AUSTRALIAN LADY Barbara Wood AUSTRALIAN LADY Roman FRANCE LOISIRS Titre original : Songlines of Desliny Traduit par Renée Tesnière Édition du Club France Loisirs, Paris, avec l'autorisation des Presses de la Cité La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions réservés à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou production intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1" de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © Barbara Wood, 1991 © Presses de la Cité, 1991, pour la traduction française ISBN 2-7242-6567-X Première partie 1871 Chapitre premier Appuyée au bras du jeune et séduisant officier, Joanna lui était reconnaissante de son assistance, mais ne prêtait pas autrement attention à la sollicitude qu'il lui témoignait. Elle n'avait pas davantage conscience de la présence des soldats britanniques, bien droits dans leurs beaux uniformes, et des dames en robes et chapeaux élégants. Elle ne vit pas les officiers lever leurs sabres pour saluer les deux cercueils qu'on descendait dans leurs tombes. Joanna ne savait qu'une seule chose : elle avait perdu les deux êtres qu'elle aimait et, à dix-huit ans, elle se retrouvait brutalement seule au monde. Quand les soldats pointèrent leurs fusils à la verticale pour tirer une salve, la jeune fille, saisie, releva la tête. Elle s'attendait plus ou moins à voir se déchirer le ciel d'un bleu pur. A travers son voile noir, le soleil lui parut trop grand, trop brûlant, trop proche. Quand le commandant du régiment se mit à lire l'éloge funèbre de Sir Petronius et Lady Emily Drury, Joanna posa sur lui un regard intrigué. Il ne parlait pas distinctement. Elle ne comprenait pas ce qu'il disait. Elle promena les yeux sur la foule assemblée pour rendre les derniers hommages à ses parents. L'assistance allait des personnalités de haut rang de l'armée et de l'élite royale des Indes aux plus humbles des serviteurs. Personne ne semblait s'étonner de l'élocution confuse de l'officier. La jeune fille eut soudain l'impression qu'il se passait quelque chose de terriblement anormal. Brusquement, elle avait peur. De nouveau, elle fouilla la foule du regard. Il devait bien y avoir une centaine de personnes venues assister aux obsèques. Dans un étrange silence, chacun contemplait les deux cercueils semblables, croulant sous les fleurs au point que leurs parfums mêlés semblaient emplir la tête de Joanna. Elle aperçut alors, à la limite de l'assistance, une vision qui la paralysa : un chien jaune, dont le corps vigoureux était marqué de cicatrices anciennes, dont la queue battait lentement d'un côté à l'autre. C'était le chien enragé qui avait tué sa mère. Mais on l'avait abattu! Joanna avait vu un soldat le tuer! Pourtant, il était là, il se tenait à l'endroit où elle était seule à pouvoir le voir, il fixait sur elle ses yeux sombres et froids, et un grondement sourd sortait de sa gorge. La bête fit un mouvement vers elle. La jeune fille voulut crier, n'y parvint pas. Paralysée de terreur, incapable de bouger ou d'émettre un son, elle se cramponnait au bras du jeune officier. L'animal se mit à trotter dans sa direction. Puis il prit sa course. Impuissante, elle le regardait approcher. Tout à coup, il bondit. Mais au lieu de retomber sur elle, le chien monta tout droit jusqu'au ciel, où il explosa en un millier d'étoiles d'une blancheur incandescente. Retenant son souffle, la jeune fille voyait les astres tourbillonner au-dessus de sa tête à la manière d'un carrousel étincelant, la submerger de leur éclat. Accablée par leur beauté, elle en oubliait sa peur. Mais les étoiles commencèrent à se rassembler pour composer une forme qui s'étalait à travers le ciel. On eût dit une route céleste, longue et sinueuse, pavée de diamants. Mais ce n'était pas un contour immobile, il changeait sans cesse. Joanna s'aperçut avec horreur que les étoiles s'étaient agglomérées en un corps qu'elle reconnaissait : un énorme serpent qui se tordait sur la voûte céleste. D'abord impressionnée, elle se sentit, l'instant d'après, saisie de terreur. Le serpent déroulait maintenant ses anneaux et glissait du ciel pour descendre vers elle. La froide ardeur du feu stellaire passait sur elle. Le corps massif devenait de plus en plus énorme... Elle distinguait enfin au milieu de la tête un oeil unique, scintillant, féroce. Les mâchoires s'ouvrirent sur les ténèbres qui tapissaient les entrailles du monstre. Le tunnel de mort, tout prêt à l'engloutir. Elle poussa un hurlement... Les yeux de Joanna s'ouvrirent brusquement. L'es*pace d'un instant, elle ne sut pas où elle était. Mais elle sentit le doux balancement du bateau, elle distingua vaguement autour d'elle les parois de la cabine, et la mémoire lui revint : elle se trouvait à bord du SS Estella, en route vers l'Australie. Elle se redressa, chercha les allumettes sur la petite table, auprès de sa couchette. Mais elle ne put allumer la lampe, tant ses mains tremblaient. Elle jeta son châle sur ses épaules, alla presque à tâtons jusqu'au hublot. Après des efforts désespérés pour l'ouvrir, elle sentit enfin sur son visage le vent froid de l'océan. Elle ferma les yeux, tenta de dominer sa terreur. Le rêve lui avait paru si réel... Elle se forçait à respirer profondément, trouvait un réconfort dans les bruits familiers du navire : les craquements du gréement, les gémissements de la charpente. Lentement, elle retrouva le sens de la réalité. Ce n'était qu'un rêve, se disait-elle. Rien qu'un autre rêve... « Les rêves représentent-ils notre lien avec le monde des esprits? avait écrit Lady Emily, la mère de Joanna, dans son journal intime. Nous apportent-ils des messages, des avertissements, ou bien les réponses à certaines énigmes? » J'aimerais le savoir, maman, songea la jeune fille face au vaste océan qui s'étendait jusqu'au firmament. Les étoiles au-dessus des Indes lui avaient paru puissantes, impressionnantes. Mais elles n'étaient rien au regard du formidable spectacle que lui offrait ce ciel nocturne. Les étoiles se groupaient en figures qu'elle n'avait encore jamais vues. Disparus, les repères rassurants de son enfance : d'autres, à présent, scintillaient au-dessus d'elle. Elle se trouvait dans l'hémisphère Sud. Joanna songeait au rêve qu'elle venait de faire et à sa signification. Il était compréhensible qu'elle rêvât des funérailles, et peut-être même du chien enragé. Mais que signifiait ce serpent d'étoiles? D'où lui était venue sa terreur? Comment avait-elle su que le serpent allait la détruire? Quelques semaines seulement avant sa mort, Lady Emily avait écrit dans son journal : « Je fais maintenant deux sortes de rêves. Il y a ce cauchemar qui revient sans cesse, qui me terrifie au-delà de toute endurance, et que je suis incapable d'expliquer. Et il y a les autres rêves : d'étranges visions d'événements qui n'ont rien d'effrayant mais qui me semblent bien réels. Peut-être sont-ce des souvenirs perdus? Serais-je en passe de me rappeler enfin mon enfance? J'aimerais le savoir car j'ai l'impression qu'une réponse se cache dans ces rêves mystérieux. Une réponse qu'il faudrait trouver sans plus tarder, sinon, j'en mourrais. » La jeune fille fut arrachée à ses pensées par des bruits qui montaient de l'eau. Une voix masculine, dans l'obscurité, scandait « Nage, nage, nage », et le choc des rames frappant l'eau l'accompagnait. Joanna se rappela alors que l'Estella était encalminée. — Je n'ai jamais rien vu de pareil, lui avait dit, la veille encore, le capitaine. Après tant d'années passées en mer, c'est la première fois que je suis encalminé sous cette latitude. Et je n'arrive pas à me l'expliquer. Je vais être obligé de mettre des hommes dans les chaloupes pour voir si nous pouvons nous tirer de là. Joanna sentit toutes ses craintes la reprendre. Elle avait prévu l'événement. Là-bas, à Allahabad, dans la maison de santé où elle avait mis des semaines à se remettre de la mort prématurée et inattendue de ses parents, la jeune fille avait été avertie que ce phénomène allait se produire. En suis-je la cause? se demandait-elle en frissonnant sous son châle. Ce mal pernicieux qui a poursuivi ma mère et qui a fini par la détruire m'a-t-il suivie sur cet océan pour me hanter à mon tour? « Il faut que tu te rendes en Australie, Joanna, avait dit Lady Emily, quelques heures avant sa mort. Tu dois faire le voyage que nous devions entreprendre ensemble. Tu dois découvrir la source du poison qui nous mine et y mettre fin. Sinon, ta vie finira comme la mienne, trop vite et, sans raison apparente. » La jeune fille se détourna du hublot, promena son regard sur la cabine minuscule. Elle avait eu assez d'argent pour pouvoir voyager seule, durant la longue traversée qui l'amenait des Indes en Australie. Elle n'avait pas eu envie de partager une cabine. Elle avait besoin d'être seule avec son chagrin, pour essayer de résoudre l'énigme qui l'entraînait à l'autre bout du monde, vers une terre dont elle ignorait presque tout. Ses yeux se portèrent vers les papiers soigneusement rangés sur la petite table à écrire. C'était un héritage du temps passé, laissé par des grands-parents qu'elle n'avait pas connus. Depuis quelque temps, Joanna essayait de déchiffrer le message contenu dans ces papiers, tout comme sa mère s'était efforcée naguère de traduire leur mystérieuse signification. Il y avait là aussi un cahier épais, le « livre de vie » de Lady Emily, empli de ses rêves, de ses craintes, de ses efforts inutiles pour comprendre l'énigme de son existence : les années perdues, dont elle n'avait gardé aucun souvenir, et les cauchemars, toujours plus terrifiants, qui semblaient annoncer un avenir effrayant. Il y avait encore un acte de propriété, hérité lui aussi de ces grands-parents depuis longtemps disparus. Personne ne savait où se trouvaient les terres dont l'acte faisait mention, ni pourquoi les parents de Lady Emily en avaient fait l'acquisition : ils n'y avaient jamais vécu. « Mais j'ai la conviction, Joanna, avait affirmé Lady Emily, tout près de la fin, que toutes les réponses se trouvent dans le lieu que mentionne cet acte. Est-ce l'endroit où je suis née? Je n'en sais rien. Peut-être la femme qui hante mes rêves s'y trouve-t-elle. Peut-être ma propre mère y vit-elle encore. Je sais seulement qu'il s'agit d'un lieu appelé Karra Karra, et qu'une race ancienne et secrète y habitait jadis. Tu dois trouver cet endroit, Joanna. Pour te sauver. Pour sauver tes futurs enfants. » Nous sauver, moi-même et mes futurs enfants, mais de quoi? se demandait la jeune fille. Que veut dire tout cela? Il y avait encore, sur la table à écrire, une lettre. Une lettre indignée qui disait : « Parler de malédiction est un affront que tu infliges à Dieu. » La lettre n'était pas signée, mais elle avait été écrite, Joanna le savait, par Tante Millicent, la femme qui avait élevé Emily et qui avait refusé de parler d'un passé qui la terrifiait. Enfin, il y avait la miniature qui représentait Lady Emily, sa beauté, ses yeux au regard éperdu. Étaient-ce là les pièces du puzzle qui formaient une vie de femme? s'interrogeait la jeune fille. Les morceaux, peut-être, de sa propre destinée? — Je n'ai pas la moindre idée de ce qui entraîne votre mère vers la mort, avait dit le médecin à Joanna. Cela dépasse mes connaissances et mes moyens. Elle n'est atteinte d'aucune maladie. Il semble qu'elle se meure d'un mal de l'esprit plutôt que du corps. Je ne parviens pas à en imaginer la cause. Mais la jeune fille, elle, en avait une idée. Quelques jours plus tôt, un chien enragé avait réussi à s'introduire dans l'enceinte de la base militaire où le père de Joanna était en garnison. La bête l'avait acculée dans un coin, et la jeune fille était demeurée figée par la terreur, dans l'attente de l'attaque. Lady Emily s'était alors interposée entre elle et l'animal. A l'instant précis où le chien bondissait, un soldat à l'esprit prompt avait tiré, et la bête était tombée morte à leurs pieds. — Lady Emily semble présenter tous les symptômes de la rage, miss Drury, avait poursuivi le médecin. Mais le chien ne l'a pas mordue, de sorte que je ne comprends rien à ces symptômes... Joanna reporta son regard sur le hublot. Par là, elle voyait l'océan sombre, elle entendait les voix des hommes qui, sur leurs frêles embarcations, s'efforçaient de tirer de la nuit un navire à vapeur, comme s'ils guidaient un géant aveugle. La jeune fille songea de nouveau à la mort de sa mère, impuissante à lutter contre le pouvoir qui la tuait. Elle pensait aussi au colonel Petronius qui, quelques heures seulement après, avait appuyé contre sa tempe son arme de service et avait pressé la détente. « Certaines forces sont à l'oeuvre, ma bien-aimée Joanna, lui avait murmuré Lady Emily dans son dernier souffle. Après tant d'années, elles sont venues me chercher. Elles agiront de même avec toi. Je t'en prie... je t'en supplie, va en Australie, trouve Karra Karra... découvre ce qui s'est passé là-bas et empêche ce poison... cette malédiction de te faire du mal. » Mais qu'était en vérité ce poison dont sa mère avait eu si peur? D'où venait-il? La vie de Lady Emily avait commencé lorsqu'elle avait six ans : de là datait son premier souvenir... Avant cela, elle ne se rappelait rien. Elle ignorait même le lieu de sa naissance. Joanna croyait réentendre ce que lui avait conté sa mère, longtemps auparavant : — C'est un capitaine de navire qui m'a amenée au cottage de Tante Millicent, en Angleterre. Apparemment, j'avais fait le voyage d'Australie sur son bateau. J'avais à peine quatre ans, et mon bagage était fort mince. Je ne parlais pas. Je ne pouvais pas parler. Je ne suis jamais parvenue à me souvenir de ce qui s'était passé en Australie, mais il avait dû s'agir d'une horreur proprement indicible. Si j'en crois Millicent, il s'est écoulé des mois avant que je ne prononce un mot. Joanna, il est important de savoir pourquoi, de savoir ce qui est arrivé à notre famille, en Australie. Il s'agit sûrement d'un événement terrible, et c'est lui, je crois, qui est à la source de mes cauchemars terrifiants. Puis, il y avait de cela un peu plus d'un an, Lady Emily venait alors de célébrer son trente-neuvième anniversaire, elle commença de faire des rêves différents. Elle crut pouvoir y préciser les souvenirs de ces années perdues. Elle les avait décrits dans son journal : « Je suis une toute petite fille, dans les bras d'une jeune femme. Elle a la peau très sombre, et nous sommes entourées de gens qui ont le teint sombre, comme elle. Tous, en silence, nous attendons que quelque chose se produise. Nous regardons l'entrée d'une caverne qui semble s'ouvrir à la base d'une étrange montagne rouge. Je commence à parler, mais on me dit de me taire. J'ignore comment, mais je sais que ma mère est à l'intérieur de cette montagne. Je voudrais qu'elle en sorte. J'ai peur pour elle. Le rêve s'achève là, mais tous les détails en sont très nets : je sens la chaleur du soleil sur mon corps nu... Je ne peux m'empêcher de me demander s'il s'agit d'un souvenir de mes années en Australie. Mais qui est la Noire qui me tient dans ses bras? Qui sont tous ces gens rassemblés devant l'entrée de la caverne? » Joanna leva les yeux vers la Croix du Sud. La pointe de la constellation indiquait le chemin de l'Australie, à quelques jours seulement de navigation. Elle se demandait, comme l'avait souvent fait sa mère avant elle, si Lady Emily avait jadis vécu parmi les Aborigènes. S'il en était ainsi, de quel événement avait-elle été témoin, un événement si terrifiant que son esprit en refuse le souvenir? Qu'étaient devenus sa mère et son père? Pourquoi, encore toute petite, avait-elle quitté seule l'Australie? Plus mystérieux encore... comment avait-elle pu partir? Le navire roula légèrement, la lumière des étoiles envahit un instant la cabine, et Joanna distingua de nouveau les papiers, sur la petite table. Ils avaient été rédigés par son grand-père, John Makepeace. Il avait sans doute péri, en même temps que sa femme, quelque part en Australie. Ses notes étaient écrites en code. Lady Emily n'était pas parvenue à les déchiffrer. Joanna était convaincue que ces notes contenaient toutes les réponses et elle était bien décidée à les découvrir. Pendant qu'elle veillait au chevet de sa mère, regardant la séduisante Lady Emily se mourir d'une mystérieuse maladie, peut-être d'un poison de l'âme, la jeune fille avait songé : « Tout est fini, à présent : les années de cauchemars, les terreurs indéfinissables. Tu es en paix. » Mais, un peu plus tard, dans la maison de santé où elle se remettait du choc causé par la mort de ses parents, Joanna avait fait un rêve : elle se trouvait sur un bateau, en plein océan, et le bateau était encalminé, ses voiles inertes pendant aux vergues. Le capitaine annonçait à son équipage que l'eau et les rations alimentaires étaient près de s'épuiser. Dans ce rêve, Joanna avait découvert qu'elle était responsable du péril. La terreur l'avait réveillée, et elle avait compris : ce qui avait obsédé Lady Emily sa vie durant n'était pas mort avec elle. C'était désormais son lot, à elle aussi. Joanna écoutait maintenant les matelots souquer ferme pour arracher YEstella à la zone de calme, et elle se sentait envahie d'un tout nouveau sentiment d'urgence. Il ne pouvait s'agir d'une coïncidence... entre son rêve et ce navire encalminé. Ce poison, dont l'existence avait été si réelle pour Lady Emily, était bel et bien présent. Joanna, le regard perdu dans la nuit, essaya d'imaginer le continent qui se trouvait à quelques jours seulement de navigation... L'Australie, où l'attendaient tant de secrets, tout un mystère. 2 — Melbourne! Melbourne! Préparez-vous à débarquer! Joanna se tenait sur le pont avec les autres passagers et regardait approcher le grand port australien. Elle avait hâte de quitter le bateau, de se retrouver loin de la petite cabine où elle avait vécu en la seule compagnie de ses cauchemars, de ses rêves et des fantômes du passé. Par-dessus la foule qui s'était rassemblée sur le quai pour accueillir le navire, son regard balaya la cité. Elle se demandait si, au-delà des immeubles et des clochers d'églises, elle allait découvrir « la race ancienne et secrète » dont lui avait parlé sa mère. Là-bas, quelque part, au coeur d'un pays qui, durant des milliers d'années, n'avait connu que les Aborigènes, était la réponse à sa quête. Et un flot d'appréhension l'envahissait. Pendant qu'on descendait la passerelle et que les officiers du navire se réunissaient pour faire leurs adieux aux passagers, la jeune fille, cramponnée à la rambarde, leva les yeux vers le ciel. La lumière l'écrasait. Une lumière comme elle n'en avait encore jamais vu. Ce n'était pas l'éclat brûlant, aux senteurs musquées, du soleil des Indes, où elle avait grandi. Ni la douce clarté brumeuse de l'Angleterre, qu'elle avait connue étant enfant. Ce soleil d'Australie était énorme, d'une clarté et d'un éclat agressifs. Joanna priait le ciel pour que cette lumière vînt illuminer les ténèbres de sa vie. Elle vit un groupe d'hommes, des manoeuvres à en juger par leur tenue, gravir la passerelle. Une fois sur le pont, ils entreprirent de se saisir des bagages et de tout ce qui leur tombait sous la main, assurant les passagers que le transport de leurs valises ne leur coûterait qu'un penny ou deux. Un jeune Noir s'approcha de Joanna. — Je l'emporte pour vous, miss, dit-il, en désignant sa malle. Six pence seulement. Où vous voulez aller? Elle le dévisagea. C'était un Aborigène, sa première rencontre avec la race dont elle avait tant entendu parler, et qui, d'une certaine façon, avait assombri son existence. — Oui, acquiesça-t-elle, après un silence. Déposez-la simplement sur le quai, je vous prie. La main massive de l'homme se referma sur une poignée de la malle. Il commença de la soulever. Elle vit des yeux d'un brun rougeâtre, au regard vif et pénétrant, sous des sourcils touffus. Brusquement, le sourire du porteur s'effaça. Il posa sur Joanna un long regard scrutateur, parut un instant faire un voyage intérieur. Après quoi, il battit des paupières, lâcha la malle et se détourna brutalement pour saisir un panier d'osier qu'une femme d'un certain âge avait bien du mal à déplacer. — Je le porte pour vous, madame? proposa-t-il. Et il s'éloigna de Joanna. Un porteur attaché au service du navire survint. Il poussait un chariot. — Voulez-vous que je dépose votre malle sur le quai, miss? La jeune fille désigna le jeune Aborigène. — Qu'est-ce qui lui a pris? demanda-t-elle. — N'y voyez rien de personnel, miss. Il a probablement décidé que la malle était trop lourde pour lui. Ces gens-là n'aiment pas travailler dur. Bon, je vous descends ça sur le quai. Elle le suivit sur la passerelle, non sans se retourner pour essayer de retrouver l'Aborigène. Mais il avait disparu. — Nous y voici, miss, dit le porteur. Est-ce que quelqu'un vous attend? Elle promena son regard sur la foule qui s'était amassée sur le quai, sur ces gens qui saluaient à grands gestes les arrivants. Elle pensait à cette page du journal de sa mère, où Lady Emily avait écrit : « Y a-t-il une petite chance pour que des membres de ma famille soient encore vivants en Australie? Mes parents? » Elle tendit au porteur quelques pièces de monnaie. — Non, dit-elle. Personne ne m'attend. Tandis que la foule se bousculait autour d'elle, Joanna s'efforça de concentrer sa pensée sur ce qu'elle allait devoir faire. Il lui faudrait avant tout se trouver un logement et le moyen de vivre sans dépasser le montant de sa pension : elle ne toucherait pas son héritage avant deux ans et demi. Elle devrait ensuite chercher quelqu'un qui pourrait l'aider à découvrir où se situaient les terres dont sa famille était apparemment propriétaire, quelqu'un qui serait bien informé sur ce qu'était l'Australie trente-sept ans plus tôt... Elle prit soudain conscience d'une agitation derrière elle. Quelqu'un criait : — Arrêtez-le! Que quelqu'un arrête ce gamin! Joanna se retourna. Un jeune enfant courait à toutes jambes sur le pont du navire, parmi la foule. Il ne semblait pas avoir plus de quatre ou cinq ans et il filait dans une direction, puis dans une autre, un garçon de cabine à ses trousses. — Arrêtez-le! cria de nouveau l'homme. Au moment où des mains se tendaient vers l'enfant, il bifurqua brusquement, dégringola la passerelle, passa comme une flèche devant Joanna. Elle le regarda se lancer en aveugle dans la foule. Ses jambes maigres, sous la culotte courte, allaient et venaient comme des pistons. Au moment où le garçon de cabine, le visage cramoisi, allait l'atteindre, le petit se jeta à terre et se frappa la tête contre le sol. L'homme le prit au collet, le secoua. — Allons, allons! Ça suffit! — Attendez! intervint la jeune fille. Vous lui faites mal. Elle s'agenouilla près de l'enfant qui se débattait, constata qu'il s'était ouvert le front. — N'aie pas peur, lui dit-elle. Personne ne va te faire du mal. Elle ouvrit son sac, en sortit un mouchoir propre, un flacon et un rouleau de pansement. Doucement, elle tamponna la blessure. — Là, là, fit-elle, en voyant que le petit se calmait peu à peu. Je ne vais pas te faire souffrir. Elle versa sur le mouchoir un peu du contenu du flacon, l'appliqua sur le front du gamin. — Que s'est-il passé? demanda-t-elle à l'homme. Il est terrifié. — Désolé, miss, mais je n'ai rien d'une nourrice. On l'a fait monter à bord à Adélaïde, et il fallait bien quelqu'un pour le surveiller. Il a passé ces derniers jours dans l'entrepont et il ne m'a valu que des embêtements. Il refuse de manger, il ne veut même pas parler... — Où sont ses parents? — Je n'en sais rien, miss. Tout ce que je sais, c'est qu'il m'a donné du tintouin, et qu'il débarque ici. Quelqu'un est censé venir le chercher. Tandis qu'elle bandait la tête de l'enfant, Joanna vit un billet d'une livre épingle à sa chemise, avec un papier sur lequel on avait écrit ADAM WESTBROOK. — Tu t'appelles Adam? demanda-t-elle. Adam? Il la dévisagea sans dire un mot. Le garçon de cabine fit un mouvement pour détacher le billet de banque. — Cet argent me revient, je pense, vu le mal que je me suis donné. — Mais ce billet est à lui, protesta Joanna. Il ne faut pas le lui prendre. L'homme la regarda un instant. Elle avait un joli visage, une voix qui semblait accoutumée à donner des ordres. Il remarqua la coupe élégante de ses vêtements, vit sur sa malle l'étiquette la première classe. Elle devait appartenir à une famille importante, décida-t-il. — Vous avez sans doute raison, dit-il. Ce n'est pas que je n'aime pas les gosses, notez bien, mais il m'a donné du mal. Il pleurait sans arrêt, il piquait des crises comme celle à laquelle vous venez d'assister. Et il ne voulait pas parler, il n'a pas dit un seul mot. Bon, il faut que je regagne le bateau. Avant que Joanna pût en dire davantage, il disparut dans la foule. Elle examina l'enfant de plus près, vit un visage blême, fragile, comme translucide. Elle se demandait pourquoi il avait voyagé seul sur ce navire, et quelle souffrance le poussait à se blesser ainsi. Elle entendit tout à coup une voix masculine : — Pardonnez-moi, miss : cet enfant est-il Adam? Elle leva les yeux vers un homme séduisant. Il avait une mâchoire carrée, un nez droit ; des rides creusées par le soleil encadraient des yeux gris fumée. Il enleva son chapeau. — Je m'appelle Hugh Westbrook. Je suis venu chercher Adam. Il lui sourit, avant de s'agenouiller devant le petit garçon. — Bonjour, Adam. Je suis venu pour t'emmener à la maison. Joanna crut discerner une certaine ressemblance entre l'enfant et lui. Ils avaient la même bouche : la lèvre supérieure mince, l'inférieure renflée. Et quand l'homme dévisagea le petit garçon avec gravité, elle vit apparaître entre ses sourcils la même ride verticale qui marquait le visage de l'enfant. — Tu dois être plutôt effrayé, je pense, Adam, reprit Westbrook. Ton père était mon cousin : nous sommes donc de la même famille. Tu es mon cousin, toi aussi. Il tendait la main, mais Adam recula pour se serrer contre Joanna. Westbrook tenait un paquet enveloppé de papier brun et ficelé. Il se mit en devoir de l'ouvrir. — Regarde, je t'ai apporté quelque chose. J'ai pensé que tu aurais peut-être besoin de vêtements, du genre de ceux qu'on porte à Merinda. Ta mère t'a-t-elle déjà parlé de Merinda, mon élevage de moutons? L'enfant ne répondit pas. Hugh Westbrook se remit debout, s'adressa à Joanna. — J'ai acheté ça à Melbourne. Il dépliait une veste qui avait été enroulée autour d'une paire de bottes et d'un chapeau. — La lettre ne donnait pas de détails sur ce dont il pouvait avoir besoin. Ces vêtements feront l'affaire pour le moment. Je pourrai toujours lui en acheter d'autres plus tard. Allons-y, dit-il à Adam, en lui présentant la veste ouverte. Mais l'enfant, avec un cri bizarre, se couvrit la tête de ses bras. — Laissez-moi faire, voulez-vous? intervint Joanna. Elle prit la veste, aida le gamin à l'enfiler, mais le vêtement était si large qu'Adam y disparaissait presque. — Voyons un peu ça, proposa Westbrook. Quand il posa le chapeau de brousse sur la tête de l'enfant, le feutre glissa sur les yeux et les oreilles pour s'arrêter sur le nez. — Oh, mon Dieu! fit Joanna. L'homme se tourna vers elle. — Je ne m'attendais pas à le trouver si petit. Il aura cinq ans en janvier. Je n'ai pas l'habitude des enfants. J'ai certainement surestimé sa taille. Il posa sur Adam un regard pensif, murmura : — J'imaginais un garçon capable de se débrouiller seul. Je n'ai pas la moindre idée des besoins d'un enfant si petit, et, à la ferme, nous travaillons dehors toute la journée. Il va falloir qu'on s'occupe beaucoup de lui, à ce que je vois. Joanna baissa les yeux sur le petit garçon, examina le bandage qui lui entourait la tête. — Il souffre tant. Que lui est-il arrivé? — Je ne sais pas trop. Son père est mort quand il était tout petit. Et sa mère est décédée récemment. Les autorités d'Australie- Méridionale m'ont écrit pour m'informer qu'Adam se retrouvait subitement orphelin et me demander si je voulais bien l'accueillir, puisque j'étais son plus proche parent. — Pauvre petit, murmura Joanna, la main posée sur l'épaule de l'enfant. Comment sa mère est-elle morte? — Je l'ignore. — J'espère qu'il ne l'a pas vue mourir. Il est si jeune. Mais quelque chose a laissé en lui des traces terribles, semble-t-il. Elle s'adressa au petit garçon. — Que t'est-il arrivé, Adam? dis-le-moi, je t'en prie. Ça te fera du bien d'en parler. Mais toute l'attention de l'enfant paraissait concentrée sur une grue immense qui chargeait des marchandises sur un cargo. La jeune fille ramena son attention sur Westbrook. — Ma mère a connu semblable traumatisme quand elle était toute petite. Elle a été témoin de quelque chose qui l'a hantée sa vie durant. Il n'y avait personne pour comprendre sa souffrance, pour la guérir, pour lui donner l'amour et la tendresse dont elle avait besoin. Elle fut élevée par une tante qui ignorait l'affection, et sa blessure ne guérit jamais. Je crois qu'elle a fini par mourir du choc subi dans sa petite enfance. Du bout des doigts, avec une infinie douceur, Joanna releva le menton d'Adam. Elle lut dans ses yeux la souffrance et la terreur. — On dirait qu'il vit un cauchemar, constata-t-elle. C'est comme si nous en faisions tous partie. Elle se pencha sur lui. — Mais tu ne rêves pas, Adam. Tu es réveillé, et tout va bien. On va prendre soin de toi. Personne ne te fera plus de mal. Moi aussi, je fais des cauchemars. J'en fais tout le temps. Mais je sais qu'il s'agit seulement de rêves. Westbrook regardait Joanna parler à l'enfant d'une voix apaisante. Il voyait le corps svelte se pencher doucement sur Adam — comme les eucalyptus dans la brousse, se dit-il. Lorsqu'il constata l'influence calmante qu'elle exerçait sur l'enfant, il lui dit : — Je vous remercie de ce que vous avez fait. J'ai vu la façon dont vous vous y êtes prise pour soustraire Adam à ce garçon de cabine. Vous devez avoir hâte de nous quitter. Si l'on vous attend ici, on va se demander ce que vous êtes devenue, miss... — Drury. Joanna Drury. Personne ne m'attend ici, monsieur Westbrook. — Sans doute êtes-vous venue en touriste? — Non, pas en touriste. Ma mère et moi avions l'intention de venir ensemble en Australie. Nous devions faire certaines recherches à propos de ma famille et nous enquérir aussi des terres dont elle avait héritées. Mais elle est morte avant notre départ des Indes. Je suis donc venue seule. Elle lui sourit. — C'est la première fois que je mets les pieds en Australie. C'est un peu intimidant. Westbrook la dévisagea un moment. Il fut surpris de voir briller dans ses yeux une rapide lueur qui s'éteignit aussitôt. Et son sourire avait voulu dissimuler autre chose. De la crainte? — Où sont ces terres que vous cherchez? demanda-t-il, intrigué. — Je n'en sais rien. Près d'un endroit appelé Karra Karra, je crois. Vous connaissez? , — Karra Karra. On dirait un nom aborigène. Est-ce dans l'État de Victoria? — Je l'ignore. Je suis désolée. Il posa de nouveau sur elle un long regard, avant de déclarer : — Je connais beaucoup de gens en Australie. Je serais heureux de vous aider dans vos recherches. — Oh, fit-elle. C'est très aimable à vous, monsieur Westbrook, mais vous devez avoir hâte d'emmener Adam chez vous. — Il me vient à l'esprit, miss Drury, que nous pourrions peut-être nous aider mutuellement. Vous avez besoin de quelqu'un pour vous piloter en Australie, et je ne sais trop quoi faire d'Adam. Ne pourrions-nous conclure un marché? Vous m'aidez à prendre soin d'Adam, et je vous aiderai à rechercher ce Karra Karra. Ce ne sera pas pour bien longtemps : je dois me marier dans six mois, ajouta-t-il. Merinda, mon domaine, n'a rien d'un château. C'est plutôt un semblant de maison avec véranda. Mais vous pourriez l'avoir pour vous seuls, Adam et vous, et je veillerai à ce que vous ne manquiez de rien. Je veux que l'enfant parte du bon pied avec moi, et il paraît plus calme en votre compagnie. Il lut l'incertitude dans le regard de Joanna, ajouta : — Je comprends votre hésitation à l'idée de partir avec un inconnu. Mais réfléchissez à ce contrat : vous vous occupez d'Adam pendant six mois, et je vous aide dans vos recherches. L'Australie s'étend sur près de huit millions de kilomètres carrés, dont la plupart inexplorés, mais j'ai beaucoup voyagé. Vous ne pouvez pas vous tirer d'affaire toute seule. J'ai de nombreux amis. L'un d'eux est juriste. Je pourrais lui demander de s'enquérir de ces terres dont vous avez hérité. Acceptez, miss Drury, je vous en prie. Même si vous veniez seulement pour un mois, ce serait un excellent point de départ pour Adam. Bon, je vous laisse réfléchir pendant que je vais chercher le chariot. Elle le regarda disparaître dans la foule, sentit une petite main se glisser dans la sienne. Elle trouva les grands yeux gris d'Adam fixés sur elle et réfléchit alors au tour inattendu qu'avaient pris les événements. Elle songeait à tout ce qu'elle avait sacrifié pour venir dans ce pays, à tout ce qu'elle avait laissé derrière elle : ses amis des Indes, les villes qu'elle connaissait si bien, la culture dans laquelle elle avait grandi et, enfin, le jeune et séduisant officier qui s'était tenu à ses côtés lors des funérailles et qui lui avait demandé de l'épouser. Elle éprouvait brusquement la nostalgie de tout ce qu'elle avait quitté. Cette séparation lui avait fait horreur. La décision n'avait pas été facile à prendre. A présent, en voyant la foule, sur le quai, se disperser pour rejoindre les voitures, les chariots, les chevaux, en observant la circulation intense sur la chaussée qui menait à Melbourne, seule pour la première fois parmi des étrangers dans un pays inconnu, elle se dit qu'il lui aurait été bien plus facile de rester aux Indes. Elle pensa alors au jeune Aborigène qui était monté à bord du navire quelques instants plus tôt et se remémora l'étrange regard dont il l'avait gratifiée quand il avait posé la main sur la poignée de sa malle. Elle se dit qu'elle n'avait pas eu le choix : elle avait été forcée de venir dans ce pays. Et Hugh Westbrook? Elle réalisa avec surprise qu'il l'attirait. Il était beau, jeune — la trentaine environ. Mais il y avait autre chose. Joanna était accoutumée à des uniformes impeccables, à des manières irréprochables. Même la demande en mariage du jeune officier avait été formulée avec une courtoisie rigide, comme s'il suivait un protocole ; ce jeune homme, elle en était convaincue, n'aurait jamais songé à adresser la parole à une femme s'il ne lui avait été au préalable présenté selon les règles. Westbrook était différent. Sa décontraction, son aisance naturelle lui plaisaient. Il avait dit qu'il l'aiderait à trouver Karra Karra. Elle allait avoir besoin de cette aide, elle le savait, et il affirmait qu'il connaissait l'Australie. Devrait-elle lui parler du reste... du poison, de la malédiction? Non, décida-t-elle. Pas tout de suite, pas encore. Elle-même n'y comprenait guère encore. Le souvenir du jeune Aborigène monté sur le bateau se présenta de nouveau à son esprit. Elle le repoussa, concentra toute sa pensée sur l'aspect que pouvait bien avoir l'élevage de moutons de Hugh Westbrook. Le domaine était-il situé parmi les ondulations de vertes prairies, comme les élevages qu'elle avait vus naguère en Angleterre? La maison était-elle ombragée de chênes, et les oiseaux pépiaient-ils dans un jardin, derrière la cuisine? Ou bien la propriété de Hugh Westbrook n'avait rien à voir avec les fermes anglaises? Joanna avait lu tout ce qu'elle avait pu trouver à propos de cet étrange continent australien qui ne contenait ni animaux à sabots ni grands félins, où les arbres, au lieu de perdre leurs feuilles en automne, se dépouillaient de leur écorce, où, selon certains, les Aborigènes représentaient la race la plus ancienne encore présente sur terre. Subitement, elle avait hâte de tout voir... — Alors, miss Drury? Qu'avez-vous décidé? Elle se retourna. Hugh Westbrook était de retour. Il n'avait pas remis son chapeau, et elle remarqua le désordre de sa chevelure. Elle avait grandi parmi des hommes pommadés, des officiers qui veillaient à l'ordonnance toute militaire de leur coiffure. Les cheveux de Westbrook, un peu trop longs, ondulés, retombaient dans tous les sens, comme s'il avait renoncé à l'usage du peigne et laissé la nature prendre le dessus. Joanna sentit la petite main s'agripper à la sienne, revit la violence avec laquelle Adam s'était cogné la tête sur le quai, comme pour chasser d'effroyables souvenirs. — J'accepte votre proposition, monsieur Westbrook, dit-elle. Je resterai quelque temps chez vous. Il eut un sourire qui traduisait son soulagement. — Désirez-vous vous arrêter en ville? Peut-être aimeriez-vous envoyer une lettre à votre famille, pour lui dire où vous serez. — Je n'ai pas de famille. En chargeant la malle de Joanna dans le chariot, Westbrook demanda : — A propos, qu'avez-vous donc mis sur le front d'Adam? — De l'huile d'eucalyptus. C'est un antiseptique, et un bon cicatrisant. — Je ne savais pas qu'il poussait des eucalyptus hors de l'Australie. — On en a importé quelques-uns aux Indes, où je vivais. Ma mère achetait cette huile chez un pharmacien du voisinage. Elle s'en servait pour la préparation de nombreux remèdes. — Je pensais que les Australiens étaient les seuls à connaître les propriétés curatives de l'huile d'eucalyptus. Tout l'honneur en revient d'ailleurs aux Aborigènes. Ils utilisaient l'eucalyptus pour guérir bien avant l'arrivée des Blancs. Tandis que le chariot quittait le quai, s'éloignait de la foule, de YEstella, Joanna songeait à ce qu'elle découvrirait peut-être dans ces millions de kilomètres carrés. Elle pensait à la mystérieuse jeune femme noire qui avait hanté les rêves de sa mère, aux grands-parents qui pouvaient être encore vivants, quelque part sur ce continent. Elle songeait aux rêves, aux cauchemars, à ce qu'ils pouvaient signifier. Finalement, elle imagina ce que serait son retour sur les lieux où tout avait commencé, où subsistaient les souvenirs perdus de sa mère, où était née une malédiction à laquelle il fallait mettre fin. Elle pensa à l'homme assis à ses côtés et au petit garçon meurtri qui étaient entrés dans sa vie si soudainement, d'une manière tellement inattendue. Et une sensation l'envahit, faite à la fois d'émerveillement et de peur. Chapitre II 1 Pauline Downs attendait avec impatience le jour de ses noces. Tandis que la couturière plaçait les toutes dernières épingles dans l'élégant peignoir, la jeune fille se tournait d'un côté puis de l'autre devant la grande glace en pied pour mieux admirer sa silhouette. Elle avait peine à contenir son agitation. Quand Hugh me verra ainsi! Le modèle était à la toute dernière mode... le temps de faire faire au patron et au tissu le voyage de Paris à Melbourne. Le satin moelleux, de la couleur du Champagne rosé, s'ornait de valenciennes et de minuscules boutons que seule la Maison Worth était capable de produire. L'étoffe semblait couler sur le corps délié de Pauline, elle soulignait les lignes pleines de ses seins et de ses hanches, et la façon dont elle moussait autour de ses pieds la faisait paraître plus grande encore qu'elle ne l'était. Il lui avait fallu des jours et des jours pour décider du modèle qui conviendrait le mieux à sa première nuit avec Hugh Westbrook. Il était à présent réalisé, et la jeune fille n'en pouvait plus d'attendre. Le peignoir n'était qu'un élément du trousseau colossal qu'elle préparait pour sa lune de miel. Son appartement à Lismore était encombré de pièces de tissu, de magazines de mode, de patrons et de toilettes à différents stades d'achèvement. Et ce n'étaient pas des toilettes ordinaires, parce que Pauline n'avait rien d'une femme ordinaire. Même si elle vivait à l'autre bout du monde, dans une colonie qui avait générale ment quelques années de retard sur la mode européenne, elle faisait en sorte que sa garde-robe de jeune mariée fût du dernier cri. Délicieux, pensait-elle, en promenant son regard sur les robes qu'elle porterait quand elle serait Mme Hugh Westbrook. On se débarrassait enfin des crinolines, si ennuyeuses, et un style entièrement nouveau naissait en Europe. Pauline était impatiente d'exhiber le buse, cette invention d'avant-garde, et les jupes audacieuses dont l'ampleur, ramenée en arrière, soulevait l'ourlet à quelques centimètres du sol. Quant aux tissus! Des soies bleues et des satins couleur cannelle attendaient d'être assemblés et garnis de velours noir ou or, avec un peu de dentelle blanche pour souligner la gorge et les poignets. Comme ces étoffes mettaient bien en valeur sa chevelure platinée et ses yeux bleus! La mode était l'une des passions de Pauline. Être toujours à la pointe de l'élégance l'aidait à oublier qu'elle ne vivait pas à Londres mais dans un trou perdu pompeusement baptisé Victoria en l'honneur de la Reine. Héritière de l'un des plus anciens et des plus vastes domaines d'élevage de moutons de la colonie, Pauline faisait partie de l'aristocratie terrienne de l'État de Victoria. Elle avait grandi dans le luxe et la tendresse. Son père l'appelait « Princesse ». Juste avant sa mort, il avait fait promettre à Frank, son fils, de continuer d'entretenir sa soeur dans la même atmosphère de confort et de facilité. Elle vivait donc, seule avec son frère, dans une demeure à deux étages où s'activait une armée de domestiques. Les journées de Pauline se partageaient entre la chasse au renard et les réceptions. Elle et Frank donnaient le ton de la mode pour la fine fleur de la société. Pauline croyait fermement qu'il était important, même si l'on vivait aux Colonies, ou peut-être parce que l'on y vivait, de ne pas se laisser aller à prendre des allures de « broussard ». Si elle avait jamais manqué aux exigences de la mode, c'était sur un seul point : à vingt-quatre ans, elle était encore célibataire. Les occasions de se marier ne lui avaient pourtant pas manqué. Les prétendants pleins d'espoir avaient été nombreux, mais c'étaient pour la plupart des arrivistes, des hommes qui s'étaient enrichis dans l'Intérieur et étaient revenus vers les prairies d'élevage de Victoria pour jouer les grands seigneurs. Ces gens-là avaient fait fortune dans l'or ou les moutons. Quelques-uns même étaient plus riches que le frère de Pauline. Mais ils n'avaient pas de manières, aucune distinction, ils jouaient, buvaient la bière à la bouteille, juraient comme des charretiers. Pis encore, ils n'avaient aucune envie de se cultiver, n'en voyaient pas la nécessité. Hugh Westbrook n'était pas de ceux-là. Lui aussi était venu de l'Intérieur, lui aussi s'était enrichi, lui aussi aimait chevaucher avec ses hommes pour rassembler les troupeaux et n'hésitait pas à mettre la main à la pâte, mais, par d'autres aspects, il était tout différent. Quelque chose, chez Hugh, avait attiré Pauline dès le moment où elle avait fait sa connaissance, dix années plus tôt, quand il avait acheté le domaine de Merinda. Elle avait alors quatorze ans, lui vingt. Ce n'était pas seulement le physique de Westbrook qui avait éveillé son amour. Elle avait vu en lui autre chose que des muscles et un sourire attrayant. D'abord, il était honnête, et l'on n'en pouvait dire autant de la plupart des hommes de l'Intérieur. Il possédait aussi une force toute particulière, une force tranquille : rien de commun avec celle qui se traduisait chez les autres broussards par des vantardises du genre déboucher des bouteilles de bière avec les dents. Aux yeux de Pauline, la force de Hugh était profondément ancrée, elle était solide, sûre, et la jeune fille voyait en lui non pas tellement l'homme qu'il était alors, mais celui qu'il deviendrait plus tard. A l'époque où Hugh avait acheté Merinda, il n'y avait là rien d'autre qu'une cabane et quelques moutons malades. Avec le seul secours de ses deux mains et d'une volonté à toute épreuve, il s'était mis à l'oeuvre pour faire de Merinda un domaine dont il pût être fier. Dix ans plus tôt, Frank, le frère de Pauline, avait parié que ce jeune du Queensland ferait faillite avant la fin de l'année. Mais Hugh lui avait donné tort, comme aux autres éleveurs. A présent, tout le monde s'accordait sur un point : Hugh Westbrook irait loin. C'est ensemble, mon chéri, que nous irons loin, se disait maintenant Pauline. Et c'était ce qui l'excitait le plus, chez lui. Quand les autres regardaient Hugh, ils voyaient ses mains calleuses, ses bottes poussiéreuses. Quand Pauline le regardait, elle discernait l'homme distingué, raffiné qu'il serait un jour... grâce à elle. — C'est assez pour aujourd'hui, dit-elle à la couturière. Allez vous reposer et prendre une tasse de thé. Et voudriez-vous dire à Elsie de faire couler mon bain? Pauline avait tenu secrètes ses espérances à propos de Hugh Westbrook. L'aristocratie terrienne s'attendait à la voir épouser un homme de sa classe — quelqu'un de riche, de cultivé —, mais la jeune fille était résolue à se marier avec Hugh. Elle l'avait rencontré à toutes les occasions possibles : au salon annuel des éleveurs, aux soirées folkloriques, aux réunions qui se donnaient dans les différents domaines, aux courses et même chez elle, quand Hugh était venu parler élevage avec Frank. Toutes les fois qu'elle le voyait, son désir de lui grandissait. Parfois, il apparaissait à l'improviste, à cheval ; il lui souriait, la saluait, et le coeur de la jeune fille bondissait dans sa poitrine. Après ces rencontres, Pauline était incapable de trouver le sommeil : elle imaginait ce que cela représenterait d'être sa femme, de partager son lit. Elle n'aurait pu dire à quel moment précis elle avait su qu'elle l'épouserait. Mais sa campagne de séduction, prudente, habile, subtile avait duré trois ans. Par degrés, elle avait attiré Hugh dans un flirt qui l'avait convaincu que les avances venaient de lui. Pauline savait combien le clair de lune mettait en valeur sa chevelure : ces nuits-là, elle s'arrangeait pour entraîner Hugh dans une promenade au jardin. Elle avait conscience de la belle allure qui était la sienne lorsqu'elle tirait à l'arc ; elle s'assurait donc de la présence de Hugh quand elle participait à un concours. Lorsqu'elle découvrit qu'il raffolait d'un certain gâteau et des oeufs à l'indienne, elle ne jura plus que par ces mets. Et quand Hugh lui eut confié que son poète favori était Byron, Pauline consacra des jours entiers à se familiariser avec ses oeuvres. Finalement, Hugh commença de parler mariage. Il venait d'avoir trente ans et il se mit à dire : « Quand je serai marié » ou bien « Quand j'aurai des enfants ». Pauline comprit alors que le moment était venu. Mais d'autres femmes avaient jeté leur dévolu sur lui, et la jeune fille avait beau savoir qu'il éprouvait pour elle un certain sentiment, il ne s'était pas encore engagé envers elle. Le secret de Pauline partit de là. Elle avait commis une action qui aurait fait scandale si la bonne société des environs l'avait apprise. Ses amies avaient beau déclarer qu'une telle démarche était humiliante pour une dame, qu'aucun homme n'était digne d'un acte aussi avilissant, Pauline, elle, n'avait vu que le côté pratique des choses. Le temps passait. Un certain nombre de femmes de la région invitaient Hugh à prendre le thé, à faire des promenades à cheval et lui témoignaient une attention soutenue lors des réunions locales. Il fallait faire vite. Un jour, donc, Pauline convia Hugh à un pique-nique au bord de l'eau. Le ciel était menaçant, la pluie proche. Ils trouvèrent un coin tranquille près de la rivière et se régalèrent des mets favoris de Hugh, tout en parlant de moutons, de la politique des colonies, de Darwin, ce parvenu, du nouveau roman de Jules Verne. Soudain, comme si Pauline elle-même avait orchestré les éléments, la pluie s'était mise à tomber. Tous deux avaient dû courir pour se mettre à l'abri sous les arbres les plus proches, non sans avoir reçu une bonne douche et trébuché sur le sol mouillé, en se cramponnant l'un à l'autre, tant ils riaient. Pauline avait dit : « Vous savez, Hugh, nous devrions nous marier. » Il l'avait embrassée violemment, passionnément. Il n'y avait eu que ce baiser, mais il avait suffi. Hugh avait dit : « Épousez--moi. » Pauline avait gagné. Mais, lorsqu'ils furent officiellement fiancés, elle découvrit qu'obliger Hugh à préciser une date était aussi difficile que de capturer un feu follet. Son élevage passait toujours en premier. Le mariage ne pouvait avoir lieu en hiver, disait-il, à cause de la pré-tonte *, ni au printemps, à cause de l'agnelage et de la tonte. L'été était occupé par les bains parasiticides et la reproduction. Quant à l'automne... Finalement, ils décidèrent de se marier en mars. Tout allait pour le mieux, jusqu'au jour où arriva une lettre du gouvernement de l'Australie-Méridionale, qui informait Hugh de la situation d'Adam Westbrook, le fils d'un parent éloigné. Pour Pauline, ce fut comme un nuage dans un ciel bleu d'été. Elle et Hugh ne seraient pas libres de profiter l'un de l'autre, de s'aimer sans frein, sans contrainte, impulsivement. Quand ils entameraient leur vie de jeunes mariés, ce serait déjà avec la charge d'un enfant — l'enfant d'une autre femme. La jeune fille frémissait à l'idée de ce que Hugh pourrait ramener : un gamin de l'Intérieur, indiscipliné. * Pré-tonte : opération qui consiste à raser les quartiers arrière, de façon que la toison ne soit pas salie par les excréments. — Vous n'êtes pas responsable de lui, déclara-t-elle. Elle regretta aussitôt ses paroles, devant l'éclair de colère qui jaillit dans le regard de son fiancé. Vivement, elle le rassura : elle accueillerait l'enfant avec joie. Au fond de son coeur, elle redoutait l'arrivée de l'intrus. Elle n'était pas prête à être mère. Elle voulait d'abord s'accoutumer à l'état d'épouse. Cela entraînait certains sacrifices, elle le savait, et un mode de vie qui impliquait qu'on dût souvent faire passer les besoins de l'autre avant les siens propres. Pauline n'avait pas la moindre idée de la manière dont on devenait une mère. La sienne était morte bien des années plus tôt, quand une épidémie d'influenza avait déferlé sur l'État de Victoria et emporté en même temps les deux soeurs de Pauline et son jeune frère. Pauline avait été élevée, avec Frank, par leur père et par une succession de gouvernantes indifférentes. Elle ignorait tout des relations entre mère et enfant et, surtout, entre mère et fille. Elle désirait elle-même avoir une fille. Elle songeait souvent à ce que ce serait : elle lui apprendrait à monter à cheval, à chasser, à être différente des autres. L'éducation d'une fille, se disait souvent Pauline, devait être source de satisfactions. Mais le côté émotionnel de la relation — l'amour, le dévouement, le devoir... — la dépassait totalement. La femme de chambre vint interrompre ses réflexions. — Votre bain est prêt. Après une journée fatigante passée à se pencher sur des patrons et des tissus, à rester longuement debout pendant que deux couturières s'affairaient avec leurs ciseaux et leurs épingles, Pauline décida de s'offrir un bain prolongé. C'était une femme sensuelle, qui aimait la caresse des perles sur sa gorge, le frôlement d'un boa de plumes sur ses épaules nues, le contact des draps de satin et des fines chemises de nuit en dentelle. La dureté même des pierres précieuses dans leurs montures d'or ou d'argent était une joie pour le bout de ses doigts. Il existait peu de sensations qu'elle se fût refusées ou qu'elle n'eût expérimentées. Frank était assez riche pour faire venir du Champagne de France à l'intention de sa soeur, et leur table présentait toujours les mets les plus raffinés. La jeune fille passait des heures devant son piano à queue, à se délecter de Chopin et de Mozart. A la chasse à courre, elle sautait les clôtures et les fossés les plus périlleux, se grisait de vitesse. A vingt-quatre ans, Pauline Downs avait connu presque tous les plaisirs, sauf un, suprême, essentiel : elle n'avait jamais eu de relations intimes avec un homme. Elle s'attardait maintenant dans le bain chaud, passait nonchalamment une éponge sur tout son corps. Dans la glace embuée, elle voyait sa femme de chambre disposer de la lingerie fraîche. Elsie était anglaise, jeune et jolie et, Pauline le savait, elle fréquentait l'un des palefreniers qui travaillaient dans les écuries de Lismore. En la regardant quitter la salle de bains, Pauline se demanda ce qu'elle faisait avec son soupirant, lorsqu'ils étaient en tête à tête. Elle ressentit subitement les tourments de la jalousie. Tout en contemplant son image dans la glace, le visage dont elle connaissait la beauté, délicatement maquillé, encadré d'une épaisse chevelure blonde aux vagues harmonieuses, elle pensait : Pauline Downs, fille de l'une des familles les plus anciennes et les plus fortunées de Victoria, jalouse de sa femme de chambre! Incroyable, mais vrai! Faisaient-ils l'amour, Elsie et son soupirant? Se jetaient-ils dans les bras l'un de l'autre toutes les fois qu'ils se retrouvaient, avant de gagner en toute hâte un endroit secret où ils s'étreignaient, s'embrassaient, unissaient leurs deux corps? Pauline ferma les yeux, se laissa glisser plus avant dans l'eau chaude. Elle passait les mains sur ses cuisses, sentait de nouveau monter en elle un mal douloureux qui était presque une souffrance physique, le désir, le besoin de faire l'amour avec Hugh Westbrook. Elle imaginait ce que serait leur nuit de noces, elle revivait leur unique baiser, par ce jour de pluie, au bord de la rivière, elle se rappelait le contact du corps masculin contre le sien, la promesse qu'il lui avait laissé entrevoir. C'est pour bientôt, pensa-t-elle. Six mois encore, pas davantage, et elle serait dans les bras de Hugh, elle connaîtrait enfin cette extase dont elle rêvait depuis si longtemps. La pendule de la chambre sonna l'heure. Pauline réalisa soudain qu'il se faisait tard. Frank aurait déjà dû être rentré de Melbourne, avec les nouvelles qu'elle brûlait d'entendre. Avait-il réussi? Elle était résolue à ce que son mariage fût différent de tous ceux qu'avait connus le district occidental. Elle avait donc demandé à Frank, qui était le propriétaire du Times de Melbourne, d'user de son influence pour convaincre une cantatrice mondialement connue de venir chanter à la cérémonie. Pauline ne pouvait se contenter d'une artiste australienne ; même si la voix était parfaite, ce serait réduire le mariage aux proportions d'un événement colonial. La Royal Opéra Company était attendue à Melbourne en février pour une série de représentations et Dame Lydia Meacham, une Anglaise célèbre pour la pureté et la qualité exceptionnelles de sa voix, devait l'accompagner. Pauline l'avait bien précisé à Frank : personne d'autre que Dame Lydia ne chanterait à son mariage. L'idée ne séduisait pas Frank outre mesure. Il n'avait pas une haute idée de la Royal Opéra Company. Toutes les fois qu'elle entreprenait le long et fastidieux voyage depuis Londres jusqu'en Australie, Frank exprimait ses récriminations : « Ils nous considèrent comme un enfant d'adoption indésirable. Ils viennent ici avec leurs grands airs, leurs manières de parvenus, et ils se conduisent comme s'ils nous accordaient une grande faveur », disait-il toujours. Mais comment auraient-ils pu se conduire autrement, se demandait Pauline, avec des colonies aussi lointaines? Cela lui rappelait ce qu'elle avait éprouvé, il y avait des années, en Angleterre, pour son premier bal. Elle avait échappé de peu à un désastre! Elle s'était sentie désespérément démodée, face à ses condisciples de l'école privée, à Londres, qui n'en revenaient pas de la voir se montrer en public dans une toilette aussi surannée. C'était sans importance, avaient-elles dit, devant son embarras, sa consternation : après tout, elle venait de très loin. On les appelait, elle et son frère, des « coloniaux », et personne ne semblait les prendre au sérieux, eux et leur pays. Ces filles-là n'avaient pas eu l'intention de se montrer cruelles : elles avaient simplement exprimé leur sincère indifférence à l'égard de quelqu'un qui venait de si loin, d'un groupe de colonies auxquelles les Anglais accordaient rarement une pensée : quand il leur arrivait d'y songer, c'était pour les considérer comme attardées et ridiculement provinciales. C'était l'époque où Pauline avait été envoyée à Londres pour son « entrée dans le monde ». Les filles des familles coloniales fortunées se rendaient toujours « au pays » pour y terminer leurs études. « Le pays », c'était l'Angleterre. Même la mère de Pauline, élevée dans une exploitation de Nouvelle-Galles du Sud, avait fait, le moment venu, le voyage d'Angle terre. Et Pauline avait bien l'intention d'y envoyer, elle aussi, ses filles, comme le voulaient les convenances. Elle sortit du bain, s'enroula dans la serviette que lui tendait Elsie. Frank ne va plus tarder à rentrer, se disait-elle. Elle avait hâte de l'entendre. Aurait-il pu engager Dame Lydia pour le mariage? Car tout devait se dérouler parfaitement : la cérémonie, la réception, le voyage de noces. Elle sourit : ses pensées revenaient à Hugh, à leur nuit de noces, à la manière dont elle espérait en faire une nuit de surprises, pour l'un comme pour l'autre. 2 — Frank! s'écria John Rééd. Il venait de retrouver son ami au bar du Finnegan's Pub. — Depuis quand es-tu de retour? Frank dut lever la tête pour croiser le regard du nouveau venu. Reed, comme la plupart des gens, était beaucoup plus grand que lui. — Bonjour, John. Je suis revenu aujourd'hui même. J'ai eu l'idée de m'arrêter pour boire un verre avant de rentrer chez moi... Avant, ajouta-t-il mentalement, d'annoncer à Pauline la mauvaise nouvelle. — Comment vont les choses à Glenhope, John? — Ça ne pourrait pas aller mieux. Je m'attends à une bonne tonte, cette année. Tu as des nouvelles de l'expédition vers l'Intérieur? Lorsque Frank avait acheté le Times, alors en difficulté, il l'avait fait pour se distraire. Mais ce qui était à l'origine un passe-temps était vite devenu une obsession. De toute évidence, Frank avait décidé de faire un journal capable de rivaliser avec tout ce qui paraissait aux colonies. Le Times restait une publication sans grande importance mais, grâce à l'imagination et à l'énergie de son propriétaire de trente-quatre ans, il gagnait du terrain. Frank cherchait sans cesse de nouveaux moyens d'accroître le tirage. Et le jour où il avait appris que le New York Herald avait envoyé un certain Stanley en Afrique à la recherche du Docteur Livingstone qui avait disparu, il eut l'idée de monter une expédition dans l'Intérieur australien, le coeur immense du continent, pour voir ce qu'on y découvrirait. Bien des hommes avaient tenté de traverser le continent du sud au nord. En chariots, ils partaient d'Adélaïde ou de Melbourne, au sud, et se dirigeaient vers le nord, vers l'Océan Indien. Mais, toujours, ils étaient arrêtés par une vaste étendue de terres salées, sans eau, et par des températures de fournaise. Ceux qui s'étaient aventurés dans cet enfer n'avaient jamais reparu. De l'avis de Frank, une immense mer intérieure s'étendait quelque part, au-delà de cette chaleur vibrante d'où aucun explorateur n'était encore revenu vivant. Dans l'espoir de trouver cette mer, il avait équipé de ses propres deniers une équipe composée de dix hommes et de seize chameaux. L'expédition emportait un énorme bateau monté sur des traîneaux, pour le cas où elle atteindrait le rivage inconnu. Si elle y parvenait, la mer intérieure serait baptisée du nom de Frank, en reconnaissance de son aide financière. A mesure que les hommes progressaient et envoyaient des télégrammes, le Times publiait des comptes rendus. Mais on n'avait plus de nouvelles de l'expédition depuis un certain temps, et le bruit courait que, comme tant d'autres avant eux, les hommes avaient péri dans le Grand Désert. — Selon toi, nous les aurons perdus? demanda Rééd. Durant toute son enfance et son adolescence, Frank avait entendu conter des histoires sur les Aborigènes qui, croyait-on, habitaient cette redoutable région inexplorée. Des histoires fantastiques, à propos de Chemins de Cantilène et de Lieux de Rêve, où magie et miracles étaient monnaie courante. Des légendes de revenants et d'ancêtres aux prises avec des monstres mythiques, comme Yowie la Bête de la Nuit, et le Serpent Arc-en-Ciel. Tous ces contes étaient trop incroyables pour qu'un Blanc leur accordât le moindre crédit. Pourtant, de l'avis de Frank, ils devaient avoir un certain fondement. Si des Aborigènes survivaient dans cette région inhospitalière, il était possible que des hommes blancs fussent capables d'en faire autant. — Nous entendrons parler d'eux, John, affirma Frank. Ne t'inquiète pas. Reed but une longue gorgée de bière, avant de reprendre : — Alors, que penses-tu de la nouvelle serveuse? Frank l'avait remarquée dès son entrée chez Finnegan. Le pub était situé à la limite de Cameron Town, là où la rue principale rejoignait le grand chemin qu'on appelait Route de Cameron. A son arrivée à cheval, en fin d'après-midi, Frank avait été surpris de voir tant de carrioles et de montures attachées dans la cour. Le Finnegan's Pub, où l'on payait plus cher que chez les concurrents, était un établissement tranquille qui recevait une clientèle distinguée. De riches éleveurs de bétail et de moutons s'y retrouvaient pour boire dans la paix et le silence. Chez Facey, au contraire, de l'autre côté de la rue, l'animation était grande, avec les ouvriers agricoles et les tondeurs. La cour de Finnegan était rarement encombrée mais, en cet après-midi de fin octobre, elle était carrément bondée. Frank fut plus surpris encore, lorsqu'il pénétra dans la salle, de découvrir qu'il ne restait pas un siège libre. — C'est à cause d'elle, dit Rééd. Il désigna d'un signe de tête la serveuse qui, à l'autre bout du bar, versait des whiskies. — Cela fait six semaines qu'elle travaille ici. Et, depuis, ce vieux Joe Finnegan fonctionne à plein rendement. Frank examinait la serveuse. C'était une femme plutôt séduisante*qui devait approcher la quarantaine et n'avait plus la minceur de la jeunesse. Elle portait une robe toute simple qui n'avait visiblement pas été conçue pour exciter les imaginations masculines. Quand elle tendit les whiskies et prit l'argent des clients, ce fut sans coquetterie. Pour autant que Frank pût en juger, la femme n'avait rien de frappant ni d'extraordinaire. — C'est vraiment elle qui attire tout ce monde? demanda-t-il. — Elle s'appelle Ivy Dearborn, répondit Rééd. Elle fait venir la clientèle. — Que veux-tu dire par là? — Quand elle ne sert pas, elle fait des croquis. Tu vois ce carnet et ce crayon, près de la caisse? Regarde bien : elle ne va pas tarder à les prendre pour dessiner le portrait d'un client. — Et on la paye? — Oh non, elle ne fait pas ça pour de l'argent, et tu ne peux pas lui demander de faire ton portrait. C'est elle qui choisit. On ne sait jamais qui elle va dessiner, ni quel genre de dessin ce sera. Elle fait des caricatures, parfois pas très flatteuses. Elle représente les gens tels qu'elle les voit, prétend-elle. Je voudrais que tu voies comment elle m'a dépeint! Sous l'aspect d'un gros koala paresseux! Frank éclata de rire. — Ainsi, elle dessine la vérité, hein, John ?• — Ne parle pas trop vite, mon ami. Elle est en train de faire un croquis de toi. — De moi? — Elle ne t'a pas quitté de l'oeil depuis ton arrivée. Frank n'avait pas vu grand-chose d'autre que son whisky. Il était préoccupé par l'expédition, par la possibilité d'un échec. Il y avait aussi la nouvelle qu'il allait devoir annoncer à Pauline. Enfin, il ne pouvait s'empêcher de penser à Hugh Westbrook, qu'il avait rencontré par hasard à Melbourne, et à cette fille que Hugh avait engagée pour s'occuper du petit garçon. Elle avait montré à Frank un acte notarié censé avoir fait de son grand-père un propriétaire terrien, trente-sept ans plus tôt. Il n'avait pas été en mesure de lui dire si l'acte était toujours valide, mais la jeune fille elle-même avait piqué son intérêt. Il était toujours à la recherche d'une bonne histoire pour son journal. Peut-être y avait-il quelque chose à tirer de cette fille et de son vieux document. — Allons, dit Rééd. Va demander à Ivy de te montrer le portrait qu'elle a fait de toi. Tu n'es pas curieux de savoir comment elle te voit? Frank connaissait déjà la réponse. Il ne se faisait pas d'illusions sur lui-même. Sa petite taille, sa calvitie naissante, son visage que les femmes ne regardaient jamais deux fois... Un jour déjà, quand il était plus jeune, il avait fait faire sa caricature dans une fête foraine, et l'artiste l'avait dépeint sous l'aspect d'un cacatoès rengorgé, un cigare au bec. — Elle vit seule, continuait Rééd. Elle a une chambre dans la pension de Mary Smith. Tous les hommes qui viennent ici l'ont invitée à sortir, mais elle refuse. J'ai questionné Finnegan, qui m'a juré que leurs relations se limitaient strictement au plan professionnel. Je me demande pour qui elle se garde si farouchement! Frank observait la femme à l'oeuvre sur son carnet de croquis. Le crayon semblait voler. Ses traits traduisaient une intense concentration, sans rien de cette fausse timidité qui appelle un pourboire. En fait, elle semblait plus intéressée par son dessin que par le modèle. Finalement, la dernière touche apportée, elle tendit le croquis, par-dessus le bar, à Paddy Malloy. Tout le monde se pressa autour de lui pour mieux voir, et, soudain, des cris éclatèrent. — Regardez un peu ce que vous avez fait! C'est une insulte, un outrage! — Juste ciel, fit John Reed, qu'a-t-elle bien pu faire du pauvre garçon, à ton avis? Tous deux rejoignirent le cercle qui s'était formé autour de l'Irlandais furieux. — Je ne supporterai pas ça! hurlait-il. Frank regarda par-dessus l'épaule de Paddy. La serveuse, découvrit-il, avait dessiné un échassier, une grue, un chapeau melon sur la tête, un monocle à l'oeil. L'oiseau présentait une ressemblance frappante avec Malloy. — Oh, ça va, Paddy, fit l'un de ses amis. Elle n'avait pas de mauvaises intentions. — Je veux qu'on la chasse! clama l'Irlandais. Je veux que cette femme sorte d'ici à l'instant! — Allons, allons, monsieur Malloy... Finnegan s'approchait en s'essuyant les mains à son tablier. — Miss Dearborn ne voulait pas mal faire, j'en suis sûr. Ce n'est qu'un amusement. — Par le ciel, Finnegan, si vous ne mettez pas à la porte cette... — Calmez-vous, Malloy, intervint Frank. Qu'avez-vous fait de votre sens de l'humour? Il y a une certaine ressemblance, vous devez bien le reconnaître. — Tiens, c'est votre opinion, hein? Voyons comment vous réagirez quand elle s'en prendra à vous. Il ramassa sur le bar une liasse de feuillets, se mit à les passer en revue. — Je l'ai vue faire votre portrait, j'en jurerais, marmonna-t-il. Elle nous a tous dessinés. Frank regarda la serveuse. La situation ne semblait ni l'amuser ni l'émouvoir. Il se surprit alors à se demander comment elle s'y prenait pour coiffer cette masse de magnifiques cheveux roux en un chignon haut et stable. Le regard de la jeune femme croisa le sien, et il se sentit les joues brûlantes. Brusquement, il n'avait pas envie de voir le portrait qu'elle avait fait de lui. — Laissez tomber, Malloy, dit-il. Il allait se détourner, mais John Reed s'interposa : — Voyons, Frank, sois beau joueur. Il faut bien savoir comment te voit cette dame. Quelqu'un, au fond de la salle, lança une plaisanterie, et tout le monde éclata de rire. A l'autre bout du bar, un Écossais taciturne nommé Angus McCloud commenta : — La petite n'a pas dû avoir besoin de plus d'une demi feuille pour vous représenter, Downs! Une fois de plus, ce fut l'hilarité générale. — Le voilà! s'écria Malloy. Frank ne désirait vraiment pas voir le dessin mais, quand il remarqua l'expression de Malloy, quand il constata que les autres aussi avaient fait silence, il prit le portrait, le regarda sans en croire ses yeux. — Bon sang, Downs, dit quelqu'un Ça vous ressemblerait si les rêves pouvaient se réaliser. Frank ne s'était jamais vu sous un jour aussi flatteur. C'était bien son visage, en mieux. Ivy avait parfaitement saisi ses yeux, son regard, mais elle avait usé d'une subtile magie sur les cheveux, le menton. Frank ne put s'empêcher de penser : Dieu! mais je suis presque beau! Il leva les yeux sur Ivy, très occupée à essuyer le comptoir, les reporta sur le dessin. Il prit subitement conscience du silence qui régnait dans le pub. Après s'être éclairci la voix, il déclara : — Je ne vois vraiment pas ce qui vous met dans cet état, Malloy. Cette dame a visiblement beaucoup de talent. Malloy jeta son portrait sur le sol et sortit. Lentement, les hommes revinrent à leurs tables, à leurs places au bar. Les conversations reprirent. Quand Frank saisit son verre de whisky, John Reed le poussa du coude. — Si je ne me trompe pas, elle a jeté son dévolu sur toi. Frank, lui, ne savait que penser. Tout en sirotant le breuvage, il essayait de se concentrer. Que faire? Avant tout, il y avait Pauline et la nouvelle qu'il répugnait à lui annoncer. Il devrait aussi lui parler de sa rencontre avec Westbrook et de la jolie gouvernante engagée. Du gamin, Adam. Et de la vitesse à laquelle les mauvaises langues propageraient cette affaire... Il s'efforça ensuite de songer à l'expédition : devait-il ou non envisager d'envoyer une équipe de secours? Mais, en fin de compte, son esprit revint à Ivy Dearborn. Que pouvait bien signifier ce portrait flatteur qu'elle avait fait de lui? 3 Elsie pénétra dans la salle de bains. — Excusez-moi, miss Downs, mais M. Downs est de retour. Pauline tendit la main vers son déshabillé. — Merci, Elsie. Dites-lui que je viens tout de suite. Frank se versait à boire et regardait le désordre qui régnait dans la chambre de sa soeur. Il y avait des vêtements partout. Des robes du soir, des tenues d'après-midi gisaient sur les fauteuils et le canapé, des dentelles et fanfreluches s'éparpillaient sur le tapis de Turquie, des effets féminins ornés de rubans s'accrochaient partout. C'était son trousseau, il le savait, pour le jour où elle partirait en voyage de noces avec Westbrook. La facture de la couturière allait être astronomique, mais si Pauline était heureuse, décida Frank, il n'élèverait aucune protestation. Quand la jeune fille émergea de la salle de bains, il sentit son parfum avant de la voir. Lorsqu'il la vit, il pensa, comme toujours : Dieu, qu'elle est belle! Frank avait une faiblesse pour les femmes de haute taille. Comme cette serveuse, chez Finnegan... Ivy Dearborn. Il s'interrogeait encore sur son comportement. De sa démarche glissante, Pauline s'approcha de lui, l'embrassa sur la joue. — Frank chéri... Tu m'apportes de bonnes nouvelles, j'espère? Frank était très heureux à l'idée que sa soeur allait devenir Mrs Hugh Westbrook. Entre autres raisons, parce qu'elle serait la seule épouse, dans tout État de Victoria, qui pourrait être assurée de la fidélité de son mari. Hugh n'avait rien d'un coureur de jupons. En fait, on ne lui connaissait qu'une seule grande passion dans la vie : son élevage de moutons, Merinda. — Il m'a fallu user de pas mal de diplomatie et promettre le meilleur orchestre que Melbourne pouvait offrir, plus un cachet extravagant, dit Frank. Mais tes voeux ont été exaucés. La lettre de Londres est enfin arrivée : Dame Lydia a accepté de chanter à ton mariage. Pauline le serra dans ses bras. — Oh, Frank, merci! A présent, tout est réglé. Mais comment vais-je faire pour attendre encore six mois? Frank se mit à rire, secoua la tête. Pauline n'aurait aucune peine à occuper son temps jusqu'au jour du mariage. La course de la Melbourne Cup n'allait pas tarder à se disputer, avec tout ce que cela impliquait de bals, de réceptions et de chasses à courre. Aussitôt après, ce serait Noël et le bal que les Ormsby organisaient chaque année à Strathfield. Puis viendrait le bal masqué du Nouvel An, donné par Colin et Christina MacGregor à Kilmarnock, généralement suivi par des pique-niques et des excursions au bord de la mer. Pauline alla à sa coiffeuse, entreprit de se brosser les cheveux. — J'ai invité les MacGregor à dîner, ce soir, Frank. Tu te joindras à nous, j'espère, au lieu de filer à ton club. — Je croyais que tu n'aimais pas les MacGregor? — C'est vrai. Mais une fois installée à Merinda, ils seront mes plus proches voisins. J'ai jugé bon de commencer à cultiver leur amitié. — A propos de Merinda, Pauline, dit Frank, j'ai rencontré Hugh par hasard, au moment où je quittais Melbourne. Pauline se retourna vers lui. La seule mention de Hugh, remarqua-t-il, lui colorait les joues, faisait briller ses yeux. — Oh, Frank! Dis-moi qu'il est sur la route du retour! Frank enviait Westbrook. Son nom à lui n'avait jamais dû produire un tel effet sur une femme. Il se surprit à songer de nouveau à ce portrait flatteur. Pourquoi lui avait-elle fait cette faveur, alors qu'elle avait caricaturé tous les autres? Il avait tenté de lui parler, avant de quitter le pub, mais elle était très occupée à servir une foule de clients impatients, et lui-même savait que Pauline l'attendait avec anxiété. — Oui, Pauline, répondit-il, Hugh est sur le chemin du retour. — Alors, il devrait être là demain. Je vais organiser un pique-nique... — Il ne sera sans doute pas chez lui avant deux ou trois jours. Moi, je voyageais seul et à cheval. Hugh revient en chariot et avec l'enfant. — Oh, fit-elle, il est donc arrivé, ce petit? — Oui, Pauline. Et, d'après ce que j'ai vu de lui, il semble bien sage. Frank baissa les yeux sur son verre. Il avait perçu quelque chose d'étrange, chez l'enfant, se disait-il. Un regard égaré. Et ce bandage autour de la tête. — Il y a autre chose, dit-il. Pauline le regarda. — Quoi? — Il y avait une femme, aussi, dans le chariot. — Une femme? — Oui. Apparemment, Hugh a engagé une gouvernante sur l'un des bateaux d'immigrants. Pour prendre soin de l'enfant. La jeune fille dévisageait son frère. Hugh avait insisté sur de longues fiançailles. Parmi les raisons évoquées, il y avait le fait qu'en son état actuel Merinda ne pouvait loger décemment une femme. Une maison devait être construite pour abriter Pauline. Et voilà qu'Hugh amenait une autre femme pour vivre chez lui! En cet instant de jalousie, Pauline se remémora les immigrantes qu'elle avait vues : la plupart étaient reconnaissantes d'avoir simplement un toit au-dessus de leur tête, aussi rudimentaire fût-il. — Je sais à quoi tu penses, ma chérie, reprit Frank. Mais tu ne dois t'en prendre qu'à toi. Si tu t'étais proposée pour t'occuper toi-même de l'enfant, Westbrook n'aurait pas été obligé d'engager une gouvernante. — Tu as raison, c'est vrai. Par ailleurs, il pourrait s'agir là d'une heureuse circonstance. Après tout, nous aurons ainsi quelqu'un pour veiller sur le petit quand nous partirons en voyage de noces. Comment s'appelle ce garçon? — Adam. Frank se tourna pour remplir son verre. Pauline observait son frère. Pourquoi fuyait-il ainsi son regard? — Frank, dit-elle. Qu'y a-t-il? — Que veux-tu dire? — Frank, il y a autre chose. Je le sens. De quoi s'agit-il? Cette fois, il la regarda en face. — Très bien, tu en entendras parler tôt ou tard. J'aime autant que ça vienne de moi. Cette gouvernante... elle est jeune. — Quel âge? Il haussa les épaules. — Oh, tu le sais bien, je suis incapable d'évaluer l'âge d'une femme. — Quel âge, Frank? — Pas tout à fait vingt ans, à mon avis. — C'est donc une gamine? — Non, Pauline. Pas une gamine. Une jeune femme. — Je vois. Pauline déposa soigneusement sa brosse sur la coiffeuse. — Comment est-elle? — Eh bien, elle est... euh... pas tout à fait ce à quoi on pourrait s'attendre. Comprends-moi, elle n'a pas l'air d'une jeune immigrante. D'abord, elle est élégamment vêtue... — Continue. Frank but une gorgée de whisky. — Certains diraient qu'elle est jolie. Le silence s'abattit sur les robes, les dentelles, les rouleaux de tissus. — Certains, répéta Pauline. Et toi? L'as-tu trouvée jolie? — Eh bien... oui. Je suppose. — Irais-tu jusqu'à dire qu'elle est belle? Il ne répondit pas. — Je vois, dit Pauline. Comment s'appelle-t-elle? — Joanna Drury. Joanna Drury, pensa Pauline. La jeune et belle Joanna Drury. Et elle est toute seule avec Hugh sur la grand-route de Melbourne. Ils vont passer plusieurs jours à voyager en chariot. Elle sentit un frisson glacé lui parcourir le corps. Frank posa son verre. — Bon! fit-il. J'ai hâte de prendre un bain et de me changer. Tu me pardonneras, j'espère, ma chérie, mais je ne me sens pas de force à supporter les MacGregor, ce soir, à dîner. Colin est tellement ennuyeux, avec ses éternels commentaires sur son lignage, et cette pauvre Christina ne sait que soupirer. Ça ne t'ennuie pas? Mais sa soeur ne l'écoutait pas. Frank se dirigea vers la porte. — De toute manière, je dois sortir. Je... j'ai dit à John Reed que je le retrouverais chez Finnegan. J'ai l'intention d'acheter deux de ses béliers reproducteurs, et nous devons en parler. Ne m'attends pas : je rentrerai peut-être tard. Pauline n'entendit même pas la porte se refermer derrière lui. Elle se regardait dans la glace. Frank a raison, se disait-elle. Tout est de ma faute. Si Hugh a engagé une gouvernante, c'est moi qui en suis responsable. Mais je peux aussi bien pousser plus loin ma responsabilité et veiller à ce qu'elle s'en aille. Je dirai à Hugh que j'aimerais garder l'enfant avec moi à Lismore jusqu'à notre mariage... et qu'il n'a donc plus besoin des services d'une gouvernante. Chapitre III 1 — Il y a un endroit, un peu plus loin, où nous nous arrêterons pour la nuit, dit Hugh à Joanna. Le chariot avançait sur une route ombragée d'eucalyptus. — Vous ne voyez pas d'inconvénient, j'espère, à camper dehors. Les auberges ne sont pas nombreuses, au long de cette route, et la plupart des voyageurs dressent leur camp. L'après-midi tirait à sa fin, et Melbourne semblait déjà bien loin derrière eux. Ils roulaient dans le silence de la campagne, entre des champs, des fermes, de grands troupeaux de moutons où gambadaient des agneaux nouveau-nés. On était en octobre, et les plaines de Victoria étaient tout animées par le printemps. Hugh avait employé les dernières heures, depuis leur départ de la ville, à parler à Adam de Merinda, l'endroit où il allait désormais vivre. — Les moutons, voilà ce qui va faire la grandeur de ces colonies, miss Drury, dit-il. Le monde a besoin de laine et de viande de mouton, et nous sommes en mesure de pourvoir à tous ses besoins. A condition que nous travaillions ensemble... je parle des colonies. Il nous faut trouver le moyen de faire de l'Australie le premier pays au monde pour la production de la laine. J'ai d'ailleurs ma petite idée là-dessus. Adam, remarqua Joanna, commençait d'avoir sommeil. Elle était heureuse à la pensée qu'ils allaient bientôt faire halte. — Une petite partie seulement de ce continent est habitée, miss Drury, continuait Hugh. Les côtes, c'est tout. Le reste, l'intérieur, est trop rude, trop inhospitalier et demeure donc inutilisé. Je travaille depuis quelque temps sur un projet qui permettrait de produire une nouvelle race de moutons, des bêtes capables de survivre dans un tel milieu. Si je réussis, nous serons alors en mesure d'utiliser ces terres en friche. Nous pourrions y élever des millions de moutons. Hugh, remarqua Joanna, s'exprimait lentement, marquant des pauses entre ses phrases prononcées d'un ton mesuré. C'était manifestement un homme qui n'avait jamais eu à disputer à quiconque son droit à la parole. Il n'avait pas connu la pression des foules. Les silences qui intervenaient entre ses déclarations trahissaient une vie de solitude. — Vous m'avez l'air très déterminé, monsieur Westbrook, dit-elle. — Je le suis, oui. Adam se redressa soudain, le bras tendu. Il y avait des gens sur la route, à quelque distance devant eux, certains à cheval, d'autres à pied. On entendait des cris, on voyait des poings brandis. — Qu'est-ce que c'est, monsieur Westbrook? demanda Joanna. Que se passe-t-il, à votre avis? Hugh secoua les rênes, et le chariot prit de la vitesse. La jeune fille retenait Adam. Lorsqu'ils parvinrent près de l'attroupement, l'un des cavaliers, la cravache haut levée, menaçait de « faire passer le goût du pain à toute cette racaille! ». Hugh descendit du véhicule, lança d'une voix forte : — Hé, là-bas! Qu'est-ce qui ne va pas? Questions et réponses fusèrent. Joanna, pendant ce temps, observait la scène. Les cavaliers étaient des Blancs, les piétons des Aborigènes. Ils portaient de vieux vêtements qui n'étaient pas toujours à leur taille. Sans doute une famille : il y avait un couple âgé, des hommes et des femmes, avec quelques enfants. Sur leur dos, des couvertures et des ballots. L'homme à la cravache disait à Hugh : — Ils ont essayé de nous voler! Ils nous ont fait signe de nous arrêter et nous ont demandé l'aumône. Pendant qu'ils retenaient notre attention, leurs gosses ont tenté de voler ce que portaient nos animaux de bât! — Non, chef, fit le plus âgé du groupe. C'était un vieil homme aux pieds nus, à la longue barbe blanche. Ses yeux étaient si profondément enfoncés sous d'épais sourcils qu'on les voyait à peine. — Pas vrai, continua-t-il en secouant la tête. Nous pas voler, pas dérober. — Mais je vous ai vus! insista le cavalier. Il se retourna vers Hugh. — Il faut les surveiller sans cesse. Ils vous dépouilleraient complètement, sans ça! La discussion se prolongeait. Joanna sentit les yeux des femmes aborigènes fixés sur elle. Leurs regards étaient assez insistants pour la mettre tout à coup mal à l'aise. Finalement, les cavaliers éperonnèrent leurs montures et s'éloignèrent. Le plus âgé des Aborigènes dit à Hugh : — Cet homme est menteur, chef. — C'est possible, répondit l'éleveur. Il parcourut du regard les membres de la famille serrés les uns contre les autres, leurs mauvais habits couverts de poussière, les enfants accrochés aux jupes des femmes. — Avez-vous quelque chose à me vendre, aujourd'hui? demanda-t-il. Quelques bons paniers, peut-être. Ou des couvertures en peau d'opossum. — Pas de couvertures, chef, dit le vieillard. Pas paniers. Les femmes murmuraient entre elles. L'ancien se tourna vers elles, fit de nouveau face à Hugh. — Ma femme. Elle dit elle peut voir votre destinée. — Très bien, fit Hugh en souriant. Allons-y. Il tira de sa poche quelques pièces de monnaie. La plus âgée des femmes s'avança jusqu'au chariot. A la vue de Joanna, elle s'immobilisa, les yeux fixes. Elles leva les mains, prononça quelques mots dans un langage que la jeune fille ne comprit pas. — Que dit-elle? demanda Hugh au vieillard. — Elle dit votre madame a quelque chose étrange. Des ombres autour d'elle. Et un chien qui la suit. Elle dit elle voit l'ombre du chien, là, derrière votre madame. Adam se retourna vivement, pour voir. Mais Joanna était paralysée. Le cauchemar qu'elle faisait si souvent lui revenait subitement : le chien enragé aux funérailles, le serpent d'étoiles. — Puis-je lui poser une question? demanda-t-elle. Sait-elle interpréter les rêves? — Les rêves occupent une place importante dans leurs croyances, déclara Hugh. Que voulez-vous savoir? — Ce que signifie rêver d'un serpent... Un serpent gigantesque. Hugh se retourna vers le vieillard pour lui répéter la question. Mais l'ancien leva brusquement les deux mains, prononça une réponse que Hugh comprit mal. — Qu'y a-t-il, monsieur Westbrook? — Nous avons violé un tabou, je le crains. Ils n'ont pas le droit de parler du serpent. — Je ne comprends pas. Quel serpent? Attendez, ne les laissez pas partir, je vous en prie! J'aimerais qu'ils m'expriment quelque chose. Joanna regarda le vieil homme rassembler rapidement sa famille pour l'éloigner de la route et la guider parmi les arbres. La vieille femme se retourna une seule fois, avant de disparaître à son tour. Hugh remonta dans le chariot, reprit les rênes. — Je regrette, miss Drury, dit-il, mais ils se refusent absolument à parler de certains sujets. — Elle savait, murmura la jeune fille. La vieille femme savait! Il la regarda d'un air intrigué. — Miss Drury, vous tremblez! Qu'avez-vous donc? — La vieille femme savait quelque chose à mon propos. Je l'ai deviné à la manière dont elle me regardait. Elle connaissait l'histoire du chien qui a failli me tuer et qui, je ne sais comment, a causé la mort de ma mère. — Je n'ai pas eu cette impression, dit Hugh. Elle a dit qu'elle dévoilait votre avenir. Il doit y avoir un chien dans votre avenir. — Non. Je sais à quoi elle faisait allusion. Le chariot roulait dans le crépuscule. Les ombres, pensait Joanna. Les ombres qui m'entourent. Elle se retourna vers son compagnon. — Quelle signification particulière a donc le serpent? questionna-t-elle. — On l'appelle le Serpent Arc-en-Ciel, et il fait partie de leur mythologie. Je ne saurais vous en dire plus, sinon que le Serpent Arc-en-Ciel est une créature de destruction, quelque chose d'infiniment redoutable. — Le Serpent Arc-en-Ciel, répéta-t-elle à mi-voix. Elle songeait au journal de sa mère, qui avait fait allusion à un « serpent de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ». — A quoi se rapportait cette querelle, tout à l'heure, monsieur Westbrook? demanda-t-elle. Pourquoi ces hommes étaient-ils furieux contre les Aborigènes? — Ils prétendaient que les Aborigènes avaient voulu les voler. Personnellement, j'en doute. — Mais l'un d'eux voulait fouetter le vieil homme. Pourquoi? — Malheureusement, certains Blancs ont peur des Aborigènes. Ils attribuent aux Noirs des pouvoirs particuliers... surnaturels. C'est pour cela qu'ils les craignent. — Et les Noirs possèdent-ils vraiment ces pouvoirs surnaturels ? — Certains le croient. Pourquoi? — Vous, le croyez-vous? — Miss Drury, j'ai vu des Aborigènes faire des choses extraordinaires. Qui pourrait affirmer qu'ils ne détiennent pas ces pouvoirs? Il y a seulement trente-cinq ans, il n'y avait pas de Blancs dans cette région. Nous ne savons à peu près rien de la race qui a vécu ici durant des milliers d'années avant notre arrivée. Quelques-uns d'entre nous se sont liés d'amitié avec eux. J'ai chez moi, à Merinda, une jeune Aborigène, Sarah : elle aide Ping-Li à la cuisine et s'occupe du blanchissage. J'ai aussi des ouvriers aborigènes : ce sont de bons travailleurs. Il y a encore Ezekial, qui est plus vieux que les montagnes et se souvient du temps où son peuple n'avait encore jamais posé les yeux sur une créature de race blanche. Nous nous entendons bien, la plupart des Aborigènes et moi. Mais je dois avouer que je ne les comprends pas aussi facilement que je comprends un homme blanc. Le jour se mourait, cédait le pas à la nuit. Joanna regardait les ombres envahir lentement la campagne. Qu'a donc pu voir cette vieille femme, se demandait-elle, quand elle m'a regardée? — Où vont-ils, monsieur Westbrook? questionna-t-elle. Le vieil homme et sa famille? Apparemment, ils n'ont pas de logis, pas de but. — C'est bien triste, en vérité. Ils vont au hasard, en suivant leur instinct. Depuis que leurs terres sont occupées par des colons blancs, les Aborigènes n'ont plus nulle part où aller. J'ai entendu dire que cette route était jadis un Chemin de Cantilène. Voilà peut-être pourquoi ils la suivent. — Un Chemin de Cantilène? — Je ne suis pas sûr de pouvoir vous fournir une explication. Cela fait partie des traditions sacrées des Aborigènes, de leurs croyances. Et, comme il est interdit de parler des choses sacrées, surtout à un Blanc, nous en savons très peu sur ce sujet. Mais, pour autant que je puisse le déterminer, les Chemins de Cantilène sont des pistes. Ils marquent les itinéraires suivis par les ancêtres, il y a des milliers d'années, et qui étaient encore parcourus assez récemment... il y a trente-cinq ans, peut-être. Ce sont comme des routes invisibles qui sillonnent le continent en tous sens. Apparemment, les ancêtres se déplaçaient ainsi à travers le pays en psalmodiant les noms de tout ce qu'ils rencontraient. Ils croyaient donner ainsi l'existence au monde. Pour les Aborigènes, le chant, c'est la vie... chanter, c'est vivre. Voilà aussi pourquoi, pour eux, tout, dans la nature, est sacré... les rochers, les arbres, les trous d'eau. Même les petits garçons qui ne veulent pas parler, ajouta-t-il en se penchant vers Adam. L'enfant lui lança un coup d'oeil méfiant, avant d'esquisser une ombre de sourire. Joanna regardait le paysage capituler lentement devant la nuit. Avec le crépuscule s'installait un étrange silence, un apaisement du monde environnant. La jeune fille sentait l'antique magie monter peu à peu autour d'elle. Y avait-il vraiment quelque chose — des ombres, un poison, peut-être — qui la suivait, comme sa mère en avait été convaincue? Les grands-parents de Joanna, en achetant des terres qui appartenaient aux Aborigènes, étaient-ils à l'origine de ce poison? L'événement qui s'était passé à Karra Karra était survenu trente-sept années plus tôt ; à peu près à l'époque où, à en croire Hugh Westbrook, les indigènes avaient perdu leurs droits de propriété sur le pays. Un ancien de ce temps-là, semblable à celui qu'elle venait de rencontrer, avait-il alors prononcé une sorte de malédiction contre John et Naomi Makepeace, ainsi que sur leur petite fille de trois ans et demi, Emily? Et le châtiment, au lieu de s'éteindre avec les Makepeace et leur fille, s'était-il retourné contre Joanna? La jeune fille songeait à sa mère enfant dans ce pays, aux Aborigènes qu'ils venaient de dépasser. Peut-être quelqu'un qui ressemblait à l'un de ceux-là, trente-sept ans plus tôt, avait-il conduit Emily, la petite orpheline, chez les autorités qui l'avaient rapatriée en Angleterre. Peut-être s'était-il agi de la jeune femme qui hantait les « rêves souvenirs » de Lady Emily, celle qui l'avait tenue dans ses bras au moment où tout le monde était rassemblé devant l'entrée d'une caverne. En ce temps-là ils devaient posséder encore toute leur dignité, ces Aborigènes de l'enfance de sa mère. Les indigènes étaient maintenant représentés par un petit groupe triste, découragé, qui errait le long d'une route, comme poussé par une force irrésistible transmise d'une génération à l'autre. Une force peut-être analogue à celle qui m'a amenée ici, qui contraignait ma mère à revenir, dans l'espoir, pensait Joanna, de retrouver les lignes de son passé... le Chemin de Cantilène de notre famille, en quelque sorte. Le regard droit devant elle, Joanna voyait le mince ruban de la route se perdre dans l'obscurité. Elle imaginait que cette route représentait son propre Chemin de Cantilène : si elle le suivait assez longtemps, elle arriverait à la fin... et au commencement. 2 Ils firent halte dans un lieu appelé Emu Creek, où d'autres familles avaient dressé leurs tentes et allumé leurs feux. Un nuage de fumée planait sur le campement. Des enfants jouaient et riaient. Des arômes de café et de bacon emplissaient l'air. — Qui sont tous ces gens? demanda Joanna. Assis devant leur propre feu, ils attendaient que l'eau pour le thé se mît à bouillir. — Bon nombre d'entre eux sont des tondeurs, répondit Hugh, qui remuait le thé dans une bouilloire. — La saison de la tonte va bientôt commencer, et les équipes ont pris la route. Les autres sont des familles qui se rendent dans des fermes lointaines, à l'ouest et au nord. Joanna promenait autour d'elle un regard étonné. L'atmosphère nocturne semblait vibrer de vie. Son rythme envahissait Joanna, accroissait son excitation. Tant de gens en marche! Hugh se prenait à remarquer le charme de la jeune fille, la grâce de sa silhouette penchée vers le feu. Il s'aperçut avec surprise qu'il la comparait avec Pauline, la femme qu'il devait bientôt épouser. Il se tourna vers Adam qui explorait le périmètre de leur minuscule campement. — L'enfant paraît en meilleure forme, maintenant, dit-il à Joanna. J'espère seulement que ce voyage ne va pas être trop dur pour lui. Il va nous falloir encore quatre ou cinq jours, selon les circonstances, pour arriver à destination. Je vais préparer un lit pour vous et lui dans le chariot. Moi, je dormirai ici, près du feu. — Je trouve étrange qu'il ne parle pas, déclara Joanna. Il n'a pas prononcé un seul mot depuis notre départ de Melbourne. On dirait qu'il s'est retiré en lui-même et qu'il s'y cache avec un secret qu'il ne parvient pas à confier. Si seulement nous savions comment sa mère est morte. Cela nous expliquerait peut-être ces crises nerveuses, et pourquoi il se refuse à parler. Hugh regardait la jeune fille. Il se rappelait la façon dont elle avait voulu parler à la vieille Aborigène et il avait envie de lui dire : « Vous avez un secret, vous aussi, et vous ne voulez pas le confier. » — Parlez-moi de cet endroit que vous recherchez, demanda-t-il. Karra Karra. Elle fouilla dans le sac en tapisserie qu'elle avait posé près d'elle, sur le sol. Elle en tira un document jauni. — Cet acte est très ancien, dit-elle en le lui tendant. Malheureusement, l'encre s'est effacée. Nous n'avons pu déchiffrer ni quand ni où il avait été signé. Westbrook examina le document. Il distinguait certaines bribes de phrases : « A deux jours de cheval de... et à vingt kilomètres de Bo... Creek. » Il y avait une signature illisible, un cachet qui semblait officiel. A un moment de son histoire, le papier avait été exposé à l'eau : la date était pratiquement délavée. — Il est impossible de dire, d'après ce document, où peut se trouver le terrain, fit-il. D'après vous, il est situé près d'un endroit appelé Karra Karra. C'est probablement un nom aborigène, et beaucoup de ces appellations ont changé au cours des années, certaines depuis si longtemps que personne ne se rappelle plus les noms d'origine. — Je finirai bien par le trouver, dit Joanna. Elle roula le document, le replaça dans son sac. — Il le faut, ajouta-t-elle. Le thé bouillait. Hugh le versa dans les tasses en fer émaillé. — Je ne peux m'empêcher de penser, miss Drury, que ce Karra Karra est pour vous plus qu'une simple parcelle de terre dont vous avez hérité. Joanna appela Adam, qui vint s'asseoir près d'elle. Elle lui tendit une tasse, lui conseilla d'être prudent, car le thé était brûlant. — En effet, déclara-t-elle. Ce pourrait être l'endroit où ma mère est née. Toute sa vie, elle a eu le désir d'en avoir le coeur net. Mon père et ma mère étaient toute ma famille. Il est donc important pour moi de faire ce qu'elle n'a pas pu accomplir de son vivant. Hugh but une gorgée de thé. — Je n'ai jamais connu ma mère, dit-il pensivement. Elle est morte en me donnant le jour. Après ça, nous avons été inséparables, mon père et moi. Nous n'avions pas de racines, nous n'avons jamais possédé de maison. Nous parcourions l'intérieur, nous prenions le travail qu'on voulait bien nous donner, nous allions de ville en ville, comme des lettres qu'on fait suivre. Il est mort quand j'avais quinze ans. Un cheval l'a désarçonné, et il a été tué sur le coup. Nous étions alors en route pour aller tondre des moutons. Je l'ai enterré sous le seul arbre à des kilomètres à la ronde. Depuis, je vis seul. — Oh, fit Joanna, je suis désolée... Comme vous avez dû souffrir de la solitude. — Voilà pourquoi j'ai dit aux autorités d'Australie-Méridionale que j'accueillerais Adam. Un enfant a besoin d'une maison, d'une famille. — Il a de la chance de vous avoir, monsieur Westbrook, affirma Joanna. Hugh sourit à Adam. — Comment trouves-tu ce thé? Assez sucré pour toi? Adam ne répondit pas mais, tout en buvant, il posa sur Hugh un long regard, par-dessus le bord de sa tasse. Westbrook observa un moment Joanna. Il voyait la lune se refléter dans les yeux d'ambre. — Pourquoi, questionna-t-il enfin, vouliez-vous interroger la vieille femme sur un serpent gigantesque? — C'est encore un problème qui concerne ma mère. Elle fouilla de nouveau dans son sac, en tira un cahier relié. — Elle faisait des cauchemars où figurait un serpent géant. Après sa mort, je me suis mise à mon tour à rêver d'un serpent monstrueux. Tout est là-dedans. Elle ouvrit le cahier à la première page, le tendit à Hugh. Il lut l'inscription : « Pour Emily Makepeace, le jour de son mariage, de la part du Major Petronius Drury, son mari affectueux. 12 juillet 1850. » — C'est une sorte d'aide-mémoire, expliqua Joanna. Ma mère l'a d'abord utilisé comme journal mais, par la suite, elle a pensé que, si elle y consignait ses rêves et les fragments de souvenirs qui lui revenaient, elle parviendrait peut-être à remplir les blancs qui subsistaient dans sa vie. Par ailleurs, elle.. Hugh leva les yeux. — Oui? demanda-t-il. — Je ne pense pas que vous désiriez entendre la suite. Je vais vous paraître ridicule, je le crains. — Vous vous trompez, dit-il en souriant. Joanna jeta un coup d'oeil vers Adam. Toute son attention se concentrait sur son thé, comme s'il n'avait jamais rien avalé de meilleur dans sa vie. La jeune fille baissa un peu la voix. — Ma mère était convaincue qu'on avait jeté sur sa famille une sorte de... malédiction. Elle n'en possédait pas la preuve mais elle avait ce sentiment et ces rêves étranges... — Quelle sorte de malédiction? — Nous n'en savons rien. Peut-être venait-elle des Aborigènes. Hugh la dévisageait avec attention. — Continuez, je vous en prie. D'un ton hésitant, elle lui parla du chien enragé qui s'était introduit dans l'enceinte de la base où elle vivait avec ses parents, de la manière dont Lady Emily s'était interposée pour protéger sa fille, du soldat qui avait tué l'animal juste à temps. Elle lui conta comment, quelques jours après, Lady Emily avait présenté les symptômes de la rage et avait fini par en mourir. — Jusqu'à la fin, elle a eu la certitude que c'était l'effet de la malédiction... ou plutôt du « poison », comme elle disait. — Un poison? Pourquoi un poison? — Je n'en sais rien. Elle était convaincue aussi que j'étais la prochaine victime désignée. — Et vous y croyez? — Je ne sais que croire, monsieur Westbrook. Mais je ne puis me débarrasser de la sensation que... quelque chose, je ne sais quoi, me poursuit. Il posa sur elle un regard chargé de doute. Elle reprit : — Le navire qui m'a amenée ici s'est trouvé encalminé en un lieu où, à en croire le capitaine, le fait ne s'était encore jamais produit. Nous avons été immobilisés des jours durant sur l'océan, monsieur Westbrook, et nos réserves d'eau diminuaient à vue d'oeil. — A votre avis, vous étiez la cause de l'événement? Elle soupira. — Vous allez sans doute penser que je dépasse les bornes, mais aux Indes, avant mon départ, j'avait fait un rêve où cet événement se produisait. Et dans la réalité, tout s'est précisément passé comme dans mon rêve. — Une telle coïncidence arrive parfois. Elle n'entraîne en rien votre responsabilité personnelle. Miss Drury, saviez-vous déjà, au moment où vous avez fait ce rêve, que vous alliez venir en Australie? — Oui. — Alors, vous avez fait le genre de cauchemar qui tourmente communément les gens, avant un voyage. Il y a des bateaux qui se perdent en mer : c'est un moyen de transport dangereux. Votre esprit était tourmenté, voilà tout. — La plupart des voyageurs rêvent de naufrage ou de noyade, monsieur Westbrook. Ils n'imaginent pas qu'ils sont encalminés. En feuilletant le journal de Lady Emily, Hugh découvrit que les premières pages contenaient des formules et des recettes de remèdes et de médicaments. — Votre mère était très versée dans l'art de guérir, n'est-ce pas? remarqua-t-il. — Mon père était officier de l'armée britannique, et nous nous déplacions beaucoup. Souvent, nous nous retrouvions dans un endroit où il n'y avait pas de médecin. Ma mère s'instruisait auprès des guérisseurs indigènes, elle lisait, faisait même ses propres expériences. Elle nous soignait, mon père et moi, et aussi nos serviteurs, parfois même des soldats blessés. — Comment en était-elle venue à s'intéresser à cette spécialité ? Son père était-il médecin? — Non, il était pasteur. Missionnaire, en réalité, auprès des Aborigènes, quelque part dans ce pays, en Australie. — Je vois, dit Hugh. Il vit que la tasse d'Adam était vide. — Attends, dit-il, je vais te la remplir. Il tendit à l'enfant la tasse pleine, s'adressa de nouveau à Joanna. — Voilà donc pourquoi votre mère pensait que la malédiction, ou le poison, venait des Aborigènes : elle avait vécu un certain temps parmi eux. — Elle en avait l'impression, c'est vrai, mais elle ne s'en souvenait pas vraiment, sauf, peut-être, dans ses rêves. — Il est possible qu'elle ait hérité des Aborigènes cet intérêt pour l'art de guérir. C'était une race très saine quand les premiers Blancs sont arrivés sur ce continent, il y a moins d'un siècle. Ils savaient comment soigner la plupart des maux. Vous m'avez dit, par exemple, que votre mère utilisait l'huile d'eucalyptus dans ses remèdes. Très récemment encore, on ne trouvait pas d'eucalyptus hors de l'Australie. Il rendit le cahier à Joanna, reprit : — A ce propos, Adam n'a pas l'air dans son assiette. Qu'y a-t-il, fiston? Tu as mal à la tête? Joanna posa la main sur le front de l'enfant, le trouva brûlant. — Tu as mal à la tête, Adam? demanda-1-elle. Il répondit d'un signe. — Je vais te donner quelque chose qui te fera du bien. Elle prit dans son sac un petit coffret d'ivoire. Quand elle l'ouvrit, Hugh vit des rangées de fioles minuscules. La jeune fille en choisit une, versa quelques gouttes de son contenu dans le thé d'Adam. — Qu'est-ce que c'est? demanda Hugh. — De l'extrait d'écorce de saule qui va apaiser la douleur et faire tomber la fièvre. Il a dû se cogner très violemment la tête sur le quai. Tiens, Adam. Bois d'un coup, et tu iras te coucher. Une fois l'enfant installé et endormi au fond du chariot, Joanna demanda : — A-t-il toujours eu des difficultés pour parler? — Non. Dans chacune de ses lettres, Mary me disait qu'Adam était un petit garçon joyeux et en bonne santé. Les autorités d'Australie-Méridionale ont déclaré qu'il était muet quand on l'avait trouvé, et qu'on n'était pas parvenu à le faire parler. — Il faudra que nous l'amenions à raconter ce qui s'est passé, mais lentement, quand il sera prêt. Pourrions-nous écrire aux autorités pour obtenir des détails complémentaires? Si ces gens pouvaient nous dire ce qui est arrivé, nous serions peut-être en mesure de trouver le moyen de l'aider. — J'écrirai dès que nous serons à Merinda. — C'est très généreux de votre part de recueillir Adam, monsieur Westbrook. Il est important de savoir qu'on a sa place quelque part. — Quand son père est mort, j'ai écrit à Mary : je les invitais, elle et son enfant, à venir vivre à Merinda. Mais, m'a-t-elle répondu, la ferme avait représenté le rêve de Joe, et elle tenait à en poursuivre l'exploitation. Je lui ai envoyé de l'argent mais peut-être aurais-je dû faire davantage. — Vous l'aidez à présent. Vous accueillez son fils chez vous, et, où qu'elle soit, elle le sait, j'en suis sûre. — Peut-être. Pour les Aborigènes, les morts sont toujours avec nous. Ils retournent au Rêve mais ils restent avec nous. — Qu'est-ce que le Rêve? Hugh prit une branche pour tisonner les braises. — C'est un concept que les Blancs, moi-même inclus, comprennent mal. Il fait partie de la religion aborigène et comme il est interdit, sous peine de mort, de révéler les aspects du sacré, tout ce que nous en savons nous vient de sources assez peu dignes de foi. Joanna le dévisageait avec de grands yeux. Peine de mort? Était-ce là que se trouvait la source du « poison »? Les grands-parents de la jeune fille avaient-ils découvert des connaissances sacrées et en avaient-ils été châtiés? Elle songeait à l'un des rêves souvenirs que sa mère avait décrits dans son journal. « J'ai rêvé de nouveau que j'attendais devant la caverne. Je suis petite, et quelqu'un me tient dans ses bras. Cette fois, je vois des femmes émerger de l'intérieur de la montagne rouge. Elles ont toutes la peau sombre, elles portent des objets que je ne reconnais pas et elles chantent. Je vois ensuite une femme blanche sortir de la caverne et je comprends que c'est ma mère. Elle ne porte aucun vêtement, et je vois combien sa peau est pâle, comparée à celle des autres femmes. Je l'appelle, mais elle ne me regarde pas. Son visage a une expression étrange. Tout à coup, j'ai peur. » S'agissait-il encore d'un souvenir terré dans l'inconscient? se demandait Joanna. Naomi Makepeace, la mère d'Emily, avait elle transgressé quelque tabou en pénétrant dans la caverne? Ou bien n'était-ce qu'un rêve, sans plus? Hugh reprenait : — Pour autant que je puisse en juger, le Temps du Rêve, ou tout simplement le Rêve, est le terme employé par les Aborigènes pour désigner le passé lointain, le temps où les premiers hommes parcouraient la terre et créaient toutes choses par leurs chants. Leur spiritualité est étroitement liée à la terre. Nous venons de la terre, la terre nous fait vivre et, quand nous mourons, nous retournons à la terre. La blesser, c'est nous blesser nous-mêmes. Voilà pourquoi les Aborigènes n'ont jamais développé l'agriculture, ni l'exploitation minière, ni rien de ce qui pouvait, d'une façon ou d'une autre, altérer l'environnement. Ils ne participaient pas seulement de la nature, ils étaient la nature. — Mais détiennent-ils le pouvoir de lancer une malédiction contre quelqu'un? questionna la jeune fille. Sont-ils capables de détruire quelqu'un par ce moyen? — Je me contenterai de vous répondre qu'ils ont le pouvoir de lancer une malédiction contre un être qui les en croit capables. — Ainsi, le meilleur moyen d'échapper à ce pouvoir destructeur consiste tout bonnement à ne pas y croire? Une étincelle jaillit soudain du feu, fila vers le ciel. — Vous vous croyez vraiment sous le coup d'une malédiction ? demanda doucement Hugh. — Je n'en sais rien. Bien sûr, cela doit vous paraître invraisemblable. Mais il faut que j'en aie le coeur net. Monsieur Westbrook, nous avons vu à Melbourne des Aborigènes qui mendiaient, qui se prostituaient. Nous les avons vus aussi sur la route. En reste-t-il qui mènent la vie que connaissaient leurs ancêtres? Celle qu'ils menaient il y a trente-cinq ans? — Vous voulez savoir si les Aborigènes de Karra Karra détiennent toujours le pouvoir qui vous effraie? — Se peut-il qu'ils soient encore là-haut? L'intensité de sa voix frappa Hugh. — Je crois, miss Drury, que les Aborigènes de l'Intérieur vivent selon les anciennes coutumes. Mais ils se trouvent bien loin d'ici, au fin fond d'une région constituée par un immense désert inhospitalier. — Existe-t-il, dans ce désert, une montagne rouge, monsieur Westbrook? — C'est bien possible. Il doit y avoir plus de deux millions et demi de kilomètres carrés qui demeurent inexplorés... Je ne pense pas que vous soyez maudite, miss Drury, ajouta-t-il en souriant. Très franchement, je ne le crois pas. Elle leva les yeux vers le ciel, vers les étoiles inconnues. Karra Karra était-il tout près ou bien loin de ces lieux? se demandait-elle. Comment allait-elle pouvoir le retrouver, et quand? Elle songeait aussi à sa mère, qui avait redouté sa vie durant d'être poursuivie par quelque terrifiant adversaire inconnu et qui avait finalement succombé à une mort lente, alors qu'elle était encore jeune. Joanna sentit sa gorge se serrer. Comme elle était seule! Westbrook, à la lueur du feu qui jouait sur la gorge de la jeune fille, vit la tension, la terreur maîtrisée. Elle avait l'air très jeune, très vulnérable, se dit-il. Il chercha quelque chose à lui dire, avant de réciter doucement : Voyez le joli feu de camp Étinceler et brasiller, Le campement tout encombré D'hommes, d'attelages, de tentes. On échange les vieilles plaisanteries, On entonne les chansons favorites, Et la vigueur des poumons et des coeurs Crée l'harmonie... Le regard de Joanna abandonna le ciel. — C'est très joli, dit-elle. Qui a écrit cela? — C'est de moi, répondit-il avec un sourire. Il m'arrive d'écrire. On finit par s'ennuyer, à garder des moutons. Par-dessus le feu mourant, leurs yeux se rencontrèrent. La jeune fille détourna les siens. Elle tendit la main vers son châle, le jeta sur ses épaules. — Les soirées d'automne sont-elles toujours aussi froides, par ici? — Nous ne sommes pas en automne, mais au printemps. — C'est vrai. J'avais oublié. Il est étrange de penser à octobre comme à un mois printanier... Elle sourit, reprit : — Je vous demande pardon, monsieur Westbrook. Peut-être n'aurais-je pas dû vous parler de tous mes soucis. Peut-être regrettez-vous, à présent, de m'avoir demandé de venir avec vous. — Pas le moins du monde. Ne vous inquiétez pas, miss Drury. Nous trouverons sûrement ce que vous cherchez. Après tout, nous avons conclu un marché. Dans quelques jours, nous serons à Merinda. Nous pourrons alors nous atteler à la solution de votre problème. En attendant, je ne crois, pour ma part, ni aux malédictions ni au Serpent Arc-en-Ciel. Vous êtes donc en sécurité avec moi. Chapitre IV l — Aussi loin que vous pouvez voir, annonça Hugh, voici Merinda. Joanna était comme ensorcelée. Son regard errait sur un océan de grasses prairies qui ondulait doucement sous un ciel sans nuages. Un vent frais soufflait, faisait claquer les plis de sa jupe, rebroussait le bord du chapeau de Hugh. Au-dessus de leurs têtes, un aigle se laissait porter par les courants aériens. Au loin se dressaient des montagnes embrumées dont les sommets aux formes étranges semblaient se succéder comme des vagues : on eût dit qu'il y avait jadis eu là une mer qui avait couru vers un rivage mais s'était trouvée un jour pétrifiée. — Merinda, ajouta Hugh, ne compte encore que cinq mille moutons sur trois mille cinq cents hectares, mais ce n'est qu'un début. — Pourquoi votre domaine s'appelle-t-il Merinda, monsieur Westbrook? — C'est le nom aborigène de cet endroit. Il signifie « femme très belle ». — Savez-vous s'il a existé ici une femme très belle? Il regardait la jeune fille, constatait qu'au soleil les yeux d'ambre prenaient un ton de miel foncé. L'idée lui vint tout à coup que cette femme très belle, c'était elle, à ce moment précis. — Personne n'en sait rien, répondit-il, mais il y a des légendes. On raconte qu'il y a bien longtemps, peut-être au Temps du Rêve, vivait une jeune femme nommée Merinda. C'était une femme-chantre : autrement dit, elle était la gardienne de tous les chants, de tous les Chemins de Cantilène de son clan. Tout le monde, au sein d'un clan, connaît certains des chants, mais seul un chantre, homme ou femme, les connaît tous, parce que cette connaissance est synonyme de pouvoir. La légende prétend qu'un jour un membre d'un clan rival, de l'autre côté de la rivière, décida de voler le pouvoir de Merinda, dans le but de déloger son peuple et de garder pour lui les bons terrains de pêche et de chasse. On dit qu'il enleva Merinda et tenta de la contraindre à lui enseigner les chants. Mais elle refusa. Elle mourut sans avoir laissé échapper un son, sauvant ainsi son peuple. — L'histoire s'est-elle déroulée ici même? — D'après la légende, Merinda est morte non loin de l'endroit où nous sommes. — Que sont devenus les Aborigènes qui vivaient autrefois ici? demanda Joanna. — Ils sont morts, pour la plupart. Quand les premiers colons sont arrivés, dit-on, les indigènes ont cru qu'ils ne faisaient que passer, à la recherche de leur propre pays. Mais lorsque les hommes blancs se sont installés, lorsqu'ils ont entrepris de chasser les Aborigènes de leurs terres ancestrales, la guerre a éclaté et elle a été très sanglante. Si quelque chose disparaissait de la ferme d'un Blanc, ses voisins et lui sautaient en selle et massacraient les premiers Noirs qu'ils rencontraient, même s'ils n'étaient pas coupables. Après quoi, les Aborigènes, pour se venger, brûlaient la ferme, exterminaient la famille du Blanc, détruisaient son bétail. Il y eut des tueries en masse. Des tribus entières furent massacrées par des Blancs qui prétendaient défendre leurs biens. Par la suite, les indigènes qui étaient parvenus à survivre commencèrent de succomber à des maladies contre lesquelles leurs corps étaient sans défense : la variole, la rougeole, l'influenza. Au cours des quelques années qui suivirent l'arrivée des Blancs, des milliers d'Aborigènes, estime-t-on, moururent uniquement de maladie... » En très peu de temps, les Aborigènes commencèrent à perdre le sens de leur unité, de leur culture. Ils prirent l'habitude de rôder autour des lieux colonisés, pour recevoir des dons, des aumônes. Ils prirent goût à l'alcool, et certains étaient capables de tout pour s'en procurer. Les enfants se mirent à mendier, les femmes à se prostituer... » Par voie de conséquence, conclut Hugh, les connaissances anciennes disparaissent peu à peu. Avec la dispersion des tribus, les jeunes Aborigènes n'ont plus aucun moyen d'apprendre les lois et les coutumes de leurs ancêtres. Si cela continue, leur culture va un beau jour s'éteindre complètement. Joanna contemplait les verts pâturages, bordés de haies et de clôtures, qui s'étendaient au pied des montagnes. De vieux arbres majestueux, de grands eucalyptus s'élevaient çà et là sur la plaine. Partout, d'immenses troupeaux de moutons imitaient le mouvement de la marée. — On a peine à imaginer, murmura-t-elle, qu'un lieu aussi magnifique ait pu être le théâtre d'une tragédie. Elle se demanda alors si les Aborigènes parmi lesquels sa mère avait peut-être vécu autrefois avaient connu un sort semblable. — Où se trouve votre ferme, monsieur Westbrook? demanda-t-elle. Il tendit le bras. — Là-bas, au bout de cette route. Apercevez-vous les bâtiments, parmi les arbres? Elle suivit son geste du regard. — En effet, je les vois. Brusquement, Adam, qui se tenait entre eux deux, cria : — Ferme! Ferme! Hugh et Joanna le dévisageaient sans en croire leurs oreilles. La jeune fille le prit aux épaules. — Mais tu parles, Adam! Tu sais parler! — Ferme! répétait-il, tout excité. Ferme! — Ça alors! fit Hugh. En cinq jours, il n'a pas proféré un son, et maintenant, d'un seul coup... Il se mit à rire. — A mon avis, le meilleur moyen de l'encourager à continuer, c'est de l'amener jusqu'à la ferme. 2 La cour de Merinda était cernée d'une série de bâtiments délabrés, faits de matériaux hétéroclites — certains en planches et rondins, d'autres en pierre — et apparemment construits à des époques différentes, sans le moindre souci d'unité. La cour était le théâtre d'une bruyante activité. Des cavaliers, à grand renfort de cris et de sifflements, faisaient pénétrer dans des enclos des moutons effarés, tandis que des chiens de berger galopaient de tous côtés, avec des aboiements frénétiques. Au moment où Hugh immobilisait le chariot, un cavalier survint. — Dieu soit loué, Hugh, vous voici de retour! Nous avons de graves en... Il regarda Joanna, s'interrompit. — Voici miss Drury, Bill, présenta Hugh. Il sauta à terre. — Elle va s'occuper de l'enfant, Adam. Que se passe-t-il? Après avoir dévisagé encore un instant la jeune fille, Bill déclara : — Nous avons découvert des poux dans le troupeau. — Mais les bêtes étaient saines, quand je suis parti! — Je suis formel, Hugh. Les moutons montrent les plaies caractéristiques, et la laine a été abîmée. — Quand avez-vous découvert ça? — Il y a cinq jours, environ. A en croire Larry la Ficelle, les poux auraient bien pu arriver avec ces mérinos que vous avez ramenés de Nouvelle-Galles du Sud, le mois dernier. Moi, je n'en sais trop rien. J'ai inspecté ces bêtes moi-même, Hugh, et elles étaient saines, j'en jurerais. Hugh fit signe à un jeune garçon qui ferrait un cheval devant l'écurie. — Combien d'animaux sont-ils touchés? questionna-t-il. — Je ne peux pas encore le dire. Avec un peu de chance, il s'agit seulement des mâles. — Ça représente quand même un bon quart du produit de la tonte. Et les brebis grosses? — Larry la Ficelle et ses hommes sont en train de les examiner. Le garçon d'écurie avait amené un cheval. Hugh sauta en selle. — Avons-nous une chance de sauver la laine contaminée avant l'arrivée des tondeurs? — Je ne parierais pas là-dessus. Hugh se retourna vers Joanna, restée dans le chariot avec Adam. — Je vous présente Bill Lovell, mon régisseur. Je suis désolé, miss Drury, mais je dois aller inspecter les bêtes avec lui. La maison est là-bas. Installez-vous avec Adam. Je vais vous faire apporter votre malle par deux hommes. Si vous désirez manger quelque chose, demandez à Ping-Li, à la cuisine. Joanna allait parler, mais il fit virer son cheval et sortit au galop de la cour. La jeune fille souleva le petit garçon, l'aida à descendre du véhicule. — Eh bien, Adam, on dirait que... — Moutons! cria-t-il soudain, le bras tendu vers un enclos où plusieurs hommes luttaient avec un bélier récalcitrant. — Oui, Adam, des moutons, répondit-elle. Elle était heureuse de l'entendre de nouveau parler et très désireuse d'entretenir cet effort. — Mais ces hommes n'ont pas besoin de toi dans leurs jambes. Allons plutôt voir la maison, veux-tu? Elle le prit par la main, traversa la cour en direction de la bâtisse en bois que lui avait montrée Hugh. Au moment où ils passaient devant l'écurie, un jeune homme en tablier de cuir, qui ferrait un cheval, s'immobilisa pour dévisager la nouvelle venue. Un autre homme, qui passait dans la cour un peu plus loin, lui jeta un coup d'oeil, détourna les yeux mais, tout aussitôt, ramena son regard sur elle. Ils approchaient de la petite maison, grossièrement construite de rondins et d'écorce, quand Adam s'anima subitement. Il tira sur le bras de Joanna, désigna d'un geste un point plus éloigné. — 'vière! 'vière! Elle regarda vers les arbres qui se dressaient au-delà de la limite nord de la cour, la direction dans laquelle Hugh et son régisseur étaient partis. Elle crut voir, à travers les branches, briller l'éclat de l'eau. — Très bien, Adam, dit-elle, ravie de le voir tout à coup si heureux. Allons voir ce qu'il y a là-bas. Ils suivirent un sentier qui serpentait derrière la cabane, traversait un pré et se dirigeait vers le bois. Bientôt, ils arrivèrent dans une clairière. Joanna, émerveillée, regarda autour d'elle. Un bras se détachait de la rivière pour aller, de méandre en méandre, se perdre dans un grand étang paisible. L'air était empli d'une symphonie de sons différents : le gazouillis de l'eau, le bruissement de la brise dans les branches des acacias et des eucalyptus, le bourdonnement des insectes dans l'atmosphère printanière. Joanna avait l'impression de se trouver au paradis, tant la beauté la cernait de toutes parts. De vieux et majestueux gommiers rouges jetaient des reflets blancs et orangés dans l'eau tranquille. Des mimosas explosaient en milliers de fleurs d'un jaune éclatant. Un petit « mangeur de miel » noir et blanc, la tête striée de brillantes plumes bleues, était perché sur une branche. Quel endroit merveilleux, pensait Joanna. Elle se rappelait une plantation de thé qu'elle avait un jour visitée aux Indes avec ses parents. La maison de maître avait été édifiée bien à l'écart du centre actif de la plantation... très loin, au sommet d'une colline, parmi des arbres et de vertes pelouses. Quel dommage, pensa-t-elle, que la maison d'habitation de Merinda ne se trouvât pas en ce lieu, plutôt que dans cette cour bruyante et boueuse. Elle entendit un bruit d'éclaboussement. L'instant d'après, Adam échappait à sa main et courait vers l'étang. Il se laissa tomber à plat ventre, les bras dans l'eau. Joanna se hâta de le rejoindre. — Fais bien attention, lui dit-elle. Mais, à sa surprise, elle vit que l'enfant riait. — Nit-ynque! dit-il en frappant l'eau de ses paumes. La jeune fille le regardait avec stupeur. Le rire l'avait transformé. Un peu de couleur était monté à ses joues. Les cernes semblaient avoir abandonné ses yeux. — Nit-ynque! répéta-t-il. Le miroir de l'étang se rida, et il en sortit une étrange créature à mi-chemin entre le castor et le canard. Adam, en battant des mains, poussa un cri de joie. Joanna pensa : Cet endroit est vraiment magique. — Miss Drury! Que faites-vous ici? Elle se retourna. Hugh était derrière elle, les sourcils froncés. — Nous avons voulu voir la rivière, dit-elle. — Miss Drury, il est dangereux de se promener au bord du billabong, surtout quand on ne connaît pas son chemin à travers ces bois. — Billabong? répéta-t-elle, en regardant autour d'elle. — Un billabong, oui. C'est le mot aborigène pour « étang ». — Oh... Cet endroit est magnifique, ajouta-t-elle. — Oui, c'est vrai. J'ai l'intention d'y construire ma maison. Nous nous tenons à peu près là où se trouvera la porte d'entrée. Le reste s'étendra jusqu'à ces ruines, là-bas. Mais nous n'avons pas encore entrepris les premiers travaux. — Comment sera votre maison? Joanna, tout en parlant, surveillait Adam, qui avait retiré ses souliers et ses chaussettes pour patauger au bord de l'étang. — Je pensais la bâtir dans le style du Queensland, mais Pauline, la jeune fille que je vais épouser, a jeté son dévolu sur une maison qu'elle a vue dans un magazine. Elle a lu un article sur la reconstruction dans le Sud des États-unis, à présent que la guerre est finie, et elle s'est prise de passion pour l'image d'une grande demeure à colonnes blanches, appelée la Plantation des Saules, dans État de Géorgie. Par chance, j'ai déniché à Melbourne un architecte américain à qui ce style est familier. — A vous entendre, ce sera charmant, dit Joanna. Vous devez être très impatient. — Oui, fit Hugh. Il contemplait la jeune fille. Il y avait quelque chose d'étrange dans la manière dont le soleil semblait se concentrer autour d'elle. Elle restait étonnamment soignée, après cinq jours de voyage, n'étaient les quelques mèches de cheveux d'un brun brillant qui s'étaient échappées des épingles. Il se rendit compte qu'il avait envie de lui dire quelque chose, mais il ne savait trop quoi. Joanna alla vers quelques pans de murs brisés, effondrés. — Qu'est-ce que cet endroit? questionna-t-elle. — De vieilles ruines. Des gens vivaient ici, il y a très longtemps. Ils formaient une sorte de colonie. — Est-ce l'un des sites sacrés dont vous m'avez parlé? — Peut-être. Nous n'en sommes pas sûrs. Seuls les anciens, les chantres, peuvent regarder un rocher ou un arbre et déterminer s'il a été créé par un ancêtre du Temps du Rêve. — S'il en allait ainsi de cet endroit, cela ne le rendrait-il pas sacré? — Tout dépend de ce que vous entendez par sacré. Les sites révérés par les Aborigènes ne sont pas seulement des lieux saints, miss Drury. Pour eux, tout ce qui s'est produit en un endroit donné demeure : le troubler serait troubler le passé. — Et ces terres, là-bas? dit-elle, le bras tendu vers l'autre côté de la rivière. Font-elles partie aussi de Merinda? — C'est le début de la propriété de Colin McGregor, répondit Hugh. On l'appelle Kilmarnock. — Tout est si vert, si ravissant... Joanna s'interrompit, le regard fixe. Non loin d'eux, un homme, debout parmi les arbres, immobile, silencieux, l'observait. — Monsieur Westbrook, qui est cet homme, là-bas? Hugh regarda dans la direction indiquée. — C'est Ezekial, le vieil Aborigène dont je vous ai parlé. Il lui arrive de travailler pour moi. C'est l'un des derniers représentants de sa génération. Il se rappelle comment était le pays avant l'arrivée des Blancs. Si vous voulez en savoir davantage sur la légende de Merinda, c'est lui qu'il faut interroger. Joanna ne quittait pas des yeux le vieillard. Debout sur la berge de la rivière, il semblait avoir jailli de l'argile d'un brun rougeâtre pour se matérialiser subitement. Il portait un pantalon et une chemise mais il avait les pieds nus. Sa barbe et ses cheveux blancs lui descendaient presque jusqu'à la taille. Il était trop loin pour qu'elle distinguât ses yeux, mais elle les sentait fixés sur elle. — Pourquoi me regarde-t-il ainsi? demanda-t-elle. — Il n'est pas habitué à voir une femme à Merinda. Et nous sommes tout à côté de ces ruines. Il a tendance à se montrer très protecteur lorsqu'il s'agit des sites sacrés. La jeune fille ne parvenait pas détacher son regard du vieil Aborigène, en dépit du malaise qui l'envahissait. A ce moment, Adam arriva en courant. — 'garde! dit-il. Il ouvrit les mains pour montrer à ses deux compagnons une sauterelle. Joanna se détourna de l'homme debout parmi les arbres, s'efforça de chasser l'étrange sentiment qui s'emparait d'elle. — Oui, elle est superbe, dit-elle. Pourrais-tu me dire « sauterelle », Adam? Hugh observait la jeune fille. Il pensait à sa jeunesse dans la brousse, à cette existence solitaire. Un homme pouvait marcher des semaines durant sans rencontrer âme qui vive. Après avoir acquis Merinda, à vingt ans, il n'avait pas eu de temps à consacrer à de nouvelles relations : il s'était jeté à corps perdu dans le développement de son élevage. Au cours de toutes ces années, il n'avait fréquenté que les femmes qui travaillaient dans cette maison de St. Kilda. Un jour, Pauline était entrée dans sa vie : une femme comme il n'en avait jamais connu, dont le baiser passionné, par un après-midi pluvieux, avait éveillé son désir. En regardant Joanna, Hugh songeait à quel point elle était belle, mais vulnérable aussi. Il pensait aux quelques jours qu'ils venaient de passer ensemble sur la route, aux nuits dans les différents campements et à son vif étonnement, il sentit une bouffée de nostalgie l'envahir. De même, il réalisa que sa première pensée, après avoir examiné les moutons en compagnie de Bill Lovell, avait été non pas pour Pauline qui l'attendait à Lismore, mais pour Joanna. — Il se fait tard, dit-il. Je vais vous ramener à la maison, vous et Adam. — Laisse partir la sauterelle, Adam, conseilla la jeune fille. Tous trois se mirent en route vers la ferme, mais Joanna se retourna vers la rivière. Ezekial, le vieil Aborigène, était toujours là et la suivait des yeux. 3 Comme Hugh l'avait laissé prévoir, la petite maison était rudimentaire. Elle ne contenait guère qu'une cheminée à une extrémité, un lit à l'autre, une table entre les deux. Mais Joanna n'en avait cure : pour le peu de temps qu'elle allait passer là, elle s'en contenterait. Hugh les laissa, Adam et elle. Il avait, expliqua-t-il, d'autres troupeaux à inspecter. Après quoi, il pousserait à cheval jusqu'à Lismore. La jeune fille défit sa malle, avec l'aide d'Adam. Elle installa ensuite l'enfant près du feu, avec l'animal rembourré qu'elle avait hérité de sa mère : une drôle de poupée faite de fourrure de kangourou, que Lady Emily avait baptisée Rupert. Larry la Ficelle arriva avec de l'eau pour le bain et du bois pour le feu. Il expliqua que ce surnom ne lui venait pas de sa haute taille et de sa maigreur : on le lui avait donné parce qu'un jour il avait trébuché sur une ficelle tendue entre deux pieux de clôture et s'était étalé la tête la première dans la boue. Joanna donna son bain à Adam. Ils mangèrent ensuite le dîner qu'on leur avait apporté de la cuisine : un abondant repas composé de côtelettes de mouton, de pois, de pain frais et de flanc, le tout accompagné d'un cruchon de lait et d'un pot de thé pour Joanna. Après les repas cuits sur un feu de camp, c'était un changement agréable... Adam dormait maintenant dans le lit qu'il partagerait avec Joanna cette nuit. Un second lit leur avait été promis pour le lendemain. Couché sur le côté, les genoux remontés, il serrait dans ses bras Rupert, la drôle de vieille poupée en fourrure, l'un des rares objets rapportés d'Australie par Lady Emily, quand elle avait quatre ans. Il était tard. La nuit s'était appesantie sur la ferme. Une légère pluie de printemps commençait à tambouriner sur le toit de tôle. Joanna, après avoir quitté ses vêtements de voyage, s'était baignée, avait passé une chemise de nuit et brossé ses longs cheveux. Elle tourna son attention vers les objets qu'elle avait placés sur la table où une lampe à pétrole répandait une chaude et rassurante lumière. Elle ouvrit d'abord le petit paquet que lui avait remis le garçon de cabine, sur le quai, lorsqu'il lui avait confié Adam : le ballot, avait-il dit à la jeune fille, avait été apporté à bord avec l'enfant, à Adélaïde. Joanna s'attendait à y trouver des souliers, un jouet ou deux. A sa vive surprise, le tissu qui l'enveloppait, un morceau de couverture apparemment, s'ouvrit sur une petite Bible reliée de cuir noir, un peigne de femme en ivoire et, plus curieux encore, une serviette à thé qui venait du Devon, en Angleterre, et n'avait jamais servi. Joanna ouvrit la Bible. Quatre inscriptions étaient portées sur la page réservée aux « Événements familiaux ». La première disait : « Joe et Mary Westbrook, mariés ce jour, 10 septembre 1865 ». La suivante : « Né le 30 janvier 1867, Adam Nathaniel Westbrook ». La troisième : « Décédé, Joseph Westbrook, le 12 juillet 1867, de blessures gangrenées ». La dernière enfin : « Décédée, Mary Westbrook, de pneumonie, au cours du mois de septembre 1871 ». Quelqu'un avait enveloppé dans un mouchoir une mince alliance d'or et l'avait insérée dans la Bible. La jeune fille regarda Adam, dont les paupières closes frémissaient dans un sommeil agité. Elle pensa : C'est tout ce qu'il lui reste pour se souvenir de sa mère — une alliance, quelques dates dans une Bible et une serviette à thé. Elle prit ensuite le journal de sa mère et le tint un long moment entre ses mains avant de l'ouvrir. Elle éprouvait un certain réconfort à sentir sous ses doigts le cuir souple de la reliure. Elle croyait presque y percevoir la vie de sa mère, avec ses flux et ses courants. Le journal contenait aussi l'existence de Joanna... son passé. Elle se remémorait à présent les années où elle avait été si heureuse, où, tout enfant, elle avait vécu dans un monde enchanté, tissé d'imagination et d'innocence. En ce temps-là, elle avait vu sa mère, Lady Emily, sous l'aspect d'une princesse de conte de fées, pâle et délicate comme les paons blancs qui se pavanaient sur les pelouses de la demeure du Vice-Roi. Elle avait eu la conviction que son père, le colonel, dans son élégant uniforme, avec son haut casque blanc et ses bottes bien cirées, était l'homme qui commandait aux Indes tout entières. Il était brave et loyal, comme les héros des livres de Joanna, et, ce qui lui paraissait le plus merveilleux, il était passionnément épris de sa femme. Parmi ces gens bien nés qui croyaient à la nécessité de se montrer mesuré en paroles comme en actes, où il y avait des règles à observer, où l'on mettait l'accent sur la bienséance, même entre gens mariés, l'amour de Petronius Drury pour son épouse était légendaire. Bien des fois, en grandissant, Joanna avait entendu des remarques du genre : « Heureuse Emily, Petronius lui est si attaché... Jamais il n'a un regard pour une autre femme... Si seulement mon Andrew était comme lui... » Voilà pourquoi, la jeune fille en était convaincue, il n'avait pu survivre à Lady Emily. Joanna ouvrit le journal, se mit à lire à la lumière de la lampe. Au cours des premières années, les pages débordaient de joie et de beauté, elles décrivaient les bals donnés dans les palais, les visites de princes indiens. Il y avait aussi des recettes de potions aux herbes, des extraits des réflexions philosophiques de Lady Emily. A vingt-quatre ans, elle écrivait : « Quand on doit, on peut. » A trente : « L'optimisme donne le pouvoir. » On trouvait des commentaires sur la mode : « Les dames anglaises se sont mises à porter des saris sur leurs crinolines. » Et sur les coutumes : « Je plains la pauvre jeune mariée qui a adressé la parole, sans en être priée, à l'épouse d'un officier supérieur. » Puis un jour — Lady Emily tenait alors son journal depuis près de neuf ans — le ton changea subitement. Cela coïncidait avec le sixième anniversaire de Joanna. Sa mère avait écrit : « Joanna a eu six ans aujourd'hui. Nous avons donné une fête charmante : douze enfants et leurs parents... » Dès lors, elle s'était mise à parler de ses cauchemars. « Les cauchemars ont recommencé, avait-elle noté à la page suivante. Je n'avais plus fait ce genre de rêves depuis mon enfance. Je m'en étais crue à jamais délivrée, mais les voilà revenus... Des chiens sauvages me poursuivent, un immense serpent aux écailles irisées veut me dévorer. Petronius me dit que je me réveille en hurlant. Si seulement je pouvais me rappeler! Je sens que le contenu de la sacoche de mon père pourrait bien être la clé qui me fournirait des réponses mais j'ai peur de l'ouvrir. Pourquoi? » La pluie douce continuait à tomber. De temps en temps, le feu émettait un sifflement. Adam poussa un cri dans son sommeil mais se calma aussitôt. Neuf mois avant cette soirée où Joanna relisait ces lignes, Lady Emily avait écrit : « Je ne sais pourquoi, mais le choc causé par notre rencontre avec le chien enragé m'a fait retrouver certains souvenirs! Le nom de Karra Karra me trotte dans la tête. Je sens qu'il a une extraordinaire signification. Est-ce l'endroit où je suis née? Le lieu où se trouvent les terres de mes parents? Il y a un autre nom, Reena, qui pourrait bien être la jeune Aborigène qui me tenait dans ses bras. Mais il y a encore autre chose : l'étrange impression que je suis attendue à Karra Karra, comme si j'étais censée m'y être rendue depuis longtemps mais que j'avais été détournée de mon chemin. » Plus tard, après être tombée malade, Lady Emily avait noté : « Je sens qu'un secret est enfermé dans mon esprit. Je ne peux me défaire de la conviction qu'un objet a été caché, et que je dois le retrouver. Mais je ne parviens pas à me souvenir! Les médecins prétendent que je ne suis pas malade... mais un poison est à l'oeuvre en moi, et je suis sans pouvoir pour lutter contre lui. Et j'ai peur pour Joanna. » Dans les jours qui suivirent, jusqu'au moment où Lady Emily devint trop faible pour écrire, son obsession emplissait les pages de son journal : un « autre héritage » l'attendait à Karra Karra, elle devait à tout prix le revendiquer. Elle manifestait une peur grandissante : quelque chose essayait de la détruire, qui venait du passé. Dans le tout dernier paragraphe, elle avait écrit : « Je n'éprouve plus aucune crainte pour moi-même, mais bien pour Joanna. Le mal qui m'emporte maintenant, j'en ai la certitude, ne finira pas avec moi. Je crains que ma fille n'en hérite à son tour. » Joanna entendit soudain du bruit à la fenêtre. Elle sursauta, leva la tête. Derrière la vitre, un visage à la peau foncée, aux yeux immenses, regardait à l'intérieur de la cabane. Un instant figée, Joanna comprit qu'il s'agissait d'une jeune Aborigène. Elle se leva, alla jusqu'à la porte. Mais lorsqu'elle ouvrit le battant, la petite fit volte-face et descendit en courant les marches de la véranda. — Attendez! lui cria Joanna. Ne vous sauvez pas, je vous en prie! Revenez! A son tour, elle descendit les marches, passa l'angle de la cabane, où elle avait vu disparaître la petite, et se heurta à Hugh. Il la rattrapa au moment où elle trébuchait contre lui. — Que... commença-t-il. — Oh, monsieur Westbrook! Je vous demande pardon! Je ne vous avais pas vu! — Miss Drury, fit-il en riant, vous ne savez donc pas qu'il pleut! Ils coururent se mettre à l'abri sous la véranda. Joanna reprit : — Je regrette de vous avoir bousculé ainsi. J'ai vu à la fenêtre une jeune fille qui regardait à l'intérieur. Je voulais lui parler, mais elle a pris la fuite. — C'était Sarah, dit-il. La Mission pour les Aborigènes, près de Cameron Town, place ses pensionnaires dans les grandes plantations de la région, afin qu'elles se familiarisent avec les travaux domestiques. Sarah travaille à la cuisine et s'occupe du blanchissage. Elle a quatorze ans et elle avait envie de vous voir, j'imagine. Je regrette qu'elle vous ait alarmée. Je passais simplement pour voir si vous aviez besoin de quelque chose. Il s'aperçut tout à coup qu'elle était en chemise de nuit. Le désir le frappa de plein fouet. — Nous sommes très bien, Adam et moi, monsieur Westbrook, dit Joanna. A son tour, elle prenait conscience de sa tenue. — Voulez-vous entrer? — Je ne peux pas m'attarder. Je suis en route pour Lismore. Je viens tout juste de terminer l'inspection des bêtes. — Et comment vont les moutons? Il se détourna, abasourdi par la passion qui s'était si soudainement emparée de lui. — J'ai bien peur que ce ne soit grave, répondit-il. Le succès d'un élevage de moutons dépend de la production annuelle de laine. Une infestation par les poux, à grande échelle, signifierait des difficultés financières. Nous n'arrivons pas à déterminer la cause du mal. Il est arrivé si vite. Ce qui m'intrigue surtout, c'est que seul Merinda semble affecté. Il ne lui disait pas que, dans le pré où il examinait le troupeau, le vieil Ezekial était venu le trouver : il voyait, lui avait-il dit, un mauvais sort autour de Joanna, elle n'était pas bonne pour Merinda. Il se remémorait la douceur, la souplesse du corps de la jeune fille entre ses bras, un moment plus tôt. — Demain matin, dit-il, je vous ferai conduire à Cameron Town par l'un de mes hommes. Vous y achèterez des vêtements pour Adam et tout ce dont vous pouvez avoir besoin. J'ai des comptes ouverts dans plusieurs magasins. Je vous donnerai une lettre d'introduction pour l'un de mes amis qui est homme de loi. Je lui demanderai de prendre connaissance de votre acte de vente et de voir ce qu'il peut faire pour vous aider à localiser Karra Karra. Il ramena son regard sur Joanna, sur sa longue chevelure répandue sur son dos. Au plus profond de lui-même, une étrange douleur grandissait. Il avait une impression de vertige. Il voulait partir mais, en même temps, il s'y refusait. — Je vous aurais bien accompagnée moi-même, mais on a besoin de moi ici. — Je comprends, dit-elle. Je vous remercie. — Vous êtes bien installés, vous et Adam? Ce n'est pas très confortable, je le sais, mais... — Nous sommes très bien, merci. — Demain, un de mes hommes apportera un autre lit. Et je vous ferai visiter le domaine. Nous avons des agneaux qui viennent de naître. Je suis sûr qu'Adam aimerait les voir. Il s'interrompit. En plongeant son regard dans les yeux de la jeune fille, il dut lutter contre son désir si nouvellement éveillé. Il le repoussa, le refoula. Il pensa à Pauline, Pauline qui allait bientôt devenir sa femme. — Bonsoir, dit-il. Il se jeta dans la nuit mouillée. Joanna le regarda s'éloigner, avant de refermer doucement la porte. Après avoir jeté un coup d'oeil sur Adam, elle revint s'asseoir à la table, monta la flamme de la lampe. Trente-sept années plus tôt, sa mère avait été arrachée à ses parents et amenée chez une tante en Angleterre, avec, pour tout bagage, une poupée en fourrure et une sacoche de cuir. Le départ, apparemment, s'était déroulé en toute hâte, ce qui indiquait un danger. Et si l'on avait expédié la sacoche avec l'enfant, c'est que le contenu avait quelque valeur. Joanna fit glisser les courroies dans les boucles d'argent, sortit une liasse de papiers. Tout ce que Lady Emily avait pu apprendre de Tante Millicent, c'était qu'elle avait été prise en charge par un capitaine anglais, lorsqu'un matelot de la marine marchande la lui avait confiée à Singapour. De ce long voyage, Lady Emily ne se rappelait rien. Ses premiers souvenirs étaient ses jeux dans le jardin de Tante Millicent. Elle avait ignoré l'existence de la sacoche jusqu'au jour où Millicent la lui avait remise, lors de son mariage avec Petronius. Apparemment, Emily avait aussitôt reconnu l'objet ou, à tout le moins, en avait compris la signification. La vue de la sacoche l'avait frappée de crainte, au point que, lorsqu'elle l'avait apportée aux Indes après son mariage, elle l'avait cachée dans un coin. Joanna examinait la centaine de feuilles étalés devant elle. Ils étaient couverts d'écriture, mais d'une écriture qu'elle n'avait jamais vue. Ce n'était pas de l'anglais, il ne s'agissait même pas d'un véritable alphabet mais de signes mystérieux, rangée après rangée. Que représentaient ces papiers, se demandait-elle, et pourquoi les avait-on confiés à une petite fille enlevée à ses parents? Plus précisément, quel lien pouvaient avoir ces feuillets avec l'Australie, avec le voyage que sa mère avait tant désiré accomplir? Y avait-il là, parmi tous ces étranges symboles, une explication de ses craintes, des chiens enragés, des serpents, du passé et de l'avenir? Lentement, Joanna étudia les pages les unes après les autres, sans trouver autre chose que ces signes mystérieux. Quoi que pût être ce document, il avait été rédigé en langage codé. Mais quel était ce code, d'où venait-il, et pourquoi? La fatigue l'empêchait de réfléchir. Elle baissa la flamme de la lampe, se mit au lit avec précaution, pour ne pas réveiller Adam. Lorsqu'elle posa la tête sur l'oreiller, un parfum familier lui rappela instantanément Hugh Westbrook : l'odeur pénétrante de la crème à raser, le parfum plus doux d'un savon, mêlés à une trace de tabac et de laine. Une étrange émotion l'envahit. Le fait d'être couchée là où il dormait habituellement la troublait. Ce sentiment, elle ne l'avait encore jamais éprouvé, sauf fugitivement, peut-être, cette fois où elle avait dansé dans les bras d'un jeune et bel officier. Elle s'efforça de ne plus penser à Hugh, à la façon dont le pli qui se creusait entre ses sourcils s'accentuait sous l'effet de la concentration, ce qui le rendait plus séduisant encore. Ni à l'habitude qu'il avait de se mettre à rire inopinément. Ni à cette sorte de tic qui lui faisait ôter fréquemment son chapeau pour se passer les mains dans les cheveux. Ni au contact de ses doigts sur les siens, quand il l'aidait à descendre du chariot. Ni à leur rencontre, quelques moments plus tôt, quand elle avait perdu l'équilibre, et qu'il l'avait retenue. Elle avait eu sommeil, en se couchant, mais elle était maintenant bien éveillée. Son corps la trahissait, toutes ses pensées allaient vers Hugh, elle se demandait ce qu'elle éprouverait s'il était avec elle dans ce lit. Elle s'obligea à se rappeler qu'il était fiancé, qu'elle était là uniquement pour aider Adam à s'installer dans une nouvelle vie et pour trouver un point de départ à ses recherches. Elle ne devait pas, elle le savait, se laisser aller à penser ainsi à Hugh Westbrook. Elle se concentra sur les raisons de sa présence en ces lieux : retrouver son héritage, découvrir ce qui, selon sa mère, l'attendait à Karra Karra, mettre fin au poison. Mais, finalement, en dépit de tous ses efforts pour fixer sa pensée sur ce sujet, l'esprit et le corps de Joanna la ramenèrent à Hugh, au désir qu'elle commençait d'éprouver pour lui. Chapitre V 1 — Vilma Todd se vante de pouvoir vous faire rentrer sous terre, Pauline, dit Louisa Hamilton. Elle regardait avec envie la chevelure de la jeune femme. Celle-ci se mit à rire, considéra l'image de son amie dans la glace. — Ma chère Louisa, Vilma Todd n'a pas assez de courage pour me défier. Tout en suivant les gestes de la femme de chambre qui coiffait Pauline, Louisa leva une main vers sa propre coiffure compliquée, comme pour s'assurer qu'elle était toujours là. La dernière mode était au chignon très travaillé qui formait derrière la tête une étonnante protubérance d'une trentaine de centimètres, de sorte que le chapeau se trouvait projeté en avant, presque jusqu'aux sourcils. Peu de femmes possédaient une chevelure assez abondante pour créer une telle coiffure, aussi gonflaient-elles leur chignon grâce à des montures en osier ou des coussinets. Louisa Hamilton avait plus de chance : son mari était assez riche et généreux pour lui fournir un postiche fait de cheveux véritables qui, lui avait garanti un respectable importateur, « ne provenaient pas d'un mouroir ni d'un bordel, comme c'était le cas pour tant d'autres, mais d'une jeune novice à son entrée dans un couvent catholique ». L'énorme masse de sa coiffure faisait la joie et la fierté de Louisa. Cette fierté, hélas, faiblissait dangereusement à la vue des longues mèches platinées qui coulaient, tels des rubans, entre les doigts d'Elsie, rappelant à Louisa que chacun de ces cheveux d'un blond si pâle appartenait en propre à Pauline. La visiteuse ressentit une fois encore l'aiguillon de la jalousie quand la femme de chambre aida Pauline à se défaire de son peignoir pour passer les cerceaux, la tournure, les jupons qui devaient soutenir sa robe. Elle se rappela le temps où sa taille avait été aussi mince que celle de son amie, avant ses sept années de mariage et ses six enfants. A présent, à vingt-cinq ans, elle prenait l'embonpoint d'une matrone et elle devait recourir, pour montrer ce qui pouvait s'appeler un tour de taille, à des corsets très serrés. Pendant qu'Elsie assujettissait les multiples petits boutons qui fermaient dans le dos la robe de soie gris tourterelle de Pauline, Louisa aperçut son propre reflet dans la glace. Elle eut envie d'y jeter le premier objet venu pour effacer l'image qu'elle y voyait : celle d'une grasse épouse d'éleveur, d'une femme inutile, sans autre but dans la vie que de dépenser la fortune de son mari et de mettre ses enfants au monde. Horrifiée par de telles pensées, elle se sentit aussitôt coupable, et se détourna de cette vision. — J'ai entendu dire, Pauline, reprit-elle, que Vilma Todd s'est entraînée durant tout l'hiver. A mon avis, vous pourriez être légèrement inquiète. — Le jour où je me laisserai intimider par une fille comme Vilma Todd, vous pourrez m'enterrer, Louisa. Elle n'aura pas une chance contre moi, au stand de tir à l'arc. Je possède le titre depuis quatre années consécutives et j'entends bien en ajouter une cinquième. Secrètement, Pauline se réjouissait à l'idée que Vilma allait l'affronter aux épreuves de tir à l'arc de l'été. Le concours promettait d'être une vraie joie. La compétition ne lui apportait aucune satisfaction si l'adversaire n'était pas à sa hauteur. — Je ne sais pas comment vous faites, Pauline, dit Louisa. Quant à moi, je suis dans tous mes états si je présente l'un de mes gâteaux au Salon annuel des Éleveurs. S'il m'arrivait jamais de gagner, je prendrai le lit pour une semaine, je crois! Pauline s'examinait dans la glace. — La compétition donne l'impression de vivre réellement, Louisa, répondit-elle. Gagner, c'est le fin du fin, la stimulation absolue. N'importe quel imbécile peut faire un perdant, n'importe quel imbécile peut refuser de concourir. Gagner, c'est justifier sa propre existence. Il lui arrivait de penser qu'il y avait dans la lutte un côté sensuel, qu'il s'agît, comme elle, de lutter contre les adversaires, ou, comme Hugh Westbrook, contre la nature. Pour tout dire, c'étaient l'énergie et l'esprit combatif de Hugh qui avaient attiré Pauline, au début de leurs relations. Elle l'avait vu refuser de s'avouer vaincu devant les multiples difficultés qu'il avait affrontées pour créer Merinda. Sa détermination à sortir vainqueur du combat était excitante. Pauline avait toujours su qu'elle ne pourrait aimer qu'un gagnant. Elle se disait volontiers que, si d'autres s'enivraient de vin, elle trouvait l'ivresse dans la victoire. Même les petites victoires, pensa-t-elle en ajustant son chapeau. Amener, par exemple, Hugh à changer d'avis à propos de la gouvernante qu'il avait engagée à Melbourne. Elle avait offert d'accueillir le petit garçon à Lismore, mais Hugh avait rétorqué qu'il préférait s'en tenir aux dispositions déjà prises. Il pouvait se montrer obstiné, Pauline le savait, mais elle savait aussi qu'elle finirait par arriver à ses fins. D'une façon ou d'une autre, Joanna Drury partirait. Brusquement, Louisa poussa un long soupir. Pauline se tourna vers elle. — J'ai la très nette impression, Louisa, que vous n'êtes pas venue ici ce matin pour me parler de Vilma Todd. Qu'est-ce qui vous tourmente? — Je vous dérange au mauvais moment, Pauline. Vous vous disposiez à sortir. La jeune fille fit signe à sa femme de chambre de les laisser, avant de s'asseoir sur le lit, à côté de son amie. — Dites-moi ce qui ne va pas, Louisa. Je pourrai peut-être vous aider. — Vous ne le pouvez pas, dit la visiteuse, les yeux pleins de larmes. Je... je suis enceinte, je crois. — Ma chère! Il n'y a pas là de quoi pleurer. — Croyez-vous? Je viens tout juste de donner naissance à Perséphone, et me voilà prise de nouveau! Vous ne savez pas ce que c'est, Pauline. Vous ignorez tout des relations conjugales. Les relations conjugales, pensait Pauline... Elle avait une telle hâte d'en faire elle-même l'expérience. Elle songea de nouveau à Hugh, à la façon dont il s'était manifesté inopinément un soir, trois jours plus tôt, après son retour de Melbourne. Elle venait de le faire entrer au salon et elle avait tout juste eu le temps de fermer la porte lorsqu'il l'avait soudain prise dans ses bras pour l'embrasser impulsivement, avec ardeur. L'imprévu de ce baiser, son caractère intime avaient donné le vertige à la jeune fille. Si Hugh n'avait pas retrouvé son sang-froid, ils auraient été plus loin, et Pauline, à présent, n'aurait plus eu à attendre le délicieux mystère de la nuit de noces. Mais Hugh avait eu beau se comporter en gentleman, elle avait senti en lui une tension sexuelle, une énergie refoulée qui l'avaient amené à marcher de long en large dans le salon. Il l'avait excitée, à ce moment, plus que jamais auparavant... Louisa se tamponnait les yeux de son mouchoir. — Non, vous ne savez pas ce que c'est. Miles est tellement exigeant. Savez-vous, Pauline, qu'il m'arrive parfois, le soir, de faire semblant de dormir, afin qu'il me laisse en paix? — Louisa, je n'en avais aucune idée. Ne pouvez-vous aborder le sujet avec lui? — Lui en parler? Pauline, Miles se refuse à parler, en ma présence, de la reproduction des moutons, à plus forte raison de nos problèmes personnels. Il est extrêmement correct, vous savez. — Oui, je sais. La jeune fille se demandait comment son amie, si enjouée, avait pu épouser un homme aussi rigide, aussi ennuyeux. Quand, sept années plus tôt, Miles Hamilton avait embrassé Louisa devant l'autel, Pauline avait trouvé qu'il avait l'air de mordre dans un citron. Elle le voyait mal se montrer exigeant dans une chambre à coucher. — Je suis si malheureuse, Pauline. Je ne sais pas si je vais pouvoir continuer ainsi. Pauline commençait à souhaiter que Louisa ne fût pas venue lui rendre visite. Elle détestait les manifestations d'émotion, les jugeait de mauvais goût. — Ma chère Louisa, dit-elle, vous devez apprendre à assumer le contrôle de votre existence. Pleurer ne vous sera d'aucun secours. — Cela vous est facile de parler ainsi, Pauline. Mais attendez d'être mariée. Tout sera différent. — Je n'ai aucune intention de modifier mon existence. Mariée ou non, je tiens à en conserver le contrôle. Et c'est la règle que vous devriez commencer à vous fixer. Il existe certainement une solution, Louisa. Si vous ne pouvez vous entretenir de ce sujet avec Miles, alors, imposez-vous. Installez-vous dans une autre chambre. Prétextez la fatigue ou des raisons de santé. Vous pouvez le faire, Louisa. Prenez simplement la décision d'essayer. Louisa tordait son mouchoir, ses yeux allaient d'un coin à l'autre de la chambre. Elle finit par déclarer, d'une voix qui était presque un murmure : — J'ai bien essayé de m'imposer, Pauline... J'ai fait quelque chose d'affreux. Elle s'interrompit, apparemment incapable de poursuivre. Pauline se résolut à l'aider. — Ma très chère, rien de ce que vous pourrez dire, vous le savez fort bien, ne sortira de cette chambre. Louisa s'approcha de la fenêtre, contempla les jardins qui, de l'avis général, étaient les plus beaux de tout État de Victoria. Cinquante hectares de parterres, de vergers, de pelouses, avec un lac et un parc giboyeux, entouraient le manoir de Lismore, de style Tudor. La demeure avait été édifiée si loin du coeur de l'élevage que, de cette fenêtre, on ne percevait aucun signe de son existence : on aurait pu se croire dans une propriété de la campagne anglaise. Louisa voyait au-dessous d'elle la terrasse dallée où Pauline et Frank organisaient des garden-parties. Non loin se trouvaient une pelouse réservée au croquet et un stand de tir à l'arc. Au-delà, c'étaient les logements des serviteurs, la remise à bois, la buanderie et d'importants bâtiments pour les chevaux et les voitures. Cinquante personnes, Louisa le savait, entretenaient la maison et les jardins pour Frank et Pauline. Un plus grand nombre encore était employé à la ferme. Lismore était une vraie petite ville : il y avait un magasin, un maréchal-ferrant, un charron, un vétérinaire et de quoi loger non seulement le personnel sédentaire mais aussi les saisonniers. C'était là un autre sujet d'envie pour Louisa. Pauline pouvait-elle comprendre? se demandait-elle. Une femme qui avait mené une vie aussi protégée était-elle en mesure d'imaginer les épreuves qu'elle-même traversait? Elle savait que Pauline était très gâtée. Son père, qui, bien des années auparavant, avait été garçon d'écurie en Angleterre, avait souvent parlé de l'amertume et de la frustration qui avaient marqué sa jeunesse : il avait reçu des coups de pied, comme un chien ; souvent fouetté sans raison, il avait dû supporter les insultes de plus riches que lui parce qu'il n'avait pas les moyens de se défendre. Et il s'était juré de faire, lui aussi, fortune! C'est pourquoi il était venu en Australie et avait installé un élevage de moutons sur douze mille cinq cents hectares de luxuriants pâturages, dans les plaines occidentales de État de Victoria. Il avait ensuite édifié sa demeure, une réplique du manoir élisabéthain où il avait travaillé aux écuries. Pour la décorer, il avait fait venir d'Angleterre les tapis, les meubles, les candélabres, les tableaux les plus beaux. Aucune dépense n'avait été épargnée, et ses deux enfants, Frank et Pauline, avaient eu leur part de cette réussite. Pauline évoluait donc dans un univers de richesse et d'élégance. Son appartement privé, où Louisa avait été introduite, comprenait une chambre à coucher, un salon, un cabinet de toilette et une salle de bains. Louisa se rappelait l'époque où celle-ci avait été installée et les commentaires que cela avait soulevé dans la région. En un temps où la plus riche demeure ne connaissait pas l'eau courante, Pauline avait tenu à faire poser des tuyaux pour avoir des toilettes à chasse d'eau et une baignoire au ras du sol, dans une pièce attenante à sa chambre. L'architecte qui avait construit Lismore avait tenu en haleine les gens du cru par ses descriptions de la salle de bains de Pauline. Louisa y voyait une évocation du palais de Cléopâtre. Et comme c'était bien de Pauline, cette manière d'aller contre les conventions! Tout le monde savait que s'asseoir dans une baignoire était nuisible à la santé. Les médecins mettaient les gens en garde contre l'immersion prolongée dans l'eau d'un bain : la Reine elle-même ne se baignait guère plus de deux fois par an. Mais Pauline se vantait de se plonger chaque jour dans une baignoire emplie d'eau chaude à ras bord et elle voyait là un gage de santé incomparable. Une femme aussi choyée, se demandait Louisa, pouvait-elle avoir la moindre idée des tourments qu'elle-même endurait? Le doute la déchirait. Il lui fallait parler de ses problèmes à quelqu'un, et Pauline, même si elle ne la comprenait pas, n'en était pas moins une femme sur laquelle, Louisa en était convaincue, on pouvait compter pour garder un secret. — Je suis allée consulter le docteur Fuller, à Cameron Town, dit-elle enfin. Je lui ai demandé conseil. J'avais entendu dire qu'il existait certains... moyens pour empêcher de telles occurrences de se produire. Winifred m'a dit qu'en Europe, des femmes avaient découvert comment ne pas être enceintes. Mais les informations circulent sous le manteau. Il est illégal de traiter de ces sujets par la parole ou par l'écriture. Je pensais néanmoins que le docteur Fuller, un médecin... je pensais qu'il pourrait être au courant et qu'il me donnerait peut-être les renseignements nécessaires. Pauline la dévisageait. — Et... l'a-t-il fait? Louisa secoua la tête. — Il m'a sermonnée à propos des lois divines et des devoirs d'une épouse, avant de me menacer de parler à Miles de ma visite. Je me suis mise à pleurer, je l'ai supplié de n'en rien faire, ce qu'il m'a finalement promis, à condition que je renonce à vouloir empêcher d'autres grossesses. Ah, Pauline, il m'a mise dans un état abominable! — Qu'allez-vous faire, maintenant? Louisa se retourna vers elle. — Il y a un nouveau médecin, en ville. David Ramsey... — Oui, j'ai entendu parler de lui par Maude Rééd. A l'entendre, il est très bien. — Il est jeune, Pauline. Il pourrait ainsi avoir une vue plus libérale sur la question. Je vais aller le trouver. Je le supplierai de me fournir les informations nécessaires. Je lui offrirai de l'argent, tout ce qu'il voudra. Je ne renoncerai pas. Je n'ai pas envie de finir comme ma mère : elle est morte en donnant le jour à son dix-huitième enfant et elle venait tout juste d'avoir trente-neuf ans. Vous comprenez? — Oui, je comprends, dit Pauline. Elle se demandait s'il existait vraiment des moyens, pour une femme, de contrôler sa fécondité. Jamais encore elle n'y avait songé. Toujours, elle avait imaginé son avenir sous l'aspect d'une Mme Hugh Westbrook entourée d'une nichée de beaux enfants parfaits en tous points. Mais la manière de produire ces enfants, l'accouchement lui-même et tous les inconvénients inhérents à la grossesse, tels les malaises physiques et la prise de poids, pour ne rien dire des limites que cet état imposait aux activités d'une femme... Pauline n'y avait jamais beaucoup réfléchi. Elle y songeait, maintenant, et elle était intriguée. Elle voyait là un nouveau défi car elle n'avait pas l'intention d'être gênée dans ses mouvements ni de devoir renoncer à ses distractions favorites, comme l'équitation, la chasse et le tir à l'arc. Surtout, elle n'avait aucune envie de finir comme Louisa ou tant d'autres jeunes femmes de la région, qui avaient abandonné toute idée de jeunesse et qui se retrouvaient prématurément vieillies, incapables qu'elles étaient de contrôler la fréquence de leurs grossesses. Si les femmes européennes possédaient des secrets, Pauline était déterminée à les connaître. — Je vous demande pardon, Pauline, reprit Louisa. Je n'avais pas l'intention de venir gâcher votre matinée. Mais j'étais si malheureuse que j'éprouvais le besoin de me confier à quelqu'un. — Ce n'est rien, Louisa, je comprends. Je suis heureuse que vous m'ayez parlé. Quand allez-vous voir le docteur Ramsey? — Je dois attendre un prétexte pour me rendre à Cameron Town. Je patienterai jusqu'au moment où Miles sera absorbé par la mise en balles de la laine. Louisa soupira de nouveau. — Je dois maintenant aller retrouver les enfants. — La journée est si belle, Louisa. Pourquoi ne pas m'accompagner à Kilmarnock? Je vais rendre visite à Christina. — Merci, mais je n'y tiens pas. Kilmarnock est lugubre. Et cette pauvre Christina... Elle n'y peut rien, je le sais, mais elle est terriblement ennuyeuse. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous tenez à aller là-bas. — Dans quelques mois, les MacGregor seront mes voisins. Je tiens à cultiver leur amitié. — Et son mari! Colin MacGregor est tellement froid et si fastidieux quand il parle de son lignage. Il ne manque jamais une occasion de vous rappeler que son père est un lord. Elles étaient dans le vestibule quand Louisa demanda : — A propos, que pensez-vous de la gouvernante que Hugh a ramenée de Melbourne? — Je n'ai aucune opinion sur elle. Je ne l'ai pas encore rencontrée. — J'imagine aisément ce qu'elle peut être. Nous avons engagé deux de nos servantes au moment où elles descendaient d'un bateau d'immigrants, et elles ne distinguaient même pas une cuiller d'une fourchette. Quant à leurs manières! Mais elles valent quand même mieux que des Aborigènes. Elles étaient dans le grand foyer du rez-de-chaussée. Louisa s'entrevit, aux côtés de Pauline, dans une haute glace. Une fois encore, elle sentit l'envie la tarauder. C'était la première fois qu'elle voyait les nouvelles robes à tournure et elle en trouvait le style très seyant pour une femme grande et mince comme Pauline. Elle se demandait si cette mode pourrait améliorer sa propre image. Elle commençait à prendre en horreur l'encombrante crinoline qui se gonflait autour d'elle comme un énorme nuage brun. — Pourtant, Pauline, dit-elle, à votre place, je brûlerais de curiosité. N'avez-vous pas envie d'aller à Merinda, pour voir à quoi elle ressemble? Pauline en avait déjà une idée. Jolie, avait dit Frank. Sans aucun doute, c'était une fille de pauvres qui espérait trouver un riche mari aux Colonies. De l'avis de Pauline, l'Australie était envahie par ces femmes-là. — Me rendre à Merinda, riposta-t-elle, serait lui accorder une importance qu'elle n'a pas. C'est une gouvernante, rien de plus. Et à titre temporaire, qui plus est. Quand nous serons mariés, Hugh et moi, je compte la remplacer par quelqu'un de plus approprié. — Une femme plus âgée, voulez-vous dire. Pauline éclata de rire. — Beaucoup plus âgée! confirma-t-elle. En attendant leurs voitures, Louisa déclara : — J'aimerais être aussi forte que vous, Pauline. Rien ne vous fait peur, n'est-ce pas? Elle désignait la vitrine dans laquelle étaient exposés les trophées et les récompenses remportés par Pauline. Celle-ci sourit, résolue à ne pas laisser transparaître sa peur. La plupart des gens, elle le savait, la prenaient pour une femme intrépide. Elle chassait les chiens sauvages, montait des chevaux difficiles. Un jour, au cours d'une compétition de tir à l'arc, la soudaine apparition d'une vipère-tigre avait fait fuir les autres femmes, mais Pauline, d'une flèche, avait tué le reptile. Son frère Frank lui-même considérait qu'elle était protégée par une véritable carapace. « Si jamais tu devais affronter un lion africain, Pauline, lui avait-il dit un jour, je ne donnerais pas cher du lion! » En vérité, il existait sur terre une seule créature qui inspirait de la frayeur à Pauline. Elle gardait jalousement ce secret. — Votre voiture est là, chère Louisa, dit-elle. Je vous en prie, faites-moi savoir comment aura tourné votre visite au docteur Ramsey. Peut-être un jour aurai-je besoin moi-même de ces renseignements. — Merci, Pauline, de m'avoir écoutée. Je me sens vraiment mieux et je vous ferai certainement part de ce qu'aura dit le docteur Ramsey. Elles sortirent sous le soleil éclatant. — Si vous rencontrez Vilma Todd, reprit Pauline, voulez-vous lui dire que je suis impatiente de la retrouver au stand de tir à l'arc? Je serais ravie de miser quelque argent, si elle est disposée à faire avec moi un pari amical. — Un pari? Ai-je bien entendu parler d'un pari? Frank descendait l'escalier. — Bonjour, Louisa. Vous nous quittez déjà? Transmettez mon meilleur souvenir à Miles. Pauline détaillait son frère d'un regard curieux. Midi n'avait pas sonné, et il était déjà en chemise blanche empesée et jaquette noire ; plus extraordinaire encore, il portait son haut-de-forme et sa canne. Au beau milieu de la journée et en pleine période de tonte! — Frank, fit-elle, que t'arrive-t-il? Depuis des années que tu diriges l'exploitation, je ne t'ai jamais vu te rendre ailleurs qu'aux enclos, durant la tonte! Et maintenant, pour le quatrième jour consécutif, te voici tiré à quatre épingles, prêt à partir. Où vas-tu donc? — J'ai à faire en ville, répondit-il en enfilant ses gants. Et ça ne te regarde pas. — Je vois. Il s'agit donc d'une femme. Il voulut protester. Pauline leva la main. — Je ne souhaite pas en entendre parler, Frank. Amuse-toi bien. Mais ne viens pas pleurer dans mon giron si le rendement de la tonte est inférieur à ce que tu attendais, ou si les négociants ne te font pas un bon prix. Moi, je vais à Kilmarnock. — Bon Dieu, cette maison lugubre! — Je le fais pour Hugh. Il importe qu'il commence à établir sa position dans la région. En regardant partir sa soeur, Frank s'aperçut que, pour la première fois de sa vie, il l'enviait. Elle avait conquis l'homme qu'elle désirait. Lui, à trente-quatre ans, n'avait pas encore trouvé la femme à laquelle il pourrait consacrer son existence. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé. Ce premier soir, chez Finnegan, quand Ivy Dearborn, la serveuse, avait fait de lui ce portrait flatteur, Frank était revenu un peu plus tard pour lui offrir de la raccompagner chez elle. A sa vive surprise — après tout, il était riche —, elle avait refusé. Le lendemain soir, il lui avait demandé si elle aimerait faire avec lui une promenade en voiture. Cette fois encore, elle n'avait pas accepté. Le troisième soir, il avait voulu l'inviter à dîner. Elle avait répondu qu'elle n'avait pas faim. Il avait fini par décider qu'il ne voulait rien d'elle. Pour qui se prenait-elle, cette serveuse qui se montrait si difficile? La veille au soir, il n'était pas allé chez Finnegan et il s'était senti fier de lui-même. Mais, ce matin-là, au réveil, ce fut plus fort que lui. Il irait déjeuner chez Finnegan avant de se rendre aux enclos pour surveiller la tonte. Il n'était pas disposé à renoncer. Un de ces jours, il découvrirait le seul appât auquel Ivy Dearborn serait incapable de résister. Alors, elle lui appartiendrait, et il serait le seul homme du district à avoir obtenu ses faveurs. 2 La demeure de Kilmarnock, qui avait tout d'un château fort, comportait de nombreuses pièces, mais il n'y en avait qu'une où le jeune Judd MacGregor, six ans, craignait de pénétrer. Il la croyait hantée. Situé entre Merinda et Lismore, le domaine couvrait vingt-cinq mille hectares. La maison, bâtie en grès bleu, se voulait une réplique du château de Kilmarnock, en Écosse. C'était une construction massive, garnie de tours et de créneaux, avec de hautes et étroites fenêtres protégées par des barreaux. Il n'y manquait qu'un pont-levis, mais l'illusion de douves était donnée par le large massif de fleurs qui entourait l'édifice. Il s'élevait au milieu d'immenses pelouses, et des eucalyptus géants le protégeaient du vent des plaines. Le visiteur qui venait pour la première fois voyait un spectacle quelque peu menaçant, mais la demeure de Kilmarnock n'en était pas moins magnifique. L'intérieur prolongeait le thème du Vieux Monde, avec des murs revêtus de bois sombre, des meubles massifs de style gothique et des armures qui montaient la garde. Le but était de créer une ambiance de féodalisme, de suzeraineté. Quiconque franchissait les lourdes portes de Kilmarnock pour entrer dans le hall orné d'épées en croix et de tapisseries médiévales ne pouvait s'empêcher de voir en Colin MacGregor un laird. La pièce dans laquelle Judd MacGregor avait peur de pénétrer se trouvait derrière une porte massive qui s'ouvrait sous une arche de pierre. Des fantômes hantaient cette pièce, Judd en était convaincu. Toutes les fois qu'il était contraint d'y entrer, il évitait de regarder les visages cireux qui l'observaient de haut — des hommes et des femmes austères, pris au piège dans leurs cadres dorés, des êtres morts depuis longtemps, qui semblaient porter sur les vivants des regards jaloux. Il y avait aussi les fantômes qu'on ne voyait pas, dont les âmes sans repos planaient autour des objets exposés dans une vitrine : une tabatière d'argent, une paire de lunettes, une corne de taureau. Judd connaissait l'histoire de chacun de ces objets. La tabatière avait appartenu à Mary MacGregor, quatorze ans, qui avait été décapitée pour avoir caché à Kilmarnock Bonnie Prince Charlie *. Pour la remercier, ce dernier lui avait donné une boucle de ses cheveux qu'elle avait conservée dans la tabatière d'argent. La paire de lunettes avait été portée par Angus MacGregor, le batelier qui avait conduit Bonnie Prince Charlie en lieu sûr et avait été pendu par la suite pour ce crime. Il y avait aussi Duncan, du quatorzième siècle, et quatrième chef du clan de Kilmarnock : un jour, il avait rencontré sur sa route un taureau furieux ; armé de son seul poignard, il avait tué l'animal et lui avait coupé une corne. La pièce contenait d'autres objets plus étranges encore, qui n'étaient pas originaires d'Écosse mais d'Australie. C'étaient des armes de guerre et de magie. Judd savait qu'elles avaient appartenu autrefois à des Aborigènes et qu'elles contenaient un grand pouvoir : c'était le vieil Ezekial, le vieux traqueur noir, qui le lui avait dit. Les animaux tués, lui avait-il expliqué, vivaient dans le bois de la lance, dans le boomerang, dans le tambour en peau d'opossum. Mais le plus puissant de tous était * Charles Edward Stuart (1720-1788). Petit-fils de Jacques II, détrôné. Surnommé le Prétendant ou Bonnie Prince Charlie. le tjuringa qui, avait dit Ezekial, contenait l'âme de quelqu'un. Judd avait peur du tjuringa : il ne passait jamais trop près, de crainte que l'âme ne se tendît vers lui pour le saisir. Mais le père de Judd était fier de posséder ces objets : il amenait les visiteurs dans cette pièce, qui était son cabinet de travail, et se faisait gloire de son inestimable collection. Par cet après-midi d'octobre, Judd, mal à l'aise, se tenait dans le cabinet de travail et s'efforçait de prêter attention aux paroles de son père. Colin parlait à son fils de l'héroïsme d'un MacGregor à la bataille de Culloden. — Robert MacGregor était là, acculé, sans armes. Il s'empara d'un brancard de chariot et tua huit hommes de Cumberland avant de succomber à son tour. Tu iras là-bas un jour, mon fils. Je te montrerai l'endroit où Duncan, le quatrième chef du clan de Kilmarnock, abattit un taureau furieux et lui coupa une corne. Celle-là même, Judd, ajouta Colin en la montrant à l'enfant. Il maniait le trophée avec orgueil : depuis des siècles, les jeunes MacGregor avaient dû prouver leur virilité en vidant d'un trait cette corne emplie de vin de Bordeaux. Et l'écusson des MacGregor portait une tête de taureau et la devise « Résiste ». Judd n'était pas très sûr de jamais avoir envie de se rendre en terre d'Écosse. Son père la lui avait décrite comme un pays de brumes et de monstres hantant les lochs peuplés des fantômes des grands chefs de clans celtes et de phoques qui se transformaient en femmes pour ensorceler les hommes sans méfiance. Pis encore, il y avait les spectres et les goules, qui devaient être fort nombreux en Écosse, pensait Judd : sa grand-mère, Lady Ann, ne lui avait-elle pas envoyé, de Kilmarnock Castle, une broderie sur canevas qui disait : « Des spectres et des goules, de tout ce qui cogne dans la nuit, veuille le Seigneur nous protéger? » Le canevas était accroché dans la chambre de Judd, et, le soir, il redoutait de s'endormir, pour le cas où le Seigneur aurait été occupé ailleurs et où spectres et goules seraient entrés dans la pièce. Tandis que Colin parlait à son fils des grandes batailles du Clan, de ces chefs vaillants qui, depuis sept cents ans, avaient résidé à Kilmarnock Castle, le regard de Judd s'égara vers la fenêtre ouverte où l'or du soleil filtrait au travers des branches des ormes et des aulnes. Il aurait voulu se retrouver dehors, dans les vastes plaines, sous le chaud soleil ; là où riaient les kookaburras, et où les kangourous, dans leurs bonds, semblaient décrire des arcs immenses sur le bleu du ciel. Colin ne prêtait pas attention à l'expression absente de son fils. Il songeait à sa demeure ancestrale, à l'île de Skye, dans les Hébrides, l'Île du Doux Hiver, longue de quatre-vingts kilomètres, où Bonnie Prince Charlie avait jadis trouvé refuge avant de quitter l'Écosse à jamais. C'était l'île du daim rouge et des aigles dorés, des forêts profondes et des limpides cours d'eau, l'île où la grive chantait après le coucher du soleil, où les chauves-souris s'envolaient d'une église hantée. Skye, sévère et farouche, terre de la bruyère, de la fougère et du gazon moelleux, des sommets de granit, des lacs remplis par la fonte des neiges, des marécages et des bras de mer profonds comme des fjords. Kilmarnock, énorme et redoutable forteresse, s'y élevait sur un promontoire rocheux et abritait les MacGregor depuis le XIe siècle, époque où l'Écosse s'appelait encore la Calédonie. Colin rêvait souvent de son domaine natal, où l'aigle à queue blanche s'élevait dans le ciel sur l'envergure immense de ses ailes, où un monstre préhistorique mythique nageait dans les profondeurs ténébreuses et glaciales du loch Kilmarnock. Colin désirait ardemment parler de nouveau en gaélique, le langage du coeur, et revoir les brumes hivernales se rassembler autour des austères sommets des Black Cuillins. Il avait quitté la demeure ancestrale vingt années plus tôt, à dix-neuf ans. Son père et lui s'étaient violemment querellés. Sir Robert MacGregor avait l'intention de chasser de ses terres les métayers pour faire place à la production de laine et de viande de mouton. Le jeune Colin avait pris le parti des fermiers. Il avait perdu et il avait juré passionnément de ne jamais revenir. Finalement, il y avait de cela huit ans, la nostalgie de Skye l'avait ramené au pays. Son père avait refusé de le recevoir, mais sa mère, Lady Ann, l'avait traité avec bonté et, lors de son départ, lui avait remis les objets de famille qui ornaient maintenant son cabinet de travail. Pour Colin, ce voyage ne représentait pas une perte de temps : il possédait désormais les trésors de son héritage et, mieux encore, il avait ramené une épouse. Il regarda son fils et pensa : Comme il ressemble à Christina. Judd MacGregor, en grandissant, présentait de plus en plus l'image de sa mère. Il possédait ses cheveux décolorés par le soleil, ses yeux d'un bleu de pervenche, son menton creusé d'une fossette délicate. Colin ne retrouvait rien de lui chez l'enfant, rien de sa chevelure de jais ni de ses yeux sombres aux lourdes paupières. Les lèvres du petit garçon étaient déjà charnues et boudeuses, comme celles de Christina, et son menton était tendre et arrondi comme celui d'un chérubin. La bouche de Colin formait une ligne mince et dure, son menton était carré, proéminent. — Un jour, mon fils, reprit-il, tu seras Laird de Kilmarnock. Comme je le deviendrai à la mort de mon père. Et tu hériteras de tout cela. Mais Judd n'était pas bien sûr de vouloir hériter de « tout cela ». Son poney et sa batte de cricket lui suffisaient parfaitement. On frappa à la porte. Le majordome apparut. — Le docteur Ramsey dit que vous pouvez monter maintenant, monsieur MacGregor. Le père et le fils gravirent l'escalier qui menait à l'étage. Quand ils pénétrèrent dans la chambre, Colin se dirigea tout droit vers Christina, s'assit au bord de la chaise longue. — Comment vous sentez-vous, ma chère? Christina, une couverture de fourrure sur les jambes, était adossée à des oreillers de satin. Les rideaux étaient tirés pour défendre la pièce contre le soleil, mais la lumière des lampes à pétrole illuminait un teint pâle, des cheveux blonds. — Je me sens bien, mon chéri, dit la jeune femme. Je ne suis pas malade. Je vais tout simplement avoir un enfant. Colin se tourna vers David Ramsey qui, avec ses cheveux roux et sa silhouette efflanquée, paraissait bien jeune pour être médecin. — Comment va-t-elle, docteur? demanda-t-il. Ramsey rangeait son stéthoscope. — Votre femme a un col utérin fragile. L'utérus pourrait se révéler incapable de soutenir un enfant. Une intervention est possible, mais les risques de fausse couche sont grands. Je recommande un repos au lit, des activités limitées et une absence totale d'effort et de tension. Le diagnostic pouvait paraître alarmant. Colin trouvait néanmoins un réconfort dans l'énoncé de faits scientifiques, le vieux docteur Fuller ayant attribué les précédentes fausses couches de Christina à la pleine lune ou à la présence de duvet d'oie dans les oreillers. Il se félicitait maintenant d'avoir suivi le conseil de John Reed et d'avoir fait venir David Ramsey, en dépit de sa jeunesse et de sa courte expérience. Il prit les mains de sa femme, scruta son visage. Après huit ans de mariage, elle conservait le pouvoir d'enchantement qui l'avait conquis, lors de cette soirée magique à Glasgow. Colin était inquiet. Il n'avait pas désiré cette dangereuse grossesse. Après avoir donné naissance à Judd, Christina avait eu deux fausses couches et donné naissance à un enfant mort-né. Contre l'avis et les craintes de Colin, elle l'avait persuadé de lui permettre de tenter une nouvelle grossesse. Il priait le ciel de ne pas avoir à le regretter. Le majordome entrait, avec une carte de visite sur un plateau. Il l'offrit à la jeune femme. — Non, intervint Colin. Pas de visiteurs. — Mais, Colin, mon très cher, c'est Pauline Downs. Je serais ravie de la voir. — Ne craignez rien, monsieur MacGregor, assura le docteur Ramsey. Votre femme peut très bien recevoir des visiteurs, à condition qu'ils ne lui causent ni fatigue ni surexcitation. — Vous devez prendre soin de vous et de l'enfant, recommanda Colin à Christina. Sans vous, ma vie ne vaudrait plus la peine d'être vécue. Pauline entrait à cet instant. Elle vit Colin embrasser sa femme, elle l'entendit lui dire : — Quand vous serez tout à fait remise, mon aimée, je vous emmènerai, vous et les petits, faire un séjour au pays. Nous verrons le clair de lune sur la bruyère et nous descendrons à l'auberge où nous avons passé notre première nuit comme mari et femme. Il en ira de même pour Hugh et moi, pensa Pauline. Déjà, Christina disait : — Pauline, que c'est aimable à vous de venir me voir. Asseyez-vous, je vous en prie. Connaissez-vous le docteur Ramsey? Docteur Ramsey, miss Pauline Downs. Colin, voudriez-vous sonner pour le thé, je vous prie? En se dirigeant vers la sonnette, Colin, au passage, dit à Pauline : — J'ai appris que Westbrook avait maintenant un fils, lui aussi. Mais ce n'est pas la même chose qu'un enfant vraiment à soi, n'est-ce pas? Pauline n'éprouvait pas une grande sympathie pour Colin MacGregor mais elle reconnaissait que sa sombre beauté était celle d'un Celte de la Haute-Écosse. Elle savait que plusieurs femmes, dans les environs, nourrissaient le secret désir de faire avec lui plus ample connaissance. — A propos de Hugh, avez-vous vu ceci? demanda Christina, en tendant un journal à Pauline. La jeune fille avait déjà lu le poème que Frank avait fait imprimer à la une du Times. C'était, sous le titre « Le Temps des troupeaux », la dernière ballade de Hugh, et il la publiait, comme ses autres poèmes, sous le pseudonyme du « Vieux Toucheuz de Moutons ». La poussière monte sur les terres du Sud, La poussière qui suit dix mille bêtes Sur le sol noir et sur le sable, Et par-dessus les rouges crêtes. — Vous devez vous sentir très fière, ajouta Christina. Hugh est trop modeste, se disait Pauline. Il faudra que je le convainque de publier sous son propre nom. — Comment vous sentez-vous, Christina? demanda-t-elle. J'ai appris par Maude Reed que vous souffriez de nausées matinales. — Pas seulement le matin, mais l'après-midi, et le soir aussi! fit la jeune femme en souriant. Mais, ainsi que je le disais au docteur Ramsey, je me sens mieux, aujourd'hui. On m'a fait parvenir ceci, hier. Elle tendait à Pauline une petite fiole. La jeune fille la déboucha et huma le parfum de la décoction aromatique. — De la camomille? dit-elle. — Mêlée à de la marrube et à de la reine-des-prés, compléta le médecin, avec un soupçon de clou de girofle. Un remède efficace contre les nausées matinales. — Qui vous l'a envoyé? demanda Pauline. Christina lui montra le billet qui avait accompagné la fiole. Pauline l'examina. L'écriture était sans aucun doute celle d'une femme de bonne éducation, et les quelques lignes étaient signées « Joanna Drury. Merinda ». — Miss Drury possède certainement une remarquable connaissance des plantes médicinales, dit le docteur Ramsey. Je l'ai rencontrée, l'autre jour, chez le pharmacien de Cameron Town. Elle achetait une telle variété de produits, et par si grandes quantités, que je lui ai demandé ce qu'elle voulait en faire. Elle m'a dit qu'elle gardait constamment des réserves, pour le cas où le besoin s'en ferait sentir. Sa mère, apparemment, avait des dons de guérisseuse. Maude Reed se trouvait dans la boutique et parlait avec Winifred Cameron des malaises de madame MacGregor. Sans doute miss Drury a-t-elle jugé bon de vous faire porter cette décoction. — Et je me sens beaucoup mieux, déclara Christina. Il faudra que je la remercie. — Je me ferai un plaisir de transmettre de votre part un message à miss Drury, s'empressa le médecin. Je dois passer demain par Merinda, en allant à Horsham. — Miss Drury, m'a dit Phoebe McLeod, a été engagée par Hugh Westbrook pour s'occuper du jeune orphelin qu'il a recueilli, reprit Christina. Comment est-elle, docteur Ramsey? — Comment est miss Drury? répéta-t-il. Il avait rougi, remarqua Pauline. Tout en l'écoutant décrire, non sans une certaine contrainte, « la charmante et très distinguée miss Drury », la jeune fille reprit le billet. Elle relut les formules parfaites de début et de fin, remarqua de nouveau l'orthographe et la ponctuation impeccables, l'écriture délicate. Le majordome revenait, avec une autre carte de visite. — Miss Flora McMichaels serait heureuse de vous voir, Madame. — Cette fois, c'en est trop, protesta Colin. Mais Christina demanda au majordome de faire entrer miss McMichaels. Soudain déconcertée par ce nouveau jour jeté sur la personnalité de Joanna Drury, Pauline se tourna en souriant vers David Ramsey. — Comment trouvez-vous la vie dans le district occidental, docteur? Après Melbourne, nous devons vous sembler bien ennuyeux. — Certes non, miss Downs! Depuis mon arrivée, il y a cinq semaines, c'est à peine si j'ai eu une minute à moi. Surtout en cette période, durant la tonte. On nous avait naturellement parlé, à l'école de médecine, des accidents qui surviennent en cette saison, mais je n'avais pas idée que le métier de tondeur pût être si dangereux. Une grosse femme pénétrait dans la chambre. Sa crinoline était si vaste qu'elle menaçait de renverser les guéridons. Les deux mains tendues, elle alla vers la chaise longue d'une démarche glissante. — Ma chère enfant! s'écria-t-elle. J'ai appris par Maude Reed que vous n'étiez pas bien. Nous n'allons pas accepter cela, n'est-ce pas? J'ai apporté ce qu'il vous faut. Pauline regarda Flora McMichaels poser sur le tapis un panier en osier, en sortir des pots, des tourtières, des gâteaux enveloppés de torchons. — Vous devez conserver vos forces, continuait miss McMichaels. Mais Pauline observa que, tout en parlant, elle ne quittait pas Colin des yeux. La jeune fille sentit grandir son malaise. Flora McMichaels, qui ne cachait guère son engouement pour Colin MacGregor, inspirait à la jeune fille une crainte secrète... c'était la seule créature au monde qui l'effrayât. Pauline se sentait moins menacée par la femme elle-même que par ce qu'elle représentait. Les gens considéraient les vieilles filles comme des infortunées qui, pour une raison ou une autre, n'avaient pas réussi à s'attacher un homme. Elles étaient condamnées à mener une vie de solitude et de sujétion, devenaient les tantes célibataires à qui les familles venaient en aide avec une charité mêlée de mauvaise grâce. Pauline détestait le voisinage de telles femmes. Leur seule présence lui rappelait combien la vie pouvait être imprévisible, voire injuste. Aucune femme ne désirait connaître un tel sort. Flora McMichaels, la jeune fille le savait, avait été naguère une jeune personne très jolie, très vive, fiancée à un jeune homme sympathique issu d'une bonne famille. Mais Flora avait perdu son fiancé dans un accident de chasse, la veille de leur mariage. A présent, trente années plus tard, ses amies l'appelaient encore entre elles « cette pauvre Flora ». Un tel destin, Pauline en était consciente, pouvait s'abattre à l'improviste sur n'importe quelle femme, qui ne pouvait rien faire pour l'éviter. En regardant Flora McMichaels sourire coquettement à Colin MacGregor, la jeune fille songeait à ces femmes désespérées et se demandait si Joanna Drury en faisait partie. Se pourrait-il qu'elle tentât de conquérir Hugh? Elle vivait à Merinda, dans la petite maison de Hugh. « J'ai déménagé dans le dortoir des hommes », avait-il dit à Pauline. Mais cela ne lui paraissait plus assez rassurant. Elle se remémorait l'agitation de Hugh, le soir où il était rentré de Melbourne, trois jours plus tôt. Il avait parlé d'une infestation de poux parmi ses meilleurs producteurs de laine et de la possibilité de difficultés financières. Sur le moment, Pauline n'y avait pas attaché grande importance. Elle voyait les choses désormais sous un jour différent : peut-être voulait-il lui faire entendre qu'il ne serait pas en mesure de construire leur maison. Et il avait fait allusion au fait que le mariage devrait être retardé. Elle avait commis une erreur, elle le comprenait à présent : elle avait été trop sûre d'elle-même, quand elle aurait dû se montrer vigilante. Joanna Drury, tout à coup, n'était plus une gouvernante appointée. C'était une rivale. Pauline interrompit brutalement la bavarde Flora. — J'avais une raison particulière pour passer vous voir, chère Christina. Je voulais vous inviter, vous-même, Colin et Judd, à la fête que je vais donner la semaine prochaine pour Adam, le petit garçon que Hugh a recueilli. J'ai pensé qu'il serait bien de lui faire connaître le district occidental, de nous présenter à lui et de nous permettre à tous de faire sa connaissance. — Comme c'est charmant, approuva Christina. Et comme vous êtes bonne, Pauline. Le pauvre petit doit se sentir perdu. Colin, très cher, nous devons veiller à ce que Judd se lie d'amitié avec ce jeune parent de Hugh. Mais où est Judd? Où est mon petit chéri? Viens ici, mon amour. Judd abandonna son coin pour venir se jeter dans les bras de sa mère. Il savait, à voir les précautions dont tout le monde l'entourait, qu'elle était très malade. Dans l'esprit de Pauline, une idée prenait forme rapidement. — Oui, dit-elle, ce sera une garden-party. J'ai l'intention de faire venir des clowns et un magicien. Adam pourra aussi se lier avec les autres enfants. Et il aura des cadeaux, décida-t-elle. Il aura son poney et sa charrette, il pourra manger tous les bonbons qu'il voudra. Je lui préparerai une chambre à Lismore et la remplirai de jouets. Quand viendra le moment de partir, il n'aura pas envie de retourner à Merinda. Il voudra rester à Lismore avec moi. Et personne, pensa-t-elle, n'aura plus besoin des services de Joanna Drury. Chapitre VI 1 Il se passait quelque chose d'étrange, Joanna en était certaine. En sortant sur la véranda, elle avait découvert devant la porte un bouquet de plumes de cacatoès soigneusement lié. Ce n'était pas la première fois qu'une chose semblable se produisait. Depuis son arrivée à Merinda, deux semaines auparavant, elle avait trouvé d'autres objets bizarres qui semblaient se matérialiser dans son voisinage immédiat : des galets de rivière luisants placés sur l'appui extérieur de la fenêtre, des fleurs sauvages alignées sur la plus haute marche de la véranda, un petit cercle tissé d'herbe et de cheveux humains accroché à la poignée de la porte. Et, maintenant, ces plumes de cacatoès. Qui donc apportait ces objets, et pourquoi? Elle fit du regard le tour de la cour animée où l'on dirigeait des moutons affolés vers des glissières qui les amenaient aux enclos de tonte. Le vacarme et l'odeur étaient presque intolérables. L'équipe des tondeurs était arrivée à Merinda un jour après Joanna. Celle-ci avait découvert que ces trois semaines de tonte en novembre commandaient toutes les autres opérations qui se déroulaient à la ferme pendant le reste de l'année. C'était l'époque où les bêtes étaient dépouillées de leur toison, où la laine était expédiée en Angleterre. La tonte obligeait à des couchers tardifs et des levers matinaux, à un rude travail et des heures de sommeil incertaines, à des repas pris en courant. Puis l'équipe de tondeurs reprenait la route, et la laine était convoyée jusqu'au port. Durant tout ce temps, Joanna n'avait vu Hugh que le soir, lorsqu'il passait à la petite maison de bois pour demander des nouvelles d'Adam et s'assurer qu'elle et l'enfant ne manquaient de rien. La jeune fille, restée sur la véranda, examinait les plumes trouvées devant la porte. Elles étaient d'un rose délicat, ravissant, avec une touche de jaune à la pointe, et on les avait soigneusement attachées d'un mince lien d'écorce. Il y en avait trois, comme il y avait eu trois galets de rivière et trois fleurs sauvages. Aucun doute : quelqu'un avait pris la peine de les rassembler pour les placer ensuite là où on les découvrirait. Mais qui donc agissait ainsi, et pour quelle raison? Tout en ruminant ces questions, elle regardait Adam courir de tous côtés à la poursuite des poulets. La croûte était tombée de son front, il n'avait pas souffert d'autres crises nerveuses, la scène où il s'était cogné la tête sur le sol ne s'était pas reproduite. En fait, il aurait pu passer pour un enfant normal, en pleine santé. Un étranger n'aurait pu voir l'expression torturée que prenait parfois Adam lorsqu'il essayait de toutes ses forces de s'exprimer. Il n'aurait rien su non plus des silences soudains et prolongés où le regard de l'enfant se perdait dans le vide. Un étranger n'aurait jamais été réveillé en plein sommeil par les cris d'Adam. En le regardant courir, Joanna pensa aux jouets qui restaient délaissés dans la petite maison. Elle les avait achetés à M. Shapiro, le vieux colporteur qui passait dans le district à intervalles réguliers, avec son chariot peint de couleurs vives que tirait une très vieille jument nommée Pinky. M. Shapiro vendait de tout, des cotonnades jusqu'au « véritable parfum d'Arabie ». Joanna lui avait surtout acheté quelques articles pour la petite maison : un tapis au crochet, une théière en céramique, des rideaux pour la fenêtre. Mais elle avait aussi fait l'emplette d'un cerf-volant et d'un ballon. A sa vive surprise, Adam accueillit les jouets avec indifférence. Elle comprit alors qu'il n'en avait sans doute encore jamais possédé. Il préférait jouer avec la nature. Il pataugeait dans l'eau du billabong et passait des heures à regarder l'ornithorynque chercher sa nourriture au fond de l'étang. Il emportait partout Rupert, la vieille poupée de fourrure aux yeux en boutons de bottine qui avait appartenu jadis à la mère de Joanna, mais le ballon, le cerf-volant demeuraient oubliés sous le lit. A plusieurs reprises, la jeune fille avait tenté de se rapprocher d'Adam, de découvrir la clé de son tourment secret. Jusqu'à présent, elle n'y était pas parvenue. Le jour où elle lui avait montré la Bible et l'alliance de sa mère, il avait fondu en larmes. Joanna avait hâte de recevoir une réponse des autorités d'Australie-Méridionale. Elle espérait y trouver un élément qui jetterait quelque lumière sur ce qui avait blessé l'enfant. Elle saurait peut-être alors comment le guérir. Elle songea de nouveau à sa propre mère : si quelqu'un, longtemps auparavant, avait pu l'aider à surmonter ce qui l'avait blessée, Lady Emily serait peut-être encore en vie. La jeune fille attendait aussi d'autres lettres au courrier. Le lendemain de son arrivée à Merinda, elle avait écrit aux six gouvernements qui géraient les six grands districts du continent australien. Elle voulait des renseignements sur deux missionnaires nommés John et Naomi Makepeace ; elle demandait aussi qu'on lui envoyât des cartes géographiques. Elle avait emporté à Cameron Town l'acte de vente officiel des terrains et l'avait montré à l'homme de loi chargé des affaires de Hugh Westbrook; mais il n'avait pu lui dire qu'une chose : aussi longtemps qu'ils ignoreraient dans quelle colonie ces terrains étaient situés, ils n'auraient aucun moyen de les trouver ni même de définir si l'acte était légalement établi. Elle attendait aussi un courrier de Cambridge, en Angleterre. Dans un paragraphe de son journal intime, rédigé huit ans plus tôt, à l'époque où Joanna avait accompagné sa mère pour un séjour en Angleterre, Lady Emily avait écrit : « Bien que Tante Millicent se refuse à parler de mes parents, tant est grande sa peine d'avoir perdu sa soeur, je n'en ai pas moins appris quelques détails chez Mme Dobson, la voisine qui demeure de l'autre côté de la place. Elle connaissait Millicent et ma mère, du temps où elles étaient jeunes filles. Elle a mentionné un nom : Patrick Lathrop. Il lui semblait que mon père et lui étaient bons amis, depuis le collège. Peut-être, si je parviens à découvrir l'adresse de M. Lathrop, pourrai-je apprendre en quel endroit précis de l'Australie je suis née, et ce que mon père faisait là-bas. » Pour autant que Joanna le sût, sa mère n'avait jamais entrepris de recherches sur Lathrop, mais la jeune fille avait pensé qu'il valait la peine de donner suite à cette information. Sachant que son grand-père avait suivi les cours de Christ's Collège, à Cambridge, de 1826 à 1829, elle avait écrit à l'université avant son départ des Indes, en donnant pour adresse la poste restante à Melbourne. Et le receveur de Melbourne savait qu'elle résidait maintenant à Merinda. Elle s'interrogeait de nouveau sur les plumes de cacatoès quand elle surprit un mouvement furtif dans l'ombre du hangar de tonte, de l'autre côté de la cour. Elle réalisa avec stupeur qu'il s'agissait de Sarah, la jeune Aborigène qui travaillait à la ferme. La petite, totalement immobile, tenait son regard fixé sur Joanna, comme l'avait fait, deux semaines plus tôt, le vieil Ezekial, près de la rivière, et la jeune fille retrouva le même malaise. Elle ne croyait pas, de la part de cette gamine de quatorze ans, à une simple curiosité, comme l'avait laissé entendre Hugh. Elle avait plutôt l'impression que Sarah se méfiait d'elle, qu'elle prenait sa mesure, peut-être même qu'elle se sentait menacée par elle. Ce n'était pas la première fois que Joanna surprenait Sarah à l'épier. Se sentant observée, elle levait les yeux et trouvait la petite non loin d'elle. A plusieurs reprises, elle avait voulu lui parler, lui témoigner de l'amitié, mais Sarah avait toujours fait volte-face. — Elle parle anglais, avait dit Hugh, quand Joanna avait abordé le sujet. Pas très bien, mais suffisamment pour se faire comprendre. Vous l'intriguez, je suppose. J'imagine qu'elle n'a pas eu beaucoup de contacts avec des femmes blanches, en dehors de la Mission pour les Aborigènes, où elle a été élevée. Joanna la trouvait jolie, avec ses pommettes hautes, ses grands yeux en amandes. Elle avait de longs cheveux lisses, couleur d'acajou brillant, aussi sombres que sa peau. Elle portait des robes ordinaires mais jamais de chaussures. Joanna se demandait pourquoi Sarah avait toujours l'air d'attendre, de guetter. Était-ce elle qui avait déposé les étranges objets découverts par Joanna dans la véranda? Bill Lovell apparut alors de l'autre côté de la cour. Il tenait quelque chose dans ses bras. — Hello! appela-t-il. J'apporte un cadeau pour le petit. Joanna l'avait rarement vu, depuis son arrivée, mais à chaque rencontre il s'était montré amical. Il avait les cheveux décolorés et la peau tannée d'un homme qui avait passé toute sa vie au soleil. Ses yeux bleus étaient délavés, comme à force de se fixer sur des points trop lointains. Une fois dans l'ombre de la véranda, il ouvrit le sac de jute, et la jeune fille vit se lever vers elle le regard clignotant de deux petits yeux bruns. Ils brillaient dans une face couverte d'une douce fourrure, nantie d'un nez disproportionné, d'un menton hérissé de poils crêpelés et d'oreilles bizarres. La jeune fille était fascinée : jamais elle ne s'était trouvée aussi proche d'un koala. — Je l'ai trouvé en amont, couché par terre, expliqua Bill. A mon avis, il doit avoir à peu près huit mois, pas tout à fait adulte encore. Il y avait tout près le cadavre d'une femelle : sa mère, je suppose. Elle avait été tuée d'un coup de feu, sans doute par l'un de ces chasseurs qui s'entraînent au tir sur les koalas. J'ai pensé que le petit aimerait l'avoir. — Adam! appela Joanna. Viens voir ce que monsieur Lovell t'a apporté. Elle jeta un coup d'oeil vers le hangar de tonte : Sarah était partie. — De fait ils représentent un vrai fléau, continuait Bill. Vous avez dû en entendre parler. — Oh oui, monsieur Lovell, j'en ai entendu parler! C'était la saison des amours chez les koalas et, toute la nuit durant, les beuglements des mâles, les gémissements de détresse des femelles tenaient tout le monde éveillé. On encourageait les chasseurs à les tuer. — Quand même, acheva le régisseur, je ne pouvais pas le laisser là pour servir de repas aux dingos. — Tiens, Adam, dit Joanna, en plaçant l'animal dans les bras de l'enfant. Sois très gentil avec lui : c'est encore un bébé. — Ko-la! fit Adam, ravi. — Non, Adam, le reprit la jeune fille. C'est un koala. Peux-tu dire « koala »? Les sourcils du petit garçon se rejoignirent, il plissa le front. — Koala, répéta-t-il. Bill Lovell expliqua : — Le mot « koala » veut dire, en aborigène, « celui qui ne boit pas ». Ce ne sont pas vraiment des ours, vous savez. Et quelles stupides créatures! Tout ce qu'ils savent faire, c'est rester la journée suspendus dans les arbres, à se soûler de jus d'eucalyptus. Qui plus est, ils ont été fabriqués à l'envers : leur poche, au lieu de s'ouvrir par en haut, comme celle d'un kangourou, s'ouvre par le bas. Joanna éclata de rire. — A mon avis, ça ne doit pas être très pratique, pour un habitant des arbres! Nous allons lui construire une cage. Je lui donnerai de l'eau et... Elle regarda Bill. — Que mangent les koalas? — Eh bien, ils ne boivent pas d'eau. Et ils ne mangent que les feuilles d'un certain eucalyptus. Mais nous nous arrangerons. — Oh, vous vous êtes blessé à la main! — Un mouton a voulu me mordre. Ce n'est rien. — Laissez-moi vous soigner. Adam, veux-tu aller chercher mon nécessaire de soins dans la maison? Tu pourras aussi m'apporter une cuvette d'eau. — Je vous en prie, miss, ne prenez pas cette peine, dit Bill Lovell. Déjà, Joanna déroulait le mouchoir qui lui enveloppait la main. — Ça va aller, ajouta-t-il. Larson le Ragot a versé du pétrole dessus. La jeune fille se mit à rire. Dès le lendemain de son arrivée à Merinda, elle avait trouvé dans la petite maison une bouteille de pétrole dont l'étiquette conseillait : « A verser sur n'importe quoi. » — Cette blessure a besoin d'autre chose, monsieur Lovell, dit-elle. — Appelez-moi Bill, je vous en prie. — Entendu, Bill. Vous devez être l'un des rares hommes, par ici, qui n'ont pas de surnom. — Les Australiens aiment bien les surnoms, c'est vrai. Adam revenait. Il portait avec soin une cuvette remplie d'eau et la trousse de secours. Pendant que Joanna lavait la main de Lovell au savon et à l'eau, avant d'appliquer une pommade sur la morsure, il ne cessa de suivre ses gestes avec attention. Il sortait à mesure du coffret ce qu'elle lui demandait et le lui tendait. Bill regardait la jeune fille lui bander la main. Il admira cette tête penchée, ces cheveux d'un brun brillant qui prenaient au soleil des reflets auburn. Il y avait des années, se disait-il, qu'il n'avait prêté attention à une femme... depuis la mort de Mildred. Mais cette jeune fille que Hugh avait ramenée à l'improviste à Miranda éveillait sa curiosité. Et il n'était pas le seul. Bill aurait juré qu'il n'avait jamais vu autant de têtes bien peignées, autant de mentons rasés de frais sortir dès le matin d'un dortoir de ferme. Il y avait aussi ce jeune médecin, David Ramsey, qui était passé deux ou trois fois. En route vers quelque autre endroit, il s'arrêtait « pour voir si tout allait bien ». Quelles étaient ses intentions vis-à-vis de Joanna Drury? Bill s'étonna de se sentir jaloux. Après tout, quel intérêt la jeune dame aurait-elle pu prendre à un vieux cheval sauvage comme lui? — Vous avez pour sûr la main douce, miss Drury, dit-il, en faisant jouer les doigts de sa main bandée. — J'aimerais que les autres hommes me permettent de les soigner. J'ai déjà voulu les aider quand ils se blessent, comme ça arrive parfois ici, mais ils me fuient! — Les hommes n'aiment pas montrer leur faiblesse devant une femme. — En tout cas, il est ridicule et dangereux de rester là à saigner, en attendant qu'on puisse faire venir le docteur Fuller ou le docteur Ramsey! Je vous en prie, monsieur Lovell, tenez la blessure bien propre. Les morsures d'animaux peuvent être dangereuses. Elle tendit à Adam ce qu'il restait de gaze, lui montra comment l'enrouler et la ranger. — La production de laine est-elle satisfaisante, Bill? demanda-t-elle. Je n'ai pas eu l'occasion de poser la question à monsieur Westbrook. — Pas bien bonne, je le crains. Les poux ne valent rien aux moutons. Ils amènent la laine à s'effilocher trop facilement. Hugh assiste au lavage, en ce moment, et il n'a pas l'air très satisfait. Le regard de Joanna alla vers les arbres qui bordaient la rivière. Un poème lui vint à l'esprit : Dans le charivari, le tohu-bohu de la vie, Deux sentiments se distinguent des autres : La compassion pour les ennuis d’autrui, Le courage devant les vôtres. La jeune fille avait découvert ces lignes à la page de garde d'un livre trouvé dans la petite maison. Le poème avait été écrit d'une main maladroite, au-dessus de la signature de l'auteur : « Hugh Westbrook. Agé de dix-sept ans. » Elle avait trouvé les livres de Hugh dès la première matinée passée à Merinda. Ils étaient rassemblés sur une planche. C'étaient des volumes déjà anciens, souvent feuilletés, de poésie, d'histoire, d'agriculture et d'élevage, avec quelques romans. Il y avait des oeuvres de Trollope, de Thackeray, de Dickens et même des soeurs Brontë. Chacun, visiblement, avait été lu et relu bien des fois. Dans certains, on trouvait des passages soulignés, des notes en marge. Dans l'ouvrage intitulé L'Élevage du mouton et la production de la laine, Joanna avait découvert toute une collection de coupures jaunies, tirées de journaux ou de magazines, des articles qui portaient des titres tels que « L'Application des principes scientifiques à la production lainière ». Le dictionnaire était délabré, tout comme l'Atlas Universel et l'Histoire des colonies australiennes. En les feuilletant, Joanna en avait appris davantage sur le propriétaire de Miranda. — Je ne suis jamais allé à l'école, lui avait confié Hugh, le soir où ils avaient fait halte à Emu Creek pour y passer la nuit. Nous ne restions pas assez longtemps au même endroit. Mon père et moi, nous devions voyager sans cesse pour trouver du travail. C'est un vieux bûcheron devenu ermite, près de Toowoomba, qui m'a enseigné mes premières lettres. La modeste bibliothèque apprit à Joanna la route qu'avait suivie le garçon pour faire sa propre éducation. Dans Jane Eyre, par exemple, on trouvait presque à chaque page des mots soulignés qu'il devait certainement chercher dans le dictionnaire. Deux dates étaient inscrites à l'intérieur de la couverture : 10 juillet 1856... 30 juin 1857. Les dates, avait conclu Joanna, auxquelles il avait commencé de lire le livre et en avait achevé la lecture. Hugh avait alors quinze ans, et il lui avait fallu près d'une année. Mais Un conte de Noël, de Dickens, ne lui avait pris que deux mois, d'août à octobre 1860, à dix-neuf ans, et quelques mots seulement y étaient soulignés. Dans le livre d'histoire, ouvert pour la première fois en 1858, les notes en marge abondaient en mots mal orthographiés, mais celles qu'on trouvait dans le manuel d'élevage de moutons étaient presque parfaites, écrites d'une main plus sûre, et la date portée dans ce livre était « Septembre 1867 » — quatre ans plus tôt. En manipulant ces livres, Joanna avait eu l'impression de voir se dérouler devant elle l'existence de Hugh Westbrook. Elle l'imaginait d'abord à peu près illettré, qui devait concentrer toute son attention pour former dans le bon sens ses caractères d'imprimerie : un certain nombre de « B » montraient des traces de gommage, et l'on distinguait encore la forme de la même lettre écrite à l'envers. Elle voyait ensuite l'adolescent assoiffé de connaissance, la tête penchée sur l'Atlas Universel. Sur la carte du Queensland, le nom d'une ville était entouré d'un cercle et, tout à côté, il avait dessiné une étoile. Joanna se demandait ce qui avait bien pu se passer dans cet endroit. Enfin, elle avait découvert l'homme, sûr de lui, confiant dans son destin, qui avait assimilé les connaissances des fermiers « scientifiques », très loin, en Angleterre, par l'intermédiaire des humbles pages des journaux du cru. Il y avait aussi les poèmes, écrits sur des bouts de papier, certains au crayon, d'autres à la plume, bon nombre marqués de ratures, quelques-uns visiblement rédigés d'un seul jet, comme s'ils avaient d'emblée atteint la perfection. Hugh avait composé des ballades sur les hors-la-loi australiens, appelés aussi les coureurs de brousse : « Je me battrai sans jamais me rendre », affirmait le Colon Farouche. Il avait écrit des poèmes sur les tondeurs : « Ils besognent dur, boivent de même et finissent en enfer... » La ballade intitulée « La Veuve du tondeur » ne mettait pas en scène une femme dont le mari était mort mais celle dont l'époux avait pris « la piste du wallaby », en quête de travail. Parti six mois, il était revenu sans un sou... Dans chaque mot des textes de Hugh, Joanna avait perçu l'amour. — Je suis navrée que M. Westbrook ait des difficultés, dit-elle à Bill Lovell. — Depuis que je connais Hugh — et ça commence à faire pas mal d'années, jamais je ne l'ai vu aussi découragé. Après le départ de Bill, la jeune fille montra à Adam comment nettoyer les instruments du nécessaire avant de tout remettre en place. — Il faut toujours replacer chaque chose là où elle était. Ainsi, quand tu en as besoin, tu la retrouves facilement. Tous deux relevèrent la tête en entendant un appel venu de la cour. — Finis le rangement, dit Joanna au petit garçon. Elle quitta l'ombre de la véranda, et se retrouva au grand soleil. — Bonjour, cria-t-elle, en voyant approcher à cheval l'agent de police Johnson. C'était sa quatrième visite en deux semaines, et elle ne fut pas surprise de l'entendre déclarer : — Je savais que je devais passer par Merinda, miss Drury, et je me suis dit que j'allais vous apporter votre courrier. Il avait à chaque fois usé du même prétexte. — Merci, monsieur Johnson, dit-elle. C'est très aimable à vous. Pour la première fois, il était en uniforme, remarqua-t-elle. Sans doute était-il en mission officielle : on le voyait rarement porter la tunique noire à boutons de cuivre. Quand il sauta à terre, elle vit ses bottes astiquées comme des miroirs. L'insigne de sa fonction, épingle au bord de son chapeau, renvoyait les rayons du soleil. Elle perçut aussi un parfum d'eau de Cologne et de lotion capillaire. — Belle journée de printemps, n'est-ce pas, miss Drury? fit le jeune homme, en lui tendant son courrier. — Oui, en effet, monsieur Johnson, répondit-elle. En même temps, elle jetait un rapide coup d'oeil sur les enveloppes. Elle remarqua avec excitation que l'une d'entre elles venait d'Australie-Méridionale et l'autre de l'Université de Cambridge, en Angleterre. A cet instant, Adam sortit à son tour. L'agent Johnson se tourna vers lui. — Salut, fiston, dit-il. Et l'enfant se mit à hurler 2 Joanna s'efforçait de ne pas conduire trop vite, de peur d'effrayer Adam. Après l'avoir un peu calmé, en le serrant contre elle pour l'empêcher de se blesser, elle lui avait proposé une promenade en chariot. Il fallait à tout prix, se disait-elle, l'éloigner de la cour et de l'agent Johnson. Ils traversaient maintenant un magnifique paysage, à la suite d'un bruyant petit troupeau de brebis et d'agneaux. Joanna tourna la tête vers l'enfant. Il avait encore les paupières gonflées de larmes, mais son attention était maintenant accaparée par tout ce que la nature offrait autour de lui. Lorsqu'elle lui avait demandé ce qui l'avait effrayé, il s'était refermé sur lui-même sans un mot. Soudain, à un méandre de la rivière, un spectacle extraordinaire se présenta à leurs yeux. Une monstrueuse machine, qui ressemblait à une locomotive, se dressait sur la berge, crachant une fumée noire. Elle faisait tourner des roues énormes qui, à leur tour, par l'intermédiaire de courroies en cuir, actionnaient des roues plus petites fixées à ce qui avait l'air d'une grande citerne carrée. Du haut de ce réservoir s'échappaient des torrents de vapeur. A la base, des tuyaux vomissaient une eau bouillante. Joanna immobilisa le chariot, regarda avec stupeur les moutons bêlants qu'on poussait dans la rivière, où des hommes armés de bâtons les dirigeaient vers le réservoir. Ils étaient alors plongés dans un bassin fumant où d'autres hommes, protégés par des tonneaux étanchéifiés par une couche de goudron, les brossaient vigoureusement. Quand les moutons sortaient de l'eau de l'autre côté, ils étaient trempés mais magnifiquement propres et blancs. Joanna aperçut Hugh, debout sur la berge, les poings sur les hanches, le regard sombre. — Bonjour! lui cria-t-elle. Il se retourna. Une vision, aussitôt, se présenta à son esprit : celle qu'il avait eue d'elle, ce premier soir, lorsqu'elle était sortie en courant de la petite maison, et où il l'avait un bref instant serrée dans ses bras. Il avait voulu l'oublier, mais l'image s'était gravée dans sa mémoire : la chemise de nuit, la chevelure brillante flottant sur les épaules et la poitrine de la jeune fille. Quelle douceur avait émané d'elle, quelle tiédeur avait eue son corps entre ses bras... Soudain, il se souvint des paroles prononcées par Bill Lovell, plusieurs années auparavant, un soir où il avait trop bu : « La femme avec qui j'étais marié n'a jamais aimé que je la touche. Elle était toujours contente quand j'en finissais vite, et qu'elle était débarrassée. Les femmes sont comme ça. Elles ne ressemblent pas aux hommes. La chose les dégoûte. Je me demande bien pourquoi Dieu a fait les deux sexes si différents. Comment espère-t-il voir se prolonger la race humaine? » Ce fut ensuite une autre voix, celle de Phoebe Ferguson, la femme qui dirigeait l'établissement de St. Kilda, qui murmura à son esprit : « La plupart de mes clients, vous pouvez m'en croire, monsieur Westbrook, sont des hommes mariés. Je ne reçois pas beaucoup de messieurs célibataires, comme vous. Les maris viennent se procurer ici ce que leurs femmes leur refusent. Les dames de la haute société, surtout, n'apprécient pas les plaisirs de la chambre à coucher. » Hugh songea à Pauline, à la manière dont elle avait répondu à son baiser, deux semaines plus tôt. De sa part, il le savait, il ne rencontrerait aucune répugnance. Et il se surprit à se poser des questions à propos de Joanna. — Miss Drury, dit-il, quelle charmante surprise! Il lui tendit la main pour l'aider à descendre du chariot. Elle souriait, mais il discerna alors au fond de ses yeux une nuance d'inquiétude. — Tout va bien? demanda-t-il. — Adam a éprouvé tout à l'heure une terrible frayeur. — Oh? Hugh regarda l'enfant, apparemment fasciné par la scène chaotique qui se déroulait dans la rivière. — Que s'est-il passé? Elle lui décrivit la brutale crise de nerfs. — Une crise plus violente que celle qu'il avait eue sur le quai. Et elle a été causée, je crois, par la vue de l'agent Johnson. — Mais pourquoi? Adam a déjà vu Johnson. — Oui, mais jamais en uniforme. Par ailleurs, ceci est arrivé aujourd'hui, par le courrier. Elle fouilla dans la poche de sa jupe, en tira la lettre expédiée par les autorités d'Australie-Méridionale qui avaient pris Adam en charge. Elle l'avait lue sur le chemin de la rivière. Le reste de son courrier, elle l'avait laissé à la petite maison, sans l'ouvrir. — Ils disent qu'un chercheur d'or a découvert Adam. Cet homme a raconté aux autorités qu'il était allé à la ferme dans l'espoir d'y recevoir quelque nourriture. Là, il a entendu un enfant appeler à l'aide de toutes ses forces. Il s'est alors rendu à la ville la plus proche et il est revenu avec un agent de police. En pénétrant dans la maison, ils ont trouvé Adam seul avec sa mère. Apparemment, elle était morte depuis quelque temps. — Oh, mon Dieu, murmura Hugh. A nouveau, il regarda Adam qui semblait hypnotisé par la machine à laver la laine. — Il devait appeler à l'aide depuis des jours, reprit Joanna. Ses problèmes d'élocution doivent venir de là. — Comme sa peur devant Johnson, ajouta Hugh. Évidemment. Ce sont certainement des policiers en uniforme qui l'ont arraché à sa mère. Il s'approcha du chariot. — Il paraît que tu as eu très peur, ce matin, Adam. Mais ne crains rien : personne ne t'emmènera d'ici. Tu es chez toi. Nous sommes copains, n'est-ce pas? Adam le regardait. — Viens, viens voir de plus près comment on lave les moutons. Hugh tendait la main. Après un instant d'hésitation, l'enfant la prit et ils se dirigèrent tous les trois vers le bord de la rivière. Pendant que le petit garçon, émerveillé, observait le fonctionnement de la machine, Joanna dit à Hugh : — Il y avait aussi quelque chose pour vous dans le courrier, monsieur Westbrook : un paquet envoyé par la Librairie Générale de Cameron Town. Sans quitter des yeux les moutons qui traversaient l'eau, il répondit : — Oh oui. Eh bien, vous pouvez l'ouvrir, miss Drury. En réalité, il vous était destiné. — A moi! Mais il n'ajouta rien, et Joanna pensa à un des livres qu'elle avait trouvés dans la petite maison : une histoire des colonies australiennes de 1788 à 1860. Elle y avait vu une carte du continent : une île massive, située au bout du monde, où les villes et les espaces de peuplement s'égrenaient le long des côtes. Au centre de la carte se trouvait une vaste étendue vide appelée la Terre Inconnue. C'était là le coeur silencieux, mystérieux de l'Australie, sans le moindre tracé de rivière, sans le moindre emplacement de montagne, sans le moindre point de repère. Rien qu'une immense terre qu'aucun homme blanc, si l'on en croyait le livre, n'avait jamais vue. Quel monde étrange, quelles races ou quelles cités encore ignorées pouvaient bien y exister, inconnus de ceux qui vivaient sur les côtes de l'Australie ? A l'évocation de ce souvenir, elle se surprit à songer au coeur secret de Hugh Westbrook. A ses yeux, il ressemblait à cette redoutable Terre Inconnue : inexploré, énigmatique, imprévisible. — Il s'agit là d'un nouveau procédé pour laver la laine, expliqua Hugh. Nous avions coutume auparavant d'envoyer les toisons en l'état. Les filatures, en Angleterre, se chargeaient du lavage. Mais nous avons découvert que notre laine se vendait plus cher si nous la lavions nous-mêmes avant de l'expédier. — Vous n'êtes pas satisfait du rendement de cette année, monsieur Westbrook, m'a dit M. Lovell. — Les poux se sont attaqués à mes meilleurs producteurs, je le crains. Ainsi que vous le voyez, la laine est cassante, les fibres se rompent dans l'eau. Quand nous tendrons, ces toisons seront inutilisables. Cinq mille toisons en moins, c'est le bénéfice d'une année littéralement jeté à l'eau. Malgré le peu de temps passé en ces lieux, Joanna avait déjà appris que toute la vie d'un éleveur, son argent et sa réputation dépendaient de la laine. Chaque année, en décembre, tout de suite après la tonte, l'éleveur ne connaissait pas de repos avant que les énormes balles soient achetées par les négociants en laine de Melbourne pour être expédiées aux filatures du Lancashire, ce qui l'enrichissait pour une autre année. En voyant les toisons se désintégrer dans l'eau, la jeune fille comprenait à quel point le découragement de Hugh était justifié. Quelque chose, alors, attira son attention : une sorte d'écume jaunâtre qui s'agglutinait sur les berges. Elle alla s'agenouiller près du bord, recueillit entre ses mains un peu de cette matière cireuse. — Monsieur Westbrook, dit-elle, d'où vient ceci? — C'est le résidu du lavage de la laine : de la graisse, de la crasse... — Et de la lanoline? — Oui, de la lanoline aussi. — Les médecins, aux Indes, attachent un grand prix à la lanoline, expliqua-t-elle, en examinant la substance qui collait au bout de ses doigts. Selon eux, la peau l'absorbe plus rapidement que les crèmes ou les huiles, ce qui fait d'elle le véhicule idéal pour les médicaments qui ne peuvent être pris par la voie orale. Ma mère utilisait la lanoline pour un bon nombre de ses remèdes. Malheureusement, elle était fort coûteuse, car nous devions l'importer d'Angleterre. Et voilà que j'en trouve ici, au bord d'une rivière! Puis-je en recueillir un peu? — Prenez tout ce qu'il vous plaira. Je n'en ai pas l'utilisation. Il ramassa une gamelle qui traînait sur le sol. — Tenez, vous pouvez vous servir de ça. — Veux-tu en ramasser pour moi, Adam? L'enfant tendit vivement la main vers la gamelle. — Attends, je vais te montrer. Passe simplement le récipient à la surface... lentement, oui, comme ça. En regardant Adam remplir la gamelle, la jeune fille se mit à rire. — Quand je pense au soin que mettait ma mère à économiser sa lanoline! Savez-vous, monsieur Westbrook, qu'il nous arrivait de débourser une livre pour un pot de lanoline qui représentait le quart du contenu de cette gamelle? Et ici, il n'y a qu'à se baisser pour la ramasser, gratuitement. — Voilà! fit le petit garçon. Il lui tendait à bout de bras le récipient. — Quand j'en aurai ôté les impuretés et que j'aurai séparé la lanoline de la cire, j'en aurai pour une fortune, dit Joanna. Elle porta son regard sur l'écume cireuse, arrachée à la berge, et que la rivière emportait. — Il est tellement dommage de l'abandonner au courant. — C'est la première fois que j'utilise cette machine, déclara Hugh. Jusqu'à présent j'envoyais toujours en Angleterre mes toisons sans les laver. Je n'avais pas réfléchi à l'usage qu'on pouvait faire du résidu. Après avoir encore un moment contemplé la rivière, Joanna demanda : — Saviez-vous, monsieur Westbrook, que M. Thompson, le pharmacien de Cameron Town, demande dix shillings pour une once de lanoline? Mais Hugh était déjà plongé dans une profonde réflexion. Il regardait l'écume cireuse se détacher de la berge et tourbillonner dans le courant, pour disparaître dans la courbe du méandre. 3 L'après-midi baignait dans la chaleur et le silence. Pendant qu'Adam faisait la sieste dans la petite maison, Joanna, installée sur la véranda, lisait le courrier apporté par l'agent Johnson. Bill Lovell, tout à côté, construisait une cage pour le koala orphelin. La première des lettres qu'ouvrit la jeune fille provenait d'un organisme gouvernemental du Queensland. Elle ne contenait ni les cartes ni les renseignements attendus mais seulement quelques lignes concises : « Vous êtes priée d'envoyer six pence pour l'étude topographique et deux pence pour la recherche des dossiers des Makepeace. » Mais la deuxième lettre, qui venait de l'Université de Cambridge, était plus prometteuse. Patrick Lathrop, disait l'expéditeur, avait suivi les cours de Christ's Collège de 1826 à 1830. « La dernière fois que l'Université a eu de ses nouvelles, ajoutait-on, c'était en 1851, quand M. Lathrop s'est embarqué pour la Californie. L'adresse alors donnée par lui était le Régent Hôtel, à San Francisco. » Joanna fronça les sourcils. L'information datait de vingt ans. Pourtant, c'était déjà un début : si M. Lathrop avait été vraiment l'ami intime de son grand-père, il saurait peut-être dans quelle région de l'Australie John Makepeace était allé exercer sa vocation de missionnaire. Le dernier article arrivé par le courrier était le colis expédié par la Librairie Générale de Cameron Town. Il était adressé à Hugh Westbrook, mais celui-ci lui avait dit de l'ouvrir. Quand elle dénoua la ficelle, écarta le papier brun, elle découvrit un livre intitulé Codes, Chiffres et Énigmes. Impressionnée, elle feuilleta rapidement les pages couvertes de codes et d'alphabets variés. Hugh, comprit-elle, l'avait commandé pour elle, afin de l'aider à déchiffrer les notes de son grand-père. « Nous avons conclu un marché », lui avait-il dit, ce premier soir où ils avaient campé à Emu Creek. Et ce livre, elle en était convaincue, allait avoir pour elle une importance particulière. — Écoutez, dit soudain Bill Lovell. Quelqu'un est en train de chanter. Joanna releva la tête, entendit une mélodie chantée par une voix jeune... Elle vit alors Sarah, de l'autre côté de la cour, debout dans l'ombre du hangar de tonte. Le hangar était désert et silencieux, tout comme les enclos et la cour. La tonte finie, l'équipe était repartie. La chaleur du jour s'appesantissait sur une ferme abandonnée, presque sans vie. Sarah se tenait à l'endroit même où Joanna l'avait aperçue ce matin-là, mais elle chantait, à présent : une mélodie sur des notes aiguës qui se répétaient sans fin, et dont Joanna ne comprenait pas les paroles. Tout en chantant, Sarah ne la quittait pas du regard. — Bill, dit la jeune fille, tout à coup mal à l'aise, comment Sarah est-elle venue ici, à Merinda? — Nous l'avons accueillie à la demande du révérend Simms, le directeur de la Mission pour les Aborigènes. Elle était en danger de perdre son âme, nous a-t-il dit. — Que voulez-vous dire? Les yeux de Bill se fixèrent sur Sarah, par-delà la cour poussiéreuse. — Eh bien, on a, paraît-il, surpris quelques-unes des vieilles femmes à pratiquer sur elle des rites d'initiation. Simms est intervenu pour lui faire quitter la Mission. L'un des buts de l'organisation est de former les jeunes Aborigènes au mode de vie des Blancs, pour les empêcher d'apprendre leurs coutumes tribales. — De quel genre d'initiation s'agissait-il? — Je n'en sais trop rien. Tout ça est très secret, tabou. C'est lié à la nécessité d'enseigner aux jeunes les lois du clan, la façon de vivre des ancêtres, les Chemins de Cantilène, la mythologie de leur race. Une fois initié, le jeune, garçon ou fille, est considéré pour la vie comme un Aborigène. Les missionnaires n'aiment pas ça : il est difficile, alors, d'exercer sur eux un contrôle. En revanche, si l'on prive les jeunes de leur initiation, ils ne sont plus acceptés par le clan. Ils se tournent alors vers la culture des Blancs pour trouver de l'aide, une identité. — Quelle cruauté! se récria Joanna. — Les missionnaires ont de bonnes intentions, miss Drury. Ils pensent préparer ainsi les Aborigènes à une vie meilleure. Par malheur, il en existe quelques-uns qui ont peur des Aborigènes. A leurs yeux, il y a, chez les indigènes, un côté mauvais, ténébreux, qu'il faut refouler à tout prix. Joanna observait la petite. Sarah possédait de longs membres déliés, une peau qui rayonnait au grand soleil. Ses cheveux, fluides et soyeux, évoquaient pour la jeune fille une chute d'eau. Sa mélodie était obsédante. — Les Aborigènes sont-ils heureux, à la Mission? demanda Joanna à Bill. Elle pensait à ses grands-parents, les Makepeace, venus en Australie comme missionnaires, plus de quarante ans auparavant. — Je n'en sais rien, répondit-il. On a souvent du mal à savoir ce que pensent beaucoup d'indigènes. Par certains côtés, l'homme blanc a amélioré la vie des Aborigènes. Mais il a provoqué aussi de graves dommages. Les jeunes, élevés et éduqués hors de leurs tribus, perdent leur identité culturelle. Ils ne sont plus acceptés par leurs aînés mais ils ne le sont pas non plus dans la société des Blancs. Joanna se rappela Ezekial, le vieil Aborigène. Que pensait-il, se demanda-t-elle, de Sarah, mi-Aborigène, mi-initiée, qui travaillait pour un homme blanc, dans son élevage de moutons? Certes, Ezekial travaillait parfois, lui aussi, pour Hugh. Mais quelle était sa véritable opinion sur les Blancs, sur la nouvelle race qui avait envahi son pays? — Que chante-t-elle? questionna-t-elle. — A mon avis, miss Drury, elle raconte une histoire. La plupart de leurs chants racontent des histoires. C'est ce qui remplace les livres, pour eux. Je comprends certains mots. Il s'interrompit, tendit l'oreille. — Elle parle de moutons... de moutons qui perdent leur laine, et elle dit « Merinda ». Je pense qu'elle dit quelque chose à propos de cette ferme. Le chant emplissait l'air calme de l'après-midi. Fascinée, Joanna l'écoutait, sans pouvoir détacher son regard de Sarah. — Bill, reprit-elle, j'ai trouvé autour de la maison des objets dont la présence m'intrigue. Elle les décrivit. — On dirait bien de la magie aborigène, fit-il. Et, si j'en juge par la manière dont cette fille chante, je dirais que c'est elle qui a déposé ces objets ici. — Mais que signifient-ils? De quel genre de magie s'agit-il? — Je n'en sais rien. Quelque chose que Sarah a appris des aînés à la Mission, je suppose. Sarah n'est pas de race pure, elle n'a pas été élevée au sein d'un clan. On nous a dit que sa mère était de race pure, mais que son père était un Blanc. Quoi qu'il en soit, les anciens de la Mission ont visiblement entamé son éducation avant que le révérend Simms ait réussi à l'arracher à leur influence. — Que lui a-t-on enseigné, à votre avis? — Eh bien, du temps que j'étais très jeune, dans l'Intérieur— et j'aime mieux ne pas penser aux années qui ont passé depuis —, les Aborigènes vivaient encore comme à l'époque où les premiers Blancs sont arrivés, il y a cent ans. Et, je me rappelle, ils avaient encore des corroborées, des espèces de festivals de danse, où ils chantaient leurs chants magiques. Il existait encore des Chemins de Cantilène, en ce temps-là. On croyait toujours au Temps du Rêve et l'on révérait le Serpent Arc-en-Ciel. Ils ne savaient pas ce qu'étaient le vol et la propriété. Personne n'avait rien en propre, tout le monde faisait partie de la terre. Ils partageaient tout. Quand une famille tombait sur une aubaine — si, par exemple, elle tuait un gros kangourou —, tout le monde mangeait abondamment. Et ils laissaient la nature se régénérer. Ils ne buvaient jamais à un trou d'eau au point de l'assécher, ils ne chassaient pas dans le même coin au point de faire disparaître toute vie sauvage. Quand ils tuaient un animal, ils commençaient par lui demander pardon. Et, ajouta Bill, ils pratiquaient une forme de magie très puissante. C'est ça, je suppose, que les anciens enseignaient à Sarah. Joanna pensait à sa mère, qui avait vécu tout enfant dans ce pays, aux Aborigènes parmi lesquels s'était déroulée son existence. Au poison aussi — cette magie — qui avait peut-être émané d'eux, pour la détruire. De nouveau, elle se sentait envahie d'un mauvais pressentiment. — Cette chanson qu'elle chante, Bill, est-ce de la bonne ou de la mauvaise magie? — Dites-moi encore ce qu'étaient ces objets que vous avez trouvés?... Bon, si mes souvenirs sont exacts, les plumes de cacatoès, surtout les roses ou les jaunes, servaient généralement pour une magie protectrice. — Protectrice! Que voulez-vous dire? Il haussa les épaules. — J'ai dans l'idée que cette fille veut vous protéger de quelque chose... vous ou cette ferme. Après avoir observé Sarah quelque temps encore, Joanna se rappela quelques lignes du journal de sa mère. « J'ai encore rêvé du passé, avait écrit Lady Emily. Je crois, du moins, qu'il peut s'agir du passé. Je suis une toute petite fille et je me trouve en compagnie d'une femme à la peau sombre... la même femme qui apparaît dans mes autres rêves, celle qui, je pense, pourrait s'appeler Reena. Nous nous cachons derrière des rochers, pour échapper à un danger, et je vois ses mains brunes manipuler des plumes. Je l'entends chanter. » Pour échapper à un danger, se répéta Joanna. Malgré la chaleur de la journée, elle se sentit glacée. — Bill, demanda-t-elle, voulez-vous dire que, dans l'esprit de Sarah, je suis en danger ici? Il baissa les yeux sur le rameau d'eucalyptus qu'il tenait entre ses doigts : il avait essayé de persuader le koala de manger un peu. Il ne voulait pas alarmer la jeune fille, la bouleverser en lui apprenant que le vieil Ezekial, pour on ne savait quelle raison, s'était pris d'aversion pour elle. Le vieux avait essayé de convaincre Hugh que la présence de Joanna ne valait rien à Merinda. Hugh n'avait pas voulu l'entendre. Du coup, Ezekial s'était mis à raconter aux travailleurs aborigènes de la ferme qu'un mauvais sort planait sur les lieux. Bill ne savait pas précisément quel grief Ezekial pouvait avoir contre miss Drury, mais le vieil homme avait de l'influence sur ces ouvriers extrêmement superstitieux... assez pour les inquiéter au point de les faire partir. Et Hugh ne pouvait se permettre de les perdre en période de tonte. Les Noirs faisaient partie de ses meilleurs employés. Il avait besoin d'eux. Sarah, soudain, interrompit son chant. A la grande surprise de Joanna, elle traversa la cour, s'arrêta au bas des marches de la véranda. Adam, au même instant, apparut sur le seuil de la maison. Il vit Sarah, courut vers elle. Il fit un effort pour parler, émit une syllabe inintelligible. Elle posa sur lui un regard intrigué, avant de tendre le bras vers lui, pour lui poser une main sur la tête. — Wandjitnup, dit-elle. Joanna se leva précipitamment. — Que fait-elle, Bill? — Ne vous inquiétez pas, miss Drury. Elle ne fera pas de mal au garçon. C'est leur manière d'accueillir un enfant avec affection : on lui met une main sur la tête. Joanna fut plus surprise encore quand Sarah s'agenouilla devant Adam et lui dit : — Toi pas bien parler. Comme Sarah. Peut-être nous apprendre l'un à l'autre bon anglais d'homme blanc, oui? Elle leva les yeux vers Joanna et lui sourit. Chapitre VII — Frank Downs s'est récemment procuré une carte, miss Drury : nous allons pouvoir la consulter, dit Hugh à Joanna. Il engageait le chariot sur la grand-route. — Elle occupe presque tout un mur, m'a-t-il dit, et c'est la carte d'Australie la plus complète qu'il ait jamais vue. Nous y trouverons certainement Karra Karra. Joanna ne s'était pas attendue à être invitée à la réception donnée par Pauline Downs en l'honneur d'Adam. Elle avait été surprise quand Hugh lui avait demandé de l'accompagner. — Adam voudra que vous soyez là, lui avait-il dit. Et vous aurez ainsi l'occasion de parler avec Frank. Si quelqu'un peut vous aider dans vos recherches, c'est bien lui. Ils roulaient donc sous le chaud soleil de novembre, entre les troupeaux de moutons qu'on venait de tondre et qui paissaient dans des prés dont l'herbe commençait à jaunir. Adam, assis dans le chariot entre Hugh et Joanna, gardait le silence. Il portait des vêtements neufs. On lui avait peigné et discipliné les cheveux. On lui avait bien expliqué où l'on allait et pourquoi, mais Adam n'avait pas compris. Qu'est-ce que c'était qu'une réception, et pourquoi en donnait-on une pour lui? Hugh, lui aussi, portait sa plus belle tenue : une belle veste de daim brun foncé, une chemise blanche sans cravate, un pantalon brun et des bottes fauve si bien astiquées qu'elles prenaient la couleur du madère. Sur sa tête, l'habituel feutre de brousse. Joanna, elle, avait une robe de satin jaune et un petit chapeau assorti. Sarah était restée à la maison. La question de l'emmener n'avait même pas été abordée, bien que Sarah se fût révélée d'excellente compagnie pour Adam. Un lit avait été dressé pour elle sur la véranda, et Joanna avait retouché deux de ses propres robes aux mesures de la jeune Aborigène. Sarah aidait à tenir la maison, elle cueillait des herbes sauvages pour Joanna mais, surtout, elle consacrait son attention à Adam. Elle se montrait patiente avec lui, l'emmenait en promenade dans les bois, lui contait des histoires sur les animaux qui y vivaient — des légendes aborigènes, telles que « Comment le koala perdit sa queue » ou « Pourquoi la tortue a une carapace ». Elle encourageait l'enfant à parler, à s'efforcer de répéter des mots après elle. Les progrès étaient lents mais ils se faisaient déjà sentir. Sarah intriguait Joanna. Elle surprenait souvent sur elle le regard attentif de la petite. Sarah souriait toujours, parlait volontiers, se montrait fascinée par les connaissances en médecine de la jeune fille, mais elle n'en demeurait pas moins une énigme. Joanna avait espéré obtenir d'elle des précisions sur les croyances aborigènes, elle l'avait interrogée sur les chants, sur les objets trouvés sur le seuil de la maison. Elle lui avait même demandé de quoi elle cherchait à la protéger. Mais, jusqu'à présent, sans résultat : ou bien Sarah ne comprenait pas les questions ou bien elle faisait semblant de ne pas les comprendre. Mais elle montrait une grande dignité et elle semblait posséder une connaissance toute particulière des phénomènes naturels : elle savait par exemple quand il allait pleuvoir, même s'il n'y avait pas un nuage au ciel. — Pinky! cria soudain Adam, le bras tendu. Sur la route venait vers eux le chariot gaiement peinturluré de M. Shapiro. Il se balançait en grinçant, les pots et les casseroles accrochés à ses flancs faisaient un joyeux vacarme. Pinky, la vieille jument, s'immobilisa d'elle-même le long du chariot de Hugh, sans que M. Shapiro eût besoin de tirer sur les rênes. — Bonjour à vous, fit le vieux colporteur, en soulevant son chapeau informe. Quelle heureuse coïncidence de vous rencontrer ainsi. J'allais justement à Merinda. Il chercha quelque chose à l'intérieur de son manteau. — Voilà pour vous, miss Drury. Je vous ai apporté votre courrier. Une seule lettre, aujourd'hui. — Merci, monsieur Shapiro, dit Joanna. Il n'existait pas de service postal, dans le district occidental. Chacun se chargeait du courrier pour ses voisins. La jeune fille déchiffra l'adresse. La lettre provenait du siège de la Mission de l'Église Anglicane, à Sydney : c'était la réponse à sa demande de renseignements sur ses grands-parents. Après avoir reçu des lettres des différents gouvernements coloniaux, qui lui réclamaient de l'argent, elle avait expédié les sommes demandées et attendait maintenant anxieusement les cartes du pays et les dossiers de John et Naomi Makepeace. Elle avait écrit aussi à toutes les sociétés missionnaires qu'elle avait pu découvrir. Jusqu'à présent, cinq d'entre elles lui avaient répondu ; aucune n'avait la moindre trace des Makepeace. — Tiens, Adam, dit-elle. Elle lui tendit l'enveloppe, comme elle le faisait habituellement. — Voudrais-tu l'ouvrir pour moi? — Vous vous rendez à une réception, hein? remarqua M. Shapiro. J'en ai rencontré d'autres comme vous, sur la route. On doit avoir mis les petits plats dans les grands, là-bas, à Lismore. Il y aura beaucoup à manger, je suppose. Et des quantités de bière, aussi. Il eut un sourire timide, comme s'il était confus d'avoir parlé ainsi. Personne ne connaissait l'histoire de M. Shapiro. Il semblait faire partie intégrante du paysage, aussi loin que chacun s'en souvînt. On lui donnait entre soixante-dix et quatre-vingt-dix ans, et il parlait avec une trace d'accent. Son métier n'était guère lucratif : il lui arrivait de devoir quêter un peu de nourriture. Mais il était connu pour sa bonté. On parlait vaguement d'une épouse et d'un jeune enfant, tués par des soldats, il y avait bien longtemps, dans son ancienne patrie. — Monsieur Shapiro, dit Hugh, quelle sorte de fleurs avez-vous là? Il désignait un bouquet plongé dans un seau, près du vieil homme. — Ce sont des primevères anglaises, monsieur Westbrook. Toutes fraîches cueillies dans le jardin de la Veuve Barns, ce matin, en paiement pour une bobine de fil. Hugh mit la main à sa poche. — Combien en voulez-vous? Les yeux voilés du colporteur s'agrandirent, derrière les verres épais de ses lunettes. — Pour vous, monsieur Westbrook, deux pence. — Voici trois pence pour votre peine, monsieur Shapiro. Tenez. Le vieil homme contempla au creux de sa paume les pièces de monnaie, avant de refermer les doigts dessus. — Dieu récompense l'homme généreux, monsieur Westbrook, dit-il. Shapiro reprit les rênes. La vieille Pinky se remit en marche. Hugh offrit les fleurs à Joanna. — Elles sont pour vous, déclara-t-il. Elle le regarda. — Cheveux, fit Adam, le doigt pointé vers la tête de Joanna. — Très bien, dit-elle, un peu troublée par ce geste inattendu de Hugh. Elle passa le bouquet à l'enfant, reprit les fleurettes une à une pour les piquer dans son chignon. Quand ce fut fini, Adam lui tendit l'enveloppe qu'il avait ouverte, et elle lut la brève missive qu'elle contenait. A son vif désappointement, les gens du siège de l'Église Anglicane, à Sydney, déclaraient qu'apparemment les Makepeace n'avaient servi dans aucune de leurs missions en Australie. — Bonnes nouvelles? demanda Hugh. — Non, hélas. Mes grands-parents, semble-t-il, n'étaient pas des missionnaires anglicans. Elle replia la lettre, la glissa dans son réticule. Elle la rangerait avec les autres, dans un dossier qui grossissait sans cesse. " En chemin, Joanna apercevait des maisons nichées parmi les arbres. Hugh lui fournissait quelques détails sur leur histoire. Une simple génération plus tôt, lui expliqua-t-il, le paysage qu'ils traversaient avait été pour les Européens aussi mystérieux, aussi inconnu que celui de la face cachée de la lune. Quand les premiers explorateurs rapportèrent ce qu'ils avaient découvert sur ce continent, quand la nouvelle atteignit l'Angleterre où il n'existait plus de terres « nouvelles », où tout ce qui existait était la propriété jalousement gardée d'une aristocratie ancienne, il se produisit une vaste migration vers les colonies australiennes. Ils venaient d'Angleterre, d'Écosse et du Pays de Galles, les Cameron, les Hamilton, les MacGregor, avec leurs nichées d'enfants et leurs rêves usés jusqu'à la corde. Ils se battirent contre les Aborigènes qui vivaient là depuis des milliers d'années, ils les repoussèrent ou les massacrèrent. Ils abattirent les forêts, édifièrent des barrages sur les rivières, ils introduisirent la culture du froment et l'élevage des moutons. Ils étaient devenus riches. Ils avaient bâti de grandioses demeures. Leurs femmes portaient des toilettes coûteuses. Ils avaient créé des sociétés de chasse, des clubs pour gentlemen huppés. Ils oubliaient ou dissimulaient le fait qu'ils avaient été autrefois mineurs de fond, forçats, ou balayeurs des rues. Ils vivaient à présent dans des domaines magnifiques, qui portaient des noms tout aussi magnifiques, comme Monivae, Barrow Downs, Glenhope. Leurs demeures étaient construites dans un style géorgien, élisabéthain, gothique. Certaines étaient conçues pour évoquer le pays d'origine du propriétaire, comme le château écossais de Kilmarnock. D'autres mettaient en valeur le goût de ceux qui y vivaient, telle la « villa » méditerranéenne qui s'élevait à Barrow Downs ou la demeure vaguement mauresque qui, expliqua Hugh, était habitée par une branche de la famille Cameron. Il n'y avait pas, dans la région, deux maisons semblables, découvrit Joanna, mais toutes, chacune à sa façon, avait l'air d'appartenir à un autre point du monde. Les pelouses et les jardins eux-mêmes, quand elle les entrevoyait, semblaient formés d'arbres et de fleurs importés d'Angleterre, d'Écosse ou d'Irlande. Elle apercevait des lapins et des daims qui, elle le savait par Hugh, n'existaient pas à l'état naturel sur le continent australien : on les avait fait venir d'Angleterre. Il y avait aussi des oiseaux, moineaux, étourneaux, chardonnerets, qui n'étaient pas, eux non plus, natifs d'Australie. Une idée la frappa : tous ces gens qui vivaient dans ces splendides domaines semblaient bien décidés à créer l'illusion qu'ils se trouvaient non pas en Australie, mais dans le Suffolk, le Yorkshire ou le Comté de Cork. Et Lismore, put enfin constater Joanna, ne faisait pas exception. Quand Hugh quitta la route pour s'engager dans une grande allée bordée d'ormes, elle vit se dresser à quelque distance un manoir anglais qui lui rappela certaines des belles demeures remarquées autrefois autour du village de Tante Millicent. Un jardin à la française s'étendait devant la maison. Armés de râteaux, de sécateurs, de tuyaux d'arrosage, des jardiniers s'activaient pour conserver un vert tout anglais à la pelouse qui rôtissait sous le soleil australien. Une file de voitures était rangée devant la façade. Hugh manoeuvra le chariot pour le placer parmi les véhicules, tendit les rênes au jeune garçon accouru. Les nouveaux arrivants suivirent une allée pavée de dalles de pierre, jusqu'à l'arrière de la maison. Ils se retrouvèrent sur une vaste pelouse verdoyante où la réception battait son plein. Il y avait là un grand nombre d'invités, assis à des tables ou debout à l'ombre des grands arbres, qui buvaient, mangeaient, conversaient d'un ton mesuré. Joanna comprit aussitôt que toutes les familles les plus fortunées de la région devaient être représentées. Des enfants de tous les âges couraient un peu partout. De longues tables couvertes de nappes blanches croulaient sous la diversité des plats, et des jeunes femmes en uniforme assuraient le service. D'épaisses tranches de boeuf et d'agneau grésillaient sur cinq larges grils. D'énormes barils de bière et de vin remplissaient sans relâche d'innombrables verres. Des adultes jouaient au croquet sur une pelouse ; une autre accueillait les joueurs de badminton. Pour les enfants, il y avait un petit manège actionné par un âne, des promenades à dos de poneys enguirlandés de fleurs et de rubans, un théâtre de marionnettes. Sous un arbre, une diseuse de bonne aventure déchiffrait le destin dans les paumes et dans les feuilles de thé. Sous une tente rayée de couleurs vives, des musiciens jouaient des airs entraînants. Plus qu'une garden-party, se dit Joanna, la fête avait l'allure d'une petite foire. Elle vit se diriger vers eux une femme d'une remarquable élégance, et comprit aussitôt qu'il s'agissait de la fiancée de Hugh. Elle ne ressemblait pas du tout à ce qu'avait imaginé la jeune fille. Bien différente de son frère, dont Joanna avait fait brièvement la connaissance à Melbourne, Pauline Downs était grande et possédait une abondante chevelure blonde. En dépit de la chaleur de la journée, elle portait une impressionnante robe de velours vert et un chapeau assorti, garni de plumes. — Hugh, mon chéri, dit-elle en rejoignant les arrivants. Elle prit le bras du jeune homme, lui posa un baiser sur la joue. — Nous étions tous impatients de vous voir arriver. Tout le monde a hâte de faire la connaissance de votre petit garçon. — Pauline, répondit-il, j'aimerais vous présenter Joanna Drury. Un regard froid croisa celui de la jeune fille. — Comment allez-vous? dit Pauline. Elle se pencha aussitôt sur le petit garçon. — Tu dois être Adam. Comment vas-tu? Elle lui tendit la main. — Je vais bientôt devenir ta nouvelle maman. Que penses-tu de la fête, Adam? Tout a été fait pour toi. Joanna vit le mouvement de retrait de l'enfant. — Dis bonjour, Adam, suggéra-t-elle. Et donne la main à miss Downs. Avec un signe de tête, elle ajouta doucement : — Allons, tout va bien. Pauline glissa son autre main sous le bras de Hugh. — Il faut que nous trouvions Frank. Il ne tient plus en place depuis qu'il a reçu ce télégramme de Melbourne. Apparemment, votre idée de vendre votre lanoline va se révéler très profitable. — Nous devons en remercier miss Drury, déclara-t-il. L'idée vient d'elle. Le sourire de Pauline se figea. — Vraiment? fit-elle. Elle jeta un coup d'oeil à Joanna, son regard passa rapidement sur les primevères piquées dans le chignon de la jeune fille. — Charmant, dit-elle en lui tournant le dos. Venez, Hugh : nous devons présenter Adam à ses nouveaux amis. Un homme corpulent, au teint coloré, apparut tout à coup, lança d'une voix sonore : — Ah, vous voilà, Westbrook. Je voulais vous parler de cette nouvelle machine à laver la laine. J'ai entendu dire qu'elle... — Pas maintenant, John, intervint Pauline. Aujourd'hui, Hugh est tout à moi. Je vous présente Adam : c'est notre invité d'honneur, vous le savez. — Venez donc me voir quand vous voudrez, John, dit Hugh. Vous pourrez jeter un coup d'oeil sur la machine. D'autres personnes se présentèrent, qui voulaient tout savoir de la dernière innovation de Westbrook. Joanna regardait Hugh et Adam, Pauline à leurs côtés, devenir le centre de l'attention générale. Elle avait eu tort de venir, comprit-elle soudain. De toute évidence, elle n'était pas la bienvenue. Elle se fraya un chemin parmi les invités. Ou bien on ne lui prêtait pas attention, ou bien on la regardait avec curiosité. Elle se rappela tout à coup la carte dont lui avait parlé Hugh et elle décida d'entrer dans la maison. Elle y pénétra par la cuisine, bondée de servantes et de cochers qui semblaient avoir organisé leur propre fête. A l'entrée de la jeune fille, tout le monde se tut. On la considérait d'un air étrange. Une femme plus âgée, qui portait une robe noire avec un trousseau de clés à la ceinture, lui demanda : — Puis-je faire quelque chose pour vous, miss? Joanna sentait fixés sur elle les regards de toute l'assistance. Elle vit même un homme se lever pour enfiler sa veste. — Non, je vous remercie, dit-elle. Elle traversa vivement la pièce, se retrouva dans la maison proprement dite. La porte à peine refermée derrière elle, les rires et les conversations reprirent de plus belle. La jeune fille se trouvait dans un couloir sombre sur lequel, de chaque côté, donnaient des pièces. Elle le suivit jusqu'au moment où elle trouva une porte ouverte. Elle jeta un coup d'oeil à l'intérieur, découvrit des rayonnages de livres qui allaient du sol au plafond, des sièges profonds, recouverts de cuir, un tapis de Turquie. C'était la bibliothèque. Elle aperçut alors la carte. Elle couvrait presque entièrement tout un mur. Elle était telle que l'avait décrite Hugh : une carte qui représentait tout le continent australien, montrait les villes, les agglomérations, les colonies de peuplement au long des côtes et, au centre, un blanc immense de près de deux mille kilomètres de diamètre. Saisie d'une soudaine excitation, Joanna l'examina de plus près. Elle espérait y découvrir des noms qui ressembleraient à Karra -Karra ou à ce « Bo... Creek » qui était inscrit sur l'acte de vente. Elle étudia en particulier les ports et les rivières où ses grands-parents auraient pu débarquer, dans l'espoir qu'ils ne s'étaient pas enfoncés trop avant dans l'intérieur. Mais elle ne trouva rien qui évoquât de près ou de loin ce qu'elle cherchait. Elle contempla le vide au centre de la carte. Là, pas de noms, pas de rivières, aucune indication, aucun point de repère : c'était comme si un énorme nuage enveloppait cette région, cachant tout ce qui se trouvait dessous. Karra Karra pouvait être là, quelque part, pensa-t-elle, profondément déçue, ainsi que la « montagne rouge » des rêves de sa mère. Elle s'écarta de la carte, et son regard tomba sur le bureau placé au-dessous. Elle y vit un papier couvert d'une écriture familière. C'était un poème, écrit au crayon au dos d'une facture d'épicerie. Hugh, elle le savait déjà, pouvait écrire à tout moment, pendant qu'il inspectait des clôtures ou rassemblait des moutons, et il se servait alors du premier bout de papier qui lui tombait sous la main. Ce poème devait être la dernière en date de ses ballades. Elle était intitulée « Le Camp-volant ». Joanna était en train de lire le poème quand la porte de la bibliothèque s'ouvrit. — Ah, vous voici, miss Drury, dit Hugh. Je vous cherchais. Je vois que vous avez trouvé la carte. Y avez-vous découvert quelque chose? — Non, malheureusement. Il vit alors ce qu'elle tenait. — Mon poème. Qu'en pensez-vous? — C'est merveilleux, répondit-elle. Mais je ne comprends pas tout. Par exemple, qu'est-ce qu'un camp-volant? — Les camps-volants sont des hommes qui parcourent les terres de l'Intérieur avec toutes leurs affaires nouées dans un baluchon... une couverture qu'ils portent sur le dos. — Et que veut dire « faire valser Matilda »? — Matilda est un autre nom pour le baluchon. « Faire valser Matilda » signifie « porter son baluchon », autrement dit « vagabonder ». — Pourquoi l'appelle-t-on ainsi? — Je n'en ai aucune idée. Cela remonte au temps des forçats. Ils se regardaient, à travers la bibliothèque ensoleillée. Hugh reprit enfin : — Je viens de m'entretenir avec Frank qui m'a annoncé une bonne nouvelle. Le lendemain du jour où vous étiez descendue à la rivière, je me suis demandé s'il n'y aurait pas un marché pour la lanoline que le lavage sépare de la laine. J'en ai parlé à Frank : il connaît tous les hommes d'affaires, d'Adélaïde à Sydney. Il a pris contact avec deux sociétés de produits pharmaceutiques, qui ont manifesté de l'intérêt pour notre proposition. Ils achèteront toute la lanoline que nous pourrons produire! Il marqua une pause. — Ainsi, je ferai malgré tout un bénéfice, cette année, grâce à vous! Joanna était soudain frappée par la façon parfaite dont Hugh s'harmonisait avec ce cadre raffiné. La petite maison toute simple et la cour boueuse de Merinda paraissaient n'avoir plus rien de commun avec cet homme de haute taille dans son élégante veste en daim. Il montrait là un aspect de gentleman farmer nouveau pour elle. Elle pensa : C'est le genre de maison, le style de vie qui lui conviennent. — Si nous allions rejoindre les autres? proposa-t-il. Il lui présentait le bras. Elle y glissa le sien. Au moment où ils franchissaient le seuil de la bibliothèque, elle demanda : — Comment Adam se tire-t-il d'affaire? Je craignais qu'il ne prît peur, devant une telle foule. — Il a l'air de ne pas trop savoir qu'en penser. Ils longeaient le couloir quand elle remarqua un objet auquel elle n'avait pas d'abord prêté attention : une étrange peinture, accrochée au mur. Elle s'arrêta pour la regarder longuement. Ce n'était pas un tableau ordinaire, peint sur toile ou sur bois. Sur ce qui avait l'air d'un grand morceau d'écorce avaient été peints des cercles concentriques, des lignes onduleuses, des groupes de points, des rangées de petits traits. Devant son attention soutenue, Hugh expliqua : — Il s'agit d'une peinture sur écorce. Frank l'a achetée à un vieil Aborigène qui venait de l'une des tribus du Nord. Plus Joanna examinait la peinture, plus celle-ci perdait son aspect chaotique. Des formes commençaient d'émerger. Elle distinguait un visage humain, une femme aux seins généreux, un homme doté d'organes génitaux exagérés, un kangourou avec son petit dans la poche, quelque chose qui pouvait être un arbre, des nuages et une rivière. Finalement, elle reconnut une forme énorme et grotesque qui enfermait le tout... un serpent, comprit-elle tout à coup, qui semblait sur le point de dévorer tout le reste. Terrifiée, elle eut un mouvement de recul. — C'est effrayant, dit-elle. — Ce genre de représentation était destiné à faire peur, je pense. Le vieil homme qui l'a vendu à Frank prétendait qu'il s'agissait de la figuration d'un chant-poison. Elle leva vers lui un regard alarmé. — Un chant-poison! — C'était une manière de châtier un coupable. Les Aborigènes avaient un code de conduite très strict, et quiconque transgressait l'un de leurs tabous était condamné à mort. Notamment en devenant la cible d'un chant. Vous voyez ces images au centre de la peinture? Elles représentent la création tout entière : les êtres humains et les animaux, les arbres et les rivières, les nuages, ainsi de suite. Et cette forme, qui fait tout le tour de l'écorce, c'est le Serpent Arc-en-Ciel, qui va tout dévorer. Un chantre, homme ou femme, serait en mesure, en regardant cette peinture, d'entonner le chant-poison correspondant. Et les Aborigènes croient que celui qui est la cible d'un chant doit mourir. Joanna se sentit glacée. — Est-ce vrai qu'ils meurent ainsi? demanda-t-elle. — J'ai entendu conter des histoires qui semblaient le prouver. Les chants-poisons, paraît-il, détiennent un puissant pouvoir magique. Quand un homme en a été la cible, il ne peut revenir en arrière. Aucune médecine ne peut le guérir, parce que les médecins sont sans défense contre le pouvoir du chant. Elle dévisagea Hugh. — Cela pourrait-il être... Elle avait peine à parler. — Cela pourrait-il être le poison dont ma mère avait peur? Avait-elle entendu chanter un chant-poison... contre ses parents, ou peut-être même contre elle-même? Serait-ce cet événement dont elle a été témoin, étant enfant, et qu'elle n'a jamais pu se rappeler? Monsieur Westbrook, est-ce un chant-poison qui a tué ma mère? — Oh, j'en doute, miss Drury. Vous m'avez dit qu'elle était alors encore très jeune. Elle n'aurait pas su comprendre ce qui se passait. Subitement, Joanna se rappela les notes de son grand-père. — Et si mon grand-père avait transcrit un chant-poison? S'il l'avait fait sortir d'Australie avec ma mère, sans se rendre compte de ce qu'il faisait? Si ces feuillets que j'essaie de décoder représentaient le poison qui a tué ma mère? — Miss Drury, dit-il, il s'agit là de pure superstition. Nous sommes trop civilisés pour croire qu'un chant soit capable de tuer quelqu'un. Mais, au moment même où il les prononçait, Hugh avait conscience de l'inanité de ses propres paroles. Les années passées dans l'Intérieur, où, bien souvent il avait eu pour seuls compagnons des Aborigènes vivant en tribus, lui avaient appris que certains pouvoirs, certains mystères défiaient les explications rationnelles ou « civilisées ». Il se rappela alors la discussion qu'il avait eue, deux jours plus tôt, avec Ezekial. Le vieil Aborigène persistait à prétendre que Joanna amenait un mauvais sort sur Merinda. « Je vois des esprits autour d'elle, chef, avait dit Ezekial. Elle possède un grand pouvoir, une grande magie. Elle détruit l'équilibre. Les Ancêtres me le disent dans mes rêves. Il faut faire partir cette fille. » Quand Hugh, une fois de plus, avait dit au vieil homme qu'il racontait des sottises, et qu'il ne voulait plus en entendre parler, Ezekial avait répondu : « Vos troupeaux ont attrapé des poux, chef. Pas de laine. Autres malheurs arrivent. » Et maintenant, apparemment, Ezekial racontait aux ouvriers indigènes de la ferme qu'ils travaillaient sur un domaine voué au mauvais sort. Jusqu'à présent, quatre des meilleurs ouvriers de Hugh étaient partis. Les autres commençaient à manifester une certaine inquiétude. Hugh lut la peur dans les yeux de Joanna, il vit son regard fixé sur la peinture. Il comprit qu'il ne devait pas lui laisser apprendre ce qu'Ezekial disait d'elle. Il fallait tenir le vieil homme à l'écart de la jeune fille. Il lui posa la main sur le bras. — Miss Drury, si nous allions voir où en est Adam, voulez-vous ? Lorsqu'ils sortirent au grand soleil, Joanna se trouva momentanément aveuglée. Elle se voila les yeux de la main. Elle découvrit alors qu'elle voyait encore la peinture dans toute sa grotesque beauté. Elle ne pouvait chasser de son esprit ni les images ni les mots « chant-poison ». Pauline vint revendiquer la compagnie de Hugh. La jeune fille les regardait traverser la pelouse quand elle entendit quelqu'un prononcer son nom. Elle se retourna, vit David Ramsey venir vers elle. Il portait une jaquette vert foncé, une cravate noire. Il était tête nue, et ses cheveux prenaient au soleil un éclat d'or rouge. — Miss Drury, c'est un plaisir de vous retrouver ici, dit-il. — Bonjour, docteur Ramsey. — Comment allez-vous? Et comment se porte Adam? Êtes-vous parvenue à le faire parler un peu plus? — Oui, un peu, répondit-elle. Elle chercha des yeux Adam, parmi la foule, le découvrit au milieu d'un groupe d'enfants. — Il est regrettable que nous sachions si peu de chose sur le cerveau humain. Mais votre bonté, votre patience lui seront sûrement d'un grand secours. Il a bien de la chance de vous avoir, miss Drury. Venez, allons prendre une coupe de Champagne. Ils s'engagèrent sur la pelouse. — Je viens de lire « De la descendance de l'homme », de Darwin, déclara Ramsey. Connaissez-vous cet ouvrage? Joanna eut subitement l'impression d'être épiée. — J'en ai seulement entendu parler, répondit-elle. Mon grand-père, dont je recherche le lieu de séjour dans ce pays, a fait ses études à Cambridge en même temps que Darwin. Elle parcourait du regard les invités qui s'éparpillaient sur la pelouse, les uns assis sur des fauteuils, les autres debout par petits groupes. Personne ne la regardait. Pourtant, le sentiment d'être épiée persistait. — J'envie M. Darwin, disait Ramsey. Ce doit être merveilleux de se dire qu'on participe réellement à l'Histoire. Il se passe tant de choses, de nos jours, dans les domaines de la science et de la médecine. Il y a tant de découvertes, tant de grands hommes. Pasteur, Lister, Koch... leurs noms resteront dans les mémoires. Mon ambition, miss Drury, est d'apporter à la médecine cette sorte de contribution. Joanna découvrit alors Ezekial. Il se tenait à la limite du jardin. Il portait, comme toujours, une chemise déchirée, un pantalon poussiéreux, et son immobilité aurait pu le faire prendre pour une statue si le vent n'avait soulevé sa barbe et ses longs cheveux blancs. Il observait la jeune fille, comme il l'avait déjà fait, un autre jour, près de la rivière. — Vous vous sentez bien, miss Drury? — Oui, répondit-elle en souriant. Oui, bien sûr. Ce soleil n'est-il pas agréable? Elle tourna le dos à Ezekial et aperçut Adam. Au milieu d'un petit cercle d'invités, il était le centre de leur attention. Ils se montraient aux petits soins pour lui et cherchaient à le coiffer d'un chapeau de cotillon. — J'aimerais qu'on ne se presse pas ainsi autour de lui, dit Joanna. Il n'y est pas habitué, et les inconnus lui font toujours un peu peur. Quel est ce beau petit garçon blond qui lui parle? — C'est Judd, le fils de Colin MacGregor. Et son père est l'homme qui se tient derrière lui. Colin est une sorte de seigneur écossais. La jeune fille examina l'homme d'une sombre beauté qui surveillait les timides efforts des enfants pour faire des avances au nouveau venu. — Ah oui, le mari de Christina MacGregor. Comment va-t-elle? — Si elle est prudente, elle mènera sa grossesse à son terme... Voyez-vous cette femme d'allure plutôt impérieuse, là-bas, vêtue de noir et qui a l'air de régner sur une petite cour? Joanna vit une femme de stature imposante qui portait une crinoline volumineuse. Elle dominait un cercle d'autres femmes qui, assises sur des chaises, buvaient du thé. — C'est Maude Reed, expliqua Ramsey. Elle exerce, pourrait-on dire, une autorité matriarcale sur tout le district. Elle a huit filles, vingt-trois petits-enfants et je ne sais combien d'arrière-petits-enfants, avec trois de plus qui ne tarderont pas à voir le jour. Mme Reed est l'épouse de l'homme que vous voyez là-bas, John Reed. Ramsey désignait l'endroit où Hugh conversait avec Frank Downs et l'homme corpulent qui était venu à leur rencontre lors de leur arrivée. Joanna vit Hugh jeter un coup d'oeil en direction d'Ezekial et se rembrunir brusquement. Pendant que David Ramsey poursuivait ses commentaires sur les autres invités, la jeune fille regardait Hugh traverser la pelouse pour rejoindre le vieil Aborigène. Elle n'entendit pas ce qu'ils se disaient mais elle eut l'impression que Hugh était furieux. Ezekial gardait un visage impassible, mais il secouait la tête et faisait de grands gestes. — Docteur Ramsey..., dit Joanna. — Appelez-moi David, je vous en prie. — David... vous voyez ce vieil homme, là-bas? — Oui, c'est Ezekial. Les gens, par ici, l'engagent comme guide de chasse. — Il vit ici? A Lismore? — Oh non. Personne ne sait où il vit. Il apparaît de temps à autre, et quelqu'un l'engage. Nous ignorons où il va entre deux engagements. Pourquoi? — Pourquoi nous observe-t-il avec une telle attention? — Par curiosité, j'imagine. Le visage d'Ezekial demeurait sans expression. Hugh était visiblement courroucé. Joanna se demanda sur quel sujet roulait la discussion. S'agissait-il d'elle? Le souvenir de la peinture du chant-poison lui revint. Celui de ses rêves aussi. Et, de nouveau, elle se sentit glacée. — Je me demandais, miss Drury, reprit Ramsey, si vous m'accorderiez la permission de vous rendre visite de temps à autre. Des visites en bonne et due forme, je veux dire. Par exemple, il doit y avoir, pour Noël, un bal à Strathford. Vous me feriez grand honneur en acceptant de m'y accompagner. — Malheureusement, je ne sais trop si je pourrai m'y rendre. Peut-être sera-t-il préférable que je reste avec Adam, ce jour-là. — Alors, pourrions-nous faire un pique-nique, un dimanche? La jeune fille leva les yeux vers le visage agréable, les yeux verts frangés de cils couleur d'or rouge, les taches de rousseur semées sur les joues. Elle était frappée par l'air de grande jeunesse de Ramsey. Pourtant, se disait-elle, il devait bien avoir cinq années de plus qu'elle. Mais elle vit Hugh revenir vers les invités. Ezekial, lui, s'éloignait parmi les arbres. Elle vit aussi Pauline s'approcher de Hugh, passer sous le sien un bras possessif. — Oui, David, s'entendit-elle dire. J'irais volontiers faire un pique-nique avec vous. Soudain, Adam poussa un hurlement. Joanna courut vers lui, le prit dans ses bras. Un homme en costume de clown était en1 train de dire : — Je n'ai rien fait de mal. J'essayais seulement de le faire rire. — Oh, Adam, murmura la jeune fille. Tout va bien. C'était pour rire. — En voilà, une affaire! Maude Reed survenait, dans le bruissement de son énorme crinoline. — Pourquoi un grand garçon comme cela aurait-il peur d'un clown? — Il ne comprend pas, dit la jeune fille. Il n'a jamais connu de fêtes ni de clowns. Mais tout va bien, maintenant, n'est-ce pas, Adam? — Miss Drury a raison, Maude, appuya une autre voix. Joanna se retourna et vit Pauline se frayer un chemin dans le groupe de spectateurs. — Viens, Adam. Allons manger de la crème glacée. Je parie que tu n'en as encore jamais mangé. Miss Drury, aimeriez-vous prendre quelque chose, vous aussi? Tous trois se dirigèrent vers les buffets. Des domestiques assuraient le service pour les cakes et les puddings, les salades et les viandes froides, les fromages et les fruits, tandis que des chefs tranchaient des jambons, des roastbeefs, des pièces de gibier. Pauline donna d'abord à Adam une assiette de crème glacée, qu'il goûta prudemment avant de s'y attaquer pour de bon. Elle s'adressa ensuite à Joanna : — Ne voulez-vous pas essayer un peu de ce pudding, miss Drury? Il est fait selon une recette typiquement australienne, paraît-il. Ce sont les forçats qui l'ont inventée, je crois. Vous venez des Indes, m'a dit Hugh. La colonie de Victoria doit vous sembler bien étrangère. Je me suis laissé dire que les Indes étaient si... Elle marqua une pause. — Eh bien, si arides. Êtes-vous sûre de pouvoir vous adapter à ce pays? Nous autres, ne ressemblons à personne. Les nouveaux venus ont toujours de la peine à s'habituer ici. Parfois, cela leur est tout bonnement impossible. Pauline disposait sur leurs assiettes de petites quantités de salade de pommes de terre, d'huîtres glacées, et des tranches de rôti de boeuf froid. — Il n'y a pas bien longtemps, poursuivit-elle, une jeune femme est arrivée d'Angleterre. Elle était, tout comme vous, jeune et inexpérimentée. Elle a épousé un éleveur de la région et a tenu exactement un an. Elle a compris qu'elle détestait la vie que nous menons ici et elle est repartie par le premier bateau. — Je suis pour peu de temps dans cette colonie de Victoria, miss Downs, déclara Joanna. Je suis venue en Australie pour mener certaines recherches sur ma famille. Et je crois avoir hérité quelque part d'un domaine. — Vraiment, murmura Pauline. Elle vit qu'Adam avait fini sa crème glacée. Elle reposa les assiettes. — Viens, Adam, dit-elle. Je voudrais te montrer quelque chose. A vous aussi, miss Drury. Tous trois pénétrèrent dans la maison. — A mon avis, reprit Pauline, le cadre de vie est d'une grande importance quand on doit élever un enfant. Ils gravissaient le grand escalier. — Je ne connais que trop bien la petite maison de Merinda : elle ne convient absolument pas à un enfant. Et cette cour! Ce n'est pas le meilleur endroit pour un petit garçon, vous devez bien le reconnaître. — Adam est habitué à vivre dans une ferme. — Oui, mais il ne sera plus question pour lui de continuer à mener cette vie. Dès que Hugh aura construit notre maison, Adam connaîtra un genre d'existence plus raffiné. Nous y sommes. Elle ouvrit une porte et s'effaça. Joanna et Adam découvrirent une chambre d'enfant meublée d'un lit à colonnes et d'une commode, tapissée de papier à fleurs. Par la fenêtre mansardée, le soleil entrait à flots. La pièce était pleine de jouets : ours en peluche, soldats de bois, train mécanique, chevalet avec sa palette de couleurs, cheval à bascule... tout ce qu'un petit garçon pouvait désirer. — J'ai acheté tout cela moi-même, dit Pauline. Tout ce que vous voyez ici, je l'ai choisi spécialement pour Adam. Elle se pencha vers l'enfant. — Que penses-tu de ta nouvelle chambre, Adam? Joanna contempla la pièce. Comment le petit accepterait-il d'être enfermé là, après avoir vécu libre au bord de la rivière? — Je veux que nous devenions amis le plus tôt possible, Adam, poursuivit Pauline. Elle se tourna vers Joanna. — A partir d'aujourd'hui, il restera ici, à Lismore. Il ne retournera pas à Merinda après la fête. — Mais M. Westbrook ne m'en a rien dit. — Hugh n'en sait rien encore mais il sera de mon avis. Nous devons avoir un peu de temps, Adam et moi, pour nous habituer l'un à l'autre. — Cela, je le comprends, répondit la jeune fille. Mais Adam a subi récemment bien des bouleversements dans sa vie. Il a connu une perte cruelle et d'autres chocs dont nous ne savons encore rien. — Oui, je sais. Hugh m'a tout expliqué. J'ai l'intention d'engager un précepteur qui donnera des leçons à Adam et lui enseignera à parler comme il faut. En serais-tu content, Adam? Joanna fut horrifiée à l'idée qu'on puisse vouloir enfermer cet enfant dans une salle de cours. Mais une autre émotion la saisissait aussi : l'instinct de possession... non seulement vis-à-vis d'Adam, mais de Hugh. Ils retournèrent près des buffets où Hugh, Frank et John Reed se servaient de fraises et de crème anglaise. — Je vous assure, Hugh, disait Reed, c'est folie de croire que vous pourrez développer une race de moutons capables d'être élevés dans certaines parties du Queensland et de Nouvelle-Galles du Sud : ce sont des régions trop chaudes et trop sèches pour qu'on y élève des moutons. On a déjà essayé, et personne, jusqu'à présent n'y est parvenu. — J'ai bien l'intention de réussir, affirma Hugh. — Vous autres, gens du Queensland, vous êtes têtus comme des mules. Hugh sourit. — Être du Queensland, c'est être un survivant. John se tourna vers Frank. — Vous êtes terriblement silencieux, aujourd'hui, Downs. Ça ne vous ressemble pas. — J'ai certaines préoccupations, c'est tout, John. Frank avait eu l'intention d'inviter Ivy Dearborn à la réception, mais Pauline avait refusé catégoriquement. De toute façon, Ivy n'acceptait toujours pas de sortir avec lui. Il n'y comprenait rien, car elle avait affiché son portrait au mur, chez Finnegan. Il ne lui tenait pas rigueur de vouloir protéger sa réputation : elle tenait, soupçonnait-il, à être traitée en femme respectable, contrairement à ce qu'était habituellement le sort de serveuses. Mais que pouvait-il y avoir de plus innocent, de plus respectable qu'une fête donnée en l'honneur d'un petit garçon? Pauline, cependant, s'était montrée inflexible, et Frank avait capitulé. S'il avait insisté, et amené Ivy à Lismore, Pauline lui aurait fait la vie dure, et Frank, par contrecoup, aurait pu perdre toutes ses chances auprès de la jeune femme. Néanmoins, il ne renonçait pas. Plus elle mettait de constance à refuser ses invitations, plus il la trouvait attirante. Il se surprenait à revenir sur sa première impression. Il l'avait d'abord trouvée sans beauté, sans agrément particulier. Au cours des dernières semaines où il avait fréquenté le pub de Finnegan, Frank avait découvert chez Ivy une séduction subtile : elle était d'autant plus désirable qu'elle se montrait inabordable. Mais Noël approchait, et le cadeau approprié, soupçonnait-il, lui vaudrait de pouvoir passer quelques moments avec elle. — Dites-moi, Hugh, reprit John Reed, je vous ai vu tout à l'heure parler avec Ezekial. Vous n'aviez pas l'air content. Que mijote donc ce vieux démon? Hugh répondit, les yeux sur son verre : — Il était question de moutons, c'est tout, John. — Vous devriez savoir ce qui se dit, Hugh, je crois, intervint Frank. J'ai entendu certains de mes ouvriers parler d'Ezekial : il répandrait partout le bruit que Merinda a été frappé par le mauvais sort. Qu'en dites-vous? Hugh lança un coup d'oeil vers Joanna. — J'ai eu la malchance d'avoir une infestation de poux juste avant la tonte. C'était à cela qu'il faisait allusion, je suppose. Frank vit approcher Joanna. — Oh, miss Drury, vous vous souvenez de moi, j'espère. Nous nous sommes brièvement rencontrés à Melbourne. Qu'avez-vous réussi à découvrir, à propos de ce titre de propriété? — Oui, certainement, je me souviens de vous, monsieur Downs, répondit la jeune fille. Elle lui retraça sa visite à l'homme de loi de Hugh, à Cameron Town. — Il a raison, dit Frank. A moins de déterminer dans quelle colonie l'acte de vente a été dressé, j'ai bien peur que vous n'ayez entre les mains un document sans valeur. Joanna songeait aux notes codées de son grand-père, à la très forte possibilité que la clé de ce qu'elle cherchait y fût contenue. Mais le livre que lui avait offert Hugh s'était révélé inutile. Quel que fût le code employé par John Makepeace, il ne faisait certainement pas partie des plus répandus. Frank sortit de sa poche un carnet de notes. — Voyons dans quelle mesure je pourrais vous aider, reprit-il. Les mystères sont ma passion, le premier venu vous le dira. Si vous voulez bien me permettre de passer sur cette affaire un petit entrefilet dans mon journal, quelqu'un le lira peut-être et... La jeune fille le regardait écrire. Elle le vit tracer des lignes et des signes, questionna : — Quelle est cette écriture, monsieur Downs? — On appelle cela de la sténographie. J'exige de tous les membres de mon personnel qu'ils sachent s'en servir. — Vous dites « sténographie »? — Oui. C'est une manière d'écrire rapidement en usant de symboles et d'abréviations. Il existe différentes méthodes de sténographie. Celle-ci a été inventée en 1837 par un certain Pitman. Comme vous le voyez, c'est très efficace. Un reporter peut ainsi noter une histoire complète. Martin Luther rédigeait tous ses sermons en sténographie, vous savez. — Vous permettez? demanda Joanna. Il lui tendit le carnet. Elle traça les signes qu'elle en était venue à si bien connaître. — Monsieur Downs, connaîtriez-vous ce code, par hasard? Il jeta un coup d'oeil sur le papier. — Ce n'est pas un code, miss Drury. C'est une autre forme de sténographie. Et elle me paraît vaguement familière, bien que je ne sache pas trop où je l'ai vue. — Monsieur Downs... reprit Joanna, une note d'excitation dans la voix, mon grand-père a laissé des papiers rédigés dans cette écriture. Si je pouvais les transcrire, je crois que je serais en mesure de découvrir où vivaient mes grands-parents et où est située la terre qui leur a été concédée. Comment pourrais-je identifier la méthode de sténographie dont il se servait? — Je possède un manuel qui réunit plusieurs méthodes, miss Drury. Vous pourrez l'emporter si vous le désirez. Je vous conseille aussi d'écrire à la Société de Sténographie de Londres, en joignant à votre lettre un spécimen de l'écriture employée par votre grand-père. Il remit son carnet de notes dans sa poche. — Je passerai votre histoire dans l'édition de lundi. Votre identité demeurera secrète, naturellement. Je préciserai simplement que, si quelqu'un possède des renseignements sur... Comment s'appelaient-ils? — John et Naomi Makepeace. Ils étaient dans ce pays de 1830 à 1834, dans un endroit appelé Karra karra... Adam semblait avoir sommeil, remarqua Pauline. — Si nous montions dans ta chambre? lui dit-elle. Tu pourrais faire un petit somme. — De quelle chambre parlez-vous, Pauline? demanda Hugh. Elle lui exposa son projet. Il répliqua : — Le petit ne restera pas ici. Il rentre à Merinda. — Mais il serait beaucoup mieux ici, mon chéri. — Merinda est son foyer. C'est là qu'il doit vivre. — A mon avis, nous devrions laisser le choix à Adam. — Nous n'en ferons rien. Le petit rentre à Merinda. Pauline lui sourit aimablement. — Fort bien, mon chéri. Après tout, quatre mois, ce n'est pas bien long. Ce temps écoulé, je deviendrai sa mère. Lorsqu'ils partirent, Hugh portait dans ses bras l'enfant endormi, et un valet de pied s'était chargé des cadeaux dont Adam avait été comblé. Joanna prit conscience de sa propre fatigue. Elle restait obsédée par la vision de la peinture sur écorce, tourmentée en même temps par l'état d'Adam et par la froide manipulation de Pauline. Elle s'aperçut qu'elle était la proie d'un sentiment qui lui était jusqu'alors inconnu : la jalousie. Chapitre VIII l Adam examinait le dessin qu'avait fait Sarah : un oiseau en plein vol. Il s'efforçait de décrire ce qu'il voyait. Mais, quand il essayait de former les syllabes, les mots ne voulaient pas sortir. Après plusieurs tentatives, il renonça, exaspéré. Sarah posa sur lui un long regard pensif. — Pourquoi ne parles-tu pas, petit garçon? Quel mauvais esprit retient ta langue? Il leva vers lui des yeux emplis de consternation. Elle lui passa un bras autour des épaules. — Ça ne fait rien, dit-elle. Ils étaient installés sur la véranda, pour leur leçon matinale d' « anglais de Blanc », comme disait Sarah. L'idée venait d'elle. Mais ce n'était pas aussi facile qu'elle l'avait imaginé. Adam éprouvait de la difficulté à parler, tout comme elle, mais pour une autre raison : Sarah avait vécu dans une Mission chrétienne, parmi des Aborigènes qui ne parlaient pas l'anglais. Avec le temps, elle le savait, elle arriverait à parler aussi couramment que Joanna. Mais, au cours des quelques semaines où elle avait essayé d'aider Adam, elle avait saisi que son problème était différent et ses causes, moins compréhensibles. Adam reporta son regard sur le dessin, chercha de toutes ses forces à former les mots. Il désirait faire plaisir à Sarah. Elle se montrait si gentille avec lui, ne le grondait jamais quand il n'arrivait pas à s'exprimer. Il avait envie de parler, il savait même ce qu'il voulait dire, mais il ne parvenait pas à faire fonctionner sa langue, ses lèvres. C'était comme le jour où... Non, il ne voulait pas se souvenir. Il était arrivé quelque chose, et il avait essayé de parler, mais les mots se refusaient à venir. Les agents en uniforme s'étaient impatientés. Adam avait pleuré. Ils étaient devenus furieux et ils l'avaient mis sur un bateau. Il fit une nouvelle tentative. — 'rondelle, dit-elle. Hirondelle! Il releva les yeux vers Sarah. — Hirondelle, répéta-t-il, en désignant le dessin. Elle le serra contre elle. — Oui, petit garçon. Maintenant, dis où elle va, l'hirondelle... Mais elle se figea subitement. Dehors, dans la cour, un chien de berger solitaire, couché dans la poussière, bougeait la queue pour chasser les mouches. La matinée de décembre, chaude et somnolente, était pleine de langueur. La terre desséchée gisait, soumise, sous la féroce puissance de l'été. Sarah leva la tête vers le ciel. Elle dirigea ses pensées dans cette direction, s'efforça de préciser ce qu'elle venait de ressentir. Elle reporta son regard sur les champs qui s'étendaient à l'est, bien loin de Merinda, jusqu'à l'horizon. Il se passe quelque chose, pensait-elle. — Sarah? dit Adam. Elle se tourna vers lui. Sa voix lui avait paru trop sonore. Il y avait un danger, elle le sentait. — Sarah, répéta Adam, en tirant sur sa jupe. Elle ferma les yeux pour un examen intérieur. Elle connaissait déjà ce phénomène, ces avertissements qui résonnaient soudain dans son esprit. A la Mission, la vieille Deereeree, l'une des anciennes, avait dit à Sarah qu'un jour, elle allait devenir comme sa mère, qui avait possédé la Connaissance. Mais, souvent, les « connaissances » de Sarah restaient incomplètes. Elles étaient vagues, imprécises. Car, toujours selon la vieille Deereeree, l'initiation de Sarah avait été interrompue. Si on lui avait permis d'être pleinement initiée par les anciennes, elle posséderait une Connaissance plus définie, plus nette, comme l'avait été celle de sa mère. Ainsi, en cet instant, assise dans l'ombre de la véranda, tandis que la cour et les bâtiments se dessinaient sous une étrange lumière, Sarah ne savait pas ce qu'elle sentait. Elle savait seulement que le message était urgent. Et qu'il impliquait Joanna. Elle se leva. — Adam, dit-elle, en prenant la main de l'enfant, allons faire une promenade. Ils se dirigèrent vers les arbres qui bordaient la rivière. Sarah cherchait à prendre la mesure de sa peur. S'agissait-il d'une véritable « connaissance », ou bien était-ce seulement l'appréhension qui la saisissait chaque fois que Joanna se rendait aux ruines? Il y avait tant de questions auxquelles elle aurait aimé avoir des réponses. Si seulement elle avait pu parler à la vieille Deereeree. Mais le Révérend Simms avait interdit à Sarah de voir les anciennes. La vieille Deereeree savait tout. Elle aurait pu dire à Sarah en quoi et pourquoi Joanna était différente des autres femmes blanches. Sarah avait perçu cette différence dès le soir de l'arrivée de Joanna à Merinda, lorsqu'elle l'avait vue avec le livre que la jeune fille lisait chaque jour et dans lequel elle écrivait. Se pouvait-il que Joanna fût une femme-chantre? Que sa mère eût été une femme-chantre? Ce livre, que Joanna appelait un journal, contenait, Sarah le savait, les chants de la mère de la jeune fille. Joanna les lisait chaque jour, et Sarah pensait qu'elle agissait ainsi pour conserver le Rêve de sa mère. Il en serait allé de même pour Sarah, si elle avait achevé son initiation : elle chanterait maintenant le Rêve de sa mère, elle y ajouterait ses propres chants. Joanna faisait ainsi : elle ajoutait au livre ses propres chants, pour les transmettre par la suite à ses filles. Bien sûr, Sarah et Joanna n'avaient jamais abordé ce sujet. Jamais Joanna n'avait vraiment dit que le livre représentait le Rêve de sa mère. Mais Sarah le savait. Elle se demandait si Joanna avait hérité aussi des pouvoirs de sa mère. Elle semblait connaître les plantes qui guérissent, et celles qui sont mortelles. Elle pouvait tâter le poignet de quelqu'un et dire si le coeur était fort ou faible. Joanna avait emmené Sarah à la rivière, elle lui avait montré les plantes et les fleurs qui poussaient là et qui chassaient la maladie. N'était-ce pas là un pouvoir, se demandait Sarah, un pouvoir très particulier? Sa propre mère, elle le savait, avait possédé les pouvoirs d'une femme-chantre, et elle-même pressentait qu'elle pouvait les posséder aussi. Mais jusqu'alors ce n'étaient encore que des murmures, une sorte de frôlement dans l'ombre. Peut-être, se disait-elle, le fait qu'elle n'était pas entièrement initiée empêcherait-il ces pouvoirs de se développer pleinement. Ils naissaient, disait-on, quand une fille devenait une femme, au début de la menstruation. En arrivant près des arbres, Sarah et Adam ralentirent le pas. — Sarah..., commença l'enfant. Elle lui posa un doigt sur les lèvres. — Chut, il ne faut pas faire de bruit. Elle ôta ses chaussures et, pieds nus, pénétra silencieusement dans le bois. Près des ruines, elle découvrit Joanna : la jeune fille, assise sous un très vieil eucalyptus, écrivait dans le livre de sa mère. « J'ai examiné d'un bout à l'autre le livre de M. Downs, notait-elle, sans se savoir observée. Aucune des méthodes qu'il contient ne ressemble de près ou de loin à celle qu'employait mon grand-père. J'ai écrit à la Société de Sténographie de Londres. Sans doute, si je retrouvais Patrick Lathrop, y aurait-il une chance pour qu'il connût cette sténographie particulière. J'ai besoin de découvrir une clef à la vie de mon grand-père et, par voie de conséquence, à celle de ma mère. Je continue à faire les mêmes cauchemars. Et maintenant, presque chaque nuit, je rêve de l'effrayante peinture sur écorce que j'ai vue à Lismore. Elle m'obsède. » Constamment, elle éprouvait le besoin pressant de trouver la solution du mystère qui avait provoqué la mort de sa mère. Dans ces moments où la déception engendrait en elle la frustration, toutes les fois qu'elle se sentait perdue, elle venait confier son esprit troublé à la sérénité du paisible billabong. Des lettres étaient arrivées des autres colonies, avec des rapports, des cartes. Mais sur ces dernières, pourtant très détaillées, ne figurait aucun endroit appelé Karra Karra. Les fonctionnaires des services d'archives déclaraient qu'ils n'avaient aucun signe de la présence des Makepeace, à une époque quelconque, dans leur colonie. Joanna essayait maintenant de concentrer sa recherche sur l'insaisissable Patrick Lathrop, le condisciple de son grand-père à Cambridge. Elle se remit à écrire : « M. Westbrook a proposé de prendre contact avec un certain M. Asquith, qui travaille à la Commission des Affaires Aborigènes, à Melbourne. A son avis, un homme étroitement associé avec l'administration des indigènes pourrait avoir de ces gens une certaine connaissance. J'avais espéré que Sarah constituerait pour moi une source d'information, mais elle demeure réticente à parler de son peuple. Je suis néanmoins sûre d'une chose : Sarah est de plus en plus troublée par ma présence ici, près de la rivière. Peut-être lui déplaît-il que je vienne à cet endroit très voisin des ruines. Je la surprends encore, de temps en temps, à m'épier de loin. Elle semble attendre quelque chose. Je l'ai questionnée, mais elle se refuse à en parler. Peut-être est-ce parce que ce lieu appartient aux morts. Elle ne veut rien me dire de ses parents parce qu'ils sont morts : parler des morts est tabou. » Joanna posa sa plume et s'adossa au tronc de l'arbre. La journée était de plus en plus chaude. Elle ôta son chapeau, défit les premiers boutons de son corsage. A travers les arbres, elle distinguait tout juste, entre les troncs striés de gris, de rouge et de rose, les vastes plaines de Merinda, maintenant jaunies sous le soleil brûlant. Elle fouilla du regard chaque ondulation de cet océan d'herbe, dont n'émergeaient de loin en loin que quelques eucalyptus solitaires. Parfois, le rare passage d'un cavalier venait troubler cette monotonie. Elle se demandait si Hugh Westbrook se trouvait là-bas. Mais la mémoire lui revint : il avait dit, ce matin-là, qu'il se rendait à cheval à Lismore. Le mariage devait avoir lieu dans un peu plus de trois mois. Joanna était troublée de sentir son désir pour lui grandir de jour en jour. Cette souffrance-là ne la quittait plus. C'était comme une faim dévorante, partout en elle : dans son coeur, dans tout son corps, jusqu'au bout de ses doigts... un besoin constant de le toucher, de sentir son contact. Elle se rappelait l'avoir trouvé séduisant, lorsqu'elle l'avait vu pour la première fois sur le quai, deux mois plus tôt. A présent, elle s'étonnait de le trouver de plus en plus beau. Elle se surprenait à étudier son visage, la ligne de sa mâchoire, son nez rectiligne, et elle sentait son désir s'intensifier encore. Joanna se souvenait d'avoir rêvé, quand elle était plus jeune, de son propre mariage. Comme la plupart des jeunes filles de son âge. Elle s'était demandé qui elle épouserait, et en quel endroit des Indes elle vivrait avec son mari. Elle avait dansé, dans des bals, avec de jeunes et beaux officiers et, chaque fois, elle avait pensé : Sera-ce lui? En cet instant, tandis qu'elle écoutait les bruits de la forêt et se rappelait qu'approchait son dix-neuvième anniversaire, ses pensées revenaient à l'amour, au mariage. Quand et comment allait-elle rencontrer un homme qu'elle pourrait épouser? Elle pensa au docteur David Ramsey qui lui avait dit : « J'ai eu l'occasion de travailler avec les nouvelles infirmières de Florence Nightingale, miss Drury. Elles élèvent réellement le métier au rang d'une profession profondément respectée. Il conviendrait à un médecin comme moi d'avoir pour partenaire une femme semblable. Je me disais, miss Drury, qu'avec votre connaissance des remèdes naturels et ma science de la médecine, nous pourrions former une équipe remarquable. » Joanna s'émerveillait des manières différentes dont les gens trouvaient l'amour. Pour certains, il semblait s'agir d'une passion instantanée, déclenchée par un seul échange de regards d'un bout à l'autre d'une pièce. Pour d'autres, apparemment, c'était une lente croissance, comme celle d'une graine plantée en terre et cultivée avec soin. Et toutes les amours, elle le savait, n'aboutissaient pas au mariage et au bonheur. Elle songeait aux Indes britanniques, où les épouses de militaires et des fonctionnaires de la Couronne étaient reléguées dans l'ombre de leurs maris, lesquels se souciaient beaucoup plus de leur travail, de leurs amis, de leurs chevaux et de leurs chiens que de leurs femmes. Les hommes accomplissaient leur oeuvre de bâtisseurs d'empire, ils formaient des clubs, passaient leur temps en compagnie les uns des autres, tandis qu'à la maison, les femmes languissaient et s'ennuyaient, négligées, inutiles. Aussi les aventures cachées n'étaient-elles pas rares, parmi les épouses des officiers britanniques. Joanna avait entendu les commérages. Comment cela pouvait-il se produire ? se demandait-elle. Pourquoi une femme commettait-elle soudain de telles imprudences, se souciait-elle si peu de sa sécurité? Qu'est-ce qui la poussait à renoncer à tout instinct de conservation, à toute honte, à toute peur du danger? Elle sursauta : un kookaburra venait d'éclater de rire au-dessus de sa tête. Elle le chercha du regard, découvrit un oeil étincelant fixé sur elle. Sa pensée revint à Hugh, à son allure, la veille, quand il était entré dans la cour au galop de son cheval. Que serait-ce, se disait-elle, d'être mariée à un homme comme lui, de savoir que, lorsqu'il rentrait le soir, c'était vers elle qu'il revenait? Elle soupira de nouveau. Une étrange agitation s'emparait d'elle. C'était une impression inexplicable, qu'elle n'avait encore jamais ressentie. Elle l'attribua à son impatience de retrouver Karra Karra, à sa frustration devant son impuissance à déchiffrer les notes de son grand-père, à une réaction à retardement à tous les changements qui en quelques mois s'étaient opérés dans son existence. Son malaise avait bien des causes, décida-t-elle, sans savoir que, par ses soupirs, ses regards languissants, ses allées et venues impatientes sur la berge du billabong, elle imitait tous les signes qui marquent les débuts de bien des amours nouvelles. Tout à coup, une branche craqua. Joanna regarda autour d'elle. Retenant son souffle, elle tendit l'oreille, fouilla du regard la clairière. Elle ne vit que les troncs des vieux eucalyptus, qui perdaient leur écorce par plaques, et les ruines aborigènes couvertes de mousse. Mais elle éprouvait la forte sensation d'être épiée. Une sorte de silence mystérieux semblait être tombé sur la clairière. Même le murmure de l'eau dans le ruisseau paraissait assourdi. Une bande de cacatoès rose saumon s'ébattait dans les branches au-dessus d'elle, mais Joanna ne les entendait pas. Elle avait uniquement conscience de l'or du soleil qui tachetait le sol couvert de feuilles et des battements précipités de son coeur. — Qui est là? demanda-t-elle à voix haute. Elle n'obtint pas de réponse. — Sarah? reprit-elle plus fort. Adam? Rien. Elle fit quelques pas, ne vit personne. Pourtant, elle percevait une présence. — Qui êtes-vous? insista-t-elle. Je vous en prie. Elle entendit alors un bruissement parmi les arbres, suivi d'un bruit de pas bizarre. Elle fronça les sourcils. Le bruit ne lui avait pas semblé humain. Elle continua d'avancer parmi les arbres, précautionneusement, l'oreille tendue. Elle s'arrêta, porta le regard plus avant, mais ne vit que les plaines de Merinda, un océan d'herbe jaunie par l'été, qui s'étendait jusqu'au pied des montagnes. Sur sa droite, elle distingua les bâtiments de la ferme, et se tournant vers la gauche, elle vit... Le souffle coupé, elle se figea sur place. — Bonjour, fit-elle. Deux grands yeux bruns, abondamment frangés de longs cils, clignèrent des paupières à sa vue. — Bonjour, répéta Joanna. Jamais elle ne s'était trouvée aussi près d'un kangourou. C'était une femelle d'un gris bleuté, presque aussi grande que la jeune fille. Elle se tenait à quelques mètres seulement, debout sur sa queue et ses pattes de derrière, les pattes de devant croisées sur sa poitrine. De sa poche émergeait la tête d'un bébé kangourou, que Joanna avait entendu appeler un « joey ». Il fixait sur elle des yeux énormes. La jeune fille et l'animal restaient immobiles, sans se quitter des yeux. Joanna n'osait pas bouger, de peur d'effaroucher le kangourou. Elle était fascinée d'en voir un d'aussi près, de distinguer nettement le doux coloris et le grain soyeux du pelage, les moustaches frémissantes de chaque côté du museau. Elle regarda le joey. Il était déjà gros, et semblait tenir à grand-peine dans la poche de la mère. Joanna regardait la peau de cette poche onduler avec chacun de ses mouvements, comme s'il se trouvait à l'étroit et se tenait prêt à sauter dehors. — Que tu es joli, dit Joanna. La femelle battit des paupières, avant de se retourner, pour se laisser languissamment tomber sur ses pattes de devant et s'éloigner à petits bonds vers le billabong. Comme hypnotisée, Joanna la suivit. Lentement, la femelle se dirigea vers le cours d'eau. Ses pattes énormes se reliaient, se détendaient, les emportant, elle et son lourd fardeau. Non loin de la berge, elle s'arrêta. Joanna, à distance respectueuse, décrivit un cercle autour d'elle et fut témoin de son comportement étrange. Le kangourou se courba vers le sol, comme pour paître, tendit les pattes de devant vers le joey. Brusquement, la poche parut céder, et le petit en sortit, en tomba presque. Pétrifiée, Joanna regardait le joey tituber sur ses pattes maladroites. La mère se dressait au-dessus de lui, surveillant chacun de ses mouvements. Le petit se pencha, tenta de brouter un peu d'herbe, bascula. Il se releva mais il semblait ne pas savoir comment harmoniser l'action de ses pattes avec son encombrante queue. Il regarda Joanna puis s'immobilisa. La jeune fille lui sourit. Elle arracha une poignée d'herbe savoureuse et la lui tendit. Elle fit un pas vers le joey, un autre encore, se retrouva proche de lui à le toucher. Elle laissa tomber l'herbe sur le sol, recula. Le joey examina l'offrande, et se mit à la grignoter. Enfin, la femelle émit une série de claquements de langue, et le petit revint vers elle. Elle lui lécha la fourrure, le gratta entre les oreilles, l'aida à remonter jusqu'à la poche. Elle retomba alors sur ses pattes de devant et s'éloigna en bondissant parmi les arbres. Joanna la suivit du regard, sans savoir que d'autres yeux, dans l'ombre, étaient fixés sur elle. Sarah, tremblante, les yeux écarquillés, tenait toujours la main d'Adam. Lentement, elle repartit à reculons. 2 Quand Joanna vit Hugh, dans la cour, il sellait son cheval. Elle descendit les marches de la véranda. — Je pars pour Melbourne, miss Drury, lui dit-il. Je serai de retour dans deux semaines, à temps pour Noël. Avez-vous besoin de quelque chose, en ville? — Non, je vous remercie. Rien ne me vient à l'esprit. — Je passerai à la bibliothèque, pour voir ce que je peux trouver à propos de Karra Karra. Il y a aussi, là-bas, un cabinet juridique auquel j'ai eu affaire à plusieurs reprises. Je m'y informerai à propos de votre acte de vente. Tout ira bien pour vous, miss Drury, seule ici? — Je ne suis vraiment pas seule, monsieur Westbrook. J'ai Adam, Sarah et monsieur Lovell. Elle promena son regard autour d'elle. — Bill, avez-vous vu Sarah? — Pas depuis ce matin, miss. Joanna fronça les sourcils. — Jamais elle ne s'est absentée si longtemps. Je me demande où elle a bien pu aller. Adam descendait en courant les arches de la véranda. — Joey! Vu un joey! Hugh l'attrapa, le fit tournoyer en l'air. — Qu'est-ce que c'est que cette histoire de joey? demanda-t-il. — Nous avons vu un bébé kangourou, ce matin, près de la rivière, dit Joanna. Il se tourna vers elle. — Tout seul? — Oh non, avec sa mère. — Vous ne l'avez pas approchée de trop près, j'espère? — Très bien, justement. J'ai donné au petit un peu d'herbe à manger. Il la dévisageait. — Miss Drury, vous auriez pu vous faire tuer. La mère vous a-t-elle vue? — Mais oui. Et elle a eu un comportement étrange. Elle a aidé le joey à sortir de sa poche et elle l'a repris ensuite. Il me semblait pourtant bien trop gros. Hugh et Lovell échangèrent un regard. — Vous avez vu naître un joey? — Mais non, il n'était pas en train de naître! Il était déjà gros. — Miss Drury, les kangourous naissent deux fois. La première naissance se passe de la même façon que pour les autres animaux, mais le joey séjourne ensuite pendant huit mois dans la poche ventrale, où il tète. Quand la mère juge le moment venu, elle le fait sortir de la poche, le mettant ainsi au monde pour la seconde fois. Vous avez assisté à cette seconde naissance. — Vraiment? — Moi aussi, je l'ai vu! proclama Adam. Bill se grattait la tête. — Je ne pense pas avoir jamais connu avant vous quelqu'un qui ait eu la chance de voir ça. Et je connais pourtant des gars qui ont été témoins de spectacles bien curieux. Hugh, l'air sombre, achevait de boucler les sacoches de sa selle. — Je ne veux plus que vous couriez de tels risques, miss Drury. Quand un kangourou se sent menacé, il a tendance à attaquer. Surtout s'il s'agit d'une femelle avec son petit. Ses pattes de derrière peuvent être mortelles. Il la regarda. Elle était sortie sans chapeau. Le soleil tombait droit sur sa chevelure épaisse et brillante. Il lui sourit. — Promettez-moi seulement de vous montrer plus prudente. Elle s'écarta, le regarda partir. Bill Lovell ôta son chapeau, en essuya l'intérieur avec son mouchoir, le replaça sur sa tête. — Bon, je ferais bien d'aller jusqu'à l'écurie. J'ai une jument qui va pouliner. Si vous avez besoin de moi... — Poulain! dit Adam. Je veux voir! — Je ne sais pas si... commença Joanna. — Mais si, miss Drury. Laissez-le faire. Viens donc, Adam. Aimeriez-vous nous accompagner, miss? — Mais oui, certainement. Donnez-moi le temps d'aller prendre mon chapeau. De retour dans la petite maison de bois, la jeune fille s'immobilisa. La manière dont Hugh l'avait regardée, lorsqu'elle avait parlé de sa rencontre avec la femelle kangourou... Il lui avait paru furieux, même si elle ne comprenait pas pourquoi. Ezekial, avait-elle entendu dire, racontait partout qu'elle portait malheur à Merinda, et, à cause de sa présence, certains des ouvriers aborigènes quittaient la ferme. Hugh ne lui en avait pas soufflé mot, mais la situation, elle le savait, devait le tourmenter. Elle se remémora alors le jour de la fête donnée à Lismore pour Adam : elle avait vu, au fond du jardin, Hugh en compagnie d'Ezekial, et, apparemment, ils se disputaient. Elle s'en affligeait. Si elle était venue à Merinda, c'était uniquement pour apporter son aide à Adam. Elle n'avait certainement pas souhaité devenir une cause d'ennuis. Elle revoyait l'air sombre de Hugh quand Bill Lovell lui avait rapporté que deux autres ouvriers aborigènes étaient partis. Pourquoi Ezekial s'acharnait-il contre elle? Jamais elle ne lui avait même adressé la parole. Une ombre se dessina soudain dans l'encadrement de la porte ouverte. Joanna se retourna. — Sarah! dit-elle. Où étiez-vous donc? La petite la prit par la main. — Venez. Venez avec moi. — Qu'y a-t-il? Qu'est-il arrivé? En passant devant l'écurie, Joanna cria à Bill qu'elle serait de retour dans quelques minutes. Quand Sarah et elle parvinrent aux ruines aborigènes, près de la rivière, Sarah s'assit, et fit signe à Joanna d'en faire autant. Au bout d'un moment, elle déclara : — Je vous ai vue. Je vous ai regardée, avec kangourou et joey. Quelque chose s'agita dans les branches, au-dessus d'elles. La jeune fille leva la tête. — Oui, je sais. Adam me l'a dit. Pourquoi m'avoir amenée ici? — J'ai quelque chose à vous dire. Homme blanc jamais ne voit naissance de joey. Esprit Kangourou ne laisse jamais homme blanc regarder. Seulement ceux qui font partie du Totem Kangourou. Cet endroit est sacré pour Rêve Kangourou. Joanna contemplait les majestueux gommiers rouges de la rivière, la surface nacrée du billabong. Quelque chose s'était produit... était en train de se produire. — Vous venez ici, à cet endroit interdit, tous les jours, reprit Sarah, mais vous ne mourez pas. Vous marchez sur ce sol, et Kangourou n'est pas furieux. Vous regardez joey naître, et vous ne mourez pas. Vous avez une grande magie, un grand pouvoir. Vous appartenez au Clan Kangourou. Joanna la dévisageait. — Mais je ne suis pas une Aborigène, Sarah. Comment pourrais-je appartenir au Clan Kangourou? — Esprit Kangourou vient me trouver en rêve, il me dit que vous avez Rêve Kangourou, il me demande de vous parler de votre Rêve. Il faut que vous connaissiez votre Rêve. — Mais je ne suis pas née ici, en Australie, protesta Joanna. Sarah ferma les yeux. Elle parut se perdre dans une contemplation intérieure. Elle dit enfin : — Tous les gens ont des totems, homme blanc aussi. Kangourou vous a donné votre signe. Vous voyez naissance de joey. Vous êtes favorisée par Rêve kangourou. Elle rouvrit les yeux, demanda : — Quel est votre Chemin de Cantilène? — Mon... Je n'en sais rien. Je n'ai jamais pensé que je pouvais avoir un Chemin de Cantilène. — Tout le monde a un Chemin. Où est le Chemin de Cantilène de votre mère? — Je l'ignore, répondit Joanna. Quelque part dans ce pays, en Australie? Pourquoi voulez-vous le savoir? — Parce que vous suivez un Chemin. C'est lui qui vous a amenée ici. — Je ne suis même pas sûre de savoir ce qu'est un Chemin de Cantilène, Sarah. Comment pourrais-je en suivre un? Expliquez-moi ce que c'est. — Cet endroit appartient au Rêve Kangourou, Joanna. Le Chemin de Cantilène passe par Merinda à partir de... Elle tendit le bras vers le nord. — A partir de très loin d'ici. Au temps du Rêve, l'Ancêtre-Femelle Kangourou a voyagé sur grande distance pour arriver ici, et elle continue, et elle meurt quelque part par là... A nouveau, elle tendit le bras, cette fois vers le sud. — Voilà ce que c'est, un Chemin de Cantilène. C'est une ligne esprit, une ligne temps. C'est une ligne de maintenant ethier. Joanna ne la quittait pas des yeux. — Sarah, comment savez-vous que le Chemin de Cantilène Kangourou passe par ici? Je ne vois rien. — Regardez, dit la petite. Elle désignait une butte herbue, vers l'amont de la rivière. — C'est là que l'Ancêtre Femelle Kangourou a dormi, expliqua-t-elle. Vous voyez ses grandes pattes de derrière, sa longue queue, sa toute petite tête? Joanna plissa les paupières. Elle crut reconnaître les contours d'un kangourou, au flanc de la colline. Soudain, la jeune Aborigène entonna une psalmodie. — Que faites-vous? questionna Joanna. — Je chante pour vous le Rêve Kangourou. — Je ne comprends pas. Du bout d'un morceau de bois, Sarah dessinait sur le sol. Des lignes, des cercles, des points. — Voici, dit-elle, le Chemin de Cantilène de l'Ancêtre-Femelle Kangourou. Elle vint d'ici, vous voyez? Et elle va par là. Voyez-vous? Mais Joanna voyait seulement des lignes, des cercles, des points. La voix de la petite poursuivait son bourdonnement monotone. La chaleur de l'après-midi s'appesantissait sur les bois. Joanna avait l'impression de se désincarner. Les arbres, la rivière lui semblaient devenir des illusions. Une atmosphère qui ressemblait à celle d'un rêve l'entourait. Sarah lui paraissait vieillir devant elle. Elle chantait des mots que Joanna ne comprenait pas, sur un rythme qui prenait possession de la jeune fille : elle le sentait dans ses veines, elle le voyait sous ses paupières. De vieux mots, plus vieux que le temps, parlaient, psalmodiaient, chantaient pour recréer le passé. La jeune fille ferma les yeux. Elle se sentait brûlante, pesante. Elle avait l'impression de se mouvoir dans un rêve. Tout à coup, elle vit des montagnes rouges, dénudées, une terre qui crachait le feu, d'immenses bandes d'oiseaux en plein vol et des silhouettes humaines... des silhouettes hautes et vigoureuses qui se dessinaient sur le ciel, qui couraient à petits bonds dans un paysage lugubre, des lances brandies, les bras balancés au rythme d'une antique cadence. Survinrent ensuite de gigantesques créatures, qui traversaient le tableau par bonds gracieux. Elles avaient un arrière-train massif, une petite tête... c'étaient des kangourous. Une multitude de kangourous. Leur rassemblement innombrable assombrissait l'horizon. Ils sautaient puissamment à travers les monotones plaines rouges. Et les silhouettes humaines les suivaient, les observaient, les révéraient... Le soleil de l'après-midi, à travers les branches des arbres, écrasait la terre de sa chaleur, de sa lumière. Les mouches, les moustiques bourdonnaient, bruissaient. Joanna s'efforçait de maintenir la clarté de son esprit. Comment suis-je en mesure de voir ces images? se demandait-elle. Mais elle se rappela un passage du journal de sa mère : « La nuit dernière, j'ai rêvé de kangourous. Par troupes immenses, ils traversaient une plaine rouge. La montagne est de nouveau présente, celle qui m'est apparue dans d'autres rêves. Et je vois de sombres silhouettes humaines se profiler sur un soleil rouge. Est-il possible que j'aie jadis été témoin d'une scène aussi fantastique? » Sarah achevait son chant. Joanna lui demanda : — Pouvez-vous me parler du Serpent Arc-en-Ciel? — Le Serpent Arc-en-Ciel, répondit la jeune Aborigène, est très puissant... Il fait partie des secrets des femmes, il appartient aux Rêves des femmes. — Les femmes ont donc des Rêves particuliers? — Oui, dit Sarah. Les femmes ont leurs propres Chemins de Cantilène... Plus puissants que ceux des hommes, parce que nous avons la vie en nous. Je peux vous dire cela, Joanna, parce que vous êtes une femme. Les garçons subissent beaucoup d'épreuves avant de devenir des hommes. Ils sont entaillés, ils perdent leur sang. Les filles n'ont rien à supporter parce que la vie est déjà en elles. Elles deviennent des femmes elles-mêmes... Sarah marqua une pause. Elle regarda ensuite Joanna et déclara : — Ma mère était une femme-chantre. Elle conservait les mythes et les rites secrets des femmes et elle chantait aux cérémonies des femmes. Si l'homme blanc n'était pas venu, je serais une femme-chantre, moi aussi. — Faites-vous partie, vous aussi, du Clan Kangourou? — Non, dit Sarah. Mon ancêtre était le Phoque à Fourrure. J'ai donc le Rêve Phoque, qui est loin d'ici. Un jour, je suivrai mon Chemin de Cantilène. Je marcherai sur les traces de l'Ancêtre et je trouverai mon Rêve. — Vous dites que votre ancêtre était le Phoque à Fourrure, dit Joanna. Cela signifie-t-il que vous descendez d'un phoque? La jeune Aborigène sourit. — Au temps du Rêve, le premier ancêtre Phoque à Fourrure a jailli des eaux du Sud. C'était une femelle. Elle a créé par son chant sa propre existence et elle a créé ensuite les îles et les rochers. Elle a enseigné à ses enfants le Chant Phoque à Fourrure. Le Chant a été transmis de génération en génération et il est venu jusqu'à moi. — Mais pourquoi n'êtes-vous plus un phoque à fourrure? questionna Joanna. — Parce que nous avons changé. Nous sommes venus habiter la terre et, lentement, nous sommes devenus des humains. Mais mon Rêve est toujours Phoque à Fourrure, même si je suis un être humain. Vous connaissez Ezekial, le vieux traqueur? Il a le Rêve Emeu. Et la vieille Deereeree, à la Mission : elle a le Rêve Cacatoès. Nous venons de ces ancêtres. Ezekial ne doit jamais manger d'émeu ni porter des plumes d'émeu. La vieille Deereeree ne doit jamais manger de cacatoès. Et je ne dois jamais tuer un phoque à fourrure, ni manger sa chair, ni porter sa fourrure. Joanna était de plus en plus pensive. — Je suis désolée, dit-elle, mais je ne comprends toujours pas ce qu'est le Rêve. — Le Rêve nous lie aux mères qui sont venues avant nous et aux filles qui ne sont pas encore nées. Ma mère m'a chanté son Rêve, comme sa mère l'avait fait avant elle, et toutes les autres, depuis le temps où les Ancêtres ont chanté les premiers chants. Je chanterai mon Rêve à mes filles, et elles seront ainsi liées, à travers moi, à toutes leurs mères précédentes, jusqu'aux premiers temps du Rêve Phoque à Fourrure. — Il n'en est pas ainsi chez les gens de mon pays. Ma mère ne m'a jamais chanté son Rêve. — Sarah sourit. — Mais si, elle l'a fait. Vous avez le Rêve de votre mère. Il est dans le livre où vous écrivez. — Dans son journal? — Oui, c'est son Chemin de Cantilène. Et vous y écrivez vos chants. Vous continuez son Rêve. Vous devez le préparer pour votre propre fille. Joanna était sous le charme. Quand Hugh lui avait expliqué ce qu'étaient les Chemins de Cantilène, elle avait imaginé des traces matérielles, semblables à des routes ouvertes à travers les forêts et marquées par des poteaux indicateurs. Mais elle commençait à comprendre que c'était bien autre chose... que cela pouvait être aussi simple qu'un journal ou des lettres échangées entre une mère et sa fille. Les Chemins de Cantilène étaient faits de la transmission, d'une génération à l'autre, du courage, de la sagesse, des émotions... comme des liens entre les âmes. Lady Emily avait noté un jour, dans son journal : « Quand je pense à ma mère, j'ai l'impression qu'elle est encore avec moi, toujours vivante, même si je ne me souviens pas d'elle. » Pour la première fois, Joanna commençait à saisir le sens de l'expression « créer par le chant ». — Où est votre mère, à présent? demanda-t-elle à Sarah. — Elle s'est enfuie de la Mission pour rejoindre son clan. Mais un homme-chantre a dit qu'elle avait révélé nos secrets à l'homme blanc, et il a chanté une mauvaise magie. — Vous voulez parler d'un chant-poison? — Oui. — Et... elle en est morte? — Je ne sais pas. Elle reviendra peut-être un jour. Cela arrive, avec les femmes-chantres. — Sarah, dit lentement Joanna, ma mère parlait de poison. Je me demande si, peut-être, elle est morte d'un chant-poison. Mais il aurait été chanté contre sa mère, je pense... pas contre elle... contre ma grand-mère. — L'esprit grand-mère est très puissant, affirma Sarah. — Quand vous me regardez, Sarah, voyez-vous un mauvais sort autour de moi? Voyez-vous un chant poison? Soudain, un bruit étrange emplit l'air, un son aigu, plaintif. Un objet indistinct frôla dans son vol les têtes de Sarah et de Joanna. Elles furent debout d'un bond, virent un boomerang heurter violemment un arbre proche et se ficher dans le tronc avec un bruit sec. Elles perçurent un mouvement derrière elles et firent volte-face. Ezekial s'avançait parmi les arbres. Il s'approcha de Sarah. — Tabou, dit-il calmement. Il se tourna alors vers Joanna. — Allez-vous-en. Ce lieu n'est pas pour vous. Vous entendez des choses taboues. Vous apportez le mauvais sort sur cet endroit. — Non, Vieux Père, ce n'est pas tabou, intervint Sarah. Une lueur de surprise passa dans les yeux du vieil homme. — Vous dites des choses taboues, enfant, insista-t-il. Joanna vit que la jeune Aborigène tremblait. Son regard exprimait à la fois la crainte et le défi. Elle vit aussi le regard qu'Ezekial posait sur Sarah il n'avait pas l'habitude qu'on le défiât. — De mauvaises choses arrivent maintenant, dit-il. Il n'avait pas élevé la voix, mais la jeune fille perçut sa colère et une crainte qui lui était particulière. Il parlait doucement, mais son visage était un masque. Il passa devant Sarah et Joanna, arracha le boomerang à l'arbre et continua sa route à travers bois sans jeter un coup d'oeil en arrière. Chapitre IX l Noël! pensait Pauline. Le temps des échanges de cadeaux et des chants de saison, de l'oie rôtie et du plum-pudding, du gui et du vin chaud aux épices. Le temps de la séduction, pensait-elle encore, souriant à son reflet dans le miroir. Elle consulta de nouveau la pendule, au-dessus de la cheminée de sa chambre. Il était huit heures et demie. Deux semaines plus tôt, avant de quitter Melbourne, Hugh avait promis de venir la chercher à neuf heures, pour le bal de Noël qui se donnait ce soir à Strathfield. Trois jours auparavant, elle avait reçu de lui un télégramme de Melbourne, posté au moment de son départ. A présent, il devait être à Merinda. Et, comme Pauline, il se préparait. Celle-ci ne pouvait s'empêcher de se sourire dans la glace. Hugh, ce soir, allait avoir une surprise. Il ne le savait pas encore, mais Pauline avait décidé que cette nuit-là, et non pas quelque autre, à trois mois de là, serait leur nuit de noces. Elle portait le peignoir de satin couleur pêche qui faisait partie de son trousseau. Sa robe de bal était restée étalée sur le lit. La tournure et les jupons n'avaient pas quitté la garde-robe. La cape en fourrure de phoque, que Frank lui avait offerte pour Noël, était encore dans son carton. C'était une cape magnifique, faite de soixante peaux parfaitement assorties. On avait de plus en plus de mal à trouver des phoques — ils avaient même totalement disparu de certaines régions —, et le vêtement avait coûté une fortune à son frère. Pauline se voyait déjà arriver au bal dans cette cape somptueuse, avec, elle l'espérait, le visage rayonnant d'une femme après la découverte de l'amour physique. Elle avait eu l'idée de ce plan pour séduire Hugh le matin même, lorsqu'elle s'était réveillée sous la chaleur étouffante du soleil de décembre. Allongée dans son lit, baignée dans la mer de satin de ses draps parfumés, elle savourait les derniers effets d'un rêve érotique qu'elle venait de faire à propos de Hugh. Son désir de lui était douloureux, elle aurait souhaité qu'il fût près d'elle dans ce lit, elle se demandait comment elle allait pouvoir endurer les trois mois qui les séparaient encore du mariage. Et soudain l'idée lui vint. La réponse était simple elle n'attendrait pas jusque-là. Mais son raisonnement avait aussi un aspect purement pragmatique. Pauline était certaine désormais que Joanna Drury représentait une réelle menace. Elle repensait sans cesse à l'allure de Joanna, à la garden-party. Ces primevères dans les cheveux, quel grossier stratagème! Mais c'était le signe sans équivoque que Miss Drury cherchait à conquérir Hugh. Pauline avait alors résolu de mener contre elle une campagne en règle, et elle commençait à en recueillir les fruits. Ainsi les efforts de Joanna Drury pour se gagner les bonnes grâces des autres femmes du district n'aboutiraient pas. Après la nuit prochaine, après la totale séduction de Hugh, la victoire de Pauline serait garantie. Il faisait très chaud. L'atmosphère s'alourdissait du parfum des gardénias et des mimosas. Pauline sentait le satin caresser sa peau nue. Sans cesser de réfléchir à son projet, elle se passa la main le long de la cuisse. Elle avait donné congé à toute la domesticité, mis à part Elsie, sa femme de chambre, qui était du complot. Quand Hugh se présenterait, Elsie devait le conduire à l'étage. Il s'attendrait à trouver Pauline en grande tenue, prête pour le bal, mais il la découvrirait telle qu'elle était à présent, dans une tenue aguichante, prête pour son étreinte. Tout se passerait parfaitement. Hugh ne pourrait pas résister et il lui appartiendrait bientôt à jamais. Quand on frappa à la porte, Pauline sursauta. Une fois de plus, son regard se porta vers la pendule. Hugh était en avance. Mais c'était son frère, Frank, très élégant dans sa tenue de soirée. — Je suis passé te souhaiter le bonsoir. Je vais chez Finnegan. — Tu ne viens pas au bal? — J'ai d'autres projets. Une petite soirée privée a lieu chez Finnegan. Entre célibataires, précisa-t-il avec un clin d'oeil. Pauline savait fort bien ce que son frère avait en tête. Elle avait vu le bracelet serti de diamants qu'il avait acheté en secret et enveloppé dans du papier doré. — Ça me paraît une manière bien ennuyeuse de passer la nuit de Noël, fit-elle pour le taquiner. — On ne sait jamais, dit Frank. Il pensait au petit salon qu'il avait retenu à l'Auberge du Renard et de la Meute. Il attendrait le moment opportun pour offrir à Ivy Dearborn son cadeau de Noël. Lorsqu'elle verrait le bracelet, elle ne pourrait résister et accepterait son invitation à un souper tardif. Il examinait Pauline. — Je croyais que tu attendais Hugh d'un instant à l'autre. Comment se fait-il que tu ne sois pas encore habillée? Elle ignora sa question. — Tu seras ici demain, pour le déjeuner de Noël, n'est-ce pas? demanda-t-elle. Finnegan lui-même aura certainement envie de passer ce jour-là en famille. — Je serai là, dit-il. Il s'approcha de la fenêtre, regarda au-dehors. La vitre, importée d'Angleterre, était ancienne. Elle fractionnait le clair de lune en prismes minuscules. Il se demandait ce qu'Ivy Dearborn ferait pour le déjeuner de Noël. Où allaient les serveuses de bar, en de telles occasions? Quelques jours plus tôt, Frank avait questionné Finnegan — Que savez-vous d'elle? D'où vient-elle? — Je n'en sais rien, avait répondu Finnegan. Elle s'est simplement présentée un jour en disant qu'elle cherchait un emploi. Vous savez, Frank, la première femme venue peut tenir un bar. Par ailleurs, j'ai bien vu que ce n'était pas une beauté et je sais que mes clients aiment bien se rincer l'oeil. Mais elle m'a montré des dessins qu'elle avait faits, et j'ai vu là un intérêt possible. Je suis bien content, maintenant, de l'avoir engagée. Elle est gaie, et travaille dur. Elle n'a pas manqué un seul jour en quatre mois et ce n'est pas elle qui donnerait mauvaise réputation à mon établissement... Ce n'est pas comme Sally, chez Facey, avec ses passes d'un quart d'heure dans le lit de l'arrière-salle! Ce jour-là en arrivant au pub, Frank avait été frappé de voir Ivy avec des paupières rouges, gonflées, comme si elle avait pleuré. Il avait été plus surpris encore de se sentir soudain fou de rage... contre ce qui lui avait fait du mal, mais aussi contre sa propre impuissance à lui venir en aide. En contemplant les jardins de Lismore, baignés de la lumière d'une voluptueuse lune de décembre, Frank s'aperçut qu'il était triste. C'était une émotion qu'il éprouvait rarement. — Qu'y a-t-il, Frank? Il perçut un bruissement de satin. La main de Pauline se posa sur son épaule. — Quelque chose te tourmente. Est-ce l'expédition? C'était là, également l'une de ses préoccupations. La veille, Frank avait eu des nouvelles de l'équipe de sauveteurs envoyée à la recherche de l'expédition partie sur un bateau monté sur roues, vers les territoires inconnus. Les sauveteurs avaient trouvé tous les membres de l'expédition morts, sauf un homme qui, apparemment, avait pu s'échapper. Les autres, semblait-il, avaient été massacrés par des Aborigènes, et Frank se sentait responsable de leur disparition. L'expédition avait été son idée, il l'avait lui-même financée. Il désirait maintenant prendre personnellement soin des veuves et de leurs familles. — Tu enverras une autre expédition, Frank, dit Pauline, et, la prochaine fois, tu réussiras. Ils découvriront la mer intérieure et ils lui donneront ton nom. — Tant qu'il y aura là-bas des Aborigènes, il ne faut pas y compter. — Pourquoi les Noirs ont-ils massacré les explorateurs? — Ils ont dû passer sur un site sacré, quelque chose de ce genre. — Tout cela finira. Ces incidents-là se font de plus en plus rares. Un jour, bientôt, le continent tout entier sera sans danger pour les Blancs. — Oui, dit Frank. Mais à quel prix? Pauline regarda son frère de plus près. — Frank, tu es d'une humeur bizarre. Qu'y a-t-il? Ce n'est pas seulement l'expédition qui te tourmente, n'est-ce pas? Pourquoi ne pouvait-il aller nulle part avec Ivy Dearborn? Et pourquoi s'en souciait-il? Ils échangeaient quelques mots d'un côté à l'autre du bar, elle riait à ses plaisanteries. Parfois, quand elle lui tendait un verre, leurs doigts s'effleuraient. Pourquoi ne parvenait-il pas à la chasser de son esprit? Pourquoi ne pouvait-il retourner à Melbourne, où il aurait dû se trouver en cet instant, pour s'occuper de son journal? Frank avait eu bien des femmes, en d'autres temps. Il ne se faisait pas d'illusions ce qui les attirait, c'était son argent, pas lui. Mais Miss Dearborn, apparemment, n'était attirée ni par l'un ni par l'autre. Peut-être avait-elle quelque part un mari? Était-elle une épouse qui avait fui son foyer? Et ce nom de Dearborn, était-il le sien? Frank revoyait son visage maculé de larmes, la façon dont elle avait souri, pour tenter de dissimuler une souffrance qu'il ne pouvait que deviner. Il était furieux à l'idée que, peut-être, l'un des clients — l'un de ses propres amis — lui avait manqué de respect. Qu'avait-on pu faire ou dire, pour provoquer ces larmes? Brusquement, il pensa au bracelet de diamants, dans sa poche. Lorsqu'il l'avait acheté, il l'avait trouvé magnifique ce serait pour Ivy une marque d'admiration, un compliment. Le cadeau lui semblait maintenant trop riche, trop voyant, et son but était si évident qu'elle pourrait le considérer comme une insulte. Bon Dieu, à quoi avait-il bien pu penser? Il ne pouvait en aucune manière lui faire ce genre de présent... et au débotté, pour ainsi dire. Il se retourna. — Pauline, que désirent les femmes? Elle haussa les sourcils. — Ce que désirent les hommes, je suppose. Le bonheur, le succès... — Non, fit-il. Il s'écarta d'elle. — Je veux dire... Situ étais une femme qui ne possédât rien... quel genre de présent aimerais-tu recevoir? — Si je n'avais rien? Alors, j'aurais envie de tout! Elle le vit faire la grimace, reprit plus gentiment — Les femmes n'ont pas vraiment envie d'objets, Frank. Si une femme te trouve à son goût, elle n'aura envie que de toi. Mais Frank s'offrait à Ivy depuis trois mois, et elle ne l'avait toujours pas accepté. Pauline ne savait pas grand-chose du dernier penchant de son frère mais elle commençait à y voir autre chose que les habituels coups de passion. Elle se désolait de le voir si triste, quand elle-même était si heureuse avec Hugh. — Que sais-tu d'elle? demanda-t-elle. — Elle est serveuse de bar. — Alors, donne-lui le seul cadeau que les autres hommes ne lui offriront pas. — Quoi donc? — Le respect. Frank dévisagea sa soeur. Il pensait au bracelet de diamants, au petit salon réservé à l'auberge. Il se rappela tout à coup un détail Ivy portait constamment à son cou un petit crucifix d'or. Il sut alors ce qu'il allait faire. — Merci, Pauline, dit-il, en embrassant sa soeur sur la joue. Et joyeux Noël. Espérons que le Père Noël exaucera nos voeux. En riant, Pauline referma la porte derrière lui. Elle n'avait pas l'intention de compter sur de simples voeux. Ce soir-là, elle ferait en sorte que son rêve se réalisât. 2 Hugh se trouvait à moins de deux kilomètres de Merinda, il chevauchait à travers la campagne baignée de lune quand, au bord de la route, quelque chose attira son attention. Il arrêta aussitôt sa monture. Le chariot de Monsieur Shapiro était renversé dans un fossé. Pinky y était restée attelée et broutait calmement. Hugh jeta un coup d'oeil à l'intérieur du véhicule, mais le vieux colporteur ne s'y trouvait pas. Il parcourut du regard les champs qui scintillaient sous la lune avec l'éclat du platine. Aucun signe de Monsieur Shapiro. Hugh se remit en selle, reprit sa route mais il se promit de faire parvenir un mot au poste de police de Cameron Town. En arrivant dans la cour, déserte et silencieuse, il porta les yeux vers la petite maison. Une lumière dorée s'échappait de l'unique fenêtre. Après une hésitation, il décida d'aller d'abord au dortoir, afin de se laver et de se changer pour le bal de Noël à Strathfield, avant de faire savoir à Miss Drury qu'il était de retour. Il se retrouva seul, au dortoir. Certains des ouvriers étaient allés à la soirée donnée chez Facey, sur la grand-route. Les autres étaient dans leurs familles. Hugh procéda à une toilette soignée. L'un des buts de son voyage à Melbourne avait été de se rendre dans la boutique d'un tailleur chez lequel, plusieurs mois auparavant, il avait fait prendre ses mesures pour une tenue de soirée. Pauline, alors, l'avait accompagné elle avait choisi le tissu et la coupe du costume, ainsi que la doublure de satin rouge pour la cape. Une fois habillé, il se regarda dans la glace, et ne se reconnut pas. Comme il était étrange de se voir dans un tel costume, un huit-reflets sur la tête, et, piquée dans la cravate, une épingle ornée d'une perle noire, choisie elle aussi par Pauline. Comme il rassemblait les paquets rapportés de Melbourne, il se rappela le chariot de Monsieur Shapiro, au bord de la route, et se demanda où le vieux colporteur avait bien pu aller. Dans la petite maison, Joanna préparait un gâteau de Noël. Adam et Sarah, installés à la table, faisaient des dessins. La fenêtre était ouverte sur la chaude nuit d'été, et l'arôme du cidre aux épices emplissait l'air. Tout en mêlant à la pâte des dattes et des noisettes, Joanna écoutait Sarah qui tentait d'inciter Adam à parler. Puis son attention se fixa sur la porte. Elle attendait la visite de Hugh. Elle l'avait entendu arriver à cheval dans la cour. Elle espérait maintenant le voir entrer d'un instant à l'autre. — C'est une jolie ferme que tu peins, petit garçon, dit Sarah. Maintenant, tu dois y mettre des gens. Mais Adam répondit — Non, pas de gens. Quand M Shapiro, le colporteur, était passé à Merinda quelques jours plus tôt, il s'était plaint d'un mal de tête. Joanna lui avait fait boire une tisane d'écorce de saule. En retour, il avait offert à Sarah et à Adam une boîte de peinture, dans l'espoir d'aider Adam à communiquer. Joanna avait hâte de pouvoir parler avec Hugh. Depuis sa rencontre avec Ezekial, deux semaines plus tôt, près de la rivière, elle dormait mal. La peinture du chant poison accrochée dans un couloir de Lismore hantait ses cauchemars. Elle ne réussissait pas non plus à écarter de son esprit l'image du boomerang d'Ezekial... la manière dont il l'avait frôlée de très près et l'effrayante façon dont il s'était fiché dans le tronc de l'arbre. Le vieil homme la visait-il? Joanna ne l'avait pas revu depuis mais elle continuait de sentir sa présence à Merinda, et la colère qu'il éprouvait à la voir encore là. Sarah se refusait à parler de l'incident, mais la jeune fille voyait bien qu'elle avait peur d'Ezekial, qu'une lutte se déroulait en elle à propos du vieil homme. Elle s'était dressée contre lui — contre un ancien —, et c'était là, soupçonnait Joanna, une attitude taboue, un acte interdit. On frappa enfin à la porte. Joanna prit le temps de vérifier l'ordonnance de sa coiffure et d'ôter son tablier elle cherchait à dissimuler sa nervosité. — Bonsoir, dit-il. Les bras chargés de paquets, il se tenait sur le seuil. — Joyeux Noël. La jeune fille ouvrait de grands yeux. Jamais elle ne l'avait vu ainsi vêtu. Le chapeau haut-de-forme, la cape de soirée le faisaient paraître plus grand, plus large d'épaules. L'habit noir, le pantalon rayé lui donnaient une élégance, une sophistication nouvelles. Il était si séduisant qu'elle en éprouva presque une souffrance physique. — Bonsoir, monsieur Westbrook. Je suis heureuse de vous voir de retour. Il ne pouvait détacher ses yeux de la jeune fille. Elle portait une robe rose pâle, dont elle avait retroussé les manches. Ses mains étaient blanches de farine. Il remarqua ses joues d'un rouge brûlant. Jamais, pensa-t-il, il ne l'avait vue aussi belle. — Non, non, fit soudain Adam. Vivement, il fit disparaître quelque chose, sur la table. Joanna sourit. — Pourrions-nous sortir un peu, monsieur Westbrook? Après avoir refermé la porte derrière eux, elle reprit d'une voix assourdie — Adam vous a préparé un cadeau et il ne veut pas que vous le voyiez tout de suite. Je dois vous avertir vous pourriez ne pas reconnaître ce que c'est. Il s'agit d'un porte pipe. — Mais je ne fume pas. — Il l'a vu dans un magazine et il a décidé qu'il vous le fallait. Il a travaillé dessus toute la journée. Comment s'est passé votre voyage, monsieur Westbrook? — Je suis allé au bureau du cadastre, à Melbourne, et j'ai remis aux fonctionnaires les détails de votre acte de propriété. J'ai pensé que, si les terres se trouvaient dans l'État de Victoria, ils pourraient être en mesure de les localiser grâce aux quelques indices que l'acte nous fournit. Nous devrions avoir de leurs nouvelles dans quelques semaines. Mes recherches à la bibliothèque n'ont malheureusement rien donné. J'ai néanmoins laissé une demande pour qu'on nous fasse parvenir toute information qui pourrait se présenter à propos de Karra Karra. — Merci, dit Joanna. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait. Ils se tenaient sur la véranda, à la douce lumière d'une lanterne. — Comment va Adam? demanda Hugh. — Il s'exprime un peu plus. Sarah lui fait beaucoup de bien. Mais nous ne parvenons toujours pas à le faire parler de sa mère ni de ce qui s'est passé. — Je vais l'emmener demain à Lismore, pour le déjeuner de Noël. — Je m'en étais douté. — Et vous, miss Drury? Qu'allez-vous faire? — Le docteur Ramsey vient déjeuner avec moi. J'ai pensé que vous n'y verriez pas d'inconvénient. — Pas le moindre, affirma-t-il. Il avait conscience de la danse des papillons de nuit autour de la lanterne, du sifflement des moustiques dans la chaleur et du parfum subtil de Joanna. — J'ai acheté à Melbourne un cadeau pour Adam, dit-il. Tenez. Joanna prit le paquet. Lorsqu'elle défit l'emballage de toile de jute, elle découvrit une superbe longue-vue de marine en cuivre brillant. — Et voilà pour la petite, reprit Hugh. C'était une écharpe brodée de fleurs. — Je laisse l'un et l'autre sur la véranda. Vous pourrez les leur donner demain matin. Il chercha dans sa poche. — Voici pour vous. Joanna souleva le couvercle du petit écrin. Une paire de boucles d'oreilles d'un bleu délicat s'y nichaient dans le velours. — Les pierres sont des lapis-lazuli, expliqua-t-il. J'ai cherché la couleur qui convenait je voulais les assortir au bleu de cette broche que vous portez souvent. Les bijoux étaient ravissants et s'accorderaient parfaitement avec la broche. — Merci, dit-elle. Elles sont très jolies. Elle était consciente de la présence toute proche de Hugh. Elle avait envie de l'entourer de ses bras, de l'embrasser, de lui dire qu'elle n'avait jamais reçu plus beau cadeau et qu'elle l'aimait. — Portez-les demain, dit-il. Joanna regardait l'écrin, entre ses doigts blanchis de farine. Elle pensait ces boucles d'oreilles ne sont pas faites pour être portées lors d'une rencontre avec le docteur Ramsey ni avec aucun autre homme, sauf Hugh. — Moi aussi, j'ai un cadeau pour vous, annonça-t-elle. Elle rentra dans la maison, revint avec un paquet enveloppé de papier brun. — C'est pour vos poèmes, précisa-t-elle, lorsqu'elle le vit ouvrir de grands yeux sur le contenu. Hugh passait les doigts sur la belle reliure de cuir repoussé, artistement travaillée, sur le mot « Journal gravé en lettres d'or. Il ouvrit le livre. Les pages d'un blanc crémeux n'attendaient que sa plume. — C'est magnifique, dit-il. Il songeait à la ballade qu'il avait commencée sur la route de Melbourne Longue est la piste et les réservoirs taris. Les broussins collent aux pieds nus à vif. Sous le ciel d'airain menaçant Plane une brume de chaleur... Il l'avait écrite au dos d'une facture. Il pourrait la recopier dans ce livre. — Merci, dit-il. Joyeux Noël, Joanna. Il aurait aimé lui dire David Ramsey est amoureux de vous. Il veut vous épouser. Il s'étonna de la vague de désir qui l'envahissait. Durant son absence, ces deux dernières semaines, il n'avait pas réussi à chasser la jeune fille de son esprit. Dans ses méditations solitaires, sur la route, Joanna lui était apparue comme une figure changeante, mi-fille, mi-femme. Il s'était trouvé incapable de fixer son image dans sa mémoire la vision changeait de seconde en seconde, comme s'il était impossible de la saisir. Mais elle était là, maintenant, elle comblait les contours qu'il avait gardés à l'esprit. Tout à coup, des mots lui vinrent Elle a passé les vastes mers tumultueuses Pour arriver dans cette terre d'or... — Je vais vous quitter, dit-il. Il pensait Pauline doit se demander où je suis. — A propos, un certain Monsieur McNeal arrivera après-demain. C'est l'architecte qui doit construire la nouvelle maison. La construction commencera au Jour de l'An. La maison devrait être habitable au moment du mariage. C'est vrai, pensait Joanna. Le mariage, la nouvelle maison, Pauline... — Monsieur Westbrook, avant que vous partiez, je dois vous parler... La gravité soudaine de sa voix le frappa. — De quoi donc? — Je vous ai entendu entrer dans la cour il y a un moment Vous n'avez pas encore eu le temps, je suppose, de vous entretenir avec Bill Lovell. Monsieur Westbrook, en votre absence, le reste de vos ouvriers aborigènes vous a quitté. — Bon sang, murmura-1-il. Je le craignais. — C'est à cause de moi, n'est-ce pas? Il la dévisagea. — Pourquoi dire ça? — J'ai su par Sarah qu'Ezekial racontait aux ouvriers que j'apportais le mauvais sort sur Merinda selon lui, il allait se produire quelque chose de terrible si je restais ici. Il y a deux semaines, le jour où vous êtes parti pour Melbourne, j'ai rencontré Ezekial près de la rivière... Brièvement, elle décrivit l'incident, sans toutefois mentionner le boomerang. — J'ai dit à Ezekial de ne pas vous importuner. — Ce n'est pas sa faute, monsieur Westbrook. Vous n'avez pas le droit de lui en vouloir pour ses croyances. Il s'efforce seulement de défendre ce qui est important à ses yeux. Tout cela fait partie de ce qui m'a amenée en Australie je voulais essayer de retrouver l'antique mode de vie qui existait ici autrefois, qui a exercé son influence sur ma famille, qui l'exerce aussi sur moi. Tout cela a un certain rapport avec ce qu'Ezekial voit autour de moi. Je ne peux pas l'ignorer. Je dois trouver le moyen de le comprendre et de m'en accommoder. Je ne désire pas partir d'ici, mais, à mon avis, si je reste, il s'ensuivra plus de difficultés encore. — Vous ne croyez tout de même pas aux bruits ridicules qu'il fait courir sur vous? Vous ne pensez pas réellement que vous portez malheur! — Peu importe ce que je crois, ce sont ses convictions qui comptent. Et il les a fait partager aux hommes qui travaillent pour vous. Si je m'en vais, ils reviendront... — Non, déclara-t-il. Vous ne partirez pas. Je ne laisserai pas un vieux démon me dicter ma conduite en ce qui concerne la gestion de mon domaine. — Mais vos ouvriers... — J'en engagerai d'autres. Il la saisit brusquement aux épaules. — Miss Drury, dit-il... Joanna, ne vous laissez pas effrayer par Ezekial. Il ne vous fera aucun mal. En réalité, il est inoffensif... — Mais il ne s'agit pas seulement d'Ezekial. Le jour où je suis arrivée au port, un jeune Aborigène est monté à bord, pour porter les bagages. Si vous aviez vu le regard qu'il a posé sur moi... Je lui faisais peur, je crois. — Simple coïncidence. — Et les poux qui se sont attaqués à vos troupeaux? Pourquoi Merinda a-t-il été le seul domaine atteint? — Bonté divine, Joanna, j'avais acheté quelques moutons infestés, voilà tout! — Hugh, dit-elle, j'ai peur. Je crains pour Merinda, pour vous, pour Adam. Il existe ici un autre monde que nous ne voyons pas. Mais moi, je le sens. Je sens certaines forces à l'oeuvre. Ma mère en était consciente, elle aussi. Elle vivait à des milliers de kilomètres d'ici mais elle savait que les forces étaient venues de ce pays, d'un certain lieu de l'Australie. Les Aborigènes croient en des pouvoirs surnaturels, ils croient aux chants poisons, à la magie. De quel droit leur donnerions-nous tort? — Je ne vous laisserai pas partir, Joanna, pas ainsi. Les doigts de Hugh se resserrèrent sur les épaules de la jeune fille, il approcha son visage du sien. — Je ne vais pas permettre à un vieil homme superstitieux de vous éloigner de moi. Vous devez rester, Joanna. Dites-moi que vous allez rester. Ils entendirent soudain un bruit de pas quelqu'un traversait la cour à vive allure. Matthew, l'un des garçons d'écurie, gravit les marches en courant. — Monsieur Westbrook! dit-il. Venez vite! Monsieur Lovell est bien malade! Hugh partit aussitôt avec lui. Joanna rentra dans la maison pour prendre son nécessaire, avant de les suivre. Dans la cabane du régisseur, ils trouvèrent Bill dans son lit. — Depuis combien de temps est-il ainsi? demanda Hugh. Matthew ouvrait de grands yeux assombris. — J'en sais rien, monsieur Westbrook. On l'a pas vu depuis un jour ou deux. On s'est pas inquiété. On pensait qu'il était peut-être parti quelque part, pour Noël. Hugh s'adressa au malade. — Bill? Vous m'entendez? — Hugh... gémit-il. Hugh, c'est un rhume d'été, c'est tout. — Vous permettez? demanda Joanna. Elle s'assit au bord du lit, examina le visage de Lovell. Elle lui posa ensuite la main sur le front, avant de compter les pulsations le long de son cou. Les paupières de Lovell frémirent. — Bonjour, miss Drury, articula-t-il confusément. — Vous souffrez? questionna-t-elle. — Oui... j'ai mal au ventre. — Depuis quand êtes-vous malade? — Une semaine, à peu près... mal à la tête, à la gorge... — Pourquoi n'avoir rien dit à personne? Il sourit. — Je pensais que ça passerait. — Restez tranquille. Nous allons nous occuper de vous. Elle sortit avec Hugh. — C'est la fièvre de brousse, déclara celui-ci. Il y a longtemps que je n'en ai pas vu mais je reconnais les symptômes. — Je n'en suis pas bien sûre, répondit la jeune fille. Cela me rappelle quelque chose... Je ne sais pas... Normalement, une fièvre s'accompagne d'une accélération du pouls. Mais celui de Monsieur Lovell est étrangement lent. Si seulement je pouvais me rappeler... Après une pause, elle ajouta — Il y a quelque chose sur ce cas, j'en suis sûre, dans le journal de ma mère. Elle rentra dans la petite maison, revint un instant plus tard. — Cela s'est passé quand j'étais très jeune, dit-elle en feuilletant les pages du journal. Je ne sais plus quelle épidémie, au cantonnement où mon père était en poste. Ma mère en a noté les détails et elle a mentionné le pouls étrangement ralenti... M'y voici. Elle lut un moment, avant de tendre le journal à Hugh. Tandis qu'il prenait connaissance du récit qu'avait fait Lady Emily de l'épidémie, elle reprit — Monsieur Lovell présente tous les symptômes classiques. On ne les trouve dans aucune autre maladie. — La typhoïde, dit Hugh en refermant le journal. Il se tourna vers le garçon d'écurie. — Selle un cheval. Trouve le docteur Ramsey. Dis-lui que c'est urgent. S'il n'est pas chez lui, essaye Strathfield. Il assiste sans doute au bal. Et fais vite! Il s'adressa de nouveau à Joanna. — S'il s'agit bien de la typhoïde, nous sommes dans un drôle de pétrin. Il va falloir agir très rapidement. — Monsieur Lovell a une fièvre élevée, remarqua Joanna. Mais elle va encore monter, je pense. Je vais essayer de la faire baisser. Pendant qu'elle allait chercher une cuvette d'eau et des serviettes, Hugh ôta sa cape et son chapeau, les posa au pied du lit de Bill. Il s'assit au chevet de son ami. — Qu'est-ce qui se passe, mon vieux? demanda-t-il. On se sentait seul, pour Noël? On avait envie d'être un peu entouré? Bill lui répondit par un sourire, mais il souffrait visiblement. Joanna revenait. Elle plaça sur le front du malade une serviette mouillée d'eau froide. De chaque côté du lit, elle et Hugh échangèrent un regard. David Ramsey arriva enfin, encore en tenue de soirée. — Bonsoir, Joanna, dit-il en ôtant son chapeau. Alors, Bill, on me dit que vous ne vous sentez pas très bien. Voyons un peu. Croyez-vous pouvoir tenir ça entre vos lèvres? Il glissa le thermomètre dans la bouche du malade, souleva la chemise de Bill pour examiner son abdomen. Des plaques rosées se dessinaient sur la peau pâle. Quand Ramsey les pressa doucement, Bill ne put retenir un cri. Le médecin reprit le thermomètre, déchiffra l'indication à la lumière de la lampe à pétrole. Joanna, Hugh et lui sortirent. — Il s'agit bien de typhoïde, confirma le médecin. Jacko Jackson a découvert Monsieur Shapiro, le vieux colporteur, mort dans un de ses champs. On aurait dit qu'il avait essayé de ramper pour trouver de l'aide. — Pensez-vous que nous ayons sur les bras une grave épidémie? demanda Hugh. — C'est possible. Je vous suggère d'agir comme si c'était le cas. — Dites-nous ce qu'il faut faire. — D'abord, mettre Bill en quarantaine. Ne laissez personne l'approcher, sauf ceux qui le soigneront. Personne ne sait ce qui cause la typhoïde ni comment elle se transmet. Pour ma part, je crois fermement à la nouvelle théorie des germes. Certaines expériences faites à l'occasion des maladies contagieuses ont montré qu'en isolant les victimes infectées, on pouvait réduire la propagation de la maladie. Nous ne savons pas précisément pourquoi, mais la mesure semble efficace. — Et Bill? S'en remettra-t-il? — On ne connaît pas de remède à la typhoïde. Tout ce que nous pouvons faire, c'est atténuer ses souffrances, le nourrir et l'hydrater convenablement. Avant tout, il faut tenir la fièvre en respect. S'il ne se produit pas de complications, il devrait être tiré d'affaire dans deux ou trois semaines. Mais je dois vous avertir... Avec la typhoïde, les complications sont fréquentes. L'une d'elles est la pneumonie, l'autre, une perforation de l'intestin qui amène une péritonite. Et nous ne savons guérir ni l'une ni l'autre... Vous devrez surveiller de près le reste de vos hommes. Guettez les maux de tête et les douleurs dorsales, les pertes d'appétit. Les douleurs abdominales viennent tout de suite après. Joanna, je vais vous laisser ce thermomètre au mercure. C'est l'un des tout nouveaux il ne demande que trois minutes. Quant aux soins à donner aux malades... — Ne vous inquiétez pas, David. Je sais ce qu'il faut faire. Tout est là, dans le journal de ma mère. — Alors, mettons-nous sans retard au travail, décida Hugh Demain, j'en ai l'impression, nous allons avoir plus de cas de typhoïde que nous n'en pourrons soigner. Au moment où le docteur Ramsey se remettait en selle et sortait de la cour, Ezekial émergea de l'ombre où il s'était dissimulé pour écouter. Chapitre X 1 Joanna passa la nuit au chevet de Bill Lovell. Lorsque Hugh et le garçon d'écurie l'eurent déshabillé et enveloppé dans un drap humide, la jeune fille demeura près de lui. Elle changeait les serviettes mouillées sur son front, lui faisait boire des gorgées d'eau, vérifiait sa température toutes les demi-heures. L'un des ouvriers qui rentrait, passé minuit, de chez Facey, fit une remarque sur l'inconvenance de laisser une jeune fille veiller un homme nu. Mais, après avoir constaté la gravité de l'état de Bill, il s'abstint de tout autre commentaire. Pendant ce temps, Hugh avait abandonné sa tenue de soirée pour ses vêtements de travail. Il entreprit de faire le tour du district, s'arrêta d'abord chez Facey pour rassembler les hommes encore en état de monter à cheval. Ils se mirent en route, une fois informés par Joanna et le docteur Ramsey des symptômes de la maladie, des précautions à prendre pour l'éviter et des soins à donner à ceux qu'elle frapperait. Ils s'arrêtaient partout où ils trouvaient une habitation — modestes huttes de berger ou somptueuses demeures —, ils réveillaient les habitants, les mettaient en garde contre une épidémie possible. Hugh se rendit d'abord à Strathfield, où le bal de Noël battait son plein. Il parla brièvement aux invités, leur conseilla de rentrer chez eux. Il partit ensuite pour Lismore, s'entretint avec une Pauline surprise et effrayée. Ce n'est qu'après cette courte visite qu'il se rendit compte qu'elle n'était pas encore habillée pour le bal. A l'aube du jour de Noël, on dénombra douze cas nouveaux de typhoïde, dont deux parmi les hommes de Merinda. Les ouvriers abandonnèrent le dortoir, et Joanna en surveilla la reconversion en hôpital. On ôta les matelas des lits, et on les distribua aux hommes qui préféraient coucher dehors ou dans le hangar de tonte. La jeune fille leur conseilla de ne boire ni l'eau du puits ni celle de la rivière, mais seulement de l'eau bouillie, et de venir la trouver dès la première apparition d'un symptôme. Les couchettes furent garnies de sacs de jute bourrés de feuilles d'eucalyptus, qu'on pouvait facilement brûler pour les remplacer par d'autres. Des baquets de chaux vive furent placés près de la porte, afin d'en badigeonner les murs à intervalles réguliers. Bill Lovell fut transporté dans le dortoir, où Joanna pourrait le soigner en même temps que les autres malades. Il était isolé derrière un rideau, et il y avait toujours quelqu'un à son chevet. Sarah, qui trouvait toutes ces précautions insuffisantes — la maladie, somme toute, semblait avoir son origine à Merinda —, recueillit des pierres et des plumes protectrices pour en placer partout dans la petite maison. A midi, le jour de Noël, Hugh rentra, exténué, affamé. Mais il refusa de se coucher avant de s'être assuré que toutes les familles avaient été averties. — Maude Reed présente tous les symptômes de la maladie, dit-il en se restaurant. Près du Mont Rouse, j'ai trouvé toute une famille atteinte. J'y ai laissé Larry la Ficelle, pour aider dans toute la mesure du possible. Si l'épidémie se propage, ajouta-t-il, nous devrons trouver le moyen de faire parvenir à tous ces gens de l'eau et de la nourriture. — Vous devriez être en sécurité, vous et vos hommes, dit Joanna, si vous prenez la précaution de vous laver les mains tout de suite après avoir quitté une maison infectée. N'y mangez rien, n'y buvez rien. Si j'en crois le journal de ma mère, les médecins, aux Indes, ne croient pas que la typhoïde soit portée par l'air ou le souffle d'un malade. Si vous observez toutes les mesures de sécurité, vous ne devriez pas être atteint. Avant de repartir, Hugh regarda Joanna. — Et vous, vous allez bien? demanda-t-il. — Oui. — Promettez-moi de prendre bien soin de vous et d'Adam. Hugh prit la direction de l'est, où vivaient de nombreuses familles. Joanna chargea l'un des ouvriers de réunir ses compagnons ils ramasseraient des oeufs, feraient bouillir de l'eau et la mettraient en bouteilles, pour le cas où l'on en aurait besoin. Elle-même, avec l'aide de deux garçons d'écurie, se concentra sur les soins à donner à ses trois patients. Frank Downs arriva à Merinda il venait prêter assistance à Hugh. Les deux hommes repartirent avec des oeufs, du lait bouilli, la tisane d'écorce de saule de Joanna et des instructions sur la manière de soigner les malades. Les fermes, dispersées sur plus de cinq mille kilomètres carrés, disposaient seulement de deux médecins. Mais la première halte de Frank fut pour une modeste maison en planches qui s'élevait dans une rue bordée d'arbres, à la limite de Cameron Town. Durant la fête de Noël chez Finnegan, il avait vu d'autres hommes tenter d'offrir des cadeaux coûteux à Ivy Dearborn. Poliment, Ivy les avait tous refusés. Mais quand Frank lui avait demandé « Aimeriez-vous venir avec moi à la messe de minuit? elle avait répondu « Oui ». Ils avaient suivi l'office, chanté les hymnes. Après quoi, ils avaient fait une promenade dans la voiture de Frank. Il aurait souhaité davantage mais il savait qu'il ne devait pas la presser. Tous deux avaient longuement bavardé des résultats de cricket et de la Coupe de Melbourne, du temps et de l'arrêt — enfin — des hostilités, dans la guerre franco-prussienne en Europe. Lorsqu'il l'avait ramenée à sa pension de famille et lui avait demandé si elle accepterait de faire un pique-nique avec lui, elle avait accepté. Le pique-nique était prévu pour le week-end, mais, à présent, tout était changé. Frank passa devant la propriétaire qui déclara « Pas de visites masculines, vous êtes dans une maison respectable. Il gravit l'escalier quatre à quatre, frappa à la porte d'Ivy, et commença de parler avant que le battant fût complètement ouvert — Une épidémie de typhoïde s'est déclarée. Je veux que vous restiez ici. N'allez pas chez Finnegan. Ne quittez plus cette maison avant que tout danger soit passé. Il lui prit la main, la pressa. — Je reviendrai, pour voir comment vous allez. Trois jours plus tard, on rapportait des cas de fièvre typhoïde tout autour de Cameron Town, dans un rayon de cent vingt kilomètres. Personne ne savait d'où était venue la maladie. La panique se répandit sur tout le district occidental. A Monivae, presque toute la domesticité fut atteinte, et la maîtresse de maison se retrouva seule avec ses deux filles pour soigner les malades. A Glenhope, Maude Reed se consumait de fièvre, cependant que John Reed se protégeait avec d'impressionnantes quantités de whisky. A Strathfield, on alluma des cierges, et les Ormsby, agenouillés dans la chapelle familiale, dirent le rosaire à longueur de journée. A Kilmarnock, Colin MacGregor ferma les portes à clé, boucla toutes les fenêtres et refusa toutes les visites comme la plupart des gens, il croyait que la typhoïde se propageait par l'air. Quand le docteur Ramsey et le docteur Fuller ne furent plus en mesure de répondre aux appels affolés, les gens se tournèrent vers Joanna Drury. — Elle a guéri mes enfants d'un rhume des foins, déclara Winifred Cameron à ses amies. — Et voyez ce qu'elle a fait pour les nausées matinales de Christina MacGregor, appuya Louisa Hamilton. On se rendait de toutes parts à Merinda pour demander conseil à Joanna. Elle se fondait sur le journal de sa mère pour leur recommander de faire tomber la fièvre en enveloppant constamment le malade dans des draps mouillés d'eau froide, de le faire boire abondamment et de ne lui donner à manger que des aliments liquides, de surveiller l'abdomen pour distinguer le premier signe de distension et de rigidité, de faire bouillir le lait et l'eau avant d'en boire. En même temps, elle les rassurait le vent, affirmait-elle, n'apportait pas la typhoïde, et l'air frais, dans la chambre d'un malade, ne pourrait lui faire que du bien. On voyait constamment par les chemins le cabriolet du docteur Ramsey. Il se rendait là où on l'appelait. Quand il diagnostiquait la typhoïde, il administrait les injections de digitaline à ceux dont le coeur était faible, laissait ses instructions à ceux qui n'étaient pas encore atteints. Quand il repartait, il se sentait pourtant démuni. Devant une telle maladie, un médecin n'était pas plus efficace que le premier venu. Malgré toute l'eau bouillie, tous les soins prodigués, l'épidémie prenait de l'extension. Le doute commençait à s'installer dans son esprit. En arrivant à Merinda, neuf jours après Noël, il trouva Joanna dans le dortoir où elle veillait dix hommes à un stade avancé de la maladie. David s'immobilisa sur le seuil pour l'observer. Quand la jeune fille passa un bras sous les épaules d'un malade pour lui donner à boire, Ramsey pensa qu'en dépit de ses traits tirés, de son air las, de ses cheveux qui s'échappaient du chignon et de sa robe protégée par un tablier de toile à sac, elle restait très belle. — Larry! appela-t-elle, lorsque le patient, dans son délire, commença à s'agiter. Venez m'aider à maintenir Johnno, s'il vous plaît. Un moment après, l'ouvrier malade s'était rendormi. Joanna releva la tête, sourit à Ramsey. — Bonjour, David. Elle vint jusqu'à lui, tout en repoussant une mèche de cheveux qui retombait sur son visage. — Comment allez-vous? demanda-t-elle. — Très bien, Joanna. Et vous? Comment vont les enfants? — Adam et Sarah sont en bonne santé, Dieu merci. — Joanna, reprit-il, je voudrais vous parler. — Très bien. Je dois aller voir où en est l'eau dans la cuisine. Voulez-vous m'accompagner? En traversant la cour brûlée par le soleil, le jeune médecin s'expliqua — Je ne suis pas sûr que nous nous y prenions comme il faut, Joanna. Avec la manière dont nous soignons actuellement nos patients, ils souffrent de la fièvre pendant trois semaines ou davantage. Cela les amène à un tel état de faiblesse que, même lorsque la typhoïde a cédé, la pneumonie s'installe. Dans ce cas, ils sont sûrs de mourir. A moins, naturellement, qu'ils ne soient d'abord victimes d'une péritonite, à cause d'un ulcère intestinal perforé. C'est la durée de la maladie, et non pas la typhoïde elle-même, qui tue nos patients. Si seulement nous pouvions en débarrasser le corps plus rapidement, si seulement nous trouvions le moyen de guérir la typhoïde presque au moment où elle frappe... — Je ne connais aucun remède capable d'avoir ce résultat, David. — Je m'efforce d'en mettre un au point, Joanna. J'ai lu récemment qu'en Europe, des médecins expérimentent un nouveau traitement de la typhoïde ils désinfectent le par cours intestinal par des doses fréquentes de teinture d'iode et de phénol. — Mais ce sont des poisons! — Seulement s'ils sont administrés à trop fortes doses. Des purges fréquentes chassent les micro-organismes hors des intestins, et le patient guérit. C'est logique, n'est-ce pas? — Ces médecins ont-ils obtenu des résultats valables avec leur traitement? Ramsey fronça les sourcils. — Ils en sont encore au stade des expériences. Ils ont eu certains succès, mais il s'est produit aussi des décès. — David, je préfère m'en tenir à ce que m'a appris ma mère. Des soins et une vigilance constante, voilà ce en quoi je crois actuellement. Mais David songeait à Edward Jenner, qui avait mis au point le vaccin contre la variole, à René Laennec, qui avait inventé le stéthoscope, à Rudolf Virchow, qui fut le premier à démontrer que les maladies provenaient de cellules microscopiques. Autant d'hommes qui avaient fait progresser la médecine. Le jeune David Ramsey désirait désespérément entrer dans leurs rangs. L'épidémie empirait. L'unique prêtre et les trois pasteurs du district devaient faire face aux nombreux enterrements et à la désolation des familles. Les églises, pourtant, restaient étrangement vides et silencieuses. L'isolement, avait-on répété à tout le monde, représentait la meilleure chance de salut. Mais ceux-là mêmes qui s'imposaient un emprisonnement volontaire, comme les Ormsby à Strathfield et les MacGregor à Kilmarnock, n'échappaient pas à la maladie. Fermer portes et fenêtres ne suffisait pas à tenir à l'écart la redoutable typhoïde. Elle se cachait dans l'eau qu'ils buvaient, dans les aliments qu'ils mangeaient. Le docteur Ramsey essayait bien de mettre les gens en garde contre les micro-organismes, mais comment redouter ce qu'on ne pouvait voir à l'oeil nu? Le jour où Christina MacGregor se plaignit de la tête et de la gorge, Colin se rendit à cheval à Cameron Town et tira David Ramsey d'une heure de sommeil dérobée à un emploi du temps surchargé. — Tenez la fièvre en respect en passant très fréquemment un linge mouillé sur tout le corps de votre femme, dit le médecin à MacGregor. Donnez-lui tout le liquide qu'elle pourra suppor ter. Il fait trop chaud dans cette maison, et l'atmosphère est confinée. Ouvrez les fenêtres, laissez entrer l'air pur. Si son état s'aggrave, et si je ne suis pas disponible, Joanna Drury, à Merinda, saura que faire. Christina était dans son huitième mois de grossesse. — Et l'enfant, hélas, docteur? demanda Colin. Ramsey n'était pas en mesure de lui répondre. Hugh et Frank poursuivaient leurs rondes à travers la région. Ils aidaient des fermiers à enterrer épouses et enfants. Ils ramenaient à l'hôpital improvisé de Merinda des bergers isolés atteints par la maladie. Joanna veillait à l'alimentation des malades, au renouvellement des paillasses d'eucalyptus. Elle passait entre les couchettes, prenait les températures avec le thermomètre que lui avait laissé David Ramsey, prenant bien soin de le désinfecter à l'alcool d'un patient à l'autre. Les températures grimpaient constamment, le rythme des pouls ralentissait, des taches roses apparaissaient sur les abdomens distendus, les hommes se tournaient et se retournaient sur leurs couchettes, brûlants et délirants. Et l'épidémie continuait à faire des ravages. 2 Aussi silencieux et immobile que les eucalyptus qui l'entouraient, Ezekial regarda Sarah accomplir les rites quotidiens près de la rivière. Depuis le jour où la maladie avait atteint Merinda, la jeune Aborigène était venue chaque matin au billabong afin de psalmodier des incantations magiques sur les objets qu'elle apportait de la maison un peigne, un mouchoir, une Bible. Ces objets, Ezekial le savait, appartenaient aux gens avec lesquels Sarah vivait, et elle s'en servait pour protéger les trois Blancs de la maladie. Ezekial l'épiait chaque jour, et sa stupeur grandissait sans cesse. Cette fille était une vivante contradiction elle parlait le langage des Blancs, s'habillait comme eux mais pratiquait la magie des Noirs. Et il se demandait pourquoi une fille à qui l'on avait arraché ses ancêtres, dont la tribu avait été dispersée, et dont les Chemins de Cantilène avaient été profanés, tenait à protéger ceux qui avaient commis ces crimes. Sarah cessa de chanter. Elle s'adossa à un arbre, repoussa les longs cheveux soyeux qui lui retombaient sur le visage. Elle voyait à travers les arbres les bâtiments de la ferme, elle distinguait le dortoir, où des draps trempés dans un liquide désinfectant étaient accrochés devant les portes et les fenêtres. Un terrible poison, elle le savait, était à l'oeuvre là-bas, un poison contre lequel les désinfectants ne suffisaient pas la magie était nécessaire, elle aussi. Elle craignait néanmoins que sa propre magie ne fût pas assez puissante. Il lui fallait de l'aide. J'irai à la Mission, décida-t-elle. Je parlerai à la vieille Deereeree, je lui demanderai de m'enseigner un chant assez puissant pour combattre le chant poison lancé contre Joanna. Soudain, elle se raidit. Le vieil homme était encore là, à l'épier elle sentait sa présence derrière elle. Quatre semaines s'étaient écoulées depuis le jour où elle lui avait tenu tête en ce même lieu, lorsqu'il avait lancé son boomerang en guise d'avertissement. Depuis ce jour, Sarah était resté troublée par l'incident. On lui avait appris à respecter les anciens, à les nommer « Vieux Père ou « Vieille Mère », à s'en remettre à leur sagesse, à leurs jugements. Mais Ezekial ne comprenait pas ce qu'était Joanna. Sarah était désireuse de témoigner à l'ancien tout le respect qui lui était dû, mais son attitude hostile la rendait furieuse. Sans se retourner, elle dit — Vous violez le tabou, Vieux Père. Vous épiez un rite de femme. Vous marchez sur le site d'un Rêve de femme. Il vint vers elle à travers les arbres. — Je ne viole aucun rite, affirma-t-il. Il y avait de la colère dans sa voix. Il n'avait pas l'habitude d'être défié par de jeunes créatures femelles. Dans l'ancien temps... Sarah se leva, lui fit face. — C'est un Rêve de femme, ici, dit-elle. C'est ici que l'Ancêtre Kangourou a parlé à Joanna. Une lueur de doute passa dans les yeux du vieil homme. Mais il répondit — Elle a apporté la maladie à Merinda. — Non, Vieux Père. C'est la magie noire qui a apporté la maladie. Un chant poison a été lancé contre Joanna. Il la dévisageait, et elle lisait sur son visage un conflit de sentiments. — Joanna est une femme chantre, ajouta-t-elle. — Mais c'est une Blanche! — Ça ne l'empêche pas d'être une femme chantre. Ezekial détourna la tête. Le vent soulevait sa barbe blanche. Sous les épais sourcils, ses yeux fouillaient les bois autour de lui. Il consulta l'air, le ciel, sa propre sagesse. Finalement, il secoua la tête. — Je ne comprends rien à ce qui se passe. Je crois que, peut-être, le Rêve touche à sa fin. — Non, Vieux Père, dit doucement Sarah. Le Rêve sera toujours là. Joanna possède certains pouvoirs. Mais on a lancé contre elle un chant poison noir. — Tu vois ce chant poison? demanda-t-il. — Non. Elle m'en a parlé. Un chant poison contre sa mère, contre sa grand-mère. — Elle le prétend. Il secoua de nouveau la tête. Finalement, il déclara — Il faudra voir. Il lui tourna le dos et s'éloigna. 3 En sortant de la petite maison, Joanna s'arrêta pour contempler, par-delà la cour, les plaines brûlées de soleil. Elle n'avait pas vu Hugh depuis deux jours. Elle ne pouvait dormir dans ses cauchemars, elle le voyait tomber malade, seul, loin de tout. Elle l'imaginait se traînant jusqu'à l'une des nombreuses huttes de bergers qui émaillaient le paysage et s'y réfugiant, brûlant de fièvre, délirant et souffrant. Chaque fois qu'il partait, elle était saisie par la crainte de ne jamais le revoir. Chaque jour, elle le savait, il se rendait à Lismore où il voyait Pauline. « Elle a mobilisé les femmes, lui avait-il dit. Elles donnent des draps et de la literie, elles collectent des oeufs, font bouillir de l'eau, la mettent en bouteilles. Les hommes viennent chercher des vivres à Lismore pour aller les répartir dans les fermes éloignées. A présent, tout en guettant son retour, elle retournait près de ses malades. Elle écouta les rapports de ses « infirmiers », accorda un instant à chaque patient. La fièvre grimpait toujours, les pouls ralentissaient. Un homme se remettait lentement, deux autres avaient dépassé le stade du délire. Ceux-là, Joanna allait les veiller de près, à l'affût du moindre signe de pneumonie. L'atmosphère était empuantie par les odeurs mêlées de la maladie et des désinfectants. Il faisait très chaud. Les mouches étaient partout. Les paillasses se souillaient rapidement, il fallait sans cesse les remplacer. Joanna avait parfois envie de renoncer. Elle se remémorait les derniers jours de Lady Emily elle était très faible, mourante, et Joanna la soignait. Les mêmes sentiments de frustration, de découragement, de désespoir menaçaient de la submerger. Elle alla voir Bill Lovell. Trois semaines s'étaient écoulées depuis la nuit de Noël. A en croire le journal de sa mère et le docteur Ramsey, la maladie aurait dû connaître sa rémission, et Bill, alors, se sentirait mieux. Mais, quand la jeune fille passa de l'autre côté du rideau qui l'isolait des autres malades, elle reçut un choc. — Matthew, dit-elle vivement au garçon d'écurie, qui lavait le sol à la chaux vive, allez tout de suite chercher le docteur Ramsey. Faites vite. Dites-lui de venir sans tarder. Elle revint au chevet de Bill, ne quitta plus des yeux le visage cendreux. Sous les paupières closes, les globes oculaires bougeaient rapidement. Elle prit le journal de sa mère. Il s'ouvrit aux pages que Joanna connaissait maintenant par coeur. Mais elle relut le passage qu'elle cherchait, comme elle l'aurait fait d'un livre saint. Elle trouvait un réconfort dans les mots familiers, en même temps qu'une chronique précise de l'expérience qu'elle était en train de vivre. « Nous sommes dans la troisième semaine de l'épidémie, avait écrit Lady Emily. Jaswaran est infatigable dans les soins qu'il prodigue à nos patients. Le major Caldwell est mort durant la nuit. Mon cher Petronius est en ce moment auprès de sa veuve. Je crains que cette terrible typhoïde ne soit à jamais avec nous. Je m'inquiète pour notre petite Joanna. Ai-je bien fait de la garder ici avec moi? Serait-elle plus en sécurité si je l'envoyais ailleurs? Joanna ferma les yeux. Elle pensait à ses propres charges au petit Adam, qui lui paraissait si fragile quand, chaque soir, elle le bordait dans son lit à Sarah, vigoureuse mais sans résistance naturelle contre les maladies des Blancs. Chaque soir, la jeune fille priait pour être guidée et se posait les mêmes questions que s'était posées Lady Emily. Lorsqu'elle rouvrit les yeux pour reprendre sa lecture, elle trouva la conclusion à laquelle elle était elle-même arrivée « Mais où enverrais-je Joanna? Qui prendrait soin d'elle aussi bien que je peux le faire? Joanna referma le livre, le garda entre ses mains. Elle se sentait soudain très proche de sa mère, presque aussi proche que si celle-ci s'était trouvée là en personne, pour guider la jeune fille dans cette épreuve. Elle se rappela alors les paroles de Sarah « Ce journal, c'est le Chemin de Cantilène de votre mère. David Ramsey entrait à ce moment. La sueur plaquait sur son crâne ses cheveux d'or rouge, une barbe de trois jours lui salissait les joues. Après un bref examen de Bill Lovell, il déclara — Je suis désolé, Joanna. C'est une péritonite. Il avait envie de crier que, s'il avait seulement eu le courage d'essayer son traitement expérimental, Bill aurait peut-être pu être sauvé. — Il n'y a rien qu'on puisse faire pour lui, ajouta-t-il d'une voix lasse. Tenez-le redressé sur ses oreillers, ne lui faites plus rien avaler sinon quelques petites gorgées d'eau. La fin ne tardera pas. — Pouvez-vous rester un instant, David? demanda Joanna. Il lut la tristesse dans ses yeux. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de l'emporter très loin, de s'arracher avec elle à cette maladie, à la mort, au désespoir. — Je suis désolé, répéta-t-il. D'autres malades me réclament. — Oui, je comprends. Elle trouva Matthew derrière le hangar de tonte. Il avait entendu la conversation et pleurait. Elle lui posa une main sur l'épaule. — Voyez si vous pouvez trouver Hugh, dit-elle doucement. Il devrait passer ce moment avec Bill. Quelques instants plus tard, Hugh entrait dans la cour. Il paraissait épuisé, découragé. Après tout ce qu'il avait vu, ses yeux avaient une expression dramatique. Il avait trouvé des familles entières terrassées par la typhoïde, pères, mères, enfants allongés sur des matelas, dévorés de fièvre, déshydratés, en proie au délire, sans personne pour prendre soin d'eux ou pour les enterrer. Dans une maison, il avait découvert un jeune garçon d'une dizaine d'années, tout brûlant lui-même de fièvre et de soif, qui s'efforçait de baigner des visages défaits, de faire boire des gorgées d'eau. Quand Hugh rentrait de l'une de ses tournées dans le district, il avait peur à chaque fois de retrouver Joanna ou Adam abattus par la typhoïde. Il aurait voulu rester près d'eux, les protéger. Mais on avait besoin de lui ailleurs, et, après tout, qu'aurait-il pu faire s'il était resté? Par moments, il se sentait paralysé par la rage, l'impuissance, il revoyait ce garçon de quinze ans, enterrant son père sous l'unique arbre à des lieues à la ronde. Il n'y avait eu ni pasteur, ni assistance, ni cercueil rien que la vieille couverture bleue sous laquelle l'aîné des Westbrook avait passé bien des nuits à la belle étoile. Il entra rapidement dans le dortoir, souleva le rideau derrière lequel gisait son vieil ami. Joanna se leva... — Matthew vous a dit... — Oui, dit-il. Il s'assit, les yeux fixés sur Bill. Il vit le voile de mort qui s'était étendu sur le visage tanné par le soleil. — Salut, Bill, dit-il. Des yeux au regard vague se levèrent vers lui. — Bonjour, Hugh, dit Bill. Sommes-nous déjà à Coorain? — Presque, Bill. — Tant mieux. J'ai fait mon temps de piqueur de boeufs, Hugh. J'ai envie de m'installer. Je prendrai peut-être une petite ferme, avec quelques moutons. Il divagua un moment sur le passé. Il parlait d'hommes morts depuis longtemps, de cités depuis longtemps dévastées. Vers minuit, son regard se fit plus rapide. Il reprit une voix presque normale — Continue d'écrire ces ballades, Hugh. Ne laisse pas les Australiens oublier ce qu'ils ont été. Il mourut dans la nuit. — Il était pour moi comme un père, dit Hugh. Il se mit à pleurer, et Joanna le réconforta. 4 Pauline reprit le thermomètre qu'elle avait glissé sous le bras d'Elsie et lut l'indication. Ce n'était pas l'un des nouveaux thermomètres, comme celui que le docteur Ramsey avait confié à Joanna, mais un ancien modèle, qui mesurait la température sous l'aisselle et demandait vingt minutes pour l'enregistrer. Il n'en était pas moins précis, et, par ce jour étouffant de janvier, Pauline constata que la température de sa femme de chambre avait encore monté d'un degré. Elle sortit une serviette d'un seau d'eau froide, et en épongea le visage d'Elsie. — Miss Downs, murmura la jeune femme, ce n'est pas à vous de faire ça. — Vous avez pris soin de moi, répondit doucement Pauline. A mon tour, maintenant. — Comment va Tom? questionna Elsie. Elle parlait du jeune homme qu'elle aimait, et dont l'amour avait naguère éveillé la jalousie de Pauline. Tom était mort la veille. — Très bien, répondit-elle. — Pourquoi ne vient-il pas me voir? — Il aide Monsieur Downs à distribuer des vivres dans tout le district. Reposez-vous tranquillement, Elsie. Tout ira bientôt mieux. Pauline remit la serviette dans le seau, en prit une autre, la tordit et la passa sur les épaules brûlantes de la jeune femme. Les yeux fixés sur le visage où se marquait déjà la mort, elle se disait Comme la vie nous est aisément et rapidement enlevée. Une fois encore, l'effrayante imprévisibilité du destin la frappait. Et cette idée la fit penser à Flora McMichaels qui, trente ans plus tôt, s'était retrouvée veuve avant même d'être mariée. Elle confia Elsie aux soins d'une autre femme de chambre avant de regagner la pelouse où les femmes remplissaient des paniers de vivres, triaient et pliaient des draps qui devraient être distribués aux familles en détresse. Elle regarda autour d'elle, demanda — Où est Winifred? Louisa se redressa, une main sur les reins, et fit la grimace. Elle était enceinte de cinq mois. — Elle est rentrée chez elle. Le petit Timmy est tombé malade. Pauline faisait du regard le tour de ses collaboratrices. Chaque jour, elles étaient de moins en moins nombreuses. Ou bien elles s'alitaient ou restaient chez elles à soigner des êtres chers. La jeune fille pensa à Hugh, se demanda où il était, s'il était encore en bonne santé. Elle sentait ses nerfs se tendre douloureusement, le sang même de ses veines lui semblait courir plus vite, sous l'effet de cette tension. Le Tom d'Elsie, âgé seulement de vingt-six ans, aussi vigoureux que les chevaux dont il s'occupait, était mort en moins de dix jours. Elle considéra les bouteilles alignées sur une table, dont le soleil faisait étinceler les différentes couleurs bouteilles à lait, bouteilles à bière, fioles à médicaments. Rassemblées à Lismore, elles avaient été ébouillantées et attendaient maintenant d'être remplies d'eau stérilisée. Pauline retroussa ses manches et, malgré la chaleur et la fatigue, se mit en devoir de les remplir. Louisa, relevant la tête, vit une femme qui hésitait à la limite du jardin. — Je vais voir qui c'est, dit-elle. Elle s'approcha de l'inconnue, et lui demanda — Puis-je faire quelque chose pour vous? — êtes-vous miss Downs? — Non, je suis Louisa Hamilton. Miss Downs est là-bas. Qui êtes-vous? — Je m'appelle Ivy Dearborn. J'aimerais vous aider. Louisa l'examina et remarqua la robe de coupe sobre, les cheveux d'un roux ardent relevés sous une modeste capote. Elle sut à qui elle avait affaire. Elle avait entendu son mari parler de la nouvelle serveuse de chez Finnegan. — Je regrette, dit-elle, mais nous sommes assez nombreuses. Ivy regardait les tables surchargées de vivres, de bouteilles, de draps. Ces femmes, elle le voyait bien, étaient en trop petit nombre pour s'occuper de tout. Elle vit Pauline, si grande, si belle, sans la moindre ressemblance avec Frank. Elle se représentait l'homme qui n'avait pas quitté sa pensée, tous ces derniers mois, depuis le soir où elle avait fait son portrait. Elle se rappelait avoir guetté la porte du pub, dans l'espoir de le voir entrer, à quel point elle avait eu envie d'accepter ses invitations sans toutefois l'oser, à cause de ce qu'elle avait connu par le passé. Il y avait eu alors cette invitation à l'accompagner à l'église, et Ivy avait laissé ses espoirs prendre leur essor... mais ils s'étaient maintenant effacés à la dure lumière de la réalité. — Je comprends, dit-elle. Et elle s'en fut. Quand Louisa revint à la table, Pauline lui demanda — Qui était-ce? — Personne. Une serveuse de bar. Elle voulait nous aider. — Et vous l'avez renvoyée? — Nous n'avons pas besoin de gens de son espèce. — Louisa, je suis ici chez moi, et c'est moi qui décide de recevoir ou d'éconduire ceux qui se présentent. Elle rabattait ses manches, toute prête à aller rejoindre la visiteuse. Elle n'en eut pas le temps un homme, en qui elle reconnut un valet de pied de Kilmarnock, se présentait. — Monsieur MacGregor aimerait que vous veniez immédiatement, miss Downs, dit-il. Pauline fit avancer sa voiture et partit pour Kilmarnock. A son arrivée, elle trouva Colin au chevet de Christina. La jeune femme, rongée de fièvre, délirait. Le petit garçon, Judd, le visage livide, se blottissait dans un coin. — Je ne trouve Ramsey nulle part, déclara Colin. Et la femme qui prenait soin de Christina est tombée malade ce matin. Voulez-vous la veiller à ma place? Je vais à Merinda chercher miss Drury. Pauline fut frappée par l'apparence de Colin MacGregor. Lui toujours si robuste, si impeccable dans sa tenue, était devenu trop maigre et trop pâle pour être le fier seigneur de Kilmarnock, l'héritier d'un glorieux titre écossais. — Mieux vaut que vous restiez avec elle, Colin, dit la jeune fille. C'est moi qui vais aller chercher miss Drury. 5 Hugh entra à cheval dans la cour silencieuse et déserte de Merinda. Il sauta à terre et se rendit au dortoir où il trouva Joanna qui tirait un drap sur le visage de l'un des ouvriers. Elle leva vers Hugh des yeux cernés. Sa robe semblait pendre sur elle. — Hugh... murmura-t-elle, avant de perdre connaissance. Il l'emporta, à travers la cour, jusqu'à la petite maison, l'allongea sur le lit. — Joanna, dit-il tout bas, en effleurant son visage d'une caresse. Il vit frémir ses paupières. Elle respirait régulièrement. Elle dormait. Il continuait à la regarder. Elle était très belle mais bien trop maigre, se dit-il. Sa peau paraissait tendue sur les os. Pauline se tenait au seuil de la porte ouverte. Elle les observa un moment. Hugh, l'air inquiet, était penché sur Joanna. — Elle est malade? demanda-t-elle. Il releva la tête. — Pauline, dit-il, surpris. Non, elle est simplement épuisée. Elle a besoin de sommeil. — Colin MacGregor la demande. Christina est gravement malade. — Dites-lui que Joanna viendra dans un moment, quand elle aura un peu dormi. Pauline vit la façon dont il se penchait sur Joanna, la façon dont ses yeux restaient fixés sur elle. Elle fit volte-face, redescendit en courant les marches de la véranda. A son retour à Kilmarnock, dans la chambre de Christina, elle dit à Colin — Miss Drury viendra un peu plus tard. — Pourquoi pas maintenant? Pauline hésita. Elle ne pouvait chasser de son esprit l'image de Hugh assis au chevet de Joanna, de la main de Hugh caressant le visage de Joanna. Aussi déclara-t-elle — Elle est trop occupée à soigner les ouvriers de la ferme. Elle s'émerveilla de la facilité avec laquelle le mensonge s'était échappé de ses lèvres. Trois heures plus tard, Christina mourut, emportant avec elle l'enfant à naître. Colin, sanglotant, serra dans ses bras le corps de sa femme. Le petit Judd, debout dans son coin, comprit qu'il venait d'arriver ce qu'il avait toujours redouté sa mère avait rejoint les fantômes qui peuplaient déjà le cabinet de travail de son père. 6 Au bruit de coups frappés à la porte, Joanna se réveilla. Il lui fallut quelques secondes pour s'arracher à son profond sommeil et, lorsqu'elle voulut se redresser sur son séant, elle découvrit que les forces lui manquaient. Du regard, elle fit le tour de la petite maison. L'après-midi tirait à sa fin. Elle essaya de se rappeler comment elle était arrivée jusqu'à son lit. La mémoire lui revint elle s'était évanouie dans le dortoir. On frappait de nouveau à la porte. — Qui est là? demanda-t-elle. — Il y a un message pour vous de la part du docteur Ramsey, miss Drury, répondit une voix qu'elle reconnut comme celle de l'un des ouvriers. — Un petit instant, s'il vous plaît. Depuis quand ne s'était-elle sentie aussi faible? Lorsqu'elle ouvrit la porte, l'ouvrier lui tendit une lettre. Un messager l'apportait à l'instant de Cameron Town, précisa-t-il. Le message venait de la logeuse de David Ramsey le docteur était tombé malade et demandait Joanna. — Tom, dit-elle à l'homme, voudriez-vous atteler le chariot, s'il vous plaît? Je dois me rendre en ville. — Monsieur Westbrook a pris le chariot, miss. — Alors, demandez à un garçon d'écurie de me seller un cheval, voulez-vous? Savez-vous où sont Adam et Sarah? — Le petit est à la cuisine il aide Ping-Li. La fille a dit qu'elle avait une course à faire. Joanna se lava le visage et les mains. Elle se sentit alors un peu plus forte, en dépit de son épuisement. Elle se demandait où avait bien pu aller Sarah. Elle écrivit quelques lignes pour dire où elle se rendait et laissa le billet sur la table. Dans le crépuscule naissant, elle poussa son cheval au grand galop et, en arrivant à la pension où logeait Ramsey, elle trouva celui-ci au lit. La chambre sentait la maladie, la mort. Au premier coup d'oeil jeté sur le visage de Ramsey, Joanna comprit, à ses lèvres bleuies, à son étrange pâleur, qu'il n'était pas victime de la typhoïde il avait absorbé du poison — le fameux « traitement expérimental ». Des flacons de phénol et de teinture d'iode se trouvaient sur la table de nuit. Elle s'assit au chevet du malade, lui posa sur le front un linge mouillé. La logeuse, sur le seuil, se tordait les mains. — Je ne savais pas quoi faire, dit-elle. Lui qui est docteur et tout... Ramsey ouvrit les yeux. Il regarda Joanna, lui sourit. — J'avais les symptômes... la dernière fois que je vous ai vue, Joanna... Il s'exprimait avec difficulté. — Quand j'ai... diagnostiqué la péritonite de Bill Lovell. Je savais que j'étais atteint de la typhoïde... — Chut! Ne parlez pas. Je vais vous soigner. La tête de David roula sur l'oreiller. — Non, Joanna. Je sais ce que j'ai fait... J'ai toujours su... que je ne pourrais pas essayer le traitement sur d'autres... Je devais d'abord l'expérimenter sur moi-même... Il souleva une main pour désigner les flacons de poison. — Je... je voulais apporter une contribution à la médecine... Je voulais faire comme Jenner, comme Pasteur... Mais... ces produits ne sont pas la solution, Joanna... Je n'ai réussi qu'à me tuer. Je suis navré d'avoir échoué... Il mourut, les yeux encore ouverts. Doucement, Joanna lui ferma les paupières. Elle reprit lentement la route vers Merinda. L'image du visage de David ne la quittait pas. Intérieurement, elle se sentait sans vie, aussi morte que les hommes qu'elle voyait chaque jour emportés par la typhoïde. La nuit approchait rapidement, mais elle ne s'en rendait pas compte. Le poids de toutes ces vies sur ses épaules l'écrasait. Tous ces malheurs arrivaient-ils à cause d'elle? Ezekial, le vieil Aborigène, avait-il raison? Si elle n'était jamais venue en ces lieux, le désastre se serait-il produit? Elle commençait à se sentir gagnée par le vertige. Elle s'en inquiéta mais se rappela alors qu'elle n'avait pas mangé depuis la veille. Elle scruta la route assombrie, devant elle, tenta de reconnaître des points de repère. Merinda était-il encore loin? La route, elle le savait, s'incurvait vers le sud, avant de reprendre la direction du nord, ce qui ajoutait à la distance réelle plusieurs kilomètres. Elle n'était pas sûre d'avoir la force de les parcourir. Aux derniers rayons incertains du crépuscule, elle parcourut du regard les champs, à sa gauche, essaya d'estimer pour combien de temps elle aurait encore un peu de lumière. Son vertige augmentait. Elle avait la tête vide, sentait la faiblesse gagner du terrain. Brusquement, elle avait peur, si elle restait sur la route, de ne jamais atteindre Merinda. La meilleure solution, lui dicta son esprit embrumé, c'était de couper à travers champs pour aller droit vers la ferme. Elle éperonna son cheval, qui prit le galop. Bientôt, elle filait à vive allure sur les prairies d'herbe sèche. Elle était heureuse d'aller vite, défaire quelque chose. Elle pensa à David, se mit à pleurer. Finalement, elle aperçut parmi les arbres, à quelque distance devant elle, les lumières de la ferme. Elle poussa encore son cheval... Quand Joanna avait décidé de prendre un raccourci vers Merinda, elle n'avait pas songé que la rivière lui couperait la route. Lorsque le cheval vit l'eau, à la dernière minute, il se cabra subitement, et la jeune fille, prise au dépourvu, fut désarçonnée. Elle eut tout juste le temps de pousser un cri avant qu'en tombant sa tête heurte le sol. Adam avait peur. Il avait aidé Ping-Li à la cuisine, où Sarah l'avait laissé pour aller faire une visite secrète à la Mission pour les Aborigènes. Elle lui avait dit de ne pas aller à la petite maison Joanna se reposait, il ne fallait pas la déranger. Mais Ping-Li, dans la cuisine, avait fini par s'endormir sur sa couchette, et Adam était retourné à la petite maison. Joanna n'y était pas... il n'y avait personne. Il s'était rendu au dortoir, mais un ouvrier lui avait dit de s'en aller parce qu'il y avait des malades à l'intérieur. Maintenant, il faisait nuit, et, pour la première fois, personne n'était là pour s'occuper d'Adam. Il détestait être seul. Cela lui rappelait une autre fois où il s'était trouvé seul, et il n'aimait pas penser à cette fois-là. Il se refusait à laisser ce souvenir entrer dans son esprit quand il essayait de s'y introduire, ou quand Joanna s'efforçait de le faire parler de ce qui s'était passé. Il lui bloquait le passage. Mais, à présent, il avait peur. C'était tout à fait comme cette fois-là, quand il était arrivé du dehors et qu'il avait trouvé Maman couchée, étrangement pâle. Il avait essayé de la réveiller, mais elle n'avait pas voulu. Il avait encore essayé, essayé, il l'avait appelée, encore et encore, et son affolement était devenu de la terreur lorsqu'il avait compris qu'elle ne se réveillerait plus jamais. Au milieu de la cour silencieuse, Adam regarda autour de lui. Peut-être Sarah et Joanna étaient-elles à la rivière. Mais, quand il atteignit les bois, il n'y trouva personne. Sa peur grandit jamais il ne s'était trouvé là dans l'obscurité. Il vit alors, de l'autre côté de la rivière, un cheval tout sellé mais sans cavalier. Pour le rejoindre, il traversa l'eau à l'endroit le plus étroit, le moins profond. Lorsqu'il aperçut, non loin du bord, une femme étendue sur le sol, il revécut son cauchemar. C'était le malheur qui se produisait de nouveau. Il courut vers Joanna en hurlant — Maman! Réveille-toi! Ne dors pas! Maman! Maman! Il la secouait de toutes ses forces, mais elle était pâle et sans vie. Il essaya de chercher ce qu'il devait faire. Il fallait aller chercher de l'aide. Courir trouver quelqu'un. Mais il avait trop peur. Il se jeta sur le sol, se cogna le front sur la terre dure. Impuissant, terrifié, il criait — Non, non, non! Maman, réveille-toi! Il enfouit son visage au creux de ses mains, sanglota. Il était méchant, il n'allait pas chercher de l'aide pour Maman. Il restait là, pendant qu'elle s'endormait pour toujours. Finalement, les sanglots s'apaisèrent. Il regarda de nouveau Joanna. Elle avait les yeux fermés, ses cheveux s'étalaient sur l'herbe. Il la reconnut. Ce n'était pas Maman. Il se redressa sur les genoux, s'essuya les yeux d'un revers de manche. Sans bien comprendre, il dit — Joanna? Joanna, réveille-toi. Réveille-toi, je t'en prie. Il la secoua par l'épaule. — Réveille-toi tout de suite, Joanna. Il se mit debout, la regarda encore, aux prises avec la terreur et l'incertitude. Il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule, vit les lumières de la ferme. Il se retourna vers Joanna. Il ne voulait pas la quitter. Il avait peur. Mais s'il n'allait pas chercher de l'aide, elle pourrait bien s'endormir pour toujours, comme Maman. Il fit volte-face, se mit à courir. — Au secours, au secours, au secours! cria-t-il en entrant dans la cour. Joanna s'est fait mal! Il monta au galop les marches de la véranda. Il n'y avait personne dans la maison. Il courut jusqu'à la cuisine, où les marmites de Ping-Li mijotaient sur le fourneau, mais le cuisinier chinois n'était nulle part en vue. — Au secours! Au secours! criait Adam, en se précipitant vers le dortoir. Devant la porte masquée par une couverture, il s'arrêta. L'odeur de phénol lui piquait le nez et les yeux. Alors, il fit demi-tour, sortit de la cour, et se jeta en courant dans le chemin qui menait à la route. Hugh fit quitter la route au chariot. Il était heureux d'approcher de chez lui. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais été aussi fatigué. Sarah, silencieuse, était assise près de lui. Il l'avait recueillie au bord de la route. Elle s'était rendue à la Mission, lui avait-elle dit, dans l'espoir de voir Deereeree, mais on lui avait dit que la vieille femme était morte de la typhoïde. — Je suis désolé, Sarah, déclara Hugh. Il sentait la profondeur de sa détresse. — Désolé que Deereeree soit morte. — Elle était vieille, répondit Sarah. Elle n'ajouta rien parler des morts était tabou. Tout le reste de sa vie, elle le savait, elle porterait en elle la mort de Deereeree et penserait à elle. Jamais elle n'oublierait que tous les secrets de la vieille femme, sa magie et la sagesse de ses ancêtres étaient morts avec elle. — Tiens, fit Hugh, qui arrive là-bas? Mais c'est Adam! Il arrêta le chariot, sauta à terre. — Qu'y a-t-il, fiston? Que se passe-t-il? — Joanna s'est fait mal! cria l'enfant. Là-bas! Près de la rivière! Elle est tombée de son cheval! Elle ne veut pas se réveiller! Viens vite! Hugh relança le chariot à vive allure. Il abandonna le chemin pour se jeter à travers champs. Arrivé près des arbres, il bondit hors du véhicule, se mit à courir. — Joanna! criait-il. Joanna, où êtes-vous? Il vit alors le cheval qui broutait tranquillement. Lorsqu'il rejoignit la jeune fille, elle s'était redressée sur son séant et se frottait la tête. — Oh, mon Dieu, Joanna... dit-il. Il tomba à genoux, la prit dans ses bras. — Le cheval m'a désarçonnée... — Mon Dieu, Joanna... répéta-t-il. Il l'embrassa, la serra contre lui. Elle l'entoura de ses bras, lui rendit son étreinte, ses baisers, avec la même passion. Il lui prit le visage entre ses mains et vit alors ses larmes. — David est mort, Hugh, lui dit-elle. Tout est tellement horrible... Il l'aida à se relever, et ils restèrent un long moment enlacés. Mais Adam intervint. — Tu vas bien, Joanna? J'ai eu si peur, quand je t'ai vue. Mais tout est bien, maintenant, hein? J'ai ramené de l'aide, hein? — Oui, Adam, répondit la jeune fille. Elle s'accrochait à Hugh. Son épuisement, sa faiblesse avaient disparu. Elle se sentait soudain pleine de vie. Elle percevait la force de son compagnon et elle ne voulait plus le voir se séparer d'elle. — Oui, tout va bien. Chapitre XI 1 Sarah, après avoir rassemblé ses pierres, ses plumes de cacatoès, les bracelets faits de cheveux, descendit à la rivière. Sa magie avait opéré. La typhoïde avait disparu, et, même s'il y avait eu de nombreux morts dans la région, Joanna, Hugh et Adam avaient été épargnés. Selon l'opinion générale, c'était Monsieur Shapiro qui avait apporté la maladie dans le district occidental de l'État de Virginie. Sarah, elle, savait qu'un chant poison était à la racine du mal. Elle le savait parce que ses propres chants l'avaient chassé. Il fallait maintenant ensevelir les instruments du rite ils étaient puissants, ils possédaient une vie bien à eux, et on devait leur témoigner le respect qui leur revenait. Tout en creusant l'argile tendre, sur la berge du billabong, elle chanta un dernier chant. Mais, cette fois, c'était un chant d'amour, Sarah avait vu grandir l'amour entre Hugh et Joanna, l'amour, aussi, qu'ils partageaient pour le petit garçon qui avait été blessé et qui commençait à guérir. Mais Hugh allait se marier, et Joanna avait décidé de partir. Mais elle ne devait pas partir, pensait Sarah. Sa place était là. Son Chemin de Cantilène l'avait conduite en ces lieux. Le chant que Sarah interprétait maintenant avait un grand pouvoir. Sa mère le lui avait enseigné, bien longtemps auparavant, avant de partir vers le désert pour ne plus jamais revenir. Sarah le chantait pour lier l'un à l'autre deux êtres, Hugh et Joanna. Tout en chantant, elle recouvrait l'endroit où elle avait enterré les instruments de la magie, s'assurait qu'on ne pourrait les retrouver. Cela fait, elle s'assit, regarda le vieil homme qui se dressait parmi les arbres. Il tenait un boomerang, semblable à ceux que les gens riches venaient acheter à la Mission, afin de les accrocher à leurs murs. Un instant, Sarah crut voir un fantôme. Ezekial portait la chemise et le pantalon qu'on lui avait donnés à la Mission, mais un bandeau tissé de cheveux lui entourait la tête, et, là où ses bras étaient nus, Sarah distinguait les anciennes cicatrices des scarifications tribales qui avaient été gravées dans sa chair bien des années plus tôt. Il s'avançait maintenant vers elle le rite était fini, il n'était plus tabou de s'approcher. Sarah se leva, se tint immobile dans une attitude respectueuse. Dans les jeux de lumière et d'ombre de la clairière, ils se dévisagèrent. La première, Sarah prit la parole. — Il y a ici une puissante magie à l'oeuvre, Vieux Père. Il y a une magie de femme chantre et une magie de chant poison. J'ai besoin de ton aide. Il baissa les yeux sur le boomerang que tenait sa main. L'arme était du type « qui tue et non de celui « qui revient ». Il l'avait taillée lui-même, gravée des symboles magiques de sa jeunesse. Ezekial contemplait le boomerang et songeait qu'il avait plus réfléchi, au cours des dernières semaines, qu'il ne l'avait fait de toute sa vie. Il avait observé, attendu, comme il l'avait dit à Sarah, et il restait déconcerté. Plus rien n'était simple. Dans l'ancien temps, des règles gouvernaient toutes choses la loi, par exemple, qui déterminait quand une belle-mère pouvait adresser la parole à son gendre, la loi qui décrétait que, lorsqu'un fils subit les épreuves de l'initiation, sa mère doit parler un langage particulier, la loi qui définissait qui pouvait s'asseoir autour d'un feu de camp et à quelle place, qui recevait telle ou telle part d'un wallaby grillé, qui devait porter l'eau. En ce temps-là, avant l'arrivée de l'homme blanc, chacun connaissait les lois, chacun les respectait, le monde était en ordre. A présent, les lois étaient ébranlées, les gens oubliaient l'ordre ancien, et les vieux, comme Ezekial, n'avaient plus réponse à tout. Longuement, profondément, il avait réfléchi. Il avait observé la femme blanche nouvellement arrivée à Merinda, l'avait étudiée, il avait pensé à ce que Sarah disait d'elle. Il avait vu Joanna recourir à la magie pour sauver des hommes de la maladie, pour se préserver elle-même, et protéger Hugh, qu'Ezekial respectait, admirait, qu'il considérait comme un ami. — Pourquoi chantes-tu le chant d'amour? demanda-t-il enfin. — Pour obliger Joanna à rester ici. Elle est partie. Ce matin. Il faut que Hugh la ramène. Quand Sarah reprit son chant, Ezekial renifla, regarda le ciel. Le chant d'amour était de la magie de femme, il n'y connaissait rien. Peut-être était-ce efficace, peut-être pas. Il réfléchit un moment avant de se détourner pour s'éloigner à travers les arbres, vers la grand-route. Le chant d'amour pouvait avoir une certaine puissance, décida-t-il, mais la magie avait parfois besoin de l'intervention humaine. 2 Hugh et Pauline marchaient parmi les pierres tombales. Ils déposaient des fleurs sous des noms familiers Bill Lovell, David Ramsey, et d'autres morts innombrables, les Cameron, les McClintock, les Dunn. Pauline passa devant la pierre qui indiquait seulement « Enfant Hamilton, 22 janvier 1872. Louisa n'avait pas été atteinte de la typhoïde, mais la tension nerveuse avait provoqué un accouchement prématuré. Tout en plaçant quelques fleurs sur la petite tombe, Pauline se demanda si Louisa avait pu apprendre du docteur Ramsey, avant sa mort, le secret de la prévention des naissances. La jeune fille n'était pas vêtue de noir, comme la plupart des femmes qui venaient en visite au cimetière, mais en gris souligné de noir, par respect pour le chagrin des autres. Frank et elle avaient échappé à l'épidémie. Néanmoins, elle en avait conscience, ils avaient été touchés par la typhoïde Ivy Dearborn avait disparu. Frank avait consacré des jours et des jours à la rechercher, avant d'en venir finalement à croire que la maladie l'avait emportée. Il était maintenant de retour à Melbourne, se consacrait de nouveau à la direction de son journal, interposant, entre lui-même et les souvenirs douloureux, le temps, le travail et la distance. Pauline, le bras passé sous celui de Hugh, marchait parmi les tombes et pensait Nous devons désormais nous tourner vers l'avenir. Nous devons laisser derrière nous la tragédie pour retrouver la marche de la vie. Mais le sujet du mariage, distant seulement d'un mois, n'avait pas encore été abordé. Elle s'éventa. — Bonté divine, dit-elle, il fait vraiment très chaud, aujourd'hui. J'espère que la température sera moins élevée pour notre mariage! — Pauline... commença Hugh. Elle sentait venir le moment crucial. Il approchait depuis des jours et des jours. Elle voulait l'éloigner, l'empêcher de prendre forme. — Quittons cet endroit lugubre, mon chéri, reprit-elle. Allons faire une promenade à cheval dans les montagnes. Elles paraissent si fraîches, si vertes. — Pauline, répéta Hugh. Nous avons à parler. Il l'avait donc rejointe. Ce danger auquel elle s'était efforcée d'échapper depuis l'après-midi où elle avait trouvé Hugh en compagnie de Joanna dans la petite maison de Merinda. — Ne prenez pas cet air grave, mon chéri, dit-elle en souriant. Cet horrible cimetière vous a assombri l'humeur, je crois. Si nous allions à l'Auberge du Renard et de la Meute, pour boire un... — Pauline, insista-t-il, vous n'avez jamais pu me prendre en défaut sur le plan de la sincérité. Et je me dois, aujourd'hui encore, de me montrer sincère envers vous. Il s'agit de Joanna Drury. — Non, je vous en prie, supplia-t-elle. — Il ne serait pas honnête de ma part d'entrer dans notre mariage en vous dissimulant la vérité. Ce serait indigne de moi et de la haute estime en laquelle je vous tiens. Pauline se raidit. — Vous allez me dire que vous êtes amoureux d'elle. — Oui. Elle fixa sur lui des yeux d'un bleu glacé. — Dois-je donc comprendre que vous avez l'intention de la garder à votre service pour s'occuper d'Adam? — Non. Ce ne serait loyal pour aucun de nous. Joanna s'en va. Elle a sa propre vie à mener, comme vous et moi avons la nôtre. — Alors, pourquoi avez-vous jugé bon de me parler de vos sentiments à son égard? s'écria Pauline. — Parce que la vérité est là. Parce que, de toute manière, vous la connaissiez. Je ne pourrais pas devenir votre mari en sachant que vous et moi aurions refusé de reconnaître cette vérité. La mâchoire contractée, elle leva la tête vers lui. — Et moi? M'aimez-vous? Il la regarda. Elle était très belle, élégante aussi. Mais il pensait à Joanna, à leurs baisers, à la passion qui les avait pris tous les deux au dépourvu. Il saisit les mains de Pauline entre les siennes. — Je vous respecte et je vous admire, Pauline. J'ai pour vous la plus haute considération. — Mais vous ne m'aimez pas. — J'ai une grande affection pour vous. — Hugh! cria-t-elle. Je veux que vous m'aimiez! Elle se détourna. Pourquoi n'avaient-ils pas relégué dans un coin sombre ce petit secret entre eux? Où aurait été le mal? Elle aurait pu continuer à feindre et peut-être, avec le temps, en serait-elle venue à croire qu'il n'aimait qu'elle. Peut-être, avec le temps, serait-ce devenu vrai. Elle sentait la fureur l'envahir. Elle se rappelait dans quelles circonstances elle avait vu Hugh avec Joanna, avec quelle tendresse il l'avait caressée, avec quel amour ses yeux s'étaient attardés sur son visage. Pauline avait envie de crier à Joanna Allez-vous-en! Vous ne l'avez pas mérité! Vous ne l'avez pas gagné! Vous ne l'aimez pas depuis l'âge de quatorze ans. Vous ne lui avez pas mis les bras autour du cou pour l'embrasser, quand vous aviez seize ans, le jour où il a remporté le Grand Trophée, à l'Exposition des éleveurs. Vous n'avez pas pleuré des jours durant, quand vous aviez dix-sept ans, le jour où Hugh a été ramené d'un accident de chasse, le visage d'une pâleur de mort, la chemise couverte de sang. Vous ne vous êtes jamais tenue au bord d'une piste de course, à prier de toutes vos forces pour la victoire de Hugh. Moi, j'ai fait tout cela! Hugh est à moi, en toute justice! Elle dit, d'une voix qu'elle parvint à maîtriser — Vous m'avez dit la vérité parce que vous désirez annuler le mariage. — Non, Pauline. Ce n'était pas ma raison. — Mais c'est bien ce que vous désirez, n'est-ce pas? — Non. Et ce que je désire n'est pas en cause ici. — Juste ciel, Hugh, je ne veux pas d'un martyr pour mari! Je ne souhaite pas vous épouser dans ces conditions... simplement parce que vous êtes un homme honorable! — Pauline, je promets d'être pour vous un bon époux. De vous offrir une vie agréable. Je vous serai toujours fidèle, je vous le jure. Elle ferma les yeux, pensa Mais vous ne m'aimez pas! — Et quand s'éveilleront la haine et le ressentiment? demanda-t-elle. Je vous regarderai et je me demanderai à quel moment, en quelles circonstances, vous découvrirez que vous me détestez. Parce que je ne serai pas Joanna. — Jamais je ne vous détesterai, Pauline. — Alors, vous finirez par vous lasser de moi, et ce sera pire! Elle songeait à son amour pour cet homme, à tout ce qu'elle avait fait pour qu'il lui appartînt. Le pique-nique sous la pluie, la demande en mariage dont elle avait pris l'initiative. Elle pensait à la campagne qu'elle avait menée contre Joanna Drury, pour l'empêcher d'être acceptée dans le voisinage, pour l'inciter à partir. Pauline faisait un retour en arrière, elle voyait comment elle avait mené sa course, froidement, logiquement, avec détermination. Elle regardait Hugh et comprenait que, si elle s'était gagné sa loyauté, son honneur, son affection — et même son nom —, elle n'avait pas conquis l'homme lui-même. En fin de compte, sa victoire était sans valeur. — Hugh, reprit-elle, je veux que vous me désiriez. Que vous m'épousiez parce que vous le voulez, sans conditions, sans réserves, avec amour. Non pas en vertu de je ne sais quel noble sentiment, mais parce que vous me désirez autant que je vous désire. — Je ne peux vous offrir tout cela actuellement, Pauline. — Alors, je crois que nous devons décommander le mariage. Il ne répondit pas. Elle sentit le poignard s'enfoncer plus profondément dans son coeur. Pourquoi l'amour était-il si cruel? se demandait-elle. Colin MacGregor, enfermé dans son château, pleurait sa femme morte. Et Frank, avec quelle frénésie il avait recherché cette femme prénommée Ivy! Et maintenant... D'instinct, elle voulut se protéger. — Il ne s'agit pas seulement de Joanna, dit-elle. Il y a d'autres problèmes. La maison n'est pas construite, et je ne supporte pas l'idée de vivre dans cette cabane. Vous refusez de venir habiter à Lismore, vous tenez à être sur place, à Merinda, pour tout surveiller. Et, je le comprends maintenant, même au prix d'efforts constants, je... je n'aurais pas pu m'attacher à Adam. Il ne m'aime pas beaucoup, et je ne désire pas avoir dès maintenant la charge d'un enfant, surtout l'enfant d'une autre femme. — Qui donc fait preuve de noblesse, maintenant? demanda Hugh. Elle redressa le menton. — Accordez-moi le privilège de mettre fin à cette histoire avec dignité et élégance, Hugh. Nous méritons au moins cela. — êtes-vous bien sûre de votre décision? Non, criait-elle au plus profond de son coeur, je n'en suis pas sûre du tout! Je veux que tu me prennes dans tes bras, que tu me dises que tu m'aimes et que tu m'épouseras quoi que je puisse dire. Elle lui tourna le dos. — Oui, dit-elle. C'est la meilleure solution. Il tendait la main vers elle, mais elle s'écarta. — Je vous en prie, Hugh, si vous ne partez pas tout de suite, nous n'aurons pas un dénouement plein de dignité mais plutôt une scène que nous regretterons par la suite l'un et l'autre. — Permettez-moi de vous reconduire chez vous. — Je vais marcher. Ce n'est pas loin, et j'ai besoin de réfléchir. Il va falloir annuler certaines dispositions, fournir des explications... Elle ôta sa bague de fiançailles, fit un geste pour la lui tendre, mais il refusa — Gardez-la, Pauline. Nous restons des amis. Elle s'éloigna. Des larmes, brillantes comme des diamants, scintillaient dans ses yeux. Elle prenait conscience de l'énorme perte qu'elle venait de subir. Elle imaginait tout ce qui ne serait jamais à elle le contact du corps de Hugh près du sien, leurs heures de passion, le jour où elle aurait placé leur premier enfant dans ses bras. Pauline voyait en même temps deux avenirs celui qui aurait pu être le sien mais qui serait celui de Joanna Drury et celui qui, désormais, serait le sien... un avenir fait de longues années vides, hantées de solitude et de regret, au cours desquelles elle deviendrait une femme dure, amère, qui mesurerait tout homme à l'aune de Hugh Westbrook et le jugerait sévèrement. Une femme, comprit-elle, qui ressemblerait à la « pauvre Miss Flora », qui susciterait la pitié de ses amies parce qu'elle aurait été « laissée pour compte ». Mais tel ne serait pas l'avenir de Pauline. Il existait une troisième solution. Tandis que l'idée prenait forme dans son esprit, que son désespoir faisait place à une détermination sans faille, elle porta son regard vers l'est, vers Kilmarnock. Elle songeait au beau Colin MacGregor, enfermé là-bas, qui pleurait la perte de son épouse Christina. 3 « Cher monsieur Westbrook, écrivait Joanna, Quand vous lirez cette lettre, je serai en route pour Melbourne. Elle s'interrompit pour regarder la diligence qui se préparait au départ. Avec d'autres passagers qui attendaient le moment de prendre place dans le véhicule, elle était assise devant l'Auberge du Renard et de la Meute. On attachait les bagages avec des courroies sur le toit de la diligence. Elle se remit à écrire. « Puisque nous savons l'un et l'autre qu'il me serait impossible de rester à Merinda après votre mariage, j'ai jugé préférable de partir dès maintenant et de nous éviter de pénibles adieux. Vous avez devant vous une vie nouvelle, et je dois poursuivre le but qui m'a amenée en Australie. Peut-être n'ai-je pas été la cause de ce qui s'est produit à Merinda — de la mort de ces braves gens — mais je me trouve en proie, je le sais, à des forces qui échappent à mon contrôle. J'ai fait une promesse à ma mère et je me dois, pour le bien de mes futurs enfants, de découvrir la nature de la malédiction qui pèse sur notre famille, afin de trouver le moyen de lui ôter tout pouvoir. Une fois encore, elle s'arrêta. Elle pensait à Hugh... à la façon dont il l'avait retrouvée près de la rivière et dont il l'avait prise entre ses bras, à la force qui s'était alors emparée d'elle, à la chaleur du corps de Hugh qui s'était communiquée à elle, à son baiser, à leurs baisers... Elle pensait Si je suis venue ici, ce n'était pas pour tomber amoureuse et pour m'y enraciner, mais pour revendiquer mon héritage, pour retrouver Karra Karra, pour apaiser les démons qui poursuivent les femmes de la lignée des Drury. Elle essaya de se concentrer sur ce qu'elle allait faire ensuite. Cinq mois de recherches ne l'avaient pas rapprochée de Karra Karra ni du mystère enfermé dans les papiers de son grand-père. Elle en était au même point que le jour où elle avait débarqué de YEstella. Elle avait reçu une réponse de Monsieur Asquith, l'homme qui avait été nommé à la tête de la Commission des Affaires Aborigènes. Joanna avait espéré pouvoir compter sur un connaisseur éclairé de la vie indigène, elle avait espéré obtenir de lui des informations. Mais Monsieur Asquith était, en fait, un banquier qui avait obtenu ce poste pour des raisons politiques et qui n'avait jamais été de sa vie dans une mission aborigène ou une réserve. Les bureaux du cadastre, à Melbourne, s'étaient montrés incapables, eux aussi, de venir en aide à la jeune fille. L'acte de vente, lui avait-on dit, ne contenait pas assez d'informations pour permettre de localiser les terres en question. Elle était sans nouvelles, enfin, de Patrick Lathrop, qui avait sans doute, jadis, connu son grand-père. Joanna devait donc tout reprendre du début, rechercher de nouveaux indices susceptibles de la mettre sur le bon chemin. Elle reprit sa lettre « C'est avec une grande tristesse que je quitte Merinda, monsieur Westbrook, mais la raison de ma présence chez vous — venir en aide à Adam — n'existe plus il va maintenant vers un rapide rétablissement. Le soir où vous m'avez retrouvée près de la rivière, quand vous avez expliqué à Adam qu'il n'était pas responsable de la mort de sa mère, qu'il n'avait eu aucun moyen de la sauver, j'ai vu commencer sa guérison. Sarah l'aidera à la mener à son terme, tout comme vous et Miss Downs. Jamais je n'oublierai mon séjour à Merinda. Jamais je ne vous oublierai, monsieur Westbrook. Je vous souhaite une bonne santé et le bonheur pour votre vie entière. — Nous y voilà, miss, déclara le conducteur de la diligence. Nous sommes prêts à partir, maintenant. Joanna cacheta sa lettre, la glissa dans la boîte postale du relais. Elle alla ensuite s'installer avec les autres passagers. L'assistance faisait des signes d'adieu. Le conducteur saisit les rênes. La diligence, dans une grande secousse, s'ébranla. Les voyageurs se présentaient les uns aux autres, échan geaient des remarques sur la chaleur excessive de l'été, se félicitaient que l'épidémie de typhoïde fût enfin jugulée. Joanna, elle, regardait par la fenêtre, faisait ses adieux silencieux au paysage familier qu'elle ne reverrait sans doute jamais. Pourtant, elle pensait un jour, peut-être, quand les années auront passé, reviendrai-je voir ce qu'il est advenu d'Adam et de Sarah. Brusquement, la diligence s'immobilisa. A l'extérieur, on entendait des voix. « Un retardataire », déclara l'un des passager. Une dame d'un certain âge gémit « Oh, mon Dieu, il n'y a plus de place. Ils sursautèrent en voyant la portière s'ouvrir à la volée. Joanna éprouva un choc en découvrant dans l'encadrement un Hugh qui avait l'air furieux. — J'ai rencontré Ezekial sur la route. Il m'a appris que vous étiez partie. Vous nous quittiez sans un adieu. — Hé, mon gars, cria l'un des postillons, vous n'avez rien à faire ici! — J'ai pensé que ce serait mieux, répondit Joanna. Que vous préféreriez cette solution. — Écoutez, reprit le postillon, ou bien vous montez en voiture ou bien vous refermez la portière. — Descendez la malle de miss Drury, je vous prie. Il s'agit d'une erreur. — Mais, monsieur Westbrook... protesta-t-elle. — Je ne vous laisserai pas partir, Joanna. Pas ainsi. Je veux que vous m'épousiez. Je vous aime. Elle sentait sur elle les regards des autres passagers. — Je ne comprends pas, dit-elle. Miss Downs... Il lui tendit la main. — Revenez avec moi à Merinda, Joanna. Je vous expliquerai tout. — Mais nous étions d'accord... Je veux dire... avec tout ce qui s'est passé... Il lui sourit. — Ensemble, nous viendrons à bout de tout. Je vous aime, Joanna. Je ne peux pas vivre sans vous. J'ai besoin de vous. Adam a besoin de vous. — Vous retardez la diligence, miss, déclara un postillon. Vous venez avec nous, oui ou non? Décidez-vous. J'ai un horaire à tenir, moi. Elle posa les yeux sur la main tendue de Hugh, les releva sur le beau visage. Elle glissa ses doigts dans ceux de son compagnon, sauta à terre. Elle voulut parler, mais il l'attira, l'embrassa. A son tour, elle l'étreignit, lui rendit son baiser. Deuxième partie 1873 Chapitre XII 1 Sarah regardait l'inconnu s'avancer parmi les arbres. Elle demeurait cachée pour suivre sa lente progression le long de la rivière. Lorsqu'il s'arrêtait, elle s'arrêtait aussi quand il se remettait en marche elle faisait de même, comme son ombre. Elle était descendue au billabong afin de récolter des racines de pissenlits pour Joanna et elle avait aperçu l'homme au bord de l'eau... un homme comme elle n'en avait encore jamais vu. Il était bizarrement accoutré, d'un pantalon en peau de daim et d'une chemise de toile blanche aux larges manches. Il ne portait ni veste ni cravate et il avait la tête nue. Sarah voyait ses cheveux châtain clair, presque aussi longs que les siens, noués en catogan sur la nuque. Il avait en main un grand livre plat et, de temps à autre, il s'arrêtait pour écrire ou dessiner quelque chose. Elle remarqua ses doigts longs et minces. Un monsieur, pensa-t-elle. Il marchait à travers bois, interrompait sa route pour examiner un arbre, observer le ciel entre les branches serrées, noter une observation. Sarah surprit à son poignet droit un éclat brillant, métallique. Elle se tendit tout entière. L'homme n'avait rien à faire en ce lieu. Depuis un an et demi qu'elle vivait à Merinda, Sarah n'avait jamais vu personne, excepté Joanna, près de la rivière. Cet endroit leur appartenait à toutes deux. Elles y cultivaient leurs plantes, elles y parlaient, elles y échangeaient leurs connaissances, leurs secrets de femmes. Joanna décrivait pour Sarah le monde extérieur, où des navires voguaient sur les vastes océans, où des militaires au maintien rigide dansaient avec de belles jeunes femmes. Sarah, de son côté, racontait à Joanna comment les ancêtres avaient créé le monde. Pour Sarah, cet endroit était le site de son initiation. Le révérend Simms avait interrompu cette initiation commencée par les vieilles femmes de la Mission. Elle n'avait pas eu le temps d'apprendre tous les secrets du Clan du Phoque à fourrure. Mais elle s'initiait à présent à d'autres secrets, qui étaient ceux de la vie, tout aussi sacrés. « Si tu mets cette graine en terre, lui avait dit Joanna, et si tu ajoutes de l'eau, du soleil, de l'amour, elle poussera, comme grandit un être humain. Les gens de la race de Sarah n'avaient jamais mis de graines en terre, jamais ils n'avaient fait pousser des plantes. C'était là de la magie... une bonne magie. Et voilà qu'en ce jour de mars, où l'été cédait la place à la douceur de l'automne, un étranger foulait cette terre. Sarah était mal à l'aise. Elle éprouvait un sentiment indéfinissable à propos de cet inconnu. Était-ce tout simplement parce qu'il s'agissait d'un homme? Elle se rappelait le jour où Ezekial avait appelé cet endroit le site du Rêve du Vieux Kangourou. Mais Ezekial se trompait. Ce lieu devait son existence au chant non pas du Vieux Kangourou mais de l'Ancêtre Femelle Kangourou. Sarah le savait parce que c'était une mère kangourou, et non pas un mâle, qui avait apporté à Joanna le signe que ce lieu était sacré. Ezekial était un ancien digne de respect, certes, mais ce n'était pas une femme il ne savait rien de l'Ancêtre-Femelle Kangourou. Et voilà qu'un inconnu venait marcher là. Sarah craignait qu'il ne fût porteur d'une mauvaise magie. Il allait brouiller le Chemin de Cantilène. Il était maintenant dangereusement proche des ruines sacrées. La jeune fille retint son souffle. Elle sentait sous sa robe l'amulette de l'Ancêtre Phoque à fourrure. Elle n'avait pas le temps, comprit-elle, d'attendre Joanna elle allait devoir arrêter et chasser elle-même l'étranger. Elle le regarda dépasser le billabong, dont la surface opalescente refléta un instant sa haute et mince silhouette. Il se dirigea ensuite vers les ruines. Sans le quitter des yeux, Sarah se glissa silencieusement derrière lui. Il s'arrêta tout près des vieux murs en ruines. Elle en fit autant. Il examinait les pierres sacrées. Pour les voir de plus près, il mit un genou en terre. Il tendit la main pour les toucher. 2 Joanna regardait le dessin qui représentait le Serpent Arc-en-Ciel. Elle sentit un frisson glacé lui parcourir le corps. Il était exactement tel que sa mère l'avait décrit dans son journal... le serpent gigantesque qui hantait ses rêves. Voir l'image d'une créature aussi grotesque, aussi effrayante et, en même temps, éprouver ce sentiment de familiarité... cela bouleversait Joanna. L'oeil unique et pénétrant du serpent semblait la regarder fixement, se moquer d'elle, la mettre au défi de découvrir la source de son pouvoir. — Je vous sais intéressée par les objets aborigènes, madame Westbrook, déclara Monsieur Talbot, le propriétaire de la Librairie Générale. C'est pourquoi je les mets de côté pour vous. Ce livre est plutôt rare, vous savez, et, à mon avis, tout à fait passionnant. Joanna lut le titre Ma vie parmi les Aborigènes, par Sir Finlay Cobb. Il avait été rédigé en 1827, juste quarante ans après que les premiers hommes blancs eurent posé le pied en Australie, et trois ans avant l'arrivée de ses grands-parents. — Oui, c'est vrai, monsieur Talbot, dit Joanna, qui regardait toujours l'inquiétante image du Serpent Arc-en-Ciel. Ce livre me paraît très intéressant. Elle ne pouvait s'arracher au regard magnétique du serpent. Elle prenait soudainement conscience que, sans qu'elle sût pourquoi, l'oeil unique du serpent avait tenu une grande place dans les rêves de sa mère... pas seulement dans ses cauchemars mais, plus curieusement, dans les rêves provoqués par des souvenirs. « Je vois ma mère sortir de la caverne, avait écrit Lady Emily. Tout de suite après, un serpent gigantesque en jaillit, et son oeil unique me terrifie. Chose étrange, la femme qui me tient dans ses bras n'est pas effrayée. Et tous les gens à la peau sombre qui m'entourent paraissent heureux. — Madame Westbrook, dit Monsieur Talbot, souhaitez-vous acheter ce livre? — Oui, répondit-elle en le lui tendant. La main posée sur son ventre, elle songeait à la vie nouvelle qui grandissait en elle. Elle allait avoir un enfant, mais sa joie était assombrie par la peur de l'héritage de sa mère. Un an et demi s'était écoulé depuis le jour où Joanna avait débarqué de YEstella. Hugh et elle étaient mariés depuis un an, et elle était plus résolue que jamais à résoudre le mystère du passé de sa famille, à découvrir la terre qui avait été cédée à ses grands-parents. Pourtant, elle n'avait pas beaucoup avancé. Il y avait eu des réponses aux annonces passées par Frank Downs dans le Times, mais toujours quelque chose clochait les dates étaient erronées, les descriptions des Makepeace étaient inexactes, et certaines propositions étaient suspectes... car moyennant finances. La Société de Sténographie de Londres n'avait pas donné signe de vie et Joanna doutait maintenant de pouvoir obtenir de l'aide de ce côté. Une visite chez Farrell & Sons, cartographes à Melbourne, n'avait jeté aucune lumière nouvelle sur les indices mentionnés dans l'acte de vente. Quant aux bureaux gouvernementaux du cadastre, ils avaient tous fait la même réponse il leur fallait des précisions. La jeune femme n'était pas moins convaincue qu'elle devait persister dans ses recherches, d'autant plus qu'elle allait avoir un enfant. Son insistance venait enfin d'être récompensée. Parmi le courrier destiné à Merinda, elle avait trouvé une lettre de Patrick Lathrop, en provenance de San Francisco c'était l'homme qui avait été naguère l'ami de son grand-père. Joanna menait le chariot grand train et elle aurait aimé pouvoir pousser plus encore l'allure du cheval, tant elle avait hâte de retrouver Hugh. Il lui devenait pénible d'être séparée de lui lorsqu'ils étaient ensemble, elle connaissait une profonde sensation de quiétude et de sécurité. Elle brûlait d'envie de lui montrer la lettre de Lathrop. Jamais elle n'avait perdu l'espoir qu'il pût être encore vivant, puisque les nombreuses lettres adressées ne lui avaient jamais été retournées. Et ce jour-là, enfin, elle avait une réponse. Elle amena le chariot dans la cour, jeta autour d'elle un regard anxieux. Adam était là où elle l'avait laissé le matin il aidait Matthew à l'écurie. Adam avait maintenant six ans et se montrait toujours désireux de participer aux activités de la ferme. Joanna ne vit aucun signe de Hugh ni de Sarah. Elle pénétra dans la maison. Ces derniers mois, toute une suite d'événements inattendus avaient retardé la construction de la nouvelle demeure, au bord de la rivière. Ils vivaient donc toujours dans la maison de bois. Mais on lui avait ajouté des pièces, pour la rendre plus confortable. Les parois intérieures avaient été enduites de plâtres, les meubles étaient plus nombreux. Joanna avait hâte d'éloigner sa famille de la saleté, des mouches et des odeurs de moutons pour l'établir au bord de la rivière, où l'air était pur, frais, sain. Le déménagement ne tarderait plus bien longtemps. Hugh avait procédé à l'inspection de ses dix mille bêtes. En novembre prochain, avait-il déclaré, ils devraient connaître leur meilleure production de laine et de lanoline. La construction de la nouvelle maison serait alors envisageable. Joanna posa son panier, en sortit le livre. Il avait un sous titre : « Le Récit véritable et détaillé du séjour d'un Blanc parmi les sauvages d'Australie ». Joanna tremblait à l'idée de ce qu'il pouvait contenir. Peut-être y était-il fait mention de la montagne rouge qui figurait dans les rêves de sa mère. Peut-être y trouverait-elle une description du culte du Serpent Arc-en-ciel ou même une explication des chants poisons et des crimes qu'ils devaient châtier. La jeune femme, en effet, était convaincue que l'un de ses grands-parents, ou les deux avaient violé un tabou et en avaient été punis. Elle glissa dans sa poche la lettre de Lathrop et appela Adam. Ensemble ils partirent à la recherche de Hugh. 3 L'homme releva la tête, vit la jeune fille qui se tenait là, entre l'ombre et le soleil, brune, immobile et silencieuse comme les arbres qui l'entouraient. — Bonjour, dit-il en souriant. Sarah le dévisageait sans répondre. Il se leva, brossa de la main son pantalon. — C'est un très bel endroit, reprit-il. Vous habitez ici? Elle le regardait toujours. Il avait un accent étrange. — C'est votre jardin? demanda-t-il. Parmi la flore qui poussait naturellement au bord du billabong — les renoncules et les campanules, les oliviers sauvages et les fougères —, Joanna avait planté des espèces exotiques, comme le fenouil, le poivre de Cayenne et le romarin ces plantes, avait-elle dit à Sarah, possédaient des propriétés thérapeutiques. Un peu plus loin, le long de la rivière, là où une modeste cascade, entourée de rochers baignés de soleil, créait l'humidité nécessaire, elle faisait pousser du gingembre, beaucoup plus rare. Elle coula un regard vers le poignet de l'homme. Il portait un superbe bracelet, fait d'argent massif travaillé et orné de turquoises. Jamais encore elle n'avait vu d'homme qui portât des bijoux. — Vous parlez anglais? questionna-t-il. Mais Sarah ne répondit pas. Il s'accroupit pour examiner une plante. — De la renoncule acre, murmura-t-il. Les Indiens d'Amérique l'utilisent pour soigner les maux d'estomac. Il promena son regard sur le jardin. — Ceci m'a tout l'air d'un jardin médicinal. êtes-vous guérisseuse? Les yeux de Sarah s'évadèrent vers un endroit au-dessus de sa tête. Il se retourna, vit la ferme, parmi les arbres. — Le propriétaire de ce jardin vit là? Il sourit. — Je sais au moins que vous comprenez ce que je dis. Je m'appelle Philip McNeal. Et vous? Il lui tendait la main, mais elle resta pétrifiée. Il la détailla longuement les yeux profonds, la chevelure brune aux reflets cuivrés, longue et soyeuse, les pieds nus, les jambes poussiéreuses, la robe qui avait visiblement appartenu à quelqu'un d'autre mais avait été retouchée à son intention. Elle ne semblait éprouver devant lui ni peur ni timidité. Il y avait de la défiance dans son attitude. Une petite sauvage, se dit-il, que quelqu'un s'efforce peut-être de civiliser. Il fit un pas vers les pans de mur moussus. Sarah se raidit. — Vous ne voulez pas que j'entre là-dedans, c'est ça? dit-il. Est-ce un lieu sacré? Je respecte profondément les lieux sacrés, ajouta-t-il avec un sourire. Le regard de la jeune fille demeurait méfiant, mais il y vit briller une lueur d'intérêt. — Vous me rappelez une jeune femme que j'ai connue naguère, reprit-il. C'était une Navajo, un membre du Clan du Ciel. J'étais blessé, et elle m'a soigné. Elle s'appelait Pollen dans le Vent. J'essayais de déchiffrer les inscriptions sur ces pierres. Savez-vous ce qu'elles signifient? Pollen dans le Vent vivait dans un canyon où l'on trouve des ruines semblables à celles-ci. On dit qu'elles furent jadis habitées par une race appelée les Anasazi c'est un mot navajo qui veut dire « les étrangers des temps anciens ». Ils ont laissé des inscriptions pareilles à celles-ci. Il fit un geste du bras, remarqua que la jeune fille suivait du regard le mouvement de son poignet. — Mon bracelet vous plaît, je vois, dit-il. C'est Pollen qui me l'a donné. Il l'ôta, le montra à Sarah. — Allez-y. Regardez-le de plus près. Brusquement, la jeune fille recula. — Tjuringa, dit-elle. — Tiens, fit-il en souriant. Vous n'êtes donc pas muette. J'ignore ce que signifie le mot tjuringa. Si je porte ce bracelet, c'est simplement en souvenir de quelqu'un de cher. Il raconte une histoire... Vous voyez? Il y a un arc-en-ciel en haut et un serpent en bas. Le serpent était le totem personnel de Pollen. Sarah fixait sur le bracelet des prunelles élargies. — Pouvez-vous me parler de cet endroit? J'aimerais vraiment en savoir davantage, ajouta-t-il, en accentuant son sourire. Sarah porta son regard au loin, de l'autre côté de la rivière, sur les plaines fauves qu'éclairait la lumière de fin d'été. — Je vous pose des questions que je ne devrais pas poser, n'est-ce pas? McNeal replaça le bracelet à son poignet. — Pollen était ainsi, au début. Son peuple s'était battu contre les soldats blancs des années durant mais il avait fini par se rendre. Les pauvres gens avaient été contraints à une longue marche à travers le désert pour vivre en un lieu qui n'était pas leur terre ancestrale. Au début, Pollen se méfiait de moi. La confiance est venue plus tard. Mon gouvernement était d'avis que ces gens-là devaient apprendre à vivre dans de vraies maisons. Je suis architecte. Tel était mon rôle, auprès du peuple de Pollen leur montrer comment se construisent les maisons des Blancs. Sarah ne quittait plus des yeux l'inconnu. Quand le vent tournait, elle voyait des ombres passer sur son visage. Il était séduisant, constata-t-elle, en dépit d'un nez légèrement déformé — sans doute par une fracture ancienne, se dit-elle. Sa voix avait un timbre un peu nasal. Il parlait de sujets qu'elle n'avait encore jamais entendu aborder par un Blanc les totems et les clans, les sites sacrés et les serpents arc-en-ciel. Elle ne trouvait pas en lui cette dureté qu'elle sentait chez les hommes forgés par la vie rude de l'Intérieur, ni cette brutalité, cette arrogance que les hommes blancs semblaient porter comme un manteau. — Sarah, murmura-t-elle. Il haussa les sourcils. — C'est votre nom? Sarah? Un très joli nom. Si vous habitez ici, nous pourrons devenir des amis, j'en suis sûr. J'ai été engagé pour construire une maison sur ce site. Il vit passer sur son visage une expression hésitante, mais il ne put rien ajouter il entendait un bruit de pas. Il se retourna, vit une jeune femme venir vers lui. Elle tenait un petit garçon par la main. — Bonjour, dit-elle. Vous devez être monsieur McNeal. Enchantée. Je suis Joanna Westbrook. Ils échangèrent une poignée de main. L'épouse de Hugh Westbrook, constata McNeal, était plus jeune qu'il ne l'aurait cru de quelques années plus jeune que lui-même, en fait, et très séduisante. Ses yeux avaient la couleur de l'ambre, ses cheveux châtains, relevés sur une nuque fragile, découvraient une paire de boucles d'oreilles d'un bleu vif. Elle portait une longue robe vert pâle fermée par une broche. — Vous avez déjà rencontré Sarah, je vois, reprit Joanna. — Oui, répondit McNeal. Apparemment, elle ne veut pas de moi ici. — Cet endroit a une signification particulière pour son peuple, monsieur McNeal. — Elle vit ici? — Elle habite avec nous, à la ferme. — Sarah est mon amie, intervint Adam, de sa voix aiguë. McNeal, en riant, ébouriffa la chevelure de l'enfant. — Tu as bien de la chance, dit-il. — Je vous présente Adam, dit Joanna. Philip McNeal, remarquait-elle, se comportait avec une assurance qu'elle avait rarement vue chez un homme de moins de trente ans. Elle se demandait ce qui, à l'origine, l'avait amené en Australie. Adam dévisageait le nouveau venu. — Pourquoi vous avez les cheveux longs? demanda-t-il. — Adam! protesta la jeune femme. McNeal, cette fois encore, se mit à rire. — Ce n'est rien, madame Westbrook. Il se tourna vers le petit garçon. — J'ai appris à me coiffer ainsi du temps que je vivais chez des indigènes, en Amérique. Ils m'ont appris bien des choses. Son regard revint se poser sur Sarah. — Pourquoi Sarah considère-t-elle ces ruines comme sacrées, madame Westbrook? — Elles appartiennent au Clan Kangourou, expliqua Joanna. Les Aborigènes croient que l'Ancêtre Femelle Kangourou est passée par ici au Temps du Rêve, et que ses chants ont présidé à la création de cet endroit. Son esprit subsiste en ces lieux. Personne, sinon un membre du Clan Kangourou, ne peut fouler ce sol. — Ces gens ont une vie spirituelle très forte, dit McNeal. Il regardait toujours la jeune fille silencieuse. — Vous entendrez raconter, monsieur McNeal, que les Blancs qui ont débarqué sur ce continent étaient des visionnaires. Mais le peuple qui se trouvait déjà ici était un peuple de rêves. McNeal promena son regard autour de lui, sur les vieux gommiers massifs qui se reflétaient dans la surface miroitante de l'étang. — Votre mari m'a dit qu'il désirait me voir construire en ce lieu votre nouvelle maison. Que se passerait-il, si je suivais ses instructions? — Que voulez-vous dire? — Cela soulèverait-il des difficultés? Les Aborigènes offrent-ils une certaine résistance quand leurs sites sacrés se trouvent menacés? Joanna se remémorait les paroles de Farrell, le cartographe « Le nom de Karra Karra a fort bien pu être changé il y a des années. Il pourrait s'agir aujourd'hui de Johnson's Creek ou de New Dover. Même si vous veniez à passer par l'endroit précis, vous n'auriez aucun moyen de savoir que vous avez trouvé ce que vous cherchiez. — Ils ont résisté, dit-elle, il y a des années. Mais ils n'ont pas tenu devant les canons et les chevaux des Européens. McNeal prit un ton plus grave. — Des guerres se déroulent à présent dans le pays d'où je viens. Des tribus, comme les Sioux, les Navajos, les Apaches se battent contre les soldats blancs pour conserver le droit de garder leurs terres. Il y a des combats terribles, sanglants, avec des massacres considérables des deux côtés. — Oui, dit Joanna. Nous en avons lu le récit dans les journaux. McNeal tourna la tête vers Sarah, et le beau visage de Pollen se présenta un bref instant à son esprit. Il demanda à Joanna — D'après les Aborigènes, que se passerait-il si nous construisions une maison ici? — Ce site, apparemment, se trouve au bord d'un Chemin de Cantilène. Pour les Aborigènes, déplacer les Chemins de Cantilène, c'est modifier la Création. Profaner un lieu sacré, c'est « dé créer le monde. — « Dé créer le monde, répéta-t-il. Il songeait au jour où il avait fait ses adieux à Pollen et à son peuple, sachant déjà qu'il ne reverrait jamais ni la jeune fille ni son univers particulier. — Cette rivière est-elle parfois en crue, madame Westbrook? questionna-t-il. Il regardait autour de lui pour voir s'il existait un autre site possible. — Je l'ignore. Je ne vis pas ici depuis longtemps. Je ne suis en Australie que depuis un an et demi. — Puis-je vous demander ce qui vous a amenée dans ce pays? Il comprenait mal ce qui pouvait lier cette jeune femme équilibrée, l'enfant et la petite Aborigène encore à demi sauvage. — Ma mère est morte il y a deux ans, répondit Joanna. Aux Indes. Elle a succombé à un mal de l'esprit. Elle s'interrompit elle pensait au chant poison. — Elle croyait que ce mal finirait par m'atteindre. Je suis venue ici pour découvrir la vérité et tenter de guérir. — Est-ce la raison de ce jardin médicinal? — Ces plantes guérissent le corps, monsieur McNeal. La cure que je cherche est plus compliquée, je le crains. Le mal, en partie, vient d'un lieu précis. — Lequel? — Un endroit appelé Karra Karra. Mais je ne l'ai pas encore découvert. — Est-ce un site sacré? — Je n'en suis pas certaine. C'est possible. — Pourquoi est-il si difficile à trouver? Joanna songeait à l'homme distingué qu'elle avait rencontré à Melbourne l'année précédente. C'était un savant anglais qui avait consacré cinq ans de sa vie à l'étude des Aborigènes. « Si Karra Karra est le nom d'un site sacré, lui avait-il dit, vous pourriez bien ne jamais le découvrir. J'ai appris que parler d'un site sacré à un Blanc est tabou. Il pourrait vous arriver de rencontrer un Aborigène qui saurait où se trouve Karra Karra, mais il ne vous le dira pas. Philip McNeal reprit — Peut-être ce Karra Karra n'est-il pas un endroit réel, madame Westbrook. Il s'agit peut-être d'un état d'esprit ou d'une philosophie. — C'est quoi, ça? questionna Adam. Il désignait le bracelet d'argent et de turquoises. — Adam! protesta Joanna. — Laissez, madame. Tiens, regarde, Adam, dit McNeal en lui tendant le bijou. La jeune femme, à travers les arbres, distingua le vieil Ezekial. Elle s'était habituée à le voir apparaître soudainement dans les parages, y rester un moment, le regard attentif, pour disparaître tout aussi subitement. Il ne lui avait plus adressé la parole, depuis ce jour, au bord de la rivière, où il avait lancé le boomerang pour l'effrayer, mais elle savait par Sarah que le vieil homme ne s'opposait plus à sa présence à Merinda. Il s'était pris, semblait-il, d'une sorte d'affection pour elle, et Joanna éprouvait parfois l'étrange sentiment, lorsqu'il la surveillait ainsi, qu'il la protégeait de quelque manière. — C'est ce monsieur que vous devriez questionner sur la culture aborigène, monsieur McNeal, dit-elle. L'architecte considéra le vieil Aborigène, immobile comme une statue sur la berge de la rivière. Il dit ensuite — Peut-être Sarah pourrait-elle me fournir les explications nécessaires. Le peuple chez lequel j'ai vécu axait toute sa vie sur des chants. Il arrivait à ces gens de chanter le même durant des jours entiers. Leurs chants étaient tout pour eux leur histoire, leur art, leur religion. Le Chant du Coyote est fait, en réalité, de plus de trois cents poèmes. Je n'ai pu en retenir qu'une dizaine! — C'est quoi, un coyote? demanda Adam. — Un chien sauvage d'Amérique. Plus petit que les dingos d'ici. Joanna frissonna brusquement. Les paroles de McNeal avaient réveillé le souvenir de ce matin où, près de la rivière, elle avait été occupée à cultiver son jardin médicinal. Elle avait levé la tête pour voir un dingo se faufiler parmi les arbres. Ce qu'elle se rappelait le plus nettement à présent, c'était la terreur qui l'avait frappée à cette vue. Elle avait revécu le jour où le chien enragé était entré dans l'enceinte militaire. Elle avait revu sa mère, qui avait elle-même éprouvé toute sa vie une peur panique des chiens, s'interposer entre l'animal et sa fille. Joanna comprenait maintenant à quel point ce mouvement avait représenté un acte de courage. Elle réalisait aussi, non sans étonnement, qu'elle avait elle-même hérité de cette peur des chiens errants ou sauvages. — Qu'est-ce qui vous a amené en Australie, monsieur McNeal? demanda-t-elle. — On pourrait dire, je suppose, que j'étais, moi aussi, à la recherche de quelque chose. J'ai fait des études dans un collège renommé de l'Est de l'Amérique, où je croyais pouvoir apprendre tout ce qu'il fallait savoir. Mais j'en suis sorti avec la certitude que je ne savais rien. Mon père est mort à la guerre, dans un endroit appelé Manassas, et ma mère n'a jamais pu accepter cette mort. Je voulais découvrir pourquoi le monde était ce qu'il était. J'ai donc sillonné l'Amérique. J'ai passé quelque temps chez ce peuple indigène. Finalement, je suis parti pour venir ici. Il lança un coup d'oeil du côté de Sarah, qui examinait le bracelet avec Adam. Il reprit — J'ai bien peur que nous ne nous trouvions devant un problème, madame Westbrook. J'ai passé la matinée à inspecter vos terrains, au bord de la rivière, et l'endroit où se trouvent ces ruines représente le site le plus indiqué pour votre maison. De toute évidence, ceux qui vivaient ici il y a longtemps le savaient aussi. Partout ailleurs, le terrain est trop sablonneux, trop marécageux, et l'on peut redouter une crue de la rivière. Vous allez être confrontés à un choix, vous et votre mari construire ici où bien là-haut, là où vous êtes actuellement, à la ferme. 4 Hugh revenait à cheval au grand galop. Il avait une nouvelle à apprendre à Joanna et avait hâte de la retrouver. Mais, au moment où il mettait pied à terre, il entendit quelqu'un l'appeler. Il plissa les paupières sous l'éclat du soleil de mars, vit approcher une silhouette familière. C'était Jacko, l'homme qui possédait trois mille cinq cents hectares de prairies au nord-est de Merinda. — Je peux vous dire un mot, Hugh? demanda-t-il. Hugh regarda le soleil, constata l'heure tardive. Il avait passé la journée à inspecter des clôtures. Il était las, il avait chaud, il avait envie de voir Joanna. — De quoi s'agit-il? Jacko sauta de son cheval. C'était un homme corpulent que cette fin d'été faisait transpirer abondamment. — C'est à propos de la petite, Hugh, dit-il. Je suis venu vous demander si vous vouliez bien donner la place à ma Peony. — De quoi parlez-vous? — J'étais en ville, ce matin. J'ai appris par Polly Gramercy que votre femme allait engager une servante pour l'aider à la maison, maintenant qu'elle va avoir un bébé. Hugh dévisageait l'homme sans comprendre. — Peony est une bonne fille, Hugh, poursuivit Jacko. Elle n'est peut-être pas bien intelligente mais elle est honnête et tranquille. Et puis... bon, elle a maintenant dix-huit ans, et, à mon avis, elle ne trouvera pas un homme qui aura envie de l'épouser. Mon épouse et moi, on s'inquiète pour son avenir. Qu'est-ce que vous en dites, Hugh? Hugh entendait à peine ce que lui disait Jacko. Il se rappelait les malaises matinaux de Joanna, cette étrange expression qu'il surprenait sur son visage, la bonne humeur exceptionnelle qu'elle avait montrée en se mettant en route pour Cameron Town, le matin même. Il se reprit, revint à Jacko. — Vous avez appris la nouvelle par Polly Gramercy, dites-vous? La veuve Gramercy était la sage-femme locale. — Vous ne m'en voulez pas, j'espère, d'être venu vous trouver comme ça, Hugh. Je savais qu'une fois que la rumeur se répandrait, vous vous trouveriez devant une armée de filles qui pleureraient pour avoir cet emploi. Et ma Peony, eh bien, elle est... La voix de Jacko s'éteignit. Hugh s'était tourné vers la petite maison. Ainsi, Joanna était allée consulter la sage-femme. — Vous voulez bien y penser, Hugh? Il regarda Jacko. Tout le monde, dans le district, connaissait l'histoire de Peony Jackson. La femme de Jacko était à labourer un champ quand le travail avait commencé, deux mois avant terme. La pauvre Sally était toute seule, incapable de faire appel à un médecin ou à l'une des femmes du voisinage. Il lui avait fallu près d'un jour et une nuit pour accoucher. C'était son premier-né, et elle n'avait que dix-sept ans. Tout le monde s'était accordé pour dire que l'enfant ne survivrait pas. Mais il avait survécu. Et Peony avait grandi pour devenir une gentille fille, paisible, docile, mais un peu simple d'esprit. — J'en parlerai à ma femme, Jacko, dit Hugh. Peony pourra avoir l'emploi, je suppose. Et maintenant, si vous voulez bien m'excuser... Il fit un mouvement pour s'éloigner. Mais l'homme ne bougea pas de sa place. Il se contenta de chasser une mouche de son visage. Au bout d'un moment, il reprit — Je me demandais, Hugh, si vous étiez au courant des ennuis que j'ai en ce moment. — J'ai travaillé dans les paddocks les plus éloignés. De quoi s'agit-il? — Mes bêtes ont attrapé la gale. Je n'aurai pas de laine, cette année. Hugh restait frappé de stupeur. Jacko, il le savait, avait eu bien du mal à mettre son bien en valeur. Pour lui, une telle perte pouvait signifier la ruine. Et Jacko avait six enfants; un septième était en route. — Je suis navré, dit Hugh. Je n'étais pas au courant. — Je jurerais que ce salaud de MacGregor est dans le coup, dit l'autre. Il tira un mouchoir de sa poche, épongea son visage en sueur. — Il veut mes terres depuis longtemps. Je parierais qu'il s'est arrangé pour glisser des moutons malades parmi les miens. Vous vous rappelez Rob Jones, qui avait les pâturages à côté des miens? C'est MacGregor qui a fait en sorte de le mettre en faillite. Je ne peux pas le prouver, mais Rob a vendu à MacGregor, et, maintenant, ce salaud-là veut aussi mes terres. — Mais qu'est-ce qui vous fait croire que Colin MacGregor est derrière tout ça? — Il m'a envoyé son agent pour me proposer un prêt. C'est facile à comprendre, ce qu'il cherche, Hugh. Si j'accepte son argent, et si, l'année prochaine, il arrive autre chose, et que je n'aie pas encore de laine, il me prendra ma ferme. Devant le large et honnête visage de Jacko, Hugh eut envie de jurer. Il pensait au changement qui était survenu chez Colin MacGregor, depuis la mort de sa femme et de l'enfant à naître. Il semblait maintenant consumé par la haine et le désir de vengeance. L'avidité, aussi, le dévorait il rachetait toutes les terres disponibles dans le district, sans s'embarrasser de scrupules. C'était comme s'il avait oublié toute conscience, toute morale. Les autres éleveurs commençaient à hausser les sourcils. Hugh, quant à lui, soupçonnait même MacGregor de convoiter Merinda. — Il me déplaît de voir un homme chassé de ses terres, Jacko, dit-il. Répondez à l'agent de MacGregor que vous refusez son offre. Je vous prêterai l'argent nécessaire. Jacko ouvrait de grands yeux. — Vous feriez ça, Hugh? Pouvez-vous vous le permettre? Hugh songeait à la maison qu'ils allaient commencer à bâtir, au nouveau bélier reproducteur dont il voulait faire l'acquisition pour un prix exorbitant, aux puits qu'il avait l'intention de forer, aux clôtures qui avaient besoin de réparations. Et maintenant... il y avait un bébé en vue. Mais il avait inspecté ses bêtes sa récolte de laine, cette année-là, serait la meilleure de toutes. — Ne vous tourmentez pas, Jacko, répondit-il. Je m'arrangerai. Et, l'an prochain, quand viendra le temps de la tonte, vous porterez votre laine à Melbourne, comme nous tous. Jacko se remit en selle, s'éloigna. Hugh gravit les marches de la véranda, entra dans la fraîcheur de la petite maison. Joanna n'était pas là, mais elle avait laissé sur la table son chapeau et son panier, avec les journaux et les hebdomadaires qu'elle lui rapportait toujours. Il repassa dans la cour, vit arriver un autre cavalier. Cette fois, c'était Tim Forbes, qui faisait office de livreur et messager à Cameron Town. Il était venu à vive allure, et Hugh vit le sac postal sur la croupe de son cheval. — Un paquet recommandé pour vous, monsieur Westbrook! annonça-t-il. Tenez, le voilà. Il me faut votre signature. Hugh apposa son nom sur un reçu, se vit remettre une boîte carrée, à peu près de la taille d'un melon, enveloppée de papier brun et de ficelle. — Vous voilà servi! fit Tim. Bonne journée à vous! Et il repartit. Hugh examina le paquet. Il était adressé à Joanna. L'expéditeur était l'homme de loi de Bombay qui lui envoyait sa pension trimestrielle. Il se hâta vers la rivière, découvrit Joanna près des ruines aborigènes, en compagnie d'Adam, de Sarah et de l'architecte venu de Melbourne. — Papa! s'écria Adam. Il se précipita vers Hugh qui le prit dans ses bras, le fit tournoyer. — Salut, mon gars. Qu'est-ce que tu as fait de beau? — Je sais mes voyelles! — Voyons un peu. — A, E, I, O, U... et une autre qui a un drôle de nom. — Tu veux dire « i grec ». — Pourquoi « grec »? Hugh se mit à rire, reposa l'enfant par terre. — Peu importe. — Qu'est-ce qu'il y a dans la boîte? demanda Adam. — C'est pour ta maman. Bonjour, monsieur McNeal. Les deux hommes se serrèrent la main. — Je vois que vous avez réussi à nous trouver. — Votre femme et moi parlions justement de votre nouvelle maison. Hugh passa son bras autour de la taille de Joanna. — Avant de vous laisser continuer, monsieur McNeal, je dois vous rappeler que, lors de notre rencontre, il y a plus d'un an, je vous avais dit que je désirais une demeure américaine, du style « plantation du Sud », m'avez-vous dit, avec une colonnade et des gables. Nous avons changé d'avis. Ma femme et moi, nous voulons une maison australienne, adaptée au climat et à l'environnement. Il vit McNeal froncer les sourcils. — Qu'y a-t-il? demanda-t-il. — Hugh, dit Joanna, il y a un problème. Lorsqu'elle eut tout expliqué, Hugh protesta — Mais c'est le seul endroit où nous puissions élever cette maison. Nous disposons ici d'une solide fondation de roc, d'un bon drainage, et nous serions à l'abri de tout danger si la rivière montait. — Mais il s'agit d'un site de Rêve, insista Joanna. C'est un lieu sacré pour les Aborigènes. — Oui, je le sais, mais les Aborigènes n'y habitent plus. Ils ne viennent même plus par ici. Ils ont oublié cet endroit, Joanna. Ils oublient tous leurs sites de Rêve. Et il faut bien que nous construisions notre maison quelque part. Nous ne pouvons continuer à vivre à la ferme. Il vit son air de détresse, se tourna vers McNeal. — Qu'en pensez-vous? — Je n'en sais rien, monsieur Westbrook. Il est possible que nous trouvions un autre endroit. Je devrai effectuer des examens de terrain, pour voir où vous avez du sable ou de l'argile, vérifier les niveaux de l'eau... la routine. Le fait que vous ne teniez pas à une demeure de style américain facilite les choses. Il sourit. — C'est une gageure, mais c'est ce que je préfère. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais poursuivre encore un peu mon exploration. — Certainement. McNeal, à travers les arbres, reprit la direction de la rivière. Sarah le suivit. Adam fermait la marche. — Hugh, dit Joanna, qui a amené ce paquet? Il posa sur elle des yeux inquiets — Qu'a dit Polly Gramercy? — Comment as-tu su que j'étais allée voir Mme Gramercy? Oh, Hugh, je voulais te faire la surprise! — Crois-moi, Joanna, je suis surpris. Alors, qu'a-t-elle dit? — Elle a confirmé mes soupçons. Nous allons avoir un bébé. Il la prit dans ses bras, l'embrassa. — Qu'aimerais-tu avoir? demanda-t-il. — Pour toi, j'espérerais un fils. Personnellement, je souhaite une fille. J'ai toujours désiré avoir une petite fille. — Ça ne me déplairait pas, à moi non plus. Je n'ai jamais eu de soeurs. Je n'ai jamais connu ma mère. J'ai toujours pensé qu'il serait agréable d'avoir une petite fille. Il l'embrassa de nouveau, la serra contre lui, cette femme merveilleuse qui était entrée à l'improviste dans sa vie un an et demi plus tôt, pour la bouleverser de fond en comble. Il songeait à la ballade qu'il avait entrepris d'écrire, deux Noëls auparavant, inspirée par quelques mots qui lui étaient soudain venus à l'esprit Elle a passé les vastes mers tumultueuses Pour arriver dans cette terre d'or... Ce poème, le plus long qu'il eût jamais écrit, était presque achevé, et le titre se présentait maintenant à lui « Le Rêve... Pour Joanna. — Tim Forbes vient d'apporter ça pour toi. Il lui tendit le paquet. — Il est arrivé en recommandé. — C'est de Monsieur Drexler, remarqua-t-elle d'un ton intrigué. Elle se mit à l'oeuvre sur la ficelle et la cire à cacheter. — Moi aussi, j'ai une nouvelle! reprit-il. Joanna, te souviens-tu que je t'ai parlé d'un homme rencontré à Melbourne, la fois où j'y suis allé pour la dernière récolte de laine? Un certain Finch? La jeune femme fouilla sa mémoire, se souvint de la conversation. Au mois de novembre précédent, Hugh, surexcité, lui avait fait part de sa rencontre avec Monsieur Finch. Celui-ci était le propriétaire d'un bélier très particulier qui provenait d'une race française un Rambouillet, avait-il expliqué. Il possédait toutes les qualités que Hugh recherchait depuis quelque temps, en vue d'un croisement avec ses brebis mérinos, dans l'espoir de créer une race de moutons assez résistante pour survivre dans les plaines arides du Queensland. Mais, à ce moment-là, le bélier n'était pas à vendre. — J'ai reçu aujourd'hui un télégramme de Finch. Il a décidé de retourner en Angleterre et il propose de me vendre son bélier. C'est un animal magnifique, Joanna, grand et vigoureux, à la laine longue. Au dire de Finch, il fournit vingt-cinq livres de laine non lavée. Songe à ce que cela signifie, Joanna! Si je peux combiner les meilleures caractéristiques de ce bélier avec celles de mes meilleures brebis, nous obtiendrons une race qu'on pourra élever dans tout le Queensland et en Nouvelle-Galles du Sud! Je rêve depuis si longtemps de créer cette nouvelle race... Maintenant que je la tiens presque, je ne peux pas la laisser m'échapper. — Bien sûr que non! s'écria Joanna. L'enthousiasme de Hugh était contagieux. — Dans combien de temps pourrons-nous l'avoir? — Il va falloir que je parte immédiatement pour Melbourne. Finch m'a donné la préférence, mais il y aura d'autres acheteurs éventuels. Il se tut, contempla tendrement sa femme. — Ainsi, nous allons avoir un bébé. Il se mit à rire. — C'est une belle surprise, pour un homme, d'apprendre de la bouche d'un autre que sa femme est enceinte! Joanna essaya de casser la ficelle. — Je ne sais pas qui a fait ce paquet, dit-elle, mais on ne voulait certainement pas qu'il fût ouvert. — Veux-tu que je t'aide? A ton avis, qu'a bien pu t'envoyer Drexler? — Je n'en ai pas la moindre idée. Mais cela lui a coûté très cher. Regarde tous ces timbres. Hormis le chèque trimestriel qui provenait de l'étude de Drexler à Bombay, Joanna ne recevait jamais aucune communication de l'homme de loi. Elle s'attendait cependant à avoir de ses nouvelles dans un an, quand elle atteindrait ses vingt et un ans et serait en âge de toucher son héritage. — Oh, j'ai une autre nouvelle, Hugh, annonça-t-elle. Elle venait de se rappeler la lettre de Lathrop. Elle la tira de la poche de sa jupe. — Ceci est arrivé aujourd'hui. La lettre est de Patrick Lathrop, l'homme dont parlait ma mère dans son journal. Tandis que Joanna s'acharnait de plus belle sur la ficelle récalcitrante, Hugh déplia la lettre et lut :« Chère miss Drury, Je vous écris en réponse aux différentes missives que vous m'avez adressées. Pardonnez-moi d'avoir tant tardé, mais j'étais absent. Comme je voyage beaucoup, mon adresse permanente en Californie est celle-ci, au Régent Hôtel. En cas de nécessité, on peut toujours me contacter par l'entremise de Mme Robbins, la propriétaire. « Oui, j'étais le condisciple de votre grand-père, au Christ's Collège de Cambridge, de 1826 à 1829. Nous nous y trouvions l'un et l'autre pour nous préparer aux Saints Ordres de l'Église d'Angleterre. Je me rappelle fort bien John et son épouse j'étais garçon d'honneur à leur mariage! Naomi, si charmante, si amoureuse. John, si zélé, pressé de se mettre au travail. Mais il ne s'est pas rendu en Australie au titre de missionnaire, miss Drury. Et ses papiers ne sont certainement pas des sermons... — Si ce ne sont pas des sermons, dit Hugh, je me demande de quoi il peut bien s'agir. Il poursuivit sa lecture. « John n'a jamais achevé ses études à Cambridge, écrivait Lathrop. Il avait découvert qu'il n'avait aucun goût pour la chaire ou la vie religieuse. En fait, je serais tenté de dire que votre grand-père était plus ou moins agnostique, bien qu'il ne l'eût jamais avoué. Plutôt que de prêcher la Bible, il préférait de beaucoup la prouver. Si mes souvenirs sont exacts, il se passionnait particulièrement pour le récit du Jardin d'Eden. « Il avait une théorie Dieu, déçu par Adam et Eve, avait décidé de créer un second Eden dans une autre partie du monde. John pensait trouver en Australie ce second Eden. A la lecture de récits qui parlaient d'un peuple primitif découvert dans la Colonie de Sydney, un peuple qui ne lisait ni n'écrivait, qui ne connaissait pas la roue, qui allait nu, qui ne cultivait même pas de quoi se nourrir, il a été convaincu que c'était là le second Eden, celui d'où le couple originel n'avait pas été chassé. La théorie de John se basait sur le fait que les aborigènes redoutent et révèrent le serpent. En conséquence, ils n'auraient pu être tentés par lui de manger du fruit défendu de l'Arbre de la Connaissance. J'ignore s'il a jamais été en mesure de prouver sa théorie. « Vous me parlez dans vos lettres des papiers de votre grand-père, miss Drury. Peut-être s'agit-il de ses observations sur le peuple qu'il étudiait. Hugh tourna la page. « Ces textes, me dites-vous, semblent écrits en une sorte de code, continuait Lathrop. Plusieurs d'entre nous utilisaient une méthode ou une autre de sténographie pour prendre des notes pendant les cours. J'avais mon propre système, que j'avais inventé, et qui n'était pas très efficace. Celui de votre grand-père, je me rappelle, était, lui, très au point. Peut-être, si vous m'en envoyiez un spécimen, pourrais-je le traduire pour vous. « Je regrette, miss Drury, de ne pouvoir vous fournir d'informations plus précises... notamment l'endroit où vos grands-parents se sont rendus, en Australie. Mais je me souviens au moins d'un élément qui serait susceptible de vous aider. Je les ai accompagnés au port, le jour de leur départ, en 1830, il y a de cela quarante-trois ans. Je me rappelle que leur navire portait un nom assez original. Ce nom lui-même m'échappe, mais il faisait référence à un animal mythique, cela j'en suis sûr. Je suis malheureusement incapable de me remémorer leur destination, mais peut-être, si vous parvenez à identifier le navire, pourrez-vous déterminer l'endroit où ils ont débarqué. — Un animal mythique! grommela Hugh. — Une licorne, peut-être, dit Joanna. Ou un serpent de mer. Hugh, il doit bien exister quelque part une liste des navires qui ont fait escale à Melbourne ou à Sydney. Je vais t'accompagner à Melbourne, ajouta-t-elle avec ardeur. Nous consulterons les registres pour y trouver un navire qui porte un nom de ce genre. — Je vais demander à Frank Downs de nous aider. Il a des amis dans toute la ville. — Hugh, je ne parviens pas à ouvrir ce paquet! — Attends, je vais essayer. Il rompit la ficelle, arracha les cachets de cire et le panier, avant de tendre le carton à Joanna. Elle découvrit à l'intérieur une boîte plus petite, blottie dans de la paille. Une lettre était posée dessus. Elle en prit connaissance, s'écria — Oh, Hugh! Je vais recevoir mon héritage dès maintenant! M. Drexler m'annonce que, puisque je suis mariée, je n'aurai pas à attendre jusqu'à mon prochain anniversaire. Et il s'agit d'une très grosse somme. Qu'allons-nous en faire? — Cet argent est à toi, Joanna. Tes parents te le destinaient. Qu'aurais-tu envie d'en faire, toi? Elle réfléchit un instant. — J'aimerais m'en servir pour rechercher Karra Karra. Ma mère l'aurait utilisé dans ce but. Le reste, je voudrais le mettre de côté pour notre fille, pour assurer son avenir. — Qu'y a-t-il dans cette boîte? — Je n'en sais rien. Monsieur Drexler dit seulement qu'il s'agit d'un objet confié à sa garde par mes parents. Il n'en connaît pas la valeur, déclare-t-il, mais il la soupçonne d'être considérable. Joanna tira la petite boîte de son lit de paille, en ôta le couvercle. Pendant un moment, elle contempla le contenu en silence, avant de le sortir pour le montrer à Hugh. Lorsqu'il vit la pierre précieuse qui occupait à peu près la paume de la main de la jeune femme, il dit — C'est une opale. Une opale de feu. On la distingue à la façon dont les reflets rouges semblent suivre le soleil quand on tourne la main. Les opales de feu sont très rares, Joanna, et elles ont une grande valeur. Joanna restait hypnotisée par la pierre. De forme irrégulière, ses couleurs étaient éblouissantes sur fond jaune doré dansaient des flammes d'un vert vif et d'un rouge éclatant. — Où crois-tu que mes parents l'aient trouvée? Pourrait-elle être originaire d'Australie? — J'ai entendu dire qu'on avait trouvé des opales en Nouvelle-Galles du Sud, mais rien qui ressemble à ça. Elle pourrait venir du Mexique c'est là-bas que se trouvent les grandes mines d'opales. — Les flammes, au coeur de la pierre, ont l'air vivantes. Et ces couleurs, Hugh! Qu'est-ce qui lui confère cet aspect? — Je n'en sais rien. — Elle donne une impression de chaleur. Tiens. Elle lui mit la pierre dans la main. Il secoua la tête. — Je ne sens rien. C'est une pierre, sans plus. Il la lui rendit. — Tu ignorais que tes parents possédaient cette opale? — Je ne me souviens pas d'en avoir jamais entendu parler, dit Joanna. Elle contemplait le coeur de la pierre qui lançait des éclairs rouges. Elle ne pouvait en détacher les yeux. A cet instant, Philip McNeal réapparut. Sarah le suivait de près elle tenait Adam par la main. — Je crois avoir trouvé une solution à votre problème, monsieur Westbrook, annonça-t-il. Le terrain, là-bas, me semble favorable. Ce que nous pouvons faire, c'est enfoncer des piliers, profondément, à cinq ou six pieds au-dessous du niveau de la rivière, et les noyer dans le ciment. Nous rehausserons la base de la maison et la renforcerons par un caisson de ciment. Si vous avez encore des ennuis en temps de crue, nous en viendrons à bout par un bâtardeau. Mais l'ensemble sera coûteux, je le crains, et demandera beaucoup plus de temps. Néanmoins, si le projet vous intéresse toujours, je crois avoir trouvé le site qui convient. Si vous voulez bien m'accompagner, je vous le montrerai. Il se tourna vers Joanna, ajouta en souriant — Je sais que nous pouvons construire là sans le moindre scrupule, madame Westbrook j'ai foulé le terrain en tous sens, et Sarah n'a pas dit un mot. — Joanna, intervint Hugh, voudrais-tu ramener les enfants à la maison? Monsieur McNeal et moi, nous vous rejoindrons dans un instant. La jeune femme obéit, et tous trois quittèrent le bois. Adam sautillait en chantant « Clic-clac font les ciseaux, les gars, clicclac font les ciseaux. Joanna songeait à l'extraordinaire opale et préparait mentalement son voyage à Melbourne elle se demandait en même temps combien de pages des papiers de son grand-père elle devrait copier et envoyer à Monsieur Lathrop. Sarah, elle, marchait en silence. Une seule fois, elle se retourna vers Philip McNeal. Chapitre XIII l — Votre vieille adversaire, Vilma Todd, a été vue à cheval avec Colin MacGregor, dit Louisa Hamilton. Elle regardait Pauline viser longuement la cible, avant de lâcher sa flèche. Dans le mille. — Vraiment? fit Pauline. Elle sortit de son carquois une autre flèche, l'assujettit sur la corde, visa, tira. Encore une fois dans le mille. — Bravo! dit Louisa. Cela vous fait six coups au but à trente mètres, le record pour le club de tir à l'arc du district occidental! Pauline s'exerçait sur le terrain privé de Lismore. Louisa l'observait, assise sur une chaise à l'abri d'une ombrelle, tout en dégustant un verre de citronnade. — Ce doit être merveilleux, remarqua-t-elle, de posséder une telle habileté. Je vous envie vraiment. Pauline jeta un coup d'oeil à son amie. Que Louisa l'eût toujours enviée, elle le savait. Mais, récemment, cette envie s'était teintée d'une nuance d'exultation. Tout le district en paraissait contaminé. Pauline savait ce que ses amies pensaient d'elle qu'elle avait été laissée pour compte au profit d'une gouvernante! Hugh et elle avaient bien dit à tout le monde que c'était elle et non lui qui avait annulé le mariage. Mais peu importait. Peu importait aussi qu'on eût découvert en Joanna non pas une simple gouvernante mais la fille d'un chevalier. La réputation de Pauline avait souffert. — Que disais-je donc? reprit Louisa, après avoir bu une gorgée de citronnade. Ah oui. Vilma Todd et Colin MacGregor. On les a vus ensemble en quatre occasions différentes. Les gens commencent à parler d'un mariage possible. — Vraiment? Pauline attendait que le domestique eût fini d'arracher les flèches de la cible. Elle avait déjà entendu ces bruits à propos de Vilma Todd et de Colin MacGregor. Elle ne s'en inquiétait pas. Il ne lui importait pas davantage de savoir que plusieurs jeunes personnes du district, toutes plus jeunes qu'elle, avaient jeté leur dévolu sur le séduisant Colin qui se trouvait libre de se remarier, maintenant que la traditionnelle année de deuil était écoulée. Même si, en dépit d'une campagne soigneusement préparée pour conquérir MacGregor, il avait, pour des raisons personnelles, rejeté ses avances, elle ne s'en souciait guère non plus. Elle finirait par l'avoir. Elle y était bien décidée. La cible à nouveau libre, Pauline prit une autre flèche, épaula son arc, visa, tira. Cette fois, la flèche dévia légèrement. Elle sentit le sourire de son amie, sous l'ombrelle qui la dissimulait. Depuis le mariage de Hugh avec Joanna Drury, un certain air de supériorité s'était insinué dans l'attitude de Louisa, mais Pauline préférait l'ignorer. Louisa et le reste du district pouvaient penser ce que bon leur semblait, songea-t-elle en tirant une autre flèche. Celle-ci alla se fixer, à trente mètres de là, au centre même de la cible. Leurs grands airs ne tiendraient plus bien longtemps. Personne ne savait que Pauline avait en main un atout secret qui devait lui assurer la victoire. Elle était seule à connaître deux choses à propos de Colin. La première, c'était que jamais plus il ne se marierait par amour. La nuit où Christina était morte, elle était là, dans la chambre, et elle avait vu l'effet qu'avait eu sur Colin cette brutale destruction d'une vie. Les autres jeunes filles du district pouvaient bien se faire des illusions, imaginer qu'elles sauraient amener Colin à tomber amoureux d'elles. Pauline savait, elle, que jamais il ne se laisserait aller à aimer une autre femme. Elle possédait un autre avantage elle non plus n'aimerait jamais un autre homme. Elle serait donc parfaitement satisfaite si MacGregor ne s'éprenait pas d'elle. Elle désirait seulement son nom, sa fortune, la position d'épouse et, tout comme Colin, des enfants. — Vous savez bien, Pauline, que Colin MacGregor se remariera, poursuivait Louisa. Il a déclaré à Monsieur Hamilton que, le moment venu, il n'enverrait pas son fils au collège il préfère le garder à Kilmarnock. L'enfant aura donc besoin d'une mère. Elle épiait son amie, pour discerner une fissure sous ce calme apparent. Le corps de Pauline restait parfaitement droit, discipliné, toutes les fois qu'elle participait à un tournoi de tir à l'arc. On la louait toujours pour « sa silhouette irréprochable et son excellente condition », comme l'avait écrit son frère, Frank, en un moment d'amour fraternel, dans une édition du Times. « Miss Downs, qui vient de remporter sa sixième Coupe de Championnat, a frappé les spectateurs d'étonnement et de respect, tant elle ressemblait à une moderne Artémis. Si Pauline était troublée par la certitude qu'elle ne pourrait s'attacher l'homme que, de notoriété publique, elle désirait épouser, elle était très habile à le cacher, se disait Louisa. Elle paraissait plus maîtresse d'elle-même que jamais. — On a beau l'avoir vu en compagnie de Vilma Todd, continua Louisa, j'aurais tendance à parier sur Verity Campbell. Verity, après tout, n'a que dix-neuf ans, et cette pauvre Vilma approche de vingt-quatre. Un homme qui envisage de fonder une famille cherche une jeune épouse. Pauline, qui allait sur ses vingt-six ans, lâcha une autre flèche. Encore dans le mille. — Je parlais l'autre jour avec Mme Gramercy, reprit Louisa. Elle m'a dit que Maude Reed souffrait de troubles féminins... Tandis qu'elle poursuivait son bavardage, Pauline se dit que cela faisait plus d'un an que Louisa avait perdu son bébé, et elle n'avait pas connu d'autre grossesse. Avait-elle enfin découvert les secrets de la prévention des naissances? — Polly Gramercy m'a appris une autre nouvelle, dit Louisa. Elle observait attentivement Pauline. — Joanna Westbrook attend un enfant. — Oui, je sais. Pauline dut se concentrer fortement pour garder le contrôle sur la flèche suivante. La nouvelle de la grossesse de Joanna, lorsqu'elle l'avait apprise, l'avait jetée dans une rage froide. Elle s'était demandé quelle folie l'avait conduite à rendre à Hugh sa liberté. La faute en revenait sans doute, avait-elle pensé, à cette atmosphère de maladie et de mort. Au milieu de tant de tombes nouvelles, elle avait connu une noblesse d'esprit aussi étrange que rare. Mais elle ne voulait pas se laisser aller à vivre dans les regrets. Le regret, pour elle, était une perte de temps et ne menait nulle part. Hugh était marié, voilà tout. Mais était-il heureux avec sa petite épouse anglaise? — J'ai cru comprendre, dit Louisa, qu'Angus McCleod vous faisait des visites assidues. Avec un soupir, Pauline abaissa son arc et fit signe au domestique de lui apporter un verre de citronnade. Elle songeait aux hommes qui s'étaient mis à lui témoigner de l'attention dès que la nouvelle de sa rupture avec Hugh avait été connue dans le district. Ils arrivaient avec de grands airs et de belles promesses, ils étaient de toutes les tailles, de toutes les formes, de tous les âges, la plupart étaient riches, et tous étaient ennuyeux à mourir. Pauline se disait par moments qu'elle préférerait ne pas se marier du tout. Elle aimait son indépendance. Mais elle détestait le fait que la société considérât une femme célibataire comme une ratée... quelqu'un qui n'avait pas su faire face à la concurrence. Par ailleurs, elle souffrait de sa solitude. Qu'allait-elle faire de sa vie, désormais? Pauline pensa à Colin MacGregor. Chacun connaissait son désir d'avoir d'autres enfants, d'autres héritiers. La perte brutale de Christina et de leur bébé avait fait de lui un fanatique en ce qui concernait Judd. Il savait pertinemment que ses émotions pouvaient avoir sur le petit garçon un effet désastreux et il était terrifié à l'idée qu'il pourrait perdre son unique héritier. Le noble lignage des MacGregor devait continuer. Voilà pourquoi il y avait une telle compétition pour obtenir ses faveurs. Colin représentait une pièce de choix à gagner. Même si, visiblement, il ne considérait pas Pauline comme une candidate possible, elle dressait ses plans. Elle ne voulait pas voir cette cible lui échapper. On disait bien, alentour, que Colin, depuis quelque temps, se comportait comme un tyran, faisant preuve de cruauté et ne s'embarrassant pas de scrupules quand des terres lui plaisaient. Pour Pauline, seuls les forts pouvaient être victorieux. Les hommes au coeur timide, à la volonté défaillante ne s'enrichissaient pas, ils ne bâtissaient pas d'empires. La vigueur, la puissance de MacGregor excitaient Pauline. Comment faisait-il l'amour? Que ressentirait-elle, dans le même lit que lui, son corps contre le sien? Elle se détourna soudain de la cible. Le moment était venu, décida-t-elle, de jouer son atout. — Voulez-vous m'excuser, Louisa? Je suis un peu pressée je dois sortir. — Oh? fit son amie, en scrutant son visage. Puis-je vous amener dans ma voiture? — Nous allons dans des directions opposées, je le crains, chère Louisa. Mais restez donc, finissez votre citronnade. Je sais combien vous êtes sensible à la chaleur. Quelques instants plus tard, montée sur un superbe cheval gris pommelé nommé Samson, Pauline s'éloignait de Lismore. Elle lâcha la bride à sa monture, et tous deux galopèrent bientôt à travers les plaines tapissées d'herbe. Samson semblait voler par-dessus les haies d'églantine, les barrières de bois. Affolés, les cacatoès s'envolaient des eucalyptus pour tournoyer dans le ciel. Pauline songeait à Colin MacGregor elle sentait le corps massif du cheval se mouvoir entre ses cuisses, tenait fermement les rênes et le maîtrisait. 2 — Tue-la! hurla Colin. Tue-la, te dis-je! Judd s'efforça de pointer son arme, mais il tremblait si fort qu'il était incapable de tenir son fusil comme il fallait. — Bon Dieu, Judd! Tire! Judd pressa la détente. La balle ricocha sur un rocher, et le kangourou prit la fuite. Colin jura à voix basse. L'animal, une fois de plus, s'était échappé. — Je me demande ce que tu as, Judd, dit-il. Il secouait la tête en s'avançant vers son fils sur l'herbe sèche. — Nous traquons cette femelle depuis des semaines. Tu n'aurais pu être mieux placé pour l'abattre. Et tu la laisses partir. Judd ne répondit pas. Il restait immobile, le fusil entre les mains, les yeux fixés sur l'endroit où s'était tenu le kangourou. Il n'y voyait plus que de l'herbe, des buissons, des fleurs sauvages. — Ah, bah, nous avons tout de même ceux-là. Pas mal pour une matinée. Colin, d'un grand geste, désignait un tas de carcasses de kangourous amoncelées sous un eucalyptus, mais Judd contemplait d'un air abattu cet entassement de cadavres. Les kangourous étaient de tailles et de couleurs différentes, mais c'étaient pour la plupart des jeunes, avec cette fourrure d'un gris doux et ces grands yeux pareils à ceux des daims qui lui faisaient prendre la chasse en horreur. — Bon, dit Colin aux hommes qui se tenaient près du charnier, mettez-y le feu. Nous en avons assez fait pour aujourd'hui. C'était là, pour Judd, le moment le plus pénible ils ne tuaient pas les animaux pour leur viande ni pour leur fourrure mais simplement pour se distraire. Judd se rappelait les journées de chasse, du temps où sa mère était encore vivante. Des invités venaient à Kilmarnock, on organisait une grande battue, et quatre cents kangourous peut-être étaient massacrés, abandonnés en une masse embrasée. Il arrivait qu'on mît le feu alors que les bêtes étaient encore vivantes, et l'on entendait alors leurs hurlements, durant tout le temps qu'il fallait pour rentrer à la maison. — Ne te tracasse pas, Judd, reprit Colin. On ne gagne pas à tous les coups. Tu vas faire des progrès. La prochaine fois, tu descendras cette femelle, j'en suis sûr. J'ai eu l'impression qu'elle avait un joey dans sa poche. Ça te ferait un double trophée! Mais Judd, pour des motifs que son père ne soupçonnait pas, était bouleversé, si bien qu'il ne put empêcher les larmes de lui monter aux yeux. Finalement, il laissa tomber son fusil, se mit à sangloter entre ses mains. Aussitôt, Colin se retrouva à genoux devant lui. Il prit dans ses bras le petit garçon de neuf ans. — Je sais ce que tu ressens. J'étais frustré, moi aussi, quand j'avais ton âge, et que mon père m'emmenait à la chasse, si je n'étais pas aussi habile que les hommes. Mais tu es encore jeune. Un jour, tu seras un fin tireur, je te le promets. Allons, allons, cesse de pleurer. Le petit Judd ravala ses sanglots, se passa le dos de la main sous le nez. — Voilà qui est mieux, dit Colin. Mais quand l'enfant s'essuya la main sur son pantalon, le père fronça les sourcils. — Où est ton mouchoir? Tiens. Mouche-toi avec ça et pas avec ta main, tu m'as compris? Judd prit le mouchoir de son père. — Oh, merde! fit-il. Colin haussa exagérément les sourcils. — Où as-tu appris pareil langage? — C'est comme ça que disent les ouvriers. — Oui, mais tu n'es pas un ouvrier et tu ne dois pas prononcer ces mots-là. Comprends-tu? Judd hocha la tête sans rien dire. Son père le prit par les épaules. — Écoute-moi bien. Un jour, tu deviendras le Laird de Kilmarnock. Tu seras un lord, un gentilhomme. Les gentilshommes ne prononcent jamais ces mots-là. Colin scrutait le visage de Judd, si semblable à celui de sa bien-aimée Christina. Cet enfant a besoin d'une mère, pensa-t-il une fois de plus. C'était là une réalité brutale qu'il fallait affronter, même si l'idée lui faisait horreur. Christina était morte depuis quatorze mois. Il était temps pour lui de songer à se remarier. Il ne pouvait courir le risque de perdre Judd et de se retrouver sans héritier. MacGregor se refusait à croire qu'il pût avoir fait tant d'efforts pour rien. Lorsque le jeune Colin était arrivé en Australie, il n'y avait trouvé aucune classe dirigeante, aucun prolétariat, rien d'autre qu'un méli-mélo de couches sociales qui n'avait ni sommet ni base reconnaissables. Il avait aussitôt compris qu'une aristocratie finirait par en émerger. Il avait édifié son château, comme pour annoncer l'arrivée de la civilisation en des lieux encore presque sauvages et pour rappeler aux gens du commun qu'un véritable lord vivait désormais parmi eux. Il avait travaillé dur pour donner à Kilmarnock un nom qui signifiait pouvoir et influence, un nom, il le croyait sincèrement, capable d'inspirer de la fierté à ceux qui vivaient près de lui. Un nom qui exigeait une perpétuation. Il prit Judd par la main, l'emmena vers la tente où l'on servait des rafraîchissements. Colin, très grand, d'allure aristocratique, élégamment vêtu d'un gilet à torsades, d'une veste de tweed et d'un pantalon de moleskine glissé dans des bottes noires étincelantes, dominait de sa haute taille les valets et les garçons d'écurie. Rien, ni trace de boue ni grain de poussière, ne venait souiller la perfection de sa tenue. Il accepta un verre de whisky des mains d'un valet, se retourna pour voir son régisseur, Locky McBean, s'approcher à cheval, ôter son chapeau et le tortiller entre ses doigts. L'homme déplaisait à Colin, mais il lui était nécessaire et il obéissait aux ordres sans poser de questions inutiles. — Je crains de vous apporter de mauvaises nouvelles, monsieur MacGregor, dit-il. C'est à propos de Jacko Jackson. — Oui? Et alors? Les yeux de Locky glissèrent vers les bouteilles d'alcool. Ils s'y attardèrent un instant, avant de revenir à Colin. — Les moutons de Jacko ont la gale, de toute évidence, et il n'aura pas de laine cette année. Locky coula un nouveau regard en direction des bouteilles il se passa la langue sur les lèvres. — Et alors? répéta Colin. D'autres éleveurs, il le savait, comme Westbrook et Frank Downs, buvaient avec leurs ouvriers et autorisaient d'autres manquements aux convenances. Colin, lui, se refusait à boire avec son régisseur. — Continuez, insista-t-il. Qu'avez-vous à me dire sur Jacko? — Il ne veut rien de vous... il a refusé votre offre d'un prêt. — Comment peut-il se le permettre? Il n'y a pas une banque dans toute la colonie qui consentira à lui avancer de l'argent. — Eh bien, monsieur, il semble que Hugh Westbrook y soit disposé. Jacko a trouvé l'argent chez Westbrook. Le visage de Colin s'assombrit. Quand Westbrook s'était manifesté pour la première fois dans le district, douze ans auparavant, ni Colin ni les autres éleveurs n'avaient pensé qu'il pourrait survivre. Mais Westbrook les avait tous étonnés non seulement il avait survécu mais il avait prospéré. Merinda était devenue une propriété enviable qui occupait l'une des meilleures zones au bord de la rivière, produisait une herbe d'excellente qualité et possédait des puits abondants. Il était injuste, se disait Colin, que Westbrook connût une telle fortune, alors que Christina reposait dans le froid de la tombe. — Très bien, fit-il. D'un geste, il congédia le régisseur, baissa les yeux sur son whisky. En relevant la tête, il vit quelqu'un arriver à cheval par la plaine. Une femme. Elle ne montait pas en amazone mais à la manière d'un homme. Il ne pouvait s'agir que d'une seule personne Pauline Downs. Colin soupçonnait Pauline de considérer qu'elle avait de bonnes chances de devenir la seconde Mme MacGregor. Il se remémorait la dernière visite qu'il lui avait rendue à Lismore c'était pour s'entretenir avec elle de deux mille cinq cents hectares d'un terrain boisé qui s'étendait au long de la base sud des montagnes. Cette terre appartenait aux Downs depuis trente-trois ans, depuis le jour où Downs l'aîné l'avait achetée, à l'époque où il se taillait un domaine dans le district méridional, en 1840. La plupart des éleveurs considéraient cette terre comme inexploitable elle ne convenait pas aux moutons, l'alimentation en eau y était insuffisante, et l'on ne pouvait y semer ni blé ni autres céréales. Elle possédait un seul avantage qui la rendait sans prix aux yeux de Colin elle s'étendait le long de la limite nord de Merinda. Colin se rappelait avec quelle joie Pauline avait accueilli son arrivée, avec quelle brusquerie son attitude avait changé lorsqu'il lui avait exposé le but de sa visite. Elle s'était d'un coup montrée très froide, pour informer Colin qu'elle ignorait si son frère serait disposé à vendre et qu'elle n'était pas sûre elle-même de le désirer. Colin, naguère, avait fugitivement songé à épouser Pauline. Mais, après avoir pris la mesure de son caractère — cette veine d'indépendance, cet esprit de compétition toujours en éveil —, il avait décidé que ce serait une erreur. Il avait moins besoin d'une épouse et d'une partenaire que d'une mère pour ses enfants. Il voulait être sûr que la prochaine Mme MacGregor se montrerait docile, obéissante et féconde. Par-dessus tout, il était essentiel qu'elle ne manifestât aucune exigence à son égard en dehors de la chambre et de la nursery, ils devraient avoir très peu de contacts. Pauline Downs ne cadrait pas avec ce tableau. — Je vous souhaite le bonjour, monsieur MacGregor, dit-elle en arrêtant sa monture. Je ne vous dérange pas, j'espère. Elle contemplait Colin, grand et très droit sous le soleil, ses cheveux noirs soulevés par le vent du matin. Elle fut surprise d'éprouver le coup de poignard du désir. — Vous ne me dérangez pas le moins du monde, miss Downs. Je débarrasse simplement le paysage de sa vermine. Aimeriez-vous vous joindre à moi? J'ai apporté deux fusils supplémentaires. — Je n'ai pas besoin d'un fusil. Elle désignait l'arc disposé en travers de sa selle. — Allons, miss Downs, un arc et des flèches ne sont pas les armes qui conviennent à une véritable chasse. — Je suis capable d'atteindre d'une flèche tout ce que vous pouvez atteindre avec une balle. Il sourit. — Fort bien. Que diriez-vous de cet arbre, là-bas? Votre fameuse flèche pourrait-elle le toucher? Il la regarda mettre pied à terre, choisir une flèche, épauler son arc. Elle se tenait dans le soleil du matin, en robe longue au corsage ajusté, à la jupe volumineuse, dont la tournure contrebalançait sa poitrine pleine. Un chapeau à plume coiffait ses cheveux d'un blond platiné. Sa main gauche s'accrochait au bois de l'arc, son bras droit était ramené derrière l'oreille, tandis qu'elle visait. Elle rappelait à Colin un poème qu'il avait lu naguère La froide Diane, chasseresse de la lune, tueuse du cerf, vierge éternelle... L'apparence de Pauline était trompeuse, il le savait. Sa silhouette grande et mince, son teint clair, son allure extrêmement féminine faisaient croire aux gens qu'elle était délicate, comme devaient l'être les femmes, selon les convenances. Mais Colin n'ignorait pas que Pauline était une femme forte, de corps et d'esprit. Il la regarda lâcher sa flèche qui alla, droite et sûre, jusqu'au but. Il s'aperçut qu'il y avait quelque chose de sensuel dans la façon dont Pauline maniait son arc, le dos bien droit, les épaules carrées, le menton en ligne avec l'épaule gauche. Elle lui apparaissait soudain comme une femme faite pour la chambre à coucher. Pauline choisissait maintenant une seconde flèche dans son carquois et se préparait à tirer de nouveau. — Cela ne me paraît pas très équitable, miss Downs, dit Colin, de toucher une cible qui ne bouge pas. La jeune fille fit brusquement volte-face, l'arc tendu devant elle, la flèche pointée tout droit sur Colin. Il sursauta, se mit à rire. — Pouvez-vous chasser avec cet attirail primitif, miss Downs? Ou bien vous en prenez-vous seulement aux arbres et aux meules de foin? Elle relâcha la corde de l'arc, abaissa l'arme. — Il n'y a rien sur quoi je ne puisse tirer avec cela, monsieur MacGregor. — Mais votre arme vaut-elle un fusil? — Aimeriez-vous la mettre à l'épreuve? Il sourit. — On a repéré près de la rivière une femelle kangourou accompagnée de son joey. Je l'ai promise à Judd. Il a maintenant neuf ans et il n'a encore rien abattu. Voulez-vous vous joindre à nous? Mais peut-être n'êtes-vous pas tout à fait assez sûre de cet arc et de cette flèche. — Bien au contraire, monsieur MacGregor j'en suis absolument sûre. Je serais trop heureuse de vous démontrer de quoi ils sont capables. 3 Le groupe se dirigeait vers la rivière. Pauline et Colin ouvraient la marche, Judd entre eux, sur son poney. Des valets suivaient, avec des couvertures, des paniers de pique-nique, des fusils. Venait enfin Ezekial, le vieux traqueur aborigène, qui montait à cru. — A propos, monsieur MacGregor, dit Pauline, ces deux mille cinq cents hectares vous intéressent-ils toujours? — Votre frère aurait-il décidé de les vendre? Frank ne savait encore rien, mais Pauline savait qu'il n'élèverait aucune objection. Ces terres ne lui servaient à rien. S'il pouvait, en les vendant, faire plaisir à Pauline, il serait tout disposé. — Il se laissera convaincre, j'en suis sûre. — Quand pourrais-je le rencontrer, pour discuter des conditions de la vente? — Frank a trop à faire avec son journal pour se soucier d'une transaction comme celle-ci. Vous pourrez traiter avec moi. — Alors, à quelles conditions? — Je n'en sais rien encore, mais nous pourrons certainement nous mettre d'accord. Il lui lança un coup d'oeil, sans rien répondre. — Quel âge a Judd? demanda-t-elle. Neuf ans, disiez-vous ? Vous n'allez plus tarder à l'envoyer au collège. — J'ai décidé de ne pas l'envoyer au collège. Je préfère le garder ici, avec moi. — Pauvre enfant, il est si cruel d'être privé de mère, à son âge. Saviez-vous, monsieur MacGregor, que l'on parle beaucoup de vos relations avec Vilma Todd? — Les gens d'ici n'ont apparemment rien de mieux à faire de leur temps. Pour votre information, miss Downs, je n'ai pas la moindre intention de demander à miss Todd de devenir ma femme. Pas plus qu'à Verity Campbell, dont vous avez, je n'en doute pas, entendu également lier le nom avec le mien. — Vous ne souhaitez donc pas vous remarier? — J'y suis tout à fait décidé. Mais je veux trouver une épouse hors du district. Il évoqua les différentes candidates auxquelles il songeait, toutes filles d'hommes fortunés de Melbourne. Pauline sentait faiblir sa propre assurance. Mais elle se rappela ce qu'elle savait de lui, et toute sa confiance lui revint. Ce que les jeunes demoiselles de la région ignoraient, c'est que Colin avait juré, la nuit où Christina était morte, de se venger de l'homme qu'il rendait responsable de la disparition de son épouse et de son fils encore à naître Hugh Westbrook. Depuis lors, Pauline n'avait cessé d'observer Colin. Elle avait vu grandir en lui sa volonté obsédante de causer la ruine de Hugh. Elle était seule à savoir que c'était là l'origine de la détermination de MacGregor à se rendre propriétaire de toutes ces terres. En fin de compte, il cherchait à s'emparer de Merinda pour détruire l'homme qui, pensait-il, devait payer pour la mort de Christina. L'idée qu'il pût y réussir ne troublait pas Pauline. Hugh était un adversaire redoutable, il saurait se battre. Il serait intéressant, se disait Pauline, de suivre le combat entre ces deux hommes. Elle pensa de nouveau aux deux mille cinq cents hectares que convoitait Colin. Elle seule savait pourquoi il était si désireux de mettre la main sur ces terres. La vengeance, se disait-elle, était un instrument puissant. En menant habile ment son jeu, elle pourrait, elle aussi, se servir de cet instrument à son propre avantage. Au moment où ils parvenaient à la rivière, un couple de pluviers, qui nichaient non loin de là à ras de terre, s'envola dans un grand battement d'ailes ils décrivaient des cercles au-dessus des intrus, plongeaient dans leur direction, en poussant leurs cris aigus. Ezekial prit la tête du groupe. Il guidait son cheval au long de la berge, examinant le sol. Colin le suivait de près, avec Pauline et Judd. Au bord de l'eau, tout était paisible, l'air sentait l'humus, la décomposition végétale. Une ombre épaisse régnait entre les troncs massifs des gommiers. Les chevaux choisissaient prudemment leur chemin parmi les débris, évitant les arbres abattus mangés de termites, les trous de serpents. Un émeu, accroupi sur un nid plein d'oeufs frais pondus, le cou allongé sur le sol, esquissa à peine un mouvement quand les sabots des chevaux passèrent tout près de lui. Juste au-dessus, deux cacatoès roses et gris se disputaient un trou qui pourrait leur servir de logis. — Elle est passée par ici, monsieur MacGregor, dit Ezekial à voix basse. Il montrait les foulées fraîches d'un kangourou. — Il n'y a pas longtemps. Ce matin, peut-être. Et elle a son joey avec elle. Colin hocha la tête, se retourna sur sa selle pour regarder Pauline. Elle avait posé l'arc en travers de sa selle, le carquois plein de flèches était fixé sur son dos. Ils étaient convenus d'essayer ensemble de tuer la femelle, Colin avec son fusil, Pauline avec son arc. Mais le joey, avait-il précisé, revenait à Judd. Ils traversèrent la rivière à gué, la suivirent sur une courte distance, avant d'être guidés par le traqueur le long d'un cours d'eau plus étroit. Ezekial leva la main pour immobiliser le groupe. Il se laissa ensuite glisser de sa monture et s'agenouilla pour examiner le sol de plus près. Les autres attendaient en silence. Ezekial connaissait bien les parages. Enfant, il avait vécu, plus en amont, dans une petite colonie, avec sa famille qui comptait près de trente membres. Depuis, au cours des années, il avait vu tous ses parents mourir ils étaient contaminés par les maladies des Blancs, ou bien ces mêmes Blancs les massacraient pour leur prendre leurs terres. Il était seul, à présent, et è on l'engageait de temps à autre pour traquer un gibier. Désormais très âgé, Ezekial ne gardait aucune amertume d'avoir perdu toute sa famille de cette manière. Ainsi allait le monde, se disait-il, et la fin du Rêve était proche. — Eh bien, mon gars? demanda enfin Colin. Qu'en dis-tu? Ezekial se releva, les sourcils froncés. — Cette femelle volante bleue est partie sous ces arbres-là, monsieur MacGregor, mais le vieil Ezekial ne la suit pas par là. — Et pourquoi pas? — C'est une terre tabou, monsieur MacGregor. Elle appartient au Rêve Émeu. Si on entre là, c'est porte-malheur. — Alors, reste ici. Judd, suis-moi. Ils se frayèrent un chemin parmi les arbres, aboutirent à une petite clairière. Là, ils mirent pied à terre, laissèrent les chevaux à la garde d'un valet et poursuivirent leur exploration à pied. Pauline, en marchant, tenait son arc prêt à tirer, une flèche à la pointe barbelée simplement posée contre la corde. Elle était heureuse d'avoir conservé la tenue qu'elle portait pour s'exercer au tir une veste de tweed sur une jupe à tournure qui s'arrêtait aux chevilles. Elle avait elle-même conçu ce costume, et, s'il n'était pas aussi pratique que celui d'un homme, elle le préférait cependant à une robe, qui aurait traîné sur le sol. Colin entendit un bruit, s'immobilisa pour regarder autour de lui. Judd, distrait, se heurta à son père et s'attira un regard sévère. Tous trois écoutèrent, le souffle suspendu. Pauline tendit le bras. — Là-bas! murmura-t-elle. Elle épaula son arc, visa. La femelle kangourou, dont la fourrure gris-bleu luisait dans la lumière automnale, cessa de paître, se redressa pour fixer son regard sur les chasseurs. Près d'elle, le joey broutait l'herbe de la berge. Colin leva son fusil, mais déjà Pauline lâchait sa flèche. Vivement, la femelle frappa le sol de l'une de ses longues pattes. Le joey entendit le signal de danger il leva la tête juste à temps pour voir sa mère bondir dans l'espace et recevoir une flèche en plein flanc. Elle retomba sur la terre 245 avec des mouvements convulsifs. Mais elle se releva, se mit à boitiller. Le sang ruisselait sur sa cuisse. Pauline n'eut pas le temps de pointer une seconde flèche le coup de fusil de Colin partit. La femelle, rejetée en arrière, heurta le sol avec un bruit sourd, effrayant. Le joey, affolé, se mit à sautiller frénétiquement vers sa mère, avant de virer sur sa queue et de s'enfuir dans une autre direction. — Tire, Judd! cria Colin. Vas-y! Judd, immobile, tremblait si violemment qu'il était incapable de maintenir convenablement son fusil. — Tout de suite! L'enfant s'efforçait de suivre le joey avec son arme. Il avait mal au coeur. Il se mit à pleurer. — Bon sang, mon garçon! hurla son père. Tire! Judd pressa la détente, tomba en arrière. — Tu l'as eu! cria Colin qui se précipitait vers les kangourous morts. Il posa une botte sur la femelle, saisit la flèche de Pauline, la tira d'une secousse. Il la lui lança, déclara d'un air triomphant : — Vous avez perdu, je crois, miss Downs! Mais Pauline aidait Judd à se relever. — Viens, dit-elle doucement. Tout va bien. L'enfant pleurait sans pouvoir s'arrêter. — Pauvre petit joey! gémissait-il. Pauvre petit joey! — Viens ici, Judd, ordonna Colin, d'un ton agacé. Le petit ne bougea pas. Les épaules secouées de sanglots, il passa sous son nez la manche de sa veste. Les valets, qui avaient entendu les coups de feu, arrivaient en courant parmi les arbres. — Bien joué, monsieur, dit l'un d'eux. Il s'agenouilla, tira de sa ceinture un couteau et se mit en devoir de couper les queues des deux kangourous. — Judd, reprit Colin d'un ton significatif, viens recevoir ton trophée. Mais l'enfant, sans bouger, reniflait, ravalait ses sanglots. Pauline lui donna une poussée légère. — Va, Judd. Fais ce que te dit ton père. Finalement, les jambes raides, il avança lentement vers cette scène de boucherie. L'horreur agrandissait ses yeux bleus. Lorsqu'il vit les queues ensanglantées se détacher des corps sans vie, il fit volte-face, se mit à vomir. Colin tendit la main pour prendre la queue du joey. — Viens ici, mon fils, dit-il. C'est ta première prise. Tu te dois d'en être fier. Il saisit Judd par le bras. Pauline comprit ce qu'il allait faire. — Attendez, Colin... Mais il était déjà trop tard. Colin, avec la queue, barbouillait de sang le visage et les cheveux de l'enfant. Le petit se mit à hurler. Colin tentait de retenir à bras-le-corps son fils qui se débattait. — Qu'est-ce qui te prend? lui cria-t-il. — Il a peur, déclara Pauline. Laissez-le tranquille. — Peur! Bon Dieu, miss Downs, j'ai été initié par le sang, moi, quand j'avais sept ans et je n'ai pas eu peur! — Mais il ne comprend pas! Il n'a aucune idée de ce que vous faites! Les valets échangeaient des regards inquiets quand leur maître entrait en fureur, tout le monde en pâtissait. Ezekial, lui, suivait la scène d'un air impassible. Colin MacGregor n'était pas le seul homme blanc pour lequel il travaillait d'autres éleveurs faisaient appel à ses services lorsqu'ils allaient à la chasse. Il avait déjà été témoin de ce rite qui exigeait qu'on coupât la queue du premier gibier tué par un chasseur avant de barbouiller celui-ci de sang. Il s'agissait d'une tradition ancienne, avait un jour expliqué un éleveur à Ezekial elle avait été importée du vieux pays, mais, là-bas, elle s'appliquait à un animal appelé renard. C'était là l'un des rares rites de l'homme blanc qui avaient un sens pour le vieil Aborigène. Pourtant, ces gens-là oubliaient toujours de demander pardon à la bête avant de la tuer. Aucun Aborigène n'aurait songé à omettre une formalité d'une telle importance l'oublier appelait le mauvais sort. Judd se débattit et hurla jusqu'au moment où il se retrouva enfin libre de ses mouvements. Il se précipita hors de portée de son père, fut retenu par les bras de Pauline. — Là, là, fit-elle, dans un effort pour le calmer. Tout va bien. C'est une épreuve que tout le monde doit subir, la première fois. Ça ne se reproduira pas. — Cessez donc de le cajoler, intervint Colin. Comment voulez-vous qu'il grandisse et devienne un homme, s'il ne commence pas dès maintenant son éducation? Ne pleure plus, Judd! — Crier ne sert à rien. Vous ne faites qu'aggraver la situation. Vous ne voyez donc pas à quel point il est bouleversé ? Elle caressait les cheveux de l'enfant. — Là, là, ce n'est rien. Nous allons rentrer, maintenant. Elle confia Judd aux soins d'un valet qui lui lava le visage et lui donna une tartelette. Colin s'approcha de Pauline. — Pardonnez-moi de m'être mis en colère contre vous, miss Downs. Si je m'inquiète à propos de Judd, c'est pour son bien. Il doit apprendre à se tirer d'affaire tout seul. Si jamais je venais à le perdre... — Il ne lui arrivera rien, monsieur MacGregor. Les valets apportaient du Champagne dans des flûtes de cristal. Pauline en prit une, offrit son visage au vent et s'abrita les yeux de la main. — Est-ce le domaine de Merinda, là-bas? Avez-vous entendu dire que l'épouse de Hugh attend leur premier enfant, monsieur MacGregor? Elle vit se durcir les traits de Colin. — Je ne serais pas surprise, reprit-elle en riant, si, dans quelques années, vous aviez pour voisins toute une tribu de Westbrook! Hugh réussit fort bien, me suis-je laissé dire. Il semble qu'il a découvert un bélier extraordinaire. Grâce à lui, prétend-il, il va créer une nouvelle race de moutons, plus résistante. Qui l'aurait cru, monsieur MacGregor, quand il est arrivé ici, il y a déjà tant d'années? Elle remarqua la direction de son regard, tourné vers ces terres au pied des montagnes, les deux mille cinq cents hectares qui bordaient la limite nord de Merinda. Elle allait s'éloigner quand Colin la prit par le bras. — Miss Downs, vous disiez que votre frère était disposé à me vendre ces terres? — Eh bien... il ne s'agirait peut-être pas exactement de vous les vendre. — Qu'entendez-vous par là? Pauline regarda Judd. Il semblait avoir déjà oublié sa frayeur. — Il va mieux, dit-elle. Il avait simplement besoin d'un peu de douceur. Après une pause, Colin déclara prudemment — Vous aviez raison, miss Downs, en disant que Judd avait besoin d'une mère. Et j'y ai longuement réfléchi. Peut-être, après tout, ne serait-il pas indiqué d'introduire une étrangère dans la maison. Il lui faut quelqu'un avec qui il se sente déjà à l'aise. — Il connaît miss Todd et miss Campbell. — Oui. Pauline se tourna vers lui. Elle regarda le vent léger soulever ses cheveux noirs, tandis qu'il cherchait les mots qui convenaient. — Je me disais, miss Downs, que Judd préférerait peut-être me voir épouser quelqu'un qui vous ressemble. — Quelqu'un qui me ressemble? Il jeta un coup d'oeil vers les montagnes, vers le prospère élevage de Merinda, où il voyait, en imagination, Hugh Westbrook mener une vie heureuse avec son épouse. — Pourriez-vous y songer? demanda-t-il. Pauline sourit. — Peut-être, dit-elle. Chapitre XIV 1 « Ma bien chère soeur, disait la lettre. Après cinq mois passés en mer, nous sommes enfin arrivées à Sydney. Il n'y a pas de mots pour décrire les horreurs de notre voyage. Miss Pratt et moi-même, avec deux autres femmes, étions entassées dans une cabine de sept pieds sur neuf. Nous dormions dans des couchettes trop étroites, et trois d'entre nous devaient sortir de la cabine pendant que la quatrième s'habillait. Les deux seuls water-closets du navire, pour plus de deux cents passagers, se trouvaient près de notre cabine, et l'odeur était abominable. Un bon nombre des émigrants à bord ne possédaient pas de vêtements de rechange. Nous grouillions de poux, et le navire était infesté de rats. Huit enfants sont nés durant le voyage cinq sont morts. Joanna regarda la pluie qui ruisselait sans bruit sur la fenêtre de sa chambre d'hôtel. Elle distinguait les halos des réverbères à gaz, dans la rue. Elle entendait les grincements, le fracas des voitures lancées à vive allure, le martèlement des sabots des chevaux sur les pavés. Dehors, il faisait froid, mais l'appartement était bien chauffé grâce à deux grandes cheminées. L'une était dans la chambre, l'autre dans le petit salon où elle se tenait à présent, face au crépuscule. Elle s'était levée tôt, ce jour-là, et avait passé la journée à trier le contenu des cartons remplis de paperasses que Frank Downs lui avait fait parvenir du Times. Il y avait là un curieux mélange de documents, actes notariés, lettres personnelles, reçus, connaissements de chargement, de vieux papiers jaunis, et jusqu'à des journaux intimes et un journal de navigation. Les plus anciens dataient de 1790. C'était l'équipe du Times qui les rassemblait et les cataloguait pour préparer un livre que Frank allait éditer une sorte d'album pour la commémoration du centenaire de l'Australie qui aurait lieu dans quatre ans. Il avait mis le tout à la disposition de Joanna lorsqu'elle lui avait parlé de la lettre de Patrick Lathrop et de son allusion à un navire qui aurait porté le nom d'un animal mythique. — Les Australiens adorent les mystères, lui avait-il dit en apportant les cartons. Et votre histoire, ma chère Joanna, se lit comme un roman policier. S'il y avait dans tout ça un indice qui vous mène à Karra Karra, et si vous finissez par découvrir l'endroit, ça fera un récit passionnant pour le Times. Joanna aimait le vif enthousiasme que montrait Frank Downs pour son jeune pays. « Bien des gens ne s'en rendent pas compte, Joanna, lui avait-il expliqué, mais, si l'Australie existe, c'est uniquement parce que l'Amérique s'est séparée de l'Angleterre. Jusqu'en 1776, l'Angleterre envoyait ses criminels, ses indésirables dans les colonies américaines. Cette porte refermée, il a fallu trouver un autre dépotoir pour des rebuts de l'humanité. On a choisi l'Australie, et nous voilà. L'album était un projet personnel de Frank. Il devait être publié en janvier 1878, l'année où les colonies australiennes célébreraient leur centième anniversaire. Le livre s'ouvrirait, avait-il dit, sur la découverte de l'Australie par le Capitaine Cook. Les Aborigènes avaient-ils eu conscience de la « découverte » de leur île et d'eux-mêmes? avait demandé Joanna? Hugh avait répondu « Invasion serait un terme plus exact. Joanna pensa à Sarah. Que faisait-elle, à ce moment? Elle devait épier Philip McNeal et son équipe de travailleurs, près de la rivière. Joanna tourna la tête vers Adam qui jouait paisiblement devant le feu. Il peignait une aquarelle représentant les arbres et les fleurs qui poussaient sur la rive du billabong. Rupert, la vieille poupée de fourrure qui avait appartenu à la mère de Joanna, « l'aidait ». La pendule posée sur la cheminée sonna six coups, et Joanna retrouva la notion de l'heure. Hugh était sorti, ce matin-là, afin de prendre toutes dispositions pour le transport jusqu'à Merinda de son nouveau bélier, qu'il appelait Zeus. Après quoi, avait-il dit, il passerait chez une certaine miss Tallhill, chez qui il avait laissé l'acte de vente de Joanna et un échantillon de la sténographie de John Makepeace. Il était allé aussi chez un expert en pierres précieuses pour savoir s'il était possible de déterminer la valeur de l'opale dont elle avait hérité. La jeune femme attendait son retour d'un instant à l'autre ils devaient retrouver Frank pour le dîner, dans la salle à manger de l'hôtel. Joanna ramena son regard sur la lettre qu'elle venait de lire. Elle était datée de 1820 et signée par une certaine miss Margo Pelletier. La jeune femme se demandait comment Frank était entré en possession de cette lettre. Elle s'interrogeait aussi sur miss Pelletier, sur ce qui l'avait amenée à quitter l'Angleterre et ce qu'elle était devenue. Elle lut une autre lettre, datée de 1834. Une femme, nommée Elizabeth, avait écrit « Enterré aujourd'hui mon quatrième enfant. La ferme décline. N'ai pas vu Tom depuis sept semaines. Vais-je rester seule avec les cinq petits? Joanna prit un document intitulé « A l'adresse de Vavocatgénéral, George Fletcher Moore, Australie-Occidentale, 1834. Rapport sur les conditions des Aborigènes dans la colonie. Elle lut « Les Noirs forment une race singulière. Ils ne possèdent pas le moindre rudiment de civilisation, ils n'ont ni maison ni foyer, n'adorent aucun dieu, ne craignent aucun démon, se plaisent aux massacres, sont totalement dépourvus de conscience et de moralité et ne manifestent aucun attachement à leur terre, comme les Blancs ont coutume de le faire. Joanna n'avait rien trouvé sur le navire porteur du nom d'un animal mythique, mais elle avait fait d'autres découvertes. Elle avait lu avec soin jusqu'au moindre bout de papier. C'était parfois un reçu pour une charrue, ou bien une affiche déchirée qui annonçait « L'Australie a besoin d'employés domestiques et offre le voyage à prix réduit à des candidats munis de références et assurés de trouver de bonnes places. Lentement, un tableau plus vaste avait émergé devant Joanna, comme se déroule une grande tapisserie. Elle voyait les forçats et les soldats, les immigrants et les fermiers, les chercheurs d'or, les entrepreneurs, les filles de joie et les épouses distinguées, la loi et les hors-la-loi, tous amenés sur ces rivages par des rêves de réussite et d'argent, par le désir de trouver enfin assez d'espace pour respirer. En manipulant ces documents anciens, Joanna se sentait transportée loin de la réalité. Ce bond dans le passé la plongeait dans les vies, les passions, les tragédies de ces êtres morts depuis longtemps. Elle lisait un journal intime et entendait la jeune épouse d'un fermier murmurer « Il y a trois ans que je n'ai vu une autre femme blanche. Comme Monsieur Richards est avare de paroles, et comme mon unique compagnie est celle de mes deux petits enfants, je crains d'oublier bientôt la langue anglaise. Elle lisait un carnet de bord et entendait la voix lasse du capitaine « Les hommes vont pousser des cris de joie quand ils verront la cargaison de prisonnières que j'apporte. J'ai décidé que les soldats auraient le premier choix, les libérés ensuite, et, enfin, les forçats. Parmi les femmes, quelques-unes protestent contre leur sort, mais la plupart l'acceptent. Ce qui les attend à terre ne saurait être pire que ce qu'elles ont subi aux mains de mon équipage, au cours de ces cinq mois. Je serai content quand ce satané voyage s'achèvera. La jeune femme ouvrit le dernier carton, en tira une affichette qui disait « Celui qui a volé mes chevaux samedi dernier va se faire prendre et il regrettera son geste. Il y avait un trou en haut du feuillet, là où on l'avait cloué à un arbre. Joanna voyait autour d'elle alterner joies et peines, les périodes de sécheresse et d'inondation, les naissances et les morts, les triomphes et les déceptions. La vie de sa propre mère, se disait-elle, aurait pu ressembler à celles-là, si elle était restée en Australie avec ses parents. Ainsi cette femme de fermier, nommée Deborah, qui disait « La connaissance et la force naissent de l'action ces paroles auraient pu venir de la bouche de Lady Emily. Une Mme Riley passait, en 1842, une annonce dans la Gazette de Sydney « Si quelqu'un sait où se trouve Sean Riley, qu'il veuille bien prendre contact avec moi par l'intermédiaire du relais de poste de Wangarra. Femme et enfants désespérés. Il y avait aussi la femme d'un pasteur qui écrivait à sa mère « Si jamais la présence de Dieu a été nécessaire, c'est bien ici. Malheureusement, rien, dans tous ces documents, ne lui apportait le moindre indice sur sa famille. Le livre qu'elle avait acheté à Cameron Town, Ma vie parmi les Aborigènes, s'était, lui aussi, révélé inutile. La jeune femme soupçonnait l'auteur d'en avoir inventé une bonne partie et d'avoir monté le reste en épingle. Elle prit un exemplaire de la Gazette de Sydney, daté de 1835, dont les pages semblaient prêtes à tomber en miettes. « AVIS AU PUBLIC », disait un encadré. Le vaisseau Nemrod, Capitaine White, est arrivé samedi dans le port de Sydney, en provenance de Londres, Plymouth, Tenerife et Le Cap. Il apportait un chargement de cuivre, d'outils, de tissus, de voitures, de courrier et de fournitures agricoles, ainsi qu'un certain nombre de passagers. Les propriétaires Buchanan & Co. informent respectueusement le public que le Nemrod mettra à la voile dans une semaine pour l'Angleterre et pourra embarquer vingt passagers payants. Existait-il encore quelque part, se demanda Joanna, un avis comme celui-là qui annonçait, en 1830, l'arrivée du Minotaure, du Cyclope ou du Pégase? Et se trouvait-il, parmi les passagers, un jeune homme nommé John Makepeace et son épouse, Naomi? A quel endroit de ce vaste continent avaient-ils, pour la première fois, abordé? « Vous ne trouverez aucune trace d'un navire qui ait jeté l'ancre à Melbourne en 1830, lui avait dit Frank Downs. A cette époque, Melbourne n'existait pas. Il n'y avait ici que des Aborigènes. Restaient Sydney et Brisbane à l'est, Adélaïde au sud, voire Perth à l'ouest, un port encore très peu fréquenté. Joanna était bien décidée à ne pas abandonner tout espoir. Frank devait lui fournir des adresses d'armateurs. La jeune femme songeait aux lettres qu'elle leur écrirait pour se renseigner sur un navire baptisé du nom d'un animal mythique et demander si un couple du nom de Makepeace avait voyagé à son bord. La pendule sonna la demi-heure et ramena Joanna à sa tâche. Elle approcha de la lumière le dernier document. C'était une lettre écrite « à bord du Newcastle, en attendant de lever l'ancre ». Elle était datée du 12 septembre 1832, et l'auteur était une gouvernante accompagnant la famille qui l'employait à sa nouvelle résidence de Sydney. « Nous ferons escale dans tous les ports du continent australien, avait-elle écrit, de manière à acquérir une vue générale de notre nouvelle patrie avant d'arriver à notre destination définitive. Aujourd'hui, nous avons jeté l'ancre à Porth, sur la côte occidentale. Les plus aventureux d'entre nous ont profité de la chaloupe pour descendre à terre. Il y a ici une petite colonie, groupée au bord de la rivière, très paisible et bien tenue. Pourtant, le Capitaine Johns nous a raconté que les indigènes noirs s'étaient rebellés, il y a de cela un an tous avaient été tués, excepté, disait-on, une petite fille. La rivière est sereine, magnifique, mais le plus caractéristique, ce sont les cygnes, qui sont noirs. C'est là, ma chère Mary, un spectacle exceptionnel que, selon le Capitaine Johns, on ne trouve nulle part ailleurs sur ce continent... Joanna reposa la lettre et posa la main sur ses reins. Elle poussa un profond soupir, s'étira, les yeux encore fixés sur les cartons et les papiers éparpillés autour d'elle. Toutes ces heures de travail, et elle n'avait rien trouvé... absolument rien. 2 La douce voix d'Adèle Tallhill faisait écho au murmure de la pluie derrière les vitres. — L'étude de ce document, monsieur Westbrook, m'a procuré des heures de plaisir. C'est un peu comme si j'avais dû reconstituer un puzzle. Et je suis heureuse de pouvoir vous annoncer que j'ai réussi à déchiffrer une portion du texte. Assis dans le salon de la demoiselle, Hugh et miss Tallhill étaient réchauffés par un feu ronflant dans la cheminée, un plateau de xérès et de biscuits posés entre eux sur la table. La pièce était encombrée par tout un bric-à-brac, l'air sentait la lavande. Le matin même, Hugh avait apporté l'acte de vente et un échantillon de la sténographie de John Makepeace à Adèle Tallhill, une invalide qui ne quittait pas son fauteuil roulant. Elle vivait avec ses parents et se faisait un modeste revenu dans le domaine de la calligraphie. Elle recevait de petites sommes pour rédiger des lettres personnelles, pour inscrire des noms sur des diplômes et des invitations, pour imaginer les billets doux d'anonymes. Elle était aussi connue dans tout Melbourne pour son expertise dans l'analyse des écritures. Hugh glissa un coup d'oeil discret vers la pendule placée sur la cheminée. Il aurait déjà dû être de retour à l'hôtel et il avait hâte de faire part des nouvelles du jour à Joanna. Après avoir pris toutes les dispositions nécessaires pour le transport à Merinda de son nouveau bélier, il s'était rendu aux bureaux de Buchanan & Co., une grande compagnie de transports mari times. Là, il avait appris que la compagnie possédait deux navires appelés le Pégase et le Minotaure. L'employé s'était offert à écrire au siège de Buchanan & Co., à Londres, pour obtenir des renseignements sur leur histoire. Par ailleurs, Hugh avait porté l'opale chez un négociant en pierres précieuses, afin d'en faire estimer la valeur et, peut-être, d'en déterminer l'origine. L'homme n'avait pas été en mesure de répondre à ces questions mais il avait offert à Hugh de lui acheter la pierre pour un prix considérable. — Qu'avez-vous déchiffré, miss Tallhill? demanda-t-il. Elle examinait son visiteur. Il devait avoir dépassé de peu la trentaine, se disait-elle. Ses yeux étaient gris fumée, et un sillon vertical fort séduisant se creusait entre ses sourcils. Il dégageait une senteur légère et assez agréable qu'elle reconnut au bout d'un moment c'était l'odeur de la lanoline. Elle l'avait déjà rencontrée chez des hommes qui s'occupaient de moutons elle semblait leur imprégner la peau. Et il possédait cette vigueur qu'on trouvait chez les hommes de l'Intérieur. Mais, elle le voyait, il différait des autres hommes de son espèce il avait de bonnes manières et faisait preuve d'un raffinement qu'elle trouvait rarement chez les campagnards. Elle posa le document devant lui. — Je me suis d'abord concentrée sur ce passage, ici... Elle désignait l'extrait d'une longue main fine. — « A deux jours de cheval de... Quelques mots illisibles. « ... et à vingt kilomètres de... Ici, quelque chose qui ressemble à Bo... Creek. permettez-moi de vous montrer comment je suis finalement parvenue à déchiffrer ces indications. Elle posa sur la table une feuille de papier. — Voyez sur le document cette volute, ici, et cette ligne, là. J'ai décalqué les mots le plus précisément possible, en suivant les contours qui restaient perceptibles. Je les ai ensuite reproduits de différentes façons, comme vous le voyez sur ce papier, en complétant les endroits illisibles par des lettres, en les modifiant à plusieurs reprises, jusqu'au moment où un mot plausible se formait. Tenez, monsieur Westbrook, voici la lettre « t ». Celle-ci ressemble à un « 1 », mais ainsi rapprochées, les deux n'ont aucun sens. En revanche, si vous supposez que cette seconde lettre est un « e exagérément allongé, nous obtenons un mot véritable. Hugh comparait les différentes versions avec l'écriture fanée de l'acte. — Le premier mot, monsieur Westbrook, reprit miss Tallhill, est « Durrebar ». Il hocha la tête. — Oui, je le vois, maintenant. — Le second exemple s'est révélé un peu plus difficile, mais j'ai fini par obtenir un résultat. « Bowman's Creek ». Voici comment j'y suis parvenue. Elle lui montra un autre feuillet couvert de différents mots dont elle avait varié l'orthographe. — Il n'y a aucun doute dans mon esprit, monsieur Westbrook : cet acte enregistre la vente de terres situées à deux jours de cheval de Durrebar, qui est, à mon avis, le nom d'un site aborigène, et à vingt kilomètres d'un endroit appelé Bowman's Creek. — Oui, approuva Hugh avec animation. Je comprends très bien. Avez-vous pu définir dans quelle colonie cet acte a été dressé? — Non, je le crains. Il est visible que le document a été exposé à l'eau. Le sceau officiel et la date sont à peu près effacés. Je les ai examinés de très près, monsieur Westbrook, mais je n'ai pas été en mesure de les déchiffrer. Quant à la signature, comme vous le voyez, elle est illisible. Hugh avait hâte de retourner à l'hôtel pour tout raconter à Joanna. — Bowman's Creek et Durrebar. Je ne saurais assez vous remercier, miss Tallhill. Elle lui sourit. — N'importe qui en aurait fait autant. Il faut du temps et de la patience, c'est tout et, comme vous voyez, monsieur Westbrook, acheva-t-elle, une main posée sur la roue de son fauteuil roulant, du temps, j'en ai en abondance. — Avez-vous pu obtenir quelques résultats avec la sténographie de John Makepeace? — Je l'ai examinée, monsieur Westbrook. Vous ne vous trompez pas il s'agit bien de sténographie. Mais, jusqu'à présent, je n'ai pas réussi à en découvrir le code. Si vous consentez à me laisser ce papier, je consacrerai plus de temps à l'étudier. Je pourrai vous faire parvenir les résultats par le courrier. Lorsqu'il voulut la payer, miss Tallhill refusa — Ce fut un plaisir pour moi. Et nous n'en avons pas encore fini, monsieur Westbrook. Je vais tout de suite commencer à étudier cette sténographie. Après son départ, elle fit avancer son fauteuil jusqu'à la fenêtre, écarta les rideaux pour contempler la rue noyée de pluie. Elle vit Hugh monter dans une voiture. Miss Tallhill n'en revenait pas de l'étonnante ressemblance de Hugh Westbrook avec son bien-aimé Stephen qui, vingt années plus tôt, était parti pour les champs aurifères, la veille de leur mariage, et n'était pas revenu. Adèle n'avait jamais renoncé à tout espoir de le voir revenir un jour. Elle s'éloigna de la fenêtre, revint vers le feu. « Une paralysie nerveuse, avaient dit les médecins. Vos jambes ne souffrent d'aucun trouble physique, miss Tallhill. Vous pouvez marcher si vous le voulez. Mais c'était ridicule. Que savaient les médecins des afflictions dont les racines mortelles plongeaient dans le coeur lui-même? Oui, pensa-t-elle en soupirant, monsieur Westbrook lui avait rappelé son cher Stephen. C'était pour cette raison qu'elle n'avait pu se résoudre à le laisser partir les mains vides. Elle n'aurait pas supporté de lire la déception sur ce visage qui ressemblait tellement à celui de Stephen, si elle lui avait dit la vérité elle avait été incapable de tirer quoi que ce fût des lignes écrites sur l'acte de vente, et personne, probablement, n'y parviendrait jamais. Bowman's Creek sonnait comme un véritable nom de lieu, et quel mal, après tout, avait-elle fait en imaginant ce nom, même si Hugh Westbrook croyait que l'endroit existait? Quelle importance si Durrebar était de sa propre invention? Quand il avait souri, son sourire avait été celui de Stephen. 3 Mystère! pensait Frank Downs, en contemplant la cité de Melbourne. Du mystère? Tout ce pays en était fait. Il était au sommet de sa tour, très haut au-dessus de la ville. Il voyait les toits, les ponts, les cheminées des usines et il imaginait la vaste terre inconnue qui s'étendait au-delà, très loin. Il se passait tant de choses, là-bas, se disait-il, tant d'aventures surexcitantes. C'était ce qui l'avait poussé à entrer dans le milieu de la presse il voulait être plus près du pouls de ce continent mystérieux. Frank savait ce que voulaient les gens ils se passionnaient pour « une bonne histoire ». Des feux de camp de l'Intérieur jusqu'aux salons de Melbourne, rien ne satisfaisait un Australien comme une bonne histoire. Et le Times en procurait à ses lecteurs. A présent que l'éducation était obligatoire dans les colonies, Frank voyait arriver, dans les vingt ans qui allaient suivre, une nouvelle génération de lecteurs, des gens jeunes, instruits, affamés de divertissements. Et le Times de Melbourne, grâce à l'énergie, à l'esprit créatif de Frank Downs., le leur apporterait. Frank avait acquis le journal, sept ans plus tôt, pour deux mille dollars. Il avait usé de tous les moyens pour le sauver, pour le transformer en un journal populaire. C'était un innovateur. Lorsqu'il avait repris le Times, il avait découvert que c'était le dernier quotidien à apporter les nouvelles dans les rues. S'il voulait survivre, il le savait, il devait trouver le moyen de devancer ses concurrents. Frank avait eu l'idée d'envoyer des reporters, sur des bateaux rapides, au-devant des navires qui approchaient du port. A bord, les journalistes achetaient des journaux anglais aux passagers et à l'équipage. Ils regagnaient la ville à grande vitesse pour réaliser une « édition spéciale qui, rapidement imprimée, était aussitôt mise en vente dans les rues. Cette édition publiait des nouvelles copiées mot pour mot dans les journaux anglais. Quand ses concurrents se mirent à l'imiter, Frank eut une nouvelle idée. Ses reporters, il les envoyait cette fois à Adélaïde, à la rencontre des navires qui faisaient escale là-bas, avant d'arriver à Melbourne. A bord, les journalistes prenaient rapidement connaissance des journaux anglais et télégraphiaient ensuite leurs articles au Times. Très vite, les autres journaux eurent aussi leurs envoyés spéciaux à Adélaïde. Quand Frank pensa à passer un contrat avec les services postaux pour distribuer le Times aux lecteurs ruraux, quand il expédia ses éditions par le train ou par les diligences rapides de Cobb & Co., recrutant ainsi de nouveaux lecteurs dans les campagnes affamées de nouvelles, L'Époque et L'Argus suivirent. La Times Tower, l'édifice le plus élevé de Melbourne, symbolisait le succès de Frank. La tour élevait ses cinq étages monumentaux au-dessus des rues poussiéreuses et, par cette soirée brumeuse d'avril, avec ses lampes à gaz brillant derrière chaque fenêtre, elle dominait, tel un phare, toute la cité. Le bureau de Frank se trouvait au dernier étage. Ses collègues avaient ri de lui lorsqu'il s'était installé tout là-haut, « avec les cacatoès », avaient-ils dit. Les étages les plus élevés d'un immeuble étaient alors les moins recherchés qui donc pouvait avoir envie de gravir toutes ces marches? Les hommes puissants, comme les banquiers amis de Frank, avaient toujours leurs bureaux au rez-de-chaussée c'était folie que de s'élever dans un immeuble! Mais Frank, toujours passionné de nouveautés, avait surpris tout le monde, lors de l'inauguration de sa tour toute neuve, en transportant ses amis jusqu'à son bureau dans un ascenseur hydraulique! Debout devant sa fenêtre, qui donnait sur la ville, Frank imaginait toute la grande machinerie de son journal qui palpitait sous ses pieds. Les presses à vapeur grondaient jour et nuit, tandis que près d'une centaine de typographes, debout devant leurs « casses », composaient laborieusement les articles du lendemain en longues colonnes de métal. Les bureaux de la rédaction bourdonnaient d'une activité fébrile des messagers arrivaient en courant avec des rapports du Parlement, des bureaux de police, du port, tandis qu'une énorme horloge surveillait, tel un oeil unique, les équipes harcelées, en égrenant les minutes au-dessus d'une inscription qui disait « Le Times ne dort jamais. Consultant cette horloge, Frank s'aperçut qu'il était temps pour lui de gagner le King George Hôtel, où il devait retrouver les Westbrook pour dîner. Joanna Westbrook, se disait-il il y avait là un véritable mystère! Parfois il se sentait aussi pressé qu'elle de découvrir quel étrange et violent événement avait eu lieu, trente-neuf années plus tôt, dans un lieu appelé Karra Karra. Quelle calamité subite et terrible avait bien pu frapper un jeune Blanc, sa femme et leur petite fille? Qu'était donc cette malédiction, ce chant poison qui l'avait obsédée tout le reste de sa vie, et ces rêves à propos du Serpent Arc-en-ciel? Et comment ce jeune couple avait-il fait pour vivre au milieu d'une race qui venait tout juste de découvrir l'existence des Blancs? Sans cesse, des histoires se faisaient jour, à propos d'un « Blanc sauvage ou d'une « Blanche sauvage », qu'on avait découvert parmi les indigènes. La brève histoire de l'Australie était criblée de tels récits. Actuellement encore, des rumeurs circulaient sur un « Blanc sauvage qu'on avait trouvé au milieu d'une tribu, dans le Queensland occidental. Frank se demandait s'il pouvait s'agir du membre disparu de la malheureuse expédition de 1871. Des policiers en mission l'avaient découvert chez les Aborigènes, près de Cooper's Creek, et il prétendait bel et bien être cet homme-là. Il racontait aussi que ce n'étaient pas les Aborigènes qui avaient massacré les membres de l'expédition, mais que les hommes eux-mêmes s'étaient entre-tués, quand une querelle avait éclaté pour décider s'ils devaient ou non rebrousser chemin. La police ramenait l'homme à Melbourne, et Frank en personne avait décidé de l'interroger. Il allait quitter son bureau quand son secrétaire entra avec une enveloppe. — Ceci vient d'arriver pour vous, monsieur Downs, dit-il. La lettre venait de son notaire c'était le contrat qui cédait à Colin MacGregor deux mille cinq cents hectares de terre. Frank était heureux de voir sa soeur se marier enfin. Peut-être aurait-il préféré pour elle un autre homme que MacGregor, mais le bonheur de Pauline faisait le sien. Aussi, lorsqu'elle lui avait demandé, en cadeau de mariage, de céder à Colin ce grand domaine, il n'avait pas pu repousser sa demande. Il ignorait ce que MacGregor allait bien pouvoir faire de ces terres elles ne valaient rien. Mais Pauline était contente, et c'était tout ce qui importait. Depuis le jour où elle avait rompu ses fiançailles avec Westbrook, Frank avait redouté de la voir se confiner dans une existence de célibataire. Mais, en fin de compte, tout avait bien tourné. Si seulement, pensait-il, il pouvait remédier aussi facilement à sa propre situation. Au cours de l'année qu'il avait passée à Melbourne, après l'épidémie de typhoïde, Frank avait fait la connaissance d'un certain nombre de jeunes filles à marier. Mais il s'était trouvé incapable de nouer avec elles autre chose qu'une amitié polie et il revoyait rarement une femme après trois ou quatre rencontres. Aucune, semblait-il, n'était capable d'éveiller son intérêt. Il pensait encore de temps à autre à Ivy Dearborn et le mystère de sa disparition continuait à l'obséder. Après avoir fouillé le district occidental pour la retrouver, il avait fait passer dans le Times une annonce semblable à celles qu'il avait publiées pour Joanna, afin de glaner des renseignements sur Karra Karra. Mais personne ne s'était manifesté pour le renseigner sur Ivy. Peut-être, après tout, était-elle morte de la typhoïde, se répétait-il, en montant dans l'ascenseur que tout le monde, à part lui, se refusait à utiliser. Ou peut-être avait-elle regagné l'Angleterre. Quelle que fût l'explication, Frank était bien décidé à oublier cette femme. Il avait maintenant bien d'autres préoccupations pour occuper son esprit. Chapitre XV 1 — Il y a un endroit très beau, dit Sarah, que personne ne voit jamais. Une vallée pleine d'herbe verte, d'arbres, de ruisseaux. C'est la vallée où vivent les Lunes. Elle racontait l'histoire en s'affairant devant le poêle où elle préparait le thé pour McNeal et Adam. Elle parlait d'une voix douce et mélodieuse. — Les Lunes sont très heureuses, dans leur vallée. Mais, quelquefois, elles deviennent nerveuses. La nuit venue, elles explorent le ciel. Une seule Lune à la fois. Les Lunes, elles ne savent pas qu'un géant habite de l'autre côté des montagnes. Et voilà ce qui arrive une par une, le géant attrape les Lunes qui se promènent et, chaque nuit, il en coupe une tranche, jusqu'au moment où il n'en reste plus qu'un croissant tout mince. Alors, il prend cette dernière tranche et en éparpille les morceaux, qui deviennent des étoiles. Et alors... McNeal et Adam attendaient. Mais Sarah n'ajoutait rien. Philip demanda — Comment finit l'histoire? Après un instant de réflexion, Sarah répondit — Je ne me rappelle plus. — C'est une belle histoire, reprit McNeal. Vous connaissez beaucoup de belles histoires. Peut-être devriez-vous les écrire. Sarah secoua la tête. — Tabou, dit-elle. Philip la regardait s'activer, grande et mince, avec de longs os, une peau sombre. Elle n'avait que quinze ans, il le savait, et il se demandait ce qu'elle deviendrait en grandissant. Il songea alors à Pollen dans le Vent, aux jours et aux nuits qu'il avait passés avec elle. Commençait-elle, comme Sarah, se demandait-il, à oublier les mythes de son peuple? Sarah sentait son regard posé sur elle et se concentrait sur l'opération qui consistait à mesurer le thé dans la théière. Le tonnerre gronda au loin. Elle leva les yeux vers la fenêtre. — Mauvaise magie, ce soir, annonça-t-elle. — Nous avons déjà eu des orages, dit McNeal. Tout ira bien. Mais Sarah secoua la tête. — Non. C'est différent, cette fois. — Comment savez-vous que ce soir sera pire que les autres? Elle n'en savait rien. Il lui arrivait parfois d'avoir simplement la connaissance de certaines choses. Ainsi, par exemple, quand elle se rappelait une histoire ou un mythe aborigène, sans se souvenir pourtant de l'avoir entendu de la bouche des Anciens, à la Mission. Pourtant, elle les connaissait. Comme cette histoire des Lunes. Elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu la vieille Deereeree la lui conter. Mais comment, sinon, l'aurait-elle sue? Parfois aussi, Sarah avait des visions de rapides éclairs, dans son esprit, qui lui montraient des gens, des événements, des scènes qui n'avaient aucun sens. Il ne s'agissait pas de souvenirs, elle le savait... pas de ses propres souvenirs, en tout cas. Et il y avait des moments où elle « savait simplement quelque chose. Un jour, elle avait dit à Joanna que la feuille du géranium sauvage calmait les démangeaisons causées par une piqûre d'insecte. Joanna avait demandé « Qui t'a appris cela? Mais Sarah n'en savait rien. Par moments, ces « souvenirs lui faisaient peur. Ils semblaient s'emparer d'elle elle n'avait sur eux aucun contrôle. A d'autres moments, ils lui apportaient un certain réconfort elle savait que, tout au fond d'elle-même, ils représentaient l'héritage de ses ancêtres. Elle aurait aimé se rendre à la Mission, parler avec les Anciens. Elle y était retournée à plusieurs reprises, sans dire à Joanna où elle allait. Elle coupait à travers la campagne, pour éviter la grand-route, et elle contournait la ville pour ne pas être vue. Elle se glissait dans l'enceinte de la Mission, elle se mettait à la recherche des vieilles femmes, et elles bavardaient ensem ble, jusqu'au moment où cela devenait trop dangereux si le révérend Simms découvrait Sarah, il serait furieux contre les vieilles femmes. Ces visites à la Mission devenaient plus difficiles, et Sarah avait de plus en plus de mal à maintenir un lien avec son peuple. La vieille Deereeree était morte, et les autres avaient peur d'être punies si on les surprenait à enseigner les rites anciens. A présent, quand Sarah se rendait à la Mission, elle n'y trouvait que silence et regards craintifs. Elle s'en effrayait. Elle ne voulait pas perdre contact avec son peuple. Déjà, elle commençait d'oublier de nombreuses histoires. Elle n'était pas sûre de toutes les règles, de tous les tabous. Elle avait besoin des Anciens pour la guider. Parfois, elle allait s'asseoir devant le vieil Ezekial pour l'écouter parler, mais il appartenait à un rêve différent, et c'était un homme il ne pouvait lui enseigner des secrets de femmes. De plus en plus souvent, Sarah souhaitait avoir été initiée dans son clan... Elle entendait Philip McNeal se déplacer dans la pièce. Il parlait doucement avec Adam, se penchait vers l'âtre pour remettre des bûches au feu et vérifiait la fermeture des volets qui protégeaient les fenêtres du vent. L'Américain lui plaisait en sa présence, elle se sentait calme, rassurée. Elle se demandait si elle pourrait lui parler de ses craintes, du chant poison qui poursuivait Joanna, de la mauvaise magie qui avait Peut-être amené la typhoïde à Merinda, et qui, maintenant encore, pourrait bien apporter un orage qui faisait peur à Sarah il allait être, elle le savait, différent de tous les autres orages. McNeal vint la rejoindre devant le poêle, la regarda travailler. — Les Américains ne boivent pas de thé, déclara-t-il d'une voix égale. Ils boivent du café. Savez-vous ce que c'est? Trop consciente de sa proximité, Sarah, tout en mettant dans la théière plusieurs cuillerées de thé, répondit — Non, je ne connais pas le café. Elle avait, présents à l'esprit, tous les détails de l'aspect de son compagnon le catogan, le rire discret, l'attitude aisée, détendue. — Pollen dans le Vent vous ressemblait, reprit McNeal. Elle savait certaines choses sans pouvoir expliquer comment. C'étaient ses ancêtres qui lui parlaient, disait-elle. Mais c'était plutôt comme des souvenirs, ajoutait-elle. Et elle avait parfois des prémonitions. Elle était capable de dire quand allait se produire un événement. En est-il ainsi pour vous, Sarah? Elle le regarda. Oui, pensait-elle, il en est ainsi. Le tonnerre gronda de nouveau. McNeal se tourna vers la fenêtre. — Peut-être avez-vous raison, Sarah, dit-il. Il se pourrait que nous connaissions une nuit agitée. Je vais descendre au chantier et renvoyer mes ouvriers chez eux. Si je ne le fais pas, vous savez qu'ils seront en danger, n'est-ce pas? Elle posait sur lui un regard qui ne cillait pas. Et que savez-vous d'autre? se demanda-t-il, en tendant la main pour prendre sa veste. 2 Joanna fit entrer le chariot dans la cour. Elle regardait les montagnes lointaines, d'un étrange bleu-vert, à cette heure tardive de l'après-midi, sous les nuages qui se rassemblaient sur les sommets. Une curieuse lumière semblait s'être répandue sur le ciel. L'atmosphère produisait une impression bizarre, comme si la pression atmosphérique était en chute rapide. Un orage s'annonçait. Elle s'était rendue à Cameron Town, pour voir s'il était arrivé une lettre de la compagnie maritime propriétaire du Pégase et du Minotaure. Elle espérait aussi recevoir des nouvelles de Patrick Lathrop, à San Francisco. Mais il n'y avait qu'une seule lettre, de Tante Millicent. Joanna était partie seule, à cause du temps, et l'aller et retour lui avait pris plus de temps qu'elle ne l'avait escompté. Il se faisait tard, et le ciel était menaçant. Elle fouilla du regard la cour déserte. Normalement les hommes devaient se trouver chez Facey, un peu plus loin sur la route, ou bien dans leurs quartiers, à boire et à bavarder. Demain était un dimanche, et Hugh, le samedi après-midi, donnait toujours congé à ses ouvriers. Dans tout le district, il était le seul éleveur à le faire. Mais, des quartiers des hommes, aucun bruit de voix ne parvenait à Joanna. Elle ne voyait pas de chevaux à l'écurie. — Que se passe-t-il, Matthew? demanda-t-elle au palefrenier qui venait lui reprendre le chariot. — Ils sont tous partis aux paddocks, m'ame. Monsieur Westbrook dit que nous pourrions avoir un gros orage. Ça rend les moutons nerveux. Ils se sauvent, quelquefois. La jeune femme promena son regard sur les plaines qui s'étendaient sous le ciel gris d'hiver. Depuis une semaine, Hugh et ses hommes passaient leur temps dans les paddocks, pour tondre les queues et les pattes de derrière des brebis prêtes à mettre bas. On procédait à cette opération dans un souci d'hygiène, surtout pour l'agnelage, mais aussi pour protéger les bêtes de la lucilie et des infections. C'était là un travail difficile les hommes devaient maintenir des brebis effrayées, tout en s'efforçant de ne pas blesser les bêtes et de ne pas être blessés eux-mêmes. La tâche était épuisante, et les ouvriers, tout au long de la semaine, attendaient avec impatience leur rhum du samedi soir. Mais, ce jour-là, à cause de la menace d'orage, ils avaient dû sortir à cheval pour surveiller les troupeaux inquiets. En entrant dans la cuisine, Joanna trouva un grand feu qui flambait dans la cheminée, répandant dans la pièce sa chaleur et sa lueur réconfortante. Peony, la fille de Jacko, assise à la table, nettoyait les verres des lampes à pétrole. Adam, en face d'elle, mangeait du pain beurré trempé dans un oeuf. * — Maman! cria-t-il, en se précipitant vers Joanna. Elle le prit dans ses bras, le serra contre elle, avant d'ôter son chapeau et de l'accrocher. — Où est Monsieur Westbrook? demanda-t-elle à Peony. — A la rivière, avec Monsieur McNeal, répondit la jeune fille. M. Westbrook est revenu à la maison il dit que nous allons avoir un gros orage. — Je n'en aurai pas pour longtemps, dit Joanna. Elle s'enveloppa étroitement dans son châle, se dirigea vers la porte. — Je peux venir aussi? demanda Adam. Mais la jeune femme refusa. — Reste ici, pour tenir compagnie à Sarah et à Peony. Tandis qu'elle suivait le sentier qui menait à la rivière, Joanna remarqua des éclairs à l'horizon. Elle leva les yeux vers le ciel d'un gris hivernal. Pourtant, s'étonna-t-elle, on était au mois de juin. Aux Indes, les épouses des Britanniques devaient être déjà parties vers les stations de montagne, pour échapper comme tous les ans à la chaleur de l'été. Ici, dans les plaines occidentales de Victoria, on était au coeur de l'hiver austral. Elle aborda la clairière, où le billabong reflétait un ciel couleur d'étain, chercha des yeux Hugh et Philip McNeal. Elle les distingua dans la clarté incertaine ils marchaient parmi les arbres, examinant les piliers de soutènement qui allaient constituer les fondations de la maison. Ensemble, Hugh, Joanna et McNeal s'étaient mis d'accord sur un site éloigné des ruines sacrées, un endroit où les esprits ne seraient pas troublés, où la maison n'aurait pas à craindre la menace des crues de la rivière. Et ils n'avaient pas abattu un seul arbre. Maude Reed avait dit un jour à Joanna « Quand nous avons construit notre maison, nous avons arraché tous ces horribles gommiers pour planter des ormes et des saules bien anglais. Joanna s'immobilisa un instant pour observer son mari qui s'entretenait avec McNeal. Hugh était nu-tête, et ses cheveux se soulevaient au gré du vent. Ses bottes, son pantalon étaient couverts de boue. Il avait relevé les manches de sa chemise, et il y avait de la boue, aussi, sur ses bras nus. Comme il était différent des autres éleveurs, se disait la jeune femme ces hommes-là semblaient éprouver le besoin de montrer au monde les signes évidents de leur prospérité. Même lorsqu'ils faisaient à cheval le tour de leurs paddocks ou lorsqu'ils présentaient des bêtes primées à l'Exposition des Éleveurs, John Reed, Colin MacGregor et les autres gardaient l'allure de gentlemen-farmers anglais qui n'avaient de contact avec la terre que pour une partie de croquet. Ce genre d'émotions disparaissait-il jamais? se demandait Joanna en regardant son mari. La joie de le revoir soudainement, le choc qui la parcourait chaque fois qu'elle le rencontrait, quand il revenait le soir des paddocks, quand il se dressait à l'improviste dans l'encadrement de la porte de la cuisine, quand elle entendait l'écho de sa voix apporté par le vent. Un tel émoi pouvait-il jamais s'éteindre? Non, se disait-elle, comme une prière. Je veux rester ainsi, toujours. Elle cria le nom de Hugh, mais sa voix se perdit dans le grondement lointain du tonnerre qui descendait des montagnes. Quelques secondes plus tard, un éclair zébra le ciel. — Hugh! cria-t-elle de nouveau. Il se retourna. Son sourire s'élargit, et Philip McNeal leva la main pour saluer la jeune femme. — Fais bien attention, dit Hugh, en voyant Joanna franchir le seuil de ciment nu. Il lui tendait les bras. Elle s'y blottit. Oui, pensa-t-elle, tandis qu'il l'embrassait. Ce sera toujours ainsi. — Je suis content de te voir de retour, reprit-il. Je commençais à m'inquiéter. Quelques instants encore, et j'aurais envoyé quelqu'un à ta rencontre, sur la route. Nous nous assurions, Philip et moi, que tout était en ordre, ici. Je n'aime pas l'allure de ce ciel. Attention, lève les pieds. Il la prit par la main. Le sol cimenté était jonché d'outils, de débris, de morceaux de bois. Un ouvrier avait laissé dans un coin une bouilloire encore à demi pleine de thé. Ils se trouvèrent enfin à l'emplacement du futur salon. Une ombre opaque se répandait sur la prairie. Le tonnerre claquait, grondait, les éclairs fulguraient. — Qu'a dit Polly Gramercy? demanda Hugh. — Nous allons très bien, et j'en suis à cinq mois environ. — Y avait-il du courrier? Joanna pensa à la lettre de Tante Millicent, en réponse à celle de Joanna qui sollicitait des détails sur l'enfance de sa mère. La missive était simple et directe. « Ta pauvre mère est morte, avait écrit Millicent. Laisse-la en paix. Le vent se levait, ridait la surface du billabong. Hugh leva les yeux vers le ciel, murmura — L'orage va éclater. La nuit sera longue pour les hommes, là-bas, dans les paddocks. — Ho! cria une voix apportée par le vent. Ho, là-bas! Hugh! Tous trois se retournèrent. Un ouvrier, un certain Eddie le Métis, arrivait à cheval, au grand galop, et agitait son chapeau. — Hugh! Il faut venir... tout de suite! Hugh se dirigea vers lui. — Que se passe-t-il, Eddie? — Bon Dieu, Hugh, c'est terrible! La foudre est tombée sur un arbre, à cinq kilomètres d'ici! Les moutons ont décampé. — Lance les hommes à leurs trousses. Le visage d'Eddie le Métis était blême, ses traits tirés. — Hugh, le troupeau a franchi la barrière nord, et on ne peut pas le retenir! Les moutons sont fous! Hugh, ils se dirigent vers la rivière! Hugh alla vers son cheval. — Rentre à la maison, Joanna. Monsieur McNeal, auriez-vous l'obligeance d'accompagner ma femme jusqu'à la ferme? Ils le regardèrent s'enfoncer au galop dans la nuit tumultueuse. 3 Autour de Hugh et Eddie, les éclairs fusaient de tous côtés. Leurs chevaux franchissaient d'un saut des lits de cours d'eau la veille encore asséchés mais qui roulaient maintenant des flots furieux. Ils filaient devant des arbres que le vent ployait presque jusqu'à terre. Quand ils atteignirent la limite nord, la pluie tombait en nappes obliques. Le regard de Hugh se porta sur un spectacle qui lui figea le sang. Des milliers de moutons affolés fuyaient en débandade à travers le paysage d'orage. Des cavaliers allaient et venaient pour tenter de les rassembler. Les chiens aboyaient frénétiquement. Les éclairs continuaient à déchirer ciel et terre. — Bon sang, comment cette clôture a-t-elle pu s'abattre? hurla Hugh en rejoignant Larry la Ficelle. — Ce n'est pas le troupeau qui l'a démolie, Hugh! cria à son tour Larry, d'une voix à peine audible dans le tumulte du vent. Regardez plutôt! Elle est tombée de notre côté! Hugh longea la clôture. Larry avait raison, il dut en convenir. Les pieux et les fils de fer gisaient sur le sol face à la ruée des moutons. La clôture était déjà par terre lorsqu'ils l'avaient atteinte. L'orage n'y était pour rien. — Mais ces deux mille cinq cents hectares appartiennent à Frank Downs! remarqua Hugh. Il a toujours bien entretenu la clôture! Un certain Tom Watkins arrivait. L'eau qui noyait le bord de son chapeau ruisselait sur son ciré. — Bonté divine, Hugh! Le troupeau est dans la rivière! Alors commença le véritable cauchemar... De retour à la maison, Joanna et Philip McNeal assujettirent rapidement des volets aux fenêtres. Peony, paralysée par la terreur, demeurait pétrifiée. Sarah, sans rien dire, serrait Adam entre ses bras. La maison de bois semblait trembler sur ses bases, sous les rafales qui descendaient par la cheminée et éparpillaient à travers la cuisine les cendres et les étincelles. Le tapis placé devant l'âtre prit feu. Joanna se précipita pour le piétiner. — Peony, dit-elle, va chercher les bouilloires qui sont rangées dans l'office. Il nous faudra des quantités d'eau chaude pour faire du thé. — Votre mari va-t-il réussir à sauver les moutons? demanda Philip. — Je n'en sais rien. Joanna se rappelait avoir entendu raconter des histoires où des hommes s'étaient noyés en essayant de tirer des moutons de la rivière. Elle regarda autour d'elle les visages pâlis par la terreur. Sarah gardait Adam contre elle. Philip se tenait tout près d'eux. Pour l'instant, tout va bien, pensa la jeune femme. Mais le coup de tonnerre suivant lui rappela que Hugh était là-bas, au milieu des éléments déchaînés, pour s'efforcer de sauver ses moutons. Sarah s'approcha d'elle, jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule pour s'assurer que les autres n'entendraient pas. — Il y a de la mauvaise magie, ce soir. Yowie se promène sur la terre. — Ce n'est qu'un orage d'hiver, Sarah. Mais la jeune fille secoua la tête, et Joanna vit les pupilles largement dilatées dans les iris d'un brun rougeâtre. — Le Serpent Arc-en-ciel, reprit Sarah. Très en colère. Joanna posa sur elle un regard surpris. — Pourquoi dis-tu ça, Sarah? — De mauvaises choses arrivent ce soir. Des hommes sont blessés. Quelqu'un meurt. — Mais pourquoi penses-tu au Serpent Arc-en-ciel? — Le Serpent Arc-en-ciel a créé toutes les rivières, et, maintenant, la rivière est en colère. Après l'avoir dévisagée un instant, Joanna tendit la main vers le placard aménagé sous l'évier. — Alors, nous ferions bien de nous tenir prêts. — Puis-je faire quelque chose pour vous aider? demanda McNeal. — Oui. Voudriez-vous, je vous prie, aller au dortoir et en rapporter quelques couvertures? Rapportez aussi les grandes bouilloires de la cuisine. La jeune femme avait une idée assez précise de ce qui pouvait se passer dans cette tempête. Elle avait lu assez d'ouvrages sur la vie dans l'Intérieur pour savoir jusqu'à quelles limites la résistance de Hugh et de ses hommes allait être éprouvée. McNeal revint, s'appuya de tout son poids à la porte pour la forcer à se refermer contre le vent. — Je vous apporte tout ce que vous aviez demandé, madame Westbrook. On frappa soudain avec force à la porte. Le battant s'ouvrit brutalement, laissant entrer la pluie et le vent, en même temps qu'un ouvrier nommé Banjo. Il maintenait pressé sur son bras gauche un chiffon trempé de sang. Joanna et Philip l'aidèrent à entrer, pendant que Sarah emmenait Adam dans la pièce voisine. Banjo accepta avec reconnaissance un verre de whisky. — Bon dieu, m'ame! dit-il. C'est terrible, là-bas... au bord de la rivière! Y a des tas de gars qui sont blessés, sans personne pour les soigner. Joanna, après lui avoir nettoyé et pansé le bras, rassembla une trousse de premiers soins, des pansements, du whisky et se dirigea vers la porte, où un ciré était accroché à un clou. — Monsieur McNeal, dit-elle en l'enfilant, voudriez-vous rester avec Sarah et Adam? — Vous n'allez pas sortir par ce temps, madame Westbrook ? Pensez donc à l'enfant et à tout le reste. — Il ne m'arrivera rien, monsieur McNeal. Je vais me faire accompagner par Matthew. Il la regarda ouvrir la porte, ce qui permit un instant au vent et à la pluie de s'engouffrer dans la cuisine. Il voulut la rappeler, mais Joanna descendait déjà les marches de la véranda et disparaissait dans la nuit. A l'écurie, Matthew, les yeux exorbités par la peur, attelait le cheval au chariot. Pendant qu'il s'efforçait de calmer l'animal inquiet, la jeune femme jeta dans le véhicule une lanterne, une boîte d'allumettes et son attirail médical. Elle recouvrit le tout d'une bâche. Puis elle se hissa sur le siège, et Matthew vint s'asseoir à côté d'elle. Joanna connaissait le chemin. Hugh lui avait fait visiter les huit mille cinq cents hectares, lui avait montré les pistes, les barrières, les puits et les chalets où campaient les hommes qui assuraient l'entretien des clôtures et ceux qui rassemblaient les troupeaux. Mais elle était loin, en ce moment, de parcourir, tout à loisir, des prairies ensoleillées. Elle se jetait maintenant à corps perdu dans une nuit de tempête, en espérant que la chance, aidée d’un sixième sens, l’amènerait là où elle voulait aller. Matthew et elle, cramponnés aux rênes, roulaient à travers l’orage. La pluie tombait avec une telle violence que Joanna fut vite trempée. Le cheval se cabra quand la foudre tomba non loin d’eux. Par deux fois, la jeune femme crut que le chariot allait verser. Ils dépassèrent un troupeau de moutons et de brebis, plus d’un millier en toutserrés les uns contre les autres, apeurés, ils étaient menés par des hommes à cheval et par d’agiles chiens de berger. Au passage du chariot, un éclair fulgurant illumina la scène, et Joanna reconnut l’un des cavaliers. Il lui jeta un regard affolé, lui cria quelque chose. Matthew et elle parvinrent enfin à la crête de terrain qui séparait le paddock sud-ouest de celui où paissaient les brebis grosses. Joanna poussa le cheval à gravir la pente boueuse. Lorsqu’elle eut atteint le sommet de la crête, elle découvrit un spectacle terrifiant. Une plaine unie s’étendait devant elle, obscurcie par la nuit et la pluie. Juste en face, se dressaient les montagnes, puissantes et redoutables. La fréquence des éclairs créait l’illusion que les sommets étaient en marche, roulaient vers elle à la manière d’une gigantesque mer de pierre. A sa gauche, Joanna vit la rivière. Normalement paisible, elle semblait à présent se précipiter du haut des montagnes en un raz de marée qui balayait tout sur sa route. Les gommiers des berges, pris dans le vent, fouettaient l’air de leurs branches, et les moutons, par centaines, culbutaient dans le flot déchaîné. Joanna, comme paralysée, ne pouvait détourner son regard. Les bêtes couraient de tous côtés, en dépit des efforts des hommes et des chiens pour maîtriser leur affolement. Elles se pressaient en foule, par milliers, à la manière d’une marée blanche. Elles couraient en droite ligne, faisaient brusquement demi-tour, avec un parfait ensemble, comme un banc de poissons. Les hommes, du haut de leurs chevaux, criaient, sifflaient, et les moutons se rassemblaient. Mais un éclair jaillissait, la foudre frappait le sol ou bien un arbre, et une partie du troupeau se séparait du reste. Le spectacle épouvantait et hypnotisait tout à la fois. Et vers la rivière... Les hommes étaient parvenus à détourner la majeure partie du troupeau affolé en formant une sorte de coin avec leurs chevaux. Les moutons effrayés s’étaient écartés du bord. Mais beaucoup avaient alors déjà atteint les berges boueusesils glissaient, patinaient, plongeaient la tête la première dans le courant violent. Des nommes mettaient toute leur énergie à abattre des arbres, dans l’espoir de créer un barrage qui empêcherait la rivière d’emporter les bêtes. « Hue! » cria Joanna. Elle enleva le cheval qui partit au galop. Le chariot, à une allure vertigineuse, descendit la pente. Il rebondissait follement, menaçait à tout moment de verser, et Matthew s’accrochait à son siège. Quand le véhicule s’arrêta enfin, et que tous deux en descendirent, leurs pieds s’enfoncèrent dans la boue jusqu’aux chevilles. Les rafales de pluie les cinglaient, les aveuglaient presque. Mais ils en voyaient assez pour être terrifiés. Des brebis, prisonnières de la vase, se débattaient en bêlant, perdaient prématurément leurs agneaux qui restaient, comme de petits cadavres, immobiles sur le sol boueux. Sur leurs chevaux qui se cabraient en hennissant, des hommes, armés de cordes, essayaient d’en sauver quelques-uns. Un chien, la tête plongée dans une mare, ne bougeait plus. Les hommes, qui étaient entrés dans la rivière jusqu’à la taille, travaillaient furieusement avec des haches, des cordes, abattaient des arbres, cherchaient à prendre au lasso les brebis qui tombaient à l’eau. Où était Hugh ? Pendant que Matthew courait vers la berge pour aider à tenir les cordes, Joanna releva sa jupe et ses jupons trempés, et entreprit d’avancer péniblement dans la boue. Elle vit Larry, reconnut un autre homme, Tom Watkins. Nu-tête, les cheveux plaqués sur le crâne, vêtus de longs cirés, debout sur le tronc d’un eucalyptus, ils jetaient leurs lassos vers les bêtes qui se noyaient. Les grondements de tonnerre étaient presque incessants, les nuages lourds roulaient, se bousculaient au-dessus des têtes. La pluie redoublait. Joanna distingua enfin Hugh. Il se tenait sur la berge et ramenait une brebis qu’il avait immobilisée avec des cordes. L’animal se débattait, sa tête disparaissait sous l’eau, émergeait de nouveau, et des hommes entraient dans la rivière pour tenter de la saisir de leurs mains nues. L’un d’eux glissa, tomba, la corde céda, et la brebis se mit à tourbillonner désespérément dans le courant. Elle heurta un rocher, se retourna comme un tronc d’arbre, les pattes hors de l’eau, agitées de soubresauts. Elle disparut. Tant bien que mal, Joanna dégringola jusqu’au bord. — Hugh! cria-t-elle. Il se retourna, les paupières plissées pour tenter de la distinguer à travers l’averse. — Joanna! Que fais-tu ici ? — Je veux vous aider! — Rentre à la maison! — Holà, Hugh! hurla Larry, du haut de son pont improvisé avec le tronc d’eucalyptus. J’en ai une autre! Trois hommes s’engagèrent dans la rivière, se saisirent des cordes de Larry. Ils attirèrent la bête inerte, la traînèrent sur la berge. Joanna, saisie, suivait leurs efforts. La brebis était morte. Son petit, qui avait commencé de naître, et dont seule la tête était visible, était mort, lui aussi. Un cri se fit entendre soudain. Hugh et Joanna levèrent la tête pour voir Larry disparaître dans la rivière. — Oh, mon Dieu! s’écria Tommy Watkins, un apprenti qui avait tout juste quinze ans. Et il se jeta à l’eau. — Freddo! cria Hugh, à l’adresse d’un autre homme. Attache-moi cette corde autour de la taille. Allons! Fais vite! Éperdue d’horreur, Joanna regarda Hugh plonger et disparaître à son tour. — Hugh! hurla-t-elle. Non! Elle courut vers les deux hommes qui, cramponnés à l’autre bout de la corde, se rejetaient en arrière pour résister de toutes leurs forces à l’emprise du courant. Mais ils glissaient le long de la berge, et perdaient pied. La jeune femme se plaça derrière Freddo, saisit la corde, tira. Ses pieds dérapèrent, elle se retrouva à plat dos dans la boue. Péniblement, elle se releva, maudissant sa jupe et ses jupons détrempés. D’une main, elle repoussa ses cheveux en arrière, chassant de ses yeux la pluie et la boue. Elle ressaisit la corde, enfonça plus fermement ses pieds dans la vase et se rejeta en arrière de tout son poids. De temps à autre, à travers la tempête, ils entrevoyaient Hugh qui s’efforçait de nager contre le courant puissant. A plusieurs reprises, il disparut dans l’eau écumante, pour repa raître presque aussitôt, toujours nageant. Il cherchait à atteindre Larry et Tommy. Joanna, sans lâcher la corde, sanglotait. Freddo perdit l’équilibre, bascula en arrière sur elle. Ils se retrouvèrent dans la boue. Le seul homme qui tenait encore la corde faillit la lâcher, mais deux autres se précipitèrent pour la reprendre. La jeune femme tenait bon mais elle sentait la corde tressauter horriblement entre ses mains. Elle imaginait Hugh à l’autre bout, dans cette rivière féroce. Subitement, elle la détestait, cette rivière... la même qui, à six kilomètres de là, bifurquait jusqu’au billabong qu’elle avait naguère trouvé si beau, si paisible. Elle se mit à haïr aussi Merinda, Victoria, l’Australie tout entière. Si Hugh venait à mourir cette nuit-là, se jura-t-elle, elle ne pardonnerait jamais à ce pays de l’avoir tué... Mais les hommes les plus proches du bord reculaient soudain. Joanna fut repoussée en arrière par Freddo. Ils tiraient Hugh hors de l’eau. Il retenait quelqu’un d’autreun homme qu’on traîna sur la vase de la berge, aussi flasque, aussi inerte que l’avait été la brebis. La jeune femme reconnut Larry. Elle lâcha la corde, courut vers Hugh. Il se relevait en chancelant. — Je n’ai rien, parvint-il à lui dire. Occupe-toi de Larry. Le petit est toujours là-dedans. Il plongea de nouveau, et, à travers la pluie, Joanna le vit nager parmi les débris et les carcasses de moutons qui tournoyaient dans le courant. Elle laissa aux hommes le soin de tenir la corde et accorda toute son attention à Larry la Ficelle. Il était gravement blessé. Il portait au front une profonde entaille, et sa jambe, constata-t-elle avec horreur, était briséel’os avait même transpercé l’étoffe de son pantalon. L’hémorragie rivalisait avec la furie de la rivière. Joanna lui ôta sa ceinture, l’enroula autour de la jambe blessée, en guise de garrot. Elle appela ensuite Eddie le Métis pour qu’il l’aidât à transporter Larry jusqu’au chariot. — Il me faut une planche! cria-t-elle dans le vent, lorsqu’ils allongèrent l’homme inconscient dans le véhicule. Je dois réduire la fracture. Eddie ramassa une grosse pierre, en frappa furieusement le côté du chariot, jusqu’à en détacher l’une des planches. Il grimpa alors près de Larry la Ficelle et suivit d’un regard apeuré les gestes de Joanna qui, sous la pluie battante, essayait de nettoyer la blessure et d’arrêter l’hémorragie. Elle gardait conscience, derrière elle, de la rivière, puissante et redoutable, dans sa course tumultueuse, qui entraînait des arbres, des débris de toutes sortes, des cadavres d’animaux et deux hommes... le jeune Tommy Watkins, quinze ans, et Hugh. Le vent menaçait de renverser le chariot. — Aidez-moi! cria la jeune femme. Eddie glissa la planche sous la jambe de Larry. — Prenez sa cheville, ordonna Joanna. Tirez dessus, fort et régulièrement. Pas de secousses! Lentement! Eddie, les yeux fixés sur l’os qui perçait la chair déchirée, obéit. Joanna, prudemment, guidait l’une vers l’autre les extrémités des os brisés. Dans un crissement à vous serrer le coeur, l’os glissa sous la peau. Vivement, la jeune femme attacha le pied de Larry au bout de la planche. — Allez, maintenant, Eddie! cria-t-elle. Allez aider les autres. Elle avait envie de regarder derrière elle, de voir ce qui se passait à la rivière. Mais elle n’osait pas. Elle priait de toutes ses forces, tout en continuant de prodiguer ses soins à Larry. Elle lui tâta le pouls, sur le cou, lui souleva les paupières. Il était d’une pâleur mortelle. Elle revint à la blessure de la jambe, la nettoya de nouveau, avant de la recoudre avec du fil de soie acheté chez le pharmacien de Cameron Town. Elle appliqua ensuite du permanganate de potassium, enveloppa la jambe d’un bandage qui fut vite trempé. De l’une des couvertures, elle fit un oreiller qu’elle plaça sous la tête du blessé. Elle regarda vers la rivière, ne vit pas Hugh. Elle prit une autre couverture, en forma une espèce de tente, afin de protéger Larry de la pluie. Une fois encore, elle lui prit le pouls. Elle se retourna vers la rivière. Aucun signe de Hugh. Elle revint à Larry la Ficelle. Il avait les yeux grands ouverts, fixes, vitreux. Elle lui toucha le pouls. Il était mort. 4 L’aube se leva sur une scène de dévastation. Sur des kilomètres, dans toutes les directions, le paysage était bouleversé. Les eucalyptus de Murray River — de vieux arbres massifs qui s’étaient dressés dans ces pâturages avant l’arrivée de l’homme blanc — gisaient sur le solleurs racines arrachées à la terre pointaient vers le ciel. Des hangars, des citernes s’éparpillaient de tous côtés, comme des jouets d’enfant. De vastes mares recouvraient l’herbe grasse et reflétaient, comme pour se moquer, un ciel bleu, un chaud soleil. Aussi loin qu’allait le regard, des carcasses de moutons jonchaient le sol. Debout près du chariot, Joanna, désespérée, épuisée, frissonnait sous le manteau qu’on lui avait prêté. Elle n’avait pas dormi... Personne n’avait dormi. Philip McNeal était là. Il avançait d’un pas pesant dans la boue, pour aider à traîner les carcasses jusqu’à une tranchée qu’on venait de creuser. D’immenses rapaces décrivaient des cercles au-dessus de cette scène de désastre et projetaient sur la terre des ombres menaçantes, tandis que les hommes s’acquittaient en silence de leur triste tâche. Chacun parut soudain revenir à la vie quand apparut un cavalier. Il venait d’amont. A mesure qu’il approchait, on distingua un corps jeté en travers de la selle. Comme les autres, Joanna se précipita. Déjà, on avait étendu le corps sur le sol. Quand elle voulut chercher un signe de vie, l’un des ouvriers la prit par les épaules. — Ça sert à rien, m’ame, dit-il doucement. Il est mort. Le regard de la jeune femme se fixa sur ce qui restait du jeune visage de Tommy Watkins. Il avait eu la tête fracassée contre les rochers. — Avez-vous vu Hugh ? demanda-t-elle au cavalier. Mais elle connaissait la réponse avant même de l’avoir vu secouer la tête. La corde qui retenait Hugh s’était défaite, et il avait été emporté par le flot. Huit autres cavaliers poursuivaient les recherches en aval. Philip s’approcha de Joanna, lui posa une main sur l’épaule. — Pourquoi ne pas retourner à la ferme ? demanda-t-il. Vous avez besoin de manger quelque chose. Et couchez-vous. Elle secoua la tête. Hugh était toujours là-bas, quelque part. Brusquement, ils entendirent crier — Holà! Regardez par ici! Joanna fit volte-face, distingua une silhouette qui arrivait en boitillant, le long de la berge, et qui venait d’amont. — Hugh! s’écria-t-elle en s’élançant vers lui. Il était dans un état lamentableles vêtements en loques et couverts de boue, le visage hagard, tiré par la fatigue. Il avait vieilli de dix ans. Il prit sa femme dans ses bras, l’embrassa. — Joanna... Tu n’as rien? — Que s’est-il passé, mon amour ? demanda-t-elle. Les joues inondées de larmes, elle s’accrochait à lui. — Oh, Dieu, nous t’avons cru mort. — Mon dernier souvenir, c’est le moment où je suis sorti de l’eau. J’ai essayé de revenir par ici mais j’ai dû aller trop loin. Comment va Larry ? — Il est mort, Hugh. Et ils ont retrouvé Tommy Watkins... Après un instant de silence, Hugh dit — Larry. Les autres se pressaient autour d’eux, stupéfiés. Certains tendaient la main pour toucher Hugh, pour s’assurer qu’ils ne rêvaient pas. — Dieu merci, vous êtes sain et sauf, Hugh, dit l’un d’eux, parmi les plus âgés. Au son de sa voix, on le sentait au bord des larmes. — Je vais bien, Joe, répondit Hugh. Veille à ce qu’on s’occupe de tout le monde. A-t-on envoyé quelqu’un chercher Ping-Li et la popote roulante ? — Hugh, intervint Joanna, rentrons à la ferme. Tu as besoin de soins. — Attends... Il regardait autour de lui ce théâtre de destruction. Elle resserra son étreinte autour de lui, posa la tête sur son épaule. — Apparemment, dit-il, nous avons perdu la plupart des agneaux. — Tout ira bien, Hugh. Il nous reste Zeus et ses brebis. Ils ont survécu à la tempête. — Oui, fit-il d’un ton morne. Mais nous n’aurons cette année ni laine ni lanoline. Et j’ai prêté de l’argent à Jacko. Je suis désolé, Joanna. La maison devra attendre un peu. — Oui, je le sais. Elle se demandait quand l’argent de son héritage arriverait des Indes. — L’important, poursuivit-elle, c’est que tu sois sain et sauf. Je peux vivre partout où tu vivras. Nous n’avons pas besoin d’une grande maison. Pas tout de suite. Nous avons Adam et Sarah. Et nous avons aussi le bébé. Il l’étreignit, l’embrassa, presque désespérément. Il la tenait étroitement serrée contre lui, comme s’il avait faim de la vie que promettait son corps, au milieu de ce paysage de mort. Chapitre XVI 1 « Ma chère Joanna, écrivait Frank, je viens de recevoir une communication de mon ami du Bulletin, à Sydney. Il a passé en revue les archives du journal, et j’ai le regret de vous dire qu’il n’a trouvé aucune trace d’un navire portant le nom d’un animal mythique, au cours des années qui vous intéressent. Pour ma part, j’ai découvert une mention d’un navire appelé La Licorne. Malheureusement, mes recherches à ce sujet ont révélé qu’il s’agissait d’un transport de forçats, entre 1780 et 1810, et qu’il ne prenait pas de passagers payants. Néanmoins, je garde bon espoir et je n’abandonnerai pas l’enquête. » Passons à un autre sujet. J’aimerais que vous persuadiez votre entêté de mari d’accepter un prêt de ma part. Je ne peux m’empêcher de me sentir plus ou moins responsable du désastre qui vous a frappés. J’ai cédé ces deux mille cinq cents hectares à mon beau-frère et, tout en ne croyant pas que Colin soit la cause de ce qui est arrivé, je ne peux écarter totalement cette possibilité. Je vous en prie, Joanna, essayez de convaincre Hugh d’accepter ce prêt. » Frank se renversa dans son fauteuil. Il aurait aimé échapper à l’impression désagréable que lui laissaient les événements récents. La coïncidence était par trop extraordinaireà peine Colin avait-il obtenu la possession des deux mille cinq cents hectares que le désastre s’abattait sur Merinda. Certaines rumeurs couraient dans tout le districton murmurait que MacGregor en voulait à Westbrook de la mort de sa femme et qu’il cherchait à se venger. Était-ce possible ? Par malheur, il n’avait aucun moyen de questionner Colin à ce sujet. Pauline et lui étaient partis en voyage de noces tout de suite après la réception de mariageils se trouvaient à présent sur un bateau qui les emmenait en Écosse, vers la demeure ancestrale de Colin, sur l’île de Skye. Frank se remémorait le mariage. Pauline avait eu l’air heureuse, même si la cérémonie et la réception avaient été en définitive assez modestes, comparées à celles qu’elle avait prévues pour son mariage avec Westbrook. C’était la seconde union de Colin, et seuls quelques amis intimes avaient été présents. Frank voyait néanmoins une certaine ironie dans le fait que Pauline fût maintenant la belle-mère de Judd, cet enfant de neuf ansn’avait-elle pas prétendu naguère avoir rompu ses fiançailles avec Hugh parce qu’elle ne voulait pas hériter de l’enfant d’une autre femme ? Mais Frank ne faisait aucun effort pour percer ce mystère. Il avait renoncé, pensait-il, à comprendre les femmes. Toutes les fois qu’il croyait connaître l’une d’elles, elle trompait son attente. Ivy Dearborn, par exempleelle avait tout d’abord refusé ses attentions, pour les accepter ensuite et, finalement, disparaître. Il était heureux de s’en être enfin remis. Il n’aimait pas se sentir lié à une femme. — Alors, quand allez-vous vous marier, Frank ? lui avait demandé Maude Reed, à la réception de mariage. Elle n’était pas la seule, il le savait, à s’intéresser à ses projets. Lismore avait perdu sa maîtresse, et toutes les mères du district convoitaient la demeure pour leurs filles. A peine le pasteur avait-il déclaré Pauline et Colin unis par le mariage que Frank était devenu la cible de toutes les attentions féminines, depuis la jeune Verity Campbell jusqu’à Constance McCleod, déjà mûre et dotée d’une âme de marieuse. — Vous n’envisagez tout de même pas de rester célibataire toute votre vie, Frank, lui avait dit Louisa Hamilton d’un ton taquin. La solitude n’est pas bonne pour un homme. C’était bien de Louisa, se disait Frank, d’être trop distinguée pour prononcer le mot « chasteté ». Mais c’était très clairement ce qu’elle avait impliqué. Frank ne menait pas une vie d’ascète. Aucun homme fortuné, vivant à Melbourne, n’avait à se refuser les satisfactions sexuelles qui pouvaient le tenter, chaque fois qu’il le désirait. Il avait dans toute la ville des amies qui se montraient plus qu’accommodantes... des femmes qui acceptaient son argent avec joie, sans rien exiger d’autre de lui et, certainement, sans la moindre idée de mariage. C’était très précisément ce qui lui convenait. Frank n’avait que trente-six ans. Il lui restait, estimait-il, tout le temps de jouir de la vie avant de se lier à une seule femme et de se préoccuper d’en avoir un héritier. — Frank ? dit une voix, du seuil de son bureau. Il leva la tête, reconnut Éric Grahamc’était le reporter du Times qui rôdait sur le port en quête de nouvelles, un grand jeune homme en chapeau melon. Il nourrissait le désir, Frank le savait, de se faire un nom dans le journalisme. Éric était l’un des reporters les plus précieux du journalc’était lui qui avait obtenu le récit de la capture de Dan Sullivan, le célèbre hors-la-loi, et qui l’avait fait paraître dans le Times, alors que les gens de L’Époque et de L’Argus dormaient encore sur leurs deux oreilles. — Entrez, Éric, dit-il. J’espère que vous avez quelque chose d’intéressant pour l’édition de demain. Frank avait pour principe de lire tous les articles avant de les livrer à la rédaction. — J’ai peur qu’il ne se passe rien de bien nouveau sur le port, aujourd’hui, Frank. Graham ôta son chapeau, révélant ainsi une chevelure soigneusement lissée, et parfumée. Il feuilleta un calepin. — Voyons un peu. Un clipper américain a jeté l’ancre. Il est plutôt impressionnant... — Les clippers n’impressionnent plus personne, aujourd’hui. — C’est bien possible. Voilà autre choseun épaulard a été signalé au large. — A quelle distance de la côte ? — Je n’ai pas réussi à le savoir. — L’a-t-on repéré du rivage ? — Non. Frank secoua la tête. — Voyons encore, dit Graham, en continuant à feuilleter ses notes. UOrion doit arriver demain. Ce sera le cinquième navire qui fera escale à Melbourne après avoir passé le canal de Suez. — Le premier représentait une nouvelle intéressante, Éric. Le cinquième ne vaut plus rien. Un garçon d’étage pénétra dans son bureau, lui tendit une liasse d’épreuves. Pendant que Graham poursuivait son rapport, Frank triait les feuillets. — Ah, voilà autre chose. Plutôt amusant. Un groupe de clients assistaient au départ d’une serveuse de bar. Elle regagne l’Angleterre, et, apparemment, ils ont fait une quête... Mais Frank n’écoutait plus le journaliste. Le premier article de la liasse portait sur l’homme que la police ramenait de Cooper’s Creek, le survivant de la malheureuse expédition de 1871. Apparemment, il s’était suicidé avant l’arrivée à Melbourne. — Sacré nom d’un chien! murmura Frank. Il avait projeté de sortir une édition spéciale sur ce sujetle récit, fait par le survivant lui-même, de l’expédition, depuis l’instant où elle avait quitté Melbourne, en passant par le massacre, jusqu’au moment où la police avait retrouvé l’homme vivant chez les Aborigènes. Maintenant, cela ne vaudrait plus qu’un entrefilet. Éric arrivait à la fin de son rapport. Il était ulcéré de découvrir qu’il n’aurait pas d’article signé dans l’édition du lendemain. Personnellement, il aimait bien l’histoire de ces clients de bar venus assister à l’embarquement de leur serveuse favorite. Ce n’était peut-être pas une nouvelle sensationnelle, mais l’information comportait un angle intéressantla femme était en quelque sorte une artiste. Là-bas, devant le navire, elle avait fait des croquis et les avait distribués en guise de souvenirs. Éric s’était arrangé pour en avoir unil lui avait demandé si elle pouvait faire le portrait du Premier ministre. La caricature, tout en étant très drôle, présentait une ressemblance remarquable avec le modèle. — Alors, Frank ? dit Graham. Frank pensait au survivant de l’expédition de 1871. L’histoire, en fin de compte, n’était peut-être pas perdue. On pouvait la publier comme un récit de seconde mainon amènerait l’un des policiers à prétendre qu’avant de se suicider le pauvre homme avait tout raconté. De fait, se disait Frank, cette version serait probablement meilleure que la vraie, puisqu’il faudrait y ajouter une certaine dose d’imagination. — Frank ? intervint Éric. Pouvez-vous utiliser quelque chose, dans tout ça ? — J’ai besoin d’informations politiques, pour l’édition de demain, Éric. Les lecteurs commencent à croire que tous les membres du Parlement sont morts. — Navréil ne se passe rien de politique dans mon secteur. — Très bien. Rédigez-moi l’histoire de l’épaulard. Mais, surtout, dites qu’il s’approchait dangereusement d’un bateau de pêche, ou quelque chose de ce genre. Et faites-en une baleine grise. — Mais les grises ne fréquentent pas les mers australes. — Je m’en moque. Elles sont plus grosses. Après le départ de Graham, Frank parcourut le reste des épreuves, retrancha quelques lignes, ajouta quelques commentaires. Il s’occupa ensuite d’une petite pile de courrier personnellettres de lecteurs, circulaires internes, invitations à diverses manifestations. Il tomba sur une note adressée par le service de documentation« Avons examiné les cartes gouvernementales les plus récentes et les relevés de terrain en Queensland, Nouvelle-Galles du Sud, Victoria, Australie-Méridionale, Australie-Occidentale. Regrettons de n’avoir trouvé aucun lieu nommé Bowman’s Creek ou Durrebar. » Frank fronça les sourcils. Miss Tallhill, lui avait dit Hugh, était sûre de son analyse des fragments plus ou moins lisibles de l’acte de vente, mais elle avait évidemment commis une erreur, et Frank se trouvait maintenant devant l’obligation désagréable de le dire à Joanna. Il avait espéré, lorsque Joanna se rendrait à Karra Karra, pouvoir envoyer un reporter qui décrirait le voyage pour les lecteurs du Times. Il consulta sa montre de gousset, vit que l’heure du déjeuner approchait. Il avait envie d’une bière brune et d’un pâté en croûte, en compagnie de ses collègues journalistes, à l’Auberge du Carrosse à Quatre Chevaux. Il allait prendre son manteau quand la silhouette d’Éric Graham se dessina de nouveau sur le seuil. — Je viens d’avoir une idée, Frank, annonça-t-il avec enthousiasme. Je sais que nous ne passons pas d’illustrations dans le Times, mais vous disiez qu’il vous fallait un élément politique. Que diriez-vous de ça ? Il offrait le croquis découvert sur le port. Frank l’examina. — Bon Dieu, dit-il, c’est le Premier ministre tout craché! C’est merveilleux! Franchement, même sans connaître ce type, on pourrait tout dire de lui rien qu’en regardant ce portrait. Où avez-vous péché ça ? — Je vous l’ai dit. Il y avait une espèce de réunion amicale sur le quailes clients d’un pub, venus souhaiter bon voyage à une serveuse. J’ai un peu traîné autour, pensant que ça pourrait faire une bonne histoire d’intérêt humainune serveuse de bar qui fait le portrait de ses clients. Frank le regardait fixement. — Ça se passait où ? — Au port. Elle retournait en Angleterre... — Bon sang, mon vieux, pourquoi ne m’avoir rien dit ? Frank attrapa son manteau, se précipita vers la porte. — Par quel bateau partait-elle ? — Le Princess Julianay je crois. Mais il a déjà dû prendre la mer, je pense... 2 Le car à peine arrêté, Frank sauta à terre. Après avoir tendu un billet de banque au cocher, qui jura qu’il n’avait pas la monnaie sur une aussi grosse coupure, il disparut dans la foule. Se frayant un passage à travers la foule dense, il parcourut tour à tour tous les quais, en déchiffrant les noms des bateaux à l’ancre. Finalement, il arrêta un fonctionnaire des Douanes. — Où est le Prince ss Juliana ? — Le Prince ss Juliana ? Il vient de prendre la mer, monsieur. L’homme tendait le bras vers le large. Frank distingua des voiles blanches qui s’éloignaient vers l’horizon. — En ce cas, je vais louer un bateau pour le rejoindre, déclara-t-il. Il partit en direction d’une petite jetée sur laquelle une pancarte à demi effacée annonçait qu’on louait des bateaux. Le fonctionnaire l’attrapa par le bras. — Il n’en reste plus. Quelqu’un a annoncé qu’on avait vu une baleine au large, et tout le monde est parti là-bas. Frank jura tout bas, mesura du regard le chaos qui régnait sur le port. Deux grands navires venaient de jeter l’ancre. Comme d’habitude, la fanfare jouait le God Save the Queen, la foule accueillait les passagers qui débarquaient, les opportunistes cherchaient des poches à vider, des victimes à dépouiller... Et, dans un coin isolé, à l’écart de toute cette cohue, une femme aux cheveux roux, correctement vêtue, était assise sur une grosse malle. Son regard se perdait vers le large, et les plumes de son chapeau frémissaient au vent. Frank se dirigea vers elle. Elle leva les yeux. — Bonjour, Ivy, dit-il. Elle sourit, secoua la tête. — Je dois avoir perdu l’esprit, constata-t-elle. Après avoir tout prévu avec le plus grand soin, après avoir économisé pour payer mon voyage, après avoir laissé mes amis organiser pour moi une réunion d’adieu, j’ai été incapable de gravir cette passerelle. — Pourquoi ? — Un reporter de votre journal m’a demandé un croquis. Je savais que vous le verriez. Frank se laissa tomber sur la malle, à côté d’elle. — Bonté divine, dit-il. Je vous croyais morte de la typhoïde. Pourquoi êtes-vous partie ? Où êtes-vous allée ? — Pendant l’épidémie, j’ai appris que votre soeur avait enrôlé les femmes du district afin de collecter des vivres et des objets de première nécessité pour les familles éprouvées. Je suis allée chez vous, à Lismore, pour offrir mon aide. Mais on n’a pas voulu de moi. Elles manquaient cruellement de volontaires mais elles ne m’ont pas jugée assez bien pour les aider. Et c’est alors que j’ai vu la réalité de notre situation. Les services religieux et les pique-niques dominicaux ne pourraient jamais dissimuler ma condition réelleje ne suis qu’une serveuse de bar. — J’ai fait passer des annonces dans le Times pour m’enquérir de vous. — Oui, je sais. Je les ai vues. — Alors, pourquoi ne vous êtes-vous pas manifestée? Pourquoi êtes-vous restée cachée, sans me revoir ? — A cause de la totale confusion de mes sentiments pour vous! Et parce que je dois être prudente! — A propos de quoi ? Elle se tourna vers lui, le regarda. Il était assis tout près d’elle. Elle voyait chaque détail de son visage, les doux yeux bruns, l’ombre de barbe qui commençait à envahir ses joues. Elle s’aperçut que, pour la première fois, ils se voyaient en plein air, en plein jour. Il était là de nouveau, non pas seulement dans ses pensées mais en personne, ils se trouvaient ensemble au grand soleil, assez proches l’un de l’autre pour se toucher. Ivy profita de cet instant pour explorer une fois de plus ses sentiments. Et elle s’aperçut qu’ils n’étaient pas confus le moins du monde. — Frank, dit-elle, quand une femme seule lutte pour garder sa respectabilité, elle doit s’abstenir de toutes relations intimes avec un homme. Un célibataire, comme vous, peut se permettre d’entretenir de telles relations. Une femme, non. Et vous pouvez le demander à n’importe quije suis respectable. — Je n’ai jamais pensé le contraire. Frank n’en croyait pas ses yeux. Elle était là, en chair et en os, si près de lui qu’il discernait de minuscules points noirs dans les yeux verts, les éclats de lumière sur ses boucles d’oreilles, les mèches de cheveux légères que soulevait le vent marin. Quand elle souriait, de petites rides se creusaient aux coins de ses yeux. Finnegan, se rappela Frank, lui avait dit un jour qu’Ivy approchait de la quarantaine. — Dites-moi, reprit-il doucement, pourquoi n’êtes-vous pas montée à bord du Juliana ? Où aviez-vous l’intention d’aller ? — Je n’en sais trop rien. Je voulais m’en aller... c’est tout. — Pour vous éloigner de moi ? — Peut-être. — Mais vous êtes restée. — Oui. — Revenez avec moi. Donnez-moi ma chance. — Vous ne savez rien de moi, dit-elle. Ma mère... — Mon père, l’interrompit-il, était le dixième fils d’un pauvre ouvrier d’usine de Manchester. Je me moque éperdument du milieu social de qui que ce soit, Ivy. Je sais seulement que, lorsque je pense à vous, lorsque je vous regarde, je me sens bien. Je vous en prie, faites-moi une place dans votre vie. Je vous en supplie, Ivy. Il lui tendait la main. — Et puis, de toute façon, vous me devez toujours un pique-nique, ajouta-t-il. Chapitre XVII l Sarah savait où se trouvait, dans la pension, la chambre de Philip McNeal. Par ce frais matin de septembre, elle attendait sans se faire voir, près de la porte de derrière. En écoutant les servantes préparer le petit déjeuner dans la cuisine, elle leva la tête vers la fenêtre de Philip et sentit monter son inquiétude. Elle priait le ciel de ne pas être arrivée trop tard. Finalement, les servantes se dispersèrent avec leurs plateaux de thé et de toast, et Sarah se faufila dans la maison. Elle se glissa dans un couloir, après s’être assurée que personne ne la voyait. Parvenue au pied de l’escalier, elle gravit silencieusement les marches en courant sur ses pieds nus. Lorsqu’elle atteignit la chambre de Philip, elle en trouva la porte ouverte. Elle jeta un coup d’oeil à l’intérieur, vit une garde-robe vide, une table couverte de plans et d’instruments de dessinateur, un lit aux draps froissés. Debout devant une commode, Philip en vidait les tiroirs, pliait des vêtements les rangeait dans une valise. Il leva les yeux, haussa les sourcils. — Sarah! Voilà une agréable surprise, dit-il en s’avançant vers elle. Il regarda dans le couloir. — Vous êtes venue seule ? Elle ne répondit pas. Il reprit — Comment êtes-vous venue ? A pied, toute seule, depuis Merinda ? — Oui. — Pourquoi ? Après un instant de silence, elle dit — Pour vous faire mes adieux. — Vous avez couvert une telle distance, sans chaussures, simplement pour me dire au revoir ? Sarah baissa les yeux sur ses pieds nus et poussiéreux. Philip revint à la commode. — Savez-vous, Sarah, depuis que je vous connais... Ça fait combien de temps ? Six mois ? En tout ce temps, je n’ai pas souvent entendu votre voix. Sans doute vous a-t-on dit que je partais. Monsieur Westbrook n’a plus les moyens, actuellement, de faire construire sa maison, et j’ai reçu une lettre de mon frère, en Amérique, m’annonçant que notre mère n’allait pas très bien. J’ai donc décidé que le moment serait bien choisi pour retourner chez moi. Il releva les yeux sur la jeune fille. — Vous allez me manquer, Sarah. Et moi, vous manquerai-je? Il détaillait le corps élancé, la peau sombre de la sauvageonne qui l’avait suivi partout, ces six derniers mois. Elle avait ramené ses cheveux en arrière, les avait noués d’un ruban, remarqua-t-il. Il ne l’avait encore jamais vue coiffée ainsi. Il se rappelait que, chaque matin, lorsqu’il arrivait à la rivière avec son équipe d’ouvriers, elle était là. Elle restait dans le voisinage, presque invisible sous les gommiers, pour le regarder travailler. Elle demeurait là jusqu’au coucher du soleil, le moment où il rangeait tout son attirail pour partir. — Je suis désolée, dit-elle. Il la regarda sans comprendre. — Votre mère n’est pas en bonne santé. — C’est très gentil à vous de me dire ça. Il plia une chemise, la plaça dans une valise. — Et vos parents, Sarah? Vous ne m’avez jamais parlé d’eux. Elle s’attardait dans l’encadrement de la porte, hésitante, comme si elle avait peur de franchir le seuil. — Avez-vous connu vos parents ? insista-t-il. — Mon père était un Blanc, dit Sarah, doucement. Il avait une ferme. On dit qu’il voulait une femme et qu’il a enlevé ma mère dans son campement. Il l’a gardée avec lui, dans sa ferme... jusqu’au jour où il en a eu assez. Alors, il l’a laissée partir. La voix de Sarah s’écoulait sans heurts dans l’air du matin. Philip restait immobile, la chemise à moitié pliée entre les mains. — Ma mère est retournée vers son peuple, continua Sarah. Mais le clan a dit qu’elle était taboue. Ils l’ont chassée du campement. Alors, elle est venue à la Mission pour les Aborigènes. C’est là que je suis née. — Qu’est-elle devenue ? — Elle est partie. Elle n’est jamais revenue. Un moment encore, Philip contempla la jeune fille. Finalement, il laissa tomber la chemise sur le lit. — Venez, dit-il. Je vous ramène à la maison. Ils descendirent vers l’écurie, où le cheval de McNeal était déjà prêt. D’un bond aisé, fluide, il se mit en selle sur la jument, se pencha pour tendre la main à Sarah. Elle hésitait. — Vous n’êtes jamais montée à cheval ? demanda-t-il. Elle secoua la tête. — Ne craignez rien, dit-il avec un sourire. Je veillerai à ce qu’il ne vous arrive rien. Posez votre pied sur le mien, dans l’étrier. Oui, comme ça. Il la hissa, l’installa derrière lui. — Maintenant, mettez les bras autour de moi. Elle se cramponna à lui, tandis qu’ils chevauchaient sous le soleil matinal, entre les vertes prairies où paissaient les moutons. Les yeux fermés, elle pressait son visage contre le dos de Philip. Elle sentait le vent soulever ses cheveux, le coeur de Philip battre sous ses mains. Bientôt, ils prirent le galop. Sarah, la tête rejetée en arrière, percevait la puissance du cheval entre ses jambes. Il lui venait l’envie de voler ainsi plus loin que Merinda, vers l’horizon et au-delà, sans un regard en arrière. Mais ils finirent par arriver à Merinda. Philip sauta à terre le premier, aida Sarah à descendre de cheval. Il ôta de son poignet le bracelet d’argent et de turquoises. — Je veux vous laisser ceci, dit-il en le tendant à la jeune fille. En souvenir de moi. Elle baissa les yeux sur le bijou, au creux de sa paume, avant de lever les deux mains vers sa nuque, pour dénouer la lanière de cuir qui retenait l’os de phoque. Mais McNeal protesta. — Non, je ne peux accepter ça. Laissez-moi vous prendre autre chose. Il détacha le ruban qui retenait les cheveux de Sarah. Elle leva vers lui son beau visage. — Quand reviendrez-vous, Philip McNeal ? Il la regarda d’un air surpris. Jamais encore il ne l’avait entendue prononcer son nom. — Dans six mois, peut-être. Un an tout au plus. Mais je reviendrai. Vous serez encore là ? Elle hocha la tête. — Peut-être pas, fit-il pour la taquiner. Quand je reviendrai, vous serez une grande jeune fille, les garçons se disputeront le droit de vous faire la cour, et vous n’aurez pas un moment à consacrer à un vieil homme comme moi. Il la prit dans ses bras, la serra contre lui. — Dieu soit avec vous, Sarah. Il lui posa un baiser sur le front. Elle le regarda sortir de la cour. Elle revivait le jour de leur première rencontre, près de la rivière, le jour où il avait accepté de construire la maison à l’écart des antiques ruines. Elle repassait en esprit les six derniers mois. Elle se rappelait ce que lui avait dit Philip d’un peuple qui vivait de l’autre côté de l’océan, un peuple divisé lui aussi en clans. Elle le revoyait rire avec ses ouvriers, lorsqu’ils creusaient des tranchées ou coulaient le ciment, s’asseoir sur l’herbe pour manger avec eux en leur racontant ses voyages en Amérique. Elle se souvenait de l’ardeur avec laquelle il poursuivait sa tâche d’architecteil étudiait des plans, s’entretenait avec Hugh Westbrook, examinait chaque pouce de terrain. Si un travail était défectueux, il le faisait recommencer par les ouvriers, sans jamais les critiquer, mais en les guidant plus étroitement. De temps à autre, son regard revenait vers Sarah, qui l’observait entre les arbres, et, parfois, il lui souriait. Finalement, tandis que, de la cour de Merinda, elle le regardait disparaître au détour du chemin, Sarah King, quinze ans, eut la claire vision de ce qu’elle devait faire. 2 Joanna éprouvait une étrange impression. Celle-ci ne l’avait pas quittée de toute la journée. A cause d’elle, Joanna ne parvenait pas à se concentrer sur son travail. Elle avait consacré tout l’après-midi au bord de la rivière à faire des boutures de gingembre, à couper des racines fraîches et à les replanter dans la terre humide. Le gingembre devait être planté au printemps, pour être récolté en automne, quand les feuilles mouraient. Les boutures devaient être particulièrement jeunes, de couleur vert pâle, et devaient avoir des yeux, comme les pommes de terre trois au moins pour chaque morceau, ce qui réclamait beaucoup d’attention et de soin. Joanna essayait donc de s’appliquer, mais c’était difficile. La confusion régnait dans ses pensées, dans ses émotionselle était à la fois très heureuse et pourtant troublée. Un nuage passa sur le soleil, et elle s’interrompit pour lever la tête. C’était une tiède journée de septembre, en début de printemps, et elle était enceinte de huit mois. L’air vibrait du bourdonnement des abeilles, des mouches et du chant des oiseaux. Mais l’inquiétude qui la suivait comme son ombre depuis quelques jours était encore avec elle, dans cette clairière paisible. Elle finit par abandonner sa pelle, pour s’asseoir. Elle avait conscience de l’un des éléments qui la troublaient le jour suivant marquerait le deuxième anniversaire de son arrivée en Australie. Ce jour-là, sur le pont de YEstella, elle s’était attendu à découvrir très rapidement Karra Karra. A présent, vingt-quatre mois plus tard, après bien des recherches — et bien des moments de bonheur —, elle se sentait aussi loin de Karra Karra que lors de son départ des Indes. Bowman’s Creek et Durrebar s’étaient révélés introuvables. La seule explication qu’avaient pu en donner Hugh et Frank, c’était qu’au cours des quarante-trois années écoulées depuis le séjour de ses grands-parents en Australie, ces noms de lieux avaient pu changer. Patrick Lathrop avait écrit qu’il n’était pas encore parvenu à déchiffrer les notes de John Makepeace. Une lettre était arrivée de Buchanan & Co., la compagnie maritime londonienneleurs navires, le Pégase et le Minotaure, avaient été construits en 1836six ans après le départ pour l’Australie des grands-parents de Joanna. Mais, la jeune femme le savait, ce n’était pas là la seule cause de son malaise. Il y avait autre chose, un motif plus profond, pensait-elle, qui avait un rapport avec le chant-poison. Elle sentit bouger l’enfant, en elle, se demanda s’il ressentait son agitation intérieure. Cette agitation, elle en situait l’origine au jour où elle avait découvert qu’elle était enceinte. Un chant-poison avait-il été lancé contre toute sa famille et conservait-il son pouvoir, après tant d’années ? Elle songea aux mystérieux papiers de son grand-père, sentit un frisson glacial la parcourir. Ces papiers représentaient-ils la malédiction, et celle-ci allait-elle se transmettre à son enfant ? Joanna s’adossa à un gros rocher, tira un certain soulagement de la chaleur qu’il dégageait. De son panier de jardinage, elle extirpa le journal de sa mère. Le seul contact de la reliure lui apportait réconfort et consolation. Elle tourna quelques feuillets, lut« 23 février 1848. Je recueille des racines de dandelions. Mon cher Petronius me dit que ce nom vient du français ” dent de lion ”, à cause des feuilles aux bords déchiquetés. Les Français, eux, appellent cette plante ” pissenlit ”. » Le 14 mai 1850, Lady Emily avait écrit« Le vieux Jaswaran est un véritable puits de science, dans le domaine des remèdes. Aujourd’hui, il m’a montré comment on obtient des gouttes pour les yeux à partir de la racine de réglisse. C’est un excellent traitement pour l’irritation oculaire. » Joanna tomba enfin sur une note datée du 30 janvier 1871 — trois mois avant la mort de Lady Emily« Je prie le ciel pour que le poison ne se reporte pas sur Joanna. » Le vent prit soudain plus de force, apporta avec lui, venant des plaines, le bêlement lointain des moutons. Joanna pensa à son mari. Hugh se trouvait dans le paddock spécialement aménagé pour ses brebis grosses. Certes, la tempête avait détruit une bonne partie du troupeau de Merinda, mais il restait encore près de trois cents brebis que Zeus, le nouveau bélier, avait couvertes. Elles étaient tout près de l’agnelage, et Hugh veillait sur elles avec un soin constant. De nombreux dangers guettaient les agneaux à leur naissance depuis les aigles et les faucons qui fondaient sur eux et les emportaient jusqu’aux corbeaux qui venaient leur arracher les yeux. Joanna savait combien ces agneaux étaient importants pour Hugh. Ils allaient représenter le premier pas vers l’accomplissement de son rêve, le rétablissement de Merinda. Mais, se disait la jeune femme, en contemplant les verts pâturages, qu’arriverait-il si la progéniture de Zeus se révélait inférieure ? Au cours des mois passés, des éleveurs étaient passés pour voir le bélier et s’interroger sur les chances de succès de Hugh. — Je crois que vous commettez une erreur, Hugh, avait dit Ian Hamilton, appuyé à la clôture, un cure-dents entre les lèvres. Vous n’obtiendrez jamais une très belle laine avec les descendants de cette bête-là. Et tout le monde exige maintenant une laine de très belle qualité. John Red avait secoué la tête. — Il y a des gars, en Nouvelle-Zélande, qui ont tenté la même expérience. Ils ont croisé des béliers Lincoln avec de grandes brebis mérinos. Les résultats ont été désastreux. A votre place, Westbrook, je renoncerais. Vous perdez votre argent. Frank Downs fut le seul à encourager Hugh. Il possédait en Nouvelle-Galles du Sud vingt-cinq mille hectares qui, jusqu’à présent, n’avaient jamais pu nourrir de moutons. Il avait promis à Hugh de lui acheter les premiers béliers engendrés par Zeus, s’ils tenaient les promesses espérées par Hugh. On allait maintenant connaître d’un jour à l’autre les résultats de l’expérience. Joanna priait le ciel pour que son mari réussît. Elle regardait les piliers de ciment enfoncés par Philip McNeal. Il y en avait seulement quatre — la moitié du nombre nécessaire pour soutenir la maison. Elle pensait à l’offre de Frank de leur faire un prêt et au refus catégorique de Hugh d’accepter de l’argent de quiconque. Joanna avait même proposé de vendre l’opale, mais il n’avait rien voulu entendre. Et puis, malheureusement, l’héritage de Joanna se trouvait pris dans un imbroglio juridique : un parent du père de Joanna, avait écrit M. Drexler dans sa dernière lettre, s’était manifesté d’une manière inattendue pour revendiquer une partie de l’argent. L’homme de loi avait bien affirmé à la jeune femme qu’en fin de compte l’affaire se dénouerait à son profit, mais l’arrivée de l’argent allait être retardée. Les pertes causées par la tempête avaient été énormes. Hugh était endetté jusqu’au cou. Joanna se demandait si Colin MacGregor était véritablement responsable de cette catastrophe, comme on le murmurait de différents côtés. Elle ne parvenait pas à imaginer pourquoi MacGregor se serait conduit ainsi. Quelle raison pouvait-il avoir pour marquer un tell mépris à l’endroit de Hugh ? Pourtant, Polly Gramercy, la sage-femme, avait fait allusion à une vengeance... mais pour quel motif ? La jeune femme, en tout cas, acceptait la décision de son mari de continuer à vivre dans la maison de bois. Elle aurait aimé voir la nouvelle demeure achevée mais, en même temps, elle comprenait la fierté qui poussait Hugh à rester à la ferme jusqu’au jour où il posséderait l’argent nécessaire pour reprendre la construction de la maison neuve. La petite maison du début avait été agrandie, on l’avait dotée de tout le confort possible. En temps voulu, Joanna le savait, ils auraient leur vaste et belle demeure, au bord de la rivière. Le parfum enivrant des fleurs de gingembre lui montait à la tête. D’où venait, se demandait-elle, ce malaise qui semblait la suivre partout ? Elle n’en avait rien dit à son mariil était si heureux, à l’idée de l’arrivée prochaine de l’enfant, qu’elle ne voulait pas ternir sa joie. Il y avait aussi l’importance nouvelle que prenait pour lui sa poésie. Frank Downs, de sa propre initiative, avait publié la dernière ballade écrite par Hugh sous le véritable nom de l’auteur. Quand chacun, dans le district occidental, avait découvert que « Le Vieux Toucheur de Moutons », dont le Times publiait parfois des poèmes, était ce Hugh Westbrook qu’ils connaissaient tous, il était devenu le grand centre d’intérêt. Joanna comprenait fort bien que tout le monde appréciât la poésie de Hugh, surtout sa dernière et, de l’avis de tous ses amis, sa meilleure ballade, « Le Rêve »... Là-bas, parmi les noirs rochers de la contrée sauvage, Où luisent les fantômes des hommes à la peau sombre... Tout y était, disaient les gens, l’Australie entière était présente, dans les tondeurs et les éleveurs de Hugh, dans ses meneurs de troupeaux et ses hors-la-loi, dans les émeus et les faucons, dans le Serpent Arc-en-ciel « dont le corps est rayé de jaune et de rouge », et qui se déplace « lové contre le corps de son épouse », qui est « toute bleue de la tête à la queue ». On reconnaissait que Hugh Westbrook était conscient de l’évolution du tempsun jour, ce serait dans ses vers, et seulement là, que l’on trouverait tout ce qui restait de l’ancienne Australie... Le soleil de l’après-midi se faisait plus chaud, l’air devenait pesant, alanguissant. Joanna se sentait somnolente. Elle leva les yeux, vit un cacatoès jaune se poser l’espace d’un instant sur une branche haute. Le regard de la jeune femme se porta sur les hautes tiges du gingembre, leurs feuilles lancéolées et leurs fleurs roses qui frémissaient sous l’eau de la cascade. Le vent vint agiter les pages du journal. Joanna lut l’écriture délicate et ornée de sa mère« L’enfant est né à l’aube. Nous allons l’appeler Joanna. Je ne suis plus une petite fille. Je suis une femme. » Le journal glissa entre les doigts de Joanna. Elle pensa vaguementPeut-être ce qui me trouble est-il tout simplement la marque d’un changement. Chaque jeune femme éprouve-t-elle le même malaise lorsqu’elle a son premier enfant ? Est-ce là le passage de la prime jeunesse à l’âge de femme accomplie ? Elle avait cru devenir femme la première fois qu’elle avait fait l’amour avec Hugh. Sinon, peut-être, l’année suivante, lorsqu’elle célébrerait son vingt et unième anniversaire. Mais la véritable affirmation de sa féminité, elle le comprenait maintenant, c’était de créer un enfant. Elle ferma les paupières, tenta d’écarter l’inquiétude qui continuait à l’obséder. Elle posa les mains sur son ventre, sentit le sommeil agité de l’enfant. Elle désirait être heureuse, elle désirait connaître uniquement la joie pure, l’enivrement qui naissent d’un événement aussi mémorable. Mais peut-être aussi un tell changement s’accompagnait-il toujours d’une sorte de crainte. Peut-être, pensa-t-elle en glissant dans le sommeil, le fait d’abandonner son ancienne identité pour en adopter une nouvelle provoquait-il chez toute jeune femme une surexcitation mêlée de peur. Elle aurait aimé avoir sa mère auprès d’elle, pour la guider au long de ce miracle, pour le partager avec elle. Elle voulut se remémorer ce que Sarah lui avait dit un jour, à propos des initiations aborigènes, à propos des mères et des filles, et des Chemins de Cantilène... mais elle s’endormit avant de l’avoir retrouvé. 3 Sarah longeait la rivière. Elle marchait avec précaution, pour ne pas troubler les Rêves qu’elle rencontrait sur son passage. Devant chaque site qu’elle reconnaissait — le Rêve Colombe Diamant, le Rêve Cacatoès Doré —, elle chantait à voix basse afin de marquer son respect. Elle portait un petit baluchon qui contenait l’argile, l’ocre et les plumes de cacatoès qu’elle rassemblait depuis un certain temps en vue du rite qu’elle projetait de célébrer à la naissance du bébé de Joannail assurerait à l’enfant la santé et la bonne magie, il l’attacherait à la terre sur laquelle il naîtrait. Mais, ce jour-là, Sarah allait utiliser ces objets dans un autre butle baluchon contenait aussi de la graisse d’émeu volée à la cuisine, un serre-tête en cheveux qu’elle s’était confectionné, et une paire de chaussures que Joanna lui avait achetée longtemps avant, et qu’elle n’avait jamais portée. Elle marchait face au soleil. Sa démarche était souple, assurée, ses yeux regardaient toujours droit devant elle. Elle devait avoir la certitude qu’elle se trouvait assez loin des maisons, des troupeaux, des hommes. Elle devait se rendre dans un endroit secret. Tout en marchant, elle chantait le chant de l’Ancêtre femelle Phoque à Fourrure — le chant de sa mère et de ses aïeules. Elle arriva bientôt en un lieu, au bord de la rivière, protégé par un écran d’arbres et de rochers. Elle écouta le vent, n’entendit aucun écho de voix. Elle tourna lentement sur elle-même, ne vit ni fermes, ni clôtures, ni cavaliers. Les Blancs, Sarah le savait, avaient peur de la magie aborigène. M. Simms, naguère, l’avait tenue enfermée trois jours durant, sans nourriture et sans eau, pour s’être livrée à ce qu’il appelait une « pratique païenne ». Elle avait seulement essayé de faire venir la pluie parce que les récoltes de la Mission séchaient sur pied. Lentement, elle se dévêtit, plia soigneusement ses vêtements. Elle ouvrit le baluchon, en tira tour à tour chaque objet, en murmurant le chant particulier de chacun avant de le poser sur la bergel’ocre, la graisse, les plumes, le serre-tête, les chaussures. Elle s’avança ensuite dans la rivière, se lava tout entière dans l’eau froide. Elle rassembla des pierres, des herbes, fit un petit feu sur la riveen éventant les flammes, elle chantait pour inviter l’esprit de la Grand-mère à donner son pouvoir au feu. Elle entreprit alors de fabriquer de la peinture avec l’argile et l’ocre. Quand la peinture fut prête, Sarah s’enduisit tout le corps de graisse d’émeu. Elle en imprégna sa peau au point de briller, dans le soleil couchant, d’un éclat brun-rouge. Elle en oignit ses cheveux, elle en mêla aux cendres du feu, sans cesser de chanter les chants de la Grand-Mères. Finalement, elle se mit à peindre son corps nu. Elle en souligna d’abord les contours en rouge et noir. En même temps, elle faisait appel au Rêve Canneberge, grâce auquel le noir avait été fait, et au Rêve Argile de Rivière, qui avait donné le rougeelle apportait ainsi leur pouvoir aux dessins qu’elle créait. Elle prit la peinture blanche, l’appliqua à l’aide d’une petite brancheelle traça des bandes qui allaient de ses épaules à ses poignets, des cercles sur ses seins, des points sur son ventre. Ses cuisses reçurent des étoiles et des soleils, les vagues majestueuses des océans, les symboles qui représentaient une plage rocheuse, bien loin vers le sud, la demeure d’origine du Phoque à Fourrure. Tout cela sans interrompre le chant de sa mère Voici le lieu où l’Ancêtre Baleine a aidé Phoque à Fourrure et Va guidé dans les courants dangereux Voici le lieu où l’Ancêtre Goéland a guidé Phoque à Fourrure vers les lits d’algues riches en nourriture Voici le lieu où l’Ancêtre Dauphin a montré à Phoque à Fourrure le chemin de la grève au sable tiède... Sarah chantait mais elle savait que son répertoire était limité son initiation secrète, à la Mission, avait été interrompue avant que son éducation eût été achevée. Mais elle était convaincue de connaître suffisamment le rite pour attirer en elle le pouvoir du Phoque à Fourrure. Quand ce fut fini, elle noua le serre-tête, disposa dans ses cheveux les plumes de cacatoès blanches et or. Elle s’assit alors, face au soleil. Elle respirait l’odeur du feu, de l’herbe à kangourou brûlée, des cendres enrichies de graisse, des plumes carbonisées... une fumée magique qui contenait les esprits des puissants Rêves Kangourou, Émeu et Cacatoès. Sarah se balançait en chantant. Elle fermait les yeux, sentait les rayons du soleil lui transpercer la chair. Des couleurs, des formes se mouvaient sous ses paupières. Elle bondit soudain sur ses pieds, se mit à danser la représentation du long voyage du phoque, depuis les mers antarctiques jusqu’à d’autres mers moins froides. Elle dansait autour du feu, traçait sur le sol des symboles sacrés. Elle dansait le chant complexe des mères de sa mère, lui célébrait le pouvoir du Phoque à Fourrure. Elle sentait que des changements s’opéraient dans son corps. Elle sentait le puissant océan se soulever autour d’elle, elle goûtait ses eaux salées, elle voyait la verte et miroitante lumière du soleil rayonner au travers des forêts d’algues. Elle remuait les bras et elle nageait. Elle étirait tout son corps et elle plongeait. Elle se dressait sur la pointe des pieds et elle montait jusqu’à une plage noyée de soleil. Elle se courbait très bas sur sa droite pour jouer avec son compagnon. Elle se courbait très bas sur sa gauche et elle allaitait son petit. Elle sentait le pouvoir se mouvoir dans son corps, la force et la magie courir dans ses veines. Elle chantait et dansait le Rêve de son clan et, par le chant et la danse, elle poursuivait le Chemin de Cantilène, comme ses mères l’avaient fait avant elle, chacune en son temps. Elle n’aurait pas dû être contrainte de célébrer seule ce rite la loi du Peuple exigeait que sa mère fût présente, pour la guider au long du rituel sacré, pour lui transmettre le Chemin de Cantilène. Mais Sarah n’avait pas de mère, elle était seule. 4 Joanna rêvait. Elle regardait l’entrée d’une caverne. Elle était toute petite, et quelqu’un la tenait dans ses bras. Des femmes sortaient de la caverne, et Joanna était heureuse de les voir. Elle distingua alors une femme blanche, qui s’avançait avec les autres, qui chantait avec elles et qui était très belle. Cette femme, se disait Joanna, doit être ma mère. Pourtant, elle ne la reconnaissait pas. Elle pensa alorsJe fais le rêve de ma mère. Elle demanda à la femme qui la tenait dans ses bras — Je peux aller dans la caverne, Reena ? — Non, lui répondit-on. Seulement les filles qui sont devenues des femmes peuvent entrer dans la caverne, avec leurs mères. — Et les papas, ils peuvent y entrer ? — Non, tabou pour les papas. Très mauvaise magie. Joanna vit alors un homme sortir de la caverne, à la suite des femmes. Il se faufilait parmi les rochers. Elle s’écria — Il est là! Voilà papa! Elle tendait les bras vers lui. Mais le rêve commença de se transformer. Le ciel s’assombrit, le paysage prit des formes menaçantes. Les assistants entrèrent en fureur, ils se lancèrent à la poursuite de l’homme qui était sorti de la montagne. Soudain, des chiens apparurent. Joanna courait vers son père, ou vers l’homme qu’elle prenait pour son père sans toutefois le reconnaître. Elle comprit tout à coup pourquoiC’est mon grand-père. Les chiens se rapprochaient. Elle vit les bras de l’homme se tendre vers elle. Elle voulait aller vers lui mais elle vit qu’il se transformait par degrés. Il grandissait. Il s’abattit sur le sol. Son corps parut couler sur le sable rouge. Il se tordait parmi les ombres, et Joanna finit par s’apercevoir qu’il s’était changé en un énorme serpent aux couleurs de l’arc-en-ciel. Elle voulut hurler, mais elle n’avait plus de voix. Elle voulut courir, mais ses pieds lui refusaient tout service. Le serpent s’avançait lentement vers elle. Subitement, Lady Emily se trouva là, lui barra le passage. Paralysée par la peur, Joanna voyait le serpent gigantesque se rapprocher de plus en plus. Il fixait sur elle un oeil d’or fendu en oblique, menaçant. Les chiens se précipitaient maintenant vers Lady Emily. Au moment où ils s’apprêtaient à bondir, le serpent ouvrit toute grande la gueule et avala d’un coup Lady Emily. Joanna la vit disparaître à l’intérieur du serpent. Elle poussa un hurlement. Mais, déjà, le reptile était sur elle. Il s’enroula autour de sa taille, entreprit de l’écraser. Elle ressentit soudain une intolérable souffrance... Joanna s’éveilla dans un sursaut. Elle demeura immobile. La nuit était tombée. La rivière était sombre. Allongée dans l’obscurité du bois, encore en proie à la terreur de ce rêve, Joanna avait tout juste conscience des douleurs fulgurantes qui lui traversaient l’abdomen. Comme il était extraordinaire, pensait-elle seulement, de refaire le rêve de sa mère. Elle cherchait à le comprendre, à en déchiffrer la signification. Elle se rappela la peur des chiens qui avait, sa vie durant, obsédé Lady Emily. Le rêve, se demanda-t-elle, avait-il été en quelque sorte le souvenir d’un incident réel dont elle aurait été témoin ? Les parents de Lady Emily avaient-ils été victimes d’un chant-poison qui aurait eu un rapport avec des chiens ? S’agissait-il d’une forme de malédiction lancée peut-être contre les Makepeace et leur future descendance ? Une malédiction où figuraient des chiens ? Brusquement, un autre souvenir lui revint. Deux ans plus tôt, sur la route du campement d’Emu Creek, il y avait eu ces Aborigènes, la vieille femme lui avait dit la bonne aventure à Joanna, et lui avait parlé de l’ombre d’un chien qui la suivait. Joanna avait cru que la vieille parlait du passé, mais Hugh avait été d’avis qu’elle faisait allusion à l’avenir. Alors, la malédiction avait-elle un rapport quelconque avec des chiens, imaginaires ou réels ? Mais pourquoi ? demandait silencieusement la jeune femme à l’obscurité de la rivière. Qu’avaient donc fait ses grands-parents pour attirer sur eux et sur leurs descendants ce terrible châtiment ? Dans son journal, Lady Emily avait décrit un rêve dans lequel elle voyait son père émerger de la caverne. Cet incident s’était-il vraiment produit ? Un autre jour, elle avait écrit« Quelque chose est enfoui, et je dois le ramener à la lumière. Je me sens poussée à retourner à Karra Karra pour revendiquer mon héritage. » De quel héritage s’agissait-il ? Que voulait dire tout cela ? Joanna promena son regard sur les ombres qui l’entouraient. Dans les bois, le pouvoir des Aborigènes, malgré leur absence, était encore là, presque palpable. Elle comprenait à présent la nature du malaise qui l’avait poursuivie durant sa grossesse Tout au fond d’elle-même, quelque chose redoutait que l’héritage de peur, de mère à fille — le chant-poison, réel ou non — ne dût se transmettre à son enfant encore à naître... Elle voulut se mettre debout. Une douleur brûlante la saisit à la taille. Le Serpent Arc-en-Ciel l'étouffait. Non, pensa-t-elle, terrifiée, en retombant sur le sol. C’était l’enfant, qui arrivait trop tôt. 5 Sarah se baignait dans la rivière. Elle effaçait ainsi les symboles sacrés et la graisse d’émeu, elle livrait leur pouvoir à la rivière, elle les regardait s’en aller sur l’eau jusqu’à un endroit secret. De retour sur la berge, elle fit disparaître les signes qu’elle avait tracés dans la poussière, elle éteignit le feu, restitua par ses chants le Rêve à la terre. C’était fait, elle s’était transformée. La cérémonie avait représenté l’initiation de Sarah. Elle l’avait accomplie seule. Sa mère ne l’avait pas guidée à travers les mystères, ne lui avait pas enseigné les secrets. Il n’y avait pas eu de grand-mère pour lui transmettre la sagesse ancestrale, ni soeurs ni cousines pour célébrer son passage d’un état à l’autre, pas de clan pour l’accueillir dans une affectueuse étreinte. Sarah, seule, avait donc mené à bien son initiation et elle savait qu’il devait désormais en être ainsi. Elle savait aussi que ce serait le dernier rite de son peuple qu’elle célébrerait. Elle pensa à Philip McNeal, au bonheur qu’elle avait éprouvé à chevaucher en croupe derrière lui, ses bras autour de lui, tout contre le battement rassurant de son coeur. Soigneusement, elle détacha la lanière de cuir nouée autour de son cou, glissa dans la poche de sa robe l’os qui venait du Rêve du Phoque à Fourrure. Après quoi, pour la première fois, elle glissa les chaussures à ses pieds. Pour finir, elle mit à son poignet le bracelet de Philip McNeal. Et elle tourna le dos au soleil qui se couchait. 6 La douleur revint brutalement. Une ceinture de feu encercla la taille de Joanna. Ses jambes cédèrent sous son poids, elle s’affaissa sur le sol. Il se passait quelque chose d’inquiétant. Appuyée au rocher, elle s’efforça de respirer régulièrement. Elle ferma les yeux, essaya de s’examiner intérieurement. Elle savait ce qu’était un accouchementelle avait souvent secondé sa mère dans ses activités de sage-femme. Normalement, l’enfant devait se retourner, avant la naissance, mais elle sentait la tête encore trop haute. Et les douleurs étaient trop fréquentes. Elle écouta la nuit, mais elle n’entendait que le chant de l’eau vive, le frémissement du vent dans les arbres. Elle songea au Serpent Arc-en-ciel, que tout Aborigène révérait et redoutait en même temps. Sa propre mère, Lady Emily, l’avait elle-même redouté et, maintenant, après la révélation du rêve qu’elle venait de faire, Joanna en avait peur, elle aussi. Elle sentait les esprits des rochers et des branches reprendre vie autour d’elle, comme si sa présence dans les bois les tirait d’un long sommeil. Elle entendait de nouveau Sarah lui dire qu’un terrible châtiment attendait celui qui profanait un site sacré. Il était tabou de poser le pied sur une pierre habitée par un esprit, tabou de frôler une branche habitée par l’âme d’un mort. Dans les temps anciens, lui avait expliqué Sarah, le Peuple connaissait les endroits où l’on pouvait marcher sans risque, et quels rochers, quels arbres il fallait traiter avec respect. Mais Joanna ne connaissait pas ces lieux, personne ne lui en avait rien appris. Péniblement, elle se releva, s’immobilisa sous l’assaut d’une nouvelle douleur brûlante. Elle tenta de faire un pas en avant, mais marcher augmentait la souffrance. L’enfant arrivait mais il se présentait mal. Son corps, Joanna le savait, n’était pas encore prêt, et le bébé venait les pieds en avant. Elle entendit alors un son qui la glaça d’effroile hurlement affamé d’un dingo. Le cauchemar lui revint à l’esprit, elle comprit qu’elle avait subitement peur des chiens. Elle devait s’éloigner de la rivière, des chiens sauvages. Elle avança donc lentement, d’un arbre à l’autre. Quand la souffrance se faisait trop violente, elle s’arrêtait. La sueur ruisselait sur son visage. Des douleurs fulgurantes lui parcouraient les jambes. Les bois étaient envahis par la nuit, il était difficile de s’y reconnaître, avec un mince croissant de lune dans le ciel. Joanna regarda autour d’elle. Sarah lui avait conté des histoires d’esprits qui sortaient la nuit de leurs cachettes, elle s’en souvenait maintenant. Après le coucher du soleil, les âmes des morts et les fantômes parcouraient la terre, lui avait dit Sarah. Ils volaient les jeunes enfants, tuaient les vieillards. Le Peuple savait qu’il ne fallait pas sortir la nuitmieux valait rester près du feu, serrés les uns contre les autres, et veiller. La douleur immobilisa la jeune femme. Son souffle venait par saccades. Elle aurait souhaité avoir Sarah près d’elle. Il était réconfortant de savoir que la petite Aborigène connaissait les forces qui erraient la nuit, qu’elle savait comment traiter avec elles. Quelqu’un n’allait sûrement pas tarder à se manifester. Ils devaient tous se demander où elle était et ils étaient certainement partis à sa recherche. A moins que Sarah et Adam ne la croient avec Hugh, dans les enclos d’agnelage ? Personne dans ce cas n’allait s’apercevoir de sa disparition avant des heures... Une masse sombre et informe se dressa soudain sur le chemin de la jeune femme. C’était un mur bas, moussu, une partie des ruines aborigènes. Plusieurs siècles plus tôt, il avait été le gîte de quelqu’un. La jeune femme se souvint de la femelle kangourou accompagnée de son joey, de ce que lui avait dit Ezekialelle faisait partie de ce clan. Elle tirait un certain réconfort à l’idée que l’Ancêtre Femelle Kangourou se trouvait peut-être là, parmi ces pierres antiques. Elle rampa dans l’enceinte du mur en ruines, se laissa glisser sur le sol. Les mains posées sur son ventre, elle sentit l’enfant bouger. Une autre douleur, puis un froissement parmi les branches, une respiration haletante. Un dingo affamé ? C’était Sarah. — Je suis allée à la maison, dit la jeune fille d’un ton anxieux. Adam m’a appris que vous n’étiez pas rentrée. Je suis venue à votre recherche. — Le bébé arrive, Sarah. — Je vais chercher de l’aide. Joanna lui saisit le poignet. — Non. Le temps manque, Sarah... il va falloir que tu m’aides. Mon châle... étends-le sous moi. Sarah tourna la tête pour regarder entre les arbres. Elle ne voyait pas la ferme. C’était trop loin... Même si elle criait, personne ne l’entendrait. — Vite! dit Joanna. La jeune fille obéit. Soudain, Joanna poussa un cri aigu. Sarah lui releva sa jupe. Lorsqu’elle vit ce qui se présentait à elle, elle demeura pétrifiée. Deux pieds minuscules, livides, inertes, venaient d’émerger. De nouveau, Joanna cria. Sarah ouvrait de grands yeux. Après être sortis un bref instant, les pieds de l’enfant avaient disparu. — Attrape-le, dit Joanna. La prochaine fois... tâche de retenir le bébé. La jeune fille essayait de se rappeler les accouchements dont elle avait été témoin à la Mission et d’autres, dont elle avait entendu parler. Elle se pencha, retint doucement les pieds minuscules quand ils se présentèrent une nouvelle fois. Joanna cria encore. Sarah tira avec précaution, mais l’enfant ne bougea pas. Il y avait trop de sang, jugea la petite Aborigène. Son esprit s’emballait. Elle devrait courir jusqu’à la ferme, se disait-elle, ramener de l’aide. Mais qui pourrait venir ? Hugh était loin, dans les enclos d’agnelage. Il ne servirait à rien d’envoyer quelqu’un chercher Polly Gramercy, qui vivait à des kilomètres de là, à Cameron Town. Joanna poussa un autre cri. Sarah vit que le bébé ne faisait aucun progrès. Elle se rappela alors la Mission pour les Aborigènes, la façon dont les femmes, là-bas, accouchaient... selon les coutumes de leur peuple. Elle se redressa brusquement, se mit à chercher autour d’elle avec frénésie, dans l’obscurité. Elle trouva enfin un gros morceau de bois, se laissa tomber à genoux et commença de creuser le sol. — Sarah... souffla Joanna. Que... La jeune fille s’attaquait à la terre humide avec férocité, faisait voler alentour mottes et débris, arrachait les pierres, les rejetait à l’écart. Elle creusa ainsi à en avoir le corps trempé de sueur, elle continua avec ses mains jusqu’au moment où ses bras furent couverts jusqu’aux coudes d’une couche de boue. Elle se débarrassa alors de son châle, l’étala à l’intérieur du trou large et profond. Elle revint à Joanna, l’aida à se lever. — Par ici, dit-elle. Vite. Ensemble, elles allèrent en chancelant jusqu’à l’endroit où Sarah avait creusé. Soutenue par la jeune fille, Joanna s’accroupit au-dessus du trou. — Allez, dit Sarah. Joanna sentit les muscles de ses cuisses répondre avec force quand la contraction suivante prit une force accrue. Sarah attendait l’enfant. — Encore, dit-elle. Les doigts de Joanna s’enfoncèrent dans les épaules de la jeune fille pour une nouvelle contraction, plus puissante. Deux petites jambes apparurent. Sarah lâcha vivement Joanna, tendit les mains pour saisir les minuscules membres froids. — Encore, dit-elle. L’enfant est presque là! Il fallut encore plusieurs poussées. Finalement, le bébé sortit tout entier. Sarah le prit. C’était une petite fille, rouge et ridée, qui frissonnait mais ne criait pas. Joanna s’était affaissée sur le sol. Rapidement, Sarah arracha des poignées d’herbe à kangourou, en frictionna le petit corps. Elle aspira le mucus qui obstruait la bouche et le nez. L’enfant, enfin, poussa un cri. Elle le posa sur la poitrine de Joanna. La jeune femme contemplait le bébé qui reposait entre ses bras. C’était une fille. Elle songeait à Naomi Makepeace qui avait donné naissance à Emily quelque part dans la brousse australienne. Elle songeait à Lady Emily qui avait donné naissance à Joanna dans un lointain poste avancé des Indes. Et elle voyait le lien qui les unissait, pareil à un brillant fil d’argent qui allait de grand-mère à mère puis à petite-fille. Joanna contemplait son bel enfant et pensaitMa fille. Elle émit un faible rire. Sarah rit aussi. Elle s’allongea près de Joanna, l’entoura de son bras pour réchauffer l’enfant. — Éloigne d’elle le Serpent Arc-en-ciel, murmura la jeune femme. — Oui, répondit Sarah. Elle détenait le pouvoir, à présent, elle le savait, le pouvoir des Chemins de Cantilène des femmes. Elle chanterait pour chasser le poison de ces lieux, loin de cette femme et de son enfant. Troisième partie 1880 Chapitre XVIII 1 — Hé, m’ame Westbrook, dit l’enfant, du seuil de la chambre. Qu’est-ce qu’elle a, m’man ? Joanna assujettit le pansement. Ce qu’a ta mère, pensait-elle, c’est qu’elle a mal choisi son mari. — Elle a eu un petit accident, répondit-elle, avec un coup d’oeil vers Sarah qui se tenait au pied du lit. Personne, Fanny l’avait bien recommandé, ne devait savoir comment elle avait été blessée. — Elle sera vite remise, ajouta Joanna. C’était encore le tout début de la matinée. Quelques heures plus tôt, un peu avant l’aube, la maison avait été brutalement réveillée par des coups violents frappés à la porte et par la voix d’un jeune garçon qui hurlait, de toute la force de ses poumons« M’ame! Faut venir! Tout de suite! Ma m’man, elle va pas du tout! » De telles alertes, qui interrompaient souvent les repas ou le sommeil, n’étaient pas rares, à Merinda les femmes du district occidental avaient pris l’habitude de faire appel à Joanna Westbrook, chaque fois qu’elles avaient besoin de soins médicaux, au lieu de faire venir le docteur de Cameron Town. Mme Westbrook n’avait peut-être pas étudié la médecine, mais, tout le monde en était d’accord, depuis Maude Reed jusqu’à la plus misérable des femmes de petits métayers, elle avait la main plus légère et montrait plus de compréhension que la plupart des médecins. En l’occurrence, Joanna et Sarah s’étaient habillées rapide ment, avant de suivre en carriole, dans la lumière incertaine, l’enfant monté sur son cheval. La ferme des Drummond se trouvait à une vingtaine de kilomètresc’était, sur une terre ingrate, une cabine en écorce, une grange qui tombait en ruine et les restes d’un hangar de tonte. Mike Drummond se battait dur pour entretenir quinze hectares et huit enfants loqueteux. Joanna s’était déjà rendue là-bas, la dernière fois que Drummond, après s’être enivré, avait battu sa femme. Elle se lavait maintenant les mains, rabattait ses manches. — Fanny, pourquoi ne vous plaignez-vous pas à l’agent McManus ? demanda-t-elle. Elle parlait bas, pour ne pas inquiéter les enfants qui, assemblés sur le seuil, avec leurs pieds nus et leurs nez qui coulaient, observaient la scène d’un air hébété. — Ce n’est pas sa faute, articula Fanny, entre des lèvres fendues et enflées. Je l’avais mérité. Joanna secoua la tête. C’était toujours la réponse de Fanny elle l’avait mérité. Le sort faisait mal les choses, pensait Joannaavec tous ces pionniers qui avaient désespérément besoin d’une épouse, et ces jeunes filles nouvellement débarquées qui désiraient trouver rapidement un mari, les mariages tournaient rarement bien. Mais elle connaissait le véritable problèmeles jeunes gens arrivaient en Australie avec un projet irréaliste d’une fortune rapide. Lorsque les fermes déclinaient, ou que les filons des mines d’or s’épuisaient, ils reportaient leurs frustrations sur l’innocent témoin de l’effondrement de leurs rêvesl’épouse. Et les jeunes filles qui débarquaient d’Angleterre, naïves et ignorantes, sans les qualités nécessaires pour survivre à une existence au jour le jour, se livraient au premier homme qui leur faisait de belles promesses. Nombre d’entre elles, mariées avec un inconnu dès leur descente du bateau, étaient de telles oies blanches que la nuit de noces était pour elles un choc brutal qui équivalait quelquefois à un viol. Leur vie, par la suite, devenait un triste enchaînement d’enfants, de dettes, de pauvreté et de scènes d’ivresse. Joanna considérait le visage meurtri de Fanny. Mike, cette fois, s’était servi de ses poings, ce qu’il n’avait encore jamais fait auparavant. — Fanny, reprit-elle, vous n’êtes pas obligée de supporter ce genre de traitement. — Pour aller où ? Avec mes huit gosses ? Elle tenta un sourire. — Ça ira mieux, maintenant. Il a promis de ne plus boire. Joanna se leva du lit, referma sa trousse médicale. Elle n’utilisait plus le petit coffret dont sa mère s’était servi. Elle emportait désormais tant de choses, quand elle faisait ses visites aux environs, qu’elle rangeait tout dans un panier en écorce, confectionné par une des femmes de la Mission. — J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous payer, dit Fanny. Joanna regarda autour d’ellele matelas posé à même le sol pour les enfants, la table qui n’avait connu ni eau ni savon depuis des semaines, la demi miche de pain, la boîte de thé ouverte et presque vide. — Ça ne fait rien, répondit-elle. Vous me paierez quand vous le pourrez. Il n’y aurait jamais aucun paiement, elle le savait. Sarah et elle sortirent dans la vive lumière du petit matin, en se frayant un chemin entre les enfants qui les regardaient avec de grands yeux. Joanna vit la cour poussiéreuse, le chariot privé de roues, renversé sur le côté, la vache attachée à un piquet, dont les côtes saillaient tant qu’on pouvait se demander si elle était encore vivante. La jeune femme se retourna vers les enfants. Ils devaient faire partie, se disait-elle, de ceux que les missionnaires et les fonctionnaires du gouvernement avaient essayé de sauver en ordonnant qu’ils suivissent les classes de l’école la plus proche. Invariablement, ils ne s’y rendaient jamaisils n’avaient pas envie d’y aller, ils ne possédaient pas de chaussures, ou bien leur père prétendait avoir besoin d’eux pour l’aider à la ferme. En grandissant, ils deviendraient comme leurs parents, illettrés, sans la moindre éducation, et le cycle recommencerait. Joanna fouilla dans la poche profonde de sa jupe, en sortit une poignée de sucre candi et tendit la main. Les enfants se précipitèrent. Au moment où elle grimpait dans la carriole, derrière Sarah, Fanny Drummond apparut sur le seuil, l’air anxieux. Joanna revint vers elle. — Qu’y a-t-il ? — Je me demandais, m’ame... Les yeux de la jeune femme évitaient nerveusement ceux de Joanna. Elle baissa la voix. — Je me demandais si vous pourriez m’aider. C’est à propos des enfants. Me voilà avec huit, maintenant. J’ai bien demandé à Polly Gramercy, mais elle est catholique, elle n’a pas voulu... — Je comprend? dit doucement Joanna. La requête lui était familière. — Avez-vous une éponge de toilette, Fanny ? — Oui, je crois. — Coupez-en un morceau, de la taille d’un oeuf environ. Attachez autour de ce morceau une aiguillée de fil à coudre solide... à peu près de cette longueur. Assurez-vous que le fil est bien fixé. Gardez l’éponge dans du vinaigre. Quand vous pensez que votre mari va vouloir avoir des relations avec vous, vous introduisez d’abord l’éponge, le fil en bas, afin de pouvoir la retirer. Et prenez soin de l’ôter le plus tôt possible après vos relations. Fanny la regardait d’un air terrifié. — Mais il saura qu’elle est là! Il me tuerait, c’est sûr, si... — Il ne s’apercevra de rien, Fanny. Il suffira de ne pas le laisser vous voir la mettre ou l’enlever. Ce n’est pas une protection absolument sûre, mais ça vous aidera. Au moment où Joanna et Sarah quittaient la ferme des Drummond, la jeune Aborigène déclara — La prochaine fois, ce sera pire. Il y aura un bras cassé, ou une jambe. Et personne n’y peut rien. — Je vais parler à McManus. Il viendra faire un tour par ici et il fera sévèrement la morale à Mike Drummond. C’est parfois utile. Elles roulaient sous le soleil du matin, vêtues toutes deux de chemisiers de coton et de longues jupes brunes, coiffées de chapeaux à larges bords sur leurs cheveux haut relevés. Un passant, au premier regard, aurait pu les prendre pour deux soeurstrès droites dans la carriole, elles écartaient les mouches d’un même mouvement, parlaient de la même voix douce. Mais la ressemblance cessait, avec la peau sombre de Sarah, ses traits exotiques. Lorsque Joanna avait commencé de se faire accompagner par Sarah dans ses visites, pour amener un bébé au jour ou pour traiter une blessure, on avait trouvé cela étrange. Mais, avec le temps, à mesure qu’elle perfectionnait ses talents, Sarah s’était vu accepter par degrés, même dans les grandes maisons comme Barrow Downs ou Williams Grange, où les domestiques aborigènes étaient cantonnés à la cuisine. Les ouvriers des élevages avaient surmonté leur répugnance à se faire soigner par une femme ou par une Aborigène. A vingt et un ans, Sarah était considérée comme un membre de la famille Westbrook. Seuls, de temps à autre, les étrangers au district haussaient un sourcil désapprobateur. A quelques kilomètres de la ferme, Joanna immobilisa la carriole. Elle sortit son journal, écrivit« 12 mars 1880. Fanny Drummond de nouveau battue par son mari. Cette fois, j’ai dû recoudre. » Elle ne fit pas mention du reste. Répandre des informations sur les méthodes de contraception était illégal et punissable par la loi. Si jamais le journal tombait entre des mains hostiles, Joanna le savait, elle-même et Fanny connaîtraient de graves ennuis. Elle porta son regard sur les plaines. Le temps des pluies d’automne était proche. Pourtant, le ciel était aussi net qu’une assiette en porcelaine de chine toute neuve, d’un bleu profond, sans nuages. L’air était étrangement sec, même à cette heure matinale, comme si la région était aux prises avec une vague de chaleur estivale. A perte de vue, l’herbe était jaune. Joanna distinguait tout juste, au loin, un petit troupeau de moutons qui se déplaçait lentement. Elle ajouta, sur la page de son journal « La sécheresse qu’on nous a prédite ne tardera pas, je le crains, à nous frapper. Fanny Drummond aura alors d’autres soucis beaucoup plus sérieuxje vois en Mike l’un de ces hommes qui abandonnent leur famille quand viennent les temps difficiles. » Le journal appartenait en propre à JoannaHugh le lui avait offert le lendemain de la naissance de leur fille, Beth, il y avait de cela six ans et demi. Joanna y notait toutes sortes de choses les événements, ses observations, ses réflexions chaque fois qu’elle devait soigner quelqu’un. Il contenait l’histoire de la famille Westbrook, y compris la naissance de leur fils, Edward, en 1874, et sa mort, l’été suivant. On y trouvait aussi la mention de deux fausse-couche, de la naissance d’un autre fils, le dernier enfant de Joanna, qui, lui non plus, n’avait pas survécu et qui reposait à présent sous une pierre où l’on avait gravé « SIMON WESTBROOK, mort en 1878, à l’âge de trois mois. » L’histoire plus vaste du district occidental était, elle aussi, soigneusement relatée à l’intérieur de la reliure en maroquin. On lisait ainsi« 14 janvier 1874. La diphtérie a encore enlevé quatorze enfants à Cameron Town. J’ai demandé publiquement la création d’un réseau d’égouts souterrains et le détournement des eaux usées qui ruissellent couramment le long de la rue principale. » « 10 novembre 1876. Un feu de brousse a fait rage sur cinquante mille hectares. Gracemere et Strathfield ont lourdement souffert. » « 30 mai 1877. Assisté au mariage de Verity Campbell avec l’agent McManus. Ce fut une très belle cérémonie, avec plus de deux cents invités. » « 12 novembre 1878. La petite propriété de Jacko Jackson a finalement périclité. Il a cédé ses trois mille cinq cents hectares à Hugh, en paiement de sa dette. Jacko et sa famille sont venus s’installer à Merindail sera le régisseur de Hugh, et Mme Jackson sera notre cuisinière. » Le journal contenait aussi la chronique de sa recherche de Karra Karra et du passé de sa mère. Joanna notait méticuleusement les contacts qu’elle avait pris, à quelle date et avec quels résultats. Lorsqu’il se révéla décidément impossible de situer Bowman’s Creek et Durrebar, elle écrivit à Adèle Tallhill, à Melbourne, pour lui dire qu’elle se demandait si une erreur avait pu être commise. Mais une lettre l’informa que Miss Tallhill avait été transportée dans le Nord pour sa santé. Elle n’en eut plus jamais de nouvelles. Une note, datée du 25 juillet 1877, disait« J’ai reçu une autre lettre de Patrick Lathrop, à San Francisco. Il déplore que son mauvais état de santé l’empêche de consacrer à l’étude des papiers de mon grand-père autant de temps qu’il le voudrait mais il m’assure qu’il poursuivra ses efforts. » Tout de suite après, le journal signalait« Ma dernière lettre à Patrick Lathrop m’a été retournée avec la mentionDestinataire décédé. » Il y avait aussi des copies de lettres adressées par Joanna à des sociétés missionnaires, à des compagnies maritimes et, comme toujours, à Tante Millicent, en Angleterre, qui répondait toujours aux lettres de Joanna mais sans jamais parler ni de sa soeur, Naomi, ni de la mère de Joanna, qu’elle avait élevée, ni de Karra Karra et des événements qui avaient pu s’y dérouler. Finalement, le journal contenait des cartes que Joanna avait établies en se servant des informations contenues dans l’acte de vente, pour essayer de localiser Bowman’s Creek et Durrebar, par rapport l’un à l’autre. Elle avait montré ces cartes à Hugh et à Frank Downs, dans l’espoir qu’ils y reconnaîtraient des éléments familiers, mais tout ce qu’ils avaient été capables de déterminer, c’était que l’acte semblait concerner une propriété importante qui pourrait représenter une grande valeur, si jamais elle parvenait à la découvrir. La jeune femme avait repéré certains points, au long des quelque vingt mille kilomètres de côtes de l’Australie, et y avait ensuite appliqué les calques de ses cartes, dans l’espoir d’établir par hasard un quelconque rapport. Mais, en fin de compte, la clé essentielle, le lieu de débarquement de ses grands-parents manquait toujours. Elle relatait enfin dans son journal ses propres efforts pour déchiffrer les papiers de son grand-père mais n’avait obtenu que du charabia. Finalement, elle avait établi un classement systématique de tous les indices qu’elle avait pu glaner dans le journal de sa mère ou obtenir d’autres sources, mais la liste était pauvre et, jusqu’à présent, ne lui avait apporté aucun résultat. Elle rangea son journal dans le panier, s’aperçut que Sarah l’observait. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. — J’allais vous poser la même question. Vous vous frottiez le front. — Vraiment ? Je ne m’en rendais pas compte. — Vous souffrez de maux de tête, n’est-ce pas ? dit Sarah. Et, depuis quelque temps, vous ne dormez pas très bien. Je vous ai entendue vous promener sur la véranda au beau milieu de la nuit. Qu’y a-t-il, Joanna ? Qu’est-ce qui vous empêche de dormir ? La jeune femme leva les yeux vers le ciel. Au-dessus des montagnes de l’est, il était en train de virer du jaune d’or au bleu tendre. Elle songeait à la joie qu’elle connaissait depuis quelques annéessa vie avec Hughsa fille, Beth, qui avait maintenant six ans et demiAdam, qui, en grandissant, était devenu un garçon parfaitement normal. Au cours de ces années, Joanna n’avait pas oublié son héritagele chant-poison, la crainte que le malheur ne vînt la frapper à l’improviste. Mais, durant ce temps, les cauchemars s’étaient apaisés, et ses recherches pour localiser Karra Karra avaient perdu un peu de leur urgence. A présent, les rêves avaient reparu et, avec eux, les peurs anciennes. — Les cauchemars sont revenus, Sarah, avoua-t-elle. Tout comme avant. Les chiens sauvages, le Serpent Arc-en-ciel, la caverne au flanc de la montagne rouge. A mon réveil, je suis épouvantée mais, en même temps, j’éprouve un désir incoercible d’aller là où ils se déroulent, d’affronter... je ne sais trop quoi. C’est ce même désir qui s’était emparé de ma mère à la fin de sa vie. — Quand les cauchemars ont-ils recommencé? demanda Sarah. Joanna réfléchit un instant. — Juste avant la tonte, je crois. Oui, il y a six mois environ. — Pouvez-vous trouver une raison particulière à leur retour ? — Je n’en sais rien. J’ai dû noter la première fois où c’est arrivé... Elle reprit son journal, le feuilleta. — Oui, m’y voici. Oh, c’était le soir de la journée d’anniversaire de Beth... C’est étrange, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils. — Qu’y a-t-il d’étrange ? — Je crois me rappeler quelque chose... Elle se tourna vers sa jeune compagne. — Les cauchemars de ma mère ont débuté quand on a célébré mes six ans. De toute évidence, mon inconscient a dû obéir à cette suggestion. J’ai lu les récits des rêves de ma mère, et peut-être, maintenant, mon esprit les recrée-t-il. Elles gardèrent un moment le silence. Autour d’elles, la campagne s’éveillait. Un kookaburra passa au-dessus d’elles en riant à l’aurore. — Sarah, demanda Joanna, comment puis-je rêver d’événements qui ne me sont jamais arrivés ? Aurais-je hérité des souvenirs de ma mère ? Ou bien mes rêves viennent-ils de ce que ma mère m’a raconté, il y a longtemps ? — Que les rêves soient réels ou non, répondit la jeune fille, que le chant-poison existe ou non, c’est sans importance. Les effets sont les mêmes, me semble-t-il. Si votre esprit est convaincu qu’il va se passer quelque chose de mauvais, l’événement se passera. Joanna dévisageait sa jeune amie. — L’histoire doit donc se répéter ? Beth devra-t-elle endurer ce que j’ai connu avec ma mère ? Jamais je n’ai eu peur des chiens, dans le temps, mais, cette peur, je la ressens maintenant. Jamais je n’avais fait de cauchemars, mais, à présent, ils me poursuivent. A quoi dois-je m’attendre ensuite ? Et que puis-je faire pour tout arrêter ? Je ne veux pas que ma fiDe devienne une victime de cette folie. — De quoi parlent vos cauchemars, Joanna? Que vous disent-ils ? — Ils me disent que j’ai des raisons d’avoir peur. Je ne cesse de penser que l’opale en fait intégralement partie, qu’elle représente, en fait, la clé de tout le reste. Mais j’ignore de quelle façon. — Qu’allez-vous faire ? A Melbourne se tenait l’Exposition Internationale. Joanna avait eu l’intention d’y emmener Beth et Adam. Toutes les colonies australiennes y étaient représentées, aux côtés de la plupart des nations du monde. — Quand j’irai à Melbourne, j’emporterai l’opale, dit-elle. Il y aura bien, parmi tous ces gens, quelqu’un qui pourra me dire d’où elle vient. Guidée par Joanna, la carriole passa devant la ferme, descendit l’allée nouvellement aménagée qui descendait jusqu’à la rivière. La construction de la maison neuve, entreprise près de sept ans auparavant mais plusieurs fois interrompue pour différentes raisons, avait repris. La jeune femme, une fois de plus, fut surprise par les changements intervenus dans le paysage environnant. Elle se rappelait ce qu’elle y avait trouvé, lors de son arrivée, près de neuf années plus tôt. Il y avait alors moins de maisons et plus d’arbresles routes n’étaient guère que des chemins de terre. Maintenant le chemin de fer de Melbourne arrivait jusqu’à Cameron Town, et il avait amené une population nouvelle. La grand-route était pavée, bordée de lignes télégraphiques. Les puits, les moulins, les clôtures s’étaient multipliés. Merinda grandissait aussi. En dépit des menaces de sécheresse qui planaient, l’élevage des Westbrook rapportait plus d’argent que jamais, grâce à la direction vigilante de Hugh, à quelques bons placements et au prix sans cesse accru de la lanoline. Les premiers agneaux engendrés par Zeus avaient été magnifiques. Lorsqu’ils étaient devenus adultes, Hugh les avait croisés avec de fortes brebis saxonnes. Le produit avait révélé une solide ossature et une laine épaissetout le monde s’accordait à dire que la nouvelle race ferait merveille dans les régions les plus sèches. Ces moutons ne produisaient pas la laine d’une extrême finesse dont le district occidental était si fier, mais une laine solide qui servait à la confection de couvertures et de tapis. En un temps où la demande pour une laine très fine mais aussi très chère diminuait, le marché pour ces toisons plus résistantes augmentait. Frank Downs fut le premier à mettre à l’épreuve la nouvelle souche de Merinda dans ses vingt-cinq mille hectares de Nouvelle-Galles du Sud, et tout le monde attendit le résultat. En voyant que les bêtes s’accommodaient de ces plaines arides, d’autres éleveurs, disposés à prendre un risque, achetèrent la nouvelle race créée par Hugh Westbrook. En passant devant la ferme, Joanna constata une fois de plus les signes de la prospérité de Merinda. De nouveaux bâtiments s’étaient construits, on avait établi d’autres enclos, tous peuplés de bêtes. La cour était plus animée, plus bruyante que jamais. Les agneaux bêlaient, les béliers reproducteurs couraient avec les brebis dans le paddock qui leur était réservé, les ouvriers vaquaient à leurs innombrables tâches. La petite maison de bois était toujours là mais elle avait grandi, elle aussi. On y avait ajouté des pièces, les murs étaient repeints de frais, une nouvelle véranda avait été construite tout autour. Des tournesols géants, des lauriers aux fleurs de couleurs vives se balançaient le long des balustrades, et, de chaque côté d’une allée dallée de pierres, s’étendait une pelouse. A présent qu’avait repris la construction de la maison neuve, Joanna s’apercevait que la vieille ferme allait lui manquer. En arrivant à la clairière, elle immobilisa la carriole sous quelques arbres — ses arbres, plantés de ses propres mains neuf années plus tôt et devenus grands et vigoureux. Elle s’immobilisa pour regarder sa fille de six ans et demi, brune comme l’écorce des arbres, barboter dans le billabong, suivie du pauvre vieux Button, un chien de berger à moitié aveugle. Joanna et Hugh avaient baptisé l’enfant Elizabeth, en souvenir de la mère de Hugh. Mais Joanna et Sarah l’appelaient Beth. Pour Hugh et Adam, elle était Lizzie. C’était une enfant solide, aussi résistante, se disait parfois sa mère, que les eucalyptus qui poussaient autour de Merinda. On ne la voyait jamais sans l’omniprésent Button. Deux ans plus tôt, Beth avait épargné à l’animal le sort qui attendait généralement tout chien de berger devenu incapable d’assumer sa tâcheune balle dans la tête. L’enfant avait supplié, Hugh s’était laissé fléchir, et Button était depuis lors le constant compagnon de Beth. Adam, qui venait d’avoir treize ans, était assis à l’ombre d’un arbre et peignait une aquarelle. Il devenait très beau, pensa Joannail avait les yeux des Westbrook et le même sillon, grave et attirant, entre les sourcils. Pourtant, il ne possédait pas la nature robuste des Westbrook, mais plutôt, se disait souvent la jeune femme, la contenance paisible d’un érudit. Tout, dans la nature, fascinait Adamles fossiles et les insectes, les pierres et les plantes. Après avoir lu L’Origine des espèces de Darwin, il avait déclaré qu’il voulait devenir naturaliste. Il était donc inscrit, au Collège de Cameron Town, pour un programme scientifique spécial qu’il aborderait le mois suivant. Il ne s’écoulait pas un seul jour sans que Joanna s’émerveillât devant ces deux enfants, sans qu’elle évoquât d’heureux souvenirs : le jour, par exemple, où Beth, alors âgée de quatre ans, était revenue en courant à la maison avec un oisillon tombé du nid. Ils avaient connu aussi des moments difficilesquand Beth avait eu un tell accès de fièvre que Joanna et Hugh avaient craint de la perdreou quand Adam était rentré à la maison en pleurant, parce que des gamins des environs avaient traité Sarah de « négresse ». Et Joanna pensait constamment à ceux qu’elle avait perdus, les deux petits enterrés dans la concession familiale et les autres, ceux qui n’étaient même pas venus à terme. Mais sa tristesse était compensée par la joie immense que lui procuraient ces deux-làchacun était entré dans sa vie d’une manière unique. Et l’amour, cet amour qui dominait tout! A l’époque où Joanna avait été grosse de Beth, elle s’était attendue à éprouver l’amour d’une mère pour son enfant. Mais quand, pour la première fois, elle avait tenu le bébé dans ses bras, elle s’était sentie frappée, comme d’un coup de tonnerre, par l’instantanéité et l’intensité de ce sentiment. Comment cet amour pouvait-il encore grandir? se demandait-elle souvent, lorsqu’elle contemplait Beth endormie ou, les sourcils froncés, penchée sur un livre. Comment un coeur humain pouvait-il contenir une telle somme de tendresse, sans cesse grandissante ? C’était pourtant ce qui se passait. Joanna connaissait à présent l’autre aspect du lien entre mère et fille. Elle savait désormais quel amour Lady Emily avait dû éprouver pour elle. Mais une menace planait maintenant sur ce bonheur. En regardant Beth barboter et jouer dans le billabong, fidèlement suivie d’un Button aveugle mais joyeusement bondissant, Joanna se sentait bouleversée par une autre émotion violente la détermination de protéger sa fille contre l’héritage de peur et de mort légué par Lady Emily. Ni Serpent Arc-en-ciel ni chant-poison ne viendrait blesser cette belle enfant. La jeune femme vit Hugh venir vers elle entre les arbres, en grande conversation avec un autre homme. Il n’avait pas l’air d’être à un an seulement de la quarantaine. De fait, avec son pantalon poussiéreux, sa chemise de flanelle et son chapeau d’éleveur à large bord, il représentait plutôt aux yeux de sa femme le séduisant héros de sa dernière ballade, « La Plaine à l’Arbre Solitaire ». Pendant que Sarah descendait de la carriole pour rejoindre les enfants, Joanna regardait son mari s’entretenir avec M. Hackett, l’architecte. Elle observa la tension du corps de Hugh, se rappela le désir qu’il avait récemment manifesté d’aller faire un tour au Queensland, afin de revoir « les pistes de sa jeunesse ». « La Plaine à l’Arbre Solitaire » avait connu une magnifique popularité, mais il avait écrit le poème près de quatre ans plus tôt et n’avait plus rien produit depuis. « J’ai envie de retourner au Queensland, lui avait-il confié un soir, subitement. Je ne sais pas pourquoi. Ces quarante ans que j’aurai bientôt y sont peut-être pour quelque chosema jeunesse est derrière moi. Mais, ces derniers temps, j’ai éprouvé une certaine nostalgie du Queensland. Je veux t’y emmener, Joanna. Rien que nous deux, sans les enfants. Je veux te montrer où j’ai grandi, les cités, les gens, les fermes isolées. Je veux tout revoir avant que cela disparaisse à jamais. Mais quand pourraient-ils trouver le temps de faire un tell voyage, qui prendrait pour le moins plusieurs semaines ? On avait sans cesse besoin de Hugh à Merinda. D’elle-même aussi, d’ailleurs. Et, maintenant, ils allaient enfin construire leur maison. Il leur avait fallu plusieurs années, mais ils s’étaient finalement remis des pertes financières causées par la tempête, quand Merinda avait perdu tant de moutons et quelques hommes irremplaçables. Ils s’en étaient même si bien remis que, l’héritage de Joanna enfin arrivé des Indes, elle avait pu mettre la somme de côté, pour l’avenir de Beth, puisqu’Adam devait hériter de la ferme. Mais, à peine avaient-ils décidé de reprendre la construction, en utilisant les fondations et les plans de Philip McNeal, que la rivière avait connu une forte crue. Le site s’en était trouvé déstabilisé. Durant plus d’une année, ils avaient travaillé à préparer le terrain et à renforcer les piliers de soutènement. Mais une épidémie d’influenza s’était alors répandue dans tout l’État de Victoria. Tant d’hommes avaient été cloués au lit que tous les travaux dans le district avaient été interrompus. Un peu plus tard, la fausse rumeur d’une découverte d’un gisement d’or près de Horsham avait entraîné le départ de tous les hommes, laissant la plupart des fermes avec un tout petit noyau de travailleurs fidèles. Certes, il y avait maintenant des hommes disponibles pour construire la maison, et Hugh possédait l’argent nécessaire. Pourtant, d’autres problèmes s’étaient manifestés. Hugh avait du mal à trouver un architecte disposé à travailler sur les plans de McNeal. Personne, semblait-il, ne trouvait judicieux de construire sur ce site. Tout le monde conseillait de raser les ruines aborigènes et de bâtir en cet endroit. Voilà pourquoi, à l’arrivée de Joanna, Hugh était-il en grande discussion avec M. Hackett. Elle attendit que l’architecte s’en aille. Il avait l’air furieux, constata-t-elle. Elle rejoignit alors son mari, lui passa un bras autour de la taille. Il se tourna vers elle. — Alors, comment va Fanny Drummond ? demanda-t-il. — Elle n’a pas ma chance, répondit-elle. Il l’attira contre lui, et son air soucieux s’effaça. Joanna rappelait toujours à Hugh une phrase de la Bible« Je lui apporterai la paix, comme un fleuve... » Elle était ainsi, pensait-il : apaisante, reconstituante. Il soufflait un vent chaud, inhabituel en mars. Les pluies ne venaient pas, la chaleur de l’été s’attardait. Hugh sentait dans l’air une odeur de poussière, de sécheresse. Il n’y avait pas un nuage au ciel. Le niveau du billabong avait baissé, et le cours d’eau qui s’y alimentait se réduisait par degrés à un ruisseau. Au cours de toutes ces années vécues à Merinda, jamais il n’avait connu une telle période de sécheresse. Il se pencha pour ramasser une poignée de terre. Elle était poudreuse, sans vie dans sa main. Il songeait à ses pâturages, jaunes et desséchés sous le soleil, aux moutons qui cherchaient de quoi manger et boire. Il leva les yeux vers le ciel pur. Si la pluie tardait encore à venir, des bêtes allaient périr. La poussière lui brûlait les yeux. Au diable Colin MacGregor, se dit-il. Hugh et lui s’étaient affrontés à la dernière assemblée de l’Association des éleveurs, quand Hugh avait fait un discours sur la destruction irréfléchie de la terre. Du côté de la rivière qui appartenait à Kilmarnock, MacGregor abattait les arbres pour les vendre à bon prix comme bois de construction. Il en avait abattu tellement que le brise-vent en était affaibli. Toutes les fois que Hugh entreprenait de semer, le vent emportait la couche arable et la semence. Il laissa aller son regard vers l’endroit où s’était naguère dressée une forêt, au bord de la rivière, à l’époque où il était arrivé en Victoria, près de vingt ans plus tôt. Ce n’était plus qu’une étendue plate, semée de souches. L’aspect du paysage changeait. Hugh gardait le souvenir d’arbres plus nombreux, de clôtures plus rares. Il y avait aussi de moins en moins d’animaux. Il ne parvenait pas à se rappeler quand, pour la dernière fois, il avait vu un kangourou. Ils étaient chassés de la région par l’habitat humain, par la disparition de leurs pâtures au profit des moutons, et, pis encore, par les chasses massives que la bonne société considérait toujours comme une saine distraction. La terre, pensait Hugh, ne porte plus assez de végétaux et nourrit trop de bêtes. Il faut préserver l’équilibre de la nature. Les Aborigènes le savaient bien. S’ils découvraient un trou d’eau où abondaient le poisson et les animaux sauvages, ils y restaient un certain temps mais le quittaient avant d’en avoir épuisé les ressources. Ils n’y revenaient pas avant d’être certains que la vie sauvage et le poisson y abondaient à nouveau. Ils laissaient à la nature le temps de guérir ses plaies. Mais l’homme blanc ne le faisait pas. — Tu es bien silencieux, dit Joanna. Comment vont tes relations avec M. Hackett ? — Je viens de rompre avec lui. Il insistait pour que nous construisions là-bas, sur le site des ruines. J’ai compris que je ne pourrais jamais travailler avec lui. Joanna contemplait les murs couverts de mousse qui subsistaient près du billabong dont la surface pétillait d’éclats de soleil. En six ans et demi, depuis le départ de Philip McNeal, ils n’avaient eu qu’une seule fois de ses nouvelles, quatre ans plus tôt, par une lettre qui les informait de la mort de sa mère. — Ils nous croient tous un peu fous, reprit Hugh. Ils n’ont que faire du Rêve et des Chemins de Cantilène. Pour te dire toute la vérité, Joanna, je ne suis pas bien sûr d’y croire, moi-même. Mais la maison sera construite, je te le promets. — Sans architecte ? Il y a si peu d’hommes compétents disponibles, semble-t-il. Ils sont tous à Melbourne pour élever de vastes immeubles. Hugh fouilla dans sa poche en souriant. Il en sortit une enveloppe. — Eh bien, il se trouve que j’ai de bonnes nouvelles. J’ai reçu cette lettre au courrier, pendant que tu étais à la ferme des Drummond. Elle vient de McNeal. — Philip McNeal? dit Joanna en ouvrant l’enveloppe... Oh, Hugh! s’exclama-t-elle, dès les premières lignes. Il vient à Melbourne pour l’Exposition Internationale! Il dit qu’il a l’intention de venir nous voir à Merinda! — Je vais lui demander s’il consentirait à passer ici quelque temps, afin de bâtir la maison. Après tout, les fondations sont son oeuvre. Joanna adressa à Sarah un geste d’appel. — Venez tous, nous avons de bonnes nouvelles! Sarah lut la lettre, et un sourire illumina son visage. — Philip revient. Je le savais... Il dit qu’il sera accompagné de sa femme et de son fils... La jeune fille leva les yeux vers Joanna. — Il est marié. Je me demande comment est sa femme. Il ne dit rien d’elle, pas même son prénom. Il précise seulement que sa femme et son fils l’accompagneront. Sarah reporta son regard sur le bracelet d’argent et de turquoises qu’elle portait souvent. Elle se remémorait le jour où Philip le lui avait offert. Elle avait alors quinze ans et était désespérément amoureuse de lui. Au cours des années, elle avait souvent songé à Philip, se demandant où il était, ce qu’il faisait. Je serai contente de le revoir, pensa-t-elle. — Nous ferions bien de rentrer, déclara Joanna. Nous avons beaucoup à faire, si nous voulons être prêts pour notre voyage de demain. Ils prirent la direction de la ferme. — J’aimerais que tu viennes à Melbourne avec nous, dit la jeune femme à Hugh. — J’aimerais le pouvoir. Mais certains forages commen cent à s’ensabler. Des puits sont à sec. Nous sommes obligés d’emmener les moutons plus loin pour les abreuver. Mais ne t’inquiète pas... Il lui prit la main. — Je serai très bien ici. Veille seulement à bien profiter de l’Exposition avec les enfants. Beth avait pris les devants et sautillait en chantant« Nous allons à Melbourne! Nous allons à Melbourne! » Joanna, une fois encore, sentit une ombre s’appesantir sur sa joie, au souvenir de ses cauchemars et de ce qu’ils pouvaient annoncer. 2 Ils prirent un appartement au King George Hôtel, dans Elizabeth Street. Joanna et Sarah partageaient une chambre. Beth et Adam disposaient de l’autre. Le premier matin où ils se rendirent à l’Exposition, ils allèrent tout droit à la Salle des Beaux-Arts et de l’Architecture. Là, après avoir fendu difficile ment la foule pour parvenir jusqu’au stand réservé aux Améri cains, ils s’entendirent annoncer que M. McNeal était parti pour Sydneyon ne l’attendait pas avant la fin de la semaine Ce fut un séjour plein d’aventures et de merveilles. Comme si Melbourne à elle seule n’offrait pas un spectacle suffisant — cette ville bruyante, avec sa circulation intense, ses trottoirs où se pressaient les passants et les immeubles d’une incroyable hauteur — les bâtiments et les terrains de l’Exposition tenaient du prodige. Des étrangers, qui parlaient des langues bizarres et portaient des costumes pittoresques, étaient entassés dans les pavillons. On trouvait des mets venus de toutes les nations. La musique et les chants folkloriques rythmaient chaque minute, avec en bruit de fond la rumeur incessante d’une foule prise de vertige devant la nouvelle ère scientifique, bouche bée devant les inventions, les machines et les mystères de l’univers. Certains spectacles paraissaient relever du miraclecette équipe de jeunes gens, par exemple, assis devant ce qui s’appelait des machines à écrire, qui produisaient d’étonnantes pages parfaitement impriméesou encore cet homme en jaquette à carreaux, jetant des poignées de poussière sur un tapis en excellent état, avant de lui restituer, comme par magie, toute sa propreté avec un instrument qui portait le nom de balai mécanique. Il y avait, venu d’Amérique, une sorte de placard appelé réfrigérateur, qui, on ne savait trop comment, conservait les aliments par le froid. Il y avait enfin la « bougie électrique » qui donnait, sans flamme, une lumière blanche, pure, éclatante, et qui ne fonctionnait ni au pétrole ni à l’essence mais grâce à une machine appelée générateur. Joanna et Sarah avaient fort à faire pour suivre les enfants. Adam et sa soeur allaient de stand en stand, s’exclamaient, montraient du doigt. Ici, on faisait des démonstrations de « téléphone », et là, un Américain exposait les merveilles du « gramophone »il choisissait dans la foule un homme qu’il faisait parler dans une boîte tout en tournant une manivelle, et, quelques instants plus tard, on entendait la voix de cet homme sortir de l’appareil! Il y avait aussi de quoi s’amuser. Ainsi, avec ce fauteuil à basculeune femme y tricotait, pendant que le mouvement de bascule actionnait une baratte à beurre. Sans parler du réveil qui déversait de l’eau froide sur la figure du dormeur, avant de secouer le pied du lit. Ou bien encore cette machine, munie de roues, d’un siège et d’un moteur qui fumait abondammentun homme y tournait en rond, à la manière d’un train sans rails, et proclamait qu’il s’agissait là du moyen de transport de l’avenir. Mais il y avait aussi des exhibitions impressionnantes. Adam demeura longuement immobile et muet devant le squelette d’un dinosaure, qui faisait partie de l’exposition scientifique française. Tout à côté se trouvait un moulage d’un ancêtre humain, découvert en un lieu de France appelé Cro-Magnonà ses pieds, une pancarte disait« L’origine de ce squelette remonterait à 35 000 ans. » Le petit groupe passa sous une arche immense, et Joanna, dans une haute glace au cadre doré, se vit reflétée avec les siens. Ma famille! pensa-t-elle avec fierté. Adam portait son premier pantalon long, et ses cheveux cuivrés étaient soigneusement peignés. Beth avait une robe à taille basse, ornée d’un gros noeud dans le dos, et ses boucles dansaient sur ses épaules. La brune Sarah, si sereine, si belle, tournait la tête de tous les messieurs, avec sa robe à tournure, bien serrée à la taille, et sa petite capote à plumes posée en avant sur sa couronne de cheveux. Joanna elle-même, à vingt-huit ans, était encore mince, et l’ourlet de sa robe de velours bleu effleurait le sol de marbre. Si seulement Hugh avait pu nous accompagner, se dit-elle, l’image aurait été parfaite. Le dernier jour arriva enfin, bien trop tôt. Ils devaient repartir le lendemain pour le district occidental. Joanna avait hâte de rentrer. Ce séjour en ville avait été passionnant, mais elle était impatiente de se retrouver à Merinda, avec Hugh. Le cauchemar, avec ses fantômes de Serpents Arc-en-ciel et de chiens féroces, l’avait suivie à Melbourne. A plusieurs reprises, elle s’était réveillée brutalement, dans sa chambre d’hôtel, le coeur battant à tout rompre, en se demandant où elle était. Elle entendait alors monter de la rue des bruits qui lui étaient étrangers et se sentait coupée de Hugh, de Merinda, de tout ce qui lui était familier. Le rêve variait chaque fois, mais les mêmes éléments de base y étaient toujours présentsles chiens, le Serpent Arc-en-ciel, l’opale, en même temps qu’une terreur bien réelle que le réveil ne parvenait pas à dissiper. Elle demeurait étendue, attentive à la course galopante de son sang, et elle s’imaginait percevoir la présence du Serpent Arc-en-ciel, tapi tout près d’elle dans l’obscurité. Tout cela n’était pas réel, se disait-elle, et provenait de son imagination, de la lecture du journal de sa mère. Mais Joanna savait, comme Sarah l’avait laissé entendre, que cela n’y changeait rien puisque le résultat était le mêmeune crainte sans cesse grandissante pour sa propre sécurité et celle de sa fille. Il lui fallait découvrir la source du chant-poison et y mettre fin, ou parvenir enfin à convaincre son inconscient que le chant-poison n’existait plus. En retrouvant chaque fois l’opale dans ses rêves, elle s’était demandé si la pierre ne pourrait pas la conduire à la source recherchée. Avait-elle son origine en Australie, ou ses parents l’avaient-ils trouvée aux Indes ? A l’Exposition, elle avait quêté des renseignements auprès des géologues, des lapidaires, des représentants de différentes régions, mais personne n’avait pu lui dire d’où provenait l’opale. Il ne restait plus, maintenant, qu’une dernière démarche à accomplir avant de rentrer à la maisontrouver Philip McNeal. — Oh, regardez! cria Beth. Sa voix se joignit à des milliers d’autres qui éveillaient des échos sous la coupole de la rotonde. Elle prit son frère par la main pour l’entraîner vers le lieu du spectacle. Les deux jeunes femmes les rejoignirent pour l’admirer. Quatre dioramas grandeur nature occupaient une salle entière. Les visiteurs étaient invités à passer derrière une main-courante en velours et défilaient lentement pour admirer les étapes historiques de Melbourne. « Solitude sylvestre. 1800 » montrait des Aborigènes presque entièrement nus qui lançaient des boomerangs et se peignaient le corps. Dans le « Village primitif. 1830 », quelques Blancs vivaient dans des huttes. « Petite Ville. 1845 » montrait la reconstitution d’un magasin général, avec un vrai cheval, vivant, attaché devant la porte. Enfin « La Cité d’un Monde à l’envers » représentait, sur un fond de gratte-ciel, une forêt de mâts et de cheminées d’un port grouillant d’activité. Un petit guide, vendu un penny, expliquait que cette « coûteuse présentation » avait été conçue et réalisée par Frank Downs, éditeur du Times. Mais le guide ne mentionnait pas qu’en réalité, l’idée était celle d’un peintre inconnu, une certaine Ivy Dearborn. Après un goûter de choux à la crème arrosés de citronnade, les Westbrook visitèrent la Salle de la Santé. Les enfants furent stupéfaits de découvrir qu’il existait des remèdes vendus dans le commerce pour guérir apparemment toutes les maladies connues de l’humanité. On voyait des médecins se laver les mains avec l’Ivory Soap, des enfants, couchés dans des lits d’hôpital, qui mastiquaient gaiement les Crackers du Dr. Graham. Il y avait des démonstrations de ceintures électriques et de bandages herniaires. Des camelots, grimpés sur des caisses, criaient leurs boniments par-dessus les têtes de l’assistance, défiant quiconque de mettre en doute l’efficacité du Remède indien Kickapoo ou du médicament anti-cancer du Dr. Foote. Un Américain nommé Kellogg avait inventé un nouveau produit à base de céréales pour le petit déjeuner; ce produit, garantissait-il, « apaisait les pulsions sexuelles ». Certains livres en vente portaient des titres déconcertants, comme La Manière turque de faire l’amour ou La Signification des rêves. On offrait aux adultes des échantillons gratuitspour les hommes, des paquets de « Gono, l’ami de l’Homme »pour les dames, des tubes de « Nourriture du cuir chevelu, garantie par le Dr. Cooper ». Les enfants, eux, recevaient des cartes publicitaires hautes en couleur qui vantaient le « Calmant pour enfants de Mme Winslow » ou les « Pilules roses pour personnes pâles » du Dr. Smiley. Un groupe de médecins français faisaient des conférences sur la nouvelle « théorie des germes », qu’avait récemment formulée leur compatriote Louis Pasteur. Joanna entendit ainsi parler de bactéries et de bacilles, de microbes et de cellules, de la façon dont on avait découvert qu’ils produisaient la maladie. L’exemple choisi était le bacille de la typhoïde, illustré par de grands diagrammes. Joanna songeait à Philip Ramsey, qui avait donné sa vie pour la médecineil était mort trop tôt, et ses idées avaient par la suite porté leurs fruits, grâce à des hommes qui étaient devenus célèbres. Au moment où les Westbrook se dirigeaient vers la Salle des Beaux-Arts et de l’Architecture, ils passèrent devant un tableau vivant intitulé« Scène idyllique destinée à ravir le regard et à apaiser les nerfs ». Réalisé par la colonie d’Australie-Occidentale, il montrait un lac artificiel, entouré d’herbe et d’arbustes, où nageaient des cygnes. Joanna, Sarah et les enfants s’arrêtèrent pour admirer les magnifiques oiseaux jamais encore ils n’avaient vu de cygnes noirs. Dans la salle suivante, ils trouvèrent une série de petits stands qui ne comportaient guère que des tables et des chaises séparées par des cordes. Des calicots identifiaient les participants comme des sociétés à but social, tels la Ligue féminine de tempérance ou l’Asile d’aliénés Saint-Joseph. Joanna remarqua particulièrement l’une des banderolescelle de la Société missionnaire des Indes britanniques, située entre la Société féminine d’aide aux orphelins, à laquelle elle faisait parfois des dons, et l’Armée du Salut, dont elle n’avait jamais entendu parler. La jeune femme arrêta son petit groupe devant une pancarte qui disait« Fonds de secours pour la famine aux Indes ». Elle entra en conversation avec le couple qui tenait le stand, des missionnaires qui avaient « consacré vingt années de leur vie au service de Dieu dans le Punjab ». Les enfants ne tardèrent pas à s’ennuyer. Adam aurait aimé retourner au stand de la Société royale d’exploration, où des chasseurs de têtes de Nouvelle-Guinée s’exposaient, en chair et en os. Joanna venait d’entendre de la bouche des missionnaires le récit de la famine aux Indes. — Je n’en avais pas la moindre idée, disait-elle. Je vais naturellement faire mon possible pour vous aider. Beth et Adam décidèrent d’aller jusqu’à l’autre extrémité de la salle pour regarder de plus près la petite ferme qu’on y avait reconstituée. Il y avait là une véritable cour, entourée d’une clôture de piquets et de fil de fer, et une couche de poussière avait été déversée sur le sol. On y voyait des bottes de foin, un cheval et une charrue, et des chiens y couraient en liberté. Des jeunes gens tondaient des moutons, trayaient des vaches, et des figurants coupaient du bois, battaient le blé avant de le vanner. Derrière une longue table, d’autres jeunes gens étaient assis devant des microscopes grâce auxquels ils examinaient des prélèvements de sols, des spécimens de grains et d’herbes. Un autre groupe étudiait le schéma anatomique d’un bélier. Des messieurs en jaquettes noires expliquaient aux curieux qu’ils « assistaient aux méthodes les plus nouvelles et les plus modernes d’enseignement progressif connues au monde. » Beth et Adam lurent ensemble l’écriteau« Collège d’agriculture de Tongarra ». Un autre écriteau, plus petit, invitait les visiteurs à prendre un dépliant. Adam y trouva de nombreuses illustrations où de jeunes garçons tondaient les moutons, montaient à cheval ou conduisaient de modernes charrues. Une image montrait un groupe chantant dans une chapelle, et, sur une autre, on voyait les élèves jouer au cricket sur une pelouse. Finalement, toute une page était consacrée à de petites photos en médaillon qui montraient des salles de classe. Les deux enfants firent le tour de la clôture. Ils s’émerveillaient de découvrir des scènes aussi champêtres à l’intérieur d’un bâtiment clos. — Cette école paraît merveilleuse, Lizzie, déclara Adam. Peut-être est-ce là que je devrais aller, plutôt qu’au Collège de Cameron Town. — Moi aussi, j’irai, affirma Beth. — Ce n’est pas possible, petite sotte. — Et pourquoi donc ? — Parce que l’école est réservée aux garçons. Regarde! Sur le dépliant, seuls des garçons participaient aux démonstrations. Pas la moindre photographie de femmes ou de jeunes filles. — Quand tu en auras l’âge, tu fréquenteras une école secondaire de jeunes filles, ajouta-t-il. Beth fronça les sourcils. Cela ne lui paraissait pas très juste. — Mes enfants, dit Joanna, qui revenait, accompagnée de Sarah, nous vous avons cherchés partout. Ils se rendirent ensemble à la Salle des Beaux-Arts et de l’Architecture. En approchant du stand américain, Sarah eut la surprise de sentir son coeur battre plus vite. Et, soudain, elle le vit. Philip McNeal avait beau porter, pour la circonstance, une jaquette vert foncé et un pantalon gris, il restait exactement tell qu’elle se le rappelait, grand et mince, gracieux et séduisant. — Voici monsieur McNeal! dit Joanna. Il s’avança, lui prit la main. — Madame Westbrook. Quelle joie de vous revoir! J’espérais que nous nous rencontrerions. — Oui, nous avons reçu votre lettre la semaine dernière. Je suis heureuse de vous revoir, monsieur McNeal. — Moi, je suis Beth! annonça la petite fille de six ans. Philip se mit à rire, saisit la petite main. — Comment vas-tu, Beth ? — Elle est née le jour où nous vous avons fait nos adieux, dit Sarah. Il se tourna vers elle. — Sarah ? fit-il, l’air surpris. — Je suis heureuse de vous revoir, murmura-t-elle. Le silence se fit entre eux. Sarah, enfin, passa un bras autour des épaules d’Adam. — Voici Adam. Vous vous souvenez de lui. — Oui, je m’en souviens. Tu as bien grandi, Adam, dit Philip. Ils se serrèrent la main. L’architecte s’adressa à Joanna. — Qu’est devenue la nouvelle maison, madame Westbrook ? — Pas grand-chose, je le crains, mais c’est une longue histoire. Nous sommes encore en pleine construction. Vous disiez, dans votre lettre, que vous pourriez venir nous voir à Merinda. Hugh serait enchanté de vous voir. — A dire vrai, j’ai bien l’intention de me rendre à Merinda. J’écris un livre, madame Westbrook, sur l’architecture australienne. On trouve ici certaines particularités qui ne sont présentes nulle part ailleurs. J’ai pensé que je profiterais de mon séjour dans ce pays pour en apprendre davantage. J’ai étudié l’architecture citadine à Melbourne et à Sydney. J’aimerais, maintenant, jeter un coup d’oeil sur ce qui se fait hors des villes. — Vous ne pourriez trouver mieux que dans le district occidental, monsieur McNeal. Et nous vous recevrons volontiers à Merinda, si cela vous convient. Nous pourrons même vous faire visiter la région. Quand viendrez-vous ? Il coula un regard vers Sarah. De nouveau, une expression de surprise mêlée d’intérêt se fit jour un instant sur son visage. — Je dois attendre ici la clôture de l’Exposition, mais, après cela, nous n’avons fait, ma femme et moi, aucun projet de retour immédiat en Amérique. — Faites-nous savoir la date de votre visite, monsieur McNeal, dit Joanna. Eh bien, au revoir. Les Westbrook quittèrent la salle par une autre porte en plein cintre flanquée de palmiers. Aucun d’eux ne vit, à cause des arbres, les stands qui se trouvaient de l’autre côté, et dont les pancartes annonçaient « Maison d’enfants Sainte-Marie », « Fonds d’aide aux juifs » et « Mission de Karra Karra pour les Aborigènes ». Lorsqu’ils quittèrent l’enceinte de l’Exposition, le soleil descendait vers l’ouest, le ciel de mars s’assombrissait. Joanna s’immobilisa un instant pour contempler la rue animée. Comme Melbourne avait changé depuis son arrivée en Australie ! Et avec quelle rapidité la ville continuait à changer. Joanna avait presque l’impression qu’en fermant un bref instant les paupières, elle verrait devant elle en rouvrant des yeux un immeuble neuf, ou l’emplacement d’une maison démolie, ou encore cinquante voitures de plus descendant bruyamment la rue. Ce n’était pas du tout comme à Cameron Town, où les maisons ne dépassaient pas encore un ou deux étages, où les chevaux martelaient de leurs sabots, sans se presser, les rues paisibles, et où cowboys, ouvriers agricoles et bergers se retrouvaient dans des cabarets rustiques pour boire une bière en bavardant. Joanna se sentait emportée au rythme du pouls de Melbourne. Il y avait tant de vie dans cette ville, tant d’événements, tant de beautéces nouveaux jardins publics, ces tramways à chevaux d’un vert éclatant, ces statues à la gloire d’hommes remarquables. On avait peine à croire qu’en cet endroit précis s’était trouvé, cinquante années seulement plus tôt, le « Village Primitif »! — Voyons si nous pouvons trouver un fiacre, dit la jeune femme. Elle s’interrompit, le regard fixé, à quelque distance, sur Pauline MacGregor qui venait de sortir d’un magasin. Durant un long moment, elle détailla cette femme qu’elle connaissait à peine. Sans avoir jamais pu le prouver, Hugh considérait toujours Colin MacGregor comme le responsable de la clôture abattue et de la mort, par voie de conséquence, de tant de moutons. Les Westbrook et les MacGregor, bien que voisins, n’étaient donc pas liés d’amitié. Quand se donnait à Kilmarnock une réception à laquelle assistait toute la bonne société du district occidental, Hugh et Joanna ne s’y rendaient pas. Quand Merinda ouvrait ses portes à l’élite, les MacGregor brillaient par leur absence. Quand l’Association des femmes d’éleveurs se réunissait à Cameron Town pour étudier des projets philanthropiques et répartir les fonds destinés aux oeuvres charitables, Pauline et Joanna, avec la plus grande politesse, n’échangeaient ni un mot ni un regard. A présent, Joanna regardait Pauline sortir du magasin et s’immobiliser sur le trottoir, comme si elle hésitait sur la direction à prendre. A trente-trois ans, elle restait mince et séduisante et, dans sa robe très ajustée en soie bleu sombre, elle attirait plus d’un regard masculin. Joanna commençait à se demander pourquoi Pauline, toujours si soucieuse de respectabilité, se trouvait ainsi seule, dans la rue, quand une voiture élégante, tirée par deux chevaux, s’arrêta. Joanna vit Pauline sourire et s’avancer vers le véhicule. Un homme en descendit, les deux mains tendues. Joanna le vit un instant de profil. C’était Hugh! A ce moment... Elle fronça les sourcils. L’homme, en prenant la main de Pauline, avait tourné le dos. Elle ne voyait plus son visage. S’était-il bien agi de Hugh ? — Regarde, maman, dit Adam. Voici un cab. Mais Joanna ne répondit pas. — Maman ? Elle eut tout juste le temps de voir la traîne de Pauline disparaître dans la voiture. // s’était bien agi de Hugh, elle l’aurait juré. — Sarah, as-tu vu... Mais elle secoua la tête. Non, bien sûr, ce n’était pas Hugh! D’abord, l’homme en question était moins grand. Ensuite, qu’aurait bien pu faire Hugh à Melbourne ? Elle regardait la voiture s’ébranler. — Non, rien, poursuivit-elle. Je dois être fatiguée. Oui, c’était cela. Elle était fatiguée. La semaine avait été épuisante... Les cauchemars aussi. Son imagination lui jouait des tours. — Venez tous, dit-elle. Montons dans ce fiacre. La portière refermée, le cocher remonté sur son siège, tout le monde poussa un soupir d’aise. C’était bien agréable de se retrouver assis et de savoir qu’on rentrait chez soi. Adam ne cessait de parler de toutes les merveilles qu’il avait vues, des explorateurs, des aéronautes, des aventuriers, de tous ces hommes qui découvraient des fleuves et donnaient des noms aux montagnes, qui faisaient des voyages passionnants et visitaient les endroits les plus exotiques du monde. Mais il était particulièrement enthousiasmé par le squelette de dinosaure et le moulage de l’Homme de Cro-Magnon. — C’est ce que je ferai un jour! déclara-t-il. Je découvrirai les restes d’une race ancienne ou d’un animal disparu. Peut-être trouverai-je une plante que personne n’aura jamais vue. — Tu donneras mon nom à quelque chose, Adam, dit Beth. — A une fleur, ça te plairait ? J’irai en Nouvelle-Guinée et je tomberai sur une orchidée rare à laquelle personne n’aura jamais donné de nom. Je l’appellerai YElizabethus officinale. Ça te plairait ? — Adam, demanda Joanna, qu’est-ce que tu as là? Il lui montra la poignée de brochures et de prospectus divers qu’il avait récoltés à l’exposition. — C’était gratuit. On pouvait les prendre. Tiens, regarde. Elle feuilleta la liasse. Cela faisait un mélange assez surprenant, depuis les publicités pour la « Ceinture électrique Wilson » et le « Tabac à chiquer du Noir », en passant par une invitation à se présenter au « Cabinet du Dr. Snow, dans Swanson Street, pour suivre gratuitement son authentique traitement par l’hypnose selon Mesmer », jusqu’à un coupon qui valait un rabais de six pence sur tout chapeau acheté à la « Chapellerie Mc-Maon pour hommes », dans Collins Street. — J’avais le droit de les prendre, n’est-ce pas? demanda Adam. — Bien sûr, mon chéri. Mais, à mon avis, ces gens-là espéraient que leurs annonces seraient recueillies par des gens désireux de dépenser de l’argent dans leurs établissements! Joanna allait lui rendre les papiers lorsqu’elle vit un feuillet qui dépassait des autres. Elle aperçut tout en haut un nom imprimé« Karra ». Tirant le prospectus du reste de la liasse, elle découvrit alors de quoi il s’agissaiton demandait de l’aide pour sauver la Mission aborigène de Karra Karra, en Nouvelle-Galles du Sud. Chapitre XIX 1 Le bébé se mit tout à coup à pleurer. — Je ferais mieux de la reprendre, dit Mercy Cameron en tendant les bras. Elle réclame sa maman. — Oui, bien sûr, répondit Pauline qui lui rendit l’enfant. — Jane n’a que deux mois, c’est vrai, mais elle sait reconnaître sa mère. N’est-ce pas, Janie, mon coeur? Pauline regarda le bébé se calmer entre les bras de Mercy, avant de se détourner. D’autres enfants attendaient leur tour devant le stand de tir à l’arc, mais Pauline avait quitté son poste pour admirer l’enfant de Mercy Cameron. Elle revint à sa tâcheaider de jeunes tireurs à atteindre le but pour remporter un prix. Au moment où elle quittait Mercy, Pauline aperçut une fois de plus l’écriteau affiché sur une tente, de l’autre côté du chemin« Venez voir ce spectacle pendant que vous vivez quand vous serez mort, ce sera pour longtemps. » Elle allait célébrer son anniversaire dans quelques jours, se rappela-t-elle. Elle allait avoir trente-trois ans. En cette chaude matinée d’avril, la fête foraine de Cameron Town grouillait de monde. Le district occidental tout entier, semblait-il, s’était rassemblé là pour voir des attractions sensationnelles comme l’avaleur de sabre ou l’Aborigène qui boxait avec un kangourou. Il y avait un concours de coupeurs de bois et des courses de chevaux. Des hommes qui marchaient sur des échasses et des clowns qui chevauchaient des ânes. Une diseuse de bonne aventure nommée Magda et un magicien appelé Presto. Pauline et Louisa Hamilton tenaient un stand où des enfants armés de petits arcs et de flèches miniatures tiraient sur une cible placée sur une balle de foin. Le stand avait du succèson avait droit à trois flèches pour un penny. Les gains iraient au nouvel orphelinat de Cameron Town. Mais Pauline ne parvenait pas à fixer son attention sur sa tâche. Deux sujets la préoccupaientles bébés et l’homme qu’elle avait rencontré à Melbourne, le mois précédent — John Prior, un homme d’affaires de Sydney. Un homme qui présentait une ressemblance frappante avec Hugh Westbrook. — Jane est tourmentée par les coliques, dit Mercy, qui regardait Pauline aider un petit garçon à tenir son arc et sa flèche. Maude Reed m’a conseillé de mettre de la menthe poivrée dans son lait, mais cela n’a pas donné de résultats, semble-t-il. Pauline venait de lire un livre, écrit par une gouvernante très connue à Melbourne, sur les soins à donner aux enfants. Elle prenait aussi connaissance de tout ce qui paraissait dans les magazines féminins sur le même sujet et elle tendait toujours l’oreille quand des mères échangeaient leurs recettes. Mais elle savait que mieux valait pour elle ne rien dire à Mercy. Lorsqu’il était question d’enfants, elle le savait depuis longtemps, personne n’écoutait les conseils de quelqu’un qui n’en avait pas. La vie était injuste, pensa-t-elle, en sentant sous ses doigts les petites épaules étroites de l’enfant qu’elle aidait à ajuster sa flèche. Elle avait beaucoup à offrir, sur la façon de soigner les enfants, même si elle-même n’en avait pas encore. Avoir un enfant ne suffisait pas automatiquement à faire de vous un expert sur le sujet. Mais avoir donné le jour à un bébé représentait une sorte de médaille d’honneur, et les femmes qui n’avaient pas connu cette expérience étaient plus ou moins considérées comme des ratées, qui n’avaient certainement rien de valable à dire sur le sujet. Pauline éprouvait le désir aigu d’avoir un enfantil lui arrivait de se réveiller en pleine nuit pour s’apercevoir qu’elle avait pleuré en dormant. Dans les premières années de son mariage avec Colin, elle avait attendu avec impatience l’enfant qui n’était jamais venu. Elle avait consulté des spécialistes à Melbourne, mais ils n’avaient rien pu faire pour l’aider. Elle avait rendu visite aux sages-femmes du cru, qui lui avaient conseillé de boire certaines infusions et de dormir après avoir placé certaines herbes sous son oreiller. En vain. — C’est la volonté de Dieu, ma chère enfant, lui avait dit le pasteur Moorehead, lorsqu’elle lui avait confié son anxiété. Vous n’y pouvez rien changer. Dieu a Ses raisons pour ne pas souhaiter que vous ayez des enfants. Mais ce n’était pas juste, avait eu envie de répliquer Pauline. Louise Hamilton avait six enfants. Dieu n’aurait-il pu répartir Ses grâces un peu plus équitablement ? Finalement, Maude Reed avait évoqué une autre raison à cette stérilité, et Pauline en était à se demander si, peut-être, elle ne s’était pas trompée. — Pour qu’un enfant soit conçu, avait déclaré brutalement Maude, il faut que l’amour soit présent. Je sens une certaine froideur entre vous et Colin. Aucun enfant ne peut être conçu dans de telles conditions. Est-ce la véritable cause ? s’interrogeait Pauline. Cette absence de tendresse est-elle à la racine du problème ? Était-ce là, en fait, ce qu’avait voulu dire le pasteur Moorehead ? Que Dieu n’envoyait pas d’enfants dans des vies sans amour ? Si tell était le cas, il n’existait qu’une solutionamener, d’une façon ou d’une autre, Colin à l’aimer. Après sept ans d’union, Colin demeurait encore pour Pauline un étranger plutôt qu’un mari. Leurs vies étaient semblables à deux cercles qui tournaient sur eux-mêmes indépendamment l’un de l’autre. Quand les deux cercles se touchaient, à l’occasion d’un bal ou d’une chasse à Kilmarnock, Pauline et Colin se comportaient en époux parfaitsils se montraient pleins d’attentions l’un pour l’autre, riaient à leurs plaisanteries respectives et se complétaient admirablement — Colin avec son arrogance, Pauline avec sa beauté. La bonne société rurale de l’État de Victoria venait rendre hommage à la pseudo royauté établie à Kilmarnock, avant de repartir, partagée entre l’admiration et l’envie, et généreusement abreuvée de champagne coûteux. Les deux cercles, alors, s’éloignaient de nouveau l’un de l’autre. Colin retournait à ses moutons, à son club en ville, aux réunions politiques. Pauline retrouvait ses oeuvres de charité, son club de tennis, son tir à l’arc. Ils s’appelaient l’un l’autre Monsieur et Madame MacGregor. Ils dînaient ensemble le soir, dormaient séparément la nuit. Une fois par semaine, Colin venait dans le lit de Pauline et se montrait dominateur. Les relations sexuelles étaient un rite, soigneusement calculé. Aucun enfant, jamais, ne pourrait naître d’une telle union. Pourtant, il y avait eu un temps... Tout en aidant le petit garçon à placer sa flèche et à viser la cible, Pauline se remémorait ces premiers jours avec Colin. Leur nuit de noces, surtout, sur le bateau qui les emmenait vers l’Écosse. Elle se rappelait la manière dont il l’avait serrée entre ses bras, son corps musclé, passionné. Elle avait voulu parler, mais il lui avait posé une main sur la bouche. — Ne dis rien, avait-il ordonné. Elle avait été stupéfiée par la force de la passion sexuelle de Colin, par sa brutalité. Il avait fait preuve d’une sorte de voracité, comme s’il avait eu envie de la dévorer. Elle avait tenté de se mettre au diapason, mais il l’avait dominée, avec une violence qui, après l’avoir effrayée, l’avait subjuguée, au moment où il l’avait possédée complètement. Pour la première fois de sa vie, elle n’était pas maîtresse de la situation. Et elle avait adoré cette sensation. Durant les premières années de leur mariage, ils avaient fait l’amour ainsi, et la jeune femme avait été convaincue qu’un enfant naîtrait d’une telle passion. Mais les années avaient passé, aucun enfant n’était venu, et leurs relations amoureuses étaient devenues monotones. Elle ne savait plus, à présent, à quel saint se vouer. Elle entrait dans les dix dernières années de sa fécondité. Elle redoutait l’avenir, le temps de la solitude, d’une vie sans but, où elle en serait réduite à jouer les « taties » pour les enfants des autres. Certes, il y avait Judd, qui approchait de ses seize ans. Un jeune homme d’esprit fort indépendant. Il avait résisté à tous les efforts de Pauline pour le materner. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, elle devait reconnaître que ses efforts avaient été limités. C’était l’enfant d’une autre femme. Être la belle-mère de Judd ou avoir un enfant issu de son propre corps n’avaient rien de commun. Elle savait ce que pensaient tous ses amis. On la considérait comme une femme apte à remporter toutes les compétitions, mais incapable, semblait-il, d’accomplir ce que réussissait la femme la plus ordinaire, d’atteindre le but pour lequel les femmes avaient été créées. Pauline ne supportait pas leur pitié. Elle voulait pouvoir faire comme Mercy Cameronprendre un bébé des bras d’une autre femme, en disant« Il me réclame... il réclame sa mère. » — Tiens l’arc ainsi, dit Pauline au petit garçon. Elle l’entourait de ses bras, assurait l’arc d’une main, l’aidant, de l’autre, à ramener la flèche en arrière. — Vise un peu au-dessous de la cible, pour l’atteindre. Dirige la pointe de ta flèche vers le sol, devant la cible, ramène la flèche en arrière, de manière que les plumes touchent ton oreille... Oui, comme ça... Maintenant, lâche-la. La flèche partit au hasard, frappa la paroi de toile de tente et se brisa. — C’est mieux, dit doucement Pauline. Essaie encore... Tiens, en voici une autre. En principe, chaque enfant avait droit à trois flèches pour un penny, mais elle lui en accorda cinq, sans qu’il parvînt à atteindre la balle de foin. Lorsqu’il dut céder son tour, il avait les yeux pleins de larmes, et Pauline lui fit malgré tout choisir un prix, pour récompenser ses efforts. — Vraiment, Pauline, dit Louisa, quand le petit fut parti en courant pour montrer son trophée à ses parents, vous ne pouvez ainsi faire cadeau des prix aux enfants. Comment parviendront-ils jamais à apprendre quelque chose, si on les récompense pour leurs échecs ? — Il n’y a aucun mal à cela, Louisa. — Voilà qui me surprend, venant de vous, Pauline, si je pense à votre propre désir d’emporter des trophées. Pauline considéra son amie. Elle était si grasse qu’elle avait peine à se déplacer dans la petite tente. Comment avait-elle fait pour porter six enfants ? se demandait Pauline. Louisa et son mari avaient-ils une telle passion, une telle tendresse l’un pour l’autre? Ou bien Maude Reed se trompait-elle lorsqu’elle déclarait que, pour concevoir un enfant, l’amour devait être présent ? Voilà pourquoi Pauline ne pouvait oublier John Prior, l’homme d’affaires de Sydney. Wallach’s, le plus grand magasin de Melbourne, se vantait de vendre de tout, depuis les rubans jusqu’aux réchauds à gaz. Pauline faisait le tour des rayons quand elle avait aperçu Hugh Westbrook qui réglait un achat. Surprise de le voir à Melbourne et ressaisie de son ancien désir pour lui, Pauline avait été incapable de se détourner et de partir, comme elle aurait dû le faire. L’amour qu’elle avait eu pour lui n’était jamais mort tout à fait. Alors, au lieu de quitter le magasin, elle était allée jusqu’à lui, lui avait posé la main sur le bras, pour lui dire, de son ton le plus railleur — Comment font tous ces moutons pour vivre sans vous, très cher ? Il avait tourné vers elle un visage stupéfait. — Je vous demande pardon ? Et Pauline, consciente soudain de son erreur, l’avait regardé d’un air horrifié. — Oh, je suis vraiment confuse! Je vous avais pris pour quelqu’un d’autre! Mais l’inconnu, qui présentait avec Hugh une extraordinaire ressemblance, parut simplement amusé. — Tant mieux pour lui, tant pis pour moi, madame. Sans lui laisser le temps de battre en retraite, il s’était découvert pour ajouter — John Prior, à votre service. Ce qui l’avait retenue, Pauline ne le saurait jamais. Les convenances demandaient qu’elle se retirât très vite et avec dignité — même les malheureuses filles d’usine n’avaient pas l’effronterie d’accoster un inconnu dans un lieu public —, mais quelque chose l’avait figée sur place. Peut-être était-ce la ressemblance de cet homme avec Hugh, bien que la voix ne fût pas la même, et qu’il fût moins grand que Hugh. Peut-être était-ce la façon dont il lui souriait, ou encore la coupe impeccable de ses vêtements et son attitude assurée. Quoi qu’il en fût, Pauline se retrouva soudain en possession du nom d’un homme qu’elle ne connaissait pas l’instant d’avant. Pis encore, elle s’entendit poursuivre la conversation. — Je vous ai vraiment pris pour l’un de mes amis. Je n’ai pas coutume, je vous prie de me croire, d’adresser la parole à des messieurs qui me sont inconnus! — Eh bien, vous me connaissez, à présent. A mon avis, puisque vous avez interrompu l’importante transaction que j’étais en train de conclure, vous me devez au moins la courtoisie de me dire à votre tour votre nom. Elle regarda son sourire séduisant et, l’espace d’un instant, oublia sa dignité. Il ressemblait tellement à Hugh... — Pauline MacGregor, dit-elle. — Ainsi, j’ai l’allure d’un éleveur de moutons ? Pauline fut horrifiée de se sentir rougir. — Vous ressemblez, répondit-elle, à l’un de mes amis qui possède un élevage dans l’ouest. Il posa sur elle un long regard qui la détailla. Apparemment satisfait de ce qu’il voyait, il dit doucement — Votre ami a bien de la chance. Vous m’avez appelé « très cher », je crois. — C’est un vieil ami, déclara-t-elle vivement. Presque un frère. — Je vois. Alors, peut-être pourriez-vous me considérer, moi aussi, comme un vieil ami et me faire l’honneur de prendre le thé avec moi. Pauline retint son souffle. Il se tenait trop près d’elle, son sourire était trop intime. — Je crains de devoir refuser, monsieur Prior. — Pourquoi ça ? — Nous ne nous connaissons pas. Par ailleurs, je suis une femme mariée. — Mais, je vous en prie, invitez votre mari à se joindre à nous. Le vendeur, près d’eux, semblait trouver la conversation amusante. Pauline lui lança un coup d’oeil qui l’expédia ailleurs. Elle dit ensuite — Mon mari ne m’a pas accompagnée à Melbourne, monsieur Prior. — J’en suis surpris. Si vous étiez mon épouse, je ne vous laisserais pas circuler seule dans une ville comme Melbourne. Ni dans aucun autre lieu, d’ailleurs, ajouta-t-il. — Vous montrez beaucoup trop de hardiesse, monsieur Prior, dit-elle. Elle fit un mouvement pour s’éloigner. — Je vous demande pardon, madame MacGregor. Je n’avais aucune intention de vous insulter mais seulement de vous faire un compliment. Mes intentions, je vous l’assure, sont absolument honorables. Je passe quelques jours à Melbourne, pour affaires, et, comme je ne connais absolument personne dans cette ville impressionnante, je me sens très seul, complètement perdu. Si je dois prendre un autre repas en la seule compagnie de moi-même, je vais devenir fou. — êtes-vous donc tellement ennuyeux? demanda-t-elle, incapable de résister à un échange de propos légers. — Tout seul, oui, je le suppose. Mais, aux côtés d’une femme aussi charmante que vous, madame MacGregor, je pourrais, je crois, me montrer tout à fait brillant. Pauline ne voulait pas accepter son invitation. Elle se surprit néanmoins à le faire. La perspective de rejoindre M. Prior pour le thé était plutôt séduisante. Elle convint de le retrouver deux heures plus tard devant le grand magasin. Pendant cet intervalle, Pauline se trouva tellement scandalisée par sa propre conduite, qui lui restait incompréhensible, et par la délicieuse inconvenance de cette rencontre qu’elle fut incapable de se concentrer sur ses emplettes. La chevelure de M. Prior et celle de Hugh n’avaient pas la même teintele nouveau venu ne possédait pas le teint coloré, brûlé par le soleil de la brousse. Il existait pourtant entre les deux hommes une remarquable ressemblance qu’elle ne pouvait chasser de son esprit. Lorsqu’elle sortit du magasin à l’heure dite et vit arriver M. Prior dans une voiture élégante tirée par deux chevaux, elle se surprit à lui offrir sa main. Ils passèrent le reste de l’après-midi dans un salon de thé, où ils burent du Darjeeling, mangèrent des sandwiches aux concombres et parlèrent des merveilles qui peuplaient l’Exposition. A mesure qu’une heure succédait à l’autre, que les lampes à gaz s’allumaient, qu’une atmosphère d’intimité commençait à les envelopper, Pauline se sentit tomber sous le charme de l’inconnu. Elle était si bien habituée à la froideur de son mari qu’elle avait oublié ce qu’on éprouvait en compagnie d’un homme chaleureux comme l’était John Prior. Il se penchait AU-DESSUS de la table pour regarder Pauline comme si elle était la seule femme au monde, et la source de ses uniques préoccupations. Il la magnétisait par son attention et la charmait par son attitude flatteuse, sa déférence. Il écoutait ce qu’elle avait à dire et semblait attacher de l’importance à chacune de ses paroles. Il riait lorsqu’elle disait quelque chose de drôle, lui répétait qu’il avait l’impression de la connaître depuis toujours. Et Pauline, malgré elle, se découvrait captivée par cet homme qui était tout ce que Colin n’était pas. Finalement, ils se séparèrent, et John Prior dit« Je vous en prie, permettez-moi de vous emmener ce soir au théâtre. Nous souperons ensuite. » Pauline sut alors qu’elle aurait dû refuser, tuer dans l’oeuf l’aventure qui paraissait prendre forme. Mais, touchée par le charme magique de cet homme, elle accepta. L’espace d’une soirée, Pauline retrouva sa jeunesse. Elle était désirable, comme elle l’avait été naguère. Elle rit plus souvent qu’elle ne l’avait fait depuis des années. Elle sentit s’évanouir la froide tristesse de Kilmarnock. Elle éprouvait des sensations qu’elle n’avait plus connues depuis longtempsle plaisir du flirt, le contact électrisant d’une main d’homme, le vertige qui accompagnait le désir sexuel. John Prior faisait preuve d’une discrétion, d’une réserve constantes, il ne la touchait que pour la débarrasser de sa cape, pour l’aider à descendre d’une voiture, pour épingler une fleur à son corsage. Mais il se tenait tout près d’elle, ses yeux plongeaient dans ceux de Pauline, chacune de ses expressions, chacun de ses gestes étaient pour elle chargés de sens. Ce qui la tentait et l’effrayait tout à la fois demeurait entre eux sous-entendu, non exprimé, mais, elle le savait, tous deux le sentaient. Lorsqu’ils s’étaient séparés, sur une poignée de main prolongée et un échange de cartes de visite, Pauline s’était dit qu’elle ne le reverrait jamais. Pourtant, elle ne parvenait pas à chasser son souvenir de son esprit... Elle fut arrachée à ses pensées par la plus jeune fille de Louisa Hamilton, Perséphone, qui demandait — Maman, est-ce que je peux avoir de la barbe à papa, s’il te plaît ? — Mais, Perséphone, ma chérie, dit Louisa en s’éventant, le marchand de barbe à papa est à l’autre bout de la foire. Il fait vraiment trop chaud pour aller jusque-là. — Je vais l’emmener, offrit Pauline, qui avait grand besoin de changer d’air. Nous boirons aussi un verre de citronnade. Cela te plairait, Perséphone ? Elles s’éloignèrent parmi les attractions de la foire, regardèrent les babioles et les bibelots offerts aux étalages. Elles virent des enfants et des jeunes gens jouer à toutes sortes de jeux. Elles s’arrêtèrent pour lire des affiches comme celle qui annonçait « Venez voir le Grand Carminé presser la gâchette d’une arme enfoncée dans sa bouche! » La plus belle de toutes, qui avait la hauteur d’un homme et avait été collée sur tous les murs du district, vantait les mérites du GRAND CIRQUE AUSTRALIEN « Un véritable catalogue de numéros comiques! Les Chevaliers de Palestine! Une tente géante qui peut recevoir cinq cents personnes! La meilleure des fanfares ambulantes! Au cours de la soirée, les Ménestrels Australiens interpréteront leurs merveilleuses mélodies. Et nous avons Tunique troupe d’artistes japonais! Nous sommes heureux de vous présenter le premier numéro de trapèze qu’on ait vu en Australie, qui sera exécuté sans le moindre matelas au sol. Le spectacle se produira à Cameron Town le Vendredi 10 avril 1880. » — Oh, regarde, Tante Pauline! dit Perséphone. Elle désignait une estrade sur laquelle un homme, vêtu d’une jaquette à carreaux, appelait l’attention des passants. La toile peinte du décor représentait un ciel bleu, des nuages, des plaines herbeuses. Près de lui, il y avait un autre homme, si étrange que les enfants s’arrêtaient pour le contempler bouche bée. Pauline, elle aussi, s’arrêta, regarda. Mais son attention n’allait pas vers le Chef Buffalo, un « véritable Indien d’Amérique », qui exhibait un pantalon en peau de caribou et une coiffure de guerre en plumes multicolores. Devant la tente voisine se tenait un autre aboyeur qui, lui aussi, s’efforçait d’éveiller l’intérêt du public. Pour un penny, rien qu’un, on pouvait pénétrer dans la tente et voir « en chair et en os, criait l’homme, Miss Sylvia Starr, la Vénus Australienne, qui a posé pour la célèbre statue de Lindstrom. Elle apparaîtra exactement telle qu’elle posait devant l’artiste. Vous verrez ainsi pourquoi sa beauté a causé une telle sensation ». Derrière l'aboyeur, une affiche immense montrait Miss Starr sous deux aspectsà droite, elle portait une robe rouge à la taille incroyablement étroite, à la tournure démesurément saillanteà gauche, elle figurait la statue de Vénus, avec des fleurs posées aux endroits stratégiques de son corps dénudé. On voyait aussi la liste des « remarquables mensurations » de Miss Starr, qui se terminait par« Hauteur1,63 m. Poids68 kg. » Ce n’était pas la beauté de Miss Starr qui retenait l’attention de Pauline mais plutôt la foule assemblée pour acheter des tickets d’entrée. Il n’y avait là que des hommes, et Pauline voyait de quels regards ils détaillaient l’affiche de Sylvia Starr. La jeune femme se rappelait le temps où la plupart des hommes l’avaient regardée de cette manière. Ils se faisaient à présent plus rares. Une fois encore, elle prit conscience du temps qui s’écoulait. Elle pensa de nouveau à John Prior. Il l’avait désirée, elle le savait, il avait eu envie de lui faire l’amour. Mais elle ne voulait pas de lui. Pauline aurait pu aisément avoir des aventureselle avait encore des admirateurs. Plus d’un lui avait fait comprendre qu’il serait trop heureux de partager avec elle quelques moments d’intimité. Parfois, au cours d’un bal, quand elle avait bu trop de Champagne et qu’elle tournoyait entre deux bras vigoureux en entendant murmurer à son oreille des mots tendres, enivrants, elle s’était demandé ce qu’elle éprouverait si elle succombait et se laissait emmener dans une auberge campagnarde ou pour une longue promenade en voiture. Mais Pauline n’était pas en quête de plaisirs sexuelscela, Colin le lui procurait. Elle cherchait l’amour et elle désirait un enfant. L’objet de ses désirs, c’était évidemment Hugh Westbrook. Après tant d’années passées à vouloir enterrer les souvenirs douloureux, à refouler le besoin qu’elle avait de lui, souvenirs et désirs avaient refait surface. C’était le résultat de sa rencontre avec Prior. Durant quelques instants, elle avait pu se croire avec Hugh. Prior avait ranimé l’amour ancien, elle avait essayé d’imaginer ce qu’aurait été sa vie si elle avait épousé Hugh. Aurais-je des enfants, à présent ? se demandait-elle. — Madame MacGregor, vous voici enfin! Je vous ai cherchée partout! C’était Mme Purcell, la directrice de l’orphelinat. Elle portait deux tasses de thé et paraissait très énervée par la chaleur. — Notre vente d’objets d’art connaît un merveilleux succès. Nous allons pouvoir acheter cinq nouveaux lits pour notre orphelinat. Comment va le tir à l’arc ? J’aimerais que vous nous rendiez visite un jour prochain. Les enfants ont tellement besoin d’amour et d’affection. Mais Pauline se refusait à mettre les pieds à l’orphelinat. Elle pouvait s’évertuer à réunir des fonds pour l’établissement, elle rédigeait des chèques, mais elle ne voulait pas s’engager plus avant. A son retour à la tente de tir à l’arc, elle tendit à Louisa un verre de citronnade bien fraîche. Son amie l’accepta avec reconnaissance. — Bonté divine, qu’il fait chaud! dit-elle. Pauline s’étonnait de ne pas la voir s’évanouir sous la cruelle étreinte de son corset et le poids de sa robe de soie. Quand Louisa se déplaçait, on entendait craquer les baleines. Ses manches, sous les aisselles, étaient tachées de transpiration. — Vraiment, Pauline, reprit-elle, j’envie votre minceur. Il n’y avait pas trace de jalousie dans sa voix. — Vous avez toujours l’air si fraîche. Vous ne semblez pas souffrir de la chaleur. Et regardez-moivoilà ce qu’il advient d’une femme quand elle a mis des enfants au monde. J’essaie bien de maigrir, mais c’est difficile, surtout lorsqu’on doit chaque jour surveiller trois repas pour huit personnes! Pauline rassemblait les arcs et les flèches, les alignait sur le comptoir de bois. — Vous avez bien de la chance, poursuivit LouisaJudd est au collège, et Colin prend fréquemment ses repas à son club. Vous pouvez vous contenter d’une salade sans éprouver le moindre remords. Pauline ne l’écoutait pas. Elle pensaitColin est capable d’amour, je le sais. Quelque part au fond de lui-même existe la capacité d’aimer. Elle avait un jour été témoin d’une démonstration de cet amour, lorsque, neuf ans plus tôt, en rendant visite à Christina, elle avait trouvé Colin près de sa jeune femmeelle l’avait vu tendre, plein de sollicitude, débordant d’affection. Peut-être, se disait Pauline, elle-même n’avait-elle pas su capter cette source d’amour, mais elle existait pourtant, elle l’attendait peut-être. — Bonté divine! s’écria Louisa. Regardez un peu cette enfant! Elle grandit de minute en minute, j’en jurerais! Pauline se retourna. Minerva Hamilton, la fille aînée de Louisa, se dirigeait vers la tente. Elle était grande, en effet, possédait des yeux de biche, de beaux cheveux, une bouche boudeuse. Elle approchait de ses seize ans, et Pauline voyait les hommes la suivre du regard. Louisa s’était rassise et s’éventait. — Les garçons ont déjà commencé de lui tourner autour, dit-elle. Je sais qu’elle est beaucoup trop jeune. Mais je dois bien me rappeler que j’avais dix-huit ans quand j’ai épousé M. Hamilton... Quand j’y songe! ajouta-t-elle en riant. Je croyais en avoir fini avec les bébés et tout ce qui s’y rapporte, et voilà que je pourrais bien être grand-mère, un de ces jours! Pauline refoula un violent désir de faire taire Louisa Hamilton. Elle préféra se concentrer sur son projettrouver le moyen de se faire aimer de Colin et concevoir un enfant. 2 Au seuil de la porte-fenêtre qui ouvrait de son cabinet de travail sur le jardin, Colin aspirait à grands traits l’air sec et brûlant. On avait peine à croire que l’hiver officiel dût commencer dans un mois. La nuit évoquait janvier plutôt qu’avril. Comme tous les éleveurs de Victoria, Colin priait le ciel que la sécheresse n’affectât pas cette année la production de laine dont les prix, sur le marché mondial, s’étaient effondrés. Vingt ans plus tôt, elle valait vingt-deux cents la livre. Une livre, maintenant, n’atteignait même plus douze cents. Il devenait de plus en plus difficile de faire croître les bénéfices annuels de Kilmarnock. Et voilà que la sécheresse menaçait. Colin examina son reflet dans la vitre. Il y voyait le visage de son père, le douzième Laird de Kilmarnoch, un homme d’une beauté sévère, qui, d’un seul regard, était capable de faire taire un homme ou trembler une femme. C’était le visage d’un être dominateur, conscient de son pouvoir. Le père de Colin détenait vraiment ce pouvoir, là-bas, dans son château dressé sur l’île de Skye. Mais Colin savait que, chez lui, ce visage n’était qu’une façade. Son propre pouvoir n’était qu’une contrefaçonil dépendait de la pluie et de la sécheresse, de l’herbe et des moutons. Sa souveraineté sur quinze mille hectares de terre n’était pas, comme celle de son père, fondée sur une lignée, sur des droits de noblesse, mais sur les caprices du temps et de l’économie mondiale. Sans une vigilance constante, il le savait, il risquait de tout perdre. Il pensa à Hugh Westbrook. En dépit de quelques revers causés par la sécheresse, Westbrook connaissait un succès spectaculaire à Merinda, grâce à sa nouvelle race de moutons. Quand, sept années plus tôt, Hugh avait introduit dans son troupeau un bélier Rambouillet, Colin avait été le premier à s’en moquer. — Il ne s’en sortira pas, avait-il dit à John Reed et à Angus Hamilton. Le premier imbécile venu sait très bien qu’on ne peut pas élever de moutons à l’ouest des Darling Downs. Mais la nouvelle race de Merinda s’était montrée prometteuse. Plusieurs éleveurs avaient acheté les nouveaux béliers de Hugh pour en faire l’essai, les avaient unis à leurs plus belles brebis, avaient opéré une stricte sélection dans le troupeau, jusqu’au jour où la race avait prouvé sa grande résistance. La troisième génération était élevée sur des terres qui n’avaient encore jamais pu nourrir de moutons, et partout l’on parlait des béliers de Merinda. Pour cela, Colin en voulait à Hugh — pour cela et pour bien autre chose. Quand il était entré en possession des deux mille cinq cents arpents sans valeur situés à la base des montagnes et qu’il avait abattu la clôture le long de la limite de Merinda, Colin avait pensé que la chance était de son côtéune bonne partie des troupeaux de Westbrook avait alors péri dans la rivière. Mais, après un tell coup, le district avait commencé de le regarder de travers, et il avait dû mettre un frein à sa soif de pouvoir et de vengeance. MacGregor, cependant, n’oublierait jamais que Hugh avait empêché Joanna Drury de venir en aide à sa femme lorsque celle-ci était mourante. Il attendait son heure. Le moment favorable au remboursement des dettes finirait par se présenter, et Colin serait prêt. Hugh souffrira comme j’ai souffert, se disait-il sombrement. Et sa perte vaudra la mienne. On frappa à la porte. Locky McBean, son ancien régisseur, entra, casquette en main. — Bonsoir, monsieur MacGregor. Je viens de rentrer. — Je vois ça. Qu’as-tu pour moi ? Quelques années auparavant, Locky avait connu une promotionde son rôle de régisseur de Kilmarnock, il était passé à celui de collecteur de loyers. Certaines des familles qui exploitaient les terres de Colin les lui louaient et lui abandonnaient les bénéfices de leur production en en conservant un certain pourcentage. D’autres lui achetaient de petites fermes et lui versaient des intérêts réguliers ainsi qu’une partie de ce que leur rapportaient leurs récoltes ou leur laine. Il revenait à Locky de s’assurer que tous les paiements étaient faits en temps et en heure, que personne ne trichait. Quand les temps étaient durs, comme ils l’étaient à cette époque pour certains des fermiers les plus modestes, Locky veillait à se faire payer quand même, qu’ils en eussent ou non les moyens. L’homme sortit de sa veste un registre dépenaillé, le posa sur le bureau, en souligna une ligne d’un ongle sale. — Va falloir monter le taux d’intérêt sur l’hypothèque de Drummond, monsieur MacGregor. — Pourquoi ? Que se passe-t-il ? — Leur laine ne vaut pas grand-chose, cette année, à cause de la sécheresse. Vous allez avoir une baisse de profit après la tonte. — Donne-lui un mois, dit Colin. S’il ne paye pas, mets-le dehors. — Drummond a huit gosses. — Je n’en suis pas responsable. Quoi d’autre? Ils passèrent un moment à revoir les comptes. Locky proposa d’autres expulsions. Elles concernaient des fermiers qui, loin de connaître les difficultés des Drummond, s’attendaient à faire un bénéfice appréciable, cette année-là. Ils auraient donc pu se libérer de leur hypothèque, une fois vendus leur laine ou leur blé. En de tels cas, Colin avait pour habitude de réclamer immédiatement le règlement total de la dette, avant la tonte ou la moisson. Il forçait ainsi le fermier et sa famille à abandonner sans un sou la propriété. Lui-même conservait ainsi le capital initial que l’homme avait placé dans la ferme. Après quoi, il revendait celle-ci à un autre, qui possédait un peu d’argent et nourrissait l’espoir d’avoir un jour sa propre ferme. On pourrait toujours le mettre à la porte à son tour, quand il arriverait trop près du but. Aux yeux de Colin, c’était là un moyen ridiculement simple de faire de l’argent, et il méprisait les grands propriétaires qui n’y avaient pas recoursc’était, après tout, parfaitement légal. Après le départ de McBean, Colin reprit la lettre qu’il avait reçue d’Écosse ce matin-là, relut la seule phrase importante qui émergeait des pages écrites par sa mère« Votre père est gravement malade. Je souhaiterais que vous reveniez. » Revenir, pensait Colin avec amertume. Il l’aurait bien voulu. Ce n’était pas de son plein gré qu’il demeurait éloigné de la terre qui l’avait vu naître. De fait, il avait effectué une tentative de réconciliation avec son père quand, sept ans plus tôt, pour leur voyage de noces, il avait emmené Pauline à Skye. Mais Sir Robert avait refusé de les recevoir. Jamais il n’oublierait les paroles de son fils, bien longtemps auparavant, lorsqu’ils s’étaient querellésil s’était agi alors d’expulser les fermiers pour faire place à la production plus profitable de viande de mouton. Colin avait tourné le dos à son héritage et s’était embarqué pour l’Australie. Colin et Pauline avaient passé deux semaines à explorer l’atmosphère mélancolique de Skye. Ils s’étaient promenés à pied dans les bois d’aulnes et de bouleaux, à cheval sur les landes où paissaient les moutons à tête noire. Ils avaient chassé dans les forêts qui entouraient le château, péché dans le Loch Kilmarnock. Ils avaient découvert des croix celtiques couvertes de mousse, des pierres tombales aux inscriptions illisibles. Ils avaient soupe en compagnie de Lady Ann. Finalement, ils avaient écourté leur visite, et s’en étaient allés sans avoir vu Sir Robert une seule fois. Colin fut arraché à ses pensées par un autre coup frappé à la porte. Cette fois c’était Judd, son fils de quinze ans, vêtu de l’uniforme du Collège d’agriculture de Tongarra, pantalon de flanelle grise et veste bleu marine. Grand, très mince, il avait des cheveux soyeux d’un blond platiné, et des yeux d’un bleu éclatant, désarmants. — Puis-je vous dire un mot, père ? demanda-t-il. Colin était heureux de le voir. — Certainement, mon fils. Entre. Judd referma la porte derrière lui et demeura immobile. Il aurait aimé pouvoir parler avec son père dans un autre lieu, le salon peut-être, où l’histoire et les morts n’auraient pas été aussi omniprésents. A près de seize ans, Judd était toujours impressionné par le cabinet de travail de son père. Il s’efforçait de ne pas regarder le dernier canevas brodé par Lady Ann. Accroché sous verre au mur, il reproduisait un poème intitulé « La Chapelle hantée de Kilmarnock » où L’on approchait de Kilmarnock Où pleurent de nuit goules et fantômes. Judd préférait les poèmes qui parlaient de l’Australie, les ballades de Hugh Westbrook, par exemple, où l’on trouvait des soleils dorés dans des cieux lumineux, des hommes vivants, vigoureux, qui ne craignaient ni fantômes ni légendes. — Qu’as-tu à me dire, Judd ? demanda Colin en se servant un whisky. Il avait hâte de pouvoir introduire son fils à son club, en ville, et partager avec lui un premier verre. — On m’a demandé de prendre une décision, père. J’aurai bientôt seize ans, et mon cycle d’études se terminera un an plus tard. Mais, si je décide de rester, on m’inscrira pour un cycle spécialisé... Colin leva une main. — Tu connais déjà mon sentiment sur le sujet, Judd. Je t’en ai fait part. Pourquoi y revenir une fois de plus ? — Je ne trouve pas que vous soyez équitable à mon égard, père. — Judd, répondit Colin avec un sourire patient, tu n’as que quinze ans. Tu ne sais pas encore ce que tu veux réellement. — J’aurai seize ans bientôt. Ne saviez-vous pas ce que vous vouliez, quand vous aviez seize ans ? Le sourire de Colin prit une nuance de mélancolique sagesse. — Je croyais le savoir. Mais j’étais jeune et ignorant. J’ai commis de nombreuses erreurs. Je tiens à t’en protéger. — Je préférerais commettre mes propres erreurs, père. Le visage orageux de Sir Robert se présenta un bref instant à la mémoire de Colin. — Les erreurs apportent la souffrance, dit-il à Judd. Je veux t’épargner les souffrances que j’ai endurées. Vois-tu, il m’arrive de regretter le jour où j’ai cédé à tes instances, quand tu m’as harcelé pour que je te laisse aller à Tongarra. J’aurais dû t’envoyer au collège en Angleterre, comme j’en avais fait le projet. Mais j’ai pensé que, peut-être, si tu suivais les cours d’une école d’agronomie, cela pourrait être bon pour Kilmarnock. Je me trompais, je le vois maintenant. — Mais, père, l’école est excellente pour moi, protesta Judd avec ardeur. Un jour, peut-être, je pourrai me servir de ce que j’y aurai appris pour développer une nouvelle race de blé qui poussera même sous un climat sec. — Judd, tu es un éleveur de moutons, pas un cultivateur. Colin fit le tour de son bureau pour venir poser une main sur l’épaule de son fils. — J’aimerais que nous ne nous querellions pas ainsi. Ne comprends-tu pas que j’ai tes intérêts à coeur ? Je ne peux te permettre de t’abaisser en devenant instituteur. — Je ne serai pas instituteur toute ma vie, père. Je veux devenir un savant. Colin secoua la tête. D’où ce garçon tirait-il une telle obstination ? Subitement, il se revit dans un cabinet de travail assez semblable à celui-ci. Il affrontait un homme au visage sévère, qui lui ressemblait. Il entendit son père lui dire — Tu seras un jour le Laird de Kilmarnock. Je t’interdis de partir pour l’Australie. Non, pensa Colin. Ce n’était pas la même situation. Je devais partir. Je devais faire mon propre chemin dans le monde. — Judd, reprit-il, j’ai créé ce lieu pour toi. Le jour où tu es né, je t’ai fait la promesse de te remettre un empire. Comment peux-tu maintenant me dire que tu es disposé à te contenter d’un poste d’enseignant ? — Je ne me contenterai de rien, père. J’ai tant de choses à faire, à apprendre... — Judd, tu seras un jour le Laird de Kilmarnock... — Père, je ne suis pas un seigneur écossais et je ne le serai jamais. Je suis Australien, et fier de l’être. Colin exhala un soupir d’impatience. Où diable ce garçon avait-il pris de telles idées ? Du premier jour où l’enfant avait su parler, Colin lui avait tout dit de leur château dans les Hébrides. Il avait décrit pour lui la beauté dépouillée de Skye, les cieux souvent turbulents, les prés pareils à un épais velours vert, la rude splendeur des Cuillins, les lochs dont l’eau ressemblait à de l’étain liquide, les sommets déchiquetés, les cottages croulants des petits fermiers, les siècles d’histoire enfouis dans cette terre. Colin avait enseigné à Judd l’amour et la loyauté à l’égard de la demeure ancestrale de Kilmarnock, et de l’Écosse dans son ensemble. La première chanson que Judd eût jamais apprise était« Mon coeur est dans les Highlands, mon coeur n’est pas ici. Mon coeur est dans les Highlands, à chasser le daim. » Cette loyauté, qu’était-elle devenue ? se demandait Colin. A quel moment s’était-il trompé en instillant chez son fils le sens de sa race et l’orgueil celtique? Les héros de Judd enfant auraient dû être William Wallace et Robert Bruce. Mais il avait préféré admirer un forçat rebelle nommé Parkhill et Kelly, le hors-la-loi. Pauline, qui passait devant le cabinet de travail, entendit des voix derrière la porte fermée. Elle se demanda si le moment ne serait pas bien choisi pour parler à Colin et lui faire part de son désir de partir avec lui vers un lieu romantique. Elle s’immobilisa devant le battant, écouta. Il s’agissait encore d’une discussion avec Judd. Par moments, elle souhaitait que le fils de Colin fût vraiment le sien. Judd était grand, séduisant, il ressemblait à sa mère plus qu’à son père, il possédait une belle intelligence et une charmante personnalité. Les premiers temps, elle avait essayé d’être une mère pour lui mais n’avait eu qu’un modeste succès. Ni l’un ni l’autre n’avait pu chasser de son esprit le fait qu’il était l’enfant d’une autre femme. Finalement, Pauline n’était pas parvenue à se sentir à l’aise avec lui. Et Judd, à la manière des enfants, l’avait compris. Il l’appelait « Pauline », la présentait à ses amis comme « la femme de mon père ». Mais, par moments, elle aurait aimé qu’au moins devant les autres, il l’appelât « mère ». Elle poussa précautionneusement la porte, regarda Colin se servir un whisky. A quarante-huit ans, il avait encore grande allure et les fils d’argent dans ses cheveux noirs ajoutaient encore à sa séduction. Pauline se souvenait du désir intense qu’elle avait ressenti pour lui, il y avait des années, pendant leur lune de miel. Elle avait alors douloureusement recherché les contacts avec lui. Quand ce désir s’était-il évanoui ? se demandait-elle. Quand était-il devenu simplement l’homme dont elle partageait la maison ? Elle songea alors à John Prior, qui l’excitait d’une manière différente. Prior avait ramené à la surface tous les sentiments qu’elle avait autrefois éprouvés pour Hugh Westbrook, des sentiments chaleureux et tendres, autant que passionnés. Elle entendit Colin dire à Judd — Aucun MacGregor de Kilmarnock n’a jamais été instituteur. Nous n’allons pas commencer maintenant. — Mais, père... commença Judd. — Grand Dieu, mon fils, qu’en dirait ta mère ? — Pauline ne voit pas d’inconvénient... — Pas elle! Ta véritable mère! Pauline, pétrifiée, referma lentement la porte, laissa son regard se perdre dans l’ombre du couloir. Pas elle. Ta véritable mère. Ainsi, comme elle l’avait soupçonné, il y avait de l’amour chez Colin, mais il n’était pas pour elle. Oui, bien sûr, ne l’avait-elle pas toujours su? Christina occupait toujours son coeur. Et, Pauline le comprit, sans doute l’occuperait-elle à jamais. Elle cherchait une réponse dans les ombres environnantes. Elle voulait avoir un enfant de son propre corps. Elle pensa à John Prior. Elle pensa à Hugh Westbrook. 3 Pour sa première visite à Merinda depuis neuf ans, Pauline tenait à être à son avantage. Aussi s’habilla-t-elle avec le plus grand soin. Elle n’était ni agitée ni anxieuse. Elle se sentait, en fait, parfaitement calme. Une femme désespérée, se dit-elle, a recours à des solutions désespérées. Depuis le jour de cette rencontre décisive avec John Prior, un mois plus tôt, Pauline n’avait pu chasser Hugh Westbrook de son esprit. Elle se surprenait à imaginer ce qui aurait pu être si elle ne l’avait pas aussi sottement abandonné à une autre femme. Elle songeait à Hugh, se demandait comment auraient été leurs enfants s’ils s’étaient mariés. Elle pensait à la nursery vide, à côté de sa chambre, à la déception de chaque mois, à son désespoir croissant de ne pouvoir avoir d’enfant avant que passe l’âge d’en concevoir. Ces frustrations, ces émotions, elle les rattachait toutes à Hugh. Elle se regarda dans la glace. « Toujours belle »ainsi la décrivaient les chroniques mondaines. Mais Pauline, elle, savait qu’avant longtemps, des fils d’argent allaient se mêler à ses cheveux blonds. Et elle se disaitPeu importe à une femme d’avoir la tête grise si elle peut montrer qu’elle a rempli le but de sa vie. Mais qu’avait-elle à montrer, pour ses trente-trois années d’existence ? Une vitrine peuplée de trophéesdes coupes, des statues, brillantes mais froides, gravées de dates, de titres. On ne pouvait bercer, aimer un trophée, il ne vous payait pas d’amour en retour. Ces récompenses auraient pris une valeur toute nouvelle si elle avait eu quelqu’un à qui les transmettre, se disait-elle. Ses dons pour l’équitation, le tir à l’arc lui auraient procuré une satisfaction bien plus grande si elle avait pu enseigner ses talents à une fille issue de ses flancs. Cette vie, aux yeux de Pauline, apparaissait stérile, vaine. Un récent exemplaire du Times était posé sur sa coiffeuse. Elle avait lu la lettre imprimée en page deux « Il est temps pour nous de cesser de nous considérer comme des colons de Victoria, du Queensland ou de Nouvelle-Galles du Sud, avait écrit Hugh Westbrook. Nous sommes tous des Australiens. Nous devons cesser de penser à l’Angleterre comme à notre patrie. Nous ne devons plus chercher de l’autre côté de l’océan la protection et la sécurité. Il est temps que nous devenions adultes, sous l’identité d’un peuple uni. » Pauline avait entendu Hugh parler de la possibilité d’une fédération des colonies australiennes. Au cours de près de cent années écoulées depuis l’arrivée des premiers Blancs, avait-il dit, le continent australien s’était divisé en six États indépendants, chacun doté de son propre gouvernement. Chacun de ces États ne coopérait pour ainsi dire pas avec ses voisinschaque colonie possédait son propre système postal avec ses propres timbres, sa propre armée, sa propre marine. Chaque colonie taxait lourdement les produits importés d’une autre. Chacune avait des voies ferrées d’un écartement particulier. Tout cela, de l’avis de Hugh, était contraire aux intérêts de tous les Australiens. « Il est ridicule, avait-il écrit dans le Times, qu’un homme, lorsqu’il voyage de Nouvelle-Galles du Sud en Victoria, doive modifier l’heure à sa montre, sous prétexte que les deux colonies ne parviennent pas à s’accorder sur ce point. Une telle rivalité entre nos colonies l’emporterait aisément sur la rivalité entre États européens. » Le patriotisme déclaré de Hugh à l’égard de l’Australie emplissait Pauline de fierté. Elle n’en était que plus attirée vers lui. Elle abandonna sa coiffeuse. Elle sentait naître en elle une inébranlable résolution. Cette visite à Merinda ne soulevait ni doutes ni craintes. Elle devait s’y rendre. Ses sept années de mariage avec Colin ne lui avaient pas donné d’enfants. Un rendez-vous avec John Prior, un homme qui la troublait mais qu’elle n’aimait pas, était pour bien des raisons impensable. La solution se trouvait à Merinda. 4 Le cavalier pénétra dans la cour, mit vivement pied à terre et confia sa monture à un garçon d’écurie. La véranda qui, autrefois, avait bordé la façade de la petite maison de bois longeait maintenant un côté de la cuisineune nouvelle maison avait été construite, et les deux bâtiments étaient reliés par un passage couvert. Les stores de forte toile verte étaient tirés sur la verrière de la cuisine pour la protéger des rayons du soleil couchant. Hugh passa l’angle, atteignit par une brèche ménagée dans la haie le petit jardin qui s’étendait devant la maison la plus récente. C’était une habitation modeste, avec un toit très haut, en forme de pyramide, pour permettre la circulation de l’air par les jours les plus chauds, et une véranda spacieuse, ornée de meubles en rotin et de plantes en pots. Hugh trouva Joanna sur la pelouse. Installée sur un tabouret, elle séchait à l’aide d’une serviette ses cheveux qu’elle venait de laver. L’intimité de ce petit jardin lui avait permis de défaire les premiers boutons de son corsage et de retrousser ses manches. Elle brossait maintenant sa longue chevelure brune aux reflets chatoyants. Hugh s’immobilisa pour la contempler. Huit années de mariage n’avaient en rien atténué la magie de Joanna ni le pouvoir qu’elle possédait de l’émouvoir profondément, même dans des circonstances aussi prosaïques. La première fois qu’il avait surpris Joanna dans l’accomplissement de ce rite hebdomadaire, il l’avait prise dans ses bras pour l’emporter dans la maison et lui faire l’amour, sans se soucier de ses cheveux encore humides qui collaient à ses épaules nues. Cette fois encore, il avait envie d’en faire autant. Mais, en huit ans, les circonstances avaient changé. Joanna et lui n’étaient plus aussi libres de s’abandonner à leurs impulsions sexuelles. Hugh entendait les voix d’Adam et de Beth qui jouaient sur la véranda de derrière. Par la fenêtre du salon, il apercevait une servante qui astiquait un meuble. Et, en arrivant, il avait remarqué un ouvrier, du côté de la façadel’homme ne pouvait pas apercevoir Joanna, mais tout de même... Il appela sa femme, brandit le paquet de courrier qu’il rapportait de Cameron Town. Ils allèrent s’installer sur la véranda, un peu abritée de la chaleur, et Joanna demanda à la servante d’apporter le thé. C’était là, pour eux, un rite quotidienils marquaient une pause dans leurs occupations, prenaient connaissance du courrier, échangeaient leurs nouvelles. Cette heure paisible n’appartenait qu’à eux seuls. Joanna reboutonna son corsage, baissa ses manches, mais laissa ses cheveux sécher librement. — Une lettre de Karra Karra! s’écria-t-elle. Dans la soirée de leur dernier jour à Melbourne, quelques heures seulement après avoir découvert, grâce à Adam, la brochure sur Karra Karra, Joanna avait écrit une lettre à la Mission, située sur la frontière de Nouvelle-Galles du Sud. Elle avait expliqué les raisons qui la poussaient à rédiger cette missive, avant de demander s’il existait des traces écrites d’un séjour des Makepeace. Pendant qu’elle lisait la réponse d’un certain William Robertson, directeur de la Mission, Hugh ouvrait son propre courrier. — Voilà vraiment une bonne nouvelle! dit-il au bout d’un moment. C’est une lettre de McNeal. Il sera libre de venir nous voir dans deux mois, après la fermeture de l’Exposition. Il n’a aucun autre projet immédiat, dit-il, et il pourra se remettre sans tarder à la construction de notre maison. Je vais lui répondre et l’inviter, ainsi que sa femme, à séjourner chez nous. Nous avons toute la place voulue. Descendre à l’hôtel, en ville, représenterait une dépense superflue. Il leva les yeux sur Joanna. — Eh bien, que dit la Mission ? Elle parcourut de nouveau la lettre. — Le directeur ne dit pas grand-chose. C’est assez curieux. Il ne fait pas mention de mes grands-parents et ne répond à aucune de mes questions. En revanche, il nous invite à venir à la Mission quand il nous plaira. — Peut-être a-t-il trop à dire et préfère-t-il te l’exposer de vive voix. — Oui, peut-être. Elle remit la lettre dans son enveloppe. — Oh, Hugh, est-ce bien, à ton avis, le Karra Karra que je cherche depuis si longtemps ? Il y a là quelque chose qui m’intrigue. — Nous allons nous y rendre tout de suite pour en avoir le coeur net, déclara-t-il. Jacko, le régisseur de Merinda, apparut à ce moment dans l’ouverture de la haie. — Nous avons des ennuis, Hugh, dit-il. Les forages six et sept se sont ensablés. Hugh se leva et remit son chapeau. — Très bien. Allons voir ce que nous pouvons faire. Il posa un baiser sur la joue de Joanna. — J’essaierai d’être de retour pour dîner. Mais peut-être serai-je obligé de passer la nuit dehors. — Alors, j’enverrai Ping-Li avec un panier. Elle le regarda s’éloigner, avant de se replonger dans la lecture de la lettre énigmatique venue de Karra Karra. Mais soudain, s’encadrant à son tour dans l’ouverture de la haie, apparut Pauline MacGregor. — Pauline! dit Joanna, surprise de cette apparition. Bonté divine, entrez donc. Je crains bien que vous n’ayez manqué de peu mon mari. — Oui, je sais. J’ai attendu son départ. C’est vous que je viens voir. — Je vous en prie, entrez. Il fait plus frais au salon. Puis-je vous offrir une tasse de thé ? — Non, je vous remercie. Elles pénétrèrent dans la maison, où la pénombre fleurait l’encaustique au citron et les fleurs d’automne. Pauline se remémorait sa dernière visite à Merinda. A l’époque, Hugh vivait dans cette déplorable petite cabane qui n’avait pas l’air habitée. Il avait maintenant une véritable maison, modeste mais bien tenue, embellie à l’extérieur par les plantes grimpantes et les arbustes fleuris. Le salon, sans rien de luxueux, montrait un ordre méticuleux, des meubles neufs, un tapis de Turquie aux vives couleurs, des abat-jour à franges, des photos encadrées, des rideaux de dentelle. Pauline, malgré elle, se posait l’éternelle question« Que serait-il advenu si... » — Que puis-je faire pour vous ? demanda Joanna. La visiteuse la regarda. Elles ne s’étaient pas vues depuis longtemps. Pauline trouvait à son hôtesse une allure extraordinairement jeune. Elle n’avait pas encore trente ans, se rappela-t-elle. Avec ses cheveux qui retombaient librement sur ses épaules et son dos, elle ne paraissait même pas son âge. — Je suis venue vous trouver pour une raison strictement personnelle, dit Pauline, et je ne sais trop par où commencer. Joanna attendit la suite. Pauline abaissa son regard sur ses deux mains serrées sur ses genoux. — Je me suis laissé dire que vous étiez... discrète. — Vous avez ma parolerien de ce que vous pourrez me dire ne franchira ces murs. — Fort bien. J’irai droit au but. Vous n’ignorez pas que je suis mariée depuis sept ans et que je n’ai pas encore d’enfants. J’ai entendu dire que vous aviez pu aider Verity McManus à concevoir un bébé, alors que les médecins et Polly Gramercy lui avaient assuré qu’elle n’avait aucune chance. Pourriez-vous m’aider ? — C’est possible, répondit Joanna. Mais nous devrons d’abord essayer de découvrir la cause de votre stérilité. C’est bien souvent assez facile à corriger. — Avant d’aller plus loin, je dois d’abord vous faire un aveu, dit Pauline. Elle promenait son regard sur le salon qui aurait pu être le sien, sur les portraits des deux enfants, sur les petits vases de fleurs posés sur des napperons, sur la Bible ouverte sur son lutrin. A l’arrière-plan, des sons familiers montaient de la cuisine, de jeunes voix venaient de la véranda. Comparé à tout cela, Kilmarnock faisait figure de musée. Ce n’était pas un foyer, pas même une maison, rien qu’un dépôt de reliques et d’ostentation. Elle reporta son regard sur Joanna. — Je vous en ai voulu tout ce temps, déclara-t-elle, parce que je pensais que vous m’aviez volé Hugh. Je comprends maintenant qu’il ne m’a sans doute jamais appartenu. Surtout dans l’année qui a suivi l’épidémie de typhoïde... je nourrissais à votre égard des sentiments particulièrement hostiles. Voilà pourquoi j’ai commis une action qui me fait honte, à présent. Joanna la considérait sans comprendre. Elles étaient depuis si longtemps vaguement rivales que cette soudaine intimité et la confession qu’elle sentait proche la laissaient perplexe. — Je parle des deux mille cinq cents hectares dont mon frère était autrefois propriétaire, reprit Pauline. Le long de la limite nord de Merinda. Colin désirait les avoir, je le savais. Cela faisait partie de sa réaction perverse à la mort de Christinail voulait se venger de Hugh. J’ai offert ces terres à Colin pour l’engager à m’épouser. J’ignorais ce qu’il allait en faire. Je regrette que vous et Hugh ayez souffert de si lourdes pertes au cours de cette tempête. Joanna ouvrait de grands yeux. — Je ne comprends pas, dit-elle. J’avais entendu des rumeurs à propos de cette vengeance mais j’ignore de quoi vous parlez. Pauline, alors, lui retraça sans détours la nuit où Christina était morte. Hugh, précisa-t-elle, avait déclaré que Joanna se rendrait à Kilmarnock dès qu’elle serait réveillée. — J’ai menti à Colin. Je savais alors que Hugh vous avait préférée à moi et je vous haïssais l’un et l’autre. J’ai donc dit à Colin que vous aviez refusé de venir au chevet de sa femme. — Ainsi, lorsqu’elle est morte, il nous en a voulu, à Hugh et à moi... — Oui. — Je vois. Joanna se leva, alla s’accouder à la cheminée. Elle passa un doigt sur le manteau. Peony avait encore oublié de l’épousseter : elle devrait lui en faire la remarque. Au bout d’un moment, elle dit — J’apprécie votre franchise, Pauline. Ce fut une terrible tragédie. Nous avons perdu deux hommes, dans cette tempête, et nous avons même failli perdre Hugh. Merinda en a longtemps subi les conséquences. Mais nous nous en sommes sortis, et l’on ne peut pas toujours contrôler ses sentiments. Nous devrions, je crois, oublier tout cela. Même si Larry la Ficelle, pensait-elle tristement, et un gamin de quinze ans sont morts à la suite de cet acte de vengeance. Elle retourna s’asseoir dans son fauteuil. — Je vais devoir vous poser quelques questions personnelles, reprit-elle. Elle réfléchirait plus tard à la confession de Pauline, lorsqu’elle se retrouverait seule. Elle déciderait alors si elle devait ou non en parler à Hugh. — Vous pouvez me poser toutes les questions qu’il vous plaira, déclara Pauline. — Faites-vous l’amour très souvent, votre mari et vous ? Faire l’amour, pensa Pauline. Nous partageons un lit, nous avons des relations sexuelles. L’amour n’y est pour rien. — Une fois par semaine, répondit-elle. — La position a parfois de l’importance, en matière de conception. êtes-vous étendue sur le dos ? Pauline se sentit rougir. Même les médecins qu’elle avait consultés n’avaient pas sollicité des détails aussi intimes. — Oui. Joanna posa encore quelques questions... Pauline se levait-elle aussitôt après ? Prenait-elle tout de suite un bain ? avait-elle coutume de faire des injections vaginales?... Elle se mit ensuite à expliquer combien Ton était encore ignorant de ce qui concernait un corps de femme et le mystérieux processus de la reproduction. Elle avait acheté à Melbourne un livre, La Gynécologie moderne qui avait été écrit, quelques années plus tôt, par un médecin américain en renom et faisait référence à la découverte assez récente de l’ovule humain. L’ovule, expliquait l’auteur, pouvait fort bien être soumis à un cycle périodique, en relation peut-être avec le cycle menstruel. Il suggérait même que la menstruation pouvait, après tout, n’être pas déclenchée par la lune, comme on le croyait couramment, mais par des facteurs physiologiques internes au corps. La communauté médicale dans son ensemble repoussait avec mépris ce genre de théories. Joanna, elle, se demandait s’il était possible qu’il eût raison. Existait-il chez les femmes, se demandait-elle maintenant, un cycle régulier, prévisible par un moyen quelconque ? Elle pensait aux éleveurs de moutonsils savaient depuis des siècles que les brebis n’étaient fécondables qu’à certaines époques que l’on pouvait prévoir. Peut-être, se disait-elle, les femmes, elles aussi, n’étaient-elles fécondes qu’à certains jours de leur cycleon pourrait alors déterminer ces jours-là et en établir le graphique. Elle revint à sa visiteuse. — Je vais vous demander, Pauline, de tenir un journal durant tout le cours de deux ou trois cycles. Écoutez votre corps. Notez ce que vous éprouvez chaque jour, chaque heure, si possible. Je vais vous donner un thermomètre. Prenez votre température chaque jour. Reportez-la sur un graphique. Notez tous les changements que vous éprouvez, même s’ils vous semblent insignifiants. Décrivez vos émotions, par exemple, les envies qui peuvent vous saisir, les maux de tête ou d’autres troubles. Peut-être verrons-nous émerger un motif. Nous pourrions alors être en mesure de déterminer à quel moment vous êtes le plus fertile. — Je ferai tout ce que vous proposerez. — Je ne peux rien garantir. Mais, si j’en crois ce que j’ai lu à propos d’expériences faites selon cette théorie du cycle qu’on appelle ovulation, on a obtenu certains résultats prometteurs. Toutes deux se levèrent, se regardèrent. — En attendant, ajouta Joanna, rappelez-vous mes recommandations : mettez un oreiller sous vos hanches et, après l’acte, restez un moment allongée sur le dos. Évitez aussi de boire n’importe quelle infusion, comme le genièvre. En se remettant en selle pour quitter Merinda, Pauline songeait aux suggestions de Joanna. Un calendrier, un graphique de température... L’amour lui paraissait loin de tout cela. Chapitre XX 1 Sarah, debout devant la glace, examinait son image. Tout juste sortie du bain, elle était nue. Philip McNeal et sa femme allaient arriver à Merinda d’un instant à l’autre. Hugh était parti les attendre à la gare. Toute la maison était animée par les préparatifs de dernière minute. Sarah entendait, dans le vestibule, Beth enjoindre au vieux chien, Button, d’être sage. Adam demandait à Joanna si M. McNeal leur raconterait des histoires d’Amérique. Joanna affirmait à Mme Jackson, la cuisinière, que sa meringue aux pêches aurait un énorme succès auprès des invités. La maisonnée était sur le pied de guerre depuis le moment où Hugh et Joanna avaient offert l’hospitalité aux McNeal et où ceux-ci avaient accepté. Joanna avait exigé un grand nettoyage de fond en comble. Avec l’aide de deux filles engagées provisoirement dans le voisinage, les pièces rustiques avaient été mises sens dessus dessous, avec la vigueur qu’aurait demandée un palais. On avait décroché les rideaux, enlevé les tapis, frotté et ciré les parquets, lavé et repassé la literie. Tout ce qui ne pouvait être déplacé avait été dépoussiéré, réparé, astiqué. La maison sentait l’huile de citron et les arômes mêlés de tout ce que Mme Jackson avait cuit ou rôti depuis une semaine. Les McNeal habiteraient à Merinda durant tout le temps qu’il faudrait pour construire la nouvelle maison. Philip dormirait dans la chambre de Sarah avec sa femme. Sarah allait emménager dans la chambre voisine, avec Beth. Elle entendit les autres gagner la véranda, où ils accueilleraient les visiteurs. Elle-même s’attardait. Elle avait traîné dans son bain et elle traînait à présent devant sa glace, examinant d’un oeil critique ses seins généreux, ses hanches larges. Elle enviait à Joanna ses formes minces. Elle songea à Philip. Elle était surprise qu’il fût marié. Elle avait vu en lui un esprit libre de toutes racines, une âme à qui le mouvement était indispensableil suivait en quelque sorte son propre Chemin de Cantilène. Peut-être ce chemin l’avait-il conduit à la femme qu’il avait épousée, peut-être représentait-elle ce qu’il avait cherché. Depuis le jour où ils s’étaient retrouvés, à l’Exposition, Sarah n’avait guère pensé à autre chose, et elle en était troublée. Elle avait eu autrefois pour lui, elle le savait, une passion d’enfant mais elle n’avait pas espéré le revoir. Le flot d’émotion qui l’avait envahie quand elle avait vu Philip à Melbourne l’avait prise au dépourvu. Elle cherchait maintenant à mettre au clair ses sentiments. En tout cas, se disait-elle, elle n’était pas en train de retomber amoureuse de lui. Elle se demandait ce qu’il pensait d’elle. Que s’était-il passé dans son esprit lorsqu’il l’avait revue ? Elle avait lu sur son visage une expression de surprise. Sarah essaya de se représenter la femme de Philip. Elle n’imaginait pas, à son bras, une épouse qui ne fût pas une femme forte, substantielle. Elle pensa à Pollen dans le Vent. Peut-être était-ce elle qu’il avait épousée. Il avait fait un tell éloge des Indiens d’Amérique. Mais elle s’appelait Alice. Il l’avait écrit dans sa dernière lettre. Le prénom de sa femme était Alice. Blonde, peut-être, se disait Sarah, avec des yeux bleus et une peau blanche, très blanche. Peut-être même une dame de haute lignée. En dépit des volets fermés et des toiles à sac mouillées dont on avait recouvert les murs extérieurs, pour rafraîchir la maison, il faisait chaud. Le soleil de fin d’après-midi taillait son chemin entre les lattes des persiennes. Sarah se posa les mains sur les seins. Sa peau était moite, brûlante. Elle ferma les yeux. Philip était marié, se dit-elle. Des pas pressés qui résonnaient dans le couloir la rappelèrent au sens de l’heure. Elle entendit presque aussitôt la voix de Beth résonner dans toute la maison« Les voilà! Les voilà! » Vivement mais avec soin, Sarah s’habilla, et ses doigts tremblèrent sur les boutons de son corsage blanc. Le col montant et les poignets étaient empesés. Ses jupons pesaient lourds. Elle se prit soudain à détester ces vêtements gênants, qui ne convenaient pas par cette chaleur. Elle se demandait souvent pourquoi les Australiennes, alors qu’elles vivaient sous un climat si chaud, persistaient à se vêtir comme si elles se trouvaient encore dans la brumeuse fraîcheur de l’Angleterre. Mais elle se conformait à la règle. Elle se serrait la taille dans un corset, elle relevait ses cheveux au sommet de sa tête, elle épinglait à son col une broche ornée d’un camée, et enfermait ses pieds dans des bottines de cuir à talons hauts. Sarah émergea sur la véranda au moment précis où la voiture s’arrêtait dans la cour. Beth aurait voulu courir dans l’allée pour accueillir les visiteurs, mais Joanna la retint d’une main posée sur son épaule en murmurant« Conduis-toi comme une dame. » Dans l’air immobile de l’après-midi, la surexcitation de chacun était palpable. Il arrivait que des invités vinssent séjourner à Merinda, mais il s’agissait généralement d’autres éleveurs, amis de Hugh. Un architecte venu d’Amérique, c’était tout différent. Hugh descendit de voiture d’un côté, Philip de l’autre. Tous deux tendirent la main vers Mme McNeal et le petit garçon qui l’accompagnait pour les aider à mettre pied à terre. — Elle est bien jolie! murmura Mme Jackson qui se tenait derrière Joanna. Mais si jeune. Pas même vingt ans, à mon avis. Le regard de Sarah restait fixé sur Alice McNeal. Elle détaillait la petite silhouette vêtue d’un costume de voyage en velours brun, la délicatesse avec laquelle Alice posait le pied sur le sol, la courbe gracieuse de son poignet lorsqu’elle accepta le bras de Philip, le sourire réservé adressé à Hugh. Quand McNeal prit le petit garçon par la main, Sarah constata qu’Alice arrivait à peine à l’épaule de son mari. Comparée aux deux hommes qui remontaient l’allée à ses côtés, Mme McNeal ressemblait presque à une poupée. Sarah remarqua la chevelure d’un noir de jais relevée sous une élégante petite capote, le teint plus blanc encore qu’elle ne l’avait imaginé, le genre de visage en forme de coeur qui était alors en vogue dans tous les magazines de mode. — Madame Westbrook, j’aimerais vous présenter ma femme, Alice, dit Philip. Les mains tendues, Joanna descendit les quelques marches. — Je suis si heureuse de faire votre connaissance, madame McNeal. Soyez la bienvenue à Merinda. Tandis qu’Alice McNeal gravissait les degrés, Sarah aperçut un sourire las, des yeux enfoncés dans les orbites, sombres. Elle fut frappée par une expression de mélancolie qui n’avait pas été apparente de loin. — Voici mes enfants, Adam et Beth, poursuivit Joanna. Et Sarah King, qui vit avec nous. Sarah eut l’impression de voir le regard d’Alice s’attarder sur elle un peu trop longuement. Tout le monde pénétra dans la maison. Ils entrèrent dans le salon où le chaos régna durant quelques minutesButton, d’un coup de queue, renversa un guéridon, tandis qu’Adam demandait à M. McNeal s’il avait déjà vu des séquoias géants, et que Peony Jackson s’efforçait nerveusement d’emplir des verres. Finalement, Hugh dit à Philip — Si nous descendions jusqu’à la rivière pour jeter un coup d’oeil sur le chantier ? J’ai hâte d’avoir votre opinion. — Mais, Hugh, mon très cher, intervint Joanna, nos invités viennent tout juste d’arriver. Cette visite ne peut-elle attendre qu’ils soient reposés ? Philip, lui, était déjà debout. — Pas du tout, madame Westbrook. Je suis pressé de me mettre au travail. J’ai apporté quelques idées nouvelles qui vont vous plaire, je pense. L’éclairage au gaz, par exemple. Dans dix ans, je vous le prédis, continua-t-il en se dirigeant vers la porte avec Hugh, toutes les maisons s’éclaireront au gaz. Si nous réalisons dès maintenant l’installation nécessaire, cela vous épargnera plus tard des travaux coûteux. Quant à la plomberie intérieure... Les deux hommes sortirent en devisant, suivis à quelques pas par Beth, son chien et Adam. Quand Joanna offrit à Mme McNeal la possibilité d’aller se rafraîchir, cette dernière accepta aussitôt — Nous en serions heureux, Daniel et moi, madame Westbrook. Le voyage a été exténuant. — Je vais vous conduire à votre chambre, dit Joanna. Mais, au même instant, Hugh apparut sur le seuil. — Joanna ? Ne veux-tu pas nous accompagner ? — Allez, Joanna, dit Sarah. Je vais conduire Mme McNeal à leur chambre. Sarah se chargea d’une valise et s’engagea dans le couloir, suivie d’Alice qui tenait par la main son petit Daniel de trois ans. — Il fait si chaud, dehors, remarqua la visiteuse. Comment faites-vous pour maintenir une telle fraîcheur dans la maison ? — Nous suspendons des toiles humides sur les murs extérieurs. En s’évaporant, l’humidité rafraîchit l’intérieur. Elle pénétra la première dans sa chambre. On y avait ajouté un second lit, et toutes les affaires de Sarah avaient été enlevées. — La commode a été vidée à votre intention, dit-elle en ouvrant les tiroirs. Et vous avez toute la place voulue dans la garde-robe. Elle s’approcha de la porte-fenêtre protégée par des persiennes. — Ceci donne sur la véranda, ce qui rafraîchit la chambre durant la nuit. Vous trouverez de l’eau froide dans les pots qui sont sur la table de toilette et des serviettes sur la planche supérieure du placard. Si vous avez besoin d’autre chose... Daniel, brusquement, échappa à la main de sa mère et sortit en courant de la pièce. — Daniel! s’écria Alice, en se lançant à sa poursuite. Sarah et elle le retrouvèrent dans la chambre voisine, celle de Beth. Il tendait la main vers la poupée en fourrure qui trônait sur le lit. — Non, non, Daniel, dit sa mère. Ce n’est pas à toi. — Il peut la prendre, intervint la jeune fille. Il n’y a aucun mal à ça. Alice regarda l’enfant serrer contre lui le jouet étrange. — Quelle curieuse poupée, remarqua-t-elle. On dirait un oreiller en fourrure. Qu’est-ce donc ? — A la vérité, nous n’en savons rien. Il appartenait à la mère de Joanna... Il s’appelle Rupert, dit Sarah, penchée vers Daniel. Et il est très vieux. Tu vas prendre bien soin de lui, n’est-ce pas ? Alice regardait autour d’elle. Le second lit, visiblement, n’appartenait pas à cette pièce. — Vous nous avez cédé votre chambre, n’est-ce pas, miss King? Je suis désolée de vous déranger ainsi. J’ai dit à Philip que nous serions parfaitement bien dans un hôtel, Daniel et moi, mais il a insisté pour que nous venions ici. — C’est sans importance, répondit Sarah. Je partagerai pendant quelque temps la chambre de Beth. Et, je vous en prie, appelez-moi Sarah. Alice posa sur elle un regard incertain. Elle devait avoir environ vingt-cinq ans, et s’exprimait avec un accent anglais. — Je suis un peu déconcertée par tout ceci, je l’avoue, dit Alice avec un sourire confus. Philip et moi n’avons cessé de voyager depuis notre mariage. Nous avons quitté l’Angleterre pour vivre en Amérique, et, quand nous avons quitté l’Amérique pour venir à l’Exposition, je pensais que notre absence ne durerait pas bien longtemps. Je m’ennuie des miens, voyez-vous. Ils sont tous en Angleterre, et je ne les ai pas vus depuis si longtemps. Elle regarda le petit garçon qui tournait et retournait Rupert dans tous les sens, comme s’il cherchait à distinguer le haut du bas. La transpiration collait des boucles noires sur le front de Daniel. — Il n’a jamais connu de véritable foyer, reprit Alice, d’une voix sourde. Philip et moi avons toujours vécu à l’hôtel, car sa profession l’amène à se déplacer fréquemment. Il y a eu ensuite le long voyage jusqu’en Australie et ces cinq mois passés à l’Exposition. Et maintenant... Elle regarda Sarah, avec ce même sourire confus. — Mais nous allons fort bien nous tirer d’affaire, j’en suis sûre. Merci de nous avoir abandonné votre chambre. C’est très généreux de votre part. Après tant d’années d’hôtels, une maison est si agréable. Daniel va être très heureux, ici. — Il pourra jouer avec Beth et les animaux. Il existait, chez Alice McNeal, se disait Sarah, une tristesse presque tangible. La jeune femme la regarda longuement. — Philip m’avait parlé de vous, déclara-t-elle. Vous êtes aussi charmante qu’il me l’avait dit. Sarah sortit, referma la porte sans bruit. Elle s’efforçait de démêler des émotions confusesles sentiments inattendus que Philip éveillait en elle, la compassion pour sa femme, de la pitié, aussi, pour le petit garçon qui n’avait jamais connu de foyer. 2 Tout en mesurant avec soin les feuilles de fenouil qu’elle jetait dans un pot d’eau bouillante, Sarah essayait de ne pas penser à Philip. Elle confectionnait des sirops aux herbes dans le solarium. La soirée s’avançait. Joanna et Alice étaient dans le salon, avec Beth et Daniel. Hugh et Philip étaient retournés à la rivière, pour contempler au clair de lune les fondations de la maison. Sarah entendait au loin le hurlement mélancolique des dingos. La nuit semblait l’envelopper à la manière d’un velours sombre. Les étoiles elles-mêmes paraissaient brûlantes. La lune était si grosse, jaune et lumineuse qu’on eût dit un autre soleil. Sarah avait la peau moite, elle sentait ses jupons lui coller aux jambes. Tout en regardant les feuilles de fenouil frémir dans l’eau dont elle surveillait l’ébullition pour éviter une évaporation trop rapide, elle revoyait Philip assis de l’autre côté de la table du dîner, la façon dont la lumière des bougies avait éclairé son visage. Elle avait été fascinée par le reflet de moiteur sur sa lèvre supérieure. Elle s’était surprise à contempler fixement sa bouche pendant qu’il parlait. De temps à autre, elle avait cru sentir son regard se poser sur elle. Y avait-il eu dans ses yeux une muette communication ? Elle se reprochait son imagination débridée. C’était là encore un de ses tours, si Philip avait paru la regarder plus souvent qu’il ne regardait les autres, et si, tandis qu’il parlait avec les autres convives, il avait semblé ne voir qu’elle. Elle-même ne s’était-elle pas rendue coupable de le dévisager constamment ? Avait-elle jeté un seul coup d’oeil sur ses compagnons ? Aurait-elle été capable de dire comment Alice et Joanna étaient vêtues pour le dîner ? Sarah avait à peine mangé. Elle avait entendu la voix douce d’Alice McNeal décrire leur long voyage en mer depuis San Francisco mais elle n’avait pas quitté des yeux son verre à vin. Elle avait écouté le rire chaleureux de Philip emplir la pièce, elle l’avait entendu appeler sa femme « très chère ». Par la suite, quand les autres étaient passés au salon, Sarah s’était excuséesi elle abandonnait trop longtemps le fenouil, avait-elle dit, il perdrait de ses qualités. Elle leva un instant les yeux pour contempler par la fenêtre les plaines baignées de clair de lune. La présence de Philip dans la maison, se disait-elle, allait être bien troublante. Elle perçut le craquement d’une branche et le vit émerger des arbres. — Oh, bonsoir, dit-il en abordant le seuil. Je cherchais Joanna. Alice est allée se coucher, et Hugh pensait que Joanna serait peut-être ici. Elle pourrait être en mesure de m’aider, m’a-t-il dit. — Joanna doit être en train de lire une histoire à Beth. puis-je vous être d’un quelconque secours ? Il eut un sourire un peu gêné, releva une manche. — Ce n’est rien, sans doute, mais quelque chose, du côté de la rivière, semble avoir sur moi un effet désagréable. Elle l’invita à entrer. Lorsqu’il se montra en pleine lumière, elle vit une éruption sur son avant-bras. — Il doit s’agir d’une allergie, déclara-t-elle. Mais je ne me rappelle pas que pareille chose vous soit arrivée la dernière fois que vous avez séjourné parmi nous. — Vous avez raison. Mais je crois savoir ce que c’est. J’ai déjà connu ce genre d’inflammation chez moi, en Amérique. Joanna aurait-elle planté un peuplier dans son jardin ? Je suis allergique aux peupliers. — Nous avons fait venir plusieurs arbres d’Amérique, il y a quelques années. Il y avait des peupliers parmi eux. Approchez-vous, je vais vous soigner. Philip releva l’autre manche, s’assit sur un tabouret, près du comptoir. — Les deux bras sont pris, j’en ai peur, dit-il. Et ça brûle comme le feu. Il promena son regard autour de la pièce qui, dans la journée, était exposée au soleil. Elle était encombrée de plantes en pots ou suspendues au plafond, de planches de semences, de plateaux de feuilles et de tiges en cours de séchage. Sur le comptoir se pressaient des flacons, des fioles, des bocaux. Les parfums du fenouil se mêlaient à ceux du miel. Mais c’était surtout Sarah qui retenait son attention. Sarah, dont l’apparition à l’Exposition avait soulevé en lui un flot surprenant d’émotion, et dont il n’avait pu, depuis lors, écarter le souvenir. Elle revenait vers lui. — Voilà. Ceci devrait calmer l’irritation. Elle déboucha un bocal, prit au bout de ses doigts une mixture crémeuse et l'étala doucement sur les bras de Philip. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Il regardait la main de Sarah aller et venir lentement, remarquait le contraste entre la peau brune et le blanc de la chemise, respirait son parfum discret. — Du calendula, dit-elle. Ça ne va pas guérir l’éruption, mais les effets en seront calmés. La seule façon de vous débarrasser de la cause, c’est de vous tenir à l’écart des peupliers. Après un instant de silence, il reprit — La nuit est vraiment très chaude. — Nous sommes au beau milieu d’une période de sécheresse d’automne. — En Amérique, mai est un mois de printemps, pas d’automne. Lors de mon précédent séjour, j’ai eu beaucoup de mal à m’adapter au renversement des saisons. J’ai découvert autre chose aussi. Saviez-vous, Sarah, que l’eau qui s’écoule par un tuyau tourne ici dans la direction opposée de celle qu’elle prend dans l’hémisphère nord ? Encore un fait auquel on s’adapte difficilement. — Voilà, dit-elle en souriant. Vous devriez vous sentir soulagé pendant quelque temps. Gardez ce bocal. Appliquez un peu de crème toutes les fois que l’irritation reprendra ou quand elle vous gênera particulièrement. Philip rabattit ses manches. Sarah retourna au comptoir. Il était temps d’ajouter le miel au fenouil et de faire refroidir le mélange. — Je suis heureux de vous revoir, Sarah, dit-il. A vrai dire, je ne m’attendais pas à vous retrouver à Merinda. Je pensais que vous seriez mariée, à présent, et que vous vivriez ailleurs. — Non, fit-elle doucement. Je ne suis pas mariée. Il eut envie de lui demander pourquoi. Mais la question aurait été indélicate. Sarah était ce qu’en Amérique on appelait une sang-mêlé. Sans doute les mêmes préjugés avaient-ils cours ici aussi, en Australie. — Savez-vous toujours certaines choses, Sarah ? — Que voulez-vous dire ? — Vous aviez, je m’en souviens, des prémonitions. Un don de double vue, en quelque sorte. Rappelez-vous la nuit de la tempête, où Hugh a perdu tous ces moutons. Vous saviez qu’une catastrophe allait se produire. Avez-vous encore ce genre de pressentiments ? — Quelquefois mais pas très souvent. Le don semble s’être affaibli. Peut-être parce que j’ai grandi. — C’est vrai. Vous avez grandi, Sarah. Vous n’êtes plus la fillette dont j’avais gardé le souvenir. — J’ai un aveu à vous faire, dit-elle en riant. J’avais pour vous une passion violente, à l’époque. Je la prenais très au sérieux. Après votre départ, je me suis langui de vous. — Vraiment ? Combien de temps ? — Un mois au moins! Il rit à son tour. Leurs regards se retinrent un instant, et Sarah concentra de nouveau son attention sur le sirop de fenouil. Elle prit, sur l’étagère au-dessus du comptoir, quelques pots de terre, les aligna, versa dans chacun un peu de sirop. — Qu’allez-vous faire de ça ? demanda Philip. — Ça calme les douleurs d’estomac. C’est aussi un diurétique. Ils se turent à nouveau. Philip examinait le petit bocal, dans sa main. Fait d’un verre violet opaque, lourd et lisse, il était fermé par un épais disque de liège. L’étiquette disait« Crème au calendula. Février 1880. » — Alice paraît charmante, reprit Sarah. Comment l’avez-vous connue ? — Je voyageais en Angleterre. Nous nous sommes connus par l’entremise d’un ami commun. — Vous voyagez vraiment beaucoup, Philip. — Oui, c’est vrai. Je ne sais pas rester en place. Les mains de Sarah s’immobilisèrent sur son travail. — Lors de votre dernier séjour, je m’en souviens, vous .. cherchiez certaines réponses. Les cherchez-vous encore ? . — J’ignore si elles existent, Sarah. Je travaille, voilà tout. — A construire les maisons d’autres gens, sans en avoir une à vous ? Il la dévisageaitles pommettes saillantes, les lèvres pleines, les boucles folles, échappées au chignon, qui retombaient sur la nuque. Il était frappé de stupeur devant une sensualité criante, à peine atténuée par la délicatesse soigneusement calculée des perles minuscules des boucles d’oreilles, par la 374 modestie de la broche ornée d’un camée, par les peignes en écaille de tortue qui maintenaient la luxuriante chevelure.! Elle bouchait les pots de grès. — Vous savez, Philip, dit-elle, si vous étiez un Aborigène, je dirais que vous partez bien souvent en errance. Je dirais que vous suivez votre Chemin de Cantilène. — Faut-il dire que je le suis ou que je le cherche? Un Chemin de Cantilène peut-il faire le tour du monde, Sarah ? — Oui, mais il doit bien se terminer quelque part. Tout comme le Rêve a eu un commencement, il doit avoir une fin. — Je saison appelle ça la vie et la mort. Peut-être ma vie est-elle mon Chemin de Cantilène, sans que je sache où elle me mène. — Vous vous êtes coupé les cheveux, je vois, dit-elle en souriant. — Il y a un an ou deux. Alice n’aimait pas les voir longs. Pour moi, c’était un souvenir du temps où j’avais vécu avec les Navajos. Je pense parfois que c’était la période la plus heureuse de ma vie. Ce temps-là, ajouta-t-il en retenant le regard de la jeune fille, et les six mois que j’ai passés ici. Un grand papillon de nuit se jeta soudain contre la fenêtre, au-dessus du comptoir. Il battait désespérément des ailes pour pénétrer à l’intérieur et trouver la lumière. Sarah l’observait, consciente de la proximité de Philip, de son regard sur elle. Quelque chose était en train de se produire entre eux. Ils le sentaient l’un et l’autre, et en étaient tous deux effrayés. — Parlez-moi du livre que vous écrivez, dit-elle. — Je désire faire des croquis des maisons de la campagne australienne et je veux m’y mettre le plus tôt possible. Je veux parcourir le district et choisir les exemples les plus typiques de l’architecture du pays. Peut-être pourriez-vous m’accompagner pour me faire visiter la région ? — Joanna et moi partons demain pour la Nouvelle-Galles du Sud. Nous avons été invitées à rendre visite à une Mission aborigène. — A votre retour, alors ? — Peut-être. Le papillon, épuisé, s’était envolé, remarqua-t-elle. 3 Joanna s’agitait dans son sommeil. — Où sommes-nous, maman ? Que faisons-nous ici ? La voix de Lady Emily lui parvint de très loin. — Tais-toi, ma petite fille. Nous nous cachons. — Pourquoi nous cachons-nous, maman ? — Pour échapper aux chiens... Joanna se redressa d’un coup dans le lit. — Non! cria-t-elle. Hugh se réveilla subitement. — Joanna? Qu’y a-t-il? Encore un cauchemar? Elle tremblait au point d’avoir peine à parler. — C’était affreux. Et si... si réel. Il l’entoura de son bras. — J’aimerais que tu ailles consulter le docteur McLaren. Il pourrait trouver un remède. — Non, répondit-elle. Le docteur McLaren n’y peut rien. Je dois trouver moi-même le remède. Je t’en prie, mon chéri, rendors-toi. — Et si j’allais te chercher un peu de lait ? Nous pourrions en parler ensemble. Elle lui posa une main sur la joue, sentit la barbe de la veille. Hugh était rentré tard, il devait se lever de bonne heure pour aller voir les troupeaux les plus éloignés, s’assurer qu’ils avaient de l’eau. — Sincèrement, dit-elle, tout ira bien. J’ai simplement envie de me lever pour lire un peu. Elle enfila sa robe de chambre, sortit, referma doucement la porte derrière elle. Dans le salon, elle alluma une lampe, et s’assit dans un fauteuil, la tête rejetée en arrière. Elle ferma les yeux, s’efforça de chasser la migraine. Aucun de ses remèdes n’y ferait rien, elle le savait. La souffrance n’avait pas une origine physique. Seul, un effort mental apaiserait la douleur sourde qu’apportait toujours le cauchemar. Elle avait apporté le journal de sa mère. Elle se mit à le feuilleter, reprit des pages souvent lues, pour essayer d’y trouver un indice jusque-là négligé. La pendule de la cheminée faisait entendre son doux tic-tac. Dehors, quelque chose frémit dans les buissons. Un oiseau de nuit se percha un instant devant la fenêtre, avant de prendre son vol dans un froissement d’ailes veloutées. Joanna tournait lentement les pages. Elle parvint à l’endroit où cessait l’écriture de sa mère, où commençait la sienneses premiers jours à Merinda, ses premières inquiétudes pour Adam, les premiers frémissements de son amour pour Hugh. Elle en vint au jour où Sarah l’avait emmenée au bord de la rivière et lui avait parlé du Rêve Kangourou. « Sarah m’a dit que je suivais un Chemin de Cantilène, avait écrit Joanna, neuf ans plus tôt, et que mon chant participait à la création du monde. Que veut-elle dire par là? Je n’ai pas conscience de créer quoi que ce soit. » Les yeux de la jeune femme demeuraient fixés sur la page. Elle se rappelait soudain d’autres paroles de Sarah qui lui avait expliqué que le journal représentait une sorte de Chemin de Cantilène. Si ce livre est mon Chemin de Cantilène, se disait-elle, peut-être le fait d’y écrire équivaut-il à créer par le chant. Était-ce là ce qu’avait voulu dire Sarah ? Si ce journal est mon Chemin de Cantilène, c’est aussi celui de ma mère, parce qu’il était à elle avant d’être à moi... mais je le continue, tout comme je connais maintenant les cauchemars dont elle a souffert, tout comme j’éprouve la crainte, la terreur qui ont hanté ses derniers jours. Des Chemins de Cantilène, songeait Joanna avec lassitude. Des Serpents Arc-en-Ciel. Des chiens sauvages... Que signifiait tout cela ? Pourquoi ne pouvait-elle résoudre l’énigme ici même ? Il devait bien exister un moyen de modifier le cours d’un Chemin de Cantilène. Elle se refusait à laisser le destin de sa mère devenir le sien... ou le sien celui de sa fille. Elle abandonna le journal, s’approcha du petit secrétaire où elle faisait sa correspondance. Elle alluma la lampe, s’assit, prit une feuille de papier, une plume et écrivit« Chère Tante Millicent, je vous ai déjà demandé par le passé de bien vouloir combler pour moi certaines lacunes dans la vie de ma mère. Par respect pour la douleur que, disiez-vous, réveilleraient de tels souvenirs, je n’ai pas voulu vous presser pour obtenir ces renseignements. Mais, aujourd’hui, je dois insister. J’ai commencé à souffrir de certains maux qui ont tourmenté ma mère durant les mois qui ont précédé sa mort... des cauchemars, des maux de tête, un sentiment de crainte. Il est urgent que j’en détermine la cause. Celle-ci, je le crois, réside quelque part dans son enfance, et vous seule pouvez m’en fournir les détails. Je vous en supplie, Tante Millicent, pour préserver ma santé et celle de ma fille aussi, dites-moi tout ce que vous savez des circonstances qui ont entouré le départ d’Australie de ma mère. Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir 4 Le cocher ne voulait pas en démordre. — Désolé, m’dame, dit-il. J’emmène pas les nègres. Faut que j’ pense aux autres passagers. Ils ont donné leur argent. Ils ont des droits. Joanna n’en croyait pas ses oreilles. Être parvenue jusque-là, après toutes ces heures de voyage, se trouver si près de Karra Karra et voir le conducteur de la- diligence refuser de laisser monter Sarah parce que c’était une Aborigène... — Vous ne parlez pas sérieusement, protesta-t-elle. Vous n’allez tout de même pas nous abandonner ici! — Ça dépend pas d’moi, m’dame, vous comprenez, dit-il en baissant la voix. Moi, j’ai rien contre les nègres. Si ça dépendait que d’ moi, j’ la laisserais monter. Mais les autres passagers... Joanna regarda les cinq personnes descendues du train avec elle et Sarahtrois hommes et deux femmes, installés dans le véhicule, et qui détournaient ostensiblement le regard. — Que voulez-vous que nous fassions ? demanda-t-elle au conducteur ? Il n’y a rien, ici! La halte était signalée par une cabane, rien d’autre. A quelques mètres de la voie ferrée commençait une forêt dense. C’était le terminus pour ceux qui ne continuaient pas jusqu’à Sydney. Ils descendaient là et prenaient la diligence pour continuer leur chemin. — Je regrette, m’dame, mais c’est le règlement de la compagnie. Pas d’Aborigènes. Avec un haussement d’épaules contrit, il se hissa sur son siège. Sarah intervint — Je vous en prie, Joanna, montez. Je vous attendrai ici. — Je pourrais passer la nuit à la Mission, Sarah. Mais toi, où dormiras-tu ? Dans cette cabane ? La jeune femme se retourna vers le cocher. — Pouvez-vous au moins me dire à quelle distance nous sommes de la Mission de Karra Karra ? — Seize kilomètres par la route. Mais ça grimpe tout le temps. Et il va pleuvoir, on dirait. Vous feriez peut-être’ bien d’écouter la fille et d’ venir avec moi. — Je n’en ai pas la moindre intention. Et soyez sûr que je vais écrire à votre compagnie pour me plaindre. — Comme vous voudrez. Il fit claquer les rênes. La diligence s’ébranla, ne tarda pas à disparaître parmi les pins géants. Joanna sentit les premières gouttes de pluie. Les plaines de l’ouest étaient peut-être ravagées par la sécheresse, mais ici, dans les montagnes verdoyantes proches de la frontière de Nouvelle-Galles du Sud, une pluie légère tombait. Joanna reprit sa valise. — Allons, Sarah. Nous ferions bien de nous mettre en route. L’air vif leur donnait des forces pour marcher. L’odeur des pins et de la terre meuble était presque enivrante. En suivant le chemin qui s’enfonçait dans la forêt, Joanna sentait croître sa surexcitation. Approchait-elle enfin de Karra Karra, après tant d’années ? Se trouvait-il, non loin, un endroit nommé Bowman’s Creek ? Et un autre appelé Durrebar ? Sarah et elle foulaient-elles la terre dont il était question dans l’acte de vente... la terre qui lui appartenait de droit? Joanna avait écrit à William Robertson, le directeur de la Mission, pour lui demander s’il possédait quelque information sur ses grands-parents. Il lui avait envoyé en retour la brève réponse d’un homme fort occupé« Je ne sais ce que je pourrais vous dire, madame Westbrook. Mais s’il vous est possible de nous rendre visite, nous vous offrirons notre modeste hospitalité. » La pluie tombait par rafales, et les deux femmes devaient s’arrêter fréquemment pour chercher un abri sous les arbres. Leurs manteaux de lainage s’alourdissaient d’eau, leurs bottines furent bientôt plaquées de boue. Mais elles ne perdaient pas courage. Depuis le moment où elle avait lu le prospectus rapporté par Adam de l’Exposition, Joanna avait vécu dans une joyeuse agitation. Et voilà qu’elle allait peut-être découvrir le lieu où sa mère était née. Elles cheminaient, l’oreille tendue vers le silence de la forêt. De temps à autre, un éclair bleu et rouge filait parmi les arbres un perroquet qui s’envolait. Des profondeurs des bois leur parvenaient des bruits d’animaux. Des fleurs telles qu’elles n’en avaient jamais vu poussaient à profusion. La lassitude les envahissaitl’altitude faisait sentir ses effets, et la route montait sans cesse. De temps à autre, elles faisaient halte pour reprendre haleine et pour changer de main leurs bagages. Une averse plus violente les obligea à courir s’abriter. Lorsqu’elle cessa enfin, Joanna et Sarah découvrirent que le chemin s’était changé en bourbier. Joanna fut prise d’inquiétude. Combien de temps encore leur faudrait-il pour atteindre la Mission ? Le ciel nuageux l’empêchait de se faire une idée de l’heure. Finalement, après un tournant de la route, elles se trouvèrent devant un étrange spectacle. Le chemin était bloqué par un attelage de boeufs. Douze bêtes massives, attelées par paires, tiraient un énorme haquet chargé de troncs. Dressé sur le véhicule, un homme injuriait les boeufs, les aiguillonnait du bout d’un fouet long de plus de quatre mètres. Hugh avait écrit des ballades sur les attelages de boeufs et leurs pittoresques conducteurs, anciens forçats pour la plupart; ce spectacle, courant du temps de sa jeunesse, se faisait de plus en plus rare les attelages étaient difficiles à mener, trop lents, et ils revenaient très cher. Les chevaux, mais aussi le chemin de fer, remplaçaient les boeufs. Pourtant, ce ne fut pas l’attelage qui surprit Joanna et Sarah, mais la vue de la diligence qui avait fait halte derrière. Penchés aux fenêtres, les passagers criaient leurs protestations. Le cocher vociférait. Le conducteur n’en avait cure. Joanna et Sarah longèrent ce bizarre convoi. Le haquet et sa charge avançaient avec une incroyable lenteur. Les roues, plus hautes que les deux femmes, s’enfonçaient dans la boue, les bêtes tiraient de toutes leurs forces dans les harnais. En voyant les voyageuses, le conducteur les salua, leur sourit. Joanna lui rendit son salut et lui cria — Savez-vous à quelle distance se trouve la Mission de Karra Karra ? — Treize kilomètres, répondit-il. Suivez la route. Treize kilomètres! Autrement dit, Sarah et elle en avaient parcouru trois. Le chemin leur avait paru tellement plus long... Elles se retrouvèrent enfin devant les boeufs, continuèrent à patauger, en espérant que la pluie n’allait pas se remettre à tomber. Joanna était en train de dire« Nous allons peut-être trouver une maison », quand elle vit un chariot qui roulait dans leur direction. — Ho! cria l’homme qui le conduisait. êtes-vous madame Westbrook ? Je suis William Robertson, le directeur de Karra Karra. Il les aida à grimper dans le véhicule. — Il commençait à se faire tard, expliqua-t-il, et la diligence n’était pas passée. J’ai décidé de venir à votre recherche. Il arrive parfois que les attelages de boeufs encombrent la route. Il va s’écouler des heures avant que cette diligence n’arrive au premier arrêt. Il fit faire demi-tour à son véhicule et repartit. En quelques minutes, ils distancèrent le haquet, ses bêtes et l’infortunée diligence avec ses passagers. Robertson était un Écossais aux longs cheveux roux, à la barbe flamboyante. Il était pasteur, dit-il à Joanna. Elle en fut surpriseil était vêtu comme un bûcheron. — Je ne saurais vous dire quel plaisir m’a apporté votre lettre, madame Westbrook, continua-t-il. Notre Mission suscite si peu d’intérêt. Vous me parliez d’un couple nommé Makepeace. Je n’ai rien découvert à leur propos dans nos archives. Certains de nos premiers directeurs, il est vrai, n’étaient pas des archivistes très efficaces. Mais je me suis dit que, si vous parliez à quelques-uns de nos plus anciens résidents, ils auraient peut-être des souvenirs. — De quand date la Mission, monsieur Robertson ? Joanna parlait sans le regarder, tendue en avant dans son impatience d’apercevoir Karra Karra. — De très longtemps. C’était l’une des premières Missions des colonies. — Mais pourquoi va-t-on la fermer ? Le visage de Robertson s’assombrit. — Les Aborigènes ont reçu cette terre il y a des années, parce que le gouvernement de l’époque la jugeait sans valeur. Mais, depuis, les Blancs sont venus s’installer de plus en plus près, et le bois est de plus en plus recherché. Surtout avec cette fièvre de construction... Nous sommes ici dans une riche région forestière, madame Westbrook. Nombreux sont ceux qui désirent mettre la main dessus. Ils exercent une forte pression sur le Conseil. — De quel Conseil s’agit-il ? — On l’appelle le Conseil pour la protection des droits des Aborigènes. Mais, je vous le garantis, il s’occupe de tout sauf de les protéger. — Comment le gouvernement peut-il déplacer vos gens ? En a-t-il légalement le droit ? — Il peut faire croire qu’il prend à coeur les intérêts des Aborigènes. Il prend pour prétexte notre taux élevé de tuberculose. Il prétend que le froid et l’humidité qui règnent ici sont responsables de la maladie. Il veut donc transporter les Aborigènes dans un climat plus chaud et plus sec... dans l’intérêt de leur santé, prétend le Conseil! Mais la place de ces gens-là est ici. Leurs ancêtres y ont vécu. — Voyons, monsieur Robertson, la science a prouvé récemment que la tuberculose était le fait d’un germe, et non pas du froid et de l’humidité. Le Conseil ne doit pas l’ignorer ? — Il ne l’ignore pasje l’en ai informé moi-même. Mais il s’accroche aux anciennes croyances. Il a même trouvé à Melbourne quelques médecins respectés, tout prêts à en attester... Tout à coup, ils se trouvèrent au lieu de leur destination. Le chariot abandonna la route, et Joanna leva les yeux sur l’arche qui surmontait l’entrée. Une inscription était sculptée dans le bois brut« Mission Aborigène de Karra Karra. » La jeune femme emplissait ses yeux du spectacle des arbres, du ciel gris, des bâtiments de pierre, des porcs et de la volaille en liberté dans la cour. Elle essayait d’imaginer quel aspect avait eu ce même lieu aux yeux de sa grand-mère, tant d’années auparavant, du temps où il n’y avait rien eu là, sinon, peut-être, les habitations primitives des Aborigènes. Elle cherchait à retrouver, dans l’air vif, le zèle et la foi que John Makepeace avait apportés à cette forêt, dans sa recherche d’un Second Eden. Et elle songeait à la jeune femme noire dont le souvenir était subitement revenu à Lady Emily; Reenadeena. Vivait-elle encore ? Ses descendants se trouvaient-ils toujours en ces lieux ? — Nous allons d’abord prendre une tasse de thé, déclara Robertson. Après ça, je vous ferai visiter l’endroit. Le directeur occupait une petite maison de pierre qui comprenait deux pièces et une véranda. Une métisse nommée Nellie servit le thé dans le salon exigu de Robertson. Elle glissait de temps en temps vers Sarah un coup d’oeil intrigué. — Eh bien, madame Westbrook, commença Robertson, en quoi Karra Karra vous intéresse-t-il ? Joanna lui fournit les explications nécessaires. Mais, lorsqu’elle se tut, le directeur s’écria — Bonté divine, il ne s’agit pas de cet endroit, je le crains! — Mais pourquoi ? — Tout d’abord, la Mission n’a été fondée qu’en 1860. Joanna et Sarah se regardèrent. — Vous disiez qu’elle était très ancienne! — Relativement parlant. Dans des colonies qui datent elle-même de moins d’un siècle, vingt ans représentent une longue durée. Mais il y a autre chose, madame Westbrook. Karra Karra n’est pas le nom primitif de la Mission. Jusqu’à mon arrivée, il y a un an, on l’appelait l’Asile Saint-Joseph pour les Indigènes. — Je comprends. Voilà pourquoi je ne l’ai pas trouvée sur la carte. — Le premier nom m’a paru peu approprié pour une maison destinée aux Aborigènes. Je leur ai donc demandé d’en choisir un autre. Après délibération, ils ont choisi « karra karra » c’est le nom d’une fleur qui pousse en abondance ici. Vous l’avez vueelle est en forme de trompette, avec des pétales blanc et bleu lavande. Joanna était cruellement déçue. Elle ne savait plus que dire. — Je regrette, madame Westbrook, reprit Robertson. J’aurais vraiment aimé vous dire que vous étiez au bout de vos recherches. — Savez-vous, demanda-t-elle enfin, si le mot « karra karra » a le même sens chez tous les Aborigènes ? — On pense qu’il existe sur ce continent plus de deux cents langages différents. Un certain mot dans un dialecte peut avoir une autre signification dans un autre. — Oui, je vois. — Aimeriez-vous maintenant visiter la Mission ? Joanna et Sarah furent d’abord conduites à la chapelle où, avec M. Robertson, elles dirent une prière. On leur montra ensuite l’enceinte principale qui comportait des maisons particulières, des bâtiments communaux et des enclos pour les animaux de ferme. Joanna vit les femmes confectionner des paniers selon les méthodes de leurs ancêtres. Elles parcouraient de grandes distances, expliqua Robertson, pour trouver une variété particulière de roseaux. Elles les fendaient, les liaient en bottes, les laissaient tremper dans l’eau pendant quelques heures et les suspendaient ensuite pour les faire sécher. On appréciait beaucoup ces paniers dans les villes des environs. Les deux jeunes femmes regardèrent aussi des hommes— nettoyer et tanner des peaux d’opossum qui leur servaient à fabriquer des tapis. Elles purent observer la culture des potagers et la récolte des légumes, la traite des vaches, les enfants qui psalmodiaient leurs leçons dans une école rudimentaire. Partout, elles étaient accueillies avec une courtoisie souriante. Mais Joanna constatait une différence entre ces gens et ceux de la Mission du district occidental. Ceux de Karra Karra semblaient se tenir plus droits, se comporter avec une fierté qui n’était pas apparente chez les autres. Les Aborigènes de Simms étaient serviles. Ceux de Robertson montraient de la dignité. — Nous sommes parvenus, madame Westbrook, dit Robertson, à nous suffire entièrement à nous-mêmes. La Mission ne reçoit plus aucune aide du gouvernement. Nous faisons pousser notre blé, notre houblon, nos légumes. Nous fabriquons des paniers et des tapis pour lesquels nous avons une demande régulière. Nous avons soixante-six têtes de bétail, quinze vaches à lait et assez de porcs pour nous fournir en bacon durant des années. Voyez-vous, je ne suis pas comme certains qui considèrent qu’il faut traiter les indigènes comme des enfants... les guider, pour ainsi dire. Je crois, moi, que les Aborigènes se tirent mieux d’affaire si on les laisse se gouverner seuls. Quand on leur refuse toute initiative, ils perdent le respect d’eux-mêmes. Joanna se remémorait ses visites à la Mission du district occidental. Les Aborigènes y étaient généralement malheureux, souvent indisciplinés. Dans ce dernier cas, Simms renforçait la discipline, ce qui, de l’avis de Joanna, aggravait la situation. — Vos gens sont-ils heureux ici ? demanda-t-elle. — Ils sont satisfaits de leur sort, madame Westbrook. Certes, ce sont pour la plupart des métis, et ils se sentent plus en sécurité ici que seuls dans leur propre société qui ne les considère ni comme des Noirs ni comme des Blancs. Il lança un rapide coup d’oeil vers Sarah, avec son élégant costume de voyage en velours, son petit chapeau à plumes et sa croix d’or au cou. — Nous avons très peu d’Aborigènes pur sang, et ils sont très vieux. Joanna revoyait de nouveau les Aborigènes du révérend Simms. Ils étaient bien vêtus, bien nourrisils souriaient, exhibaient fièrement leurs paniers et leurs tapis. Mais, sous cette apparence, elle avait senti une sorte de perplexité. Elle avait visité leurs petites cases bien rangées, on lui avait présenté Mary, Joseph, Agatha. Elle avait été accueillie par des mères souriantes en robes européennes, par de vieux messieurs en jaquettes et pantalons. Mais, dans cette atmosphère de satisfaction, de visible prospérité, elle avait perçu comme une impression d’abandon. On eût dit qu’au lieu d’évoluer, les gens du révérend Simms attendaient simplement le moment de mourir. Ils passaient devant un long bâtiment en planches. Joanna demanda — Je ne me trompe pason chante, monsieur Robertson ? — Vous ne vous trompez pas. Ceci est notre infirmerie. Il y a là une femme très malade, et sa famille essaie de la guérir. Les femmes chantent un chant de guérison. — Qu’a-t-elle donc ? — De violentes douleurs de l’abdomen, qui ont commencé subitement la nuit dernière. — Est-ce là tout ce qu’elles feront pour elle ? — Elles lui ont enduit le corps de graisse d’émeu et de cendre et lui ont attaché autour de la taille une ceinture faite de cheveux tressés. Mais le chant constitue la partie essentielle du traitement. — Ne devrait-elle pas être examinée par un médecin ? — Ce serait inutile. Le médecin du district est bien passé la voir, mais il ne pouvait rien faire pour elle, m’a-t-il dit. Le mal n’a pas de véritable cause physique. Si j’ai bien compris, elle s’est enfuie avec le mari d’une autre femme. Ils sont allés jusqu’à la ville la plus proche, et, là, il l’a abandonnée. Quand elle est revenue, les autres femmes l’ont « chantée »... autrement dit, elles lui ont jeté un sort. — Une sorte de chant-poison, voulez-vous dire ? — Mais oui, c’est ça. Vous avez donc entendu parler de ces choses ? — Ne peut-on rien faire pour lui venir en aide ? — Sa famille essaie de chasser le poison en introduisant en elle, par leur chant, leur propre force de guérison. Si les remèdes de l’homme blanc sont impuissants, peut-être les leurs agiront-ils. C’est une question de croyance. — M’en voudraient-elles si j’allais la voir un instant? J’ai quelques connaissances en médecine. — Non, pas du tout. Elles vous seraient reconnaissantes de vouloir l’aider. Allez-y. Je vous attends ici. Je n’ai pas le droit d’entrer quand les femmes célèbrent l’un de leurs rites. Le seuil franchi, Joanna et Sarah se trouvèrent dans une longue pièce meublée de huit lits et de quelques tables et chaises. Un seul lit était occupéune femme y était étendue, les yeux clos. Visiblement, elle était maladesa tête roulait d’un côté sur l’autre, et elle gémissait. Un groupe de femmes se mit à danser autour de son lit. Elles tenaient leurs mains en forme de coupes devant leur corps et, à chaque passage, elles les écartaient d’elles-mêmes pour les ouvrir au-dessus de la femme alitée. L’une d’elles remarqua soudain la présence de Joanna et de Sarah. Elle se tut, s’immobilisa. Les autres en firent autant. Toutes regardaient les nouvelles venues. — Bonjour, dit Joanna. Je vous demande pardon, mais me permettez-vous de l’examiner un peu ? Peut-être pourrais-je lui venir en aide. Elle s’attendait à une certaine résistance, peut-être même à de l’hostilité, mais elles lui sourirent timidement, lui firent signe de s’approcher du lit. Elle s’assit au chevet de la malade, se mit à chercher certains signes, certains symptômes. La nature du mal lui échappait, mais elle lisait dans les yeux de la femme une résignation fataliste. Elle vit alors, sur la table voisine, de petits paquets de poudre étiquetés « gingembre » et « achillée », un flacon d’extrait de saule, un cataplasme à la moutarde. elle-même aurait prescrit ces remèdes, et c’était certainement le médecin du district qui les avait laissés. Sans aucun doute, ils n’avaient pas eu d’effet. Joanna se leva. Les autres femmes la regardaient avec espoir, mais elle ne put que leur dire« Je suis désolée. » Elles reprirent leur psalmodie et l’étrange danse autour du lit. Sarah et Joanna se dirigèrent vers la porte. — Je me demande si elles vont pouvoir la guérir, dit Joanna. — Je ne connais pas ce rite, répondit Sarah. Je ne sais pas comment aider quelqu’un qui a été « chanté ». — Peut-être le rite compte-t-il assez peu, fit pensivement la jeune femme. Peut-être suffit-il que la victime croie à son efficacité. Si seulement je pouvais posséder la conviction de ces femmes. Si seulement je pouvais composer mon propre chant et croire qu’il est capable de chasser le poison. Peut-être alors disparaîtrait-il. Peut-être n’aurais-je jamais plus de cauchemars, ni cet horrible sentiment de crainte quand je regarde Beth. Dehors, elles retrouvèrent Robertson. Quand Joanna lui fit remarquer que, dans certaines autres missions, de telles cérémonies étaient interdites, il répondit — Je trouve plutôt triste de voir ces gens perdre leur culture. Les Aborigènes ont déjà été dépossédés d’un grand nombre de leurs lieux magiques. Ils ont perdu à jamais des centaines, peut-être des milliers de cavernes et de trous d’eau sacrés. Et cette perte, pourrais-je ajouter, n’est pas seulement spirituelle. Songez que ce peuple n’a pas d’histoire écrite. Tout ce qui concerne les générations passées réside dans les points de repère placés tout au long des Chemins de Cantilène. Les Aborigènes suivaient ces pistes antiques et se répétaient en marchant les vieilles légendes. Mais, coupés de leurs Chemins de Cantilène, ils ont vite perdu l’histoire de leurs ancêtres. Pour moi, et je l’ai souvent déploré, priver ces gens de leurs sites sacrés équivaut à incendier une bibliothèque! Ils approchaient de la petite maison de Robertson. — Ici, ils semblent très heureux, remarqua Joanna. — Malheureusement, madame Westbrook, il y en a encore quelques-uns qui nous quittent. — Où vont-ils ? — Dans les villes ou les villages de colons, pour la plupart. Ils ont pris l’habitude, comme d’une drogue, de l’alcool et du tabac. Ils vont là où ils peuvent s’en procurer. Mais certains reprennent la direction de l’Intérieur, où ils espèrent retrouver l’ancien mode de vie, des lieux où il n’y a pas de Blancs. — Sont-ils nombreux de cette sorte, dans l’Intérieur ? — Personne n’en sait rien. Certaines régions restent inexplorées. Inexplorées par les Blancs, pensait-elle. Mais, sans nul doute, fort bien connues des Aborigènes qui y vivaient. Elle songea au conducteur de la diligence et aux passagers qui n’avaient pas protesté contre sa politique anti-Aborigène. Elle songea aussi aux indigènes qu’elle avait vus à Melbourne, qui buvaient, mendiaient, se prostituaient. Elle songea à Sarah, qui semblait oublier de plus en plus la culture de son peuple. Et au révérend Simms qui avait dit un jour à Joanna« Nous encourageons les Aborigènes à se marier hors de leur propre raceles qualités des Blancs civilisés prennent alors le dessus sur les traits de caractère noirs et les annihilent. » — Est-il possible d’influencer les décisions du Conseil pour la protection des Aborigènes, monsieur Robertson ? demanda-t-elle. Pourrait-on lui demander de s’intéresser davantage à la protection de ces gens ? — J’ai bien essayé, madame Westbrook, mais je représente une voix contre six. Voilà pourquoi j’ai fait ces prospectus pour l’Expositionj’espérais attirer l’attention de personnes qui seraient de mon avis et pourraient m’offrir leur aide. — J’aimerais vous aider, monsieur Robertson. Dites-moi ce que je dois faire. — Je vais vous donner la liste des membres du Conseil, dit-il en s’approchant de son bureauvous pourrez leur écrire, protester contre leur décision de déplacer mes pensionnaires. Pendant qu’il dressait la liste, Joanna contemplait une photographie accrochée au-dessus de la cheminée. La légende l’identifiait comme un portrait du Vieux Wonga, le dernier grand chef de la région. Il était nu, sous un manteau en fourrure d’opossum, et, avec sa lance, il avait un air majestueux. A quoi avait-il pensé, se demandait-elle, pendant qu’il regardait l’objectif de l’appareil ? Avait-il entendu, dans le bruit du déclic, le glas de son peuple ? — Voici, dit Robertson en lui tendant la liste. Je vous serai reconnaissant de ce que vous pourrez faire. Aimeriez-vous passer la nuit ici ? Nous avons de quoi loger nos visiteurs. Joanna ne répondit pasun autre objet venait d’attirer son regard sur le même mur. C’était un document, très ancien, jauni, encadré sous verre. Elle s’en approcha, ouvrit de grands yeux devant les points, les traits, les volutes qui lui étaient devenus si familiers mais qui demeuraient mystérieux après tant d’années. Elle fut saisie d’une vive émotion. — Monsieur Robertson, qu’est donc ceci ? — Ce document, madame Westbrook, fait ma fierté et ma joie. C’est une page de la Conquête des Gaules de Jules César. Il s’agit naturellement d’une habile reproduction qui m’a été envoyée par un ami anglais. — Mais l’écriture, monsieur Robertson ? Qu’est-ce que c’est ? — Une forme de sténographie inventée par un ancien f Romain du nom de Marcus Tullius Tiro. Bien des hommes célèbres, Jules César entre autres, ont utilisé cette sténographie pour écrire. Au bout d’un millier d’années, cette écriture a disparu, durant le Moyen Age, quand on a commencé d’associer la sténographie avec la sorcellerie et la magie. — J’aimerais vous montrer quelque chose. Joanna sortit de son sac de voyage la sacoche de cuir. Elle tendit les papiers à Robertson. — Juste ciel! s’écria-t-il. La même sténographie, exactement! Celui qui a écrit ces lignes devait être, comme moi-même, un amoureux des études classiques. — Pouvez-vous les déchiffrer ? — Voyons un peu... Il tira de sa poche une paire de lunettes, les chaussa. Les sourcils roux et touffus se rejoignirent tandis qu’il se concentrait sur les documents. — Je crains que non, madame Westbrook, dit-il enfin. Mon document est en latin. Vos papiers, semble-t-il, ont été rédigés en anglais. — Mais ne pouvez-vous pas les traduire ? — Je crains de ne pas être un expert en sténographie tironienne. Il y a plusieurs centaines de symboles, comprenez-vous ? — N’y a-t-il aucun moyen de pénétrer ce code ? — L’ami qui m’a envoyé cette reproduction s’y connaît assez bien en sténographie tironienne. Je peux lui écrire en Angleterre, lui envoyer les papiers de votre grand-père en lui exposant le problème. Giles, de toute façon, me doit un service. Joanna hésitait. — Je préférerais ne pas me dessaisir de ces papiers. Ils ont pour moi une grande valeur. — Oui, bien sûr. Je comprends. Eh bien, je demanderai à Giles de m’expédier le code de Tiro, avec les instructions nécessaires pour son emploi. De cette façon, madame Westbrook, vous pourrez traduire vous-même les papiers de votre grand-père. Qu’en dites-vous ? Chapitre XXI 1 « Au matin du 11 août 1880, à dix heures précises, la colonie de Victoria fut témoin de la fin d’une époque. Seamus Langtree, célèbre bandit de la brousse qui, depuis si longtemps, terrorisait les bons citoyens et échappait aux filets de la police montée, fut pendu à la prison de Pentridge, Melbourne. Le visage couvert d’une cagoule blanche, Langtree dansa et se débattit au bout de sa corde durant quatre bonnes minutes avant que la mort vînt finalement le prendre. Cette fin horrible et infamante d’un bandit de grands chemins met un terme au temps des désordres en Australie. » Ainsi débutait le compte-rendu fait par Frank Downs, en qualité de témoin oculaire, de l’exécution la plus fêtée en Australie. Frank écrivait avec une furieuse rapidité, notait tous les détails, ajoutait quelques fioritures de son cru... « Cinq mille personnes, assemblées devant la prison, attendaient la nouvelle. Parmi elles, de nombreuses femmes pleuraient sur le sort du hors-la-loi condamné... » Ses concurrents, L’Époque et L’Argus, avaient envoyé des reporters pour couvrir l’événement, mais Frank jugeait que cette pendaison méritait d’être rédigée par le directeur du Times en personne. — Eh bien, voilà, dit l’un des quelque trente journalistes groupés au pied de l’échafaud. Moi, je vais aller manger un steak et des rognons en croûte chez Lucy. Ces pendaisons vous donnent un de ces appétits! Frank consulta sa montre. Il avait rendez-vous pour déjeuner avec le président de la First Melbourne Bank, mais il lui restait le temps d’aller porter son article à la rédaction pour qu’il parût dans l’édition de l’après-midi. Il comptait bien voir la vente de cette édition dépasser celle de ses rivaux, d’autant que son récit serait illustré par les superbes dessins d’Ivy. Tout en serrant la main du directeur, à la sortie de la prison, il décida que, le soir même, il rendrait visite à Ivy qu’il n’avait pas vue depuis deux semaines. Elle devait commencer à trouver le temps long. Frank avait été fort occupé, ces derniers jours. Le journal n’en était pas seul responsableil avait aussi d’autres préoccupations. Il s’était réveillé un beau matin pour découvrir subitement qu’il avait quarante-trois ans. Il était temps de réfléchir sérieusement à l’avenir... celui de Lismore, du Times et du nom des Downs. Il était temps de se marier, de fonder une famille. Mais cette perspective ne lui souriait pas outre mesure. Il avait été très heureux avec Ivy et il continuait à l’être. Si seulement il avait pu poursuivre cette existence ou s’il avait pu épouser Ivy... Mais c’était hors de question. Le but essentiel d’un mariage, pour Frank, c’était d’engendrer des enfants, et Ivy ne pouvait pas en avoir. Lorsqu’il avait subtilement laissé entendre qu’il était... eh bien, en quête d’une épouse, les invitations s’étaient mises à pleuvoirpour un dîner, un bal, une garden-party. Il imaginait l’information se répandre à travers Melbourne comme un feu de brousseFrank Downs cherche à se marier! Toute mère dotée d’une fille nubile, semblait-il, sut qu’un bon parti était sur le marché. Toutes ces dignes femmes chuchotaient, murmuraient, conspiraient... Il se rendait donc aux fêtes et aux bals, aux dîners et aux déjeuners, dans une ronde sans fin de sourires et de politesses, de mauvais whisky, de filles sans beauté et de mères plantureuses et autoritaires pressées de voir le propriétaire du Times devenir leur gendre. Frank trouvait cette agitation fatigante et se demandait parfois si le jeu en valait la chandelle. Mais il considérait alors le nouvel immeuble de dix étages qu’il venait de faire construire, les charmants jardins et les pièces vides de Lismore. Oui, tout cela en valait la peine. Et puis c’était le devoir de tout homme d’engendrer un héritier. Trouver une épouse n’était pas tâche facile, semblait-il. Il n’avait pourtant pas d’exigences déraisonnables. Frank voulait simplement une femme discrète, agréable, plaisante à regarder — après tout, les enfants lui ressembleraient, au moins en partie —, qui saurait diriger une maison et une nombreuse domesticité sans venir à tout moment importuner son époux. Jusqu’à présent, aucune des jeunes filles auxquelles on le présentait ne lui paraissait à la hauteur. Peut-être ne savait-il pas très précisément ce qu’il voulait mais il était au moins certain de ce qu’il ne voulait pas. Le flot des invitations n’était pas pour autant tari. Frank ne se faisait pas d’illusionscet intérêt subit que lui vouaient les filles à marier de Melbourne ne venait pas d’une folle passion pour lui-même. Il avait quarante-trois ans et les paraissait bienil avait pris du ventre, et son crâne commençait à se déplumer. Non, Frank savait ce qu’elles recherchaient toutes, ce que désirait toute personne douée d’une certaine intelligence l’argent et le pouvoir. Et Frank Downs possédait l’un et l’autre. Tout en suivant Collins Street, parmi d’innombrables autres Melbourniens que le froid vif du mois d’août ne semblait pas affecter, il sentit renaître sa bonne humeur. Tout allait bien, au journal comme à Lismore. Le tirage du Times augmentait, la production de laine et de lanoline avait rapporté des bénéfices exceptionnels. Et il avait Ivy. C’était à cause d’elle, il le savait, qu’il trouvait des défauts à toutes les autres femmes. Pour lui, Ivy était parfaiteaimante et fidèle, toujours prête à l’accueillir, à s’entretenir avec lui de ce qui se passait dans le monde, à rire avec lui, à le morigéner de temps à autre. Il aimait Ivy pour son indépendance, pour la manière dont elle disait ce qu’elle pensait. Elle appréciait l’amour et repoussait rarement ses avances. Autre avantage, qui était leur secretelle ne pouvait pas concevoir. Frank s’était arrêté au bord du trottoir, attendant de pouvoir traverser. Son attention fut attirée par un gros titre de L’Argus « Un Blanc vivait à l’état sauvage parmi les Aborigènes ». Il acheta un exemple du journal, parcourut rapidement l’article. Des explorateurs qui sillonnaient le Grand Désert en Australie-Occidentale étaient tombés sur une inscription gravée dans un rocherdeux lettres, S.W., et une date, celle du 14 janvier 1848. On savait, expliquait l’article, qu’un certain Sam Wainwright et quatre compagnons s’étaient aventurés dans le Grand Désert en 1848ils cherchaient une route à travers l’Australie, de Penh à Sydney. On n’en avait plus entendu parler. Mais le rocher qui portait cette étonnante inscription avait été trouvé près d’un campement aborigène, et les Noirs avaient parlé aux explorateurs d’un homme blanc qui avait passé quinze ans parmi eux avant de mourir. C’était généralement le Times qui découvrait ce genre d’histoire. Frank se promit de lancer son reporter, Éric Graham, à la recherche d’informations supplémentaires. Il traversa rapidement la chaussée, en évitant les voitures et les trams tirés par des chevaux. Il pensait à Joanna Westbrook et à sa récente visite à la Mission de Karra Karra, en Nouvelle-Galles du Sud. Le directeur de la Mission avait promis de lui procurer la clé de la sténographie utilisée par son grand-père. Frank espérait beaucoup de cette traduction. Il y avait là la possibilité d’une histoire sensationnelle. Déjà, il voyait le titre « Trente-sept ans après, une femme blanche est victime d’une malédiction aborigène. » Un fiacre roulant à grande allure passa dans une flaque et projeta des gerbes d’eau boueuse. Frank fit un bond en arrière, en maudissant cet inconvénient des hivers à Melbourne. Mais les étés étaient pires encoreles mouches arrivaient en nuées, des épidémies se déclaraient, la poussière submergeait les rues. En été, on repérait aisément les nouveaux richesassis en voiture dans le sens de la marche, ils toussaient à rendre l’âme forts de l’expérience, les plus anciens, eux, roulaient toujours « dos aux chevaux ». En pénétrant dans l’immeuble du Times, Frank se dit qu’après tout, L’Argus n’avait pas pris sur lui une telle avance. Les caricatures d’Ivy continuaient à faire monter le tirage. Ses dessins, certes, avaient poussé les journaux concurrents à publier les leurs, mais ils étaient loin de valoir ceux d’Ivy. Tout le monde se demandait qui dessinait ces fabuleuses illustrations, mais Frank se refusait à fournir une réponse. Le mystère faisait vendre le journal, s’étaient-ils dit, Ivy et lui. Pour gagner son nouveau bureau, au dixième étage, Frank prit l’ascenseur qui vibrait de toutes ses membrures. Il irait voir Ivy ce soir-là. Au bout de sept ans, elle demeurait la seule femme au monde qui, pour quelque mystérieuse raison, l’aimait pour lui-même. Jamais elle n’avait exprimé le moindre intérêt pour sa fortune, jamais elle ne demandait rien. Et leurs relations amoureuses étaient merveilleuses, libres de la crainte d’une grossesse indésirable. Un jour, il s’était rendu compte qu’après douze mois d’intimité, Ivy n’était toujours pas enceinte. En homme bien élevé, il ne lui avait pas posé de questions mais il savait. Elle avait maintenant quarante-six ans et, selon toute probabilité, elle n’avait plus aucune chance de concevoir. Voilà pourquoi, maintenant qu’il désirait des héritiers, il ne pouvait pas l’épouser. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. — Monsieur Downs, dit le jeune homme qui lui servait de secrétaire. Frank l’entendait à peine, dans le vacarme des nouvelles machines à écrire qui crépitaient dans le bureau voisin. — Un monsieur est là qui désire vous voir. Il vous a attendu toute la matinée. — Tenez, dit Frank en lui tendant son bloc-notes. L’exécution de Langtree. Faites composer l’article, et vite. Qui, m’avez-vous dit, désire me voir — Un certain M. Fitzsimmons. Jacob Fitzsimmons. Le nom était vaguement familier. Frank dut réfléchir un instant avant de l’identifier. Jacob Fitzsimmons était confectionneur. Il fabriquait des chemises à bon marché pour les hommes de l’Intérieur. Frank croyait savoir pourquoi l’homme était là. Dix ans plus tôt, Fitzsimmons était un émigrant sans le sou. Il était arrivé dans l’État de Victoria armé de son ambition et de son intelligence et en peu de temps, il avait mis sur pied une importante affaire de confection qui rapportait gros. Maintenant que Jacob avait de l’argent, il visait des buts plus élevés. Frank prit le temps de choisir un cigare et de l’allumer. Il savait pourquoi Jacob Fitzsimmons était làil voulait que Frank l’aide à se lancer dans la politique. Et Frank en avait le pouvoir. Lui, ou plutôt son journal. Le Times grandissait de jour en jour. Frank avait tenu compte de plusieurs suggestions d’Ivyfaire paraître, par exemple, des articles qui traiteraient d’autre chose que de politique et de politiciens. Quelques années plus tôt, le Daily Telegraph de Londres avait envoyé en Afrique un jeune reporter nommé Stanley, pour rechercher un médecin disparu. L’événement avait retenu l’attention du monde entier. Le Times de Melbourne pourrait peut-être financer une expédition en Nouvelle-Guinée, un territoire encore inconnu, avait suggéré Ivy. Le meilleur reporter de Frank, un flamboyant aventurier du nom de Jameson, avait été transpercé d’un coup de lance et avait failli se faire manger par des cannibales mais il était revenu avec son histoire, et le tirage du Times avait doublé. Pourquoi, avait proposé ensuite Ivy, ne pas donner les résultats des matches de football et de cricket Pourquoi ne pas demander au Laboratoire astronomique les prévisions météorologiques, pour les publier dans l’édition de l’après-midi Et pourquoi ne pas avoir des dessins humoristiques qui feraient rire les lecteurs pendant leur petit déjeuner Un article hebdomadaire à propos d’un Melbournien digne d’un intérêt particulierUn concours, chaque année à Noël, dont les gagnants recevraient un pudding gratuitFrank avait mis toutes ces idées à profit, avec d’excellents résultats. Le Times comportait maintenant seize pages et se vantait d’être le plus gros quotidien de tout l’Empire britannique. — Bonjour, Downs, dit Jacob Fitzsimmons, quand Frank entra dans son bureau. Il était en train d’examiner un étrange appareil posé sur la table de travail. — Ça m’a l’air dangereux, fit-il en riant. Qu’est-ce que c’est — On appelle ça un téléphone. Que puis-je faire pour vous, monsieur Fitzsimmons — Oh, il ne s’agit pas de ce que vous pouvez faire pour moi, mais de ce que je peux faire pour vous! Il glissa une main à l’intérieur de sa jaquette, assez mal coupée pour un homme du métier, et en tira une enveloppe qu’il posa sur la table de travail. — Voilà pourquoi je suis passé. C’est pour vous. — De quoi s’agit-il — Allez-y. Ouvrez-la. Jacob se rassit, se mit à l’aise. Frank prit l’enveloppe, regarda à l’intérieur, compta rapidement les mille livres qu’elle contenait. — A quoi cet argent est-il destiné — J’ai entendu parler du fonds de chanté que vient de créer votre journal, pour l’aide aux orphelins. Je voulais simplement y contribuer. — C’est très généreux de votre part, monsieur Fitzsimmons, dit Frank en souriant. Prenez donc un cigare. Jacob en prit un, le glissa dans sa poche. — Et que désirez-vous en retour reprit Frank. — En retour Mais rien du tout. Frank, avec un soupir, s’approcha de la fenêtre. Les nuages chargés de pluie s’accumulaient au-dessus d’une ville déjà envahie par la boue. Il aurait aimé pouvoir les expédier vers l’ouest dévasté par la sécheresse. Il se retourna vers son visiteur. — Vous ne voulez rien en retour — Non. — Dans ce cas, je pense que votre générosité mérite au moins une mention dans mon journal. Vous n’y voyez pas d’inconvénient Fitzsimmons eut un sourire modeste. — Je n’ai aucune influence sur ce que vous publiez. — Non, c’est vrai. Mais, franchement, c’est une grosse somme que vous venez de me remettre, et je manquerais de gratitude si je ne vous en remerciais pas publiquement, N’est-ce pas Fitzsimmons répondit d’un ton humble — Peut-être certains l’espèreraient-ils. Pas moi. — Non. — Pourtant, puisque vous abordez le sujet, il va bientôt y avoir des élections. Je compte m’y présenter dans mon district. Frank haussa les sourcils. — Vraiment Tiens, quelle coïncidence. L’autre leva la main. — Mais je ne demande rien. — Mais non, c’est évident, n’est-ce pas Frank reprit l’enveloppe, en regarda le contenu. — Ne trouvez-vous pas ironique, dit-il d’un ton amical, que vous soyez disposé à verser mille livres à mon fonds pour les orphelins, alors que vous représentez la raison même pour laquelle nous avons dû lancer cet appel Fitzsimmons le regarda sans comprendre. Frank rejeta l’enveloppe sur sa table, puis reprit cordialement : — Vous, vous enfermez toutes ces femmes, tous ces enfants dans les taudis derrière Collins Street, vous les forcez à travailler dans des conditions déplorables, à coudre vos minables chemises pour faire de vous un millionnaire, et moi, j’accepte votre don pour le fonds destiné aux orphelins. Vous ne voyez là-dedans aucun paradoxe — Ma foi, non, fit l’autre, mal à l’aise. — Eh bien, moi, oui. Peut-être est-ce ainsi qu’on procède en Angleterre, mais nous sommes en Australie où l’on n’achète pas un poste en politique. — Je n’essaie pas de vous acheter! Bonté divine! se disait Frank en regardant l’homme se débattre. C’était l’aspect du pouvoir qu’il n’aimait pas, ces rencontres inévitables avec des salauds comme celui-là. Frank regrettait assez d’avoir dû enfreindre ses principes sous la pression de sa soeur (« Je t’en prie, Frank, écris un éditorial sur Colinil se représente aux élections. ») Il ne faisait pas confiance à Colin MacGregor, il le soupçonnait d’avoir eu recours à certaines manoeuvres pour parvenir là où il était acheter des votes, par exemple, ou bien user de menaces, de pots-de-vin. Mais l’homme était son beau-frère, et il faisait de temps en temps, pour lui, quelques concessions. Mais pour des gens comme Jacob Fitzsimmons, il n’en ferait sûrement aucune. Il prit son visiteur par le col et approcha son visage du sien. — Certes non, vous ne m’achetez pas! Parce que cette somme va aller tout droit dans mon fonds pour les orphelins, comme vous le disiez. Quant à voir votre nom dans mon journal, n’y comptez pas! L’homme pâlit. — Dites donc, Downs... — Allez, sortez d’ici, dit Frank avec lassitude. Après le départ de Fitzsimmons, il s’assit, le visage entre ses mains. Il se sentait soudain très fatigué. Il consulta de nouveau sa montre. Il avait rendez-vous dans une heure avec le président de la banque mais il n’avait pas envie d’y aller. Son seul désir était de voir Ivy, de la serrer dans ses bras, de se dire qu’il était toujours vivant, qu’il avait été témoin de la mort d’un autre homme, pas de la sienne. Il pensa ensuite au président de la banque, qui voulait lui présenter sa fille. Il se remémora son premier devoirtrouver une épouse qui lui donnerait des enfants. 2 Ivy avait peur. Elle allait perdre Frank, elle le savait. Ce n’était plus qu’une question de temps. Ajustant son chapeau devant la glace, avant de sortir, elle se rappela une fois de plus qu’elle avait quarante-six ans. A cet âge, la plupart des femmes profitaient de leurs petits-enfants. Mais elle, qu’avait-elle à montrer pour justifier son existence Une pièce pleine de tableaux dont personne ne voulait. Quarante-six ans, pensait-elle, sans mari, sans enfants, sans famille. Quand elle marchait dans les rues de Melbourne, elle sentait avec une conscience aiguë la présence des malheureuses tapies sous les porches obscurs. Des femmes indésirables, rejetées, qui, souvent sans en être responsables, n’étaient d’aucune utilité ni pour elles-mêmes ni pour la société. Elles mendiaient, vendaient des fruits volés, s’offraient pour un repas. Ivy était avec Frank depuis sept ans, mais elle n’avait pas de bague au doigt, pas de certificat de mariage qui l’attachât à lui. Un matin, il allait sûrement se réveiller, décider qu’il était temps pour lui de fonder une famille. Et il chercherait une jeune fille respectable pour en faire son épouse, la mère de son héritier. Il était temps, avait décidé Ivy, de commencer à songer à son propre avenir. Mais... comment Comment, se demandait-elle, une femme sans revenus, sans un homme pour la soutenir, pouvait-elle survivre dans une ville comme Melbourne où des enfants en haillons mendiaient dans les rues, tandis que des dames et des messieurs élégants passaient devant eux sans les voir Comment une femme seule, sans talents particuliers, sans instruction et qui, en même temps que sa jeunesse, perdait ses attraits, pouvait-elle s’assurer une vieillesse confortable Plusieurs mois auparavant, elle s’était résolue à considérer de plus près ce qui l’attendait. Elle s’était retrouvée découragée et saisie par la peur. Pas une âme dans cette ville n’accepterait de l’engager. Toutes les fois qu’Ivy sentait faiblir son courage, elle pensait à Frank, à sa présence réconfortante, elle se disaitIl ne permettra pas que je finisse ainsi. Mais, tard le soir, quand le silence se faisait sur la ville, et qu’elle restait éveillée dans son lit, elle écoutait les battements anxieux de son coeur et sentait la terreur l’envahir de nouveau. Elle pensait alorsJe ne peux pas compter sur lui. Il va me quitter. Il y sera bien forcé. Mais, si Ivy Dearborn ne possédait rien d’autre, elle avait au moins un donelle savait peindre. Aussi loin que remontât sa mémoire, elle avait rêvé de devenir peintre. Dans sa prime jeunesse, quand la famille d’Ivy était encore en Angleterre et survivait à grand-peine sur le seul salaire de son père mineur, l’enfant avait passé ses rares moments de loisir à griffonner. Lorsqu’ils avaient pris le bateau pour l’Australie, elle-même, sa mère et ses cinq frères et soeurs, tous avaient été éblouis par l’éloquence de Daniel Dearborn lorsqu’il parlait des opportunités qui les attendaient aux colonies. Il allait chercher de l’or, disait-il, et ils seraient bientôt riches. La petite Ivy avait eu la tête farcie d’ambitions et de rêvesJ’irai dans une école pour apprendre à peindre, je deviendrai célèbre. Mais Daniel et deux de ses fils moururent de la typhoïde à Ballarat. Un an après, une soeur d’Ivy mourut en couches. Une autre s’enfuit en Tasmanie, et l’on n’en eut plus de nouvelles. Ivy resta seule avec sa mère et son plus jeune frère. Ils vinrent à Melbourne parce qu’ils ne pouvaient survivre dans l’Intérieur. Mme Dearborn faisait des travaux de couture dans un petit logement derrière Collins Street. Elle mourut avant d’avoir atteint cinquante ans. Le frère s’embarqua pour la Nouvelle-Zélande. Ivy se trouva seule. Elle tenta de nouveau de réaliser son rêve, prenant tous les emplois qui se présentaient, travaillant comme bonne à tout faire dans des maisons bourgeoises. Mais les gages étaient si faibles et les heures si longues qu’elle n’avait jamais le temps de prendre crayon et papier. Aussi, quand un jeune et beau chercheur d’or se présenta, Ivy crut-elle à ses discours ambitieux, et pria le ciel de trouver enfin avec lui une issue. Mais une grossesse le fit fuir. Un beau matin, Ivy se réveilla seule avec un petit enfant. La chance croisa son chemin quand deux braves gens, mari et femme, qui ne pouvaient avoir d’enfants, offrirent de donner un foyer au bébé d’Ivy. Elle put alors se remettre à chercher du travail. Après plusieurs années d’emplois précaires où, souvent, pour rester en place, il fallait supporter les caprices du patron, Ivy quitta la ville pour la campagne, où personne ne la connaissait. Un certain Finnegan l’avait engagée dans son pub, et, peu de temps après, Frank Downs l’avait remarquée. Son rêve de devenir peintre s’était alors ranimé. Lorsqu’elle fut avec Frank, Ivy découvrit qu’elle disposait enfin d’assez de temps et d’argent pour se consacrer à ce rêve. L’appartement comprenait une cuisine, un salon, une chambre et une salle à manger qu’elle transforma en atelierle resplendissant soleil de midi y entrait à flots par une large baie, illuminait le chevalet, les couleurs, les toiles empilées. Libre de toute obligation, sinon celle de plaire à Frank, elle se plongea dans la peinture. Depuis, elle s’était découvert du talent. Elle trouvait à ses tableaux une qualité unique. Mais elle avait découvert autre chosepersonne ne s’intéressait aux peintures d’une femme. D’où le dilemme d’Ivy, en ce jour d’août nuageux. Elle ne trouverait personne pour l’employer, et ses économies étaient maigres. Elle se demandait si elle supporterait de continuer à travailler pour Frank, lorsqu’il l’aurait quittée. A l’heure du thé, elle se retrouva devant l’un des nombreux salons de photographie qui se multipliaient dans tout Melbourne. Là où, naguère, les gens avaient posé pour leurs portraits ou engagé un peintre pour qu’il vînt représenter leur maison sur la toile, des hommes armés de boîtes et de trépieds obtenaient les mêmes résultats plus rapidement et pour beaucoup moins cher. La plupart des peintres, Ivy le savait, redoutaient la technique nouvelle. Ils craignaient de voir leur profession disparaître devant le progrès moderne et accusaient les photographies de manquer d’ « âme ». Pour eux, un cliché pris par quelqu’un ressemblait de très près au même cliché pris par un autre. C’était vrai. Mais Ivy aimait la photographie. Elle en appréciait le réalisme, la précision. Pourtant, devant la vitrine de l’atelier qu’elle venait de découvrir, elle examina les photos exposées et elles lui parurent effectivement assez fades. D’abord, elles paraissaient statiques, sans vie. Ensuite, il leur manquait la couleur. Et c’était dommage. Rien, dans la nature, ne manquait de couleur. Les visages, pensait Ivy en regardant un portrait dans la vitrine, n’étaient pas noirs et blancs. Comment était la chair de cet homme, de quelle couleur étaient ses yeux, ses lèvres étaient-elles blanches, grises ou rosées, était-il robuste ou en mauvaise santé — Puis-je vous persuader, madame, de faire faire votre portrait Ivy sursauta, se retourna. Un homme, en jaquette à carreaux de teintes vives, lui souriait. Il venait de sortir du magasin. — J’ai remarqué que vous regardiez mes photos depuis un bon moment, poursuivit-il. Je m’appelle Al Gernsheim et je peux vous assurer que mes prix... — Il n’y a aucune vie là-dedans. — Je vous demande pardon — Il n’y a aucune vie dans vos photographies. Il battit des paupières. — Comment pouvez-vous parler ainsi, madame Elles ont toutes été prises sur le vif! — Je veux parler de couleur. La vie, c’est la couleur, n’est-ce pas — Personne ne peut faire de photos en couleurs, fit-il. Un jour, peut-être, mais pas maintenant. — C’est dommage. Cet eucalyptus, là, dressé dans ce paysage de l’Intérieur, c’est une très belle image, sans doute, mais elle serait tellement plus expressive en couleurs. Un ciel blanc, du sable blanc, un arbre noir insista-t-elle en secouant la tête. Il lui faudrait le bleu du ciel, les tons dorés de la terre, les nuances saisissantes de l’écorce de l’eucalyptus. Sinon, ce pourrait être un paysage pris n’importe où, n’est-ce pas — Oui, soupira le photographe. Vous avez raison. C’est pourtant l’une de mes meilleures photos. Je l’ai prise du côté de Tumbarumba. Dans l’esprit d’Ivy, une idée prenait forme. — Depuis combien de temps l’avez-vous mise en vente — Depuis un an. Et je n’ai même pas eu une touche. Elle le regardait, sentait l’émotion monter en elle. — J’aimerais l’acheter. Combien vaut-elle Il lui dit un prix. Elle réfléchit rapidement. La mise était importante et n’offrait aucune garantie. Mais quel autre choix avait-elle Il fallait parfois prendre des risques... Frank le disait souvent. Elle acheta donc le paysage. De retour dans son appartement d’Elizabeth Street et débarrassée de sa tenue de ville, Ivy installa la photographie sur le chevalet, dans son atelier, et se mit à préparer ses couleurs. Cette fois, elle n’allait pas utiliser de coûteuses peintures à l’huile mais plutôt de l’aquarelle. Avant même d’avoir posé un coup de pinceau sur la photo, elle sut qu’elle allait réussir. Trois jours après, un Al Gernsheim incrédule ouvrait de grands yeux devant un paysage si coloré, si vivant qu’il avait l’impression de tenir entre ses mains tout l’Intérieur australien. — C’est un miracle! déclara-t-il. C’est dix fois mieux qu’avant! C’est meilleur qu’un tableau! — Trouveriez-vous à le vendre, monsieur Gernsheim — Le vendre! Mais, chère madame, il aura quitté mon magasin avant la fin de la journée! Regardez donc ce que vous avez fait! Il y a une telle atmosphère, là-dedans! Ivy délirait de joie mais elle se contint. — Jamais je n’aurais pu faire aussi bien sans votre photographie, monsieur Gernsheim. Peut-être pourrions-nous travailler ensemble Avec la précision de votre appareil et mon don pour la couleur... — Par le ciel, ça, c’est une idée! A regret, il détacha les yeux de la photo pour poser sur Ivy un long regard méditatif. Subitement, sa petite boutique encombrée qui sentait les produits chimiques et la poussière devenait trop exiguë pour son ambition. Pas un seul photographe, dans tout Melbourne, ne pouvait reproduire sur ses photos les couleurs exactes des sujets. Son esprit composait déjà les phrases alléchantes qui paraîtraient dans sa vitrine et dans les journaux« Mieux que des tableaux! Plus vivant que des photographies! » — Voulez-vous me revendre cette photo demanda-t-il. Je vous en donnerai deux fois le prix que vous l’avez payée. Et je ferai encore un bénéfice. — Mais bien sûr! fit Ivy en riant. — Chère madame... commença-t-il. — Dearborn. Miss Ivy Dearborn. — Chère miss Dearborn, me feriez-vous l’honneur de prendre une tasse de thé avec moi J’aimerais discuter avec vous d’une affaire que j’ai en tête. Aux yeux d’Ivy, Al Gernsheim figurait soudain sa destinée et son salut. Elle passa son bras sous le sien. — J’en serais très heureuse, monsieur Gernsheim. 3 Encore un déjeuner assommant. Encore une mère désireuse de lui mettre sa fille dans les bras, en l’occurrence une certaine Lucinda Carmichael. Frank Downs savait déjà précisément comment elle allait être. Depuis qu’il s’était mis en chasse, il avait rencontré mille fois le même type de jeune fille. Généralement de petite taille — les mères avaient la délicatesse de ne pas faire ressortir ce défaut physique chez Frank — la candidate se voûtait sinon un peu pour faire oublier toute différence entre eux. Sa coiffure était coquette, sa robe terriblement coûteuse gardait une odeur de tissu neuf. Elle se montrait modeste et réservée au point d’en être ennuyeuse. Elle jouait médiocrement du piano et chantait abominablement. Quand ses amis ou sa soeur lui faisaient remarquer qu’il prenait son temps pour choisir une épouse, Frank répondait simplement qu’il était difficile et qu’il ne voulait pas s’engager à la légère. — Bonjour, Downs, dit Geoffrey Carmichael en entrant dans le salon. La demeure des Carmichael s’élevait sur une colline AU-DESSUS de la rivière Yarra, dans un faubourg réservé aux plus riches. Frank avait l’intention, après son mariage, de faire bâtir une maison comme celle-làsa femme et lui se partageraient ainsi entre la ville et le district occidental. Il serra la main de son hôte. Carmichael, un robuste sexagénaire, avait fait sa première fortune dans l’or, la seconde dans la fabrication de bottes et de selles. Il était en voie d’en faire une troisième dans les mines d’argent. C’était ostensiblement le but de leur rencontre, ce jour-làparler de la découverte qu’avait fait Frank dans un lieu appelé Broken Hill. Mais la vraie raison de la présence de Frank, c’était l’occasion d’une rencontre avec Lucinda, la fille unique de Geoffrey. Il accepta un verre de whisky, s’approcha de la cheminée. On était en septembre, la fin de l’hiver approchait, mais le froid, ce jour-là, étreignait Melbourne. Frank était heureux d’avoir retrouvé la civilisation et de boire un bon whisky. Son incursion dans la désolation de Broken Hill l’avait confirmé dans sa vocation de citadin. L’élevage de Mount Gipps, où il avait passé les deux dernières semaines, se composait seulement d’une ferme, d’un hangar de tonte, d’un minuscule commissariat de police, d’un cimetière et d’une bicoque qui faisait office de buvette. Elle était située dans une triste région de plaines monotones et desséchées, de collines pelées, de crêtes jonchées de quartz et de sel. Les trous d’eau, les puits étaient rares, mais nombreuses les tombes anonymes d’hommes qui étaient morts d’avoir bu trop d’alcool ou pas assez d’eau. Le site avait été bien des fois négligé par des chercheurs d’or ou d’argent se rendant vers des filons plus productifs. — Alors, qu’avez-vous trouvé demanda Carmichael. Sa tignasse blanche et ses favoris en côtelettes brillaient à la lueur du feu. — Mon pressentiment s’est vérifié, répondit Frank. Il s’était rendu à Broken Hill, en Australie-Méridionale, après avoir entendu parler de la possible découverte d’un filon d’argent. A son arrivée, il avait trouvé un mineur solitaire qui creusait un puits étroit et en tirait plus de plomb que d’argent. — Il y a sept propriétaires, expliquait maintenant Frank, tous éleveurs. Ils n’y connaissent rien en géologie ni en minéralogie et ils ne s’attendent pas à découvrir le Pérouils espèrent seulement revendre leurs parts avec un bénéfice. — Vous leur avez parlé — J’ai bu leur gnôle, et nous avons surtout parlé moutons. Mais j’ai pu échanger quelques mots avec un géologue venu là par simple curiosité. A en croire ce vieux bougre hargneux, la crête contiendrait plus d’argent qu’il n’en a jamais vu dans les chaînes de la Grande Barrière. Or, ces hommes étaient pressés de vendre. J’ai vu de mes propres yeux le régisseur d’un élevage vendre sa part à perte, tant il avait hâte de rentrer dans son argent. Un autre a cédé un quatorzième de sa part à un marchand de bétail pour dix vieux boeufs qui ne valaient pas plus de quarante livres. Sur quoi, je me suis mis à avoir des doutes. Frank avala le reste de son whisky. Carmichael alla lui chercher le carafon. — J’allais renoncer, rentrer à Melbourne, reprit Frank. Mais une idée m’est venuepourquoi ne pas aller moi-même voir ce puits — Vous êtes réellement descendu là-dedans — On m’y a descendu, sur une chaise de calfat, et j’ai tremblé pour ma vie. Mais ça en valait la peine. J’ai prélevé quelques spécimens et les ai fait analyser. Chlorure d’argent. Mon pressentiment ne m’avait pas trompé. — Mais la veine est-elle importante — On considère comme importante, paraît-il, une veine de cinq pieds de large. Celle de Broken Hill en fait plus de cinq cents. Carmichael se frotta le menton. Frank continua — Je me suis rendu à Broken Hill pour acheter éventuellement des parts au nom d’un de mes amis, Hugh Westbrook. Il a une ferme dans le district occidental. J’ai dépensé son argent et une tranche appréciable du mien. Je suis maintenant de retour à Melbourne pour faire profiter quelques autres amis de cette occasion. Et je vous le dis, Geoffreyquand le bruit se répandra, il y aura une ruée vers Broken Hill. Après un instant de réflexion, Carmichael posa son verre, tendit la main et déclara — Je vous fais confiance, Frank. Considérez-moi comme un autre partenaire. A ce moment précis, comme si elle avait attendu derrière la porte la fin de la conversation, Mme Carmichael entra. — Ah, vous voilà! Monsieur Carmichael, ne gardez pas égoïstement notre invité pour vous seul. Monsieur Downs, j’aimerais vous présenter ma fille, Lucinda. Frank se leva, se surprit à ouvrir de grands yeux devant la nouvelle arrivante. Lucinda Carmichael était grande, plus grande encore qu’Ivy. Elle avait un beau sourire franc, tendait une main toute prête à serrer celle du visiteur. Elle sentait la rose et regardait Frank bien en face. Soudain agréablement surpris, il s’entendit dire, le plus sincèrement du monde — Je suis heureux de vous connaître, miss Carmichael. 4 Au lieu de regagner en toute hâte le district occidental pour s’entretenir avec Hugh de la mine de Broken Hill, Frank retarda son départ de Melbourne. Après le déjeuner chez les Carmichael, il accompagna le soir même au théâtre Lucinda et ses parents. Le lendemain, il se présenta de nouveau chez eux, pour parler affaires avec Geoffrey sur la pelouse, tout en regardant la jolie Lucinda jouer au tennis sur le court tout neuf. Puis il dîna avec la famille et, le lendemain, les accompagna au bord de la mer. Ils déjeunèrent dans un restaurant de St. Kilda et se félicitèrent des qualités vivifiantes de l’air marin. Six jours durant, Frank se trouva en la constante compagnie de miss Lucinda Carmichael, toujours chaperonnée. Finalement, il prit sa décision. Il ne pourrait faire meilleur choix pour une épouse. De fait, l’union lui rapporterait plus qu’il ne s’y était attendu. Plus important encore, Lucinda était une jeune fille sociable, dépourvue des manières affectées et de l’hypocrisie de bien d’autres. Elle était franche, sûre d’elle-même, et sa sincérité donnait à Frank une idée de ce que pourrait être leur vie conjugale. Il imaginait aussi les longues jambes qui devaient se cacher sous ses jupes, il admirait les courbes généreuses de sa poitrine au-dessus d’une taille fine. Il décida de ne plus chercher ailleurs. Inutile de parler de sa décision, ni avec les parents, ni avec la jeune fille elle-même. Les Carmichael n’avaient pas caché qu’ils aimeraient avoir Frank pour gendre. Lucinda, qui avait vingt et un ans et qui se trouvait un peu trop grande pour une fille, était toute prête à se marier. Il n’y avait aucune raison pour attendre. Il lui suffisait de faire sa demande dans les formes. Viendraient ensuite six à douze mois de fiançailles. Puis il ramènerait sa jeune épouse à Lismore pour l’initier à la vie à la campagne. Ce soir-là, en attendant que son valet lui apporte son café, son cognac et de l’eau chaude pour se raser, il s’émerveillait de sa chance. Il pensaJe vais passer voir Ivy, en me rendant chez les Carmichael. Une heure plus tard, il se présentait à la porte d’Ivy, avec du Champagne, des fleurs et un très coûteux bracelet de diamants. — Te voilà de retour! s’écria-t-elle. Il lui avait manqué, durant son séjour en Australie-Méridionale. En voyant ses cheveux, d’un roux encore éclatant, en respirant son parfum de lavande, Frank ressentit en plein coeur un coup de poignard inattendu. Il aurait dû lui rendre visite dès son retour de Broken Hill. Mais il était là, maintenant, dans le confortable appartement d’Ivy, lui tendant ses cadeaux. — Je t’ai manqué, Ivy demanda-t-il. Elle avait projeté de lui faire des reproches. Depuis plus de trois semaines, elle n’avait pas eu de nouvelles de lui. Mais sa vue, le son de sa voix l’emplissaient d’amour. Elle se serra contre lui, l’embrassa. Quand il resserra son étreinte, quand elle sentit sa passion, elle se demanda comment elle avait pu craindre qu’il ne l’abandonnât. Jamais elle ne ferait ni ne dirait rien qui pût lui être désagréable. Voilà pourquoi elle lui avait caché un secret. Frank, elle le savait, la croyait incapable de concevoir. Il n’en avait jamais parlé, mais elle avait deviné sa pensée après leur première année de liaison. Elle avait perçu son soulagement. C’était ce qui permettait à Frank une si merveilleuse liberté dans leur amour. Ivy avait décidé de lui laisser ses illusionselle ne voulait pas lui parler de l’enfant illégitime qu’elle avait eu autrefois et dont elle ignorait maintenant tout. Elle soupçonnait la véritéce n’était pas elle, mais Frank, qui ne pouvait pas avoir d’enfants. Mais jamais elle n’en ferait mention. Elle prit son manteau, accepta le Champagne et le bouquet d’orchidées, qui allaient du bleu foncé à un rose éclatant. C’étaient des fleurs rares, elle le savaitelles venaient des forêts tropicales de la côte nord du Queensland et étaient fort coûteuses. Frank s’approcha de la cheminée pour s’y chauffer les jambes. — Quelle journée! dit-il. Cet après-midi, j’ai dû mettre sur pied une édition spéciale. Je venais d’apprendre, par le dernier navire arrivé, que les Américains envisageaient de passer au mode de scrutin australien pour leurs élections nationales. Ils n’ont donc pas de vote secret, là-bas Je te le dis, Ivy, un de ces jours, l’Australie va être la première en tout! Il fouilla dans sa poche, en sortit un petit paquet. — Tiens, c’est pour toi. Ouvre-le. C’est fête, ce soir. Il déboucha la bouteille de champagne, emplit les verres. En même temps, il la regardait ouvrir l’écrin. Il avait hâte de voir sa réaction devant le bracelet. C’était de loin le cadeau le plus extravagant qu’il lui eût jamais offert. — C’est très joli, fit-elle, l’air intrigué. Mais c’est à propos de quoi — Mets le bracelet et bois ton champagne. Je te l’ai dit nous avons quelque chose à fêter. Il lui parla alors de ses découvertes à Broken Hill. — Nous allons être riches au-delà de toute imagination, Ivy! Elle ritson humeur était contagieuse. — Je t’installerai dans un appartement plus grand, Ivy. Qu’en penses-tu Et tu auras une cape d’hermine. — Je n’ai pas besoin de tout ça, Frank. Je t’ai. Cela me suffit. Il se tut. Il avait autre chose à lui apprendre, se rappelait-il. Ça n’allait pas être facile. Il s’éclaircit la voix. — Euh... J’ai autre chose à te dire, Ivy. Elle attendait. — J’ai décidé de me marier. Le feu, dans la cheminée, pétilla, des étincelles jaillirent. Dehors, une voix solitaire passa. Ivy regardait Frank et sentait qu’elle se changeait en pierre. Ainsi, le moment était venu. Elle s’y était préparée, elle avait essayé d’imaginer ce qu’il lui dirait, comment elle réagirait. Mais le moment était venu. Frank avait prononcé les mots redoutés, et Ivy, soudain, se sentait prise au dépourvu. — Te marier s’entendit-elle balbutier. Une fois encore, il toussota. Il ne pouvait pas la regarder en face. — Voyons, Ivy, je dois penser à Lismore. Il me faut un héritier. Je le dois à la mémoire de mon père. — Qui... qui est-elle — Lucinda Carmichael, la fille de l’homme qui achète des parts de Broken Hill avec moi. Ivy était assise toute droite sur le canapé, les mains étroitement jointes sur sa robe. — Ne crois surtout pas que ça fera la moindre différence entre nous, Ivy. Je vivrai ici, à Melbourne, comme je l’ai toujours fait. — De quoi parles-tu — De nous! Tu ne croyais pas que j’allais te quitter, N’est-ce pas Elle le dévisagea. Ses yeux s’agrandirent d’horreur. Elle avait tout imaginé, sauf cela. Il avait l’intention de la garder! — Frank, dit-elle, tu seras marié. Tu ne pourras pas continuer à me voir. — Et pourquoi pas Elle se leva d’un bond, se mit à trembler. Tout allait de travers. Ce n’était pas Frank qui annonçait qu’il allait la quitter. C’était Ivy qui prononçait les mots depuis si longtemps redoutés, qui mettait fin aux années passées ensemble. — Ne comprends-tu pas ce que cela ferait de toi, de moi — Je ne vois pas la différence. — Oh, Frank! C’était autre chose quand tu étais célibataire. Mais, désormais, tu auras une épouse. Tu serais coupable d’adultère, et moi, je serais une... Elle se détourna. — Je ne te reverrai pas, Frank. Pas après ce soir. Il s’approcha, lui posa les mains sur les épaules. — Ivy, crois-moi, Lucinda Carmichael n’aura jamais pour moi l’importance que tu as. Dieu! Crois-tu que j’agisse ainsi de gaieté de coeur J’ai tout ce que peut désirer un homme. Je t’ai, toi... Elle s’écarta de lui. — Tu ne m’as plus, Frank. Je ne veux pas être la maîtresse d’un homme marié. — Mais ce ne serait rien de pareil! Pas entre toi et moi, Ivy! Elle se retourna vers lui, parla calmement, sans colère. — Frank, je t’aime depuis sept ans. Depuis plus longtemps peut-être. Et je t’aimerai jusqu’à ma mort. Mais le moment est venu de nous séparer. Tu as parlé de devoir. Tu as raison. Tu dois te marier. Je le sais depuis quelque temps. Désormais, chacun de nous suivra son chemin. — Tu ne parles pas sérieusement, Ivy. — Mais si. — De quoi vivras-tu Tu as besoin de moi! — En fait, dit-elle d’une voix plus assurée, je n’ai pas besoin de toi. Pas pour m’aider financièrement. Je peux me tirer d’affaire toute seule. La détresse de Frank fit place à la rage. — Et comment penses-tu subsister sans mon aide Cet appartement... — Je n’en ai plus besoin. J’ai trouvé un autre logement. — Et un autre homme, je suppose. Elle aurait dû être furieuse mais elle n’éprouvait que tristesse et désappointement. — Non, Frank. Il n’y a pas d’autre homme. Dorénavant, je gagnerai ma vie. — Comment penses-tu y parvenir Elle baissa la tête, tripota le bracelet qu’il venait de lui offrir. Des diamants achetés pour soulager sa conscience, pensa-t-elle. — J’habiterai à St. Kilda. J’y ai loué une petite maison, au bord de la mer. Il la dévisageait. — C’est vrai, Frank. Avec le temps, j’espère être en mesure de l’acheter. J’y emménagerai avant la fin du mois. Et nous ne nous reverrons plus. Il restait incrédule. — Mais comment peux-tu faire ça demanda-t-il. Elle lui parla d’Al Gernsheim, du travail qu’elle avait commencé à faire dans son atelier. Son habileté à mettre les photographies en couleurs remportait un grand succès et se révélait lucrative. Bientôt, elle devrait refuser des commandes. Quand elle se tut, Frank continua de la dévisager comme s’il n’avait pas compris un seul mot. Ivy passa dans son atelier, en rapporta un paysage encadré. C’était la photo de l’eucalyptus, et elle la montrait à Frank pour la première fois. — Pourquoi, Ivy murmura-t-il. Pourquoi ne t’es-tu pas adressée à moi Tu aurais pu continuer à travailler pour le Times, tu le savais. — Je savais qu’un jour, je te perdrais. Et je n’aurais pas pu, après ça, continuer à travailler pour toi. — Mais tu ne me perds pas! Je te l’ai dit. Mon mariage ne changera rien. Des larmes montèrent aux yeux d’Ivy. — Oh, Frank, c’est un tell gâchis. Depuis longtemps, j’ai peur que tu ne m’abandonnes. Je m’y suis préparée. Je comprenais... Mais t’entendre dire que tu veux me garder, que tu es prêt à salir notre amour, ça, je ne peux pas le supporter. Frank sentait monter en lui une émotion obscure qui lui était inconnue. Ivy, sa précieuse Ivy, était là, devant lui, elle lui montrait cette photo en couleurs comme pour se moquer de lui, elle déclarait qu’elle n’avait plus besoin de lui, parce que, derrière son dos, elle avait trouvé du travail chez un autre homme! L’espace d’un instant, la rage lui coupa la parole. Finalement, il réussit à parler. — Après tout ce que j’ai fait pour toi, voilà comment tu me remercies. — Après tout ce que tu as fait pour mois’écria-t-elle. Combien d’heures ai-je passées ici, à regarder la pendule, à espérer que tu allais venir me voir, pour aller me coucher, finalement, seule et déçue Même les jours où je ne me sentais pas bien, j’ai toujours pensé avant tout à ton confort, à ton plaisir. Que dire de ce que, moi, j’ai fait pour toi — A ton avis, qu’ai-je fait durant toutes ces années Tu n’as jamais manqué de rien, Ivy! Il te suffisait de demander! — Je n’ai jamais eu besoin d’un protecteur! Je voulais seulement un homme qui m’aime! — Je t’ai aimée plus que je n’ai jamais aimé personne. — As-tu jamais témoigné d’un intérêt quelconque pour ma peintureT’es-tu jamais préoccupé de mes rêves, de mes soucis, de mes incertitudes C’était toujours toi, jamais moi. Il lui prit le bras, le leva vers la lumière. — Et ça Qu’en fais-tu Un bracelet qui m’a coûté deux cents livres! Si ce n’est pas de l’amour, qu’est-ce donc Elle reprit longuement son souffle. Ses yeux étaient pleins de souffrance. — Paiement pour services rendus. Le silence retomba, un silence dangereux, menaçant. Frank lâcha le poignet d’Ivy, reprit son manteau, sortit de l’appartement. La porte claqua derrière lui. 5 Paiement pour services rendus! Quelle audace! — Arrêtez-vous ici, ordonna Frank à son cocher. Il se trouvait sur Princes Bridge qui enjambait une rivière Yarra somnolente, envahie de brouillard. Derrière lui, les rues de Melbourne, éclairées au gaz, scintillaient dans la nuit. Dans sa fureur, Frank avait peine à respirer. Les yeux baissés sur l’eau sombre, il entendait encore la voix d’Ivy « Paiement pour services rendus. » Qui était-elle donc pour lui parler ainsi Une serveuse de bar qui se prenait pour une artiste! Une femme dont personne d’autre ne voulait. Une femme qui aurait fini sur les trottoirs de Collins Street si Frank ne l’avait prise en pitié. Après toutes ces années, voilà comment elle le traitait! Il s’efforça de se dominer. Bon débarras, décida-t-il. Il devait se rendre chez les Carmichael. On l’attendait. Il allait demander officiellement la main de Lucinda, et ils iraient ensuite souper quelque part. Il ne pouvait se montrer dans un tell état d’agitation. S’ils allaient le questionner« Je suis un peu ému. Je viens de rompre avec ma maîtresse. » Bonté divine, pourquoi les choses ne pouvaient-elles être simplesPourquoi fallait-il qu’Ivy se révélât pareille à tous les membres de son sexe exaspérantIl l’avait crue différente... jusqu’à ce soir. Il faisait les cent pas sur le pont. Fort bien! décida-t-il. Qu’elle se débrouillât seule. On verrait si ça lui plaisait. Les femmes pensaient qu’il était si facile d’être un homme. On verrait si elle était satisfaite de devoir travailler pour vivre, de prier le ciel pour continuer à gagner de l’argent, pour ne pas subir une quelconque catastrophe. Il n’avait pas besoin d’elle, de toute manière. A l’idée qu’il était allé, un jour, la rechercher sur le port, il n’en revenait pas. Il avait dû perdre l’esprit. Et passer après ça sept ans avec la même femme... plus âgée que lui, de surcroît! Par chance, Lucinda s’était présentée juste à temps pour lui ouvrir les yeux. Il n’avait plus besoin d’Ivy, il n’avait jamais vraiment eu besoin d’elle... Paiement pour services rendus! Comment osait-elle lui parler ainsi Il aurait pu avoir n’importe quelle femme dans la ville! Mais il était resté avec Ivy. Elle était devenue une habitude confortable, comme une paire de vieilles pantoufles. Mais c’était fini. Qu’elle allât donc son chemin, avec ses photos en couleurs et ses idées de grandeur. Frank n’avait plus besoin de l’appartement d’Elizabeth Street. Il était temps de s’en débarrasser. Lucinda était jeune et fraîche. Il la modèlerait selon ses goûts. Et sa vie lui appartiendrait de nouveau. En revenant vers sa voiture, il s’arrêta pour contempler les lumières de la ville. Il lui déplaisait de s’en tenir là. S’il avait eu l’initiative de la rupture, il aurait pu se rendre chez les Carmichael d’un coeur léger. Mais c’était Ivy qui avait eu le dernier mot. Un dernier mot insultant. Et cela, Frank ne pouvait le permettre. Il n’en avait pas fini avec elle, pas encore. Il ne pouvait aller dans cet état chez les Carmichael. C’était son droit, d’avoir le dernier mot. Il allait retourner une dernière fois à l’appartement d’Elizabeth Street, pour dire tout ce qu’il avait sur le coeur. Ivy n’allait pas s’en tirer ainsi. Il n’allait pas lui faciliter les choses. Elle devrait souffrir. Il allait retourner là-bas, insister pour qu’elle le reçût. Il lui dirait très précisément ce qu’il pensait d’elle. Il lui ordonnerait ensuite de libérer l’appartement dès le lendemain, sans autre délai. 6 Il frappa à grands coups à la porte. Quand le battant s’ouvrit, il la vit devant lui, à la lumière du feu, ses yeux rougis par les larmes. Pendant le trajet depuis Princes Bridge, il avait eu le temps de répéter sa diatribe. Il se découvrit, s’entendit déclarer — Épouse-moi, Ivy. Chapitre XXII 1 Un cri jaillit soudain dans le hangar de tonte« Y a des canards sur l’étang! » Le presseur prévenait ainsi les tondeurs qu’une femme venait d’entrer. Le régisseur passa le mot en hurlant« Attention, les gars! Les canards se sont posés! » Les hommes n’agissaient pas ainsi pour offenser l’intruse mais pour avertir les tondeurs d’avoir à surveiller leur langage en présence d’une dame. La « dame », en l’occurrence, était la jeune Beth de sept ans qui adorait se voir traiter en grande personne. Toutes les fois qu’elle pénétrait dans le hangar de tonte, les hommes qui avaient les mains libres la saluaient en ôtant leur bonnet, et, pour l’amuser, on échangeait de joyeuses plaisanteries. Le vacarme était assourdissantles tondeuses cliquetaient, les chiens aboyaient, les hommes criaient et, plus fort que tout le reste, les moutons bêlaient. Les douze tondeurs, penchés sur leurs bêtes, glissaient leurs lames dangereusement aiguisées sous les toisons, les séparant du corps des béliers ou des brebis. D’autres hommes couraient en tous sens, pour ramasser la laine et la porter jusqu’à la table de roulage. Dehors, les rassembleurs poussaient dans des enclos les animaux apeurés, afin de les préparer pour la tonte. Beth aimait la période de la tonte. C’était plus passionnant que Noël et ça durait plus longtemps. Elle aimait l’odeur de jaune d’oeuf de la laine fraîchement tondue, le rire des hommes qui luttaient contre les bêtes indociles en les dépouillant habilement de leur toison. Plus que tout, elle aimait les tondeurs. A ses yeux, c’étaient des héros romantiques, comme ceux dont elle lisait les aventuresdes pirates en quelque sorte, ou bien des bandits de grands chemins ou encore des chevaliers sur leurs destriers. Elle savait tout des tondeurs par son père, qui l’avait lui-même été dans le temps. Chaque année, au début de l’hiver, des hommes abandonnaient en masse les villes d’Australie, ils embrassaient leurs femmes ou leurs fiancées, prenaient leur baluchon et s’engageaient sur la « piste du kangourou ». Ils seraient absents des mois durant, à aller de ferme en ferme, en quête d’emploi. C’était là, avait dit Hugh, une existence plutôt fascinante, pour un jeune homme sans racinesil partait vers l’inconnu, à pied ou à cheval, sans être sûr de trouver du travail, il dormait à la belle étoile, buvait du thé infusé dans une bouilloire et tirait son réconfort de la compagnie des copains. De l’avis de Beth, il ne devait pas exister d’autres hommes pareils aux tondeurs sur toute la surface de la terre, avec leurs corps vigoureux, musclés, leur langage brutal mais aussi, à cause de la lanoline contenue dans les toisons, avec des mains plus douces que celles d’un bébé. Jamais il n’avait existé de compagnons plus unis, avait dit Hugh à sa fille, parce qu’il fallait posséder un rare courage, un courage très particulier, pour s’accrocher au métier de tondeur. C’était une vie qui vous brisait le dos, détruisait votre mariage, et vous accablait de maladies, de blessures. C’était un métier dangereux, sous la menace constante de recevoir un coup de sabot ou de perdre un doigt. A la fin de chaque journée épuisante, quand la cloche sonnait pour le thé, le tondeur était couvert de la tête aux pieds de sueur, d’urine, de sang et d’excréments. A la fin de la saison, il courait au cabaret le plus proche, se réveillait trois jours plus tard sans le moindre souvenir de ce qu’il avait fait. Il retournait alors chez lui, péniblement, et il retrouvait sa femme et ses gosses en jurant que c’était bien sa dernière saison. Mais, l’année suivante, les tondeurs, une fois de plus, prenaient la « piste du kangourou ». Le père de Beth avait écrit, à propos des tondeurs, une longue ballade appelée « Emu Creek ». C’était l’un des premiers poèmes publiés sous son propre nom, et Beth en était très fière. La petite fille de sept ans était amoureuse des tondeurs, passionnée par leur existence. Quand elle serait grande, elle serait tondeur, elle aussi. L’un des hommes, surnommé Lazare le Puant, s’approcha de Beth qui était restée sur le seuil. — Eh bien, petite demoiselle, dit-il, qu’est-ce qu’on peut faire pour vous — Oh, Lazare, s’écria-t-elle, n’est-ce pas merveilleux Le regard de l’homme passa sur l’équipe épuisée, ruisselante de sueur, sur les moutons qui piaillaient et s’inondaient d’urine. Il répondit en riant — Oui, c’est vraic’est merveilleux. Beth enfonça les mains dans les poches de sa robe et soupira. C’était un garçon manqué. Elle avait de longues nattes, un visage sale et elle courait le plus souvent pieds nus. Lazare le Puant ne put s’empêcher de secouer la tête. Pendant la tonte, elle traînait sans cesse du côté du hangar. A d’autres moments, on la voyait parcourir la propriété sur son poney, suivie de son vieux chien fidèle, Button. Son frère Adam, lui, s’intéressait davantage aux plantes qui poussaient le long de la rivière. Beth adorait Lazare le Puant. Année après année, il revenait avec sa bande de tondeurs, il avait toujours une histoire drôle à raconter et toujours du temps à consacrer à la fillette. « On m’appelle le Puant, lui avait-il dit un jour, parce que la Bible raconte que Lazare sentait très mauvais. » C’était Lazare qui avait affiché, au mur de la cuisine des tondeurs, un écriteau qui disait« Les tondeurs doivent prendre un bain tous les ans, qu’ils en aient besoin ou non. » — Je serai tondeur quand je serai grande, déclara Beth. — C’est pas possible, petite demoiselle, riposta Lazare dans un éclat de rire. — Et pourquoi pas — Parce que les filles ne peuvent pas être tondeurs, voilà pourquoi. Vous apprendrez à coudre, à faire la cuisine, des choses comme ça. Beth avança un menton belliqueux. — Oh, oui, j’apprendrai tout ça, mais je serai un tondeur, en même temps, comme mon père quand il était jeune. Et je rassemblerai les troupeaux, je ferai le tour du domaine et je réparerai les clôtures, comme il le fait maintenant. Le Puant se mit à rire, repoussa son chapeau en arrière. Pour un mois d’octobre, il faisait rudement chaud. La sécheresse sévissait encore dans le district occidental, et l’été promettait d’être encore brûlant. — Et que dira votre mari demanda le tondeur. — Je ne me marierai pas. — Mais si vous tombez amoureuse — Je ne serai jamais amoureuse. Je n’aime pas les garçons. Pas comme ça, en tout cas. Je serai propriétaire de Merinda et je ferai ce que je voudrai. Le Puant haussa les sourcils. — Vous serez propriétaire de Merinda Qui dit ça — Moi. Le domaine sera à moi, un jour. — Ça m’étonnerait, demoiselle. Le domaine ira à votre frère Adam. — Pourquoi demanda Beth en ouvrant de grands yeux. — Parce que c’est un garçon, voilà pourquoi. C’est toujours les garçons qui héritent. Les filles n’ont rien. — Je ne vous crois pas. Il lui tapota la tête. — Bon, vous verrez bien. Et, à ce moment-là, ça ne vous fera rien de vous marier plutôt que de tondre des moutons! Lazare le Puant s’éloigna, les jambes torses et les épaules voûtées par des années de tonte. Beth sentit le merveilleux bonheur de la matinée se changer en déception. Ce n’était pas juste! On lui répétait constamment qu’elle ne pouvait pas faire ce qui lui plaisait le plus. Travailler dans les enclos, par exemple, au moment du Salon Agricole annuel. Seuls les garçons et les hommes en avaient le droit. Les femmes et leurs filles faisaient la cuisine et servaient les repas. Merinda, Beth le savait, n’intéressait pas Adam. Pas comme elle, en tout cas. Il se passionnait davantage pour ses livres de classe, pleins d’illustrations de fossiles et d’insectes. C’était Beth qui accompagnait parfois son père quand il y avait à faire sur le domaine, pendant la période de sécheresse, par exemple l’herbe, alors, était maigre, et il avait fallu porter de quoi manger aux moutons. Beth, depuis le chariot, avait regardé les hommes distribuer le grain et le foin aux bêtes affamées. Elle allait avec Hugh quand il déposait du sel gemme dans les abreuvoirs, près de la rivière. Elle l’aidait à surveiller les nouveaux forages. Elle regardait les hommes réparer les clôtures, elle les écoutait parler de la sécheresse et du chemin à parcourir pour conduire les troupeaux jusqu’à l’eau. — Je serai tondeur, na! fit-elle tout bas en quittant le hangar, Button sur ses talons. Elle traversa la cour bruyante, s’engagea dans le sentier qui menait à la rivière. Elle évita la nouvelle maison, fraîche, déserte, déjà presque habitable, et alla se promener parmi les gommiers et les peupliers. Brusquement, Button s’immobilisa, émit un long grondement sourd. Beth regarda entre les arbres. Elle entendait quelque chose venir vers elle. — Qu’est-ce que c’est, Button Il leva le nez, huma l’air. L’instant d’après, il remuait la queue. — Oh, bonjour, dit Beth en voyant Ezekial émerger de l’ombre. On voyait souvent le vieux traqueur au voisinage des fermes, ces temps-ci. La sécheresse avait contraint de nombreux itinérants, Blancs et Noirs, à rester près de la rivière. Un campement s’était établi à quelques kilomètres en amont, un groupe de tentes et de huttes habitées par des hommes qui se louaient comme journaliers durant la saison de la tonte. A quelques kilomètres en aval, un autre campement semblable abritait des Aborigènes comme Ezekialnormalement, ils partaient pour de longues randonnées, mais la pénurie d’eau avait restreint leur liberté de mouvement. — Tu pars en errance, aujourd’hui, hein, petite filledit l’Aborigène en souriant. Elle donna un coup de pied dans un caillou, le regarda rouler. — On ne veut pas que je devienne tondeur. — Le Blanc a de drôles d’idées, dit le vieil homme, en s’asseyant sur un rocher. Il fouilla dans la poche de son pantalon trop grand. — Le Noir, lui, il laisse les femmes travailler. Les hommes sont assis à l’ombre, les femmes font tout le travail. Beth coula vers lui un regard prudent. Elle le vit sourire, en fit autant. Elle le vit sortir quelque chose de sa poche. — Qu’est-ce que tu as là, Ezekial demanda-t-elle. — J’emmène monsieur MacGregor et d’autres Blancs dans la montagne, chasser le kangourou. Beaucoup de nourriture. Ezekial prend plus qu’il peut manger. Il lui tendait quelque chose. Elle ouvrit de grands yeux. — Oh, du chocolat! Merci beaucoup, Ezekial. Je peux en donner un morceau à Button — Donne-lui, dit le vieil homme, en caressant la tête du chien. Bon chien, ça. D’autres chiens, pas bons. Mais celui-là... Il s’interrompit. Beth cassait soigneusement un petit bout de chocolat, le donnait à Button. Mais Ezekial avait plissé les paupièresil scrutait les bois, derrière elle. — Tiens, dit-elle en lui tendant le reste de chocolat. C’était bien bon, merci. Il regardait le bras tendu, le sourire radieux. Son regard retourna vers les ombres qui s’étaient amassées à la base des arbres. Il ferma les yeux et retrouva une sensation qu’il avait déjà éprouvée, plusieurs années plus tôt, lorsqu’il avait rencontré, au même endroit, la mère de cette enfant. Quand il rouvrit les paupières, il vit que l’ombre était toujours là, l’ombre du chien qui se dissimulait derrière elle. — Qu’est-ce que tu as, Ezekial demanda Beth. Il n’avait pas repris le chocolat qu’elle lui tendait. Il regarda par-dessus son épaule. Il pensait au couple de dingos qu’il avait vus il y avait quelques jours, pas bien loin de làun mâle et une femelle, affamés, les côtes saillantes. Il ne s’agissait pas des dingos dressés qu’on trouvait dans le campement aborigène, mais de bêtes sauvages. Dangereuses. Il fronça les sourcils. Il devait réfléchir. Ezekial avait beaucoup réfléchi, ces derniers temps. Depuis l’arrivée des hommes blancs, tout avait changé... Les Chemins de Cantilène, les Sites de Rêve. Il était difficile, maintenant, de partir en errancetrop de signes avaient disparu. Le bois d’eucalyptus, où l’Ancêtre Emeu avait couvé sur son nid, avait disparu. Comment un Noir pouvait-il poursuivre la création du monde, si l’errance lui était refusée En conséquence, Ezekial et d’autres comme lui avaient simplement penséC’est la fin du monde, la fin du Rêve. Mais, à présent, en regardant cette petite fille, en se rappelant sa mère, à qui l’Ancêtre Kangourou avait parlé, le vieil homme sentait naître une autre idée. Depuis des mois, il avait vu la maison neuve s’élever près de la rivière et devenir une part de ces bois, il avait vu s’ouvrir de nouveaux chemins, pousser des arbres nouveaux. Et il n’avait su qu’en penser. Maintenant, il commençait à se demander si, au lieu de représenter la fin du Rêve, tout cela n’était pas simplement le commencement d’un nouveau Rêve. Il regardait autour de lui avec des yeux nouveaux, eux aussi, et il découvrait d’autres Chemins de Cantilène, d’autres Sites de Rêve, qui appartenaient à un peuple nouveau. Et il avait devant lui cette petite fille, à l’origine de tout, comme les Ancêtres, jadis, s’étaient trouvés à l’origine du monde. Il se demandait si cela faisait d’elle aussi un Ancêtre. Ezechial portait toujours le genre de tenue que les gens de la Mission lui avaient donnée autrefoispour l’essentiel, une chemise et un pantalon. Mais, sous ces vêtements étrangers, il gardait ce qu’il aurait porté si les Blancs n’étaient jamais venus une ceinture en cheveux tressés et un petit sac en peau d’opossum dans lequel il mettait ses trésors. Jadis, les hommes portaient ainsi sur eux des pierres aiguisées, de la corde, une tête de flèche, parfois un morceau de cire d’abeille, un hameçon pour pêcher, un silex pour faire du feu. A présent, ils avaient du tabac et des allumettes, un petit couteau, des lacets de chaussures et, avec de la chance, quelques pièces de monnaie. Le vieil homme passa la main sous sa chemise, fouilla dans le petit sac. Il tendit ensuite la main à Beth. — C’est pour toi. Elle regardait au creux de sa paume un curieux objet. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’il s’agissait d’une dent d’animal. — Oh la la, fit-elle. Ça vient d’où — Dent de dingo, dit-il. Très vieille, très puissante magie. Je te la donne. — A moi Mais pourquoi Il ne voulait pas l’effrayer en lui révélant la véritéqu’elle était en danger, qu’il fallait la protéger des dingos. Il dit seulement, en souriant — Porte-bonheur. La petite fille de Merinda toujours polie avec Ezekial. Maintenant, je te fais cadeau. Il te tiendra heureuse et en santé. Elle prit la dent. — Merci, Ezekial! — Garde-la tout le temps sur toi, dit-il gravement. Très puissante magie. 2 Un chant aborigène se présenta soudain à Sarah Je monte sur le roc élevé. Je regarde en bas, Je regarde en bas, Et je vois la pluie tomber, tomber, tomber Tomber sur mon aimée. Comme c’est étrange, pensait-elle, en conduisant la charrette à travers la campagne verdoyante. Elle n’avait pas pensé à ce chant depuis des années. C’était la vieille Deereeree qui le lui avait appris quand elle était petite. Pourquoi, tout à coup, lui revenait-il en mémoire Ces derniers temps, Sarah avait retrouvé bien des souvenirs de son passéla manière dont la vieille Deereeree lui avait enseigné à confectionner un panier en fibres d’écorceelle se rappela une gamine nommée Becky, qui avait été sa meilleure amie à la Mission, ainsi que des rites secrets dans les bois proches. Les souvenirs revenaient à cause des questions que lui posait parfois Philip« Comment votre peuple fait-il... » Et elle se plaisait à songer de nouveau à toutes ces choses. Ce matin-là, elle s’était rendue à Cameron Town pour faire quelques emplettes et pour prendre le courrier. Il y avait deux lettres pour Joannaune de M. Robertson, de la Mission de Karra Karra, et une d’Angleterre. Il y avait aussi des lettres pour Alice. Sarah pensa à Alice, tellement silencieuse, effacée, déconcertée, elle l’avait dit elle-même, par cette vie assez primitive. Elle semblait passer son temps à écrire à ses nombreux parents et amis d’Angleterre. Elle recevait de sa famille des cartes postales illustrées, des photos, des articles de journaux et elle consacrait des heures à les coller dans un album. Alice McNeal, tout le monde en avait conscience, s’ennuyait terriblement de son pays. Personne n’avait donc été surpris, la veille au soir, pendant le dîner, quand Philip avait annoncé que, la maison achevée, Alice et lui repartiraient le plus rapidement possible pour l’Angleterre. Sarah avait su qu’il devrait bien s’en aller un jour, mais l’entendre en parler ouvertement, faire de ce départ un fait réel, inévitable, lui avait été pénible. Néanmoins elle savait aussi que c’était préférablele sentiment qui était né entre eux, et que l’un et l’autre se refusaient à reconnaître, n’aurait jamais dû voir le jour. Au cours des derniers mois, elle avait pris soin de ne pas se trouver seule avec Philip. Son amour pour lui grandissait, se renforçait, et elle sentait en lui le même phénomène. La situation était dangereuse. Elle avait essayé d’analyser ses émotions, se demandant bien des foisPourquoi Philip Sarah ne manquait pas d’admirateurs. Il y avait Eddie le Métis, un ouvrier de la ferme, intelligent, séduisant, plein d’entrain. Il y avait le jeune Aborigène qui travaillait au magasin Thompson, à Cameron Town. Même un Blanc s’intéressait à elleArnie Ross, l’un des deux avoués de la ville, qui avait su Sarah lors d’un pique-nique et avait écrit à Merinda pour demander s’il pouvait lui rendre visite. Mais, seul, Philip McNeal intéressait Sarah. Plus que de l’intérêt, c’était de l’amour! Et Sarah voulait savoir pourquoi. Il était séduisant, mais Arnie Ross l’était aussi. Il était intelligent, spirituel, il riait beaucoup... Eddie aussi. Il était bon et sensible... comme le garçon chez Thompson. Alors, qu’avait donc Philip, qui le rendait tout particulièrement attirant Peut-être était-ce la façon qu’il avait de lui rappeler ce qui, en elle, était aborigène. Il y faisait fréquemment allusion, il voulait, semblait-il, le lui faire exprimer. En fait, cette moitié d’elle-même paraissait le fasciner. Si elle lui permettait d’exhumer cette partie cachée, se demandait-elle, qu’adviendrait-il de l’autre, la partie blanche Elle ne pouvait pas être deux êtres à la fois. Pourtant, après sept années passées à vivre à la manière d’une Blanche, à imiter Joanna, à tenir cachée, secrète, sa personnalité aborigène, la moitié blanche semblait s’effacer devant l’autre. Ces brusques souvenirs du passé en étaient la preuve. Mieux encorequand survenaient ces souvenirs, Sarah les accueillait avec joie. Peut-être était-ce l’une des raisons de son amour pour Philip. Mais, pensait-elle en roulant sous le soleil du matin, si elle épousait un homme comme Philip, si, en fait, elle épousait Philip lui-même, aurait-elle le droit de redevenir une Aborigène Elle se rappelait qu’elle l’avait observé un soir, quelques jours plus tôt, sans se faire voir. Une impulsion irrésistible l’avait entraînée jusqu’à la rivière. Là, cachée parmi les arbres, comme huit ans plus tôt, elle l’avait regardé évoluer dans le salon de musique de la maison neuve. Il passait la main sur les boiseries, examinait la peinture, se baissait pour vérifier les plinthes. Le clair de lune lui donnait l’air d’être tout en angles. Il était grand et mince, avec des épaules et des hanches aiguës, et il se déplaçait avec une grâce fluide. Elle avait eu envie, alors, d’aller le rejoindre pour lui dire adieu, un adieu passionné, avec son corps, avec son souffle. Elle avait eu le désir de laisser sur lui son empreinte, afin qu’il ne l’oubliât jamais, comme il n’avait jamais oublié Pollen dans le Vent. Mais la farouche impétuosité qui sommeillait en elle l’inquiétait encore. Elle avait donc fait ses adieux en silence, avec les quelques mots qu’elle se rappelait de son propre langage. Winjee khwaba. Elle suivait en charrette la route de campagne. Elle leva les yeux, vit un aigle descendre vers elle en planant. Il descendit ainsi très bas, avant de remonter et de reprendre son vol dans un éclair de bronze. Elle tourna son visage vers le vent. Et alors, elle vit... Philip, assis sur l’herbe d’une prairie, son cheval attaché non loin, dessinait sur un carnet de croquis. Elle arrêta la charrette pour l’observer. Elle songeait aux longues soirées qu’il avait passées penché sur les plans de la maison, avec Hugh et Joanna. Philip avait surveillé tous les détails de la construction. Les plans roulés sous son bras, il avait examiné, mesuré, vérifié et revérifié. Et quand on avait eu besoin d’une paire de mains supplémentaire — pour élever un mur, pour préparer du ciment —, Philip s’était joint à l’équipe des ouvriers. La maison neuve de Merinda était unique, se disait Sarah. Elle était très vaste mais construite sur un seul niveau, sous un seul toit. Philip avait incorporé la cuisine dans son plan, au lieu de la placer au bout d’un long passage, comme on le faisait d’ordinaire. Sur la véranda de derrière, une cuve à lessive, enfermée dans une maçonnerie de briques, était alimentée, raffinement exceptionnel, par des robinets. Et la maison était la première dans tout le district à être éclairée au gaz. Le style était superbe, avec son toit à double pente, la profonde véranda qui faisait tout le tour de la maison et la délicate dentelle de fer forgé qui ornait les colonnes. Des visiteurs étaient venus de tout le district pour admirer l’ensemble. Frank Downs, dans le Times, avait écrit un article illustré par un dessin de sa nouvelle épouseon y voyait la demeure de Merinda, majestueuse mais harmonieuse, au milieu de son cadre d’eucalyptus, d’arbustes et de gazon. Seul, Philip pouvait faire une telle création, pensait maintenant Sarah. Un vent chaud passa sur la plaine, vint agiter les feuillets du carnet. Philip leva les yeux. Il était à une trentaine de mètres d’elle, mais Sarah sentait venir de lui une onde qui tournait autour d’elle comme une étreintele désir qu’il avait d’elle. Elle le salua de la main, se demanda s’il éprouvait la même émotion. Il vint vers elle, plutôt lentement, se dit-elle, comme s’il hésitait ou comme s’il se donnait le temps de réfléchir à ce qu’il allait lui dire. Elle savait tout à coup ce qu’ils avaient envie d’exprimer l’un et l’autre. Mais ils ne le pouvaient pas, ils n’en avaient pas le droit. — Bonjour, Sarah. Je dessinais la grande maison de Tillarrara, dit-il en lui présentant son croquis. C’est un exemple typique d’architecture australienne. A mon avis, elle a dû être construire aux environs de 1840. — En 1841, précisa-t-elle. — Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. — Je suis allée chercher le courrier en ville. Sarah se rappelait maintenant que, ce matin-là, elle avait presque insisté pour que Joanna restât à la maison et soignât le gros rhume de Daniel. Philip, se disait-elle en même temps, avait annoncé son intention d’aller jeter un coup d’oeil sur Tillarraraelle éviterait les parages en empruntant la route principale. Pourtant, en quittant Cameron Town, lorsqu’elle s’était trouvée au croisement, elle avait décidé de prendre l’autre cheminc’était plus court, s’était-elle dit, et, de toute manière, elle avait peu de chances de rencontrer Philip. Mais elle comprenait maintenant qu’elle avait agi délibérément, qu’elle avait désiré cette rencontre. — Je suis heureux de vous voir, déclara-t-il. J’espérais bien avoir l’occasion de vous parler avant mon départ. Nous ne sommes jamais seuls, semble-t-il. Elle comprit alors, en revoyant les mois écoulés, qu’il avait dû l’éviter, comme elle l’avait fait elle-même. Il l’aida à descendre du véhicule. Ils marchèrent un moment en silence. Leur amour et leur désir mutuels tissaient autour d’eux un invisible cocon qui les isolait du reste du monde. Philip s’émerveillait du calme que Sarah faisait naître en lui près d’elle, son esprit agité retrouvait la paix. Il pensait à la maison qu’il venait d’achever— le couronnement de sa carrière d’architecte, se disait-il —, inspirée en partie, sans doute, par ses sentiments pour Sarah. Il songeait à la joie qu’il avait éprouvée à concevoir une demeure en parfaite harmonie avec son environnement, qui exprimait l’esprit même de la terre sur laquelle elle s’élevait. Dans les nombreuses villes où il avait exercé sa profession, il avait toujours dû refouler ses instincts créatifs. Peut-être était-ce l’une des raisons qui le poussaient à errer sans fin, à la recherche d’autre chose. Avait-il fini par le découvrir en ce coin perdu du monde, dans la demeure des Westbrook, dans l’inspiration qu’avait éveillée en lui la jeune fille silencieuse qui marchait maintenant près de lui Jamais il n’avait connu une telle satisfaction dans son travail. Jamais il ne s’était senti en paix comme durant ces derniers mois. Il y eut un brusque coup de vent. La capote de Sarah s’envola. Elle poussa un cri. Philip voulut rattraper le chapeau, mais le vent l’emportait. — Je vais le récupérer! promit-il. Sarah se joignit à lui dans cette poursuite, et ils se mirent à courir dans l’herbe. Le chapeau s’accrocha à un buisson. Ils voulurent le saisir, mais un autre coup de vent le leur arracha. Bientôt, la capote cessa d’être l’objet principal de leur course ils prenaient plaisir à se sentir libres dans le vent, le soleil, la vaste plaine. Une autre branche prit le chapeau au piège. Philip s’immobilisa brutalement pour l’attraper. Sarah vint se heurter à lui. Ils trébuchèrent, s’accrochèrent l’un à l’autre en riant. Mais ils se retrouvèrent soudain immobiles. Philip étreignait la jeune fille. La capote était oubliée. — Sarah, murmura-t-il. Elle enfouit son visage au creux de son épaule. Ils sentaient sur leurs corps la tiédeur du soleil. Philip faisait pleuvoir des baisers sur les cheveux de Sarah, sur sa joue. Il la serrait si fort qu’elle avait peine à respirer. Sa bouche s’abattit sur la sienne. Elle s’accrocha encore un instant à lui, avant de s’écarter. Il était magnifique, il représentait tout ce qu’elle désirait, mais il était marié et il devait se remettre en route. — Sarah, dit-il, je veux vous parler. Je veux vous expliquer. J’ai tant de choses à vous dire. — Non, je vous en prie, protesta-t-elle, les yeux pleins de larmes. Ce n’est pas honnête vis-à-vis d’Alice. — Nous ne pouvons empêcher ce qui est né entre nous, Sarah. Pouvez-vous nier que nous nous aimons — Non. Mais nous n’avons pas le droit. — Notre amour nous donne certains droits. — Mais il ne s’agit pas seulement de nous, Philip. Votre femme... — Je ne veux pas parler d’Alice. Ce n’est pas sa faute. Je l’aimais quand je l’ai épousée. Et je l’aime encore, mais pas du tout comme je vous aime, Sarah. Ce qui m’a attiré chez elle, c’était sa tranquillité, son attachement à son foyer, à sa famille. Je pensais qu’elle calmerait mon agitation, qu’elle mettrait fin à mes vagabondages. Mais elle en est devenue la victime. Vous aviez raisonje construis des maisons pour les autres, jamais pour moi. Ce n’est pas juste, pour elle et pour Daniel. Voilà pourquoi je la ramène chez elle, là où elle sera heureuse... Marchez un peu avec moi, Sarah. Je ne veux pas partir ainsi. Je veux vous parler de moi, de mes sentiments pour vous. Quand je m’en irai, vous serez avec moi, ici, dit-il en touchant sa poitrine. Et je veux vous laisser quelque chose de moi. Parlons un moment, Sarah. Ensuite, chacun de nous fera ce qu’il doit faire. — Reviendrez-vous, Philip Vous reverrai-je Il aurait aimé la reprendre dans ses bras. Il n’en fit rien. — A n’importe qui d’autre, Sarah, je diraissi c’est écrit dans mon destin, je reviendrai. Mais à vous, Sarah, je préfère diresi mon Chemin de Cantilène me ramène ici, alors, nous nous reverrons. 3 Joanna ouvrit vivement la lettre qui venait de Karra Karra. Elle contenait une enveloppe plus petite, avec des timbres étrangers, et quelques lignes de Robertsonil avait eu des nouvelles de son ami de Londres, et, ajoutait-il, « je vous adresse le code qu’il m’a envoyé. Si vous aviez quelques difficultés, madame Westbrook, à traduire les notes de votre grand-père, il serait heureux de faire ce travail à votre place. » Elle ouvrit l’autre enveloppe, y trouva une lettre de Giles Stafford, qui expliquait le code tironien, et un petit carnet rempli de symboles, avec leurs équivalences alphabétiques, phonétiques et les mots correspondants. Joanna ouvrait des yeux émerveillés. Elle tenait enfin la clé. Elle allait savoir si les papiers de son grand-père contenaient bien les réponses qu’elle cherchait. Mais, en dépit de son impatience, elle ouvrit d’abord la lettre qui, d’après l’adresse inscrite au dos, venait d’une certaine Mme Dobson, qui vivait dans le même village que Tante Millicent. Joanna déplia un feuillet qui exhalait une faible odeur de lavande, déchiffra les lignes écrites d’une petite écriture ferme. Mme Elsie Dobson était une veuve qui habitait, sur la place du village, une maison située en face de celle de Millicent Barnes. Elle connaissait celle-ci depuis soixante ans. Elle avait le triste devoir d’annoncer que Millicent était morte, à soixante-dix ans, paisiblement, dans son sommeil. « J’étais son amie la plus proche, continuait Mme Dobson, et j’avais pris soin d’elle dans ses derniers jours, après la congestion cérébrale qui l’avait frappée. Elle m’a tout laissé, ce qui était fort peu. Quand j’ai pu enfin inventorier ses papiers, j’ai trouvé toutes vos lettres, madame Westbrook. Elle les avait gardées. « Je regrette qu’elle vous ait causé, à votre mère et à vous, tant d’inquiétude en ne répondant pas à vos questions. Elle ne s’était jamais remise d’avoir, comme elle disait, ” perdu sa soeur ” au profit de John Makepeace. Plus tard, quand Emily épousa Petronius Drury et partit avec lui pour les Indes, Millicent se sentit de nouveau abandonnée. Mais, à présent qu’elle n’est plus, je ne vois aucun mal à essayer de répondre à vos questions. « Millicent et sa soeur étaient jumelles mais ne se ressemblaient guère. Naomi, votre grand-mère, était gaie, optimiste, et c’était la plus forte des deux. Millicent m’a toujours paru sombre, mélancolique et, franchement, plutôt faible. Étant jeunes, elles étaient inséparables. Mais, quand Naomi s’est mariée avec John et est partie avec lui, Millicent a juré de ne jamais lui pardonner... » La pièce s’assombrissait. Joanna alluma une lampe et reprit sa lecture. « Je me rappelle le jour où votre mère fut amenée ici, madame Westbrook, continuait Mme Dobson. Ce jour-là, je rendais visite à Millicent. Il doit y avoir quarante-cinq ans de celaj’avais, je me le rappelle, amené mon petit Raymond, mon premier-né, pour le montrer à Millicent. Nous prenions le thé. On a frappé à la porte, et nous avons vu se dresser sur le seuil un homme absolument extraordinaire. C’était un capitaine de bateau. Il avait une petite fille avec lui ei> il nous a conté une histoire fantastique. » En lisant les mots de Mme Dobson, Joanna imaginait l’odyssée de sa mèred’Australie jusqu’à Singapour et, de là, jusqu’à Southampton. Elle avait passé des mois en mer, en compagnie de marins qui la traitaient en petit animal familier et la gâtaient. L’enfant, telle qu’elle apparut alors à Millicent, avait alors près de cinq ans. Son teint était brûlé par le soleil, ses cheveux lui descendaient plus bas que la taille. Elle portait sur sa robe une vareuse de matelot et un calot sur la tête. Mis à part les cadeaux offerts par les matelots, elle ne possédait qu’une sacoche de cuir et une drôle de poupée en fourrure qu’elle avait baptisée Rupert. « Le capitaine, écrivait encore Mme Dobson, a été incapable de nous dire comment Emily était parvenue jusqu’à la côte australienne, où le premier navire l’avait accueillie. La lettre qui l’accompagnait n’expliquait pas grand-chose. Elle avait été écrite à la hâte, cela se voyait. » La lettre, selon Mme Dobson, disait seulement« Cette enfant est Emily Makepeace, la fille de John et Naomi Makepeace, la nièce de Millicent Barnes. Ayez l’obligeance de la conduire à Crofter’s Cottage, Bury St. Edmund’s, Angleterre. Vous serez récompensé. » Joanna essayait d’imaginer les circonstances qui avaient entouré cette fuite désespérée. Qui avait conduit la petite fille jusqu’au navire et l’avait remise aux autorités Était-ce Reenadeena Pourquoi n’avait-elle pas accompagné Emily en Angleterre Et qu’avaient bien pu devenir John et Naomi Elle revint à la lettre. « Millicent était folle de joie. Cette enfant était après tout la fille de Naomi, et Millicent adorait Naomi. Mais qu’était devenue celle-ci Nous ne l’avons jamais découvert. Je suppose qu’elle est morte il y a longtemps, quelque part en Australie. « Votre mère, en grandissant, se demandait pourquoi elle n’avait aucun souvenir de ses parents. Quand elle questionnait sa tante, Millicent lui répondait qu’elle avait eu, à six ans, une mauvaise fièvre, ce qui était faux. Nous n’avons jamais pu savoir quelle était la cause de l’amnésie de votre mère, mais ce devait être un choc terriblela pauvre petite Emily, je m’en souviens, souffrait de cauchemars. Elle avait une peur presque paralysante des chiens et des serpents. J’ai toujours pensé qu’elle avait été témoin, en Australie, d’un événement horrible. Millicent n’a pas voulu insister. Sans doute redoutait-elle ce qu’elle aurait pu découvrir. « Je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage, madame Westbrook, concluait Elsie Dobson. Ou bien j’ai oublié le reste, ou bien il n’y avait rien d’autre. Votre mère est devenue une jeune fille ravissante, et nous avons regretté de la voir partir pour les Indes, car nous craignions de ne jamais la revoir. Je dois encore vous dire ceci, madame Westbrookquand j’ai appris sa mort, j’en ai été affligée, mais pas entièrement. Il m’avait toujours semblé qu’elle était vouée à la tragédie. Je ne sais trop pourquoi. Sans doute avais-je entendu parler, il y a longtemps, de quelque chose que j’ai maintenant oublié. » La lettre était signée« Bien sincèrement vôtre. E. Dobson. » Joanna éprouvait une déception aiguë. La seule personne qui aurait pu combler tant d’importantes lacunes était morte. La seule autre femme, semblait-il, qui eût connu Emily enfant perdait la mémoire. Elle relut la lettre, s’arrêta sur deux phrases« Elle avait été témoin, en Australie, d’un événement horrible » et« Il m’avait toujours semblé qu’elle était vouée à la tragédie. » Joanna allait remettre la lettre dans son enveloppe quand elle s’aperçut qu’il y avait un autre feuillet. Mme Dobson avait ajouté un post-scriptum. « En relisant cette lettre, madame Westbrook, je me suis aperçu que j’avais omis deux informations que vous pourriez désirer connaître. Vous vous étiez enquise de la destination des Makepeace en Australie. Je ne saurais vous le dire mais je me rappelle qu’ils se sont embarqués, en 1830, sur un navire appelé le « Beowulf ». J’en suis certaine parce que je me suis toujours intéressée à la légende de Beowulf et parce que j’avais trouvé de mauvais augure le nom de ce bateau. L’autre fait que vous aimeriez peut-être savoir, c’est celui-ciun an environ après l’arrivée d’Emily chez Millicent, la drôle de poupée en fourrure qu’elle avait apportée en arrivant s’est trouvée abîmée, je ne sais plus comment. Comme l’enfant était inconsolable, Millicent a lavé l’objet et en a refait les coutures. C’est alors qu’elle a découvert un objet caché dans le rembourrage. C’était une pierre précieuse assez grosse, d’un éclat étincelant. Nous avons su par la suite qu’il s’agissait d’une opale. Je ne sais ce qu’elle est devenue et j’ignore si mes renseignements vous seront utiles. Mais j’espère que, dans la mesure de mes moyens, madame Westbrook, j’aurai pu vous être de quelque assistance. » L’opale avait été cachée à l’intérieur de Rupert! Joanna ouvrit le dernier tiroir du bureau, en sortit une boîte en métal fermée à clé. Elle alla prendre une petite clé dans son coffret à bijoux, ouvrit la boîte, en tira l’opale. Elle contempla le flamboiement rouge et vert, au coeur de la pierre. Quel lien cette opale avait-elle avec Karra Karrase demandait-elle. Son grand-père s’en était-il emparé là-bas Était-ce la raison pour laquelle Lady Emily avait éprouvé cette brusque nécessité de retourner en ces lieux, afin d’y retrouver cet « autre héritage » que Joanna n’avait jamais pu définir John Makepeace avait-il découvert une mine d’opales Était-ce là l’objet de l’acte de vente Joanna avait-elle hérité, en réalité, d’une fortune qui dépassait toute imagination Elle sentait, au creux de sa main, la chaleur de l’opale, comme si celle-ci avait possédé une énergie propre. Qu’as-tu donc questionnait-elle. D’où viens-tu Ton pouvoir est-il tourné vers le bien ou vers le mal Le moment était venu d’examiner les papiers de son grand-père. Les réponses s’y trouvaient sûrement. Elle posa sur le bureau le carnet envoyé par Robertson, la première page des notes de son grand-père d’un côté, une feuille blanche de l’autre. Elle regarda le premier signe, le retrouva dans le calepin de Giles Stafford. Alors, après un dernier coup d’oeil à l’opale, elle se mit à l’oeuvre. Chapitre XXIII 1 Joanna était perplexe. Depuis un mois, elle traduisait les notes de son grand-père et, jusqu’à présent, ses efforts ne lui avaient guère fourni qu’un compte-rendu sans intérêt de la longue pérégrination de John Makepeace, qui avait suivi le clan d’un chef aborigène nommé Djoogal. Joanna n’avait pas trouvé le moindre indice de l’endroit où ils avaient vécu en Australie ni du nom de la tribu à laquelle ils s’étaient intégrés. Rien non plus, pour autant qu’elle pût le déterminer, n’indiquait ce qui avait pu être la cause des craintes de sa mère. Il n’était pas question de chiens, en dehors des dingos que la tribu avait apprivoisés, et très peu de références aux serpents, sinon le fait que les Aborigènes révéraient le Serpent Arc-en-Ciel. Un seul fait significatifle totem du clan était l’Ancêtre Kangourou. Elle se renversa dans son fauteuil, laissa rouler sa tête d’un côté à l’autre, pour libérer sa nuque d’une tension douloureuse. Chaque après-midi, lorsqu’elle s’installait à son bureau avec le code tironien et les papiers de son grand-père, elle espérait une révélation. Chaque soir, elle se retrouvait avec sa déception. Il était tard. Hugh s’était rendu aux enclos d’agnelage, pour veiller sur les nouveaux-nés, mais le reste de la maison dormait. Deux semaines plus tôt, les McNeal étient partis. La tonte était terminée. La vie à Merinda avait retrouvé sa tranquille routine. Bientôt, on se préparerait à emménager dans la maison neuve, à dire adieu à cette charmante vieille bicoque. Pourtant, malgré le silence et la paix de la nuit, Joanna se sentait tendue, anxieuse, comme si l’absence même de tout indice inquiétant dans les papiers de John Makepeace était en soi un mauvais présage. Il y avait aussi cette histoire de dingos qui rôdaient autour de Merinda. « Ezekial m’a dit qu’il les avait vus à quelques kilomètres en amont, avait déclaré Hugh à Joanna, le matin même. Je ne veux pas prendre de risques. Je vais poster d’autres hommes. Assure-toi qu’Adam et Beth ne descendent pas à la rivière. La sécheresse rend les chiens audacieux. » La jeune femme regardait les insectes voleter autour du verre de sa lampe. Les dingos, pensait-elle. Les chiens sauvages. Ils hantaient ses nuits, et voilà qu’ils venaient empoisonner ses jours. Quant à Ezekial... avait-il averti les autres stations, ou bien sa mise en garde s’adressait-elle particulièrement à Merinda, à elle-même, à Beth La fillette lui avait montré la dent de dingo que lui avait donnée le vieux traqueur. Était-ce bien simplement un porte-bonheur, comme l’avait prétendu Ezekial Elle contemplait les quelques pages qu’il lui restait à traduire. Si seulement la clé du mystère pouvait s’y trouver... Elle se remit à écrire. « Naomi m’inquiète, avait noté John Makepeace, près de cinquante ans plus tôt. Elle change, j’en ai peur. Il se passe en elle quelque chose d’étrange, semble-t-il. » Joanna sursauta. Après des pages et des pages consacrées à la manière de vivre du clan de Djoogal, le ton venait de changer subitement. La jeune femme se mit à déchiffrer plus rapidement. « Naomi se plaît dans cet environnement, alors que je doute de plus en plus de moi-même. Qui plus est, elle se plaint que je laisse de côté dans mes observations la moitié de la population aborigène, la moitié de leur culture, parce que je ne tiens pas compte des femmes. « Elle prétend que les femmes aborigènes sont les égales des hommes. Je reconnais leur importance dans le clanje l’ai moi-même observée. Même si les hommes rapportent parfois au campement un kangourou tué à la chasse, ce sont les femmes qui assument quotidiennement le ravitaillement en nourriture. Elles exercent tout contrôle sur leurs facultés de reproduction et leur sexualité. Le rite du mariage est simpleune femme déclare qu’un homme est son mari. Quand sont prises des décisions concernant le clan, hommes et femmes y participent ensemble, à égalité. Quand le clan suit les Chemins de Cantilène, ce sont parfois les hommes qui mènent, et les femmes qui suivent, mais parfois aussi l’inverse. Mais, en ce qui concerne l’importance religieuse ou spirituelle des femmes dans le clan, je ne vois rien de significatifpour autant que je sache, ce sont les hommes qui détiennent ce pouvoir. « Naomi n’est pas de cet avisles femmes, selon elle, ont leurs rites propres, interdits aux hommes. Par bien des aspects, insiste-t-elle, ils sont plus importants, plus puissants que ceux des hommesils concernent la fécondité, la mise au monde des enfants et, en conséquence, la force de vie essentielle à la continuation de l’existence du clan. Elle m’a appris, par exemple, que la première menstruation d’une jeune fille s’accompagne de cérémonies plus complexes, plus secrètes et de tabous plus nombreux que les rites qui marquent la majorité d’un garçon. Les Aborigènes, m’a-t-elle dit, ne paraissent pas comprendre que c’est la semence d’un homme qui entraîne la conception d’un enfant. Ils croient aux « enfants fantômes »si une femme passe en un endroit précis, l’esprit d’un enfant qui attend de naître sautera en elle. Pour cette raison, le phénomène de la naissance et de la vie, le pouvoir magique de la procréation n’appartiennent qu’aux femmes, et ce sont ces mystères qui sont à la base de leurs rites secrets. « Si les observateurs européens, prétend Naomi, ignorent ces rites, c’est que ce sont des hommes, comme moi, et qu’on ne leur laisse connaître que les cérémonies qui concernent les hommes. « Sans doute devrais-je juger avantageux d’avoir près de moi une femme qui s’est fait des amies dans le clan, qui a eu le privilège de suivre certains de leurs rites et même d’y participer parfois. Mais elle ne se montre pas absolument coopérative avec moi. Elle se refuse à révéler la nature de ces rites, sous prétexte qu’elle a promis aux femmes d’en garder le secret. Elle m’assure néanmoins que ces cérémonies sont très solennelles, très religieuses. « Peut-être a-t-elle raison. Je n’en sais rien. Mais je suis contrarié qu’elle ne me communique pas ces secrets. Je lui ai dit que, dans un intérêt purement intellectuel et scientifique, je souhaiterais assister à l’une de ces cérémonies... » Joanna cessa d’écrire. Elle sentait la nuit bouger autour d’elle. La maison silencieuse semblait remuer et soupirer dans son sommeil. Elle relut la dernière phrase. Elle savait soudain ce qui allait suivre. Beth se réveilla brusquement. Il faisait nuit. Allongée dans son lit, elle écoutait le silence. Elle se demandait ce qui l’avait tirée du sommeil. Tout à coup, elle compritButton n’était plus sur son lit. Elle était tellement habituée à sentir son poids contre elle que son absence l’avait réveillée. Elle se redressa, regarda autour d’elle. Le chien, devant la porte de la véranda, grattait le bois — Tu veux sortir, Button demanda Beth. Il était vieux, il avait parfois besoin, la nuit, d’aller faire un tour dans les buissons. Elle entrouvrit donc la porte. Elle s’attendait à voir le berger aveugle sortir en reniflant, pour passer quelques minutes dans l’herbe, avant de rentrer. Mais, à sa grande surprise, il s’élança dehors en grondant et disparut dans l’obscurité. — Button! appela-t-elle. Reviens! Et elle partit à sa poursuite. La nuit était absolument silencieusele seul bruit était le grattement de la plume de Joanna sur le papier. Elle avait maintenant rarement besoin de consulter le code et elle écrivait rapidement. « Depuis des jours, avait écrit John Makepeace, les clans se rassemblent ici, à Karra Karra. On m’avait dit que la tribu était nombreuse, mais j’ignorais à quel point. Pendant des semaines, les clans et les familles, venus des quatre points cardinaux, ont suivi les Chemins de Cantilène pour parvenir en cet endroit qui représente, m’a-t-on dit, leur lieu le plus sacré. Karra Karrala Montagne de Vie. Ils sont des centaines ici, et d’autres vont venir. Ils allument leurs feux et ils chantent et dansent. Des parents qui ne se sont pas vus depuis des années fêtent leur réunion. D’anciennes amitiés se raniment. On conclut des affaires. On arrange des mariages. Djoogal prononce des sentences sur des crimes qui ont attendu un an pour être jugés — violations de tabous pour la plupart. C’est un immense rassemblement, bruyant, animé, et nous sommes, Naomi, la petite Emily et moi, les premiers Blancs à avoir jamais vu pareil spectacle. « Demain, Naomi va participer à la cérémonie la plus secrète, la plus sacrée. Elle m’a seulement dit que ce rite concernait les mères et les filles. Elle est devenue de plus en plus cachottière, ces derniers temps. Elle part avec les autres femmes, pour recueillir la terre, l’argile, les teintures dont elles peindront leur corps. Les autres lui ont enseigné les chants secrets, les mystères, les tabous qu’elle devra observer. Ce soir, elle ne doit pas dormir avec moi, m’a-t-elle dit. Elle doit être pure pour la cérémonie. » Le ton de son grand-père, remarqua Joanna, se faisait plus intense. Elle percevait sa jalousie, son irritation. « J’ai promis à Naomi de ne pas répéter ce qu’elle pourrait me confier, mais elle refuse de répondre à mes questions. Je lui ai rappelé qu’elle était mon épouse et qu’elle devait me tenir au courant de ce qu’elle faisait. Je ne comprends pas ce qui lui est arrivé. Cette promiscuité avec les indigènes a eu un effet sur elle. Elle m’obéit de moins en moins, mon autorité sur elle s’est évanouie. Peut-être ai-je commis une erreur en l’amenant ici. Je vois maintenant en elle une trace d’indépendance qui me paraît bien peu plaisante, bien peu féminine. Ma douce Naomi, naguère si docile, si complaisante, est devenue aussi volontaire que ces femmes qu’elle fréquente. Et Emily, à trois ans et demi, commence déjà à lui ressembler... « Je me demande ce que vont faire les femmes, demain... » Beth courait dans les bois en criant le nom de Button. Jamais encore il ne s’était sauvé ainsi. Elle le découvrit dans une clairière baignée de lune. — Button! Vilain garçon! Tu m’as forcée à sortir en chemise de nuit! Elle s’interrompit. Quelque chose se dissimulait dans les buissons, tout près. Son regard se fit plus aigu. La chose émergea de l’ombre. Elle reconnut le corps massif, les oreilles droites, triangulaires, la courte queue fournie, le pelage crème. C’était le chien sauvage, parent du loup, que les Aborigènes appelaient dingo. Ils étaient deux, mâle et femelle. Button, vieux et aveugle, guidé par son odorat et son instinct, se plaça entre la fillette et les bêtes. — Ça va bien, dit Beth, d’une toute petite voix. Elle était tout à coup terrorisée. La nuit s’était refermée autour de Joanna. A la lumière de la lampe, elle lisait maintenant les notes de son grand-père, dans l’ancienne sténographie romaine qui lui était devenue familière. « Ce matin, très tôt, Naomi a quitté notre camp, laissant Emily à la garde de Reena. Elle s’est rendue, avec les femmes, dans un lieu secret, afin de se préparer pour la cérémonie. Le reste de la tribu montre une activité frénétique. On va à la chasse, on prépare le festin de ce soir, on chante, on danse. Bizarrement, les hommes ne semblent pas froissés d’être tenus à l’écart de cette cérémonie vitale. Pourtant il leur est interdit d’avoir la moindre connaissance des rites. Que font donc les femmes, à l’intérieur de la montagneJ’ai assisté aux rites barbares de la circoncision des garçons et je ne peux qu’imaginer à quelles abominables pratiques les mères soumettent leurs filles innocentes qui, pour la plupart, sortent à peine de l’enfance. « Je suis venu ici à la recherche d’un second Eden. Cette science nouvelle qui pollue notre époque, qui fait de la Bible un recueil de mythes et de légendes doit à tout prix être réfutée. Je suis venu ici afin de prouver que la Sainte Bible peut supporter une analyse empirique. « Je suis venu ici pour rechercher un second Eden, un lieu où Dieu créa un autre couple originel qui, cette fois, n’a pas goûté au fruit défendu de la Connaissance et qui a pu ainsi continuer de vivre dans l’Innocence. Les Aborigènes ne connaissent pas la honte de la nudité ni de la fornication. Ils sont tels que Dieu les a créés. « Mais je vois à présent que je me suis égaré. Ce lieu n’est pas un second Edenil représente l’une des erreurs de Dieu. Ici, on adore le Serpent et l’on ignore le Dieu Unique. Ces sauvages révèrent des pierres, des rivières, des animaux, mais ils ne savent rien du Seigneur. « Que Dieu me pardonne, je me suis trompé. Trompé. Et, maintenant, ma tendre Naomi va être entraînée dans leurs péchés les plus noirs, loin du droit chemin. Je crains qu’elle n’en soit châtiée. Si seulement nous pouvions regagner l’Angleterre. Mais comment Nous n’avons plus d’argent. Ce qu’il en restait a payé la terre où nous nous établirons. « Je dois à tout prix savoir ce que les femmes vont faire au coeur de la montagne. » Tremblante, Beth regarda le mâle se mettre en marche vers elle. Button gronda, recula afin d’éloigner la fillette du dingo. La femelle, sur la droite, commença de décrire un cercle. Button tourna la tête vers elle, émit un grognement menaçant. Sur son cou, les poils se hérissaient. Il retroussait les babines sur ses crocs blancs. Les dingos avançaient toujours. Beth cherchait ce qu’elle pouvait faire. Elle ramassa un morceau de bois, le lança en direction des chiens sauvages. Il atterrit entre eux, sans résultat. — Allez-vous-en! leur cria-t-elle. Fichez le camp! Les yeux d’or demeuraient fixés sur elle. Quand le mâle bondit tout à coup, Button en fit autant, enfonça ses crocs dans le corps de la bête. Beth hurla. La femelle s’en prit au vieux chien, le saisit par la queue. Horrifiée, la petite fille vit les dingos s’attaquer au berger de deux côtés opposés, pour le forcer à se battre sur deux fronts. Le poil volait, les grondements, les grognements féroces se mêlaient, le sang coulait. Button eut une oreille arrachée, une affreuse blessure s’ouvrit soudain dans son flanc. — Assez! hurla Beth. Elle ramassa une autre branche sèche, la lança de toutes ses forces. Le mâle abandonna Button pour s’en prendre à l’enfant. Il bondit sur elle. Elle tomba en arrière, et les cruelles mâchoires se refermèrent sur le vide. Sans se soucier de l’autre dingo qui lui ravageait le flanc, Button se jeta sur le mâle. Beth regardait le vieux chien, maintenant couvert de sang, la chair déchirée, la fourrure collée par plaques, se battre en aveugle, incapable même de voir ses ennemis. La petite fille se boucha les oreilles des deux mains et prit sa course. Un long moment, Joanna resta immobile, les yeux fixés sur les derniers mots écrits par son grand-père. Elle était envahie d’un pressentiment, sombre, obsédant, à la pensée d’un jeune Anglais, coupé du monde et de ses lois familières, qui s’efforçait de se raccrocher à la réalité tout en étant convaincu qu’il était en train de perdre sa femme au bénéfice de mystères qui dépassaient son entendement. Était-ce là ce qui avait lancé sur sa famille un chant-poison, la violation d’un tabou sacré, la présence d’un homme qui avait épié les rites d’une cérémonie de femmes Ou bien y avait-il autre chose De quoi avait été témoin la petite EmilyQuel terrible maelstrôm l’avait balayée, quand on avait découvert le crime de son père Et qu’avaient donc pu faire les femmes à l’intérieur de la montagne Joanna leva les yeux. Son oreille sondait la nuit. Elle se rendit compte que les bois s’étaient soudain animés des clameurs et des cris d’oiseaux qui étaient généralement silencieux dans ces heures nocturnes. Elle entendait le « krôa-a-a » affolé des corbeaux et même le rire aigu d’un kookaburra. Il se passait quelque chose... Subitement, elle pensaBeth! Beth se jetait à corps perdu parmi les arbres. Elle repoussait devant elle les branches, les broussailles. Elle se précipitait parmi les arbres, le coeur battant à toute allure. Tout autour d’elle, les oiseaux poussaient des cris aigus. La maison, elle le savait, se trouvait derrière elle, mais les dingos, eux aussi, étaient derrière elle. Les yeux brûlants de larmes, elle courait en aveugle dans la nuit. En proie à une folle terreur, elle courait, sans se soucier de la direction. Elle tomba. Elle se releva, s’enfonça encore plus avant dans le bois. Finalement, à bout de souffle, elle s’arrêta, tendit l’oreille. Il n’y avait plus que le silence. Les oiseaux eux-mêmes s’étaient tus. Soudain, elle perçut le bruit feutré de pattes qui venaient sans répit vers elle à travers le sous-bois. Elle se remit à courir, sentit qu’elles se rapprochaient. Elle entendit un claquement de mâchoires, elle se heurta à un arbre, se releva sans même réfléchir. Elle vit luire des yeux affamés. Un étau de dents aiguës se referma sur sa cheville. Elle hurla. Joanna se jeta hors de la maison, dans le chemin qui menait au bois. Elle rencontra Sarah et Adam, en vêtements de nuit, qui essayaient de déterminer de quelle direction était venu le hurlement. Mais ils en entendirent un autre. — Par ici! cria Adam. Ils se précipitèrent parmi les arbres, découvrirent quelque chose, dans l’herbe. C’était un chausson de Beth. Joanna cherchait à percer l’obscurité. — Beth! appela-t-elle. Où es-tu Elle tourna sur elle-même. Ses yeux tombèrent sur quelque chose qui la pétrifia. — Mon Dieu! murmura-t-elle. C’était le corps ensanglanté de Button. — Beth! appelèrent Sarah et Adam. — Beth! cria Joanna. Ils entendirent un autre hurlement, les bruits atroces de corps qui se lançaient sur quelque chose. Et, encore, les hurlements de Beth. Joanna se jeta parmi les arbres, sans se soucier des pierres et des branches qui lui écorchaient les pieds et le visage. — Oh, Dieu, sanglotait-elle, je T’en supplie, pas ça! Les hurlements de Beth montaient jusqu’au ciel. Sarah et Adam couraient à la suite de Joanna. Ils perçurent soudain un autre son, un étrange sifflement plaintif. Ils entendirent un bruit sec, un jappement. — C’est par là! cria Adam. L’instant d’après, ils virent un dingo les croiser à vive allure, le corps ensanglanté, la queue entre les pattes. Ezekial le suivait de près, brandissant un boomerang qu’il s’apprêtait à lancer. Ils découvrirent Beth à mi-hauteur d’un arbre. Les jambes couvertes de blessures sanglantes, elle continuait à hurler spasmodiquement. A ses pieds gisait un dingo mort, un boomerang plongé dans son cou. — Button est mort! criait-elle. Maman, maman! Button est mort! — Joanna attrapa sa fille, la serra contre elle. — Button! Button! répétait sans fin l’enfant. Joanna fit demi-tour en courant, suivie de Sarah et d’Adam. 2 La porte de la cuisine s’ouvrit avec bruit. Hugh entra précipitamment. — Joanna! cria-t-il. Il la trouva dans la cuisine. Elle refermait la porte de la chambre de Beth. — Comment va-t-elle demanda-t-il. — Elle s’en remettra, répondit Joanna. D’une main lasse, elle repoussa une mèche de cheveux qui retombait sur son visage. — Elle souffre de morsures profondes, mais elles guériront. Dieu merci, il n’y a pas de fractures. Mais elle a subi un choc terrible, Hugh. Je ne sais pas comment elle le surmontera. — Ezekial est venu tout me raconter. Je suis rentré au plus vite. Dois-je aller lui parler — Je lui ai donné quelque chose pour la faire dormir. Hugh, Ezekial a sauvé la vie de Beth. C’est comme s’il avait veillé sur elle. Cette dent de dingo... Beth était maintenant marquée, pensait Joanna. L’héritage de Naomi Makepeace avait été jeté sur elle, comme un sombre manteau. Joanna songeait à sa mère, morte à quarante ans d’une maladie qu’elle n’avait pas vraiment contractée. La même fin attendait-elle Joanna elle-même, Beth et, peut-être, ses filles La malédiction ne s’éteindrait-elle jamais — Il faut trouver la cause, Hugh, dit-elle. Il faut y mettre fin avant qu’il ne soit trop tard. Quatrième partie 1885-1886 Chapitre XXIV C’était une nuit de l’Intérieur. On distinguait des crêtes lointaines derrière les silhouettes des eucalyptus. Les étoiles, par milliers, émaillaient le ciel. Un feu jetait ses flammes d’or au coeur de l’obscurité — un feu de camp, autour duquel des hommes fatigués se vautraient, leur regard patient fixé sur la bouilloire fumante. Le silence était aussi vaste que le ciel, que l’horizon invisible à tous les yeux, mais l’Intérieur n’en parlait pas moins, dans le hurlement solitaire d’un dingo, dans les craquements, les crépitements des flammes. Soudain, une voix s’éleva dans la nuit. Elle disait C’étaient des jours cruels, des jours pénibles, Ces jours anciens et ces temps difficiles, Quand, le baluchon jeté sur l’épaule, nous prenions la piste Qui, pour sûr, nous mènerait en enfer... La voix continua. Elle parlait du Grand Désert intérieur, des Noirs qui vous guettaient, des huttes faites de branches et d’écorce et d’une fille nommée Ruth, enterrée quelque part, avec un bébé endormi entre ses bras. Tandis que parlait la voix, les hommes poursuivaient leurs tâchesils étendaient les rouleaux de couchage, dessellaient les chevaux, allumaient pipes et cigarettes, dans le silence et sous les étoiles suspendues au-dessus de leurs têtes, « froides, sincères et pures ». Ils se mouvaient comme des ombres, « acteurs d’une pièce familière, las et voûtés, brisés et sans le sou, mais se fiant à la nuit pour leur promettre un jour meilleur. » Finalement, le feu s’éteignit, les hommes s’installèrent « sous leurs couvertures qui étaient de vieilles amies », et la voix acheva« Mais, en dépit de toutes nos peines, de toutes nos imprécations, nous voudrions bien les voir de retour, ces anciens jours si durs. » L’obscurité se fit sur la scène. L’espace d’un instant, la salle parut suspendue dans le temps et dans l’espace. La lumière revint, un décor entièrement nouveau éblouit tous les yeux. On était maintenant en plein jour. Autour d’une hutte dont la cheminée fumait, s’étendaient à perte de vue sous un ciel bleu des champs de blé doré. Dans la cour près de la hutte, une femme s’activait. La voix disait« L’esprit s’émerveille encore de toutes les rudes tâches que pourraient accomplir les deux mains d’une femme... » Quand s’acheva la ballade du « Coeur d’Hannah », le décor familier céda la place à un panorama rougeoyant et plat, au milieu duquel s’embrasait au coucher du soleil le monolithe d’Ayers Rock. Le narrateur récita les lignes célèbres de « Un Rêve. Pour Joanna ». Avec chaque poème, le décor changeait, en un cortège de paysages terrestres ou marins empruntés à l’Australie. Peu de gens, dans l’assistance, n’en reconnaissaient pas au moins un. Certes, beaucoup de ceux qui occupaient les places du Melbourne Music Hall, en cette soirée d’hiver, deux semaines avant Noël, étaient des citadins. Ils n’en avaient pas moins le souvenir d’enfances passées dans la brousse ou d’histoires contées par les plus âgés. Les ballades parlaient à leurs coeurs d’une manière de vivre qui disparaissait peu à peu. Joanna et Hugh étaient installés dans une loge avec Sarah et les enfants. Beth, à douze ans, portait une longue robe de dentelle blanche et des fleurs dans ses cheveux. Les dix-huit ans d’Adam lui valaient une tenue de soirée. Sarah avait une robe vert émeraude. Avec eux encore, se trouvaient Frank et Ivy Downs. Ils étaient à Melbourne pour assister à la première représentation de « Histoires vivantes du Grand Désert », qui adaptait pour la scène le recueil de ballades publié trois ans plus tôt sous le titre « Poèmes d’un Fils de l’Intérieur ». Hugh avait demandé à Ivy Downs de peindre les illustrations en couleurs qui accompagneraient chaque poème. Le livre avait connu un succès immédiat dans les colonies australiennes. L’un des poèmes de Hugh avait été mis en musiqueon le chantait dans les écoles et dans les pubs, sur les pistes et autour des feux de camp. Le livre était connu dans tout l’Empire britannique, de sorte que, partout, on lisait l’histoire du forçat « dont les péchés étaient écrits avant même sa naissance » et celle des chemins des tondeurs, « le plus court chemin vers la mort ». Quand la scène devint le théâtre d’un rodéo, quand l’assistance hurla de rire aux bouffonneries d’un cow-boy lancé à la poursuite d’un veau capricieux, le bruit devint tellement assourdissant qu’on entendait à peine le récitant. Frank se pencha pour dire à Hugh — Vous leur en donnez pour leur argent. Il n’y a rien sur toute la terre de plus grossier, de plus bruyant qu’un auditoire australien satisfait! La scène s’obscurcit pour la dernière fois, sur la silhouette d’un vieux piqueur de boeufs monté sur son cheval, au son de la voix qui s’éteignait. Le rideau tomba. Joanna retint son souffle. La salle était silencieuse. Lentement, les applaudissements commencèrent, prirent de plus en plus de force à mesure que s’éclairaient brillamment les lustres électriques nouvellement installés. Un homme apparut sur le proscenium, et chacun le reconnutc’était Richard Hawthorne, l’un des acteurs les plus aimés de Melbourne. C’était sa voix de baryton qu’on avait entendu lire les ballades. Il salua par deux fois, avant de désigner Hugh d’un geste de la main. Tous les regards se tournèrent vers la loge. L’un après l’autre, les spectateurs se levèrent. Finalement, toute l’assistance fut debout, et les applaudissements ébranlèrent la salle. Un peu plus tard, le petit groupe attendait sur le trottoir l’arrivée de la voiture. — Ils vous traitent comme une sorte de héros, Hugh, déclara Frank Downs. Par le Ciel, vous avez montré au monde entier que nous n’étions pas simplement une bande de colons dans un pays perdu. — Le crédit en revient aussi à votre femme, Frank. Ce sont ses illustrations qui ont inspiré le spectacle. — Vous méritez tous les deux ce succès, dit Joanna. Le trottoir était occupé par une foule de femmes en robes du soir et de messieurs en capes et hauts-de-forme. La soirée, pour eux tous, avait été exceptionnelle. Pour une fois, ils n’étaient pas venus voir l’oeuvre d’un Italien, d’un Français ni même d’un Anglais. Ils avaient vu la production d’un authentique Australien, Hugh Westbrook. Beaucoup s’approchaient de lui pour le féliciter. John Reed lui serra longuement la main. — Formidable, Hugh. Dieu me pardonne, mais j’en avais les larmes aux yeux. J’ai beau être né en Angleterre, je suis Australien par le coeur. — Pourquoi ne pas vous joindre à nous pour le dîner, Maude et vous Nous avons réservé une salle à l’hôtel. — Merci, Hugh, je regrette, mais nous avons d’autres projets. Pauline, accompagnée de son beau-fils, Judd, se contenta de tendre la main. — Magnifique soirée, Hugh. Vous pouvez être fier de vous. — Venez-vous à l’hôtel avec nous — Je suis un peu lasse. Je dois reprendre demain le premier train pour Kilmarnock. Elle prit la main de Joanna. — Mes félicitations à vous deux. D’autres encore se présentèrent, parmi lesquels Louisa Hamilton et sa famille. Joanna remarqua qu’Athena, la fille de Louisa, qui avait dix-sept ans, jetait vers Adam un regard significatif accompagné d’un sourire. A près de dix-neuf ans, avait découvert Joanna, Adam était le point de mire d’un essaim de jeunes personnes qui tentaient d’attirer son attention. Il était séduisant, et ses manières de savant, sa gravité éveillaient la passion dans les coeurs féminins. Il était sur le point d’entrer à l’Université de Sydney qui lui avait décerné une bourse lorsqu’il avait obtenu son diplôme en tête de sa classe au Collège secondaire de Cameron Town. Adam rêvait de marcher sur les traces de Darwin, d’entrer à la Royal Society, pour découvrir des espèces nouvelles, déterrer des ossements de dinosaures et contribuer à soutenir la thèse de l’évolution. Et il réussiraitJoanna le voyait dans son comportement assuré, l’enthousiasme avec lequel il s’exprimait, l’ardeur qui brillait dans ses yeux. — C’était bien, n’est-ce pas, Joanna dit Hugh. Elle sentait à travers son gant la chaleur de sa main, elle regardait son sourire et retrouvait le jeune homme qu’elle avait rencontré quinze ans plus tôt. Hugh était aussi séduisant qu’alors, sinon davantage, à quarante-cinq ans. — Oui, Hugh, répondit-elle. C’était bien. Il la dévisagea un instant. — Tu te sens bien, Joanna La question ne la surprit pas. Elle ne lui avait rien dit de ses plus récents malaises, elle avait même tout fait pour les lui cacher mais elle savait qu’il les percevait. — Oui, dit-elle, je vais bien. — Tu te sens la force de participer à ce dînerNous pourrions regagner notre chambre, si tu préfères. — Certainement pas. Je ne vais pas permettre à l’une de mes stupides migraines de gâcher ta soirée. Mais c’était plus, cette fois, qu’une migraine, plus que les suites habituelles d’un cauchemar. Toute la journée, Joanna avait été poursuivie par une étrange sensationle genre de prémonition qui vous obsède avant un orage. Et ce n’était pas la première foisdepuis des semaines, elle était la proie d’une crainte vague mais sans cesse grandissante. Beth se détacha d’un petit groupe d’amis. — Oh! papa! Tout le monde est impressionné! Tu es positivement merveilleux! Joanna regarda le père et la fille tomber dans les bras l’un de l’autre. Elle se remémorait le premier jour où cette étrange prémonition s’était manifestée. Il y avait de cela deux mois. Beth venait d’avoir douze ans et elle avait commencé d’avoir ses règles. Joanna détaillait pour sa fille les changements qui se produisaient dans son corps, lui expliquait à quoi elle devait s’attendre et les mesures à prendre, lorsqu’elle avait connu les premières vagues atteintes de la peur. Beth, avait-elle pensé, n’est plus une petite fille. Elle grandit. La même nuit, troublée par l’insomnie, Joanna avait parcouru le journal de sa mère. Y avait-il une note significative, datée de l’époque où Joanna elle-même avait eu sa première menstruation Il n’y avait rien. L’avenir l’épouvantait. Les cauchemars de sa mère, elle le savait, avaient débuté quand elle-même avait six ans, tout comme les siens dataient du sixième anniversaire de Beth. Était-ce seulement l’effet du pouvoir de suggestion, ou un autre élément était-il en cause Joanna avait failli être atta quée par un chien enragé quand elle avait dix-sept ans. Pareil sort attendait-il Beth dans six ans Que devait-elle faire ou ne pas faire Elle ne pourrait garder Beth près d’elle indéfiniment. Elle ne voulait pas être une mère possessive. Mais elle désirait protéger Beth des forces mystérieuses qui semblaient traquer les descendantes de Naomi Makepeace. Joanna connaissait la violente phobie des chiens dont souffrait sa fille. Elle était bouleversée lorsqu’elle regardait Beth, si vive, si animée, et songeait au dur noyau de peur qui se cachait en elle. Lady Emily avait connu cela, elle aussi, et Joanna elle-même à son tour. C’était comme si, se disait-elle parfois, une véritable maladie, telle l’hémophilie, se transmettait de génération en génération. Jamais elle n’oublierait les semaines et les mois qui avaient suivi la nuit où les dingos avaient attaqué Beth. Elle avait emmené sa fille au bord de la mer, elle avait consacré tous ses efforts à guérir son enfant, physiquement et psychologiquement, avec l’aide des pouvoirs bienfaisants du soleil, de l’air marin et de l’amour. Et Beth s’était remise. Les blessures s’étaient cicatrisées. Les crises nerveuses, le chagrin n’étaient plus que des souvenirs. Pourtant, à leur retour à Merinda, Joanna avait constaté que la guérison n’était pas complètele chien de berger le plus amical terrifiait l’enfant. L’héritage s’était bel et bien transmis... — Oh, maman! soupira Beth, tandis qu’ils attendaient leur voiture. Je me serais presque attendue à te voir t’évanouir de joie! Tout le monde adore papa! Il est positivement célèbre! Joanna avait volontairement évité de parler à sa fille de son passé et de celui de Lady Emily. Elle avait espéré interrompre le cycle en ne permettant pas à l’imagination de Beth de le recréer, comme elle était convaincue de l’avoir fait elle-même. Beth n’avait pas lu le journal de sa grand-mère, elle ne savait rien des souffrances de Lady Emily, de sa mort inexplicable. Elle savait que sa mère recherchait Karra Karra, mais c’était simplement, pensait-elle, pour retrouver un quartier de terre. Néanmoins, se disait Joanna ce soir-là, en dépit de toutes ses précautions, les symptômes commençaient à se manifester chez sa fille. Et elle ne pouvait pas, cette fois, les attribuer à l’imagination. — Allons, vous deux, dit Frank, quand leurs voitures arrivèrent enfin. Ne perdons pas de temps. Je meurs de faim! L’Hôtel du Roi George était situé dans Elizabeth Street, non loin de l’appartement qu’avait occupé Ivy Dearborn. Ivy, au passage, sentit la main de Frank se poser sur la sienne et l’étreindre. Dans la seconde voiture, où Adam et Sarah parlaient avec animation de la soirée, où Beth répétait à Hugh combien elle était fière de lui, Joanna regardait par la fenêtre et tentait de chasser, par un effort de volonté, le mal de tête qui la torturait depuis des jours. La voiture passa devant les bureaux d’une compagnie maritime. Elle se rappela comment elle et Hugh avaient recherché le Beowulf, le navire sur lequel ses grands-parents avaient embarqué à destination de l’Australie. Ils avaient fini par apprendre que le bateau avait péri corps et biens en 1868. Le capitaine-propriétaire s’était noyé avec son équipage. Il ne subsistait ni registres ni listes de passagers. Les lettres adressées à l’Association des Marins Retraités et à plusieurs autres organisations n’avaient rien apporté... Joanna sentit une main se poser sur son bras. Elle se retourna, croisa le regard inquiet de Sarah. Elle lui sourit, comme pour dire « Tout va bien », avant de demander — Quelle scène as-tu préférée, Sarah — Toutes, dit la jeune fille. Elle pensait à Philip, regrettait son absence, ce soir-là. Elle revoyait le jour où ils s’étaient rencontrés par hasard et où ils s’étaient embrassés. Pendant des heures, ils avaient marché, parlé, sans se toucher. Il lui avait raconté son enfance en Amérique, sa famille, la façon dont la guerre entre les États avait transformé leurs vies. Elle lui avait parlé de sa jeunesse à la Mission, où elle n’était ni Aborigène ni blanche. Ils s’étaient entretenus d’architecture et de médecine, de musique et de moutons, de Navajos et du Serpent Arc-en-Ciel. Finalement, comme il le lui avait promis, chacun avait repris son chemin, lui pour retourner à Tillarrara et achever son croquis, elle pour regagner Merinda avec le courrier de sa femme. Au cours des cinq années écoulées depuis, Sarah avait eu parfois des nouvelles de Philipune carte de Noël, venue d’Allemagneune lettre de Zanzibar, où il étudiait l’architecture arabeune carte illustrée de Paris. Il lui avait envoyé aussi un exemplaire de son livre, avec la maison de Merinda en couverture. Chaque fois, c’étaient quelques lignes brèves, d’un style léger. Jamais il ne parlait d’amour ni de leur dernière rencontre. Mais Sarah percevait sa solitude, son esprit sans cesse en mouvement. Sa dernière lettre était arrivée six mois plus tôt« J’ai demandé à Alice de divorcer. Elle refuse. »... Les voitures arrivaient devant la façade brillamment illuminée de l’Hôtel du Roi George. Les Westbrook et les Downs traversèrent le grand vestibule, passèrent dans le foyer du restaurant, où des femmes en uniforme prirent les manteaux des dames, les chapeaux des messieurs. Un maître d’hôtel agité se manifesta soudain. — Monsieur, dit-il, il y a eu un malentendu, semble-t-il. Votre réservation était portée à la date de demain, Monsieur Westbrook. Je crains que votre salon particulier n’ait été déjà donné à quelqu’un d’autre. — Dites donc, vous... commença Frank. — Ça ne fait rien, intervint Hugh. Une erreur peut toujours se produire. Avez-vous des tables libres — Je vais voir, Monsieur Westbrook. Il disparut derrière le rideau qui séparait le restaurant du foyer. — Qu’allons-nous faire, si nous n’avons pas de table demanda Joanna. Il est déjà très tard. Mais le maître d’hôtel revenait. — Nous avons de la place pour vous. Si vous voulez bien me suivre... En émergeant de l’autre côté du rideau, Hugh ne reconnut pas immédiatement les visages familiers, il ne s’étonna pas de voir tout le monde debout. Mais, quand les assistants clamèrent en choeur « Surprise! », il s’aperçut que l’homme qui se tenait près de l’orchestre était Ian Hamilton. Deux autres, qui levaient leurs coupes de Champagne, étaient McCloud et son fils. Il reconnut, dans la femme coiffée d’aigrettes invraisemblables, Maude Rééd. Les musiciens se lancèrent dans la mélodie familière de « L’Homme au baluchon », et Hugh reconnut d’autres visagesles Cameron, les McClintock, d’autres Hamilton. Presque tout le district occidental devait être représenté! Pauline vint lui offrir une coupe de Champagne. — Vous deviez prendre le premier train, dit-il. Tout le monde éclata de rire. — Surpris demanda Joanna. — Abasourdi. Tu étais au courant — Tout le monde Tétait. Viens, une table a été préparée tout exprès pour nous. — Juste ciel, le gouverneur lui-même est là! Au passage du couple, toute l’assistance se mit à chanter « L’Homme au Baluchon ». Quand les voix se turent, les applaudissements durèrent si longtemps que Hugh dut lever les mains pour réclamer le silence. — Merci à vous tous, mes amis. Je ne sais que dire. Beth s’approcha de lui. — Papa, nous avons encore une surprise pour toi. Elle se tourna en souriant vers le gouverneur. Celui-ci s’adressa à la centaine de personnes présentes avec la même énergie et du même ton cérémonieux que s’il avait fait un discours devant le Parlement de l’État de Victoria. — Vous avez offert à votre peuple, dit-il à Hugh, sa propre culture, distincte de l’héritage qu’il avait apporté de son Angleterre natale. Celle-ci tient à vous marquer sa gratitude... Il déroula un vélin lié d’un ruban et scellé de cire. — J’ai le grand honneur, Hugh Westbrook, d’avoir été choisi pour vous remettre, de la part de notre Reine et Impératrice Victoria elle-même, cet éloge personnel. Hugh reçut le document, commença d’en donner lecture, mais sa voix se brisa. Ce fut Joanna qui reprit la lettre et la lut à haute voix. « Grâce à votre poésie, avait écrit la Reine, nous acquérons une connaissance plus intime de Nos lointains sujets, avec lesquels Nous avons eu malheureusement trop peu de contacts, mais qui n’en sont pas moins chers à Notre coeur... » Après une pause, Joanna ajouta — C’est signé « Victoria, R.I. » Il y eut un silence. Angus McCloud dit ensuite — Nous attendons quelques mots de vous, Hugh. Hugh s’éclaircit la voix. — Je ne m’étais pas préparé à faire un discours. Inutile de le dire, je suis vivement honoré que Sa Majesté ait lu mes poèmes... Ceux-ci, mes chers amis, parlent de qui nous sommes et des lieux où nous vivons. Certains d’entre nous sont venus de très loin, poursuivit-il en regardant Joanna, et, tout en n’oubliant jamais que la Grande-Bretagne est notre mère, nous savons que l’Australie est notre patrie et notre avenir. On applaudit de nouveau vigoureusement, et le bruit franchit les portes closes du restaurant. Ce tonnerre assourdi s’entendit jusque dans le foyer de l’hôtel où un homme en tenue de marin s’approchait du bureau de la réception. Le teint recuit, la barbe blanche bien taillée, les yeux d’un bleu délavé, il portait une veste bleu marine à boutons dorés et une casquette d’officier. Un sac marin était jeté sur son dos. — Pardonnez-moi, dit-il à l’employé. Vous avez chez vous, je crois, un monsieur Westbrook et sa femme. — Un instant, je vous prie, répondit l’homme, qui consulta un registre. Ah, voilà. Oui, en effet. Mais ils ne sont pas là, je le crains. J’ai ici leurs clés. — Savez-vous quand ils seront de retour — Je ne saurais vous le dire. Mais vous pouvez leur laisser un message, si vous le désirez. L’inconnu réfléchit un instant. — Ça ne servirait à rien, murmura-t-il. J’ai un bateau à prendre, et, là où je vais, personne ne pourra me joindre. Des rires éclatèrent dans la salle à manger. — On s’amuse bien, semble-t-il, reprit le capitaine en souriant. — Il doit s’agir d’une soirée privée, dit l’employé. On m’a informé que le restaurant était fermé ce soir. Devrai-je dire à monsieur et madame Westbrook que vous les avez demandés — Inutile. Ils ne me connaissent pas, et je ne les connais pas non plus. C’est sans importance, conclut-il en haussant les épaules, après un instant de réflexion. Bonne nuit à vous. Il reprit son sac, sortit dans la nuit... L’orchestre jouait des valses et des polkas, des serveurs passaient parmi les invités avec des plateaux chargés de coupes et de hors-d’oeuvre. Joanna allait de l’un à l’autre, remerciait, s’entendait complimenter pour le succès de son mari. Pauline s’approcha d’elle. — Félicitations, Joanna. La réception est très réussie. — Pauline, je suis heureuse que vous ayez pu venir, Judd et vous. Le regard de Pauline abandonna Joanna pour se poser sur Beth, qui se rapprochait de son père et d’Adam, pour une photographie de groupe. Elle sentit le coup de poignard de la jalousie. Non pas à cause de Hughelle s’était depuis longtemps résignée à l’avoir perdu. Mais la fille de Joanna... Beth était exactement l’enfant qu’elle aurait aimé avoir intelligente, jolie, pleine de vie. La fille qui avait occupé l’imagination de Pauline, à l’époque où elle rêvait encore d’en mettre une au monde, avant d’accepter finalement le fait qu’elle était de ces femmes qui ne devaient jamais connaître la maternité. — Je regrette que Colin ne soit pas ici, reprit Joanna. Le regard de Pauline revint à elle. Elle se remémorait la première fois qu’elle avait vu Joanna, quinze ans plus tôt, lors de la fête qu’elle avait donnée pour Adam. Curieux, se disait-elle, comme les perceptions changeaient avec le temps. — Merci, répondit-elle. Joanna, comme le district tout entier, elle le savait, connaissait la raison qui avait amené Colin à quitter l’Australie, trois mois plus tôt. Kilmarnock était en difficulté. Quand les prix de la laine avaient chuté, les métairies de Colin étaient tombées dans le marasme. Les expulsions n’étaient plus suivies de rachats immédiats. MacGregor s’était alors tourné vers les affaires immobilières à Melbourne, dans l’espoir de compenser ses pertes. Il avait acheté dans les faubourgs des pâtés entiers de maisons neuves, dans l’espoir de les revendre avec un bénéfice considérable. Mais, par suite de la dépression, le flot abondant d’immigrants qui durait depuis dix ans se réduisit à un simple filet, et l’essor de la construction, dans l’État de Victoria, s’interrompit. Le bruit des marteaux et des ciseaux à bois qui, de mémoire d’homme, n’avait jamais cessé à Melbourne, finit par se taire. L’offre dépassait la demande. Il n’y avait personne pour acheter les maisons neuves. Le son du marteau du commissaire-priseur qui mettait aux enchères les propriétés criblées de dettes devint la nouvelle marque de Melbourne. Colin s’était retrouvé avec des maisons vides sur les bras, tandis que la plupart de ses métairies restaient inoccupées, improductives. On savait, dans le district, qu’il avait dû hypothéquer Kilmarnock pour payer ses dettes. Pauline n’oublierait jamais l’expression de son visage, le jour où il était entré dans le salon pour lui dire — Je suis ruiné, Pauline. On va me prendre Kilmarnock. Elle avait des soupçons depuis quelque temps, Mais le ton de sa voix avait matérialisé la terrible réalité. Elle savait ce qui se passerait si la banque prenait Kilmarnockelle diviserait le domaine en propriétés plus petites et les vendrait individuellement. Colin avait ajouté qu’il se rendait en Écosse pour voir s’il pourrait réunir la somme nécessaire pour sauver la station. Elle avait compris alors qu’il ne reviendrait jamais. Lorsqu’elle revoyait son existence, elle était stupéfaiteelle qui avait toujours recherché la victoire, la conquête, qui avait tiré ses joies de la compétition, qui avait vécu pour les trophées, elle avait échoué à la fois dans le mariage et la maternité... Ivy vint les rejoindre, une coupe dans une main, un toast au caviar dans l’autre. Elle s’écria — Quelle merveilleuse soirée, Joanna! Ivy avait cinquante-deux ans. Ses cheveux roux s’argentaient. Elle portait une longue robe noire qui lui allait bien. Mis à part ses illustrations pour les « Poèmes d’un Fils de l’Intérieur », elle était célèbre pour ses tableaux. « Madame Downs, avait écrit le critique de la Gazette de Cameron Town, a réussi à capturer sur ses toiles le bleu du ciel australien et la limpidité des distances australiennes. Pour une fois, nous avons des représentations de paysages locaux qui ne cherchent pas à ressembler à la campagne anglaise. Madame Downs nous fait sentir la chaleur du vent du nord, la sécheresse de l’herbe, la force de la lumière. Elle sait qu’elle vit en Australie, et non pas dans le Surrey, ce qui est une notion fort rafraîchissante! » — Oui, une merveilleuse soirée, dit Pauline à Ivy. Elle était revenue depuis longtemps sur ses préjugés contre la femme de Frank. Ses propres déceptions l’avaient conduite à tempérer ses jugements sur les autres. Ivy rendait Frank heureux. Pauline, par ailleurs, l’admiraitc’était une femme qui, par sa seule détermination, avait fait son chemin dans une profession où les hommes prédominaient. — Avez-vous eu des nouvelles de Colin demanda Yvy. — Il devait m’écrire à son arrivée en Écosse J’attends une lettre d’un jour à l’autre. — J’aimerais qu’il permette à Frank de l’aider. — J’ai tenté de lui en parler, Ivy, mais Colin est obstiné. Il ne veut pas s’encombrer d’autres dettes, m’a-t-il dit, et vous savez qu’il n’accepte pas la charité, même si elle vient de la famille. — Risquez-vous vraiment de perdre Kilmarnock — Oui. L’ampoule de magnésium du photographe explosa soudain de l’autre côté de la salleil prenait une photo de Hugh en compagnie du gouverneur. — Vous avez toujours votre place à Lismore, Pauline, vous le savez, dit Ivy. — Merci, mais tout s’arrangera. Colin trouvera le moyen de revenir avec l’argent nécessaire. Les trois femmes se turent. Le bruit et la musique continuaient autour d’elles. Pauline songeait aux derniers moments passés avec Colin, sur le quai où ils attendaient le départ de son bateau. Il n’avait pas voulu qu’elle l’accompagnât, mais elle avait insisté. Ils ne s’étaient rien dit dans le train, avaient très peu parlé sur le quai. Ils s’étaient embrassés, poliment, et Colin s’était engagé sur la passerelle. Pauline, à ce moment, s’était uniquement rappelé les bons souvenirsleurs premiers jours de vie conjugale, leurs nuits de passion, leurs journées de compétition. Si elle avait fait plus d’efforts, se demandait-elle, si elle s’était montrée moins égoïste, aurait-elle pu assurer le succès de leur vie commune Elle ne le saurait jamais, à présent. Finalement, elle se retrouvait seule, elle était destinée à devenir « cette pauvre Pauline ». — Je dois vous prévenir, Joanna, dit Ivy. Mon mari et quelques autres s’efforcent de persuader Hugh de se présenter au Parlement. Les trois femmes se tournèrent vers le groupe d’hommes rassemblés près du bar. Elles entendirent la voix de Frank — C’est moi qui vous le dis, quand nous serons fédérés, il nous faudra au gouvernement des hommes corne Hugh Westbrook. Hugh protestait, mais ses amis étaient d’accord. Le Times de Melbourne était maintenant le principal quotidien de l’État de Victoria. Comme son journal, Frank avait pris de l’expansionla chaîne de montre tendue sur son gilet avait près du double de la longueur normale. La ligne de ses cheveux avait reculé au point qu’il fallait le regarder de dos pour voir qu’il grisonnait. — J’ai lu votre dernier éditorial sur les Aborigènes, Frank, dit Ian Hamilton. Vous êtes plutôt dur à propos de la Commission de Protection des Droits des Aborigènes. Vous en réclamez l’abolition, afin qu’on permette aux Noirs de gouverner leurs propres réserves! — Mon Dieu, Ian, répliqua Franck, la Commission est composée d’imbéciles. C’est eux qui ont décidé que les réserves gouvernementales devraient être occupées exclusivement par les Aborigènes pur sang, ce qui expédiait les métis dans les villes où ils étaient censés se débrouiller seuls. Vous avez vu les conséquences désastreuses. Ils ont besoin qu’on s’occupe d’eux. — Je ne vois pas pourquoi, dit Hamilton. — Bon sang, mon vieux, vous ne croyez pas qu’on leur doit quelque chose Au dernier recensement, il ne restait plus que huit cents Aborigènes en Victoria, aucun de pur sang. — Justement, Frank. La race sera éteinte d’ici à vingt ans, tout le monde le sait. Alors, pourquoi se préoccuper d’un problème qui ne tardera pas à disparaître — C’est une façon de penser stupide, dit Frank. Il s’effaça devant Judd MacGregor. Celui-ci dit « excusez-moi » et tendit la main vers une coupe de Champagne. Il s’écarta ensuite du bar, regarda autour de lui. Ses yeux se posèrent sur la jeune Beth Westbrook qui riait d’une plaisanterie de Declan McCloud. Declan avait douze ans, comme Beth, et tous deux devaient entrer au Collège de Tongara le mois suivant. En observant la jeune Westbrook, Judd se remémorait la réunion qui s’était tenue dans le bureau de Miles Carpenter, le directeur du collège, entre Hugh et Joanna Westbrook, d’une part, et Carpenter et Scott Mclntyre, son assistant, d’autre part. Judd y avait assisté, en qualité de représentant du personnel enseignant du collège. Miles s’était d’abord étonné que Westbrook envisageât d’inscrire sa fille dans un collège de garçons. — Extraordinaire, avait-il dit. Une jeune fille qui veut devenir éleveur. Mais il avait invité Hugh et sa femme à présenter leur cas. — Beth est intelligente et très désireuse d’apprendre, avait exposé Westbrook. Elle en sait déjà beaucoup sur les bêtes et l’exploitation d’un élevage de moutons. Elle représenterait un avantage pour votre école. — Mais Tongara est un internat, monsieur Westbrook. Les garçons couchent ici, en dortoirs. Vous ne pouvez ignorer les énormes difficultés! — Merinda se trouve à quelques kilomètres d’ici, avait répliqué Hugh. Beth pourrait être externe, rentrer chaque soir à la maison. Carpenter avait essayé une autre tactique. — Nous n’avons pas seulement des cours théoriques, monsieur Westbrook. Nous enseignons aussi la bourrellerie, le ferrage des chevaux, les travaux des champs. Et même le marquage au fer chaud. Ce sont là des travaux qui conviennent peu à une jeune fille. — Ma fille peut apprendre n’importe quoi. M. Carpenter et M. Mclntyre avaient paru à court d’arguments. Judd, alors, avait pris la parole. — Monsieur Westbrook ne tient pas compte du point le plus importantl’inconvenance de sa proposition. La présence d’une jeune fille distrairait les garçons. En ma qualité de professeur, je trouverais certainement difficile de l’avoir dans ma classe. Westbrook avait alors sorti son carnet de chèques. — Je suis prêt à faire un don généreux au collège. Cela vous fera-t-il changer d’avis — L’argent n’a rien à voir dans l’affaire, avait dit vivement Judd, qui avait vu Carpenter et Mclntyre échanger un coup d’oeil. C’est une question d’honneur. Nous devons penser à la réputation du collège. Tongara est connu pour l’excellence et le niveau élevé de ses études. Nous représentons l’une des meilleures institutions d’enseignement de ces colonies. Si nous recevions une jeune fille, notre prestige en serait amoindri, notre diplôme discrédité. Finalement, Judd avait perdu la partie. Hugh Westbrook avait fait au collège un don important, et Beth, avec certaines restrictions, devait suivre les cours dès le trimestre suivant. Judd avait poursuivi ses protestations. — Monsieur MacGregor, lui avait dit alors Carpenter, vous prenez l’affaire trop à coeur. Après tout, cette jeune fille sera sous la responsabilité de l’école. Vous n’encourrez aucun blâme si sa présence cause des difficultés. Mais Judd se sentait personnellement engagé. La présence au collège de cette petite allait affaiblir l’intégrité même de ce qui avait causé la rupture entre son père et lui. Il s’éloigna du bar, but une gorgée de Champagne, adressa un vague signe de tête à Miss Minerva Hamilton qui lui souriait. Il songeait à la conversation qui s’était déroulée un mois avant l’entretien dans le bureau de Carpenter. Elle s’était passée dans le cabinet de travail de son père, à Kilmarnock. Judd l’avait ignoré alors, mais ce devait être la dernière fois qu’ils se parleraient. De l’endroit où il se tenait, Judd vit soudain, de l’autre côté de la salle, Louisa Hamilton s’effondrer dans un fauteuil. Ses filles se précipitèrent. Judd réentendait sa propre voix dire, en septembre — Vous n’envisagez pas sérieusement de partir maintenant, père! La tonte commence dans deux semaines! Mais Colin remplissait fiévreusement une valise de papiers et de documents. Judd en avait reconnu la naturec’étaient les actes de propriété du vieux château et des terres, en Écosse certains dataient du règne de Henry VIII. Il y avait aussi le certificat de naissance de Colin, son passeport, le billet de passage sur un navire. — Voilà sur quoi un homme peut compter, Judd, avait déclaré MacGregor. Les fortunes se font et se défont, on peut acheter et perdre des terres, les amis peuvent se changer en ennemis, les fils en étrangers, mais une vérité demeure l’héritage du droit de naissance. Personne ne peut me dépouiller de ma lignée. Je suis le Laird de Kilmarnock. Judd avait alors compris que son père prenait la fuite et ne reviendrait jamais. Alors aussi, dans un ultime effort pour le retenir, Judd avait prononcé des paroles qu’il regrettait à présent. Il avait espéré éveiller la rage de Colin, le pousser à vouloir rester, à se battre pour Kilmarnock... non pas l’antique ruine qui appartenait aux fantômes, mais celui qui se dressait sous le soleil, qui était neuf, qui contenait tant de promesses. — Vous n’avez jamais apprécié votre héritage, avait dit Judd avec une profonde amertume. Moi, je suis Australien, père. Ma lignée, elle est ici. — Comme professeur. — Oui! Je ne suis pas un seigneur. Je ne veux pas être un seigneur! — Va donc vivre dans ton collège d’agriculture. Abandonne tout ce que j’ai construit pour toi. Sois un professeur ordinaire dans une école ordinaire peuplée de garçons ordinaires. Tu enseignes dans un trou perdu d’une colonie perdue au bout du monde. Le père et le fils s’étaient regardés, dans le cabinet de travail détesté. Impossible de retirer ce qui s’était dit de l’une et l’autre parts. Les mots prononcés restaient en suspens dans l’atmosphère. La souffrance, l’amertume, le regret paralysaient la langue de chacun des deux hommes, les empêchaient de dire «Je regrette »... Les doigts de Judd se crispèrent sur sa coupe de Champagne. Il regardait les femmes se presser autour de Louisa Hamilton qui s’éventait énergiquement. Il vit Joanna Westbrook porter sous les narines de Louisa un flacon de sels. Il vit les petites Hamilton, toutes outrageusement gâtées, s’agiter inutilement autour de leur mère. Et il vit enfin à quel point sa belle-mère se distinguait du reste de la foule. Pauline avait trente-neuf ans, mais Judd la trouvait encore très belle. Il savait que ce corps mince et gracieux cachait une profonde souffrance. Peut-être, se dit-il subitement, avait-il été injuste envers Pauline, durant toutes ces années, en la jugeant semblable à Colin pour la simple raison qu’elle l’avait épousé. Judd, au cours des trois mois écoulés, l’avait vue supporter avec courage l’absence de Colin et il s’était pris à l’admirer. Il vida sa coupe, retourna au bar. Pour prendre, cette fois, quelque chose de plus fort. Joanna, qui tenait compagnie à Louisa, chercha sa fille des yeux. Elle la trouva sous un portrait du Roi George, un verre de citronnade, apparemment oublié, dans la main. Joanna suivit la direction de son regard, vit que l’objet de son attention était Judd MacGregor. Devant l’expression de Beth, elle sentit renaître ses inquiétudes, ses prémonitions. Elle connaissait les sentiments de sa fille à l’égard du séduisant jeune homme. Beth ne parlait que de M. MacGregor. — Il est charmant, maman, avait-elle dit après le Salon Annuel des Éleveurs, au cours duquel Judd avait reçu un prix pour un bélier reproducteur. Je l’ai vu des centaines de fois mais je viens seulement de comprendre à quel point il est merveilleux. Et pense donc... il va être mon professeur! Joanna, alors, s’était rappelé qu’avant longtemps, Beth serait mariée. Elle quitterait la maison pour aller vivre ailleurs. Comment Joanna pourrait-elle la protéger, de loin Louisa Hamilton restait le centre d’attention du groupe de femmes. — Bonté divine, soupira-t-elle. Ce doit être la chaleur, mais je ne me sens vraiment pas bien. Pauline, un peu à l’écart, regardait Joanna essayer d’aider son amie. Elle vit soudain Louisa lui lancer un coup d’oeil apeuré, familier. Elle comprit ce qui avait causé son malaiseaprès treize ans où elle était parvenue à ne pas concevoir, Louisa attendait un autre enfant. — Louisa, dit Joanna, vous n’avez vraiment pas bonne mine. Je vais vous trouver un endroit où vous pourrez vous étendre. Elle quitta le restaurant pour se rendre à la réception. L’employé leva les yeux vers elle. — Bonjour, dit-elle, je suis madame Westbrook. Nous avons une invitée qui est victime d’un malaise. Auriez-vous une chambre où elle pourrait se reposer — Madame Westbrook dit l’homme. Pardonnez-moi, mais on ne m’a pas dit, quand j’ai pris mon service, que cette réception était donnée par vous. Un monsieur est venu vous demander. Je lui ai dit que vous et votre mari étiez sortis. — Un monsieur A-t-il dit son nom — Vous ne le connaissiez pas, prétendait-il, et il ne vous connaissait pas non plus. C’était une espèce de marin... un capitaine, je pense. — Un capitaine! Et il n’a pas laissé de message — Il a dit qu’il avait un bateau à prendre, et que, là où il allait, vous ne pourriez pas le joindre. L’employé vit l’expression angoissée de Joanna. — Je suis vraiment navré, madame Westbrook. Si j’avais su que vous étiez dans la salle à manger... — Depuis combien de temps est-il parti — Une dizaine de minutes. Rapidement, elle traversa le foyer, sortit de l’hôtel. Elle jeta un coup d’oeil des deux côtés de la rue. Des voitures passaient, des piétons se promenaient dans la tiède nuit d’été. Deux hommes, un peu plus loin, étaient debout sous un réverbère. L’un était un vendeur de journaux, l’autre un marin, son sac sur l’épaule. En s’approchant, elle vit que le marin était un homme déjà âgé. — Pardonnez-moi, dit-elle. Ils se tournèrent vers elle d’un air surpris. — Ne demandiez-vous pas madame Westbrook, tout à l’heure, à l’hôtel — En effet. — Je suis Joanna Westbrook. — Heureux de vous connaître, madame Westbrook! Je suis le capitaine Harry Fielding. Joanna serra une main aussi dure que du bois. — De quoi vouliez-vous me parler, capitaine — J’ai été longtemps absent, en Asie principalement. Je viens tout juste de rentrer. Je consacre généralement une semaine à prendre connaissance des nouvelles que j’ai manquées, et il s’est passé un certain temps avant que je voie votre annonce dans un vieux numéro du journal. Elle ne m’avait pas particulièrement intéressé. Mais, dans le Times d’aujourd’hui, j’ai lu un article qui parlait de vous et de votre marivous étiez en ville à l’occasion d’un spectacle et vous étiez descendus à cet hôtel. Je suis heureux que nous ne nous soyons pas manques. — Continuez, capitaine Fielding, je vous en prie. Il tira d’une poche une coupure de journal. — Vous êtes bien madame Joanna Westbrook La dame qui a fait paraître cette annonce Joanna regardait les quelques lignes qu’elle avait confiées au journal de Frank quatre ans plus tôt. — Oui, dit-elle. — On dit là que vous recherchez des renseignements sur le navire Beowulf. J’ai servi à son bord quand j’étais jeune, comme second maître. Je peux vous dire tout ce que vous voulez savoir. — J’étais sur le point de perdre tout espoir! s’écria Joanna. Capitaine, j’essaie de retrouver la trace de deux passagers qui se sont embarqués sur le Beowulf en 1830. Etiez-vous déjà à bord — Certes. J’avais vingt ans et je me lançais à la découverte du monde. — Pouvez-vous vous rappeler les passagers qui se trouvaient à bord Il y a longtemps, je le sais... — Vous découvrirez, madame Westbrook, qu’à mon âge, qui est considérable, on ne se souvient pas de ce qu’on a mangé la veille au soir mais on se souvient très précisément d’événements très anciens. C’était mon premier brevet. Je peux même encore vous dire la couleur des yeux du capitaine. — Vous souvenez-vous d’un jeune couple du nom de Makepeace, parmi les passagers John et Naomi — Makepeace..., répéta-t-il. Ah oui, le pasteur. Le gars qui disait rechercher le Jardin d’Eden, ou quelque chose de ce genre. Je me souviens très bien de lui et de sa jeune et jolie femme. Je trouvais leur nom assez curieux. Les sourcils de Fielding se rejoignirent. — Il y a autre chose d’étrange, maintenant que j’y pense. Quand j’ai fait de nouveau escale au même endroit, quelques années plus tard, j’ai entendu raconter une drôle d’histoire à leur propos. — Où était-ce, capitaine Fielding Vous rappelez-vous où ils ont débarqué Joanna retenait son souffle. — Mais bien sûr, répondit le marin. Nous avons tous trouvé que c’était une idée bizarre, pour des jeunes mariés, d’entamer leur vie conjugale dans un endroit pareil. Je peux vous dire où ça se trouvait exactement, madame Westbrook. Est-ce très important Chapitre XXV 1 Après avoir lu les tout premiers paragraphes du devoir, Judd MacGregor savait déjà qu’il allait porter la mention « Excellent » sur la copie. Mais, quand il retourna le feuillet et vit la signature de Beth Westbrook, il hésita. Elle devait se faire aider chez elle, pensait-il. Aucune fille ne pouvait être aussi douée pour la biologie. Au mois de décembre précédent, lorsqu’il avait appris que Beth Westbrook avait été acceptée au collège, Judd avait déclaré à Miles Carpenter — Je ne consacrerai pas une seule minute supplémentaire de mon temps à cette jeune fille. Elle devra faire les mêmes devoirs, elle recevra les mêmes leçons que les garçons. Je ne lui accorderai aucune considération particulière. Et, quand elle prendra du retard dans ses études, ce dont je ne doute pas, je recommanderai son renvoi. Cela se produira, monsieur Carpenter, huit jours après le début du trimestre. Mais le trimestre était commencé depuis quatre semaines, en janvier, et, jusqu’à présent, la petite Westbrook était restée au niveau des garçons. En fait, elle faisait mieux que beaucoup d’entre eux. C’était ce qui amenait Judd à penser que quelqu’un l’aidait à la maison. Il entendit des rires sous sa fenêtre et alla regarder. Sur la pelouse, quelques garçons interpellaient Beth Westbrook, qui venait d’être déposée devant les grilles du collège par sa gouvernante aborigène, Sarah King. Judd observa la démarche contrainte de la jeune fille qui essayait d’ignorer les sarcasmes. Les garçons, il le savait, menaient la vie dure à Beth, mais il n’interviendrait pas. Il ne l’aurait pas fait pour un autre garçon. C’était l’une des règles du collègeun élève devait se défendre seul, sans courir chercher de l’aide auprès d’un professeur. Une voix monta, portée par le vent du matin. — Nous ne voulons pas de filles ici. Judd se rappelait ses premiers jours au collège. Il était petit pour son âge, et ses condisciples avaient été sans pitié. Il se remémorait les paroles de son père, alors« Tu ne voudrais pas qu’on te prenne pour une fille, hein » Il leva les yeux vers le ciel de février. Les pluies d’automne, semblait-il, viendraient de bonne heure, cette année. Il songeait à son père, parti depuis cinq mois. Il imaginait Colin, dans son château parcouru de courants d’air, parmi ses reliques celtiques. Il se demandait s’il était heureux ou bien troublé par le moindre sentiment de regret ou de honte. — Qu’est-ce qui ne va pas chez toi cria l’un des garçons à Beth. Tu ne peux donc aller nulle part sans ta nourrice bougnoule Quand Judd vit Beth se retourner pour répliquer, il ferma sa fenêtre. Quand on vivait sur le campus, se dit-il, le seul inconvénient était les distractions de ce genre. Le silence et la paix de Kilmarnock lui manquaient, mais il avait découvert qu’il ne pouvait y rester. Son père était toujours là, dans chaque brique, chaque planche, dans chaque armure, chaque tasse à thé, chaque grain de poussière dans le soleil. Judd pensait à la lettre d’excuses qu’il avait commencée, pour demander à son père de revenir. Il ne la finirait jamais, elle ne serait jamais envoyée. Il revint à la copie de Beth. Il revoyait la toute jeune fille qui était apparue dans sa classe, un matin de janvier. Elle ne semblait ni timide ni hésitanteelle paraissait attendre qu’il se passât quelque chose. Elle portait une longue robe blanche, ses cheveux étaient coiffés en anglaises. Il s’était souvenu des occasions où il l’avait rencontrée par le passé, au Salon Annuel des Éleveurs ou à Cameron Town. C’était alors un garçon manqué, avec des nattes et un tablier, qui courait d’un stand à l’autre avec une bande de gamins. La fille qui s’était présentée dans sa classe, avant l’arrivée des autres élèves, n’avait rien d’un garçon manqué. Beth, Judd le savait par son dossier scolaire, avait eu douze ans en septembre. Il voyait déjà en elle les signes qui prouvaient qu’elle allait de plus en plus devenir un motif de distraction pour sa classe. Même s’ils la traitaient au début comme l’un d’entre eux, elle ne tarderait pas à leur rendre de plus en plus malaisée la concentration sur leurs études. Beth, décida Judd, ne resterait peut-être pas bien longtemps à Tongara. Comme certains des professeurs, les garçons n’acceptaient pas sa présence à l’école. Un de ses collègues, Judd le savait, se refusait à interroger la jeune fille quand elle levait la main. Un autre avait parlé de démissionner pour marquer sa protestation. Certains parents protestaient, eux aussi. Quatre pères avaient retiré leurs fils de l’école en apprenant la présence d’une fille. Judd, alors, était allé trouver Miles Carpenter pour lui rappeler le mal que la présence de Beth pouvait faire au collège. Carpenter lui avait répondu en termes de livres et de shillings. — Le don que nous a fait Westbrook compense largement les pensions de ces élèves, monsieur MacGregor. Et nous avons sa promesseaussi longtemps que sa fille restera parmi nous, il renouvellera annuellement ce don. Judd avait insistéc’était une question d’honneur, pas d’argent. Il avait rappelé les manifestations massives à l’Université de Melbourne, depuis la récente admission d’étudiantes les cours avaient été interrompus durant des jours, les professeurs qui étaient partis avaient refusé de revenir. Judd était fier de Tongara. Il détestait l’idée que ces nouveaux règlements pourraient nuire à la réputation du collège. Avec un peu de chance, se dit-il, la petite partirait de son plein gré. En tout cas, si jamais elle venait se plaindre à lui du traitement que lui infligeaient les garçons, il demanderait son renvoi. Il ramena son attention sur le devoir de Beth. Il s’attardait trop longuement sur un problème mineur, décida-t-il. Dans l’angle supérieur de la copie, il écrivit le mot « Excellent ». 2 — Qu’est-ce qui se passe chez toi cria Randolph Carey à Beth. Tu ne peux donc aller nulle part sans ta nourrice bougnoule Beth en avait assez Les garçons n’avaient pas cessé de la harceler depuis le moment où la voiture l’avait déposée devant les grilles, et où elle avait dit au revoir à Sarah. Cette fois, c’en était trop. Elle se retourna. — Sarah n’est pas une bougnoule. Et ce n’est pas ma nourrice. C’est mon amie. — Tout le monde sait que ta mère adore les nègres, déclara Michael Callahan, treize ans. Mon père dit qu’elle devrait aller vivre chez les Abos, si elle les aime tant. — Et ton père écrit des poèmes, appuya Randolph. C’est quoi Un pédé — Beaucoup d’hommes écrivent de la poésie! A ce moment, Beth perçut un miroitement de soleil. Elle leva la tête, vit Judd MacGregor refermer sa fenêtre, au premier étage. Avait-il tout entendu se demanda-t-elle. Non, sûrement pasM. MacGregor, elle le savait, était un gentleman. S’il avait entendu ce que les autres lui disaient, il les aurait fait taire. Judd MacGregor était le professeur préféré de Beth. Elle appréciait qu’il la traitât comme les autres. Jamais il ne lui marquait une préférence, jamais il ne se moquait d’elle ou la traitait comme un objet fragile, comme le faisait le vieux M. Carmichael. S’il lui arrivait de faire une réponse erronée qui déchaînait les rires des garçons, M. MacGregor ne riait jamais avec eux, comme M. Tyler. A dire vrai, M. MacGregor traitait Beth avec une sorte d’indifférence qu’elle interprétait comme un signe de confiance. Elle le soupçonnait de savoir qu’elle préférait réussir par ses propres moyens, sans aide extérieure. Elle l’en aimait davantage encore. Randolph Carey, grand, roux, le visage tavelé d’éphélides, demanda — Pourquoi tu ne retournes pas en Angleterre, espèce d’Angliche — Je ne suis pas une Angliche! — Ta mère l’est. Mon père dit que c’est une... A cet instant, M. Edgeware, le professeur de latin, apparut. Les garçons se turent, avant de s’écrier en choeur « Bonjour, monsieur » sur son passage. Quand il eut disparu, Beth demanda à ceux qui la harcelaient — Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille — Écoute, Westbrook, fit Randolph Carey, si tu veux qu’on te laisse tranquille, il faut que tu deviennes une des nôtres. — Comment ça demanda-t-elle d’un air méfiant. — Il faut que tu passes une épreuve. Ceux qui veulent se joindre à nous doivent subir une initiation. — Quel genre d’initiation — Je ne peux pas te le dire d’avance. Ça serait trop facile. Mais si tu crois que tu ne pourras pas... — Je peux, affirma-t-elle. — Bon, alors, voilà ce que tu vas faire... Les élèves préparaient leur spectacle annuelune soirée de saynètes satiriques, de chants et de récitals, écrits, mis en scène et interprétés par les pensionnaires sans l’aide des professeurs. — Demain soir, il doit y avoir une répétition dans l’auditorium, expliqua Randolph. Dis à ta nourrice Abo que tu y assisteras. — Mais mes parents savent que je ne suis pas du spectacle. — Dis-leur que tu veux voir la répétition. Mais ne va pas à l’auditorium. Trouve-toi à sept heures au bassin où on baigne les moutons. Là, tu recevras tes instructions. A moins que tu n’aies peur, bien sûr. Beth hésita. Elle regardait les garçons qui l’entouraient. Elle voyait un sourire sur les lèvres de Randolph. Elle se rappelait le serpent qu’il avait caché dans son pupitre. — J’y serai, dit-elle. Randolph et ses amis s’éloignèrent. Tommy Watkins dit à Beth — Méfie-toi. Carey prépare quelque chose. Mais, elle le savait déjà, ce qui se passerait le lendemain soir représenterait une sorte d’épreuve finale. Le serpent mort, dans son pupitre, avait fait partie d’une série de méchants toursde l’encre sur sa chaise, l’abattant de son pupitre scellé à la colle, son déjeuner volé... tout ça pour voir si elle irait se plaindre aux professeurs ou à ses parents. Mais Randolph et ses amis en avaient été pour leurs frais. — Si tu y vas, reprit Tommie, ils pourraient bien te faire du mal. — Tu veux m’aider Elle le vit hésiter, dit vivement — Ça ne fait rien. Je comprends. — Je ne suis pas un lâche, affirma-t-il. Mais mon père m’a dit que, si je me bagarrais encore, il me retirerait du collège pour me faire travailler à la ferme. Ne va donc pas au bassin, demain soir. Rentre chez toi, comme d’habitude. Mais Beth refusait de se soustraire au défi de Carey. Toute sa vie, elle avait joué avec des garçons, elle connaissait leurs rites, les épreuves auxquelles ils se soumettaient les uns les autres. Elle savait aussi que, si elle n’affrontait pas Randolph, elle ne serait jamais heureuse à l’école. — Il faut que j’y aille, Tommie. Si je ne fais pas mes preuves, je ne serai jamais acceptée. Mais tout ira bien. Tu verras. 3 Joanna frappa à la porte de la chambre de Beth. — Quelque chose ne va pas, ma chérie demanda-t-elle en entrant. Tu as à peine touché à ton dîner. — Je vais bien, maman. Un peu fatiguée, c’est tout. Joanna examina le visage de sa fille, repoussa ses cheveux en arrière. — Tout va bien, au collège — Oh, oui. Je trouve ça passionnant; quand vous reviendrez, papa et toi, j’aurai passé mes examens d’hiver avec mention! Joanna n’avait pas eu envie de laisser Beth à la maison, mais le capitaine Fielding l’avait dissuadée de l’emmener en Australie-Occidentalece n’était pas un endroit pour une jeune fille, avait-il déclaré. Beth, de son côté, avait affirmé que tout irait bien, qu’elle était assez grande pour rester seule, et que, d’ailleurs, Sarah serait avec elle. Hugh, Joanna et Fielding projetaient de partir dans moins d’une semaine. Ils embarqueraient à Melbourne sur un caboteur qui les amènerait à Perth. Adam, lui, était déjà à l’Université de Sydney pour son premier trimestre. — Tu aimerais mieux que nous ne partions pas demanda Joanna. — Oh non, maman. Il faut que tu trouves l’endroit où grand-mère était née. Toutes les fois que les doutes l’assaillaient, Joanna se rappelait qu’elle faisait ce voyage autant pour Beth que pour elle-même. Le remède à cette incoercible phobie des chiens devait se trouver en un lieu appelé Karra Karra. Joanna pensait au voyage qu’elle avait failli faire avec sa mère, quinze ans plus tôt. Elle se demandait si elle touchait maintenant au bout de ce voyage, si elle allait achever cette quête héritée de sa mère. Ce qui avait débuté comme un devoir envers celle-ci s’était transformé en un devoir envers elle-même avant de devenir une mission qu’elle devait accomplir pour Beth. C’était comme un Chemin de Cantilène, dont la fin se trouvait quelque part en Australie-Occidentale. Elle avait envie de dire à sa fille« Je vais là-bas pour toi, pour empêcher le poison de s’en prendre à toi. » Elle se contenta de dire« J’ai peur que tu ne t’ennuies. » — Je me fais des tas d’amis au collège, maman. Et mes études me plaisent tant. Beth sentait renaître son assurance. Les garçons finiraient par se lasser. Ils l’accepteraient comme leur égale. D’ailleurs, ils ne la tourmentaient pas tous... seulement ceux qui suivaient Randolph Carey. Lui aussi la laisserait bientôt tranquille. En tout cas, elle ne lui donnerait pas la satisfaction de la voir céder. 4 Le lendemain, la voiture de Merinda ne se présenta pas devant les grilles à l’heure habituelle. A sept heures, Beth était au bassin des moutons. Les garçons arrivèrent cinq minutes après. Ils portaient une longue planche étroite qu’ils placèrent en travers du grand bac où l’on apprenait à plonger les moutons pour les débarrasser de leurs parasites. Le bassin avait six mètres de largeil était plein d’une eau fangeuse qui reflétait la lune. — Tu vas traverser là-dessus, dit Randolph. Après ça, tu feras partie de notre groupe. Beth se mordait la lèvre en regardant la planche. On y voyait bien quand la lune émergeait des nuages. Mais, quand ceux-ci la recouvraient, la planche et le bassin se noyaient dans l'obscurité. Et elle était bien étroite, cette planche, à quelques centimètres seulement au-dessus du niveau de l’eau. Beth doutait soudain de sa sagesse en ayant accepté le défi. Elle parcourut du regard le campus silencieux. La plupart des bâtiments ne montraient pas de lumières, les allées étaient éclairées par des réverbères à gaz. Des voix venaient de l’auditorium. Une odeur de vaches et de moutons emplissait l’air. — Alors dit Randolph. Tu as peur Elle pensait au serpent, dans son pupitre. Qu’aurait fait M. MacGregor s’il l’avait vu Il était juste. Il aurait certainement pris son parti. — Alors répéta Randolph. Les autres la regardaient. Beth s’approcha de l’extrémité de la planche. Elle était encore plus étroite qu’elle ne l’avait cru et elle s’affaissait vers le milieu. La jeune fille, horrifiée, constata aussi que sa jupe lui cachait les pieds. Elle ne verrait pas où elle marchait. — Vas-y, insista Randolph. Elle se tourna vers Tommy Watkins. Il refusa de soutenir son regard. Elle s’engagea sur la planche. Les garçons faisaient cercle autour du bassin. En silence, ils la regardaient avancer, d’un pas tremblant mais prudent, AU-DESSUS de l’eau. La lune se montra pour disparaître de nouveau. Des rires montèrent de l’auditorium. Dans l’étable voisine, une vache meugla doucement. Beth, les bras étendus en balancier, posait un pied après l’autre, sans quitter des yeux la planche et l’eau que ridait un vent froid. Elle retenait son souffle. — Elle s’en tire bien, remarqua un garçon. — Ferme ça, fit Randolph. Beth sentit la planche plier sous son poids. La nuit lui parut subitement plus froide. Elle se mit à frissonner. — Tu as fait la moitié du chemin, Beth, dit Tommy. Elle s’arrêta un instant. Le bassin lui semblait trop large, l’eau profonde et glaciale. Quand la lune fit un clin d’oeil entre deux nuages, elle vit des insectes flotter à la surface. — Continue, murmura Tommy. Tu vas y arriver. Elle continua. Le vent, plus fort, s’attaquait à sa jupe. La planche oscillait sous ses pieds. — Elle s’en tire bien! déclara Declan McCloud. — Vas-y, Beth, dit un autre garçon. Elle vit qu’elle était presque au bout, releva la tête. Randolph Carey l’attendait. Elle lui sourit. Mais, aussitôt, elle se pétrifia, à la vue du chien, près de lui. L’un des chiens de berger du collège. — Allez, Westbrook, fit Carey. Qu’est-ce que tu as Tu n’as tout de même pas peur d’un vieux chien Beth tremblait. Elle avait la bouche sèche, des nausées. Elle essayait de ne pas voir le chien, de ne pas même penser à lui. Un pied devant l’autre... encore... encore... et elle serait au bout. Elle vit les yeux du chien, dorés au clair de lune. Il n’était pas menaçant, il ne grondait pas. Elle connaissait même son nom Sorcier. Un vieux chien amical. Mais ses yeux étaient fixés sur elle. Elle vit alors des dingos qui la poursuivaient... et le pauvre vieux Button qui tentait désespérément de la protéger. Le monde se prit à tourbillonner autour d’elle. Tout à coup, il n’y eut plus rien sous ses pieds. Elle toucha l’eau dans un grand bruit d’éclaboussements, perdit pied. L’eau glacée se referma sur sa tête, le poids de sa jupe l’attirait vers le fond. Un instant, elle s’affola, mais ses pieds touchèrent le fond. Elle voulut se redresser. La vase était trop glissante. Elle agitait les bras, cherchait l’air. Soudain, elle se sentit soulevée. Tommy Watkins et Le clan McCloud la tiraient du bassin. Randolph Carey éclata d’un grand rire, quelques autres l’imitèrent. Mais Beth, entre les mèches ruisselantes qui lui couvraient le visage, surprit une expression incertaine chez les autres. — Ce n’était pas loyal, Carey, déclara Tommy. Randolph ne fit que rire plus fort. — Vous êtes un tas de poules mouillées, dit-il. En fin de compte, Miss Princesse, tu ne feras pas partie de la bande. Tu n’as pas réussi l’épreuve. Il tourna les talons, s’éloigna avec le chien. Quelques-uns des garçons le suivirent. — Bon sang, constata Declan McCloud. Tu as une drôle d’allure. Beth frissonnait violemment, claquait des dents. — Qu’est-ce que tu vas fairedemanda Tommy. Tu vas aller tout dire au vieux Carpenter — Tu ferais mieux de rentrer chez toi, conseilla Declan. Tu ne peux pas te faire voir dans cet état. Mais elle ne pouvait pas rentrerla voiture ne serait pas là avant deux heures. Elle fit un effort pour ne plus trembler, regarda autour d’elle. Elle ne se rappelait pas avoir jamais eu aussi froid. — Tu vas attraper une pneumonie, dit Declan. On en meurt. — Va dans l’étable, fit Tommy. Tu pourrais peut-être te réchauffer. — Non. Ça va. Vous pouvez me laisser. — Qu’est-ce que tu vas faire Tu es dans un état! Beth leva les yeux vers une fenêtre éclairée, au premier étage de la résidence des professeurs. Elle savait auprès de qui elle trouverait de l’aide. 5 Judd ouvrit la porte, trouva Beth sur le seuil. — Bonté divine, dit-il, que vous est-il arrivé — Je suis tombée. Il détailla la robe et les cheveux ruisselants, la mare qui se formait à ses pieds. Il la fit entrer, jeta un rapide coup d’oeil d’un côté et d’autre du couloir avant de refermer la porte. — Dites-moi ce qui s’est passé, insista-t-il en amenant la jeune fille près du feu. — Je marchais près du bassin des moutons et je suis tombée dedans. — Que faisiez-vous là-bas Et pourquoi êtes-vous encore à l’école à cette heure Elle ne répondit pas. Judd réfléchit à ce qu’il devait faire. Beth, trempée, présentait un triste spectacle. Et elle tremblait de tous ses membres. Il prit une couverture à son lit, la lui donna. — Ôtez ces vêtements mouillés et enveloppez-vous là-dedans. Restez près du feu. Je vais envoyer quelqu’un à Merinda pour prévenir vos parents. A son retour, il la trouva assise devant les flammes. Elle avait étendu ses vêtements sur la pierre du foyer. — Quelqu’un s’est rendu à Merinda, dit-il. Beth, qui vous a fait ça?... C’est grave, reprit-il, devant son silence. Vous le comprenez, n’est-ce pas Il faut me dire la vérité. — Je suis tombée, c’est tout. Judd consulta sa montre. Dans combien de temps les parents de Beth seraient-ils là Il savait comment s’y prendre avec les garçons qui troublaient l’ordre mais, devant elle, il était démuni. Il y avait une petite lampe à alcool sur son bureau. Il prépara du thé, tout en observant la jeune fille. — Beth, dit-il en lui tendant la tasse, je cherche à vous aider. Vous n’aurez pas d’ennuis, je vous le promets. Dites-moi seulement la vérité. Il vit une larme rouler sur sa joue, se sentit soudain inexplicablement mal à l’aise. — Les garçons vous tourmentent, n’est-ce pas Si vous me dites lesquels vous ont maltraitée, je veillerai à ce qu’ils soient punis. Elle ne répondit pas. On frappa à la porte. M. Carpenter, le directeur, entra avec Hugh et Joanna. Joanna fit passer Beth dans la pièce voisine, la sécha, l’aida à passer les vêtements secs qu’elle avait apportés. — Tu te sens mieux, ma chérie demanda-t-elle. Dis-moi ce qui s’est passé. En dépit de ses efforts pour ne pas pleurer, la jeune fille se mit à sangloter. — Oh, maman! Ils m’ont fait marcher sur une planche. Et il y avait un chien... Joanna la prit dans ses bras, la serra contre elle, comme pour absorber sa souffrance. Tout va continuer, se disait-elle... jusqu’à ce que j’y mette fin. Lorsqu’elles revinrent dans la première pièce, Joanna déclara — Elle n’a rien de grave, monsieur Carpenter. Mais je veux savoir qui est responsable. — Nous essayons d’aller au fond de l’affaire, affirma le directeur. — Beth, dit Hugh, dis-nous qui t’a poussée dans le bassin. Serrée contre sa mère, elle ne répondit pas. — S’est-il déjà produit des faits de ce genre insista-t-il. Les garçons ont-ils été cruels avec toi — Je vous l’avais bien dit, monsieur Westbrook, intervint Judd. Il n’est pas aisé pour une fille de se faire accepter dans un collège de garçons. — Avez-vous essayé de l’aider lui cria Hugh. — Ce n’est pas la faute de monsieur MacGregor, papa, dit Beth. — Je vais demander au personnel de se montrer plus vigilant à l’avenir, déclara M. Carpenter. Cela ne se reproduira pas, je vous assure. Joanna entoura Beth de son bras. — Notre famille part dans quelques jours pour l’Australie-Occidentale. Beth nous accompagnera. — Mais, maman... commença la jeune fille. — Oh, mon Dieu, madame Westbrook, protesta Carpenter, je souhaiterais que vous ne retiriez pas votre fille du collège. Je peux vous affirmer... — Je ne la retire pas du collège. Nous serons de retour dans quelques mois, à temps pour le début du prochain trimestre. D’ici là, j’espère, vous aurez découvert le coupable et vous l’aurez châtié comme il convient. — Je crois le connaître, madame Westbrook, déclara Judd. Je vais d’ailleurs aller le trouver immédiatement. Il sortit. Beth bondit sur ses pieds pour se lancer à sa poursuite. Elle le rejoignit sur le perron. — Attendez, monsieur MacGregor, s’il vous plaît. — Désolé, Beth. Il faut tirer cette affaire au clair. — Ce n’est pas ce que je voulais vous dire... Voilàje suis désolée de vous avoir déçu. — De quoi parlez-vous — Je sais que vous aviez confiance en moi et je tenais tellement à vous prouver que vous aviez raison. Vous devez être très déçu. Pardonnez-moi. Les nuages s’étaient écartés. Il la dévisagea à la lueur de la lune. Il eut un instant la curieuse sensation qu’il regardait une jeune femme de son âge et qu’ils se trouvaient là pour une tout autre raison. — Je ne veux pas quitter Tongara, reprit-elle plus bas. Je tiens à revenir. — Est-ce si important pour vous — Plus important que n’importe quoi d’autre. Les Westbrook sortaient du bâtiment. — Viens, ma chérie, dit Joanna. Rentrons chez nous. Judd prit la parole. — Madame Westbrook, je parlerai aux garçons. Ils m’écouteront et, quand j’aurai mis les points sur les « i », ils laisseront votre fille en paix. Nous tenons à revoir Beth au second trimestre, ajouta-t-il en souriant. Chapitre XXVI 1 Beth regardait par la fenêtre du compartiment. — Crois-tu qu’il y ait des Chemins de Cantilène, par ici, maman demanda-t-elle. — Nous sommes en train d’en suivre un, j’imagine, ma chérie. On nous a dit à Perth que la voie ferrée empruntait les anciens chemins de migration des Aborigènes. Beth, surexcitée, avait peine à rester immobile. Joanna, elle aussi, contenait difficilement son agitation. Quand le capitaine Fielding lui avait dit« En Australie-Occidentale, c’est là que les Makepeace sont allés », elle avait eu peur de se laisser aller à l’espoir. Miss Tallhill, pour des raisons sans doute personnelles, les avait trompés. D’autres, au cours des années, avaient offert, en réponse aux lettres ou aux annonces de Joanna, des renseignements contre de l’argent. Mais Fielding lui avait communiqué certaines informations qu’un imposteur n’aurait pu connaître« Le jeune Makepeace recherchait le Jardin d’Eden... Sa femme, si jolie, enceinte à la fin de la traversée... Elle a eu son bébé à Perth... une fille, je crois... » Ils étaient donc partis. Leur petit groupe comprenait Hugh, Joanna et Beth, ainsi que le vieux marin qui les avait distraits, au cours des quatre semaines de voyage le long de la côte sud de l’Australie, avec des récits de ses aventures. Pour faire plaisir à Frank Downs, il y avait aussi un reporter du Times, Éric Graham, tout prêt à rapporter, il l’espérait, une histoire passionnante. Sarah n’était pas avec eux. « Mieux vaut que je reste ici, avait-elle ditil y aura quelqu’un pour accueillir Adam quand il reviendra pour les vacances. Et je m’occuperai du jardin. Qui s’en chargera si nous partons tous Juste avant leur départ, cependant, Jacko avait soulevé quelque inquiétudeil y avait des signes d’infestation par les mouches. Mais Hugh avait insisté pour partir malgré tout. — Il n’y aura pas de meilleur moment, Joanna, avait-il dit. Le capitaine Fielding s’offre à nous guider. A Merinda, tout est normal. Adam est à l’université. Et Jacko peut venir à bout de cette infestation. Pourtant, à Perth, un télégramme attendait Hugh« Infestation très grave. Impossible l’enrayer. Pourrions tout perdre. Retour urgent. » C’était signé Jacko. — Oh, Hugh, dit Joanna, qu’allons-nous faire — Le télégramme date d’une semaine. La situation s’est peut-être améliorée. Je vais en envoyer un autre à Jacko. Le lendemain matin, une autre dépêche arrivait« Hugh, grand danger à Merinda. Ne sais si je pourrai sauver les bêtes. » — Mieux vaut que tu rentres, dit Joanna à son mari. Nous t’attendrons ici, Beth et moi. — Il me déplaît que nous nous séparions ainsi, Joanna. Nous ne nous sommes jamais séparés. Mais je ferai aussi vite que possible. Il me faudra sans doute quatre semaines pour regagner Merinda, une autre pour juguler l’infestation. Je reprendrai alors le premier caboteur. Tu devrais être en sécurité ici, ajouta-t-il. Tu as près de toi le capitaine Fielding, M. Graham et Beth. Et je serai de retour avant que tu aies eu le temps de t’en apercevoir. Néanmoins, trois jours plus tard, dans un train parti de Perth, sur la côte ouest de l’Australie, Joanna, en compagnie de Beth, de Fielding et de Graham, roulait vers une ville de l’Intérieur, une ville de chercheurs d’or appelée Kalagandra. Après le départ de Hugh, Joanna avait cherché à Perth des traces de ses grands-parents. Minutieusement, elle avait exploré la ville qui comptait moins de huit mille habitants, elle avait consulté des registres, s’était entretenue avec l’un et l’autre, avait visité les cimetières. Mais elle n’avait trouvé aucune trace des Makepeace. — Après tout, lui dit le capitaine Fielding, il y a de ça cinquante ans. Quand le Beowulfa. jeté l’ancre ici, il y avait tout juste quelques tentes, sur Garden Island. Les premiers colons arrivés cette année-là y campaient. Il n’y avait pas de fonctionnaires de l’immigration pour vérifier les papiers! Et personne n’avait entendu parler ni des Makepeace, ni de Bowman’s Creek, ni de Durrebar. Joanna entendit cependant parler d’un « Blanc fou » qui avait emmené sa femme dans le désert, bien des années avant, pour vivre avec un clan d’Aborigènes. Suivant les interlocuteurs de Joanna, l’histoire présentait des variantes. Le chef d’un groupe de missionnaires lui dit« Je me rappelle en avoir entendu parler. Un vrai scandale. Les Aborigènes ont mangé l’homme et sa femme. Ils étaient cannibales, en ce temps-là. » Un fonctionnaire du Bureau des Terres coloniales, qui avait examiné l’acte de vente de Joanna, déclara« J’ai entendu cette histoire à mon arrivée ici. Le Blanc est devenu fou, dit-on. Il a épousé une indigène et s’est enfui dans le désert, en abandonnant sa femme blanche et leur enfant. » Joanna finit par conclure que personne ne connaissait la véritable histoire des Makepeace. Cependant, au bout de trois jours de recherches, elle avait appris deux chosess’ils voulaient retrouver la tribu qui avait occupé naguère la région de Perth, ils devaient aller vers l’est en suivant plus ou moins la voie ferrée, parce que c’était l’ancien chemin d’errance de la tribu. Et l’homme qu’ils devaient voir était le commissaire Foxil savait « tout ce qu’il y avait à savoir sur la région ». Fox se trouvait justement à Kalagandra, pour l’une de ses visites bi-annuelles dans l’Intérieur. Ils roulaient maintenant vers la ville de l’or. Éric Graham écrivait dans son calepin. Beth était assise près de lui, tout le corps vibrant d’enthousiasme, le visage rayonnant d’une soif d’aventure. Le capitaine Fielding, à côté d’elle, sommeillait. Joanna, assise en face de sa fille, dans le sens de la marche, regardait le paysage se transformer lentement, de forêt côtière en terrains cultivables puis en désert. Le train était bondé, bruyant, peuplé d’hommes qui se rendaient aux champs aurifères, avec leurs baluchons, leurs pelles et leurs pioches. Tout le monde était couvert de suie et de cendre. Le méticuleux Éric Graham ne cessait de s’épousseter en fronçant les sourcils. Kalagandra se trouvait à plus de cinq cents kilomètres à l’intérieur. Joanna et ses compagnons étaient partis de Perth la veille au soir. Ils avaient dormi assis, tandis que le train poursuivait dans la nuit son chemin poussif. Il était maintenant près de midi, et les champs aurifères étaient tout près. Kalagandra était le terminus de la ligne. Au-delà, avait-on dit à Joanna, il n’y avait plus que la brousse et les kangourous. Elle regardait par la portière, essayait de percer la fumée noire crachée par la locomotive. Elle tentait d’imaginer les Chemins de Cantilène qu’avaient peut-être suivis une Aborigène, Reenadeena, et une petite fille anglaise, Emily, tandis qu’elles se dirigeaient vers la rivière où les cygnes noirs arquaient leurs cous déliés. Elle se rappelait ce qu’avait dit sa mère, le lendemain du jour où le chien enragé avait été tué« Joanna, je viens de me souvenir de quelque chose! Au bout de tant d’années, je crois avoir retrouvé un souvenir d’enfance. Karra Karra! Je me demande si mes cauchemars à propos d’un serpent aux couleurs de l’arc-en-ciel sont liés à Karra Karra. Il m’est venu tout à coup une envie irrésistible de me rendre là-bas. Je sens que quelque chose d’important m’y attend. Ce doit être le choc d’avoir vu ce chien... » Le contrôleur du train passait en annonçant« Kalagandra... nous arrivons! » Joanna regarda Beth. Elle remarqua pour la première fois que des fossettes nouvelles se creusaient dans ses joues, juste sous les yeux. Lady Emily avait eu les mêmes, se rappela-t-elleelle se souvenait des commentaires sur le sourire enjôleur de sa mère. En contemplant sa fille, Joanna se dit qu’après tout, c’était un peu comme si sa mère faisait le voyage avec elle. Sa mère, se disait-elle, avait voulu l’emmener en Australie dans leur intérêt à toutes deux, tout comme Joanna emmenait maintenant Beth. Plus elle y songeait, plus elle comprenait que le désir impérieux de trouver Karra Karra qui s’était emparé d’elle devait être précisément celui qui avait saisi Lady Emily avant sa mort. Elle pensait à ce qu’elle avait lu dans les notes de son grand-père : la cérémonie qui se déroulait à l’intérieur de la montagne sacrée... un pèlerinage accompli à dates fixes par les mères et les filles. Était-ce là ce qui la poussait à présent se demandait-elle. Était-elle motivée par autre chose qu’une simple crainte pour sa fille et pour son avenirBeth et elle se trouvaient-elles conduites par une force irrésistible qui venait de très loin, d’une race ancienne et de ses croyances On dirait presque, pensa soudain Joanna, que nous sommes en chemin, Beth et moi, pour mettre un point final à quelque affaire importante, demeurée en suspens. Le moment approchait, elle le savait, où elle devrait dire à sa fille la vérité, la raison pour laquelle elles étaient venues jusque-là. Elle ferma les yeux, et les roues du train lui parurent chuchoter « Hâte-toi, hâte-toi, hâte-toi... » 2 Le train aborda la gare dans un grand sifflement de freins. Avant même l’arrêt, des hommes sautaient déjà sur le quai. Quand le petit groupe Westbrook s’y retrouva, il se trouva entouré d’un vacarme de cris, de hurlements et d’une nuée de gens qui couraient de tous côtés. Dans la brume enfumée de l’après-midi, Joanna regarda autour d’elle. Kalagandra, semblait-il, avait jailli au milieu d’une région aride, hostile. A l’ouest de la ville se trouvaient quelques fermes à bléà l’est, c’était le Grand Désert. Aussi loin que Joanna pouvait voir, les arbres avaient été abattus. Une plaine sableuse s’étendait sur des kilomètres, trouée de centaines de puits, à la manière d’un paysage lunaire. Le sol était retourné, comme si une armée de taupes l’avait envahi. Joanna voyait partout des têtes d’hommes se lever et s’abaisser dans les trous, elle entendait le bruit des pioches, le cliquetis des berceaux à or, le choc sourd des concasseurs à vapeur pour le quartz. Des cabanes, des tentes entouraient les champs aurifères, pour loger sommairement les milliers d’hommes qui arrivaient en foule, la pelle sur l’épaule. On voyait une sorte de prospérité fébrile dans les saloons construits en rondins, dans les théâtres à ciel ouvert cernés de murs de toile, dans les jeux de boules et les rings de boxe de fortune, dans les vendeurs de gin qui se contentaient de placer une planche sur deux barils, dans les inévitables filles qui racolaient devant les portes ouvertes. Il y avait, évalua Joanna, des milliers de tentes, sommées des drapeaux de toutes les nations. Elle reconnut l’aigle russe, au-dessus d’une cabane décrépite. La ville elle-même était fruste, primitive, avec ses devantures en bois, ses immeubles de pierre trop rapidement édifiés, ses trottoirs qui grinçaient sous les pieds. — Je me rappelle une autre époque où la fièvre de l’or s’était déclarée, dit le capitaine Fielding, pendant qu’ils se dirigeaient vers leur hôtel. C’était en 1850. Sur le port de Melbourne, on voyait des navires charger des passagers qui allaient à San Francisco. Peu de temps après, on découvrit de l’or en Victoria, et le grand exode vers la Californie prit fin. — Les gens ont l’air prospères, ici, remarqua Joanna, qui voyait dans les vitrines toutes sortes de marchandises, depuis des bottes jusqu’à des montres en or massif. — Oui, mais les gens qui s’enrichissent ne sont pas nés ici. Il y a un an encore, ils n’avaient jamais entendu parler de Kalagandra. Ils viennent de toute l’Australie et même du monde entier. Ils deviennent riches et ils s’en vont. Quand il n’y aura plus d’or, la ville mourra. — Où sont les Aborigènes demanda Joanna. — Quelque part dans le coin, assurément. Sans doute vivent-ils, comme partout, aux confins de la ville. Ici, c’étaient jadis leurs terres. Ils appelaient ces lieux galagandra, d’après le nom d’un buisson. Mais ils ne vivent pas dans la ville et ne profitent pas de sa prospérité. A l’Hôtel de l’Age d’Or, ils durent attendreles employés de la réception étaient assaillis par des clients qui réclamaient des chambres, bien qu’un écriteau « Complet » eût été affiché. Dans le foyer, des gens dormaient dans des fauteuils ou sur les sofas. Joanna reçut les clés de leurs chambres, monta avec Beth qui avait hâte d’écrire à son père, à Sarah et à Adam. Après l’avoir installée, Joanna redescendit retrouver le capitaine Fielding. Éric Graham s’était déjà rendu aux bureaux de presse les plus proches, pour voir ce qu’il pourrait découvrir sur les Makepeace. Joanna et le capitaine traversèrent la rue et, au commissariat de police, demandèrent le commissaire Fox. Un instant plus tard, un homme sortit d’un bureau. — Madame WestbrookJe suis Paul Fox. Vous désirez me voir, m’a-t-on dit Le commissaire Fox était un bel homme qui approchait de la cinquantaine. Une cicatrice curieusement séduisante lui fendait la joue. Sous la ceinture de cuir et la bandoulière qui soutenait son étui à revolver, son uniforme était poussiéreux, taché de sueur, mais il le portait avec toute la dignité qui convenait. — J’espère que vous pourrez m’aider, monsieur le commissaire, dit Joanna en lui tendant la main. Quand on avait dit à Fox qu’une Mme Westbrook le demandait et qu’elle recherchait des parents disparus, il s’était attendu à voir l’un des deux types de femmes qu’on trouvait à Kalagandracelles qui venaient pour enfreindre la loi et celles qui venaient pour prêcher l’Évangile. Il fut agréablement surpris. Mme Westbrook était jolie et elle se comportait avec l’assurance d’une dame. Elle portait une robe et un chapeau élégants. Ses gants étaient du chamois le plus fin, remarqua-t-il. Joanna le présenta au capitaine Fielding. — Monsieur Fox, dit-elle ensuite, je suis en Australie-Occidentale pour tenter de retrouver des traces de mes grands-parents. On m’a dit à Perth que vous saviez tout sur cette région. — J’ignore si je sais tout, madame Westbrook, répondit-il en souriant. Mais je vous aiderai si je le peux. Quand vos grands-parents sont-ils arrivés ici — Ils ont débarqué à Perth en 1830. J’ai des raisons de croire qu’ils sont venus dans cette région. — Il y a trente-six ans de cela, madame. Je doute que vous puissiez retrouver des indices. Il ne pouvait s’empêcher de détailler cette femme séduisante et raffinée. Il se demandait où était le mari. — Mon adjoint m’a dit que vous veniez de Melbourne, reprit-il. Vous avez fait un bien long chemin, madame Westbrook, pour trouver ces renseignements. — Je suis ici pour d’autres raisons aussi. Ma mère est peut-être née quelque part dans cette région. Si je peux en acquérir la certitude, j’aurai comblé un vide important dans l’histoire de notre famille. Par ailleurs, j’ai hérité d’un acte de vente pour des terres qui doivent se trouver dans les parages. Mais, jusqu’à présent, je n’ai pas réussi à les localiser. — Je vois. Savez-vous quelque chose sur vos grands-parents Des détails qui pourraient nous aider — Durant trois ans environ, ils ont vécu avec un clan aborigène. Je crois même que ce clan les avait adoptés. — Tiens, fit-il. Connaissez-vous le nom de la tribu — Non, malheureusement. Mais elle vivait près d’un endroit appelé Karra Karra. — Karra Karra. Je ne connais pas ce nom. — Monsieur Fox, on m’a dit à l’hôtel qu’un bon nombre d’Aborigènes vivaient aux confins de la ville. Savez-vous si certains d’entre eux venaient à l’origine de la région de Perth — Difficile à dire, madame Westbrook. Us sont venus de partout, après la dispersion de leurs tribus. Beaucoup sont loin de leurs terres tribales. — Auriez-vous l’obligeance de me conduire jusqu’à eux, pour que je leur parle — J’en serais enchanté, madame Westbrook. J’ai rarement l’occasion d’échapper aux corvées habituelles des rafles parmi les ivrognes et les voleurs pour escorter une dame dans la ville. Dans deux heures, voulez-vous Je passerai vous prendre à votre hôtel. 3 Dans un ciel sans nuages, le soleil de cette fin d’après-midi jetait ses rayons obliques sur les plaines sableuses. Kalagandra se préparait à la soirée, mais les hommes travaillaient encore dans leurs trous. Le commissaire Fox et Joanna suivaient le trottoir de bois. Beth les suivait avec le capitaine Fielding, et, derrière eux, marchait Éric Graham, en compagnie d’un policier noir nommé Michael. L’air sentait le café et la poussière. Des hommes continuaient à descendre la rue, avec leurs pelles et leurs pioches, les yeux rivés sur les champs aurifères. — Monsieur Fox, demanda Joanna, en dehors de l’or, cherche-t-on autre chose ici Des opales, peut-être — Je n’ai jamais entendu dire qu’on avait trouvé des opales en Australie-Occidentale! Ils arrivaient à l’extrémité nord de la ville, où le flanc rocheux d’une colline était criblé de trous abandonnés par les mineurs. C’était un site lugubre, sans eau, où rien ne poussait. Pour s’abriter du soleil, il n’y avait que les affleurements de rochers ou les abris primitifs faits de main d’homme qui jonchaient la colline et la ravine à ses pieds. Joanna s’immobilisa, les yeux écarquillés. Des centaines d’Aborigènes occupaient le site. A part quelques masures de pierre, la plupart des habitations étaient des cahutes construites de bidons d’essence, de morceaux de bois disparates, de morceaux de carton, de pans de tissu et même de bouteilles et de boîtes de conserves. Des feux en plein air obscurcissaient la ravine de leur épaisse fumée. Des mouches bourdonnaient partout. Des dingos à demi apprivoisés, les côtes saillantes, fouillaient parmi les détritus. Joanna eut l’impression que les occupants se déplaçaient comme en rêveleurs gestes étaient lents, leurs visages avaient une étrange impassibilité. Les adultes, assis sur des chaises ou à même le sol, murmuraient entre eux. Les enfants jouaient dans la poussière. Ils étaient tous misérablement vêtus, et les plus jeunes étaient à demi nus. Parmi les plus âgés, certains s’enveloppaient les épaules d’une couverture. Joanna en remarqua quelques-uns qui se drapaient de peaux d’opossum ou de kangourou. — Comment tous ces gens en sont-ils arrivés là demanda-t-elle à voix basse. — Ils ont voulu lutter contre nous, à l’arrivée des premiers Blancs. Les colons ont réagi en brûlant les campements des Noirs et en éloignant le gibier. Les Noirs, qui n’avaient plus rien à chasser, se sont mis à voler chez les fermiers. On les a châtiés. Finalement, ils ont capitulé. Pour survivre, ont-ils décidé, le mieux était de se joindre à nous, de nous imiter. Mais ils ne savent pas comment s’y prendre. Ils portent de vieux vêtements donnés par les églises, ils s’efforcent de parler anglais, ils boivent de l’alcool, fument du tabac, mais sans le résultat escompté. Ils s’arrêtèrent pour regarder une femme cuire du pain sur des braises ardentes. Elle était nu-pieds, et sa robe pendait sur son corps. Sa cabane avait été faite de vieilles caisses et pouvait tout juste abriter une personne. On voyait à l’intérieur un matelas qui perdait son rembourrage. La femme leva les yeux vers les visiteurs, les détourna. Joanna reprit lentement sa marche. Peu de Noirs, remarqua-t-elle, semblaient voir le groupe de Blancs qui se promenaient parmi eux. — Maman, demanda Beth, n’y a-t-il personne pour aider ces pauvres gens — En fait, répondit Fox, le gouvernement s’occupe d’eux, par l’entremise du Bureau de Protection des Aborigènes, qui leur fournit de quoi manger et de quoi s’habiller et qui veille à leurs intérêts. Mais il est difficile de remédier à des problèmes qui sont nés voilà bien longtemps. Beaucoup des premiers missionnaires ne venaient pas ici pour pourvoir aux besoins des colons mais pour prendre soin des Noirs. Malheureusement, leurs bonnes intentions se sont trompé de chemin. Ils tenaient, par exemple, à voir les indigènes renoncer à leurs manteaux en peau de kangourou pour s’habiller à l’européenne. Mais l’Aborigène se servait de ses peaux de kangourou pour toutes sortes d’usages. Elles l’abritaient, entre autres, des éléments. L’eau glisse sur une peau de kangourou, et l’homme qui la porte reste au chaud et au sec. Sous la pluie, en revanche, les jacquettes sont détrempées. Résultatun grand nombre de Noirs mouraient de pneumonie. Les bonnes intentions, madame Westbrook, ont parfois de désastreuses conséquences. Mais ce déplorable spectacle, se disait Joanna, suscitait d’autres pensées. Elle lisait sur ces visages impassibles une sorte de renoncement. Elle songeait à John et Naomi Makepeace, se demandait si les habitants de cette ravine désolée représentaient le lointain résultat du crime de son grand-père. Peut-être même certains de ces gens avaient-ils été membres du clan qui avait jadis accueilli les Makepeace. — On doit pouvoir faire quelque chose pour ces gens. Ne pourrait-on les réinstaller sur leurs terres ancestrales — Même si ces terres étaient disponibles, la plupart d’entre eux ne savent plus d’où ils sont originaires. Ils ne sauraient plus reconnaître les Chemins de Cantilène. — Pourrions-nous savoir si certains viennent de Perth — Nous pouvons toujours demander. Ces gens ne sont pas recensés. Ils vont et viennent à leur gré. — Je cherche une tribu qui avait le kangourou pour totem. Ils doivent se souvenir de leur totem. Fox secoua la tête. — La plupart ne savent même plus le nom de leur tribu. Et je dois vous avertir, madame Westbrookces gens-là ont l’habitude de vous dire ce que, selon eux, vous avez envie d’entendre. Ce n’est pas forcément la vérité. Ils s’approchèrent d’un vieil homme assis sous le seul arbre de la ravine. Sa barbe blanche descendait jusqu’à sa taille, et il fumait la pipe. Joanna lui trouva une forte ressemblance avec Ezekial. Éric Graham sortit son calepin, son crayon et se mit à écrire. — Tu parles anglais demanda Fox. — Je parle, répondit le vieillard. — De quelle tribu viens-tu De petits yeux perçants, sous des sourcils touffus, dévisagèrent le commissaire. L’homme se taisait. — Vieux, reprit Fox, je ne suis pas ici en représentant de la loi. Nous voulons des renseignements. Sais-tu quelque chose sur le clan de Karra Karra — Oui, dit le vieillard. Je connais Karra Karra. — Monsieur Fox, dit Joanna, impatiente, demandez-lui où... — Un instant, madame Westbrook. Vieux, connais-tu l’endroit où le plat s’est sauvé avec la cuiller — Oui, je sais. Je vous mène là. — Contre argent sonnant, naturellement, marmonna Fox, qui tourna le dos. Peut-être, madame Westbrook, devriez-vous vous entretenir avec Soeur Veronica. Elle vit ici depuis longtemps. — Soeur Veronica — C’est l’une des religieuses catholiques qui tiennent une école et une infirmerie à la limite de la ville. Si vous le désirez, nous pouvons y aller tout de suite. Ils s’éloignèrent du campement. Éric Graham se demandait déjà s’il allait pouvoir tirer un article de cette histoire. Le capitaine Fielding s’arrêta pour allumer sa pipe, et l’attention de Beth fut attirée par un poteau indicateur. Planté dans le sable et penché d’un côté, il supportait des écriteaux sur lesquels plusieurs indications avaient été grossièrement inscrites, avec des flèches qui pointaient dans des directions différentes. On lisait« Bustard Creek, 20 km sud », « Johnson’s Well », « Durrakai » et « Laverton ». Beth se demanda où pouvaient se trouver tous ces lieux. Le couvent fut une surprise pour Joanna. Elle s’attendait à trouver une simple bâtisse en bois, au milieu des broussailles, mais elle découvrit un ensemble de bâtiments en pierre groupés autour de ce qui devait être la seule source d’eau à des kilomètres à la ronde. On aurait dit une oasis, se dit-elle, à la vue du bouquet d’arbres et de l’herbe qui poussait sur la berge d’un cours d’eau limpide. Fox la conduisit à une vaste maison cernée d’une large véranda. Sur le toit, un réservoir de métal recueillait l’eau de pluie. Au-dessus de la porte, une inscription à demi effacée annonçait« Église Catholique de Saint-Alban. CuréPère McGill. Messe le quatrième dimanche de chaque mois. » Au-dessous, on avait placé un autre panneau« École et Infirmerie. » Joanna fut plus surprise encore de se retrouver dans la fraîcheur et le silence d’un vestibule qui sentait les fleurs fraîches et l’encaustique au citron. Soeur Veronica était une robuste femme qui devait avoir près de soixante-dix ans. Elle portait une tenue blanche qui faisait ressortir son teint halé. Son visage montrait les traces de longues et dures années passées sous le soleil du désert, mais elle s’exprimait en anglais avec un accent étonnamment raffiné. Elle prit la main du commissaire. — Paul, quel plaisir de vous revoir. Vous ne venez pas assez souvent nous voir. Fox présenta Joanna, Beth et le capitaine Fielding. Éric Graham, calepin et crayon tout prêts, essayait de se rendre invisible. — Madame Westbrook, expliqua le commissaire, recherche des traces de ses grands-parents qui sont peut-être passés par ici il y a de nombreuses années. Ils s’appelaient John et Naomi Makepeace et ils ont passé quelque temps avec une famille d’Aborigènes dans un endroit nommé Karra Karra. La religieuse fouilla un instant sa mémoire. — Je regrette, dit-elle enfin, je n’ai jamais entendu ce nom et je ne connais pas Karra Karra. Elle lut la déception sur le visage de sa visiteuse et ajouta — Si vous m’en disiez un peu plus, cela pourrait réveiller mes souvenirs. J’allais relever Soeur Agatha, à l’infirmerie. Voulez-vous m’accompagner Nous parlerons en chemin. Elles sortirent par une porte de derrière, suivirent un sentier qui traversait des pelouses étonnamment verdoyantes. Les arbres bouteilles, au tronc renflé, étaient surchargés de fleurs rouges, les branches des eucalyptus géants frémissaient très haut au-dessus des têtes. Joanna pensa à Merinda. — Quel cadre magnifique, dit-elle. En voyant la ville et les champs aurifères, on n’imagine pas qu’il puisse exister tout près un endroit aussi ravissant. — Nous avons ici de l’eau en abondance. Bustard Creek est alimenté par une rivière souterraine qui traverse des cavernes calcaires, très loin sous terre. Il y a très peu de choses que nous ne puissions cultiver. — Vous avez beaucoup de chance de posséder cette terre, ma soeur. — Oh, nous n’en sommes pas propriétaires. Le gouvernement colonial nous a permis d’établir ici notre hôpital, il y a quelques années, afin de prendre soin des premiers chercheurs d’or qui étaient arrivés ici. Quand s’est produite la ruée, nous avons soudain eu beaucoup à faire. Nous soignons un grand nombre de contusions à la tête et de blessures aux pieds. Les hommes sont si maladroits avec leurs pelles et leurs pioches! — Je suis sûre qu’ils vous sont reconnaissants de votre présence. — Oh, nous ne chômons pas, je vous le garantis. Mais nous nous heurtons maintenant à un problème, madame Westbrook. On fait pression sur les autorités pour qu’elles nous fassent partir d’iciles compagnies des mines d’or veulent s’emparer de ce terrain. Notre ordre n’est pas riche. Le peu d’argent dont nous disposons suffit tout juste à acheter les remèdes et les fournitures. Si nous sommes obligées de partir, je me demande où nous irons. Elles passèrent devant un cimetière bien entretenu, devant une serre où travaillaient d’autres religieuses vêtues de blanc, devant un potager, une cour peuplée d’animaux de ferme. — Nous essayons de nous suffire à nous-mêmes, reprit Soeur Veronica. Mais nous vieillissons. La plus jeune d’entre nous a cinquante ans. Notre pauvreté attire peu de vocations. Elles arrivaient devant le perron d’un bungalow de bois. Un écriteau, au-dessus de la porte, disait« Salle des Malades ». — A quelle époque vos grands-parents étaient-ils ici, madame Westbrook demanda Soeur Veronica. — Entre 1830 et 1834. — Et ils vivaient, dites-vous, parmi les Aborigènes quelque part par ici — C’est possible. Je n’en suis pas sûre. La religieuse s’immobilisa pour la regarder. — Alors, ils ont dû débarquer à Perth à peu près en même temps que moi. Je suis arrivée en Australie comme novice. J’avais dix-sept ans. Nous avons débarqué, deux autres soeurs et moi, avec les premiers colons. Nous avons vécu trois années à Perth, avant de nous diriger vers l’est, où nous avons créé une ferme et une école pour les enfants des colons. Attendez donc... un souvenir me revient... Joanna attendit. — C’était en 1834, reprit Soeur Veronica. Je me rappelle la date parce que je venais de prononcer mes voeux définitifs. Une petite fille nous a été amenée du désert. Une enfant blanche. Elle devait avoir quatre ans et elle était dans un état affreux. Physiquement, elle était en bonne santé, mais, quand nous l’avons interrogée sur ses parents, elle a été prise d’une crise nerveuse. Nous comprenions à peine ce qu’elle essayait de nous dire, tant elle était terrorisée. Je crois qu’elle parlait de chiens... de chiens sauvages... et d’un énorme serpent. Le plus étonnant, c’est qu’elle ne parlait pas anglais, mais un dialecte aborigène! « Les autorités nous l’ont confiée jusqu’au moment où l’on pourrait la mettre sur un navire en partance pour l’Angleterre. Elle avait là-bas de la famille, nous a-t-on dit. Cette enfant pouvait-elle avoir un lien quelconque avec vos grands-parents Joanna ouvrait de grands yeux. — C’était leur fille, dit-elle. Ma mère. Elle s’anima tout à coup. — Ils sont donc bien passés par ici. Et, dans ce cas, Karra Karra ne doit pas être loin. — Qu’allez-vous faire, madame Westbrook — Je dois découvrir où ils ont vécu. — Pourquoi Vous avez peu de chance de retrouver quelque chose, après tant d’années. — Il y a bel et bien quelque chose, ma soeur. Ma mère pensait que cette « chose » l’attendait, et, d’une certaine manière, c’est moi qu’elle attend maintenant. Les petits yeux pénétrants dévisageaient Joanna. — Il s’agit donc d’un voyage spirituel Je crois avoir eu cette impression quand nous nous sommes serré la main. C’est peut-être le sentiment d’un destin, madame Westbrook. Pour votre fille aussi. Je me demande si Dieu vous a amenée ici dans un but précis. — Quelque chose m’y a amenéej’ai entrepris ce voyage depuis des années. Et je n’ai pas vraiment choisi de le faire. J’ai été poussée jusqu’ici. — Je comprends, dit soeur Veronica en souriant. Moi aussi, il y a bien des années, j’ai été poussée à venir ici. J’étais issue d’une famille fortunée et, si je peux me permettre de le dire, j’étais une jeune fille très séduisante. Mais j’ai été « appelée ». Je n’ai pas eu d’autre choix que d’apporter dans ce désert la bonté et l’amour de Dieu. — Que ferez-vous si l’on vous oblige à quitter cet endroit — Nous en trouverons un autre. Nous en avons toujours trouvé un autre. Elle prit la main de Joanna. — Que Dieu vous accompagne dans votre voyage, ma chère enfant. Je prie pour que vous trouviez ce que vous cherchez. Chapitre XXVII l — Je n’aime pas ça, Jacko, dit Hugh. Il s’agenouilla pour voir de plus près les plaies d’un mouton mort. Leur nature et la toison en lambeaux le convainquirent qu’il avait à faire à une infestation par la lucilie. Il se releva, ôta ses gants, regarda autour de lui. Des carcasses gisaient de tous côtés. Les bêtes encore vivantes semblaient ne pas devoir durer bien longtemps. Hugh avait mis cinq semaines à revenir de Kalagandra à Merinda. Dès son arrivée, il avait sellé un cheval pour aller rejoindre Jacko. A présent, une heure après, il mesurait toute la gravité de la situation. Dans tout le district, les moutons mouraient par centaines. Ils tombaient sur place, la toison en lambeaux, le corps couvert de plaies et de vers. Le temps était encore frais, mais, quand arriverait la chaleur, quand une nouvelle génération de mouches se mettrait à pondre, Hugh s’attendait à une invasion de lucilies plus forte encore à travers les plaines. Il jeta ses gants sur le sol, se passa la main dans les cheveux. De Kalagandra, il était venu pratiquement d’une seule traite après le train jusqu’à Perth, il avait passé quatre semaines et demie sur un caboteur et deux jours encore pour aller de Melbourne au district occidental. Il savait maintenant qu’il ne rejoindrait pas Joanna aussi rapidement qu’il l’avait espéré. — Ce n’est pas une infestation ordinaire, Jacko, reprit-il. Les moutons meurent beaucoup plus vite que d’ordinaire. — C’est pour ça que je vous ai fait revenir. Je savais que je n’en viendrais pas à bout tout seul. Hugh entreprit de passer parmi les carcasses en les examinant une par une. Sa perplexité grandissait. Il s’écoulait trop peu de temps entre le début de l’infestation et la mort de la bête. Il se félicitait de ne pas avoir attendu plus longtemps à Kalagandra. Chaque jour allait compter, pensait-il. Il se trouva devant une brebis qui vivait encore. Elle gisait sur le flanc, et son corps grouillait de vers. Hugh retourna vers son cheval, prit son fusil, visa la tête de l’animal et tira. — Les hommes ont-ils creusé une fosse, Jacko demanda-t-il. Enterrez toutes ces carcasses. — Et après — Nous examinerons tous les troupeaux. Nous isolerons ceux qui sont atteints. Les autres, nous les passerons au « crutching ». Je n’ai jamais vu d’infestation par la lucilie aussi rapide, aussi meurtrière. La période d’incubation est trop brève. Peut-être s’agit-il d’une nouvelle variété. — Il ne reste plus que quatre mois avant la tonte, fit Jacko d’un air sombre. A mon avis, on devrait commencer à les baigner. — L’insecticide habituel, j’en n’ai l’impression, restera cette fois sans effet. Fais rapporter cette carcasse à la ferme. Je vais en faire l’autopsie. Peut-être trouverai-je une indication. En attendant, je pars faire le tour des autres stations pour voir ce qui s’y passe. 2 A son retour à la maison, Hugh était épuisé. Il se retrouva seul avec Mme Jackson qui préparait le dîner. Après s’être changé, il se servit un whisky dans le salon. Il trouvait un certain réconfort à se sentir entre les murs de sa maison. C’était une demeure paisible, rassurante, dont l’atmosphère calmait une âme troublée. Un sanctuaire, se disait-il. Plus apaisante encore que la simple élégance de Merinda était la présence des objets familiers dont chacun avait une signification particulièreles photographies, surtout, encadrées ou non, qui couvraient les tables et les murs. Adam, à neuf ans, brandissait fièrement un poisson péché dans la rivière. Beth se montrait déguisée pour une réception costumée. Sarah et Joanna, prises à leur insu dans la serre, se penchaient sur des herbes et des fleurs, à la lumière du soleil qui les baignait. Des bibelots rappelaient des souvenirs heureuxdes objets rapportés de l’Exposition Internationale, une médaille remportée par Beth, pour un mouton favori, au Salon des Éleveurs, des certificats de mérite attribués à Adam par le Collège secondaire de Cameron Town. Hugh dégustait lentement son whisky. Il s’efforçait de ne plus penser aux horribles spectacles qu’il avait vus au cours des récentes heuresles moutons encore vivants qui pourrissaient sur place, le désespoir dans les yeux des hommes qui savaient qu’ils allaient perdre leur station, tout ce qu’ils avaient gagné par leur travail. Demain, se disait-il, il retrousserait ses manches et se mettrait à l’oeuvre pour trouver le moyen de lutter contre cette nouvelle calamité. Mais, ce soir, il cherchait le réconfort de sa famille. Joanna lui manquait. Avait-elle découvert quelque chose, se demandait-il, au cours des cinq semaines de son voyage A son arrivée à Merinda, un télégramme l’attendait, daté de quatre semaines et demie plus tôt« Sommes à Kalagandra, Hôtel de l’Age d’Or. Tu nous manques. Nous t’aimons. Joanna. » Rien d’autre n’était arrivé depuis. Hugh entendit un bruit de pas dans le vestibule, vit Sarah sur le seuil. — Vous êtes de retour! s’écria-t-elle. Ils s’embrassèrent. — Comment va Joanna A-t-elle trouvé quelque chose — Rien encore, je le crains. Du moins, quand je suis parti. J’espérais trouver d’autres nouvelles en arrivant ici. — Je regrette, dit Sara, il n’y a rien. Mais, si je connais Joanna, elle ne doit pas perdre son temps. Par ailleurs, il y a une lettre d’Adam. Elle alla prendre une enveloppe sur le bureau. — Il va vous falloir une heure pour lire çail est si heureux à l’université! Hugh reconnut l’écriture, lut les premiers mots« Chère famille, Votre fils très brillant et très sophistiqué vous salue! » Hugh sourit. Une image se présenta à son espritun petit garçon à la tête bandée, aux yeux emplis de confusion et de peur... — Et les moutons demanda Sarah. Savez-vous ce qu’ils ont J’ai entendu dire qu’il s’agissait d’une nouvelle variété de lucilie. — C’est vrai, je crois. L’infestation se complique cette fois d’une dermatose mycosique. — Qu’allez-vous faire — D’abord, soumettre toutes les bêtes au « crutching » et enlever toute la laine possible. Je vais ensuite isoler toutes les brebis pleinesnous en avons plus de deux mille. Si jamais elles sont infestées, nous risquons de perdre tous les animaux. Après ça, nous commencerons à les baigner et nous verrons le résultat. — Si je peux faire quelque chose... — Merci, Sarah, dit Hugh. Je dois d’abord, pensait-il, me rendre à Cameron Town pour envoyer un télégramme à Joanna, lui dire qu’il me sera impossible de la rejoindre tout de suite. 3 Sarah ne pouvait dormir. Elle était en proie à une étrange, une inexplicable nervosité. Peut-être était-ce lié à la nouvelle calamité qui s’abattait sur Merinda, à son inquiétude pour Hugh. Ou peut-être cette nervosité avait-elle son origine dans des événements qui se déroulaient à près de deux mille kilomètres, sur la côte ouest du continent. Elle jeta un châle sur ses épaules, se glissa dehors. Il était minuit. Le district dormait sous une lune incertaine. En se dirigeant vers la rivière, elle se demanda où était Joanna au même moment, ce qu’elles faisaient, elle et Beth, ce qu’elles avaient découvert. Elle regrettait maintenant de ne pas les avoir accompagnées. Joanna avait dit :« Madame Jackson veillera sur le jardin. » Mais Sarah avait craint que Mme Jackson ne donnât pas au jardin les soins qu’il réclamait. Par aimmeurs, Adam pourrait revenir à la maison pour les vacances scolaires et il aimerait y trouver quelqu’un. Mais il avait écrit pour annoncer qu’il s’était fait de nombreux amis et qu’il avait été invité à Sydney dans plusieurs familles. J’aurais pu partir avec Joanna, se disait Sarah. Elle s’était agenouillée pour examiner, au clair de lune, les premières fleurs timides de la menthe récemment plantée. L’instant d’après, elle pensaJ’aurais dû partir avec Joanna. Ce devait être là la cause de cette curieuse nervosité, décida-t-elle. Joanna était-elle en difficulté Avait-elle besoin d’aide Si loin, dans une région inconnue, regrettait-elle que Sarah ne fût pas avec elle Voyant que la menthe et le basilic n’étaient pas assez feuillus, elle se mit à les ébourgeonner soigneusement. Les bruits nocturnes l’entouraient, elle regardait les ombres se déplacer parmi les arbres quand les nuages passaient devant la lune. Elle essayait en même temps de se projeter vers Joanna, par-dessus la grande distance qui les séparait, elle essayait de percevoir ce qui se passait dans la brousse de l’Australie-Occidentale. Elle perçut derrière elle un son léger, pensa qu’il s’agissait d’un animal qui regagnait sa tanière. Mais, soudain, elle sut, se leva d’un bond, le souffle retenu. Alors, elle le vit. Une valise à la main, il suivait le chemin qui menait de la route à la maison. — Philip! cria-t-elle en courant vers lui. — Sarah! Il lâcha la valise, s’élança au-devant d’elle. Ils s’étreignirent. La bouche de Philip trouva la sienne pour un long baiser. — Sarah, Sarah... répétait-il. — Vous êtes là! Vous êtes vraiment là! — Oh, Sarah! Vous n’avez pas reçu ma lettre Il l’embrassa de nouveau, les mains plongées dans ses cheveux. Prise de vertige, elle s’accrochait à lui. — Mon Dieu, comme vous m’avez manqué, dit-il en lui prenant le visage entre les mains. Mais je vous ai écrit... je suis toujours marié... Elle l’embrassa encore, blottit sa tête au creux de son épaule. — Vous êtes ici, nous sommes ensemble. C’est tout ce qui importe. — Il faut que je vous explique... J’ai voyagé partout, Sarah, et, partout où j’allais, vous étiez avec moi. J’ai tenté de vivre avec Alice, dans un endroit fixe, comme elle le désirait. Mais je n’ai pas pu. Je sentais mon âme s’en aller à vau-l’eau. Je ne pensais qu’à vous, qu’à la paix qui me venait de votre présence. J’ai demandé à Alice de me rendre ma liberté. Elle m’a dit que je pouvais partir. Elle a sa famille, son foyer en Angleterre. Elle n’a pas besoin de moi. Mais elle ne veut pas m’accorder dès maintenant le divorce... Sarah, mon amour, ajouta-t-il, je désire seulement être près de vous. Elle comprenait soudain la nervosité qui s’était emparée d’elle et qui avait brusquement disparu. Elle regarda Philip, toucha ses lèvres, posa sur elles un baiser léger. Puis passionné. — Quels que soient les obstacles, Philip, nous les affronterons ensemble. Et nous les vaincrons. Il l’attira sur l’herbe, au plus secret des eucalyptus, des arbustes, des plantes grimpantes. Il la couvrit de son corps musclé. Elle voyait à travers les branches tournoyer la constellation de la Croix du Sud. — Jamais je n’aurais dû te quitter, murmura Philip. Et il n’y eut plus de mots échangés. Chapitre XXVIII 1 Le capitaine Fielding revenait, après un entretien avec le pisteur noir. Joanna sut aussitôt qu’il se passait quelque chose. Le petit groupe se trouvait dans un semi désert appelé le malleeune étendue broussailleuse, à la limite du Grand Désert Victoria. Quatre semaines plus tôt, ils étaient partis de Kalagandra à dos de chameau pour traverser cette étendue et ils suivaient la même piste depuis neuf jours. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas rencontré d’Aborigènes, aucune trace de campements, rien qui pût passer pour Karra Karra. Du haut de sa bête, Joanna regardait autour d’elle le désert qui paraissait s’étirer à l’infini. La monotonie n’était rompue que par le vert-de-gris du mulga, quelques eucalyptus rabougris, quelques chênes du désert avec leurs feuilles caractéristiques en forme d’aiguilles. Elle voyait plus nettement maintenant le dur visage de l’Australie. Les cartes montraient une étroite bande côtière qui ceignait le continent, où l’on trouvait des villes et des bourgades, des forêts verdoyantes, de grasses plaines. Mais, à l’intérieur de cet anneau, s’étendait le coeur poussiéreux, sableux de l’Australie, ce qui expliquait pourquoi on avait depuis longtemps importé des chameaux. Depuis le départ de Kalagandra, Joanna et ses compagnons avaient traversé désert après désert, parmi des arbres déformés qui poussaient au milieu de plaines de sable, avec, de place en place, de minuscules lacs salés. Les lézards, les mouches, les serpents étaient nombreux, et, rarement, on voyait apparaître un wallaby ou un émeu. Pas une seule habitation humaine en vue. Aucun signe de civilisation sur des kilomètres. La journée de juin était chaude et humide. Le seul indice météorologique résidait dans les nuages noirs menaçants qui s’amoncelaient au loin, sur l’horizon. Pour Joanna, il semblait impossible qu’une jeune femme aborigène et une petite fille eussent traversé semblable région seules et à pied. Elle-même était accompagnée de quatre hommes, de huit chameaux. Le groupe avait de l’eau, des provisions de bouche, des armes, des tentes, un nécessaire médical, une boussole... et le chemin n’en était pas moins difficile. Joanna se demandait si l’Aborigène et l'enfant avaient pu recevoir une aide quelconque. Elle vit Sammy, le pisteur noir, s’éloigner avec un fusil et un boomerang. Fielding arrivait sur son chameau, coiffé du chapeau à large bord qui avait remplacé sa casquette de marin. — Je l’ai envoyé chercher de l’eau, dit-il. Notre provision diminue. — Quelque chose vous tracasse, capitaine. Qu’est-ce que c’est — Désolé, madame. Nous sommes égarés, semble-t-il. Regardez plutôt, ajouta-t-il en lui tendant sa boussole. Elle posa l’instrument au creux de sa paume. L’aiguille trembla sur « nord » avant de retomber subitement sur « sud ». — Elle fait ça depuis des jours, dit Fielding. Au début, nous pouvions faire nos corrections, Sammy et moi. Mais ça va de mal en pis. Je crains bien que cette boussole ne nous serve plus à rien. — Mais d’où provient ce phénomène demanda Joanna. Elle regardait sans pouvoir y croire l’aiguille revenir aussi brusquement sur « nord ». — Aucune idée. Je n’ai jamais vu ça. Mais un bon marin ne s’embarque jamais avec une seule boussole. Il fouilla dans sa sacoche de selle, en sortit une sphère de la taille d’une grosse orange. La moitié inférieure était en métal, la moitié supérieure en verre. Dans celle-ci flottait une aiguille magnétique. — Nous nous en servons en mer, dit-il. L’aiguille flotte sur de l’alcool. Regardez ce qu’elle fait. Joanna vit l’aiguille passer sur l’indication « nord » pour descendre lentement jusqu’au point « sud ». — A mon avis, reprit Fielding, d’étranges forces sont à l’oeuvre, par ici. — N’y a-t-il aucun moyen de savoir où nous sommes — Madame Westbrook, nous ne pouvons même pas déterminer dans quelle direction nous marchons. Généralement, une montre peut vous le dire... Il tira sa montre de sa poche. — Normalement, il suffit de pointer le « 12 » vers le soleil. La ligne nord-sud est la bissectrice de l’angle formé par la verticale du « 12 » et l’aiguille des heures. Mais je n’ai pas pu faire un point sur le soleil. Joanna leva les yeux vers le ciel blanc et plat. Des nuages d’altitude s’étendaient au-dessus de la terre comme une étamine sur l’ouverture d’une jarre. La lumière semblait provenir de partout à la fois. La seule rupture, dans cette bizarre blancheur, était le rideau de nuages noirs suspendu à l’horizon. Il se trouvait là depuis des jours. Fielding avait déclaré qu’il devait y avoir de l’orage, là-bas. Mais était-ce au nord, au sud, à Test, à l’ouest Et à quelle distance Impossible de le dire. — Et Sammy Ne peut-il nous faire sortir d’ici — Sammy est un Aborigène Pilbara. Cette région n’est pas son terrain ancestral. Il ne peut pas déchiffrer les Chemins de Cantilène, dit-il. Beth les rejoignit sur son chameau. Comme ses compagnons, elle portait une écharpe sur son nez et sa bouche, pour empêcher la poussière de pénétrer dans ses poumons, et un grand chapeau, pour se protéger du soleil. L’ourlet de sa jupe longue était passé dans le haut de ses bottes. — Qu’y a-t-il, maman demanda-t-elle. Joanna le lui expliqua. — Allons-nous faire demi-tour questionna Beth. Joanna pensait à Hugh qui était certainement en route vers l’Australie-Occidentale. Il serait de retour dans les deux prochaines semaines. Elle lui avait laissé une lettre à l’hôtel pour lui expliquer ce qu’elle avait fait, et pourquoi, et lui donner la direction dans laquelle ils partaient. Elle serait de retour à Kalagandra pour la mi-juin, lui disait-elle. Mais la date était maintenant à quelques jours. Elle se tourna vers le capitaine Fielding. — Pourrions-nous retrouver le chemin du retour — Pour cela, il faut d’abord déterminer dans quelle direction se trouve la ville. Si nous nous trompons, nous pourrions bien nous retrouver dans le Grand Désert Victoria où nous périrons à coup sûr. — Qu’y a-t-il dans ce désert, capitaine dit Beth. — Personne ne le sait. Il reste inexploré. Des hommes y pénètrent et n’en sortent plus. Il n’est pas question de s’y aventurer, je vous le dis. Éric Graham descendit de sa monture en se frottant les côtes. Au même moment, Sammy apparut. Il arborait un large sourire, sous son vieux chapeau. — Beaucoup d’eau là-bas, capitaine, fit-il, le bras tendu. — Est-ce un grand trou d’eau demanda Joanna. — Elle beaucoup grand, m’ame. Dieu soit loué, pensa-t-elle. Ils n’avaient pas vu d’eau depuis six jours. Leurs vêtements étaient sales, imprégnés de sueur, leurs visages gris de poussière. Et ils n’avaient eu que du sable pour nettoyer la vaisselle. Joanna avait hâte de faire une grande lessive. — Je vous propose de dresser le camp ici, capitaine. S’ils étaient égarés, se disait-elle, et s’ils n’étaient pas de retour à Kalagandra dans une semaine, Hugh partirait à leur recherche. — Je suis d’accord avec vous, dit Fielding. Il fit baraquer son chameau et se laissa péniblement glisser au sol. — Capitaine, questionna Beth, à quelle distance sommes-nous de Kalagandra, à votre avis — Je ne pourrais pas le dire, petite. Je pense que nous tournons en rond depuis une semaine. Selon moi, nous devrions rester ici jusqu’au moment où nous pourrons faire un relèvement. Continuer serait dangereux. Dans le Grand Victoria, nous aurions un mal de tous les diables à trouver à boire et à manger. Ils dressèrent le camp comme ils l’avaient fait chaque soir depuis quatre semaines. Sammy partit en quête de gibier, Graham et Fielding montèrent les tentes, Beth alla ramasser du bois. Joanna se retira sous sa tente, afin de faire un brin de toilette avant le dîner. Elle alluma la lanterne, ôta les épingles de ses cheveux, qu’elle brossa vigoureusement avant de les recoiffer en chignon. Elle se lava le visage et les mains avec l’eau apportée par Sammy, et se passa sur la peau un peu d’eau de lavande. Enfin, puisqu’il y avait un trou d’eau tout proche, elle mit son dernier corsage propre. Dehors, elle trouva la table et les chaises déjà installées, la vaisselle en place. Sammy était le cuisinier, mais Joanna inspectait toujours la nourriture avant le repas. Ce soir-là, il avait pris un wallaby et en faisait un ragoût. — Fais-le bien cuire, Sammy, dit-elle au jeune Aborigène, avant de tirer des braises les pains sans levain pour les brosser et les placer sur une assiette. Sammy préférait rester près du feu et manger avec ses doigts, mais Joanna et les autres s’asseyaient sur des chaises et mangeaient avec des fourchettes et des couteaux. — Capitaine Fielding, dit-elle en prenant place à la table, ces nuages noirs pourraient-ils se trouver au-dessus du Grand Désert Victoria Peut-il pleuvoir, là-bas — Mais oui, madame Westbrook, il pleut dans le désert. Mais c’est très rare, et, quand ça arrive, la pluie est torrentielle. Mieux vaut garder une bonne distance entre nous et ces nuages. — Je me posais une questionsi cet orage se trouve au désert, ne pourrions-nous en déduire que Kalagandra est dans la direction opposée — Pas forcément. Il pourrait pleuvoir à Kalagandra, et, dans ce cas, le désert serait dans l’autre direction. — Ce que je ne comprends pas, dit Éric Graham, c’est comment les Aborigènes parviennent à survivre dans ce milieu. Comment circulent-ils, les jours où l’on ne voit pas le soleil Ils n’ont pas de boussoles. — Ils ont un réseau de chemins, monsieur Graham, expliqua Joanna. Pas des routes telles que nous les connaissons, mais des chemins invisibles qui sillonnent le continent. Les Aborigènes les suivent, comme nous suivons une rue en ville ou un sentier à la campagne. — Mais, si ces pistes sont invisibles, comment en connaissent-ils la présence — En apprenant les points de repère, dit Fielding. Ils pourraient se dire, en regardant cet arbreIci, nous tournons à droite. Des rochers amoncelés pourraient leur rappeler qu’ils sont à mi-chemin d’un trou d’eau. Nous nous trouvons peut-être sans le savoir au beau milieu d’une grand-route! Le regard sceptique de Graham sondait l’obscurité. — Ainsi, si nous pouvions identifier l’une de ces routes, nous aurions le moyen de regagner la ville — Si nous reconnaissions le bon Chemin de Cantilène, expliqua Joanna, nous pourrions aller tout droit à Karra Karra. Elle se rappelait le jour où Sarah lui avait montré que le Chemin de Cantilène de l’Ancêtre Kangourou passait par Merinda. Elle avait regardé un tas de pierres, un bouquet d’arbres, et elle avait reconnu en eux des sortes de poteaux indicateurs. Après le dîner, pendant que Sammy lavait la vaisselle, les autres se groupèrent autour du feu pour boire leur thé. Il était fait dans une bouilloire, mais Joanna avait apporté un sucrier, des tasses et des soucoupes en faïence, ainsi que des petites cuillers. Éric sortit son calepin, se mit à écrire. Fielding alluma sa pipe. Beth s’installa pour lire. Joanna regardait ses compagnons. Éric Graham ne pâtissait pas trop de l’aventure, se disait-elle, en dépit d’une sensibilité particulière aux piqûres d’insecteselle avait dû le traiter à plusieurs reprises. Beth se portait bien, elle aussi. Joanna s’inquiétait surtout pour le capitaine Fielding. Elle se demandait si, à son âge, il aurait dû s’exposer à des conditions aussi difficiles. Il ne se plaignait pas, mais elle lisait la fatigue dans sa posture, dans la pâleur grisâtre de son visage. Peut-être aurait-elle dû tenir compte des mises en garde du commissaire Fox. « Attendez le retour de votre mari, madame Westbrook, lui avait-il conseillé. Prenez avec vous plus d’hommes et de provisions. » Mais Joanna s’était laissé emporter par le sentiment que le temps passait trop vite. Il leur avait fallu deux semaines, à Kalagandra, pour mettre sur pied leur petite expéditionles chameaux avaient été amenés d’Albany, il avait fallu trouver un pisteur indigène de toute confiance. Joanna n’avait pu attendre plus longtemps, après avoir fait un si long chemin, alors qu’elle était tout près du but. La pipe du capitaine emplissait l’air d’une fumée odorante. Il demanda — Vous ai-je déjà raconté, braves gens, la fois où... Il se lança dans une histoire de voyage en terres lointaines. Ses compagnons l’écoutaient poliment mais sans intérêtils avaient déjà entendu toutes les histoires de Fielding. Mais mieux valait lui prêter une attention distraite que tendre l’oreille au silence du désert qui devenait effrayant et leur rappelait leur vulnérabilité. Ils pensaient au commissaire Fox qui leur avait parlé de serpents, de scorpions et d’Aborigènes qui étaient capables de transpercer un homme d’un coup de lance pour lui prendre son tabac. Joanna et Beth, elles, se méfiaient surtout des dingos sauvages, dont il leur avait également parlé. Joanna regardait le compas, au creux de sa main. Elle était hypnotisée par les mouvements désordonnés de l’aiguille qui se déplaçait sans trêve entre le nord et le sud. Elle leva les yeux vers le ciel. « Étrange, murmura-t-elle... Il n’y a ni lune ni étoiles. Rien qu’une curieuse obscurité. » Le crayon d’Éric Graham grinçait sur le papier. « Jamais je n’ai connu un tell silence, écrivait-il. J’en viens à me demander si nous avons été transportés dans un autre univers où il n’y a ni lune ni étoiles. » Il commençait à sentir le courage lui manquer, à mesure que s’éloignait davantage le mystérieux Karra Karra. Il redoutait de rentrer à Melbourne sans avoir rien à raconter. Quand Frank Downs lui avait demandé s’il aimerait participer à l’expédition, Éric avait sauté sur l’occasion. Il en avait assez des articles à propos de baleines repérées au large. Il voulait se faire un nom dans le grand reportage. Là se trouvait une exceptionnelle opportunité pour un jeune reporter ambitieux, prêt à prendre des risques. Cette histoire pourrait lui valoir prestige et renommée. Elle pourrait aussi amener à changer d’avis certaine jeune femme qui avait repoussé sa demande en mariage. Mais il fallait d’abord trouver Karra Karra. — Bon sang! fit-il en se frottant les mains. Il peut faire rudement froid ici, la nuit! Le capitaine Fielding se leva brusquement, regarda autour de lui. — Qu’avez-vous demanda Joanna. Les paupières mi-closes, il scrutait la nuit. — Je ne sais pas. C’est l’air... il n’est pas normal. Joanna resserra son châle sur se* épaules. — Beth, tu as assez chaud — Je suis très bien, maman, répondit la jeune fille, sans lever les yeux de sa lecture. Le lendemain de leur départ de Kalagandra, Joanna avait remis à sa fille le journal de Lady Emily. Il était temps, lui avait-elle dit, qu’elle connût la véritable raison de leur voyage. Chaque soir, Beth lisait quelques pages. Joanna avait vu à quel point sa fille s’absorbait dans les mots venus du passé, elle avait remarqué l’expression lointaine de ses yeux. Lorsqu’elles se retiraient ensuite pour la nuit, Joanna et Beth passaient un moment à parler du journal, et les questions de la jeune fille repoussaient parfois d’une bonne heure le sommeil... Beth arrivait maintenant presque à la fin. Elle releva la tête. — Oh la la! Je me demande ce qui nous est arrivé. Pourquoi avons-nous tellement peur des chiens, maman Moi, je sais que c’est à cause de ce qui s’est passé avec les dingos et le pauvre Button. Mais grand-mère avait peur des chiens, et tu en as peur, toi aussi. Est-ce vraiment une malédiction C’est passionnant! — Passionnant répéta Joanna. Oui, d’une certaine manière, je suppose. — Crois-tu que mon arrière-grand-père ait commis un crime Peut-être a-t-il volé l’opale Elle a beaucoup de valeur, je le sais, mais je croyais que les Aborigènes ne possédaient rien. Ils n’auraient pas accordé de valeur à une opale, n’est-ce pas — Peut-être leur était-elle précieuse pour une autre raison... religieuse, par exemple. Le premier soir où ils avaient dressé leur camp, Joanna avait montré l’opale à Beth. Celle-ci l’avait déjà vue, mais, quand sa mère lui en avait expliqué la véritable signification, Beth en avait perçu, au creux de sa main, la chaleur particulière, elle avait été hypnotisée par les flamboyants reflets rouges et verts. « A ton avis, avait-elle demandé, pourquoi était-elle cachée à l’intérieur de Rupert » Cette fois, elle dit — Je parierais que l’arrière-grand-père Makepeace avait découvert une mine d’opales! Grand-mère parle bien d’un autre héritage, n’est-ce pas Mais Joanna n’était pas bien sûre de ce que pouvait être cet « autre héritage ». Elle replaça soigneusement le journal dans la sacoche de cuir qui contenait aussi les notes de son grand-père, l’acte de vente et l’opale. Elle se rappelait certaines paroles de Sarah, il y avait bien longtemps« Le livre est le Rêve de votre mère. C’est votre Chemin de Cantilène. Suivez-le et vous trouverez l’endroit que vous cherchez. » Mais comment le suivre, si elle ne comprenait pas les indices qu’il contenait Elle vit Fielding s’éloigner du feu. — Quelque chose ne va pas, capitaine dit-elle. — J’ai un mauvais pressentiment, répondit-il. — Tiens, dit Graham, en levant la tête, qu’est-ce que ce bruit Tous écoutèrent. — On dirait le tonnerre, fit Beth. Mais Sammy s’était levé d’un bond. — L’eau! cria-t-il. Us se tournèrent dans la direction du bruit. Ils ne voyaient rien, mais le sol se mit à gronder. — Que... commença Graham. Soudain, ce fut sur eux. — Maman! hurla Beth. — Beth! 2 Joanna ouvrit les yeux, vit le ciel. Elle voulut lever la tête, mais une vague de nausée la submergea. Elle resta un moment immobile, s’efforça de réfléchir. Que s’était-il passé Elle porta la main à sa tête, et du sable lui tomba dans les yeux, dans la bouche. Elle toussa, se redressa. Le monde lui parut basculer. Elle se tâta le front, y découvrit une bosse douloureuse. Elle regarda autour d’elle. Le terrain ne lui était pas familier. Elle n’était plus à l’endroit où ils avaient campé la veille au soir. Elle s’aperçut que les tentes n’étaient plus là. Ni les chameaux. Ni les nommes. Alors, tout lui revint en mémoirela compacte muraille liquide qui se précipitait sur eux. — Beth! Avec difficulté, elle se mit debout, fouilla du regard les abords immédiats. Il n’y avait rien, personne. Elle ne pouvait pas être la seule survivante! Les autres avaient dû échapper à ce déluge inattendu. Ils s’éveillaient maintenant à la terrible réalité. Bientôt, ils allaient revenir vers elle. Dieu miséricordieux, se disait-elle, Beth n’est certainement pas morte! Elle s’entoura de ses bras. Ne t’affole pas. Garde tes esprits. Ne perds pas ton sang-froid. Elle essayait de se rappeler ce qui s’était produit. Ils étaient assis autour de feu. Graham avait ditQu’est-ce que ce bruit Ils s’étaient retournés juste à temps pour voir une muraille sombre se jeter sur eux. Joanna revoyait les bras de Beth tendus vers elle. Après cela... rien. Brusquement, elle se mit à trembler. Le monde parut basculer. Elle comprit que le choc prenait le dessus. Non loin, un eucalyptus, Dieu savait comment, avait échappé à la catastropheil était encore debout. Elle alla jusqu’à lui, s’y adossa. La lumière disparut, revint. Elle sut qu’elle allait s’évanouir. Vivement, elle s’assit, mit la tête entre ses genoux. — Oh, Dieu, sanglotait-elle, fais que les autres soient encore vivants. Beth... Au bout d’un moment, le vertige cessa. Joanna recouvra sa lucidité, consacra une attention plus précise à ce qui l’entourait. A en juger par l’éclat de la lumière, il devait être à peu près midi. Elle reconnut la solitude brune parsemée de mulga et d’eucalyptus rabougris qu’elle voyait depuis quatre semaines. Mais, cette fois, arbres et buissons étaient déracinés. Pas le moindre signe du campement. C’était comme si la surface de la terre avait été soigneusement balayée. Et Beth Où était Beth Elle s’aperçut qu’elle avait perdu la sacoche... l’opale, le journal de sa mère. Elle se releva, s’appuya à l’arbre pour retrouver son équilibre. Non loin, des ombres passaient sur le sol. Elle leva les yeuxde grands oiseaux tournoyaient dans le ciel. Elle vit enfin quelque choseune forme sombre, étendue. Elle reconnut la veste de marin aux boutons de cuivre. — Capitaine Fielding! s’écria-t-elle, en s’élançant vers lui. Oh, Dieu soit loué! Il gisait sur le dos, dans une position bizarre, les yeux clos, la bouche ouverte. Elle lui tâta le pouls. Il était mort. Elle retomba assise, entoura ses genoux de ses bras, lutta contre une peur panique. Elle ne se rappelait pas avoir jamais eu aussi soif. Mais où trouver de l’eauCurieusement, après une telle inondation, la terre était sèche. Était-elle restée si longtemps inconsciente Les yeux mi-clos, elle regardait un aigle solitaire tour noyer au-dessus de sa tête. Les aigles, elle le savait, emportaient parfois des agneaux nouveau-nés et même de tout petits enfants. Celui-ci s’attaquerait-il à une femme sans défense Elle devait se reprendre. Le déluge avait tout balayé. Mais elle avait été épargnée. Peut-être les autres l’avaient-ils été aussi, en même temps que quelques provisions. Sous la ronde des ombres ailées, Joanna recouvrit le corps de Fielding de sable et de pierres. Elle fit ensuite une croix avec deux branches, la planta à la tête du tumulus. Son estomac criait maintenant famineune soif aiguë lui disait qu’il allait lui falloir de l’eau de toute urgence. Elle dit une courte prière, se releva avec la veste de marin. Le ciel était toujours du même blanc moqueur, d’un bout à l’autre de l’horizon. Par la position des arbres et des buissons déracinés, elle détermina le chemin de l’inondation, se mit en marche. Elle appelait de temps à autre« Beth! Sammy! Monsieur Graham! » Après quelques centaines de mètres, les découvertes commencèrent : une outre encore pleine d’eau, une boîte de boeuf salé, une autre de biscuits, le chapeau d’Éric Graham. Elle s’arrêta, le temps de boire un peu et d’évaluer la situation. Elle avait assez d’eau, assez d’aliments pour tenir quelques jours si elle ménageait ses ressources. Il fallait retrouver Beth. Mais où la chercherJusqu’où pourrait-elle aller Elle se rappela la mise en garde de Fielding contre le Grand Désert Victoriaelle s’y égarerait certainement et, dans ce terrain hostile, elle mourrait. Elle pensa à Hughil se trouvait certainement déjà à Perth, peut-être même dans le train pour Kalagandras’il ne la trouvait pas à l’hôtel, il se mettrait à sa recherche. Elle décida de camper sur place et d’attendre. 3 Joanna prit une petite gorgée d’eau, la retint un long moment, avant de l’avaler. Il lui en restait un peu plus d’une tasse, estimait-elle. Elle avait consommé ce matin-là le reste de ses provisions. Elle sortit de l’abri grossier qu’elle avait élevé contre le tronc de l’eucalyptus, parcourut du regard le paysage. En cinq jours, rien n’avait changé. Le ciel était toujours étrangement couvert aucun moyen de déterminer une direction. Au coucher du soleil, le monde entier semblait s’assombrir à la fois. Joanna ne voyait jamais le soleil se leverc’était toujours la lumière du jour qui l’éveillait. Mais elle devait maintenant quitter son campement. Durant ces cinq jours, elle avait vécu de l’espoir de voir soudain se matérialiser Beth, ou Hugh. Chaque jour, elle s’était aventurée dans une direction différente, sans jamais perdre de vue son abri et en laissant derrière elle une piste de cailloux. Elle allait le plus loin possible, revenait juste avant la nuit. Elle mangeait un peu de viande en conserve et des biscuits, avant de tomber dans un sommeil agité, enveloppée de la veste du capitaine Fielding. Elle aurait aimé savoir faire du feu sans allumettes. Souvent, la terreur l’éveillaitelle revivait le déluge, ou bien Beth lui apparaissait dans des rêves où elle mourait de différentes manières. Elle se réveillait en hurlant, passait un long moment à trembler sous son abri en branches d’eucalyptus, essayait de se persuader que c’était cela, le cauchemar, et qu’elle allait bientôt s’éveiller dans son lit, à Merinda. Elle avait beaucoup pleuré, pour Beth, pour le pauvre capitaine Fielding, pour elle-même. Elle n’avait maintenant plus rien à manger et presque plus d’eau. Si elle voulait survivre, elle allait devoir partir. Mais elle ne savait pas de quel côté aller. Elle avait retrouvé la boussole, avec son aiguille affolée, et la sacoche de cuir, intacte avec son contenu. Mais ni l’une ni l’autre ne pouvaient l’aider à distinguer l’est de l’ouest, à se procurer de quoi boire et de quoi manger. Elle soupesa l’outre. Le plus urgent était de trouver de l’eau. Mais elle ne voulait pas partir dans n’importe quelle direction elle devait choisir le bon chemin. Elle regarda les collines basses, à sa droiteelle les avait explorées le premier jour, il n’y avait pas d’eau. A sa gauche, sur des kilomètres, des rochers disséminés évoquaient l’explosion d’une montagne. Derrière elle, c’était une étendue plate, monotone. Devant elle, le mallee continuait, avec ses eucalyptus rabougris, ses arbustes à sel. Elle choisit cette direction. Mais, avant de se mettre en route, elle laissa, pour les autres, un signe de son passageelle ôta l’une de ses boucles d’oreilles en lapis-lazuli, l’accrocha à une branche solide. Elle grava, avec une pierre pointue, son nom dans l’écorce de l’arbre. Ensuite, avec des cailloux, elle dessina sur le sol une grande flèche pour montrer dans quelle direction elle était partie. Elle s’éloigna enfin de la relative sécurité de son petit campement. Elle portait la veste de Fielding, la sacoche de cuir et l’outre trop légère. Elle décida d’aller le plus loin possible, en dépit de sa faiblesse, et de retarder le moment où elle boirait. Elle regrettait de n’avoir pas gardé le chapeau d’Éric Graham, quand elle l’avait découvert. Péniblement, en relevant le bord de sa jupe et de ses jupons, elle se mit en marche à travers les plaines sableuses et les lacs salés asséchés, parmi le mulga, les herbes tranchantes, les eucalyptus qui, avec leurs multiples troncs tourmentés, ne ressemblaient guère aux grands arbres gracieux de Merinda. Les heures s’écoulèrent. Elle maintenait son courage en pensant à sa familleelle récitait les poèmes de Hugh, elle tenait des conversations imaginaires avec Beth et Sarah. Elle rêvait qu’elle allait retrouver Beth un peu plus loinquelle joie elles auraient à se trouver réunies! Quand elle s’aperçut que la nuit approchait, elle se retournaelle ne voyait plus ni son petit abri ni aucun site reconnaissable. Elle n’avait aucune idée du chemin parcouru, mais elle mourait de faim et jamais elle n’aurait imaginé avoir aussi soif. Elle s’assit à l’abri d’un groupe de rochers, en priant le Ciel qu’il n’y eût pas là de serpents venimeux. Elle garda longuement l’outre sur ses genoux avant de boire goulûment. La peur et l’affolement la gagnaient de nouveau. Elle regarda le cielil n’y avait toujours ni lune ni étoiles. Je vais mourir ici, se dit-elle. Elle se mit à pleurer, non sur elle mais sur ceux qu’elle laisserait derrière elle. Elle se réveilla sous un ciel toujours laiteux, toujours moqueur, dans un silence qui menaçait de la rendre folle. Elle laissa derrière elle son autre boucle d’oreille, une autre flèche faite de cailloux et se remit en marche. Partout, parmi les rochers, sous les buissons, elle cherchait un peu d’eau. A midi, elle but sa dernière gorgée, mais elle garda l’outre, dans l’espoir de pouvoir bientôt la remplir. La faim se traduisait maintenant par de véritables souffrances. Elle redoutait la terrible fin qui l’attendait. Au bout d’une heure ou deux, elle s’arrêta. Inutile de continuer d’avancer sans savoir où elle allait. L’eau n’allait pas subitement tomber du ciel ni jaillir de la terre. Il fallait en trouver, très vite, pendant qu’elle gardait encore ses esprits. Elle releva ses cheveux en désordre, les épingla en chignon. Elle pensait à la femme qui avait traversé ce désert, avec son jeune époux et sa petite fille. « Naomi était forte », avaient dit Patrick Lathrop et Elsie Dobson. Joanna comprenait maintenant à quel pont la force de sa grand-mère avait été grande, pour lui permettre de survivre en ces lieux. — Je suis la petite-fille de Naomi. Je serai forte, moi aussi, se promit-elle. Elle pensa ensuite à sa mère, Lady Emily, qui, toute petite, avait traversé ce désert en compagnie d’une jeune Aborigène. Comment ont-elles fait se demandait-elle. Comment deux créatures aussi vulnérables avaient-elles pu parcourir à pied tant de kilomètres à travers cette région hostile Une idée lui vint elles savaient suivre les Chemins de Cantilène. Mais oui, se dit-elle, c’était bien la réponse. Elle avait essayé de survivre en réagissant en Anglaise bien élevée. Elle aurait dû se comporter comme le peuple qui était issu de cette terreles Aborigènes. Ces gens-là avaient survécu en suivant les Chemins de Cantilène. Ceux-ci, Joanna le savait, reliaient des sites de Rêves. Chacun représentait une étape du voyage d’un Ancêtre, et ils étaient généralement éloignés l’un de l’autre d’une journée de marche. Mais comment en découvrir un Lentement, elle tourna sur elle-même. Elle vit des rochers, des arbres nains, des lits de cours d’eau asséchés. Rien qui ressemblât à un Chemin de Cantilène. Mais, se demanda-t-elle, à quoi ressemblaient ces chemins Soudain, un souvenir lui revint. Des années plus tôt, elle était descendue à la rivière avec Sarah, qui lui avait appris que l’Ancêtre Kangourou était passé par Merinda. Elle avait désigné une butte herbeuse. « C’est ici que le Vieux Kangourou a dormi, avait-elle dit. Vous voyez ses grandes pattes de derrière, sa longue queue, sa toute petite tête » Joanna avait regardé plus attentivement et elle avait effectivement distingué le kangourou endormi. Était-ce la réponse Observer le désert pour y découvrir des indices naturels, des images, comme l’aurait fait un Aborigène A mesure qu’elle l’examinait, le paysage commençait à prendre une apparence plus intéressante. Tous les éléments qui le composaient subissaient, sans bouger, une métamorphose. Le regard de Joanna se fixa soudain sur un groupe de rochers dessinait-il le contour d’un émeu Étourdie par la soif et la faim, elle se mit à courir. Parvenue aux rochers, elle chercha l’eau, la nourriture qui auraient dû s’y trouver. Rien. Elle regarda de nouveau autour d’elle. Là, tout près, la courbe de ce lit de ruisseau. Ne figurait-elle pas un serpent Joanna s’élança, tomba à genoux, creusa l’argile dure. Elle ne trouva pas d’eau. Les yeux pleins de larmes, elle se remit debout. La Nature se moquait d’elle, lui montrait des sites de Rêve qui n’en étaient pas. Le désespoir montait en elle. — Ce n’est pas juste! cria-t-elle. Beth! Où es-tu Oh, mon Dieu... Elle retomba sur les genoux, se couvrit le visage de ses mains. Quand ses larmes atteignirent ses lèvres, elle crut d’abord qu’il s’était mis à pleuvoir, avant de sentir ses paumes mouillées. Elle y passa la langue, prit conscience de l’état désastreux auquel elle était réduite. Son regard se posa sur la sacoche de cuir. Elle pensa aux papiers de son grand-père, qui n’avaient maintenant aucune utilité pour elle. C’était une chronique d’observations sur les Aborigènes, mais ils ne contenaient aucune information pratique. Les femmes partaient en quête de nourriture, avait-il écrit, mais il ne disait pas comment. Le clan recherchait les trous d’eau... mais comment les trouvait-il Elle attrapa la sacoche, la jeta loin d’elle de toutes ses forces. L’objet rebondit sur un rocher, retomba avec un bruit sourd. Joanna se rappela alors que l’acte de vente était à l’intérieur, avec l’opale et le journal de sa mère. Elle se leva pour aller ramasser la sacoche et vérifier que l’opale ne s’était pas brisée. Elle vit alors ses propres notesla traduction des papiers de John Makepeace. Son regard tomba sur une phraseLe clan de Djoogal appartient au Totem Kangourou. Elle ne s’était donc pas trompéeelle devait découvrir un Chemin de Cantilène et le suivre. Mais sans se contenter de l’imaginer. Elle devait déterminer lequel de ces Chemins traversait la région. Si elle se trouvait dans le territoire ancestral du clan de Djoogal, elle devait chercher le Chemin de Cantilène de l’Ancêtre Kangourou. Elle gravit la berge abrupte du lit de cours d’eau asséché, examina de nouveau le paysage, pour tenter de découvrir la piste suivie, des milliers d’années plus tôt, par l’Ancêtre Kangourou, lorsqu’il était passé par là en faisant naître la création par ses chants. Elle s’efforçait d’oublier Joanna Westbrook, de devenir Djoogal, ou bien un membre de son clan, ou encore la fille nommée Reenadeena. Qu’auraient-ils vus, en ce lieu x Qu’était, là-bas, cette formation rocheuse, jaillie du sol depuis des millénaires On aurait dit deux kangourous, l’un grand, l’autre petit, penchés en avant comme pour paître. Était-ce là, se demandait-elle, l’endroit où s’était arrêté l’Ancêtre Kangourou, pour se reposer et se nourrir Elle se mit en marche, sans se soucier de la nuit qui tombait, du vertige qui la gagnait, des battements désordonnés du sang à ses tempes. Avant même d’avoir atteint la formation rocheuse, Joanna était convaincue d’avoir découvert un site de Rêve de l’Ancêtre Kangourou. 4 Chaque matin, avant de se remettre en route, Joanna mettait dans la sacoche un petit bout de branche, afin de tenir le compte des jours écoulés. Elle laissait ensuite derrière elle une marque quelconque — son nom gravé dans un rocher, ses initiales sur le tronc d’un arbre — et la flèche faite de cailloux. Le jour où elle découvrit qu’elle avait quitté la relative sécurité du mallee pour s’aventurer dans le Grand Désert Victoria, elle avait déjà réuni quatorze petits morceaux de bois. Elle avait maintenant de l’eau et de quoi manger. Au premier site de Rêve, elle avait creusé le sol et trouvé une eau saumâtre mais buvable. Au site suivant, où elle avait découvert, dans le contour d’une cuvette naturelle, le lieu où l’Ancêtre Kangourou s’était uni à un autre kangourou, elle avait trouvé, dans les racines d’un acacia, des larves qu’elle avait mangées toutes crues. Un jour, elle attrapa un lézard, le mangea cru, lui aussi. Elle se rappela une indication fournie un jour par Bill Lovell l’intérieur de l’écorce d’un arbre était comestible. Elle en fit son profit. L’un des sites de Rêve était un énorme trou dans le sol, sans doute un cratère de météoritelorsqu’elle consulta sa boussole, elle vit l’aiguille s’affoler. Le fond du cratère était tapissé d’une couche d’argile. Sarah avait parlé à Joanna d’une certaine espèce de grenouille qui s’enterrait dans l’argile, tout près de la surface, et qui accumulait, entre deux saisons de pluie, de l’eau dans son corps. Elle creusa, trouva les grenouilles. Lorsqu’elle les pressa, elle obtint une eau fraîche, buvable. Un jour, en fin d’après-midi, elle vit passer un vol de cacatoès à queue rouge. Ils devaient se diriger vers l’eau, se dit-elle. Elle les suivit, découvrit un trou où jaillissait une eau pure. Elle suivait le Rêve Kangourou depuis cinq jours lorsqu’elle fit une découverte qui la démoralisa. C’était le squelette d’un homme. Les vêtements avaient depuis longtemps pourri sur place, les os étaient dépouillés de toute chairil ne s’agissait donc pas de l’un de ses compagnons. Mais il était mort parce qu’il ne connaissait pas les Chemins de Cantilène. Elle prit sur le crâne une paire de lunettes cerclées de fer et les garda. Ce même après-midi, elle put faire du feuelle dirigea l’un des verres sur l’endroit du ciel où devait se trouver le soleil et put enfin cuire ce qu’elle mangeait. Le huitième jour, deux aigles passèrent. Ils se disputaient un jeune wallaby enlevé par l’un des deux. En se battant, ils laissèrent tomber leur proie. Joanna courut, s’en empara. Après l’avoir dépouillé, elle fit rôtir le wallaby sur des braises, et la viande lui fit plusieurs jours. Les forces lui revenaient, en dépit de ce régime primitif. Elle sentait naître dans tout son corps une étrange et toute nouvelle énergie. Elle avait perdu ses épingles à cheveux. Sa chevelure lui descendait à la taille, et elle devait la rejeter derrière ses oreilles. Quand le temps devint plus chaud, elle défit quelques boutons de son corsage, releva ses manches. Elle se débarrassa de ses jupons et, mue par une sorte de pudeur, les enterra. Avec de l’eau et de l’argile, elle confectionna une pâte, s’en enduisit le visage pour le protéger des ardeurs du soleil. Elle tressa des branches de mulga pour s’en faire un chapeau. Avec la veste de Fielding, elle fit un ballot de toutes ses affaires, l’attacha à sa taille afin d’avoir les mains libres. La configuration du terrain changeait. Un beau jour, Joanna s’aperçut qu’elle se trouvait dans une sorte de pays des merveilles. Le désert étincelait. Des trous d’eau asséchés montraient des dépôts minéraux multicolores qui miroitaient comme du verre pilé. Le ciel était incandescent. Joanna avait l’impression d’être revenue au commencement des temps... au Temps du Rêve. Le soleil parut enfin. Elle put faire le point en se servant de sa montrel’axe nord-sud passait entre le chiffre 12 et l’aiguille des heures. Elle comprit ainsi qu’elle allait vers l’est, qu’elle s’enfonçait encore dans le Grand Désert Victoria. Mais elle ne pouvait revenir en arrièrederrière elle, c’était la désolation, le risque de s’égarer. Elle suivait, elle en était convaincue, le Chemin de Cantilène du clan de Djoogal, le chemin qu’avaient suivi Naomi et John Makepeace, la piste qu’avait empruntée Reenadeena pour arracher au danger la petite Emily. Joanna ne se sentait plus seule. Les esprits marchaient à ses côtés. Le quinzième jour, elle se préparait à rôtir quelques larves quand une ombre tomba sur elle. Elle leva les yeux, vit un homme debout près d’elle, une lance dans une main, un boomerang dans l’autre. Joanna se leva lentement. L’homme n’était pas seulplusieurs autres se tenaient derrière lui, armés eux aussi. Leurs corps nus étaient enduits de graisse et de cendre. Ils portaient autour de la tête et de la taille des tresses de cheveux, semblables à celle qu’avait confectionnée Sarah pour Joanna, pendant l’épidémie de typhoïde. Ils posaient sur la jeune femme un regard sans expression. — Faites-vous partie du clan de Djoogal dit-elle. Ils ne répondirent pas. — Karra Karra essaya-t-elle. Toujours pas de réponse. Elle respirait l’odeur des larves qui grillaient sur le feu et elle s’en rappelait le goût, quand elle les avait mangées crues. Elle se rappelait le lézard qu’elle avait dévoré, l’eau amère trouvée dans les racines d’acacia. Elle ne s’était pas souciée de la terre qui les salissait, de l’absence de serviette pour s’essuyer les mains. Il ne lui semblait pas anormal de se trouver dans ce paysage inconnu, sous le regard de ces yeux sombres aux reflets rougeâtres, sans ressentir la moindre peur. Sans un mot, les hommes lui tournèrent le dos, se mirent en marche. Elle les regardait s’éloigner. Elle devait les suivre, comprit-elle. Vivement, elle ramassa la veste du capitaine Fielding et la sacoche de cuir, avant de presser le pas pour les rejoindre. 5 Lorsqu’ils arrivèrent au campement, le soleil, sur l’horizon ouest, était un disque d’or en fusion. En s’avançant parmi les mia-mias et les feux éparpillés un peu partout, Joanna s’émerveillait de son intrépidité et de l’apparente indifférence des Aborigènes à sa présence Elle passait devant des femmes qui faisaient la cuisine ou allaitaient leurs bébés, et elles lui souriaient, comme si son irruption était une occasion banale. Elles aussi étaient nues. Quelques très jeunes filles portaient des jupes en plumes de cacatoès, mais tous les autres étaient totalement dépourvus de vêtements. Dans son corsage, sa jupe et ses bottes, Joanna se sentait gênée. Les hommes s’immobilisèrent. Le chef tendit sa lance. Joanna en suivit la direction. Une jeune fille blanche était étendue au-dessus d’une fosse où brûlaient des branches d’eucalyptus. Elle s’élança. — Beth! Sa fille était inconsciente, cruellement brûlée par le soleil et en proie à une fièvre ardente. Une femme prenait soin d’elle. Elle sourit à Joanna, prononça quelques mots dans sa langue. Joanna regardait Beth avec désespoirelle avait déjà vu cette pâleur livide... durant l’épidémie de typhoïde et sur le visage du capitaine Fielding. Elle prit sa fille dans ses bras. Je ne te laisserai pas mourir ici, pensait-elle. Chapitre XXIX 1 Sarah, dans le solarium, confectionnait des pommades à la consoude et au calendula. Autour d’elle se pressaient les plantes, les jeunes arbustes, les tiges grimpantes, les petites herbes en pots. Plus forts que l’odeur de terreau et de compost s’élevaient les délicats parfums de la marjolaine et de la verveine citronnelle, l’arôme enivrant de la cire d’abeille fondue. Six mois plus tôt, lors du départ de Joanna, Sarah avait promis de s’occuper du jardin médicinal et d’entretenir les réserves de remèdes. Chaque jour, elle travaillait dans le solarium. Un petit brasero brûlait dans un coin, pour tenir en respect le froid de l’hiver, et, quand il pleuvait, elle aimait le bruit des gouttes sur le toit vitré. Elle se demandait souvent ce que pouvaient faire Joanna et Beth à tell ou tell moment. Peut-être Joanna allait-elle se lasser d’attendre Hugh et revenir. Il aurait dû être reparti pour Kalagandra depuis plusieurs semaines mais, trois mois après son retour, il se trouvait toujours à Merinda, afin de combattre une infestation qui avait pris les proportions d’une épidémie. Sarah tâtait la consistance de la cire lorsqu’elle s’immobilisa. Elle leva les yeux. Son regard, à travers les vitres, alla chercher le billabong. Philip arrive, se dit-elle. Vivement, elle éteignit la flamme sous la cire, ôta son tablier et l’accrocha, traversa rapidement la maison pour gagner sa chambre. Elle vérifia sa coiffure, brossa sur sa jupe de lainage brun les feuilles et les fleurs minuscules qui s’y accrochaient. Elle remplaça son corsage en calicot par un autre, de soie bleu pâle, s’aperçut que ses mains tremblaient. L’agitation et l’appréhension se mêlaient, en elle, à l’idée de revoir Philip. Depuis le retour de celui-ci, ils avaient été très prudents, afin de préserver la carrière de Philip et sa réputation comme architecte. Les domestiques bavardaient, les ouvriers aussi. Tout le monde savait qu’il était encore marié. Sarah et lui n’avaient plus fait l’amour depuis cette première fois, trois mois plus tôt. Par bonheur, Philip était très occupé. Il devait construire des maisons pour les Cameron et les McCloud, ce qui entraînait de fréquents déplacements à Melbourne, des jours entiers passés dans les briqueteries et les scieries. Les occasions de se retrouver seul à seule avec Sarah étaient rares. Il avait dîné plusieurs fois à Merinda. Hugh, lui et la jeune fille avaient assisté à des concerts en plein air, à Cameron Town. Mais ils ne pouvaient donner libre cours à leur amour. Il arrivait maintenant à Merinda, seul et à l’improviste. Sarah sentait sa présence dans l’allée d’accès, elle le voyait presque. Elle descendit rapidement dans le vestibule, dit au majordome : « C’est bien, Bernard. Je vais recevoir notre visiteur. » Elle ouvrit la porte, sans laisser à Philip le temps de frapper. Ils se regardèrent. — Bonjour, Sarah, dit Philip en souriant. — Bonjour, Philip. Entrez, je vous prie. C’est un plaisir de vous revoir. Il ôta son chapeau, regarda autour de lui, avant de poser un long baiser sur la joue de Sarah. Après l’avoir détaillée du regard, il dit à voix basse — Vous êtes magnifique. Comment allez-vous Elle aussi l’examinait et elle était envahie d’un désir douloureux. — Je vais bien. Je pense sans cesse à vous. — J’essaie de me tenir à l’écart. Je ne parviens pas à me concentrer sur mon travail. Je ne pense qu’à vous. Je n’ai qu’une envieêtre avec vous. — Moi aussi, dit-elle, en lui effleurant le bras. — Je suis venu parce que j’ai reçu ce matin une lettre d’Alice. Elle refuse toujours le divorce. Elle ne désire pas que je lui revienne mais elle redoute les conséquences d’un divorce pour Daniel. Nous y songerons quand il sera plus grand, dit-elle. Sarah hocha la tête. Elle connaissait la flétrissure qui s’attachait à une femme divorcée, tout comme à celle qui, comme elle-même, était la maîtresse d’un homme marié. — Comment se porte Hugh demanda Philip. — Il campe près de la limite nord. Il n’est pas rentré depuis trois jours. — L’infestation fait toujours rage — Oui, je le crains. — En venant ici, j’ai croisé M. Ormsby. Il va sans doute perdre Strathfield, m’a-t-il dit, si cela continue beaucoup plus longtemps. — Oui, je l’avais entendu dire. Le silence revint entre eux. Dans le salon proche, une pendule sonna. Sarah reprit — Vous pouvez aller au campement. Hugh serait heureux de vous voir. — C’est ce que je vais faire. Philip sortit de sa poche une enveloppe. — Quand je suis allé au bureau de poste, ce matin, la receveuse m’a demandé si je passerais par Merindaelle avait pour Hugh une lettre qui semblait importante. Sarah lut l’adresse de l’expéditeurc’était un certain commissaire Fox, en Australie-Occidentale. — Elle vient de Kalagandra, et ce n’est pas Joanna qui l’a écrite. Philip, il se passe quelque chose. Je le sens depuis des semaines. Il faut porter immédiatement cette lettre à Hugh. 2 Hugh posa sa plume, regarda par la fenêtre de sa tente. Il voyait les ouvriers circuler dans le campement temporaire, aller se servir de thé à la bouilloire qui ne quittait pas le feu. Hugh identifiait le campement à un camp militaire et ses hommes à des soldats. Chaque jour, ils allaient examiner les moutons, en abattaient un certain nombre, les enterraient, tondaient les animaux qu’on pouvait encore sauver, les plongeaient dans des bains insecticides. Sales, épuisés, ils rentraient au campement, buvaient le thé fort, mangeaient les sandwiches de Ping-Li et repartaient vers une autre bataille dans un combat sans grand espoir. Hugh était épuisé, lui aussi. Il aurait aimé prendre un peu de repos, mais l’infestation par la lucilie avait atteint des proportions alarmantes. « Huitième semaine — Angus McCloud a utilisé sur des agneaux de six mois une formule expérimentale. Elle tache la laine. Et les mouches résistent. « Dixième semaine — Pertes désastreuses à Lismore, annonce Frank Downs. « Onzième semaine — Nos béliers sont gravement atteints. Devons les détruire. » Hugh reprit sa plume, écrivit « Douzième semaine — Suis convaincu que la mouche verte se reproduit presque exclusivement sur les moutons vivants. Il faut donc découvrir une méthode pour interrompre son cycle de vie. » Il regarda les bocaux alignés sur son établi. Ils contenaient les spécimens prélevés sur les bêtes qui avaient été traitées par les insecticides habituels. Les étiquettes disaient« Oeufs de lucilie. 1 jour d’existence. » « Lucilie, stade de la nymphe. » « Vers trouvés au crutching ». Autrement dit, les bains traditionnels n’avaient pas eu d’effet sur cette variété particulière. Hugh se remit à écrire « Vais maintenant étudier les résultats du bain à l’arsenic. » Quand il avait annoncé son intention d’essayer cette formule radicale, certains éleveurs l’avaient mis en garde. « C’est dangereux, avait déclaré Ian Hamilton. Ça pourrait encore aggraver l’état de vos moutons. Il faut aussi penser aux tondeursils refuseront de travailler, s’ils pensent qu’il y a du poison dans la laine. » Mais, avait décidé Hugh, il était temps de prendre des risques. Au cours des trois mois passés, il avait fait certaines découvertes remarquables. Parmi elles, le fait qu’une seule lucilie produisait deux mille oeufs. Une étude mathématique donnait des résultats stupéfiants. Dès le retour de la chaleur, tous les oeufs écloraient, et la nouvelle infestation prendrait de telles proportions que rien ne pourrait enrayer des pertes catastrophiques. Il posa les yeux sur les sacs entassés contre une paroi de la tente. Les étiquettes indiquaient « Béliers reproducteurs, tabac et soufre, 10 juillet 1886 » et « Brebis, sublimé corrosif, 30 juin 1886 ». Ni l’un ni l’autre n’avaient eu d’effet. Deux semaines plus tôt, Hugh avait décidé de plonger les brebis improductives dans le bain si fortement controversé. Jacko, le matin même, avait apporté des spécimens de leur laine. Hugh allait maintenant les examiner. Il ouvrit un sac étiqueté « Brebis improductives. Paddock nord. Arsenic formule 12. » Les brebis en cause avaient passé l’âge de la reproduction, mais on les gardait pour servir de mères aux agneaux orphelins. Hugh ouvrit le sac, en tira quelques échantillons, passa à son établi. Il étudia quelques fibres au microscope, fronça les sourcils, disposa le miroir de manière à recevoir plus de lumière, ajusta l’objectif. Il fixait sur les fibres grossies un regard incrédule. Il prit un objectif plus puissant, étudia de nouveau l’échantillon. Pas la moindre trace de lucilie. Il alla prendre dans le sac un autre échantillon, pris sur un animal du même troupeau, recommença son examen. Pas un seul oeuf de lucilie. Il examina ainsi une vingtaine de spécimens. Avec la même constatation. L’arsenic avait donné des résultats. Il courut à l’entrée de la tente pour appeler Jacko. Mais il eut la surprise de voir arriver une charrette légère. Bientôt, Sarah et Philip entraient dans la tente. — Cette lettre vient d’arriver pour vous, Hugh, Philip l’a apportée. Nous avons pensé qu’elle pouvait être importante. Hugh ouvrit l’enveloppe, en tira un seul feuillet. « Cher monsieur Westbrook, lut-il. Nous venons d’être informés que les lignes télégraphiques étaient abattues près de la frontière d’Australie-Méridionale. Je vous avais adressé plusieurs messages qui n’ont pas dû passer. Je vous écris donc cette lettre. Il est de mon triste devoir de vous informer que votre épouse, de sa propre décision, est partie le 6 mai pour le désert, en compagnie de sa fille, de monsieur Éric Graham, du capitaine Fielding et d’un pisteur noir. Il semble que le groupe ait été pris dans une brusque inondation. Il n’y a eu qu’un seul survivant, Éric Graham, et il est dans un état critique. Nous devons présumer que madame Westbrook et ses autres compagnons ont péri dans le désert. » Hugh, anéanti, relut la lettre. «... présumer que madame Westbrook... péri... » — Mon Dieu, murmura-t-il. Oh, Sarah... Mon Dieu... — Qu’y a-t-il Elle lui prit la lettre des mains. — Oh, non... — Je n’aurais jamais dû la quitter! dit Hugh. Sarah lui posa une main sur le bras. — Joanna est vivante, je le sens. Si elle était morte, je l’aurais su. Mais elle est en grand danger. Nous devons la retrouver, très vite. 3 Judd MacGregor, dans le cabinet de travail de son père, était installé au bureau. La pièce ne l’effrayait plusles fantômes l’avaient quittée en même temps que son père. On frappa à la porte. Pauline entra. — Bonjour, mère, dit Judd. Vous êtes superbe. Elle sourit en enfilant ses gants. — Merci, Judd. Je vais voir Frank à Lismore. Il reste quelques questions à régler avant que j’obtienne la propriété de Kilmarnock. Que fais-tu là — Eh bien, puisque nous ne pourrons pas sauver le reste des moutons, à cause de la lucilie, je pensais que nous pourrions nous en débarrasser et passer à la culture du blé. C’est très profitable, actuellement. Vous rappelez-vous les parts dans la mine de Broken Hill, dont l’oncle Franck m’a fait cadeau l’an dernier, pour mon vingt et unième anniversaire A votre avis, ça l’ennuierait, si je les vendais — Non, je ne crois pas. Après tout, elles t’appartiennent. Alors, tu vas faire du blé J’aime assez cette idée. — Ça demande une mise de fonds moins importante, beaucoup moins de travail et, finalement, ça rapporte davantage. D’autant que je travaille depuis quelque temps sur une nouvelle variété qui supporte la sécheresse. Pauline suivait ses gestes, voyait un sourcil se lever quand il était excité. Comme il ressemblait à Colin, se disait-elle. Mais son caractère était adouci par l’influence de sa mère, morte depuis quatorze ans. — Je serai de retour pour dîner, dit-elle en lui posant un baiser sur la joue. J’ai demandé à Jenny de te faire ton pudding préféré. Elle était presque à la porte quand il déclara — Il ne vous a jamais appréciée, vous savez. — Si, peut-être, à sa manière, fit-elle avec un petit sourire attristé. — Croyez-vous qu’il reviendra un jour — Je n’en sais rien, Judd. — Kilmarnock vous appartiendra, alors. L’accueillerez-vous — Je n’en sais rien non plus. Pauline refusait de songer à l’avenir. Elle tenait à continuer à mener sa vie comme elle l’entendait, sans se soucier de l’opinion de ses amis. La société avait tendance à rejeter le blâme sur l’épouse abandonnée. Mais Pauline se refusait à considérer le départ de Colin comme un abandon. Il était parti parce qu’il avait honte de lui-même et parce qu’il pensait retrouver un peu de son amour-propre dans le château ancestral Écosse Elle ne pouvait lui en vouloir d’avoir préféré échapper à un mariage qui n’aurait jamais dû avoir lieu et au désastre financier. Elle continuait à se montrer partout et à garder la tête haute devant les regards obliques. Et elle avait refusé de renoncer à Kilmarnock. Grâce à son propre héritage et à l’aide de Frank, elle avait soldé les dettes de Colin. Elle était chez elle et elle n’avait pas l’intention d’en partir. — Tout ira bien désormais, mère. Vous verrez. En ouvrant la porte, Pauline pensait au miracle qui s’était produit quand elle avait cessé de penser à Judd comme à l’enfant d’une autre femme. — Ah, te voilà! dit une voix derrière elle. Surprise, elle se retourna, se trouva devant Frank. — Je partais justement te voir à Lismore, dit-elle. — Je sais. Mais il est arrivé quelque chose. Je dois me rendre d’urgence à Merinda et je suis passé te dire qu’il fallait remettre notre entretien. — Que se passe-t-il à Merinda — Joanna, semble-t-il, est en situation périlleuse, en Australie-Occidentale, et Hugh m’a appelé à l’aide. Le mot qu’il m’a envoyé ne précisait rien, mais, en tout cas, c’est urgent. — Je vais avec toi, décida Pauline. — Moi aussi, déclara Judd, en enfilant sa veste. Ils abordaient l’allée d’accès à la maison de Merinda quand Frank remarqua — C’est le cheval de Rééd. — Et n’est-ce pas la voiture des Hamilton Hugh a appelé tout le monde à l’aide, semble-t-il. — Alors, c’est vraiment grave, dit Frank. Ils eurent la surprise de trouver dans le salon un groupe nombreux. Ezekial lui-même était là. A l’entrée des trois nouveaux arrivants, l’Aborigène disait — J’ai des bons yeux, patron. Vous m’emmenez. Je retrouve votre madame. Pauline fut saisie par l’apparence négligée de Hugh, et elle ne connaissait pas cette expression dans ses yeux. — Hugh, dit-elle en s’approchant de lui. Qu’y a-t-il Il lui parla de la lettre du commissaire Fox. Il avait tenté d’expédier un télégramme en Australie-Occidentale, mais les lignes ne fonctionnaient toujours pas. Il avait alors décidé de monter une expédition. — C’est tout à fait dans mes cordes, déclara Frank. Et, cette fois, pas de reporters. C’est moi qui vous accompagnerai. Si Éric Graham meurt, je ne me le pardonnerai pas. Judd s’approcha de Hugh. — Et votre fille Beth avait accompagné sa mère — Elle a disparu, elle aussi, répondit Hugh, d’une voix à peine audible. — Alors, si vous le permettez, j’aimerais partir avec vous à leur recherche. Mais Hugh secoua la tête. — Mieux vaut pour nous tous que vous restiez ici, Judd. Mon expérience de bain à l’arsenic a réussi. Il faut maintenant informer les autres éleveurs. Certains ont peut-être encore une chance de sauver leurs stations. Vous êtes l’homme qui convient le mieux à cette situation, Judd. Vous connaissez ma formule, et tout le monde vous fait confiance. Ils vous écouteront. Un peu plus tard, les plans mis au point, les membres de l’expédition choisis, la cafetière de Mme Jackson vidée à plusieurs reprises, tout le monde partit. Une sorte de silence menaçant tomba sur la maison. Sarah alla trouver Hugh. — Je vais partir avec vous, dit-elle. Je vous aiderai à retrouver Joanna et Beth. Chapitre XXX 1 — Maman, que se passe-t-il demanda Beth. Les femmes se comportent d’une manière bizarre. — Oui, je l’avais remarqué, répondit Joanna. Les mains en auvent sur les yeux, elle scrutait l’horizon, vers l’ouest, comme elle l’avait fait chaque jour durant les cinq mois que Beth et elle venaient de vivre parmi les Aborigènes. Mais il n’y avait toujours rien, de ce côté-là, ni hommes ni chameaux... rien que le rouge du désert, à perte de vue. Néanmoins, elle ne perdait pas l’espoir de voir arriver une expédition. Hugh les retrouverait, elle en était convaincue. — Tu n’as pas peur, n’est-ce pas, ma chérie demanda-t-elle. Autour d’elles, elle regardait les femmes aborigènes qui étaient devenues leurs amies. Ce jour-là, elles étaient visiblement agitées. — Non, je ne crois pas, dit Beth. Mais je ne les ai jamais vues ainsi. Elles ne nous abandonneraient pas ici, n’est-ce pas, maman — Non, ma chérie, ne t’inquiète pas. — J’aimerais quand même que papa nous retrouve. Je veux rentrer à la maison. Aux premiers temps de leur séjour avec le clan, Joanna avait essayé de trouver le moyen de regagner Kalagandra. Dès que Beth avait été rétablie, elle s’était entretenue avec les chefs du clan, dans l’espoir qu’ils pourraient aider ce retour à la civilisation. Mais tout le clan se rendait alors vers l’est, vers un lieu de rassemblement où il devait participer à un important corroborée — une célébration. Joanna n’avait pu les persuader de rebrousser chemin pour les ramener, sa fille et elle, vers Kalagandra. Les Aborigènes ne pouvaient pas non plus leur fournir une escorte. Et, seules, leur avait-on fait remarquer, elles périraient à coup sûr. Mais la vieille Naliandrah, un peu magicienne, leur avait affirmé qu’après le rassemblement de la tribu, le clan reprendrait son chemin vers l’ouest et les ramènerait à leur peuple. Joanna avait compté les jours. Elle se demandait quand la tribu arriverait au lieu du rassemblement, avant de faire demi-tour. On était maintenant à la fin novembre. Hugh devait certainement être à leur recherche. Tout au long de son chemin, elle avait laissé des traces de son passage. Chaque jour, elle consultait la boussole, voyait l’aiguille s’affoler de plus en plus, comme s’ils se dirigeaient vers la source de la perturbation. Le clan, cette fois, campait dans un site appelé Woonona, ce qui signifiait, dans son langage, « le lieu des jeunes wallabies ». Le nom n’était pas trompeurle clan avait de quoi manger en abondance. Les hommes chassaient les petits animaux, les femmes allaient à la recherche d’autre nourriture. Joanna et Beth les aidaient. Des rires montèrent soudain. Joanna se retourna. Coonawarra, une jeune veuve, se livrait à ses imitations du vieux Yolgerup, le chef du clan. Il avait un front orageux, un grondement menaçant mais, Joanna l’avait appris, il était aussi féroce qu’un vieux chien paresseux. Tout le monde aimait Yolgerup, et, si les femmes se moquaient de lui, c’était par affection. Coonawarra, dont le nom signifiait « chèvrefeuille », allait et venait majestueusement en émettant des sons effrayants, comme le faisait le vieux chef lorsqu’il voulait rappeler son rang à tout le clan. L’instant d’après, Coonawarra imita le vieillard, assis par terre, jouant avec des enfants et riant de toute sa bouche édentée. Les femmes hurlaient de rire, avec des commentaires incompréhensibles pour Joanna. Au cours de son séjour parmi le clan de Yolgerup elle n’avait appris que quelques mots de leur langage très complexe. Elle était donc très reconnaissante à Naliandrah — le « papillon » —, qui avait passé son enfance dans une Mission chrétienne et parlait un peu l’anglais. C’était par elle que la jeune femme avait appris le peu qu’elle savait de ce peuple. Un jour, par exemple, l’un des jeunes hommes de la tribu était revenu de la chasse avec un bras cassé. La vieille Naliandrah avait dépouillé un wallaby, avait appliqué la peau sanglante sur le bras blessé, l’avait serrée étroitement et assujettie à l’aide d’une corde. La peau était restée ainsi durant de longues semainespendant ce temps, avait expliqué Naliandrah à Joanna, l’esprit du wallaby passait dans le bras et réparait l’os. Mais Joanna avait observé le processusà mesure que la peau séchait, elle était devenue aussi rigide que du boiselle avait formé une sorte de gouttière qui avait immobilisé l’os brisé et lui avait permis de se ressouder. C’était encore Naliandrah qui avait enseigné à la jeune femme blanche les lois, les règles, les coutumes nombreuses qui gouvernaient la tribu, depuis l’interdiction de prononcer le nom des morts jusqu’à la cérémonie du mariage où il suffisait à une femme de déclarer que l’homme dont elle partageait la couche était son mari, et elle son épouse. « Ton mari a-t-il plusieurs épouses » avait demandé Naliandrah. Un Aborigène, avait-elle expliqué, pouvait avoir plus d’une épouse. « Combien de maris as-tu eus » avait-elle voulu savoir ensuite. Les jeunes filles aborigènes étaient mariées à dix ans, mais un homme n’avait pas sa première épouse avant l’âge mûr. Ainsi, quand une femme atteignait trente-cinq ans, comme Joanna, elle avait déjà connu plusieurs maris. Les concepts plus complexes avaient été difficiles à comprendre. La façon, par exemple, dont les Aborigènes concevaient le temps. Tout tournait autour du Temps du Rêve, qui ne se situait pas seulement dans le passé mais aussi dans le présent et l’avenir. Le clan ne possédait pas de termes distincts pour « hier », « aujourd’hui » ou « demain ». Le mot « punjara » voulait simplement dire « un autre jour ». Tout ce qui gouvernait la vie des Aborigènes venait de la nature. Leur manière de compter, par exemple. Aucun mot pour les chiffres, mais des références aux animaux. Le mot « chien » représentait le 4, parce que le chien a quatre pattes. Un oiseau signifiait le chiffre 2, et un kangourou le 3. Joanna avait été aussi initiée à la mort, que les Aborigènes considéraient comme une autre époque de la vie. On ne mourait pas, on « repartait ». Mourir, c’était devenir un Ancêtre. Quand Naliandrah avait demandé à Joanna ce qu’était son Rêve, et que la jeune femme avait répondu qu’elle l’ignorait, la vieille avait secoué tristement la tête. « Alors, que deviendra ton âme quand tu mourras » Joanna, enfin, avait découvert que les femmes ne s’appelaient pas « femmes », mais « filles du Temps du Rêve ». Elles, de leur côté, avaient été fascinées par la nouvelle venue. Elles l’avaient vue suivre le Chemin de Cantilène de l’Ancêtre Kangourou et lui avaient demandé quel était son totem. Joanna se souvenait de ce que lui avait dit un jour Sarah. Elle avait répondu« Le Kangourou », et elles avaient hoché la tête d’un air sagace. Elle était apparentée au clan, avaient-elles décidé, et, comme elle avait la peau pâle d’un fantôme, elle devait être possédée par l’esprit d’un Ancêtre. De ce jour, elles lui avaient confié leurs secrets, elles avaient répondu à ses questions sur les liens entre mères et filles, sur les Chemins de Cantilène qui liaient les générations l’une à l’autre. En toute liberté, elles lui avaient parlé de leurs cérémonies qui mettaient en cause la terre, le déchiffrement des étoiles, la prédiction de l’avenir, les moyens de guérison et la conception. Mais, quand Joanna avait questionné« Connaissez-vous le clan de Djoogal Connaissez-vous Karra Karra », leurs visages s’étaient fermés. Tout en regardant Coonawarra amuser les autres, Joanna dit à Beth — Elles paraissent plus heureuses qu’à l’ordinaire. Je ne crois pas que nous devions nous inquiéter. Mais Beth ne quittait pas les femmes du regard. Certes, elles semblaient heureuses, mais nerveuses aussi. A quel propos se demandait-elle. Sa mère, elle, regardait les paniers et les sacs tressés accrochés au dos des femmes. Elle revoyait le squelette qu’elle avait découvert, auquel elle avait pris ses lunettesil était mort de faim dans un désert qu’il croyait dépourvu de toute nourriture. Pourtant, elle voyait Coonawarra et toutes les autres rassembler des racines et des graines, des fruits sauvages et des fourmis à miel, des larves et des lézards... tout ce qui composerait un festin pour le clan. Elles vivaient au milieu d’un vaste désert brûlant, où l’air était aussi sec que le sable, où les arbres ne dépassaient pas la hauteur de la taille, mais Coonawarra avait assujetti à sa ceinture de cheveux tressés plusieurs centaines de grasses larves qui, une fois rôties, avaient un goût de noisette. D’autres femmes exhibaient fièrement des rats, des serpents, des oiseaux pris au siège. L’air, déjà, s’emplissait des arômes de toutes sortes de viandes qui cuisaient sur les feux. Les femmes de tous les âges devaient contribuer, dans la mesure de leurs moyens, à ce ravitaillement. Joanna découvrait le lien puissant entre les différentes générations. Elle revoyait avec envie l’escalier qu’elle avait imaginé longtemps auparavant, et qui descendait depuis les arrière-grand-mères jusqu’aux filles les plus jeunes. Peut-être était-ce la raison pour laquelle ces femmes n’avaient pas besoin de mots pour exprimer le passé, le présent et l’avenirelles étaient toutes là, au même moment. Elle se tourna vers Beth, debout près d’elle. Si seulement elle avait pu connaître sa grand-mère, Lady Emily, et même son arrière-grand-mère, Naomi. Beth ressemblait aux femmes Makepeace, se disait-elleelle en avait la chevelure d’un brun brillant, le front haut, les yeux frangés de longs cils drus. Et elle promettait d’être grande. Deux mois plus tôt, elle avait eu son treizième anniversaire et elle devenait une ravissante jeune fille. Comme Joanna, Beth était encore vêtue à l’Européenne. Mais elle portait les cheveux sur les épaules, à la manière aborigène, et son teint, comme celui de sa mère, avait foncé au soleil. Elle avait maintenant retrouvé toute sa vigueur, mais sa convalescence avait été longue. Joanna, au début, avait cru qu’elle ne survivrait pas, après avoir si longtemps erré dans le désert, sans rien boire ni manger, avant d’être découverte par les Aborigènes. Mais Naliandrah avait exercé sa magie sur Beth. Quand Joanna s’était enquise des propriétés des racines et des baies que la vieille femme faisait absorber à sa malade, Naliandrah lui avait parlé du Serpent Arc-en-Ciel, le créateur de toutes les rivières et de tous les trous d’eau, et de la Grande Mère, au ciel, qui était la mère de tous. C’était leur pouvoir, et non les racines et les baies, qui allait guérir sa fille. Au début, Beth avait dû faire appel au reste de ses forces pour manger, boire, parler. Mais, au bout d’une semaine, elle pouvait déjà s’asseoir. Il s’était encore écoulé bien du temps avant qu’elle pût se tenir debout et faire ses premiers pas. Ce jour-là, Naliandrah et Joanna l’avaient aidée à aller jusqu’à la rivière. Joanna remarqua le regard concentré de sa fille, fixé sur Coonawarra. Son esprit revint sur le comportement inhabituel des femmes. Leurs rires aigus, leurs contorsions exagérées différaient de tout ce qu’elle avait vu depuis cent cinquante jours qu’elle vivait parmi elles. D’une certaine manière, ce comportement pouvait avoir quelque chose d’inquiétant. Finalement, la cueillette et le ramassage prirent fin, et les femmes revinrent vers le camp. Joanna et Beth, avec leur haute taille et leur teint clair, leurs longues jupes sombres et leurs corsages blancs, marchaient au milieu de petites femmes à la peau noire qui n’avaient rien d’autre sur le corps qu’une couche de graisse d’émeu mêlée de cendres. Comme leurs compagnes, les deux Européennes portaient des paniers sur leur dos. Les femmes chantaient en marchantla récolte avait été abondante, et l’on ne devait jamais rien prendre sans montrer la gratitude appropriée. Avant d’atteindre le campement, qui se trouvait près d’un puits d’eau douce, parmi des rochers volcaniques, les femmes entendirent les voix des hommes qui chantaient leurs remerciements à l’Ancêtre Wallaby. Joanna et sa fille disposaient d’un mia-mia — un petit abri fait de branches d’eucalyptus —, avec leur propre feu et une perche pour y accrocher leurs affaires. Les Aborigènes, eux, possédaient peu de choses, et les perches placées devant leurs mia-mias ne portaient guère qu’un sac tressé, une lance, des pierres et des plumes sacrées pour éloigner Yowie le Monstre de la nuit. Mais, sur celle de Joanna, on trouvait la vareuse du capitaine Fielding, la sacoche de John Makepeace, deux couvertures en peau de wallaby et une collection de peignes en os et en bois, confectionnés par la mère et la fille pour coiffer et retenir leurs cheveux. — Beth, dit Joanna, va chercher de l’eau pour la toilette. Moi, je vais parler à Naliandrah. Peut-être me dira-t-elle ce qui se passe. Naliandrah, accroupie devant son feu, remuait les cendres en murmurant des incantations. Elle représentait la sagesse du clan, et l’on venait lui demander conseil. Les anciens la consultaient avant la chasse, les jeunes filles amoureuses lui demandaient des amulettes, les femmes stériles venaient respirer la fumée de son feu dans l’espoir de concevoir. Les mariages eux-mêmes se concluaient près du feu magique de Naliandrah. Elle avait de longs cheveux blancs, son petit corps de poupée était poussiéreux, racorni, mais ses yeux demeuraient pénétrants, brillants de sagesse et de connaissance. Joanna s’assit près d’elle. — Naliandrah, ma fille et moi devons-nous nous inquiéter pour ce soir Avons-nous quelque chose à craindre Les petits yeux, sous les sourcils fournis, rencontrèrent les siens. Ils étaient presque invisibles, mais Joanna y distinguait la lueur de l’intelligence. — Tu as la crainte, Jahna, dit la vieille femme. Toujours la crainte. Joanna avait expliqué depuis longtemps à Naliandrah la raison de son voyage dans le désert, elle lui avait parlé de sa mère, du chant-poison, de son impression que quelque chose l’attendait à Karra Karra. Naliandrah l’avait écoutée sans rien manifester, les paupières refermées sur ses secrets. Quand Joanna s’était tue, la vieille femme n’avait rien dit. Cette fois, elle surprit sa jeune compagne. — Tu viens à la fin de ton Chemin de Cantilène, Jahna Bientôt, maintenant. Joanna la dévisagea. — Que voulez-vous dire, Naliandrah — Tu vois ce soir, au corroborée. 2 Le corroborée se déroula quand la lune fut haute. Le festin fut partagé, comme chaque soir, selon un système très complexe de priorités et de tabous. Personne ne se jetait sur la nourriture, ne se battait pour l’obtenir. Les parts étaient distribuées d’après des règles strictesl’homme qui avait tué un wallaby servait ses parents, les parents de son épouse, ses frères et ses compagnons de chasse. Tous, à leur tour, partageaient leurs portions avec leur famille où avec des hommes envers lesquels ils avaient une dette, si bien que, parfois, il ne leur restait rien. Les femmes, alors, répartissaient le fruit de leur récolte selon les lignées, les liens du mariage et d’autres critères que Joanna n’avait encore pu déterminer. Les jeunes observaient des tabous très strictsun garçon qui avait pris un goanna ne pouvait le garder pour lui mais devait l’offrir à ses parentsune femme ne recevait de nourriture que d’un homme qui avait subi l’initiationune jeune fille qui venait de connaître sa première menstruation devait s’abstenir de certains aliments. En dépit de ces règles et de ces interdits, Joanna avait l’impression d’une réunion heureuse, bruyante. Mais le sentiment d’une différence persistait à la troubler. A la fin du festin, elle constata avec surprise que toute la nourriture n’avait pas été mangée, selon la coutume des Aborigènes. Parce qu’ils souffraient souvent de périodes de famine, ils s’empiffraient dans les temps d’abondance, jusqu’au moment où ils ne pouvaient plus rien avaler. Mais, ce soir-là, ils avaient limité leur appétit, et l’on ramassait soigneusement les restes pour les mettre de côté. Jamais elle ne les avait vus agir ainsi. Pendant que les hommes allaient se préparer pour la danse, Joanna se rendit à son mia-mia pour y prendre les couvertures en wallaby, pour elle et Beth. La nuit se faisait plus froide, et la danse, elle le savait, pourrait se prolonger jusqu’à l’aube. Elle leva les yeux vers la lune, pareille à une brillante pièce d’argent. Elle se demandait si Hugh, au même moment, la regardait, lui aussi. Viendrait-il bientôt Avant de retourner au feu de camp, elle regarda la boussole. L’aiguille, à présent, tournoyait sans trêve. Elle retrouva Beth dans le cercle des femmescelles-ci bavardaient fébrilement, trop vite pour qu’elle comprît leurs propos. Elle fixa son regard sur le centre du cercle où les hommes allaient bientôt se mettre à danser. Les corroborées étaient fréquents. Certaines danses avaient une signification rituelle pour les hommes, et les femmes ne pouvaient y assister. Parfois, c’était le contraire. Quelques corroborées représentaient simplement une distractionon racontait des histoires, on exécutait des danses comiques, on mimait une chasse. Mais ce soir, Joanna le sentait, ce serait différent. Les hommes et les jeunes gens étaient en train de se préparerils se peignaient le corps, se mettaient des plumes dans les cheveux, se paraient de coquillages et de dents d’animaux. Pendant ce temps, les femmes mâchaient des feuilles de pituric’était un arbuste vénéneux qui pouvait tuer mais qui, pris par petites quantités, représentait un puissant stimulant. Joanna voyait leurs pupilles contractées, entendait leurs voix plus rapides. Finalement, les danseurs furent prêts. Leurs danses semblaient n’avoir ni ordre ni sens. Mais Joanna et Beth avaient appris que chaque mouvement avait sa signification, que chaque geste, chaque saut avait sa place dans une histoire. A présent, le visage illuminé par les flammes, au milieu du désert qui luisait sous la lumière de la lune et des étoiles, les danseurs arrivèrent. Assise avec Joanna et Beth, Naliandrah regardait commencer la danse. Un certain Thumimberie était connu comme le meilleur danseur de la région. Il se mit à sauter d’un pied sur l’autre, à se courber, à se balancer, à tourner sur lui-même au centre du cercle. Un autre homme le rejoignit, peint de rouge et de bleu, avec des petites branches et des feuilles dans les cheveux. Tous deux entamèrent une danse frénétiqueils s’affrontaient, s’écartaient l’un de l’autre, comme s’ils se battaient. Les femmes prirent des lances et des boomerangs, se mirent à les heurter sur un rythme obsédant. Joanna demanda à Naliandrah — De quelle histoire s’agit-il — Très importante légende, Jahna. Regarde. Les hommes dansaient autour du feu dans le vacarme assourdissant des instruments de fortune. Les femmes se mirent à chanter de leurs voix perçantes. Joanna ne comprenait pas leurs paroles. — Naliandrah, je vous en prie, contez-moi cette histoire. C’était la légende du Diable Makpeej, lui expliqua la vieille femme, et de la bataille qu’il avait un jour livrée au Serpent Arc-en-Ciel. Joanna regardait les hommes soulever la poussière autour du feu. Ils évoquaient à la fois une danse guerrière et une valse. Elle entendait la voix fêlée de Naliandrah conter l’histoire de Makpeej et de son épouse enceinte, qui étaient les esprits envoyés par les morts parce que leur peau était blanche. Un autre danseur rejoignit les deux premiers. Il portait une longue perruque faite d’herbes, et son corps, de la tête aux pieds, était peint en blanc. — Makpeej était mauvais, disait Naliandrah. Il a mis en colère le Serpent Arc-en-ciel, et le Serpent Arc-en-ciel l’a dévoré. D’autres danseurs arrivaient en une file zigzaguante; ils étaient peints aux couleurs de l'arc-en-ciel. Ils encerclèrent l’homme peint en blanc qui disparut. Naliandrah dit — Mais, parce que Makpeej était mauvais, le Serpent Arc-en-Ciel vomit, et il sortit de sa bouche une petite fille blanche comme Makpeej. Un danseur plus petit, tout blanc, apparut, se mit à tourner en chancelant autour du feu. Le claquement des boomerangs se fit plus sonore. — Maintenant, le Serpent Arc-en-ciel doit détruire l’enfant blanc, poursuivait Naliandrah. Mais une jeune femme de la tribu appelle son ancêtre totem, le Cygne Noir. Elle et l’enfant blanche montent sur le dos du cygne et elles s’envolent dans l’ouest, dans le coucher du soleil. Joanna regardait fixement la vingtaine d’hommes qui dansaient et frappaient le sol poussiéreux. Les corps brillaient de sueur. Elle se tourna vers les femmes, dont les flammes illuminaient les visages passionnés. Leur chant emplissait la nuit d’un rythme affolant. Joanna sentait près du sien le corps rigide, tendu de Beth. — Maman, tu sais ce qu’il dansent Joanna lut dans les yeux de sa fille un mélange de peur et de surexcitation. — Makepeej, reprit Beth. Makepeace! Sa mère s’en prit à la vieille femme. — Ainsi, vous savez. Vous avez toujours su qui étaient mes grands-parents et ce qu’ils ont fait ici. Naliandrah, dites-moi ce qui va se passer ensuite. Mais le visage de la vieille femme était devenu un masque. Elle regardait les danseurs. Le chant avait changé, le rythme s’accélérait. Les hommes se mirent à mimer l’histoire de l’Ancêtre Kangourou qui avait vaincu Punt-jil. 3 Cette nuit-là, personne ne dormit. La danse continua. On apporta de quoi manger, et tout le monde prit sa part. On alimenta les feux. L’émotion était à son comble. Les femmes elles-mêmes, stimulées par les feuilles de pituri, sautèrent sur leurs pieds pour interpréter leurs propres danses. A l’aube, au moment où Joanna s’attendait à voir la tribu épuisée regagner les mia-mias et leurs feux, afin de dormir la journée entière comme c’était la coutume, elle eut la surprise de voir tout le monde lever le camp pour reprendre la direction de l’est. S’ils voulaient survivre, les Aborigènes ne devaient pas s’encombrer. Naliandrah avait l’honneur de porter le précieux tison qui permettrait de faire du feu au prochain campement. Les autres femmes étaient chargées de leurs bâtons à creuser, de paniers, de meules et de leurs jeunes enfants. Les hommes portaient seulement leurs lances, pour le cas où ils trouveraient en chemin un wallaby ou un émeu. Avant de quitter le site de Woonona, ils s’enduisirent de boue pour se protéger des insectes. Joanna marchait avec Naliandrah qui « chantait » les points de repère au long de la route antique. Elle montra à Joanna un site sacré d’où la tribu tirait de l’ocre pour ses corroborées. On l’appelait le Rêve du Chien. Une ravine à sec était le Rêve de la Grue Blanche. L’acacia mort était le Rêve de la Fourmi. En dépit des festivités de la nuit précédente, remarqua Joanna, tout le monde paraissait plein de vie et d’énergie. — Qu’est-ce qu’ils ont tous demanda Beth. On les croirait ivres. Regarde Coonawarraelle sursaute au moindre bruit. Et Yolgerup... il devrait être éreinté, après la nuit dernière, mais regarde-le, devant nousil marche avec ces hommes, en agitant les bras. Qu’est-ce qui se passe, maman — Nous ne tarderons pas à le savoir, répondit Joanna en l’entourant de son bras. Ils marchèrent toute la matinée, tandis que le soleil avançait sur le rouge désert. Bientôt, Joanna crut entendre, portés par le vent, des sons étranges. — Maman, entends-tu... dit Beth. Soudain, Yolgerup immobilisa son peuple. Quand Joanna et Beth les rejoignirent, elles virent que le clan s’était arrêté au bord d’un vaste plateau. Devant les arrivants s’étendait une immense plaine. — Oh, maman! murmura Beth. Joanna n’en croyait pas ses yeux. Installés sur la plaine sableuse, au-dessous d’eux, il y avait des centaines, des milliers, peut-être, d’Aborigènes. De leurs feux de camp montait un épais nuage de fumée qui demeurait suspendu au-dessus du campement aussi loin qu’on pût voir. — C’est une assemblée des clans, Beth! dit Joanna. — Mais, maman, jamais je n’ai vu autant d’Aborigènes. D’où peuvent-ils bien venir Le peuple de Yolgerup se hâtait à présent de descendre vers la plaine. Quand Joanna vit les gens des différents camps se précipiter à la rencontre des nouveaux arrivants, quand elle les vit s’étreindre joyeusement, les entendit parler tous à la fois et rire, elle comprit l’agitation du clan durant les derniers jours. — Beth, dit-elle, leur réunion est exactement telle que mon grand-père l’a décrite dans ses notes, il y a cinquante-deux ans! Ils se retrouvent ainsi tous les cinq ans, ils renouent des amitiés, échangent leurs nouvelles, renforcent les liens des clans... — Regarde Coonawarra! s’écria la jeune fille. Ce doit être l’homme dont elle parlait, celui qu’elle veut épouser. Et regarde Yolgerup! Est-ce sa mère qu’il serre dans ses bras Mais Joanna ne répondit pas. Elle ouvrait de grands yeux sur la montagne qui dominait la plaine. A perte de vue, le désert s’étendait jusqu’à l’horizon. Mais une montagne immense dressait au beau milieu sa masse inattendue. Joanna sentait le vent lui fouetter le visage. La tribu de Ylgerup continuait à courir autour d’elle pour descendre dans la plaine. Mais elle se sentait devenir curieusement détachée. La montagne vibrait dans la chaleur. Elle semblait se mouvoir, respirer. Joanna avait l’impression qu’une sorte de puissance en émanait, comme pour l’attirer. Beth sortit la boussole de sa poche. — Regarde cette aiguille, maman! A mon avis, c’est cette montagne qui l’affole. Elle doit être magnétique! Mais Joanna ne pouvait détacher ses yeux de ce sommet solitaire. Des vagues de chaleur paraissaient rayonner de la rouge muraille, des reflets d’argent tremblaient à la base, dans le soleil, avant de disparaître pour reparaître ailleurs. Elle avait l’impression d’entendre une rumeur monter de la montagne, pareille au bourdonnement d’un million d’abeilles. Naliandrah fut soudain près d’elle. — Karra Karra, dit-elle, le bras tendu. — Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que nous venions ici demanda Joanna. Vous saviez depuis le début que je cherchais Karra Karra. — Je ne pouvais pas t’y amener, Jahna. Tu devais y venir de toi-même. Tu suis ton Chemin de Cantilène. Personne ne peut le suivre à ta place. — Vous avez donc connu mon grand-père Etiez-vous ici quand Djoogal était le chef de la tribu — Il y a longtemps de ça, Jahna. Je n’étais pas ici. J’étais dans une Mission chrétienne. — Mais vous connaissez la cérémonie qui se déroulait à l’intérieur de cette montagne Ma grand-mère a dû y prendre part. — Seuls, ceux qui pénètrent dans la montagne en connaissent le secret, Jahna. Je n’y suis pas allée. Quand j’en ai atteint l’âge, le pouvoir de Karra Karra avait déjà été volé. Volé par mon grand-père, pensa Joanna. — Maman, si c’est bien Karra Karra, qu’allons-nous faire maintenant Joanna, à la vue de la montagne, était gagnée par une sorte de respect religieux, une impression de mystère. Ce n’était qu’une masse de pierre, mais elle possédait une présence, une âme en quelque sorte. Elle pensait aux souvenirs qui avaient obsédé sa mère, qui l’avaient visitée dans ses rêves, au terrible événement dont Emily avait été témoin et qui l’avait amenée à être séparée de ses parents, au chant-poison, aux réponses au mystère du Serpent Arc-en-ciel, aux chiens sauvages et, finalement, à « l’autre héritage » qui avait attendu le retour de Lady Emily. Tout était là. Elle pensait aux années passées à chercher ce lieu, aux kilomètres parcourus. Elle avait peine à croire qu’elle s’y trouvait enfin. Mais, à présent, elle ne pouvait attendre un jour, une heure de plus. — Je vais pénétrer dans la montagne, Beth, dit-elle. La jeune fille la dévisagea. — N’y a-t-il pas de dangerJe crois que nous devrions attendre que papa nous retrouve. Il viendra, tu le sais bien. Tu lui a tracé une piste. — Ma chérie, même si ton père était là, je devrais aller seule là-bas. Mais tout ira bien. — Alors, j’y vais avec toi. — Non, Beth, tu resteras avec Naliandrah... Pouvez-vous m’indiquer le chemin demanda-t-elle à la vieille femme. Mon grand-père décrivait une caverne à la base de la montagne. — Je te montrerai, Jahna. Mais sois prudente. Le Serpent Arc-en-ciel vit dans cette montagne. Chapitre XXXI l — Bizarre, dit Frank en tapotant le verre de la boussole. Cette satanée aiguille s’obstine à revenir sur le sud. Regardez donc la vôtre, Hugh. Ils étaient assis autour d’un feu. Cette soirée marquait la fin de la quatrième semaine depuis leur départ de Kalagandra. Des tempêtes avaient retardé l’arrivée du petit groupe en Australie-Occidentale. Après quoi, à Kalagandra, ils avaient eu des difficultés à trouver des hommes disposés à partir à la recherche d’une femme égarée, quand il y avait de l’or à récolter sur place. Finalement, près de trois mois après avoir quitté Merinda, ils avaient les hommes, les chameaux et les provisions. Le premier jour de novembre, ils étaient partis vers l’inconnu. A présent, vingt-huit jours plus tard, ils estimaient qu’ils devaient être proches de l’endroit où s’était déchaîné le déluge. Hugh et Frank avaient rendu visite à Éric Graham, à l’infirmerie de Saint-Alban où Soeur Veronica prenait soin de lui. — Nous nous sommes égarés, avait dit Graham. Les boussoles étaient affolées. Et nous avons été pris dans cette espèce de raz de marée. Sans ces chercheurs d’or qui m’ont découvert, j’aurais péri comme les autres. Hugh, à son tour, sortit sa boussole. — C’est vrai, dit-il à Frank. La mienne non plus ne fonctionne pas. Et nous sommes à peu près à l’endroit dont Éric nous a parlé. Graham avait pu tracer une carte sommaire de leur marche dans le désert. Il avait perdu son calepin dans l’inondation mais il se souvenait de certains points de repère. Hugh prit la carte, l’examina à la lumière du feu. — Selon Éric, dit-il, ils ont marché le plus longtemps possible en direction de l’est, à raison de quarante kilomètres par jour. Au bout de quatre semaines, dit-il, ils étaient à peu près là où il a dessiné une ligne de collines. Nous sommes passés à cet endroit il y a trois jours. Nous devons donc nous trouver très près de l’endroit où le déluge est survenu. Frank regarda la carte qui se terminait là. — Où allons-nous maintenant demanda-t-il. — Nous allons mettre à l’épreuve les talents d’Ezekial et des deux pisteurs, répondit Hugh. Il roula la carte, la glissa dans la sacoche de sa selle. — Demain, nous chercherons les traces du campement de Joanna. Si elle, Beth ou quelqu’un d’autre a survécu, ils ont peut-être pu sauver du désastre quelques provisions, établir un nouveau camp et attendre qu’on les retrouve. — Et s’ils ont été obligés de partir Comprenez-moi, nous n’avons pas découvert le moindre point d’eau dans les parages. Ils ont peut-être dû partir pour en chercher. — Même ainsi, ils n’auraient pas pu aller loin, à pied. Au premier point d’eau, ils se seraient installés. Ils n’auraient eu aucune raison d’en bouger. Hugh regarda son ami, par-dessus les flammes. — Qu’y a-t-il, Frank — Connaissant Joanna, je pensais seulement qu’elle aurait pu décider de continuer sa recherche de Karra Karra. Hugh but une gorgée de thé. — Oui, j’y avais songé, moi aussi. Il se tourna vers Sarah, dont les yeux d’un brun rougeâtre étaient fixés sur le feu. Plus l’expédition avançait vers l’est, plus elle affirmait sa certitude que Joanna et Beth étaient toujours vivantes. Frank rempocha sa boussole. — Nous avons au moins le soleil et les étoiles pour nous guider, dit-il. Pas de ciel couvert, Dieu merci. L’expédition comprenait dix personnesHugh, Frank et trois ouvriers de Merinda, qui étaient allés par bateau de Melbourne à Perth, avec Sarah et le vieil Ezekial. L’agent Ralph Carruthers s’était porté volontaire pour se joindre à eux à Kalagandra, avec deux pisteurs noirs nommés Jacky-Jacky et Tom. Ils voyageaient avec quinze chameaux, des vivres et de l’eau pour plusieurs mois, des fournitures médicales, des boussoles, des tentes, des outils, des fusils et des munitions. — De quel côté irons-nous demain, monsieur Westbrook demanda Carruthers. Carruthers était jeune et célibataire. C’était l’attrait de l’aventure qui l’avait fait entrer dans la police des frontières. Quand il avait entendu le commissaire Fox parler de cette expédition de sauvetage, il avait sauté sur l’occasion d’y participer. — Nous continuerons vers l’est, monsieur Carruthers. Hugh observait la nuit épaisse qui les enveloppait. Il se demandait si Joanna était passée par là, si elle pouvait encore se trouver non loin d’eux. Il leva les yeux vers la lune blanche et ronde, se demanda si, en ce même instant, Joanna contemplait cette même lune. Il pensait à leurs heures de passion et d’amour, à leurs rires, à leurs joies, à tout ce qu’ils avaient partagé, tout ce qu’ils avaient créé ensemble. Il priait pour que Joanna et Beth fussent encore vivantes, il se refusait à croire qu’elles ne l’étaient plus. Et il était décidé à les retrouver. — Je me demande où est allé Ezekial, dit Frank. Hugh regarda son vieil ami, essaya de calculer depuis combien de temps ils se connaissaient. Le jeune propriétaire de Lismore et du Times de Melbourne lui avait accordé son amitié quand les autres éleveurs laissaient se débattre seul le jeune novice du Queensland. Hugh retrouvait des conversations, des événements qui dataient d’années depuis longtemps révolues la première fois que Ian Hamilton lui avait adressé la paroleun bal campagnard et une remarque de Frank« Méfiez-vous, Hughje crois que ma soeur Pauline a l’oeil sur vous. » Curieux, l’effet qu’avaient sur la mémoire les étoiles et le silence du désert. — Il a dit qu’il allait explorer le terrain, pour voir s’il trouvait des traces d’un camp. Pour percer la nuit, Ezekial a des yeux de chat. Frank se leva, se frictionna les côtes. — Eh bien, je vais me coucher. Il avait perdu du poids depuis le départ de Kalagandra mais il n’était pas encore suffisamment endurci pour un tell voyage. Il maudissait sa vie sédentaire, regrettait de n’avoir pas suivi les conseils d’Ivy et mené une existence plus active. Il approchait de cinquante ans et, ce soir-là, il avait conscience du poids de chaque année, en pénétrant dans la tente qu’il partageait avec Hugh. Carruthers, lui aussi, décida d’aller se coucher. Les pisteurs aborigènes et les ouvriers de Merinda allèrent retrouver leurs rouleaux de couchage près des chameaux. Hugh et Sarah restèrent seuls près du feu. Ils gardèrent un moment le silence. De temps à autre, ils levaient les yeux vers le ciel, comme pour s’assurer que les étoiles étaient toujours là. Hugh sentait qu’un changement s’était opéré chez Sarah au cours des semaines écoulées. Le soleil avait foncé sa peau, la chaleur lui avait donné un rayonnement nouveau. Mais il y avait autre chose. Elle était devenue silencieuse, repliée sur elle-même. Chaque soir, quand elle croyait les autres endormis, elle se glissait hors du campement, s’aventurait dans le désert. Parfois, elle revenait au bout d’une heure; d’autres fois, ce n’était pas avant l’aube. — Nous devrions aller dormir, je crois, dit-il enfin. Demain, nous repartons sans l’aide d’une carte et avec des boussoles inutilisables. — Je vais rester encore un moment. Bonne nuit, Hugh. Elle retomba dans sa contemplation des braises incandescentes. Elle pensait à Philip, à son baiser d’adieu sur le quai du port. Ces quatre dernières semaines passées dans le désert avaient donné à la jeune fille le temps et le silence nécessaires pour réfléchir, pour s’interroger. Elle pensait à Joanna qui avait choisi d’aller à la recherche de sa propre destinée. Joanna n’avait pas attendu, sans rien faire, que la vie vînt à elle. Elle s’était fixé un but et elle l’avait poursuivi, elle avait créé sa propre histoire au lieu de la laisser se créer. Je dois, moi aussi, décider ce que je veux et suivre mon Chemin de Cantilène jusqu’au moment où je l’aurai atteint. Mais comment Philip représente tout ce que je désire. Mais tant de lois, tant de tabous se dressent sur notre chemin. Quand elle pensa que tout le monde dormait, elle alla le plus loin possible du campement, sans toutefois le perdre de vue mais en s’assurant que personne ne la voyait. Elle parvint à un endroit où elle s’arrêta, contempla les étoiles. Elle sentait les Ancêtres tout autour d’elle. Elle percevait les mouvements d’esprits qui étaient passés par là avant elleles jeunes Makepeace à la recherche d’un Edenla mère de Joanna, Emily, et la jeune femme aborigène, Reena, fuyant le danger. Les passions et les rêves de tous ceux qui avaient foulé ce lieu, Sarah le savait, y subsistaient encore. Elle sentait des souffles sur son corps, elle entendait des murmures, des battements de coeurs. Et elle pensaitJe vais ajouter ma propre passion à cet endroit. Elle ferma les yeux, s’efforça d’envoyer son esprit à travers la nuit, d’imaginer que Philip, à plus de mille cinq cents kilomètres de là, attendait de l’accueillir. Elle le sentait lui tendre les bras pour l’étreindre, elle sentait la chaleur de son corps, la pression de ses lèvres sur les siennes. Elle éprouvait le désir douloureux de sa présence. Une autre vision surgitles visages des gens, au port. Un Blanc qui embrassait en public une Aborigène. Et, ils l’ignoraient, c’était un homme marié. Oh, Philip, pensa-t-elle, qu’allons-nous faire Elle entendit des pas dans l’obscurité, se retourna. Ezekial venait vers elle. Il s’assit, renversa la tête en arrière pour regarder le ciel. — Notre place est ici, murmura-t-il. Dans ce pays des Noirs. Toi et moi, nous sommes des Aborigènes. Elle attendait. Au bout d’un moment, Ezekial tendit la main, paume en dehors. Elle regarda. Il lui présentait une boucle d’oreille bleue. — C’est celle de Joanna! Où l’as-tu trouvée — Cet arbre, là-bas. Elle marque l’endroit, elle laisse un signe. Elle marche par là, ajouta-t-il en désignant l’est. Elle est là-bas. — Tu veux dire qu’elle a laissé une piste — Elle crée Chemin de Cantilène. — C’est merveilleux, Ezekial! Il faut le dire à Hugh! — Je ne vais pas, dit-il en l’arrêtant d’un geste. Toi, tu la trouves, maintenant. — Que veux-tu dire, Ezekial — Mon nom est Geerydjine. Les Blancs m’enlèvent mon nom il y a longtemps. Ils m’appellent Ezekial. Mais je suis Geerydjine. Aujourd’hui, nous passons devant le site de Rêve de l’Ancêtre Emeu. Je retourne là-bas et je reste. Je retourne vers mes ancêtres. Il s’interrompit. Elle vit des larmes dans ses yeux. Il la prit dans ses bras. Elle sentit la barbe rêche contre son visage. Elle fut surprise par la fragilité de la chair et des os. Pour elle, Ezekial avait toujours été un homme fort et robuste. Mais c’était maintenant un vieil homme fatigué qui avait soif de repos. Elle le regarda s’éloigner, se fondre dans la nuit. Elle ne tenta pas de le reteniril suivait la coutume de son peuple, il allait mourir dans la dignité, au moment qu’il aurait choisi. Elle regarda la boucle d’oreille qu’il lui avait remise, pensa au Chemin de Cantilène créé par Joanna. Elle entendit de nouveau la voix d’Ezekial« Nous sommes des Aborigènes. » Elle vit soudain son propre chemin aussi nettement que s’il avait été tracé dans le sable baigné de lune. C’était un chemin qui traversait les terres des Aborigènes, celles des Blancs, pour aller tout droit jusqu’à Philip. Tout au bout, elle se voyait courir vers les bras de l’homme qu’elle aimait. Elle l’embrassait ouvertement, parce qu’il n’y avait aucune raison d’avoir honte de leur amour, parce qu’elle était une Aborigène, comme l’avait dit Ezekial Geerydjine. Et, selon les lois de son peuple, elle pouvait déclarer qu’un homme était son mari, et il pouvait avoir plus d’une épouse. Elle avait hâte, à présent, de reprendre les recherches, afin de rentrer le plus tôt possible à Merinda. Elle prit le temps de dire à Geerydjine un adieu silencieux avant de retourner au campement pour annoncer la nouvelle à Hughils allaient retrouver Joanna! 2 En passant du soleil à l’obscurité de la caverne, Joanna s’assura que la sacoche de cuir était bien accrochée à la ceinture de sa jupe, avant de lever très haut sa torche. La montagne bourdonnait tout autour d’elle. Elle percevait son énergie, elle avait presque l’impression de pénétrer dans un organisme vivant. De l’entrée, un chemin en terre battu s’enfonçait dans l’obscurité redoutable, usé, se dit-elle, par des générations de mères et de filles. Tandis que s’effaçait par degrés derrière elle la lumière du jour, et qu’elle s’abandonnait au coeur de la grande montagne palpitante, Joanna se demanda ce qu’elle allait trouver au bout de ce chemin. A l’extérieur, Beth attendait anxieusement, l’oreille tendue vers le bruit de plus en plus faible des pas de sa mère. Elle regardait le rassemblement massif des Aborigènes, dans la plaine au-dessous d’elle, elle respirait la fumée de leurs feux, elle entendait leurs chants. Quand les pas de sa mère s’évanouirent dans l’obscurité de la caverne, elle sentit la peur l’envahir. Elle n’avait plus auprès d’elle la présence réconfortante de Joanna, elle était seule avec des centaines et des centaines d’Aborigènes. Elle se leva, s,e mit à faire les cent pas. Elle regardait le soleil qui montait lentement vers le zénith et elle se demandait combien de temps sa mère allait passer dans la montagne. Elle se tourna vers l’entrée de la caverne. Le soleil illuminait l’amorce d’un sentier qui s’enfonçait dans la nuit. Elle regarda de nouveau la plaine bruyante, enfumée, avant de se glisser, sans plus réfléchir, à l’intérieur de la montagne. 3 Joanna perdit toute notion du temps. Elle suivait des passages sombres, sinueux. La flamme de sa torche jetait sur les murs d’étranges ombres dansantes. Elle distinguait sur le rocher des stries multicolores, des rubans d’un vert vif qui viraient au brun, en passant par le rouge et l’orangé. Elle sentait les cheveux se hérisser sur sa nuque, non de peur mais à cause de la puissance de la montagne, de son magnétisme, peut-être, comme l’avait suggéré Beth, ou d’autre chose encore. Une montagne pouvait-elle posséder un pouls palpitant, une énergie, comme un être humain Le chemin se rétrécissait. Les murailles étaient si proches qu’elles lui écorchaient les épaules, le plafond si bas qu’elle devait se pencher pour passer. Et elle descendait toujours, vers le coeur de la terre. Certains passages étaient si étroits qu’elle se demandait si elle allait trouver le courage de s’y engager. Le temps s’étirait. L’obscurité se faisait plus obscure. Elle sentait autour d’elle tout le poids de la montagne. Elle entendait son propre souffle, qui lui semblait trop fort. Elle descendait toujours. Ses tympans claquèrent. L’air changea de nature, se fit lourd. Sa torche crachotait, vacillait, et elle craignait de voir s’éteindre la flamme. Sans lumière, elle le savait, elle serait dans une obscurité aussi définitive que la cécité. Elle entendit un bruit, s’arrêta, tendit l’oreille. C’était un tapotement léger, rythmé. Ses yeux s’agrandirent. La lumière de sa torche n’éclairait qu’à quelques dizaines de centimètres devant elle. A chaque pas, elle craignait d’entrer de plein fouet dans le roc noir et compact. Mais le chemin continuait à descendre, toujours plus profond. De temps à autre, Joanna s’arrêtait pour écouter. Le tapotement l’accompagnait, parfois plus sonore, parfois plus léger. D’étranges peintures commencèrent d’apparaître sur les murailles. Elle les examinait à la lueur de la flamme qui dansait et vacillait. Les figures, sur les murs, semblaient danser et vaciller, elles aussi. Elle voyait des figures d’hommes, de femmes, d’animaux, de bêtes mythiques qui avaient existé des milliers d’années plus tôt. Elle suivait le chemin, et les peintures l’accompagnaient, toujours plus grandes, plus nombreuses. Elles racontaient une histoire, semblait-il, mais Joanna n’en démêlait pas le sens. Elle percevait l’électricité de la montagne en gestation, elle contemplait les antiques peintures et elle s’enfonçait toujours plus avant au sein de la terre. Une immense grotte s’ouvrit tout à coup devant elle. Elle retint son souffle. De massives stalactites descendaient du plafond à la rencontre d’énormes stalagmites qui s’élevaient du sol. Elle se demanda si c’était le lieu où sa mère avait été conduite, le lieu où mères et filles avaient accompli leurs rites secrets. Le bruit était maintenant très fort. Joanna comprit qu’il s’agissait de gouttes d’eau. Un grand lac, d’une eau d’un noir d’encre, se mouvait sous la force d’une étrange marée. La grotte était aussi vaste qu’une cathédrale. Les sons y avaient la même résonance, et le ventre de cette fantastique montagne évoquait l’architecture gothique. Elle aperçut quelque chose, se pencha pour mieux voir. C’étaient des os de petits animaux, des peaux de fruits desséchées, des graines, des coquilles de noisettes, éparpillées un peu partout. Était-ce la demeure d’un esprit Elle reprit son chemin, non sans se demander si l’habitant de ce Heu sépulcral l’épiait. Elle s’engagea avec prudence sur une corniche qui faisait le tour du lac noir. Quelque chose de monstrueux vivait-il sous la surface de l’eau La corniche se faisait plus étroite. Elle devait s’accrocher au mur pour progresser lentement. Mais mur et corniche étaient glissants. Elle chercha une prise. Le pied lui manqua. Elle glissa, rétablit à temps son équilibre, mais la torche lui échappa, dégringola dans l’eau sombre. Joanna, avec horreur, vit la flamme s’éteindre. L’instant d’après, elle eut le souffle coupéla grotte s’éclairait soudain d’une luminescence vert pâle qui provenait des murailles, des formations calcaires, de la haute voûte au-dessus d’elle. C’était une étrange lueur qui ajoutait encore au mystère de la grotte mais permettait à Joanna de voir où elle allait. Elle continua de suivre la corniche, arriva de l’autre côté du lac et vit une ouverture dans le mur rocheux. Le chemin se poursuivait par là. Elle hésita. L’orifice béait sur une obscurité plus profonde encore que celle qu’elle avait déjà connue. La pente du chemin était plus forte. Elle pensa à la torche perdue, à la lumière du jour, si loin d’elle, à Beth qui l’y attendait. Elle se sentit poussée par la magie de la montagne. Elle franchit l’ouverture. 4 Lentement, Beth avançait au long du passage sombre, se guidait d’une main contre le mur, mettait précautionneusement un pied devant l’autre. Elle n’avait jamais imaginé une obscurité aussi absolue. Elle n’avait que quelques minutes de retard sur sa mère, elle le savait, mais, à cette allure, elle risquait de ne pouvoir la rattraper. Tout en marchant ainsi, elle ouvrait tout grands les yeux, comme si cela pouvait l’aider à voir. Elle priait le Ciel pour apercevoir, à quelque distance devant elle, la lueur d’une torche. Un instant, elle s’arrêta, regarda en arrière. L’obscurité avait absorbé l’entrée de la caverne, la lumière du soleil avait disparu. Elle se mordit les lèvres. Elle avait la bouche sèche. Très lentement, pas à pas, elle reprit son chemin. Elle avait peur de ce que sa main pourrait toucher, elle imaginait que des trous sans fond allaient subitement s’ouvrir devant elle. Mais elle se disait que sa mère n’avait pas hésité à pénétrer dans la montagne, que sa grand-mère était passée par là pour ressortir quelque temps après. Elle gardait à l’esprit la pensée que des générations de femmes avaient suivi le même chemin et avaient survécu. Et ce chemin ne se prolongerait pas éternellement. Il devait bien avoir une fin. — Maman! cria-t-elle. Maman, tu es là La seule réponse lui fut donnée par les échos de sa propre voix. — Maman! appela-t-elle de nouveau, en ravalant sa peur. Après avoir franchi l’ouverture, de l’autre côté du lac souterrain, Joanna fut soulagée de découvrir la même luminescence verte. Elle était maintenant dans un large tunnel dont les murs s’ornaient de peintures et de sculptures. Mais les dessins, constata-t-elle, ne ressemblaient pas à ceux qu’elle avait vus plus tôt, qui représentaient des hommes à la chasse ou à la guerre. Ceux-ci, qui paraissaient beaucoup plus anciens, ne montraient que des femmesdes silhouettes grossièrement tracées aux prises avec la grossesse et la naissance, les cycles de la vie. L’air avait à présent une curieuse odeur. Joanna tenta de l’identifier, ne put songer qu’au sang, à la poussière. Elle poursuivait son chemin, voyait défiler des femmes aux seins et au ventre énormes, des enfants encore en gestation, des gens qui voyageaient au long d’une ligne faite de points, de volutes et de cercles. Elle déchiffrait les récits d’anciens Chemins de Cantilène, comprit-elle. Elle continuait à descendre, toujours plus profond, vers le sein de la montagne. D’autres odeurs l’assaillaientune odeur d’argile et de moisissure, une autre qui ressemblait à celle des champignons, une autre encore, douceâtre, insistante. La luminosité verte se mouvait autour d’elle à la manière d’une mer tropicale, et, curieusement, elle avait l’impression de respirer une senteur d’eau salée, l’arôme puissant de l’océan. Brusquement, le tunnel prit fin. Joanna se trouvait à l’entrée d’une autre grotte immense, verte, lumineuse, humide. Elle s’immobilisa, ouvrit de grands yeux. Il était là, un peu plus loin devant elle... celui qui l’avait attirée là après tant d’années, tant de kilomètres. — Maman! cria Beth. Où es-tu Elle essayait de ne pas céder à l’affolement, de rester calme. Mais l’obscurité était terrifiante. Elle durait depuis trop longtemps. Et si elle avait pris le mauvais passageSi elle était maintenant à des kilomètres de sa mère, si elle était à jamais perdue dans cette terrible montagne, parce qu’elle n’avait eu ni la patience ni le courage d’attendre à l’entrée de la caverne Ses mains effleuraient les murs humides, ses pieds glissaient sur le chemin gluant. Aveugle, elle devait faire un effort pour rester debout. Elle retenait ses sanglots, promettait à Dieu, s’il lui donnait une seconde chance, de ne plus jamais désobéir à sa mère. Soudain, comme une réponse à cette prière désespérée, elle vit de la lumière devant elle. Non, ce n’était pas vraiment de la lumière, constata-t-elle lorsqu’elle émergea dans une vaste grotte qui contenait un lac noir. Tout l’intérieur de la montagne luisait d’un vert surprenant, et Beth, un instant, oublia sa terreur. Elle vit l’étroite corniche qui longeait le lac et, de l’autre côté, une seconde ouverture où le chemin reprenait. Elle se sentait un peu rassurée, maintenant qu’elle y voyait clair. Sans doute était-ce par là qu’était passée sa mère. Elle s’engagea sur la corniche et, à pas prudents, entama le tour du lac redoutable. Joanna avait connu un instant de terreur en découvrant le Serpent Arc-en-Ciel. Mais, en contemplant le magnifique corps massif, en découvrant les milliers de détails qui composaient le serpent, les symboles, les images mystiques qui l’entouraient, elle vit les seins, comprit que le serpent était femelle. Combien d’années, combien de siècles auparavant et par combien de mains le serpent avait-il été façonnéEn s’en approchant, elle vit qu’il était haut de plusieurs mètres et si long qu’elle n’en distinguait pas la fin. Elle s’émerveillait du talent, de l’art qui avaient présidé à la création de cette merveilleuse peinture murale. Chaque écaille était merveilleusement dessinée et coloriée. Le serpent étincelait comme s’il était vivant. Son immense longueur décrivait des volutes, des enroulements compliqués d’une extrémité à l’autre de la grotte. Plusieurs générations avaient dû y travailler, se disait Joanna. Elle regarda autour d’elleles hauts plafonds voûtés, les formations calcaires, les dessins primitifs sur les murs, l’éclairage diffus. On se croirait dans une église, pensa-t-elle. Un ruisseau traversait la grotte. Des récipients jonchaient le soldes gourdes, des coquilles de noix de coco, des coupes faites d’écorce et d’argile, des pierres creusées. Tous ces récipients étaient peints des mêmes symboles mystiques qui entouraient le Serpent Arc-en-cieldes symboles qui se rapportaient à la vie, à la naissance, des symboles féminins. C’était là que, depuis des siècles sans nombre, les femmes avaient célébré leurs cérémonies secrètes. Là, où cette eau montait du centre, de l’utérus de la terre. Là, où commençait la vie. Elle tendit la main vers une coupe en terre. Elle la plongea dans l’eau, pure comme le cristal. Elle la porta à ses lèvres. Elle but. Beth, qui détaillait les fantastiques peintures murales dans le tunnel baigné d’une lumière verte, comprit que ses yeux lui jouaient des tourselle aurait juré qu’elle avait vu remuer certaines des silhouettes. Saisie par la peur d’être prise de vertige, de s’évanouir, elle pressa le pas. Lorsqu’elle distingua la fin du tunnel, lorsqu’elle vit qu’il donnait accès à une autre grotte éclairée, elle se mit à courir. Elle pénétra dans la grotte. Elle s’immobilisa. Elle découvrit le Serpent Arc-en-Ciel. Elle vit sa mère. Joanna se tenait près d’un ruisseau. — Maman dit Beth. Joanna se retourna. — Beth! Que fais-tu ici — J’ai été prise de peur, en t’attendant. Joanna lui saisit la main, l’amena au bord de l’eau. Elle y plongea la coupe, la tendit à sa fille. Beth y trempa ses lèvres, découvrit à l’eau une saveur qui correspondait à son aspect... Transparente et pure. — Où sommes-nous ici, maman demanda-t-elle. — Là où des générations de femmes sont venues célébrer la création et la re-création de la vie. — Quelle sorte de cérémonies célébraient-elles — Je ne sais pas. Peut-être s’agissait-il de la transmission de connaissances et d’une sagesse secrètes. Ta grand-mère s’est trouvée là... il y a de nombreuses années. Peut-être a-t-elle été témoin du passage de mères à filles des Chemins de Cantilène. Beth leva vers Joanna un regard étonné. — Je croyais qu’un Chemin de Cantilène était un itinéraire. — Nous sommes les Chemins de Cantilène, Beth. Nous, les mères et les filles. Et je me demande si c’est là l’autre héritage dont parlait ma mère. Peut-être lui avait-on dit qu’elle reviendrait ici un jour, avec sa mère. Mais elle n’y est pas parvenue. Elle est morte sans savoir. — Que disaient les mères à leurs filles, le sais-tu Joanna contemplait sa fille et pensaitTu es l’enfant que je désirais. Tu es ma joie. Tu es toi-même, si parfaitement, mais tu es aussi une part de moi-même. Je t’enseignerai notre Chemin de Cantilène. Je t’enseignerai à écouter ta musique intérieure, la musique de ta propre intuition. Elle pensa ensuitePeut-être est-ce là ce que disaient les femmes aborigènes à leurs filles, dans cette même grotte, il y a des milliers d’années. Peut-être était-ce aussi simple que cela. Beth leva les yeux vers le Serpent Arc-en-Ciel. — Est-ce le serpent que ma grand-mère voyait en rêve — Oui, je le crois. Regarde de tout près. Tu vois, sous la peinture, les couches naturelles de la roche Tu vois comme elles forment le corps d’un serpent gigantesque Je pense qu’il y a très, très longtemps, des gens ont dû venir ici. En voyant ce qu’ils prenaient pour un serpent enfermé dans la pierre, ils se sont mis à l’adorer. Au cours des siècles, ils l’ont peint, orné, pour le rendre plus beau. — Maman! s’écria Beth, le bras tendu. Regarde l’oeil du serpent! Joanna fixa son regard sur la tête dressée du Serpent Arc-en-Ciel. Il était peint de profil et ne possédait qu’un oeil unique. Mais l’oeil était un trou dans la muraille. — L’opale! dit Beth. C’est de là qu’elle doit provenir! Joanna ouvrit la sacoche, en sortit la pierre précieuse. Elle était chaude dans sa main et lançait des éclairs rouges et verts. La jeune femme leva les yeux vers la peinture murale. Le trou où l’oeil aurait dû se trouver avait la même taille, la même forme que l’opale. — Beth, dit-elle, il doit s’agir là du crime commis par mon grand-père. Il a dû se glisser dans cette grotte quand personne ne pouvait le voir, pour dérober l’oeil du Serpent Arc-en-Ciel. — Regarde là-bas! s’écria sa fille. Joanna suivit la direction de son doigt. De petits squelettes s’éparpillaient sur le sol. Des squelettes de chiens. Elle reporta son regard sur le serpent, vit un détail qu’elle n’avait pas remarqué tout d’aborddes dessins maladroits, gravés dans le roc, à la base de la peinture. Des dessins qui représentaient des chiens. — Mon Dieu, murmura-t-elle, Naliandrah ne se trompait pas. Te rappelles-tu Elle m’avait dit que les réponses étaient en moi. Je comprends, maintenant. Ces réponses, je les ai toujours connues, mais je n’avais pas su les assembler. — Que veux-tu dire demanda Beth. — Ces chiens devaient être les gardiens du Serpent Arc-en-Ciel. Quand quelqu’un commettait un crime, comme l’avait fait mon grand-père, contre le Serpent, le châtiment venait des chiens. Te rappelles-tu quand Naliandrah nous contait l’histoire de Makpeej Elle a dit que le Serpent Arc-en-ciel l’avait avalé. Mais ce n’était pas le serpent, Beth, c’étaient les chiens... Joanna ferma les yeux devant l'énormité de ce qu’elle venait de dire. Oui, tell avait dû être le châtiment de John Makepeace la tribu avait lancé contre lui des chiens sauvages. Et Emily, à trois ans et demi, avait dû être témoin de la scène. Mais qu’était devenue Naomi Avait-elle subi, elle aussi, le terrible châtiment — La place de l’opale est ici, déclara Joanna. Nous devons l’y remettre. Ainsi prendra fin le châtiment de ma famille, se disait-elle. Elle donna la sacoche à Beth, franchit le ruisseau, tendit le bras pour replacer la pierre. Pendant ce temps, Beth examinait le contenu de la sacoche. Elle vit un coin de l’acte de vente, le sortit tout entier, déchiffra l’écriture pâlie à l’étrange lumière de la grotte. Parvenue au passage qui disait« A deux jours de cheval de... et à vingt kilomètres de Bo... Creek », elle se souvint soudain du poteau indicateur planté près de l’infirmerie de Soeur Veronica. Bustard Creek, 20 km an sud. Et Durrakat! — Maman! Je crois savoir où est la terre... celle de l’acte de vente! C’est là où vivent les religieuses, c’est leur hôpital, j’en suis sûre! Joanna la regardait d’un air stupéfait. — Si tu ne te trompes pas, ce doit être l’endroit où mes grands-parents projetaient de construire leur ferme. Nous l’avons trouvé sans même le savoir. — Qu’allons-nous faire de cette terre, maman Joanna songea à Soeur Veronica, qui avait pris soin de la petite Emily Makepeace, aux premiers jours où l’enfant était sortie du désert. Si l’acte de vente était encore valable, elle savait ce qu’elle allait faire. La pierre précieuse avait retrouvé sa place. — Crois-tu, demanda Beth, maintenant que le serpent a retrouvé son oeil, que les Aborigènes vont revenir dans cette montagne Reprendront-ils les anciennes cérémonies — Je l’ignore, Beth. Bien du temps s’est écoulé. Naliandrah elle-même ne connaît pas les rites anciens qui étaient accomplis ici. Peut-être sont-ils perdus à jamais, et sommes-nous les dernières, toi et moi, à nous tenir devant le Serpent Arc-en-Ciel. — Y a-t-il vraiment eu une malédiction lancée contre notre famille — D’une certaine manière, oui, je le crois. Ma mère en était sûre, ce qui, en quelque sorte, la rendait réelle, fût-ce seulement dans son esprit. Mais c’est fini, maintenant. Nous sommes libres. Joanna pensait à Hugh, au besoin qu’elle avait de lui. — Nous pouvons rentrer à la maison, ajouta-t-elle. Après un ultime regard au magnifique Serpent Arc-en-ciel, elles regagnèrent le chemin pour entamer la longue remontée vers la lumière. Cet ouvrage a été composé par l’Imprimerie BUSSIERE et imprimé sur presse CAMERON dans les ateliers de B.C.A. à Saint-Amand-Montrond (Cher) en octobre 1991 i N° d’édition25631. N° d’impression91/35. Dépôt légaloctobre 1991. Imprimé en France