur, pour protéger leurs troupes. Des rixes ayant éclaté, les soldats surgirent de la ville et se ruèrent sur les pèlerins en pousssant des cris guerriers. Des flèches se mirent à voler, on croisa le fer, les morts et les blessés tombèrent. En quelques heures, la bataille prit une telle ampleur que frère Christofle finit par aller trouver Alaric. Monseigneur, supplia-t-il, vous devez rappeler vos hommes si vous voulez qu’il en reste quelquesuns pour vous accompagner jusqu’à Jérusalem. Mais Alaric ne l’écouta pas. Chacune des parties était désormais déterminée à se venger des injustices, réelles ou imaginaires, persuadée d’être la victime de l’autre. À midi, une véritable guerre avait éclaté. Le bruit du métal heurtant le métal ou transperçant la chair envahit le campement. Les hommes détachèrent les chevaux et chargèrent l’ennemi, et tous les autres avec eux. Les archers déchargeaient des salves de flèches qui fendaient l’air en sifflant. Bientôt, tout ne fut plus que violence, horreur, cris et confusion. Alaric, qui demeurait un combattant de nature et de formation, ne pouvait plus ignorer l’appel. Le temps qu’il enfourche Tonnerre, qui piaffait et roulait des yeux exorbités, les Hongrois se battaient déjà avec une ardeur sans pareille. Ceux qui avaient été piétines par les montures des croisés continuaient à pointer leurs lances sur ceux qui les avaient attaqués, et un Franc fut tué alors qu’il se penchait pour trancher la main d’une de ses victimes en guise de trophée. L’odeur du sang chassa bientôt celle des soldats en sueur, et les corbeaux se rassemblèrent dans le ciel en groupes de plus en plus denses et menaçants. 226 Mais la bataille prit soudain une autre tournure, car pendant que les combats faisaient rage, un contingent mené par un duc franc était parvenu à pénétrer dans la ville. On s’en prenait aux femmes, les enfants étaient enrôlés... Les Hongrois poussèrent un hurlement de rage avant de battre en retraite pour secourir les leurs, ce qui causa leur perte. Les croisés les encerclèrent, tandis qu’archers et soldats fondaient sur eux. Ce fut une boucherie. Emportés par ce délire sanguinaire, les deux camps prolongèrent le massacre dans la cité et dans la plaine, enfonçant leurs lances dans tout ce qu’ils voyaient, tuant ceux qui s’étaient rendus et frappant les enfants de leurs massues. Pèlerins et Hongrois subirent de lourdes pertes ce jour-là, dans un affrontement auquel on ne donnerait jamais de nom et qui ne serait pas répertorié dans l’Histoire, mais qui devait marquer du sceau de la honte le début de ce qui allait être la première croisade. Une fois le gros de l’action passé, il y eut encore quelques échauffourées. Alaric, désormais à pied, se battait à mains nues, d’homme à homme. En plein duel à l’épée avec un Hongrois à l’allure féroce, il entendit le cri d’un Franc : Attention, monseigneur! Il se retourna à temps pour voir le mendiant borgne recevoir en plein ventre un coup mortel qui lui était destiné. Le tueur, un homme vêtu d’une tunique rouge et d’un casque de corne, prit la fuite à la vision de la puissante épée du comte. Lorsque la brume commença à se dissiper, Alaric découvrit le carnage. Bien qu’il fût habitué à se battre, 227 il n’avait jamais assisté à un spectacle aussi obscène. Les corbeaux avaient déjà commencé à arracher les yeux des cadavres et même de certains agonisants. Les femmes, en pleurs, se frayaient un chemin parmi les corps, à la recherche de celui de leur compagnon. Les petits orphelins pleuraient, assis dans la poussière. Quelle grandeur y avait-il dans tout cela? Où résidait la cause sacrée de l’appel d’Urbain? Face à l’horreur, Alaric se sentit soulagé d’un immense poids, comme si son armure avait brusquement fondu. Son coeur bondit et se serra dans sa poitrine, et il sentit du sang frais couler dans ses veines, emportant le poison qui le rongeait depuis des mois. Il eut l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Au coeur de cette mort, il ne s’était jamais senti aussi vivant. Ce fut une révélation. Il partit à la recherche de Christofle, qui avait échappé au massacre en se réfugiant dans une tente. À cause de mes préoccupations égoïstes, lui avoua-t-il, j’ai abandonné mes hommes dans ce désastre. Cette idée me rend malade. Mon cher Christofle, je souhaite toujours retrouver mon frère, mais plus pour me venger. Je veux recevoir son pardon et lui accorder le mien, car la vie est courte et il ne faut pas la gâcher en se haïssant. Mais je suis perdu. J’ai peur de ne pas pouvoir continuer et je sais qu’il est trop tard pour faire demi-tour. Guide-moi, moine! C’est alors qu’il entendit son nom murmuré dans le vent. Alaric... Il s’orienta à la voix et découvrit le mendiant borgne, accroché à un souffle de vie, qui serrait encore 228 dans ses mains la lame transperçant son ventre. Et Alaric eut alors une révélation. Le chapeau du malheureux était tombé, libérant des cheveux du même blond que les siens. l’oeil encore valide était bleu. Il arracha le cache qui couvrait l’autre et fixa le visage de son frère. Je t’ai suivi, afin d’expier ma faute, dit Baudoin dans un souffle. J’ai honte de ce que j’ai fait. Je voulais combattre à ton côté... Ne parle pas, mon frère, dit Alaric. Et il éclata en sanglots. J’aimerais te dire que c’était elle qui m’a séduit, mais je la désirais aussi, cher frère. Nous ne pouvons condamner Margot. Tu était si souvent absent... Alaric souleva Baudoin dans ses bras et le berça contre sa poitrine Les longues campagnes engendrent des femmes infidèles, mon frère. J’ai quêté le butin et la gloire au lieu de rester auprès de mon amour. Nous sommes trois à blâmer dans ce drame, comme nous sommes tous les trois innocents. Peux-tu me pardonner? Si tu me pardonnes. Baudoin expira. Alaric leva son visage vers le ciel et un hurlement de douleur jaillit de sa gorge. Il se releva, en quête du Hongrois à tunique rouge et casque de corne. Un nouveau désir de vengeance l’enflammait, qui lui commandait d’achever l’assassin de son frère. L’apercevant sur la plaine, Alaric le pourchassa. Le sang battait violemment à ses tempes et son coeur s’emballait tell un destrier. Un cri terrible déchira sa gorge et il leva très haut son immense épée. Le Hongrois, désarmé, se recroquevilla devant lui... 229 Et puis... Une lueur aveuglante. Venue de nulle part et de partout à la fois. Alaric tomba à genoux, étourdi. La clarté s’intensifia, tournoyant et flottant autour de lui, devenant l’univers entier. Alaric se trouva soudain en état d’apesanteur, porté comme un aigle en plein vol, quoiqu’il ne vît en dessous de lui ni la terre, ni les hommes, ni la ville, juste la lumière, fraîche et apaisanté, l’enveloppant complètement. Mais il n’était pas seul. Il percevait une présence, vivante, proche, d’entités brillantes tourbillonnant autour de lui. Il n’avait jamais ressenti un tell bonheur, une telle allégresse. Aucune victoire ni aucun moment entre les bras d’une femme ne lui avaient procuré pareille extase. C’est alors qu’il eut une vision. Elle le submergea si fortement qu’il s’abattit sur le sol, protégeant sa tête de ses bras. À travers la lumière, il entendit une voix, ou plutôt la ressentit, comme si elle ne s’adressait pas à ses oreilles mais à son coeur. Il en fut bouleversé. Oui, cria-t-il, oui! La clarté s’estompa et Alaric resta à terre, le visage dans la poussière, sanglotant comme un enfant. Il se releva, sécha ses larmes et partit à la rencontre de Christofle, à qui il déclara : Vaniteux que j’étais, je me suis pris pour un bon chevalier et j’ai condamné mon frère pour son comportement déshonorant. Je ne vaux pourtant pas mieux que lui! Je me suis engagé dans cette expédition sans aucune considération ni pour mes hommes ni pour la cause sacrée que nous devons servir. Je me suis drapé dans mon égoïsme. Je n’ai respecté ni les 230 règles de la chevalerie ni le serment que j’avais fait. À compter d’aujourd’hui, je vais m’amender. Il décrivit sa vision au moine, qui s’en émerveilla. Aucun alexandrin, depuis le grand Alexandre, n’avait rencontré la lumière divine. C’était un miracle, Christofle! continuait Alarie. La voix qui s’est adressée à moi était celle d’un grand prêtre nommé Philos. Il m’a dit être l’un des mes lointains ancêtres et m’a révélé qu’un sang royal coulait dans mes veines. Dieu soit loué! s’exclama le moine, se jetant aux pieds du comte, J’irai à Jérusalem, pas pour mon salut, mais parce que je sais désormais que l’on peut être sauvé par le pardon. J’ai purifié mon âme en pardonnant à mon frère, et je prie maintenant pour que ces pauvres créatures en fassent autant à mon égard. Il balaya du regard les morts qui l’entouraient. Je me rendrai à Jérusalem pour une plus noble cause, reprit-il. Ce qui est arrivé n’était que le destin, je le sais. Je comprends aujourd’hui que ce qui s’est produit entre Baudoin, Margot et moi, avait pour but de m’ouvrir les yeux sur la vie égoïste que j’avais menée jusqu’alors et de me guider vers cet endroit afin que je puisse entendre l’appel visant à rassembler les alexandrins et relancer notre mission sacrée. Dans la lumière, Alaric s’était vu chevauchant un étalon superbe, paré d’un magnifique habit de croisé, brandissant l’étendard et menant derrière lui une armée de milliers d’hommes pareillement vêtus. Il sut qu’on les appellerait les chevaliers de la flamme, qu’ils marcheraient dans la gloire jusqu’à 231 Jérusalem, reprendraient la ville sainte aux païens et sauveraient les livres sacrés. En écoutant Alaric parler, Christofle fut témoin d’une miraculeuse transformation physique, comme si la clarté de la vision avait pénétré l’âme du comte pour rayonner à travers lui. Il irradiait désormais la fierté, l’honneur et le dévouement. Il avait embelli, acquis une stature sublime et une plus grande confiance en lui-même. Il s’exprimait avec aisance et l’on ne pouvait que l’écouter. Il allait devenir un grand chef, un héros pour qui des hommes seraient prêts à mourir. Alors Christofle s’effondra et confia le secret qui avait empoisonné son âme pendant si longtemps : il ne valait pas mieux que les autres membres de cette expédition minable ; il avait appelé à servir la noble cause, bien qu’il ne ressentît plus le feu sacré depuis longtemps. J’ai vécu dans l’amertume parce que j’avais perdu ma bien-aimée, Cunégonde. C’est à cause d’elle et de ce chagrin que je suis entré dans l’ordre. Mais il est en train de disparaître! Ceux qui sont nés alexandrins s’en désintéressent, ils refusent de poursuivre une mission amorcée il y a mille trois cents ans. En quoi celle-ci les concernerait-elle? Lorsque je suis allé visiter les uns et les autres chez eux, et que j’ai constaté qu’ils vivaient très bien pendant que les ouvrages précieux dont ils avaient la charge se décomposaient, j’ai compris que mes années de sacrifice avaient été vaines. Alors j’ai placé tous mes espoirs en vous, monseigneur, et je ne vous ai plus lâché. Je l’ai fait pour moi, afin que ma vie ait finalement un sens. C’est pour moi que je voulais que vous marchiez, non pour Dieu, et cela me couvre de honte! 232 Alaric posa une main sur la tête éplorée du moine. Tu marcheras avec nous, mon bon frère,, tu seras chevalier de la flamme et tu demeureras dans la mémoire de générations entières pour ton sacrifice et tes actes courageux et héroïques, et ton nom sera loué. Alaric avait désormais hâte de regagner la France pour lever une armée d’alexandrins. Il rassemblerait ses frères dispersés, et réhabiliterait la gloire des anciens et celle d’Alexandre lui-même. Les nobles chevaliers de la flamme iraient à Jérusalem pour sauver les mots précieux et bénis de Marie-Madeleine, et les rapporteraient dans la quiétude de leur berceau. DEUXIEME PARTIE 13 Moussa conduisait comme un fou à travers la ville endormie. Il était tard. Il avait accueilli les trois visiteurs de son père à l’aéroport et les ramenait à présent à Damas, cramponnés à leur siège. La Chevrolet jaune canari modèle 1957 filait silencieusement dans un décor des Mille et Une Nuits, composé de fontaines, de minarets et d’un dédale de ruelles mystérieuses. Damas, devenue célèbre grâce à Lawrence d’Arabie, et maintenant riche de deux millions d’habitants, était une oasis aux frontières du désert. On prétendait qu’elle s’était développée sur la plus ancienne zone de peuplement de la planète et qu’elle avait été habitée sans interruption, si bien que personne n’avait jamais pu explorer ce que recelaient ses entrailles. Ainsi, la capitale syrienne était le plus grand site archéologique inexploré du monde. De temps en temps, le sol de la cité moderne se fissurait, une rue s’effondrait subitement, et une partie de l’histoire méconnue surgissait au grand jour. Candice y était déjà venue une fois. Son chauffeur d’alors avait été très volubile, contrairement à Moussa Konstantine, qui, après les avoir chaleureusèment accueillis et s’être occupé des bagages, s’était réfugié dans un silence crispé. Il s’était hâté de les conduire du terminal à la voiture, jetant de fréquents 237 coups d’oeil par-dessus son épaule, et fonçait maintenant comme s’ils étaient poursuivis. Candice avait la sensation que quelque chose clochait. Elle regarda la nuque de Glenn, assis à l’avant. Ressentait-il cela comme elle? Ils tournèrent en direction du nord-ouest, où se dressait, surplombant la ville, le mont Qassioun, souligné par la lune. C’était là que s’étendait le quartier d’Aï Mouhajarine, avec ses luxueuses villas bénéficiant de vues panoramiques sur Damas. À l’ouest s’élevaient des montagnes, tandis qu’à l’est le désert s’étendait à perte de vue, sur des milliers de kilomètres, jusqu’à l’océan Indien. Et, quelque part dans cette grande étendue sauvage, reposait l’Étoile de Babylone. Ils dépassèrent de sombres bâtiments, des magasins fermés, des échoppes closes, des mosquées se découpant sur le ciel, des rues mal éclairées par des lampadaires projetant une lumière orangée. Damas, qui n’était pas réputée pour sa vie nocturne, semblait déserte. Moussa ralentit enfin, gara la Chevrolet le long d’un trottoir, scruta la ruelle, avant de conduire hâtivement ses passagers vers une grille percée dans un mur élevé. L’homme qui les accueillit dans la cour était le chaleureux Elias Konstantine, leur hôte. Il était petit et robuste, avec les sourcils arqués et le crâne glabre. Il portait une chemise en coton blanc qui faisait ressortir avantageusement son teint naturellement hâlé. Entrez, entrez! dit-il. Soyez les bienvenus chez moi! 238 C’est encore avec précipitation qu’ils traversèrent la cour, où coulaient des fontaines et où grimpaient des bougainvilliers. Ils passèrent sous un porche de style oriental et arrivèrent dans un patio, dont le sol de marbre brillait comme du verre. Les circonstances de notre rencontre sont bien tristes, monsieur Masters, dit Konstantine à Glenn. Je respectais énormément votre père. Que Dieu le bénisse. Il les conduisit le long d’un couloir aux murs décorés de somptueuses icônes, très anciennes pour certaines, dont la dorure commençait à s’effriter. Lorsque Konstantine vit Candice fixer le saisissant portrait d’un jeune homme sur un cheval à la robe rouge en train de transpercer un ennemi à terre, il expliqua : Il s’agit de saint Demetrios. Nous, catholiques grecs, sommes très fiers des racines de notre religion. L’intérieur de la villa était un mélange de style oriental et moderne. Des meubles anciens, massifs, trônaient entre des colonnes turques, tandis que le coin opposé de la pièce était occupé par un ordinateur, une chaîne stéréo et une télévision grand écran. Konstantine leur apprit qu’il travaillait dans l’importexport et ils en déduisirent que les affaires marchaient bien. Ma fille vous servira des rafraîchissements dans un instant. Maintenant, il faut que je vous dise... Il marqua une pause et afficha une expression solennelle. Je suis désolé, mais je ne peux pas vous conduire à Djebel Mara. Quoi? laissa échapper Candice. 239 Glenn posa sa main sur l’épaule de la jeune femme et prit calmement la parole, Monsieur Konstantine, si c’est une question d’argent... C’est une question de danger, répliqua le Syrien. Les temps étaient plus sûrs lorsque je travaillais avec votre père. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a le conflit en Irak, d’abord, mais ce n’est pas tout. On est venu me poser des questions étranges. Je crains que ma maison ne soit surveillée. Je ne peux risquer de mettre la sécurité de ma famille en péril. Je suis désolé, mais vous devrez vous débrouiller sans moi. Glenn, Candice et Ian Hawthorne échangèrent un regard. Ils pensaient la même chose : deux Américains et un Anglais, seuls dans le désert syrien... Ils avaient compté sur la protection de Konstantine et se retrouvaient livrés à eux-mêmes. Une jeune fille apporta une théière en argent et des verres, suivie de deux femmes chargées de plateaux garnis de fromage, de pain, d’oeufs brouillés, d’olives, de beurre, de miel et de fruits. Mais les hôtes de Konstantine n’avaient pas faim. Connaîtriez-vous quelqu’un qui puisse nous y emmener? demanda Candice, qui avait pris place sur un divan garni de coussins. Non... Je suis désolé. Pourriez-vous au moins nous dire où se trouve Djebel Mara? demanda Glenn, qui était resté debout. C’est une petite montagne située au nord de Palmyre. Palmyre! s’écria Candice. Mais c’est un lieu touristique! 240 Ian poussa un soupir. Baskov s’est rendu là-bas voilà quatre-vingts ans. Des milliers de visiteurs ont suivi! L’un d’eux a très bien pu trouver l’Étoile de Babylone! Peut-être qu’à cette heure elle sert de décoration sur une cheminée... Ou pire, de cendrier! Glenn fit tourner sa bague. Candice devina ce qu’il s’apprêtait à faire : il allait sortir sa carte de police, userait de son langage de policier, voire de la force, et menacerait d’appeler du renfort local... Mais il la surprit en déclarant simplement : Je ne vous connais pas, monsieur Konstantine. Je vais partir du principe que vous êtes un homme raisonnable et que l’on peut donc discuter avec vous. Konstantine écarta ses mains en signe d’avertissement. Je suis riche, je ne veux pas d’argent. Je ne vous en propose pas. Je vais vous dire ce que nous recherchons. Le Syrien croisa les bras et se rassit, posant sur Glenn un regard qui semblait lui signifier qu’il perdait son temps. Néanmoins, Glenn lui parla de Pierre Duchesne et de la pierre qu’il avait découverte, porteuse d’une mystérieuse écriture, puis du Russe Baskov, qui s’était lancé dans l’aventure dans les années vingt, espérant trouver des tablettes similaires. Nous avons de bonnes raisons de penser qu’il en a mis une au jour, dit-il, mais il a été frappé par la fièvre et a dû regagner Moscou, où il est mort peu après. Nous croyons qu’il n’a pas eu la possibilité de rapporter le trésor, sans doute parce que les pièces étaient trop grandes, ou trop fragiles, à moins qu’il 241 n’ait été espionné. Alors il a dessiné une carte destinée à permettre de les pister plus tard. Celle-ci et la plaque gravée sont restées dans sa famille, probablement oubliées dans une malle ou un grenier, jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. L’arrière-petitfils de Baskov a publié une annonce dans une revue pour mettre la tablette en vente, et mon père est tombé dessus. L’éclat des petits yeux noirs de Konstantine trahissait son intérêt, malgré ses efforts pour n’en rien laisser paraître. Et qu’espérez-vous dénicher? demanda-t-il. Une bibliothèque ancienne? Oui, ou des archives de cette nature. Et qu’est-ce exactement que l’Étoile de Babylone? Glenn considéra cet homme qui, quelques instants plus tôt, leur apparaissait comme providentiel, avant de représenter un obstacle. Il réprima un soupir. Il n’avait aucune idée de la nature de l’Étoile de Babylone. Était-ce un lieu? Un objet? Les vestiges d’un temple? Un événement céleste? Une mesure astronomique? Il ne pouvait pas avouer à Elias Konstantine qu’ils poursuivaient un homme qui prévoyait une sorte d’Armageddon en utilisant les tablettes comme fondement de sa folle prophétie... Il regarda le catholique grec, qui portait une croix brillante dans l’échancrure sombre de sa chemise. C’est l’étoile de Bethléem, affirma-t-il. Konstantine ne vit pas le regard perplexe que Candice et Ian posèrent en même temps sur leur compagnon. Il se pencha en avant, soudainement intéressé, et déclara : 242 - L’un des Rois mages venait de Babylone. Les plaques contenaient-elles une explication sur la naissance de Nôtre-Sauveur, écrite de la main même de l’un d’entre eux? C’est notre théorie. Elias pinça les lèvres Avez-vous cette carte sur vous? Glenn se tourna vers Candice, qui la sortit de son sac fourre-tout. Il s’agit d’une photocopie, précisa-t-elle, tout en regardant Glenn avec stupéfaction. Konstantine examina le document pendant quelques secondes, puis fronça les sourcils. Je ne sais pas comment lire les symboles qui y figurent, dit-il. Nous non plus. Mais nous pensons que la grosse croix indique l’endroit où se trouve l’étoile de Bethléem. Je vais passer quelques coups de fil, conclut-il abruptement en se levant. Une fois qu’ils se retrouvèrent seuls, Candice se tourna vers Glenn. Vous lui avez menti, dit-elle d’un ton de reproche. Pas vraiment. L’Étoile de Babylone est un autre nom de l’étoile de Bethléem et les tablettes pourraient avoir un rapport avec le voyage du mage. Vous lui avez tout de même menti. Quand l’argent ne suffit pas à motiver un homme, il faut essayer la religion, dit-il en montrant l’icône de saint Demetrios, dont Konstantine avait parlé avec tant de dévotion. 243 - Il nous faudra partir juste avant l’aube, annonça ce dernier lorsqu’il les rejoignit. C’est trop dangereux de conduire la nuit. Nos routes... ajouta-t-il en guise d’explication, avec un geste d’impuissance. Cela faisait référence aux nids-de-poule, à l’absence de feux de circulation et de ligne blanche, aux animaux errants, aux piétons étourdis et aux conducteurs imprudents. Ils avaient gagné. Et en attendant le départ, ils pouvaient s’accorder quelques heures de repos. On conduisit Candice vers la partie de la maison réservée aux femmes, tandis que Ian et Glenn gagnaient des appartements séparés. La ville dormait encore lorsque Candice, Glenn et Ian, éveillés de leur courte nuit, avalèrent un café serré et une pita fourrée de dattes avant de remonter dans la Chevrolet jaune de Moussa. À l’est, le ciel rosissait à peine. Deux autres voitures composaient l’expédition, chargées d’une réserve d’essence, de pneus de rechange, de courroies et de pièces de moteur en prévision de la route difficile qui s’annonçait entre Damas et Palmyre, sur laquelle ils ne pourraient trouver qu’une seule station-service. Or les pannes, avait averti Konstantine, étaient malheureusement aussi courantes que les mouches de sable. Ils descendirent à flanc de coteau pour gagner la vallée, empruntant d’étroites rues résidentielles. Ils dépassèrent des jardins clos, des bâtisses monumentales et des cafés silencieux, avant d’atteindre la rivière et de la suivre, longeant des bâtiments administratifs, des ambassades, des hôtels de luxe puis l’université de Damas. La grande avenue était encore 244 déserte, à l’exception de quelques paysans juchés sur leur âne ou sur leur carriole, qui avançaient péniblement vers la place du marché. Alors qu’ils venaient de franchir la rivière et qu’ils dépassaient le musée, aussi lugubre qu’immense, le téléphone portable de Konstantine sonna. Il échangea quelques mots avec son interlocuteur, puis annonça sans raccrocher : Nous sommes suivis. Il hurla ensuite un ordre au téléphone et demanda à Moussa de tourner à la rue suivante. Moussa braqua brusquement vers la gauche, et descendit l’avenue An Nasr vers la Poste centrale et la station de taxis, où seules quelques personnes déambulaient avec des cageots de poulets. Les deux autres véhicules poursuivirent leur route, mais celui qui les suivait, une camionnette Nissan rosé cabossée, sans plaque d’immatriculation ni aucune marque d’identification, roulant tous phares éteints, tourna derrière la Chevrolet. Plus vite! dit Konstantine, se retournant sur son siège pour regarder derrière lui. Moussa accéléra, mais le poursuivant fit de même et gagna du terrain. Candice et Glenn jetèrent à leur tour un coup d’oeil par la vitre arrière. L’intérieur de la Nissan était sombre et il était impossible de voir combien d’hommes s’y trouvaient. Les murs de la vieille ville surgirent devant eux. Fonce! encouragea Konstantine, se cramponnant au tableau de bord tandis que Glenn, Ian et Candice s’accrochaient au dossier des sièges avant. Ils plongèrent dans le dédale des nielles, passèrent sous les balcons sculptés qui semblaient se pencher 245 les uns vers les autres par-dessus les voies étroites, dépassèrent des bazars sombres et déserts. Tout près se trouvait Straight Street, l’avenue où, deux mille ans auparavant, Paul avait eu sa révélation. Moussa essaya de semer la Nissan, effectuant des virages très serrés, faisant mille détours et demitours, conduisant la Chevrolet dans des passages si justes que Glenn et Candice pensèrent qu’il n’allait rien rester de la peinture jaune, tandis que les pneus crissaient et que les passagers étaient secoués sans ménagement. La Nissan était toujours derrière eux. Que veulent-ils? cria Ian, avant que la roue avant droite de la Chevrolet ne rebondisse dans une ornière, créant une telle secousse que leurs têtes heurtèrent le toit. Pourquoi ne pas nous arrêter pour parler avec eux? On ne parle pas avec ces gens-là, rétorqua Konstantine d’un ton sec et rageur. Ils atteignirent le côté Est de la vieille ville, où les vitrines des magasins exposaient des icônes, des statues et des livres de prière. Mais au détour d’une me, dans les phares de la Chevrolet, apparut un vieil homme en djellaba, conduisant un âne. Moussa klaxonna et Candice se cacha les yeux. Ian hurla quelque chose, puis la Chevrolet fit une embardée, monta sur le trottoir éventré, emboutit un étal vide, entraînant cartons et planches, avant de faire marche arrière, d’atterrir brutalement sur la route, et 1. Dans la Bible Actes des apôtres 10, Jésus se manifeste à Paul aussi appelé Saul,, à l’entrée de Damas, sous la forme d’une grande lumière venant du ciel . N.d.T. 246 de repartir. Ils se retournèrent pour voir la camionnette effectuer la même manoeuvre, évitant de justesse le vieillard et son animal, toujours figés au milieu de la chaussée. Ils franchirent une porte romaine, dépassèrent un cimetière, puis traversèrent à nouveau la rivière dans une course vertigineuse. Moussa accélérait de plus belle, ballottant les trois passagers arrière de droite à gauche au gré des virages, qu’il prenait à toute vitesse. Ils virent défiler des mosquées, une église, avant d’emprunter un rond-point désert et de longer le Stade olympique, pour gagner enfin la route principale, dont les panneaux signalaient Homs, Alep et Bagdad. La Nissan demeurait collée derrière eux. Bien que la circulation fût encore fluide, Moussa dut slalomer entre des camions lents, des scooters et quelques minibus pour essayer de la semer. Profitant d’un rétrécissement de la route, il appuya à fond sur l’accélérateur et la Chevrolet atteignit sa vitesse maximale. La camionnette fut un moment distancée, mais les rattrapa rapidement. Konstantine jura en grec, puis en arabe, avant de revenir à l’anglais, par politesse. Bande de cons, marmonna Ian. Il fouilla dans le sac coincé entre ses jambes et en sortit un pistolet. Mon Dieu! s’exclama Candice. Mais déjà, Ian baissait la vitre de la fenêtre et se penchait à l’extérieur. Arrêtez, vous êtes fou! cria Glenn. Je vais tirer dans les pneus. Vous allez tuer quelqu’un! 247 Glenn lui saisit le bras et l’obligea à se rasseoir. Ils luttèrent un moment l’un contre l’autre... Et le coup partit, traversant le toit de la Chevrolet. Déstabilisé, le chauffeur qui les poursuivait perdit le contrôle de son véhicule. En tentant de redresser la trajectoire d’un brusque coup de volant, il fit une embardée ; la Nissan heurta un dos d’âne, rebondit en effectuant un tonneau, puis un autre, puis un autre encore, sous les yeux effarés de Glenn, Ian, Candice et Konstantine, qui assistaient au spectacle à travers la vitre arrière. Elle finit par s’écraser sur le bord de la route, avant d’exploser. Une boule de feu s’éleva dans le ciel et les hommes emprisonnés poussèrent des hurlements, incapables de se libérer. Sous le beau soleil méditerranéen, Jessica Randolph faisait défiler le document entre ses mains, étudiant avec attention l’écriture médiévale. Elle se demandait pourquoi Philo avait tellement hâte de mettre la main dessus - comparé à d’autres acquisitions qu’elle avait faites pour lui pendant toutes ces années : les Epistyles de Longinus les originaux, pas les faux du quatrième siècle ; le rêve de Dafydd ap Gwilym, dont les Gallois soupçonnaient l’existence mais que Philo détenait bel et bien ; les notes dites perdues de Léonard de Vinci ; le Diamantsutra ; les plus anciens livres imprimés au monde ; les parties manquantes du début et de la fin du Livre de Ketts... C’est bien ce que tu voulais, n’est-ce pas? demanda Terry Leslie, la propriétaire du yacht, en tendant une coupe à Jessica. 248 Un buffet de fruits exotiques et de homard frais avait été dressé, et un serveur discret se tenait prêt à les servir, mais Jessica ne prêta attention ni aux mets ni au champagne. Elle s’était pesée le matin même et avait grossi de cinq cents grammes, ce qui signifiait journée de diète, Elle enviait secrètement le corps joliment bronzé de Terry Leslie, qui était à la fois très mince et athlétique, ses muscles saillants témoignant d’un entraînement physique intensif. C’était un atout nécessaire dans un métier qui exigeait d’escalader les murs, de se glisser sous des détecteurs lumineux, voire de descendre en rappel les parois des gratte-ciel. Le yacht, paresseusement ancré au large sur une mer d’azur, mesurait une trentaine de mètres. Les ponts inférieurs abritaient quatre salles de réception proposant les meilleurs divertissements, ainsi que des piscines et des Jacuzzis à la robinetterie plaquée or. L’équipe de cinq personnes qui faisait fonctionner ce palace flottant ignorait que sa patronne était une célèbre cambrioleuse que la police traquait depuis des années. Une semaine plus tôt, Jessica et Terry s’étaient retrouvées dans le salon du yacht, avec son immense bar et ses sofas somptueux, les portes ouvertes sur le large pont arrière. Sur la table à cartes, Jessica avait étendu le plan du musée de Melbourne, auquel un riche collectionneur venait de faire don d’une extraordinaire collection. Parmi les biens recensés se trouvait une lettre du onzième siècle, écrite par Raymond de Toulouse, que Philo Thibodeau voulait. Terry Leslie s’était penchée sur le schéma et avait étudié les circuits d’éclairage, les panneaux de 249 contrôle, les portes, les conduits d’aération, les instaliations électriques, les systèmes d’alarme, les caméras et écrans de surveillance. Puis elle était passée au tableau des gardes et au planning des rondes d’inspection. Enfin, elle avait parcouru le rapport qui accompagnait le plan, relevant des phrases clés : fenêtres en plastique de polycarbonate non ouvrables ; patrouille canine ; détecteurs de chocs. Le musée était équipé de toute la sécurité dernier cri. Du gâteau. Une semaine plus tard, elle avait rempli sa mission et livré le document. C’est parfait, lui dit Jessica. Elle sourit. Son expérience dans le cambriolage de grande envergure lui avait non seulement permis de commettre ce petit vol pour le plaisir, mais d’acheter une villa en Espagne, un appartement à Hollywood et un certain nombre de voitures de luxe. J’ai fait cinquante-six coups sans jamais en rater un, rappela-t-elle avec fierté. Elle ajouta qu’on ne l’attraperait pas, car elle savait que la police recherchait un homme. Jessica étudia la lettre, traduisant mentalement le français médiéval. En 1048, Raymond de Toulouse avait confié à son évêque ses doutes à propos d’une société païenne secrète, dédiée à la préservation d’écrits hérétiques en prévision du jour où l’Antéchrist apparaîtrait pour s’emparer du monde. Raymond mentionnait une forteresse dans les Pyrénées. Pourquoi Philo tenait-il tant à mettre la main sur ce document? Ce n’est pas la lettre en soi qui a de la valeur, se dit-elle. Mais les informations qu’elle contient. 250 Alors que le yacht se balançait doucement sur la mer calme et que son hôtesse se préparait un toast de chair de crabe au beurre fondu, l’esprit aiguisé de Jessica s’emballa. Autour de quoi cela pouvait-il tourner? Du saint Graal? Du sang du Christ? Peut-être s’agissait-il d’une organisation dont elle-même, dont c’était le métier, n’avait jamais entendu parler... Une structure si obscure qu’elle faisait passer les Templiers pour des exhibitionnistes. Raymond de Toulouse avait écrit : On les reconnaît à leur bague de flammes. Une bague de flammes? Celle à la main droite de Philo! Était-il membre de cette assemblée? Derrière les lunettes noires qui protégeaient ses yeux d’émeraude du soleil étincelant, son esprit se mit à bouillonner. C’était une aubaine inattendue. Elle mesurait à présent la valeur de l’objet, non pour Philo mais pour elle-même. Jessica voulait Thibodeau. Elle voulait être son associée dans la fortune et le pouvoir. À la mort de Sandrine, trois ans auparavant, elle avait déjà entrevu cette possibilité. Philo étant désormais veuf, aucune femme ne venait plus se mettre en travers de la route qu’elle s’était tracée. Mais il ne la regardait pas comme les autres hommes et son entreprise de séduction n’exerçait aucun effet sur lui. Aussi avaitelle décidé de recourir à d’autres moyens. Elle l’avait appâté avec l’Étoile de Babylone, mais le plan avait échoué, puisqu’il reposait sur la réussite de Candice Armstrong et Glenn Masters. Il lui fallait donc mettre en oeuvre une autre stratégie. La lettre tombait bien. 251 Jessica sourit. Elle avait appris des années plus tôt, bien avant de se faire refaire les seins et le nez, bien avant de changer de nom, à l’époque où elle se livrait à ses petits trafics en gardant toujours une longueur d’avance sur la police, qu’un bon escroc envisageait toujours une solution de repli. En cas d’échec du plan A, il fallait passer au B, puis au C, si nécessaire. Elle aurait Philo. Par n’importe quel moyen. Même s’il fallait en passer par le meurtre. 14 Philo savait que la police de Los Angeles était à sa recherche, pour l’interroger au sujet de la mort de John Masters. Cela ne l’inquiétait pas. Elle ne le trouverait jamais, et même si elle y parvenait, ce serait trop tard. Son appartement de deux mille mètres carrés, situé trente étages au-dessus de la ville de Houston, était entouré de ciel et totalement inaccessible depuis le rez-de-chaussée. Les ascenseurs, celui qui lui était dévolu personnellement comme ceux destinés aux serviteurs et aux fournisseurs, partaient de ce niveau et ne pouvaient que monter. Philo ne quittait sa résidence qu’en hélicoptère. Si la police avait envoyé des hommes surveiller l’entrée du building dans le but de l’attraper, ils attendraient longtemps. Thibodeau portait une chemise en soie et un pantalon de flanelle blancs. Il était persuadé que seul ce ton seyait à un authentique gentleman sudiste. Ses concessions à la couleur étaient la lavallière jaune pâle nouée autour de sa gorge et la pochette assortie glissée dans sa poche de poitrine. De même, tout était blanc à son domicile : les canapés, le tapis, les murs, les fleurs, la table basse en marbre, de trois mètres sur deux. C’était un décor parfait pour sa dernière acquisition : un tableau qu’il avait accroché au-dessus de la cheminée allumée, elle 253 aussi en marbre blanc - une toile abstraite, une explosion de lumière, de pierres gemmes jaunes clardées sur un ciel argenté, de perles sur une neige incandescente. Cela ne pouvait être qu’une representation de la Luminance. Lénore avait dû rompre la promesse faite à son mari et parler à leur fils de l’ordre secret. Sinon, comment Glenn aurait-il pu savoir? Il avait du talent, en tout cas. Quand Philo s’était rendu chez lui, pendant que la police était à l’hôpital, il avait eu tout le loisir d’étudier attentivement les compositions et d’observer leur évolution progressive. Les dernières, celles sur lesquelles on devinait des visages, s’approchaient de la vérité suprême. Philo avait interprété sa découverte comme un signe. Tout était en train de se mettre en place. Bientôt, Lénore, bientôt. Il sirotait un whisky, seul dans le salon, comme à son habitude. Personne ne le voyait vivre au quotidien. Il jugeait ce genre. d’exhibition indigne d’un homme comme lui, d’un élu. Telle avait été l’erreur de Jésus : manger et boire avec ses disciples avait jeté le trouble, car ils s’étaient demandé comment le fils de Dieu pouvait avoir besoin de nourriture et de vin. Même Sandrine avait été tenue à l’écart. Le dernier repas de Philo en compagnie d’une autre personne avait été le pique-nique avec Lénore. Le jour où sa vie avait basculé à jamais. Il regarda de nouveau le Polaroid qu’on lui avait apporté plus tôt. On y voyait Glenn Masters et Candice Armstrong à l’aéroport, attendant l’embarquement, ignorant qu’ils étaient en train de se faire photographier. Ils se regardaient l’un l’autre, se jaugeaient d’un bref coup d’oeil saisi par la pellicule. À 254 première vue, il n’y avait dans leur regard que colère, irritation et impatience, comme si chacun eût rêvé d’être ailleurs, et surtout pas à côté de l’autre. Mais Philo y discerna aussi un désir ardent, une attirance tellement animale que même ceux qui en étaient la proie n’en étaient pas conscients. C’était sans doute ainsi qu’il avait regardé Lénore avant de se rendre compte à quel point il l’aimait. En ce fameux jour où il avait franchi le premier pas sur la dernière ligne droite qui le menait vers son destin... Il avait d’abord pensé qu’elle était nue. Nue au bord de l’eau, s’apprêtant à tremper son corps d’ivoire. Mais en s’approchant discrètement d’elle, il s’était aperçu qu’elle portait une robe fourreau couleur chair, aussi pâle que sa peau, qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Elle n’était pas exactement en train de se baigner, d’ailleurs : les pieds dans le torrent, elle recueillait de l’eau dans ses mains jointes, qu’elle levait au-dessus de sa tête, puis la laissait couler entre ses doigts. Le soleil filtré par les arbres de la forêt verdoyante faisait scintiller les gouttes. On aurait dit une créature spectrale ramassant des diamants et les éparpillant au vent. En se rapprochant un peu pour mieux l’observer, il avait vu ses petits seins et ses hanches étroites, ses longs cheveux, ses jambes immenses, et son visage d’une beauté saisissante. Elle avait sans doute à peu près son âge, quinze ans. Mais il savait qu’elle ne pouvait pas le voir. Il avait beau être riche, issu de la crème de la haute société de Houston, les filles avaient des yeux... Tantôt elles ne le remarquaient 255 pas du tout, tantôt elles riaient de sa petite taille et de son visage poupin, constellé de taches de rousseur. IL ne voulait pas s’exposer à un tell affront avec cette magnifique créature. Mais son pied avait fait craquer une brindille sèche... Les yeux bleu indigo avaient: scruté les sous-bois, l’avaient aperçu et s’étaient posés sur lui. Elle l’avait salué et il était sorti de sa cachette. Ce lieu est hanté. Je sais. L’eau ne s’écoule pas comme elle le devrait. Je pense que les lois de la physique sont différentes, par ici. Je veux devenir physicienne, avaitelle ajouté en rougissant. Philo avait avalé sa salive avec difficulté. On était en 1948 et les filles ne rêvaient pas de ce genre de choses. Mais celle-ci eût tout aussi bien pu dire qu’elle voulait être mineur de fond, il était subjugué. Il savait qui elle était. Lénore Rousseau. Son père était membre des alexandrins et descendait d’une lignée aussi ancienne que celle de Philo. Nous sommes peut-être un ordre démocratique où personne n’est placé au-dessus des autres, ne cessait de lui répéter sa mère, mais le fait est que seule une poignée d’adeptes peuvent, comme nous, faire remonter leur généalogie jusqu’à l’origine, trois cents ans avant que les nôtres n’aient été forcés à l’exil. Tu es le descendant direct du grand prêtre Philos et de la princesse Artemisia, et tu ne dois jamais l’oublier, Philo. Tu es supérieur à tous les autres. C’était la première fois que Lénore venait ici. On l’avait amenée pour son initiation, Philo le savait. La sienne avait été faite l’été précédent, le jour de son quatorzième anniversaire. Fort de cette expérience, il 256 avait proposé à la jeune fille de l’aider pendant sa formation. C’est simple, avait-il dit de sa voix d’adolescent troublé par le regard bleu sombre de son interlocutrice. Un peu de jeûne et de méditation, quelques questions, et puis le serment de fidélité et de secret. Après cela, l’apprenti était mis en contact avec la sagesse des anciens et on lui enseignait sa mission. Mais Philo n’avait pas mentionné cette partie. L’initié devait au préalable jurer secret et allégeance à la cause. Lénore avait regardé l’eau tourbillonnante à ses pieds et poussé un petit soupir découragé. Toutes ces pierres... Je n’arriverai jamais à regagner la rive. Elle était pourtant toute proche. Il lui avait alors tendu la main. Elle était restée un instant immobile, comme pour étudier de son singulier regard le tréfonds de son âme, puis avait déclaré : Quel galant homme vous faites! Mon chevalier en armure... Elle avait posé ses doigts frais et mouillés dans sa paume moite, et il l’avait aidée à sortir du courant. On eût dit une nymphe délicate au-dessus des choses du monde, avec ses tétons rosés visibles à travers sa tenue ajustée et ses longs cheveux de fée tombant en boucles dans son dos. Et il se sentait affreusement mal à l’aise, pataud et sans charme, avec son accent de péquenaud texan. Mais elle ne s’était pas moquée de lui et ne l’avait pas ignoré non plus. Elle l’avait traité de galant homme. À ce moment précis, Philo s’était juré de consacrer sa vie à se rendre digne d’elle. Dans les années qui avaient suivi, il avait un peu grandi, pas beaucoup, de quelques centimètres tout au plus, et puis sa croissance s’était arrêtée. Pour 257 compenser son manque de stature, il avait voulu travailler son style. Mais qui prendre comme modèle? Son père était un brave homme, mais un faible, choisi par sa mère pour son argent et ses gènes, et qui ne se consacrait qu’à deux choses : collectionner les timbres et éviter sa femme. Cela ne collait pas à l’exemple masculin dont Philo avait besoin. Mais il n’avait pas eu à chercher trop loin. Robert E. Lee, le grand général confédéré de la guerre de Sécession, que l’on considérait en son temps comme le plus bel homme du Sud et le plus authentique des gentlemen, avait résumé ce qui, selon lui, faisait un être exceptionnel : Le gentleman ne rappelle pas inutilement à son offenseur le tort qu’il peut lui avoir causé. Il ne pardonne pas seulement, il oublie ; et il s’efforce de conserver cette noblesse de soi et cette souplesse de caractère en toute occasion, ce qui requiert la force de laisser le passé n’être que le passé. Le gentleman ne renonce à son pouvoir qu’avec sagesse et de manière appropriée. Il pardonne, oublie et se montre élégant. Lee avait perdu la guerre, mais n’en avait gardé aucune rancune. Il avait érigé cette attitude en règle pour les sudistes, espérant que l’amertume de la défaite passerait et que la création d’une Amérique unifiée pourrait commencer. Son sens élevé de la morale et sa conduite chevaleresque avaient fait de lui la plus digne incarnation de la virilité. Lee avait un jour détaillé les qualités qui permettaient de reconnaître un gentleman du Sud : modération, contrôle de soi, sens du devoir, sincérité, respect des autres, courage, galanterie, courtoisie, honneur, le tout empreint de profondes convictions religieuses. 258 Philo décida de les reprendre à son compte. Robert E. Lee avait été le dernier noble chevalier et, puisque lui-même descendait des croisés, il s’arrogea ce titre à son tour. Il n’y avait qu’un seul point sur lequel il était en désaccord avec son idole. Lee avait dit : Il y a des choses dans la Bible que je ne serais peut-être pas capable d’expliquer, mais je les accepte entièrement comme la parole de Dieu et je reçois Son enseignement par la grâce du Saint-Esprit. L’erreur résidait dans le fait que, Dieu n’existant pas, il ne pouvait être question de sa parole. Hormis cette réserve, il se jura d’embrasser les vertus prônées par Robert E. Lee et de les mettre en pratique chaque jour de sa vie. Ainsi, plus tard, lorsqu’il fut forcé de tuer, il le fit avec compassion, en respectant sa victime, et avec l’assurance que sa conduite serait tenue en haute estime par Dieu. Il travailla sa manière de parler éliminant les expressions d’argot sudistes, sa façon de marcher il adopta une démarche assurée, faite de grands pas pour un homme de sa taille, ses attitudes, jusqu’à son port de tête lorsqu’il parlait. Il cultiva un point de vue noble et une philosophie tolérante sur la vie. Il s’échina et obtint les meilleures places, gagna des récompenses et fut diplômé avec mention. Et tout ça pour Lénore, sa nymphe des bois aux yeux indigo, qui l’avait appelé, galant homme, À l’exception de quelques soirées de bienfaisance organisées chez les membres de l’ordre aux quatre coins du monde, ils n’eurent pas beaucoup d’occasions de se revoir après leur rencontre, Lénore habitait en Californie, Philo au Texas... Mais elle était 259 toujours présente dans son esprit et il lui dédiait chaque chose qu’il faisait, chaque effort qu’il entreprenait, chaque vie qu’il prenait. Et quand il pensait à l’avenir, il la voyait à son côté. Il n’y avait qu’un seul obstacle entre eux. Bethsabée Thibodeau. Un carillon résonna, indiquant que quelqu’un voulait entrer dans le salon. Philo reposa son verre, appuya sur un bouton, et l’une des portes bascula pour s’ouvrir. L’homme à la tache de vin sur la joue entra. Cela vient juste d’arriver. Merci, Rossi! Le visage de Philo s’épanouit en un large sourire. La traduction de Jacob Buschhorn. Faite par un expert et garantie sans fautes. Une telle récompense valait bien le petit sacrifice de Sammy la perruche. Des nouvelles de Damas? Pas encore. Philo attendit que la porte se referme et que retentisse le bruit singulier de la clenche - il aimait les pièces fermées - avant de s’occuper du colis. Le traducteur avait renvoyé le manuscrit original avec son travail. Philo lut avec empressement, sans s’asseoir. Une vague de déception le submergea. Il avait espéré que la version de Britta Buschhorn était inexacte. Mais le texte qu’il avait entre les mains indiquait que l’original en allemand était aussi erroné. Ces paroles soi-disant inspirées - Dieu m’a montré Ses plans... étaient ordinaires et désespérément mondaines. Sans valeur. Rien à voir avec ce que Lénore lui avait écrit, naguère, dans une lettre qu’il 260 avait précieusement conservée : Mon cher Philo, nous, humains, grandissons depuis des temps immémoriaux. Nous étions des enfants quand Dieu nous a créés. Ses lois en sont la preuve. Les premières, d’Hammourabi, de Moïse, de Confucius, traitaient de morale. Elles nous permettaient de savoir comment mener notre vie. Maintenant nous sommes grands et Dieu nous en révèle de plus formidables encore celles de la physique et de l’astronomie, et du monde quantique. Nous en prenons la mesure chaque jour dans l’actualité, la science fait des découvertes merveilleuses. Dieu nous prépare à un changement aux proportions inimaginables. Nous sommes à l’aube de ses prodiges. Philo avait toujours été frappé de constater qu’elle faisait systématiquement référence à Dieu, alors que les alexandrins ne croyaient pas en son existence. Mais ce n’était là qu’une facette de sa glorieuse complexité. Lénore s’enflammait quand elle évoquait la Luminance. C’était compréhensible. Une fois que l’on avait approché sa sphère resplendissante, il était difficile de ne pas changer... Philo jeta la traduction de Buschhorn sur la table basse. Elle ne valait pas le prix du papier sur lequel elle était imprimée. Tout reposait maintenant sur l’Étoile de Babylone. Il reprit son whisky, ambre sirop aux teintes douces et chaudes. Bethsabée. Il avait toujours pensé qu’elle serait un obstacle. A l’époque, les gens étaient effrayés par sa mère. Elle était la plus riche maîtresse de maison de tout le 261 sud des États-Unis, et être inscrit ou non sur la liste de ses invités pouvait apporter bonheur ou disgrâce à quiconque. Mais cela ne comptait pas. Bethsabée faisait peur à autrui parce qu’elle parlait aux morts. Ils ont besoin d’être rassurés, disait-elle. Et Philo était persuadé que les disparus l’écoutaient comme tout un chacun, d’ailleurs. C’était une femme redoutable, dont l’arbre généalogique remontait plus de deux mille ans en arrière contrairement à son insignifiant mari, qui n’arrivait qu’au Mayflower. Bethsabée menait son monde d’une légendaire main de fer. Et au centre, se trouvait son unique enfant : Philo. Elle s’appelait en réalité Jimmynell, mais jugeant ce nom trop texan et trop bête, avait adopté celui de Bethsabée, femme de David et mère de Salomon, car dès l’âge de huit ans, elle avait voué sa vie à la parole biblique, et avait alors su qu’elle deviendrait un jour quelqu’un d’important. La Bethsabée de l’Antiquité avait intrigué pour mettre son fils sur le trône d’Israël. Bethsabée Thibodeau n’entendait pas se limiter à des ambitions si modestes. Ses plans pour Philo étaient bien plus nobles. Dès son plus jeune âge, Philo comprit qu’il était élevé dans un but spécial. Une seule chose l’embarrassait : pourquoi, si ses parents ne croyaient pas en Dieu, allaient-ils à la messe le dimanche? Et pourquoi était-il obligé d’apprendre la Bible par coeur? Bethsabée n’arrêtait pas de lui répéter qu’un jour il comprendrait, et effectivement, ce fut le cas lors de son initiation. Le mot riche ne reflétait que partiellement l’étendue de la fortune des Thibodeau. Dans 262 l’immense salle de réception du manoir familial, le sol était couvert d’un tapis de plumes de paon ; les petits salons et salles à manger étaient somptueux, les suites luxueuses ; la salle de bal du troisième étage, flanquée d’une fosse d’orchestre située en contrebas, pouvait accueillir deux cents personnes. Et quand elle était inoccupée. Philo était autorisé à y faire du vélo. À cette époque, dans les années 1930 et 1940, sa mère faisait et défaisait la haute société de Houston. Ce qu’elle décrétait était servilement imité par tous et quiconque n’était pas reçu chez elle ne l’était nulle part ailleurs, peu importait sa richesse ou son rang. L’un des critères selon lesquels elle jugeait quelqu’un digne d’être invité était son appartenance à la caste des riches déoeuvrés depuis trois générations . Ainsi éliminait-elle les nouveaux riches. Philo avait grandi dans un monde fait de réceptions somptueuses, de séances de spiritisme, de femmes en robe du soir étincelantes qui dansaient la valse et de veuves en noir qui parlaient aux morts. Le grand perron du manoir voyait se succéder les parades hebdomadaires d’invités en tenue de soirée, tandis qu’une autre entrée était réservée à ceux qui portaient le deuil et aux adeptes des sciences occultes. Ainsi, pendant que les robes du soir tournoyaient en rythme dans la salle de bal, le silence s’abattait sur la table de spiritisme, et la voix calme de Bethsabée s’élevait pour s’adresser aux défunts. Le jeune Philo passait ainsi d’un univers à l’autre, de la vie à la mort, arrimé à sa mère, qui ressemblait à un grand paquebot parcourant les mers, tell le Titanic. Si elle lui avait fait peur, il n’en avait pas le 263 souvenir. Elle le prenait avec elle dans son grand lit à baldaquin et se blottissait contre lui sous les draps de satin. Cela dura jusqu’à son treizième anniversaire, jour où il demanda l’autorisation de coucher seul. Ce privilège lui fut accordé, non sans réticence, grâce à l’adoration que lui vouait sa mère. Elle vénérait son petit rouquin joufflu et sans charme. Elle le tenait contre sa poitrine, lui tapotait la tête, l’embrassait sur le front et lui disait à quel point il était unique, précieux. Et pendant tout ce temps, Philo s’était demandé : Suis-je vraiment tout cela? À quatorze ans, après son initiation, il sut enfin quel être spécial il était. Et le jour de ses vingt et un ans, quand il fut diplômé avec mention de l’école des beaux-arts du Texas, sa mère l’embrassa, lui ébouriffa les cheveux et lui murmura à l’oreille : Rappelle-toi que tu es de sang royal, mon fils. De sang royal. Ainsi fut-il préparé à prendre la place qui lui revenait, celle de maître des alexandrins, le premier en deux mille trois cents ans d’existence. Avec Lénore Rousseau à son côté. Philo avait vingt et un ans lorsqu’ils étaient partis en pique-nique tous les deux, ce fameux jour où il s’était décidé à la demander en mariage. Tu m’as mise sur un piédestal, lui avait répondu Lénore. Je ne suis pas celle que tu crois. Je ne suis qu’une femme, avec des défauts et des faiblesses. Je ne suis pas à la hauteur de l’image que tu as de moi. Pensant que son humilité et sa modestie ne faisaient qu’ajouter à sa perfection, il avait posé un genou en terre et déclaré : Lénore, tu es ma splendeur, l’éclat qui illumine mon chemin. Tu es mon âme. 264 - Qu’attends-tu de moi? Je t’implore d’être ma femme, de me permettre de te servir, de te chérir dans mon coeur. Je veux te dédier ma vie, et tout ce que je ferai. Philo, je vais me marier, s’était-elle contentée de répondre. Ce jour-là, le monde avait changé de couleur. Les verts étaient devenus gris, le bleu du ciel avait viré au blanc, l’âme de Philo s’était embrasée de mille feux rougeoyants. Les sons s’étaient métamorphosés pour devenir fades et sans relief, et le sol avait tremblé, comme si cette belle étudiante en sciences physiques avait altéré des lois immuables. Lénore et sa théorie quantique controversée... Les équations mathématiques révéleront Dieu. C’est un physicien? avait demandé Philo. La question ne lui était revenue en mémoire que bien plus tard, alors que tout était fini... Quelque chose s’était enflammé au plus profond de lui-même. D’abord une simple étincelle, comme celle que produit la pierre frottée contre le silex, puis un véritable brasier, de plus en plus nourri, attisé par les vents qui soufflaient sur son âme. Il se moquait pas mal que l’élu fût un physicien. Il ne savait même pas pourquoi il s’était intéressé à lui. Il est à l’Institut d’études orientales, avait-elle répondu. Il avait eu l’impression que le feu gagnait son crâne. Elle avait donné à cet homme son corps et son âme... Philo avait regardé les miettes des sandwiches, les noyaux d’olive, les pelures d’orange, les bouteilles de soda vides, autant de preuves qu’ils avaient 265 consommé ces nourritures ensemble. Et il avait su qu’il ne boirait ni ne mangerait plus jamais en présence d’une autre personne. S’il te plaît, souhaite-moi bonne chance, avaitelle demandé en l’implorant de ses yeux indigo. Bonne chance. Il l’avait dit parce que Robert E. Lee aurait fait de même. Un gentleman ne devait pas dévoiler ses émotions les plus viles, et certainement pas devant une femme. Il avait perdu et, comme Lee, l’accepterait avec élégance. Mais tandis qu’il rentrait chez lui au volant de l’Alfa Romeo qu’il avait reçue en récompense de son diplôme avec mention très bien, l’incendie grondait de plus belle en lui-même. Il ne se nourrissait pas de colère ni de haine, ni même de déception, mais du besoin de punir Lénore. De lui faire mal. De lui infliger autant de peine qu’elle lui en avait causée. Et pourtant il s’en savait incapable! Bien qu’elle fût l’étincelle qui avait allumé le brasier qui consuniait son esprit, il lui eût été insupportable de la blâmer, elle, sa pure et innocente Lénore. Mais le feu devait être libéré, expulsé hors de lui, ou il le ravagerait, lui, Philo, jusqu’à le faire périr. Quelqu’un allait payer. Son père était comme d’habitude à son bureau, les épaules voûtées sur sa collection de timbres, examinant un bout de papier de trois centimètres carrés à la loupe aussi gravement que s’il menait des recherches sur le cancer. Riche par héritage, il n’avait jamais vraiment travaillé de sa vie. Il avait été bel homme, mais deux décennies passées en compagnie de l’indomptable Bethsabée l’avaient usé. Il n’avait 266 jamais rien su du lit à baldaquin. Mais qu’aurait-il fait, de toute façon? Bethsabée, dans la pièce réservée au spiritisme, parlait aux esprits, leur donnant des ordres, leur intimant d’être patients. Philo n’avait jamais compris pourquoi sa mère avait ainsi besoin de conseiller les morts. Il pensait que c’était en rapport avec le fait qu’elle descendait de la plus ancienne lignée noble au monde, ce qui lui donnait le sentiment d’être immortelle, d’une certaine manière. En tout cas, elle était convaincue de sa supériorité et de la grande valeur de sa vie, ce qui lui conférait une sorte d’autorité sur l’au-delà. Philo s’était retrouvé dans le grand salon du manoir, face à la toile accrochée au-dessus de la cheminée. Elle représentait une scène terrifiante : des prêtres alexandrins fuyant la foule, la bibliothèque incendiée en arrière-plan. Il l’avait décrochée ; elle lui avait échappé des mains et s’était écrasée sur le sol. Il l’avait alors frappée du pied pour la pousser dans l’âtre. Cela lui avait fait du bien. Et il avait tapé, encore et encore, les yeux rouges de rage, parce qu’il ne pouvait pas toucher Lénore. Le tableau avait pris feu. Philo s’en était emparé et l’avait tiré sur le tapis et à travers la maison, laissant derrière lui la trace des flammes, allumant des foyers ça et là. Il avait verrouillé la porte du bureau de son père, puis celle de la salle de spiritisme. Il avait regardé le rouge s’étendre partout. Il était encore en train de parcourir les pièces lorsque la première sirène avait retenti dans la nuit. Les voisins s’étaient regroupés, curieux et impressionnés. Il entendit des cris. Ceux de son père, impuissant, et de sa mère, 267 perverse, qui frappaient désespérément les portes verrouillées en criant : Aidez-moi à sortir, aidez-moi à sortir... L’inhalation de fumée et quelques brûlures au deuxième degré l’avaient conduit dans un hôpital de Houston où, dans son délire, entouré d’infirmières attentionnées, il parcourait une immense demeure qui ressemblait à la salle aux miroirs déformants des fêtes foraines. Il y rencontrait les deux femmes de sa vie, la mère qui l’étouffait sous son amour, la fille qui lui avait refusé le sien, et les mélangeait en une forme plus maniable pour son esprit. Lénore, se trempant dans le courant du ruisseau, devenait Bethsabée, se baignant au soleil sur le toit, pour apercevoir le roi David, Et après ce baptême purificateur, Bethsabée emmenait David dans son grand lit à baldaquin, où elle lui tapotait la tête en lui disant qu’elle l’aimerait pour l’éternité. Il avait marché au côté de Jésus. Quand Philo avait neuf ans, Bethsabée l’avait emmené à la réunion d’un mouvement charismatique démodé, dit des tourments de l’enfer, où un prédicateur texan redresseur de torts avait appelé de ses voeux la damnation sur la tête de ses fidèles en transe. Bethsabée prisait ces assemblées parce qu’elle disait que les morts aimaient y participer - bien que, comme elle en avait débattu plus tard avec le prêcheur, Dieu ne fût pas présent à ce genre de manifestation. Pendant que la séance se déroulait, Philo s’était demandé si Jésus parlait comme un bon petit garçon texan. Alors, des années plus tard, dans son coma, tandis 268 que des millions de terminaisons nerveuses à vif dansaient sous des bandages spéciaux, que la morphine coulait dans ses veines et que son cerveau flottait dans un sac amniotique de narcotiques et d’hallucinogènes, il avait rencontré Jésus sur les rives de la mer de Galilée et obtenu la réponse à sa question d’enfant : Jésus parlait comme un bon petit garçon texan. Et il lui avait dit ceci : Tu as fait du bon travail, fiston, mais ce n’est pas fini. Dieu t’attend et il ne patientera pas éternellement. Mais avant que tu ne le rejoignes, laisse-moi te dire quelque chose au sujet de la fille que tu avais prévu d’épouser. Le coma de Philo avait duré trois jours. Lorsqu’il en était sorti, les médecins lui avaient révélé qu’il était passé à deux doigts de la mort. Mais ils se trompaient. Il était mort. Et ressuscité. Comme Jésus, Philo avait souffert et succombé en martyr. Il avait erré en enfer, au royaume des cieux et dans de nombreux pays étrangers, avant d’être ramené à la vie pour entamer son grand périple. Mais, comme il l’avait compris alors que son pouvoir fraîchement acquis affluait dans son sang, il existait une différence majeure entre son prédécesseur et lui : Jésus avait été baptisé par l’eau, alors que lui l’avait été par le feu. Quand on avait retiré les bandages des parties de son corps qui avaient été purifiées, on avait découvert que le jeune homme de vingt et un ans avait à présent une chevelure d’une blancheur éclatante. C’était la preuve ultime de sa rédemption et de sa transformation. Un jeune prophète, transfiguré pour ressembler à un ancien. Il avait accepté cet augure. 269 Dès lors, il avait su qu’un immense travail l’attendait, une route vers la gloire et vers Dieu. Il avait compris que Lénore avait conscience de tout cela. Bienheureuse femme sage, elle savait. Et par égard pour la mission sacrée de Philo, elle avait fait le sacrifice ultime. Il avait parfaitement saisi tout cela depuis que Jésus le lui avait expliqué. Lénore était trop grande et trop noble pour épouser une oeuvre incomplète. Elle en avait conscience parce qu’elle était perspicace et brillante, là où lui-même n’avait rien vu. Philo, l’élu, était lancé sur sa voie héroïque et elle ne devait pas le gêner. Exactement comme Jésus avait jeûné quarante jours durant et comme Moïse avait erré dans le désert pendant quarante ans, exactement comme n’importe quel messie, il devait endurer les épreuves qui le prépareraient pour le grand travail qui lui était promis. Il avait fait l’apprentissage nécessaire, avait subi l’initiation par le feu, la metamorphose, et en dernier lieu la transfiguration. Il devait désormais suivre la voie sacrée et solitaire de sa condition. Pour cela, Lénore s’était résolue à épouser un homme qu’elle n’aimait pas. Car elle devait se marier. Elle avait besoin d’un protecteur, et d’un statut respectable. À la lumière de sa révélation, Philo avait compris ce qui se cachait derrière sa décision. Elle pensait : Je te rejoindrai, Philo, mais pas maintenant. Je resterai avec John Masters jusqu’à ce que tu sois devenu suffisamment grand. Alors seulement, je serai avec toi. Il avait cessé de haïr Masters, mais s’était senti désolé pour lui, parce que le malheureux croyait à l’amour de Lénore. Alors Philo s’était promis que le 270 jour où le temps serait venu d’écarter John, il serait miséricordieux à son égard. Depuis son lit d’hôpital, le jeune homme de vingt et un ans avait appris d’une armée d’avocats qu’il avait hérité d’une fortune astronomique, le tout assorti d’entreprises très rentables, de propriétés d’une valeur inestimable, d’actions à fort potentiel et d’une coquette somme provenant de l’assurance-vie de ses parents. Mais il ne se souciait guère de ces trésors, lui qui serait un jour maître du monde. On avait enquêté sur l’origine du feu, qui avait été déclarée accidentelle. De malheureuses projections de braises, avait conclu le rapport officiel et la personne chargée de l’affaire avait souri en déposant cent mille dollars sur un compte secret. Alors qu’il se préparait à reprendre les rênes de l’empire familial et à commencer en secret sa quête sacrée, Philo s’était étonné de constater que tout le monde paraissait bouleversé. C’était un moment de gloire, de réjouissance, au contraire! Pourquoi s’attrister à ce point de ce qui était arrivé à ses parents? Ils étaient devenus des martyrs pour que leur fils unique puisse attaquer une nouvelle vie. Tout le monde aurait dû être heureux pour Bethsabée. Dorénavant, elle avait tout loisir de persécuter les morts, puisqu’elle était devenue l’une des leurs. Émergeant de ses souvenirs, Philo reposa son verre pour ne pas manquer de respect à la sublime Lénore et se posta solennellement devant son portrait. Le cadre était incrusté de diamants, pour rappeler le jour béni où il l’avait rencontrée dans la clairière. Des rosés blanches renouvelées chaque jour étaient 271 disposées dans des vases de part et d’autre du tableau. Une flamme inextinguible brûlait dans un globe d’albâtre blanc, projetant une lueur chaleureuse sur sa peau d’ivoire. Sous la toile trônait un joli petit meuble, qui était en réalité un coffre ignifugé capable de résister à une chaleur de deux mille degrés. Philo y conservait les lettres qu’elle lui avait écrites autrefois. Il les avait lues tellement souvent qu’il les connaissait par coeur : Mon cher Philo, pourquoi les gens croient-ils que Dieu est aussi grand que le ciel? C’est d’une arrogance méprisable que d’assimiler la taille à l’importance. Dieu pourrait tout aussi bien n’être qu’une particule quantique. Il avait écrit une prière à son intention et l’avait fait graver sur une plaque en or : Tu n’es pas partie, Lénore, car la mort n’existe pas. Tu es chaque rafale des vents qui soufflent, chaque diamant dans la neige. Tu es le rayon de soleil sur les champs de blé, le scintillement de la pluie. Tu es l’aube dans laquelle s’élèvent les oiseaux pour leur vol matinal, la lune illuminant la nuit, les arcs-en-ciel et les rosés, la flamme dans l’âtre. Dans chaque endroit, en chacun, de nous, esprit quantique, Lénore. Il retourna à la table basse et s’empara de la traduction de Buschhorn, ainsi que du manuscrit original. Puis il se rendit devant la cheminée et jeta tout cet inutile colis dans les flammes. Il regarda à nouveau le Polaroid, puis prit une paire de ciseaux et découpa la photo en deux, conservant Glenn Masters entre le pouce et l’index, et jetant l’autre partie dans le feu. Candice Armstrong chemisier rosé pâle sur longue jupe à volants, cheveux noirs retenus en arrière - se coma, noircit et 272 se transforma en cendres. Une mort symbolique, qui allait devenir réalité. La puissance des flammes, pensa alors Philo, en extase. Il décrocha le téléphone, composa un numéro et écouta le rapport concernant un terrible accident de voiture ayant eu lieu non loin de Damas. Il raccrocha et médita ces dernières informations. Les hommes avaient péri brûlés. Un nouveau signe que la fin approchait. Tout son être vibra, au paroxysme de la passion. Bientôt, Lénore... Bientôt, le monde entier connaîtrait l’enchantement du brasier. 15 Abandonnés Au milieu de nulle part. Nous n’avons aucune idée de l’endroit où nous sommes, grâce à John Wayne, ici présent, dit Glenn, se tournant dans la direction du soleil levant en plissant les yeux. Les premières lueurs de l’aube pointaient au-dessus du plateau syrien, laissant apparaître le paysage aride. J’aurais pensé que vous seriez reconnaissants, grommela Ian en allumant une cigarette. Si je n’avais pas tiré, ces salauds nous auraient attrapés et vendus comme esclaves. Rendez-moi mon pistolet. Allez au diable. Ce n’est pas à vous de... C’est bientôt fini? les interrompit Candice. Les deux hommes n’avaient pas arrêté de se chamailler depuis que Konstantine les avait débarqués là, avant de repartir pour Damas. Il nous faut trouver un moyen de nous rendre à Palmyre, et vite! Ils se tournèrent vers elle et pensèrent la même chose : elle était belle quand elle se mettait en colère. Que suggérez-vous? demanda Ian. On ne peut pas retourner sur la route principale, avec ces maniaques qui nous recherchent et qui sont probablement décidés à se venger après ce qui vient de se passer. 274 La camionnette faisant un tonneau, avant de s’immobiliser sur le toit. L’explosion, Les occupants coincés à l’intérieur, hurlant à la mort. Cet épisode les hantait tous les trois. Il avait rendu Konstantine hystérique : Je suis complètement fou de m’être laissé entraîner làdedans, avait-il dit après les avoir emmenés assez loin pour être certain qu’aucune voiture ne les avait suivis. Il s’était assuré que l’endroit était sans danger, qu’ils pouvaient s’écarter et faire enfin une halte. Ils avaient alors emprunté un chemin de terre qui les avait menés jusqu’à une oliveraie. Je savais bien que c’était trop risqué, avait-il ajouté. On rentre à Damas. Mais les Occidentaux s’étaient mis d’accord sur un point : pousser jusqu’à Palmyre. Je ne peux pas vous y emmener, avait rétorqué sèchement Konstantine. Ils avaient essayé de soudoyer ses hommes, promettant de se montrer généreux envers ceux qui les guideraient, mais tous avaient vu l’explosion et les cris des victimes continuaient de résonner dans leur tête. Nous devons penser à nos familles, avait ajouté Konstantine. Puis Moussa avait déposé leur équipement à terre, s’était rassis derrière le volant de la Chevrolet, et ils étaient repartis. Nous devons éviter les grands axes, conclut Glenn, résigné. Les amis de ces hommes - ces hommes dans les débris calcinés... - ne vont pas tarder à se lancer à notre recherche. Et si Philo était derrière tout ça, ils pouvaient s’attendre que les effectifs lancés à leurs trousses aient triplé, voire quadruplé à l’heure qu’il était. Nous devons changer de stratégie. 275 - Et puis quoi encore... marmonna Candice. Elle ramassa l’un de ses sacs et se dirigea vers un buisson de pois chiches pour se cacher derrière. Glenn et Ian entendirent la fermeture Éclair s’ouvrir, le contenu du sac tomber par terre, puis les soupirs d’exaspération de Candice. Quand elle reparut, elle avait troqué sa jupe à volants et son chemisier léger contre un pantalon plus traditionnel et une blouse à manches longues en soie bleu nuit, boutonnée jusqu’en haut. Qu’est-ce que... Ils suspendirent leur question, car Candice, sans leur prêter attention, hissa les sacs sur ses épaules et, à leur grande surprise, se dirigea vers la route principale. Là, elle se mit à faire des signes aux rares véhicules qui passaient à cette heure matinale. Ne faites pas ça! s’exclama Ian alors que Glenn était déjà en train de courir pour la rattraper. Trop tard. Candice n’avait eu qu’à héler la voiture suivante et cette dernière s’était arrêtée, au prix d’une spectaculaire embardée. Le conducteur et ses passagers se trouvèrent n’avoir aucune intention de les tuer. C’étaient quatre frères qui rentraient chez eux après un weekend à vendre des olives au marché de Damas, des jeunes gens enjoués et ravis de proposer à des étrangers le siège arrière de leur vieille Mercedes bringuebalante. Ahlan wa sahlan! s’exclamèrent-ils alors que la Mercedes regagnait le bitume dans un grand crissèment de pneus. Bienvenue en Syrie! Vous nous faites prendre des risques, murmura Glenn à Candice. 276 Ils étaient entassés tous les trois sur l’étroite banquette, en compagnie d’un des frères. Cela nous permet de voyager en voiture, non? chuchota-t-elle à Glenn. Si je vous avais laissés faire, Ian et vous, on serait restés là-bas jusqu’à la fin des temps. Ce n’est pas la peine d’en rajouter, dit Glenn. Il souleva son bras pour retendre sur la plage arrière, mais comme les marchandises empilées dans le coffre remplissaient tout l’espace, il finit par le poser sur les épaules de Candice et ne bougea plus. Ils s’arrêtèrent dans un village situé à une centaine de kilomètres de Palmyre et furent invités à y déjeuner, sans se voir laisser d’autre choix que d’accepter. Les frères vantèrent la célébrité du lieu, censé être le site authentique du meurtre d’Abel par Caïn. Les cinq soeurs des quatre hommes leur servirent un plat à base d’oeuf et de yaourt, ainsi que du pain et de l’huile d’olive, et, parce que c’était une grande occasion, un poulet fut égorgé et rôti pour les convives. Leurs hôtes ne parlant pas anglais, Ian traduisait. La conversation, vivante, aborda des sujets aussi variés que le cinéma - les frères étaient de grands admirateurs de Jackie Chan - ou la présence militaire américaine au Moyen-Orient. Il n’y avait aucune animosité dans leurs propos, car ils tenaient pour acquis que l’action des dirigeants politiques et l’opinion des peuples qu’ils gouvernaient étaient deux choses tout à fait distinctes. Ces réjouissances eurent lieu sous un immense sycomore à l’ombre duquel les chiens dormaient tandis que les enfants, agglutinés en grappe dans la poussière, observaient les moindres faits et gestes des 277 étrangers. Les trois Occidentaux gardaient un oeil anxieux sur la route, mais personne ne les poursuivait. À la fin du repas, les frères refusèrent l’argent proposé par leurs invités et, après les effusions de circonstance, ils confièrent les voyageurs aux bons soins d’un fermier et de son fils, qui les emmenèrent dans leur camion rouillé. Pour fêter l’événement, ceux-ci les convièrent à visiter un château de l’époque des Omeyyades, perché sur une colline. La balade fut suivie d’une pause autour d’un thé agrémenté de pâtisseries feuilletées fourrées aux noix et noyées dans le miel. Puis ils reprirent la route, et les ruines de Palmyre jaillirent tout à coup du désert, resplendissantes dans le soleil couchant, laissant imaginer toute la grandeur de la ville sur laquelle avait régné l’extraordinaire reine guerrière Zénobie. Le fermier fit descendre ses passagers au coeur de la ville nouvelle. Il refusa d’être payé et leur souhaita bonne chance. Mais celle-ci n’était pas avec eux. La saison touristique venant de commencer, il n’y avait plus une chambre d’hôtel libre. Il y a toujours le camping, lança Glenn tandis qu’ils pénétraient dans le hall d’entrée climatisé du dernier établissement. Candice avait compris que cette option signifiait dormir à la belle étoile, sans possibilité de prendre une douche. Or ils avaient quitté Los Angeles deux jours plus tôt et n’avaient cessé de voyager depuis... La fuite de Damas. La camionnette retournée. L’explosion. Les nerfs de la jeune femme étaient à vif. Elle avait désespérément besoin de se laver. 278 Le réceptionniste du Lotus Hôtel s’excusa et leur répéta ce qu’on leur avait dit ailleurs : il affichait complet ; mais, moyennant finance, ils étaient les bienvenus dans le jardin, où de jeunes voyageurs avaient déjà établi leur campement avec des sacs de couchage. Or Candice aperçut des clés en vrac dans une boîte et demanda ce qu’elles ouvraient. Ce sont des chambres réservées ; les clients ne sont pas encore arrivés, madame, expliqua l’employé. Mais ils ont payé d’avance... Elle balaya du regard le hall rempli de touristes et de bagages. Un homme s’était même endormi sur un canapé, la tête sur son sac à dos... Elle fouilla dans son sac et en sortit un rouleau de dollars. Si l’une des réservations se libère, merci de penser à moi, déclara-t-elle. Ils louèrent ensuite les services d’un chauffeur pour qu’il les conduise à Djebel Mara. Alors qu’ils passaient à proximité d’un immense lac scintillant qui fendait la plaine tell un mirage, mais dont l’eau était pourtant bien réelle, Glenn se demanda d’où Candice pouvait bien tirer l’argent qu’elle avait exhibé à l’hôtel. Il réalisa par la même occasion qu’elle avait payé le billet d’avion sans problême. Pourtant, il avait eu l’impression qu’elle ne roulait pas sur l’or. Peut-être s’était-elle arrangée avec sa mère. Leur objectif, pour l’heure, était de passer voir si l’un des Bédouins du coin se souvenait du travail effectué ici par Baskov. Comme celui-ci remontait à seulement quatre-vingts ans, ils avaient un espoir de trouver quelqu’un qui en ait entendu parler. 279 Alors que les ruines dorées de Palmyre disparaissaient derrière eux, le chauffeur leur indiqua les campements qui se détachaient sur le paysage monotone. Les Bédouins sont des nomades, expliqua-t-il dans un anglais correct, ils suivent leurs troupeaux, qui cherchent en permanence de nouveaux pâturages. Mais bien sûr, de nos jours, nombre d’entre eux ont choisi une vie sédentaire. Malgré cela, les visiteurs constatèrent que ceux qui habitaient ici, à une vingtaine de kilomètres au nord de l’oasis de Palmyre, vivaient encore dans les tentes noires en peau de chèvre de leurs ancêtres. Elles étaient de différentes tailles, collées les unes aux autres au creux d’une légère dépression, et ainsi abritées du vent. Les hommes, assis devant à l’ombre, fumaient le narguilé et jouaient au backgammon, pendant que les enfants et les chiens gambadaient autour d’eux. Les femmes, elles, demeuraient cachées, se contentant d’écarter de temps à autre un rabat de tente pour jeter des coups d’oeil furtifs à l’extérieur. Un Bédouin s’approcha d’eux pour les accueillir. Il était grand et portait avec dignité sa djellaba sous une veste. Un keffieh à carreaux noir et blanc lui couvrait la tête et les épaules. Il se présenta sous le nom de cheikh Abdul et les invita à le suivre. Alors que Ian lui expliquait, en arabe, qu’ils étaient venus rechercher les origines d’une vieille histoire, Candice contemplait par-delà le campement les collines irrégulières qui culminaient à une trentaine de mètres d’altitude, que dans ce plat pays on appelait djebel, montagnes. Son pouls s’accéléra. L’Étoile de Babylone était-elle à portée de main? 280 Cheikh Abdul les fit entrer dans sa tente. En y pénétrant, ils repérèrent immédiatement le poste de télévision calé sur une selle de chameau, dont les câbles serpentaient par terre vers un générateur extérieur. Des hommes assis sur un petit tapis tissé se levèrent et les saluèrent. La plupart portaient la djellaba, mais deux jeunes gens étaient en Jean, un téléphone portable accroché à la ceinture. Vêtues de robes rayées jaune et rouge, les mains et les bras couverts d’or, les femmes servirent du thé sucré et des pains d’orge, puis se retirèrent derrière la couverture qui masquait leurs quartiers. Glenn demanda à Ian de chercher à savoir si d’autres étrangers à la recherche des traces d’une vieille histoire étaient déjà passés les voir. Une femme rousse, peut-être? Un Américain à barbe et cheveux blancs? Non, ils étaient les trois premiers Occidentaux à leur rendre visite depuis l’automne dernier. Cheikh Abdul écouta poliment Ian lui expliquer qu’ils voulaient localiser l’endroit où un certain Baskov avait travaillé, trois ou quatre générations plus tôt. Le Bédouin consulta ses compagnons. Leurs échanges s’animèrent. Au fil du temps, les événements se transformaient, évoluaient, s’altéraient au gré de la manière dont on les racontait autour du feu, dont on les embellissait, dont on exagérait certaines étapes, jusqu’à ne plus pouvoir reconnaître qu’une infime partie de l’original. Néanmoins, celui qui les intéressait était connu et son essence était demeurée intacte : ils avaient entendu parler d’un Européen fou, venu creuser le désert en quête de vieilles pierres. 281 - Nous avons de la chance, expliqua Ian à ses compagnons. Ils sont au courant pour Baskov. Il était occupé à traduire lorsqu’il fut interrompu par un vieil homme qui intervint d’une voix forte, se mettant soudain à parler rapidement et avec excitation. Candice et Glenn virent le visage de Ian s’assombrir. Consterné, il se tourna vers les Bédouins les plus âgés et les interrogea à leur tour sur ce que venait de dire le vieillard. Les autres se joignirent à la conversation. Ce n’est pas le Djebel Mara de Baskov, finit par lâcher Ian en se tournant vers Candice et Glenn. Quoi! Candice était démoralisée. Mais puisqu’ils connaissent l’histoire! Oui, mais ils disent que ça n’a pas eu lieu ici. Il y a un autre Djebel Mara. Un autre? Ils savent où il est? Glenn étala devant lui une carte de Syrie, autour de laquelle tous se réunirent et se mirent à échanger. Tour à tour, ils parlaient, réfléchissaient, hochaient la tête, argumentaient, gesticulaient, riaient, fronçaient les sourcils, indiquant de leurs doigts bruns une myriade de points sur la carte, situés à des centaines de kilomètres les uns des autres. Et puis, petit à petit, à force de se creuser la tête, de se consulter, d’éliminer les endroits où cela ne pouvait pas avoir eu lieu pour se concentrer sur ceux où il devait forcément s’être passé quelque chose, de soupeser scrupuleusement et honnêtement les souvenirs et les récits des uns et des autres, ils virent le champ des possibles se 282 restreindre, et du même coup le nombre de pistes qui s’offraient à eux pour déterminer le site des aventures de Baskov. Ici! décréta finalement cheikh Abdul avec fierté. Évidemment, à cet endroit, la carte ne mentionnait aucun Djebel Mara. C’eût été beaucoup trop simple. Bon sang, marmonna Ian. On va devoir emprunter la piste qui quitte Palmyre vers le sud-est, jusqu’à la sortie de Wadi Awarid. Là, il nous faudra bifurquer vers le nord sur quelques kilomètres, puis avancer vers l’est en direction des lacs salés d’Aï Rutyamah - sans toutefois nous rendre jusque là-bas. Il pointa un grand espace vierge sur la carte. Là, dit-il, c’est Wadi Raisa. Selon eux, on trouvera Djebel Mara dans les parages. Glenn jeta un coup d’oeil dubitatif aux Bédouins. Ils en sont sûrs? Ian se renfrogna. Son regard était préoccupé. Va savoir! Ils disent que c’est une région totalement désertique et inhospitalière, où l’on ne croisera sans doute que des brigands, des pillards et des déserteurs. Finalement, promesse fut faite par cheikh Abdul contre un généreux pot-de-vin - de garder cette rencontre secrète, au cas où quelqu’un viendrait à se renseigner. Puis, découragés, les trois Occidentaux décidèrent de retourner vers la ville nouvelle qui bordait Palmyre et de s’arrêter au Lotus Hôtel pour préparer la suite du programme. Le réceptionniste fut ravi de voir revenir Candice. Il lui annonça qu’une chambre s’était soudain libérée. Laissant Ian rejoindre le bar au rez-de-chaussée 283 et Glenn se mettre en quête du poste de police le plus proche,, la jeune femme monta à l’étage. La pièce empestait le renfermé. Candice ouvrit les baies coulissantes qui menaient au balcon, laissa la porte d’entrée entrouverte pour provoquer un courant d’air et se rendit à la salle de bains. Elle décolla le pansement de son cou. La coupure était en train de cicatriser et elle la laissa à l’air libre. Puis elle déballa le contenu de sa sacoche. Elle avait emporté un ouvrage intitulé Les Origines hébraïques de la Bible, car le fragment de l’ épouse de l’astronome était en hébreu. Elle avait au moins eu le temps de comprendre une chose avant de quitter la Californie : la calligraphie de la pierre de Duchesne dérivait de l’ancien alphabet hébraïque. Elle avait donc glissé une photocopie de l’objet entre les pages du livre. Elle se rappela soudain sa rencontre imprévue avec Mildred Stillwater dans le couloir de l’unité de soins intensifs. La chercheuse avait publié, quarante ans plus tôt, une oeuvre de référence, qui restait un des outils fondamentaux des archéologues et autres spécialistes de la Bible. Mais qu’avait-elle fait pendant toutes ces années? Candice se remémora sa photo sur la jaquette du livre, une Mildred beaucoup plus jeune mais déjà rondelette, un visage au sourire serein, des yeux au regard doux, qui révélaient l’absence de problème grave. Stillwater était une chercheuse brillante et, d’après ce que Candice en savait, elle n’avait jamais été mariée. La note biographique était laconique et n’apprenait pas grand-chose : Le docteur Mildred Stillwater est née à Evansville, dans l’Ohio, en 1940, d’un père pasteur 284 et d’une mère organiste. Elle est la sixième de huit filles. Diplômée de l’université de Chicago, elle est l’un des principaux experts en langues anciennes au Proche-Orient. Candice vit défiler les personnes présentes à l’hôpital ce jour-là. Étaient-elles venues pour rendre hommage à un collègue respecté ou pour mettre la main sur l’Étoile de Babylone? Elle sortit sur le balcon. Le crépuscule charriait les parfums du soir : le jasmin et le chèvrefeuille qui étaient en fleurs, un agneau rôtissant à la broche, le café qui se préparait, noir et épais, et le désert luimême, poussiéreux, ancestral. Palmyre, la fiancée du désert . La ville des caravanes et des routes du commerce, où les cultures s’étaient croisées, mêlées, affrontées. Ses milliers de palmiers et leur verte couronne, majestueuse. Ses habitants, dont les plus anciens remontaient à plus de soixante-quinze mille ans. Les Romains, qui y avaient apporté leurs dieux et leurs lois. Offrant son visage à la brise légère, Candice ferma les yeux et s’évada un instant dans une autre époque. Elle imagina cette oasis telle qu’elle avait dû être des siècles plus tôt, les gens, le marché, un beau centurion sur son cheval majestueux... On frappa à la porte d’entrée. Elle se retourna et aperçut Glenn sur le seuil. Elle était toujours dans son rêve et voilà qu’il y entrait lui aussi, centurion portant un casque à plumes, une grande cape rouge écarlate, une armure étincelante, une épée au côté, symbole de pouvoir... J’ai pensé que vous seriez intéressée d’entendre ce que j’ai découvert, dit-il d’un air maussade en se 285 rapprochant d’elle. Accessoirement, vous ne devriez pas laisser la porte ouverte. Le Romain disparut et céda la place à Glenn, tout aussi séduisant en pantalon noir et chemise bleu ciel. Un Glenn Masters qui, une fois de plus, lui disait ce qu’elle devait et ne devait pas faire. J’ai mené mon enquête discrètement en ville, reprit-il. Personne ne semble à la recherche de Djebel Mara. Personne n’a recruté de guide ni loué de voiture pour s’y rendre. Personne n’a demandé quoi que ce soit concernant Baskov ou l’Étoile de Babylone. Pas encore, corrigea-t-elle en pensant aux hommes qui les avaient pris en chasse à Damas, et en étaient morts. Il hocha la tête, hanté par le même souvenir, et la rejoignit sur le balcon. Au loin, la silhouette des dattiers se détachait sur le ciel étoile. Candice s’approcha de la rambarde, mais recula immédiatement. Il y a un problème? demanda-t-il. J’ai le vertige. Nous ne sommes qu’au premier étage! C’est déjà trop pour moi. J’ai la tête qui tourne dès que je me trouve quelques mètres au-dessus du sol. Elle eut juste le temps d’apercevoir un sourire amusé sur le visage de Glenn, avant que celui-ci ne disparaisse, immédiatement remplacé par un regard sérieux. L’inspecteur était sans doute en train de se demander ce qu’ils allaient faire à présent, comment ils allaient rejoindre le bon Djebel Mara. 286 - On trouvera quelqu’un pour nous y emmener, dit-elle, comme si c’était aussi simple que d’appeler un taxi. Mais elle se trompait. Glenn ne pensait pas du tout à leur mission. Il songeait qu’il aurait aimé peindre Candice au clair de lune. Il fixa les ruines. Dans l’obscurité qui épaississait, la cité antique de Palmyre, avec ses rues, ses colonnes et ses arches, ressemblait presque à une ville moderne. Je suis allé voir la police pour faire un rapport au sujet de la voiture qui nous a suivis à la sortie de Damas. Je lui ai parlé de notre situation. Elle gardera un oeil sur quiconque se renseignera sur Djebel Mara ou sur l’Étoile de Babylone. Et elle vous escortera jusqu’à l’aéroport demain matin. Candice fit volte-face. Quoi! Il soutint son regard. J’ai dit que j’étais à la poursuite d’un criminel et que vous étiez en danger. Il faut que vous quittiez la ville aussi vite et aussi discrètement que possible. Vous n’aviez pas le droit de faire ça! J’ai tous les droits. Je ne partirai pas. Cette voix. Pourquoi se laissait-il encore surprendre? La logique eût voulu qu’une fille comme Candice eût un timbre plus aigu. Si l’on se contentait de P écouter sans la voir, on pouvait jurer avoir affaire à une femme plus forte, plus mûre, avec, comme on disait vulgairement, quelques heures de vol à son actif. Une de ces créatures ayant abusé du tabac et du whisky, habituée des bars baignés d’une lumière tamisée, où le piano jouait toujours faux. 287 - J’ai loué une voiture et un chauffeur. Je mets le cap sur le désert à l’aube. Je viens avec vous. Non. Alors je vais me débrouiller de mon côté, riposta-t-elle. Et partir seule? À l’origine, c’était précisément ce que j’avais l’intention de faire! C’était vrai. Elle avait pensé agir sans l’aide de personne. Même si cette perspective la terrifiait. Écoutez, reprit-elle, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de perdre du temps. Votre père a dit que Philo préparait une opération de destruction de grande envergure. Un Armageddon. Et s’il était en train d’utiliser l’Étoile de Babylone comme prétexte pour faire sauter la Terre entière? Raison de plus pour que je voyage seul. Raison de plus pour que je vienne avec vous! Écoutez, docteur Armstrong, c’est tout bonnement impossible. La police a fait passer le message : personne ne vous louera quoi que ce soit. C’est une petite ville, et les choses se savent vite, surtout dans ce cas de figure. Comment pouvez-vous m’abandonner ainsi? Je ne vous abandonne pas, je vous protège. J’ai besoin d’aller vite. Vous parlez comme si j’étais une handicapée ou une... Il empoigna ses épaules d’un geste ferme. Bon sang, Candice! Je ne me le pardonnerais jamais s’il vous arrivait quelque chose! Combien de 288 morts croyez-vous que je vais supporter autour de moi dans ma vie? Ses yeux implorants, contrastant avec la colère qu’exprimait son visage, l’arrêtèrent net. Elle sentit contre sa peau la pression de sa bague, qu’il portait toujours à l’envers, le rubis à l’intérieur de sa paume. Alors que la pierre s’enfonçait dans sa chair, elle immagina la marque laissée sur sa peau à jamais, comme au fer rouge. Elle ne savait pas quoi ajouter. Mais soudain, en regardant au loin par-dessus l’épaule de Glenn, elle aperçut un homme au milieu des colonnés de marbre qui s’élevaient tels des fantômes au clair de lune. La chemise hawaïenne. Eh! lança-t-elle. Quoi? C’est lui! L’instant d’après, elle avait filé. Glenn fonça dehors pour la rattraper. Il emprunta le couloir, dévala les escaliers jusqu’au hall et arriva juste à temps pour la voir franchir les portes qui menaient à la terrasse où dînaient les autres clients de l’hôtel. Elle se volatilisa dans la pénombre. Il jura entre ses dents et repartit à sa poursuite. Candice courut sur des dalles cassées, entre d’imposantes colonnes, empruntant des escaliers qui ne menaient nulle part, contournant des bassins encastrés dans le sol où s’étaient, un jour, baignés de riches patriciens, laissant derrière elle des niches où l’on avait adoré des divinités de pierre... Enfin, elle arriva au pied des vestiges d’un autel destiné aux sacrifices. Mais elle n’était pas seule. Il y avait là des touristes qui discutaient, riaient et se photographiaient. 289 Elle vit la chemise hawaïenne disparaître dans un coin, à l’écart du groupe, et se relança à ses trousses. Après l’avoir perdue à nouveau, elle s’arrêta pour écouter. Non loin de là, elle entendit des pas marquer une pause, puis reprendre. Elle avança dans leur direction, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le labyrinthe de colonnes et d’arches en ruine. Ici, il n’y avait que des fantômes. Montrez-vous, que je puisse vous voir, cria-t-elle. Sa voix résonna en écho. Elle regarda derrière elle. Le sanctuaire du temple l’empêchait d’apercevoir l’hôtel. Elle n’entendait plus ni musique ni voix. Juste le vent. Elle ramassa une pierre par terre... Mais un bruit la fit détaler à toutes jambes, et au détour d’une arche elle heurta Glenn de plein fouet. Vous l’avez vu? demanda-t-elle, hors d’haleine, Restez là! Par où est-il parti? Je ne sais pas. Il vaut mieux qu’on se sépare, conclut-elle en s’apprêtant à redémarrer. Glenn saisit son bras d’une main ferme. C’est plus sûr si on reste ensemble. Mais Candice persévéra dans la direction qu’elle souhaitait prendre, ne laissant à Glenn d’autre choix que de la suivre. Impulsive, opiniâtre et têtue, pensa-t-il. Attendez une seconde, ordonna-t-il. raconptez-moi précisément ce que vous avez vu depuis le balcon. C’était lui. Les mêmes cheveux longs attachés en queue-de-cheval et dégarnis sur le haut du crâne. Et la chemise aux palmiers bleus. Vous avez pu voir son visage? 290 Il me regardait. Glenn plissa les yeux. Il vous regardait, vous? Oui, il se tenait là... Oh non! Ils firent le chemin en sens inverse à toute vitesse, à travers les raines, par la terrasse, bousculant pour la seconde fois les clients qui dînaient, franchissant en trombe les escaliers et le couloir jusqu’à la chambre de Candice, qu’ils trouvèrent dans l’état dans lequel ils l’avaient quittée, la porte d’entrée grande ouverte. Il manque quelque chose? interrogea Glenn. Sans attendre de réponse, il ouvrit les placards et vida les tiroirs. Elle ne mit pas longtemps à trouver. La photocopie de la pierre de Duchesne avait disparu du livre de Mildred Stillwater. À présent, elle ne serait plus capable de traduire ce qu’ils mettraient au jour. Une ruse, soupira-t-elle. Il m’a attirée dehors exprès, pour qu’un complice puisse fouiller mes affaires! Où est la carte? Elle était toujours dans le sac à dos. Glenn fronça les sourcils en regardant sa montre. Il était partagé entre l’envie de partir sur-le-champ pour Djebel Mara, et celle d’attendre le matin que la police vienne chercher Candice et l’emmène en toute sécurité à l’aéroport. La jeune femme, pour sa part, ne désirait qu’une chose : se lancer à la recherche de son agresseur, même si cela impliquait de mettre la ville sens dessus dessous. Mais Palmyre grouillait de monde. Elle ne le retrouverait jamais. 291 En voyant Glenn se rembrunir, elle prit les devants : Je ne veux rien entendre. Je sais ce que vous pensez. Non. Vous vous dites que je suis trop impulsive et que cela a provoqué ce nouveau contretemps. D’accord, admit-il, vous savez ce que je pense. Bien, ajouta-t-elle, les mains sur les hanches. Ils nous ont localisés et vont nous suivre jusqu’à Djebel Mara. Alors maintenant, on fait quoi? Tout d’abord, je vais à Djebel Mara. Vous, vous retournez à Los Angeles. Je ne vous laisserai pas continuer à n’agir qu’à votre tête. Je vais essayer de me contrôler. Vous en êtes incapable. Courir là-bas comme ça... Il aurait pu disparaître! C’est ce qui s’est passé! Mon Dieu... Vous avez besoin d’un arbitre? Ils se retournèrent et découvrirent Ian, debout dans l’encadrement de la porte. Les contrôleurs aériens de l’aéroport de Damas vous demandent de bien vouloir baisser d’un ton, ils n’entendent plus leurs pilotes. Il contempla la manière dont ils se toisaient l’un l’autre, le visage empourpré, se marchant presque sur les pieds. Je suis heureux de vous apporter de bonnes nouvelles, poursuivit Ian. J’ai engagé deux types pour nous conduire à Djebel Mara. Il afficha un large sourire. L’un de vous deux pourrait dire merci, au moins. 292 On l’appelait simplement l’Organisation, et Francois Orléans travaillait pour elle depuis bientôt vingt ans. Pour lui, cela représentait une éternité, mais toutefois pas assez longtemps pour qu’il se souvînt du moment où elle était devenue l’Organisation internationale de la police criminelle. C’était un nom à coucher dehors, si bien qu’on s’était mis à l’appeler par son adresse télégraphique, Interpol, et que l’appellation était restée. Basé à Lyon, Interpol employait près de quatre cents personnes originaires de cinquante-quatre nations. Un tiers des effectifs était détaché par les administrations judiciaires des pays membres, les deux autres étant recrutés directement par l’Organisation. Comme François. Alors qu’Interpol était engagé sur de nombreux fronts - guerres mondiales contre le crime organisé, trafic de drogue et contrebande d’armes, François n’était concerné par aucune de ces actions. Un écriteau sur la porte de son bureau indiquait : Interpol. oeuvres d’art volées . Ce travail était toute sa vie. Il ne s’était jamais marié et, à l’exception d’un lointain cousin à Marseille, n’avait pas de famille. Il était dévoué corps et âme à sa fonction. Ce soir-là, il continuait à travailler alors qu’il était tard, enchaînant les cafés et les Gauloises, les yeux rivés sur un rapport pratiquement invraisemblable : une collection entière de meubles Louis XV canapé, chaises, armoire, bureau - avait été volée en plein jour dans un appartement parisien. Il était sidéré par l’audace du cambriolage. La victime était un homme politique, raison pour laquelle on 293 lui avait confié l’enquête. Car Orléans était plus qu’un simple policier, c’était un diplomate, condition nécessaire pour réussir dans sa spécialité. Travailler sur les affaires culturelles pouvait parfois l’amener à aborder des sujets sensibles, surtout dès que l’on touchait à la religion ou à un héros national. Ainsi, quand le Prado s’était fait dérober un reliquaire contenant les ossements de saint Jacques,, qui avait été proposé à un collectionneur brésilien, le gouvernement espagnol avait pesé de tout son poids pour que l’on considère cette mission comme prioritaire, Jacques étant le saint patron du pays. Mais Orléans avait aussi d’autres qualités. Ses confrères estimaient que sa vraie force était de posséder une incroyable culture. Il n’avait pas seulement étudié aux Beaux-Arts ; il avait l’art dans le sang. Il en avait été nourri depuis l’enfance par une mère conservateur au Louvre. Plus tard, alors que les gamins de son âge jouaient à la guerre avec des pistolets en plastique ou faisaient des courses de petites voitures Majorette, François s’était pris de passion pour les livres sur Raphaël, Léonard de Vinci et Matisse. Même s’il lui était venu l’idée d’embrasser une autre profession, il n’eût sans doute pas réussi. Il n’avait, d’ailleurs, jamais cherché à regarder ailleurs. Il aimait profondément les objets, en ce qu’ils étaient représentatifs des différentes cultures. Plus que cela, il pensait qu’il avait pour mission de les protéger. Mais son véritable talent, c’était sa mémoire, photographique, selon l’expression consacrée. Ses collègues le prétendaient même capable de battre un ordinateur, car lorsqu’on lui demandait quelque chose, sa 294 réponse était plus rapide et plus précise que celle de la machine. Mettant de côté le compte rendu sur le vol de mobilier, il s’étira sur sa chaise grinçante et se massa la nuque, Il confierait cette mission à Reverdy, un Anglais qui n’abandonnait jamais. Dorénavant, Francois n’effectuait plus le gros du travail lui-même. Il était devenu un homme de dossiers, le plus expérimenté de tous ceux qui n’étaient membres ni de l’assemblée générale ni du comité exécutif, deux fonctions qui nécessitaient d’être mis en valeur. Or non seulement François voulait rester dans l’ombre, mais surtout, l’anonymat était nécessaire à sa véritable tâche, dont Interpol ignorait tout. Le fax reprit soudain vie et il s’en rapprocha d’un pas plein d’espoir. Il attendait des informations sur Jessica Randolph. La rumeur disait qu’elle voulait s’emparer d’une lettre datant du onzième siècle, qui avait été récemment donnée à un musée privé de Melbourne. Elle n’agirait pas elle-même, bien sûr ; elle ne s’était jamais risquée à salir ses belles mains. Elle engagerait quelqu’un, et François avait une idée assez précise à ce sujet. Mais la machine cracha un papier qui ne concernait pas la belle négociatrice. Il se rapportait à Britta Buschhorn, qui signalait le vol des notes de son mari. Elle avait prévenu les autorités de Francfort, qui avaient déclaré que ces documents étaient un trésor national, et transmis l’affaire à Interpol, avec l’estampille urgent et priorité absolue . François déposa l’imprimé sur son bureau. Il ouvrit un paquet de Gauloises, alluma une cigarette à l’aide d’un briquet en or, puis se saisit du feuillet et 295 l’enflamma dans un angle. Il le regarda s’embraser avant de le jeter dans la poubelle. Le feu fit alors scintiller la bague que ce lointain descendant du jeune frère de Louis XIV, qui avait été membre des alexandrins, portait à la main droite. Elle était ornée d’un rubis carré, entouré de filaments d’or. 16 Le feu aidait Philo à réfléchir, Il se concentra sur le coeur des flammes, là où se trouvait l’âme de la chaleur. Personne ne l’avait jamais ouvertement accusé d’avoir brûlé vif ses parents, mais la rumeur s’était répandue peu après leurs funérailles. Ce n’était pas normal pour un jeune homme d’être à ce point attiré par le feu, racontaiton. À l’université, un étudiant s’était un jour amusé à l’appeler devant les autres Philo le pyro . Son corps calciné avait été retrouvé une semaine plus tard dans les décombres carbonisés de sa Corvette deçàpotable blanc et noir de 245 chevaux. Plus personne n’avait réemployé ce surnom. Et Philo n’avait plus jamais eu à sacrifier personne ainsi. Il avait répondu à un appel divin, et avait trouvé sa voie dans la droiture et la vertu, ce qui lui interdisait de laisser derrière lui une série de cadavres noircis. Il avait donc inventé d’autres moyens de persuasion et d’élimination, et son ascension vers le pouvoir avait été rapide. Cependant, le feu restait un élément central de sa vie, comme pour tous les alexandrins, cette vaste communauté de gens ordinaires qui menaient une existence secrète, dispersés à travers le monde, mais liés les uns aux autres par un serment antérieur à notre ère. Philo maintenait ainsi en permanence des 297 feux en vie dans ses nombreuses résidences, attisant grandes cheminées et petits braseros, brûlant bougies et huiles, comme autant de pense-bêtes lui rappelant sa tâche sacrée, et le jour où Lénore et lui se tiendraient enfin côte à côte devant l’éclatante lumière de Dieu. Mais c’était ici que se trouvait la plus précieuse des flammes, plus belle que les cierges de toutes les églises, de tous les temples, de toutes les synagogues et de tous les lieux saints. Elle était unique, extraordinaire, sacrée. Il venait ici quotidiennement pour se nourrir de son pouvoir et parler à la femme qu’il avait aimée presque toute sa vie, et qu’il aimerait pour l’éternité. Les gens ont peur de moi, mon amour, lui dit-il. L’écho de sa voix se perdit, comme si elle glissait sur les parois de marbre et de cristal de la chapelle. Il se tenait seul, sous un soleil implacable. Pourquoi? Je suis un homme bienveillant. Je suis un gentleman. Je suis l’âme la plus aimable qui soit. Pourtant, on me craint. Il hocha la tête, déconcerté par les mystères de la nature humaine. Il avait l’impression que plus il se montrait bienfaisant, plus on le redoutait. Un jour, dit-il encore à Lénore, Jésus a jeté un sort à un figuier qui ne portait pas de fruits alors qu’il avait faim. Comment l’arbre y pouvait-il quoi que ce soit? Quelle chose cruelle que de le condamner à la stérilité étemelle! Pourtant, ce n’est pas là que réside l’énigme de l’incident, mais dans la réaction des disciples. Ils ne se sont pas exclamés Seigneur, comment peux-Tu être si dur? ou Seigneur, pourquoi ne pas faire une bonne action et 298 rendre l’arbre fécond? Ils l’ont regardé, émerveillés, et lui ont dit : Comment a-t-il pu se faner aussi vite? Voilà tout ce qui les intéressait. Pas la colère inopinée de Jésus ni la punition injuste, mais la vitesse avec laquelle le figuier était mort! Et peut-être pensaient-ils au fond d’eux-mêmes : si Jésus peut faire cela à un végétal, il peut nous le faire à nous, Cela voulait dire qu’ils le craignaient. Mais je ne suis pas ce genre de messie, Lénore. Je ne veux pas que les gens aient peur de moi, mais qu’ils songent à la générosité et à ce qu’ils peuvent offrir au monde. Il avait déjà eu cette conversation avec elle vingt ans auparavant, au sujet de Glenn, quand elle avait voulu que son fils, qui était sur le point d’avoir dix-huit ans, soit initié à l’ordre. Il s’en souvenait parfaitement. Avant qu’ils ne se quittent, Philo lui avait exprimé son amour sincère et dévoué, comme il le faisait chaque fois qu’ils se voyaient, et elle lui avait répondu : Philo, je t’aime comme un frère et un ami. Mais John est dans mon coeur. Je ne le tromperai jamais. C’était ce qu’il adorait le plus chez elle. Le sacrifice qu’elle faisait de vivre avec un homme qu’elle n’aimait pas, avec un courage sans faille. Il avait pris son beau visage entre ses mains et lui avait rétorqué : Ma courageuse petite actrice. Même avec moi, tu fais en sorte de préserver les apparences. Cet échange entre eux avait été le dernier. Puis il y avait eu ce coup de téléphone. Il ne se rappelait même plus qui l’avait appelé. On lui avait appris que Lénore était morte, qu’elle avait été assassinée, 299 frappée à la tête avec un fichu marteau. Le chagrin l’avait alors rendu fou. C’était si intense, si profond et si insupportable qu’il eût voulu pouvoir maudire Dieu, Et puis l’idée lui était venue que Lénore n’était peut-être pas morte, après tout, que John Masters lui avait menti afin de la garder pour lui, que l’enterrement avait été une mascarade. Il avait parcouru le monde à sa recherche. S’il croisait dans la rue une femme qui lui ressemblait, il la suivait, les tripes nouées à en être malade. Il essayait de la rattraper, sans oser pourtant l’arrêter, car il savait bien, au fond de lui-même, que ce n’était pas elle, tout en ayant trop peur d’affronter cette évidence. Les derniers pas de ce périple l’avaient mené au George V, à Paris. Là, il s’était enfin décidé à accepter la réalité, à comprendre que les funérailles avaient bien eu lieu et que Lénore n’était plus. Il avait poursuivi sa quête, de sens, cette fois. Il voulait trouver un but à sa vie. Alors il avait cherché, le long des boulevards des métropoles modernes, dans les allées étroites des cités antiques, en haut des gratte-ciel et au fin fond d’immondes taudis, au milieu des déserts et au sommet des montagnes. Il avait interrogé des sages et des idiots, n’importe qui, avec l’espoir qu’on puisse l’aider à comprendre pourquoi. Et puis un jour, sans bien savoir comment, il était arrivé là, il s’était retrouvé sur les rives du Gange, au coeur de la foule, bousculé de toute part par des gens à moitié nus, alors que lui-même était vêtu d’un costume cravate et d’un long pardessus. Il s’était baigné dans les eaux sacrées du fleuve, qui était depuis toujours la quintessence de l’Inde. Il y avait enfoui ses 300 mocassins italiens à mille dollars, pataugeant dans la boue et la crasse. Et à ce moment-là, il avait senti une étrange force irriguer le tréfonds de son âme, éclairer son esprit, lui apporter enfin la connaissance, et il avait eu une révélation : Lénore n’était pas morte sans raison. Sur les berges surpeuplées, il avait su de quoi il s’agissait. Avant de retourner chez lui retrouver Sandrine, qui ne lui poserait aucune question, il avait fait une halte au Taj Mahal. Alors qu’il songeait que c’était bien là un monument digne de Lénore, deux Australiens rougeauds étaient arrivés, portant un sac à dos. Ils se comportaient comme des imbéciles avinés. Regarde ça! avait crié l’un des routards, sa voix souillant la sérénité du lieu. Le Taj Mahal est la plus belle érection qu’un homme ait jamais eue pour une femme. Son copain s’était mis à glousser comme un singe. Philo les avait suivis jusqu’à leur hôtel minable, avait noté le numéro de leur chambre, pour y revenir plus tard dans la nuit, alors qu’ils dormaient après une soirée bien arrosée. Lorsqu’ils étaient sortis de leur léthargie, vers deux heures du matin, ils avaient constaté avec effroi qu’ils étaient ligotés : l’un étendu sur le lit, bras et jambes écartés, nu sous la ceinture, et l’autre assis sur une chaise, lui faisant face. Vous avez manqué de respect à la dernière demeure d’une femme, avait dit Philo d’une voix douce, dans la pénombre. Vous avez besoin d’une bonne leçon qui vous rappellera qu’il faut respecter le tombeau d’une dame. L’un de vous va être puni, l’autre va regarder, de cette façon vous vous en souviendrez tous les deux. Voici le Dr Banarjee. Il est 301 chirurgien. N’essayez pas de parler, vous risqueriez d’avaler le tampon d’ouate qu’il vous a mis dans la bouche. Banarjee se fiche de savoir qui vous êtes, d’où vous venez et pourquoi vous avez blasphémé dans son pays. Je l’ai payé cent mille dollars pour qu’il veille à empêcher la prolifération d’une espèce qui manque de respect aux femmes. À travers les volets entrebâillés montaient de la cour en contrebas les accords nasillards d’une cithare et le chant d’un homme qui disait sa tristesse en hindou. Un encensoir diffusait un parfum de santal dans l’atmosphère. L’opération avait été menée avec précision, sous anesthésie locale. Le jeune homme sur la chaise avait été malade, avant de s’évanouir quand il fut procédé à l’ablation du premier des trois organes sur son ami. Il n’était revenu à lui qu’alors que le Dr Banarjee expliquait à celui-ci comment se soulager grâce à une paille, et ce jusqu’à la fin de ses jours. Puis Philo était rentré chez lui bâtir un mausolée, respectueusement dédié à la mémoire de l’aimée. Il entendit un toussotement discret dans son dos. L’homme à la tache de vin attendait à l’entrée de la chapelle. Hormis Philo, Rossi était la seule personne autorisée à pénétrer en ce lieu saint. Dès que Philo avait pris conscience de sa vocation messianique, il avait décidé de s’entourer d’apôtres. Jugeant que Jésus, avec douze, s’était montré présomptueux, il s’était contenté de trois. Mais ces élus devaient faire partie des alexandrins, ne pas être mariés ni encombrés par une famille, être intelligents, cultivés, et issus d’une lignée irréprochable. Le premier qu’il avait contacté présentait 302 un étonnant pedigree, car il descendait de frère Christofle, qui avait accompagné Alaric et les chevaliers de la flamme à Jérusalem. Or, bien que Christofle ne se fût jamais marié à la mère de son enfant - la légende disait même qu’il n’avait pas su qu’il avait eu un fils, Cunégonde était elle-même une alexandrinne et rendait donc le lignage légitime. Pour preuve, Rossi avait en sa possession les lettres de sa main adressées à Christofle, lui annonçant qu’elle avait eu un enfant de lui. On soupçonnait que le moine ne les avait pas reçues, puisqu’elles étaient restées dans la famille de Cunégonde, de génération en génération, jusqu’à ce que Rossi les possédât à son tour. En l’honneur de leur illustre ancêtre, tous les premiers bébés mâles de la famille de Rossi s’étaient appelés Christophe. Quand Philo l’avait contacté, Christophe Rossi avait renoncé à sa lucrative activité médicale et s’était engagé au service de la cause. Sa croyance en la mission des alexandrins, et en celle de Philo, était si forte qu’il était prêt à donner sa vie pour elles. Philo avait trouvé son deuxième disciple à Nairobi. Dans les veines de Peter Mbutu coulait le sang des antiques rois éthiopiens. Peter avait démissionné de son poste au ministère de l’Environnement pour railier à son tour la cause sacrée de Philo. Le troisième et dernier, issu d’une vieille famille russe, s’était révélé décevant. Il s’était rapidement pris pour ce qu’il n’était pas et avait ainsi décidé, un jour, que Philo devait le servir, non le contraire. Ce dernier s’était alors séparé de lui en s’arrangeant pour que le jet privé qu’il utilisait pour ses affaires s’écrase sur les pentes d’un volcan hawaïen. 303 Philo leva un sourcil interrogateur et se tourna vers Rossi, qui l’avait poliment interrompu dans sa visite à Lénore. Votre appel. Rossi lui tendit le combiné. Le geste était tout sauf servile ou obséquieux. R.OSSÏ était un être arrogant et imbu de lui-même, parce que Christofle avait contribue à réunir les alexandrins. Mais Philo jugeait cette vanité admirable, de même que cette conviction absolue qu’il avait de sa supériorité sur les autres hommes, à l’exception notable du maître qu’il servait, bien entendu. C’était l’appel qu’attendait Philo, du spécialiste en explosifs. La discussion fut brève. Dans combien de temps pensez-vous que le dispositif sera opérationnel? Les engins sont construits à la main et leur mécanisme est sensible, répondit son interlocuteur. Vous avez dit que la synchronisation des détonateurs était cruciale. Donnez-nous une semaine. Une semaine. Dans une semaine, il serait en possession de l’Étoile de Babylone. Si Glenn Masters et Candice Armstrong faisaient correctement leur travail. Il rendit le téléphone à Rossi, le congédia et retourna vers Lénore. Quatre siècles plus tôt, un empereur avait perdu son impératrice adorée au moment où elle avait donné naissance à un enfant. Alors, accablé de chagrin, il avait décidé qu’elle reposerait dans la plus belle sépulture jamais construite : le Taj Mahal, ses dômes, ses arches, ses flèches de marbre blanc et sa 304 parfaite symétrie qui se reflétait dans l’eau des bassins, de même que le ciel bleu. C’est là un monument digne de Lénore, avait pensé Philo. Il avait fallu vingt-deux ans et vingt mille hommes pour bâtir le Taj Mahal, Le monument de Philo, une chapelle en cristal ornée de pierres et de métaux précieux, érigée dans un parc privé à la sortie de Houston, avait requis trois ans de travail et une centaine d’ouvriers. Même si ce mémorial n’avait pas fourni de réponse aux questions qu’il se posait, son édification lui avait apporté un véritable réconfort. Ici, il pouvait ressourcer son âme. Personne ne profanerait jamais la mémoire de sa chère Lénore en prenant des photos, ou en faisant des commentaires lubriques ou irrespectueux. Philo disposait de la jouissance exclusive du sanctuaire. Même John Masters n’était pas au courant de son existence, ni son fils, d’ailleurs. Ils pouvaient toujours aller se prosterner devant la tombe rudimentaire du cimetière public, et avoir l’illusion qu’ils rendaient hommage à leur épouse et mère. Seul Philo honorait Lénore comme elle le méritait. Sandrine aussi ignorait l’existence de l’édifice. Elle avait été là pour les apparences, pour éloigner les autres femmes, pour lui permettre de se concentrer sur sa mission. Peut-être un peu à l’image de ce qu’avait été Marie-Madeleine pour Jésus. Car après s’être remis de la tragédie qui avait emporté ses parents et détruit la maison familiale, Philo, pressentant sa vocation sacrée, avait décidé qu’il avait besoin d’une compagne. Il s’était lancé à sa recherche et en avait trouvé une en la personne de Sandrine Smith. Elle lui était apparue habillée d’hermine blanche et 305 parée de diamants rosés, jeune personne agréable mais insensible, attirante et arriviste. Après lui avoir fait une cour respectueuse, l’avoir emmenée dans les grands restaurants, au théâtre, à l’opéra, voir des rodéos, participer aux traditionnels barbecues texans, rendre visite au gouverneur et même à la MaisonBlanche, il s’était décidé à lui donner de la situation un aperçu le plus clair possible. Il s’y était soigneusement préparé. Sandrine Smith, avait-il prévu de dire, je te veux pour épouse. Je ne pourrai jamais t’aimer, car mon coeur appartient à une autre, mais je te respecterai, te protégerai et serai toujours là pour toi. Tu bénéficieras de mon argent, de mon nom et de tous les avantages de mon rang. Et je te donnerai des enfants. Avec moi, tu auras une vie facile et heureuse. Mais le soir où il avait décidé de faire sa déclaration, Sandrine s’était adressée à lui avant qu’il n’ait pu parler : Philo, avait-elle dit, je pense que tu vas me demander en mariage. Sache tout de suite que ma réponse est oui. Mais je ne t’aime pas et ne t’aimerai jamais. Je t’honorerai et porterai tes enfants. Mais comme je ne suis pas très portée sur la bagatelle, je préférerais que nous fassions chambre à part. Quant à la satisfaction de tes désirs, j’aspire à ce qu’elle ne se fasse qu’entre nous et que jamais tu ne m’humilies ni ne me mettes dans l’embarras. Pour la bonne société de Houston, leur union avait été déclarée bénie des dieux. Et tout s’était ensuite passé comme ils l’avaient souhaité. Quand on avait diagnostiqué un cancer chez Sandrine, Philo y avait vu le signe que la fin était proche. Il l’avait fait sortir de l’hôpital en expliquant qu’il allait prendre soin 306 d’elle, puis, après que les médecins lui eurent tout expliqué au sujet des médicaments, de leur dosage et de leur mode d’administration, il avait simplement interrompu la chimiothérapie, injectant à sa femme de l’eau plate et lui administrant des placebos. Il l’avait fait pour son bien. Car une fois que Lénore aurait repris sa place dans sa vie, Sandrine n’y aurait plus la sienne. Un an avant de trouver Sandrine et de l’épouser, soit dix-sept ans plus tôt, en ce jour clé où la chapelle de cristal avait été achevée, Philo avait renvoyé ses ouvriers, ses assistants et ses gardes du corps. Puis il s’était avancé, seul, humble sous l’étincelant dôme transparent. Il avait allumé la flamme qui brûlerait pour l’éternité et qui s’était mise à danser dans sa coupelle dorée. Elle avait vacillé, puis pétillé, projetant des ombres et des éclairs sur l’autel et les piliers de marbre, puis elle avait grandi, attirant le regard fixe de Philo en son coeur jaune et ardent. Il avait vu l’âme du feu s’embraser et flamboyer. Il avait senti sa chaleur, l’odeur de l’huile parfumée qui l’alimentait. Et une voix lui avait parlé : Les morts ne le sont pas. Comment as-tu pu l’oublier? Alors Philo avait poussé un grand cri, qui avait résonné contre les parois de verre et d’or. C’était sa mère, qui lui rappelait que la vie après la mort constituait la pierre angulaire de la foi d’un alexandrin. Il était tombé à genoux, oubliant le sol froid et dur, et les douleurs aiguës dans ses jambes. Il tremblait. Les larmes piquaient ses yeux, qui fixaient le soleil à travers le plafond. Comment avait-il pu négliger le fait qu’un jour Lénore et lui seraient réunis? Oui, mais quand? avait crié son coeur angoissé. Il 307 avait alors cinquante ans. Allait-il vivre encore une quarantaine d’années plongé dans ses tourments solitaires? Il s’était jeté en avant sur le marbre, bras en croix, dans la position d’un prêtre recevant l’ordination, et pleurant à noyer les dalles polies de ses larmes. Lénore, Lénore. La vie est morne et vaine sans ta présence sur Terre. Alors, l’extrait d’un poème tragique lui était revenu à l’esprit, tell un fantôme chuchotant de son souffle nébuleux, à la fois sarcastique et moqueur : Dis à cette âme de chagrin chargée, Si, dans le distant Eden, elle doit embrasser Une rare et rayonnante jeune fille, Que les anges nomment Lénore, Le corbeau dit : Jamais plus’! Non! avait crié l’âme torturée de Philo. Elle n’a pas disparu à jamais! Mais comment, comment! Il avait martelé le marbre de ses poings jusqu’à les faire saigner. Et puis soudain : Ne pleure pas quand ceux qui tu aimes disparaissent, car ils seront avec toi à nouveau. Ils marchent dans les cieux en attendant le jour où ils le referont sur Terre, quand le grand-père créateur rejoindra ses enfants. Un choeur résonnait dans sa tête, celui des Indiens topaa de Californie du Sud, disparus, mais dont 1. Extrait de The Raven Le Corbeau, long poème très célèbre d’Edgar Poe sur l’amour perdu, traduit notamment par Baudelaire et Mallarmé - ici, traduction de Mallarmé. N.d.T.- 308 Philo avait sauvegardé les croyances dans ses archives. Le chant avait enflé en lui : Il est écrit dans le Livre de Daniel que ceux qui s’endorment dans la poussière de la terre se réveilleront à la vie éternelle. Sopranos et barytons faisaient résonner leur noble timbre sous la voûte crânienne de Philo, et une centaine de choristes reprenaient : Et Jésus a dit : Je suis la résurrection et la vie. Ceux qui croient en moi connaîtront la vie étemelle, même au-delà de la mort. Dans la tête de Philo crépitait le feu de ces voix, qui se heurtaient, se déchiraient puis s’assemblaient de nouveau en parfaite harmonie. Il avait crié pour qu’elles s’arrêtent, mais elles prenaient toujours plus d’ampleur, citant Confucius - Traite l’esprit des morts comme s’ils étaient présents, puis saint Augustin - À la résurrection, la substance de nos corps sera réunifiée. Dieu tout-puissant rassemblera les particules que le feu ou les bêtes auront consommées, et celles qui seront retournées en cendre et en poussière, et il fera de nous des corps nouveaux. Dans son esprit enflammé et torturé s’élevait la cacophonie des voix qu’il savait être celles d’alexandrins. Ils l’appelaient à travers les âges, l’interpellaient depuis l’autre monde, comme Bethsabée Thibodeau s’était un jour adressée aux morts. Ils se nommaient Marcus et Julia, Theodoric et Guillem, le comte de Toulouse, le baron de Rosslyn, Égil le Danois, Mary McLeod, Andri de Chartres, Charles Brynmorgan, égrenant pour lui l’interminable chapelet d’actions menées à bien par la société secrète, lui rappelant ce en quoi il devait croire. 309 Arrêtez! avait-il hurlé en se bouchant les oreilles. Le vacarme s’était interrompu. Mais dans le silence, le poète Yeats avait récité doucement : Combien furent-ils à aimer tes instants de grâce épanouie, Et combien à aimer ta beauté d’un amour vrai ou faux, Quand un seul homme aima en toi ton âme de pèlerin.., Philo avait retenu son souffle. Il avait regardé son reflet sur le marbre. Les mots résonnaient en écho dans sa tête, s’atténuant peu à peu : Ton âme de pèlerin... Et la révélation était venue. Comme ça. Comme si les rayons du soleil dans la chapelle avaient pratiqué une fine incision dans son crâne, perçant à travers l’os jusqu’à la matière grise pour remonter au siège de la conscience. Au fond de lui, il avait toujours su pourquoi il avait fallu que Lénore meure : pour qu’il puisse poursuivre sa tâche sacrée sur Terre. Mais il avait oublié que Lénore attendait qu’il la rejoigne. Alors il s’était rassis, ce jour-là, dix-sept ans en arrière, le cerveau toujours en feu mais l’esprit serein et de plus en plus calme. Il avait regardé les rayons lumineux et y avait vu écrite la question : Pourquoi attendre? 1. William Butler Yeats 1865-1939, poète, auteur dramatique et conteur irlandais, prix Nobel de littérature en 1923. N.d.T. 310 En se relevant, son oeil maintenant plus clairvoyant avait pénétré le coeur de la flamme éternelle, et il avait senti une énergie singulière parcourir ses nerfs, ses tendons et ses muscles, une vigueur nouvelle se diffuser dans ses veines, ses artères, jusqu’à l’extrémité de ses vaisseaux capillaires. Il s’était mis à percevoir les sons avec une netteté qu’il n’avait jamais expérimentée auparavant : le sifflement d’un oiseau dans le parc qui entourait l’édifice, le bourdonnement d’une abeille parmi les fleurs sur l’autel... Sa peau et ses cheveux lui parurent plus vivants que jamais, comme ressuscités. Lénore était morte pour le mettre sur la voie, sa nouvelle voie. Il avait appris ce qu’il devait faire. Comment il devait s’y prendre. Il avait eu la confirmation de tout cela exactement quatorze heures plus tard, entre les pages d’un livre vieux de trois cents ans, les prophéties de Nostradamus, septième centurie, quatre-vingt-troisième quatrain. Et aujourd’hui, après avoir poursuivi obstinément sa quête solitaire, avec l’Étoile de Babylone bientôt en sa possession et un maître artificier capable de mettre la touche finale à sa magie pyrotechnique, le destin glorieux de Philo, ainsi que la prédiction d’un astrologue de la Renaissance, se réaliseraient, avec le monde pour témoin. 17 Glenn se demanda s’il devait parler à Candice de ce qu’il venait de lire dans le journal de sa mère. La jeune femme dormait, étendue sur la banquette arrière de la Pontiac marron, dont la carrosserie était constellée de plus de cratères que la surface de la lune. La voiture de tête, une Toyota Landcruiser, était tombée en panne, et les deux hommes engagés à Palmyre étaient en train d’essayer de la réparer, sous le regard de Ian Hawthorne, qui fumait une cigarette tout en palabrant avec eux en arabe. Les premières lueurs de l’aube perçaient au-dessus du plateau syrien, dévoilant le désert à des kilomètres à la ronde. Ils étaient partis précipitamment de Palmyre, profitant de l’obscurité pour s’assurer qu’ils ne seraient pas suivis. Pendant que les chauffeurs conduisaient, Glenn, Candice et Ian avaient piqué un somme, dont ils avaient bien besoin. L’arrêt de la Pontiac sur le bas-côté les avait réveillés. Ian était sorti pour se dégourdir les jambes, tandis que Glenn, prenant possession du siège avant, avait ouvert le journal de sa mère. Et ce qu’il y avait découvert l’avait ébranlé. Les yeux de Candice papillonnèrent en s’ouvrant. Elle regarda le plafond du véhicule, dont la garniture déchirée s’effritait. Puis elle tourna la tête et jeta un coup d’oeil en direction de Glenn. 312 - Où sommes-nous? Mon Dieu Il s’était interrogé, et maintenant il savait. Cette voix, déjà si chaude en temps normal, était encore plus profonde et plus séduisante au réveil. La Toyota est tombée en panne. Il la désigna à travers le pare-brise. Candice s’assit. L’aube révélait un paysage désolé d’un bout à l’autre de l’horizon. Un amas de grosses pierres biscornues à proximité allait heureusement lui offrir l’intimité nécessaire pour qu’elle satisfasse aux besoins prèssants de la nature. Quand elle revint, Glenn lui tendit une bouteille d’eau, du fromage et du pain. Elle se cala en tailleur sur la banquette arrière, puis mordit dans le sandwich avec appétit. Elle remarqua les cernes autour des yeux de son compagnon. S’était-il reposé un peu? Puis elle vit le journal roulé dans ses mains. Il avait trouvé quelque chose, et cela ne semblait pas réjouissant, à en juger par son expression. Il y a des informations là-dedans qui remuent de vieux souvenirs, dit-il en guise d’explication. Je les avais oubliées depuis longtemps - ou je m’y étais efforcé... Je pense que mes parents appartenaient à une société secrète appelée les alexandrins. Il avait ajouté cela avec difficulté, après avoir marqué une pause, comme si l’aveu lui coûtait. Candice se pétrifia. Une société secrète? Vous voulez dire comme les francs-maçons ou les rosicruciens? Je me souviens d’une histoire que ma mère m’avait racontée au sujet de la Grande Bibliothèque 313 d’Alexandrie et d’une sorte de clergé qui s’était enfui pour échapper au bûcher, au quatrième siècle. Et aussi, au onzième siècle, de croisés qui se faisaient appeler les chevaliers de la flamme. Je croyais que c’étaient des contes de fées. Maintenant, je pense qu’elle était très sérieuse en me relatant tout cela. Et qu’elle et mon père étaient dans cet ordre. Cette bague s’y réfère. C’est un signe d’appartenance, conclut-il en fixant le bijou à son annulaire. Mais quel est le but de cette organisation? Je ne sais pas. Ma mère a écrit que mon père lui a interdit de m’en parler. Elle était censée attendre que j’aie dix-huit ans. Mais elle est morte avant mon anniversaire. Pensez-vous que cela a un quelconque rapport avec la Luminance? Le regard de Glenn s’attacha à elle. Cette lumière qu’il avait vue en tombant de la falaise, alors qu’il pensait mourir, était-elle en réalité un souvenir? Son esprit terrifié était-il allé le piocher dans son enfance de manière salutaire? Si sa mère lui avait décrit la Luminance, c’était peut-être cela qu’il avait vu et qu’il essayait de représenter dans ses compositions. La société a un but. Ce n’est pas une simple association de quartier ; elle est supposée accomplir quelque chose. Je ne sais simplement pas quoi. Ce point particulier m’inquiète, poursuivit-il avec un soupir. Il avait finalement décidé de lui dire, de lui faire comprendre à quel point la situation était vraiment périlleuse, espérant ainsi la convaincre de retourner à Los Angeles. Quant aux réponses, elles viendraient en temps utile. 314 - Philo me fait peur, se mit-il à lire à haute voix. Je sens monter en lui une sorte de folie. Sandrine semble ne pas en être consciente, ou peut-être a-t-elle choisi de l’ignorer. Où cela va-t-il nous mener? Je le soupçonne d’avoir déjà entrepris certaines choses dont je n’ose même pas parler. Je ne peux pas le dénoncer à la police, car cela impliquerait de révéler l’existence de l’ordre. Et je ne peux pas en parler à John, car Philo est un sujet tabou entre nous. Comment oserais-je avouer mes craintes aux autres membres? Tout le monde semble vénérer Philo. Comme cette Mildred Stillwater, si visiblement amoureuse de lui qu’elle a préféré abandonner toute existence personnelle pour vivre dans son ombre. Non, je dois garder ces pensées pour moi. J’espère juste qu’une fois Glenn initié, nous parviendrons à agir ensemble à ce sujet, car je suis convaincue que Philo projette de détourner la Luminance pour ses desseins funestes. Il se tut. Si la folie de Philo avait déjà paru menaçante à sa mère deux décennies plus tôt, quel niveau démentiel avait-elle atteint maintenant? J’ai fait quelques recherches sur le passé de Philo, dit-il. Ses parents sont morts dans un mystérieux incendie. Il y eut des rumeurs après coup, disant qu’il l’avait provoqué, mais sans aucune preuve. On a pensé que c’était lui le coupable? Candice frissonna. Quand bien même son objectif serait de préparer une catastrophe planétaire, quel besoin aurait-il de s’emparer des tablettes de Baskov? Une fois encore, elle fut traversée par la pensée insensée que l’Étoile de Babylone n’était pas un objet 315 antique, mais quelque chose de moderne, une machine d’une puissance inimaginable et effrayante. Et qu’en est-il de la référence à Nostradamus mentionnée dans la lettre de votre père? Avez-vous réussi à retrouver ce fameux quatrain? Il secoua la tête. Tous les rapports que j’ai consultés indiquent que la septième centurie n’a jamais contenu que quarante-deux quatrains. Votre père n’aurait pas pu se tromper de chapitre? J’y ai pensé. Mais la strophe quatre-vingt-trois des neuf autres chapitres n’est pas plus éclairante. Nostradamus mène à une impasse. Glenn se remémora la dispute qu’il avait entendue vingt ans plus tôt, un homme en menaçant un autre. Et Mme Quiroz, qui avait affirmé que son père avait été poussé dans l’escalier. Philo était-il revenu pour mettre à exécution les menaces du passé? Mais pourquoi maintenant? Parce que son père avait trouvé l’Étoile de Babylone. Glenn regarda vers l’ouest, d’où ils étaient arrivés, et se demanda si les acolytes de Philo étaient déjà à leur poursuite, fonçant en ce moment sur la route pour les rattraper. Il se tourna vers l’est. Ou alors, peut-être Philo savait-il déjà où se trouvait l’Étoile de Babylone, et ses sbires étaient-ils en train de les y attendre? Je me suis déjà retrouvé face à des voyous, pensa Glenn, six hommes d’un gang de banlieue dans une ruelle sombre ; mais que se passerat-il si Philo en a emmené vingt avec lui, ou cent? Comment pourrai-je faire face? 316 Il regarda Candice, se rappelant cette inspiration qui lui était venue à Palmyre, cette envie de la peindre au clair de lune. Comment quelqu’un comme lui, qui n’avait jamais appris à dessiner, pouvait-il en arriver à prendre des pinceaux et une toile, et à rêvéler son âme sur un tableau? À essayer de capturer la Luminance? Mais il éprouvait maintenant le désir d’en saisir une autre : Candice Armstrong. Vous comprenez pourquoi il faut que vous partiez, dit-il. On ne peut pas prévoir la réaction de Philo quand je me retrouverai devant lui. Donc je devrais vous laisser affronter ça tout seul? Elle sortit de la voiture et s’étira dans la brise matinale. Rentrer à Los Angeles. Être chez soi et en sécurité, avec Zora et Huffy, dans son chalet cosy au milieu des montagnes. Commencer un travail passionnant à San Francisco - si toutefois Reed pouvait lui pardonner - ou tout au moins sortir des griffes de ce maniaque qui préparait dans l’ombre un cataclysme... Elle frissonna à nouveau et chercha à faire passer ce léger tremblement pour une réaction au vent frais du petit matin plutôt que pour ce qu’il était réellement : un signe de peur. Elle rêvait de se sauver. Je reste avec vous, déclara-t-elle. Cela ne le surprit pas. Il laissa éclater sa colère pour mieux cacher son admiration secrète. Car cette femme était tout sauf lâche et il ne pouvait s’empêcher d’être impressionné. Elle refusait la facilité, c’était une combattante. La police de Los Angeles eût pu la recruter. C’était d’ailleurs sans doute pour ces qualités que son père avait fait appel à elle. Si 317 quelqu’un pouvait trouver l’Étoile de Babylone, c’était bien elle. Yallah! Ils se retournèrent pour voir Ian s’agiter joyeusement. La Toyota était réparée. Pourtant, quand leur chauffeur revint à la Pontiac, il affichait une mine renfrognée. Il montra l’horizon en direction de l’est, où, au loin, un orage impressionnant balayait le désert. Des éclairs s’échappaient furieusement de la masse nuageuse et le tonnerre grondait. Ce n’est pas bon signe, dit-il. Peut-on le contourner? demanda Glenn. Il secoua la tête. Nous sommes entre les mains de Dieu. peut-être serons-nous engloutis par la tempête, peut-être l’éviterons-nous. Qui sait? Au printemps, la météo est imprévisible dans le désert syrien. Les orages apparaissent et disparaissent à toute allure, ils traversent la steppe rocailleuse, et laissent dans leur sillage inondations et désolation. Quiconque traverse cette région aride est à la merci de la nature. Ils reprirent leur course sur la route désertée. Les deux conducteurs évitèrent habilement les nids-de-poule, puis lorsqu’ils atteignirent la fin de l’asphalte, poursuivirent leur chemin avec la même aisance sur la piste caillouteuse. Candice était perdue dans ses pensées. Une fois qu’ils auraient trouvé les tablettes, Glenn allait devoir les rapporter au gouvernement syrien. Elle avait espéré les avoir en main suffisamment longtemps pour pouvoir les traduire. Mais tout ce qui y serait écrit risquait de rester un mystère, à présent que la photocopie de la pierre de Duchesne s’était volatilisée. 318 Elle revit la chemise hawaïenne, dans les ruines. Et rétrospectivement, elle se rendit compte de l’évidence du piège. Elle regrettait de ne pas avoir commencé par en parler calmement à Glenn. Ils auraient ensuite quitté discrètement la chambre - en la fermant à clé, seraient partis à la recherche de l’homme, lui auraient mis la main dessus, auraient obtenu des réponses de sa part. Au lieu de cela, elle s’était précipitée dehors tell un rhinocéros en colère. Zora avait-elle raison? Sabotait-elle inconsciemment ses chances de succès? N’envoie pas cet e-mail à Reed, avait-elle dit. Cela fera plus de mal que de bien. Laisse aux choses le temps de se faire. Candice avait suivi le conseil et s’était battue pour avoir le poste. Que se serait-il passé dans le cas contraire? Reed aurait-il reconsidéré sa position, pensant, après tout, qu’elle n’était pas assez professionnelle? Aurait-elle pu mieux s’y prendre face au double jeu de Faircloth, plus calmement, en suivant la voie hiérarchique, pour ne pas avoir à subir les répereussions du scandale qu’elle avait dénoncé? Mais pourquoi une personne, même involontairement, gâcherait-elle ses possibilités de réussite? Parce que la peur de l’échec l’emportait sur le reste. Candice vit les champs de fleurs sauvages sur le bas-côté filer à vive allure, les nuages traverser le ciel et poursuivre inéluctablement leur marche en avant, et elle se regarda, sous l’implacable lumière du désert, plus clairement que jamais auparavant : puisqu’elle pensait n’avoir aucune chance de faire aussi bien que sa mère, elle avait toujours redouté d’essayer, tout simplement. 319 Elle ferma les yeux. S’il vous plaît, mon Dieu, pria-t-elle en elle-même, faites que les tablettes soient là-bas. Laissez-moi les trouver et les rapporter, pour que je tienne ma promesse à un mourant. permettez-moi de réussir cette tentative-là. Glenn pensait qu’elle s’était rendormie, la tête appuyée contre l’arrière du siège avant, les yeux clos. Il n’aimait pas la tournure que prenaient les événements. À Palmyre, il avait eu l’occasion de la renvoyer en Californie, avec l’aide de la police. Mais Ian s’était matérialisé comme par enchantement sur le seuil de la porte, avec de bonnes nouvelles : J’ai engagé deux types pour nous conduire à Djebel Mara. L’un de vous deux pourrait dire merci, au moins. La gratitude était la dernière chose que Glenn aurait pu exprimer à ce moment-là. Il n’avait eu d’autre choix que d’emmener Candice, car si elle partait, elle risquait de suivre Ian, et le plus sûr restait tout de même de voyager à trois. Et maintenant, il en était là. A essayer de ne plus penser à leur départ précipité de Palmyre, dans le noir, comme des voleurs, ni au pistolet de Ian qu’il portait encore sur lui, ayant refusé de le lui rendre ; et encore moins à ce nouveau pas qu’il était en train de franchir vers un acte de violence, fatal dans tous les sens du terme. Ils avaient quitté tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une route et les voitures bringuebalaient sur la piste désertique. Ils n’avaient croisé personne, ni Bédouins, ni touristes, ni soldats, ni brigands, ni vagabonds. Juste des gazelles, des chacals et des lièvres, et un immense vol d’oiseaux migrateurs- qui fuyaient les maigres touffes d’herbe rabougrie. Plus 320 leur petit groupe avançait vers l’est, laissant la civilisation loin derrière lui. plus il se sentait envahi par une impression grandissante d’isolement et de solitude. Ils commençaient à réaliser à quel point ils étaient vraiment vulnérables, à quel point ils dépendaient des téléphones, de l’essence et de tous les gadgets modernes. Que se passerait-il si les véhicules tombaient en panne? Et si la batterie du téléphone satellite de Ian cessait de fonctionner? Chacun essayait d’imaginer ce que cela avait pu être pour Baskov à l’époque, quatre-vingts ans plus tôt. Ils débouchèrent enfin sur une vaste plaine caillouteuse, brutalement interrompue par un pic de collines à l’aspect tourmenté, étranges formations géologiques. On eût dit que la grande bataille de la pierre et de la lave s’était jouée ici, des millions d’années auparavant. Et chacun se mit à observer le paysage avec plus d’attention, car ils venaient d’arriver à l’endroit indiqué par cheikh Abdul. À midi, ils trouvèrent le premier point de repère, une succession improbable de falaises et de montagnes déchiquetées, s’élevant au milieu du plateau comme si une main géante les y avait placées. Le point de vue y était abrupt et impressionnant. Les chauffeurs stoppèrent et tout le monde se dispersa. Tandis qu’ils examinaient les lieux à la jumelle, Candice se demanda si c’était le fruit de son imagination ou si le vent résonnait réellement si étrangement, comme dans le vide. Glenn dit : C’est forcément Djebel Mara, car c’est exactement comme cheikh Abdul nous l’a décrit. Mais ça ne correspond pas à ce qu’il y a sur la carte de Baskov. 321 Ils remontèrent dans les voitures et roulèrent jusqu’au pied de l’immense massif rocheux. Il culminait à trois cents mètres de haut et s’étirait, telle l’épine dorsale d’un dinosaure, aussi loin que les yeux pouvaient porter. Ils regardèrent autour d’eux en silence, pensant qu’ils auraient aussi bien pu se trouver sur la lune tant le site était désolé et aride. Ici, de minuscules flaques de pluie ; là, de faméliques touffes de végétation ; partout ailleurs, rien qu’une nature rude et inhospitalière. Ils essayèrent de se situer sur la carte, mais une fois encore sans succès. Aucun des dessins ou symboles ne correspondait à la topographie de l’endroit. Au sud, un spectaculaire cours d’eau, asséché en cette saison, sculptait le plateau limoneux et interrompait sa course au pied des roches. Ça ne rime à rien, dit Glenn en suivant à la jumelle le parcours de l’oued jusqu’à la base de la montagne. L’eau vient du sud, mais elle n’a nulle part où s’écouler. Ils scrutèrent la face sud du relief, mais ne purent percer ce mystère. Ce fut l’un des chauffeurs qui y parvint. Yallah! cria-t-il pour inviter les autres à venir le rejoindre en courant. Il avait repéré un défilé dans la roche, qui passait tellement inaperçu qu’il fallait le regarder sous un angle très précis pour l’apercevoir. Comme il était trop étroit pour permettre aux véhicules de passer, ils décidèrent d’y pénétrer à pied. Mais les Syriens refusèrent de les accompagner. Ils ne veulent pas entrer là-dedans, expliqua Ian, Ils disent que c’est hanté. Par un sort malfaisant. Ils ont peur. 322 - Dans ce cas, demandez-leur de préparer le bivouac, rétorqua Glenn. Le trio s’engouffra dans la fissure, marchant sur le sable frais couvert de traces de scorpions et de serpents. La pénombre s’abattit sur lui, la lumière disparaissant progressivement jusqu’à obliger chacun à poursuivre le chemin à l’aveuglette, le long d’un boyau tortueux. Glenn avait pris la tête de la colonne, repérant la voie en laissant glisser sa main le long des parois fraîches. Attention au crâne ici, avertit-il. Sa voix résonna en écho jusqu’au plafond invisible. Ils s’arrêtèrent pour écouter et Candice sentit un picotement lui parcourir la nuque. Elle imagina les repaires de serpents, les hordes de tarentules. J’espère que cela nous mène quelque part, dit Ian dans le noir en revenant de l’arrière. Je n’aimerais pas être enterré vivant. Il se cogna à l’endroit où Glenn avait recommandé la prudence. Et puis soudain, au-dessus d’eux, de la lumière. Dieu merci! laissa échapper Ian quand ils émergèrent en plein soleil. Ils se rassemblèrent, debout, abasourdis, silencieux, les yeux grands ouverts, pour contempler le spectacle qui s’offrait à eux. La montagne était creuse et s’ouvrait sur le ciel, formant une vallée qui s’étirait sur des kilomètres, surplombée de pics et de buttes escarpées. C’était donc là que l’antique oued avait déversé ses eaux débordantes ; elles avaient traversé l’étroit passage, l’avaient taillé, ciselé et agrandi depuis des millénaires, pour gagner le coeur de la roche et y sculpter ce site incroyable. 323 Car il ne s’agissait pas d’une vallée ordinaire. Le sol de sable était parsemé de pavés ronds, reliefs d’une chaussée antique. Éparpillés ça et là, des morceaux de colonnades, effondrées depuis belle lurette. Des arches en ruine dominant ce qui avait dû être une large avenue. Et, de part et d’autre, taillées dans la falaise, des ouvertures béantes, sans aucun doute des fenêtres et des portes. Le sifflement sinistre du vent parcourut l’endroit, charriant un fin limon, soufflant le chaud et le froid à la fois, et gémissant comme un fantôme mécontent. Les trois visiteurs étaient incapables de parler. Ils avaient découvert une cité perdue. 18 On dirait Pétra, en plus petit, observa Ian. C’est manifestement nabatéen. Je n’ai jamais entendu parler de ce lieu, dit Candice d’une voix à la fois respectueuse et intimidée. Ian claqua dans ses doigts. Attendez une minute. Je sais où l’on est. Bien sûr! Djebel Mara ne peut pas être le nom d’origine. Cela signifie montagne cruelle en arabe, un qualificatif qui a sûrement été donné bien après l’abandon de la cité antique, et bien après la naissace des légendes de fantômes et de magie malfaisante. On est à Daedana, un carrefour de l’Antiquité! Les caravanes arrivaient de Babylone par ici pour se diriger vers Palmyre, et de la côte méditerranéenne par là. Une cité troglodyte, dit Glenn en se rappelant certains vestiges indiens de l’Arizona et du NouveauMexique. Le village entier était creusé dans la roche. Des escaliers menaient à d’étroites corniches formant le seuil des habitations, ménagées dans la montagne. Les façades étaient ordinaires, les portes simplement encadrées par l’empreinte discrète de deux colonnes, les linteaux dépourvus d’ornement. Néanmoins, les 325 maisons pouvaient comporter jusqu’à quatre étages, chacun accessible par des degrés. Le trio grimpa et scruta chaque embrasure à la torche. Il ne distingua que des pièces carrées, vides et dénuées de décor mural. Hormis un graffiti plusieurs fois centenaire : C’est moi, Philippe Agoustin. 1702. Vous pensez qu’on va trouver l’autographe de Baskov quelque part? demanda Ian. Personne ne lui répondit. Ils continuèrent leur visite de la ville fantôme, explorant des bâtiments qui avaient jadis été des écuries, des réfectoires, des chapelles dédiées à des dieux inconnus, et même les nombreux gradins d’un amphithéâtre. Arrivés au bout de la vallée, Glenn et Candice comprirent pourquoi ils n’avaient jamais entendu parler de l’endroit. Daedana avait été fouillée et pillée depuis longtemps, si bien qu’il ne semblait plus rien rester d’intéressant, y compris pour les archéologues. Et personne n’y avait plus jamais vécu, à cause des légendes de malédiction. Mais où était l’Étoile de Babylone? Quelque part au-dessus du plateau, le tonnerre roula. Ils levèrent les yeux, mais le ciel de la vallée secrète était parfaitement bleu. Tandis que Ian et Candice se demandaient pourquoi diable ils entendaient l’orage, Glenn en était déjà à essayer de résoudre un autre mystère. Où va l’eau? interrogea-t-il à nouveau, repensant à l’oued asséché qui s’arrêtait au pied du défilé. Ils revinrent sur leurs pas à travers la crevasse, songeant que des caravanes d’ânes et de chameaux l’avaient sans doute empruntée avant eux, car elle 326 semblait constituer le principal accès à la cité. Une fois sortis, ils regardèrent au sud, en direction de l’oued, protégeant leurs yeux aveuglés par la lumière éblouissante de la mi-journée. Cette fois-ci, ils remarquèrent ce qu’ils n’avaient pas vu la première fois : la crête surélevée d’un rocher limoneux, qui formait un bassin naturel pour retenir l’eau de pluie. Des hommes l’avaient agrandi en créant un barrage sur l’oued, l’irriguant de canaux artificiels qui détournaient le cours de ses eaux pour épargner l’entrée de la cité et les acheminer de l’autre côté de la montagne. Parcourant les allées de sable, ils découvrirent un véritable réseau de canalisations, d’écluses et de conduits, entièrement de la main de l’homme. Regardez, dit Glenn, accroupi devant les débris d’une rigole de pierre qui aboutissait aux alentours de Daedana, ils ont créé un système de captage qui alimentait, là-haut, les citernes taillées dans la roche. Ils devaient souffrir des inondations l’hiver et de la sécheresse l’été, alors ils pratiquaient une forme de régulation des réserves d’eau. Ian intervint : Les Nabatéens étaient experts dans la gestion de ce problème. Candice se dirigeait à nouveau vers le défilé. Où allez-vous? demanda Glenn. Chercher l’Étoile de Babylone. Tant qu’il fait encore jour. Il faut d’abord que l’on s’organise pour établir un campement en lieu sûr, et ensuite mettre en place un tour de garde. On se relaiera pour faire le guet. 327 Les mains sur les hanches, ses cheveux sombres libérés de leur attache et dansant librement dans le vent du désert, Candice n’avait aucune intention de céder à l’injonction de Glenn. L’Étoile de Babylone ne va aller nulle parts trancha ce dernier, exaspéré. Il admirait son opiniâtreté, mais elle l’agaçait aussi un peu. Ce pouvoir qu’elle avait sur lui, cette faculté de manipuler ses émotions... Il se demanda si elle en avait conscience. À moins que vous ne vouliez que la chemise hawaïenne ne vienne vous rendre visite dans votre tente ce soir, ajouta-t-il. D’accord, vous avez raison, concéda-t-elle enfin. Ils sélectionnèrent un endroit dur et plat, sur un terrain surélevé - précaution nécessaire dans une région sujette à des crues aussi subites que violentes, au pied d’un versant défendable. Le camp offrait ainsi à ses occupants une vue panoramique sur l’ouest, seul point par lequel on pouvait leur tomber dessus, ce qui leur donnerait le temps de se préparer le cas échéant. A la fin de la journée, les deux chauffeurs dressèrent les tentes des Occidentaux, décidant pour leur part de dormir dans les voitures. On cuisina autour d’un feu crépitant. La table fut dressée, le café préparé. On discuta un peu et, une fois le repas terminé, Ian, Glenn et les Syriens se répartirent les tours de garde de la nuit. Candice insista pour prendre le sien, mais les quatre hommes rejetèrent sa proposition. De même, Glenn refusa de se départir du pistolet. 328 À l’ouest, le soleil couchant dardait ses derniers rayons rougeoyants à travers les nuages menaçants, tandis qu’un rideau d’éclairs tapissait l’horizon à l’est. Le tonnerre grondait au loin et, au-dessus du camp, des lambeaux de nuages gris filaient à toute allure, poussés par le vent du soir, tandis que la nuit s’épaississait. Puis la pluie se mit à tomber, légère, rafraîchissante. Pas longtemps, car la petite bourrasque poursuivit sa route. La lune se leva sur un ciel d’une clarté époustouflante, et un vent frais souffla, asséchant les herbes et les fleurs, tandis que Candice et ses compagnons dormaient et rêvaient. Le soleil se leva sur une nature silencieuse. Quelques taches blanches cotonneuses parsemaient le ciel radieux et pur, et un oiseau solitaire survola le site en chantant. La nuit avait été parfaitement calme. Pendant sa garde, chaque homme n’avait entendu que le silence et n’avait vu que la nuit magnifique. Aucun véhicule n’était arrivé de Palmyre. Après avoir avalé un petit déjeuner composé de pain et de café, ils retournèrent dans la cité abandonnée. Au son du tonnerre qui résonnait au loin, étouffé par la vallée cachée, Glenn, Candice et Ian parcoururent l’avenue principale de la cité, examinant les façades des habitations qui avaient jadis accueilli des marchands, des artistes, des voyageurs, des soldats, des prostituées et des politiciens. Tout en sachant l’endroit désert, ils éprouvaient l’étrange sensation d’être observés depuis les portes sombres et les fenêtres béantes. Un vent lugubre sifflait le long de 329 la rue, comme en quête des âmes qui avaient un jour vécu ici. Pourquoi ni Duchesne ni Baskov n’ont-ils mentionné la découverte d’une ville perdue? se demanda Candice à haute voix. Pour que personne ne vienne chercher les tablettes, répondit Ian. Tous deux avaient l’intention de revenir. Ils avaient parcouru la vallée jusqu’au bout, dépassant la place principale, où quelques colonnes se tenaient toujours droites autour d’une fontaine remplie de poussière, puis l’amphithéâtre, où aucun public ne manifestait, ne riait ni n’applaudissait plus, lorsqu’ils la trouvèrent. La seule façade de toute la rue dont l’entrée était murée. Et, gravée à même la roche : une étoile à cinq branches. Ils grimpèrent l’escalier qui menait à la corniche, et se rembrunirent à la vue des pierres et des débris qui bouchaient l’ouverture. Tout du long, les portes s’ouvraient telles de gigantesques bouches obscures. Mais celle-ci avait été soigneusement comblée. Baskov avait-il voulu dissimuler sa découverte? Ils se mirent à déblayer précipitamment, conscients que le temps s’écoulait. Les Syriens avaient reçu pour instruction de monter la garde à l’entrée du défilé et de donner l’alarme si quiconque approchait. Le coeur de Candice battait la chamade tandis qu’elle s’activait. Ils auraient bientôt toutes les réponses : ce qu’était l’Étoile de Babylone, pourquoi Philo Thibodeau était prêt à tuer pour l’obtenir, ce que le professeur Masters voulait dire par immense cataclysme . 330 La dernière pierre glissa sur le côté. Un petit courant d’air au relent de moisi s’échappa de l’intérieur. Le son des graviers résonna en écho dans le vide. Ils allaient savoir. L’accès de la maison ressemblait à celui d’une mine d’or miniature. Des étais craquelés et dépareillés avaient été placés là pour maintenir l’encadrement de la porte en pierre. Probablement l’oeuvre de Baskov, présuma Glenn. Il a dû glisser des fragments de pilier sous le linteau pour le soutenir. Il est fêlé. Cela n’a pas l’air très stable, observa Ian. C’est curieux, dit Candice en faisant courir ses doigts sur le pourtour. Des briques, dit Glenn. Quelqu’un en a-t-il vu ailleurs? Non... Cela faisait manifestement très longtemps que l’on avait reconstruit le passage, car il n’y avait pas une continuité homogène entre briques et pierres. Duchesne et Baskov avaient percé un trou juste assez large pour qu’une seule personne puisse s’y glisser. Ian tendit sa lampe à Candice et dit : À vous l’honneur, ma chère. Après tout, vous êtes celle qui a découvert tout ça. Elle s’empara de la torche, l’observa dans sa main, puis se retourna et l’offrit à Glenn. C’est à vous que votre père a légué l’Étoile de Babylone. Glenn se posta devant l’étroite issue et braqua le faisceau lumineux à l’intérieur. Que voyez-vous? demanda Ian avec excitation. 331 Il pensa à Howard Carter, qui avait prononcé ces mots célèbres : Je vois des choses merveilleuses. L’obscurité, répondit Glenn. Ils s’attaquèrent à la porte, démolissant des briques qui devaient être là depuis deux cents ans. Candice n’était pas en reste, peinant sous l’effort, le visage couvert de poussière, la sueur inondant son front. Le soleil était au zénith lorsqu’ils furent enfin capables de pénétrer à l’intérieur de la pièce. C’était une petite chambre, qui semblait constituer l’essentiel de l’habitation. Il devait s’agir d’une sorte d’appartement, commenta Ian. L’un de vous voit-il des tablettes? interrogea Candice. L’air sentait le moisi, le renfermé, le vieux. Le halo de leurs torches n’éclairait que de vagues morceaux d’argile qui auraient pu être d’anciennes plaques, aujourd’hui totalement émiettées. Certes, des fragments sur lesquels apparaissait ce qui ressemblait à des exercices d’écriture ou à des textes cunéiformes raturés étaient éparpillés ça et là, indiquant au moins que des documents avaient bien été écrits sur place. Mais il était impossible d’identifier l’endroit d’où la pierre de Duchesne et le fragment de Baskov avaient été extraits. En voici une! s’exclama Ian d’une voix exaltée. De la poussière tomba du plafond. Dieu merci! Candice fut instantanément à son côté, braquant la lumière sur le morceau d’argile carré, et elle constata immédiatement qu’il était effectivement couvert des symboles anguleux de l’alphabet de Duchesne. 332 S’emparant de la balayette attachée à sa ceinture, elle s’agenouilla et brossa délicatement le sable sur l’objet. Son coeur battait la chamade. Je dois prendre un cliché, dit-elle. Mais il me faut quelque chose pour indiquer l’échelle. Ian lui tendit sa montre. Lorsque Candice la posa le long de la tablette, elle la toucha accidentellement et, en un instant, sous ses yeux ahuris, le matériau se désintégra. Seigneur, dit Ian. Mais comment est-ce possible? Candice crut qu’elle allait pleurer. Elle n’avait même pas eu le temps de photographier le texte. Soudain, Glenn dit d’une voix douce mais ferme, tell un policier sur le lieu d’un crime : Parfait, plus personne ne bouge. Qu’y a-t-il? Ils suivirent la ligne que dessinait le faisceau de sa torche et, quand ils virent ce qu’il éclairait au sol, leurs yeux s’agrandirent de surprise. Un squelette humain. Avons-nous affaire à un tombeau? demanda Candice, déconcertée. La cité entière n’était-elle qu’une immense nécropôle? Les archéologues avaient pensé cela de Pétra en Jordanie et de Cnossos en Crète. Des cimetières construits pour ressembler à des villes. Il y a quelque chose qui ne colle pas, dit Ian en balayant les murs de sa lampe. Oh! la la! qu’est-ce c’est que ça? Quelque chose était gravé sur la paroi. Candice se rapprocha pour observer de plus près. 333 - Cela ressemble à de l’hébreu ou à de l’araméen. Ian, pouvez-vous le lire? Il déchiffra avec difficulté : Babylone... se trouve... ici. De Babylone, reprit-il en redessinant un signe avec son doigt. Oui, c’est ça. Quelque chose de Babylone ... se trouve ici. Et le premier mot? Est-ce étoile? Je n’arrive pas à le comprendre. Les symboles ne sont pas... Avez-vous le manuel d’hébreu? demanda-t-il en se tournant vers Candice. Il est dans mon sac à dos, dans le coffre de la Pontiac. Je reviens dans une minute! Et elle avait disparu avant que Glenn n’ait eu le temps de lui recommander d’être prudente. Quand elle revint, le sac à l’épaule, elle était déjà en train de compulser le livre de Mildred Stillwater. Je n’arrive pas à trouver ce fichu mot, dit-elle en entrant dans la pièce. Il n’est pas répertorié. Mais cela doit vouloir dire étoile, insista Ian. Quel autre terme pourrait précéder de Babylone? Reportant sa lampe sur le mur, Candice examina les signes et déclara : Ce n’est pas de l’hébreu, Ian. C’est du perse. Et c’est bien étoile! L’Etoile de Babylone se trouve ici! clama l’Anglais d’un air triomphal. Mais où? Je ne vois rien qui y ressemble, poursuivit-il en regardant autour de lui. Vous pensez que Baskov aurait pu l’emporter? Glenn les interrompit de sa voix posée. Il y a une encoche devant étoile . Cela a-t-il un sens? 334 - C’est une brèche dans le mur, éluda Ian. Mais Candice s’approcha, une loupe à la main. Glenn a raison, déclara-t-elle. Cette marque a été gravée avec le reste. Elle signifie que nous avons affaire à un nom propre. Cela m’avait échappé! C’est la raison pour laquelle le premier terme est perse. Ce n’est pas un mot... Esther! Elle se retourna vers ses compagnons, les yeux ébahis. Étoile, en perse. Esther de Babylone se trouve ici, dit Glenn. Baskov s’était trompé dans sa traduction. L’Étoile de Babylone n’est ni un objet, ni un symbole, ni un lieu, mais une personne. Et son tombeau est ici, conclut Ian. Les trois compagnons conservèrent le silence, fixant le squelette, jusqu’à ce que Glenn dise enfin : Je ne crois pas que ce soit une sépulture. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre? Je crois que nous nous trouvons, malgré tout, dans une maison. Toute cette poterie ébréchée... Ces cruches et ces pots... argua-t-il en balayant de nouveau la pièce avec sa lampe. Pour la vie après la mort, répliqua Ian. Ils assuraient une fonction symbolique. Sans rapport avec un usage effectif. Une tombe disposerait-elle d’un four? Bien sûr! Elle contenait toutes sortes d’objets symboliques. Certaines, en Crète, disposent même de toilettes. L’ensemble donnait au mort l’environnement le plus familier possible dans l’au-delà. 335 Mais Glenn montra du doigt que le four était noirci, comme s’il avait été utilisé, et n’avait pas seulement été placé là pour favoriser le repos du défunt. Et ici, ajouta-t-il. Il laissa courir le faisceau de la lampe sur les parois, jusqu’à éclairer une fenêtre comblée par des briques. Vous avez peut-être raison, admit Candice. Elle repensa aux autres façades, dotées d’une porte et d’une fenêtre, et se demanda pour quelle raison quelqu’un aurait enterré Esther ici, convertissant ainsi sa maison en tombeau. Nous ne savons même pas quel âge ont ces os, dit Glenn, Le squelette n’est peut-être vieux que de quelques centaines d’années. Ce fut à ce moment-là que Ian s’empara de la lampe pour la braquer sur un objet. Stupéfiant! s’écria-t-il. C’est de facture grecque! Comme vous le savez, à l’origine, les lampes étaient des soucoupes, avec une mèche flottant dans l’huile, enchaîna-t-il avec excitation. Petit à petit, les potiers en fabriquèrent avec un corps de moins en moins évasé. Les Grecs élaborèrent ensuite un modèle doté d’un réservoir clos, pour empêcher l’huile de couler. Une autre de leurs innovations a été le vernissage, ce qui atténuait les infiltrations de gras dans l’argile. La plupart de ces productions étaient vernies en noir ou en vert foncé, comme celle-ci, et étaient... Êtes-vous capable de nous dire de quelle époque elle provient? l’interrompit Glenn avec impatience. 336 - Les premières sont datées du cinquième siècle avant Jésus-Christ, et ont été trouvées principalement en Grèce et en Italie du Sud. Que celle-ci ait voyagé si loin indique l’existence de liens avec ces pays. Candice haussa les sourcils. Êtes-vous en train de nous expliquer que cet objet est vieux de vingt-cinq siècles? À cent ans près, oui. Sans aucun doute. Glenn reprit la parole. Mais cela ne garantit pas qu’il ait forcément été enterré ici à ce moment-là. Il a pu être utilisé par la suite. J’en doute, répondit Ian. Tout d’abord, comme toutes les poteries domestiques, les lampes se cassaient facilement. Les mieux préservées viennent des tombeaux. Que l’une d’elles ait résisté plusieurs siècles dans un environnement quotidien est peu vraisemblable. En outre, pendant la période hellénistique, les formes ont évolué, au profit de la solidité des objets. Les contemporains, comme à n’importe quelle époque, se seraient débarrassés de leurs vieilleries pour les remplacer par des modèles neufs, plus à la mode. Mais ce n’est pas un fait avéré, insista Glenn Masters, en bon inspecteur criminel. Nous ne pouvons pas nous permettre de tirer des conclusions trop hâtives. La lampe a été trouvée à côté de tablettes cunéiformes, lança Candice, et nous savons que cette écriture commence à être remplacée par l’araméenne aux alentours du septième siècle. Il est prudent d’admettre, pour le moment, que cet endroit, 337 quel qu’ait pu être sa fonction, a été scellé à cette période. Cela coïnciderait à peu près avec l’exil à Babylone, l’une des marottes de votre père. N’est-ce pas? fit-elle en se tournant vers Glenn. Mon père a consacré sa vie à trois périodes de la Bible : l’Exode, le règne de Salomon et la captivité à Babylone. Vous l’avez aidé à résoudre la question de Salomon, ce qui nous laisse les deux autres époques. Et vu que nous sommes à une distance appréciable de la mer Rouget.. Il laissa sa phrase en suspens. Éclairant les restes d’ossements friables et de crâne fragile, il dit d’une voix douce : Mais qu’est-ce que cette femme a à voir avec la déportation à Babylone? Et est-elle seulement l’Esther dont parle l’inscription sur le mur? ajouta Ian. Tandis qu’un rayon de soleil pénétrait dans la pièce, métamorphosant et déplaçant les ombres, les trois explorateurs se regardèrent silencieusement. Ils avaient découvert l’Étoile de Babylone, mais se trouvaient maintenant confrontés à un mystère plus grand encore : qu’était donc cet endroit et pourquoi cette femme y avait-elle été ensevelie? Ils durent sortir de la chambre, qui sentait le renfermé et devenait étouffante. Dehors, ils inspirèrent le vent frais qui soufflait dans la vallée et emplirent 1. Au sisième siècle avant J.-C., Nabuchodonosor deux déporta une partie de la population juive à Babylone. N.d.T. 2. La sortie des juifs d’Egypte s’est effectuée par la mer Rouge. N.d.T. 338 leurs poumons d’air, et leurs yeux de soleil brillant, de ciel éclatant et de vie, pour se débarrasser de la poussière et de l’odeur de mort. Ian alluma une cigarette. Est-ce l’épouse de l’astronome mentionnée dans le fragment de Baskov? s’interrogea-t-il tout haut. Candice secoua la tête, déconcertée. Il semblerait que nous ayons là deux personnages séparés par mille ans. Le professeur se demandait si la réponse à tout cela ne se trouvait pas dans la tombe de Nakht. Mais quel rapport avec une femme qui a vécu un siècle plus tard? Je n’en sais rien. Ian écrasa sa cigarette à moitié fumée par terre et ils retournèrent dans la pièce. Candice commença à prendre des photos, posant au sol une règle pour avoir l’échelle, étiquetant chaque objet, essayant de ne rien déranger. Ce que je veux savoir, reprit Ian en examinant une lampe brisée, c’est pourquoi elle a été enterrée dans une maison. Pourquoi ne pas l’avoir placée dans une tombe? Candice réfléchit, tout en posant la règle le long d’un fragment de poterie sur lequel apparaissaient des écritures. Peut-être a-t-elle succombé à un mal contagieux, suggéra-t-elle, et personne ne voulait toucher le cadavre. On se serait alors contenté de condamner la demeure avec des briques. Elle se tourna vers Glenn, qui se tenait près du squelette, songeur, une profonde ride de concentration courant entre les sourcils. 339 - Qu’y a-t-il? Vous avez trouvé quelque chose? Il désigna la main droite du squelette, qui tenait un onglet métallique. Je pense que si l’on compare la pointe de cet outil avec les éraflures dans le mur, on pourrait bien découvrir que c’est ainsi que les signes ont été gravés. Candice s’agenouilla à son côté et observa l’objet coincé entre les phalanges de la morte. Le fait qu’elle le tienne toujours semble indiquer qu’elle s’en est servie jusqu’au dernier moment. Peut-être savait-elle qu’elle ne serait pas enterrée dans une sépulture normale? Peut-être d’autres personnes dans le village étaient-elles déjà mortes dans les mêmes conditions, et s’étaient fait emmurer là où elles se trouvaient? Peut-être ne voulait-elle pas qu’on l’oublie... Mais Glenn réfléchissait à une autre théorie. Il se releva et se dirigea vers la partie de mur dans laquelle la fenêtre avait été comblée. Il balaya lentement l’emplacement avec sa torche. Puis il se saisit d’un bol ébréché et l’observa sous toutes les coutures. Ces coupes et ces jarres ont réellement contenu, un jour, du blé et du vin. Il n’y reste plus que quelques résidus, mais cela indique que quelqu’un les a utilisées pour manger et boire. Les fossoyeurs, dit Ian. Il était fréquent qu’ils se restaurent avec la nourriture destinée au défunt. Mais alors, pourquoi les lampes? La fonction symbolique, comme je vous l’ai déjà dit. 340 - On a l’impression qu’elles ont brûlé. Et pendant un certain temps. Qu’y a-t-il de si inhabituel dans tout cela? lança Candice. Nous sommes d’accord pour dire qu’il s’agit sans doute d’un domicile converti en tombeau. Esther utilisait probablement ces objets bien avant d’être emmurée et de mourir! Glenn braqua à nouveau la lampe sur l’ouverture condamnée, éclairant un détail qui leur avait échappé : la suie sur les briques. La fenêtre servait à la ventilation, comme vous pouvez le constater avec les traces noires qui partent au-dessus du four. Regardez cela! Êtes-vous en train de nous dire qu’Esther était encore vivante lorsqu’ils ont muré la maison? C’est un peu mélodramatique, vous ne pensez pas? suggéra Ian. Candice fixa les pots et les cruches et, soudain, ils prirent une nouvelle et terrible signification. On l’aurait emmurée vivante avec des vivres? Mais pourquoi aurait-on procédé ainsi? s’enquitelle, les yeux agrandis par l’horreur. Glenn se rembrunit. Pour la punir, par exemple. Ou pour accomplir un sacrifice, murmura Candice. Elle posa un genou en terre et, à l’aide d’une brosse, retira délicatement le sable des objets. Le soleil entrait à flots dans la pièce à présent, éclairant ces choses ensevelies depuis des siècles. Aurait-elle pu être enfermée pour écrire quelque chose? suggéra Candice. 341 - Cela n’aurait aucun sens, répondit Ian. Si quelqu’un voulait l’y forcer, pourquoi l’aurait-il emmurée? Il n’aurait jamais pu récupérer les tablettes. Peut-être a-t-elle, au contraire, été ainsi empêchée de le faire, intervint Glenn. Peut-être Esther écrivait-elle quelque chose d’interdit, qui lui a valu cette punition. Tous trois se turent un instant, tandis que les questions semblaient littéralement s’échapper de la poussière, suinter des murs et se fondre dans l’air confiné. Ils n’avaient pas encore de réponse : si Esther avait effectivement été enterrée vivante, quel avait été son crime? Que rédigeait-elle pour mériter un châtiment aussi inconcevable? Et pourquoi utilisait-elle un code? La lettre du professeur mentionnait : Je veux parler de l’Armagaddon, Glenn. Rien de moins. Candice rompit le silence. Puisque les tablettes ne se trouvent pas ici, nous pouvons admettre que Baskov les a emportées et qu’il est ensuite tombé malade. Il a dû les cacher, confirma Ian. Ensuite, il a exécuté une carte menant à la cachette. Cela tombe sous le sens. C’est là que mène le dessin. Nous l’utilisons mal! Ils quittèrent la chambre et se retrouvèrent en pleine lumière. Glenn marqua une dernière pause, se retourna et regarda la porte qui menait à la mystérieuse maison, en proie à une sensation désagréable. Il avait la curieuse impression de passer à côté de quelque chose d’important, mais qu’il ne parvenait 342 pas à formaliser clairement. Cela concernait l’emprisonnement d’Esther. Et leur avait échappé... Le déclic se produisit lorsqu’ils atteignirent le défilé. Il s’arrêta et fixa derrière lui la vallée, la cité en ruine, où jadis des gens avaient marché et conduit des chariots en pensant que la vie était belle. Avancez, dit-il. Je vous rejoins. Je veux vérifier une hypothèse. Il n’attendit pas leur réponse et rebroussa chemin, empruntant de nouveau la chaussée endommagée, jusqu’à la demeure au bout de la vallée. Il grimpa au niveau de l’entrée et y resta un instant sans bouger, pensant soudain que c’était une erreur d’être revenu. Il sentit la colère monter en lui, puis la tristesse et le chagrin, puis d’autres émotions, qu’il avait réussi à contenir comme dans un coffrefort, et qui commençaient à se libérer. La maison d’Esther exerçait le même effet sur lui que Candice Armstrong, songea-t-il : elle avait le pouvoir de l’affaiblir. Mais alors qu’il allait repartir, il la vit monter les degrés délabrés, ses cheveux sombres brillant dans le soleil. Où est Hawthorne? lui demanda-t-il quand elle arriva en haut. Il veut étudier la carte. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire demi-tour? Expliquez-moi comment étaient fabriquées les tablettes cunéiformes. Elle le regarda, légèrement surprise, et dit : Eh bien, comme vous le savez, cunéiforme vient du latin cuneus, coin . Donc... 343 - L’écriture était réalisée en pressant la pointe d’un stylet dans l’argile humide. Mais encore? Donc vous prenez de l’argile, vous la façonnez jusqu’à ce qu’elle ait la forme arrondie d’un paquet de cartes à jouer, vous y appliquez votre stylet, puis vous la déposez au soleil pour qu’elle cuise. Que se passerait-il si le support séchait à l’intérieur? Il ne se conserverait pas très longtemps. Le soleil est nécessaire à son durcissement. Sinon, il serait trop fragile et finirait par tomber en poussière. Comme la tablette qui s’est désintégrée! s’écria-t-elle. Celle dont on pensait qu’elle avait échappé à Baskov! C’est cela, confirma Glenn. Elle a été gravée, mais pas cuite au soleil. Voilà pourquoi Baskov ne l’a pas emportée. Il a même très bien pu en trouver d’identiques, et découvrir qu’un simple toucher les désintégrait. Quelque chose me tracassait, expliquat-il en hochant la tête, soulagé d’avoir trouvé, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Et soudain, j’ai compris : Esther, seule dans sa tombe, emmurée, voyant arriver sa fin prochaine, mais encore totalement dévouée à sa cause. Esther qui, même devant sa mort imminente, continuait à écrire. Il se retourna et pénétra dans la chambre fraîche. Vraisemblablement, elle n’a pas essayé de creuser pour s’échapper. Il avait proféré cette conclusion tout en examinant les murs à la torche, sur le ton du policier confronté à une scène de crime. Il n’y a aucun signe de violence, poursuivit-il, pas de marque de griffure, aucune indication 344 montrant qu’elle ait fait autre chose que se mettre à ses tablettes et à son stylet, pour continuer à confier ses mots à la matière. Il se dirigea vers la fenêtre, posa les mains sur les briques et essaya de ne pas imaginer ce qu’Esther avait ressenti en voyant les couches de briques s’empiler jusqu’à occulter le soleil. N’y pense pas. Candice le rejoignit, se tenant trop près de lui, son silence pareil à une question. Il savait d’avance ce qu’elle allait dire et ce qu’il devait répondre. Sachant cela, avança-t-elle doucement, vous vous rendez compte que nous devons rapporter les tablettes aux États-Unis. Le gouvernement syrien serait capable de les entreposer quelque part à l’abri et elles pourraient être dérobées par le même genre de bureaucrates que ceux qui empêchent le public d’admirer les manuscrits de la mer Morte depuis des décennies. Cela renforça la conviction de Glenn. Esther n’était pas son problème. Il était venu ici pour trouver un assassin. C’est alors qu’il entendit un son étrange. Qu’est-ce que c’est? dit-il. Mais Candice poursuivait son idée. Votre père savait de quoi il parlait. Si nous trouvons les plaques et que nous les laissons en leur possession. Philo risque de se les approprier. Il est bien assez riche pour acheter des fonctionnaires. J’ai cru entendre... C’était à la sortie de la chambre, peut-être un rongeur, mais il voulait en avoir le coeur net. Elle lui barrait le passage. S’il vous plaît, dites-moi que vous êtes d’accord avec moi, insista-t-elle. 345 L’effondrement les prit au dépourvu. Un grondement soudain. Le linteau qui se fissurait, puis s’écroulait. Un éboulement de pierre assourdissant, au moment où le plafond cédait à son tour. L’étage situé au-dessus de l’habitation d’Esther s’affaissa. La lumière du jour avait disparu, plongeant Glenn et Candice dans l’obscurité totale. 19 Ils se redressèrent en toussant, tout juste capables de respirer tant la poussière saturait l’air. Glenn alluma la torche. Ça va? Candice avait le visage crispé par la peurs mais elle fit signe que oui. Il regarda autour d’eux. L’entrée était totalement obstruée. Que s’est-il passé? interrogea la jeune femme. Sa voix tremblait. Le linteau fendu s’est affaissé. Ils vont nous sortir d’ici, n’est-ce pas? Glenn se couvrit la bouche. La poussière était vraiment très épaisse. S’ils y arrivent, si Ian réussit à persuader les Syriens de pénétrer dans la vallée. Ils risquent de dire que c’est la magie malfaisante dont ils avaient peur et contre laquelle ils nous avaient mis en garde. Il tenta de faire bouger les rochers, mais ils s’étaient profondément enfoncés dans le sol. Candice commença à crier, espérant attirer l’attention. Cela ne sert à rien, déclara Glenn. Ils ne peuvent pas nous entendre. La terreur s’empara d’eux. Ils étaient enterrés vivants. Comme Esther. 347 Glenn balaya les murs avec le faisceau de la lampe. Il s’empara d’une pierre et se mit à frapper méthodiquement la roche en commençant par la fenêtre tapissée de briques. Que cherchez-vous? Une sortie. Candice le regarda comme s’il avait perdu la tête. Ils étaient prisonniers d’un gigantesque coffre de pierre. Les habitations disposaient d’une porte et d’une fenêtre uniques. Il n’y avait aucun passage entre elles. Et ni cave ni grenier. Et pendant ce temps-là, Glenn persistait - toc, toc! et l’on n’entendait que la réponse sourde de la paroi. Aidez-moi, dit-il. Elle ramassa une pierre. S’il y avait une sortie, vous ne pensez pas qu’Esther l’aurait trouvée? Peut-être qu’en ce temps-là ça n’en était pas une. Que voulez-vous dire? Essayez de voir si vous trouvez un endroit qui sonne creux. Elle commença à taper comme lui et à écouter la roche, prenant soudain conscience que l’oxygène n’allait pas tarder à manquer et que les piles des lampes ne survivraient pas éternellement. La panique monta d’un cran. Elle testa chaque centimètre du mur nord, du sol au plafond, dans un effort effréné, sentant la chambre se refermer sur elle comme une tombe, quand soudain : toc - un son creux. Ici! cria-t-elle. 348 - Reculez-vous, ordonna Glenn, Il martela le mur avec ses pieds jusqu’à parvenir à percer un trou à travers. Un souffle d’air rance s’engouffra par l’ouverture. Voici pourquoi Esther n’aurait pas pu s’échapper par ici. C’est une canalisation. À son époque, elle devait être remplie d’eau. Le boyau paraissait étroit. Vous croyez qu’on peut s’y glisser? questionna Candice. Ça va être serré. Ils durent s’y engouffrer à quatre pattes, leur torche à la main. En tête, Glenn déblayait les graviers centenaires. Ils arrivèrent à un coude, puis à un autre, grattant telles des taupes dans l’obscurité silencieuse. Candice sentait la montagne autour d’elle, le manque d’air et les odeurs fétides. Où sommes-nous? interrogea-t-elle, terrifiée à l’idée d’être perdue dans le labyrinthe des conduites. J’ai perdu tous mes repères. Nous progressons régulièrement vers l’est. Vraiment? insista-t-elle, n’ayant pas cette impression-là. Qu’y a-t-il à l’est? Ces collecteurs se vident forcément quelque part. Je pense que c’est au bord de la falaise. Soudain, la main de Candice glissa. Elle constata qu’elle était trempée. Glenn? Ce n’est pas sec. De l’eau a coulé ici. Et récemment! Il ne répondit rien. Ils parvinrent au croisement de trois canaux qui bifurquaient vers des niveaux différents. Quand 349 Glenn se dirigea vers celui qui partait vers le haut, Candice s’interposa : Ne devrions-nous pas descendre? Nous devons remonter, assura-t-il. Elle comprit brusquement pourquoi : les canalisations inférieures seraient remplies d’eau. Il grimpa, lui tendit la main et la souleva. Dès qu’elle l’eut rejoint, elle ne dit plus rien, sachant que progresser ainsi régulièrement les mènerait forcément, tôt ou tard, à une ouverture au sommet de la montagne. Qu’est-ce que c’est? interrogea-t-elle soudain. Un tremblement de terre! hula-t-elle. Mais ce n’en était pas un. C’était pire. L’eau! s’exclama Glenn. Elle arrive sur nous! La crue subite était due à l’orage qui avait frappé les falaises escarpées, plus loin vers le sud. Le filet paisible qui s’écoulait dans les ravins étroits avait dû se transformer rapidement en un violent torrent, accumulant force et vitesse, et envahissant avec fureur l’oued qui se dirigeait droit sur la cité antique. En y parvenant, le courant tourbillonnant était évacué par les canaux vers les conduites qui criblaient la roche. J’aperçois de la lumière! cria Glenn. Un peu plus haut! Nous ne devons pas être loin de la sortie! La vibration se fit de plus en plus intense et un rugissement anormal, terrifiant, emplit l’espace, comme si une bête monstrueuse était lancée à leur poursuite. La pression de l’air augmenta. Les oreilles de Candice se débouchèrent d’un seul coup. 350 D’abondants filets d’eau couraient maintenant sous ses mains et ses genoux. La vague souterraine était juste derrière eux. Quand ils atteignirent la fin du boyau, ils aperçurent une ouverture creusée sur la face est de la montagne, assez vaste pour qu’ils puissent s’y tenir tous les deux. C’était un à-pic surplombant le désert en contrebas. Candice détourna les yeux, en proie au vertige. Glenn évalua rapidement la situation au son du vrombissement qui se rapprochait. Impossible de descendre ; ils devraient escalader. Il repéra une corniche à quelques mètres sur leur droite, assez grande pour les accueillir tous les deux. Ne bougez pas, recommanda-t-il. Il allongea le bras, se pendit et se balança jusqu’au promontoire, s’agrippant et envoyant une pluie de graviers quelques centaines de mètres plus bas. Une fois perché, il se pencha vers Candice. Donnez-moi votre main! ordonna-t-il. Je n’y arriverai pas! Mais si, vous pouvez le faire. Allez! La trépidation s’intensifiait dans le tunnel. Le grondement devenait assourdissant. Les genoux de Candice baignaient maintenant dans l’eau. Elle ferma les yeux. Elle était paralysée. Elle sentait le vide autour d’elle, le précipice sous ses pieds. Je n’y arriverai pas. Ne regardez pas en bas. Prenez ma main. Maintenant! Elle lança son bras en avant, qui rencontra celui de Glenn. Dans un effort violent, il la tira vers lui et elle atterrit contre lui. À ce 351 moment précis, le tunnel cracha un véritable geyser, qui retomba en cascade dans le désert en contrebas. Accrochée à Glenn, Candice garda les yeux fermés. La montagne vibrait tellement qu’elle risquait de les éjecter. Une pluie de cailloux et de sable s’abattit sur leur perchoir, qui menaçait de s’effondrer à tout instant. Puis le torrent se calma et le flot décrut. La montagne retrouva son calme, mais Candice continua de trembler. Elle ne voulait pas ouvrir les yeux. Quand elle le fit, ce fut pour voir la nuque humide de Glenn et, juste derrière lui, la paroi de grès. Autour d’elle à des milliers de kilomètres à la ronde, et sous elle, sur des centaines de mètres, il n’y avait rien d’autre que le vide. Ça va? dit-il. Elle hocha la tête, muette. Allez, on escalade. Il examina le mur. Vertical par endroits, mais incliné à d’autres, avec des fentes et des crevasses bien utiles pour poser les mains et les pieds. Écoutez-moi bien... Essayez de garder vos appuis. Garder mes appuis? Posez le maximum de surface de votre semelle sur la roche pour obtenir une meilleure stabilité. Ne vous mettez pas sur la pointe des pieds. Regardez où je place mes mains et utilisez les mêmes prises. Glenn retira son bras qui ceinturait la taille de Candice et elle eut l’impression de partir en arrière. Tenez-vous! hurla-t-il. Elle attrapa inextremis une petite saillie rocheuse. 352 Ils se mirent à monter tout doucement. Glenn trouvait les accroches, tendait la main à Candice et la guidait jusqu’aux bons emplacements. Il eût donné n’importe quoi pour quelques pitons, mousquêtons et autres étriers, et pour toute la corde du monde... Il surveillait Candice, ses cheveux au vent. Par moments, elle demeurait comme paralysée par le vertige et il devait la réconforter pour réussir à la faire repartir. Brusquement, son pied glissa. Elle poussa un hurlement et s’agrippa à lui. Il attrapa son bras et la retint. Son sac à dos glissa de son épaule et plongea vers le sable détrempé, en contrebas. Ne faites pas les ailes de poulet! cria-t-il sans se préoccuper du sac, contre le vent qui étouffait ses mots. Vos coudes sortent trop en arrière et forment un mauvais angle. Regardez-moi! Mettez-les comme les miens. Vous pouvez y arriver. Comme ça. Elle jeta un coup d’oeil par-dessus les épaules de Glenn et ce qu’elle découvrit l’horrifia. Mon Dieu! Quoi? Il se retourna et vit le ciel fondre sur eux. C’est un gros grain. Il arrive droit sur nous! Les jambes de Candice commencèrent à trembler de façon incontrôlable. Les passionnés d’escalade appelaient cela les jambes d’Elvis ; le phénomène était provoqué par une tension musculaire trop forte. Maintenant, écoutez-moi. Je veux que vous vous pendiez par les mains. Que quoi? 353 - Pendez-vous, les bras tendus, en laissant votre corps être retenu par votre squelette plutôt que par vos muscles. Oui, comme ça. Ils se remirent à escalader. L’orage se rapprochait à grande vitesse. Les nuages noirs grondaient et projetaient des éclairs en zigzag. Le vent soufflait de plus en plus fort, menaçant d’arracher les frêles silhouettes de la paroi. Candice agrippait fébrilement les prises, envoyant chaque fois des poignées de gravats en bas. Ne vous battez pas contre la montagne! recommanda Glenn. Laissez-la vous aider! Elle se força à s’arrêter, puis s’appuya de tout son poids contre la paroi. Même si la peur lui donnait envie de se ruer vers le haut, elle savait qu’il avait raison. Elle posa sa joue sur la matière et inspira longuement. Le vent essayait de la faire céder, de l’emporter au loin, mais elle demeura plaquée à la montagne, comme si elle voulait l’étreindre passionnément. Elle ferma les yeux. Sa respiration se ralentit. Ces roches, vieilles et dures, érodées par le temps, devenaient ses amies, aussi solides et vigoureuses que les chênes géants qui entouraient sa maison à Malibu. Leur présence robuste la réconfortait ; elle n’avait rien à craindre. Elle se sentit capable de repartir. Mais ils atteignirent un endroit où la surface s’était aplanie et lissée. Plus de fissure ni de prise pour les mains. Glenn ne pouvait même pas faire demi-tour, car son dernier appui s’était détaché... Ils étaient coincés sur la face éventée d’un rrront, prisonniers d’une machine à tonnerre qui fonçait 354 sur eux en crachant des éclairs et de la pluie, quand soudain : J’en ai trouvé une! s’écria Candice en tendant le bras en l’air. Elle l’agrippa, s’éleva au-dessus de Glenn, se stabilisa et lui tendit la main pour qu’il puisse se hisser jusqu’à elle. Dès lors, ce fut comme s’ils avaient fait de l’escalade ensemble toute leur vie, un aidant l’autre, à tour de rôle. Ils prenaient la été chacun son tour, Glenn d’abord, puis Candice, leur ascension devenait gracieuse et assurée. Ils progressèrent ainsi avec aisance, le visage tourné vers le ciel, comme si, dans les nuages rougissants, il y avait un trésor que le premier arrivé en haut gagnerait. Finalement, ils parvinrent ensemble sur la crête et, debout sur le sommet, virent le vilain grain passer à quelques mètres d’eux, se contentant de vaporiser un peu de vent et de brume, avant de s’éloigner en direction du plateau désertique. Devant eux, le soleil couchant embrasa le ciel, enrobant la nature de reflets ocre, faisant rougeoyer le ventre des nuages d’orage qui traversaient l’horizon écarlate. Candice demeura immobile, les yeux grand ouverts, bouche bée, le visage blême et les traits tirés, Tout va bien, dit Glenn d’un ton apaisant. Il comprenait ce qu’elle ressentait. Il avait déjà connu cela avec d’autres grimpeurs débutants : ils étaient soulagés d’être encore en vie, mais ébranlés par le contrecoup de la terreur. Sentiments auxquels s’ajoutait la panique de se retrouver si haut 355 avec rien d’autre que le vide autour de soi. Beaucoup redescendaient alors et abandonnaient définitivement l’escalade. Donnez-moi la main. Elle ne bougea pas. Tout va bien se passer, assura-t-il. Il repensa à ce professeur qui lui avait proposé une course jusqu’au sommet de la grande pyramide, expédition qu’elle avait refusée par peur de rester bloquée une fois en haut. Le problème, ici, était qu’il n’y avait pas d’hélicoptère pour venir la récupérer. Nous devons trouver une voie pour redescendre, dit Glenn en lui prenant la main d’autorité. Ça va aller. Je suis là. Et ils trouvèrent un chemin facile à emprunter, vraisemblablement créé deux mille ans plus tôt par les ingénieurs des eaux de Daedana. Au campement, la Toyota avait disparu, ainsi que les Syriens. Et aucun signe de vie de Ian, non plus, bien que son pardessus fût resté sur le siège passager de la Pontiac. Ils se précipitèrent dans le défilé, où ils le trouvèrent en train de creuser comme un fou les décombres devant la maison d’Esther. Mon Dieu! s’écria-t-il en les voyant. Vous avez réussi à sortir! Du sang coulait sur son front. Que s’est-il passé? Je ne sais pas. J’étais au camp. Ces salauds m’ont frappé à la tête et c’est tout ce dont je me souviens. Quand je suis revenu à moi, la Toyota était partie. Ils ont tout embarqué : l’eau, les vivres, 356 le téléphone satellite, vos deux sacs à dos, mon fric, les traveller’s... Même ma montre, ajouta-t-il en leur montrant son poignet d’un air misérable. Et ils ont pris les clés de la Pontiac! On est coincés ici. Sans aucun moyen d’obtenir de l’aide. 20 Les Syriens n’avaient pas emporté le sac à dos de Candice. Ian s’était trompé sur ce point. Elle l’avait en entrant dans la maison d’Esther, il était tombé pendant l’escalade de la montagne et elle l’avait donc récupéré au pied de la falaise. Celui de Glenn, en revanche, avait bel et bien disparu, mais cela n’avait pas d’importance pour lui. Il avait mis son argent et ses papiers en lieu sûr dans une des poches de son pantalon. Les chauffeurs n’avaient pas non plus pris les clés de la Pontiac. Elles se trouvaient dans le sac à dos de Candice, qui les y avait mises sans le faire exprès lorsqu’elle était allée chercher le livre de Mildred Stillwater dans le coffre fermé à clé de la voiture. Et il s’avéra enfin que la Pontiac contenait encore quelques bouteilles d’eau, du pain, des dattes et du fromage. Ce n’est pas si dramatique que cela, alors, observa Ian. Ses compagnons ne réagirent pas. Ils roulaient à travers la plaine en direction de Wadi Raisa. Glenn était au volant, Candice assise à l’arrière, son visage tourné vers la fenêtre ouverte, les yeux clos dans le vent du désert. Ils se sentaient plus vulnérables que jamais maintenant qu’ils n’étaient plus que tous les trois, proie facile pour les pillards, les bandits et les déserteurs, qui erraient sur ces terres en friche aux 358 frontières de l’Irak. Et puis il y avait la menace qui viendrait de l’ouest. Les Syriens avaient sans doute déjà dévoilé les découvertes des Occidentaux, expliquant qu’ils avaient trouvé l’Étoile de Babylone et qu’ils se rapprochaient des tablettes. Avant de quitter Djebel Mara, ils avaient tous trois dormi un peu, se relayant pour faire le guet. Ian avait insisté pour récupérer son arme, mais Glenn n’avait pas cédé. Pendant la nuit, des chiens sauvages avaient attrapé et dévoré une gazelle, abandonnant les restes sanguinolents trop près du campement pour leur confort olfactif. Pendant son sommeil, au son des hurlements de ces prédateurs du désert, Glenn avait rêvé de cette nuit où, vingt ans plus tôt, après l’enterrement de sa mère, il avait été réveillé par deux hommes en train de se quereller bruyamment... Je te tuerai! avait hurlé l’un d’eux. Et le puzzle s’était enrichi d’une nouvelle pièce, car il s’était brusquement rappelé que le second avait répondu en utilisant le mot sang . Était-ce son père qui l’avait prononcé, ou Philo Thibodeau? Il regarda dans le rétroviseur. Candice s’y reflétait. Quelque chose n’allait pas, il le voyait bien. Elle avait à peine parlé depuis leur épreuve sur la falaise de Djebel Mara. Avait-elle été terrorisée au point qu’elle ne parvenait pas à retrouver la sérénité? Il avait déjà rencontré ce genre de situation. Lui-même l’avait vécue, après cette fameuse chute où il avait vu la Luminance. Il s’était alors demandé s’il aurait le courage d’escalader un jour à nouveau. Alors il avait réessayé, s’était attaqué au mont Sainte-Hélène et était parvenu jusqu’au sommet, malgré ses genoux qui lui faisaient souffrir le martyre. 359 Il se rendit compte qu’il ne pouvait plus la renvoyer chez elle, à présent. S’il lui donnait les tablettes, cela ne ferait que l’exposer à un plus grand danger encore. Il se sentait responsable d’elle. Il devait la garder auprès de lui jusqu’au bout du périple en priant pour que- lorsque le moment de vérité se présenterait, le mettant face à face avec l’homme qui avait assassiné son père, il trouve la force intérieure et le sang-froid nécessaires pour agir comme il le fallait. Le plateau s’éclaircit tandis que le soleil s’élevait dans le ciel, sur une mer sèche de sable fauve qui semblait s’étendre jusqu’aux confins de la Terre. Le voilà, dit Glenn. Wadi Raisa. Il s’étire à l’infini, observa Candice. Ils étudiaient le cours d’eau qui s’éloignait d’eux dans la lumière brillante du matin. Plus qu’à l’infini, corrigea Ian en regardant d’un air soucieux la gorge profondément taillée dans le plateau limoneux. Cela fait beaucoup de terrain à explorer. Le ravin trouvait son origine quelque part en direction du sud-ouest, hors de portée de leur vue, et cheminait vers le nord, où les eaux de pluie qu’il collectait devaient vraisemblablement se jeter dans PEuphrate. Baskov a très bien pu enterrer les tablettes à des centaines de kilomètres d’ici. Ils ne se perdirent pas en conjecture. Laissant la Pontiac à un endroit sec et surélevé, et la verrouillant au cas où, ils se mirent péniblement en marche le long de la faille, pataugeant dans le sol 360 boueux, recherchant dans la roche des empreintes ou des marques de gravure, examinant les couches géologiques. Est-il venu à l’esprit de l’un de vous deux, intervint Ian, que les plaques gravées ne sont peut-être plus à l’endroit où elles avaient été cachées? Je veux dire, nous avons quand même affaire à un Russe malade, qui tente désespérément de dissimuler sa précieuse découverte. Qu’est-ce qui aurait pu empêcher ceux qui l’accompagnaient de revenir creuser et de vendre les objets au marché noir? On en aurait entendu parler au cours des quatre-vingts dernières années, rétorqua Glenn tout en scrutant au-dessus de lui le vol circulaire d’un faucon solitaire. Quelque chose aurait fait surface, soit dans un musée, soit dans une collection privée. Mais alors, comment Baskov a-t-il réussi à convaincre ses hommes de laisser la trouvaille enterrée? Peut-être a-t-il simplement utilisé quelque bon vieux tour de magie. En leur jetant un sort ou en leur promettant davantage d’argent quand il reviendrait. Ou peut-être les a-t-il tués, dit Ian. Glenn s’arrêta et se tourna vers lui. Les yeux de l’Anglais étaient dissimulés derrières ses lunettes noires. Qu’est-ce qui vous permet de dire cela? Y a-t-il plus sûr moyen de garantir que la découverte reste à l’abri? Une autre possibilité est qu’il soit venu seul enterrer les tablettes, sans aide, et de telle façon que personne ne puisse jamais les trouver, pas même une souris. 361 Il tourna son regard vers l’étendue de roches arides qui s’allongeait sur des kilomètres devant eux. J’ai le sentiment que la quête va être longue et épuisante, conclut-il. Pas forcément, objecta Candice. Elle montrait du doigt un étrange spectacle : dix mètres au-dessus du sol, six barils de pétrole rouilles étaient empilés avec soin contre la paroi. Sur l’un, on discernait une inscription décolorée : Anglo-American Oil Company . C’est le nom original de la compagnie BP, dit Ian. Ces fûts sont vieux d’au moins quatre-vingts ans! Ils avaient été remplis de sable pour leur conférer le lest nécessaire pour résister au vent et à la pluie. Ian et Glenn se débrouillèrent pour les dégager, dévoilant ainsi une niche. Candice l’éclaira et y aperçut une boîte métallique. Après avoir vérifié qu’aucune créature du désert n’habitait l’endroit, elle se faufila à l’intérieur et délogea la boîte avec prudence, la rapportant ensuite à l’extérieur, sur la corniche rocheuse. C’était une vieille caisse à outils, cadenassée et scellée par la rouille. Glenn sortit un couteau suisse de sa poche et entreprit de gratter le couvercle. Elles sont probablement réduites en poussière après tout ce temps, dit Ian. Et les manipulations de Baskov n’ont sans doute rien arrangé. L’argile séchée au soleil ne se conserve pas bien. Mais lorsque Glenn souleva le couvercle, l’Anglais laissa échapper un juron. Nom de Dieu! Les tablettes. 362 - Baskov les avait enveloppées dans ses vêtements! dit Candice. Et regardez... Les restes d’un panier, expliqua-t-elle en s’emparant délicatement d’un amas de fibres. Esther devait y entreposer ses écrits. L’ensemble est incroyablement bien conservé. Tous trois observaient, muets d’admiration, ces petits morceaux d’argile couverts de mots vieux de plus de deux mille ans, inscrits par une femme qu’on avait enterrée vivante pour cela. Ils s’étaient mis d’accord pour monter la garde chacun son tour durant la nuit. Glenn n’avait pas encore passé le relais à Ian. Pourtant, c’était l’heure. Mais il n’avait aucune envie de céder sa place. Il entendit des bruits de pas se rapprocher dans le chemin rocailleux menant au promontoire où il s’était installé pour observer le désert, éclairé par les étoiles. Je peux encore tenir une heure, dit-il. Mais ce n’était pas Hawthorne. C’était Candice, qui apportait deux tasses fumantes. Elle lui en tendit une. Ian a préparé du café. Glenn renifla le breuvage d’un air dubitatif, puis y trempa les lèvres avec circonspection. Ce n’était pas mauvais. Elle s’assit à côté de lui sur le rocher, appuyant les coudes sur ses genoux. Vous avez découvert quelque chose sur les tablettes? demanda-t-il. Ils avaient d’abord établi leur campement dans un lieu sûr et défendable. Puis, après avoir allumé un feu avec des broussailles et des crottes d’animaux, au 363 coeur d’un petit fourneau improvisé fait de pierres empêchant, ainsi, que quiconque voyageait dans les environs voie une lueur, ils s’étaient partagé du pain, des dattes et du fromage. Enfin, ils avaient examiné la boîte à outils de Baskov. Le Russe avait enveloppé ses fragiles trophées en couches superposées, isolées par une chemise de lin. Candice avait réussi à détacher prudemment la première, découvrant d’autres tablettes et aussi, tout au fond, un foulard de soie blanche. En soulevant ce dernier elle avait eu un nouveau choc, car il dissimulait des pièces en céramique de forme et de taille variées. Mieux : on avait écrit dessus à l’encre, et en hébreu! Esther avait-elle rédigé deux histoires? Soudain inquiète que l’on puisse les repérer, bien qu’il n’y eût pas trace de vie dans l’obscurité qui les enveloppait, Candice dit à voix basse : Malheureusement, sans la clé de Duchesne, je ne pourrai pas traduire les plaques. Mais Ian n’a qu’à étudier les pièces. Peut-être nous révéleront-elles quelque chose que nous ignorons. Elle avala une gorgée de café, les yeux posés au loin sur le plateau noir comme l’ébène, qui s’étendait à l’infini. Comment va votre genou? demanda-t-elle. Mon genou? Elle le regarda. Vous m’avez dit que vous aviez arrêté l’alpinisme parce que vous vous étiez abîmé le genou. Pourtant, vous vous en êtes bien tiré sur Djebel Mara. Vous aussi. Mieux que bien. 364 Il attendit, pensant qu’elle allait vouloir parler de la panique qui l’avait gagnée au sommet, mais elle se contenta de pointer du doigt le pistolet qu’il gardait contre lui en disant : Lorsque nous étions à Los Angeles, j’ai remarqué que vous ne portiez pas d’arme en service. Je préfère l’échange de dialogue à celui de coups de feu. Cela ne vous a jamais pesé d’être en permanence en contact avec la violence? Chaque jour de ma vie. Ce métier n’est pas seulement une affaire de courses poursuites ou de fusillades. Elle vit ses lèvres s’épanouir en un sourire. Une anecdote cocasse qui lui traversait l’esprit? Racontez-moi, implora-t-elle. Glenn prit d’abord une gorgée de liquide chaud, reconnaissant à Hawthorne, en dépit de ses défauts, une certaine compétence en matière de café. Puis il se lança. Avant de devenir inspecteur, j’étais patrouilleur dans la vallée. Un jour, mon partenaire et moi avons reçu un appel au sujet d’animaux qui s’étaient échappés. Autour de Chatsworth, il y a des zones vraiment rurales. Et voilà qu’on trouve une malheureuse chèvre perdue sur la route. On se débrouille pour lui passer une longe et, alors qu’on la ramène à notre véhicule, un piéton qui passait par là nous regarde comme s’il n’en croyait pas ses yeux et nous dit : Comment ça? La police n’utilise plus de bergers allemands, maintenant? Ils rirent. Puis Glenn se passa les mains sur le visage et poursuivit : 365 - Là. j’écouterais volontiers un petit Elmore James. Pourquoi du blues? demanda-t-elle. Et pourquoi pas? John Lee Hooker. Ike Turner. Lightnin’Hopkins. Les meilleurs. J’ai même le 78 tours original de Come On In My Kitchen, de Robert Johnson, de 1936. La fierté de ma collection. Le blues, c’est la bande-son de la réalité. Quel genre de musique aimez-vous? Vous allez me faire la grimace si je vous dis John Denver? Il grimaça en effet. Et maintenant? demanda-t-elle en changeant de ton. Glenn comprit ce qu’elle sous-entendait. Nous possédons ce que veut Philo, et il sait où nous nous trouvons. Il regarda les étoiles au-dessus de lui, s’attendant presque à voir des hélicoptères arriver, des hommes en treillis en sauter et brandir leurs armes, Thibodeau sortir du cockpit et tendre calmement la main vers les tablettes. Glenn ne comprenait plus. Il avait toujours été certain que Philo serait ici, ou au moins ses agents. Pourquoi ne s’étaient-ils toujours pas montrés? Il attend peut-être qu’on les rapporte à Damas, avança Candice. C’était une possibilité. Mais cela n’allait pas se passer ainsi. Plus maintenant. Rendre les tablettes aux autorités syriennes n’était plus une option envisageable. De toute façon, cela n’avait jamais constitué une hypothèse valable. Comme Candice l’avait dit elle-même, la richesse de Philo pouvait ouvrir n’importe quel coffre, acheter n’importe qui. Face à 366 ce pouvoir malfaisant et sans limites, Glenn se sentait investi du devoir de protéger leur découverte. Et pas seulement cela. La petite cicatrice sur le cou de Candice lui fit comprendre quelque chose qu’il n’avait pas saisi jusqu’alors. L’homme de main de Philo ne l’avait pas tuée chez sa mère tout simplement parce que ce n’était pas dans ses intentions. Il avait besoin d’elle et de ses compétences en archéologie pour mettre la main sur les plaques. À présent qu’elles avaient été mises au jour, elle ne servait plus à rien. Elle pouvait être sacrifiée. Glenn avait sous sa responsabilité deux fragiles trésors. Il sirota le breuvage et son malaise grandit. Cela clochait. En se remémorant les dernières quarante-huit heures, il se rendit compte qu’ils étaient sortis de Palmyre avec trop de facilité. Philo leur avait-il tendu un piège? Inspecteur... commença la jeune femme. Glenn, corrigea-t-il. Il regretta immédiatement son intervention, car l’usage des prénoms était le premier pas vers une intimité dont il ne voulait pas. Les alexandrins, auxquels appartenaient vos parents, sait-on ce qu’ils sont censés faire? Je veux dire, s’ils sont les protecteurs du saint Graal, quel rapport y a-t-il avec l’Étoile de Babylone? L’imagination de Candice s’enflammait. La coupe dans laquelle Jésus avait bu lors de la cène, était-ce cela que la société secrète gardait si précieusement? Et si elle et l’Etoile de Babylone étaient réunies, cela provoquerait-il l’Armageddon? 367 Glenn avait apporté jusqu’à son poste de guet le journal de sa mère, pour le lire au clair de lune quand il ne scrutait pas l’horizon à la recherche d’intrus. D’après ce que j’ai pu en apprendre, dit-il, c’est une sorte d’ordre religieux. Je n’en sais pas vraiment plus. Vous m’avez dit que votre mère n’était pas croyante. Pas comme on l’entend habituellement. Mes parents n’allaient jamais à l’église. Ils ne m’ont pas appris à prier. J’étais le seul gamin du quartier à ne pas faire sa prière le soir avant de se coucher. Ma mère était une athée spirituelle, qui expliquait ses croyances par la science et les mathématiques. Mais la réalité est plus complexe que cela, je m’en aperçois maintenant. Il ouvrit le journal et le tendit à Candice. Posant sa tasse vide sur le sol rocailleux, elle prit le recueil sur ses genoux et lut : La mort n’existe pas. Nos corps vibrent de la même énergie que celle qui crée les mondes, et la première loi de la thermodynamique nous apprend que celle-ci ne peut être ni créée ni détruite. L’équation d’Einstein, E = MC, qui établit qu’elle est égale à la masse multipliée par le carré d’une constante, nous prouve qu’elle et la matière sont interchangeables, ce qui suggère que leur quantité dans l’univers est fixe. Où va l’énergie des disparus? Elle ne peut pas mourir, elle va forcément quelque part. Glenn avalait les dernières gouttes de café quand il remarqua que Candice, tout en lisant, caressait de ses doigts le camée pendu à son cou. Ses yeux 368 remontèrent le long du ruban rosé qui le retenait jusqu’à la nuque de la jeune femme, où les cheveux attachés en queue-de-cheval révélaient la manière dont il était fixé : à la fois fragile et démodée, très féminine. Candice se mordait la lèvre inférieure pendant qu’elle lisait. Des lèvres que l’on a envie d’embrasser ... Glenn se releva brusquement, glissant le pistolet dans la ceinture de son pantalon. Vous devriez aller dormir, dit-il un peu sèchement. Vous êtes sûrement épuisée. C’est vrai, admit-elle. Elle était surprise, car elle avait pensé que le café fort la tiendrait éveillée. Mais vous devez l’être aussi, ajouta-t-elle. Et soudain, il sentit la fatigue s’abattre sur lui, et ses paupières s’alourdirent d’un seul coup alors qu’il réprimait un bâillement. Mais il devait rester sur le qui-vive, réfléchir à ce qu’il devait faire après, à la manière d’utiliser les tablettes comme appât pour attirer Philo Thibodeau. Candice redescendit au campement. Les Syriens leur avaient laissé deux sacs de couchage. Candice se glissa dans l’un, restant près du feu protégé par les pierres. Quant à Ian, il monta au poste de guet et insista pour prendre son tour de garde. Glenn se laissa convaincre et, gardant le pistolet avec lui, rejoignit Candice. Il déroula le second sac de couchage de l’autre côté du feu. Il se réveilla brusquement, enveloppé par la nuit glaciale. Au-dessus de lui, les étoiles semblaient des 369 têtes d’aiguille glacées, qui répandaient au goutte-àgoutte leur froid polaire sur le monde vulnérable. Le désert était immobile, obscur et plongé dans un silence surnaturel. Il aperçut Ian sur le promontoire, qui scrutait le plateau. Abandonnant la chaleur de son sac de couchage, Glenn se rendit discrètement jusqu’à la Pontiac. À l’intérieur, sur le siège passager, se trouvait la boîte en métal qui contenait le legs d’Esther. Et la clé de contact. Regardant derrière lui Candice endormie, il prit conscience qu’il n’y avait qu’un seul moyen de les protéger, elle et les tablettes. L’idée lui était venue pendant son sommeil et il n’y avait plus de temps à perdre pour agir. Il se glissa derrière le volant, ferma la porte sans bruit et tendit la main vers le contact. Philo se rendit compte du problème avant même de se lever pour son discours de remerciement. Au fond de la salle des banquets, Ygael Pomeranz était en train de faire une scène, encadré par deux hommes de Philo, qui essayaient vainement de le calmer. Philo allait devoir intervenir lui-même. Il décida donc d’abréger son speech. Les cinq cents personnes de l’assemblée, dont seule une poignée appartenait aux alexandrins, écoutaient attentivement l’homme à qui l’on était en train de remettre l’une des plus hautes distinctions de l’État du Texas dans le domaine de l’humanitaire. Elles avaient payé mille dollars le couvert pour avoir le privilège de respirer le même air que le philanthrope Philo Thibodeau. Elles l’adoraient. Il avait financé la construction d’une aile de l’hôpital Sainte370 Jude, équipée de matériel dernier cri et nantie de fonds conséquents pour lutter contre le cancer. Toutes se levèrent pour applaudir son modeste laïus, pendant lequel nul n’avait toussé, tant il était respecté. Mais ni les femmes dans leur robe de soirée étincelante ni les hommes en costume sombre ne se rendirent compte que la sécurité de l’hôtel tentait de maîtriser un homme d’âge mûr. Philo, espèce de rejeton de Satan! hurlait Ygael. Mais son cri se noya dans le vacarme. S’excusant de devoir quitter l’estrade, où politiciens et membres du conseil d’administration de l’hôpital se répandaient en sourires et en applaudissements, Philo s’éclipsa, ordonnant d’un geste aux gardiens d’emmener l’agité à l’écart, dans une pièce privée. Tu finances un établissement hospitalier, mais tu voles des livres sacrés. Tu n’es qu’un hypocrite, Philo! Rossi s’avança vers lui. Tout va bien, dit Philo. Laissez-nous seuls. Mon cher Ygael, que me vaut cet honneur? Ygael Pomeranz portait la kippa et un châle de prière à franges sous son manteau noir. À l’âge de soixante-huit ans, il était l’un des grands experts de la kabbale et du mysticisme juif. Un homme à la foi bien ancrée, qui aurait pu être rabbin s’il avait cru à l’existence de Dieu. Je sais ce que tu es en train de faire, Philo. Et ne me demande pas comment. Je n’en avais pas l’intention, répondit calmement Philo. 371 - Tu réalises des acquisitions interdites. En les volant! En traitant avec des contrebandiers, des pilleurs de tombes, des malfaiteurs! En pratiquant l’extorsion, le chantage et l’intimidation! Et depuis combien de temps? Depuis des années. Je le sais! Il fronça les sourcils et regarda son interlocuteur droit dans les yeux. C’est indigne de toi, Philo. L’arbre généalogique d’Ygael remontait à une école talmudique du sixième siècle, ce qui faisait de lui un membre estimé et influent de l’ordre. Un homme que les autres écouteraient. Pourtant, cela n’inquiétait pas Philo. Quoi que Ygael puisse savoir, il n’était pas au courant pour les bombes. Philo en était certain. Tu comptes le dire aux autres? Demain a lieu le mariage de ma fille. Philo le savait. Il avait reçu une invitation, mais l’avait déclinée. Demain soir, j’organise une assemblée extraordinaire, reprit Ygael. Dans toute l’histoire de notre organisation, cela ne s’est jamais produit. Il n’y a aucun précédent. Nous ne pouvons pas te renvoyer, mais dorénavant nous allons te surveiller. Et rendre les trésors volés à leurs propriétaires légitimes. Et ainsi révéler notre existence? Il y a d’autres moyens. François Orléans... Leur homme à Interpol, un alexandrin dont la lignée remontait à la duchesse de Narbonne, au douzième siècle. Tu lui en as parlé? Demain. Après avoir béni ma fille et son mari. Philo se leva calmement et fit le tour de la table. 372 - Je suis très ennuyé, vieux camarade. Ce que tu as entendu dire est une erreur, au pire une grossière exagération. Mais ce qui me contrarie, ce n’est pas que cela puisse nuire à ma réputation ; j’ai des ennemis, je n’ai pas honte de le dire, mais quel personnage riche n’en a pas? Non, ce qui me chagrine, c’est que toi, mon vieux compagnon, tu sembles y croire et en être peiné. Cela me meurtrit très profondément. Il posa ses mains sur les épaules de son détracteur et le regarda droit dans les yeux. Ygael, d’abord et avant tout, tu es mon frère. Je préférerais perdre mon bras droit que de te faire de la peine, et voler au nom de l’ordre reviendrait exactement à commettre ce crime, te blesser. Quoi qu’on ait pu te dire, il y a forcément une explication. Je ne souhaite que la paix de ton âme. Me fais-tu confiance quand je te l’affirme? Ygael était ensorcelé par le regard pénétrant de Philo, sa voix irrésistible, son charisme impressionnant. Je n’arrivais pas à en croire mes oreilles, commença-t-il d’un ton incertain. J’ai affirmé : Non, c’est indigne de Philo. Mais on m’a montré des preuves... La voix de Philo se fit murmure tandis qu’il fermait les yeux en disant : Des vipères au coeur de nos entrailles, vieux frère. Cela fait dix-sept siècles que l’on s’en prend à nous. Nos mères et nos pères n’ont-ils pas été contraints de s’enfuir pour sauver leur vie après qu’on eut mis le feu à la Grande Bibliothèque? Combien de mensonges et de déceptions ont-ils dû 373 Conter en ce temps-là? Aujourd’hui encore, il nous faut être vigilants. Les yeux d’Ygael s’emplirent de larmes tandis qu’il se rappelait comment son ancêtre, un chevalier de la flamme, avait été torturé à Jérusalem. Oui, Foganisation avait des ennemis depuis des siècles et ils devaient en permanence rester sur le qui-vive. Dieu soit loué, dit doucement Philo. Il pressa ses doigts sur les épaules d’Ygael, voulant que celui-ci sente son énergie affluer dans son sang à travers les tissus, la peau et la chair. Et Ygael se laissa envoûter par Philo une nouvelle fois. Dieu soit loué, murmura-t-il à son tour. Ils se donnèrent l’accolade et Ygael implora le pardon de Philo. Après son départ, Philo retourna dans la salle des banquets, où les invités rassemblés l’applaudirent. Le lendemain, Ygael s’écroula, raide mort, alors qu’il dansait pendant le mariage de sa fille. Ce fut un choc, d’autant que l’homme semblait en bonne santé. Le médecin légiste conclut à une crise cardiaque et ne mena pas d’enquête plus approfondie. Et même s’il l’avait fait, aucune analyse sanguine n’aurait pu déceler la drogue qu’on avait versée dans la coupe de champagne d’Ygael, un Taittinger brut rosé de 1993, excellente cuvée à trois cents dollars la bouteille. 21 Cela sentait bon le café. C’était ce qui l’avait tirée du sommeil. Ça, et la lumière éclatante du soleil qui lui caressait le visage. Elle se frotta les paupières et plissa les yeux. Les rayons semblaient bien hauts. Pourquoi Ian et Glenn l’avaient-ils laissée dormir si tard? Pourquoi ne s’était-elle pas réveillée plus tôt, d’ailleurs? Elle se sentait un peu vaseuse, pas vraiment reposée. Le café corsé de Ian allait la revigorer. Elle se glissa hors du sac de couchage et se mit debout, chancelante. Puis elle aperçut ce qui restait du feu de camp : des cendres froides. L’arôme du café n’avait été qu’une illusion. Et à ce moment-là, son esprit embrumé comprit que la Pontiac avait disparu. Elle fronça les sourcils, dubitative. Ce n’était pas possible. Le vent mordant lui cinglait le visage. Elle inspecta la niche rocailleuse qui les avait protégés, Glenn, Ian et elle, posa sa main en visière, scruta les alentours, appela ses compagnons en criant leurs noms. Puis se tut pour observer devant elle le plateau qui se perdait à l’infini, se rappelant brusquement que le plus proche lieu de civilisation se trouvait à des centaines de kilomètres, au-delà de ces terres désolées et dangereuses. L’esprit maintenant tout à fait clair, elle 375 prit conscience avec effroi qu’elle était seule au milieu du désert syrien. Au même moment, elle aperçut une colonne de poussière s’élever du sud. Était-ce la Pontiac? Non. C’était une Jeep militaire, qui transportait des hommes armés, et qui se dirigeait droit sur elle. À l’âge de quinze ans, Jessica Randolph avait été enfermée dans un placard par son père, un prédicateur, avec pour ordre de trouver Dieu. Après quatre jours sans eau ni nourriture, victime d’hallucinations, elle avait pris l’un pour l’autre, satisfaisant, ainsi, l’orgueil paternel. Elle s’appelait alors Ruby Frobisher. Elle était ce qu’on appelle une fille facile, qui laissait les garçons faire ce qu’ils voulaient d’elle parce qu’elle croyait à leurs promesses. Quand elle fugua à l’âge de seize ans, le dos encore boursouflé des lacérations de la ceinture de son père, elle se jura de ne plus jamais laisser les hommes avoir prise sur elle. Après s’être battue seule durant plusieurs années, elle comprit qu’elle avait besoin de ceux qui disposaient du pouvoir comme marchepied pour accéder à la fortune. Elle amenda donc la promesse qu’elle s’était faite. Ce fut la raison qui l’amena à flirter avec Ian Hawthorne, impressionnée qu’elle était par son titre de noblesse et son manoir ancestral, avant de découvrir qu’il n’avait manifestement pour seule ambition que sa propre ruine. Il suivait en cela les traces de son père, comme s’il voulait lui prouver qu’il pouvait mener une vie au moins aussi dissolue que la sienne. Ian avait été porté vers l’autodestraction dès la scandaleuse disgrâce de son père, qui 376 avait fini par se suicider. Bien qu’il ne cessât de clamer sa volonté de s’en sortir et de remettre de l’ordre dans son existence, Jessica savait qu’il était simplement en train de procéder, lui aussi, à une forme de suicide. Avec Philo Thibodeau, les choses étaient tout autres. Elle n’avait pas uniquement été attirée par son évidente puissance, sa colossale richesse, ses relations avec le gouvernement et le patronat, son emprise sur le monde du commerce et de la finance. Non. C’était son pouvoir personnel qui la fascinait. C’était une qualité que tous les êtres influents et riches ne possédaient pas. Son père, bien que pauvre, disposait de cette force naturelle, qui irradiait tell un soleil : le charisme. Elle l’avait fui pour succomber à celui de Philo. Mais de son propre gré, se disait-elle, parce qu’elle voulait en être partie prenante. Et elle croyait y être parvenue, s’étant convaincue que Philo était différent de son père, que le Jedediah Frobisher du Kentucky n’avait rien à voir avec le Texan riche et raffiné à chevelure blanche. À ses plus belles heures de virtuose de l’arnaque, quand elle avait réussi de flamboyantes escroqueries, elle avait perfectionné son art de comprendre les hommes grâce à leurs gestes, les expressions de leur visage et les inflexions de leur voix. Elle savait presque lire dans l’esprit des gens, et ce talent lui avait fait comprendre que Philo était en quête de quelque chose. Ses yeux crachaient du feu et la tension de son corps était palpable. Il ressemblait en permanence à un magnat de l’industrie planifiant un rachat d’envergure ou à un Napoléon complotant pour conquérir 377 l’Europe. Elle avait déjà remarqué cela chez son père, lui qui avait espéré que les anges de l’Apocalypse frapperaient à sa porte et qui s’était préparé chaque jour à trouver Jésus sur le seuil de sa maison. Toutefois, elle n’avait aucune idée de ce que Philo et sa société secrète avaient précisément l’intention de faire. Elle avait mené son enquête auprès de brocanteurs de sa connaissance avec le plus de désinvolture possible, tell un concurrent amical comparant de simples notes. Et ce qu’elle avait appris des acquisitions de Philo l’avait profondément surprise : les prophéties des Indiens hopi, par Thomas Banacyca lui-même ; les plus anciennes versions d’Élan-Noir parle ; les sermons occultes de Paramahansa Yogananda ; les paraboles de Yohannes Septimus, de sa propre main ; un ouvrage du douzième siècle sur les visions prémonitoires d’une certaine Hildegarde de Bingen ; la collection privée des écrits de Thomas Melton . 1. L’un des seuls Indiens hopi a avoir été autorisé à traduire les prophéties de son peuple en anglais. Parmi ces prédictions figure celle de la purification du monde par le feu. N.d.T. 2. Black Elk Speaks a été écrit par John Neihardt dans les années 1930, à partir d’entretiens avec Black Elk, célèbre Sioux considéré comme un messager de l’universalité, et réputé avoir eu une grande vision. L’ouvrage a été appelé la Bible des peupies autochtones d’Amérique du Nord . N.d.T. 3. Avatar indien du vingtième siècle, visionnaire, qui a rassemblé de nombreux adeptes aux États-Unis. N.d.T. 4. Moine trappiste né en France en 1915, de parents américains, auteur d’écrits spirituels qui ont influencé toute une génération aux États-Unis. N.d.T. 378 Autant d’oeuvres dont Jessica n’avait jamais entendu parler. Toutes de nature religieuse. Et voici qu’elle se rendait maintenant à la forteresse mentionnée dans la lettre de Raymond de Toulouse. Elle savait que Philo avait engagé Ian Hawthorne pour voler l’Étoile de Babylone. Elle avait prévu de la récupérer auprès de lui en lui en offrant un meilleur prix, puis de l’utiliser comme appât pour attirer Philo. Mais jusqu’à présent, elle n’avait reçu aucune nouvelle de Ian. Ce qui signifiait qu’elle devait lancer le plan de secours : la lettre de Raymond de Toulouse. Elle n’avait pas encore révélé à Philo qu’elle l’avait en sa possession. Mais avant cela, il fallait qu’elle découvre ce qu’était cette obscure organisation dont parlait Raymond. Au village, on lui avait conseillé de ne pas s’approcher de l’ouvrage défensif niché sur les hauteurs, dans les Pyrénées. Le mal s’y cachait et les moines y vénéraient le diable, disait-on. Ce genre de considération ne l’avait pas arrêtée. On lui avait alors dit que la route qui menait là-haut était impraticable. Mais cela ne l’avait pas davantage découragée. Elle trouverait bien le moyen de contourner ce qui bloquait le passage. Enfin, on lui avait parlé des gardes. Ces derniers ne l’inquiétaient pas le moins du monde, grâce à l’arme secrète qu’elle emportait avec elle. Mais les villageois n’étaient pas au courant de cela. Les frères les terrifiaient littéralement. Le facteur s’était même signé en lui disant : Ne montez pas, car ils vouent un culte à Satan. 379 Jessica n’avait jamais eu l’impression que Philo était un de ses adorateurs, même si, de temps à autre, il disait des choses étranges, comme : Prier n’est que perdre son souffle. Personne n’écoute. Était-il athée? Et si quelqu’un ne croyait pas en Dieu, pouvait-il s’en remettre au démon? Vous voyez les moines régulièrement? avait-elle demandé au postier. Jamais. Ils ne descendent pas au village pour se ravitailler? Une fois par mois, un hélicoptère atterrit au coeur de la citadelle, pour leur apporter des provisions. L’ordre vivait en autarcie ; voilà pourquoi les gens s’en méfiaient. Du ressentiment était née la haine, et de celle-ci, la peur. Jessica, sa flamboyante chevelure flottant au vent, conduisait rapidement le cabriolet Lamborghini Diablo bleu roi sur l’étroite route sinueuse en direction du col, perché à mille six cents mètres d’altitude. La voiture attaquait chaque virage serré dans un crissement de pneus. Soudain, elle aperçut les arêtes et les flèches de l’antique château niché au coeur des pics et des cimes des montagnes voisines. Tandis qu’elle dépassait des bosquets de hêtres et de chênes, s’éloignant toujours plus de la civilisation, un sourire de satisfaction s’afficha sur son visage. Elle allait bientôt connaître le secret de Philo Thibodeau. Quand Glenn aperçut la Jeep, il se mit à courir. Il avait laissé Candice seule, toujours endormie. Or il venait de repérer, filant à vive allure sur le sable, un 380 véhicule militaire cabossé, avec à son bord trois hommes en haillons, armés et visiblement prêts à tout. Il escalada les rochers derrière le campement, plié en deux, gardant un oeil sur leur rapide avancée. Ils allaient passer à quelques mètres de Candice, Mais où était-elle? La Jeep s’immobilisa, soulevant un nuage de poussière qui l’aveugla brièvement. Les occupants parlaient en arabe. Ils remuèrent du pied les restes du feu éteint en scrutant l’horizon. Puis il y eut des paroles excitées, des cris de triomphe... Glenn atteignit le sommet de l’amoncellement rocheux et regarda en contrebas. Les hommes avaient trouvé quelque chose. Candice! Il chercha son pistolet à sa ceinture. Il avait disparu. Il remarqua alors ce qui les excitait tant. Ils avaient trouvé l’arme dans le sable. Elle avait dû glisser. Mais où avaient disparu les sacs de couchage? Et Candice? Il la découvrit, camouflée dans les rochers, avec les sacs à côté d’elle. Mais les Syriens, qui étaient en train d’élargir leurs recherches, en quête de nouveaux trésors, se rapprochaient dangereusement d’elle... Glenn se mit à transpirer abondamment. Il devait descendre, trouver une ruse pour les détourner de sa cachette. Sa plaque de policier les intimiderait-elle, ou verraient-ils cela comme une provocation? Celui qui avait gardé le pistolet, probablement le chef du groupe, se trouvait maintenant tout près de l’endroit où Candice était accroupie. De loin, Glenn 381 vit ses mèches brunes voler au vent, tell un drapeau. Un aveugle les aurait repérées. Il rampa lentement le long d’un rocher, ne perdant pas de vue le trio. Soudain, sa main fit glisser quelques gravats, non loin du chef. Glenn retint sa respiration. Candice leva les yeux vers lui et le découvrit. Son visage était d’une pâleur extrême. Il lui fit signe de rester là où elle se trouvait. Le vent tomba brusquement et une sorte d’immobilité s’abattit sur la scène. Le soleil fut soudain brulant et le visage de Glenn se mit à ruisseler de sueur. Le chef était presque au niveau de Candice mais lui tournait le dos. S’il pivotait, il la verrait... Alors Glenn se releva et, avant que l’homme n’ait eu le temps d’enregistrer l’information sonore, se projeta en avant et atterrit sur lui. Ils roulèrent tous deux dans le sable. Glenn essaya de lui arracher le pistolet des mains, mais l’autre se débattit. Glenn lui décocha un violent coup de poing dans la mâchoire. Un craquement résonna dans l’air et le Syrien s’effondra. Ses compagnons se précipitèrent en courant. Ils saisirent Glenn par les épaules, l’écartèrent de leur camarade inconscient et le projetèrent contre la paroi rocheuse. Après l’avoir immobilisé, ils commencèrent à lui assener des coups dans les côtes et dans l’abdomen, jusqu’au moment où un nouveau craquement se fit entendre. L’un des deux agresseurs cria, vacilla puis, se saisissant la tête entre les mains, bascula en arrière. Le troisième se retourna, mais trop tard pour éviter la crosse du pistolet que Candice lui envoya dans le visage, à la manière d’une batte de base-bail. 382 Elle le frappa si violemment que ses pieds décollèrent du sol et qu’il s’affala à terre avec un brait sourd. Est-ce que ça va? demanda-t-elle en accourant vers Glenn. Il la regarda, puis, mû par une impulsion subite, l’attira contre lui et l’embrassa fougueusement. Laissant tomber l’arme, elle enroula ses bras autour de son cou et lui rendit son baiser, l’étreignant dans une accolade haletante et passionnée. J’ai cru que tu m’avais abandonnée! dit-elle enfin. Il caressa son visage, balaya ses cheveux de ses doigts, comme s’il ne voulait plus jamais la lâcher. Mon Dieu, mais pourquoi aurais-je fait une chose pareille? C’est Ian qui a disparu. J’ai suivi les traces de pneus. Candice, il a les tablettes. Oh non! L’un des Syriens revenait à lui, gémissant. Il essaya de se relever et se mit en quête du pistolet. Glenn s’empara alors des sacs de couchage et les balança à l’intérieur de la Jeep. Puis il empoigna le bras de Candice. Viens! Pendant qu’il démarrait, l’autre s’était agenouillé et les tenait en joue. Glenn enclencha une vitesse et appuya sur la pédale d’accélérateur au moment précis où la première balle touchait la carrosserie. Couche-toi! hurla-t-il en plaquant Candice contre le siège. Ils roulèrent en zigzag, soulevant de la poussière, volant littéralement au-dessus des pierres et des arbustes, au son des projectiles qui ricochaient sur la Jeep, jusqu’à ce qu’ils soient hors de portée. 383 Glenn ne ralentit pas. Les Syriens pouvaient fort bien faire partie d’une patrouille et avoir un appui à proximité. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Philo ne nous avait pas rattrapés pour mettre la main sur les tablettes, cria-t-il pour couvrir le bruit du véhicule lancé à toute vitesse dans la plaine. Il m’est venu à l’esprit, pendant que je somnolais, que Ian travaillait peut-être pour lui. Je suis donc allé prendre les clés et les ai mises dans un endroit où il ne pourrait pas les subtiliser sans me tirer de mon sommeil : mon sac de couchage. Mais cela n’a pas suffi. Je me suis recouché, et quand je me suis réveillé, elles avaient disparu. Pourquoi n’as-tu pas réagi? Parce qu’il nous a drogués. Quoi! Candice se rappela alors : le café, la nuit précédente. Voilà pourquoi j’avais tellement sommeil. Le salaud! Je pourrais le tuer! La jeep heurta une grosse pierre. Glenn et Candice volèrent dans les airs puis retombèrent sur leur siège. La jeune femme s’agrippa au tableau de bord. Où allons-nous? demanda-t-elle. Les traces de pneus conduisent vers le nord. Espérons simplement que nous rattraperons Ian avant que quelqu’un d’autre ne nous rattrape! Elle prendrait l’avantage. Si elle le menaçait de révéler son secret, et l’existence de l’organisation, comment pourrait-il refuser les termes de son accord? 384 Elle laissa éclater sa jubilation et le vent emporta ses rires. La Lamborghini filait toujours à vive allure sur les pentes abruptes de la montagne, étincelant comme un saphir au soleil. Les villageois avaient affirmé à Jessica que rien ne convaincrait les moines d’ouvrir les portes. Beaucoup s’y étaient déjà employés, tous avaient échoué. Mais cela ne l’avait pas perturbée. Elle se contenterait de leur faire peur et ils l’accueilleraient. Son plan était infaillible, parce qu’elle savait ce que les hommes craignaient pardessus tout. Quand elle vit les dômes en tuile rouge, les hautes fenêtres cintrées et les tours rondes du château roman, elle repensa aux contes de fées qu’elle avait lus quand elle était petite, peuplés de héros qui sauvaient leur princesse, et se rappela combien elle avait rêvé que l’un d’eux vienne la sauver. Ensuite, elle avait grandi, et s’était fait la promesse que ce serait elle qui aurait ce pouvoir. Par l’un de ces ironiques retournements de situation dont la vie avait le secret, son rêve d’enfant était devenu réalité : Philo Thibodeau n’avait peut-être jamais porté l’armure ni chevauché de vaillante monture, mais il l’avait bel et bien sauvée. Elle ralentit. La communauté qui s’était installée ici neuf cents ans plus tôt et qui, miraculeusement, y résidait encore, était connue, d’après Raymond de Toulouse, sous le nom des chevaliers de la flamme. Jessica conduisit le bolide jusqu’au pied de la porte, son arme dissimulée sous sa robe. S’il vous plaît! appela-t-elle dans un français parfait. Pourriez-vous m’aider? Je suis perdue. Je cherche Boncourt. 385 Le garde occupait une guérite antique, mais équipée d’un écran d’ordinateur et de matériel electronique. Jessica fut surprise de le voir sortir. Il avait les cheveux longs et la barbe, des sandales aux pieds, et portait une longue robe blanche à capuchon, ornée, sur la poitrine, d’un blason frappé d’un étrange symbole rouge et or, semblable à des langues de feu. Comme la chevalière de Philo. Désolé, madame, dit-il poliment. Vous devez faire demi-tour. Elle descendit du cabriolet. J’étais sur la route de Boncourt quand j’ai pris un mauvais chemin. Puis-je utiliser votre téléphone? Les yeux du frère se posèrent sur sa robe et elle perçut un changement dans son attitude, une soudaine défiance. Une peur aussi vieille que l’humanité, typiquement masculine, s’était emparée de lui : celle de la femme enceinte. Je suis désolé. Vous devez faire demi-tour et redescendre d’où vous êtes venue. Elle s’avança vers lui et le malaise de son interlocuteur s’accrut. À l’époque où elle était une virtuose de l’arnaque, ce déguisement de femme enceinte lui avait rapporté pas mal d’argent. Elle marchait exactement comme il le fallait, en se dandinant, les mains posées sur son gros ventre. Puis-je utiliser votre téléphone? Il leva les mains. Non, non. Reculez. Il n’y a pas de téléphone ici. Oh! dit-elle. Que se passe-t-il, madame? Les contractions! Elles arrivent! S’il vous plaît, aidez-moi. 386 Le visage du moine prit une expression horrifiée. Vous n’avez pas le droit d’entrer ici, répéta-t-il d’une voix mal assurée. Alors elle se pressa l’aine et perça un sac d’eau qu’elle y avait dissimulé. Le liquide dégoulina le long de ses jambes. Le bébé arrive! Il se saisit du combiné pour demander précipitamment de l’aide et quelques minutes plus tard, des frères en robe blanche arrivèrent en courant. Ils allongèrent Jessica sur un brancard hors d’âge, fait de deux perches en bois et d’une toile de jute, et l’emmenèrent à l’intérieur. Des visages ahuris appalaissaient aux fenêtres, car les cris de douleur feinte de Jessica alertaient la communauté. Elle fut transportée à travers des couloirs nus, sous d’antiques arches, derrière de lourdes portes en bois. C’était un endroit peu fréquenté. Seul un petit nombre de moines semblait vivre ici. Une société secrète en voie d’extinction? À moins que la forteresse ne soit utilisée pour autre chose, par exemple d’entrepôt pour une vaste opération. Bizarrement, il n’y avait aucun crucifix. Aucun rosaire. En fait, il n’y avait pas un signe de chrétienté dans toute l’enceinte de la citadelle. À quel genre de culte secret avait-on affaire ici? Quelle était la mission de ces hommes? Dans l’infirmerie, Jessica fut transférée sur un lit de camp garni de draps amidonnés, une pièce hors du temps, aux murs en pierre vierges, meublée d’armoires en bois, de pots et de fioles qui auraient pu appartenir à un apothicaire médiéval. Jessica attrapa la main de l’infirmier de sa main rnoite et vit le dégoût qu’elle lui inspirait au plus profond de son 387 regard. Il courut jusqu’à l’évier, retira sa chevalière en or et la récura. Puis il sortit téléphoner. La femme allait avoir besoin d’un hélicoptère pour être conduite à l’hôpital le plus proche. Quand il revint, le lit était vide, à l’exception d’un petit oreiller rond qu’il n’avait jamais vu auparavant. L’inconnue avait disparu. Et, à son plus grand effroi, sa chevalière aussi. Pourquoi t’arrêtes-tu? Glenn frappa le volant de son poing fermé. Nous sommes en panne d’essence. À partir de maintenant, il va nous falloir marcher. Au milieu de nulle part. Avec pour seuls compagnons le vent et le soleil, le sable et les serpents, et la menace omniprésente des soldats. Ils ne prononcèrent pas un mot en hissant les sacs de couchage et le sac à dos de Candice sur leurs épaules. Sans nourriture, et avec une unique bouteille d’eau à partager, ils prirent la direction du nord. La Lamborghini dévalait la route en lacet à toute vitesse, les cheveux roux de Jessica volant au vent telle une bannière de guerre. Elle était toujours sous le coup de ce qu’elle avait découvert. Après s’être glissée hors de l’infirmerie, elle avait traversé un dédale de pièces et de couloirs, y croisant les mêmes choses : des livres, des parchemins, des manuscrits, des lettres, des monographies. Sachant que les moines étaient à sa recherche, elle ne s’était pas arêtée pour lire en détail de quoi il retournait. Un seul extrait avait suffi. 388 Elle avait été tellement stupéfaite qu’elle avait failli se faire rattraper en le dénichant. C’était un papyrus, conservé entre deux plaques de verre. La traduction du texte araméen, en anglais et en français, était inscrite sur une feuille imprimée juste à côté du cadre, et indiquait : Fin oubliée de l’Évangile selon saint Marc . Elle s’était remise à courir et avait finalement réussi à sauter dans son cabriolet, et à s’éloigner de la forteresse avant que les frères ne la rattrapent. Elle était passée à toute allure devant des arbres et des fermes sans même les voir, obnubilée par le texte dactylographié, comme si on l’avait gravé sur sa cornée : Datation au carbone 14, spectrométrie par infrarouge et ultraviolet, graphologie. Datage confirmé : 40 avant ou après J.-C. Jessica n’avait jamais entendu parler de ce document. Le plus ancien fragment d’Évangile connu datait de cinquante ans plus tard. Or celui-ci avait été écrit seulement dix ans après la Crucifixion... Elle était à la fois effrayée, transportée de joie et prise de vertige. Elle eut envie de lancer un cri à la manière texane. Elle savait maintenant ce que Philo recherchait. Rien de moins qu’une dictature universelle. Parce que cette fin oubliée de l’Évangile selon saint Marc, si elle se révélait authentique, était susceptible de mettre à genoux l’Église catholique. Et ce n’était qu’un début. 22 Ils traversaient péniblement le plateau lunaire d’où jaillissaient d’impressionnants édifices de roche, sous un ciel implacablement opaque, qui donnait l’impression de ne plus jamais pouvoir redevenir bleu. À midi, un segment d’arc-en-ciel apparut, tell un cimeterre étincelant. Des nuages se formèrent, des éclairs en zigzag jaillirent et le tonnerre gronda majestueusement. Une grêle fine s’abattit sur eux, les petits grains glacés fondant rapidement sur le sable. Candice et Glenn trouvèrent refuge sous un amas rocheux, puis, quand l’averse fut passée, se remirent en marche. Comment ai-je pu ne rien soupçonner? soupira Candice après avoir bu une petite gorgée d’eau. Je pensais connaître Ian. Tu ne pouvais pas savoir. Elle regarda Glenn. Ce ne sont pas les deux chauffeurs qui ont provoqué l’effondrement, n’est-ce pas? C’est lui? Il les a vraisemblablement payés pour le faire, puis les a renvoyés à Palmyre. Pour pouvoir ainsi revendre les tablettes à Philo. Elle était amère, furieuse de la trahison de celui qu’elle avait considéré comme un allié. 390 Le vent du désert sifflait autour d’eux. Elle frissonna en se remémorant les mots de Lénore Masters dans son journal : Philo me fait peur. Je sens monter en lui une sorte de folie. Et la lettre du professeur : Ne le laisse pas s’emparer de l’Étoile de Babylone il l’utiliserait pour faire le mal. Je crois que Philo prépare une dévastation gigantesque. Dorénavant, peu importait ce qui figurait sur les tablettes. Seul comptait le fait que Philo, dans sa folie, les imaginait vitales pour son plan insensé. Que voulait-il au juste? Détruire le monde? Glenn la vit se mordre les lèvres, le visage tendu et le regard perdu vers l’immensité du plateau aride qui s’étendait devant eux. Il savait qu’elle était effrayée. Alors il se remémora leur baiser, la sensation de son corps contre le sien... Il changea son chargement d’épaule. Ça me rappelle Sammy Blanco, commença-t-il pour lui changer les idées. C’était un suspect que nous avions arrêté dans une affaire de cambriolage. On était sûr qu’il était coupable, mais il ne cessait de répéter qu’il était au cinéma à l’heure du hold-up. On procède alors à une séance d’identification pour voir si des témoins le reconnaissent. On aligne Sammy et cinq autres hommes le long du mur, dont deux policiers. Je commence à leur demander d’avancer d’un pas l’un, après l’autre et de dire : Donne-moi ton fric ou je te bute. Et là, Sammy laisse échapper : C’est pas ce que j’ai dit! Candice éclata de rire. A ton tour, enchaîna Glenn. Raconte-moi une anecdote d’égyptologue. 391 Il n’y a pas d’histoire de ce genre chez nous. Nous sommes des gens sérieux! plaisanta-t-elle. Puis elle se rappela un souvenir embarrassant mais amusant. D’accord, fit-elle. J’avais été engagée comme petite main bénévole dans une fouille sur le plateau de Gizeh. Nous étions en train de travailler sur un village d’ouvriers près de la grande pyramide. Et au milieu de tout un tas de morceaux de poteries, j’ai découvert un objet singulier, petit, de forme et de couleurs étranges. Je n’arrivais pas à comprendre à quoi il pouvait avoir servi. J’ai donc décidé de le mettre de côté et l’ai gardé sur moi pendant plusieurs jours, espérant qu’il me viendrait une idée lumineuse à son sujet, qui me permettrait de montrer au directeur du chantier ce dont j’étais capable. Constatant que je n’arrivais à rien, je me suis finalement décidée à aller voir le grand homme en personne. J’ai exhibé fièrement ma trouvaille, tout en avouant mon ignorance. J’espérais secrètement qu’il s’agisse d’un objet si inhabituel que la direction du Metropolitan Muséum m’implorerait de le lui confier. Le directeur l’a inspecté, puis il me l’a rendu en me disant d’un ton très solennel qu’il s’agissait d’une crotte de chien fossilisée. Les ombres s’allongèrent et le soleil disparut à l’horizon. Le froid envahit rapidement le plateau. Le sol était humide et ils n’avaient pas d’essence pour allumer un feu. Ils s’accordèrent pour continuer à avancer. S’arrêter se reposer ou dormir risquait de donner une trop grande avance à Ian. Alors ils s’emmitouflèrent chacun dans un sac de couchage pour se réchauffer et se remirent en marche. 392 La nuit gagnait du terrain sur le désert. Glenn leva les yeux vers la lune, orbite étincelante de mille blancs différents. Sa lumière cristalline et argentée tranchait avec le violet profond environnant. Il songea qu’il eût aimé avoir sous la main ses pinceaux et ses peintures. Car, en regardant Candice, son beau profil pâle, couleur d’ivoire, magnifiquement féminin, comme un camée, il se disait qu’il avait sous les yeux, potentiellement, une toile absolument sublime. La chasse aux textes sacrés du Tibet s’intensifie. Le titre du Los Angeles Times déplut profondément à Philo Thibodeau. Après avoir découvert l’existence des livres disparus, il s’était mis à leur recherche. Et voilà qu’un abruti de journaliste se mêlait de raconter leur histoire. Maintenant, n’importe quel charognard pouvait se mettre en tête de les retrouver! Il avait donc été contraint de changer de stratégie et, pour cette raison, se trouvait à bord d’un hélicoptère. L’appareil survola les contreforts de l’Himalaya, ses cultures en terrasse, puis ses cimes rocheuses et leur manteau neigeux. Il se dirigea sans ménager sa précieuse cargaison vers la cour d’un monastère bouddhiste, perché à trois mille mètres d’altitude, qui jouissait, sur son flanc est, d’une vue à couper le souffle sur les neiges éternelles de l’Everest. Les bâtiments étaient peints aux couleurs traditionnelles, les toits rehaussés de grands drapeaux de prière. C’était une retraite encore épargnée par le tourisme moderne. Une classe se tenait dehors et les jeunes moines en robe sombre observèrent avec fascination la descente de l’engin. 393 Il toucha le sol. Les pales ralentirent. Philo vit Jessica émerger dans la lumière du soleil, sa chevelure rousse volant dans la brise montagnarde, son corps enveloppé de chinchilla. Elle s’abrita les yeux de la main en le voyant s’avancer vers le chemin dallé. C’était une première. Philo n’intervenait jamais dans ses affaires. Il ne l’avait pas fait pour les notes de Britta Buschhorn. Mais aujourd’hui, il était bien là, vraisemblablement décidé à traiter directement avec le lama. En quoi cette négociation était-elle plus importante que les autres? Le sage ne se séparera pas des oeuvres, l’avertitelle en le rejoignant. Je vais tenter ma chance. Mon hélicoptère va vous ramener. Je vous rejoindrai avec l’autre. Et puis, Jessica, s’il vous plaît, occupez-vous de la lettre de Raymond de Toulouse. Je dois absolument mettre la main dessus. Arrivée au pied de l’appareil, elle marqua une pause pour regarder Philo traverser la cour à grands pas, flanqué de ses deux compagnons. Savait-il qu’elle était en possession du document? Ou étaitelle juste paranoïaque? La machine décolla, emmenant Jessica vers le fond de la vallée. Philo fit un signe au second pilote, dont les hommes commencèrent à décharger des caisses étiquetées Nourriture et Médicaments . Le lama s’appelait Rinpoche, le précieux en tibétain. C’était un être que les années d’étude et de pratique avaient élevé à une haute conscience spirituelle. C’était, en outre, un tulku, l’incarnation d’un individu hautement évolué qui avait pratiqué la 394 et l’altruisme au cours de ses nombreuses vies. Enfin, il était l’un des dépositaires de la vérité, le dharma. Le moyen traditionnel de le saluer était de se prosterner trois fois devant lui. Mais Philo se contenta de lui tendre la main, à l’américaine. Les serviteurs attendaient de connaître les intentions de leur maître, attentifs à ce que le visiteur n’abuse pas trop de lui. En effet, ils savaient que jamais un lama n’exprimerait de refus ni ne ferait connaître sa volonté ; et même si un hôte le fatiguait au-delà de ce qu’il lui était possible d’endurer, le saint homme n’en dirait pas un mot. Pendant que l’on servait le thé, Philo amorça la conversation. Est-il vrai que Jésus est venu vivre ici? Le lama hocha la tête. Son crâne était rasé et luisant. Il avait trente-trois ans. Oui, répondit-il dans un anglais teinté d’un fort accent. Il y a deux mille ans, pour se préparer à sa sainte mission. Et il a lu vos textes sacrés? Oui. S’est-il intéressé à la lumière? À la lumière de Dieu, oui. C’est écrit dans le livre Averse de lumière éclatante. Ensuite, Jésus est allé proclamer la sainte parole à Jérusalem. Rinpoche jeta un regard en direction des jeunes élèves qui récitaient leurs leçons, puis inspecta le chapelet placé au creux de sa main. Mais les ouvrages ne sont pas à vendre, précisat-il d’un ton à la fois calme et désolé. Pourrais-je au moins y jeter un coup d’oeil? 395 Traditionnellement, la chambre à reliquaire était un endroit où chacun venait révéler les aspects les plus nobles de sa nature, pour chercher à épanouir la spécificité bouddhiste de son être et se mettre à l’écoute des paroles de vérité. Mais Philo se trouvait ici pour conclure une affaire. Quand les communistes chinois avaient envahi le Tibet en 1959, les monastères avaient été incendiés, et des milliers de religieux condamnés à mort et exécûtés. Sur les soixante-cinq volumes des chefs-d’oeuvre sacrés de leur ordre, seuls onze avaient réchappé des flammes. Celui-ci était le huitième. Les collectionneurs de tout poil parcouraient le monde à sa recherche. Le papier avait l’air fragile comme une gaze, mais il se révélait étonnamment résistant et soyeux au toucher. Les pages brochées étaient couvertes d’écrits à l’encre noire et traitaient de l’instruction des moines. Philo voulait absolument se procurer ce volume. Je vais être direct avec vous, Rinpoche. voyez-vous, les textes sacrés ont fait l’objet d’un article dans un grand quotidien populaire, et nombreux sont ceux qui se sont mis en quête du reste de la collection. Certains de ces chasseurs de trésor sont moins scrupuleux que moi, je peux vous l’assurer. Ils viendront ici, vous offriront de l’argent, essaieront peut-être même de vous voler. En ce qui me concerne, je vous ai apporté de magnifiques présents. Et quand vous ouvrirez ces caisses, vous n’en croirez pas vos yeux : il y a là de la nourriture et des médicaments pour votre peuple, des couvertures et des lampes, des générateurs qui produiront de l’électricité, une foule 396 de choses qui vous sont nécessaires, étant donné votre isolement. Rinpoche en convint. Les lamas et leurs élèves avaient des besoins, comme quiconque vivait à l’intérieur d’une enveloppe charnelle. Les offrandes de l’Américain serviraient toujours à quelqu’un. Le livre doit rester ici, répondit-il pourtant. Philo regarda autour de lui. L’ensemble était vieux et en mauvais état. Vous n’avez pas vraiment l’air en sécurité, Mais Rinpoche ne se laissa pas démonter. Nous sommes parfaitement protégés, répondit-il. Philo abattit sa dernière carte. Alors je vous supplie de me faire une promesse, dit-il gravement. M’informer si, par malheur, l’oeuvre quittait votre monastère, que ce soit de votre fait ou, Dieu nous en préserve, à cause d’un vol. Me le promettez-vous? L’ouvrage ne quittera jamais cet endroit. Mais pouvez-vous m’assurer que vous me préviendriez si cela se produisait? Je vous le ferais savoir, assura calmement le lama. Philo lui tendit la main. Alors je vais vous laisser. Evidemment, les présents que j’ai apportés restent votre propriété, comme témoignage de ma bonne volonté. Quand l’hélicoptère décolla et s’éloigna, les élèves levèrent la tête et saluèrent de la main l’étrange visiteur. Philo leur rendit leur salut et ordonna simplement : Maintenant. 397 Alors Rossi appuya sur un bouton et quatre énormes boules de feu, éblouissantes, jaillirent simultanément des angles de la cour. Les bâtiments s’embrasèrent instantanément. Le sourire sur les lèvres des jeunes moines se transforma en rictus horrifié. Philo contempla l’explosion. Il ignora les visages ahuris et les cris, les religieux qui couraient dans leur robe enflammée, et dont la peau se boursouflait et noircissait au contact du feu. Il ne prêta pas attention aux enfants qui s’écroulaient, qui agonisaient en se tordant de douleur, ni à leurs frères plus âgés qui se jetaient sur eux pour essayer d’étouffer les flammes. La seule chose qui l’intéressait était le bon fonctionnement des bombes que ses hommes avaient mises en place pendant qu’il discutait avec le lama. En quelques minutes, les cadavres calcinés, pour certains encore secoués de spasmes, jonchèrent la cour ; les toits et les porches s’étaient effondrés, et les bâtiments se consumaient. Des langues de feu soûlevaient les cendres et le ciel charriait les restes des livres sacrés. Excellent, constata Philo, satisfait de la démonstration. Alors que l’hélicoptère virait pour regagner la vallée, son téléphone satellite sonna. Nous avons les tablettes, monsieur, dit la voix à l’autre bout du fil. Philo était aux anges. Mais sa joie fut tempérée par ce qu’on lui annonça immédiatement après au sujet de Candice et de Glenn : Nous avons perdu leur trace. 398 - Trouvez-les, ordonna Philo. Quand ce sera fait, laissez Armstrong dans le désert, et débrouillez-vous pour qu’elle n’en revienne pas. Il lui faisait une faveur. En tant qu’égyptologue, ce devrait être son rêve que de mourir ainsi. Mais ramenez-moi Glenn Masters. Il avait besoin de lui. Sinon, son plan ne pouvait pas réussir. Un sacrifice humain était requis. Le soleil se leva sur un monde morne et plat. Glenn et Candice poursuivaient leur marche vers le nord, sans prononcer un mot, les yeux braqués devant eux, comme s’ils espéraient qu’un hameau surgisse soudain du plateau. Ils étaient épuisés, assoiffés et affamés. Leurs pieds étaient douloureux et leur dos leur faisait mal. Mais ils continuaient, inlassablement. Midi leur offrit un léger rayon de soleil. Glenn aidait Candice à traverser un ravin étroit, lorsqu’il la vit fixer quelque chose par-dessus son épaule. Son joli visage prit une expression perplexe. Qu’est-ce que c’est? demanda-t-elle. Il se retourna. Une bosse brune sur la plaine fauve. Un chameau? La Pontiac? Ils utilisèrent les dernières forces qu’il leur restait pour courir jusqu’à la voiture, près de laquelle ils découvrirent Ian Hawthorne, étendu sur le sable, sans vie, les yeux fixes et vitreux. Glenn n’eut pas besoin de prendre son pouls. Mon Dieu! murmura Candice en s’effondrant contre la carrosserie. 399 Il y avait un autre cadavre, quelques mètres plus loin. Celui de la chemise hawaïenne... Il avait deux impacts de balle dans le dos. Il était mort, lui aussi. C’est lui? demanda Glenn. Candice hocha la tête, tremblante, les yeux remplis de larmes d’émotion. C’était l’homme qui était entré par effraction dans la maison de sa mère et qui lui avait entaillé la gorge avec un couteau. Hawthorne ne portait pas d’arme, dit Glenn en scrutant les alentours. On a sans doute affaire à une histoire de double jeu. Et la chemise hawaïenne a vraisemblablement été réduite au silence par son employeur. L’exécuteur était-il encore dans les environs? Il faut vite partir d’ici, dit Glenn d’un ton abrupt. Il regarda à l’intérieur de la voiture. Aucune trace des clés de contact. Peu importe qui est le tueur, il va se douter qu’on finira par arriver jusqu’ici et viendra finir le travail. Il faut trouver ces fichues clés. Candice recouvra ses esprits et inspecta l’habitacle, pendant que Glenn fouillait le pardessus de Ian. Soudain, elle se redressa. Les tablettes ont disparu, annonça-t-elle. Mais Hawthorne s’est accroché à ça, rétorqua Glenn. Elle se retourna pour voir ce qu’il montrait. Les morceaux de céramique! La seconde histoire d’Esther. Et voilà son téléphone, ajouta Glenn. Il tripota les boutons. Pas de chance. La batterie est morte. 400 Candice laissa échapper un soupir. Cela ne peut être que Philo, conclut-elle, ïl était dans le couloir le long de la salle des soins intensifs, à l’hôpital. Il a dû entendre Ian me dire de l’appeler si jamais j’avais besoin d’aide. Il s’est ensuite mis en relation avec lui et lui a proposé de l’argent pour qu’il lui rende compte en détail du moindre de nos mouvements. Glenn trouva les clés dans la poche de Ian. Allons-y! Glenn... Il se retourna. On ne peut pas partir comme ça... Il regarda les cadavres, puis alla chercher une pelle dans le coffre de la Pontiac. Hawthorne n’aurait pas dû mourir, dit-il, derrière les tombes tout juste remblayées. Si seulement il n’avait pas été désespéré à ce point... Candice ne voulait plus parler de Ian. L’image de ses yeux figés par la mort lui revenait sans cesse. Pourtant, si une part d’elle-même le pleurait, l’autre lui en voulait parce que c’était lui qui les avait mis, Glenn et elle, dans cette situation périlleuse. Ian l’avait trahie. Glenn savait qu’il lui faudrait du temps pour qu’elle parvienne, un jour, à lui pardonner. Lorsqu’elle jeta le pardessus de Ian sur le siège arrière, une petite enveloppe en tomba. Elle contenait une mini-cassette étiquetée Assurance . Glenn l’examina. On dirait une cassette de répondeur. Ian avait l’habitude d’enregistrer toutes ses conversations téléphoniques, se rappela Candice. 401 Une sorte de garantie. D’après ce que je sais, à cause de sa passion du jeu, il était en relation avec un certain nombre de types sans scrupules. Le genre peu fiable... Mais pourquoi avait-il celle-ci sur lui? Et alors ils comprirent : il la gardait en prévision du moment où il devrait procéder à l’échange. Pour le cas où l’acheteur des tablettes ne tiendrait pas parole. Ainsi détenait-il la preuve de leur accord. Glenn et Candice se demandèrent si, lorsqu’ils l’écouteraient, ils y entendraient la voix de Philo Thibodeau... Et maintenant? interrogea la jeune femme en prenant place sur le siège du passager. On va se diriger vers la côte, vers l’un des ports. Histoire de voir si l’on peut trouver un sympathique capitaine et son navire. Lattaquié serait idéal, ajoutat-il en étudiant la carte. C’est loin d’ici? Cinq cents kilomètres. Il mit le contact et la voiture démarra. Après Palmyre, les routes sont bonnes, annonça-t-il. Et il y a même des autoroutes. Mais avant tout, il nous faut sortir de ce désert. Elle tourna vers lui un visage inquiet. Glenn, nous allons peut-être croiser des barrages, des soldats, des patrouilles, être retenus et interrogés, forcés de dévoiler notre identité et, qui sait, peut-être même nous faire arrêter pour espionnage ou contrebande... Il s’efforça de la rassurer. Nous avons de l’argent. Nous paierons. 402 - Et après? Une fois que nous aurons trouvé un bateau? Nous n’avons pas le moindre indice sur l’endroit où Philo a pu emporter le trésor. Rien, effectivement, pensa Glenn, tandis que la Pontiac s’éloignait des tombes fraîchement creusées. Et la planète était un bien vaste terrain de fouilles... 23 Sud de la France, 1534 Le jeune praticien savait garder un secret. Hélène en était certaine. Elle avait observé avec un intérêt grandissant le bel étranger à la soyeuse barbe auburn et aux beaux yeux expressifs. Comme les autres Agenais, Hélène ne savait pas grand-chose de lui, sinon que c’était un érudit qui portait la robe rouge d’un scolasticat, et le chapeau plat et pourpre des médecins. Ses patients l’appelaient affectueusement docteur Michel, parce qu’il ne ressemblait pas à ceux, austères, qu’ils avaient connus auparavant, ces hommes distants et arrogants qui les intoxiquaient avec leurs potions ou les saignaient presque à mort. Le Dr Michel, au contraire, était doux ; il écoutait leurs malheurs et leur administrait des remèdes qui non seulement apaisaient leur douleur, mais traitaient aussi le mal en profondeur. Ses détracteurs, des confrères incapables de soigner, qui perdaient leurs malades à son profit, maugréaient derrière son dos, l’accusant d’avoir recours à des pratiques diaboliques. Plusieurs d’entre eux avaient même demandé à l’épiscopat local de mener son enquête, le soupçonnant d’être un protestant, ce qui, aux yeux de quelquesuns, était encore pire qu’adorer Satan. Mais personne n’avait jamais rien trouvé à redire. On avait 404 fini par conclure que le Dr Michel était un catholique exemplaire, qui parvenait à de stupéfiantes guérisons. Hélène, du haut de ses dix-huit ans, avait à ce sujet une autre opinion. Comment va ma mère, docteur? demandat-elle depuis le seuil de la chambre. Sa santé s’est nettement améliorée, mademoiselle, dit Michel en refermant sa sacoche. Je lui ai donné un petit quelque chose pour l’aider à dormir. Traditionnellement, la pulmonaire était une plante utilisée pour les maux de poitrine, parce que sa feuille était en forme de poumon. Mais le Dr Michel l’employait d’une façon originale : dans un bol d’eau bouillante, avec des feuilles de menthe marinées, en une infusion qui parfumait la maison entière d’un arôme capiteux. Là où les autres échouaient, ce nouveau venu accomplissait des miracles. La belle-mère d’Hélène respirait mieux qu’elle ne l’avait pu depuis des lustres. Cependant, il y avait plus efficace pour soigner les gens que la simple médecine. N’importe quel docteur ayant étudié à l’université pratiquait son art en association avec l’astrologie. Mais Michel, avec ses diagrammes, ses roues du Zodiaque et ses calculs savants, poussait l’analyse bien plus loin. Il examinait absolument tout : l’aspect et le mouvement des planètes en fonction de leurs cycles, les phases de transition, les cornes de chaque maison et les noeuds lunaires, et ce en prenant le pouls et la température du patient, en observant la teinte de sa peau et en évaluant son seuil de douleur. Ses soins nécessitaient l’étude systématique du thème astral. 405 Il accordait une attention particulière à l’un des outils de prédiction astrologique appelé le retour lunaire, car l’emplacement de la lune et son ascendance - le signe zodiacal qui se levait à l’horizon au moment de la naissance - lui étaient d’une aide précieuse pour déterminer le bon pronostic et le traitement approprié. Hélène contempla le Dr Michel, cet homme élégant qui avait récemment fait irruption dans sa vie. Il finissait de ranger ses affaires. Il s’habillait à la façon d’un gentil homme qui avait des moyens et le goût sûr. Aujourd’hui, par exemple, il portait un pourpoint dont le plastron entrouvert laissait apparaître une chemise en lin, une veste seyante par-dèssus, des hauts-de-chausses, des bas blancs, des chaussures à bout carré et une cape ample doublée de peau de renard. Comme à tout personnage de qualité, ce costume lui donnait une stature exagérément imposante et carrée. Hélène avait néanmoins l’impression qu’il était naturellement large d’épaules. Il avait le front haut, le nez long et droit, et des yeux qui semblaient chercher à sonder chaque être au plus profond de l’âme. Il habitait leur maison depuis quelque temps, selon la volonté du père d’Hélène, et cette dernière avait ainsi pu constater qu’il était de nature taciturne. Il réfléchissait beaucoup, mais parlait fort peu. Mais ce qui, chez lui, intriguait par-dessus tout la jeune femme, c’était son côté mystérieux. D’où venait-il? Qui était sa famille? Elle l’avait souvent espionné au fond du jardin, lorsqu’il observait le ciel nocturne. Que pouvait-il bien voir dans les étoiles, les comètes et les révolutions de la lune? Il portait 406 une chevalière tout à fait distinctive et quand elle lui avait un jour demandé ce que c’était, il l’avait couverte de son autre main et ses joues s’étaient empourprées, comme si elle venait de tenter de lui arracher un secret. Sentant le regard d’Hélène posé sur lui, Michel se releva du lit et contempla à son tour l’image qui s’offrait à lui sur le seuil de la chambre. Son coeur s’emballa. Hélène était vêtue comme il se devait pour une fille issue d’une riche maisonnée : robe à la dernière mode, ample, et dont la forme en cloche était obtenue par l’adjonction de volumineux jupons plissés ; et corsage étroit, à décolleté pigeonnant qui mettait en valeur sa poitrine d’albâtre et manchettes à lacet, amidonnées à leur extrémité. Pourtant, au-delà des apparences, elle ne ressemblait pas à ses congénères. Au lieu de porter, comme elles, une coiffe discrète, elle laissait ses cheveux libres, telle une Italienne, et les ornait, à la florentine, de nattes tressées en forme de huit tombant de part et d’autre de son joli visage. Elle ne suivait toutefois pas la tendance jusqu’à décolorer sa chevelure brune en blond, pas plus qu’elle n’avait besoin, et Michel n’avait pas manqué de s’en apercevoir, de fixer des accroche-cœur à ses tempes avec de la gomme arabique, puisque ses cheveux bouclaient naturellement. Plus remarquable encore, elle portait un petit cadran en or au bout de la longue chaîne pendue à son cou, sorte d’horloge miniature commandée par un ressort à spirale, dont l’aiguille résonnait à chaque heure. Depuis qu’il était arrivé, on l’avait traité comme un membre de la famille plus que comme un 407 serviteur, et, durant cette courte période, il avait appris à connaître Hélène et avait su, bien avant qu’elle ne lui donne sa date de naissance, qu’elle était du signe du poisson. Elle était magnifique, et le terrifiait. À présent, nous devons laisser votre mère prendre un peu de repos, dit-il. Il avait éprouvé le besoin de rompre le silence de ce long et étrange moment pendant lequel leurs yeux s’étaient croisés. Il se demanda s’il était temps, pour lui, de quitter cette ville et de reprendre la route, une fois de plus, comme il devrait inévitablement le faire un jour. Hélène passa devant lui pour emprunter le passage étroit et descendre l’escalier qui menait au rez-dechaussée de la maison. Là, une flambée combattait la fraîcheur du printemps, et le père d’Hélène les attendait avec du pain chaud, du fromage de chèvre crémeux et du vin. C’était un homme aisé, qui pouvait se permettre d’offrir à sa femme et sa fille des tenues en soie florentine. Il aimait les nouveautés dispendieuses, telle la dinde au menu ce soir-là, un étrange volatile tout juste rapporté du Nouveau Monde par les Espagnols néanmoins, il ne la voyait pas remplacer l’oie chez eux. Cette région de France était célèbre pour ses pruniers, rapportés du Moyen-Orient pendant les croisades. Le père d’Hélène possédait le plus grand verger d’Europe, ce qui lui permettait de vendre aux quatre coins du continent ses liqueurs et ses fruits. Grâce à ce commerce, la famille disposait d’objets luxueux, tels les fourchettes à manche serti de perles qui ornaient la table du dîner, les carreaux de verre 408 qui garnissaient les fenêtres et les bougies en cire d’abeille, beaucoup plus coûteuses que celles en suif, mais à l’odeur moins acre. La sérénité et la modestie régnaient au foyer, ce que le Dr Michel appréciait. La malade à l’étage était la troisième épouse du maître de maison, les deux premières étant mortes en couches, et sa fille Hélène était la seule de ses enfants à avoir survécu au-delà des premières années. Malgré ces épreuves, le marchand se déclarait satisfait de la vie, et il avait confié au médecin que si par malheur sa dernière femme devait ne pas survivre à ses soins, il se trouvait au village quelques charmantes jeunes personnes qui seraient ravies de prendre en charge sa demeure et de réchauffer son lit. Le père d’Hélène croyait en effet dur comme fer que, dans un monde où près de la moitié des nouveau-nés mouraient dans leur première année, il était du devoir de chaque homme de répandre sa semence tant qu’il le pouvait. Il aimait à passer de longues soirées à débattre avec Michel de l’importance de traduire la Bible pour que l’homme ordinaire puisse la lire, ou des qualités de Gargantua comparé à Pantagruel. D’ailleurs, le fait que ces deux livres, pourtant très populaires dans toute l’Europe, fussent interdits en France ne semblait pas vraiment le troubler. Ce soir-là, la conversation dériva sur la religion et Hélène remarqua que Michel paraissait soudain mal à l’aise. La réforme est dans l’air, mon ami, disait son père tout en faisant décanter le vin. Avec Luther au nord qui vilipende les pratiques de l’Église, le roi Henri d’Angleterre qui tourne le dos à Rome pour 409 pouvoir divorcer de sa femme et les soubresauts au sein de la faculté de théologie à l’université de Paris, notre sainte mère l’Église est en danger, je le crains. Le roi lui-même s’est dit bouleversé par les actions de ces soi-disant humanistes protestants. On prétend que François a déclaré qu’il n’hésiterait pas à immo1er ses propres enfants s’ils s’avéraient souillés par la corruption. Et vous, monsieur, quelle est votre opinion sur tout cela? Michel ne parvenait pas à décrypter le regard de son interlocuteur. Était-il un partisan de Luther cherchant à engager la discussion sur ce terrain ou un catholique espérant surprendre un hérétique? Il y avait à peine dix-sept ans que Martin Luther avait inscrit ses doléances sur la porte de l’église de Wittenberg, et pourtant l’onde de la fièvre réformatrice avait balayé toute l’Europe et continuait à se propager de manière incontrôlable. L’Église, prise de panique, s’acharnait à répliquer, ce qui créait un climat délateur. Chacun était désormais contraint de faire attention à ce qu’il disait. Michel répondit donc avec prudence. Je suis un scientifique, monsieur. Ma foi réside dans les astres et les remèdes que je concocte. Le patriarche le fixa et un silence insolite s’installa. Hélène, que la discussion mettait mal à l’aise, se leva. Voudriez-vous m’accompagner prendre l’air dans le jardin, monsieur? demanda-t-elle aimablement au médecin. C’est un véritable délice à cette heure. Une fois hors de la maison mal éclairée, elle distingua, sous l’éclatant clair de lune, une patine de transpiration sur le front de Michel. Était-il malade? Elle 410 songea au sujet que son père avait abordé. L’Église et les hérétiques protestants... Se pouvait-il que ce jeune et bel homme fût un sympathisant des réformateurs? Elle avait raison de soupçonner qu’il dissimulait un secret, mais ignorait que celui-ci était si dangereux qu’il devait le garder pour lui, sauf à risquer un procès en hérésie, voire en sorcellerie. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il voyageait de ville en ville, ne restant jamais longtemps au même endroit. Et Hélène ne pouvait pas davantage deviner qu’en cherchant simplement à en savoir plus sur lui, elle lui faisait courir un risque. Jouez-vous au tenice, monsieur? C’était un jeu très populaire auprès de la jeunesse française, qui passait ainsi le plus clair de son temps à se renvoyer une balle au-dessus d’un filet. Michel ne s’y adonnait pas. Sa vie s’organisait autour de la médecine et de l’astrologie, domaines pour lesquels il s’était forgé de fortes convictions. Aussi enchaîna-t-il sur le sujet. L’apprentissage de mon art est totalement dépassé et inefficace. Les manuels sont remplis de croquis anatomiques qui ne reposent pas sur l’observation directe, mais les fantasmes d’un artiste. Si ce n’était par respect pour le courage de maître Léonard, qui consacra des heures aux cadavres de la morgue... Vous croyez à la dissection humaine? Si l’Église pouvait seulement l’autoriser, les méthodes de soin progresseraient à grands pas. Je vous ai choquée, conclut-il après l’avoir longuement regardée. 411 - Pas du tout, dit-elle avec réserve. Il y avait une autre croyance impopulaire qu’il tenait pour vraie, selon laquelle ce n’était pas le Soleil qui tournait autour de la Terre, mais l’inverse. Il se doutait bien qu’il n’était pas le seul à le penser, mais que les convaincus gardaient leur idée pour eux. Il eût souhaité pouvoir se confier à cette ravissante créature, soulager sa conscience et s’en remettre à ses soins attentionnés. Mais il n’osait pas. Il était étroitement surveillé par le bureau de l’Inquisition, qui le suivait partout où il se rendait. Il y avait pourtant quelque chose qu’il pouvait partager avec elle, une passion chère à son coeur. Il se mit à en parler avec ferveur dans le jardin illuminé par le clair de lune et parfumé des fragrances du printemps. Hélène sentit son regard brillant se poser sur elle. Nous entrons dans une ère nouvelle, mademoiselle, lui dit-il. Les Florentins l’appellent rinascita, la Renaissance, car elle affirme que le monde s’éveille à une conscience inédite. Partout, il y a une soif de comprendre, une quête des formes de savoir, comme jamais le monde n’en a connu. L’énergie de sa voix ébranlait la jeune femme au plus profond d’elle-même. Elle sentait la force intérieure qui émanait de lui l’irradier comme un brasier. Ce n’est pas une coïncidence si des hommes comme Luther remettent en question les pratiques de l’Église, continuait-il. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas protestant, mais Dieu nous a dotés d’un cerveau et d’une volonté, n’est-ce pas? S’interroger et débattre sont de saines activités. Des continents entiers et des races humaines ont été découverts là 412 où nous pensions, jusqu’alors, qu’il n’y avait que des dragons... Il s’interrompit soudain, quand il vit la façon dont elle le dévisageait. Il brûlait de lui en dire plus, de lui expliquer ce qu’il ressentait au fond de lui, à savoir que son destin était particulier, qu’il parcourait le monde à sa recherche et craignait de mourir avant d’avoir accompli cette tâche pour laquelle il était sur Terre. Mais face à l’expression stupéfaite de la jeune femme et au regard ébahi de ses grands yeux bleus, il crut comprendre qu’il était allé trop loin. En réalité, il se trompait sur l’interprétation de sa réaction. Ce qui perturbait Hélène, ce n’était pas le contenu de son discours, mais l’excitation qui germait au plus profond d’elle-même lorsqu’elle l’écoutait parler. Elle n’avait jamais rencontré un homme doté d’une énergie et d’un allant tels. Cela l’émoustillait, et en même temps la troublait au point de la rendre muette. Elle prit son luth, se mit à en jouer, puis alla s’asseoir sur un banc de marbre et commença à chanter de son exquise voix de cristal. Son chant alla droit au coeur de Michel, le transperçant comme une flèche, d’une agréable douleur. Si seulement il avait été libre de tomber amoureux de cet être enchanteur... Mais jamais les démons qui le hantaient ne lui autoriseraient pareille faiblesse. Il aimait bien cette ville et ses habitants, et eût souhaité pouvoir s’y installer. Mais il savait qu’il lui faudrait bientôt s’en aller. Avant que l’on ne découvre son secret. Il était tard. Les bougies achevaient de se consumer. Michel était assis à son bureau, au milieu de ses 413 diagrammes, de ses outils et de ses calculs, à la recherche d’une réponse. Les ombres lui avaient rendu visite une nouvelle fois. Il en était ainsi depuis qu’il était enfant. C’était sa malédiction. Il ne savait jamais quand elles allaient venir. Elles pouvaient arriver à n’importe quel moment. Qu’il fut seul ou accompagné, elles le trouvaient, et alors il n’était plus capable de manger, de boire ni de dormir pendant des jours, hanté par son incapacité à décrypter leur indéchiffrable message. Il avait compris depuis longtemps que la clé se trouvait dans les étoiles, là où résidait la maîtrise de toute vie. Il s’était donc remis au travail, avec ses plumes et ses équations, son astrolabe, son rapporteur et son compas, cherchant la solution dans les mouvements perpétuels de la carte céleste. Et soudain, il vit l’évidence : Mars, une planète maléfique, se trouvait en Verseau. Il ne put retenir un cri. Les terribles événements dont les ombres l’avaient averti devaient avoir lieu le lendemain. Ils menaçaient Hélène. Il se leva et fit les cent pas en se tordant les doigts dans le petit espace sous les combles, où l’on avait aménagé sa chambre. Que faire, que faire? S’il prévenait Hélène, tout le monde dirait après coup ; Comment savait-il? Il pourrait répondre qu’il en avait lu l’augure dans les astres, mais les gens reprendraient : Comment a-t-il su les déchiffrer? Ils ne pourraient pas comprendre l’intervention des ombres. Il lutta contre ce dilemme à en devenir malade d’inquiétude. Il savait qu’il n’existait qu’une seule 414 possibilité. Alors il fît ses valises, se glissa hors de la maison puis, profitant de l’obscurité, alla chercher son cheval et son âne dans l’étable, et quitta discrètement la ville endormie. Ce n’était pas la première fois qu’il fuyait ainsi et, il le savait, ce ne serait pas la dernière. Car les ombres le guidaient, tels des croquemitaines pendus à ses basques, le condamnant à une quête sans répit, une vie solitaire, sans ami, sans famille et sans amour. Mais après avoir passé les portes de la cité, il s’arrêta et regarda en arrière. Hélène. Il ne pouvait pas l’abandonner sans l’avertir. Et si cela voulait dire mourir, et bien, qu’il en fût ainsi. Elle pensa d’abord qu’il s’agissait d’une souris tant le grattement était discret. Mais lorsqu’elle fut parfaitement réveillée, elle prit conscience qu’on frappait à sa porte. Elle se leva, alla ouvrir et fut stupéfaite de trouver dans l’embrasure le Dr Michel, debout dans l’étroit couloir, habillé de pied en cap comme s’il partait en voyage. Il lui murmura : N’allez pas au marché demain matin, mademoiselle. Pourquoi cela? Ne me le demandez pas, car je ne pourrais vous répondre. Promettez-moi seulement que vous resterez chez vous jusqu’à midi. Mais, monsieur, vous savez bien que je sors chaque matin! Père se demandera... Trouvez une excuse, je vous en conjure. 415 La lumière de la lune filtrait à travers la fenêtre ouverte de la chambre, illuminant le visage de Michel. Il était pâle, des gouttes de sueur perlaient à son front et ses yeux brûlaient d’une intensité qui inquiéta Hélène. Mais ils étaient implorants et elle se sentit soudain de tout coeur avec lui, cet étranger qui lui avait révélé la renaissance du monde. Je vais y réfléchir, dit-elle. Michel se retira dans sa chambre, où il passa le reste de la nuit à veiller, priant Dieu pour qu’Hélène tienne compte de son avertissement. Prétextant une migraine, Hélène envoya les domestiques acheter à sa place le pain et la viande du jour. Et alors qu’elle s’employait à quelques occupations ménagères, se remémorant la visite nocturne de Michel et se demandant si elle avait même simplement eu lieu, elle entendit des cris monter de la rue. Elle ouvrit la fenêtre et passa la tête au-dehors. On cherchait le Dr Michel. Une roulotte tirée par des chevaux avait saccagé la place du marché. Des gens étaient morts écrasés, d’autres avaient les membres brisés, du sang coulait dans les caniveaux. On avait besoin du Dr Michel de toute urgence. Mais, parti de bonne heure avec sa sacoche, il était déjà sur les lieux. Il avait su. Je les appelle les ombres, dit-il d’un ton las. C’était la première pause qu’il s’accordait dans cette journée passée à réparer les os fracturés et à panser les blessures. Sept morts en tout. Heureusement, Hélène n’était pas du nombre. 416 Elle s’assit à côté de lui dans le jardin, le visage pâle et tendu, toujours sous le choc de ce qui aurait pu lui arriver s’il ne l’avait pas prévenue. Elles s’abattent sur moi quand je m’y attends le moins et me donnent l’étrange sensation de savoir presque tout sur tout. Je ne sais pas d’où elles viennent ni comment m’en préserver, car elles me retrouvent chaque fois. C’est une chose avec laquelle je suis né, et je ne peux pas l’expliquer autrement que par l’existence d’un double bi-quintil dans mon thème. Elle retrouva sa voix : Un quoi? La conjonction de la cinquième maison SoleilJupiter en Sagittaire est en quintil avec celle de la septième maison Saturne en Verseau, avec une douzième maison Lune en Cancer à l’opposé du centre. C’est une explication possible. Oh... dit seulement Hélène. Il la regarda avant d’ajouter : En outre, je suis juif, Hélène, et je fuis l’Inquisition. Il était temps de se confesser, Michel le savait. Et si elle se levait et s’en allait maintenant, il ne lui en voudrait pas. Mais elle resta, dans l’expectative. J’avais neuf ans quand ma famille fut obligée de se convertir au catholicisme, poursuivit-il. En tant qu’anciens juifs, nous étions étroitement surveillés par l’Église, et je l’ai été encore davantage lorsque j’ai commencé mes études de médecine à Montpellier. Après avoir décroché ma licence, je suis donc parti parcourir les campagnes pour secourir les victimes de 417 la lèpre. Quand je suis revenu à Montpellier pour terminer mon doctorat, j’avais sauvé tellement de vies que l’on m’a demandé de m’expliquer sur les traitements et remèdes peu conventionnels que j’avais utilises. Mais comme ils n’avaient rien de douteux et que ni mes connaissances ni ma compétence ne pouvaient être remises en question, on m’a accordé mon diplôme. Néanmoins, mes théories révolutionnaires passant pour suspectes, on m’a prié de partir. Désormais, où que j’aille, les érudits et les hommes d’Église se méfient de moi. Mais... J’ai trouvé chaleur et affection ici, à Agen... Surtout auprès de vous, mademoiselle Hélène, termina-t-il en posant un regard pénétrant sur la jeune femme. Elle en eut le souffle coupé. Alors, rassemblant son courage, il lui prit la main et déclara avec ardeur : Depuis les Chaldéens, au temps d’Abraham, les hommes croient que le tracé des étoiles est de bon ou de mauvais augure à certains moments, et peut même changer le cours d’une vie. Si cette science recèle quelque vérité, les astres, après des siècles d’attente, se sont finalement trouvés dans cette configuration particulière qui offre à mon âme un amour et une joie que je n’aurais jamais osé envisager jusqu’à présent. Il sentit ses doigts frêles trembler entre les siens. À vous seule je puis maintenant confesser mon secret le plus précieux et le mieux gardé. Toute ma vie, Hélène, j’ai senti que j’étais voué à quelque chose de singulier, échappant à l’entendement des hommes ordinaires. Pourtant, je ne parviens même pas à donner un nom à cette destinée et crains de 418 mourir avant de l’avoir réalisée. Pensez-vous qu’il soit présomptueux de ma part de penser que ce n’est pas une coïncidence si je suis né à notre époque? Je suis convaincu d’être sur Terre pour accomplir une mission, mais j’ignore en quoi elle consiste. Et je redoute de passer à côté. Elle lui sourit. Ses yeux pétillaient d’excitation. Je sais quel est votre destin, Michel. Je l’ai su dès que je vous ai rencontré. Car apprenez que moi aussi, je porte en moi un secret. Créature bénie et enchantée! S’il vous plaît, mademoiselle, faites-m’en part afin que je puisse le chérir et le conserver dans mon coeur. Alors elle baissa la tête pour protéger son regard derrière ses longs cils et lui annonça : Vous devez d’abord m’épouser. Elle l’emmena dans les Pyrénées, au château construit par son ancêtre Alaric, comte de Valliers, qui avait rassemblé les alexandrins. Comme Michel était maintenant son mari, il reçut la chevalière en or de la société secrète, agrémentée depuis l’époque d’Alaric d’un nouveau motif enflammé et gravée de la devise Fiat Lux. Il la mit à son doigt, en plus de la bague en or que son propre père lui avait offerte et qu’il avait, un jour, cachée à Hélène. Elle avait appartenu à son grand-père rabbin et portait une inscription en hébreu. Tandis qu’ils chevauchaient côte à côte sur l’étroite route de montagne, elle lui raconta l’histoire d’Alaric et des chevaliers de la flamme, et leur stupéfiante victoire à Jérusalem en l’an 1099, qui leur avait 419 permis d’en rapporter les lettres de Marie-Madeleine. Pour protéger ce trésor chèrement reconquis, Alaric avait bâti une forteresse. Et depuis ce temps-là, les alexandrins s’étaient consacrés à rassembler les manuscrits enluminés, allant les chercher aux quatre coins du monde. Qu’en font-ils? interrogea Michel, que le récit fascinait. Ils avançaient à travers les taches de lumière formées par les rayons de soleil filtrés par les arbres, au son de la délicate musique printanière des cours d’eau et des cascades. Ils veillent sur eux et les gardent en sécurité, dit-elle. Dans quel but? Ils atteignirent un endroit qui leur permit de se reposer un peu, et de donner à boire aux nombreux chevaux et mules de leur escorte. Là, tandis qu’ils partageaient une miche de pain et un morceau de fromage de brebis, Hélène lui révéla la véritable mission des alexandrins. Michel fut d’abord abasourdi, puis sa surprise se mua en scepticisme. Mais il s’abstint de laisser percer ce sentiment dans sa réponse. Si tell est effectivement le but poursuivi, il ne suffit pas de réunir et d’entreposer les manuscrits, dit-il avec pragmatisme. Ils doivent être lus, traduits et analysés, afin que l’on puisse avoir accès à leur signification profonde. Alors seulement la tâche sera accomplie. Quarante-trois hommes et femmes habitaient le château de Dieuvenir, et consacraient leur vie aux antiques ouvrages qu’on leur confiait. Michel ne 420 s’attendait pas à trouver là une accumulation de sagesse d’une valeur aussi inestimable. Il s’était imaginé n’y découvrir que quelques recueils anciens sur des étagères, mais on lui montra de vastes pièces tapissées de volumes traitant des arcanes et des sciences occultes de l’Antiquité, de l’astrologie des Chaldéens, des secrets des Hittites, de la sagesse perdue de Babylone! Et en observant cette somme de connaissance et de science, il acquit la certitude que l’endroit recelait l’explication du mystère des ombres qui le hantaient. Les alexandrins étaient démocratiques par nature. Il n’y avait chez eux aucun chef et chaque membre disposait d’un vote de valeur égale à celui des autres. Ils écoutèrent donc les idées de Michel et, après en avoir débattu, décidèrent de les adopter. Michel les poussa à ne pas se contenter de rassembler les oeuvres. Il leur enjoignit de les lire, de les traduire et d’y rechercher les messages cachés. Vous êtes les garants de l’avenir, leur dit-il, mais pour cela vous devez récolter les fruits du passé. Ainsi, l’arrivée de ce nouvel adepte provoqua quelques remous. Le château se sentit investi d’une mission inédite, en quête d’un objectif neuf. Ses occupants se laissèrent volontiers gagner par cette énergie rafraîchissante, car on leur avait montré qu’ils étaient bien plus que de simples gardiens de documents poussiéreux. Quant à Michel, il était à la fois dérouté et fasciné par les alexandrins. Quand Hélène lui avait parlé d’eux, il s’était attendu à découvrir une énième organisation catholique, comme il s’en 421 répandait un peu partout en Europe en ce temps-là tels les Templiers ou les gardiens du saint Graal, mais cet ordre était différent en ce que, même si sa mission était de nature religieuse, ses disciples n’étaient pas assujettis à une croyance unique. Ainsi, il fut surpris de trouver parmi eux des juifs, et même plusieurs athées déclarés. Indéfectiblement solidaires, ils savaient rapidement serrer les rangs pour tenir à l’écart les intrus et protéger leur secret. Une fois qu’il eut prêté serment de fidélité, ce qu’on lui raconta le surprit et le fascina encore davantage. La plus ancienne des sociétés secrètes avait-elle élucidé un mystère plus vieux que les étoiles elles-mêmes? Il découvrit les livres de mystiques germains, en particulier celui d’Hildegarde de Bingen, qui avait écrit : A l’âge de quarante-trois ans, j’ai vécu la bénédiction d’avoir une vision. Et j’y ai découvert une lumière extraordinairement puissante. Et l’ouvrage de Mathilde de Magdeburg, qui parlait d’être baignée dans la clarté divine de Dieu . Petit à petit, il constata qu’en réalité la plupart des titres de la collection traitaient de ce thème. Alaric a appelé sa pratique la Luminance, lui expliqua alors Hélène. Parce que c’est dans une rêvélation luminescente qu’il a entrevu pour la première fois la grandeur de l’ordre de chevalerie qu’il allait fonder. Michel trépignait d’espoir. Cette lueur aurait-elle le pouvoir de dissiper les ombres? Comment quelqu’un peut-il expérimenter la Luminance? interrogea-t-il. 422 - Je ne sais pas, avoua Hélène. Il est dit que c’est elle qui vient à nous, mais il est peu vraisemblable que cela se produise pendant notre séjour sur Terre. Vous sous-entendez qu’il nous faut d’abord mourir? Il nous faut aller vers elle. C’est ce qu’il est écrit dans les lettres de la bienheureuse Marie-Madeleine. Jésus a prêché la lumière. Nous en sommes nés et retournerons à elle. Nous disposons d’innombrables travaux entreposés ici, qui proviennent d’aussi loin que la Chine ou l’Inde ; ils contiennent des centaines de témoignages consignés par des hommes saints qui vénérèrent la clarté sacrée. Des travaux païens, observa Michel. Si cela vous dérange en quoi que ce soit, mon amour, nous n’évoquerons que les chrétiens. Dans l’Évangile de Luc, il est relaté que Jésus s’est rendu sur la montagne pour prier. Et pendant qu’il le faisait, son visage a changé d’apparence, sa tenue a viré au blanc éclatant, et il a vu Moïse et Élie. Chez Matthieu, il est dit qu’il a été transfiguré et s’est mis à briller comme le soleil, et que ses vêtements sont devenus aussi clairs que la lumière. Chez Marc enfin, il est écrit que l’externe blancheur de ses habits a un caractère surnaturel. La Transfiguration, murmura Michel pensivement. Jean, le fils de Zébédée, affirme tout au long de la lettre aux chrétiens que Dieu est lumière, qu’en Lui il n’y a pas de ténèbres. Michel était impatient de vivre l’expérience de la Luminance, sachant qu’il y trouverait la rédemption. 423 - Docteur Michel! Docteur Michel! Le jeune garçon martelait la porte de ses deux poings. Mère est malade! cria-t-il. Venez vite! Hélène se retourna vers son mari. Michel repoussa les couvertures et se leva. Tu dois vraiment y aller? murmura-t-elle. La nuit était fraîche et Michel se sentait bien au côté de sa femme. Mais la question était purement rhétorique : il ne refusait jamais l’appel d’un patient. Ouvrant les volets, il jeta un coup d’oeil au gamin debout au pied de la façade. Qui es-tu? demanda-t-il. Jean, le fils du boulanger. Ma mère est malade. Très bien. Arrête de faire tout ce boucan. Rentre chez toi et attends-moi là-bas. Je ne serai pas long. Michel referma la fenêtre. Pendant qu’il s’habillait, Hélène se leva pour aller voir comment se portait le bébé. Il y avait maintenant cinq ans qu’ils vivaient ensemble en parfaite harmonie. Hélène avait mis au monde deux enfants. La famille possédait sa maison et menait bon train. Michel réparait les os fracturés, soignait la cataracte, extrayait les dents, et administrait baumes, lotions et infusions. Il avait toujours sur lui, dans des cornes de mouton pendues à l’épaule ou à la ceinture, des poudres et des herbes. Il transportait aussi, avec tout son matériel médical, une invention d’une grande nouveauté : de petits ciseaux pointus, qui rendaient beaucoup plus aisées des tâches comme couper les 424 cheveux ou suturer. Mais ce qu’il faisait le plus souvent, c’était lire aux gens leur thème astral. À ses heures perdues, il se plongeait dans les ouvrages rapportés du château. Il se rendait deux fois par an dans les Pyrénées. Le repaire des alexandrins étant devenu un véritable centre d’étude, il avait pris une dimension considérable, et ses pensionnaires travaillaient sans relâche sur les textes amassés pour les authentifier, les cataloguer, les analyser et les traduire, afin que leurs frères deviennent les hommes et les femmes les plus cultivés de la planète. Toutefois, ils oeuvraient dans le secret, car l’agitation religieuse qui troublait le pays était relayée par des voix de plus en plus nombreuses dans les villages, et l’Église répliquait de plus en plus sévèrement. La femme du boulanger avait de la fièvre. Elle était allongée et gémissait doucement. Quand Michel ôta les couvertures et lui retira ses vêtements, ce qu’il découvrit lui causa un véritable choc : des rougeurs protubérantes saillaient sur la nuque, et un examen plus poussé révéla des bubons sous les aisselles et à l’aine. Il les contempla, horrifié. La peste avait pénétré Agen. Le fléau se répandit à grande vitesse. Après une semaine, des familles infectées étaient enfermées chez elles, des patients abandonnés dans les hospices réservés, des morts enterrés dans les fosses communes. Michel travaillait sans relâche. Le traitement classique consistait à appliquer des eautères sur les tuméfactions causées par la maladie, qui rongeait la peau et provoquait la terrible agonie de ses victimes. Mais comme cette méthode 425 n’arrêtait en rien l’infection, Michel utilisa un traitement spécial de son invention. Il pensait que le mal se diffusait par l’air, et qu’il était donc vital de permettre à chacun d’en respirer un qui soit médicalement sain. Il fabriqua des pilules à base de sciure de bois, d’iris, de clou de girofle, d’aloès et de rosé rouge pulvérisée, qu’il distribua aux habitants en leur conseillant de les conserver dans leur bouche en toute circonstance. Mais, dans le secret de son âme, il était rongé par la culpabilité. Il avait consulté les astres et avait été extrêmement surpris de trouver cinq planètes en Scorpion, annonçant clairement l’épidémie. comment ne s’en était-il pas aperçu plus tôt? Bientôt, la mort fut partout. Des pères abandonnaient leur fils contaminé. Les notaires refusaient de venir s’occuper du testament des mourants. Les monastères et les couvents étaient désertés. Les cadavres gisaient dans les maisons vides, car il n’y avait plus personne pour leur offrir un enterrement chrétien. Les ravages de la maladie furent si rapides que Michel écrivit dans son journal : Les victimes de la peste prennent souvent leur déjeuner sur Terre et leur dîner dans l’au-delà. Mais il y avait une chose qu’il redoutait encore plus : quand la mort noire s’était répandue pour la première fois en Europe, en 1348, décimant la population par millions, les gens avaient eu besoin de lui trouver une explication. Et, même si les juifs avaient été touchés comme les autres, les survivants, terrifiés, avaient retourné leur colère et leur rancoeur contre eux. Ceux qui en avaient réchappé avaient été massacrés et l’on avait clamé qu’ils avaient 426 apporté le mal à la chrétienté. A présent que le mal était de retour, le peuple allait chercher un bouc émissaire. Dès le début du fléau, Michel avait ordonné à Hélène de rester à la maison jusqu’à ce que la situation s’arrange. Elle avait pour consigne de ne pas ouvrir les volets, de brûler de l’encens jour et nuit, et surtout de sucer une pilule, et d’en mettre une dans la bouche de leurs deux enfants. Les jours, puis les semaines passèrent, et finalement la maladie fut éradiquée d’Agen. Les cadavres furent brûlés et les survivants commencèrent à remettre de l’ordre dans leur existence brisée. Un tiers de la population avait disparu. La moitié des femmes étaient veuves et de nombreux bambins se retrouvaient orphelins. Enfin, Michel rentra chez lui après une longue absence, l’air las et l’oeil hagard. Hélène l’accueillit à la porte. Il embrassa sa joue et elle découvrit sa gorge. Trois bubons rouges flétrissaient sa peau blanche. Il ne parvint pas à la sauver. Elle mourut la première, à peine trois jours après son retour chez lui, puis vint le tour de leur fils et celui du bébé. Michel resta seul avec les dépouilles, silencieux, tandis que dans les rues, on célébrait la vie. Ses hurlements de chagrin firent d’abord fuir ses voisins, qui pensèrent qu’il avait perdu la tête. Mais bientôt, certains se souvinrent de la façon dont il les avait soignés sans prendre le temps de dormir luimême, et ils poussèrent la porte de la maison et s’occupèrent de lui. Ils voulurent desserrer l’étreinte 427 de ses bras autour du corps d’Hélène, mais il se débattit, cria et pleura. En vain. Ils le forcèrent à ingurgiter l’une de ses propres potions et à se mettre au lit, puis ils transportèrent les cadavres jusqu’au cimetière, à la sortie du village. Dans les semaines qui suivirent, Michel vécut tell un fantôme chez lui. Il ne sortait pas, broyait du noir, parlait à des êtres invisibles. Comme sa folie apparente persistait, ses concitoyens devinrent moins zélés à son égard et finirent même par prendre peur. Une fois la peste et son cortège de problèmes oubliés, ils se mirent à lui en vouloir de ne pas se déplacer pour soigner une jambe cassée ou une fièvre d’enfant. Puis, au fil du temps, les discussions prirent une tournure plus aigre. On se demanda quelle sorte de médecin il pouvait bien être, lui qui avait été incapable de sauver sa famille. Ses patients le quittèrent, revinrent aux remèdes familiaux ou s’en remirent aux praticiens de passage en ville. Le père d’Hélène, portant crédit aux ragots et habité des mêmes doutes, essaya même de le poursuivre en justice pour récupérer la dot de sa fille. Enfin, on l’accusa d’hérésie, pour la remarque hasardeuse qu’il avait faite à un ouvrier en train de couler une statue en bronze de la Vierge Marie. Michel plaida sa cause, fit valoir que son jugement n’était qu’esthétique, mais personne ne voulut l’écouter et les Inquisiteurs le renvoyèrent devant la juridiction de Toulouse. Il s’organisa pour s’enfuir à la nuit tombée. Avant de quitter la maison où il avait connu, pendant un court moment, le bonheur suprême, et alors qu’il emplissait ses bagages de livres, il se 428 souvint des alexandrins et de leur façon de se vanter de ne pas croire en Dieu, C’était cette infamie, et rien d’autre, qui avait tué Hélène et ses deux petits! Dieu le punissait pour s’être allié avec des païens, pour avoir étudié leurs travaux hérétiques. De rage, il rassembla les oeuvres et les manuscrits qu’il avait rapportés du château, les amassa au milieu de la cour et y mit le feu. Des pleurs coulèrent sur ses joues et souillèrent sa barbe. Il maudit son destin, Dieu et les étoiles. Il agita un poing menaçant vers les cieux, hurlant aux planètes, à la lune et à tous les corps célestes qu’ils n’étaient que de cruels bouffons. Le feu de joie des reliques devint brûlant et crût. Mais à mesure qu’il enflait, Michel sentait toute chaleur le quitter et un calme froid l’envahir. Bientôt, le brasier envahit la cour, la maison, le jardin. Mais Michel, curieusement, n’avait pas l’impression de se consumer. Il laissait les flammes le dévorer sans pour autant ressentir de douleur. Une incroyable sensation de paix et de joie le submergea peu à peu. Des images incroyables vinrent danser devant ses yeux : des cités faites de tours de verre, d’étranges chariots filant à toute vitesse sur de larges routes, des machines volantes, des gens qui fixaient des images semblant venir des airs... Il sentit des êtres invisibles murmurer tout autour de lui, lui confier des secrets, et il comprit qu’ils étaient en train de lui montrer l’avenir. Il se rendit chez les alexandrins, pour les saluer et implorer leur pardon, après les avoir maudits et avoir détruit leurs trésors. Lorsqu’il recouvra ses esprits, il 429 constata qu’il se trouvait dans la cour de chez lui. Les murs et le jardin étaient intacts. Il y avait juste un petit tas de cendres à l’endroit où avaient brûlé les livres. Il sut alors qu’il venait d’expérimenter la Luminance. Les alexandrins l’avertirent de se méfier de ceux à qui il parlerait de ce qu’il avait vu, car tous les hommes n’accepteraient pas forcément sa prophétie comme la parole divine, mais la tiendraient plutôt pour l’oeuvre du diable. Il s’en alla donc et poursuivit sa quête, fouillant les cieux à la recherche de réponses, transcrivant ses révélations dans des carnets et gardant tout cela secret. Il croyait encore que les solutions se trouvaient dans les étoiles ; car qu’étaient-elles, sinon de la lumière? Il erra ainsi, vingt ans durant, sans domicile, sans famille ni vrais amis, vagabond à la poursuite de quelque chose qu’il ne pouvait pas même exprimer par des mots, et dont il ne devait s’ouvrir à personne, au risque de se faire marquer du sceau de l’hérésie ou de la sorcellerie. Les alexandrins lui avaient donné un ouvrage rare, intitulé De Mysteris Egyptorum, qui contenait tous les ingrédients nécessaires à la pratique de la magie. Michel y apprit l’art de la conjuration et de l’envoûtement, la divination et la télépathie. Il sut bientôt dresser un horoscope et consulter les augures, utiliser la puissance des boules de cristal et le pouvoir de certaines plantes et drogues, et invoquer les esprits du plan astral. Mais surtout, il utilisa le recueil pour recréer de plus petites Luminances, 430 dans lesquelles il parvenait à distinguer de nouvelles tranches du futur. l’oeuvre secrète et interdite requérait de son utilisateur qu’il place dans une pièce obscure une coupe sur un trépied et qu’il y allume un feu. Une fois que celle-ci était incandescente, l’illusionniste devait la fixer pour abandonner son âme, son esprit et son essence aux flammes, et pour y pénétrer. Michel les voyait grandir et s’élever jusqu’à ce qu’elles illuminent la pièce et que ses yeux soient envahis de visions. Encore et encore, il sentit les particules invisibles venir à lui dans la luminosité. Il sut qu’il s’agissait d’Aristote et de Platon, qui s’adressaient à lui, homme de la Renaissance, pour lui montrer ce qu’il allait advenir. Il nota tout, scrupuleusement. Mais, parce qu’il vivait toujours dans la crainte de la persécution, il ne raconta jamais rien à personne et se garda bien de mentionner l’existence de ses notes. Finalement, il ne redoutait plus les ombres, car il avait transformé leur obscurité en lumière. En 1554, après vingt années d’aventure et d’exploration, Michel s’installa à Salon-de-Provence. Il y épousa Anne Ponsart Gemelle, avec qui il eut six enfants. Le soir de leur nuit de noces, il lui avoua son secret et lui montra les carnets. Je me trouve devant un dilemme, ma chérie. Je dois impérativement coucher sur le papier ces prophéties pour que d’autres puissent les lire, mais en le faisant, je sais que je risque d’être condamné pour sorcellerie. 431 Anne lui répondit sagement : Vous savez que les hommes intelligents, ceux dont la pensée est clairvoyante et l’esprit éclairé., comprendront l’intérêt de ce que vous proclamez. Dès lors, formulez vos prédictions sous forme d’énigmes, car ils auront la perspicacité nécessaire pour les résoudre. Ce fut ainsi qu’il compila et publia le premier des nombreux livres qui le rendirent célèbre à travers l’Europe. Et il inclut dans la préface une dédicace à son fils aîné, César : Ces prévisions me sont venues par la grâce de la puissance divine, car rien ne peut être accompli sans Lui, dont la bonté est si grande que la force de Ses prophéties nous frappe tels les rayons du soleil. Celles qui sont occultes ne sont reçues que par ce subtil esprit de feu. J’ai en ma possession de nombreux volumes oubliés et dissimulés depuis des années. Je les ai confiés aux flammes, qui les ont dévorés. Mais leur embrasement a révélé un éclat plus brillant que le feu lui-même, plus éclatant que la lumière des éclairs. Il a illuminé la maison en une explosion soudaine. Et j’y vois que, dans un futur lointain, quand la planète Mars finira son cycle, le monde disparaîtra en un vaste brasier engendré par le feu de Dieu, créateur de toutes choses. Mon fils, accepte maintenant ce qui suit comme une offrande de ton père, Michel Nostradamus. Salon-de-Provence, le 1 mars 1555. Il y eut toutefois une prophétie que Michel retira de l’édition destinée au public, car elle ne concernait qu’un cercle restreint de personnes. Il la confia aux 432 alexandrins, leur certifiant que le jour viendrait où l’un des leurs la décrypterait et révélerait le futur. Il s’agissait du quatre-vingt-troisième quatrain de la septième centurie. TROISIEME PARTIE 24 Sur une colline qui surplombe Los Angeles, Sybilla Armstrong exhibe les frisettes de sa nouvelle coupe de cheveux comme pour montrer aux autres à quel point elle déborde d’énergie. Elle passe en revue la foule de ses invités conviés à visiter la nouvelle maison années cinquante dont elle vient de faire l’acquisition pour une petite fortune. Elle regarde au loin les lumières de la ville et dit à sa fille : À quoi tout cela sert-il? Candice, jeune lycéenne, le nez plongé dans un texte consacré aux savants égyptiens de l’Antiquité, se détourne de son livre. Elle est légèrement surprise par cette question philosophique. Cela ressemble tellement peu à sa mère qu’elle se demande si le succès et la richesse ont pu la rendre spirituelle. Elle est sur le point de répondre quelque chose de sage tiré de ses lectures lorsqu’elle est interrompue par l’exclamation de cette dernière : Il faut gagner! Voilà l’objectif! Tout le reste est vain. Non, maman, pensa Candice en contemplant le désert sans fin. Tu as eu tort. Glenn quitta la route des yeux pour regarder la jeune femme. Elle était restée silencieuse depuis qu’ils avaient quitté la tombe de Ian. Ils avaient heureusement eu assez d’essence pour regagner 437 Palmyre, où ils avaient pu refaire le plein et acheter des sandwiches avant de reprendre la route principale vers l’ouest. Et durant tout ce temps, Candice n’avait pas desserré les dents. Il connaissait la raison de son mutisme et pensait qu’elle avait tort de ne pas en parler. Mais c’était à elle de choisir le moment propice. Comme si elle avait senti son regard sur elle, elle se tourna vers lui. La fenêtre était ouverte et ses cheveux dansaient dans le courant d’air. Je suis désolée de ce qui est arrivé à Ian. Mais il jouait un jeu dangereux. Et il avait un tempérament autodestructeur. Glenn se tut. Ce n’était pas cela qui la préoccupait. Ton père m’a dit un jour que j’étais en quête de mon âme, ajouta-t-elle après un moment. Ses yeux fixaient le désert fauve qui s’étirait jusqu’au ciel d’azur. Devant eux, un camion-citerne crachait une fumée noire. Il avait vu juste, poursuivit-elle. J’ai cherché toute ma vie quelque chose à quoi croire. Mais j’ai mené cette recherche à travers les livres, dans des cultures et des époques révolues, sans jamais aller puiser au plus profond de moi-même. Et puis, sur la falaise, à Djebel Mara... Glenn déboîta derrière le camion-citerne, le doubla et accéléra pour le distancer. Candice, je sais que tu as eu très peur. J’ai déjà rencontré ce cas de figure avec des grimpeurs débutants. Beaucoup d’entre eux, une fois redescendus sur la terre ferme, décident de ne plus jamais refaire d’escalade. C’est un réflexe parfaitement naturel de... Elle secoua la tête. 438 Cela n’a rien à voir avec une quelconque panique. Je n’étais pas pétrifiée par la frayeur, c’était bien autre chose. Je n’arrive pas à expliquer ce que j’ai ressenti. J’ai beau tourner et retourner tout cela dans ma tête pour donner un sens à cette expérience, pour essayer de mettre des mots dessus, je n’y parviens pas. Glenn, ce qui m’est arrivé est extraordinaire, lança-t-elle, tournée vers lui. Presque... mystique. Comprends-tu ce que je veux dire? Il regarda à son tour son beau visage, qui se détachait sur le paysage magnifique - de fines mèches sombres, telles des banderoles au vent, sur fond de désert ocre et de ciel limpide, avec, sur le devant, le bouquet de palmiers d’une oasis verdoyante. Elle est à sa place, ici, pensa-t-il. Ce cadre lui va bien, lui confère une beauté un peu irréelle. Il sut quelles couleurs il utiliserait s’il devait la peindre : un blanc titane pour sa peau, un noir légèrement bleuté pour ses cheveux, un ocre pour les ombres dans son cou, un brun terre de Sienne pour ses beaux yeux noisette, du rouge rosé pour ses lèvres. Il se servirait des meilleurs pinceaux en poil de martre, réaliserait la peinture sur une toile ovale et l’enchâsserait dans un cadre délicatement mouluré, doré à la feuille. J’ai ressenti un tell choc, continuait-elle. Et puis un sentiment d’ivresse comme je n’en ai pas connu auparavant. Je ne suis jamais allée à l’église, Glenn. J’ignore ce qu’est un instant de grâce. Mais c’est exactement ce que j’ai eu l’impression d’éprouver à Djebel Mara, dans le soleil couchant, et il m’est venu à l’esprit que c’était à cela que devait ressembler Dieu. 439 Tu as vécu l’extase du grimpeur, dit-il, surpris de cette confession inattendue. Il y avait autre chose, mais elle ne trouvait pas les mots pour l’exprimer. C’était trop personnel. Pourtant, elle avait besoin de parler. Son esprit était en effervescence, comme si le crépuscule ardent de Djebel Mara avait ouvert une porte longtemps close et libéré d’un seul coup les questions fondamentales qu’elle se posait inconsciemment. Pourquoi sommes-nous ici? Quel est notre but? Où allons-nous? Les gens devaient s’en préoccuper à l’église et quand ils priaient ; quant aux habitants de l’Egypte ancienne, ils y avaient probablement réfléchi - peut-être même Néfertiti connaissait-elle les réponses... Mais avec son manque d’expérience des choses spirituelles, Candice ne savait pas par où commencer et, encore moins, expliquer. Ce n’était pas cela... Elle regardait droit devant elle à travers le pare-brise, sans vraiment prêter attention au paysage qui défilait, aux petites habitations en terre alignées le long de la route, aux vêtements pendus à des cordes à linge, aux enfants qui jouaient dans la poussière. Cela va te paraître fou, reprit-elle, mais lorsque je suis restée bloquée pendant notre ascension, quand tu m’as demandé de ne pas me battre contre la montagne... Elle s’interrompit et il ne réagit pas. Il fallait la laisser parler. Les gamins leur adressèrent un signe de la main, alors que la Pontiac passait devant eux à toute vitesse. 440 - Je me suis arrêtée, poursuivit-elle, et je me suis littéralement donnée à la falaise. Ainsi, j’ai trouvé le courage de continuer. Je m’en souviens. Elle attacha son regard au sien. Glenn, j’ai cru sentir une présence. Il hocha la tête. Il avait perçu la même chose le jour où il était tombé, quand il avait expérimenté la Luminance. Un être à côté de lui lui avait dit que tout allait bien se passer. Il n’en avait jamais parlé à personne. Elle redevint silencieuse, car elle avait besoin de réfléchir à ce qu’elle venait de lui confier. Alors Glenn attrapa sa main et la serra dans la sienne, pour lui faire comprendre qu’il savait. Le désert céda la place à une campagne verdoyante, couverte de vergers, de citronniers, de champs de maïs et de haies de cyprès. Ils traversèrent la montagne et ses forêts, y respirèrent un air revigorant, puis redescendirent vers la plaine côtière, où le soleil se coucha sous leurs yeux. Lattaquié était une belle cité antique située en bord de mer, regorgeant de magnifiques jardins, de bosquets luxuriants, de palmiers et de lauriers-rosés. La Pontiac se glissa dans le trafic chargé, sur le boulevard qui longeait la corniche bordée de trottoirs agréables et de décors paysagers. Ils continuèrent audelà du port, où ils aperçurent les énormes cargos qui mouillaient au large, les voiliers et les hors-bord qui zigzaguaient sur l’eau, les ferries et autres bateaux de croisière qui arrivaient pour la nuit afin d’accoster ou de débarquer leurs passagers. Au 441 milieu des entrepôts et des immenses silos à grain, se trouvaient les bâtiments qui accueillaient les services douaniers et le centre d’information touristique. Précisément le genre d’endroit que Glenn et Candice voulaient éviter. Des panneaux indiquaient le quai nord aux voyageurs pour Chypre, Beyrouth, Alexandrie et la Méditerranée occidentale, c’est pourquoi Glenn décida qu’il conduirait ses recherches à l’opposé, côté Sud. Il choisit l’hôtel Méridien, bondé de touristes, se disant que personne ne remarquerait la présence d’une Américaine s’attardant au bar. Candice voulut l’accompagner, mais il insista pour agir seul, arguant qu’il serait plus efficace. Pour ce qu’il comptait faire, il lui faudrait mener ses investigations de manière discrète. Je ne sais pas combien de temps cela va me prendre, s’excusa-t-il d’avance. Si je suis trop long, prends une chambre pour la nuit, je te retrouverai. Glenn! dit-elle en le prenant par le bras. L’angoisse qui se lisait dans ses yeux exprimait mieux que tout ce qu’elle ressentait. Je serai prudent, assura-t-il. Et il s’éclipsa. À la grande surprise de Candice, mais aussi pour son plus grand soulagement, il fut de retour dans l’heure qui suivit. Bonne nouvelle, annonça-t-il. J’ai trouvé un capitaine qui veut bien de nous. Son bateau est en partance pour Southampton. Il m’a dit qu’il nous aiderait à débarquer là-bas. Il m’a aussi garanti la 442 discrétion et assuré qu’il n’en était pas à son coup d’essai. A-t-il mis des conditions? Il a bien compris que, pour des raisons personnelles, nous souhaitions éviter l’immigration et les douanes. On embarquera donc ce soir, à la nuit tombée. C’est un immense cargo, mais il n’y a qu’une cabine pour les personnes qui ne font pas partie de l’équipage. Il hésita. Il y a un problème? J’ai dû inventer une histoire à notre sujet. Le capitaine Stavros a eu beau dire qu’il comprenait notre envie de rester discrets, et affirmer que chacun pouvait bien avoir ses motivations de ne pas souhaiter subir l’épreuve de la paperasserie, des visas et du reste, il s’est néanmoins montré curieux et a cherché à me faire parler. Enfin, peu importe, il est impatient de nous accueillir pour ce voyage. Je l’ai arrosé d’un bon paquet de billets pour qu’il ne pose pas trop de questions, mais j’ai peur que sa nature ne reprenne rapidement le dessus. Donc, pour garantir notre intimité, j’ai dû lui dire... Il s’interrompit. Lui dire quoi? demanda Candice. Glenn rougit, visiblement fort embarrassé. Eh bien... Je lui ai raconté qu’il s’agissait de notre lune de miel. Bienvenue! Bienvenue! clama Stavros d’une voix tonitruante en leur serrant chaleureusement la main. 443 C’était un homme corpulent, avec une casquette de capitaine vissée sur une épaisse chevelure noire et une immense barbe qui descendait jusqu’aux rutilants boutons cuivrés de sa veste marine. L’Athena paraissait vétusté et rouillé, mais la mise de Stavros était impeccable, tout comme celle de ses deux souriants seconds, grecs eux aussi, tout de blanc vêtus. La nuit était bien avancée. Un peu plus tôt, un membre d’équipage avait retrouvé les clandestins dans un endroit retiré, à proximité des quais, et les avait guidés jusqu’au bateau, long comme la moitié d’un terrain de football. Stavros expliqua avec ferveur que L’Athena, qui venait d’embarquer des figues, des dattes et des olives, ferait escale en Grèce puis en Italie pour des olives, en Espagne pour du vin, avant de filer sur Southampton, où il débarquerait sa cargaison et chargerait de la soie, des biscuits anglais et des parapluies pour le retour. De vrais aventuriers! lança-t-il de sa voix de stentor. Il fit signe à un matelot pour qu’il vienne prendre les sacs à dos et le paquetage de ses hôtes. L’homme, un Birman, comme le reste de l’équipage, portait un sarong qui lui tombait sur les chevilles. Quand votre mari m’a parlé de votre tour du monde, s’exclama Stavros, j’ai d’abord pensé que j’avais affaire à deux hommes, car ce sont souvent des passagers de ce genre qui souhaitent embarquer avec moi. Mais il a précisé qu’il était accompagné d’une femme, continua-t-il en détaillant Candice d’un oeil pétillant. J’ai alors cru que j’avais affaire à deux jeunes auto-stoppeurs des mers, car nous en 444 emmenons aussi de temps à autre. Mais un couple marié! En voyage de noces, qui plus est! Je n’avais encore jamais vu ça! Il les gratifia d’un large sourire, et une incisive en or étincela entre ses dents blanches. Nous ferons notre possible pour vous laisser tous les deux tranquilles, ajouta-t-il. Puis, se retournant, il fît claquer ses doigts et un garçon en uniforme blanc apparut. Il va vous escorter jusqu’à votre cabine et se tiendra à votre disposition durant tout le voyage. L’endroit, quoique étroit et inconfortable, était propre. Il ne comportait qu’un petit lit, mais le canapé pouvait être utilisé pour dormir. Entre les deux, trouvaient place un buffet, un bureau et une chaise. Le hublot était scellé par la rouille. Eh bien, chérie, ironisa Glenn avec bonne humeur lorsque le matelot eut refermé la porte derrière lui, il semble que nous ayons droit à la suite nuptiale. La plaisanterie fit rire Candice, mais elle retrouva rapidement sa gravité. Porte fermée, la cabine paraissait minuscule. J’aurai besoin... commença-t-elle. Elle avait l’intention de parler du bureau, sur lequel elle voulait étaler les tessons de céramique ; puisque leur périple allait durer quelques jours, elle comptait, en effet, en profiter pour essayer de les transcrire. Après tout, c’était pour cela qu’ils se trouvaient ici tous les deux, qu’ils avaient quitté la sécurité de Los Angeles et étaient venus au bout du monde, afin de tenir la promesse faite au professeur Masters, de découvrir pourquoi Philo Thibodeau 445 voulait mettre la main sur les tablettes, de capturer un assassin. Elle avait besoin de se rappeler les raisons de ce voyage, de se les répéter, parce que beaucoup de choses avaient changé et qu’elle était effrayée par les nouvelles sensations avec lesquelles elle était aux prises. Mais le souffle lui manqua pour finir sa phrase. Glenn remplissait la cabine de toute sa taille et de toute sa virilité, et elle sentait encore la pression de ses lèvres sur les siennes lorsqu’ils s’étaient embrassés fougueusement à Wadi Raisa. Je vais prendre la couchette, dit-elle simplement. Le trafiquant d’armes expliquait la séquence explosive des bombes à Philo Thibodeau, mais il se mit subitement à penser à autre chose. Jessica avait découvert la forteresse des Pyrénées. Cela ne le surprenait pas. Il avait remarqué qu’elle manifestait de plus en plus de curiosité à l’égard de ses achats et de sa vie privée. Toutefois, malgré leurs nombreuses années de collaboration, elle en savait en fin de compte très peu sur lui. Mais elle lirait la lettre de Raymond de Toulouse, la comparerait avec les acquisitions précédentes qu’elle avait réalisées pour lui, discuterait peut-être avec d’autres de ses acquisitions et finirait par faire le rapprochement. Surtout que le document mentionnait explicitement la chevalière et que Jessica avait vu celle de Philo. Il savait qu’elle était amoureuse de lui. Les femmes étaient incapables de ne pas succomber. Elles ne résistaient pas à son charisme et à sa virilité. À l’image de cette pauvre Mildred Sdllwater. Mais aucune ne lui mettrait le grappin dessus, et ce en 446 dépit de la disparition de Sandrine. Car il se préservait pour Lénore, La question était la suivante : que faire de Jessica? Logiquement, puisque c’était grâce à lui qu’elle en était arrivée là, il pouvait tout aussi facilement la détruire. Mais était-ce bien utile? Elle l’avait servi avec efficacité et pourrait tout aussi bien continuer à le faire jusqu’à la fin. Non pas qu’elle ou quiconque sût que celle-ci était proche, d’ailleurs. Le trafiquant lui montrait une inscription en bleu sur le mécanisme d’armement, mais Philo repensait à ce jour, dix-sept ans plus tôt, où Jessica Randolph était née. Il n’avait pas besoin de connaître le détail du fonctionnement des bombes, il lui suffisait de savoir comment les faire exploser. Le restaurant où il l’avait rencontrée était l’endroit où il avait vu Lénore pour la dernière fois, trois ans auparavant, quand elle avait décidé d’organiser l’initiation de son fils à l’ordre. Ce moment était gravé si clairement et si précisément dans sa mémoire qu’il le revivait chaque fois qu’il s’en souvenait. Il se rappelait à la seconde près leur dîner, l’attitude de Lénore, nerveuse et tendue, qu’un observateur extérieur eût bêtement qualifiée d’apeurée, alors que Philo savait, lui, que cette nervosité résultait de l’effet qu’il lui faisait... Le lendemain, elle avait disparu. Il s’était alors mis à errer à travers le monde, jusqu’au jour où il était revenu bâtir la chapelle de cristal à sa mémoire. L’édifice était encore en construction quand il était revenu dans ce restaurant, pour l’anniversaire de leur dernière rencontre douce-amère. Là, assis à leur table, il s’était remémoré la façon dont il lui avait dit à quel point il la trouvait courageuse de vivre avec un 447 homme qu’elle n’aimait pas et de se sacrifier pour que lui-même puisse poursuivre sa mission. Il n’avait pas touché une miette du repas. Mais il avait écouté distraitement la conversation de ses voisins. Peu à peu, au fil de leur discussion, il avait compris que l’homme et la femme assis face à face ne se connaissaient pas. Un rendez-vous par petites annonces? Une call-girl et un client? Si c’était le cas, les services de la fille devaient valoir une petite fortune... En écoutant celle-ci davantage, il s’était rendu compte qu’elle était experte en objets d’art, ou presque. Cultivée, ou presque. Bien élevée, ou presque. Son accent anglais était forcé, elle avait besoin de le travailler, comme un diamant brut doit être taillé. Elle confondit un Cézanne avec un Degas, mais son compagnon n’avait pas semblé le remarquer. Philo avait essayé de replonger dans ses souvenirs. Lénore avait pris de la bisque de homard, mais quelque chose l’attirait irrésistiblement vers sa voisine. Sa façon de pencher la tête. Le mouvement de ses mains. Elle semblait être comme un poisson dans l’eau, comme la perle dans l’huître. Finalement, le couple s’en était allé et Philo était retourné à sa contemplation silencieuse du passé. L’inconnue était revenue dix minutes plus tard, affolée et très en colère : elle avait perdu une bague. Le patron, les serveurs, les clients proches de sa table, tout le monde avait été mis à contribution. Personne n’avait vu le bijou. Elle avait promis une récompense généreuse et laissé son adresse avant de repartir. Philo s’était alors rendu aux toilettes et n’avait guère été surpris de voir un homme lui emboîter le pas. 448 Celui-ci lui avait déclaré avec excitation qu’il venait juste de trouver l’incroyable bague par terre, à la sortie des lavabos pour femmes. Je suis extrêmement pressé, avait-il dit. Si vous me donnez, disons, cinq cents dollars, je vous confie le bijou et vous empocherez le dédommagement en totalité. Philo avait sorti sa pince à billets en platine et les yeux de l’homme avaient tiqué sur l’épaisseur de la liasse. Philo lui avait offert le tout, soit cinq fois le montant de la récompense, à condition qu’il le conduise jusqu’à sa complice. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, s’était contenté de bredouiller le petit escroc. Philo avait dardé son regard aiguisé au plus profond des yeux de l’insignifiant personnage et n’avait pas eu besoin d’ajouter un mot. Ils s’étaient rendus dans un motel minable, bien éloigné de l’hôtel chic dont elle avait donné l’adresse au patron du restaurant, et où leurs infortunées victimes ne risquaient pas de les retrouver. Elle avait été furieuse de voir son partenaire arriver avec un étranger, mais Philo s’était conduit en gentleman du Sud, ce qui avait suffi à l’apaiser. Veuillez excuser cette intrusion, chère madame, avait-il dit. J’ai une offre à vous soumettre. Elle est très généreuse. Je souhaiterais faire appel à vos services. Je ne suis pas une putain. Je puis vous assurer, chère madame, que je suis guidé par les plus nobles intentions, avait-il poursuivi, une main sur le coeur. Je suis ici pour parler d’affaires. Est-il possible que nous en discutions en privé? 449 Elle avait réfléchi trois secondes pour le jauger et était parvenue à la seule conclusion possible : il était riche. Dan, laisse-nous seuls. Eh, on travaille ensemble! J’ai dit : laisse-nous, L’homme avait lancé des regards mauvais à son associée, puis à Philo, et avait tourné les talons en marmonnant. Salope! Monsieur, je vous prie de bien vouloir vous excuser pour cette remarque, avait exigé Philo en le retenant par le bras. L’autre avait ricané. Présentez vos excuses à madame. Gentiment. Ce n’est pas une dame. Pour un gentleman, toutes les femmes le sont. Et si je ne veux pas? Vous regretterez sans doute de ne pas l’avoir fait. Peu importe! avait grincé l’autre en ricanant. OK., Ruby, je suis désolé. Il s’était dirigé vers la sortie tell un ouragan, avait ouvert la porte d’un mouvement brusque, puis s’était retourné sur le seuil pour lancer à sa partenaire : Je suis désolé que tu sois une salope. Puis il était parti en claquant la porte. Philo était resté quelques instants immobile, avait mentalement pris note de l’incident et s’était tourné vers la femme. Quelle est votre combine? Le lâcher de pigeon? La méthode Ponzi? Appâter-substituer? Ce qui marche, s’était-elle contentée de répondre avec un haussement d’épaules. Comment Avez-vous deviné? avait-elle poursuivi en plissant les yeux. 450 - Je vous ai étudiée à table. Vous ne portiez pas de bague. Très observateur. Et quelle est donc cette affaire dont vous vouliez me parler? Je souhaiterais faire appel à vos compétences artistiques. Principalement pour réaliser des achats pour ma collection. Vous serez libre d’accepter d’autres clients si vous le souhaitez, mais seulement dans la mesure où ce travail n’altérera pas la qualité de ce que vous ferez pour moi. Son nom était Ruby Frobisher. Philo lui dit que c’était la première chose à changer. De même que sa coiffure : il fallait qu’elle se teigne les cheveux en roux. Elle avait aussi besoin de travailler son port de tête, son regard, sa manière de parler, de s’habiller. Il prit tout cela en charge et inventa pour elle un nouveau patronyme : il la rebaptisa Randolph, du nom de jeune fille de la femme de Robert E. Lee, issue d’une des meilleures familles de Virginie, et arrièrepetite-fille de Martha Washington. Élégante touche finale à sa création. Si Jessica avait, par hasard, appris que son précédent partenaire, un homme qui manquait de respect aux femmes et à qui il fallait donner une bonne leçon, avait eu la langue coupée par des visiteurs nocturnes, elle n’en avait jamais fait mention. Mais aujourd’hui, elle connaissait l’existence des alexandrins et les ambitions de Philo. Le trafiquant était passé à la description des amorces explosives, expliquant comment tout était contrôlé depuis un boîtier qui tenait dans la main. Ce dernier détail lui permit de regagner l’attention de Philo. 451 - Les bombes explosent à l’impact et maculent les objets alentour d’un gel d’hydrocarbure incandescent. Vous avez commandé des engins incendiaires de type Mk 77 Mod 4, susceptibles de contenir trois cent quarante litres de gel et qui pèsent deux cent trente kilos une fois remplis. Lors du largage, les câbles, ici, sont arrachés du détonateur, ce qui arme le dispositif. Et au moment de l’impact, tout ce qu’il y a autour brûle comme l’enfer. Littéralement. Philo savait déjà tout cela. Il en avait eu la démonstration au monastère bouddhiste. Et il venait de décider de ce qu’il allait faire de Jessica. 25 Stavros trouvait tout cela suspect depuis le début. Il observait discrètement, depuis la timonerie, les faits et gestes de ses deux curieux passagers. Lors de leur première nuit à bord, l’homme était resté au mess des officiers jusqu’à ce que la lumière se fût éteinte dans la cabine et le lendemain, le matelot lui avait rapporté que le couple avait dormi séparément, la femme dans la couchette, son compagnon sur le canapé. Une querelle d’amoureux? Ou peut-être n’étaient-ils tout simplement pas jeunes mariés, à moins que le monde n’eût vraiment changé depuis l’époque où il avait fait la cour à sa douce Maria. Force était de reconnaître que, pendant leur première journée en mer, elle avait souffert de nausées et que ce genre de désagrément pouvait parfois avoir un effet dissuasif sur les ébats d’un couple. Mais Stavros, qui parcourait les océans depuis quarante ans, en connaissait un rayon sur les méthodes pour soigner le mal de mer. Il avait mis une bonne dose de poudre de gingembre sous le nez de sa passagère et le résultat avait été radical. Pourtant, ce soir-là et le suivant, alors que ses officiers et lui savouraient quelques cigares autour d’un verre d’ouzo, le mari avait joué au solitaire jusqu’à ce que la lumière s’éteigne dans la cabine. Peut-être était-ce une sorte de jeu 453 auquel ils s’adonnaient tous les deux? Un passetemps secret pour amoureux? Elle, patientant dans l’obscurité, et lui n’arrivant qu’ensuite? Stavros admettait que c’était une possibilité, mais il avait plutôt l’impression que l’homme attendait que sa compagne se fût déshabillée et cachée sous les draps pour la rejoindre, et qu’il se préparait dans le noir, avant de s’installer sur l’étroit canapé. Stavros les observait lorsqu’ils faisaient leurs rares balades sur le pont arrière. Ils ne se tenaient jamais par la main, avait-il remarqué. Ils se parlaient, mais si bas que personne ne pouvait les entendre. Quelquefois, la jeune femme s’asseyait seule dans un transat. Elle examinait des fragments de poterie et consultait un livre, s’interrompant parfois pour noter quelque chose dans un carnet. Pendant ce temps, lui s’accoudait au bastingage, l’air taciturne, les yeux perdus sur la Méditerranée, comme s’il était à la recherche de son âme quelque part sur les vagues. Il se plongeait aussi dans un recueil à couverture émeraude, qui ressemblait à un journal intime. D’une grande importance, présuma Stavros, vu le nombre de lectures que cela nécessitait. Qu’ai-je à faire, après tout, qu’ils ne soient pas jeunes mariés? se demandait-il en lui-même. Et sa réponse fut qu’il s’en moquait éperdument. Mais il cherchait néanmoins à comprendre pourquoi ils avaient inventé une telle histoire. Glenn était sur le pont. Le ciel nocturne était clair. Avec l’aide du capitaine, il était parvenu à recharger le téléphone satellite de Ian. La première chose qu’il avait faite ensuite avait été de chercher qui 454 avait appelé en dernier. Hélas, les numéros en mémoire avaient été effacés, vraisemblablement exprès. Glenn avait alors appelé Maggie Delaney à Hollywood. C’était elle qui, en son absence, était responsable de l’enquête sur l’assassinat de son père. On était très inquiets, lui confia-t-elle de sa voix cristalline. Pourquoi n’avez-vous pas téléphoné plus tôt? C’est une longue histoire, avait-il répondu évasivement. Des nouvelles sur l’affaire de mon père? Aucune. Et nous n’arrivons pas à mettre la main sur Philo Thibodeau non plus. Il s’est littéralement volatilisé. Mais il fait des choses insensées. Il vend tout ce qui lui appartient, ses entreprises et leurs filiales, brade ses actions, liquide son empire financier, comme s’il voulait se débarrasser de tout le plus vite possible. C’est la panique à Wall Street. Chacun pense qu’il sait quelque chose que le reste du monde ignore. Est-ce le cas, Glenn? Il ne répondit pas. Un passage de la lettre de son père lui revint à l’esprit : Philo Thibodeau est un fou. Il croit en Nostradamus. Maggie, voyez si vous pouvez me trouver quelque chose au sujet du quatrain quatre-vingt-trois de Nostradamus, septième centurie. Et aussi si l’on a détecté dernièrement une quelconque anomalie astrologique. Elle le rappela dans l’heure qui suivit. Le quatrain n’existe pas, Glenn. Et pour votre autre requête, j’ai téléphoné au service des horoscopes du Los Angeles Times. Mercure est en régression jusqu’au 20 du mois, passant de Capricorne à 455 Taureau, avec la lune en Verseau. Que signifie tout cela, Glenn? Rien d’autre qu’une intuition, dit-il. Priez pour que je me trompe. Il referma le combiné du téléphone pour raccrocher et regarda au-dessus de lui. Le hublot était éclairé. Candice ne dormait pas ; vraisemblablement elle travaillait encore, infatigable. Il brûlait d’envie de monter, de se glisser dans l’étroite cabine, de refermer la porte derrière lui et de passer la nuit entre ses bras. Au lieu de cela, il tourna le dos à la tentation, se rapprocha de la rambarde et contempla le reflet des étoiles sur la surface de la mer. Il tenait le journal intime de sa mère, que l’eau avait abîmé. Seule la dernière page restait à décrypter, Il ne monterait pas se coucher avant l’extinction des feux. Candice étala les tessons devant elle. Elle détailla les lettres, décolorées mais toujours lisibles. Elle se mit à imaginer Esther, la tête penchée en avant, nettoyant une pièce de céramique, préparant l’encre, dessinant précautionneusement les caractères, ne se permettant aucune erreur, marquant une pause dès qu’elle le pouvait pour écouter le tourbillon de la vie dans la cité derrière la porte. À quoi ressemblaitelle? Était-elle grande ou petite? Jolie? Avait-elle un mari? Des enfants? Un amoureux? Candice ne cherchait pas vraiment seule. Elle recevait l’aide d’une femme qu’elle n’avait rencontrée qu’une fois, dans le couloir qui jouxtait l’unité de soins intensifs de l’hôpital, et qui pourtant était devenue sa compagne au cours des derniers jours. Le 456 Mildred Stillwater, à l’étrange sourire perpétuellement inscrit sur les lèvres. Que lui était-il arrivé après la publication de son manuel d’hébreu? S’était-elle mariée? Avait-elle fondé une famille? Abandonné ses recherches? À l’époque où elle était devenue chercheuse, le monde de l’archéologie était la chasse gardée des hommes. Cette créature trop douce n’avait-elle pas réussi à le supporter? S’étaitelle retirée derrière ses fourneaux ou dans un pavillon de banlieue, à la place où était censée se tenir une femme de sa génération? Candice repensa à Paul, qui lui avait demandé de l’épouser, même si sa démarche avait été plus une proposition en l’air qu’une demande officielle. Ta carrière est au point mort, tu n’as qu’à m’accompagner à Phoenix, avait-il lancé. On pourrait même se marier, si tu veux. À compter de ce moment-là, elle avait résolu de ne plus s’impliquer dans une relation, de se concentrer sur son travail, de réussir, comme sa mère, sans se rendre dépendante d’aucun homme. Mais ce voeu avait été fait avant que le destin n’amène Glenn Masters à sa porte et ne l’unisse à elle d’une façon qu’elle n’aurait jamais crue possible. Elle se rendit compte qu’elle pensait à lui, au lieu de se concentrer sur les céramiques. Le chassant de son esprit, elle se replongea dans son travail de décryptage. Soudain, elle s’immobilisa. Mes arrière-grands-parents comptaient parmi les prisonniers déportés par Nabuchodonosor, disait le tesson. Ainsi, c’était cela, Esther avait écrit pendant la période de l’exil à Babylone! Elle était juive, avait été 457 déportée après la destruction de Jérusalem et avait probablement rédigé quelque chose de secret, de codé, d’interdit... Consultant en hâte le manuel, Candice vérifia les dates de la captivité des Hébreux à Babylone : 587538 avant J.-C. Dieu vous bénisse. Mildred Stillwater! pensa-t-elle. Les derniers fragments étaient à présent traduits et retranscrits. Candice n’avait plus qu’à recomposer le puzzle pour obtenir l’histoire d’Esther - et l’explication concernant les tablettes en argile, pour lesquelles Ian avait vendu son âme. Un coup discret frappé à la porte la fit sursauter. Glenn passa la tête à l’intérieur. Pourtant, la lumière était toujours allumée... Elle lui sourit. Ça va? J’ai finalement réussi à joindre le quartier gênéral, expliqua-t-il. Il n’y a rien de nouveau au sujet de mon père. Il jeta un coup d’oeil en direction des céramiques. J’ai fini. Elle lui tendit la retranscription qu’elle avait recopiée intégralement sur une feuille de papier à lettre fournie par Stavros. L’histoire d’Esther, précisa-t-elle. Il s’assit sur le bord du canapé et se mit à lire. J’écris en secret et en hâte. Il me reste peu de temps. Je crains d’avoir été démasquée. Je suis la dernière de ma lignée. Après moi, le silence. Je m’appelle Esther. Mais ce n’est pas mon vrai nom. Cela faisait plaisir à mon maître perse de m’appeler ainsi, car il disait qu’il me trouvait belle 458 comme une étoile. C’est sans importance, car je ne suis que l’humble messager de quelqu’un de plus grand que moi, et c’est son nom qui doit rester dans l’Histoire. Mes arrière-grands-parents faisaient partie des prisonniers déportés par Nabuchodonosor, Ils virent notre roi enchaîné et rendu aveugle pour être conduit à Babylone. C’est là-bas que je suis née et que j’ai grandi ; mais je ne suis pas une Babylonienne. J’ai vécu en compagnie des juifs déportés, dont les prières allaient chaque jour vers l’ouest, là où autrefois se dressait le Temple. Bien avant que Jérusalem ne tombe et que l’on ne nous disperse en nous contraignant à l’exil, des hommes et des femmes avaient été sélectionnés pour conserver la parole sacrée de notre foi au plus profond de leur coeur, et la transmettre aux générations futures. À mon arrière-grand-mère, on confia le chant de Myriam, au même titre qu’on remit aux hommes les récits de leurs pères. Mon ancêtre en mémorisa chaque mot et en entretint le souvenir en elle. Elle fit le serment de livrer à son tour son secret à ses filles, pour que les exploits de nos glorieux représentants ne soient jamais oubliés. Les Perses nous ont affranchis, mais je n’ai pas été libérée, car j’avais malheureusement été remarquée d’un homme qui fit de moi son esclave et me donna mon nouveau nom. Il ne comprenait pas que j’étais la dernière d’une longue lignée à qui l’on avait confié une mission sacrée. Il m’empêcha de la remplir, alors que telle était ma vocation, avant même que je vienne au monde, comme elle avait été celle de ma mère, de sa propre mère avant elle, et ainsi de suite jusqu’à remonter à Eve. 459 Aujourd’hui je suis en fuite. Et si l’on me capture, on me condamnera à mort. Je ne fuis pas pour mon propre bien, mais pour celui des générations à venir, et parce que, depuis ma naissance, mon corps et ma vie ont été consacrés à la protection d’un livre sacré. Je sais que mon maître perse est à ma recherche. Je me suis sauvée une nuit grâce à l’aide d’amis qui m’ont permis de rejoindre en sécurité un bateau, qui a ensuite remonté le fleuve jusqu’à la ville de Mari. À partir de là, j’ai bifurqué vers le sud, empruntant la route des caravanes qui devait me conduire à Jérusalem. Mais Jérusalem est encore loin et je suis épuisée. Cette cité m’offre un bon abri contre la pluie et les orages d’hiver, qui ralentissent mon avancée vers l’ouest. Ici, en attendant que le temps s’améliore, et hors de portée des envoyés de mon maître, je vais confier aux écritures l’histoire que l’on a gravée dans mon esprit comme un stylet marque l’argile humide. Je reporterai la vie et les mots de celle qui nous a appris que le Seigneur Dieu nous a créés non pas pour mourir, mais pour accomplir notre destin ; que même dans nos moments les plus sombres, le soleil se lève toujours et que Dieu nous éclaire de Sa lumière nourrissante ; qu’il veille sur nous tous, y compris sur le petit poussin dans son oeuf; qu’il nous permettra d’atteindre l’autre rive. J’ai un dernier souhait. J’ai beau me trouver actuellement dans l’obscurité, je serai bientôt dans la lumière. Je ne redoute rien, car je vais retourner vers le Père, qui est lumière. Je ne demande qu’une chose à la veille de ma mort : je prie quiconque découvrira 460 cet endroit et mes pauvres restes de prévenir mes soeurs à Jérusalem et de leur donner ces écrits, qui représentent tout l’héritage que je peux leur laisser. Et de leur dire que mes dernières pensées ont été pour elles. Le chant de Myriam, murmura Glenn. Un livre de la Bible, perdu et oublié à cause de la capture et de l’ensevelissement d’Esther. Mais alors qui est l’épouse de l’astronome? interrogea Candice. Vous pensez que c’est Myriam? Elle remarqua que Glenn avait rapporté dans la cabine l’odeur vivifiante et salée de la mer. En a-t-il aussi le goût? se demanda-t-elle. Le Livre de Moïse dît que Myriam était une chanteuse et une danseuse, et aussi probablement une musicienne, précisa-t-elle. Nous savons qu’elle a rencontré la fille de Pharaon pour lui raconter l’histoire de la mère de l’enfant. Par conséquent, Myriam a très bien pu rester au palais. Peut-être même y at-elle grandi en compagnie de Moïse... Une image jaillit dans l’esprit de Candice, lumineuse, précise et colorée : une peinture murale du tombeau de Nakht. Il était astronome et sa femme musicienne. Était-il possible que celle qui était figurée fût en réalité Myriam, la soeur de Moïse? Glenn, que contient le chant de Myriam qui expliquerait que Philo Thibodeau s’acharne à mettre la main dessus? Qu’il aille jusqu’à assassiner pour l’obtenir? En guise de réponse, il baissa les yeux et observa sa chevalière. Quoi? 461 - Je t’ai déjà dit que je pensais que la société secrète à laquelle appartenaient mes parents était une sorte d’ordre religieux. Mais d’autres choses me sont revenues à l’esprit, que j’avais oubliées depuis longtemps. Candice, les alexandrins sont athées. Mais alors, quelle utilité aurait pour eux un livre perdu de la Bible? Jusqu’où les délires de Philo allaient-ils les mener? Était-il en quête de l’approbation de Dieu pour lancer sa guerre sainte ou provoquer l’Armageddon? Quels mots du chant de Myriam un fou pouvait-il interpréter comme l’ordre de provoquer un holocauste nucléaire? Glenn, il nous faut nous dépêcher. Nous devons quitter ce navire. Il nous fait perdre trop de temps. Je suis d’accord. Il serrait dans sa main le journal de sa mère, qu’il était enfin parvenu à lire jusqu’au bout. Il pouvait le lui dire. Il n’y avait pas de risque. Il saurait se maîtriser. Il n’avait plus besoin de l’éviter car, bien qu’il la désirât, bien qu’il voulût plus que tout la prendre dans ses bras et embrasser sa gorge, où naissait cette incroyable voix de miel, il savait qu’il arriverait à lutter contre la tentation et à la vaincre. Les derniers mots de sa mère l’avaient rendu plus fort. Il était à nouveau maître de ses émotions. Dans deux mois, Glenn et moi nous rendons à Morven pour son initiation à l’ordre, avait-il lu. Mais je crains pour sa vie. Philo perd de plus en plus contact avec la réalité. Je sens que Glenn est en danger à cause de lui. Que puis-je faire? Philo en veut à mon fils. Il faut absolument l’arrêter. 462 - Morven est un lieu, dit-il. Je ne sais pas où il se situe, mais j’ai la certitude que Philo s’y trouve. Stavros dit que nous accosterons à Salerne dans la matinée. Nous nous débrouillerons pour débarquer et pour y prendre un vol pour l’Angleterre. Et une fois là-bas, nous localiserons Morven, et Philo. Bientôt, pensa Philo, Glenn Masters aurait l’honneur suprême de perdre la vie pour une cause sacrée. Il allait vraisemblablement résister de prime abord, mais après tout il était le fils de Lénore, et était supposé avoir été initié à l’ordre des alexandrins bien longtemps auparavant. Philo avait confiance : quand Glenn comprendrait sa chance, il lui confierait volontiers sa vie. Il faisait les cent pas devant Mildred Stillwater, qui travaillait sur les tablettes, éclairées au néon. Pour déchiffrer le code, elle utilisait la photocopie de la pierre de Duchesne, volée à Candice dans sa chambre d’hôtel à Palmyre. Mildred avait dit qu’elle trouvait généreux de la part d’Armstrong d’avoir accepté de partager cette clé et de confier les plaques à Philo. Ce dernier point, avait estimé Mildred, était d’ailleurs sans doute l’oeuvre de Glenn, puisqu’il savait maintenant qu’il était membre des alexandrins, et donc l’un des leurs. Est-ce bien ce que nous pensions? demanda Philo, contenant difficilement son impatience. Oh oui! s’écria-t-elle, enjouée. Un trésor! L’un des plus précieux de notre collection. Philo en convenait volontiers. Mais pour lui, ces pièces archéologiques représentaient bien davantage : 463 vingt ans de labeur, qui allaient bientôt toucher à leur fin. C’était la dernière pièce du puzzle. Pauvre Mildred, qui s’exécutait sans jamais poser de question. Quelques années plus tôt, elle avait été à deux doigts de se marier et de commencer une nouvelle vie. Philo n’avait pu l’accepter. Mildred passait pour la plus grande experte mondiale en ce qui concernait toutes les formes de langues, d’alphabets et de dialectes du Proche-Orient antique. C’était un élément de grande valeur et il avait besoin d’elle à son côté, travaillant pour lui. Il avait alors effectué un tell travail de séduction qu’elle avait laissé le futur marié l’attendre en vain au pied de l’autel. Mildred s’interrompit et leva vers lui des yeux gourmands. Son désir ardent remua Philo. Elle avait tout abandonné pour être avec lui, et avait mené une existence terne et sans sexualité. Ni les plaisirs de la chair ni ceux de la maternité ne lui avaient été accordés. Soudainement touché par son dévouement et son abnégation, Philo fit une chose inédite : il posa ses mains sous le menton de Mildred, lui releva doucement la tête, inclina son visage blême et l’embrassa doucement sur les lèvres. Il s’attarda un peu dans cette posture, parce que c’était pour elle le premier baiser d’un homme en trente ans et que ce serait le dernier. Il se recula. Mildred était rivée sur place. Ses yeux brillaient comme deux soleils, étincelants de gratitude. Philo sourit. Cela n’avait pas été une tâche déplaisante, ni un grand geste. Il pouvait se permettre d’être généreux puisque le monde, comme chacun le savait, touchait à sa fin. 464 Un ciel lugubre, le souffle solitaire du vent, pas âme qui vive, pas même un oiseau ni une plante à des kilomètres à la ronde. Un paysage désolé. Candice cheminant à travers une étendue sablonneuse, chaque pas l’obligeant à s’enfoncer un peu plus dans le sable, jusqu’à en avoir jusqu’aux genoux et se trouver dans l’incapacité d’avancer. Et là-bas, loin devant elle, entre les deux parois abruptes de l’oued, Glenn, à moitié enseveli, un de ses bras pointant vers le ciel, ses doigts recroquevillés telles des griffes. Ses yeux vitreux et fixes. Mort. Elle poussa un hurlement. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle constata qu’elle se trouvait assise sur sa couchette, Glenn juste à côté d’elle, la tenant dans ses bras. Elle appuya son visage contre son épaule nue. J’ai rêvé que tu étais mort, murmura-t-elle. Un clair de lune argenté filtrait à travers le hublot ouvert. Il lui caressa la tête. Pas encore. Et pas avant longtemps. Blottie contre lui, elle frissonna. Alors il commença à fredonner un air de blues. Le murmure se transforma en mots et il chanta doucement : She’s the blues My lady in redon’t let the hot fire fool ya yl ady in redonly the blues ll cool y a... Je ne peux pas mourir, car il me reste encore beaucoup de choses à faire, enchaîna-t-il d’une voix apaisante. Il s’émerveilla de la sentir si frêle dans ses bras. Elle portait un tee-shirt en guise de chemise de nuit, mais c’était comme si elle n’avait rien sur le corps. Il y a cette pelote de ficelle géante, dit-il d’un ton sérieux, la plus grande au monde. Je ne l’ai pas 465 encore vue et j’en rêve. Je crois que c’est dans le Kansas. Elle émit un son et il pensa qu’elle pleurait. Mais quand elle recommença, il réalisa qu’elle riait. Et aussi cette maison, ajouta-t-il, dans l’Oklahoma, je crois, entièrement construite avec des ailerons arrière de Cadillac. Elle se recula et posa sur lui ses yeux brillants. Elle riait et pleurait en même temps. Tu viens de l’inventer, dit-elle de sa belle voix enrouée par les larmes. J’ai entendu parler de la pelote, c’est dans le Minnesota. Mais la maison en ailerons de Cadillac, tu viens de l’inventer. Et le pèlerinage de la tortilla sacrée! s’écria-t-il. Ne ris pas, je suis très sérieux! Il y a réellement un truc de ce genre à Lake Arthur, au NouveauMexique. Le visage de Jésus serait apparu dans ce plat, qui a, prétendument, guéri des gens. Je veux me lancer dans une expédition en voiture pour découvrir toutes ces merveilles que recèle l’Amérique. Elle s’essuya les yeux en souriant. Arrête d’essayer de me remonter le moral, ditelle doucement. J’étais juste en train de t’expliquer pourquoi ton cauchemar était à côté de la plaque. J’ai beaucoup trop de projets pour mourir maintenant. La lumière argentée qui tombait du hublot donnait aux épaules et aux bras musclés de Glenn l’apparence du marbre. La pâleur du clair de lune le dotait d’une expression divine. On eût dit un Apollon, de ceux qui ornent les monuments grecs, encadrés de deux colonnes ioniques. 466 - Tu n’aurais pas besoin de compagnie, par hasard, durant ton périple? demanda-t-elle, le souffle coupé par le désir. Cela montait en elle de manière intense, presque douloureuse. Peut-être. Tu sais plier les cartes routières? Ils se turent, conscients, tous deux, que le moment était arrivé. La chevelure de Candice retombait souplement sur ses épaules, une mèche jouait avec ses cils, masquant l’un de ses yeux. Glenn ne portait pour dormir qu’un caleçon. Son torse nu semblait offert. Les mains de Candice l’effleurèrent, puis elles frôlèrent la cicatrice sur l’omoplate. Glenn contempla sa gorge délicate et murmura doucement : Où est-il? Quoi? Il posa son index dans le creux de sa gorge. Elle comprit qu’il parlait du camée. Je l’enlève la nuit. Il ne retira pas son doigt, mais contempla l’endroit où se formait l’étonnante voix, la caverne de ses cordes vocales, remplie de chaleur et de miel. Il pencha la tête et embrassa délicatement la peau fragile. Candice gémit. Elle enlaça sa nuque de son bras et posa ses lèvres sur son oreille. L’étreinte de Glenn se resserra sur elle, leurs bouches esquissèrent une tentative de baiser... Il redressa brusquement la tête. Qu’est-ce que c’est? Les machines s’étaient subitement arrêtées. Il enfila son pantalon et ouvrit la porte de la cabine. Des hommes couraient sur le pont. 467 - Que se passe-t-il? demanda Candice en remontant les couvertures jusqu’à son cou. Stavros apparut, sans veste, ajustant à la hâte ses bretelles sur ses épaules puissantes. Pas de quoi vous inquiéter, monsieur. Le moteur est tombé en panne. Cela arrive tout le temps. Il sera remis en route en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Stavros se signa et repartit de plus belle. Quand Glenn referma la porte, il vit que Candice avait rapidement renfilé son jean et son chemisier. J’ai cru qu’on allait devoir courir jusqu’aux canots de sauvetage, dit-elle. Ils se dévisagèrent, se rappelant soudain ce que l’incident avait interrompu. Comment recommencer? Ils entendaient les mécaniciens crier depuis les ponts inférieurs, le fracas du métal contre le métal, et ils surent que, comme l’avait promis Stavros, VAthena repartirait sous peu. Mais les êtres humains ne fonctionnaient pas de la même façon... Et retrouver la magie d’un moment romantique n’était pas chose aisée. Aucun d’eux ne savait quoi faire, à présent. Mais chacun désirait ardemment l’autre. Au point que c’en était une souffrance. Le silence de la mer était presque inquiétant. Ils percevaient tout ce qui se noyait, auparavant, dans le bruit des moteurs : des craquements, des gémissements, le clapotement de l’eau contre la coque et, par-delà, sur la sombre étendue de la Méditerranée, le calme, profond, insondable. Glenn regarda Candice, s’enivrant de sa vue, se demandant comment il avait pu vivre sans elle, incapable de se rappeler son existence solitaire d’avant. 468 Il y avait autre chose, aussi : elle lui avait fait le cadeau de le réconcilier avec l’escalade, qu’il mourait d’envie de reprendre. Plus qu’une épreuve physique, c’était un défi psychologique. Comment avait-il pu se passer des hautes parois de Yosemite, du son merveilleux du souffle du vent mis en relief par le tintement des mousquetons et le martèlement des pitons? Elle l’avait conduit à se souvenir de ces moments de grâce qu’il avait oubliés. Candice, murmura-t-il en se rengorgeant de la prononciation de son nom. Les machines repartirent, crachotant et vibrant quelques secondes avant de reprendre leur ronronnement régulier. Le bateau bondit en avant et tangua légèrement sur les flots. Candice et Glenn s’agrippèrent l’un à l’autre. Les étoiles scintillaient derrière la vitre ronde du hublot, leur permettant de distinguer le visage de l’autre et d’y accrocher le regard. La pénombre intensifiait le plaisir des caresses et de la découverte réciproque des corps. Glenn s’empara d’une mèche de cheveux de Candice, et l’entoura sur son pouce et son index, comme s’il évaluait la qualité d’une soie précieuse. Elle parcourut avec douceur sa poitrine et explora sa musculature. Le premier baiser fut fougueux et passionné. Les mains, fiévreuses, tiraient sur les vêtements ; ils se déshabillèrent mutuellement. Glenn s’empara des seins nus de Candice. Elle poussa un petit cri. Ils s’écroulèrent sur le lit. Glenn enfouit ses doigts dans les cheveux de la jeune femme, goûta sa bouche, sa nuque, ses épaules. Candice l’invita en elle en chuchotant dans un soupir : Oui... Oui... 469 Glenn se laissa aller à la passion et au désir, s’autorisant, pour la première fois depuis des années, à ressentir quelque chose. Et Candice s’offrit à lui, le maintenant en elle, se cramponnant à lui, sentant la chaleur de sa respiration dans son cou, ses baisers ardents attisant son plaisir. Elle pleura de bonheur et cria dans le silence lorsqu’elle parvint au paroxysme. Le moment d’après, ce fut au tour de Glenn. Puis ils restèrent l’un contre l’autre, prolongeant leur étreinte, ce formidable moment d’extase, tandis qu’au-dessus d’eux, dans le profond ciel nocturne, Orion pourchassait le Taureau dans une course infinie. Glenn se réveilla en la tenant dans ses bras. Il faisait encore nuit. Les paupières de Candice papillonnaient dans son sommeil. Lui faire l’amour l’avait rendu à la fois faible et tellement fort qu’il fut saisi d’un impérieux besoin de la protéger. À côté d’elle, il se sentait à la fois fragile comme un petit garçon et aussi invincible qu’un dieu. Sa respiration fraîche sur sa peau, l’étreinte de ses bras, son râle si profond qu’il l’avait rendu fou... A quoi pensait-il en lui permettant de l’accompagner jusqu’à Morven? Vingt ans plus tôt, sa mère avait déjà craint qu’il ne fût en danger à cause de Philo, quand il n’avait que dix-huit ans. Aujourd’hui, jusqu’à quel point cette menace avait-elle grandi? Il ne pouvait pas exposer Candice à un tell danger. Je suis désolé, chuchota-t-il tendrement au creux de son oreille. Elle dormait toujours. Il remit en place une mèche qui tombait sur son front et l’embrassa doucement sur la joue. 470 - Pardonne-moi. Le lendemain matin, lorsqu’ils jetteraient l’ancre en baie de Naples, il quitterait le navire après avoir donné quelques gros billets à Stavros, contre la garantie qu’il débarque Candice en toute sécurité à Southampton, Lorsqu’il la retrouverait, tout serait fini. L’Athena poursuivait sa traversée de la Méditerranée au clair de lune, avec sa cargaison de figues et de dattes, ses amoureux enlacés et son équipage endormi. Mais son capitaine, lui, se tenait au poste de radio. Il décrivait à son interlocuteur les objets fort intéressants que le mousse envoyé en reconnaissance avait repérés en apportant les repas dans la cabine de ses curieux invités. Manifestement, il s’agit d’objets très anciens, disait Stavros à voix basse. Les écrits sont à l’encre, sur des fragments de poterie. Je crois que l’alphabet est hébreu, mais ça pourrait aussi être de l’araméen. Oui, oui, nous accostons à Salerne demain. Je peux m’occuper de l’homme et de la femme. Il coupa la communication et se gratta le crâne. Il était extrêmement content de lui, car non seulement il menait une activité commerciale florissante entre l’Angleterre et le Moyen-Orient, mais il en exerçait une autre, secondaire, fort lucrative : le trafic d’antiquités. En dix ans, cela lui avait rapporté énormement d’argent ; car, après tout, qui prêtait vraiment attention à un vieux bateau rouillé et à son jovial capitaine? 26: Comment ça, une inspection sanitaire? s’écria Glenn. L’Athena mouillait au large de Salerne, en attente de l’autorisation d’accoster. L’équipage était déjà à pied d’oeuvre dans les soutes. Stavros, les yeux plissés à cause du soleil éclatant, venait d’apporter à ses passagers de mauvaises nouvelles. Il haussa les épaules en s’excusant. Cela arrive, Je n’y peux rien. Un navire en provenance d’un endroit où l’on a décelé une épidémie doit être inspecté de fond en comble avant d’être autorisé à entrer au port. Mais je suis certain que les autorités ne se préoccuperont que de vos certificats de vaccination. Glenn et Candice échangèrent un regard entendu : ils n’en avaient pas. Et après? demanda Glenn. Au moins, il était soulagé d’avoir changé d’avis et de ne pas avoir sauté par-dessus bord en abandonnant Candice aux mains du capitaine... Si vous êtes vaccinés contre le virus en cause, vous aurez l’autorisation de débarquer. Sinon, vous serez sans doute placés en quarantaine. En quarantaine? Vos bagages seront aussi peut-être fouillés, pour vérifier si vous ne transportez pas de fruits, de viande 472 ou d’eau contaminée. Si vous voulez, je peux les mettre en sécurité, là où les inspecteurs ne risquent pas de les trouver. Aussi tentante que parût la proposition, ils ne souhaitaient pas se séparer de leurs affaires, en particulier à cause des tessons. Ils prirent donc quelques minutes pour faire leur sac, décidant d’inventer une histoire en cas de nécessité. Une fois cette tâche effectuée, ils n’eurent plus rien d’autre à faire qu’attendre. Ils s’installèrent donc sur le pont et regardèrent, impuissants, les allées et venues dans le port, les ferries et les hydroglisseurs, les cargos et les bateaux de croisière de luxe... Des mouettes qui tournoyaient au-dessus de l’’Athena, espérant peut-être dégoter quelque chose à manger, élurent finalement un bateau de pêche, plus prometteur. Le rivage, avec ses digues, ses quais et ses docks affairés, paraissait terriblement loin. Coincée entre le bleu du ciel et celui de la mer, la côte d’Amalfi était d’une beauté à couper le souffle, avec ses caps et ses villages nichés au fond des anses. Pourtant, Glenn et Candice le remarquèrent à peine. Ils se dévisageaient l’un l’autre, sans voix face au nouveau tournant que prenait leur vie. Aucun des deux n’avait prononcé le mot amour . Ce qui leur arrivait été bien trop récent, trop formidable, trop effrayant aussi. Ils s’étaient embrassés et enlacés, puis avaient dormi dans l’intimité de la cabine, bercés par le léger tangage de L’Athena, leurs jambes et leurs bras entremêlés, leur coeur battant à l’unisson, au rythme du désir et de la rage qui alimentaient leur passion. Mais à présent le jour s’était levé, le soleil leur tapait déjà sur le crâne, 473 et la brise marine leur caressait le visage. Ils se sentaient soudain terriblement démunis après ces premiers émois. La lumière les rendait timides. Ils avaient l’impression de former un de ces couples désuets de jeunes mariés qui venaient juste de célébrer leur nuit de noces, chacun se souvenant presque avec honte du corps de l’autre et de son plaisir, Le coeur en feu sous leur apparence réservée, leur passion ardente prête à repartir de plus belle. Ils savaient que d’un seul regard, d’un seul contact, pourraient jaillir des étincelles. Finalement, une navette arborant des insignes officiels fendit les eaux en zigzaguant, traçant sa route entre les nombreuses lignes des bateaux de pêche. Elle diminua les gaz puis s’arrima le long de la coque de l’Athena. Deux hommes en uniforme kaki impeccable montèrent à bord par l’échelle. Après les présentations d’usage, Stavros en emmena un à la timonerie, où son second lui fournirait les documents et les papiers du cargo. Le second resta sur le pont, examinant sous toutes les coutures le passeport de Candice et celui de Glenn. Quand il les leur rendit, il dit dans un anglais parfait : Et maintenant, votre carnet de santé, s’il vous plaît. Il leur tendit une main légèrement hâlée. Quel est le problème, docteur? demanda Glenn en s’efforçant de ne pas perdre son aplomb. Le badge de l’officier signalait qu’il appartenait au personnel médical, mais Glenn avait remarqué qu’il portait également une arme à la ceinture. Des cas de choléra se sont déclarés dans l’ouest de la Syrie. Nous avons ordre de vérifier tous les 474 navires qui arrivent de ce pays. Les passagers doivent être vaccinés. Dans le cas contraire, nous sommes dans l’obligation de les mettre en quarantaine. Pour combien de temps? L’homme haussa les épaules. Des jours. Des semaines. Cela dépend. Des semaines! laissa échapper Candice. Glenn posa une main apaisante sur son bras et réfléchit quelques secondes. Docteur, quand ma femme et moi nous sommes rendus au Zaïre, il y a quelques mois, nous avons été vaccinés contre la bionphite conique . Cela s’apparente au choléra, non? Ça ne suffit pas? L’homme cligna des yeux. Eh bien, oui. Mais... Mi displace, il faut tout de même que vous me présentiez votre carnet de santé. Candice jeta un regard perplexe en direction de Glenn, qui hocha la tête. Ils dirent au revoir à Stavros et à ses officiers, se saisirent de leur paquetage et suivirent les deux médecins dans la navette. Ils abordèrent le front de mer couvert de piétons, de voitures et de scooters. Des vendeurs ambulants poussaient leur chariot surchargé où l’on trouvait de tout, des aubergines comme des pizzas. Le pilote de la navette grimpa sur l’appontement pour attacher les amarres. Les deux officiels demeurèrent postés dans le dos des Américains. On aida d’abord Candice à se hisser sur le ponton, puis Glenn. La première chose que ce dernier remarqua fut la limousine noire garée à l’extrémité du quai, dont les vitres teintées dissimulaient les occupants. La 475 seconde fut un garçon en short qui poussait un chariot rempli de citrons, de pêches et de toute sorte d’autres fruits. Il parcourait les docks en vantant sa marchandise d’une voix tonitruante, espérant attirer les pêcheurs ou les ouvriers des chantiers navals. Les deux membres présumés des services sanitaires encadraient Candice et Glenn, et les conduisaient vers la voiture en les tenant fermement par le bras. Ces fruits ont l’air délicieusement bons, et ma femme et moi avons raté le petit déjeuner, dit Glenn sur un ton détaché en regardant le chargement du gamin. L’escorte resta résolument silencieuse et ne dévia pas de sa trajectoire. Toi, là-bas! appela alors Glenn. Le petit vendeur se dirigea immédiatement vers lui. J’ai de l’argent ici, dit Glenn en farfouillant dans la poche de sa chemise. L’homme qui le tenait le laissa faire. Sachant que les billets suffiraient largement à dédommager le garçon, Glenn ne prit pas le temps de les compter. D’un mouvement rapide, et sans laisser à leurs gardiens le temps de réagir, il les lui glissa dans la main tout en envoyant valdinguer le chargement de fruits sur l’appontement. Profitant de l’effet de surprise, il agrippa le bras de Candice d’un geste vif, lui fit contourner la marchandise répandue et l’entraîna vers la ville, lui recommandant de tenir fermement ses bagages et de ne pas s’arrêter. Derrière eux, les deux hommes en uniforme, ahuris, dérapèrent sur les fruits écrasés et chutèrent l’un après l’autre. Courant à perdre haleine, Glenn et 476 Candice se faufilèrent entre les voitures. Ils voulaient sortir au plus vite du champ de vision de leurs poursuivants. Ils ne firent halte qu’une fois dans une ruelle étroite et en pente, où ils s’estimèrent en sécurité, à la fois suffisamment loin du quai et protégés par le cordon vibrionnant de la foule. Ils purent enfin reprendre leur souffle. Mais que s’est-il passé? demanda Candice, haletante. Ils s’abritèrent sous le renfoncement protecteur d’un porche. J’ai senti que le soi-disant toubib n’en était pas un, et qu’il ne nous emmènerait pas vers un centre de quarantaine. Je l’ai donc testé. Enfant, j’ai eu de la bronchite chronique, que j’appelais bionphite conique . N’importe quel médecin aurait relevé. Mais ce gars-là, n’y connaissant rien, ne pouvait pas prendre le risque. Il scruta l’extrémité de la rue, qui débouchait sur le port ensoleillé, chargé de bateaux et de passants. Philo a bien failli nous avoir, ce coup-ci. Nous devons nous rendre à Londres, et vite, conclut-il en prenant Candice par le bras. 27: Philo montait et descendait avec régularité les marches du Stairmaster, tell un guerrier se préparant pour la bataille. Il savourait la sensation que lui procuraient les gouttes de sueur qui roulaient le long de son corps, la chaleur et l’énergie qui irradiaient chacun de ses muscles et de ses nerfs dans cette salle de sport privée à l’équipement ultramoderne. Philo Thibodeau entretenait sa forme avec une détermination quasi religieuse. À soixante-dix ans, il avait le corps d’un homme de cinquante. Il se nourrissait de boissons énergétiques bourrées d’herbes et de vitamines, et des aliments les plus frais et les plus riches en minéraux. Il ne pouvait pas se permettre de laisser le surpoids ou la fatigue prendre le dessus. Il fallait qu’il préserve toute sa vigueur et sa jeunesse. Car la course du temps était inexorable, et le grand moment était presque arrivé. Après une douche froide, il enfila un pyjama de soie blanche et une robe de chambre assortie, puis sortit sur la terrasse du chalet, nid d’aigle perché au sommet d’une montagne, où il venait périodiquement se ressourcer. Il balaya du regard le paysage somptueux qui s’offrait à lui sur trois cent soixante degrés. Il observa les sommets enneigés, les ravins et les vallées, les façades rocheuses aux forêts peuplées 478 de cerfs, les ruisseaux poissonneux, les gens qui se promenaient dans le village au-dessous de lui ; puis il laissa son regard flotter vers l’horizon et imagina les villes et les mégalopoles qui se trouvaient au-delà, tous les êtres humains qui les peuplaient, qui en cet instant même naissaient, aimaient, haïssaient, mouraient. Il imagina les richesses de la Terre, et sentit son âme s’élever et s’envoler au gré du vent des cimes. Il écarta les bras pour accueillir ce monde, cette planète, ce globe bleu-vert tournoyant dans l’espace glacial et sombre, cette sphère porteuse des rêves et des espoirs, des désirs et des déceptions de six milliards d’âmes qui, toutes, appartenaient à Philo Thibodeau. Elles l’ignoraient, naturellement, mais ne tarderaient pas à le découvrir. Le jour où Philo marcherait à la droite de Dieu, au son des trompettes et des chants séraphiques. Le jour où il rencontrerait le pape, qui s’agenouillerait pour baiser sa bague. Je sais à quoi vous pensez, dit une voix féminine. Il se retourna et découvrit Jessica, debout devant les grandes portes vitrées ouvertes. Elle portait un pantalon à pinces noir et un chemisier de soie crème, qui mettaient en valeur sa taille fine. Elle était arrivée une heure plus tôt, en hélicoptère. Philo arqua un sourcil interrogateur. Et qu’ai-je donc en tête, ma chère? Elle se retira à l’intérieur pour se protéger du vent qui soufflait sur la terrasse et qu’elle avait en horreur. Elle était pieds nus car, à l’exception de la cuisine, toutes les pièces, soit près de sept cent cinquante mètres carrés au total, étaient tapissées d’une épaisse 479 moquette en fourrure d’ours polaire, au contact merveilleusement agréable, Jessica observa le buffet dressé comme pour un banquet et se demanda si, pour une fois. Philo allait daigner partager un repas avec elle. J’ai vu pas mal de choses, au château, dit-elle en dévorant des yeux les crevettes décortiquées, les plateaux de fromages, les grappes de raisin juteux. Ils avaient déjà parlé de sa visite dans la forteresse des Pyrénées lorsque Philo l’avait appelée pour l’inviter à le rejoindre. Elle lui avait alors avoué sans ambages avoir trompé le garde de l’entrée, puis avoir fouillé un peu partout. Elle s’était attendue que Philo réagisse violemment, mais, au contraire, il avait affirmé comprendre sa curiosité. Elle se demandait s’il se montrerait aussi calme lorsqu’elle lâcherait sa bombe et dresserait la liste de ses exigences. Qu’avez-vous trouvé? demanda-t-il sans la quitter du regard. Elle était décidément aussi belle qu’artificielle et indigne de confiance. Un papyrus, répondit-elle en se tournant vers lui pour observer sa réaction. Il était indiqué à côté qu’il s’agissait de la plus ancienne version connue de l’Évangile de saint Marc. Est-ce un original? Sans le moindre doute. Les premiers manuscrits s’achèvent sur l’apparition de l’ange à Marie-Madeleine près du tombeau vide, reprit-elle en découpant un petit morceau de cheddar. Huitième verset du chapitre seize. Les suivants, qui décrivent les rencontres de Jésus ressuscité avec ses disciples en Galilée, sont de toute évidence des rajouts effectués par un auteur ultérieur. On s’est 480 toujours demandé pourquoi. Ainsi, la réponse se trouve au château. La fin authentique... Tout en sélectionnant une pipe d’écume dans sa collection. Philo déclara : Les analyses ont démontré sans doute possible que le papyrus avait été écrit moins de dix ans après la Crucifixion. C’est un exemplaire unique au monde. Tous les autres textes connus du Nouveau Testament ont été rédigés bien des années après la mort des divers protagonistes. Comme vous l’avez si bien observé, ma chère, poursuivit-il en plongeant le fourneau de l’objet dans une tabatière, les chercheurs contemporains pensent que la version actuelle de l’Évangile de Marc est plus longue que l’original, qui se terminait au verset huit : Les femmes ne dirent rien à personne, car elles avaient peur. La plupart des traductions s’arrêtent ainsi ; en vérité, c’est peur de . Et de quoi? Et pourquoi l’Évangile s’arrêteraitil au milieu d’une phrase? Certains affirment que Marc est mort avant d’avoir terminé. D’autres pensent que la fin originelle a été coupée sciemment, parce qu’elle n’était pas conforme aux croyances du moment. Avez-vous lu la traduction de la suite? demanda-t-il en bourrant soigneusement sa pipe. J’ai eu juste le temps de la recopier. Et je l’ai apprise par coeur : Parce qu’elles avaient peur de l’ange, récita-t-elle fièrement. Alors l’ange leur dit : Femmes, pourquoi avez-vous peur? Ne me reconnaissez-vous pas? Regardez-moi et dites mon nom. Et Marie-Madeleine leva les yeux et vit que l’ange était son Seigneur, revenu d’entre les morts. Elle reconnut les blessures de ses mains et les blessures de ses pieds, et la blessure de son côté. Et le Seigneur 481 dit : Proclamez au monde entier que je suis ressuscité. Ce que je ne saisis pas, c’est pourquoi cette fin a toujours été gardée secrète... ajouta-t-elle avec un sourire. Avant que Philo ne puisse répondre, elle leva lae main parfaitement manucurée. Ne dites rien. J’ai compris. Vraiment? Elle prit une poignée de raisin sur le buffet. Le principe de la papauté, dans l’Église catholique, repose entièrement sur le fait que Pierre a été la première personne à qui le Christ a confié la mission de prêcher la vérité au monde. Mais le document conservé au château, antérieur au reste, révèle que la personne élue était en réalité Marie-Madeleine. L’homme présent près de la tombe n’est pas un jardinier ou un ange, comme l’ont prétendu les versions ultérieures de l’Évangile, mais Jésus lui-même. Facile d’imaginer ce qui se passerait si quelqu’un entrait au Vatican et informait le pape qu’il doit quitter le trône de Saint-Pierre parce qu’il revient de droit à la communauté des soeurs de Marie-Madeleine, et ce depuis près de deux mille ans! Je me demande quel est le féminin de pape, conclut-elle en souriant. Il l’observa un moment en silence, avec son sourire insolent, ses gestes plein d’assurance, tandis qu’elle dégustait un à un les grains juteux. Vous cherchez à me dire quelque chose, je suppose? demanda-t-il posément. L’Évangile de Marc, tous ces livres et ces manuscrits anciens, ces oeuvres religieuses, que vous vous êtes procurés grâce à moi et à d’autres... Je sais ce que vous préparez. 482 - Mais encore? Un chantage religieux, dit Jessica. Il cligna des yeux, impressionné. Dans quel but, selon vous? La domination du monde. Contrôlez les religions et vous tenez le monde... Vous êtes arrivée à cette conclusion à partir d’un simple fragment d’Évangile? Un autre grain pourpre disparut dans sa bouche, ses dents blanches mordirent dedans avec délectation, une goutte de salive rosée perla à la commissure de ses lèvres. Diffusez ce fragment dans les médias, et tous les catholiques réaliseront qu’ils se sont fait avoir pendant deux mille ans. Et s’ils commencent à remettre la papauté en question, qu’adviendra-t-il? Je suis prête à parier que quelque part dans le château, Philo, ou dans votre collection privée, il existe un texte qui pourrait transformer à jamais le sens du Coran, ou prouver que Bouddha n’a jamais existé, ou que Krishna n’est qu’un mythe. Discréditez les religions, et il s’ensuivra une véritable anarchie. Leurs représentants seraient prêts à tout pour que ces informations ne soient pas divulguées. Des armes, Philo, conclut-elle gravement en reposant les raisins restants sur le buffet. Voilà ce que sont tous ces documents. Un véritable arsenal. Des armes... Les plus insidieuses de toutes. Songez aux pires formes de destruction qui existent, les armes chimiques, nucléaires, le terrorisme ; malgré tout cela, les gens s’en sortent, ils tiennent le coup grâce à leur foi. Mais enlevez-la-leur... 483 - Très intelligent, ma chère. Jessica esquissa un sourire satisfait. Tout se passait mieux que prévu. Philo serait obligé d’accepter ses conditions. Devenir maître du monde... C’était une idée assez plaisante, somme toute, songea-t-elle. Vos conclusions sont intéressantes, répondit Philo, mais incorrectes. C’est vrai, je suis à la tête de l’ordre des alexandrins. Mais laissez-moi vous révéler sa véritable mission, sacrée... Lorsqu’il lui eut parlé d’Alexandre et de la communauté secrète, de l’incendie de la Grande Bibliothèque, des deux mille années passées à retrouver et préserver tous ces écrits, Jessica fronça les sourcils. Tout ça dans le seul but de constituer la plus grande bibliothèque du monde? Ce n’est que la première partie de notre mission. Vous êtes-vous jamais demandé, ma chère, pourquoi je vous avais recrutée? Les alexandrins sont des collectionneurs. Mais ils ne collectaient pas assez vite. Je devais augmenter la cadence, tout en m’assurant que cette opération demeurerait un secret. Il fallait aussi que j’effectue quelques achats que mes frères n’auraient pas approuvés, mais qui m’étaient indispensables pour atteindre mon objectif. Elle le regarda avec perplexité. Votre objectif? Il lui dit alors la vérité, que nul ne connaissait, pas même Sandrine. Tandis que sa voix douce s’élevait dans l’air de l’après-midi et se mêlait aux craquements des bûches dans la cheminée, tandis que ses mots, portés par un élégant accent du Sud, révélaient à Jessica un plan qu’elle n’aurait jamais pu concevoir elle-même, elle sentit un frisson glacé la traverser. Il était sérieux, 484 parfaitement sérieux. Ses fantasmes de destruction étaient réels. Philo, murmura-t-elle lorsqu’il eut terminé. Il posa sa pipe toujours éteinte sur une petite table. Philo, c’est de la folie! Sa physionomie se durcit. Nul n’est prophète en son pays. Jésus l’avait compris, et c’est la croix que j’ai toujours dû porter. Mais bientôt, le monde va connaître la vérité. Jessica commençait seulement à comprendre quelle tragique erreur elle avait commise, à quel point elle avait sous-estimé Philo. Elle se demanda comment, au cours des années passées près de lui, elle avait pu ignorer sa folie. Elle réfléchissait à toute vitesse, à la recherche d’une issue, d’un moyen de s’éloigner de lui le plus rapidement possible, quand l’un de ses sbires, celui qui avait une tache de naissance, approcha. Le contact a été pris, monsieur, annonça Rossi. Philo ferma les yeux. Le contact. La dernière pièce du puzzle était désormais en place. Le commencement était terminé, et c’était désormais le début de la fin. Je m’en vais sur-le-champ, déclara-t-il en se dirigeant vers la porte. Occupez-vous-en, ordonnat-il en désignant Jessica d’un geste désinvolte. Rossi glissa la main dans sa veste et en sortit un revolver. Jessica ouvrit de grands yeux paniques. Philo? Il se tourna vers elle. Vous m’avez trahi, dit-il sèchement. Vous auriez exposé ma cause avant l’heure. Si je ne vous avais pas fait venir ici, j’aurais pu perdre à jamais toute chance de retrouver Lénore. Qui? 485 - Personne ne se met en travers de mon destin.,, gronda-t-il, ses sourcils blancs froncés de façon menaçante au-dessus de ses yeux d’un gris d’orage, Rossi s’avança vers elle. Philo, non! hurla-t-elle. Pas ici, dit Thibodeau à son homme de main en désignant la coûteuse moquette en fourrure. Dehors. Philo, non! cria de nouveau Jessica lorsque Rossi l’empoigna par le bras et la tira sans ménagement vers la terrasse. Non, Philo, je vous jure... Une troisième fois. Comme Pierre reniant le Christ. Les montagnes environnantes répercutèrent longuement le claquement sec du coup de feu. Ils ne perdirent pas de temps. Ils étaient là pour écouter la microcassette étiquetée Assurance . L’appartement de Ian Hawthorne était situé dans une petite rue au coeur du quartier de Bloomsbury, à mi-chemin entre le British Museum et l’université. Sous le porche d’une librairie, en face de chez lui, Glenn et Candice observaient l’immeuble pour s’assurer qu’il n’était pas surveillé. À Salerne, ils étaient montés dans le premier vol pour Rome, et de là, avaient pris une correspondance pour Londres. Comme leurs passeports révélaient de récentes visites dans des pays du Moyen-Orient, ils avaient été rigoureusement interrogés par la sécurité au départ comme à l’arrivée, et même fouillés avant d’être autorisés à continuer leur voyage. Avec tous ces contretemps, ils avaient craint d’avoir été précédés chez Ian par Philo ou ses agents ; mais rien ne semblait inhabituel. 486 Ils pénétrèrent au domicile de Ian grâce aux clés trouvées dans son manteau. Candice éprouva une sensation étrange, mêlée à de la tristesse, au souvenir de sa fin tragique dans le désert. L’appartement était plein à craquer de livres et d’objets divers, poteries, statuettes, monnaies anciennes ; les murs disparaissaient sous les photographies, les lettres encadrées, les articles élogieux sur sir Ian Hawthorne. Des effets personnels traînaient encore sur les chaises. Une vie d’homme résumée en deux pièces et demie. Le bureau était jonché de paris, de martingales, de comptes rendus de courses, de notes menaçantes de créanciers. Candice trouva aussi une lettre de refus d’un éditeur auquel Ian avait soumis, à en croire la missive, une version réchauffée du livre qu’il avait écrit dix ans plus tôt . Puis elle découvrit un exemplaire de son ouvrage sur la poésie égyptienne. Ian ne lui avait jamais dit qu’il l’avait acheté. Glenn glissa la cassette dans le répondeur et appuya sur le bouton de lecture. La voix de Ian s’éleva, haute et claire. Les conversations avaient été enregistrées à partir de sa résidence d’Amman, en Jordanie. Ils l’écoutèrent placer des paris sur des chevaux, des lévriers, des matches de football, affirmer à quelqu’un que son chèque était déjà posté, réclamer des fonds supplémentaires pour ses fouilles... Puis, soudain, la voix de Candice : Ian, c’est Candice. Vous m’aviez dit d’appeler si j’avais besoin de quelque chose... Le message remontait à quelques semaines, mais il leur paraissait vieux de plusieurs années. 487 Ils tendirent l’oreille. L’appel suivant venait de l’extérieur. Monsieur Hawthorne, nous souhaitons vous engager. C’était une voix d’homme, mais pas celle de Philo. Nous savons que Candice Arrnstrong a fait appel à vous pour entrer en Syrie. Nous voudrions que vous l’accompagniez où qu’elle aille. Si vite! s’exclama Candice. Comment ont-ils pu savoir? Ton téléphone était sur écoute. Mais j’appelais de mon portable! On peut le mettre sur écoute? Bien sûr. Ils firent défiler la suite de la conversation. Ian accepta la demande de son correspondant, parlementa un moment, et finalement ils se mirent d’accord sur un prix. Vous devrez nous faire des rapports réguliers, docteur Hawthorne. Notre numéro est... Glenn prit un crayon et nota rapidement la série de chiffres. Demain soir, rendez-vous dans le hall de l’hôtel An-Qasr, rue Abd al-Hamid. Notre agent vous remettra trois choses : la première moitié du paiement, un téléphone satellite, un revolver. Ian protesta contre l’arme, mais son interlocuteur insista : Vous serez contraint de l’utiliser si Armstrong vous crée des ennuis. Ils entendirent le silence choqué de Ian, puis la communication s’interrompit brutalement. C’était la fin de la cassette. Candice tourna vers Glenn un visage perplexe. Ian était censé m’abattre? Moi... mais pas toi, apparemment... Pourquoi pas toi? Le visage de Glenn s’assombrit. 488 - Parce que Philo veut aller jusqu’à la confrontation. Il attend que je le retrouve. Vingt ans plus tôt. Une discussion houleuse entre deux hommes. Les mots sang et sacrifice ... Glenn comprenait à présent que cela avait quelque chose à voir avec lui. Il décrocha le combiné et composa le numéro que le correspondant de Ian lui avait laissé. Thistk Inn, annonça son interlocuteur. Thistle Inn? Une auberge? répéta Glenn. Est-ce que je suis bien au...? Il répéta le numéro. Oui, monsieur. Pouvez-vous me dire où vous êtes situé? Je vous demande pardon? J’ai besoin de l’adresse de votre établissement. Glenn la nota, et, lorsqu’il eut raccroché, il annonça à Candice : C’est en Ecosse. Ils trouvèrent un atlas au milieu des livres d’Hawthorne. Glenn découvrit bientôt l’endroit qu’il cherchait : une petite île située au Sud-Ouest du pays. Morven. Candice le regarda avec anxiété. Que penses-tu que nous allons y trouver? Je ne sais pas. Mais une chose est sûre : le lieu sera bien gardé... 28: Londres, 1814 Il faut que vous m’écoutiez! s’écria Frederick Keyes. Desmond Stone a l’intention de dissimuler des pièges un peu partout sur Morven! Des collets mortels, des filets, des trappes ouvrant sur des pics acérés. Des engins à ressorts en acier semblables à ceux qu’utilisent les trappeurs canadiens pour attraper les ours. Le tout contrôlé par des mécanismes invisibles. C’est irresponsable, cruel et inhumain! Allons, allons, ricana Stone. Cruel et inhumain? De protéger ce qui nous appartient? Absurde. Les intrus et les espions méritent de mourir. Ils étaient réunis dans un club londonien, et comme il était tard, ils disposaient du fumoir pour eux seuls. Et les innocents? demanda Keyes en se tournant vers son interlocuteur. Stone et lui étaient engagés dans une rivalité acharnée qui remontait à l’époque de leurs études d’architecture. Les malheureux promeneurs qui débarquent sur Morven sans savoir qu’ils sont en danger? As-tu perdu la tête? Stone haussa les épaules. Dans toute guerre, il y a des victimes civiles. Je rêve 490 - Messieurs, messieurs, intervint un homme plus âgé, au visage barré d’une moustache blanche. Restons calmes, je vous en prie. Frederick, nous sommes d’accord avec vous, malheureusement la protection de la bibliothèque passe avant tout, y compris la sécurité des visiteurs susceptibles de se trouver sur Morven par erreur. Le vieux monsieur avait passé plusieurs semaines à rencontrer des alexandrins en Grande-Bretagne et sur le continent, comptabilisant leurs votes au sujet du problème urgent et vital de la protection de Morven. Frederick, l’avantage du plan de Stone est qu’il peut entrer en vigueur immédiatement. Vous ne nous avez proposé aucune autre solution. J’ai besoin de temps. Nous n’en avons pas, vous le savez. Vous avez vu ce qui s’est passé quand la Révolution a éclaté en France. Le château a failli être découvert. C’est pour cela que nous avons traversé la Manche. Vous imaginez ce que Bonaparte pourrait faire de notre collection s’il mettait la main dessus? Seigneur, il s’en servirait pour conquérir le monde! Mais des innocents vont être tués. Tous ceux qui passeront près de Morven... Alors pour l’amour du ciel, imaginez autre chose! Donnez-moi un délai raisonnable... Vous avez une semaine. Après cela, nous suivrons le plan de Stone. Comme ils allaient chercher leurs hauts-de-forme et leurs cannes, Desmond Stone déclara avec un sourire satisfait : 491 - Tu n’y arriveras jamais, Frederick. Tu es à court d’idées. Mais Frederick Keyes n’était pas homme à baisser les bras si facilement. J’empêcherai tes projets barbares de voir le jour, Stone, je le jure, même si c’est la dernière chose que je fais. Il était plus de minuit et Frederick travaillait toujours sur des croquis, schémas, dessins ; mais aucune idée ne lui venait. Et il ne lui restait que trois jours. Bang, bang. Ouvrez! Frederick sursauta, renversant la bouteille d’encre dans son mouvement. Les coups reprirent. Au nom de la loi, ouvrez! Il tourna le verrou et entrebâilla la porte. Un inconnu de haute taille, en uniforme de la garde de nuit, le poussa sans ménagement et pénétra dans la pièce. Frederick Keyes? C’est moi. Que se passe-t-il, monsieur? Vous devez vous présenter sur-le-champ devant le magistrat. Suivez-moi sans faire d’histoires. Frederick regarda les officiers de la garde de nuit restés debout devant la porte. De quoi m’accuse-t-on? De haute trahison. Et on lui passa les menottes. La voix du juge résonnait dans la grande salle d’audience aux murs lambrissés, chargés d’histoire. 492 - Frederick Keyes, avez-vous affirmé, devant les témoins qui se sont présentés ici, qu’il existait un pouvoir supérieur à celui de Dieu et de la Couronne? Tout le monde retint son souffle : les avocats en perruque blanche et longue robe noire, les spectateurs massés dans les galeries réservées au public. Comme il était d’usage pour les affaires de ce genre, le procès se déroulait devant la Première Cour, la plus ancienne et la plus célèbre de toutes celles de l’Old Bailey de Londres. Frederick Keyes, debout dans le box des accusés, commença : Si Votre Honneur le permet... Répondez à la question. Avez-vous prononcé ces mots? Oui, Votre Honneur. Des exclamations outragées s’élevèrent dans la galerie. Le juge abattit son marteau pour obtenir le silence. Puis, sourcils froncés, il demanda : Et quel est ce pouvoir supérieur? S’agit-il du diable? Je ne peux pas le dire, Votre Honneur. Le juge se pencha en avant. Êtes-vous chrétien? Non. Êtes-vous juif? Des rires coururent parmi le public. Je n’appartiens à aucune religion établie. Niez-vous tout ce dont vous accusent les témoins entendus aujourd’hui? Niez-vous avoir prononce des paroles traîtresses et blasphématoires? Frederick rejeta les épaules en arrière et se tint bien droit pour déclarer d’une voix forte : 493 - Mes paroles ont été mal interprétées. Niez-vous les avoir prononcées? Non. Les témoins affirment que vous avez utilisé le mot nous . Qui recouvre ce nous? Je ne peux pas le dire. Vous refusez de le dire. Une pause. Oui. Le juge s’adossa à son fauteuil. Un homme sans foi ni loi, qui se met au-dessus de Dieu et du roi, lâcha-t-il d’une voix froide. Avant que je prononce la sentence, l’accusé a-t-il quelque chose à ajouter? interrogea-t-il, après avoir placé un linge noir sur sa perruque poudrée. Je suis innocent, murmura Keyes. Monsieur Keyes, vous êtes reconnu coupable de trahison, un crime puni de mort. Vous serez emmené à la prison de Newgate, où vous serez pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je ne vois pas comment vous, un athée, pourriez espérer vous attirer la clémence divine, mais il est néanmoins de mon devoir de conclure la sentence par l’expression d’usage : que Dieu ait pitié de votre âme. C’est un signe que le monde va bien mal, déclara Jeremy Lamb à son valet tout en inspectant ses joues fraîchement rasées dans le miroir, lorsqu’un gentleman en est réduit à porter la même cravate deux jours d’affilée. Vous avez raison, monsieur, répondit le serviteur, qui était toujours de l’avis de son maître. 494 Même si Jeremy Lamb avait affirmé que le blanc était noir, Cummings se serait empressé d’acquiescer, car il voulait à tout prix conserver sa fonction. Lamb fit un pas en arrière pour se voir en pied dans la glace. Bottes étincelantes, pantalon noir bouffant, manteau bleu et gilet chamois : il hocha la tête d’un air satisfait. À trente-six ans, c’était un homme difficile et pointilleux, qui mettait toujours des heures à s’habiller et utilisait généralement les services de trois barbiers : un pour les favoris, un pour le toupet et un troisième pour l’arrière de la tête. Même si, en ce sinistre matin, il avait dû se contenter de Cummings. Les habits font l’homme, Cummings, ne l’oublie jamais. Puis il se détourna, prêt à affronter cette nouvelle journée qui, étant donné les circonstances, promettait d’être terriblement ennuyeuse. Enfin, il avait entendu dire qu’un prisonnier devait arriver. Cela créerait une diversion distrayante. À peine Jeremy s’était-il attablé devant son déjeuner de pain et de bière que le gardien apparut, âmenant le nouveau venu. Cela attira l’attention de tous les détenus, comme toujours lorsqu’il se passait quelque chose d’inhabituel, si bien que Jeremy put se restaurer sans être dérangé - les autres le harcelaient pour avoir ses restes, mais s’il partageait sa nourriture avec eux, que lui resterait-il? Dès que l’étranger aurait été dévisagé, jaugé et estimé digne d’être ignoré ou dépouillé, le vacarme habituel de la cellule reprendrait, gâchant le repas de Jeremy. Il jeta un coup d’oeil à l’arrivant. 495 Ce n’était pas un criminel ordinaire, constata-t-il. Il reconnut même en lui un homme de sa classe, vêtu comme il se devait : longue jaquette sur gilet rayé et haut-de-chausse blanc classique. Il ressemblait à n’importe quel gentleman sorti pour une promenade, et pas à un condamné destiné à croupir dans la prison de Newgate, le pire endroit de la Terre, L’intérêt de Jeremy s’accrut lorsque, observant de plus près la tenue de l’inconnu, il repéra la patte d’un tailleur de Bond Street auquel lui-même avait parfois recours, et qui savait mieux que personne mettre en valeur le grain d’un tissu, sa texture et son tissage. Jeremy se demanda ce que le malheureux venait faire là. Détournement de fonds, sans doute. Il n’avait pas l’air d’un voleur classique. Peut-être étaitil à Newgate en attendant d’être déporté en Australie, comme beaucoup... La plupart affirmaient qu’ils eussent préféré être pendus. Maintenant que les colonies américaines s’étaient séparées de la Grande-Bretagne, cette dernière avait besoin d’une autre destination pour son rebut. L’Australie avait donc été choisie, mais le voyage était si long et si périlleux que beaucoup n’y survivaient pas. Le prisonnier était très agité et luttait contre ses gardiens, clamant son innocence. Même quand la porte se fut refermée sur lui et que la clé eut tourné dans la serrure, il s’agrippa aux barreaux et continua de crier à l’erreur judiciaire. Au bout d’un moment, cependant, il se détourna et balaya du regard sa nouvelle demeure. Un choc absolu se peignit sur ses traits. Jeremy lui-même, deux semaines plus tôt, lorsqu’il avait pénétré dans la prison pour la première fois, avait dû arborer une 496 expression semblable. La cacophonie infernale, la laideur omniprésente, la puanteur abominable, tout cela prenait à la gorge et exigeait un certain temps d’adaptation. Jeremy remarqua que le nouveau ne portait pas les lourds fers qui enserraient les chevilles de la plupart des détenus et par lesquels on les attachait à des chaînes fixées au mur et au sol. Moyennant finance, chacun pouvait demander des fers d’aisance, plus légers, ou même en être dispensé. Mais c’était plus cher, naturellement. Ainsi, l’homme n’était pas sans argent, remarqua Jeremy. Lui aussi était libre de ses mouvements, après que son père eut accepté, à contre-coeur, de payer pour ce privilège. Jeremy regarda l’inconnu faire les cent pas sans relâche, tapant du poing dans sa paume ouverte, grommelant dans sa barbe. Il trébucha sur une loque humaine assise dos au mur, jambes tendues. Pardon, murmura-t-il. Mais l’autre ne bougea pas, et le nouveau remarqua qu’il était étrangement pâle. Il le secoua par l’épaule et le fit glisser à terre. Vite! Il y a un mort ici! s’écria-t-il en se précipitant vers la porte. Vous perdez votre temps, dit Jeremy en se levant, la main tendue. On viendra le chercher dans un jour ou deux. Jeremy Lamb, à votre service. Son interlocuteur fixa sa main comme s’il n’en avait jamais vu auparavant. Enfin, il la serra. Frederick Keyes, dit-il d’une voix forte. Vous pouvez partager mon espace, puisque de toute évidence vous êtes aussi un gentleman, annonça Jeremy, grand prince. 497 Keyes jeta un coup d’oeil à la porte, comme s’il s’attendait qu’elle s’ouvre brusquement et à ce qu’on lui annonce qu’il était libre. Puis il soupira et s’accroupit dans la paille. Voici Cummings, dit son compagnon en désignant une épave ancrée au mur par une longue chaîne. Je le paie pour veiller sur moi pendant mon sommeil et s’assurer que personne ne me vole. Il me sert aussi de valet. Si vous en avez les moyens, et de toute évidence c’est le cas, je vous suggère de conclure un marché semblable avec l’un de ces messieurs. Leurs services sont bon marché et ils sont dignes de confiance. Ils ne peuvent pas partir bien loin, conclut-il en désignant du doigt la lourde chaîne de Cummings. Keyes regarda avec ébahissement le coin que Jeremy s’était aménagé dans l’horrible cellule. Le lit se résumait à une planche de bois couverte d’une paillasse répugnante, mais à côté, sur une vieille caisse, étaient disposés tous les articles de toilette indispensables à un homme du monde. Un seau retourné faisait office de tabouret, une tablette posée sur deux briques accueillait tasses et assiettes, une loupe et des crochets à vêtements étaient fixés au mur. Keyes détailla le reste du vaste espace, surpeuplé, infesté de poux et de rats. La plupart des prisonniers étaient enchaînés, mais quelques-uns avaient dégagé assez de place pour un matelas et une couverture. Ceux qui évoluaient librement utilisaient un seau commun posé près de l’entrée en guise de latrines, les autres baignaient dans leurs excréments. Les yeux de Keyes examinèrent le cadavre. 498 - Le misérable devait être pendu, expliqua Larnb en reprenant son déjeuner sous le regard avide de Cummings, qui attendait les restes. Mais comme il n’avait ni amis ni famille pour lui apporter à manger, il est mort de faim. Il paraît qu’un détenu sur quatre seulement survit jusqu’à son exécution. Son compagnon le regarda. Attendez-vous d’être exécuté? Seigneur, non! Je sers une peine de trois mois, au bout desquels mon père paiera pour que je sois libéré. Il ne pourrait pas laisser son seul héritier mourir en prison. Pourquoi êtes-vous ici? demanda Keyes avec un nouveau regard en direction de la porte. Lamb se demanda s’il attendait un visiteur. J’ai joué de malchance. Je dînais à mon club avec le duc de Beaufort quand j’ai entendu dire que j’allais être arrêté pour dettes. Un ami m’a prêté son attelage et j’ai fait route toute la nuit avec quatre chevaux. Nous avons atteint Douvres au matin. J’espérais affréter un bateau, puisque comme vous le savez on ne peut pas poursuivre les débiteurs jusqu’en France... J’ai failli m’échapper, laissa-t-il tomber dans un soupir. Des dettes de jeu? Le jeu, monsieur, c’est pour les imbéciles. Ma folie est plus... vestimentaire. Je dois de l’argent à tous les tailleurs et chemisiers de Bond Street. Mère réglait toujours mes débiteurs, mais elle est décédée l’année dernière et depuis père s’est montré très ferme. 499 - Il a refusé de payer? s’étonna Frederick, incapable de concevoir qu’un père pût abandonner son fils dans des circonstances aussi abominables. Il voulait des héritiers, pas des enfants. Malheureusement pour lui, il ne pouvait pas dissocier les deux, et c’est pourquoi il nous a tolérés, mes frères et moi. Nous l’avons à peine aperçu durant notre enfance. Il n’apparaissait que pour nous corriger, lorsque nous avions dépassé les bornes avec mère. Il se garda de divulguer le reste, à savoir qu’il avait fait tout son possible pour que son père soit fier de lui, que pour lui plaire il s’était fait remarquer du Régent et avait obtenu un poste dans le 10 régiment de dragons, au sein duquel il avait rapidement fait ses preuves et gravi les échelons jusqu’au rang de capitaine. Mais cela n’avait pas suffi à susciter la moindre satisfaction chez Lamb l’Ancien. Alors Jeremy avait commencé à se rebeller, notamment à travers ses vêtements, suivant l’exemple de M. Brummel. Il était certain de faire ainsi réagir son père, qui croyait encore aux manteaux de velours à boutons dorés et aux perruques poudrées. Mais il n’y avait pas prêté attention et Jeremy avait fini par abandonner tout espoir de l’intéresser un jour. Dans l’intervalle, il avait néanmoins découvert un mode de vie qui lui convenait. Père les a laissés me jeter en prison pour m’enseigner ce qu’est le manque. Mais je n’ai appris qu’une seule chose ici : c’est qu’on peut s’ennuyer à mourir. J’espère que vous serez plus amusant que les autres. Au moins, je constate que vous êtes bien éduqué. 500 Jeremy attendit, mais le nouveau ne semblait guère désireux de parler de lui. Il paraissait, après inspection, en bonne santé, et sans doute âgé d’une bonne quarantaine d’années, à en juger par ses favoris un peu grisonnants. Il était propre et impeccablement mis. Jeremy s’éclaircit la gorge. Puis-je vous demander ce qui vous amène ici? Frederick regarda un moment son affable compagnon. Comment répondre? Il avait été piégé par Desmond Stone aussi sûrement que s’il était tombé dans l’une de ses trappes meurtrières. Pour parvenir à ses fins, son rival avait mis à profit le climat d’insécurité qui régnait en Angleterre en cette période de récession économique. Devant la demande croissante de réforme sociale, la réaction du gouvernement avait été répressive ; des lois destinées à étouffer les protestations dans l’oeuf avaient été promulguées. À l’heure où la Grande-Bretagne combattait sur tant de fronts différents contre les Américains, les Espagnols, les Français, la paranoïa atteignait des sommets, chacun soupçonnait son voisin du pire, et tout le monde devait surveiller sa langue. Le moindre mot pouvait être mal interprété ; les espions pullulaient. Au club, deux nuits après la réunion secrète des alexandrins, un soir de grande affluence. Desmond Stone avait prétexté un mal de gorge pour parler à Frederick à voix basse, s’assurant ainsi que nul ne surprendrait ses paroles : Je ne vois pas pourquoi nous devrions continuer à garder l’ordre secret. Après tout, nous vivons dans un monde moderne, non? Et Frederick, sans se douter du piège qui lui était tendu, avait répondu : Tu sais aussi bien que moi 501 combien il serait dangereux que notre organisation se dévoile au grand jour. Nous sommes des athées, Desmond, et pourtant nous sommes les plus pieux des hommes. Nous avons juré allégeance à un pouvoir qui est plus grand et plus puissant encore que celui de la Couronne. Personne ne comprendrait, Les membres du club n’étaient pas des complices de Desmond, mais des êtres honnêtes qui avaient cru de leur devoir de rapporter aux autorités ce qu’ils avaient entendu. Frederick ne leur reprochait rien, c’était à Desmond qu’il en voulait. Et à lui-même. Je suis ici pour trahison, dit-il à Jeremy Lamb. Pour la première fois de sa vie, Jeremy se retrouva à court de mots. Cet homme allait être pendu! Vous allez au moins pouvoir améliorer autant que possible vos conditions de séjour, comme je l’ai fait moi-même, dit-il enfin. Demandez à vos visiteurs de vous apporter de l’argent. Mon père m’envoie une petite somme chaque semaine, que je remets au gardien en échange de quelques faveurs. Je n’attends personne, déclara Frederick. Il regardait avec une fascination mêlée d’horreur les prisonniers déshabiller le cadavre pour récupérer ses haillons. Que voulez-vous dire? Personne ne va venir. Allons, vous avez bien au moins un ami? Non... Ils avaient du mal à ôter au mort son pantalon, car une de ses jambes était enchaînée au sol. Ils tordaient maintenant le pied... Mais comment allez-vous manger? demanda Jeremy, ignorant les autres détenus. 502 Il avait déjà assisté à des scènes de ce type. La loi oblige le gardien à donner un quignon de pain et un verre d’eau à chaque condamné... Keyes le regarda avec une colère contenue. Je n’ai personne. Une vague de pitié inattendue enfla dans la poitrine de Jeremy, si soudainement qu’il en eut les larmes aux yeux et dut tirer un mouchoir de sa poche. Dans ce cas, vous partagerez mon espace et ma ration. Un homme doit avoir des amis, décréta Jeremy, qui comptait les siens par centaines. Keyes faisait de nouveau les cent pas. Comme un lion en cage, songea Jeremy. Le malheureux n’avait pas dormi, pas accepté de nourriture, et maintenant il arpentait la cellule, les yeux fixés sur les barreaux de la grille. Après ses déclarations de la veille, qu’espérait-il voir apparaître dans le couloir? Pauvre homme, songea Lamb en observant attentivement son propre visage dans le miroir, tandis que Cummings lui peignait les cheveux avec soin, comme un barbier stylé dans un hôtel particulier de Mayfair. Personne n’avait donné à Keyes la date de son exécution, qui pouvait avoir lieu le jour même comme dans un mois. Terrible punition pour avoir été sincère, observa Jeremy, pas trop fort afin que ses propres paroles ne pussent être mal interprétées. Pas plus tard que l’autre jour, je disais à Son Altesse Royale, la duchesse d’York... 503 Il laissa sa phrase en suspens et ouvrit de grands yeux, Incroyable! lâcha-t-il. Keyes se retourna pour voir ce qui l’avait frappé ainsi. Emma! s’écria-t-il. Jeremy eut juste le temps d’apercevoir une silhouette élégante vêtue de jaune et d’abricot ; déjà, tous les prisonniers enchaînés près de la grille se levaient pour se presser contre, mendiant un peu de nourriture, d’argent, de liberté. La voix du geôlier s’éleva au-dessus de la clameur des malheureux et il abattit sa matraque sur leurs bras squelettiques tendus pour les faire reculer. Ils s’agglutinèrent le long du mur répugnant et regardèrent la porte s’ouvrir. Une dame en robe et bonnet assorti pênetra dans la cellule. Emma! répéta Keyes en se précipitant vers elle. Je t’avais dit de ne pas venir. Frederick, je ne pouvais pas. Je... Elle laissa sa phrase en suspens et ouvrit de grands yeux en découvrant le spectacle des épaves qui l’entouraient, malades gémissant, affamés implorant... Avec horreur, elle regarda ces hommes nus, crasseux et dévorés de puces dont les barbes descendaient jusqu’à la poitrine, les oubliés, les sans-abri, emprisonnés pour avoir volé une miche de pain ou un portefeuille, et qui à présent mendiaient ici de la nourriture, de l’eau, de la pitié. Jeremy s’empressa de dégager un peu d’espace pour la visiteuse et Frederick l’aida à s’asseoir. Il prit ses mains entre les siennes et la gronda de nouveau, 504 avec douceur, d’être venue. Mais il ajouta qu’il était heureux de la voir. S’il avait été condamné, c’était aussi à cause d’Emma Venable. Il ne l’avait rencontrée qu’un an plus tôt, bien qu’elle fût née alexandrinne. La communauté comptait désormais plusieurs milliers de membres de par le monde certains vivaient même en Amérique, aussi était-il impossible de les connaître tous individuellement. Frederick et Emma avaient été présentés lors d’un enterrement. Les parents de la jeune femme avaient été tués par un bandit de grand chemin, sur une route de campagne. L’homme avait arrêté leur attelage et exigé qu’ils lui remissent tout leur argent, mais, bien qu’ils se fussent exécutés, il les avait abattus de sang-froid. Peu de temps après, il avait été retrouvé, et pendu sur la place publique de la ville la plus proche. Son corps avait été exposé pendant des semaines pour dissuader d’autres brigands de suivre son exemple. Par la suite, Frederick avait revu Emma à maintes reprises, et de leur amitié était né un tendre amour. Ils avaient même projeté de se marier... Mais il avait été arrêté. Parce qu’un autre la convoitait. Emma Venable descendait en ligne directe du chevalier Alaric. En conséquence, elle était tenue en haute estime parmi les alexandrins et passait pour une fiancée de choix. Keyes soupçonnait Desmond Stone de nourrir des ambitions secrètes et d’aspirer, à terme, à dominer l’ordre. Bien que les règles de fonctionnement y fussent démocratiques, nul n’igno505 rait que Stone avait des origines prestigieuses, qui remontaient jusqu’au grand prêtre Philos. Pour cette raison, nombre d’adeptes le traitaient avec déférence. En épousant Emma, Stone établirait une sorte de royauté au sein de l’organisation. À l’origine, les prêtres et les prêtresses qui servaient dans la bibliothèque avaient toujours été des membres de la maison royale égyptienne. Keyes craignait que, lui mort, Desmond Stone ne parvienne à séduire Emma, ou tout simplement à la convaincre de l’épouser. Jeremy regardait ses deux compagnons, les yeux fixés sur l’ovale pâle du visage de la jeune femme, sur ses longs cils, sur les fines boucles qui s’échappaient de son bonnet. Il se demandait qui elle était, et se surprit à espérer de tout son coeur que cette superbe créature fût la soeur de Keyes et non sa fiancée. Frederick, mon chéri, quel endroit épouvantable! Je ne supporte pas de te savoir ici. Emma n’était pas au courant de la trahison de Desmond. Les autres alexandrins non plus, d’ailleurs, car si Frederick leur révélait que son arrestation et sa condamnation avaient été orchestrées par Stone, cela risquait de déchirer la société secrète. Elle serait bientôt divisée en factions, les frères prendraient parti, des soupçons naîtraient dans leur esprit, ils cesseraient de se faire confiance. Pour le bien commun, Frederick Keyes emporterait son secret dans la tombe. Emma serra ses mains entre les siennes. Marions-nous, maintenant, ici, tout de suite. 506 - Je ne ferai pas de toi une veuve, pas plus que je ne te laisserai prononcer des voeux sacrés dans cet endroit ignoble. Jeremy voyait soudain Keyes sous un jour nouveau. Ce n’était plus le malheureux, perdu et abandonné, qu’il avait pris en pitié. Quand Keyes avait annoncé que personne ne viendrait, Jeremy en avait conclu qu’il n’avait pas d’ami, pas qu’il leur avait dit de rester éloignés! Dans son cas à lui, c’était tout autre chose. Les siens avaient choisi de ne pas venir... Cela fit réfléchir le jeune dandy. Il se savait de compagnie agréable, était toujours invité dans les meilleures soirées, et chaleureusement accueilli où qu’il allât. Mais pour la première fois, il songea aux gens qu’il considérait comme ses amis et les considéra différemment. Jusqu’à présent, il n’avait pas songé à la question. À vrai dire, il les comprenait : quelle idée sinistre de rendre visite à quelqu’un en prison! Pourtant, cela ne semblait pas déranger la ravissante Emma. Cela lui causait un malaise étrange. Mon cher amour, disait-elle, Horace Babbock va intervenir directement auprès du ministre de l’Intérieur pour demander sa clémence. Je sais. Je pensais que sa démarche aurait déjà abouti. Mais je serai bientôt libéré, n’aie pas peur. Dans l’intervalle, Emma, il faut que je travaille sur mes plans pour la sécurité de Morven. Mais tu n’as pas le temps! Desmond Stone est déjà à Morven, où il supervise les travaux. Emma, il n’est jamais trop tard. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je lutterai contre le projet 507 barbare de Stone. Je te promets que je trouverai un moyen plus humain de préserver la sécurité de la bibliothèque. Quand tu étais devant la cour... Oh, Frederick, personne ne peut comprendre! Tu as été extrêmement courageux de ne pas dévoiler notre secret. Car c’eût été son passeport pour la liberté. S’il avait seulement expliqué pourquoi il avait prononcé ces paroles qui pouvaient passer pour de la trahison mais n’en étaient pas une... Mais il lui aurait fallu révéler l’existence et le but de l’organisation. Lorsque la cloche annonçant la fin des visites retentit, Frederick remit à Emma la liste de ce dont il avait besoin, et le lendemain elle revint avec le papier à dessin et les outils d’architecte, auxquels elle avait ajouté de la nourriture, des couvertures et des vêtements de rechange. Elle resta près de lui toute la journée et lui servit des oeufs, du pain frais et de la bière. Elle avait apporté des cartes à jouer, des livres et des anecdotes croustillantes, et elle s’installa dans le coin de Jeremy, ignorant l’horreur qui l’entourait, et conservant son bonnet et ses gants comme pour une visite dans la haute société. Pendant ce temps, Frederick s’aménageait un espace pour pouvoir travailler. Tous deux savaient que le ministre de l’Intérieur ne tarderait pas à intervenir, car les alexandrins étaient riches et influents. En attendant, Frederick dessinait des plans expérimentaux pendant qu’Emma lui parlait de la scandaleuse nouvelle danse originaire de Vienne qui prenait d’assaut la GrandeBretagne. Imagine, un homme et une femme enlacés pendant quatre minutes entières au milieu d’une salle de 508 bal bondée! Mais j’avoue que j’adorerais essayer cette valse . Peut-être quand tu seras sorti d’ici, Frederick. Jeremy les observait. Et ce qu’il lisait dans les yeux d’Emma lorsqu’elle regardait Keyes, il le voyait bien, n’était pas seulement de l’amour. Son regard était empreint de respect et d’admiration, presque d’adoration, comme si Keyes était son dieu. Et cela rappelait douloureusement à Jeremy Lamb qu’il n’était le dieu de personne, pas même d’un chien. Quand les lourdes portes s’ouvrirent et que l’aumônier de la prison entra dans la cellule, Frederick faillit s’évanouir de peur. Chaque matin il s’éveillait en se disant que son dernier jour était arrivé, chaque soir il s’endormait en pensant que le lendemain il serait exécuté. Et voilà, l’heure avait sonné : le prêtre était venu prier avec lui! Mais il était là pour un autre, et tandis que l’intéressé traversait l’obscurité nauséabonde pour le rejoindre, Frederick fut submergé par une vague de soulagement mêlé de culpabilité. La messe est dite chaque dimanche, indiqua Jeremy tandis que Frederick et lui regardaient les deux hommes en prière. Cummings était en train de faire bouillir de l’eau pour le thé sur le petit réchaud à alcool apporté par Emma. Les visites de la jeune femme avaient amélioré l’ordinaire de tout le monde : Cummings portait désormais des bandages sous ses fers et disposait d’une pommade pour ses plaies. J’y suis allé une fois, pour me changer les idées, poursuivit Jeremy. Il y avait une telle cacophonie 509 le sermon que le prêtre devait crier pour se faire entendre, Il n’ajouta pas que des offices spéciaux étaient également célébrés pour les condamnés. Réunis autour de leur cercueil, les malheureux devaient écouter le long sermon le dimanche précédant leur exécution. L’aumônier est censé apporter aux prisonniers la paix spirituelle, mais en général il cherche surtout à leur tirer les vers du nez. Il leur fait raconter leur histoire, qu’il vend ensuite pour une somme exorbitante aux journaux à scandale. Les lecteurs en redemandent... Le lendemain matin, peu après l’arrivée d’Emma, la cloche de la tour se mit à sonner, signal qu’une pendaison approchait. Un geôlier traversa les couloirs de la prison en agitant une clochette. Il s’arrêtait devant les cellules pour crier : Vous tous dans l’antre des condamnés! Préparez-vous, car demain vous mourrez. Soyez vigilants, priez, car l’heure est arrivée de vous présenter devant le Tout-Puissant. Examinez vos fautes et repentez-vous à temps, pour des flammes éternelles éviter les tourments. Et quand demain, du Sépulcre, sonnera le glas, que le Seigneur ait pitié de vos âmes! Jeremy et ses deux compagnons regardèrent les gardiens libérer de ses fers le pauvre bougre qui allait être exécuté et le traîner hors de la cellule. Il n’offrit aucune résistance ; il n’avait plus que la peau sur les os. Mais Emma lut de la confusion dans ses yeux, comme s’il se demandait où il était et pourquoi. De quoi était-il coupable? demanda-t-elle, le visage pâle et bouleversé. 510 C’était un facteur, condamné à mort pour avoir volé une lettre contenant dix livres. Il paraît qu’il attendait depuis six mois. Des larmes montèrent aux yeux d’Emma, mais elle lutta pour ne pas pleurer. Frederick ne connaîtrait pas un sort semblable. Elle avait confiance : les alexandrins intercéderaient avec succès auprès du ministère de l’Intérieur et obtiendraient sa libération. Keyes ne dormit pas. Les cauchemars, et les rats qui grimpaient sur lui, le maintenaient éveillé ; mais plus que tout, il était obsédé par la mission qu’il avait à accomplir. Il fallait à tout prix empêcher le plan cruel de Desmond d’entrer en vigueur sur Morven. Il arpentait sans relâche les pierres humides, piétinait la paille pourrissante, ignorant les cris et les gémissements de ses compagnons et même les bavardages incessants de Jeremy Lamb. Comment protéger la bibliothèque? Quand Emma arriva le lendemain, les deux hommes remarquèrent tout de suite ses yeux rouges et enflés. Ils s’empressèrent de l’accueillir et de la conduire jusqu’à un siège. Elle parvenait à peine à parler. La nouvelle était tombée : il n’y aurait pas d’amnistie pour Frederick. Elle pleurait à chaudes larmes tandis que son fiancé demeurait près d’elle, les traits tendus par la résolution. Ainsi donc, Desmond Stone, avec sa fortune et ses contacts personnels, avait réussi à influencer le ministre de l’Intérieur... Emma, dit Frederick avec douceur, je veux que tu rentres chez toi, maintenant. Non! 511 Je t’en prie, mon amour. J’ai besoin de réfléchir. Il faut que je trouve... Sa gorge se serra, l’empêchant de continuer. El baissa les yeux vers les plans et les dessins inutiles qu’il avait esquissés. Stone avait raison : il était à court d’idées. Je déteste cet endroit, murmura Emma. Les gardiens réclament constamment de l’argent. Je suis même obligée de payer un shilling pour être amenée jusqu’à toi : la prison est un tell labyrinthe que je me perdrais si j’essayais d’arriver ici toute seule. Franchement, Thésée lui-même se serait perdu dans un endroit pareil. Frederick la regarda avec intensité. Qu’as-tu dit? Elle leva vers lui des yeux humides. Je parlais du mythe de Minos. Tu connais l’histoire... Raconte-la-moi de nouveau. Pourquoi? S’il te plaît, fais-moi plaisir. Bon. Egée, roi de Grèce, était contraint d’offrir chaque année en tribut au roi des Minoens, Mines, sept jeunes gens et sept jeunes filles. Frederick, pourquoi veux-tu... Continue! Les quatorze victimes sacrificielles étaient envoyées sous terre, dans un labyrinthe qui abritait un monstre appelé le Minotaure, une créature hideuse, moitié homme et moitié taureau. Elles se perdaient et étaient dévorées par le Minotaure. Le fils du roi Egée, coupa Frederick, prenant le relais d’un ton empreint d’excitation, Thésée, 512 désireux de tuer le Minotaure, se proposa pour faire partie des sacrifiés. Il tua le monstre et réussit à ressortir grâce au fil qu’il avait déroulé en entrant. Frederick? C’est ça! s’exclama-t-il. Maintenant, il savait ce qu’il devait faire, mais il disposait de peu de temps. Le noeud coulant du bourreau l’attendait. Frederick était confronté à un problème plus épineux encore. Il avait élaboré un projet de sécurité idéal pour Morven ; mais comment faire parvenir les plans aux alexandrins? Emma était la seule en qui il eût confiance, mais elle était jeune et naïve. Desmond Stone la surveillerait... Frederick refusait de la mettre en danger. Emma était assise non loin de lui, avec son ouvrage. Elle était vêtue d’une robe de soie et gardait son bonnet sur la tête, bien qu’elle eût ôté ses gants. En dépit des protestations de Frederick, elle refusait de s’en aller. Un autre alexandrin était intervenu auprès du ministre au nom de son fiancé, et elle était convaincue que sa démarche aboutirait ; dans l’intervalle, elle avait décidé de rendre visite à Frederick chaque jour. Malheureusement l’intéressé, lui, savait qu’il n’obtiendrait pas l’amnistie. Il se demandait toujours que faire des plans lorsqu’il leva les yeux et surprit par inadvertance l’expression du jeune Jeremy Lamb. Et il entrevit la solution de son second problème. 513 Jeremy ne savait que penser de Keyes. Tous les condamnés, lorsqu’ils comprenaient qu’ils n’obtiendraient pas la grâce et seraient bel et bien pendus, ne tardaient pas à perdre espoir et à baisser les bras. Mais Frederick Keyes refusait de se laisser abattre. Travaillant jour et nuit sur les grandes feuilles de papier étalées à même le sol répugnant, il traçait des lignes, notait des chiffres, usant et abusant de son compas et de ses règles, tés, triangles et rapporteurs. Tout cela dans une gigantesque course contre la montre. Il devait terminer son étrange tâche avant que le bourreau ne vienne le chercher. Cela laissait Jeremy perplexe. Quel homme passait les derniers jours de son existence ainsi? Il avait vaguement saisi ce qui motivait Keyes. Un endroit appelé Morven l’obsédait littéralement, ainsi que la protection d’une collection quelconque. Pour Jeremy, un dévouement pareil était quasi incompréhensible. Et pour cause : à trente-six ans, sa vie tout entière se résumait à une garde-robe bien remplie. Lorsqu’il songeait à son avenir, il se voyait condamné à devenir peu à peu la risée de tous, une espèce de bouffon. Il les connaissait bien, ces vieux beaux dont on se moquait dès qu’ils avaient le dos tourné... Mais quel autre futur aurait-il pu envisager? Travailler pour le cabinet comptable de son père lui semblait intolérable. Il était trop vieux pour aller à l’université ou apprendre un métier. Quel serait son épitaphe, au bout du compte? Cigit, eremy Lamb. Homme élégant. Emma arriva avec de la nourriture, des vêtements propres et des nouvelles. Le nouveau théâtre de Drury Lane était enfin achevé ; Beethoven avait 514 dirigé sa dernière symphonie, la huitième ; un explorateur suisse avait découvert un temple magnifique en Egypte, dans un endroit appelé Abou Simbel ; et les spéculations allaient bon train sur ce qu’annoncerait M. Champollion lorsqu’il aurait achevé sa traduction de la pierre de Rosette. Mais au lieu de passer de précieux moments avec elle, Frederick lui dit : Emma, pourquoi ne joues-tu pas aux cartes un moment avec Jeremy, pendant que je peaufine mes plans? Et elle s’exécuta. Ensuite, Frederick demanda : Emma, pourras-tu rapporter un peu de ton onguent miraculeux? Jeremy est couvert de morsures de rats. Puis: Emma, fais donc un de ces jours quelques-uns de tes délicieux gâteaux à la confiture pour Jeremy, je suis sûr qu’il n’a jamais rien goûté d’aussi divin. Et enfin : Emma, pourquoi n’expliques-tu pas à notre ami la mission qui est la nôtre? Vous savez, Jeremy, nous cherchons à reconstituer une édition originale de la Bible. Les manoeuvres de Keyes étaient si subtiles que ni Emma ni Jeremy, flatté de toute cette attention, ne devinaient ce qu’il avait en tête. La Bible que nous lisons aujourd’hui n’est-elle pas conforme à l’original? s’étonna Jeremy, extatique d’avoir trouvé l’occasion de se rapprocher d’Emma, de son parfum, de sa beauté radieuse qui transformait cette cellule infernale en paradis terrestre. 515 Dans les premières années de la chrétientés expliqua la jeune femme, des centaines d’évangiles et d’épîtres étaient en circulation. Cela divisait les fidèles, créant des sectes et des croyances antagonistes. Un groupe se réunit et décida qu’il ne pouvait y avoir qu’une vérité ; il décréta certains textes canoniques, d’autres hérétiques. Parmi ces derniers, beaucoup finirent par être perdus, comme l’Évangile selon saint Thomas. Les alexandrins ont passé des siècles à rechercher les écrits écartés pour leur rendre leur place. Incroyable! s’exclama Jeremy, impressionné qu’une si jolie tête abritât une telle culture. L’Ancien Testament est tout aussi incomplet. Il manque des livres entiers. Dans ce cas, comment savez-vous qu’ils existent? demanda Jeremy. Il remarqua que dans l’un de ses iris parfaitement bleus brillait un minuscule éclat noir. La Bible elle-même y fait référence. Josué, 10-13 : Et le soleil s’immobilisa, et la lune ne bougea plus jusqu’à ce que les peuples se fussent vengés de leurs ennemis. N’était-ce pas ce qui était écrit dans le livre de Jasher? Nous avons de bonnes raisons de penser qu’en plus de celui-ci, dix-huit autres ont été exclus de l’Ancien Testament. Encouragée par l’expression fascinée de Jeremy, qui s’était penché vers elle, les coudes sur les genoux et les mains jointes devant lui, Emma poursuivit : Nous approchons du but. Il y a le chant de Myriam, que nous cherchons toujours, et peut-être un ou deux Évangiles. Après cela, nous aurons reconstitué la Bible parfaite, dans son état originel. 516 L’attention de Jeremy était concentrée sur le bonnet d’Emma, décoré de rubans et de fleurs. Elle ne l’était jamais, et c’était devenu l’obsession secrète du jeune homme. Des boucles auburn s’en échappaient parfois, qui le rendaient fou. Plus elle le gardait, plus il avait envie de le lui arracher pour plonger ses doigts dans ses cheveux. Il fantasmait à leur sujet : mèches épaisses et brillantes relevées avec art en chignon élaboré, ne demandant qu’à être libérées par un homme. Emma sortit un petit livre de son sac. Je sais que ceci va vous intéresser, monsieur Lamb : Évangile selon saint Thomas. Les disciples demandèrent à Jésus : Dis-nous ce que sera notre fin. Jésus répondit : Avez-vous donc découvert le commencement, que vous cherchiez ainsi la fin? Où est le commencement, là sera la fin. Béni sera celui qui prendra sa place au commencement ; il connaîtra la fin sans connaître la mort. Jésus dit : S’ils vous demandent : D’où venez-vous?, dites-leur : Nous venons de la lumière, de l’endroit où, d’elle-même, la lumière se fit. Les boucles frissonnèrent et Jeremy eut envie de tendre la main pour les frôler. Jésus dit : C’est moi qui suis la lumière audessus de toute lumière. C’est moi qui suis le tout. De moi procède le tout, à moi s’étend le tout. Coupez une bûche, et me voilà. Soulevez une pierre, et vous me trouverez. Et Jésus dit à ses disciples : Je viens du premier mystère qui est le dernier mystère, le mystère qui domine tout ce qui existe. C’est l’accomplissement des accomplissements, le trésor de 517 lumière. Nous appelons cela la Luminance, conclut Emma en refermant l’ouvrage. Jeremy songea qu’elle était sa luminance. Elle avait éclairé son monde enténébré, elle était son phare dans la nuit. Et il était en train de tomber désespérément amoureux. Expliquez-moi, dit-il, la gorge nouée. Une lueur intense, merveilleuse nous attend tous, monsieur Lamb, comme cela avait été prédit à Alexandre le Grand il y a vingt et un siècles. Dieu, venant à nous pour unir l’humanité, passée et présente, dans la lumière. Car nous en venons, et y retournerons pour rejoindre ceux que nous aimons. Comme j’aimerais le croire, murmura-t-il. Emma, mon amour... ajouta-t-il silencieusement. La mort n’est pas obscurité, monsieur Lamb, mais clarté ; elle n’est pas une fin, mais un commencement. Et Frederick Keyes, penché sur sa règle et ses diagrammes, leva la tête vers la femme qu’il aimait et vit, le coeur déchiré, que son plan fonctionnait. Frederick travaillait, pendant qu’Emma et Jeremy jouaient aux cartes. Soudain, Emma leva la tête et remarqua avec stupeur un petit groupe de personnes debout devant la grille. Elles regardaient à l’intérieur de la cellule, pointant du doigt ; certaines riaient, d’autres secouaient la tête, deux dames sanglotaient dans leur mouchoir. Qui sont ces gens? demanda-t-elle. Des visiteurs. Parent pour voir les condamnés qui attendent leur exécution. 518 Elle se releva brutalement et ses cartes s’éparpillèrent sur le sol. Comment pouvez-vous, monstres? s’exclamat-elle à l’adresse des voyeurs. Allons, allons, intervint le geôlier. Pas la peine de s’énerver, ma p’tite dame. Ils ont payé pour ça. Les pendaisons ont lieu le lundi matin, poursuivit-il, tourné vers le groupe. Je peux vous dégoter une bonne place. Pour être à une fenêtre donnant sur la potence, comptez dix livres. Pas cher, si vous voulez mon avis. Bon, continuons... Frederick s’interrompit dans son travail pour consoler Emma. Il l’attira à l’écart et la serra dans ses bras. Ça va aller, murmura-t-il. Ça va aller. Que penses-tu du jeune Jeremy? s’enquit-il d’un air détaché. Elle recula d’un pas et le dévisagea, sourcils froncés. Pourquoi me poses-tu cette question? Juste pour savoir, mon amour. Je ne le trouve pas si jeune que ça. Tu sais ce que je voulais dire. Tu l’aimes bien? Je n’ai rien contre lui. C’est un bon parti. Cette fois, une expression outragée se peignit sur les traits de la jeune femme. Frederick, qu’essaies-tu de me dire? Ma chérie, tu n’as personne pour te protéger. Je t’ai, toi. Je ne suis guère en position de m’occuper de toi. Elle pointa le menton en avant. 519 - J’ai vingt ans. Exactement. Je n’ai aucune confiance en Desmond Stone. Il veut ta main pour quantité de mauvaises raisons, dont aucune n’est l’affection. Le choc se transforma en ébahissement. Desmond Stone? Je n’ai nullement l’intention de l’épouser! Tu risques de ne pas avoir le choix, songea sombrement Frederick, mais il préféra se taire pour ne pas l’alarmer. Que dirais-tu si je demandais à Jeremy de veiller sur toi quand je ne serai plus là? Frederick, tu ne dois pas perdre espoir! Il la prit par les épaules. Emma, j’ai besoin que tu sois forte, pour moi et pour les frères de notre ordre, pour l’humanité tout entière. Je veux que tu prennes les plans, quand ils seront terminés, que tu les portes à Morven et que tu t’assures qu’ils soient mis en oeuvre. Nous ne pouvons pas attendre une amnistie qui n’arrivera peut-être jamais. Jeremy sera bientôt relâché. Je veux que tu ailles avec lui. Sinon, je crains que la Luminance ne soit mise en péril par les ambitions secrètes de Desmond Stone. Les plans étaient achevés. Je vais remettre ces esquisses à Emma pour qu’elle les apporte aux alexandrins, expliqua Keyes à Jeremy. J’ai peur qu’elle ne soit en danger en chemin. Un homme, Desmond Stone, est prêt à tout pour détruire ma tâche, et il risque de lui faire du mal. Elle a besoin d’un protecteur, de quelqu’un qui prenne soin d’elle. 520 - Pour l’amour du ciel, pourquoi moi? Parce que je vous ai vu la regarder, j’ai senti votre amour et votre tendresse, et parce que je sais qu’Emma approuve mon choix. Jeremy le fixa d’un air ébahi. Mon cher monsieur Keyes, je suis flatté, mais je ne suis pas l’homme qu’il vous faut. Tout le monde vous le dira ; je suis totalement indigne de confiance. Un fat, superficiel et prétentieux, sans la moindre substance. Keyes sourit. Vous vous sous-estimez, Vous êtes un type bien, monsieur Lamb. J’en veux pour preuve votre générosité envers moi quand je suis arrivé et que vous m’avez cru sans personne sur qui compter, une attitude spontanée qui n’attendait rien en retour. Vous êtes devenu mon ami par bonté d’âme, dans cette prison où règne le chacun pour soi, et cela a beaucoup compté pour moi. Mais plus que tout, j’apprécie votre expression quand vos yeux se posent sur Emma. Ils ne trahissent ni concupiscence ni possessivité, comme ceux de Desmond Stone, qui la considère comme un objet. Vous êtes doux envers elle. Aussi, je sais que vous serez bon pour elle. Jeremy en était malade. Quel que fût son amour pour Emma, la responsabilité était trop grande. Jamais elle ne le regarderait comme Frederick. Pourrait-il vivre avec elle en sachant que le fantôme de ce dernier demeurerait toujours entre eux? On ne peut compter sur moi pour rien, monsieur, je l’avoue avec tristesse. C’est un problème fondamental chez moi, et malheureusement j’ai peur d’être trop vieux pour changer maintenant. 521 Il regrettait que Keyes lui eût fait cette proposition. Désormais, il ne pensait plus à rien d’autre, cela l’obsédait comme rien auparavant ne l’avait obsédé. S’occuper d’Emma Venable. La protéger. Avant cette courte expérience de la prison, l’existence de Jeremy avait été simple, facile, aisée, et il s’attendait à ce qu’elle le redevînt après sa sortie. Il retrouverait ses amis, reprendrait sa vie sociale débridée, faite de soirées et de moments agréables... Il refusait d’assumer la responsabilité d’une autre personne! Surtout quelqu’un d’aussi précieux et fragile qu’Emma. Et puis, pourquoi Keyes avait-il une aussi haute opinion de lui, d’abord? Tout le monde s’en gardait bien, à commencer par lui-même. Keyes le prenait-il pour un retardé, pour s’imaginer qu’il goberait ses fadaises? Vous êtes un type bien, monsieur Lamb. N’importe quoi! Jeremy arpentait sans relâche son coin de cellule, tour à tour furieux, frustré, dégoûté et désespérément amoureux, pendant que Keyes, apparemment inconscient de son trouble, mettait la dernière touche aux plans étalés sur le sol. Jeremy avait des problèmes autrement importants à considérer : sa libération coïnciderait avec l’ouverture de la chasse sur les terres du duc de Norfolk, et il devait se rendre à Savile Row pour se faire confectionner une garderobe de circonstance. Il espérait que son tailleur serait disponible, car faire appel à quelqu’un d’autre... Et voilà, mesdames et messieurs, l’endroit où nous gardons les criminels les plus monstrueux et assoiffés de sang. Ces hommes attendent pour la plupart leur exécution ou sont condamnés à passer le 522 restant de leurs jours en prison. Approchez et jugez par vous-mêmes. Des curieux, de nouveau. Jeremy se réjouissait qu’Emma ne fût pas encore arrivée. Il avait envie de leur jeter le seau d’excréments à la figure. Quand cet homme-là doit-il être exécuté? demanda une voix à l’accent aristocratique. Le visiteur montrait Frederick du doigt. Jeremy le regarda de plus près. Grand, imposant, mince et impeccablement vêtu, c’était à n’en pas douter un gentleman. Mais il y avait autre chose chez lui, une certaine dureté dans les yeux, une cruauté au niveau de la bouche. Jeremy connaissait bien ce type de personnage. Mais pourquoi s’intéressait-il tout particulièrement à Keyes? On ne sait pas encore, votre seigneurie, répondit le geôlier. Les candidats à la potence sont nombreux, croyez-moi. Les juges les envoient ici plus vite que nous ne pouvons les pendre. Maintenant, si vous voulez bien, nous allons visiter la prison des femmes. C’est là que les prostituées les plus scandaleuses de la ville... Le groupe s’éloigna, mais l’inconnu qui s’était intéressé à Frederick demeura en arrière. Il le fixait, un sourire narquois sur ses lèvres fines. Comme s’il sentait son regard sur lui, Fredrick leva les yeux et l’expression qui se peignit sur ses traits glaça le sang de Jeremy. Frederick connaissait l’indésirable. Trop tard. On est en train de poser les pièges, lança ce dernier. Il ricana doucement et s’éloigna, tandis que Frederick demeurait à genoux devant ses dessins, figé. 523 Jeremy l’aida à se lever. Keyes était en nage et livide. Stone... murmura-t-il comme Jeremy lui tendait un verre d’eau. L’homme qui l’avait envoyé dans cet enfer. Et qui voulait Emma. Nous n’avons pas beaucoup de temps, Jeremy, dit Frederick d’une voix empreinte de panique. Vous serez libéré demain ; maintenant, il faut que je vous confie un secret. La visite de Desmond Stone l’avait fait changer d’avis. Il ne pouvait à aucun prix laisser ce monstre mettre la main sur Emma. Il lui fallait parler. J’ai été jugé pour trahison et condamné à mort pour avoir déclaré qu’il existait une instance plus haute que Dieu et le roi. Jeremy, je faisais référence à l’humanité, mais je ne pouvais pas le dire devant la cour, car c’est le secret le mieux gardé des alexandrins. Jeremy ne comprenait pas, mais cela n’avait pas d’importance. Tous deux avaient le sentiment que la venue de Stone ne pouvait signifier qu’une chose : l’exécution de Frederick était imminente. Ses plans étaient achevés, ils attendaient d’être emportés par Emma. Il ne lui restait plus qu’à révéler le secret à Jeremy. Pour Emma, il fallait qu’il sache. Nous ne sommes pas des fous, monsieur Lamb, mais des hommes cultivés, des penseurs qui savent que l’humanité est à la veille d’une transformation incroyable. Cette ère nouvelle apportera une explosion des technologies telle que le monde n’en a jamais vu. Les locomotives à vapeur comme celles 524 qu’on utilise dans les exploitations minières, vous devez en avoir entendu parler, vont prendre de l’importance et se généraliser, et bientôt elles arpenteront la planète sur des bandes d’acier. Les hommes fabriqueront des engins capables de voler, des navires plus rapides, ils inventeront des moyens de communication que nous ne pouvons même pas imaginer en rêve. soeur Shipton a prophétisé en 1550 : Autour du monde, les pensées des hommes voleront, aussi rapides que le battement d’ailes d’un papillon. Écoutez-moi, mon ami, poursuivit Keyes en se penchant en avant. Que vous me croyiez ou non importe peu. Seul compte le fait que nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle. L’époque où nous nous contentions de réunir des informations et de les préserver arrive à sa fin, et notre véritable mission va commencer. Jeremy le regarda avec une inquiétude mêlée de lassitude. Et quelle est-elle? Lorsque Keyes lui eut répondu, Jeremy s’exclama : Absurde! Mais il ne put s’empêcher de réfléchir. Et il dut admettre que préserver la sécurité de la bibliothèque était essentiel. Il demeura éveillé toute la nuit, vibrant d’excitation. Pour la première fois de sa vie, il se sentait fort et important. Il faisait des projets, fantasmait sur un futur auprès d’Emma. Demain il serait libre! Il allait tourner la page. Plus de dettes, plus d’achats à crédit. Il travaillerait, exercerait un vrai métier, peut-être même rejoindrait le cabinet de son père. Bien sûr, il conserverait ses amis. On ne pouvait pas 525 perdre en une nuit les habitudes d’une vie. Et c’était le devoir d’un homme du monde d’être à son. avantage, de suivre la mode, de donner une image correspondant à sa qualité. Peut-être garderait-il un. ou deux de ses tailleurs de Bond Street. Et le chapelier, le bottier, l’importateur de cravates de soie. Et bien sûr, on ne pouvait se passer d’un certain nombre de paires de gants, d’une sélection de tabatières... Lorsqu’il s’endormit, il sombra dans le sommeil le plus plaisant qu’il eût connu depuis des semaines. Jeremy s’éveilla en sursaut. L’aumônier était venu visiter Frederick durant la nuit ; il devait être exécuté le jour même. Emma arriva bientôt. Keyes la serra dans ses bras et elle pleura toutes les larmes de son corps. Il lui parla tendrement, pour ne pas lui laisser voir la douleur et l’angoisse qui l’étreignaient. Promets-moi de toujours rester proche de Jeremy. Quand tu sortiras d’ici, rends-toi directement à Morven. N’assiste pas à ma pendaison. Garde le souvenir de moi vivant. Elle sanglotait à fendre l’âme. Promets-le-moi, Emma! Jeremy les regardait et en était malade. Aucune femme ne l’avait jamais aimé ni ne l’aimerait jamais comme Emma aimait Keyes. Il vit son avenir avec précision : une ronde sans fin de soirées, de commerages et de visites chez le tailleur, chaque année vide succédant à la précédente, jusqu’à la mort dans la solitude et l’indifférence. Son nom oublié parce qu’il n’aurait rien fait de sa vie. 526 Puis il songea à Desmond Stone, un personnage puissant, riche et sans scrupule. Jeremy savait qu’il ne pourrait affronter un tell être, qu’il ne saurait protéger Emma d’un ennemi aussi redoutable. L’idée lui vint avec une clarté inouïe. Il déglutit et serra les poings pour se donner du courage. Frederick, allez. Emmenez Emma et vos plans à Morven, dit-il. Emma et Frederick se tournèrent vers lui. Comment? Quand on criera mon nom, répondez à ma place. Je resterai. Non! hurla Emma. Il parla rapidement, le corps en proie à un tremblement irrépressible. La corde du pendu... Mon père a payé pour que je sois libéré, le geôlier va venir d’un moment à l’autre me chercher, ou plutôt, chercher Jeremy Lamb. Il se moque de qui est qui, du moment qu’il a le nombre exact de prisonniers chaque soir. Quand il appellera Frederick Keyes, c’est moi qui irai. Mon Dieu, Jeremy, je ne peux pas vous laisser faire une chose pareille! N’essayez pas de me faire changer d’avis. Jusqu’à présent, je n’ai jamais rien fait de courageux ; ne me volez pas ce moment. Keyes refusait de l’écouter. Je n’enverrai pas un innocent à la potence. Votre vie a plus de sens que la mienne. Vous avez un but, alors que je n’en ai aucun. D’autres ont besoin de vous, Frederick, et nul ne se soucie de moi. 527 - Je ne ferai pas ça! protesta Frederick d’une voix étranglée. Mon ami, écoutez : vous avez dit l’autre jour que j’étais un type bien. Laissez-moi le prouver. Keyes cherchait désespérément un moyen de le dissuader. Desmond Stone assistera à l’exécution, et il s’apercevra tout de suite de la supercherie. D’après ce que vous m’avez raconté, jamais il n’osera se plaindre aux alexandrins que vous ayez échappé à la mort, cela le rendrait aussitôt suspect. Quand bien même... Je ne peux pas vous laisser faire! Jeremy prit Keyes par les épaules, les yeux brillants. Depuis mon arrivée ici, personne ne m’a rendu visite. De toutes ces faveurs, de tous ces privilèges dont j’ai eu la jouissance, aucun ne m’a été donné, il a fallu les acheter un par un! Toute mon existence a été dénuée de sens, Frederick. En prenant votre place, j’obtiens quelque chose que je pensais à jamais inaccessible : une valeur et une dignité. Une raison d’être. Si ce que vous dites à propos de la Luminance est vrai, alors nous nous reverrons. Keyes plongea son regard dans celui de son compagnon et vit le tourment de son âme. Et votre père? demanda-t-il dans un murmure, tant sa gorge était sèche. Il s’attend que vous soyez libéré. Il pensera que je me suis une fois de plus comporté en lâche et que je me suis enfui en France pour éviter d’autres dettes. Au bout d’un moment, il s’étonnera de ne pas avoir de nouvelles et se dira que 528 j’ai dû succomber à quelque mésaventure. Je ne lui manquerai pas. Mais à moi, si, dit doucement Emma à travers ses larmes. Il prit ses mains entre les siennes. Promettez-moi, promettez-moi que ce que vous m’avez dit à propos de la Luminance est vrai. De tout mon coeur et de toute mon âme, Jeremy, je vous le jure. Lamb demanda à Emma une faveur : enlever son bonnet. Elle s’exécuta, et à la vue de sa sublime chevelure, il sentit des larmes lui monter aux yeux. Il lui baisa la main et la remercia. Une dernière chose, Frederick. Lorsque vous le pourrez, revenez et payez pour la libération de Cummings. Il n’a volé que pour nourrir ses enfants. C’est un type correct, qui m’a bien servi. Maintenant, partez vite. Chevauchez jour et nuit, et déjouez les plans de Stone. Jeremy Lamb! appela le geôlier en tournant la clé dans la serrure. Frederick serra une dernière fois son nouvel ami dans ses bras, puis il se retourna et lança : C’est moi! Tandis qu’ils s’éloignaient, ils entendirent le bourreau approcher le long du couloir en agitant sa clochette. Frederick Keyes! Et dans le lointain, la voix de Jeremy retentit : Je suis là. Ils se retrouvèrent bientôt à l’air libre. C’était un matin radieux, frais et clair. La cloche annonçant 529 l’exécution sonnait à toute volée tandis que les spectateurs se pressaient pour obtenir les meilleures places. Frederick et Emma s’éloignèrent à la hâte. Frederick savait que le sacrifice de Jeremy Lamb le hanterait jusqu’à la fin de ses jours, qu’il se demanderait toujours : Si j’ai survécu au prix de la vie d’un autre, ai-je vraiment survécu? Et Emma, jusqu’à sa mort, lui rappellerait que le cadeau n’avait pas été à sens unique, que Frederick avait offert à Jeremy un bien infiniment précieux : le secret de la Luminance. QUATRIÈME PARTIE 29: Tout a l’air désert, déclara Candice en rendant les jumelles à Glenn. La partie est de l’île était une étendue complètement plate, couverte de trèfle et d’herbe verte. En son centre, trônait un antique cercle de pierres aressees, sorte de Stonehenge miniature. Au-delà, la moitié occidentale était dissimulée par une forêt dense et brumeuse. Ils n’avaient repéré dans tout cela aucun signe de vie. Après un court vol depuis Londres, ils avaient loué une voiture et traversé la campagne verdoyante du sud-ouest de l’Ecosse, avec ses parcours de golf et ses collines, ses fermes traditionnelles et ses petites stations balnéaires. L’homme qu’ils avaient eu au téléphone avait déclaré : À Ayr, il faut prendre l’A78 en direction du sud. Attention, pas la route principale, mais ce qu’ils appellent le parcours touristique. L’auberge se trouve à votre droite, sur une falaise dominant la mer. Si vous arrivez au château de Culzean, c’est que vous êtes allés trop loin. 1. Ce site néolithique, situé dans la plaine de Salisbury, dans le sud-ouest de l’Angleterre, est la plus grande structure préhistorique d’Europe. Il se compose de quatre ensembles concentriques de pierres. N.d.T. 533 Au panneau indiquant l’établissement, ils avaient obliqué, et emprunté un étroit chemin bordé de murets de pierre en piteux état et de buissons épais. Après avoir dépassé des cottages, des champs et des jardins, ils étaient entrés dans un minuscule hameau, qui se résumait à une voie pavée desservant quelques petites maisons fatiguées aux murs blanchis à la chaux. Le Thistle Inn, qui semblait avoir des centaines d’années, en était la structure principale. Le trottoir s’achevait juste après. Au-delà, des pâturages sauvages s’étendaient jusqu’à la falaise, qui dominait les eaux calmes du détroit de la Clyde. Candice et Glenn s’y tenaient et examinaient Morven, à quelques encablures de là. Tu crois que Philo s’y trouve? demanda Candice, plissant les yeux dans le soleil de la fin d’après-midi. Glenn se retourna vers le village, vers l’auberge dont ils avaient trouvé le numéro sur la cassette d’Hawthorne. Puis il suivit la côte des yeux, ses plages de sable, ses rochers déchiquetés, ses criques cachées... Il remarqua enfin le chemin raide qui serpentait jusqu’en bas et vit une jetée de pierre à laquelle un petit bateau à moteur était ancré. Allons vérifier. L’embarcation avait connu des jours meilleurs, mais le moteur paraissait en bon état. Glenn tira d’un coup sec sur la corde et l’engin se mit en route en crachotant. Ils ne tardèrent pas à prendre de la vitesse. Candice et Glenn étaient assis côte à côte, face au vent et dos à la falaise. La brûme semblait s’épaissir à vue d’oeil sur l’île mystérieuse vers laquelle ils se 534 dirigeaient. Lorsqu’ils l’atteignirent, ils jetèrent leurs sacs à dos sur leurs épaules, tirèrent le bateau sur la plage et partirent vers l’intérieur des terres. Leurs chaussures de marche crissaient sur le sable et les graviers, mais bientôt ceux-ci furent remplacés par la mousse et l’herbe gorgée d’eau de la tourbière. Enfin, ils rejoignirent les anciens mégalithes. Le cercle dégageait une atmosphère presque magique ; les pierres, plus hautes que des hommes, projetaient de longues ombres inquiétantes, tels des hommes endormis. L’imagination de Candice peuplait le lieu de petits personnages ailés et de géants barbus. Elle songea que, s’ils demeuraient suffïsamment longtemps immobiles dans le crépuscule, ils finiraient par entendre les psalmodies des druides. Ils avancèrent encore jusqu’à une croix celtique moussue, penchée sur le côté, dont l’inscription était si érodée qu’elle devait avoir plusieurs centaines d’années. À la lisière de la forêt, un panneau planté en terre annonçait : Quarantaine. Sur ordre du département de Santé publique. Entrée interdite! Tous les sens en alerte, ils pénétrèrent dans les bois. Le sol humide était jonché de feuilles mortes et de champignons, et l’air chargé d’eau et empreint d’une forte odeur de décomposition. Ils arrivèrent à une vieille clôture barbelée sur laquelle était apposé un autre écriteau, ancien et abîmé par les éléments : Laboratoires de Morven, déchiffrèrent-ils. Des laboratoires! chuchota Candice. Où sommes-nous tombés? Ils escaladèrent et pénétrèrent dans une forêt odorante qui bruissait de créatures invisibles se préparant 535 à la nuit. Le brouillard s’enroulait autour de leurs jambes, comme mû par une volonté propre. Tout à coup, le sol céda sous les pas de Candice et elle disparut avec un petit cri. Glenn tomba à genoux. Ça va? Il alluma sa lampe de poche ; Candice était couverte de feuilles et de brindilles. Oui, dit-elle. Qu’est-ce que c’est que ce truc? On dirait un piège assez ancien, répondit-il en lui tendant la main pour l’aider à remonter. Nous ferions mieux de faire attention. Il se peut que toute la zone soit protégée de cette manière. Ils reprirent leur progression et ne s’immobilisèrent que lorsque, enfin, ils sortirent du couvert des arbres. Mon Dieu! murmura Candice. C’est la plus grande bâtisse que j’aie jamais vue! Bien que la structure fût en partie dissimulée par la brume, on pouvait en distinguer l’essentiel et, dans le crépuscule, quelques détails : des tours de pierre carrées, massives ; des remparts médiévaux, des flèches gothiques, des pignons travaillés, des pilastres et colonnes géants, et une tour centrale absolument identique à celle de Big Ben. La demeure semblait moitié château, moitié palais. Haute de trois étages, elle était plus longue et plus large qu’un pâté de maisons, immense et fastueuse. Candice, cependant, la trouvait inquiétante et elle lui donna la chair de poule. Pas une lumière ne brillait aux centaines de fenêtres. L’endroit est désert, chuchota Candice. 536 - Pas complètement, rétorqua Glenn en montrant du doigt l’une des nombreuses cheminées, dont s’échappaient des volutes de fumée. Ils retournèrent à l’abri des arbres et, baissés pour ne pas être vus, contournèrent l’édifice par le côté nord. De là, ils découvrirent une structure plus ancienne à laquelle le corps principal semblait avoir été ajouté : une tour de pierre fendue d’étroites meurtrières et surmontée de créneaux. Ils poursuivirent et atteignirent bientôt l’arrière du château. Là, ils virent les vestiges de douves asséchées et envahies de mauvaises herbes. Glenn décela une imperfection plus sombre au milieu des briques. Regarde. De quoi s’agit-il? demanda-t-il à Candice en lui tendant les jumelles. D’un vieux conduit d’évacuation, on dirait, répondit-elle en frissonnant. Je suis sûre que c’est plein de rats, là-dedans. Glenn fit un pas en avant mais soudain, se ravisa : il s’immobilisa brutalement et, l’attirant à lui, déposa un baiser fougueux sur ses lèvres. Pour nous porter chance, expliqua-t-il. Il lui prit la main avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre. Ils traversèrent l’herbe mouillée au pas de course et gagnèrent l’ouverture qui, à leur grand soulagement, se révéla plus grande qu’ils ne l’avaient d’abord cru. Lorsque la lumière de la lampe de poche balaya les murs et le sol, ils entendirent de petits animaux s’enfuir à toute vitesse. Le plafond de brique était voûté. On dirait une sorte de cellier, murmura Glenn. 537 Tout au bout, ils discernèrent une lourde porte de bois. Le sol était irrégulier et couvert de mousse glissante, l’air glacé. Malgré leur veste, Candice et Glenn frissonnèrent ; leur haleine semblait envoyer des signaux de fumée dans la nuit. Ils s’approchèrent de la porte et Glenn l’observa longuement à la lueur de la torche. Il remarqua que les pierres du sol avaient été érodées au fil des ans par son frottement. Il s’accroupit pour observer les traces. Cette entrée n’a pas été utilisée depuis très longtemps. Il saisit l’immense poignée à deux mains et tira. Le battant pivota avec un grincement lugubre. À l’intérieur, l’obscurité était totale. Un souffle d’air chaud, fétide, les balaya, comme si un fantôme trop longtemps prisonnier les frôlait pour s’enfuir. Ils s’imaginèrent des hommes en cotte de mailles arpentant les couloirs, aiguisant leur épée et se préparant à la bataille. Mais ils ne virent pas âme qui vive. En avançant encore un peu, ils tombèrent sur un escalier de pierre en colimaçon. Ils gravirent les marches lentement en se guidant de leur main libre, posée contre le mur. Tout en haut, ils furent arrêtés par une autre porte en bois. Celle-là s’ouvrit plus facilement. Un long corridor sombre s’étendait devant eux, sinistre et glacial. Ils l’empruntèrent et arrivèrent bientôt à un croisement : ils pouvaient continuer tout droit, ou bifurquer à gauche ou à droite. Si je ne m’abuse, la partie plus récente du bâtiment se trouve par là, dit Glenn en pointant le doigt vers la gauche. 538 Ils se turent un moment pour écouter, mais ils n’entendirent que de petits bruits de rongeurs. Et, au loin, l’appel solitaire d’une corne de brume. Glenn, dit Candice, les yeux écarquillés par la peur, quelle sorte de laboratoire pouvait bien se trouver ici? Pourquoi le ministère de la Santé l’at-il fermé, et qu’est-ce que Philo a à voir là-dedans? Ils progressèrent et parvinrent devant une porte très différente des deux premières. Sur le panneau d’acier, de grosses lettres indiquaient : Danger. Accès réservé au personnel autorisé . Glenn appuya sur la barre d’ouverture et le battant pivota silencieusement sur ses gonds. La pièce qui s’ouvrait devant eux était si vaste que leurs lampes ne pouvaient en éclairer le fond. L’air y était étrangement sec, et après l’humidité du corridor extérieur, le contraste était saisissant. Il ne faisait ni chaud ni froid. Et l’on n’entendait pas le moindre bruit. Ils entrèrent lentement et laissèrent le vantail se refermer derrière eux avec un déclic à peine audible. Le faisceau de leurs torches leur révéla un spectacle inattendu : il n’y avait pas de fenêtre, le sol en linoléum était impeccable et le plafond, à l’isolation ultra-moderne, garni de néons. L’ensemble détonnait avec l’extérieur, antique, du bâtiment. Le long des murs, les armoires en acier avaient remplacé les armures et les tapisseries. Elles étaient dotées de tiroirs d’une vingtaine de centimètres de hauteur, comme ceux destinés à stocker les plans ou les oeuvres d’art, et montaient jusqu’au plafond, si bien qu’il fallait se servir d’une échelle pour en atteindre 539 le haut. Leur profondeur était telle qu’elles ne laissaient, au centre de l’espace, qu’une allée assez large pour que deux personnes pussent l’emprunter côte à côte. Qu’est-ce que c’est que cet endroit? chuchota Candice, abasourdie. Aucune étiquette n’était visible. Il n’y avait qu’un moyen de découvrir de quoi il retournait. Se penchant vers le meuble le plus proche de lui, sur sa gauche, Glenn choisit un tiroir au hasard et en saisit la poignée. À sa grande surprise, il s’ouvrit aussitôt. Ils ne sont pas fermés. Le propriétaire n’a visiblement pas peur des voleurs, murmura Glenn avant de diriger le faisceau de sa lampe vers sa découverte. Candice eut un petit hoquet lorsqu’elle réalisa ce qu’elle avait sous les yeux. Protégé par une feuille de plexiglas qui l’isolait de l’air et de l’humidité se trouvait un morceau de papyrus, sur lequel on distinguait une inscription presque effacée par le temps. À côté était posé un feuillet de papier blanc indiquant : Livre de Malachie, plus ancienne copie connue, vérifiée par F. N., Zurich. Carbone 14, analyse chinique. Date estimée : +-98 av. J.-C. Suivait une traduction : Car le jour arrivera, [manque] le soleil de la vertu se lèvera, porté par les ailes de la guérison... Je ne comprends pas, dit Candice à voix basse. Elle jeta un coup d’oeil à la porte derrière eux, s’attendant à tout moment à voir surgir des gardes armés, prêts à les attaquer. Est-ce ça, le fameux laboratoire? 540 - En tout cas, ce n’est pas un labo médical ou biologique. Mais comment expliquer le décret du ministère de la Santé? C’est un faux, pour éloigner les curieux. La perplexité de Candice s’accrut encore lorsqu’ils ouvrirent le tiroir suivant et découvrirent des fragments de livres aztèques. La feuille qui les accompagnait donnait la datation confirmée par diverses analyses seizième siècle, les méthodes utilisées pour vérifier leur authenticité thermoluminescence et chromatographie des gaz et la traduction : Dans le mois de Toxcatl, le peuple de Tenochtitlan a celébré la fête de Tezcatlipoca [manque] et il vivrait un an... De plus en plus surpris, Candice et Glenn poursuivirent leurs investigations et trouvèrent des lettres, des messages, des mémoires et des traités datant de toutes les époques et originaires de toutes les cultures, sur parchemin, vélum, papyrus ou papier pelure, en hébreu, grec, latin, calligraphies asiatiques, sanskrit et autres alphabets qu’ils ne pouvaient identifier. Certains documents étaient peints sur écorce, d’autres gravés sur pierre. Il y avait des correspondances allemandes du seizième siècle, des écrits anglais du Moyen Âge, des messages sur des cordes nouées d’origine précolombienne. Dans chaque cas, le spécimen était accompagné de sa fiche signalétique précisant les tests utilisés pour certifier son authenticité - de l’examen au microscope électronique à l’analyse des pollens. 541 - Ce sont des archives, dit Candice à voix haute, oubliant un instant le danger qu’ils encouraient tant elle était émerveillée. À thème religieux, précisa Glenn en continuant sa quête. Toutes les pièces qu’ils avaient vues contenaient des références plus ou moins directes au paradis et à l’enfer, à Dieu, à l’âme. Mais tu as dit que les alexandrins étaient des athées. Pourquoi conservent-ils ces textes sacrés? Ils arrivèrent dans une autre partie de la salle, où se trouvaient des armoires de verre hermétiquement closes. Sur chacune, des cadrans indiquaient la température et l’hygrométrie intérieure. Elles recelaient des oeuvres plus grandes : livres, tablettes, rouleaux. D’autres langues, d’autres alphabets, d’autres révélations divines. Candice s’arrêta net, bouche bée, devant une grande vitrine plate longue de près d’un mètre. À l’intérieur, soigneusement préservé entre des plaques de verre, reposait un papyrus déroulé couvert de hiéroglyphes. C’est le Livre des morts, murmura-t-elle, incrédule. Mais une version bien antérieure à toutes celles que je connais, À première vue, je dirais qu’il date de plusieurs siècles avant la plus ancienne copie conservée. Elle se pencha pour lire les indications sur la feuille imprimée et eut un nouveau choc. Glenn, ce trésor a été traduit et authentifié il y a plus de cent ans! Comment se fait-il que je n’en aie jamais entendu parler? 542 Ils se remirent en route vers le fond de la salle. Bientôt, ils tombèrent sur une double porte. Glenn, répéta Candice, si les alexandrins sont athées, que font-ils avec tout cela? Crois-tu qu’ils cherchent à prouver que Dieu existe, ou le contraire? Il s’immobilisa. Dans le silence et les ombres, une voix lui revint soudain, psalmodiant avec douceur une leçon à un bambin : Qui sont les alexandrins? Nous rassemblons les connaissances sur Dieu. Dans quel but? Glenn, qu’est-ce qui ne va pas? Je me souviens de quelque chose. Un catéchisme que ma mère m’avait enseigné. Elle disait que les alexandrins rassemblaient des connaissances sur Dieu. Pourquoi? Je ne me le rappelle pas. Viens, enchaîna-t-il en lui prenant la main, de l’urgence dans la voix. Ils butèrent sur un vantail blindé en acier, qui donnait sur un petit vestibule. Deux options s’offraient à eux : un escalier et un ascenseur. Ils choisirent ce dernier et, une fois à l’intérieur, virent cinq boutons : il y avait deux étages au-dessus d’eux et deux en dessous, ce qui signifiait qu’il existait des caves. Descendons, proposa Candice, songeant qu’elle se sentirait plus en sécurité près du sol. Glenn appuya sur le bouton. La cabine stoppa et les libéra dans un long hall orné de boiseries. Des appliques murales l’éclairaient, mais ils ne virent aucune porte. 543 Lorsqu’ils l’eurent traversé, Glenn posa la main sur le lambris. L’intérieur du bâtiment a été modifié. Il y a du vide de l’autre côté du mur, dit-il. Il songea à des passages secrets, sans doute creusés à l’époque où le maître de céans visitait tardivement quelque charmante hôte, Ils continuèrent leur exploration et découvrirent que le plan de la bâtisse était étrange, imprévisible. Des couloirs surgissaient, des portes s’ouvraient sur le vide, sur des escaliers qui descendaient ou des ascenseurs qui montaient, sur tout un réseau de boyaux ne menant nulle part. De nombreux accès étaient condamnés, d’autres donnaient sur des pièces vides - pour la plupart, des archives ou des bibliothèques. Un parloir magnifiquement meublé et éclairé par des chandeliers retint leur attention. Un feu brûlait dans la cheminée. Candice songea aussitôt à un club anglais : il y avait de profonds fauteuils en cuir, des trophées aux murs, des fusils de chasse dans une vitrine fermée. Malgré la lumière et le feu, l’endroit était inoccupé. Ils se hâtèrent de s’esquiver. Ils se retrouvèrent dans une impasse et durent faire marche arrière pour emprunter un autre corridor. Pourquoi est-ce un tell labyrinthe? demanda Candice. Par mesure de sécurité, sans doute. Il n’y avait guère de solutions, au dix-neuvième siècle. Comme cela, les voleurs peuvent entrer, mais pas ressortir. 544 Un peu plus loin, ils tombèrent sur une plaque en laiton: Travaux achevés en l’an de grâce 1825. Architecte : Frederick Keyes. In memoriam Jeremy Lamb. Candice réprima un frisson et regarda autour d’elle. Glenn, tu n’as pas l’impression qu’on nous observe? Si, depuis l’instant où nous avons mis le pied sur cette île. Et je crois que je sais exactement qui nous surveille. Le passage secret traversait le coeur du château, et seul un homme en connaissait l’entrée et la sortie. Philo Tbibodeau, qui se hâtait le long du corridor enténébré, une lampe de poche à la main. Ses vêtements blancs lui donnaient des allures de fantôme. Il avait terminé ses préparatifs. Il jeta un coup d’oeil au cadran lumineux de sa montre. Les détonateurs étaient en place. Le compte à rebours avait commencé. Tout était dans le timing : les bombes devaient exploser exactement en même temps. Un frisson d’extase le parcourut. Bientôt, Lénore... Leurs recherches conduisirent Candice et Glenn dans d’autres pièces vides, le long de nouveaux couloirs, au pied d’escaliers sans but, devant des accès fermés. Ils ne virent personne. Enfin, ils arrivèrent devant une porte blindée close, mais dotée d’une fenêtre leur permettant de regarder à l’intérieur. La salle qu’ils découvrirent 545 était vaste, brillamment éclairée et envahie de tables de travail, matériel électronique, microscopes et autres tubes à essai. Au centre se trouvait une cage de verre, avec cette indication : Attention! Chambre stérile! Masques et vêtements de protection obligatoires! Des hommes et des femmes de tous les âges et de toutes les nationalités, en jogging ou blouse blanche, y oeuvraient en silence, se déplaçant vivement entre les bancs et les machines. C’était une véritable ruche. Bouche bée, Candice regardait tour à tour les statues, les papyrus que l’on analysait, les engins qui bourdonnaient, les lumières clignotantes et... Mildred Stillwater! Debout près d’une grande table couverte de morI ceaux d’argile, elle prenait des notes sur un bloc. Les tablettes de Djebel Mara! Glenn tira Candice en arrière et regarda autour de lui. Il faut que nous mettions la main sur Philo avant d’être repérés. Viens! Ils trouvèrent une bibliothèque remplie du sol au plafond de livres rares et antiques. Parcourant les titres, ils découvrirent un nouveau thème : L’Apocalypse! s’exclama Candice. Est-ce donc cela qui préoccupe tant cette société? La fin du monde? Une lueur étrange dans les yeux, Glenn la regarda. Oui, dit-il. Mais aussi Dieu. Elle fronça les sourcils. Mais les alexandrins sont athées... 546 - Ils croient en Dieu, dit-il comme les souvenirs lui revenaient. Simplement, ils ne pensent pas qu’il existe. Que veux-tu dire? Ce n’est pas logique... Pour eux, Il n’est pas encore. C’est ça, l’objectif de l’ordre : créer Dieu. 30: Depuis quarante-huit heures, Philo n’avait rien mangé et bu que de l’eau minérale. Cependant, sa vigueur était à son paroxysme, Jamais il ne s’était senti aussi fort. Dans sa suite privée, située dans une aile du château, il s’était assis dans un bain de vapeur pour se débarrasser des impuretés, puis il avait méticuleusement fait ses ablutions, avec de l’eau minérale importée des Alpes suisses et du savon pur à base d’huile d’olive extra-vierge, avant de se sécher dans d’épaisses serviettes blanches en coton égyptien. Sur le lit étaient disposés les vêtements confectionnés sur mesure à Londres, qu’il avait commandés exprès pour cette nuit. La chemise immaculée était en pure soie vierge, obtenue à partir du cocon intérieur du ver du mûrier, teinte et tissée à la main, un tissu si fragile qu’on ne pouvait le porter qu’une fois. Le pantalon à pinces était en lin belge le plus fin. Plutôt que des chaussures, Philo avait prévu des chaussons de satin blancs, car il allait marcher en terre sainte. Sa barbe et sa moustache étaient impeccablement taillées, ses cheveux coupés, ses ongles manucurés ; à son poignet, il portait une montre faite sur mesure dont le bracelet d’acier était fermé par une petite clé. Le chronomètre du compte à rebours. Enfin, dans les poches de son pantalon, une paire de pistolets Derringer de quatre pouces, à crosse de 548 nacre. Un coup seulement chacun, mortel à bout portant, suffisant pour ce qu’il avait en tête. Il était prêt. Candice regardait Glenn, les sourcils froncés. Créer Dieu? Le catéchisme que ma mère m’a enseigné, ça y est, tout me revient... Qui sont les alexandrins? Nous rassemblons les connaissances sur Dieu. Dans quel but? Amener Dieu sur Terre. Comment procéderons-nous? Quand toutes les connaissances seront réunies et que nous Le connaîtrons, Dieu naîtra. Candice, ces gens croient inventer Dieu. C’est à cela que sert cet endroit. Comment peuvent-ils prétendre à cela? C’est Dieu qui nous a créés! Tandis qu’ils rebroussaient chemin, Glenn expliqua : Les alexandrins pensent que nous sommes le produit de l’évolution qui a commencé au moment du big-bang. Mais selon eux, nous ne sommes pas apparus par accident, nous avons progressé dans un but : donner vie à Dieu. Sans nous, Il n’existerait pas. Voilà ce qu’ils font ici. Mais comment? Quand tous les livres, les écrits, la sagesse et les visions auront été réunis, quand l’humanité saura tout, nous connaîtrons Dieu et saurons comment Il doit naître. Mais Dieu existe dans l’Ancien Testament. Comment les alexandrins l’expliquent-ils? Je me rappelle que mon père m’a un jour fait remarquer quelque chose à propos de Moïse et le 549 buisson ardent. Je suis ce que je suis est une mauvaise traduction. L’hébreu d’origine dit : Je serai ce que je serai. Dieu expliquait à Moïse qu’il était en devenir, faisant référence à Lui-Même au futur. Jésus parlait au futur, lui aussi, quand il annonçait la venue de Dieu. Quand il priait, il disait au Père : Que ton règne vienne. Ainsi les alexandrins ont appelé leur forteresse des Pyrénées le château de Dieu-Venir. Un autre escalier. Cette fois, ils ne pouvaient que descendre. L’écho de leurs pas résonnait entre les murs de pierre. C’est une question de conscience globale, reprit Glenn. Il y a cent mille ans, il n’y avait qu’une poignée d’hommes sur Terre, et ils commençaient juste à avoir conscience de leur existence, sans parler d’un pouvoir supérieur. À présent, nous sommes six milliards, conscients, éveillés. A l’époque où nous vivions dans des grottes, nous étions isolés les uns des autres. Le paysan dans son champ avait son village pour seul horizon. Aujourd’hui, la planète entière est devenue un village. Nous sommes connectés par des téléphones et des satellites. Et au train où vont les choses, il ne faudra pas longtemps avant que tout le monde soit relié à tout le monde. Nous formerons un esprit global. Du moins est-ce la théorie. Au pied des marches, ils se heurtèrent à une porte. Teilhard de Chardin, le jésuite, a dit que l’humanité évoluait, mentalement et socialement, vers une unité spirituelle ultime, appelée le point Oméga. Glenn poussa le battant et ils découvrirent un hall immense, décoré d’armures, de tapisseries médiévales et de meubles anciens. 550 Ils entrèrent avec précaution ; là aussi, les lumières étaient allumées, et sur les buffets massifs, les flammes de petites bougies votives tremblaient dans des verres rouges. Candice sursauta en remarquant, dans de magnifiques vases vernissés, d’immenses bouquets de fleurs fraîches, dont certaines étaient encore mouillées de rosée. Quelqu’un était venu là très récemment. L’endroit était désert à présent, quoique habité par des dizaines de personnages peints sur toile ou sur bois et prisonniers de cadres dorés, ou sculptés dans le marbre. Ainsi figés dans leur époque et leur costume, ils semblaient fixer le vingt et unième siècle avec une stupeur identique à celle des deux visiteurs qui, en cet instant, regardaient autour d’eux, les yeux écarquillés. Sur les murs, les étagères et les tables, étaient exposés des blasons, des armoiries, des tapisseries figurant des arbres généalogiques. Tout cela résumait l’histoire de l’organisation, comprirent Candice et Glenn, et tous les gens représentés en peinture, en sculpture ou cités dans les listes de noms brodées ou encadrées, étaient d’anciens membres. Un portrait en particulier, qui trônait, attira leur attention. Il figurait un croisé, un homme géant, séduisant et vaillant, portant cotte de mailles, armure et longue cape grise. Mais au lieu de la croix rouge des Templiers ou de la croix maltaise des chevaliers de Saint-Jean, il arborait sur la poitrine un cercle de flammes dorées. Le symbole présent sur la bague de Glenn. Glenn! s’exclama Candice. Regarde sa main, celle qui est posée sur son épée. 551 Glenn en resta bouche bée. Le modèle avait un sixième doigt à la main droite. Candice lança un coup d’oeil par-dessus son épaule, croyant avoir entendu des bruits à l’intérieur des murs, Mais où sont-ils tous? chuchota-t-elle. Elle resta tout près de Glenn tandis qu’ils continuaient d’avancer le long de la galerie de portraits. Certains étaient immenses et somptueux, d’autres pas plus grands que la paume de la main. Il y avait des hommes en armure et des dames en crinoline ; les époques se télescopaient dans un désordre étourdissant, la Tudor jouxtant la victorienne. Chaque centimètre carré était utilisé. À l’opposé, sur un buffet d’acajou gravé, un papyrus écrit en grec était exposé sous verre. La fiche qui l’accompagnait indiquait qu’il datait d’environ 300 avant notre ère et représentait la charte d’origine de la bibliothèque. Elle portait le sceau de Ptolémée. Regarde le premier nom, chuchota Candice. Philos, dit Glenn. Le grand prêtre. Ma mère avait remonté sa généalogie jusqu’à un membre de la maison de Ptolémée, une femme nommée Artemisia. C’était une princesse royale et une prêtresse de la bibliothèque. Et cet homme, le comte de Valliers, descendant direct d’Artemisia, était un ancêtre de ma mère, poursuivit-il en désignant le croisé audessus de la cheminée. Ce qui signifie que c’est aussi le tien, observa Candice, avant que son regard ne tombe sur un autre portrait. Glenn! Regarde ça! Elle montrait un homme barbu en vêtements de la Renaissance, qui tenait un astrolabe. Une plaque en 552 laiton au bas du cadre l’identifiait comme Michel de Nostredamu. Nostradamus! Tu as vu sa bague? demanda Glenn. Des flammes dorées autour d’un rubis. C’était un alexandrin! Sur une table sous le tableau était posé un gros livre rassemblant les prophéties de Nostradamus. Il était ouvert à la quatrième centurie, quatrain vingtquatre : Ouy soubs terre saincte d’âme voix feinte Humaine flamme pour divine voir luire : Fera des seulz de leur sang terre tainte Et les s. temples pour les impurs destruire. Suivait une traduction : Sous la terre sainte d’une âme la voix faible s’élève Une flamme humaine que l’on croit briller divine : A cause d’elle la terre sera souillée du sang des moines Et les tempks saints seront détruits, remplacés par les impurs. Glenn tourna les pages parcheminées jusqu’au septième chapitre. Là, les quatrains ne s’arrêtaient pas au quarante-deuxième. Et il trouva ce qu’il cherchait : O83. Durant le quatrième mois, quand Mercure est en retraite Dans le temple illuminé où brillent lampes et chandelles Sept généraux commandent sept soleils En grande Luminance, la terre renaît. Glenn fixait la page. La Luminance. La vision qu’il avait eue alors qu’il tombait le long de la falaise. Les 553 éclats de lumière sur ses toiles. Il savait à présent ce dont il s’agissait. Les jours derniers. L’Armageddon. La fin du monde. La terre renaît, murmura Candice en réprimant un frisson glacé. Qu’est-ce que ça veut dire? demanda-t-elle, les yeux levés vers lui. Nostradamus écrivait des charades et utilisait des codes, il inventait des mots et transformait les noms en intervertissant des lettres. Il faisait cela pour ne pas être jugé pour sorcellerie. Personne ne connaît précisément la signification de ses quatrains. Glenn regarda autour de lui les bougies votives, les flammes dorées dans les verres couleur rubis, qui vacillaient comme autant de petites étoiles. Ce pourrait très bien être le temple illuminé où brillent lampes et chandelles . Candice le fixa avec intensité. Et les sept généraux commandant sept soleils? Il réfléchit un instant. Candice, dit-il la voix nouée, les alexandrins sont une secte du Jugement dernier. La Luminances c’est la fin du monde, je m’en souviens à présent. La fin du monde... Elle laissa sa phrase en suspens, la gorge serrée. Je ne sais pas comment tout cela se combine, les écrits religieux, Nostradamus, les alexandrins. Mais Philo avait besoin des tablettes de Djebel Mara pour une raison précise, il prépare quelque chose. Cette grande destruction dont parlait mon père dans sa lettre. Voilà pourquoi ma mère avait si peur de Philo. Il regarda de nouveau le quatrain, se rappelant sa discussion téléphonique avec Maggie Delaney. 554 -- Nous sommes dans le quatrième mois, et Mercure est en retraite... Philo s’apprête à accomplir cette prophétie. Que sont les sept soleils...? Candice avait du mal à respirer. Le regard de Glenn était éloquent. Il n’eut pas besoin de prononcer le mot bombes. Mais pourquoi? s’insurgea Candice. Pourquoi Philo veut-il détruire le monde? 31: Écoute-moi bien. Glenn saisit les mains de Candice et planta son regard dans le sien. Maintenant, c’est entre Philo et moi. Je veux que tu t’en ailles. Tout de suite. Prends le bateau et retourne sur le continent... Je ne pars pas sans toi, coupa-t-elle. Tu sais que je n’ai pas d’autre choix que d’aller au bout de tout cela. Alors, allons-y ensemble. Le détonateur utilise des fréquences radio, lui avait expliqué le trafiquant d’armes. Portée maximâle : trois kilomètres. Huit méga de mémoire, et jusqu’à vingt fonctions programmables. Mais Philo ne serait pas à cette distance-là et il n’aurait besoin que de sept fonctions. Il regarda, pensif, les chiffres rouges affichés sur le cadran lumineux. Alexandre le Grand avait conquis le monde en le mettant à feu et à sang. Philo Alexander Thibodeau ne pouvait pas faire moins. Ils étaient sous le château. Des lumières fluoréscentes éclairaient le sol nu et les murs de pierre brute. 556 - On dirait un vieil abri antiatomique, probablement construit dans les années cinquante. Ils aperçurent une grande porte métallique. Elle n’était pas verrouillée et pivota silencieusement sur ses gonds. Candice et Glenn ne s’attendaient pas au prodigieux spectacle qui s’offrit alors à leurs yeux. Des coffres en verre dévoilaient des trésors inimaginables : des couronnes et des tiares, des sceptres étincelants surmontés de globes en diamants, des robes d’hermine, des chaussures dorées et un trône incrusté de pierres précieuses. Philo! appela Glenn. Aucune réponse. La porte se referma derrière eux. Ils se déplaçaient précautionneusement entre les caisses remplies de gobelets en or, d’idoles en jade, de crucifix en ivoire et de calices en argent. Quelle est cette odeur? demanda Candice en se postant devant une collection d’icônes byzantines rares. Je ne sens rien. Elle huma de nouveau l’air. On dirait de l’essence. Glenn appela Philo une nouvelle fois. Ils attendirent sa réponse, en vain. Il n’y a personne ici. Ils retournèrent d’un pas rapide vers la porte. Elle était verrouillée. Attends, dit Candice. J’entends quelque chose. Moi aussi. Bip... Bip... Ils se mirent à la recherche de l’origine du son parmi les conteneurs, aveuglés par les reflets de la lumière fluorescente sur les gemmes. Ce qu’ils 557 trouvèrent au fond de la pièce les figea et les rendit tous deux muets durant plusieurs secondes. La bombe était longue d’environ deux mètres, de couleur vert camouflage et en forme d’obus. Elle était reliée par câbles à un mécanisme d’où émanait le signal sonore. C’est nucléaire? interrogea Candice dans un murmure à peine audible, comme si elle redoutait que sa voix risquât de provoquer la détonation. Non. Tu avais raison au sujet de l’odeur. C’est une bombe au napalm. Au napalm? De l’essence solidifiée. L’engin a été conçu pour arroser d’un gel inflammable tout ce qui se trouve dans son rayon d’action et le transformer en brasier. Son revêtement extérieur est en aluminium et... Il s’interrompit. Tous deux venaient de remarquer les chiffres rouges sur le cadran digital. Un compte à rebours. Candice blêmit. Cela va exploser! Peux-tu le désamorcer? Il secoua la tête. Philo nous a amenés ici pour nous tuer? Il veut que nous soyons les témoins directs de sa toute-puissance... Mais pourquoi faire sauter ce château? Glenn la regarda droit dans les yeux. Pour arrêter la Luminance. Il ne veut pas la fin du monde. Il se refuse simplement à partager son pouvoir avec Dieu. Et le seul moyen dont il dispose pour y parvenir, c’est de détruire tout ceci. À présent, nous, nous devons le stopper lui. 558 Glenn repéra alors la petite platine cassette posée sur la machine infernale. Après l’avoir délicatement soulevée, il pressa sur Play et la voix de Philo emplit la pièce : La dernière heure est enfin arrivée, mais d’abord nous devons vénérer l’astre suprême, disait-il sur la bande de mauvaise qualité. Tu trouveras là ta seule issue, Glenn. Je t’attendrai dans la salle des trophées. Qu’est-ce que cela signifie? interrogea la jeune femme. Elle ne pouvait quitter des yeux le cadran digital de la bombe, son compte à rebours. Cela signifie, répondit Glenn en regardant autour de lui, que Philo joue avec nous, comme depuis le début, en nous soumettant à des épreuves. Il ne veut pas nous faire mourir tout de suite. Il a besoin de nous vivants, pour que sa jubilation soit complète. Il a dû mettre en place un dispositif secret qui ouvre les portes, pour voir si nous allions le trouver. Ses yeux se posèrent sur les chiffres lumineux. Il déclencha le chronomètre de sa montre au moment où ils affichaient 5 : 00, puis ajouta : Et nous avons exactement cinq minutes pour le découvrir. Remets la cassette, suggéra Candice, tendue. Ils l’écoutèrent une seconde fois. Leurs yeux se rencontrèrent. Vénérer l’astre suprême. Ils fondirent sur un immense soleil aztèque en or et palpèrent chaque centimètre carré de sa surface : les signes, les gravures, les queues de serpents et le visage au centre, les yeux, la langue protubérante... La porte métallique demeura fermée. 559 - Et maintenant? Candice regardait autour d’elle avec frénésie. Elle vit des icônes représentant le soleil dans toute la pièce. Laquelle choisir? Le compte à rebours indiquait quatre minutes. Nous n’aurons jamais le temps de tout étudier. Prends ce côté-là, je prends celui-ci, ordonnat-il calmement. Ils ouvrirent les caisses et s’emparèrent de tous les soleils en cuivre, en bronze et en argent, de ceux, ailés, d’Assyrie, des symboles d’Apollon et de Râ. Trois minutes. La roue, le disque ou le cercle figurent parfois le soleil, rappela Glenn. D’autres fois, il est associé à l’oeil. Louis XIV se faisait aussi appeler le Roi-Soleil. Nous n’arriverons jamais à les étudier tous! Glenn regarda sa montre. Deux minutes. Peut-être que nous ne cherchons pas ce qu’il faut. Peut-être que cela n’a rien à voir. L’esprit de Candice fonctionnait à toute vitesse. Elle répéta de mémoire les paroles de Philo : La dernière heure est enfin arrivée, mais d’abord nous devons vénérer l’astre suprême. Attends une seconde. Je crois que... La tapisserie médiévale pendait sur le mur derrière une caisse qui contenait une mosaïque romane à l’effigie d’Hélios. Vivement colorée et riche en détails, elle représentait des hommes rassemblés sur une montagne, le visage tourné vers le ciel. En haut, dans chaque angle, figuraient deux symboles : l’alpha et l’oméga. Le début et la fin. 560 Et, s’élevant au-dessus des personnages âgenouillés, Jésus montant aux cieux. Glenn! Par ici! Il accourut vers elle. Il ne s’agit pas de vénérer le soleil dans le ciel, dit-elle excitée, mais le fils de Dieu! l’être suprême! Ils enlevèrent la tapisserie du mur et découvrirent... 32: Un ascenseur. Une minute. Que peut bien être la salle aux trophées? L’endroit où nous avons vu les têtes d’animaux empaillés, répondit Glenn. C’était à quel étage? Au quatrième. Non, au cinquième! Ou alors, était-ce au sixième? Il appuya sur le chiffre six, et une petite secousse indiqua le départ de la cabine, qui s’éleva avec une lenteur désespérante. Glenn prit la main de Candice et la serra dans la sienne. Les boutons s’éclairaient et s’éteignaient au fur et à mesure qu’ils franchissaient les niveaux correspondants. La montre de Glenn sembla soudain avancer plus vite. Ils n’avaient atteint que le quatrième quand la trotteuse indiqua douze. Zéro. Le compte à rebours était achevé. Il prit Candice dans ses bras ; ils se serrèrent fort l’un contre l’autre. Et ils attendirent. Les secondes défilèrent. Puis une minute. Le silence persistait, tout comme l’immobilité du château. L’ascenseur dépassa le cinquième. Elle a explosé? demanda Candice. On aurait entendu ou senti quelque chose. Tu crois que c’était une fausse bombe? Un accessoire destiné à nous faire peur? 562 - Philo a peut-être simplement interrompu la séquence à distance, avec une télécommande. Glenn remarqua le visage blême de Candice et sentit le battement rapide de son pouls. Maintenant, écoute-moi, dit-il fermement. Philo est fou. Et l’on est en train de marcher sur ses plates-bandes. Laisse-moi régler cela tout seul. Et, je t’en supplie, pas d’initiative inconsidérée. Promets le moi! Glenn... Candice, il espère que nous allons perdre la tête. Quoi qu’il arrive, reste de marbre. L’ascenseur stoppa au sixième étage et ils en sortirent dans un vestibule qui donnait sur trois portes. Celles de droite et du centre étaient verrouillées. La troisième s’ouvrit devant Glenn. Ils reconnurent la pièce, éclairée par les flammes d’un chandelier et celles du feu qui crépitait dans l’âtre, meublée comme un club privé pour gentlemen. Au fond, debout à côté de la fenêtre à meneaux, telle une apparition blanche, se tenait Philo Thibodeau. Je vois que vous avez résolu l’énigme. Je savais que je pouvais compter sur vous. Tu as aimé le labyrinthe, Glenn? demanda-t-il, souriant. Il a été créé par ton arrière-arrière-grand-père, Frederick Keyes. Tu le savais? La sécurité de Morven était pourtant du ressort de mon trisaïeul, Desmond Stone, mais Keyes l’a trahi. Alors qu’ils avançaient vers lui à pas comptés, Glenn étudiait la salle. Il n’y avait personne d’autre, et rien d’insolite n’attira son attention. Les mains de Philo paraissaient vides. Aucun danger immédiat ne semblait les menacer. 563 - La bombe... commença Glenn. Ne t’inquiète pas, coupa Philo d’une vois douce. Ce n’est pas encore l’heure. Le compte à rebours que vous avez découvert ne devait pas provoquer d’explosion, poursuivit-il, en réponse au regard circonspect de Glenn. Il était destiné à armer les engins. À présent, ils sont tous prêts. Tous? Il y en a donc plusieurs? intervint Candice. Glenn sentit la tension monter. Sept, situés un peu partout dans le château, répondit Philo calmement. Dans la cave aux trésors, vous avez vu le septième, le plus gros et le plus puissant. Il leva un bras et remonta la manche de sa chemise en soie. La lumière du chandelier se refléta sur le bracelet-montre qu’il portait au poignet. Les détonateurs radio sont mis à feu grâce à cette télécommande. C’est une merveille de technologic, que j’ai élaborée moi-même. Elle résiste aux champs magnétiques aussi bien qu’à l’épreuve du feu et aux chocs, même violents. Un marteau ne pourrait la détruire. C’est un instrument infaillible. Et une fois la séquence lancée, il n’y a aucun moyen de l’arrêter. D’ailleurs, à toutes fins utiles, sachez que l’attache métallique a été fixée de telle sorte qu’on ne puisse pas la retirer de mon bras sans clé. Pourquoi? demanda Candice. Il la regarda. Glenn le sait. Et c’est la raison pour laquelle il se trouve ici. Je suis ici, rétorqua Glenn d’un ton égal et maitrisé, pour vous arrêter et vous interroger dans le 564 cadre de l’enquête concernant le meurtre de mon père. Non, ce n’est pas pour cela. Et tu n’as pas besoin de m’interroger. Je l’ai tué. Comme Glenn ne réagissait pas, Philo arqua les sourcils, vaguement étonné. Je vois que cela ne te surprend pas. Il alla se poster devant la cheminée, se saisit d’un tisonnier et joua avec les bûches incandescentes. John n’approuvait pas notre travail, dit-il, le visage illuminé par l’éclat du feu. Il ne nous tolérait que parce que ta mère était des nôtres. C’est pourquoi tu n’es jamais venu ici avec elle quand tu étais enfant. John l’avait obligée à se taire jusqu’à tes dix-huit ans. Mais il n’avait aucun droit de t’empêcher de nous rejoindre. Tu appartiens à l’ordre. Tu es de notre sang. Tous les éléments du puzzle se remettaient en place, à présent. Vingt ans plus tôt, il s’en souvenait, quelqu’un avait crié : Il est de notre sang! Et John Masters avait rétorqué : Éloigne-toi de mon fils, ou je te tue. Alors vous avez assouvi votre vengeance? dit Glenn. Ses yeux fixaient le poignet de Philo. Pouvait-il vraiment enclencher les bombes à l’aide de cet instrument? En partie, oui. Mais j’ai aussi agi de cette façon parce que John devait être écarté. Pour le bien de ta mère, laissa-t-il tomber en remettant le tisonnier en place. Quand John m’a appris qu’il soupçonnait que l’Étoile de Babylone avait un rapport avec le livre perdu de Myriam, la pièce manquante de la Bible, 565 j’ai su que la Luminance était à portée de main. Et John ne pouvait pas être là pour le retour de Lénore. Sa présence aurait risqué de la perturber. Elle se serait demandé quel homme devait être le sien, celui avec lequel elle s’était mariée, ou celui qu’elle aimait... La question l’aurait troublée. Glenn lui lança un regard perplexe. Ma mère est morte, dit-il. Dans la Luminance, nous serons à nouveau réunis. Tous deux dévisagèrent Philo, Candice blême et incrédule, Glenn de plus en plus troublé. Glorieuse Luminance! clama Philo. Des milliers de prophéties l’ont annoncée. Notre ancêtre commun, Alexandre, n’a pas été le seul! Il existe des références dans les écrits religieux de cultures qui sont à mille lieues les unes des autres, et même éloignées par des siècles. Sur toute la planète. Les pygmées d’Afrique centrale ou les Indiens d’Amérique, un médecin suédois du vingtième siècle nommé Lundegaard ou un moine copte du dixième siècle, tous ces esprits, chacun à leur manière, sont porteurs de la même conviction : Dieu se présentera dans la lumière lorsque l’humanité sera prête. Et quel rapport avec les bombes? interrogea Glenn. Discrètement, il balaya la pièce du regard, à la recherche de moyens pour détourner l’attention de Philo et le maîtriser. Sais-tu ce que ta mère a fait lorsqu’elle est venue ici? Elle a étudié les travaux d’Hypatie, mathématicierme à Alexandrie au cinquième siècle. Lénore a consacré sa vie aux équations et aux théorèmes 566 d’Hypatie. Elle y a recherché les preuves de l’existence de Dieu. Car, après la religion et la philo= sophie, la science est une étape décisive de l’évolution, celle qui mène à l’avènement de Dieu. Chaque génération se voit révéler davantage de connaissances. Les primitifs qui vivaient dans des cases croyaient que la Lune était un esprit. Or il y a trente-cinq ans, un homme a marché sur la Lune. Galilée a été jeté en prison pour avoir affirmé que la Terre tournait autour du Soleil. On sait aujourd’hui qu’il y a d’autres planètes qui tournent autour d’autres astres. Et il y a un siècle, les physiciens pensaient que l’on avait fait le tour de la science, qu’il n’y avait plus rien à étudier ni à découvrir. Puis les particules quantiques ont été découvertes et un domaine inédit a surgi. Quelle réalité plus petite que l’atome va maintenant nous être révélée? Quoi d’autre, si ce n’est Dieu lui-même? Et ce sera un jour d’anges, de trompettes et de quarks. La religion s’unissant à la science. Un mariage où le créateur éthéré épousera la glorieuse substance, avec l’humanité pour témoin! J’ai compris votre point de vue, dit Glenn. Maintenant, désarmez les bombes et discutons. On frappa à la porte. Mildred Stillwater entra dans la pièce, portant un plateau garni de quatre tasses à thé ornées de rosés. Elle le déposa sur la table basse en acajou dans un cliquetis de porcelaine. Cela m’a l’air parfait, ma chérie, lui dit Philo. Earl Grey. Le seul thé civilisé de cette planète. Ce serait encore mieux avec quelques brins de menthe fraîche. De notre serre. Tout de suite. Philo, acquiesça-t-elle. 567 Mais elle se tourna d’abord vers les visiteurs. Elle portait un cardigan jaune pâles sur un chemisier blanc et une robe en tweed. Vous semblez surprise de me voir, dit-elle en serrant la main glacée de Candice. Les yeux de la scientifique souriaient derrière les lunettes, qui lui donnaient un air de chouette. Ses cheveux, ramassés en un chignon serré, lui faisaient une tête petite et ronde. Vous ne saviez pas que j’appartenais à l’organisation? Mon père en était membre. Notre lignée remonte au septième siècle. Mes condoléances pour la disparition de votre père, enchaîna-t-elle en se tournant vers Glenn avec un air compatissant. Son accident a été un choc terrible pour nous tous. Et merci de nous avoir si généreusement prêté les tablettes d’Esther. Le chant de Myriam est un poème magnifique. Mildred, trancha Philo, la menthe, s’il vous plaît. Tout de suite, Philo, dit-elle, soudain troublée. Son cardigan jaune était mal boutonné. Elle est amoureuse de lui, pensa Candice. Mais Mildred savait-elle que Philo était un assassin? J’aimais ta mère, Glenn, dit ce dernier une fois la porte refermée. Comme aucun homme d’aucune époque n’a jamais aimé une femme. Quand elle est morte, j’ai cru que j’allais moi-même succomber au chagrin. Ma seule consolation a été de savoir que je la retrouverais dans la Luminance. Le livre de Daniel dit : Les multitudes qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront pour la vie éternelle... Elles brilleront comme l’éclat des cieux... Comme les étoiles, 568 et pour toujours. Mais j’étais impatient. Je ne pouvais pas attendre. Alors, je me suis rappelé que j’avais été choisi pour permettre à Dieu de redescendre sur Terre. J’ai donc simplement décidé d’accélérer le processus. Vous voulez obliger Dieu à apparaître? demanda Candice, incrédule. Mon prédécesseur, Jésus, pensait qu’il était, lui, Dieu incarné. Mais cette tâche glorieuse m’incombait à moi seul. Jésus n’a fait que préparer le chemin pour mon oeuvre. Mais pourquoi les bombes? insista la jeune femme. Elles sont mon instrument, pour envoyer un message à Dieu. Elle le regarda droit dans les yeux. Vous avez l’intention de réduire ce château en cendres pour créer Dieu? D’enflammer le château, corrigea Philo. Mais cela n’est rien, seuls comptent les écrits qu’il contient. Nous ne sommes pas venus sur Terre uniquement pour stocker des livres et nous allonger en attendant que Dieu Se révèle à nous. Nous devons nous adresser à Lui. Par le feu. Les mots s’envoleront vers les cieux pour éveiller Sa toute-puissance naissante, Le sortir de Son sommeil foetal et Le faire renaître à Sa gloire. Alexandre le Grand a commencé sa conquête du monde en brûlant la ville de Thèbes, enchaîna-t-il, tourné vers la cheminée, un éclat dément dans les yeux. Il a tracé son chemin ardent sur trois continents, incendiant tout sur son passage, pour finalement mettre le feu et détruire le grand palais de Xerxès à Persépolis. Puis-je faire moins que 569 lui? termina-t-il, son regard flamboyant posé sur Candice. Mes supérieurs savent où je me trouve, intervint Glenn. Il luttait pour rester calme, fixant le poignet de Philo. S’il parvenait à le maîtriser, serait-il seulement capable d’annuler la séquence explosive? Que l’on sache où tu es n’a aucune importance. Tes amis ne pourront rien faire. Je contrôle absolument tout. Et les autres? Les membres du laboratoire? Ils ignorent l’existence des bombes, docteur Armstrong. Vous mentez, dit Glenn. Personne ne peut détruire l’équivalent de deux mille ans de progrès humain et de révélations divines. Pas même vous. Philo se dirigea vers la fenêtre et dit : Laissez-moi vous montrer quelque chose, tous les deux. Regardez par ici, en bas. Vous voyez la serre? La lumière des fenêtres, en dessous d’eux, éclairait un chemin dallé qui menait du château à une structure de verre et de bois, remplie de plantes rares. Regardez, répéta Philo. Là-bas. Un point lumineux apparut... C’était Mildred Stillwater dans son cardigan jaune, marchant d’un, pas rapide. Elle va chercher de la menthe pour le thé, dit doucement Philo. Ils la virent entrer dans la serre. La porte se referma sur elle et Philo déclara. Gardez bien les yeux sur elle. 570 Il appuya sur un bouton de son bracelet-montre et une explosion les aveugla. Oh mon Dieu! s’écria Candice, horrifiée à la vue des flammes s’élevant vers le ciel. Vous l’avez tuée! Je l’ai fait pour son bien. La pauvre allait souffrir. Je lui ai épargné ce supplice. Glenn agrippa le bras de Candice. Sauve-toi d’ici, lui dit-il. Vite! Mais elle s’accrocha à lui. Des larmes coulaient sur son visage choqué. Philo les fixa avec une expression radieuse. C’était la première, dit-il. Il admirait son oeuvre, satisfait que tout se soit bien passé. Cela signifiait que les autres bombes allaient, elles aussi, fonctionner à merveille. J’ai placé les six autres engins à des endroits clés, expliqua-t-il : les archives scientifiques, le hall des ancêtres, la chambre de Jésus, et ainsi de suite. Vous avez vu le septième, en bas... Je vais les faire exploser dans l’ordre, reprit-il avec une jubilation contenue, après avoir mesuré son effet. Là où ils sont placés, les murs sont enduits de produits chimiques inflammables. Morven va s’embraser, en une sublime apothéose. Glenn contemplait la serre en feu, les arbustes et les buissons eux aussi en proie aux flammes, les étincelles voletant vers les étoiles. Un enfer duquel on ne pouvait réchapper. Pourtant, quelque chose clochait... Cela lui vint à l’esprit en un éclair : personne n’accourait pour savoir ce qui s’était passé. Alors, comme s’il lisait dans ses pensées, Philo déclara : 571 - J’ai verrouillé les portes du château. Nul ne peut plus en sortir. Candice était au bord de l’hystérie. Vous allez tous les tuer? Ne vous inquiétez pas, ils deviendront des martyrs, comme leurs ancêtres il y a dix-sept siècles. Faites-les sortir! Je ne peux pas me permettre de les laisser courir demander de l’aide auprès d’étrangers, ou pire, appeler une brigade de pompiers. Glenn cherchait désespérément une stratégie. Philo, implora-t-il, discutons d’abord. Je vous en prie, désarmez les bombes... J’ai entendu parler de tes pouvoirs de persuasion. Il paraît que tu es capable de faire sauter quelqu’un du haut d’une falaise... Pourquoi ne me demandes-tu pas plutôt pourquoi je vous ai fait venir ici, à Morven? reprit-il après l’avoir considéré un instant. Que voulez-vous dire par nous faire venir ici? questionna Candice. Nous sommes venus seuls! Elle tremblait tellement que ses dents claquaient. La pauvre Mildred, dans la serre... C’est moi qui ai tout organisé. Mais pas pour vous deux, uniquement pour Glenn, précisa-t-il. Il était supposé venir seul. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous épargner cela, mademoiselle Armstrong. Mais vous êtes à la hauteur de votre réputation : imprévisible. J’ai suivi tes progrès dès la minute où tu as quitté la Californie, dit-il à Glenn en se tournant vers lui. Nous t’avons perdu un court moment dans le désert, mais nous avons retrouvé ta trace lorsque vous êtes montés à bord de L’Athena. 572 C’est moi qui vous ai envoyé les deux faux médecins à Salerne. J’avais appris que le capitaine Stavros avait l’intention de voler les tessons de céramique et de les revendre au marché noir. Il se serait débarrassé de vous sans le moindre scrupule, croyez-moi. La mâchoire de Glenn se crispa de rage. Tout cela pour m’amener jusqu’ici et me tuer? Pourquoi ne pas m’avoir assassiné en route? Ou à Los Angeles? Pourquoi cette mise en scène? Te tuer! Mon garçon, ce n’est pas du tout la raison pour laquelle je t’ai fait venir. Mais alors, pourquoi, nom de Dieu? Pour que tu gouvernes à mon côté, bien sûr. 33: Des flammes dansaient dans l’âtre tandis que dehors l’incendie s’élevait vers le ciel en ronflant, jetant ses étincelles sur la cime des arbres, les embrasant. C’était tout juste si l’on entendait les gens hurler dans les étages inférieurs. Savourant le regard stupéfait de Glenn, Philo dit : Je ne t’ai pas amené directement à Morven après la mort de ton père parce qu’il te fallait d’abord faire tes preuves, subir l’épreuve du feu, comme tout dieu le doit. Tu as montré ta valeur par tes actes, ton courage et ta volonté. Maintenant, tu n’as plus qu’à sacrifier ta vie passée pour en commencer une nouvelle. Tu ne seras plus un mortel ordinaire, mais l’un des êtres suprêmes. Nous descendons d’Alexandre le Grand! Nous avons pour mission de permettre l’avènement de Dieu sur Terre! hurla Philo. Peux-tu renier tes origines? Mes origines... Alexandre est mort en Perse, laissant Ptolémée gouverner Alexandrie à sa place, enchaîna Philo. Mais c’est au fils d’Alexandre qu’on a confié la mission sacrée de construire la bibliothèque et d’instruire le monde de ses connaissances. Le premier grand prêtre de l’institution a donné naissance à plusieurs garçons, qui ont eux-mêmes eu des 574 enfants, créant ainsi une lignée que l’on peut suivre jusqu’à aujourd’hui, dans cette pièce même. Jusqu’à Philo Alexander Thibodeau et Glenn Alexander Masters. Glenn chancela sous la surprise. Ton deuxième prénom te vient d’un de tes oncles, lui avait un jour expliqué sa mère, bien qu’il n’eût jamais rencontré ni même entendu parler de ce dernier. Sandrine n’arrivait pas à mener une grossesse à terme, poursuivit Philo. Lorsqu’elle a fait sa quatrième fausse couche, j’ai compris qu’en réalité c’était toi, le fils que j’aurais dû avoir. Si j’avais épousé Lénore, tu serais mien aujourd’hui. Tu es ici pour gouverner le monde à mon côté. Tu es né pour créer Dieu, ajouta-t-il, une main sur l’épaule de Glenn. Combien de fois Philo avait-il entendu ces mots au cours de son enfance? Bethsabée lui répétait : Tu es né pour révéler Dieu au monde. C’est ton destin, mon fils adoré. Elle avait appelé cette mission la Luminance. La lumière de Dieu. Pas celle, destructrice, des flammes de l’enfer. Pas l’Armageddon. Non. La Luminance serait pure et apaisante, lumineuse mais pas aveuglante, et la chair ne brûlerait pas, ni ne noircirait ni ne se détacherait des os à son contact. Avec Lénore, poursuivit Philo, notre règne sera placé sous le signe de la trinité. La mère, le père et le fils. Glenn s’humecta les lèvres, regarda autour de lui, la pièce, le visage pâle de Candice, le feu qui prenait de l’ampleur en bordure de forêt... Il n’était pas préparé à affronter tout cela. 575 Il lutta pour se concentrer et décida de se placer dans la logique de son interlocuteur, plutôt que de chercher à le contrer. En quoi pourrions-nous accomplir ce destin si nous mourions, vous et moi, aujourd’hui? demanda-t-il. Notre décès ne sera qu’un court sas dans l’éternité du temps. Nous en franchirons le seuil et renaîtrons immédiatement. À ce moment, Glenn comprit à qui il avait réellement affaire. Philo ne craignait pas la mort, mais y aspirait, pour obtenir quelque chose de plus beau. Rien, dans sa vie, n’avait enseigné à Glenn comment négocier avec un fou animé d’une telle démarche. Vous n’avez pas le droit de faire cela! s’écria Candice. Elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer les derniers instants de Mildred dans l’enfer des flammes. Philo tourna vers elle un visage courroucé. Et Paul dit aux Thessaloniciens : N’éteignez pas le feu du Saint-Esprit, ne traitez pas les prophéties avec mépris. C’est votre faute si mon fils n’a pas embrassé son destin, lui lança-t-il en la fixant d’un oeil mauvais. Regardez-le! Confus, incertain... Par votre faute! Telle une Dalila, vous l’avez affaibli. Il plongea la main dans la poche droite de son pantalon en lin blanc et en sortit un pistolet. Sortez, mademoiselle Armstrong. Ce qui va advenir maintenant ne peut être vu par des étrangers. D’accord, Philo, dit Glenn en levant les mains devant lui. Posez ce revolver. 576 - Ne me provoque pas, mon fils, car je vais tirer. Candice recula en direction de la pièce voisine et Philo déclara encore : Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même, mademoiselle Armstrong. J’ai essayé de vous empêcher de venir. Quand les menaces sur votre vie se sont avérées sans effet, j’ai utilisé une autre tactique. Ce poste à San Francisco avait été promis au neveu d’un des administrateurs du musée. Personne n’a jamais pensé à vous. D’ailleurs, personne ne voulait de vous. Vous êtes la risée de votre profession, mademoiselle Armstrong, avec votre théorie sur Néfertiti pharaon. M. O’Brien estimait que votre présence ridiculiserait son institution. Elle le dévisageait, pétrifiée, mortifiée. Mais quand les larmes affluèrent à ses yeux, elle releva le menton dans une attitude de défi pour les empêcher de couler. Une donation non négligeable à l’établissement a facilement persuadé O’Brien de vous jauger sous un nouveau jour, poursuivit Philo. Vous auriez dû accepter cette place, mademoiselle Armstrong. Mais vous ne l’avez pas fait. Têtue et impulsive, disent de vous vos collègues. Voyez où votre attitude stupide vous a menée... Laissez-la partir, Philo, implora Glenn. C’est une affaire entre vous et moi. Philo s’approcha encore de la jeune femme, son pistolet pointé sur elle. Candice manqua défaillir. Philo, je vous en supplie. Laissez-la partir. Ouvrez les portes. Faites sortir tout le monde. Je vais gouverner le monde avec vous, vous aider à faire descendre Dieu sur Terre. Tout ce que vous voulez. 577 Philo hocha la tête. Ce sont là de vaines paroles, mon fils. Je vois bien que tu n’en crois pas un traître mot. Et c’est sa faute à elle. Quand Candice posa un pied dans la pièce adjassante, Philo se précipita pour fermer la porte derrière elle et la verrouiller. Glenn bondit et attrapa la poignée en cuivre. Elle ne tourna pas. Ne te fatigue pas, dit Philo, ces portes sont très résistantes. Je vais te montrer. Il appuya sur un bouton de son bracelet-montre et ils entendirent le son à peine étouffé d’une explosion de l’autre côté du battant. Puis un cri. Glenn se jeta à nouveau sur la poignée : le métal était déjà chaud. Derrière, le feu gagnait en puissance. La chambre est dévorée par les flammes, expliqua calmement Philo. Il n’y a aucune issue, pas de sortie. Mais ne t’inquiète pas, l’oxygène se consumera très vite. Elle ne souffrira pas longtemps. Laissez-la sortir d’ici! hurla Glenn. Dans un accès de rage, il assena un coup de poing à Philo. Mais le bonhomme était agile et l’esquiva sans difficulté. Tu verras les choses différemment après la Luminance, dit-il d’un ton apaisant. Il sortit son second pistolet et, sans laisser à Glenn le temps de réagir, appuya sur la détente. L’impact de la balle expédia la victime à l’autre extrémité de la pièce, où elle heurta le mur, avant de s’écrouler par terre. 578 Candice ne parvenait plus à respirer. Au moment où Philo avait refermé la porte, elle avait repéré l’engin incendiaire. Elle s’était précipitée à l’opposé avant qu’il n’explose en un fracas terrifiant. L’espace entier s’était embrasé en une fraction de seconde, mais elle avait été sauvée. Pas pour longtemps... Car le feu gagnait du terrain, consumant les meubles et les draps, dégageant une telle fumée et une chaleur si intense qu’elles lui brûlaient les poumons. Candice étouffait. Elle toussa, martelant les murs, appelant au secours... Des vertiges l’assaillaient, des larmes coulaient sur ses joues, ses poumons lui donnaient l’impression d’être incandescents. À l’aide! cria-t-elle dans un élan désespéré. Ses poings cognaient les cloisons frénétiquement, car les flammes fondaient sur elle, à présent. Elle n’arrivait plus à reprendre son souffle. La fumée lui piquait les yeux, l’aveuglait. À l’aide! Soudain, un panneau s’ouvrit dans le mur. Sans réfléchir, elle s’engouffra dans le passage. La trappe se referma et elle se retrouva à quatre pattes, dans un tunnel sans lumière. Toussant, essayant de reprendre sa respiration, elle se redressa et plongea dans l’obscurité, s’éloignant du brasier. Elle traça son chemin comme une taupe dans le boyau sombre, ses mains raclant la pierre et la brique. Au bout d’un moment, elle se cogna dans une paroi dure. C’était une impasse. Elle fit demitour. Et brusquement, le château trembla. Philo avait déclenché une autre bombe. Une odeur de fumée et d’essence envahit le passage. La chaleur s’y répandit. Comme l’eau à Djebel 579 Mara, songea Candice. Mais Glenn n’était plus là pour la guider. Elle tomba à travers un autre panneau pivotant et se retrouva dans un endroit pas plus grand qu’un placard. Elle tenta alors de revenir sur ses pas, mais elle était coincée. Enterrée vivante, comme Esther de Babylone. Une terrible douleur, Des relents de fumée acre et de produits chimiques. Quand Glenn recouvra ses esprits, il mit un moment à prendre conscience qu’il gisait à terre et qu’une mare de sang maculait le sol sous son épaule gauche. Il se redressa, manquant s’évanouir, et regarda sa chemise ensanglantée. Pourquoi Philo ne l’avait-il pas achevé? Nous allons tous mourir, de toute façon. Il se releva, tituba, jeta un coup d’oeil autour de lui. Candice? Où était Candice? Et puis tout lui revint à l’esprit. Philo était parti. La baie entrouverte laissait pênetrer l’air frais de la nuit, ainsi que quelques rubans de fumée. Il se saisit du chemin de table du buffet en acajou, balançant les vases et les candélabres au sol, et l’appliqua sur sa blessure. Puis il bourra le reste du tissu sous sa chemise pour arrêter l’hémorragie. Il courut jusqu’à la fenêtre. Les silhouettes des dômes et des parapets de l’édifice se découpaient dans la nuit, avec l’incendie en toile de fond. Soudain, il entrevit Philo qui se hissait tant bien que mal sur un toit du château. 580 Puis il perçut des cris, proches de lui. Ils venaient de l’intérieur du bâtiment. Il comprit brusquement que c’étaient ceux de Candice, qui devait être coincée quelque part. Candice! tonna-t-il. Il martela les panneaux boisés. Par ici! C’était elle. La voix, assourdie, montait de derrière la cloison. Il recula pour examiner le mur. Comment la sortir de là? Un autre bruit sourd. Le château vibra. Puis le son de vitres brisées, et des boules de feu qui s’élevaient dans le ciel. Candice! Il frappa chaque joint du lambris, à la recherche d’un mécanisme d’ouverture. La douleur se raviva, au point qu’il fut gagné par une violente nausée. Ne t’évanouis pas. Concentre-toi. Il renouvela ses assauts sur le mur, traquant les cris de Candice de l’autre côté. Arrivé devant une bibliothèque, il tira sur toutes les couvertures des livres. Et quand il souleva les oeuvres complètes de Jules Verne, un panneau glissa. Candice s’effondra dans ses bras. Elle toussa, puis avala l’air à pleins poumons. Il repoussa une mèche de cheveux de ses yeux et dit : Dieu soit loué! On t’a tiré dessus! Tout va bien... Non. Glenn, laisse-moi regarder ça. Candice, Philo est sur le toit. Il fait exploser les bombes les unes après les autres. 581 Ils coururent vers la croisée ouverte. L’aile est du bâtiment était en feu. Des flammes immenses jaillissaient des ouvertures et d’un cratère qui éventrait la toiture. Philo, les bras levés, ses cheveux blancs balayés en arrière par le vent, rugissait tell un imprécateur : Et Dieu a dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bienfaitrice! Ils enjambèrent le rebord et se lancèrent à sa poursuite, avançant avec prudence sur les ardoises. Philo! cria Glenn. Et maintenant, les archives scientifiques! répondit Philo dans un hurlement. Il lança son bras vers l’aile en feu, où les flammèches et les cendres s’envolaient vers les étoiles. Le brasier les aveuglait, car il dégageait une lumière plus éblouissante que celle du jour. Les lois d’Isaac Newton, les lettres de Copernie, les équations d’Albert Einstein... Qu’elles montent rejoindre Dieu! Petit à petit, Glenn se rapprochait. Mais d’un seul coup, Philo s’élança sur une planche jetée au-dessus du gouffre séparant deux tours. Dès qu’il eut traversé, il l’envoya valdinguer d’un coup de pied afin d’empêcher Glenn de le rejoindre. La toiture de la bâtisse constituait un relief inattaquable, avec ses cheminées, ses dénivelés, ses flèches, ses mansardes, ses lucarnes, ses larges frontons. C’était une sorte de Grand Canyon né de la main de l’homme. Glenn n’avait aucun moyen de rejoindre Philo. Comment pouvez-vous être sûr que vous n’avez rien oublié? l’invectiva-t-il. Et si vous brûliez 582 tout, et que par malheur Dieu n’apparaisse pas? Vous auriez ramené les alexandrins deux mille ans en arrière! Et leurs travaux n’auraient servi à rien! La lune s’éleva au-dessus de la cime des arbres, baignant l’incroyable spectacle d’une lumière surnaturelle. La lueur des étoiles sembla soudain plus vive, comme si le plan insensé de Philo fonctionnait et que la nature se préparait à la renaissance de la Luminance. Je ne suis pas un de tes délinquants minables, Glenn! Tu ne peux pas m’empêcher d’accomplir mon destin en parlementant bêtement avec moi! Je sais ce qui va se passer, ce soir, et si tu avais une once de jugeote dans le crâne, tu le saurais aussi. Mais peu importe. Dans un instant, tu seras croyant. Gagné par la rage, ulcéré par son impuissance, Glenn se mit à hurler : Vous détruisez tout ce pour quoi nos ancêtres se sont sacrifiés et ont lutté si dur depuis des siècles! Car ce lieu qui partait en fumée recelait bien plus que du bois, de la pierre et du verre : les reliques qu’ils avaient vues, les robes que portaient Alaric et Christofle lors de la conquête de Jérusalem, la mèche de cheveux d’Emma Venable, les lettres d’amour de Cunégonde qui ne parvinrent jamais à Christofle, les murs du labyrinthe dû à Frederick Keyes... Vingt-trois siècles de passion, de rêve et de sacrifice étaient en train de partir en fumée et d’être effacés à jamais de la mémoire de l’humanité. Mais Philo répondit : Jésus a dit : J’ai jeté le feu sur le monde et, voyez, je l’entretiendrai jusqu’à ce qu’il resplendisse. Celui qui est proche de moi est proche de la lumière, 583 et celui qui est loin de moi est loin de mon royaume. Car on n’allume pas une lampe pour la dissimuler et se protéger de sa clarté, mais au contraire pour la lever bien haut de manière que quiconque s’en approche puisse voir sa lumière. Glenn essuya la sueur sur son front. Pense comme Philo. Pénètre son esprit. Mets-toi à sa place. De quoi a-t-il le plus peur? Philippe et Alexandre vont revenir, eux aussi, cria-t-il. Vous avez pensé à ça? Ils vont réclamer le pouvoir! Ils étaient faibles! clama Philo en retour. Philippe a été assassiné, et Alexandre s’est noyé. Je suis plus fort qu’eux deux réunis! Il effleura son bracelet-montre et il y eut une explosion. Le château vibra une fois de plus. De nouvelles flammes s’élevèrent dans le ciel nocturne. L’air se remplit de l’odeur acre des produits incendiaires. Et des cris retentirent. Détruire Morven est-il réellement suffisant? cria Glenn. Il luttait contre la douleur de plus en plus forte qui lui tenaillait l’épaule et contre la faiblesse de son bras gauche, qui s’engourdissait peu à peu. Ne faudrait-il pas aussi mettre le feu aux archives du Vatican? lança-t-il. J’ai récupéré tous les objets sacrés du Vatican dont j’avais besoin. Il n’y reste que des copies, des extraits ou des contrefaçons. Et je ne suis pas en train de détruire Morven! J’envoie son trésor à Dieu pour Le faire descendre sur Terre et, avec Lui, ma bien-aimée, Lénore. 584 La partie du toit où se tenait Glenn était inclinée à soixante degrés. Il s’accrochait à une lucarne pour ne pas tomber. Il observa sous lui la colonne de la cheminée qui le séparait de Philo... Un élancement lui traversa l’épaule et il fut pris d’un malaise. Candice, qui était restée muette, figée par l’horreur, cria et voulut se précipiter à son secours. Mais déjà il se redressait. Et si Nostradamus s’était trompé? poursuivitil, parvenant à reprendre ses esprits. Et si vous aviez mal interprété le quatrain? Les sept bombes sont peut-être les sept soleils, mais qui sont les sept généraux? Vous ne pouvez pas simplement utiliser une partie de la prophétie et négliger le reste! Réfléchissez un instant, Philo. Si vous avez fait une erreur, s’il n’est pas encore l’heure de l’avènement de la Luminance, vous allez ruiner à jamais toute chance de la faire venir à nous et de retrouver ma mère. Philo fit volte-face et darda sur Glenn un regard qui lançait des éclairs de rage. Ta mère et moi serons à nouveau réunis ce soir! Alors pourquoi disait-elle qu’elle avait peur de vous? Philo se figea. Dans son journal intime, continua Glenn, luttant pour respirer et résister à la douleur. Vous pourrez le lire! Elle a écrit que vous lui faisiez peur. Mensonges! Elle ne reviendra pas, Philo. Ouvrez les portes. Laissez ces gens sortir! Ils doivent mourir! Dieu a besoin de leurs âmes. 585 Glenn fit demi-tour et retourna en toute hâte vers la salle des trophées. Il brisa la vitre de l’armoire qui abritait les armes à feu, attrapa un fusil et tira sur la culasse... La chambre était vide. Il trouva une boîte de cartouches, inséra un chargeur à cinq coups dans le magasin, remit la culasse en place et fit monter une balle. Puis il retourna vers la fenêtre avec l’arme. Philo courait vers un parapet de guingois. Il grimpa trois marches sur les remparts pour atteindre une autre plate-forme. Glenn ajusta la crosse du fusil contre son épaule droite et mit la cible en joue. Écoutez-moi, Philo! Je ne veux pas d’autre bombe. Et j’exige que vous restiez où vous êtes! Tu ne me tueras pas. Tu es un homme de dialogue et de raison. Glenn tira. Le coup résonna sur une tuile, qui éclata sous l’impact. Retirez votre bracelet, Philo! Philo plongea avec agilité en direction d’un énorme conduit de cheminée. Tu es un homme de paix, rappelle-toi! Glenn tira une deuxième fois. Une autre ardoise éclata. La prochaine vous arrache le bras! cria Glenn en réarmant et en visant. Philo leva la main, effleura son bracelet-montre et hurla vers le ciel étoile : Lénore! Une autre explosion retentit. L’édifice trembla et des flammes s’échappèrent de l’aile ouest. Philo, 586 Candice et Glenn étaient maintenant encerclés par le feu. Où va-t-il? demanda Candice. La fumée leur piquait les yeux et l’éclat du brasier les éblouissait. Ils virent Philo disparaître derrière un autre conduit et réapparaître sur un toit en contrebas. Il se dirige vers le coeur du château. Juste audessus de la cave aux trésors. Vers la dernière bombe. La plus grosse et la plus puissante. Les oreilles bourdonnantes à cause du ronflement de l’incendie, suffoqué par la fumée et la chaleur intense, Glenn examina le toit comme il l’eût fait d’une falaise. Soudain, deux hommes apparurent, arme aux poing, et le mirent en joue. C’étaient les comparses de Philo, le Noir et l’individu à la tache de vin. Ne savez-vous donc pas qu’il va tous nous tuer? leur cria Glenn. Vous comme les autres? Ils y comptent bien! cria Philo. Ils ont foi en moi! Glenn fixa ses adversaires, constata qu’ils étaient prêts à tirer et abaissa lentement son bras. Il entendit le bruit distinctif du chargeur qu’on arme, lorsqu’une autre silhouette apparut soudain sur le toit. Mildred Stillwater. Les cheveux hérissés sur la tête, elle ressemblait à un ange de l’Apocalypse. L’attention des acolytes de Philo se relâcha un court instant et Glenn en profita pour ramasser son fusil, viser et tirer. Le Noir s’écroula. L’autre se retourna, le revolver levé. Candice attrapa une 587 brique branlante et la lui jeta de toutes ses forces, le touchant en pleine tête. Glenn se hissa sur un parapet et tendit la main à Candice, et, alors qu’ils se précipitaient vers Philo, ils entendirent Mildred hurler à son intention : Je t’ai entendu leur dire que tu avais tué John Masters! Alors, j’ai voulu en savoir plus. J’ai donc envoyé Francesca à la serre. Comme il faisait froid, je lui ai prêté mon pull. Tu l’as tuée! Normalement, cela aurait dû être moi, n’est-ce pas? Et tu as verrouillé les portes, espèce de monstre! Mais j’ai eu le temps de faire sortir nos frères. Tu allais tous les assassiner! Comme les autres avant eux! Norbert Williams, Jennie Meade, Ygael Pomeranz. Tu les as éliminés, eux aussi! Et moi, j’ai été ta complice! Au fur et à mesure que les mots sortaient de sa bouche, son visage se durcissait. Les souvenirs lui revenaient progressivement. Elle revit l’homme qu’elle avait aimé naguère et qu’elle avait abandonné au pied de l’autel, à cause de Philo. Elle repensa aux semaines qui avaient suivi, quand Andy l’appelait, la suppliant de lui expliquer ce qu’il avait fait de mal, lui demandant avec désespoir pourquoi elle l’avait quitté, l’implorant de revenir. Un sanglot s’échappa de sa gorge. Andy, pourras-tu jamais me pardonner? Dieu arrive! hurla Philo sans lui prêter la moindre attention. La seule chose qui se profile est ton châtiment pour les crimes que tu as commis! répliqua-t-elle. Elle se tourna vers Glenn et Candice, et leur ordonna de s’enfuir, d’aller se mettre à l’abri. 588 - Docteur Stillwater, écartez-vous! répondit Glenn en guise de réponse. La balle suivante était pour Philo. Cette fois, il allait la loger en pleine poitrine. Il souleva le fusil et le rechargea. Soudain, Mildred tourna les yeux vers le ciel. Candice suivit son regard. Qu’est-ce que c’est que ça? s’écria-t-elle. Glenn tendit l’oreille. Des grondements. Puissants. De plus en plus proches. Des hélicoptères? Philo cria : Vous entendez? Dieu arrive! La Luminance est à portée de main! Puis quelque chose frappa la tête de Candice. Elle porta sa main à ses cheveux et y trouva une goutte de liquide. Une autre l’atteignit, puis encore une. Mon Dieu! Le ciel était parfaitement clair, mais la pluie s’était mise à tomber. Puis le vent se leva et la lune disparut. De gros nuages s’accumulèrent rapidement dans le ciel, engloutissant la lumière des étoiles. Et l’averse redoubla. Comment est-ce possible? murmura Glenn. Sa chemise était détrempée. Philo hurla, horrifié. Non i Lénore, où es-tu? Il ne vit pas Mildred se précipiter sur lui. Va brûler en enfer! cria-t-elle en projetant ses mains vers sa poitrine. Les pantoufles en satin blanc de Philo glissèrent sur les ardoises humides. Ses bras battirent l’air. Il perdit l’équilibre, dérapa et dégringola jusqu’au bord du toit. Au moment de basculer dans le vide, il se 589 rattrapa inextremis à la gouttière et se retrouva suspendu au-dessus de la cour pavée. Des torrents d’eau s’abattaient sur le château. Le brasier s’apaisait peu à peu et de la fumée noire s’élevait en lourdes volutes. Philo, toujours accroché, la pluie inondant son visage, libéra une de ses mains. En se contorsionnant, il était en mesure de manipuler son bracelet-montre. Non! hurla Glenn. Les doigts de Philo atteignirent leur but. Il distingua le septième bouton et le pressa... Le cadran lumineux s’éteignit. Philo le fixa. Il appuya sur le poussoir. Encore et encore. Et il comprit son erreur : il avait prévu certaines sécurités pour la télécommande - bracelet incassable, résistance au feu et aux chocs, mais négligé l’étanchéité, ne pensant pas en avoir besoin. Glenn s’agenouilla, posa le fusil à côté de lui et se baissa pour attraper la main de Philo. Leurs doigts se rencontrèrent. Accrochez-vous! Balayé par le vent et la pluie, Philo rejeta la tête en arrière et clama de toutes ses forces : Lénore, mon amour, attends-moi! Il braqua de nouveau ses yeux gris sur Glenn, qui soutint son regard de fou. Alors, Philo lâcha prise. Non! cria Glenn. Candice atteignit le bord du toit au moment où Philo s’écrasait en bas, sur des arbustes. Il demeura ainsi allongé quelques instants, puis se releva et s’enfuit en courant. 590 -- Où va-t-il? A l’intérieur. Il va tenter de déclencher l’explosion manuellement. Comment redescend-on? Par ici! cria Mildred. Les marches de pierre de l’ancienne tour étaient usées et glissantes. Le trio les dévala prudemment, toussant à cause de l’épaisse fumée. L’escalier donnait sur un luxueux hall, où se mêlaient les styles maure et victorien, et d’où partaient les diverses ailes de la bâtisse. Par ici! dit Mildred. Pour se rendre à la cave, il faut passer par le salon de musique. C’était un véritable enfer. Le Steinway à queue avait été réduit en cendres, et les flammes lâchaient ce qui restait de ses pieds et de son cadre métalliques. Philo se tenait dans l’encadrement de la porte, de dos, immobile. Il n’avait pu aller plus loin. Il n’existait aucun moyen de contourner la pièce. Et aucun autre accès au sous-sol. Il fit un pas en avant. Philo, ne faites pas ça! hurla Glenn. Il s’avança, tenant son bras devant son visage pour le protéger, tant la chaleur était intense. Philo se retourna. Il arborait un sourire béat. Le feu ne peut m’atteindre, ricana-t-il. J’en ressortirai sain et sauf. Et il s’avança dans les flammes. La soie blanche, le lin et le satin s’embrasèrent instantanément. Puis ce fut le tour de la chevelure et de la peau laiteuse. Philo pivota sur lui-même, le corps en feu, noircissant à vue d’oeil. Il jeta un 591 regard effaré à travers le mur de flammes. Ce n’était pas ce qu’il avait prévu! Pourtant, c’était sans doute ainsi que tout s’était passé, autrefois... Son père de l’autre côté de la porte verrouillée, implorant qu’on le laisse sortir, sa mère hurlant de panique et de désespoir... La douleur était insupportable. Elle le dévorait jusqu’au plus profond de son âme. Mère, père, aije vraiment agi ainsi? Ses yeux rencontrèrent ceux de Glenn et, dans un éclair de lucidité, comme s’il retrouvait subitement sa santé mentale, il se demanda : Qu’ai-je fait? Un cri s’échappa de sa gorge avec son dernier souffle. Un mot : Lénore... L’aube répandait sa douce lumière sur les ruines carbonisées, les hommes et les femmes pelotonnés sous des couvertures, et les chiens policiers qui reniflaient les décombres. Ceux qui s’étaient retrouvés coincés à l’intérieur avaient utilisé leur téléphone portable pour appeler la police avant que Mildred n’ait déverrouillé les portes. Des bateaux et des hélicoptères étaient arrivés dès que la bourrasque inattendue était passée. Un nouveau jour se levait. Les gens du continent étaient là : le propriétaire du Thistle Inn, les fermiers des alentours, un médecin et un gendarme... Tous membres des alexandrins. Comme François Orléans, qui avait intercédé auprès des autorités locales, étrangères à l’ordre. Le secret de Morven serait préservé. 592 Candice rejoignit Glenn, qui, assis sur un muret de pierre, remettait son bandage à l’épaule en place. Le coeur de la jeune femme se gonfla d’amour et de fierté. Glenn Masters, l’homme qui combattait le mal... Comment ça va? demanda-t-elle. Après la mort de Philo, elle avait aidé les autres à chercher les victimes encore prisonnières dans le château pendant que Glenn autorisait une infirmière, alexandrinne, à soigner sa blessure. heureusement, la balle était ressortie, laissant une cicatrice nette sur la peau. Cela ne va pas améliorer la qualité de mon jeu au polo, soupira-t-il avec humour. Il grimaça en ajustant l’écharpe qui lui maintenait le bras, puis observa le visage de Candice, maculé de poussière et couvert de suie. Et toi, comment vas-tu? À merveille, répondit-elle en laissant échapper un petit rire. Pourtant, je n’ai pas dormi depuis deux jours. Je devrais être épuisée! Glenn balaya d’un geste tendre une traînée de cendres dans ses cheveux sombres. Durant toutes ces années, il avait cru que tomber amoureux l’affaiblirait, que s’autoriser à ressentir des émotions ouvrirait la porte à ses penchants les plus sombres. Mais il prenait à présent conscience que c’était exactement l’inverse. Son amour pour Candice lui avait donné une force incroyable. Mildred Stillwater les rejoignit. Les autorités se satisfont de la version accidentelle de la mort de Philo Thibodeau, expliqua-t-elle. Nous avons prétexté un feu provoqué par des câbles 593 défectueux. Nous n’avions pas la moindre idée de ce que Philo traînait, poursuivit-elle en repoussant une mèche de cheveux de son visage fatigué. J’ai discuté avec les autres, qui m’ont dit n’avoir remarqué ses étranges agissements que très récemment. Mais je suppose qu’en réalité nous avions simplement trop peur de lui pour oser nous poser des questions. Elle jeta un regard au château, calciné par endroits, indemne à d’autres. Les feux avaient été maîtrisés ; seules restaient ça et là quelques braises et quelques fumerolles. Mais l’air matinal était lourd à cause de la fumée acre. Heureusement, nos trésors les plus précieux n’ont pas été touchés, continua la chercheuse avec soulagement. Les lettres de Marie-Madeleine, l’Évangile de saint Marc, le livre de Hsu Tsi... Nous restituerons évidemment tout ce que Philo a volé. Les cheveux de Mildred, détachés, retombaient en vagues sur ses épaules. Candice lui trouva l’air étrangement jeune, avec son visage rond, sans ride et sans âge. Sans ses lunettes, on pouvait voir ses jolis yeux en amande, preuve qu’elle avait un jour été belle. Comment vont les autres? demanda Candice. On n’a oublié personne. Il y a quelques brulures superficielles et des égratignures, mais pas de blessure grave. Quant à la malheureuse Francesca... Elle frissonna dans son cardigan rouge, croisa les bras, puis ajouta avec sincérité : Candice, je suis désolée de vous avoir fait subir une telle épreuve. Après avoir envoyé Francesca à la serre, je suis revenue et j’ai écouté Philo vous expliquer dans la salle des trophées comment il allait 594 détruire Morven. Je suis alors allée alerter tout le monde. Si j’étais restée, j’aurais pu vous éviter de vous retrouver coincée dans cette pièce. Vous n’auriez pas pu l’empêcher, docteur Stillwater. Chacun de nous était impuissant face à Philo. La seule chose qui l’a finalement arrêté a été la pluie. Mildred regarda le ciel clair du matin. Bizarre... L’Ecosse est connue pour son temps imprévisible, mais le phénomène de cette nuit était inhabituel, même ici. Ce qui m’amène à la conclusion que nous avons mal interprété le message livré par la vision d’Alexandre. Nous avons cru que Dieu nous parlait de Sa venue sur Terre à une date ultérieure. Mais Il n’évoquait que la Luminance. Il est descendu sur Terre il y a bien longtemps, peut-être à l’époque d’Adam et Eve, et est resté parmi nous depuis tout ce temps, pour nous protéger et écouter nos prières. La Luminance nous attend. Nous la vivrons quand nous l’aurons méritée. Comment pouvez-vous en être certaine? demanda Candice, perplexe. Parce que c’est Dieu qui a envoyé la pluie audessus de Morven, pour préserver Ses paroles sacrées. Sinon, comment expliquer qu’une telle manifestation se produise par une nuit si claire? Mildred posa les yeux sur Fédifîce, puis sur ses amis, choqués et épuisés. Allez-vous rester parmi nous, Glenn? demanda-t-elle. Nous avons tant besoin de vous. Ma vie n’est pas ici, docteur Stillwater. Mon travail m’attend chez moi. 595 Glenn avait des projets. Le capitaine Boyle allait partir à la retraite d’ici un an et il était bien placé pour lui succéder. Il voulait continuer à traquer le mal et la violence. Il avait aussi des envies d’escalade. Il emporterait avec lui ses toiles et ses peintures, pour capter la Luminance et la faire découvrir aux autres. Il désirait enfin peindre Candice. Malgré les traces de poussière et de suie qui maculaient son visage, elle rayonnait. En découvrant la Luminance autour d’elle, elle avait révélé celle qui l’habitait. Docteur Stillwater, la société va-t-elle continuer sa mission? demanda-t-elle, pleine d’espoir. Oh oui! Nous allons nous y atteler dès que possible. La Luminance peut advenir demain, ou dans mille ans. Tout ce que je sais, c’est qu’on ne peut pas presser Dieu. Mildred observa ses interlocuteurs, se rappelant sa jeunesse, et elle voulut leur faire don d’un cadeau, qu’ils chériraient à deux toute leur vie. Philo était peut-être fou, dit-elle, mais je suis sûre qu’il avait raison sur un point : nous serons réunis avec ceux que nous aimons dans la Luminance. Glenn, tu reverras ta mère. Puis elle s’excusa, prétextant qu’une tâche urgente l’attendait. Glenn la regarda partir, réfléchissant à ses belles paroles, décidant qu’il y consacrerait du temps plus tard, car lui aussi avait quelque chose de très pressé à faire. L’air pensif, il fit tourner sa chevalière autour de son doigt, regarda le rubis et les filaments d’or, et décida que ce serait une bague de fiançailles. Il n’était pas encore tout à fait sûr de la manière dont il allait demander Candice en mariage, mais il était 596 certain qu’il lui faudrait se dévoiler avec prudence, imaginer une stratégie. Car elle n’était pas en quête d’un homme, et paraissait même déterminée à passer le reste de sa vie comme sa mère, célibataire. Bien que, techniquement, Sybilla fût veuve. Il se demanda s’il pourrait utiliser cet argument pour son stratagème... Candice, dit-il en se jetant à l’eau, que dirais-tu si je te demandais de... Oui, dit-elle. Oui, quoi? Je veux être ta femme. C’est bien ce que tu allais me demander, non? Il l’attira vers lui et l’embrassa fougueusement, se moquant des regards et des rires de ceux qui les entouraient. Puis il se détacha d’elle et lui dit : Promets-moi de ne jamais arrêter d’être impulsive. D’accord. À condition que tu me fasses une promesse, toi aussi. Il aurait voulu l’embrasser à nouveau, lui faire traverser les flots, regagner la terre et le Thistle Inn, monter dans une des chambres au-dessus du pub... Mais il dit simplement : Laquelle? Jure-moi que tu ne t’arrêteras jamais de peindre la Luminance. Mildred reparut, tenant dans ses bras un carton légèrement noirci. Elle le fît passer parmi ses collègues, qui buvaient du café dans des tasses en polystyrène. Puis elle se tourna vers Candice et Glenn. Ils étaient enlacés. Mildred se souvint de ses étreintes du passé, quand Andrew Fairnait... Elle se demanda où il pouvait bien être en ce moment. 597 Était-il marié? Elle décida qu’elle le chercherait. Peut-être n’était-il pas trop tard pour eux deux... Les amoureux se séparèrent, un peu gênés, en la voyant s’approcher. Les tablettes de Djebel Mara, dit-elle en tendant le carton à Candice. Accompagnées de ma retranscription. Mais tout le crédit revient au professeur Masters, car c’est lui qui en a fait la découverte. Candice prit le précieux paquet avec un sourire de gratitude. Que racontent-elles? Là, lisez vous-même. Je suis le serviteur du dieu vivant. J’ai avec moi la lyre sacrée, J’ai avec moi la flûte sacrée, J’ai avec moi le tambour sacré. Je guide mes soeurs par la musique, Je guide mes soeurs par la chanson, Je guide mes soeurs par la danse. Suivez-moi, nous dit le dieu vivant. Par-delà les mers, Par-delà les mers, Jusqu’à l’autre rive, Et chantez mes louanges. Car les rayons du soleil sont faits Comme les bras d’un père Pour étreindre et réconforter. Alors nous n’aurons plus peur. Réjouissez-vous et chantez mes louanges. 598 Candice comprit la terrible vérité : enterrer Esther vivante n’avait en rien été la sanction de ce qu’elle écrivait, mais simplement l’acte vengeur de son maître perse, qu’elle avait eu l’audace de fuir. J’espère que vous nous quittez emplie d’une foi nouvelle, dit Mildred. Il y a beaucoup de choses auxquelles je dois réfléchir, répondit la jeune femme. Toutes ces parôles sur la fin du monde... Ce n’est pas une chose qu’il vous faut craindre, ma chère petite. Le livre de l’Apocalypse, avec son imagerie effrayante, n’est qu’une des visions de la fin du monde. Il y en a des tas d’autres, issues des croyances les plus diverses, qui la prédisent merveilleuse. Souvenez-vous de votre grec ancien, poursuivit-elle, un sourire rassurant sur les lèvres. Bien que le mot apocalypse soit devenu synonyme de mort et de destruction, sa définition première est la découverte, la divulgation d’un savoir. Et l’Apocalypse dont je vous parle est la révélation de la magnificence de Dieu et de Son univers lumineux. Mildred montra la boîte du doigt. Il y a autre chose là-dedans. Rien que pour vous, chère Candice. Une vieille chronologie des maîtres de l’Egypte avait été conservée dans le temple d’Amon, à Héliopolis. Elle avait été apportée à la bibliothèque en 310 par la princesse Artemisia. J’ai su que vous aviez mené des recherches spéciales sur Néfertiti. Et après tout ce qui s’est passé, je n’ai aucun droit de vous priver de cela. Perplexe, Candice regarda dans le carton. Ses yeux s’arrondirent de surprise. 599 - C’est une vraie, dit Mildred. Les certificats d’authenticité sont joints, tout comme l’historique de l’objet et la manière dont il nous est parvenu à travers les siècles, depuis la huitième dynastie des Ptolémées. La lumière du matin éclairait une fausse barbe en or, emblème royal porté par le souverain égyptien, Candice décrypta très facilement dans la cartouche le hiéroglyphe du nom à qui il se référait : Néfertiti. Elle était toujours sans voix lorsqu’elle étreignit Mildred. Glenn se releva difficilement, la douleur venant soudain lui rappeler les événements de la nuit. On y va? Candice le regarda, les yeux brillants. Oui. Il lui tendit la main et pensa à l’avenir étrange et formidable qui les attendait, à la Luminance et aux retrouvailles entre ceux qui s’étaient aimés, et à l’humanité qui grandissait dans l’amour. Il songea aussi que, malgré tous les mystères inexpliqués et les questions qui demeuraient sans réponses, il y avait une chose dont il était sûr : il n’était pas près de se lasser de cette extraordinaire voix de miel. Rentrons chez nous, dit-il. Elle glissa sa main dans la sienne, et ils sentirent une brise légère les envelopper. Une brise de mer, crurent-ils l’un comme l’autre. Mais en réalité, c’était le souffle d’une assemblée d’esprits qui leur murmuraient des remerciements et leur souhaitaient bonne chance : Philos et Artemisia, le chevalier Alaric, le moine Christofle et Cunégonde, Nostradamus, 600 Frederick Keyes et Emma, Jeremy Lamb, John et Lénore Masters, et David Armstrong, le père de Candice. Tous leur soufflaient de leur voix d’or : Nous nous retrouverons dans la Luminance.