ISAAC ASIM0V La fin de l'éternité CHAPITRE I Andrew Harlan entra dans la cabine. Elle avait une forme rigoureusement circulaire et elle s'encastrait parfaitement dans un puits vertical composé de baguettes largement espacées qui luisaient dans un invisible brouillard à six pieds au-dessus de la tête d'Harlan. Il régla le système de commande et appuya sur le levier de départ qui fonctionna sans à-coups. La cabine ne bougea pas. Harlan ne s'attendait pas à ce qu'elle bougeât, il ne s'attendait à aucun mouvement ; ni vers le haut ni vers le bas, ni vers la gauche ni vers la droite, ni en avant ni en arrière. Et pourtant les espaces entre les baguettes s'étaient fondus en un néant gris qui était solide au toucher, bien que tout à fait immatériel. Il y avait la petite crispation stomacale, le léger vertige (peut-être tout subjectif), qui lui disaient que tout ce que la cabine contenait, y compris lui-même, se précipitait en avant à travers l'Éternité. Il avait pris place dans la cabine au 575e siècle, base d'opérations qui lui avait été assignée deux ans auparavant. A l'époque, le 575e siècle avait été le point le plus avancé où il eût jamais voyagé. Maintenant, il remontait vers le 2456e siècle. Dans des circonstances ordinaires, il se serait senti sans doute un peu désorienté devant cette perspective. Le siècle où il était né, le 95e pour être exact, était loin en arrière. C'était un siècle où l'utilisation de l'énergie atomique était strictement réglementée ; on y appréciait assez un mode de vie rustique, le bois naturel était un matériau de construction fort prisé, on exportait certaines catégories de boissons alcoolisées à presque toutes les époques et on y importait des graines de trèfle. Bien qu'Harlan ne fût pas revenu au 95e siècle depuis qu'il avait commencé de suivre un entraînement spécial et avait fait ses premières armes dès l'âge de quinze ans, il éprouvait toujours ce sentiment de malaise quand il s'éloignait de son époque d'origine. Au 2456e siècle, il se trouverait à près de 240 000 ans de celle-ci et c'est là une distance assez considérable, même pour un Éternel aguerri. En des circonstances ordinaires, il en aurait été ainsi. Mais cette fois, Harlan était dans un état d'esprit qui ne lui permettait guère de penser à autre chose qu'aux documents qui lui alourdissaient la poche et à sa mission qui le remplissait d'appréhension. Il était un peu effrayé, un peu tendu, un peu troublé. Ce furent ses mains qui, faisant d'elles-mêmes les gestes nécessaires, amenèrent la cabine au siècle convenu. Il était étrange qu'un technicien, quelle qu'en fût la raison, se sentît tendu ou nerveux. L'Éducateur Yarrow l'avait dit une fois : « Avant tout un Technicien doit être sans passion. Le Changement de Réalité qu'il introduit peut affecter l'existence de cinquante milliards de personnes. Un million d'entre elles ou plus peuvent l'être de façon telle qu'elles en acquièrent une nouvelle personnalité. Dans ces conditions, une tendance émotionnelle constitue un handicap certain. » Harlan chassa de sa mémoire la voix sèche de son instructeur avec un mouvement de tête presque sauvage. A l'époque, il n'avait jamais imaginé qu'il aurait lui-même les capacités voulues pour jouer un pareil rôle. Que lui importaient dans le Temps cinquante milliards d'individus? Un seul être comptait. Un seul. Il se rendit compte que la cabine était immobile et, se hâtant de remettre de l'ordre dans ses pensées, il redevint l'homme froid et impersonnel qu'un Technicien devait être et sortit. Naturellement, la cabine qu'il quitta n'était pas la même que celle où il avait pris place, en ce sens qu'elle n'était pas composée des mêmes atomes. Il ne s'en préoccupa pas plus qu'un autre Éternel ne l'aurait fait. S'intéresser à la mystique du voyage dans le Temps, plutôt que s'en tenir au fait lui-même, était le propre du débutant et du nouveau venu dans l'Éternité. Il s'arrêta à nouveau à la barrière infiniment mince de non-Espace et de non-Temps qui le séparait de l'Éternité dans un sens et du Temps ordinaire dans l'autre. Il s'agissait pour lui d'une section entièrement nouvelle de l'Éternité. Il en avait, bien sûr, une vague idée, s'étant renseigné sur elle dans le Manuel Temporel. Pourtant, rien ne pouvait remplacer l'expérience directe et il se prépara au choc initial lors de l'intégration. Il régla les commandes, ce qui était une opération fort simple au moment du passage dans l'Éternité (et beaucoup plus complexe lors du saut dans le Temps, type de passage comparativement moins fréquent). Il traversa la barrière énergétique et l'éclat de la lumière le fit loucher. D'un geste instinctif, il se protégea les yeux avec la main. Un homme se tenait devant lui. Harlan ne le distingua tout d'abord qu'à travers une sorte de brouillard. L'homme dit : « Je suis le Sociologue Kantor Voy. Je suppose que vous êtes le Technicien Harlan. » Harlan hocha la tête et dit : « Père Temps! Est-ce que cette espèce de décor n'est pas réglable? » Voy regarda autour de lui et demanda d'un ton conciliant : Vous voulez parler des couches moléculaires? — Évidemment », fit Harlan. Le Manuel en avait fait mention, mais il n'avait rien dit d'une telle débauche de lumière réfléchie. Harlan prit conscience que le désagrément éprouvé s'expliquait aisément. La civilisation du 2456e siècle était basée sur l'utilisation de la matière, comme c'était le cas pour la plupart des siècles, aussi pouvait-il s'attendre à une intégration immédiate. Il n'avait pas à redouter le complet désarroi suscité en tout individu provenant d'une époque où la culture était basée sur l'utilisation de la matière par les tourbillons d'énergie du 300e siècle ou les champs dynamiques du 600e. Au 2456e siècle, conformément à l'idée qu'un Éternel se faisait habituellement du confort, la matière était utilisée depuis les murs jusqu'au moindre clou. Bien sûr, il y avait matière et matière. Un individu originaire d'un siècle où la culture était basée sur l'utilisation de l'énergie aurait pu ne pas s'en rendre compte et ne voir dans toute matière que des variations mineures à partir d'une structure dense, lourde et barbare. Toutefois, pour Harlan, venant d'une époque axée sur l'utilisation de la matière, il y avait du bois, du métal (avec ses subdivisions en lourd et léger), des plastiques, des silicates, du ciment, du cuir, etc. Mais une matière composée uniquement de miroirs ! Telle fut sa première impression du 2456e siècle. Chaque surface réfléchissait la lumière et étincelait. Tout semblait n'être que surfaces parfaitement polies : c'était l'effet d'une mince couche moléculaire. Et dans la réflexion sans fin de lui-même, du Sociologue Voy, de tout ce qu'embrassait son regard, détails ou vision d'ensemble, sous tous les angles, régnait la confusion. Une confusion et une nausée horribles ! « Je suis confus, dit Voy. C'est la coutume du siècle et la Section qui est assignée à celui-ci considère que le fait d'adopter les usages partout où la chose est possible constitue un excellent entraînement. Au bout d'un certain temps, vous vous y habituerez. » Voy allait d'un pas rapide, au-dessus de l'image renversée d'un autre lui-même qui le suivait comme une ombre. Il parvint près d'un indicateur ultra-sensible dont il ramena au point zéro le cadran à graduation en spirale. Les réflexions disparurent; l'excès de lumière s'éteignit. Harlan sentit son monde reprendre pied. « Si vous voulez venir avec moi à présent », dit Voy. Harlan le suivit à travers des corridors vides qui, il le savait, avaient dû être quelques instants plus tôt une véritable débauche de lumière et de reflets, gravit un plan incliné, traversa une antichambre et pénétra dans un bureau. Durant ce bref trajet, il n'avait rencontré âme qui vive. Harlan y était habitué et trouvait la chose tellement naturelle qu'il aurait été surpris, presque choqué, si la vision fugitive d'une silhouette humaine se hâtant avait frappé son regard. Sans aucun doute, la nouvelle s'était répandue qu'un Technicien arrivait. Même Voy gardait ses distances et quand, accidentellement, la main d'Harlan frôla sa manche, il se recula avec un sursaut visible. Harlan fut un peu surpris d'en éprouver quelque amertume. Il avait cru que l'armure qu'il s'était forgée intérieurement était plus solide et qu'elle constituait une barrière plus efficace contre tout excès de sensibilité. S'il se trompait, si cette protection était devenue insuffisante, il ne pouvait y avoir qu'une seule raison à cela. Noys! Le Sociologue Kantor Voy se pencha en avant vers le Technicien d'une manière qui semblait assez amicale, mais Harlan remarqua machinalement qu'ils étaient assis face à face, de part et d'autre d'une table longue et assez large. Voy dit : « Je suis heureux qu'un Technicien de votre réputation s'intéresse au petit problème qui nous concerne. — Oui », dit Harlan avec la froideur impersonnelle qu'on attendait de lui. « Il présente certains aspects intéressants. » (Était-il assez impersonnel? Ses motifs réels devaient sûrement être apparents, et la sueur qui perlait à son front devait laisser voir sa culpabilité.) Il sortit d'une poche intérieure le diagramme du Changement de Réalité projeté. C'était l'exemplaire même qui avait été envoyé au Comité Pan-Temporel un mois auparavant. Lors de ses rapports avec le Premier Calculateur Twissell (le grand Twissell lui-même), Harlan avait eu quelque difficulté à mettre la main dessus. Avant d'ouvrir le pli, en le posant sur la table où il se déroulerait et serait maintenu par un champ paramagnétique de faible intensité, Harlan s'arrêta une fraction de seconde. La couche moléculaire qui recouvrait la table avait été amincie, mais non supprimée. Le mouvement de son bras arrêta son regard et l'espace d'un instant son propre visage se reflétant sur la table sembla l'examiner d'un air sombre. Il avait trente-deux ans, mais paraissait plus âgé. Il en était parfaitement conscient. Peut-être était-ce en partie son long visage et son front sombre au-dessus d'yeux plus sombres encore qui lui donnaient cet air rébarbatif et ce regard froid associés à la caricature du Technicien dans l'esprit de tous les Éternels. Peut-être était-ce simplement dû au fait qu'il avait conscience d'être un Technicien. Mais sans plus attendre, il fit passer le pli de l'autre côté de la table et en vint au fait. « Je ne suis pas Sociologue, monsieur. » Voy sourit. « Cela paraît extraordinaire, dit-il. Quand on commence par exprimer son manque de compétence en un domaine donné, cela implique habituellement qu'une platitude en ce domaine va suivre presque immédiatement. — Non, dit Harlan. Il ne s'agit pas d'une affirmation. Juste une requête. Je me demande si vous voudriez bien examiner ce bref exposé et voir si vous n'avez pas commis une petite erreur quelque part par ici. » Voy prit aussitôt un air grave. « J'espère que non », dit-il. Harlan avait un bras sur le dossier de son siège et l'autre sur ses genoux. Il ne fallait pas qu'il laisse ses mains tapoter nerveusement. Il ne devait pas se mordre les lèvres. Il ne devait rien laisser voir de ses sentiments. Depuis que l'orientation même de sa vie avait été ainsi modifiée, il avait examiné les projets des Changements de Réalité à mesure qu'ils passaient à travers les rouages grinçants de la voie hiérarchique aboutissant au Comité Pan-Temporel. En tant que Technicien affecté personnellement au service du Premier Calculateur Twissell, il pouvait arranger les choses en faisant une légère entorse à l'éthique professionnelle. D'autant plus que Twissell avait porté une attention toute particulière à son propre projet, qui était d'une extrême rigueur. (Ses narines frémirent : à présent, Harlan avait quelque idée de la nature de ce projet.) Harlan n'avait eu aucune certitude de trouver jamais en un temps raisonnable ce qu'il cherchait. La première fois qu'il jeta les yeux sur le projet de Changement de Réalité concernant la période allant du 2456e au 2781e siècle, Série Numéro V 5, il fut presque enclin à croire que sa faculté de raisonnement était faussée par son désir. Il avait passé toute une journée à vérifier et revérifier les équations et les relations, plein d'une incertitude fébrile, mêlée à une excitation croissante, et le fait qu'on lui ait du moins appris les principes de base des psychomathématiques le remplissait d'une amère gratitude. Voy examinait à présent ces mêmes documents codés d'un œil moitié étonné, moitié ennuyé. Il dit : « Il me semble, je dis bien il me semble, que tout est parfaitement en ordre. » Harlan reprit : « Je vous renvoie particulièrement à la question des caractéristiques des relations amoureuses au niveau de Réalité qui a cours dans la société de ce siècle. C'est là de la sociologie et je crois que c'est de votre ressort. C'est pourquoi je me suis arrangé pour vous voir quand j'arriverais, plutôt que quelqu'un d'autre. » Maintenant Voy fronçait les sourcils. Il demeurait poli, mais avec une certaine froideur. Il dit : « Les Observateurs affectés à notre Section sont hautement qualifiés. J'ai l'absolue certitude que ceux qui ont été désignés pour ce projet ont fourni des renseignements exacts. Avez-vous la preuve du contraire? — Nullement, Sociologue Voy. J'accepte leurs données. C'est le développement de ces données que je conteste. N'avez-vous pas un complexe à tension alternative travaillant là-dessus, si les données concernant les relations amoureuses sont prises en considération de façon correcte? » Voy le regarda fixement, puis un sentiment de soulagement l'envahit visiblement. « Bien sûr, Technicien, bien sûr. Mais cela se résout en une identité. Il y a un circuit de petites dimensions totalement autonome. J'espère que vous me pardonnerez d'utiliser un langage imagé plutôt que des expressions mathématiques précises. — Je vous en sais gré, dit Harlan froidement. Je ne suis pas plus Calculateur que Sociologue. — Dans ce cas, c'est parfait. Le complexe à tension alternative auquel vous faites allusion, ou le croisement à bifurcations multiples comme nous pourrions l'appeler, n'a pas d'importance. Les branches se rejoignent à nouveau et cela forme une route unique. Il n'était même nullement besoin de le mentionner dans notre rapport. — Si c'est vous qui le dites, monsieur, je m'en remets à votre jugement plus éclairé. Toutefois, il y a encore la question du C.M.N. » A ces initiales, le Sociologue fit la grimace ainsi qu'Harlan s'y attendait. C.M.N. — Changement Minimum Nécessaire. Le Technicien était un expert en la matière. Un Sociologue pouvait se considérer comme au-dessus de toute critique venant de non-spécialistes en tout ce qui concernait l'analyse mathématique du nombre infini des Réalités Temporelles possibles, mais en matière de C.M.N., le Technicien constituait l'autorité suprême. Les estimations fournies par un ordinateur ne suffisaient pas. Le plus vaste Computaplex jamais construit, confié au plus doué et au plus expérimenté des Calculateurs, ne pouvait faire mieux que d'indiquer les limites entre lesquelles le C.M.N. pouvait être localisé. C'était alors le Technicien, par l'examen des données, qui décidait du point exact à l'intérieur de ces limites. Un bon Technicien se trompait rarement. Un Technicien supérieur ne se trompait jamais. Harlan ne se trompait jamais. Il reprit : « Maintenant, le C.M.N. (il parlait froidement, d'un ton calme, prononçant en syllabes précises le Langage Intertemporel Standard) suggéré par votre Section implique qu'un accident spatial, entraînant la mort dans des conditions assez horribles d'une douzaine d'hommes au moins, devra se produire. — C'est inévitable, dit Voy avec un haussement d'épaules. — D'un autre côté, dit Harlan, je suggère que le C.M.N. puisse être réduit au simple déplacement d'un container d'un rayon à un autre. Voyez! » Il pointa son long doigt et d'un ongle blanc et soigné souligna légèrement une série de perforations. Silencieux et tendu, Voy considéra la situation avec une attention inquiète. Harlan reprit : « Cela n'altère-t-il pas la situation en ce qui concerne votre « bifurcation » quelque peu hâtive? Est-ce que ça ne fait pas pencher la balance, en changeant une probabilité minime en une presque certitude et cela ne mène-t-il donc pas à... — Pratiquement à l'E.O.D., murmura Voy. — Exactement à l'Effet Optimum Désiré », corrigea Harlan. Voy leva un visage sombre, hésitant entre l'inquiétude et la colère. Harlan remarqua machinalement qu'il y avait un espace entre les incisives supérieures de l'homme, cela lui donnait l'air d'un lapin, ce qui n'était guère en accord avec la violence contenue de ses paroles. « Je suppose que je vais avoir des nouvelles du Comité Pan-Temporel? dit Voy. — Je ne le pense pas. Pour autant que je sache, le Comité ignore tout. Du moins, le Changement de Réalité projeté m'a été transmis sans commentaires. » Il n'expliqua pas le mot « transmis », pas plus que Voy ne le questionna à ce sujet. « C'est vous qui avez découvert cette erreur alors? — Oui. — Et vous n'avez pas fait de rapport au Comité? — Non, je n'en ai pas fait. » Voy parut soulagé, puis il se durcit : « Pourquoi? — Très peu de gens auraient pu éviter cette erreur. J'ai senti que je pouvais la corriger avant que le dommage ne soit fait. C'est ce que j'ai fait. Pourquoi chercher plus loin? — Eh bien, merci, Technicien Harlan. Vous avez agi en ami. L'erreur de la Section qui, comme vous le dites, était pratiquement inévitable, aurait fait mauvais effet dans le dossier et aurait paru injustifiable. » Il se tut un instant, puis reprit : « Bien sûr, vu les altérations de personnalité qui seront produites par ce Changement de Réalité, la mort préalable de quelques individus n'a pas grande importance. » Harlan pensa avec indifférence : « Il n'a pas l'air vraiment reconnaissant. Il doit m'en vouloir. S'il s'arrête de penser, il sera encore plus mortifié de se voir sauvé de la catastrophe grâce aux remontrances d'un Technicien. Si j'étais Sociologue, il me serrerait la main, mais il ne le fera pas à un Technicien. Il justifie la condamnation d'une douzaine de personnes à l'asphyxie, mais il ne voudrait pas toucher à un Technicien. » Et sachant qu'il serait fatal de laisser croître le ressentiment de Voy, Harlan dit sans attendre : « J'espère que votre gratitude ira jusqu'à faire effectuer par votre Section un petit travail pour moi. — Un travail? — Il s'agit d'un Bio-diagramme. J'ai sur moi toutes les données nécessaires. J'ai aussi les éléments pour un Changement de Réalité concernant le 482e siècle. Je désire connaître l'effet du Changement sur la structure de probabilité d'une certaine personne. — Je ne suis pas tout à fait sûr, dit le Sociologue lentement, de bien comprendre. Vous êtes certainement en mesure de faire cela dans votre propre Section. — Bien entendu. Toutefois, ce en quoi je suis engagé est une recherche personnelle et je ne désire pas qu'elle figure dans les archives pour le moment. Il serait difficile de mener cette affaire dans ma propre Section sans... » Il fit un geste vague et laissa la phrase en suspens. Voy dit : « Ainsi vous ne désirez pas que cela passe par le canal officiel. — Je veux que cela reste confidentiel. Je désire une réponse confidentielle. — Eh bien, ma foi, cela est tout à fait irrégulier. Je ne peux donner mon accord. » Harlan fronça les sourcils : « Pas plus irrégulier que mon attitude lorsque j'ai évité de rapporter votre erreur au Comité Pan-Temporel. Vous n'avez élevé aucune objection à cela. Si nous devons être strictement réguliers en un cas, nous devons l'être tout autant dans l'autre. Vous me suivez, je pense? » Il lui suffit de regarder Voy pour s'en convaincre. Celui-ci tendit la main : « Puis-je voir les documents? » Harlan se détendit un peu. Le plus difficile était fait. Il examina avec attention le visage de Voy tandis que celui-ci se penchait au-dessus des feuillets qu'il avait apportés. Une seule fois le Sociologue parla : « A l'échelle du Temps, c'est là un Changement de Réalité minime. » Harlan saisit l'occasion et joua son va-tout : « C'est exact. Beaucoup trop petit, je pense. C'est là que réside le problème. C'est en dessous de la différence critique et j'ai choisi un individu comme cas-test. Naturellement, il ne serait guère prudent d'utiliser les moyens dont dispose notre propre Section jusqu'à ce que je sois certain d'avoir raison. » Voy ne réagit pas et Harlan se tut. Il était inutile d'aller trop loin et de se montrer imprudent. Voy se leva : « Je passerai cela à un de mes Bio-programmateurs. La chose restera entre nous. Vous comprenez toutefois qu'il ne faut pas considérer cela comme constituant un précédent. — Bien entendu. — Et si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais assister au Changement de Réalité. J'espère que vous nous ferez l'honneur de procéder vous-même au C.M.N. » Harlan approuva de la tête : « J'en prendrai l'entière responsabilité. » Deux des écrans de la salle de projection fonctionnaient quand ils entrèrent. Les ingénieurs les avaient déjà réglés selon les coordonnées spatio-temporelles correctes, puis étaient partis. Harlan et Voy étaient seuls dans la pièce étincelante. (Le dispositif à couche moléculaire réfléchissante était manifestement en marche, mais Harlan regardait les écrans.) Les deux images étaient immobiles. On aurait dit que toute vie en était absente car elles représentaient des instants mathématiques du Temps. L'une d'elles était en couleurs naturelles qui brillaient d'un vif éclat et elle montrait la chambre des moteurs de ce qu'Harlan savait être un vaisseau spatial expérimental. Une porte se fermait et il n'y avait plus de visible dans l'entrebâillement qu'une chaussure luisante faite d'une matière rouge à demi transparente. Elle ne bougeait pas. Rien ne bougeait. Si l'image avait été assez nette pour qu'on pût distinguer les poussières en suspension dans l'air, on aurait vu qu'elles étaient immobiles. Voy dit : « Pendant deux heures et trente-six minutes à partir de l'instant visualisé, cette chambre des machines restera vide. Ceci, dans la Réalité « normale ». — Je sais », murmura Harlan. Il était en train de mettre ses gants et d'un coup d'œil rapide il mémorisait déjà la position du container (but de son intervention) sur son étagère, évaluait le nombre de pas pour y parvenir, cherchait le meilleur endroit où il faudrait le transporter. Il jeta un regard à l'autre écran. Si la chambre des machines, qui se situait dans ce qu'on pouvait appeler le « présent » par rapport à cette Section de l'Éternité dans laquelle ils se trouvaient maintenant, était claire et en couleurs naturelles, l'autre scène, située, elle, à quelque vingt-cinq siècles dans « l'avenir », baignait dans une sorte d'éclat bleuté propre à toute vision du « futur ». C'était un port spatial. Un ciel d'un bleu profond, des immeubles tout de métal se dressant sur un terrain bleu-vert. Au premier plan, il y avait un cylindre bleu d'une forme bizarre, avec un renflement à la base, et deux autres semblables dans le fond. La partie supérieure, qui allait en s'effilant, s'enfonçait profondément dans les œuvres vives du vaisseau. Harlan fronça les sourcils. « Ils ont une drôle d'allure. — Électro-gravitique, dit Voy. Le 2481e siècle est le seul à utiliser ce principe pour la navigation spatiale. Pas de combustible chimique ou nucléaire. Au point de vue esthétique, la forme en est harmonieuse. Il est regrettable que nous devions introduire ici une modification. Bien regrettable. » Ses yeux se fixèrent sur Harlan avec une désapprobation visible. Harlan serra les lèvres. Il était normal que Voy ne soit pas d'accord puisque Harlan était le Technicien. En fait, un Observateur avait fourni des renseignements détaillés concernant l'usage de la drogue. Un Statisticien avait démontré que les récents Changements de Réalité avaient accru à tel point la consommation des stupéfiants qu'elle atteignait à présent le plus haut niveau jamais enregistré au cours de l'histoire humaine. Un certain Sociologue, probablement Voy lui-même, avait interprété les faits selon le profil psychiatrique d'une société. Finalement, un Calculateur avait établi le Changement de Réalité nécessaire pour ramener le taux de toxicomanie à un niveau raisonnable et il avait découvert, comme effet concomitant, que cela affecterait le système de propulsion spatiale électro-gravitique. Une douzaine, une centaine d'hommes appartenant à tous les échelons du Corps des Éternels avaient participé au projet. Mais c'était à présent à un Technicien comme lui d'intervenir. Se conformant aux données que tous les autres avaient réunies pour lui, ce devait être à lui de déclencher le Changement de Réalité. Et tous les autres le regarderaient dès lors avec une désapprobation hautaine. Leurs regards voudraient dire : « C'est vous, non pas nous, qui avez détruit cette chose magnifique. » Et pour cela, ils le condamneraient et l'éviteraient. Ils reporteraient leurs propres fautes sur ses épaules et le mépriseraient. Harlan dit d'un ton dur : « Ce ne sont pas les vaisseaux qui comptent. Ce qui nous intéresse, ce sont ces choses-là. » Ces « choses » étaient des êtres humains qui paraissaient des nains à côté du vaisseau spatial, de même que la Terre et la Société Terrestre semblent bien petites à l'échelle du vol spatial. On aurait dit de petits pantins disposés en groupes. Leurs bras et leurs jambes minuscules étaient dressés dans des positions qui semblaient artificielles, figés dans un instant du Temps. Voy haussa les épaules. Harlan était en train de régler le petit générateur de champ fixé à son poignet gauche. « Faisons d'abord ce travail. — Une minute. Je désire entrer en contact avec le Bioprogrammateur pour savoir combien de temps il devra vous consacrer. Je veux que ce travail soit fait, lui aussi. » Il manipula habilement un petit curseur mobile et il écouta d'une oreille exercée le cliquetis significatif qui en résulta. (Une autre caractéristique de cette Section de l'Éternité, pensa Harlan, les codes sonores non verbaux. C'était astucieux, mais d'un raffinement inutile, comme les couches moléculaires.) « Il dit que cela ne prendra pas plus de trois heures », dit enfin Voy. Soit dit en passant, il est vivement intrigué par le nom de la personne en cause : Noys Lambent. « C'est une femme, n'est-ce pas? » Harlan se sentit soudain la gorge sèche. « Oui. » Les lèvres de Voy s'incurvèrent en un lent sourire. « Intéressant. J'aimerais la rencontrer, sans qu'elle me voie. Nous n'avons pas eu de femme dans cette Section depuis des mois. » Harlan ne se sentit pas assez maître de lui pour répondre. Il regarda fixement le Sociologue, puis se détourna brusquement. S'il y avait un point faible dans l'Éternité, il concernait les femmes. Il s'en était rendu compte sans erreur possible presque depuis ses débuts dans l'Éternité, mais il n'en avait fait l'expérience personnelle que le jour où il avait rencontré Noys pour la première fois. Tout avait été facile jusque-là, mais depuis lors il avait trahi le serment qu'il avait prêté en tant qu'Éternel et tout ce à quoi il avait cru. Pourquoi? Pour Noys. Et il n'éprouvait aucun remords. C'était justement cela qui le mettait mal à l'aise. Il n'avait pas honte. Il ne se sentait nullement coupable devant les crimes de plus en plus graves qu'il avait commis, parmi lesquels le dernier en date, la modification d'un Bio-diagramme confidentiel dans un sens non conforme à l'éthique professionnelle, prenait presque figure de simple infraction sans gravité. Il irait jusqu'au bout et ne reculerait devant rien. Pour la première fois, cette idée s'imposa clairement à lui. Et bien qu'il la repoussât avec horreur, il savait que, étant venue une fois, elle reviendrait... Il était simplement conscient d'une chose : c'est qu'il ruinerait l'Éternité s'il le fallait. Le pire, c'est qu'il savait qu'il avait le pouvoir de le faire. 2 L'OBSERVATEUR Harlan se tenait sur le seuil au-delà duquel commençait le Temps et pensait à lui-même selon de nouveaux critères. Il existait des choses comme les idéaux, ou du moins les mots clefs, grâce auxquels et pour lesquels on vivait. Chaque période de la vie d'un Éternel avait sa raison d'être. Comment commençaient les « Principes de Bases »? « La vie d'un Éternel peut être divisée en quatre parties... » Tout cela marchait parfaitement et pourtant tout avait changé pour lui, irrémédiablement. Pourtant, il avait été fidèle à sa mission tout au long des quatre époques qui constituaient la vie d'un Éternel. Il y avait eu d'abord les quinze années durant lesquelles il n'était pas un Éternel, mais seulement un être temporel. Seul un être humain arraché au Temps, un Temporel, pouvait devenir un Éternel ; personne ne pouvait bénéficier de cette prérogative dès sa naissance. A l'âge de quinze ans, il avait été choisi par un processus rigoureux d'élimination et de sélection dont il ignorait à l'époque sur quels critères il était fondé. Il franchit le Saint des Saints et accéda à l'Éternité après un dernier et bouleversant adieu à sa famille. (Même alors il eut parfaitement conscience que, quoi qu'il arrive, il ne reviendrait jamais. Il ne devait apprendre la vraie raison de cela que longtemps après.) Une fois admis dans l'Éternité, il passa dix ans dans une école comme Novice, puis passa ses examens pour entrer dans sa troisième période, celle d'Observateur. Ce ne fut qu'après cela qu'il devint un Spécialiste et un véritable Éternel. La quatrième et dernière partie de la vie de l'Éternel : Temporel, Novice, Observateur et Spécialiste. Lui, Harlan, s'en était fort bien tiré. Il pouvait même dire brillamment. Il se rappelait avec une parfaite netteté le moment où son noviciat prit fin, celui où il devint membre à part entière de l'Éternité et, bien que non-Spécialiste, il avait déjà droit au titre d'« Éternel ». Il n'avait pas oublié. L'école achevée, le noviciat terminé, il était debout avec les cinq autres qui complétaient leur entraînement avec lui, les mains derrière le dos, les jambes légèrement écartées, regardant droit devant eux, attentifs. L'Éducateur Yarrow était derrière son bureau et leur parlait. Harlan se souvenait très bien de lui : c'était un homme de petite taille, vif, avec des cheveux roux en désordre et quelque chose d'un peu perdu dans le regard. (Il n'était pas rare de voir cette expression désemparée dans les yeux d'un Éternel — plus de foyer, plus d'attaches, le regret obsédant, inavoué et inavouable du seul siècle auquel il ne pourrait jamais revenir.) Harlan ne se rappelait pas des paroles exactes de Yarrow, bien sûr, mais le sens de son discours était resté très clair dans son esprit. Yarrow avait dit en substance : « Vous allez être des Observateurs désormais. Ce n'est pas une position très considérée. Les Spécialistes regardent ce travail comme celui d'un enfant. Peut-être vous, qui êtes des Éternels (il fit une pause délibérée après ce mot pour que chacun puisse se redresser et s'enorgueillir qu'un tel honneur lui fût échu), vous pensez de même. Sinon, vous êtes des fous qui ne méritent pas d'être des Observateurs. Les Calculateurs n'auraient aucun calcul à faire, les Bio-programmateurs aucun relevé biologique à effectuer, les Sociologues aucune société à mettre en diagrammes ; aucun des Spécialistes n'aurait quelque chose à faire s'il n'y avait l'Observateur. Je sais qu'on vous l'a déjà dit, mais je veux qu'il n'y ait aucun doute en votre esprit. » C'est vous, les jeunes, qui retournerez dans le Temps, dans des conditions particulièrement difficiles, pour rapporter des faits. Des faits froids, objectifs, que ne coloreront ni vos opinions ni vos préférences, comprenez-vous? Des faits suffisamment précis pour être introduits dans des machines à calculer. Des faits assez définis pour mettre sur pied les équations sociologiques. Des faits d'une rigueur telle qu'ils puissent servir de base à des Changements de Réalité. » Et n'oubliez pas ceci. Votre période au titre d'Observateur n'est pas quelque chose qu'on traverse aussi rapidement et avec autant de facilité que possible. C'est en tant qu'Observateur que vous ferez vos preuves. Ce n'est pas ce que vous avez fait à l'école, mais ce que vous ferez en tant qu'Observateur qui déterminera votre Spécialité et le niveau que vous y atteindrez. Cela va être votre cours de formation supérieure, Éternels, et un échec, même un petit échec, vous maintiendra en Instance, quelque brillantes que paraissent maintenant vos possibilités. C'est tout. » Il serra la main de chacun d'entre eux, et Harlan était plein de gravité, de fierté et de la volonté de se consacrer à sa tâche, persuadé que, parmi les privilèges qui s'attachaient à la condition d'Éternel, le plus grand résidait dans le fait qu'il allait être à présent responsable du bonheur de tous les êtres humains qui étaient ou qui seraient jamais dans la dépendance de l'Éternité. Il était pénétré d'une sorte de crainte respectueuse devant ses nouveaux pouvoirs. Ses premières missions furent peu importantes et sous le contrôle étroit de ses supérieurs, mais ses talents s'affirmèrent grâce à l'expérience acquise au cours d'une douzaine de Changements de Réalité effectués dans autant de siècles. Dans sa cinquième année d'Observateur, il fut promu Agent en titre en cours de mission et affecté au 482e siècle. Pour la première fois, il travaillerait sans surveillance et la connaissance de ce fait lui enleva quelque peu de son assurance quand il vint faire son premier rapport au Calculateur chargé de la Section. C'était le Calculateur en Second Hobbe Finge, dont les lèvres pincées dans une expression de méfiance et l'air renfrogné semblaient ridicules dans un visage tel que le sien. Il avait un bouton rond pour nez, deux boutons plus larges pour joues. Il ne lui manquait qu'une touche de rouge et une frange de cheveux blancs pour être transformé en l'image du Mythe Primitif de saint Nicolas. Ou du Père Noël ou de Kriss Kringle. Harlan connaissait ces trois noms. Il doutait qu'un seul Éternel sur cent mille eût jamais entendu parler d'eux. Harlan prenait un plaisir secret et un peu honteux à la connaissance de ce genre d'arcanes. Dès ses premiers jours à l'école, il avait enfourché le dada de l'Histoire Primitive et l'éducateur Yarrow l'avait encouragé. Harlan était devenu réellement friand de ces siècles étranges et pervertis qui s'étendaient non seulement avant le début de l'Éternité au 27e siècle, mais avant même l'invention du Champ Temporel lui-même, au 24°. Il avait utilisé de vieux livres et des périodiques dans ses études. Il voyagea même très loin en arrière vers les premiers siècles de l'Éternité, quand il put en obtenir l'autorisation, pour consulter de meilleures sources. Pendant plus de quinze ans, il s'était arrangé pour rassembler une remarquable bibliothèque, presque toute imprimée sur papier. Il y avait un volume écrit par un homme appelé H.G. Wells, un autre par un homme appelé W. Shakespeare, quelques manuels d'histoire en lambeaux. Par-dessus tout, il y avait surtout la collection complète d'un hebdomadaire reliée en volumes qui prenait une place considérable, mais que, par sentiment, il ne pouvait se résoudre à microfilmer. Parfois, il se perdait dans un monde où la vie était la vie, et la mort la mort; où on prenait des décisions irrévocables; où le mal ne pouvait être empêché, ni le bien encouragé, et où la bataille de Waterloo, une fois perdue, était réellement perdue pour de bon. Il y avait même un fragment de poésie qu'il gardait comme un trésor, où on montrait qu'un doigt mouvant ayant écrit une fois ne pouvait jamais être ramené à effacer. Et il était difficile ensuite — on en éprouvait presque un choc — de réadapter son esprit à l'Éternité et à un univers dans lequel la Réalité était quelque chose de fluctuant et d'évanescent, quelque chose que des hommes comme lui pouvaient tenir dans la paume de leurs mains et remodeler selon un meilleur schéma. L'image de saint Nicolas s'effaça quand Hobbe Finge lui parla sans ambages et entra dans le vif du sujet. « Vous pouvez commencer dès demain par un travail de routine : l'examen méthodique du niveau de Réalité qui vous a été assigné. Je veux un rapport bien fait, consciencieux et exact. Aucune négligence ne sera admise. Votre premier diagramme spatio-temporel sera prêt pour vous demain matin. Compris? — Oui, Calculateur », dit Harlan. Il décida dès cet instant que lui et le Calculateur en Second Hobbe Finge ne s'entendraient pas et il le regretta. Le lendemain matin, Harlan reçut son diagramme sous forme de cartes perforées fort complexes éjectées par le Computaplex. Il utilisa un décodeur de poche pour le traduire en Intertemporel Standard tant il était désireux de ne pas faire la moindre faute dès le début. Bien entendu, il avait atteint le stade où il pouvait lire les perforations directement. Le diagramme lui disait où et quand il pouvait aller dans le monde du 482e siècle et où et quand il ne pouvait pas; ce qu'il pouvait faire et ce qu'il ne pouvait pas faire; ce qu'il devait éviter à tout prix. Il ne devait intervenir qu'aux lieux et aux époques où sa présence ne constituait pas un danger pour la Réalité. Il n'allait pas se sentir très à l'aise au 482e siècle. Ce n'était pas comme son propre temps d'origine, austère et conformiste. C'était une époque sans éthique ni principes, selon l'idée qu'il se faisait des siècles possédant une culture analogue. Elle était hédoniste, matérialiste et matriarcale. C'était la seule époque (il le vérifia dans la documentation après des recherches approfondies) pratiquant l'ectogenèse sur une vaste échelle, à tel point que 40 % des femmes donnaient naissance à des enfants par la seule introduction d'un ovule fertilisé dans l'ovaire. Les mariages se faisaient et se défaisaient par consentement mutuel et ils n'avaient d'autre valeur juridique que celle d'un accord personnel sans force contraignante. L'union contractée dans le but de procréer n'avait évidemment rien à voir avec les fonctions sociales du mariage et il reposait sur des critères purement eugéniques. Pour mille raisons, Harlan pensait que cette société était malade et qu'elle aspirait donc à un Changement de Réalité. Plus d'une fois, il lui apparut que sa propre présence dans ce siècle, en tant qu'individu venu d'une autre époque, pouvait faire dévier le cours de son histoire. Si sa simple présence, qui constituait un élément perturbateur, pouvait exercer une influence décisive à quelque point clef, une autre séquence de probabilités deviendrait réelle, une séquence dans laquelle des millions de femmes à la recherche du plaisir se trouveraient transformées en véritables mères, n'éprouvant que des sentiments purs. Elles seraient dans une autre Réalité, avec tous les souvenirs appartenant en propre à celle-ci, incapables de dire, de rêver ou d'imaginer qu'elles avaient jamais été autre chose. Malheureusement, pour faire cela, il lui faudrait sortir des limites du diagramme spatio-temporel et c'était impensable. Même s'il n'en avait pas été ainsi, franchir les limites au hasard pouvait changer la Réalité de bien des manières. Elle risquait d'être pire. Seuls une analyse et des calculs minutieux étaient à même d'indiquer avec précision la nature d'un Changement de Réalité. En apparence, quelles que fussent ses convictions personnelles, Harlan restait un Observateur, et l'Observateur idéal était simplement un ensemble de centres nerveux doués de sensibilité et de perception, reliés à un mécanisme moteur chargé de rédiger des rapports. Entre la perception et le rapport, aucun élément d'ordre émotif ne devait intervenir. A cet égard, les rapports d'Harlan étaient la perfection même. Le Calculateur en Second Finge le convoqua après son second rapport hebdomadaire. « Je vous félicite, Observateur, dit-il d'une voix sans chaleur, pour l'exposé et la clarté de vos rapports. Mais que pensez-vous réellement ? » Harlan chercha refuge dans une formule aussi impersonnelle que si elle avait été laborieusement taillée dans du bois du 95e siècle. Il dit : « Je n'ai aucune pensée personnelle sur cette question. — Allons donc! Vous êtes du 95e siècle et nous savons tous deux ce que cela signifie. Ce siècle doit certainement vous déconcerter. » Harlan haussa les épaules. « Est-ce que quoi que ce soit dans mes rapports vous incite à penser que je suis troublé? » Cela frôlait l'impudence et le tapotement des ongles carrés de Finge sur le bureau le montrait. Il insista : « Répondez à ma question. » Harlan dit : « Sociologiquement, maintes facettes du siècle représentent un extrême. Les trois derniers Changements de Réalité effectués dans les séquences temporelles proches ont accentué cela. En fin de compte, je pense qu'on pourrait redresser la situation. Les extrêmes sont toujours le signe d'un déséquilibre. — Ainsi vous avez pris la peine de vérifier les Réalités passées concernant ce siècle? — En tant qu'Observateur, je dois vérifier tous les faits pouvant présenter quelque intérêt. » C'était une dérobade. Harlan avait évidemment le droit et le devoir de vérifier ces faits. Finge devait le savoir. Chaque siècle était continuellement secoué par des Changements de Réalité. Aucune Observation, aussi minutieuse soit-elle, ne pouvait jamais demeurer longtemps sans revérification. Il était d'une pratique courante dans l'Éternité de soumettre chaque siècle à une Observation permanente. Et pour Observer de façon valable, on devait être à même de présenter non seulement les faits de la Réalité en cours, mais aussi leurs rapports avec ceux des Réalités précédentes. Pourtant, il semblait bien à Harlan que ces questions indiscrètes sur ses opinions d'Observateur n'étaient pas une simple mesure vexatoire de la part de Finge. Celui-ci semblait délibérément hostile. Une autre fois il dit à Harlan (après avoir envahi le petit bureau de ce dernier pour apporter les nouvelles) : « Vos rapports sont en train de créer une impression très favorable au sein du Comité Pan-Temporel. » Harlan marqua un temps, incertain, puis murmura : « Merci. — Tout le monde se plaît à reconnaître que vous faites preuve d'un degré de pénétration peu commun. — Je fais de mon mieux. » Finge demanda soudain : « Avez-vous jamais rencontré le Premier Calculateur Twissell? — Le Calculateur Twissell? (Les yeux d'Harlan s'agrandirent). Non, monsieur, pourquoi me demandez-vous cela? — Il paraît particulièrement intéressé par vos rapports. » Les joues rondes de Finge s'affaissèrent, son visage s'assombrit et il changea de sujet, « Pour moi, il semble que vous ayez développé une philosophie qui vous est propre, une certaine conception de l'Histoire. » La tentation démangea Harlan. La vanité et la prudence luttèrent en lui et la première l'emporta. « J'ai étudié l'Histoire Primitive, monsieur. — L'Histoire Primitive! A l'école? — Pas exactement, Calculateur. De moi-même. C'est mon... dada. C'est comme de regarder l'Histoire demeurer immobile, « gelée »! On peut l'étudier en détail alors que les siècles de l'Éternité sont toujours changeants. » Il s'échauffa un peu à cette pensée. « C'est comme si l'on prenait une série de photogrammes extraite d'un film et qu'on étudie soigneusement chacun d'eux. On remarque ainsi nombre de choses qui n'apparaîtraient pas si l'on se contentait de regarder le film en cours de projection. Je pense que ça m'aide beaucoup pour mon travail. » Finge le fixa avec ébahissement, haussant les sourcils et se retira sans mot dire. Par la suite, il lui arriva de ramener la question sur le tapis et d'évoquer à nouveau l'Histoire Primitive. Il écoutait alors les propos réticents d'Harlan sans que son visage rebondi laissât rien voir de ses sentiments. Harlan ne savait pas trop s'il devait regretter toute l'affaire ou s'il fallait y voir une possibilité de hâter son propre avancement. Il opta pour le premier terme de l'alternative quand, le dépassant un jour dans le Couloir A, Finge dit abruptement et de façon à être entendu de tous : « Grand Temps, Harlan, ne souriez-vous donc jamais? » La pensée que Finge le haïssait traversa soudain l'esprit de Harlan. Dès cet instant, ses propres sentiments prirent le même cours et il se mit à détester cordialement le Calculateur. Trois mois d'enquête à travers le 482e siècle lui avaient suffi pour découvrir pratiquement tout ce qui présentait quelque intérêt et il ne fut pas surpris de s'entendre appeler subitement au bureau de Finge. Il s'attendait à se voir confier un autre travail. Son rapport final était prêt depuis plusieurs jours. Le 482e siècle était désireux d'exporter davantage de textiles à base de cellulose à des siècles de déboisement intense, tel que le 1174e siècle, mais il répugnait à accepter du poisson fumé en échange. Il avait établi une longue liste de problèmes analogues, méthodiquement classés et analysés. Il prit avec lui le brouillon de son rapport. Mais il ne fut nullement question du 482e siècle. Au lieu de cela, Finge le présenta à un petit homme desséché et ridé, avec de rares cheveux blancs et une tête de gnome où se lisait un perpétuel sourire qui, passant d'un extrême à l'autre, exprima tour à tour l'anxiété et la bonne humeur sans jamais s'effacer complètement. Il tenait une cigarette allumée entre ses doigts jaunis. C'était la première cigarette qu'Harlan eût jamais vue, autrement il aurait porté plus d'attention à l'homme, moins au cylindre fumant et il aurait été moins pris au dépourvu lorsque Finge le présenta. « Monsieur le Calculateur Twissell, voici Andrew Harlan. » Sous l'effet de la surprise, le regard d'Harlan passa de la cigarette du petit homme à son visage. Le Premier Calculateur Twissell dit d'une voix aiguë : « Comment allez-vous? Ainsi voilà le jeune homme qui écrit ces excellents rapports? » Harlan resta sans voix. Laban Twissell était une légende, un mythe vivant. Laban Twissell était un homme qu'il aurait dû reconnaître du premier coup. C'était le Calculateur le plus éminent de l'Éternité, ce qui était une autre manière de dire qu'il était le plus éminent Éternel vivant. Il était le doyen du Comité Pan-Temporel. Il avait dirigé plus de Changements de Réalité que n'importe quel autre homme dans l'histoire de l'Éternité. Il était... Il avait... Harlan perdit pied et resta tout désemparé. Il hocha la tête avec un sourire stupide et ne dit rien. Twissell porta sa cigarette à ses lèvres, aspira rapidement et l'écarta. « Laissez-nous, Finge. Je désire parler à ce garçon. » Finge se leva, murmura quelque chose et sortit. Twissell dit : « Vous paraissez nerveux, mon garçon. Il n'y a aucune raison de l'être. » Mais rencontrer Twissell ainsi causait un choc. Il est toujours déconcertant de découvrir que quelqu'un que vous aviez imaginé comme un géant mesure en fait un mètre soixante à peine. Le cerveau d'un génie pouvait-il réellement tenir derrière ce iront fuyant, chauve et lisse? Était-ce une intelligence aiguë ou simplement de la bonne humeur qui rayonnait de ces petits yeux clignotant au milieu de milliers de rides? Harlan ne savait que penser. La cigarette sembla lui faire perdre le peu de présence d'esprit qui lui restait. Il fit visiblement la grimace quand une bouffée de fumée l'atteignit. Les yeux de Twissell se rétrécirent comme s'il essayait de voir à travers le rideau de fumée et avec un accent horrible il demanda dans le dialecte du dixième millénaire : « Zeriez-fous blus à l'aise si en votre propre dialecte je parlais, garzon? » Harlan, sentant un rire hystérique le gagner, dit prudemment : « Je parle très bien l'Intemporel Standard, monsieur. » Il dit cela dans l'Intertemporel que lui et tous les autres Éternels avec qui il était entré en contact avaient toujours utilisé depuis ses premiers mois dans l'Éternité. « Absurde, dit Twissell d'un ton impérieux. Peu m'importe l'Intemporel. Mon parler du dixième millénaire est plus que parfait. » Harlan devina que, depuis plus de quarante ans, Twissel ne devait plus utiliser les dialectes particuliers à chaque époque. Mais apparemment satisfait d'avoir donné son opinion, il se mit à parler l'Intertemporel et poursuivit : « Je vous offrirais bien une cigarette, mais je suis sûr que vous ne fumez pas. Bien rares sont les époques où l'on ne désapprouve pas l'usage du tabac. En fait, les bonnes cigarettes ne sont faites qu'au 72e siècle et les miennes doivent être importées de là. Je vous donne cette indication pour le cas où vous deviendriez jamais fumeur. Tout cela est bien triste. La semaine dernière, je me suis trouvé coincé au 123e siècle pendant deux jours. Rien à fumer. Même dans la Section de l'Éternité affectée à cette époque. Les Éternels de là-bas ont réformé les mœurs. Si j'avais allumé une cigarette cela aurait été comme si le ciel s'était effondré. Il m'arrive parfois de penser que j'aimerais établir les coordonnées d'un seul grand Changement de Réalité et balayer tous les tabous séculaires contre le tabac; seulement tout Changement de Réalité tel que celui-ci provoquerait des guerres au 58e siècle ou une société esclavagiste au 1000e. Toujours un obstacle. » Harlan fut d'abord intrigué, puis inquiet. Ce bavardage sans rapport avec ce qui l'amenait devait certainement cacher quelque chose. La gorge un peu serrée, il dit : « Puis-je vous demander pourquoi vous avez voulu me voir, monsieur? — Vos rapports me plaisent, mon garçon. » Il y eut un éclair de joie voilée dans les yeux d'Harlan, mais il ne sourit pas. « Merci, monsieur. — C'est du travail d'artiste. Vous êtes intuitif. Vous sentez fortement. Je crois savoir quelle est la position qui vous convient dans l'Éternité et je suis venu vous l'offrir. » Harlan pensa : « Je ne peux pas croire cela. » Il s'efforça de garder un ton neutre. « Vous me faites grand honneur, monsieur », dit-il. Sur ce, le Premier Calculateur Twissell ayant achevé sa cigarette en fit apparaître une autre dans sa main gauche comme par enchantement, et l'alluma. Tout en fumant, il reprit — Par le Temps, mon garçon, vous parlez comme si vous récitiez un rôle. Grand honneur, bah ! Sottises ! Billevesées ! Dites ce que vous pensez en langage clair. Vous êtes content, hein? — Oui, monsieur, dit Harlan prudemment. — Parfait. Vous pouvez l'être. Est-ce que ça vous dirait d'être Technicien? — Technicien! s'exclama Harlan en se levant d'un bond. — Asseyez-vous. Asseyez-vous. Vous semblez surpris. — Je n'avais jamais songé à être Technicien, Calculateur Twissell. — Non, dit Twissell d'un ton sec, en un sens, personne n'y songe. On s'attend à n'importe quoi sauf à cela. Pourtant les Techniciens sont durs à trouver et on en demande toujours. Aucune Section de l'Éternité ne considère qu'elle en a suffisamment. — Je ne pense pas que je sois fait pour cela. — Vous voulez dire que vous n'êtes pas fait pour accepter un travail qui comporte des difficultés. Par le Temps, si vous êtes dévoué à l'Éternité, comme je crois que vous l'êtes, vous ne vous en ferez pas pour cela. Ainsi les imbéciles vous éviteront et vous vous sentirez en butte à l'ostracisme. Vous vous y habituerez. Et vous aurez la satisfaction de savoir qu'on a besoin de vous, et diablement encore. Et moi en particulier. — Vous, monsieur? Vous spécialement? — Oui. » Le sourire du vieil homme se fit plus aigu. « Vous ne serez pas seulement Technicien. Vous serez mon Technicien personnel. Vous aurez un statut spécial. Qu'en pensez-vous à présent? — Je ne sais pas, monsieur. Peut-être n'ai-je pas la compétence voulue. » Twissell hocha la tête d'un air convaincu. « J'ai besoin de vous. C'est exactement vous qu'il me faut. Vos rapports m'assurent que vous avez ce que j'exige là. » D'un geste vif, il se frappa le front de l'index (Harlan remarqua son ongle cannelé). « Votre dossier de Novice est bon; les Sections pour lesquelles vous avez Observé ont fait des rapports favorables. Enfin, le rapport de Finge était le plus valable de tous. » Harlan était vraiment surpris. « Le rapport du Calculateur Finge était favorable? — Vous ne vous attendiez pas à cela? — Je... je ne sais pas. — En fait, mon garçon, je n'ai pas dit qu'il était favorable. J'ai dit qu'il était valable. Car le rapport de Finge n'était pas favorable. Il demandait instamment que vous soyez écarté de tout travail concernant les Changements de Réalité. Il insinuait qu'il serait plus prudent de vous maintenir dans le Service d'Entretien. » Harlan rougit. « Quels motifs invoquait-il pour parler ainsi, monsieur? — Il semble que vous ayez un dada, mon garçon. Vous vous intéressez à l'Histoire Primitive, hein? » Il gesticulait avec sa cigarette et Harlan, oubliant dans sa colère de régler sa respiration, avala un nuage de fumée et fut pris d'une toux incoercible. Twissell regarda le jeune Observateur d'un œil indulgent et dit : « N'est-ce pas exact? » Harlan commença : « Le Calculateur Finge n'avait pas le droit... — Allons, allons! Je vous dis ce qu'il y avait dans le rapport parce que c'est en relation avec la raison pour laquelle j'ai le plus besoin de vous. En fait, le rapport était confidentiel et vous devez oublier que je vous ai dit ce qu'il contenait. De façon permanente, mon garçon. — Mais qu'est-ce qu'il y a de mal à s'intéresser à l'Histoire Primitive? — Finge pense que votre intérêt en ce domaine révèle un fort Désir-du-Temps. Vous me comprenez, n'est-ce pas? » Harlan comprenait. Il était impossible d'éviter ce jargon de psychiatre. Cette phrase en particulier. Chaque membre de l'Éternité était supposé avoir une forte tendance, d'autant plus forte qu'elle était officiellement refoulée dans toutes ses manifestations, à retourner, non pas nécessairement à son propre Temps, mais à tout le moins à quelque époque définie; à s'intégrer à un siècle particulier, plutôt qu'à voyager de siècle en siècle libre de toute attache temporelle. Bien entendu, chez la plupart des Éternels, cette tendance demeurait profondément enfouie dans l'inconscient. — Je ne pense pas que ce soit le cas, dit Harlan. — Moi non plus. En fait, je pense que votre dada est intéressant et précieux. Comme je l'ai dit, c'est pour cette raison que j'ai besoin de vous. Je veux que vous appreniez à un Novice que je vous présenterai tout ce que vous savez et tout ce que vous pouvez apprendre sur l'Histoire Primitive. Entre-temps, vous serez aussi mon Technicien personnel. Vous commencerez dans quelques jours. Cela vous convient-il? » Si cela lui convenait? Avoir la permission officielle d'apprendre tout ce qu'il pouvait sur les jours d'avant l'Éternité? Être l'assistant personnel du plus grand de tous les Éternels? Même l'inconvénient que représentait le statut de Technicien paraissait supportable dans de telles conditions. Sa prudence, toutefois, ne l'abandonna pas tout à fait. Il dit : « Si cela est nécessaire pour le bien de l'Éternité, monsieur... — Pour le bien de l'Éternité? » cria le petit gnome avec une excitation soudaine. Il jeta son mégot avec une telle énergie qu'il heurta le mur et rebondit dans un bouquet d'étincelles. J'ai besoin de vous pour l'existence même de l'Éternité. » 3 LE NOVICE Harlan était depuis plusieurs semaines au 575e siècle avant qu'il ne rencontre Brinsley Sheridan Cooper. Il avait eu le temps de s'habituer à son nouvel environnement et à la netteté glacée du verre et de la porcelaine. Il apprit à porter l'insigne de Technicien sans trop de répugnance et à ne pas envenimer les choses. Pour cela, il dérobait aux regards ledit insigne en le tournant du côté d'un mur ou en le dissimulant derrière un objet quelconque qu'il tenait bien en évidence. Les gens souriaient avec dédain de le voir faire et devenaient plus froids comme s'ils le soupçonnaient de vouloir surprendre leur amitié sous de faux prétextes. Le Premier Calculateur Twissell lui apportait quotidiennement des problèmes à résoudre. Harlan les étudiait et rédigeait ses analyses en projets qui étaient récrits quatre fois, ce qui ne l'empêchait pas de remettre la dernière version à contrecœur. Twissell semblait apprécier son travail et hochait la tête en disant : « Bien, bien. » Puis de ses yeux bleus de vieillard il lançait un regard aigu et rapide à Harlan et avec un mince sourire il disait : « Je ferai analyser cette hypothèse par le Computaplex. » Il appelait toujours l'analyse une ce hypothèse ». Il ne révélait jamais à Harlan le résultat du test du Computaplex et Harlan n'osait lui poser de question. On ne lui demandait jamais de mettre une de ses propres analyses en pratique et il en éprouvait un certain découragement. Cela signifiait-il qu'on ne confiait pas ses déductions au Computaplex, qu'il n'avait pas choisi l'élément de base qu'il fallait pour procéder à un Changement de Réalité, qu'il n'avait pas l'art de voir quel Changement Minimum Nécessaire s'imposait dans une situation donnée? (Ce n'est que plus tard qu'il devint suffisamment sophistiqué pour employer les initiales C.M.N.) Un jour, Twissell entra dans son bureau avec un individu timide et gauche qui osait à peine lever les yeux pour croiser le regard d'Harlan. Twissell dit : « Technicien Harlan, je vous présente le Novice B.S. Cooper. » Harlan le salua d'un « Bonjour » machinal, jaugea l'homme du regard et ne fut pas impressionné. C'était un garçon de petite taille, avec des cheveux noirs et une raie au milieu. Il avait un menton étroit, des yeux bruns d'une nuance indéfinissable, des oreilles plutôt grandes et il se rongeait les ongles. Twissell dit : « Voilà le garçon à qui vous aurez à apprendre l'Histoire Primitive. — Grand Temps! » dit Harlan avec un intérêt soudain accru. « Bonjour! » Il avait presque oublié. Twissell dit : « Vous conviendrez avec lui d'un emploi du temps, Harlan. Si vous pouviez trouver deux après-midi par semaine, je pense que ce serait parfait. Utilisez votre propre méthode d'enseignement. Je vous laisse les mains libres. Si vous aviez besoin de microfilms ou de vieux documents, dites-le-moi, et s'ils existent dans l'Éternité ou dans n'importe quelle partie du Temps qu'on puisse atteindre, nous les obtiendrons. D'accord? » Selon son habitude, il fit apparaître une cigarette allumée qui sembla jaillir du néant et l'air s'empuantit de fumée. Harlan toussa et, d'après la grimace que fit le Novice, il était évident que ce dernier en aurait fait autant s'il avait osé. Après le départ de Twissell, Harlan dit : « Eh bien, asseyez-vous. » Il hésita un moment, puis ajouta d'un ton décidé : « Mon petit. Asseyez-vous, mon petit. Mon bureau n'est pas grand, mais vous y serez chez vous chaque fois que nous travaillerons ensemble. » Harlan était dévoré d'impatience. Ce projet était le sien\ L'Histoire Primitive était quelque chose qui lui appartenait en propre. Le Novice leva les yeux (en fait pour la première fois) et dit d'une voix hésitante : « Vous êtes Technicien. » L'excitation et l'ardeur de Harlan tombèrent presque d'un coup. « Et alors? — Rien, dit le Novice. Simplement, je... — Vous avez entendu le Calculateur Twissell s'adresser à moi comme à un Technicien, n'est-ce pas? — Oui, monsieur. — Pensiez-vous que la langue lui avait fourché? Qu'il disait quelque chose de trop péjoratif pour être vrai? — Non, monsieur. — Vous semblez avoir du mal à vous exprimer, pourquoi?» demanda Harlan brutalement et au moment même où il disait cela, il se sentit un peu honteux. Cooper rougit. « Je ne suis pas très bon en Intertemporel Standard. — Pourquoi? Depuis combien de temps êtes-vous Novice? — Moins d'un an, monsieur. — Un an? Quel âge avez-vous, Grand Temps? — Vingt-quatre physio-années, monsieur. Harlan écarquilla les yeux. « Êtes-vous en train d'essayer de me dire qu'ils vous ont pris dans l'Éternité à vingt-trois ans? — Oui, monsieur. » Harlan s'assit et se frotta les mains. C'était tout simplement impossible. L'âge d'admission à l'Éternité était de quinze à seize ans. Qu'est-ce que c'était que cette histoire? Twissell essayait-il à nouveau de le mettre à l'épreuve? Il dit : « Asseyez-vous et reprenons depuis le début. Votre nom en entier et votre temps d'origine? » Le Novice balbutia : « Brinsley Sheridan Cooper, du 78e siècle, monsieur. » Harlan s'adoucit presque. Ce n'était pas très éloigné. A dix-sept siècles seulement de sa propre époque. Presque un voisin temporel. Il reprit : « Vous intéressez-vous à l'Histoire Primitive? — Le Calculateur Twissell m'a demandé de l'apprendre. Je n'en sais pas grand-chose. — Qu'étudiez-vous en dehors de cela? — Les mathématiques. Les principes et la technique du voyage temporel. Pour l'instant, je n'en suis qu'aux principes de base. Au 78e siècle, j'étais un Contrôleur de Compteur de Vitesse sous vide. » Il n'était pas nécessaire de demander en quoi ça consistait. Il pouvait s'agir d'un système de nettoyage par aspiration, d'une machine à calculer ou d'un système de peinture au pistolet. N'importe quoi, en somme. Harlan n'était pas particulièrement intéressé. Il demanda : « Avez-vous quelques connaissances d'Histoire ? Sur une époque ou un sujet particuliers? — J'ai étudié l'Histoire Européenne. — De l'ère politique qui vous concerne, je suppose? — Oui, je suis né en Europe. Bien entendu, on nous a appris surtout l'Histoire moderne. Après les révolutions de 54, je veux dire de 7554. — Très bien. La première chose que vous ayez à faire, c'est de l'oublier. Ça ne veut rien dire. L'Histoire qu'on essaie d'apprendre aux Temporels varie avec chaque Changement de Réalité. On ne s'en rend d'ailleurs pas compte. Dans chaque Réalité, l'histoire est la seule qui soit. C'est justement ce qui est si différent dans l'Histoire Primitive. C'est ce qui fait sa beauté. Christophe Colomb et Washington, Mussolini et Hereford, tous existent. » Cooper sourit faiblement. Il passa son petit doigt sur sa lèvre supérieure et, pour la première fois, Harlan remarqua comme un duvet qui pouvait passer pour un embryon de moustache. Cooper dit : « Je n'arrive pas tout à fait... à m'y habituer depuis que je suis ici. — Vous habituez à quoi? — A être à cinq cents siècles de mon temps d'origine. — J'en suis presque aussi loin moi-même. Je suis du 95e siècle. — Ce n'est pas la même chose. Vous êtes plus âgé que je ne le suis et, d'une certaine manière, je suis pourtant de dix-sept siècles plus âgé que vous. Je pourrais être votre arrière-arrière-arrière-grand-père. — Où est la différence? Supposez que vous le soyez. — Eh bien, il faut le temps de s'habituer à cette idée. » Il y avait une trace de rébellion dans la voix du Novice. « Il en est ainsi pour chacun d'entre nous », dit Harlan d'un ton froid, et il se mit à parler des Primitifs. Trois heures s'étaient déjà écoulées et il était encore en train d'expliquer pourquoi il y avait des siècles avant le premier siècle. (« Mais est-ce que le premier siècle n'est pas le premier! » avait demandé plaintivement Cooper.) Harlan termina en donnant un livre au Novice; ce n'était pas un très bon livre, en fait, mais il lui servirait d'introduction. « Je vous donnerai de meilleurs documents à mesure que nous progresserons », dit-il. Au bout d'une semaine, la moustache de Cooper était devenue une ligne broussailleuse un peu plus fournie qui lui donnait dix ans de plus et accentuait l'étroitesse de son menton. En fin de compte, décida Harlan, cette moustache ne lui allait guère. Cooper dit : « J'ai fini votre livre. — Quelles conclusions en avez-vous tirées? — En un sens... » Il fit une longue pause, puis il reprit : « A certains égards, le Primitif tardif ressemblait assez au 78e siècle. Cela m'a fait penser à mon époque, voyez-vous. A deux reprises, j'ai songé à ma femme. » Harlan explosa : « Votre femme! — J'étais marié avant de venir ici. — Grand Temps ! Ont-ils amené votre femme aussi ? » Cooper secoua la tête. « Je ne sais même pas si elle a subi un Changement l'année dernière. Si c'est le cas, je suppose qu'elle n'est pas réellement ma femme maintenant. » Harlan se ressaisit. Évidemment, si le Novice avait vingt-trois ans quand il avait été admis dans l'Éternité, il était tout à fait possible qu'il ait été marié. Une chose sans précédent conduisait à une autre. Qu'est-ce qui se passait? Une fois que des modifications venaient bouleverser l'ordre établi, il n'y avait qu'un pas à franchir pour que tout se mette à aller de travers. L'Éternité constituait un tout d'un équilibre trop délicat pour supporter la moindre modification. Ce fut peut-être sa colère devant cette violation des principes de base de l'Éternité qui fit s'exprimer Harlan avec une dureté involontaire : « J'espère que vous n'avez pas l'intention de retourner au 78e siècle pour vous renseigner au sujet de votre femme? » Le Novice leva la tête et son regard était ferme et assuré. « Non. » Harlan s'agita, mal à l'aise. « Bon. Vous n'avez pas de famille. Rien. Vous êtes un Éternel et ne pensez jamais à qui que ce soit que vous ayez connu dans le Temps. » Les lèvres pincées, Cooper répliqua d'un ton bref qui fit ressortir son accent : « Vous parlez comme un Technicien. » Les poings d'Harlan se crispèrent de part et d'autre de son bureau. Il dit d'une voix rauque : « Que voulez-vous dire? Que je suis un Technicien et que je procède ainsi aux Changements? Donc que je les défends et que j'exige que vous les acceptiez? Écoutez, mon petit, il n'y a même pas un an que vous êtes ici; vous ne pouvez pas parler l'Intertemporel; vous êtes complètement déphasé par rapport au Temps et à la Réalité, mais vous croyez tout connaître et pouvoir critiquer les Techniciens. — Je m'excuse, dit Cooper d'un ton hâtif, je ne voulais pas vous offenser. — Qui vous parle d'offense? Vous vous contentez d'entendre tous les autres parler, n'est-ce pas? Ils disent : « Froid comme un cœur de Technicien », hein? Ou bien : « Un trillion de personnalités changées — juste un bâillement de Technicien. » Ou quelque autre formule du même genre. Quel est votre sentiment là-dessus, monsieur Cooper? Êtes-vous à ce point influencé par l'opinion commune que vous fassiez chorus? Cela fait-il de vous un grand homme? Un rouage important de l'Éternité? — J'ai dit que je m'excusais. — D'accord. Je veux simplement que vous sachiez que je suis Technicien depuis moins d'un mois et que je n'ai personnellement jamais procédé à un Changement de Réalité. Maintenant, reprenons notre travail. » Le lendemain, le Premier Calculateur Twissell convoqua Harlan à son bureau. Il lui dit : « Est-ce que ça vous dirait d'aller procéder à un C.M.N., mon garçon? » Ça ne pouvait pas mieux tomber. Toute la matinée, Harlan avait regretté d'avoir nié lâchement toute participation personnelle au travail de Technicien et de s'être écrié de façon puérile : « Je n'ai encore rien fait de mal, aussi ne me condamnez pas. » Il semblait donc admettre qu'il y avait quelque chose de répréhensible dans le travail d'un Technicien, mais que lui-même était au-dessus de tout reproche pour la simple raison qu'il était trop nouveau dans la partie pour avoir eu le temps de se comporter en criminel. A présent, il n'allait pas laisser passer l'occasion de racheter sa conduite. Ce serait presque une pénitence. Il pourrait dire à Cooper : « Oui, à cause de quelque chose que j'ai fait, des millions de gens ont de nouvelles personnalités, mais c'était nécessaire et je suis fier d'en être la cause. » Aussi Harlan dit-il d'un ton enthousiaste : « Je suis prêt, monsieur. — Bien, bien. Vous serez heureux de savoir, mon garçon (une bouffée et le bout de la cigarette brasilla) que chacune de vos analyses s'est avérée d'une précision remarquable. — Merci, monsieur. (C'était des analyses maintenant, pensa Harlan, pas des hypothèses.) — Vous avez du talent. Un fameux talent, mon garçon. J'attends beaucoup de vous. Commençons par ce problème du 223e siècle. La conclusion de votre rapport, où vous dites qu'une fois coincé l'embrayage d'un véhicule présenterait une fourche suffisante sans effets secondaires appréciables, est parfaitement correcte. Voulez-vous procéder au blocage? — Oui, monsieur. » Ce fut là la véritable initiation d'Harlan à la Technicianité. Après cela, il n'était plus seulement un homme portant un insigne vermeil. Il avait manipulé la Réalité. Il avait tripoté un mécanisme durant quelques brèves minutes enlevées au 223e siècle et il en résulta qu'un jeune homme ne put arriver à temps à une conférence sur la mécanique à laquelle il avait eu l'intention d'assister. Par voie de conséquence, il ne se spécialisa pas dans l'étude du rayonnement solaire et l'exploitation d'un procédé extrêmement simple fut retardée d'une dizaine d'années — qui constituèrent une période critique. Ce qui fait que, chose assez curieuse, une guerre qui, dans la précédente Réalité, avait éclaté au 224° siècle fut tout simplement annulée. N'était-ce pas là une bonne chose? Qu'importaient quelques modifications de personnalité? Les nouveaux individus ainsi conditionnés participaient pareillement de l'humain et avaient le même droit à l'existence. Si certaines vies étaient raccourcies, un plus grand nombre étaient allongées et rendues plus heureuses. Une grande œuvre littéraire, un monument de l'intelligence et de la sensibilité de l'Homme ne fut jamais écrit dans la nouvelle Réalité, mais plusieurs exemplaires n'en furent-ils pas conservés dans les archives de l'Éternité? Et de nouveaux chefs-d'œuvre ne virent-ils pas le jour? Pourtant, cette nuit-là, tenaillé par l'angoisse, Harlan resta éveillé pendant des heures et quand, enfin, il s'endormit comme une masse, il lui arriva une chose qui ne lui était pas arrivée depuis des années. Il rêva de sa mère. En dépit de cette défaillance lors de sa première intervention, une physio-année fut suffisante pour faire connaître Harlan à travers l'Éternité comme le « Technicien de Twissell » et — ceci avec une pointe de jalousie — « le Gars extraordinaire » et « Celui-qui-ne-se-trompait-jamais ». Ses rapports avec Cooper devinrent presque cordiaux. Mais ils ne furent jamais complètement amis. (Si Cooper avait pu se résoudre à faire des avances, Harlan aurait bien pu ne pas savoir comment y répondre.) Néanmoins, ils travaillèrent bien ensemble et l'intérêt de Cooper pour l'Histoire Primitive crût au point de rivaliser presque avec celui d'Harlan. Un jour, Harlan dit à Cooper : « Écoutez, Cooper, cela vous gênerait-il de revenir demain? Je dois me rendre cette semaine au 3000e siècle pour vérifier une Observation et l'homme que je désire voir est libre cet après-midi. » Une lueur d'envie s'alluma dans les yeux de Cooper : « Est-ce que je peux venir avec vous? — Vous en avez envie ? — Pour sûr. Je ne suis jamais entré dans une cabine temporelle, excepté quand on m'a amené ici du 78e siècle et je ne savais pas alors comment ça se passait. » Harlan utilisait habituellement la cabine du Puits C, qui était selon une coutume non écrite, entérinée par l'usage, réservée aux Techniciens tout au long de la succession infinie des siècles. Cooper ne montra aucun embarras à être conduit là. Il pénétra dans la cabine sans hésitation et prit place sur le siège plastique qui épousa parfaitement son corps. Quand Harlan, toutefois, eut activé le Champ et imprimé à la cabine un mouvement en avant, le visage de Cooper se crispa en une expression de surprise presque comique. « Je ne sens absolument rien, dit-il. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas? — Tout va bien. Vous ne sentez rien parce que vous ne bougez pas réellement. Vous êtes projeté le long de l'extension temporelle de la cabine. En fait, dit Harlan en prenant un ton didactique, à ce moment précis, vous et moi ne sommes plus de la matière en dépit des apparences. Une centaine d'hommes pourraient utiliser cette même cabine en se déplaçant (si l'on peut dire) à différentes vitesses dans chacune des deux directions temporelles, passant de l'une à l'autre et ainsi de suite. Pour la simple raison que les lois de l'univers ordinaire ne s'appliquent pas aux stations temporelles! » Cooper esquissa un sourire et Harlan pensa avec un certain malaise : « Le gars suit des cours de génie temporel et il en sait plus que moi. Pourquoi ne pas me taire et cesser de me rendre ridicule? » Il se tint silencieux et examina Cooper d'un air sombre. La moustache du jeune homme avait atteint son plein développement depuis des mois. Les coins en retombaient de chaque côté de sa bouche « à la Mallansohn », comme disaient les Éternels — parce que sur la seule photographie reconnue pour authentique de l'inventeur du Champ Temporel (et encore s'agissait-il d'une épreuve médiocre et mal centrée) celui-ci portait exactement la même. C'est pour cela qu'elle était assez populaire parmi les Éternels bien qu'elle allât à peu d'entre eux. Cooper regardait défiler les chiffres correspondant aux siècles parcourus. Il demanda : « Jusqu'à quelle époque du futur cette cabine peut-elle aller? — On ne vous l'a pas appris? — On a tout juste mentionné l'existence des cabines temporelles. » Harlan haussa les épaules. « Il n'y a pas de fin à l'Éternité. Le puits de projection temporelle a un rayon d'action illimité. — Jusqu'où êtes-vous allé? — Je n'ai jamais été aussi loin qu'aujourd'hui. Le Docteur Twissell est allé au 50000e siècle. — Grand Temps ! murmura Cooper. — Et cela n'est rien. Certains Éternels ont dépassé le 150000e siècle. — A quoi cela ressemble-t-il? — A rien du tout, dit Harlan d'un air morne. Des formes de vie multiples, mais aucune n'est humaine. L'homme a disparu. — Mort? Exterminé? — Je crois que personne ne le sait exactement. — Est-ce qu'on ne peut pas faire quelque chose pour changer cela? — Eh bien, à partir du 70000e siècle... », commença Harlan, puis il s'interrompit brusquement : « Au diable tout ça! Parlons d'autre chose. » S'il y avait un sujet à propos duquel les Éternels étaient presque superstitieux, c'était les « Siècles Cachés », la période s'étendant entre le 70000e siècle et le 150000e. C'était une question qu'on abordait rarement. Le peu qu'il en savait, Harlan le devait à son étroite collaboration avec Twissell. Cela se réduisait au fait que toute incursion temporelle dans les milliers de siècles compris entre ces deux dates était impossible pour les Éternels. La barrière existant entre le Temps et l'Éternité était infranchissable. Pourquoi ? Personne ne le savait. Se fondant sur quelques remarques que Twissell avait faites en passant, Harlan pensait qu'on avait essayé d'introduire des Changements de Réalité dans les siècles immédiatement antérieurs au 70000e, mais faute d'Observation adéquate sur la période s'étendant au-delà, on ne pouvait pas faire grand-chose. Une fois, Twissell s'était mis à rire et il avait dit : « Nous y arriverons un jour. En attendant, nous avons largement de quoi nous occuper avec 70000 siècles sur les bras. » Cela ne semblait pas très convaincant. « Que devient l'Éternité après le 150000e siècle? » demanda Cooper. Harlan soupira. Décidément, il était dit qu'on ne changerait pas de sujet. « Rien, dit-il. Les Sections sont là, mais au-delà du 70000e siècle, il n'y a d'Éternels nulle part. Les Sections continuent à exister pendant des millions de siècles jusqu'à ce que toute vie ait disparu et même après, jusqu'à ce que le soleil devienne une nova et encore après cela ! Il n'y a aucune limite à l'Éternité. C'est pourquoi on l'appelle l'Éternité. — Le Soleil devient vraiment une nova, alors? — Bien entendu. L'Éternité ne pourrait pas exister s'il n'en était pas ainsi. Cette nova constitue notre source d'énergie. Savez-vous quelle énergie il faut pour établir un Champ Temporel? Le premier Champ de Mallansohn avait un rayon d'action limité à une seconde, tant vers le passé que vers le futur et il pouvait tout juste contenir une tête d'allumette; et pour arriver à ce résultat, il fallut utiliser l'énergie fournie en un jour par une centrale thermonucléaire. On mit près d'un siècle pour installer un Champ Temporel de l'épaisseur d'un cheveu et l'envoyer assez loin dans le futur pour qu'il capte l'énergie émise par la Nova, afin qu'on puisse construire un Champ assez grand pour contenir un homme. » Cooper soupira. « Je voudrais bien qu'on ne me fasse plus apprendre d'équations et faire de la mécanique appliquée et qu'on commence à me parler un peu de ce qui est intéressant. Si j'avais vécu à l'époque de Mallansohn... — Vous n'auriez rien appris. Il vivait au 24e siècle, mais l'Éternité n'a commencé que vers la fin du 27e. Inventer le Champ est une chose et mettre en place l'Éternité en est une autre, vous savez, et les contemporains de Mallansohn n'avaient pas la moindre idée de ce que son invention signifiait. — Il était en avance sur son époque alors? — De loin. Non seulement il inventa le Champ Temporel, mais il décrivit les relations de base qui rendirent l'Éternité possible et prédit presque chaque aspect de celle-ci, sauf le Changement de Réalité. Il n'en était d'ailleurs pas loin... Mais je crois que nous sommes arrivés, Cooper. Après vous. » Ils sortirent. Harlan n'avait encore jamais vu le Premier Calculateur Laban Twissell en colère. On disait toujours qu'il était incapable de la moindre émotion, qu'il était devenu un robot sans âme et qu'il s'était identifié à l'Éternité au point d'avoir oublié le chiffre exact de son siècle d'origine. On disait que, tout jeune, son cœur s'était atrophié et qu'il avait à la place un ordinateur de poche semblable à celui qu'il portait toujours sur lui. Twissell ne faisait rien pour démentir ces rumeurs. En fait, la plupart des gens pensaient qu'il y croyait lui-même. Aussi, au moment même où Harlan eut à supporter le poids de sa colère, il s'étonna que Twissell pût se livrer à une telle manifestation. Il se demanda si, lorsqu'il se serait un peu calmé, il se rendrait compte avec un certain sentiment de honte que son cœur, soi-disant froid comme une calculatrice électronique, n'était qu'une simple masse de muscles et de valvules nullement à l'abri d'un bouleversement émotif. Twissell lui dit entre autres, d'une voix grinçante de vieillard : « Par le Père Temps, mon garçon, faites-vous partie du Comité Pan-Temporel? Faites-vous la loi ici? Est-ce vous qui me dites ce qu'il faut faire ou moi? C'est vous qui décidez des incursions temporelles dans cette Section? C'est à nous de venir vous demander l'autorisation maintenant? » Il entrecoupait sa mercuriale de « Répondez-moi », puis se remettait à le harceler de questions indignées. Il conclut en disant : « Si jamais vous outrepassez encore vos droits de cette manière, je ferai de vous un plombier et pour de bon. Est-ce que vous me comprenez? » Pâle et mal à l'aise, Harlan répondit : « On ne m'a jamais dit qu'il ne fallait pas emmener le Novice Cooper dans la cabine. » L'explication n'arrangea pas les choses. « Et vous croyez que cette double négation constitue une excuse, mon ami? On ne vous a jamais dit de ne pas l'enivrer. On ne vous a jamais dit de ne pas lui raser les cheveux. On ne vous a jamais dit de ne pas l'embrocher à une courbe de Tav effilée. Père Temps, mon garçon, qu'est-ce qu'on vous a dit de faire avec lui? — On m'a dit de lui enseigner l'Histoire Primitive. — Alors faites-le. Et tenez-vous-en là. » Twissell laissa tomber sa cigarette et la piétina d'un geste rageur comme si c'était le visage de son plus mortel ennemi. « J'aimerais vous faire remarquer, Calculateur, dit Harlan, que beaucoup de siècles n'ayant subi aucun Changement de Réalité ne sont pas sans ressembler par certains côtés à des périodes déterminées de l'Histoire Primitive. Mon intention avait été de l'emmener faire une sorte de voyage d'étude jusqu'à ces époques, en prenant bien soin de créer une distorsion spatio-temporelle. — Quoi? Allez-vous finir par comprendre, espèce d'idiot, que vous devez me demander l'autorisation avant de faire quoi que ce soit! Ce que vous dites là est hors de question. Contentez-vous de lui enseigner l'Histoire Primitive. Pas de voyages d'étude. Ni d'expériences de laboratoire. La prochaine fois, vous changerez la Réalité rien que pour lui montrer comment on procède. » Harlan passa sur ses lèvres sèches une langue qui ne l'était pas moins, murmura d'un ton froissé quelques mots en signe d'obéissance et reçut finalement l'autorisation de se retirer. Il lui fallut des semaines avant que le souvenir de l'humiliation reçue commençât à s'estomper. 4 LE CALCULATEUR Harlan était technicien depuis deux ans quand il retourna au 482e siècle pour la première fois depuis qu'il avait quitté Twissell. Il ne reconnut presque pas sa propre époque. Ce n'était pas elle qui avait changé. C'était lui. Deux ans de Technicianité, cela signifiait un certain nombre de choses. En un sens, ça avait accru son sentiment de stabilité. Il n'avait plus à apprendre une nouvelle langue, à s'habituer à de nouveaux styles d'habillement et à de nouveaux modes de vie avec chaque nouveau projet d'Observation. D'un autre côté, il en avait résulté pour lui un certain isolement. Il avait presque oublié à présent la camaraderie qui unissait tous les autres Spécialistes de l'Éternité. Par-dessus tout, il s'était habitué au sentiment de puissance que lui donnait le fait d'être un Technicien. Il tenait le sort de millions de gens entre ses mains, et si cela obligeait à vivre solitaire, on pouvait aussi en tirer quelque orgueil. Il regarda donc d'un œil froid le préposé aux Communications installé derrière le bureau d'entrée du 482e siècle et il se présenta d'une voix brève : « Andrew Harlan, Technicien. Je dois me présenter au Calculateur Finge pour une affectation temporaire au 482e », sans prendre garde au rapide coup d'œil que lui lança l'homme d'âge moyen qui lui faisait face. C'était ce que certains appelaient le « regard du Technicien », un regard furtif à l'insigne vermeil cousu sur l'épaule du Technicien, suivi d'un effort visible pour ne plus le regarder. Harlan examina l'insigne de l'autre. Ce n'était pas l'insigne jaune du Calculateur, le vert du Bio-programmateur, le bleu du Sociologue ou le blanc de l'Observateur. Il n'avait nullement la couleur franche du Spécialiste. C'était une simple ligne bleue sur fond blanc. L'homme était affecté aux Communications, une branche subalterne du Service d'Entretien, nullement un spécialiste. Et il avait eu cependant le « regard du Technicien ». Harlan demanda avec une pointe de tristesse dans la voix : « Eh bien? » L'homme dit rapidement : « J'appelle le Calculateur Finge, monsieur. » Harlan avait gardé du 482° siècle le souvenir d'un monde prospère, mais à présent il lui semblait presque misérable. Harlan s'était habitué au verre et à la porcelaine du 575e, à son culte de la netteté. Il s'était accoutumé à un monde de blancheur et de clarté, ponctué çà et là de quelques taches de couleur pastel. Les lourdes volutes en stuc du 482e, ses teintes heurtées, ses surfaces de métal peint lui causaient presque de la répulsion. Même Finge semblait différent, plus chétif aurait-on dit. Deux ans plus tôt, chaque geste de Finge avait paru à l'Observateur Harlan redoutable et tout-puissant. A présent, pour quelqu'un habitué au « splendide isolement » de la Technicianité, l'homme semblait pitoyable et perdu. Harlan l'observa tandis qu'il feuilletait une liasse de documents et se préparait à lever les yeux avec l'air de quelqu'un qui commence à penser qu'il a fait attendre son visiteur juste le temps qu'il fallait. Finge venait d'un siècle — aux alentours du 600e — axé sur l'utilisation des champs énergétiques. C'est ce que lui avait dit Twissell et cela expliquait beaucoup de choses. Les accès de mauvaise humeur de Finge pouvaient aisément s'expliquer par le sentiment d'insécurité qu'éprouvait un homme d'une certaine corpulence, habitué au caractère infrangible des champs de force, et malheureux de se mouvoir dans un monde où on ne rencontrait partout que la fragilité de la matière. Sa façon de marcher sur la pointe des pieds (Harlan se souvenait de sa démarche féline; assis à son bureau, il lui arrivait souvent de lever les yeux et de voir Finge debout devant lui, en train de le regarder alors qu'il ne l'avait pas entendu approcher) n'avait rien de furtif ou de sournois. C'était plutôt la démarche timide et hésitante de quelqu'un qui vit dans la crainte perpétuelle, même si elle est inconsciente, que le sol ne s'effondre sous son poids. Harlan pensa, avec une condescendance amusée : « Ce type-là est bien mal adapte à la Section. Une nouvelle affectation est probablement la seule chose qui puisse l'aider. » Finge dit : « Bonjour, Technicien Harlan. — Bonjour, Calculateur, répondit Harlan. Finge reprit : a II semble que pendant les deux années que... — Deux physio-années, l'interrompit Harlan. Finge leva les yeux d'un air surpris : Deux physio-années, bien sûr. » Dans l'Éternité, il n'y avait pas de temps au sens habituel du terme dans l'univers extérieur, mais l'organisme humain vieillissait, soumis qu'il était à la marche inexorable du Temps, même en l'absence de phénomènes physiques significatifs. Physiologiquement parlant, le Temps continuait de s'écouler et en une physio-année à l'intérieur de l'Éternité, l'homme vieillissait autant qu'il l'aurait fait au cours d'une année vécue dans le Temps ordinaire. Pourtant, même le plus pédant des Éternels songeait rarement à marquer la différence lorsqu'il parlait. Il était plus pratique de dire : « Je vous vois demain » ou « je vous ai manqué hier » ou « je vous verrai la semaine prochaine », comme s'il y avait un demain ou un hier ou une semaine précédente qui ait une signification autre que physiologique. Et l'on avait fait en sorte de satisfaire les instincts biologiques de l'être humain en répartissant les activités des Éternels selon un arbitraire « physio-jour » de vingt-quatre heures et en conservant rituellement les notions de « jour », de « nuit », d'« aujourd'hui » et de « demain ». Finge reprit : « Au cours des deux physio-années qui se sont écoulées depuis votre départ, le 482e siècle a traversé une crise qui a atteint un point critique. Une crise assez particulière. Une crise délicate. Pour ainsi dire, sans précédent. Jamais encore le besoin d'une Observation extrêmement précise ne s'était fait pareillement sentir. — Et vous désirez que je m'en charge? — Oui. D'une certaine façon, c'est gâcher du talent que de demander à un Technicien de faire un travail d'Observation, mais vos Observations précédentes, pour la clarté et l'intuition, étaient parfaites. Nous avons de nouveau besoin de ça. Je vais maintenant vous donner quelques détails... » Ce qu'étaient ces détails, Harlan ne devait le découvrir que plus tard. Finge parlait, mais la porte s'ouvrit et Harlan ne l'entendit pas. Il regarda fixement la personne qui venait d'entrer. Ce n'était pas qu'Harlan n'eût jamais vu de fille dans l'Éternité auparavant. Jamais était un mot trop fort. Rarement, oui, mais non jamais. Mais une fille comme celle-ci! Et dans l'Éternité. Harlan avait vu de nombreuses femmes dans ses passages à travers le Temps, mais dans le Temps elles n'étaient que des objets pour lui, comme les murs et les ballons, les barres et les mares, les petits chats et les petits tas. Elles étaient des faits destinés à être Observés. Dans l'Éternité, une fille, c'était autre chose. Et une fille comme celle-ci!. Elle était vêtue dans le style des classes supérieures du 482e, c'est-à-dire d'un fourreau transparent qui ne couvrait pas grand-chose au-dessus de la taille et d'un mince collant qui lui descendait jusqu'aux genoux et qui, bien que suffisamment opaque, moulait délicatement des courbes d'un galbe exquis. Sa chevelure était d'un noir brillant et lui arrivait aux épaules, sa bouche d'un rouge vif était dessinée au pinceau : la lèvre supérieure s'amincissait tandis que la lèvre inférieure se gonflait en une moue un peu trop accentuée. Ses paupières et le lobe de ses oreilles étaient teintés de rose pâle et le reste de son visage juvénile (presque enfantin) était d'un blanc laiteux étonnant. Des pendentifs ornés de brillants descendaient jusqu'à mi-épaules et faisaient entendre un tintement argentin qui attirait l'attention sur une poitrine faite au moule. Elle s'assit à une petite table dans un coin du bureau de Finge après que ses yeux sombres se furent posés l'espace d'un instant sur le visage d'Harlan. Quand Harlan fit de nouveau attention à Finge, le Calculateur était en train de dire : « Vous trouverez tous les détails dans un rapport officiel et en attendant, vous pouvez occuper votre ancien bureau et votre chambre. » Harlan se retrouva dehors sans bien se rendre compte de ce qui s'était passé. Il avait dû sortir sans s'en apercevoir. L'émotion qui dominait en lui était la colère. Par le Temps, Finge ne devrait pas avoir le droit de faire cela. C'était moralement condamnable. C'était une provocation... Il s'arrêta, cessa de serrer les poings et relâcha la crispation de ses mâchoires. Voyons voir, maintenant! Ses pas résonnaient nettement à sa propre oreille tandis qu'il se dirigeait d'un pas décidé vers le préposé aux Communications assis derrière son bureau. L'homme leva les yeux, sans oser franchement rencontrer son regard et s'enquit d'un ton circonspect : « Oui, monsieur?» Harlan dit : « Il y a une femme installée dans le bureau du Calculateur Finge. Est-elle nouvelle ici? » Il avait voulu s'enquérir d'un ton négligent, presque avec une indifférence ennuyée. Au heu de cela, sa question sonna comme un coup de cymbales. Elle agit comme un stimulant sur le préposé. Dans ses yeux s'alluma cette lueur qui rapproche tous les hommes. Son regard parcourut Harlan et se fit presque amical. Il répondit : « Vous voulez dire la belle gosse? Tudieu! Elle est bâtie comme un fuselage de champ de force, hein? » Harlan répliqua d'une voix quelque peu embarrassée : « Contentez-vous de répondre à ma question. » L'homme le regarda et un peu de son excitation tomba. Il dit : « Elle est nouvelle. C'est une Temporelle. — Quel est son travail? » Un lent sourire envahit le visage du préposé et se fit égrillard. « Elle est censée être la secrétaire du patron. Son nom est Noys Lambent. » « Bien. » Harlan tourna les talons et s'en fut. Son premier voyage d'Observation au 482e siècle eut lieu le jour suivant, mais il ne dura que trente minutes. Il s'agissait évidemment d'une simple mise en train destinée à le familiariser avec l'époque. Le lendemain, son incursion dura une heure et demie, et le troisième jour, il ne bougea pas. Il occupait son temps en essayant de s'y retrouver dans ses premiers rapports; il devait se remettre en mémoire ce qu'il avait appris jadis, revoir le système linguistique de l'époque, se familiariser à nouveau avec les coutumes locales. Le 482e siècle avait subi un Changement de Réalité, mais il était insignifiant. Le clan politique qui était au pouvoir en avait été chassé, mais à part cela, il semblait n'y avoir rien de changé dans les structures sociales. Sans bien se rendre compte de ce qu'il faisait, il se mit à rechercher dans ses anciens rapports des renseignements sur l'aristocratie. Il avait sûrement dû faire des Observations. Il les retrouva. Mais comme il avait procédé avec un certain recul, elles lui parurent impersonnelles. Les éléments qu'il avait recueillis concernaient une classe sociale et non des individus. Bien entendu, ses diagrammes spatio-temporels ne l'avaient jamais mis dans l'obligation d'observer l'aristocratie de l'intérieur (il n'en aurait même pas eu la possibilité). Quelles qu'en fussent les raisons, un Observateur n'avait pas à les connaître. La curiosité qu'il éprouvait à ce sujet l'emplissait à présent d'une certaine impatience. Pendant ces trois jours, il avait entrevu Noys Lambent à quatre reprises. Au début, il n'avait été conscient que de ses vêtements et de sa parure. Maintenant, il remarquait qu'elle mesurait un mètre soixante-dix, une demi tête de moins que lui, mais sa minceur et l'élégance de sa démarche la faisait paraître plus grande. Elle était plus âgée qu'elle ne le paraissait au premier abord; elle avait sûrement plus de vingt-cinq ans et devait approcher de la trentaine. Elle était calme et réservée et lui sourit une fois quand il la croisa dans le couloir, puis baissa les yeux. Harlan s'écarta pour éviter de la toucher et, toujours irrité, il continua son chemin. Vers la fin du troisième jour, Harlan commença à se dire que son devoir en tant qu'Éternel ne lui laissait qu'une seule ligne de conduite. Il était évident que cette fille jouissait d'une position enviable. Il était non moins évident que Finge suivait le règlement à la lettre. Cependant son manque de discrétion et sa négligence en trahissaient certainement l'esprit et il fallait faire quelque chose à cet égard. Harlan conclut qu'en fin de compte il n'y avait personne dans l'Éternité qu'il détestait autant que Finge. Les excuses qu'il lui avait trouvées quelques jours plus tôt seulement lui parurent dérisoires. Le matin du quatrième jour, Harlan demanda et obtint l'autorisation de voir Finge en privé. Il entra d'un pas décidé et, à sa propre surprise, dit immédiatement ce qu'il avait à dire : « Calculateur Finge, je suggère que Miss Lambent soit renvoyée dans le Temps. » Les yeux de Finge se rétrécirent. Il fit signe à Harlan de s'asseoir, appuya son menton lisse et rond sur ses mains jointes et entrouvrit les lèvres. « Eh bien, asseyez-vous. Asseyez-vous. Vous estimez que Miss Lambent est incompétente? Qu'elle ne fait pas l'affaire? — Le fait qu'elle soit incompétente ou inapte n'est pas de mon ressort, Calculateur, et je ne saurais me prononcer. Cela dépend des tâches qu'on lui confie et je ne lui ai rien donné à faire. Mais vous devez vous rendre compte que, du point de vue de la morale, sa présence dans cette Section est regrettable. » Finge l'observa avec une froideur détachée comme si son esprit de Calculateur jonglait avec des abstractions qui dépassaient le niveau de compréhension d'un Éternel ordinaire. « En quoi choque-t-elle la morale, Technicien? — Je ne crois pas qu'il soit vraiment nécessaire de le demander, dit Harlan sentant croître sa colère. Elle s'exhibe dans une tenue plus que légère. Sa... — Attendez, attendez. Un instant, Harlan. Vous avez été Observateur dans cette zone temporelle. Vous n'ignorez pas qu'elle est vêtue selon la mode du 482e siècle. — Dans son propre entourage, dans son propre milieu culturel, je n'aurais rien à lui reprocher, bien que je m'empresse de dire que son costume est particulièrement audacieux même pour l'époque. Vous me permettrez d'être juge en la matière. Ici, dans l'Éternité, une personne comme elle n'est certainement pas à sa place. » Finge hocha la tète lentement. Il paraissait vraiment s'amuser. Harlan se raidit. « Elle est ici dans un but précis, répliqua Finge. Elle remplit une fonction essentielle. Ce n'est que provisoire. Essayez de la supporter en attendant. » Harlan serra les mâchoires. Il avait protesté et on le renvoyait à ses affaires. Au diable la prudence! Il dirait ce qu'il avait sur le cœur. Il attaqua : « Je puis imaginer ce qu'est la « fonction essentielle » de cette femme. On ne vous autorisera pas à l'afficher de la sorte. » Il se détourna avec raideur et se dirigea vers la porte. La voix de Finge l'arrêta. « Technicien, vos rapports avec Twissell vous ont peut-être donné une idée quelque peu erronée de votre propre importance. Tâchez de corriger ça. Et en attendant, dites-moi, Technicien, avez-vous jamais eu une... (il hésita, semblant choisir ses mots) petite amie? » Avec une précision appliquée et insultante, le dos toujours tourné, Harlan récita : « Pour éviter des interférences temporelles d'ordre affectif, un Éternel ne doit pas se marier. Pour éviter de nouer des liens affectifs d'ordre familial, un Éternel ne doit pas avoir d'enfants. » Le Calculateur dit d'un ton grave : « Ma question n'avait trait ni au mariage ni aux enfants. » Harlan cita encore : « Des liaisons temporaires peuvent être établies avec des Temporelles seulement après demande au Bureau Central de Planification du Comité Pan-Temporel pour un bio-diagramme en bonne et due forme de la Temporelle intéressée. A la suite de quoi, les liaisons ne seront autorisées que si elles sont conformes aux exigences d'un diagramme spatio-temporel déterminé. — Tout à fait exact. Avez-vous jamais fait une demande pour une liaison temporaire, Technicien? — Non, Calculateur. — En avez-vous l'intention? — Non, Calculateur. — Peut-être vaudrait-il mieux. Cela vous donnerait une plus grande largeur de vue. Vous vous intéresseriez moins aux détails de la toilette d'une femme, vous seriez moins troublé à l'idée de ses relations possibles avec d'autres Éternels. » Harlan se retira, muet de rage. Il lui fut presque impossible d'effectuer ses expéditions presque quotidiennes dans le 482e siècle (la durée maximale étant d'environ deux heures). Il se sentait troublé et il savait pourquoi. Finge! Finge et ses idées choquantes sur les liaisons avec les Temporelles. Des liaisons existaient. Chacun savait cela. L'Éternité avait toujours été consciente de la nécessité qu'il y avait à établir un compromis avec les appétits humains (ces simples mots causaient à Harlan un frisson de dégoût), mais les restrictions apportées dans le choix des maîtresses étaient telles que ce compromis n'était certes pas inspiré par la générosité et qu'il était rien de moins qu'un encouragement à la licence. Et on attendait de ceux qui avaient la chance de bénéficier d'une pareille mesure qu'ils fassent preuve d'une grande discrétion, par décence et par égard pour la majorité. Parmi les Éternels préposés aux emplois subalternes, en particulier dans le Service d'Entretien, des rumeurs (où se mêlaient à doses égales l'espoir et l'envie) ne cessaient de circuler qui parlaient de femmes amenées sur une base plus ou moins permanente pour les raisons qu'on imagine. Le bruit courait que ce privilège était réservé aux Calculateurs et aux Bio-programmateurs. Eux seuls en effet étaient à même de décider quelles femmes il était possible de soustraire au Temps sans risquer de provoquer un Changement de Réalité révélateur. Moins sensationnelles (et donc ne méritant guère qu'on s'y attarde) étaient les histoires concernant les employés Temporels que chaque Section engageait temporairement (quand l'analyse spatio-temporelle le permettait) pour accomplir les tâches fastidieuses de la cuisine et du nettoyage et les gros travaux. Mais une Temporelle, surtout avec une pareille allure, employée comme secrétaire, ça ne pouvait signifier qu'une chose : c'est que Finge traitait par-dessus la jambe les idéaux qui faisaient de l'Éternité ce qu'elle était. Même en ne tenant pas compte de certaines règles de vie ne nécessitant des Spécialistes de l'Éternité qu'une obéissance de pure forme, il n'en restait pas moins que l'Éternel idéal était un homme consacrant son existence à la mission qu'il avait à accomplir et à l'amélioration de la Réalité et œuvrant tout au long des âges au bonheur de l'Humanité. Harlan aimait à penser que l'Éternité était comme les monastères de l'ancien Temps. Il rêva cette nuit-là qu'il parlait de l'affaire avec Twissell et que Twissell, l'Éternel idéal, partageait son horreur. Il rêva d'un Finge brisé, déchu de son rang. Il se voyait portant l'insigne jaune de Calculateur, instituant un nouveau régime au 482e siècle et d'un air digne nommant Finge à un nouvel emploi dans le Service d'entretien. Twissell était assis à côté de lui, souriant d'admiration, tandis qu'il mettait sur pied un nouveau statut administratif, clair, méthodique, bien conçu, et demandait à Noys Lambent d'en distribuer des exemplaires. Mais Noys Lambent était nue et Harlan s'éveilla, tremblant et honteux. Il rencontra un jour la jeune fille dans un couloir et s'écarta en détournant les yeux pour la laisser passer. Mais elle s'arrêta et resta là à le regarder jusqu'à ce qu'il se décidât à lever les yeux et à rencontrer son regard. Elle était toute couleur et toute vie et Harlan perçut le délicat parfum qui émanait d'elle. Elle parla la première : « Vous êtes le Technicien Harlan, n'est-ce pas? » Son premier mouvement fut de l'ignorer et de passer outre, mais après tout, se dit-il, elle n'était pour rien dans tout cela. Il serait d'ailleurs obligé de la frôler pour la dépasser. Aussi hocha-t-il brièvement la tête : « Oui. — On m'a dit que vous étiez spécialisé dans l'histoire de notre Temps? — J'y suis allé. — J'aimerais en parler avec vous un de ces jours. — Je suis très occupé. Je n'aurais pas le temps. — Mais monsieur Harlan, vous pouvez sûrement arriver à le trouver. » Elle lui sourit. Harlan dit dans un murmure désespéré : « Voulez-vous passer, s'il vous plaît? Ou voulez-vous vous écarter pour me laisser passer? Je vous en prie! » Elle s'écarta avec un lent balancement des hanches qui lui mit le feu au visage. Il était irrité contre elle à cause de l'embarras où elle l'avait mis, irrité contre lui-même à cause de l'embarras qu'il éprouvait, et irrité surtout, pour quelque raison obscure, contre Finge. Finge le convoqua deux semaines plus tard. Sur son bureau, il y avait une mince feuille de papier perforé et Harlan comprit immédiatement, à voir les dimensions du document et la complexité des symboles, que cela ne concernait pas une incursion d'une demi-heure dans le Temps. « Veuillez vous asseoir, Harlan, et examiner ceci tout de suite. Non, pas directement. Utilisez la machine. » Harlan leva les sourcils d'un air indifférent et inséra soigneusement la feuille dans la fente du décodeur qui se trouvait sur le bureau de Finge. Elle fut lentement absorbée par la machine et la traduction en clair des perforations symboliques apparut au fur et à mesure sur le rectangle grisâtre de l'écran de lecture. A mi-lecture à peu près, Harlan débrancha le décodeur d'un geste brusque. Il arracha la mince feuille de cellulose avec une telle violence qu'elle se déchira. Finge dit calmement : « J'en ai un autre exemplaire. » Mais Harlan tenait les restes entre le pouce et l'index comme si cela pouvait exploser. « Calculateur Finge, il doit y avoir une erreur. On n'attend sûrement pas de moi que j'effectue un séjour d'une semaine dans le Temps en utilisant comme base d'opérations la maison de cette femme. » Le Calculateur serra les lèvres. « Pourquoi pas, si telles sont les exigences spatio-temporelles. S'il y a un problème personnel entre vous et Miss Lam... — Pas le moindre problème personnel, interrompit vivement Harlan. — Il doit bien y avoir quelque chose. Dans ces conditions, j'irai jusqu'à vous expliquer certains aspects de l'Observation dont il s'agit. Bien entendu, cela ne doit pas être considéré comme un précédent. » Harlan resta assis sans souffler mot. Il se livrait à un intense travail de réflexion. En temps ordinaire, l'orgueil professionnel aurait dû l'obliger à refuser toute explication. En l'occurrence, un Observateur ou un Technicien faisait son travail sans poser de questions. Et un Calculateur n'aurait jamais songé à fournir d'explications. Cette fois pourtant, il y avait quelque chose d'inhabituel. Harlan s'était plaint de cette fille, la prétendue secrétaire. Finge avait peur que la plainte n'allât plus loin. (« Le coupable est dénoncé par sa fuite avant même qu'il n'y ait poursuite », songea Harlan avec une sombre satisfaction et il essaya de se rappeler où il avait lu cette phrase.) Les intentions de Finge étaient évidentes. En obligeant Harlan à résider chez la jeune femme, il serait en mesure de riposter à ses accusations si les choses allaient trop loin. Dès lors le témoignage d'Harlan serait sans valeur. Et bien entendu, Finge allait devoir lui fournir quelque explication spécieuse pour justifier le choix d'une telle résidence. Harlan s'apprêta à l'écouter avec un mépris à peine déguisé. « Comme vous le savez, reprit Finge, les divers siècles sont au courant de l'existence de l'Éternité. Ils savent que nous avons la haute main sur le commerce intertemporel. Ils considèrent cela comme notre principale fonction, ce qui est une bonne chose. Ils savent vaguement que notre présence a également pour but d'empêcher la catastrophe de frapper l'Humanité. Il s'agit plus d'une superstition que d'une notion précise, mais c'est plus ou moins exact et c'est là aussi une bonne chose. Les générations successives nous doivent le concept rassurant d'une sorte de tutelle paternelle et un certain sentiment de sécurité. Vous savez tout cela, n'est-ce pas? » Harlan pensa : « S'imagine-t-il que je suis encore un Novice?» Mais il eut un bref hochement de tête. « Il y a certaines choses toutefois, continua Finge, qu'ils n'ont pas à connaître. Vient évidemment en premier lieu la manière dont nous altérons la Réalité quand cela est nécessaire. Une telle connaissance constituerait un facteur d'insécurité d'une exceptionnelle gravité. Aussi est-il nécessaire de supprimer tout élément de la Réalité susceptible de mettre les gens sur la voie et nous n'avons jamais eu d'ennuis de ce côté-là. Toutefois, il y a toujours d'autres croyances indésirables sur l'Éternité qui surgissent de temps en temps dans un siècle ou un autre. Habituellement, les croyances dangereuses sont celles que l'on rencontre surtout dans les classes dirigeantes de telle ou telle époque; les classes qui ont eu le plus de contacts avec nous et qui portent la lourde responsabilité de ce qu'on appelle l'opinion publique. » Finge s'arrêta comme s'il s'attendait à ce qu'Harlan fasse quelque commentaire ou pose quelque question. Mais celui-ci ne souffla mot. Finge continua : « Jamais depuis le Changement de Réalité 433-486, Série Numéro F 2, qui eut lieu il y a environ un an — une physio-année — on a eu la preuve de l'implantation dans la Réalité d'une telle croyance indésirable. Je suis arrivé à certaines conclusions sur la nature de cette croyance et je les ai présentées au Comité Pan-temporel. Le Comité hésite à les accepter du fait qu'elles dépendent de la réalisation d'une structure de rechange d'une probabilité extrêmement réduite. « Avant de prendre une décision dans le sens que j'ai indiqué, ils exigent une confirmation par Observation directe. C'est un travail des plus délicats, ce qui explique pourquoi je vous ai rappelé et pourquoi le Calculateur Twissell vous a laissé venir. J'ai en outre découvert un membre de l'aristocratie régnante (il s'agit d'une femme) qui pensait qu'il devait être passionnant de travailler dans l'Éternité. Je l'ai fait venir dans ce bureau et je l'ai surveillée de près pour voir si elle faisait l'affaire... » Harlan pensa : « Surveillée de près! Bien sûr! » De nouveau sa colère se concentra sur Finge plutôt que sur la jeune femme. Finge parlait toujours. « Elle répond à toutes les conditions. Nous allons maintenant la renvoyer dans le Temps. En utilisant sa demeure comme base d'Observation, vous serez à même d'étudier la vie sociale de son milieu. Comprenez-vous maintenant la raison de sa présence ici et pourquoi je veux que vous alliez vous installer chez elle? » Harlan dit avec une ironie à peine dissimulée : « Je comprends très bien, je vous prie de le croire. — Alors vous allez accepter cette mission. » Harlan se retira la rage au cœur et bien décidé à ne pas se laisser faire. Finge n'allait pas le posséder ainsi. Il n'allait pas le manœuvrer comme un imbécile. C'était sûrement cette détermination farouche de déjouer les intentions de Finge et de le battre à son propre jeu qui lui causait une sorte d'excitation joyeuse à l'idée de sa prochaine incursion dans le 482e siècle. C'était sûrement cela et rien d'autre. 5 LA TEMPORELLE Bien qu'à proximité de l'une des plus grandes villes du siècle, la demeure de Noys Lambent était assez isolée. Harlan connaissait bien cette ville; il la connaissait mieux que ne pouvait le faire aucun de ses habitants. Au cours de ses Observations et des incursions qu'elles avaient nécessitées dans cette Réalité, il avait visité chaque quartier de la ville et chaque décennie entrant dans le cadre des attributions de la Section. Il connaissait la ville à la fois dans l'Espace et dans le Temps. Il pouvait en assembler les éléments, la considérer comme un organisme vivant en plein développement, avec ses crises et ses périodes de calme, ses joies et ses peines. Il était à présent dans cette ville à un certain moment du temps; il y resterait toute une semaine prise hors de la durée de cette lente vie minérale de béton et d'acier. Et qui plus est, lors de ses incursions préliminaires, il avait de plus en plus porté son attention sur les « périoeciens 1 », les habitants les plus en vue de la cité, qui vivaient cependant à l'extérieur dans un isolement relatif. Le 482e siècle était un des nombreux siècles dans lesquels la fortune n'était pas également répartie. Les Sociologues désignaient 1. Périoeciens (du grec nzpi, autour, et oixetv habiter ; c'est-à-dire ceux qui « habitent autour (de l'axe du Pôle) ». Ce terme désigne les habitants du même parallèle terrestre, donc sous la même latitude, mais sous une longitude différente. (Note du Traducteur.) ce phénomène par une équation (qu'Harlan avait eue sous les yeux, mais qu'il ne comprenait pas très bien). Elle permettait, pour tout siècle donné, d'établir trois relations, et pour le 482e siècle, ces relations étaient proches de la limite de sécurité. Les Sociologues hochaient la tête à ce sujet et Harlan avait entendu l'un d'eux dire un jour que toute nouvelle détérioration due à de nouveaux Changements de Réalité rendrait nécessaire « une Observation minutieuse ». Il y avait cependant une chose qui limitait le côté défavorable que pouvait présenter la résolution de cette équation sur la répartition des richesses. C'était l'existence d'un société oisive et par là le développement d'un mode de vie non dénué d'attraits qui, et ce n'était pas le moindre de ses avantages, favorisait la culture et les arts. Tant qu'à l'autre bout de l'échelle sociale les conditions de vie n'étaient pas trop misérables, tant que les classes oisives ne négligeaient pas entièrement leurs responsabilités pour mieux jouir de leurs privilèges, tant que leur culture ne sombrait pas dans des formes trop visiblement décadentes, les Éternels avaient toujours tendance à ne pas tenir compte de l'écart existant entre l'équation idéale et la répartition réelle des richesses et à chercher d'autres signes, moins spectaculaires, de déséquilibre. Bien malgré lui, Harlan commençait à se rendre compte de la situation. D'habitude, lorsqu'il devait séjourner dans un siècle donné, il passait la nuit à l'hôtel, dans les quartiers les plus pauvres, où un homme pouvait facilement passer inaperçu, où les étrangers étaient ignorés, où une présence de plus ou de moins n'avait aucune importance et ne provoquait donc dans la trame de la Réalité qu'une distorsion minime. Mais même cela était imprudent; quand il y avait une forte chance pour que la distorsion dépasse le point critique et fasse s'écrouler une part non négligeable du château de cartes qu'était la Réalité, il n'était pas rare qu'il soit obligé de dormir à la belle étoile, derrière une haie. Et il lui arrivait souvent d'en passer plusieurs en revue avant de trouver celle près de laquelle il risquait le moins d'être dérangé par les fermiers, les vagabonds ou même les chiens égarés au cours de la nuit. Mais maintenant Harlan, à l'autre extrémité de l'échelle sociale, dormait dans un lit fait d'une matière traversée par un champ de force — une combinaison particulière de matière et d'énergie qui n'était utilisée qu'aux niveaux économiques les plus élevés de cette société. Tout au long du Temps, c'était moins fréquent qu'une technologie basée sur la seule matière, mais ça l'était davantage que l'utilisation de l'énergie pure. Quoi qu'il en soit, ce « matériau » alliait la souplesse à la fermeté, s'adaptant aux mouvements de son corps dès qu'il bougeait ou se retournait. De mauvaise grâce, il devait reconnaître l'attrait d'un tel confort, mais il faisait sienne la sagesse avec laquelle chaque Section de l'Éternité choisissait de vivre dans le siècle qui lui était assigné selon le niveau de vie moyen plutôt que dans le luxe des classes dirigeantes. Les Éternels étaient ainsi à même de comprendre les problèmes et « l'esprit » de l'époque et ne risquaient pas de s'identifier trop étroitement avec une minorité priviligiée que constituait sociologiquement un extrême. « Il est facile, pensa Harlan ce premier soir, de vivre avec des aristocrates. » Et juste avant de s'endormir, il pensa à Noys. Il rêva qu'il siégeait au Comité Pan-temporel, les doigts croisés devant lui d'un air digne. Il regardait de haut un Finge qui se faisait tout petit, écoutant avec terreur la condamnation qui le chassait de l'Éternité et lui confiait l'Observation perpétuelle de l'un des siècles inconnus du lointain, très lointain avenir. Les mots glacés de la sentence d'exil tombaient de la propre bouche d'Harlan et, immédiatement à sa droite, était assise Noys Lambent. Il ne l'avait pas remarquée tout d'abord, mais ses yeux ne cessaient de glisser vers la droite et son verbe s'embarrassa. Est-ce que personne d'autre ne la voyait? Le reste des membres du Conseil regardaient calmement devant eux, à l'exception de Twissell. Il se tournait pour sourire à Harlan, regardant à travers la fille comme si elle n'était pas là. Harlan voulait ordonner à celle-ci de s'en aller, mais il était incapable d'émettre un son. Il essaya de battre la fille, mais son bras se déplaça en un geste lent et elle ne bougea pas. Sa chair était froide. Finge riait... de plus en plus fort... Puis ce fut Noys Lambent qui se mit à rire. Harlan ouvrit les yeux dans la lumière du matin et regarda la fille avec horreur avant de se rappeler où elle était et où lui-même se trouvait. « Vous étiez en train de gémir et de frapper l'oreiller, dit-elle. Vous faisiez un mauvais rêve? » Harlan ne répondit pas. « Votre bain est prêt, reprit-elle, ainsi que vos vêtements. Je me suis arrangée pour que vous assistiez à la réunion de ce soir. Je me suis sentie toute drôle de revenir dans ma vie ordinaire après un si long stage dans l'Éternité. » Harlan éprouva un vif sentiment de malaise devant l'aisance avec laquelle elle s'exprimait. « Vous n'avez pas dit qui j'étais, j'espère, demanda-t-il. — Bien sûr que non. » Bien sûr que non ! Finge avait dû prendre toutes les précautions voulues en la soumettant à une suggestion hypnotique légère, s'il l'avait jugé nécessaire. Toutefois, il avait peut-être pensé que ça ne l'était pas. Après tout, il l'avait « observée de près ». Cette pensée l'ennuya. Il dit : « Je préférerais être laissé à moi-même autant que possible. » Elle le regarda un instant d'un air hésitant et sortit. Harlan accomplit le rituel matinal de la toilette et de l'habillement avec mauvaise humeur. Il n'espérait guère passer une soirée passionnante. Il lui faudrait parler le moins possible, ne prendre aucune initiative et s'efforcer de passer inaperçu. Tout ce qu'il avait à faire, c'était d'ouvrir les yeux et les oreilles. Son esprit — et strictement parlant, il n'avait pas d'autre fonction — ferait ensuite la synthèse des informations ainsi recueillies. Habituellement, il lui était égal, en tant qu'Observateur, de ne pas savoir ce qu'il cherchait. Un Observateur, lui avait-on appris quand il était Novice, ne devait pas avoir de notions préconçues; il devait tout ignorer du genre d'informations désiré en haut lieu ainsi que des conclusions attendues. Cette connaissance, disait-on, déformerait automatiquement sa vision, quelque consciencieux qu'il essaie d'être. Mais vu les circonstances, l'ignorance était irritante. Harlan soupçonnait fort qu'il n'y avait rien à observer et que, d'une certaine manière, il jouait le jeu de Finge. Entre cela et Noys... Il regarda d'un œil irrité sa propre image projetée par le Réflecteur tri-dimensionnel à deux pas devant lui. Les vêtements étroitement ajustés du 482e siècle, sans coutures et aux couleurs vives, lui donnaient, pensait-il, un aspect ridicule. Noys Lambent vint le trouver en courant juste après qu'il eut fini un déjeuner solitaire que lui avait apporté un Mekkano. Elle dit sans reprendre sa respiration : « Nous sommes en juin, Technicien Harlan. — N'utilisez pas ce titre ici, répliqua-t-il d'un ton sec. Quelle importance que ce soit juin? — Mais nous étions en février quand j'ai rejoint — elle hésita une seconde — l'endroit d'où nous venons et il n'y a de cela qu'un mois. » Harlan fronça les sourcils : « Quelle année sommes-nous maintenant? — Oh! c'est la bonne année. — En êtes-vous sûre? — Absolument. Y a-t-il eu quelque erreur? » Elle avait l'habitude gênante de se tenir très près de lui pour lui parler et son léger zézaiement (qui était plus une caractéristique de l'époque qu'un défaut personnel) lui donnait un air enfantin et un peu perdu. Harlan ne s'y laissa pas prendre. Il s'écarta. « Il ne s'agit pas d'une erreur. On vous a amenée ici parce que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. En fait, dans le Temps, vous avez toujours été ici. — Mais comment est-ce possible? » Elle eut l'air encore plus effrayée. « Je ne me souviens de rien à ce sujet. Y a-t-il une autre moi-même?» Les circonstances ne justifiaient pas l'irritation d'Harlan. Comment pouvait-il lui expliquer l'existence de micro-changements, produits lors de chaque interférence avec le Temps, qui pouvaient altérer les vies individuelles sans effet appréciable sur le siècle? Même les Éternels oubliaient parfois la différence entre les micro-changements (avec un petit « c ») et les Changements (avec un grand « C ») qui modifiaient profondément la Réalité. « L'Éternité sait ce qu'elle fait. Ne posez pas de questions », répliqua-t-il. Il dit cela avec un certain orgueil comme s'il était lui-même un Premier Calculateur et qu'il ait personnellement décidé que juin était le meilleur moment et que le micro-changement provoqué en sautant trois mois ne risquait pas d'aboutir à un Changement. « Mais alors j'ai perdu trois mois de ma vie », fit-elle. Il soupira : « Vos déplacements dans le Temps n'ont rien à voir avec votre âge physiologique. — Voyons, est-ce vrai ou pas? — Quoi donc? — Que j'ai perdu trois mois. — Par le Temps, jeune fille, c'est ce que je suis en train de vous dire aussi clairement que possible. Vous n'avez pas perdu une seconde de votre durée de vie. La chose est impossible. » Elle recula en l'entendant crier, puis soudain eut un rire nerveux. « Vous avez un drôle d'accent. Surtout quand vous vous mettez en colère. » Elle se dirigea vers la porte et il fronça le sourcil en la regardant s'éloigner. Quel accent? Il parlait la langue du cinquantième millénaire aussi bien qu'aucun de ses collègues de la Section. Et même mieux. Stupide fille! Il se retrouva devant le Réflecteur, en train d'examiner son image, qui lui rendait son regard, des sillons verticaux profondément creusés entre les yeux. Il détendit son visage pour les effacer et pensa : « Je ne suis pas beau. Mes yeux sont trop petits et mes oreilles décollées et j'ai le menton trop gros. » Jusque-là, il ne s'était jamais préoccupé particulièrement de son apparence, mais il lui vint soudain à l'esprit qu'il devait être agréable d'être beau. Tard dans la nuit, Harlan ajouta ses notes aux conversations qu'il avait enregistrées, pendant que tout était encore frais dans son esprit. Comme toujours en pareil cas, il utilisa un enregistreur moléculaire fabriqué au 55e siècle. Il avait la forme d'un mince cylindre d'aspect banal, d'environ dix centimètres de long sur un centimètre de diamètre. Il était d'un brun foncé qui ne renseignait en rien sur son usage. Il pouvait tenir aisément dans une manchette, une poche ou la doublure d'un chapeau — cela dépendait de la façon de s'habiller —, on pouvait aussi le suspendre à la ceinture, à un bouton ou à un bracelet. Quel que soit l'endroit où on le mettait ou la manière dont on le tenait, il était capable d'enregistrer quelque vingt millions de mots sur chacun de ses trois niveaux d'énergie moléculaire. Avec une des extrémités du cylindre connectée à un transcripteur en résonance de phase avec l'écouteur d'Har-lan, et le générateur de champ fixé à l'autre extrémité relié à un petit microphone portatif, Harlan pouvait écouter et parler sur la même fréquence. Chaque son émis au cours de la réunion, qui avait duré des heures, lui était retransmis à présent et, tout en écoutant, les mots qu'il prononçait s'enregistraient sur un second niveau, coordonné avec le premier, mais différent de celui sur lequel il avait enregistré. Sur ce second niveau, il décrivait ses impressions, dégageait l'importance de tel mot, soulignait telle corrélation. Finalement, quand il utiliserait l'enregistreur moléculaire pour écrire son rapport, il aurait non seulement un enregistrement son pour son, mais une reconstitution annotée. Noys Lambent entra. Elle le fit avec une discrétion telle qu'aucun bruit ne signala sa présence. Avec un sentiment d'ennui, Harlan ôta le micro et l'écouteur, les attacha à l'enregistreur moléculaire, mit le tout dans un étui et le referma. « Pourquoi faites-vous preuve d'une telle irritation à mon égard? » demanda Noys. Ses bras et ses épaules étaient dus et le plastoderme qui gainait ses jambes était légèrement luminescent. « Je ne suis pas en colère, répondit-il. Je n'éprouve aucun sentiment particulier. » Sur le moment, il fut intimement persuadé que c'était là l'exacte vérité. « Travaillez-vous encore? reprit-elle. Vous devez sûrement être fatigué. — Je ne peux pas travailler si vous êtes là, répondit-il d'un ton maussade. — Vous êtes en colère contre moi. Vous ne m'avez pas adressé la parole de toute la soirée. — J'ai parlé le moins possible. Je n'étais pas là pour discuter. » Il attendit qu'elle s'en aille. Mais elle dit : « Je vous ai apporté un autre verre. Vous avez paru en apprécier un à la réunion et un ne suffit pas. Surtout si vous devez travailler. » Il remarqua le petit Mekkano derrière elle, entrant en glissant sur un champ de force de faible intensité. Il n'avait presque rien mangé ce soir-là, piquant par-ci par-là dans des plats sur lesquels il avait fait des rapports détaillés lors de ses Observations passées, mais que (à l'exception de quelques bouchées prélevées à titre « documentaire ») il s'était abstenu de toucher jusqu'alors. A contrecœur, il avait dû reconnaître que ça lui avait plu. Bien malgré lui, il avait apprécié la boisson mousseuse, d'un vert léger, à parfum de menthe (pas exactement alcoolisée, quelque chose d'autre plutôt) qui était d'un usage courant. Elle n'existait pas deux physio-années auparavant, avant le dernier Changement de Réalité. Il prit le second verre que lui tendait le Mekkano et remercia Noys d'un bref signe de tête. Mais pourquoi un Changement de Réalité qui n'avait eu virtuellement aucun effet physique sur le siècle avait-il amené une nouvelle boisson à l'existence? De toute façon, il n'était pas Calculateur et il était inutile qu'il s'interroge là-dessus. Les calculs les plus poussés ne permettraient d'ailleurs jamais d'éliminer toute incertitude et toute interférence fortuite. S'il n'en avait pas été ainsi, il n'y aurait pas eu besoin d'Observateurs. Us étaient seuls, Noys et lui, dans cette grande demeure. Les Mekkanos étaient au faîte de leur popularité depuis deux décennies et le resteraient pendant une dizaine d'années encore dans cette Réalité-ci, aussi n'y avait-il aucun serviteur humain. Bien entendu, étant donné que la femelle était, économiquement parlant, aussi indépendante que le mâle et qu'elle était à même de procréer, si elle le désirait, sans avoir à supporter les inconvénients de la grossesse, il n'y avait rien d' « indécent », pour l'époque du moins, dans le fait qu'ils fussent seuls. Pourtant, Harlan se sentait dans une situation délicate. La jeune fille était étendue, appuyée sur un coude, sur un sofa situé de l'autre côté de la pièce. La housse ornée de motifs s'enfonçait sous elle comme pour une étreinte. Elle avait ôté d'un geste vif les chaussures transparentes qu'elle portait et ses orteils jouaient librement dans le souple tissu de plasto-derme — on eût dit d'un chat rentrant et sortant voluptueusement ses griffes. Elle secoua la tête, défaisant ainsi sa coiffure qui s'étageait en encorbellements compliqués et dégageait les oreilles. Sa chevelure sombre croula sur son cou, mettant en valeur le grain adorablement ambré de ses épaules. Elle murmura : « Quel âge avez-vous? » Il n'avait certainement pas à répondre à cela. C'était une question personnelle et la réponse ne la regardait en rien. Il aurait dû dire alors avec une fermeté polie : « Voulez-vous me laisser à mon travail? » Au lieu de cela, il s'entendit dire : « Trente-deux ans. » Il voulait dire physio-années, bien sûr. Elle reprit : « Je suis plus jeune que vous. J'ai vingt-sept ans. Mais j'imagine que je n'aurai pas toujours l'air plus jeune que vous. Je suppose que vous serez comme vous êtes en ce moment quand je serai une vieille femme. Pourquoi avez-vous choisi d'avoir trente-deux ans? Pouvez-vous changer si vous le désirez? N'aimeriez-vous pas être plus jeune? — De quoi parlez-vous? » Harlan se frotta le front pour s'éclaircir les idées. Elle dit doucement : « Vous ne mourrez jamais. Vous êtes un Éternel. » Était-ce une question ou une constatation? « Vous êtes folle. Nous vieillissons et nous mourons comme tout le monde. — Vous pouvez me dire la vérité. » Sa voix était basse et cajoleuse. La langue du cinquantième millénaire, qu'il avait toujours trouvée dure et déplaisante, paraissait harmonieuse après tout. Ou était-ce simplement qu'un estomac plein et l'air parfumé avaient émoussé sa sensibilité auditive? « Vous pouvez voir tous les Temps, reprit-elle, visiter tous les lieux. Je désirais tellement travailler dans l'Éternité. J'ai longtemps attendu avant qu'on me prenne. Je pensais qu'on ferait peut-être de moi une Éternelle et puis j'ai découvert qu'il n'y avait que des hommes. Certains d'entre eux ne voulaient même pas me parler parce que j'étais une femme. Vous ne vouliez pas me parler. — Nous sommes tous très occupés, murmura Harlan, luttant contre un sentiment de contentement inavoué. J'étais très occupé. — Mais pourquoi n'y a-t-il pas plus de femmes parmi les Éternels? » Harlan ne se sentait pas suffisamment maître de lui pour se risquer à répondre. Que pouvait-il dire? Que les membres de l'Éternité étaient choisis avec un soin tout particulier du fait que deux conditions devaient être remplies. Ils devaient d'abord être intellectuellement aptes; et leur retrait du Temps ne devait pas avoir de conséquences fâcheuses sur la Réalité. La Réalité! C'était là le mot qu'il ne devait mentionner en aucune circonstance. Il éprouvait une sensation de vertige qui allait croissant et il ferma les yeux un moment pour tâcher de la dissiper. Combien de configurations temporelles particulièrement favorables avaient-elles été laissées intactes, car leur transfert dans l'Éternité aurait signifié qu'un certain nombre d'événements (naissances, morts, mariages...) ne se seraient pas produits, non plus que tel ou tel concours de circonstances, ce qui aurait fait dévier la Réalité dans des directions que le Comité Pan-temporel ne pouvait permettre. Pouvait-il lui dire cela? Bien sûr que non. Pouvait-il lui dire que les femmes n'étaient presque jamais admises dans l'Éternité parce que, pour une raison qu'il ne comprenait pas, (ce ne devait pas être le cas des Calculateurs, mais lui en était incapable), leur retrait du Temps risquait de provoquer une distorsion de la Réalité avec un coefficient de probabilité dix à cent fois plus élevé que lorsqu'il s'agissait d'un homme. (Toutes ces pensées s'entremêlaient et tourbillonnaient dans sa tête, se succédant dans un ordre qui n'avait rien à voir avec la logique; ce qui donnait des résultats bizarres, presque absurdes, mais pas tellement déplaisants. Noys s'était approchée de lui, souriante.) Il entendit sa voix comme un souffle de vent dans les arbres : « Oh ! vous autres Éternels, vous êtes si secrets. Vous ne voulez rien partager. Faites de moi une Éternelle. » A présent, sa voix n'émettait plus de mots distincts, mais juste un son délicatement modulé qui s'insinuait dans son esprit. Il éprouvait l'envie irrésistible de lui dire : « L'Éternité n'est pas un amusement, madame. Nous travaillons! Nous travaillons pour mettre au point tous les détails de chaque moment du Temps depuis le début de l'Éternité jusqu'à ce que la Terre ne soit plus qu'un globe sans vie, et nous essayons de déterminer avec précision le nombre infini des configurations temporelles possibles et d'en choisir une meilleure que celle existante. Nous décidons alors à quel point du Temps nous pouvons opérer une modification minime pour supprimer cette dernière et la réintégrer parmi les probabilités. Et nous continuons ainsi « éternellement », cherchant ce-qui-pourrait-être et le substituant à ce-qui-est. Il en est ainsi depuis que Vikkor Mallansohn a découvert le Champ Temporel au 24e siècle, ce qui a permis de faire démarrer l'Éternité au 27e siècle. Tout cela grâce à ce mystérieux Mallansohn que personne ne connaît et qui a donné l'Éternité à l'homme, mettant pour toujours à sa disposition le champ infini du possible... » Il secoua la tête, mais ses pensées continuaient de tourner en une folle sarabande quand soudain surgit une illumination qui dura le temps d'un éclair avant de s'évanouir. Cela calma un peu son agitation, mais il tenta vainement de retrouver cette illuminante certitude. La boisson à la menthe? Noys s'était encore rapprochée et son visage lui apparaissait un peu flou. Il pouvait sentir sa chevelure contre sa joue, la pression légère et chaude de sa poitrine. Il aurait dû se reculer, mais — et c'était une impression étrange — il se rendit compte qu'il ne le désirait pas. « Si je devenais une Éternelle... » murmura-t-elle dans un souffle tout près de son oreille, bien que les mots fussent à peine plus audibles que le battement de son cœur. Sa bouche s'entrouvrait, humide et chaude : « Cela vous déplairait-il tellement? » II ne savait pas ce qu'elle voulait dire, mais soudain cela n'eut plus aucune importance. Tout son être brûlait. Il tendit maladroitement les bras, d'un geste incertain d'aveugle. Elle ne résista pas, mais s'abandonna et vint se fondre à lui. Tout cela arriva comme en rêve, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre. C'était loin d'être aussi répugnant qu'il avait toujours imaginé que ce devait l'être. Ce fut comme un choc pour lui, une révélation et il s'aperçut que ce n'était pas du tout désagréable. Plus tard même, quand elle s'appuya contre lui avec un sourire et un regard noyé de tendresse, il tendit spontanément une main tremblante et caressa lentement ses cheveux soyeux. Il la voyait à présent d'un œil neuf et elle lui paraissait tout autre. Ce n'était plus une femme, un être distinct. Elle était soudain, d'une manière étrange et inattendue, un autre aspect et comme une autre partie de lui-même. Le diagramme spatio-temporel était muet là-dessus et pourtant Harlan ne se sentait pas coupable. C'était seulement la pensée de Finge qui suscitait en lui une émotion violente. Et cela n'était pas un sentiment de culpabilité. Loin de là. C'était un sentiment de satisfaction, et même de triomphe ! Allongé sur son lit, Harlan ne pouvait trouver le sommeil. L'impression de légèreté ressentie tout d'abord s'était atténuée, mais il y avait encore le fait inhabituel que, pour la première fois de sa vie adulte, une femme partageait son lit. Il pouvait entendre son souffle léger, et dans la lueur diffuse qui avait remplacé l'éclairage cru irradiant des murs et du plafond, son corps ne lui apparaissait plus que comme une ombre reposant près de lui. Il lui suffisait de bouger la main pour sentir la chaleur et la douceur de sa chair et il n'osait le faire de peur de l'éveiller et de troubler le rêve qu'elle était peut-être en train de faire. C'était comme si elle rêvait pour eux deux, rêvant d'elle-même et de lui et de tout ce qui était arrivé, et comme si son réveil devait renvoyer tout cela au néant. Les pensées qui l'habitaient à présent semblaient prolonger celles, si étranges et si inhabituelles, dont il venait juste de faire l'expérience... C'avait été là des pensées vraiment étranges, qui lui étaient venues dans une sorte d'état intermédiaire entre la lucidité et l'inconscience. Il essaya, sans succès, de les retrouver. Pourtant, il avait soudain la certitude qu'il était très important qu'il y parvienne car, bien qu'il ne pût se souvenir des détails, il se rappelait que, l'espace d'un instant, il avait compris quelque chose. Il ne savait pas exactement de quoi il s'agissait, mais il y avait eu l'aveuglante clarté du demi-sommeil, quand l'œil et l'esprit humains semblent percevoir comme un message venu d'ailleurs. Son anxiété grandit. Pourquoi ne pouvait-il pas se rappeler? L'espace d'un instant, il avait eu accès à tant de choses. Pour l'heure, même la jeune femme endormie à ses côtés s'estompait à l'arrière-plan de sa conscience. Il pensa : « Si je pouvais retrouver le fil... J'étais en train de penser à la Réalité et à l'Éternité... oui, et à Mallansohn et au Novice! » Il marqua un temps d'arrêt. Pourquoi le Novice? Pourquoi Cooper? Il n'avait pas pensé à lui. Mais dans ce cas, pourquoi fallait-il qu'il pense à présent à Brinsley Sheridan Cooper? Il fronça les sourcils. Quel était le fil conducteur de tout ceci? Que cherchait-il au juste? Qu'est-ce qui lui donnait la certitude qu'il y avait quelque chose à trouver? Harlan sentit un froid soudain le pénétrer. Car à force de s'interroger, il lui semblait percevoir tout au fond de son esprit comme un reflet lointain de cette illumination qu'il avait ressentie tout d'abord. Il touchait presque au but. Il allait savoir. Il retint sa respiration, faisant le vide dans son esprit. Et il attendit. Que la révélation vienne d'elle-même. Et dans le calme de la nuit, une nuit qui avait déjà revêtu une importance unique dans sa vie, surgirent une explication et une interprétation des événements qu'il venait de vivre qu'en temps ordinaire il eût été incapable de concevoir, ne fût-ce qu'un instant. Il laissa la pensée grandir et prendre forme en son esprit, jusqu'à ce qu'elle lui permît d'expliquer une centaine de points apparemment dépourvus de signification et qui, sans cela, seraient restés obscurs. Il lui faudrait approfondir celui-ci, vérifier tel autre quand il serait de retour dans l'Éternité, mais au fond de son cœur, il était déjà convaincu qu'il connaissait un secret terrible qu'il n'avait pas à connaître. Un secret qui embrassait toute l'Éternité! 6 LE BIO-PROGRAMMATEUR Un mois de physio-temps s'était écoulé depuis cette nuit du 482e siècle et cela lui avait suffi pour apprendre bien des choses. Il était à présent, si on calculait en temps ordinaire, à près de 2000 siècles dans l'avenir de Noys Lambent et il essayait de savoir, en utilisant tour à tour la corruption et la persuasion, ce qu'il y avait en réserve pour elle dans une nouvelle Réalité. C'était pire que contraire à l'éthique, mais il avait dépassé le point où l'on se préoccupe de telles choses. Dans le physio-mois qui venait de s'écouler, il était, à ses propres yeux, devenu un criminel. Il n'y avait pas moyen de se leurrer et de minimiser le fait. Il ne serait pas plus criminel en fermant les yeux sur son crime et il avait beaucoup à gagner en procédant ainsi. Poursuivant ses agissements délictueux (il ne faisait aucun effort pour choisir une expression moins brutale), il se tenait à présent devant la barrière énergétique donnant accès au 2456e siècle. L'entrée dans le Temps était beaucoup plus compliquée que le simple passage entre l'Éternité et les cabines des stations temporelles. Pour cela, on devait faire concorder avec le plus grand soin les coordonnées relatives à l'endroit choisi à la surface de la Terre et l'instant, déterminé avec précision, où l'on désirait apparaître dans le siècle. Pourtant, en dépit de sa tension intérieure, Harlan manœuvra le système de commande avec l'aisance et l'assurance de quelqu'un de remarquablement doué et possédant une longue expérience. Harlan se retrouva dans la salle des machines qu'il avait vue pour la première fois sur l'écran d'observation de l'Éternité. A ce physio-moment, le Sociologue Voy serait assis devant cet écran, attendant que se produise l'Intervention qu'allait effectuer le Technicien. Harlan ne manifestait aucune hâte. La salle resterait vide pendant les 156 minutes à venir. D'après le diagramme spatio-temporel, il ne disposait certes que de 110 minutes, les 46 minutes restantes constituant la « marge » habituelle de 40 %. C'était une mesure de sécurité en cas de nécessité, mais en principe un Technicien ne devait pas avoir à l'utiliser. Un « mangeur de marge » ne restait pas Spécialiste longtemps. Harlan, toutefois, s'attendait à ne pas utiliser plus de deux minutes sur les cent dix dont il disposait. Tenant le générateur de champ qu'il portait au poignet de telle sorte qu'il fût entouré d'une « aura » de physio-temps (une émanation de l'Éternité en quelque sorte) et par conséquent protégé de tout effet d'un Changement de Réalité, il fit un pas vers le mur, enleva un petit container de la place qu'il occupait sur un rayon et le plaça en un endroit soigneusement choisi du rayon du dessous. Ce geste accompli, il réintégra l'Éternité d'une manière qui lui sembla aussi prosaïque que pouvait l'être le simple fait de passer par une porte. Si un Temporel l'avait regardé à ce moment précis, il lui aurait semblé qu'Harlan avait simplement disparu. Le petit container resta où il l'avait placé. Il ne joua pas de rôle immédiat dans l'Histoire du monde. Une main d'homme, plusieurs heures après, chercha à l'atteindre, mais ne le trouva pas. On finit par le découvrir une demi-heure plus tard, mais dans l'intervalle, un champ de force avait cessé d'exister et un homme avait perdu le contrôle de lui-même. Une décision qui n'aurait pas été prise dans la Réalité précédente le fut maintenant dans un mouvement de colère. Une réunion n'eut pas lieu; un homme qui aurait dû mourir vécut un an de plus et les circonstances de sa mort ne furent pas les mêmes; un autre qui aurait vécu mourut quelque temps plus tôt. Les répercussions s'étendirent plus loin par vagues successives, atteignant leur maximum au 2481e siècle, c'est-à-dire vingt-cinq siècles après l'Intervention. L'intensité du Changement de Réalité déclina ensuite. Les Théoriciens établirent qu'à aucun moment dans la suite infinie des siècles il ne deviendrait égal à zéro, mais cinquante siècles après l'Intervention, il était devenu trop petit pour être détecté par l'ordinateur le plus perfectionné et c'était là sa limite pratique. Bien entendu, aucun être humain vivant dans le Temps réel ne pouvait jamais se rendre compte qu'un quelconque Changement de Réalité avait eu lieu. L'esprit changeait aussi bien que la matière et seuls les Éternels pouvaient s'en tenir à l'écart et y assister. Le sociologue Voy regardait l'écran bleuté sur lequel un instant plus tôt il y avait eu l'image d'un port spatial en pleine activité, tel qu'il se présentait au 2481e siècle. Il leva à peine les yeux quand Harlan entra et se contenta de murmurer quelque chose qui pouvait passer pour un mot d'accueil. On aurait dit qu'un cataclysme avait dévasté le spatiodrome. Alors qu'auparavant il était étincelant d'acier, les quelques bâtiments restés debout n'étaient plus les créations grandioses qu'ils avaient été. Un vaisseau spatial se rouillait dans un coin. Il n'y avait personne. Il n'y avait aucun mouvement. Harlan esquissa un mince sourire qui ne tarda pas à s'effacer. L'E.O.D. était parfait. L'Effet Optimum Désiré. Et il s'était produit d'un seul coup. Le Changement ne prenait pas nécessairement place au moment précis de l'Intervention du Technicien. Si les calculs relatifs à celle-ci n'étaient pas suffisamment précis, des heures ou des jours pouvaient s'écouler avant que le Changement n'ait réellement lieu (en comptant, bien sûr, en physio-temps). Ce n'était que lorsque tous les degrés de la liberté s'évanouissaient que le Changement avait lieu. Tant qu'il y avait ne fût-ce qu'une chance mathématique pour que survienne un phénomène d'interférence, le Changement ne se produisait pas. Un des titres d'orgueil d'Harlan était que, lorsqu'il calculait lui-même un E.O.D., qu'il déclenchait de sa propre main une Intervention, toute possibilité d'interférence était éliminée d'emblée et le Changement avait lieu immédiatement. Voy dit d'une voix douce : « C'était pourtant très beau. » La phrase sonna désagréablement aux oreilles d'Harlan, comme si la beauté de sa propre réussite s'en trouvait diminuée. « Je ne regretterais pas, dit-il, de voir les voyages dans l'espace complètement arrachés de la Réalité. — Non? fit Voy. — Quel intérêt cela présente-t-il? Ça ne dure jamais plus d'un ou deux millénaires. Les gens s'en fatiguent. Ils reviennent sur Terre et les colonies meurent. Puis au bout de quatre ou cinq mille ans, ou quarante, ou cinquante, ils essaient encore et ça rate à nouveau. C'est de l'intelligence gaspillée et des efforts dépensés en pure perte. » Voy dit d'un ton sec : « Vous êtes vraiment un philosophe. » Harlan rougit. Il pensa : « A quoi bon parler à ces gens-là? » Changeant brusquement de sujet, il dit d'un ton irrité : « Au fait, le Bio-programmateur? — Eh bien? — Voudriez-vous voir où il en est? Il devrait être assez avancé à présent. » Une ombre de désapprobation passa sur le visage du Sociologue comme pour dire : « Vous êtes du genre impatient, n'est-ce pas? » Mais il se contenta de répondre : « Venez avec moi, nous allons voir. » La plaque fixée sur la porte du bureau portait le nom de Néron Feruque. L'œil et le cerveau d'Harlan enregistrèrent le fait à cause d'une vague ressemblance avec deux personnages importants de la région méditerranéenne pendant les Temps Primitifs. (A la suite de ses discussions hebdomadaires avec Cooper, son propre intérêt pour les Primitifs avait presque tourné à l'obsession.) L'homme cependant ne ressemblait ni à l'un ni à l'autre de ces personnages pour autant qu'Harlan s'en souvînt. Il était d'une maigreur presque cadavérique et la peau de son visage se tendait sur son nez busqué. Il avait de longs doigts et des poignets noueux. Il passait une main distraite sur sa petite Calculatrice électronique; on aurait dit la Mort effectuant la pesée des âmes. Harlan s'aperçut qu'il regardait la Calculatrice avec une sorte d'avidité. C'était là les œuvres vives de la Bio-programmation; le sort de bien des gens dépendait de ce mécanisme complexe. Qu'on lui fournisse toutes les données nécessaires retraçant l'histoire d'un individu et les équations de Changement de Réalité projeté, et il cliquettera et ricanera de façon obscène pendant un laps de temps pouvant aller d'une minute à un jour, puis il crachera l'éventail de tous les schémas d'existence possibles de la personne considérée (dans le cadre de la nouvelle Réalité) avec pour chacun d'eux son degré de probabilité. Le Sociologue Voy présenta Harlan. Feruque, ayant examiné avec un ennui visible l'insigne du Technicien, hocha la tête et se remit au travail. « Le Bio-diagramme de la jeune femme est-il terminé? demanda Harlan. — Pas encore. Je vous préviendrai quand il le sera. » Il était de ces gens qui poussaient le mépris du Technicien jusqu'à une grossièreté non déguisée. « Prenez votre temps, Bio-programmateur », fit Voy. Feruque avait des sourcils tellement minces qu'on ne les voyait presque pas. Cela augmentait la ressemblance de son visage avec celle d'un crâne. Ses yeux roulèrent dans ce qui aurait été des orbites vides tandis qu'il disait : « Vous avez détruit les astronefs? » Voy hocha la tête : « Nous les avons ramenés un siècle en arrière. » Feruque remua les lèvres comme s'il formait un mot. Harlan croisa les bras et regarda le Bio-programmateur qui finit par détourner les yeux et garder pour lui sa désapprobation. Harlan pensa : « Il sait qu'il a sa part de responsabilité. » Feruque dit à Voy : « Puisque vous êtes ici, que diable voulez-vous que je fasse au sujet des demandes de sérum anticancéreux? Nous ne sommes pas le seul siècle qui en possède. Pourquoi recevons-nous toutes les demandes? — Tous les autres siècles sont aussi débordés que vous, vous le savez. — Alors on n'a qu'à cesser d'envoyer de nouvelles demandes. — Comment allons-nous nous y prendre? — Facile. Que le Comité Pan-temporel cesse de les recevoir. — Je n'ai pas d'influence sur le Comité. — Vous en avez sur le patron. » Harlan écoutait la conversation d'une oreille distraite, sans intérêt réel. Ça avait du moins l'avantage de fixer son attention sur des problèmes sans importance et de détourner son esprit des ricanements de la machine. Il savait que le « patron » devait être le Calculateur responsable de la Section. « J'ai parlé au patron, dit le Sociologue, et il a parlé au Comité. — Foutaises. Il s'est contenté d'envoyer une bande magnétique — travail de routine. Il faut qu'il se batte pour cela. C'est une question de politique de base. — Le Comité Pan-temporel n'est pas d'humeur ces temps-ci à examiner des changements de politique de base. Vous connaissez les bruits qui circulent. — Oh! bien sûr. Ils sont sur une grosse affaire. Chaque fois qu'ils veulent éluder un problème, le bruit court que le Comité s'occupe d'une question particulièrement importante. » (S'il en avait eu le cœur, Harlan aurait souri à ce point de la conversation.) Feruque se plongea dans ses réflexions pendant quelques instants, puis éclata : « Ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c'est que le sérum anticancéreux n'a rien à voir avec une plantation forestière ou un générateur de champ. Je sais que la moindre pousse de pin doit être protégée contre les effets fâcheux s'exerçant sur la Réalité, mais le sérum anticancer concerne toujours une vie humaine et cela est cent fois plus compliqué. Songez au nombre de gens qui meurent tous les ans du cancer dans chaque siècle ne possédant pas de sérum anticancéreux d'une espèce ou d'une autre. Vous pouvez imaginer combien de malades désirent mourir. Aussi les gouvernements Temporels de chaque siècle sont constamment en train de transmettre des demandes à l'Éternité : « On vous en supplie instamment, envoyez-nous soixante-quinze mille ampoules de sérum pour des hommes gravement atteints qui ont une importance vitale pour l'équilibre de notre société. Reportez-vous aux dossiers des intéressés ci-inclus. » Voy eut un bref hochement de tête : « Je sais. Je sais. » Mais l'indignation de Feruque ne céda pas pour autant. « Si vous lisez son curriculum, chaque homme apparaît comme un héros. Chacun représente pour son époque une perte considérable. Aussi vous devez prendre l'affaire à cœur. Vous voyez ce qui arriverait à la Réalité si chaque homme vivait et si différentes combinaisons d'hommes vivaient. Le mois dernier, j'ai fait 572 requêtes concernant le cancer. Dix-sept, retenez bien ce chiffre, dix-sept Bio-diagrammes apparurent comme n'impliquant pas de Changements de Réalité indésirables. Rendez-vous compte qu'il n'y avait pas un seul cas de Changement de Réalité possible et souhaitable, mais le Comité a décidé que les cas neutres recevraient le sérum. Par humanité. Ainsi dix-sept personnes exactement, prises dans divers siècles, ont été guéries ce mois-là. Et qu'arrive-t-il? Les siècles sont-ils satisfaits? Loin de là. Un homme est guéri et une douzaine, du même pays, du même Temps, ne le sont pas. Chacun dit : « Pourquoi celui-là! » Peut-être que les types que nous n'avons pas traités ont-ils plus de valeur, peut-être s'agit-il de philanthropes aux joues roses aimés de tous, tandis que le seul homme que nous guérissons bat-il sa vieille mère toutes les fois qu'il s'arrête de frapper ses gosses. Ils ne savent rien sur les Changements de Réalité et nous ne pouvons les renseigner. Tout ce que nous faisons, c'est nous attirer des ennuis, Voy, à moins que le Comité Pan-temporel ne se décide à passer au crible toutes les demandes et à n'approuver que celles qui aboutissent à des Changements de Réalité désirables. C'est tout. Ou bien on les soigne et l'humanité en tire quelque avantage, ou bien c'est hors de question. Et ne venez pas me dire : « Bah! il n'en résulte aucun dommage. » Le Sociologue avait écouté avec une expression légèrement peinée sur le visage. « Si c'était vous qui aviez le cancer..., commença-t-il. — C'est là une remarque stupide, Voy. Nos décisions sont-elles basées sur ce genre d'argument? Dans ce cas, il n'y aurait jamais de Changement de Réalité. Il y a toujours un pauvre bougre qui écope, n'est-ce pas? Supposez que ce soit vous le pauvre bougre, hein ? Autre chose encore. N'oubliez pas que chaque fois que nous faisons un Changement de Réalité, le suivant est d'autant plus difficile à établir. Chaque physio-année, le risque qu'un Changement fait à l'aveuglette soit pire que le précédent s'accroît. Cela signifie que la proportion de types que nous pouvons guérir devient de toute façon plus petite. Elle le deviendra de plus en plus. Il arrivera un jour où nous ne serons capables de guérir qu'un seul individu par physio-année, même en comptant les cas neutres. Mettez-vous bien ça dans la tête. » Harlan cessa de prêter la moindre attention à ce qui se disait. C'était là le genre d'accrochage auquel il fallait s'attendre. Les Psychologues et les Sociologues, dans leurs rares études sur les formes d'introversion qu'on rencontrait chez certains Éternels, appelaient ça l'identification. Les hommes s'identifiaient au siècle auquel ils étaient professionnellement attachés. Bien trop souvent, ses combats devenaient leurs propres combats. L'Éternité combattait le démon de l'identification autant qu'elle le pouvait. Aucun homme ne pouvait être nommé à une Section à moins de deux siècles de son temps d'origine, pour rendre l'identification plus difficile. La préférence était donnée à des siècles aux cultures nettement différentes de celles de leur propre Temps. (Harlan pensait à Finge et au 482e siècle.) Qui plus est, on les changeait d'affectation dès que leurs réactions devenaient suspectes. (Harlan n'aurait pas parié une pièce d'un grafen du 50e siècle sur les chances qu'avait Feruque de rester encore en fonction une physio-année au maximum.) Et pourtant des hommes continuaient d'éprouver une attirance stupide pour un foyer « temporel » et cherchaient à s'intégrer à tel ou tel siècle (le désir du Temps : tout le monde était au courant). Pour une raison ou une autre, cela était particulièrement vrai pour les siècles ayant maîtrisé les voyages dans l'espace. C'était là un phénomène qui méritait d'être étudié et qui l'aurait été si l'Éternité n'avait manifesté une répugnance systématique à s'analyser elle-même. Un mois plus tôt, Harlan aurait pu mépriser Feruque et ne voir en lui qu'un sentimental trouvant toujours matière à s'indigner, un lourdaud irascible qui, déplorant que la technique des champs électro-gravitiques subisse un recul (dans une nouvelle Réalité), couvrait d'invectives ceux qui, dans d'autres siècles, osaient réclamer du sérum anticancéreux. Il aurait pu faire un rapport sur lui. II aurait été de son devoir de le faire. On ne pouvait évidemment plus faire confiance aux réactions de l'homme. Mais il ne pouvait plus agir ainsi à présent. Il se découvrait même de la sympathie pour cet homme. Son propre crime était plus grand. Comme il lui était facile de revenir à ses préoccupations au sujet de Noys! Il avait finalement réussi à s'endormir, cette nuit-là, et il faisait grand jour quand il s'éveilla. Les murs translucides laissaient passer la lumière de tous côtés et il eut l'impression de se retrouver en plein nuage par un matin brumeux. Le rire de Noys résonna quelque part au-dessus de lui. « Bonté divine, tu en as mis du temps à t'éveiller! » Le premier geste instinctif d'Harlan fut de chercher à tâtons une couverture absente. Puis la mémoire lui revint et il la regarda, l'esprit en déroute et le sang au visage. Il se mit en devoir d'analyser ses impressions. Mais à ce moment une autre idée lui vint à l'esprit et il s'assit d'un bond. « Il n'est pas plus d'une heure, n'est-ce pas? Père Temps! — Il n'est que 11 heures. Ton petit déjeuner t'attend et tu as largement le temps. — Merci, murmura-t-il. — La douche est réglée et tes vêtements sont prêts. » Que pouvait-il dire? « Merci », murmura-t-il encore. Il évita son regard pendant qu'il mangeait. Elle était assise en face de lui, sans manger, son menton enfoui dans la paume d'une main, ses cheveux noirs ramenés sur le côté en une lourde torsade et ses cils d'une longueur incroyable. Elle suivait chacun de ses gestes tandis qu'il gardait les yeux baissés, cherchant en lui le vif sentiment de honte qu'il aurait dû éprouver, pensait-il. « Où vas-tu à une heure? demanda-t-elle. — Jeu d'aéroballe, murmura-t-il. J'ai le ticket. — Voilà les accessoires. Dire que j'ai manqué toute la saison à cause de ces trois mois escamotés, tu te rends compte. Qui gagnera la partie, Andrew? » Il se sentit pris d'une étrange faiblesse en s'entendant appeler par son prénom. Il secoua brusquement la tête et essaya de prendre un air austère. (Jadis, cela lui était très facile.) — Mais tu dois le savoir. Tu as inspecté toute cette période, n'est-ce pas? » A dire vrai, il aurait dû se borner à une simple dénégation froide, mais il se laissa fléchir et expliqua : « J'avais une quantité considérable d'Espace-Temps à parcourir. Il m'est impossible d'avoir connaissance de petits faits précis tels que des résultats de jeux. — Dis plutôt que tu ne veux pas me le dire. » Harlan ne répondit pas. Il inséra la pointe de son couteau dans le petit fruit juteux et le porta à ses lèvres. Au bout d'un moment, Noys reprit : « As-tu vu ce qui se passait dans cette zone temporelle avant ton arrivée? — Aucun détail, N... Noys. » (Il s'obligea à prononcer son nom.) La fille dit doucement : « Ne nous as-tu pas vus? Ne savais-tu pas depuis le début que... » Harlan balbutia : « Non, non. Je ne pouvais pas me voir moi-même. Je ne suis pas dans la Réa... je ne suis pas ici jusqu'à ce que je vienne. Je ne peux pas t'expliquer. » Il était doublement bouleversé. D'abord du fait qu'elle ait parlé de ça. Ensuite, parce qu'il s'était presque oublié jusqu'à dire « Réalité », le mot que, plus que tout autre, il était interdit de prononcer dans toute conversation avec des Temporels. Elle leva les sourcils et ses yeux s'arrondirent en une expression légèrement étonnée. « As-tu honte? — Ce que nous avons fait ensemble n'était pas convenable. — Pourquoi? » Et dans le contexte du 482e siècle, sa question était parfaitement innocente. « C'est défendu aux Éternels? » Elle disait cela presque en plaisantant, du tors qu'elle aurait pris pour demander si les Éternels avaient le droit de manger. « N'emploie pas ce mot, dit Harlan. Par le fait, ça nous est interdit, d'une certaine manière. — Eh bien, dans ce cas, ne leur dis rien. J'en ferai autant. » Elle contourna la table et vint s'asseoir sur ses genoux et repoussa le plateau d'un souple mouvement de hanche. L'espace d'un instant, il se raidit et esquissa un geste comme pour la repousser. Mais il ne put aller jusqu'au bout. Elle se courba et l'embrassa sur les lèvres et plus rien ne lui parut honteux. Rien de ce qui concernait Noys et lui-même. Il n'était pas certain du moment où il commença à faire ce qu'un Observateur, du point de vue éthique, ne devait pas faire. C'est-à-dire qu'il se mit à réfléchir sur la nature des problèmes concernant la Réalité de fait et le Changement de Réalité qui devait être mis au point. Ce n'était ni les mœurs relâchées de l'époque, ni l'ecto-genèse, ni le matriarcat qui inquiétait l'Éternité. Il en était déjà ainsi dans la Réalité précédente et le Comité Pan-temporel n'y avait rien trouvé à redire alors. Finge avait dit que c'était un problème fort délicat. Le Changement devrait donc l'être également et il faudrait qu'il affecte le groupe que lui-même Observait. Tant de choses semblaient évidentes. Il devrait inclure l'aristocratie, les possédants, les classes supérieures, les bénéficiaires du système. Ce qui l'ennuyait, c'était que Noys serait très certainement mise en cause. Prévoyant que les difficultés ne faisaient que commencer, il passa les trois jours restants prévus par son ordre de mission dans une tension qui gâta même la joie d'être auprès de Noys. « Qu'est-ce qui est arrivé? interrogea-t-elle. Pendant, un moment, tu as semblé tout différent de ce que tu étais dans l'Éther... là-bas. Tu n'étais plus guindé du tout. Maintenant, tu parais inquiet. Est-ce parce que tu dois retourner? » Harlan dit : « En partie. — Es-tu obligé? — Je le suis. — Voyons, si tu étais en retard, qui s'en soucierait? » Harlan sourit presque de sa naïveté. « Ça ne leur plairait guère », dit-il, et pourtant il pensa avec autant de nostalgie à la marge de deux jours qui lui restait. Elle régla les commandes d'un instrument de musique équipé d'un mécanisme lui permettant de composer et de jouer ses propres lignes mélodiques en pinçant des cordes et en frappant des touches au hasard — hasard qui, grâce à des formules mathématiques complexes, ne pouvait produire que des combinaisons harmonieuses. La musique ne pouvait pas plus se répéter que ne se répètent les flocons de neige et il lui était pareillement impossible d'être sans beauté. A travers les sons l'incitant à la rêverie, Harlan gardait son regard fixé sur Noys et ses pensées l'enveloppaient toute. Que serait-elle dans la nouvelle structure temporelle? Une marchande de poissons, une ouvrière, une mère de six enfants, grasse, affreuse, malade? Qui qu'elle fût, elle ne se souviendrait pas d'Harlan. Il ne ferait plus partie de sa vie dans une nouvelle Réalité et, de toute façon, elle ne serait plus Noys. Ce n'était pas simplement une fille qu'il aimait. (Étrangement, il utilisa le mot « aimer » dans ses propres pensées pour la première fois et il ne se donna même pas le temps d'y réfléchir et de s'étonner de l'étrangeté de la chose.) Il aimait tout un monde de petits faits précis : sa façon de s'habiller, de marcher, de parler, ses gestes familiers. Tout cela était la résultante d'un quart de siècle de vie et d'expérience dans une Réalité donnée. Elle n'avait pas été sa Noys dans la Réalité précédente, antérieure d'une physio-année. Elle ne serait pas sa Noys dans la prochaine Réalité. On pouvait logiquement présumer que la nouvelle Noys aurait des qualités que celle-ci ne possédait pas, mais il était absolument certain d'une chose. Il désirait cette Noys-ci, celle qu'il voyait en ce moment, celle de cette Réalité. Si elle avait des défauts, c'était ces défauts-là qu'il aimait. Que pouvait-il faire? Plusieurs choses lui vinrent à l'esprit, toutes illégales. L'une d'elles était d'apprendre la nature du Changement et de découvrir de façon certaine comment Noys pouvait en être affectée. Après tout, on ne pouvait pas être certain que... Un silence de mort arracha Harlan à ses pensées. Il se trouvait une fois de plus dans le bureau du Bio-programmateur. Le Sociologue Voy le surveillait du coin de l'œil. Feruque tournait vers lui son visage cadavérique. Et le silence était oppressant. Harlan mit un instant à réaliser ce qui se passait. Juste un instant. La Calculatrice électronique avait cessé son cliquetis antérieur. Harlan bondit : « Vous avez la réponse, Bio-programmateur? » Feruque examina les diagrammes qu'il tenait à la main. « Ouais. Certainement. Il y a quelque chose de bizarre. — Puis-je voir? Harlan tendit la main, elle tremblait visiblement. — Il n'y a rien à voir. C'est ce qu'il y a d'étrange. — Que voulez-vous dire : rien? » Harlan regarda Feruque avec des yeux qu'il sentit soudain devenir brûlants jusqu'à ce qu'il ne distinguât plus qu'une vague forme allongée là où se tenait Feruque. La voix prosaïque du Bio-programmateur lui semblait parvenir de très loin. « La dame n'existe pas dans la nouvelle Réalité. Pas de changement de personnalité. Elle n'est plus là, c'est tout. Partie. J'ai vérifié les probabilités jusqu'à la millième décimale. Elle n'est nulle part. En fait — et il se frotta la joue de ses longs doigts maigres — avec la combinaison de facteurs que vous m'avez soumise, je ne vois pas très bien de quelle manière elle s'intègre dans l'ancienne Réalité. » Harlan entendit à peine. « Mais... mais le Changement était si petit. — Je sais. Une curieuse combinaison de facteurs. Tenez, vous voulez les diagrammes? » Harlan s'en empara d'un geste machinal. Noys disparue? Noys n'existant plus? Comment cela se pouvait-il? Il sentit une main sur son épaule et la voix de Voy retentit à son oreille. « Êtes-vous malade, Technicien? » La main se retira comme si elle regrettait déjà d'avoir, dans un mouvement irréfléchi, touché le corps d'un Technicien. Harlan avala sa salive et se composa péniblement un visage. « Je vais très bien. Voulez-vous me conduire à la Cabine? » Il ne devait pas montrer ses sentiments. Il devait se comporter comme s'il s'agissait d'une simple enquête de routine, ainsi qu'il l'avait prétendu. Il devait déguiser le fait qu'avec la non-existence de Noys dans la nouvelle Réalité, il était presque physiquement submergé par un flot de joie pure, une enivrante impression de triomphe. 7 LE PRÉLUDE AU CRIME Harlan entra dans la cabine au 2456e siècle et regarda en arrière pour s'assurer que la barrière énergétique qui la séparait de l'Éternité était vraiment sans faille, que le Sociologue Voy n'était pas en train de l'observer. Durant ces dernières semaines, c'était devenu chez lui une habitude, un geste automatique, de lancer un rapide coup d'oeil par-dessus son épaule pour s'assurer qu'il n'y avait personne derrière lui dans les puits d'accès aux cabines. De plus, bien que déjà dans le 2456e siècle, ce fut vers l'avenir qu'Harlan régla les commandes de la cabine. Il regarda défiler les chiffres sur le cadran du chronoscope. Malgré la rapidité — qui les rendait illisibles — avec laquelle ils passaient devant ses yeux, il aurait largement le temps de réfléchir. Les découvertes du Bio-programmateur avaient singulièrement modifié la situation! Jusqu'à la nature même de son crime qui avait changé! Et tout cela avait tourné autour de Finge. La phrase s'imposa à lui avec ses assonances ridicules et son rythme lourd, elle tournait dans son crâne jusqu'à lui donner le vertige : tout tournait autour de Finge. Tout tournait autour de Finge... Harlan avait évité tout contact personnel avec Finge depuis son retour dans l'Éternité, après ces journées passées au 482e siècle avec Noys. De même que l'Éternité s'était refermée sur lui, de même le sentiment de son crime le possédait tout entier. Un serment professionnel trahi, ce qui semblait une chose insignifiante au 482e siècle, était une faute énorme dans l'Éternité. Évitant de se présenter, il avait envoyé son rapport par tube pneumatique et était rentré chez lui. Il avait besoin de réfléchir à tout cela, de gagner du temps pour analyser le changement qui s'était produit en lui et s'y habituer. Finge ne l'avait pas permis. Il s'était mis en communication avec Harlan moins d'une heure après que le rapport avait été adressé au service intéressé et inséré dans le tube pneumatique. Le virage du Calculateur apparut sur l'écran du vidéo. « Je m'attendais à ce que vous fussiez dans votre bureau, fit-il. — J'ai remis le rapport, monsieur. Peu importe l'endroit où me parviendra ma nouvelle affectation, répondit Harlan. — Ah! bon? » Finge parcourut le rouleau de documents qu'il tenait à la main, le rapprocha de ses yeux au point d'en loucher et en examina la structure perforée. « II est à peine complet, continua-t-il. Puis-je visiter votre appartement? » Harlan hésita un instant. L'homme était son supérieur et refuser cette auto-invitation à ce moment frôlerait l'insubordination. Cela révélerait sa culpabilité, semblait-il, et il avait la conscience trop chargée pour oser se le permettre. « Vous serez le bienvenu, Calculateur », dit-il avec raideur. L'urbanité raffinée de Finge et son épicurisme introduisirent une note discordante qui ne cadrait pas avec le logement tout en angles d'Harlan. Le 95e siècle, son Temps d'origine, penchait vers une austérité toute Spartiate dans le choix du mobilier et la décoration et Harlan n'avait jamais complètement perdu son goût pour ce style. Les chaises en métal tubulaire étaient recouvertes d'un simple placage qui avait reçu artificiellement le grain et l'apparence du bois (bien que sans grand succès). Dans un des coins de la pièce, il y avait un petit meuble qui représentait un écart encore plus grand des coutumes du temps. Cela frappa l'œil de Finge presque tout de suite. Le Calculateur y posa un doigt boudiné comme pour en éprouver la texture. « Quel est ce matériau? — Du bois, monsieur, dit Harlan. — Du bois réel? Du vrai bois? Étonnant! Vous utilisiez du bois dans votre époque d'origine, je crois? — C'est exact. — Je vois. Cela n'a rien d'illégal, Technicien. » Il essuya le doigt avec lequel il avait touché l'objet sur la jambe de son pantalon. « Mais je ne sais s'il est sage de se laisser influencer par la culture de son époque d'origine. Le véritable Éternel adopte n'importe quelle culture dans laquelle il se trouve plongé. Je ne crois pas, par exemple, m'être servi plus de deux fois en cinq ans d'un ustensile énergétique pour manger — il soupira — et pourtant, on a toujours considéré comme malpropre de mettre la nourriture en contact avec la matière. Mais je n'abandonne pas. Je n'abandonne pas. » Son regard se porta à nouveau sur l'objet de bois, mais maintenant il avait mis les mains derrière son dos et il dit : « Qu'est-ce que c'est? A quoi ça sert? — C'est une bibliothèque », répondit Harlan. Il eut l'impulsion de demander à Finge comment il se sentait maintenant que ses mains s'appuyaient fermement derrière son dos. Ne pensait-il pas que ce serait plus « propre » si ses vêtements et son corps lui-même étaient constitués uniquement de faisceaux d'énergie que ne viendrait souiller aucun contact matériel? Finge haussa les sourcils. « Une bibliothèque. Alors ces objets qui reposent sur les rayons sont des livres. Je ne me trompe pas? — Oui, monsieur. — Des exemplaires authentiques? — Parfaitement, Calculateur. Je les ai rapportés du 24e siècle. Le petit nombre que j'ai ici datent du 20e. Si... si vous désirez les examiner, je vous demanderai d'en prendre soin. Les pages ont été restaurées et ont subi un traitement préservateur, mais ce n'est pas du métal. Elles doivent être manipulées avec précaution. — Je n'y toucherai pas. Je n'ai pas l'intention d'y toucher. La poussière originelle du 20e siècle les recouvre, j'imagine. De vrais livres! — il rit. — Des pages de cellulose aussi? D'après ce que j'ai cru comprendre. » Harlan hocha la tête. « De la cellulose modifiée par un traitement spécial en vue de la conserver, oui. » Il ouvrit la bouche pour prendre une profonde inspiration, se forçant à rester calme. Il était ridicule de l'identifier avec ces livres, de sentir qu'une critique contre eux était une critique contre lui-même. « J'ose dire, dit Finge, toujours sur son sujet, que le contenu de ces livres tiendrait tout entier sur deux mètres de film et ce dernier sur le bout d'un doigt. Quel en est le sujet? » Harlan dit : « Ce sont des volumes reliés d'un magazine de nouvelles du 20e siècle. — Vous lisez cela? » Harlan dit avec orgueil : « C'est là quelques volumes de la collection complète que je possède. Aucune bibliothèque de l'Éternité ne possède la même. — Je sais, c'est votre marotte. Je me souviens à présent que vous m'avez fait part une fois de votre intérêt pour le Primitif. Je suis étonné que votre Éducateur vous ait jamais permis de vous intéresser à une telle chose. Un tel gaspillage d'énergie. » Harlan serra les lèvres. Cet homme, se dit-il, était délibérément en train d'essayer de l'irriter et de le mettre hors de lui pour qu'il ne soit plus en état de raisonner calmement. S'il en était ainsi, il ne fallait pas lui permettre de réussir. Harlan y alla carrément : « Je pense que vous êtes venu me voir au sujet de mon rapport? — Oui, c'est exact. » Le Calculateur regarda autour de lui, choisit un siège et s'assit avec précaution. « Il n'est pas complet, comme je vous l'ai dit par le communicateur. — Dans quel sens, monsieur? » (Du calme! Du calme!) Finge grimaça un sourire. « Qu'est-ce qui est arrivé que vous n'avez pas mentionné, Harlan? — Rien, monsieur. » Et bien qu'il l'eût dit fermement, il se sentait mal à l'aise. « Allons, Technicien. Vous avez passé plusieurs périodes de temps dans la société de la jeune femme. Ou vous l'avez fait si vous avez suivi les instructions spatio-temporelles. Vous les avez bien suivies, je suppose? » La culpabilité d'Harlan l'envahit au point qu'il se rendit à peine compte de cette attaque directe contre sa compétence professionnelle. Il ne put que dire : « Je les ai suivies. » « Et que s'est-il produit? Vous ne dites rien de vos relations privées avec la jeune femme. — Il ne s'est rien passé d'important, dit Harlan, la bouche sèche. — C'est ridicule. A votre âge et avec votre expérience, je n'ai pas à vous dire que ce n'est pas à un Observateur déjuger de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas. » Les yeux de Finge transperçaient Harlan. Ils étaient plus durs et plus aigus que ne semblait l'exiger le ton modéré qu'il avait adopté pour le questionner. Harlan s'en rendit parfaitement compte et ne se laissa pas abuser par la voix aimable de Finge, pourtant l'habitude du devoir le tracassait. Un Observateur devait tout rapporter. Un Observateur était simplement un pseudopode aux sens perceptifs jeté hors de l'Éternité dans le Temps. Il testait ce qui l'entourait et était retiré. Dans l'accomplissement de sa tâche, un Observateur n'avait pas d'individualité propre ; ce n'était pas réellement un homme. Presque automatiquement, Harlan commença la narration des événements qu'il avait omis dans son rapport. Il le fit avec la mémoire exercée de l'Observateur, rapportant les conversations avec une exactitude littérale, mimant les attitudes et les intonations. Il le fit avec amour car, en le racontant, il le vivait de nouveau et oubliait presque, ce faisant, que l'attitude inquisitoriale de Finge, jointe à son propre sens du devoir, l'amenait à admettre sa culpabilité. Ce fut seulement quand il approcha de la conclusion de cette première longue conversation qu'il hésita et que l'armure de son objectivité d'Observateur montra quelques failles. Il n'eut pas à donner de plus amples détails car Finge leva soudain la main et dit de sa voix perçante et aiguë : « Merci. C'est assez. Vous alliez me dire que vous avez fait l'amour avec la femme. » Harlan se sentit gagner par la colère. Ce que disait Finge était la vérité littérale, mais le ton de voix de Finge la faisait paraître lubrique, grossière et, plus que tout, un lieu commun. Quoi que ce fût, ou pût être, ce n'était pas un lieu commun. Harlan s'expliquait l'attitude de Finge, son interrogatoire anxieux, le fait qu'il ait interrompu le rapport verbal au moment où il l'avait fait : Finge était jaloux! Cela du moins Harlan aurait juré que c'était évident. Harlan avait réussi à séduire une fille que Finge était décidé à avoir. Harlan goûta la saveur de sa victoire et la trouva douce. Pour la première fois de sa vie, il avait un but qui avait plus de signification pour lui que sa froide besogne d'Éternel. Finge serait jaloux longtemps puisque Noys Lambent allait être à lui de façon permanente. Dans sa soudaine exaltation, il se risqua à formuler une requête qu'il avait décidé tout d'abord de présenter après un prudent délai de quatre ou cinq jours. Il dit : « J'ai l'intention de demander la permission de contracter une union avec une Temporelle », dit-il. Finge sembla soudain sortir de sa rêverie. « Avec Noys Lambent, je présume? — Oui, monsieur. En tant que Calculateur responsable de la Section, ma demande devra passer par vous... » Harlan voulait qu'il en soit ainsi. Pour faire souffrir Finge. S'il désirait la jeune fille, qu'il le dise et Harlan pourrait insister pour qu'on permette à Noys de choisir elle-même. Il sourit presque à cette idée. Il espérait qu'on en viendrait là. Ce serait le triomphe final. Habituellement, un Technicien ne pouvait certes espérer, en pareilles circonstances, passer outre aux désirs d'un Calculateur, mais Harlan était persuadé qu'il pouvait compter sur l'appui de Twissell et Finge avait beaucoup de chemin à faire avant de pouvoir rattraper Twissell. Finge, cependant, ne semblait pas ému. « Il semblerait, dit-il, que vous ayez déjà illégalement pris possession de la fille. » Harlan rougit et éprouva instinctivement le besoin de se défendre. « Le plan spatio-temporel insistait sur le fait que nous devions rester ensemble et seuls. Vu que rien de ce qui est arrivé n'était spécifiquement interdit, je ne me sens nullement coupable. » Ce qui était un mensonge et, d'après l'expression à demi amusée de Finge, on pouvait voir qu'il n'était pas dupe. « Il va y avoir un Changement de Réalité, dit-il. — S'il en est ainsi, je transformerai ma requête pour demander une liaison avec Miss Lambent dans la nouvelle Réalité, répliqua Harlan. — Je ne pense pas que ce serait sage. Comment pouvez-vous être sûr d'avance? Dans la nouvelle Réalité, elle peut être mariée, elle peut être difforme. En fait, je peux vous dire ceci : dans la nouvelle Réalité, elle ne voudra pas de vous. Elle ne voudra pas de vous. » Harlan tressaillit : « Vous n'en savez rien. — Ah? Vous pensez que votre grand amour est une affaire de contact d'âme à âme? Qu'il survivra à tous les changements extérieurs? Avez-vous lu des romans venant du Temps? » Piqué, Harlan fit montre de quelque impudence. « Pour commencer, je ne vous crois pas. » Finge dit d'un ton froid : « Je vous demande pardon? — Vous mentez. » Harlan perdait à présent toute retenue. « Vous êtes jaloux. Voilà le fin mot de l'affaire. Vous êtes jaloux. Vous aviez vos propres plans pour Noys, mais c'est moi qu'elle a choisi. — Vous rendez-vous compte... commença Finge. — Je me rends compte de beaucoup de choses. Je ne suis pas un idiot. Il se peut que je ne sois pas Calculateur, mais je ne suis pas non plus un ignare. Vous dites qu'elle ne voudra pas de moi dans la nouvelle Réalité. Comment le savez-vous? Vous ne savez même pas encore ce que sera la nouvelle Réalité. Vous ne savez pas s'il doit vraiment y avoir une nouvelle Réalité. Vous avez simplement reçu mon rapport. Il doit être analysé avant qu'un Changement de Réalité puisse être calculé, sans compter qu'il faut qu'il soit soumis pour approbation. Aussi quand vous prétendez connaître la nature du Changement, vous mentez. » Finge aurait pu réagir de bien des manières. L'esprit surexcité d'Harlan en pouvait imaginer plusieurs. Il n'essaya pas de choisir parmi elles. Finge pouvait affecter de monter sur ses grands chevaux ; il pouvait faire appel à un membre de la Sécurité et faire mettre Harlan sous bonne garde pour insubordination ; il pouvait s'emporter et se mettre à hurler avec autant de colère qu'Harlan ; il pouvait lancer un appel immédiat à Twissell et déposer une plainte en bonne et due forme ; il pouvait... il pouvait... Finge ne fit rien de tout cela. Il dit avec douceur : « Asseyez-vous, Harlan. Nous allons discuter de tout ça. » Et parce que cette réaction était complètement inattendue, la mâchoire d'Harlan s'affaissa et il s'assit plein de confusion. Sa résolution faiblit. Qu'est-ce que ça signifiait? « Vous vous souvenez certainement, dit Finge, que je vous ai dit que le problème concernant le 482e siècle impliquait une attitude indésirable des Temporels de la Réalité en cours envers l'Éternité. Vous vous en souvenez, n'est-ce pas? » Il parlait avec la douce fermeté d'un maître d'école envers un élève quelque peu arriéré, mais Harlan croyait bien déceler une sorte de dureté dans son regard. — Bien sûr, répondit-il. — Vous vous souvenez aussi que je vous ai dit que le Comité Pan-temporel hésitait à accepter mon analyse de la situation sans Observations spécifiques qui la confirment. Dès lors ne vous semble-t-il pas évident que j'avais déjà calculé le Changement de Réalité nécessaire? — Mais mes propres Observations en constituent la confirmation virtuelle? — C'est exact. — Et il faudrait du temps pour les analyser correctement. — Absurde. Votre rapport ne signifie rien. La confirmation se trouvait dans ce que vous m'avez dit oralement il y a quelques instants. — Je ne vous comprends pas. — Écoutez, Harlan, laissez-moi vous dire ce qui ne va pas au 482e siècle. Parmi les classes supérieures, en particulier chez les femmes, s'est développée la notion que les Éternels sont réellement éternels, littéralement parlant; qu'ils vivent à jamais... Grand Temps, mon vieux, Noys Lambent vous l'a bien dit. Vous m'avez répété ses propos il n'y a pas vingt minutes. » Harlan regarda Finge d'un air stupéfait. Il se rappelait la voix douce et caressante de Noys tandis qu'elle se penchait vers lui et cherchait son regard de ses yeux adorables : Vous vivez à jamais. Vous êtes un Eternel. Finge poursuivit : « Or une croyance telle que celle-ci est mauvaise, mais, en elle-même, pas trop mauvaise. Elle peut entraîner des inconvénients, accroître les difficultés pour la Section, mais le Calcul révélerait qu'un Changement ne s'impose que dans une minorité de cas. Pourtant, si un Changement est nécessaire, ne vous semble-t-il pas évident que les habitants du siècle qui doivent subir la modification la plus profonde sont ceux qui sont sujets à la superstition? En d'autres termes, l'aristocratie féminine. Noys. — Il se peut, mais je courrai ma chance, dit Harlan. — Vous n'avez pas la moindre chance. Pensez-vous que votre fascination et votre charme ont persuadé la douce aristocrate de tomber dans les bras d'un Technicien sans importance? Allons, Harlan, soyez réaliste sur ce point. » Harlan serra les lèvres d'un air buté. Il ne dit rien. Finge reprit : « Ne voyez-vous pas que ces gens, déjà persuadés qu'un Éternel vit « éternellement », ont ajouté à cela une superstition supplémentaire? Grand Temps, Harlan! La plupart des femmes croient que l'intimité avec un Éternel permettra à une mortelle (comme elles se qualifient elles-mêmes) de vivre à son tour éternellement. » Harlan vacilla. Il croyait entendre encore la voix de Noys : Si j'étais rendue Éternelle... Puis ses baisers. Finge continua : « L'existence d'une telle superstition était difficile à croire, Harlan. C'était sans précédent. Cela faisait partie des erreurs comprises dans la marge d'incertitude, si bien qu'une vérification des Calculs concernant le précédent Changement ne donna aucun renseignement à ce sujet. Le Comité Pan-temporel désirait une preuve solide, une expérimentation directe. J'ai choisi Miss Lambent comme parfaitement représentative de sa classe. Je vous ai choisi comme second sujet... » Harlan se dressa d'un bond : « Vous m'avez choisi, moi! Comme sujet! — Je suis désolé, dit Finge avec raideur, mais c'était nécessaire. Vous faisiez un très bon sujet. » Harlan le regarda fixement. Finge poussa la condescendance jusqu'à prendre un air confus devant ce regard muet : « Ne comprenez-vous pas? Non, vous continuez à ne pas comprendre. Écoutez, Harlan, vous êtes un produit frigide de l'Éternité. Vous ne regardez jamais une femme. Vous considérez les femmes et tout ce qui les concerne comme contraire à l'éthique. Non, il y a un mot meilleur. Vous les considérez comme pécheresses. Cette attitude éclate dans tout ce que vous faites et pour n'importe quelle femme vous auriez le sex-appeal d'un maquereau mort depuis un mois. Pourtant, voilà que nous avons une femme, un beau produit mitonné d'une culture hédoniste, qui s'empresse de vous séduire lors de votre première soirée ensemble, mendiant pratiquement vos caresses. Ne comprenez-vous pas que cela est ridicule, impossible, à moins... eh bien, à moins que ce ne soit la confirmation de ce que nous cherchons. » Harlan parvint péniblement à dire : « Vous avez dit qu'elle s'est vendue elle-même... — Pourquoi cette expression? Il n'y a pas de honte attachée au sexe dans ce siècle. La seule chose étrange est qu'elle vous ait choisi comme partenaire. Et ça, elle l'a fait pour vivre éternellement. C'est clair. » Et Harlan, les bras dressés, les mains tendues comme des griffes, toute raison et tout sentiment abolis, se jeta instinctivement en avant dans le seul but de saisir Finge à la gorge et de l'étrangler. Finge recula d'un bond. Il sortit un pistolet d'un geste rapide et mal assuré. « Ne me touchez pas. Arrière ! » Harlan recouvra juste assez de lucidité pour bloquer son élan. Ses cheveux étaient emmêlés. Sa chemise était tachée de sueur. Ses narines pincées et blêmes laissaient passer une respiration sifflante. Finge dit d'une voix altérée : « Je vous connais très bien, vous voyez, et j'ai pensé que votre réaction risquait d'être violente. Maintenant, je vais tirer s'il le faut. » Harlan dit : « Sortez. — C'est ce que je vais faire. Mais d'abord, vous allez m'écouter. Pour avoir attaqué un Calculateur, vous pouvez être déclassé, mais oublions cela. Vous comprendrez, toutefois, que je ne mentais pas. La Noys Lambent de la nouvelle Réalité, en mettant de côté toute autre considération, n'aura plus cette superstition. Tout le but du Changement aura été d'effacer toute trace de celle-ci. Et sans elle, Harlan — sa voix était presque un grognement — comment une femme comme Noys voudrait-elle d'un homme tel que vous? » Le petit Calculateur recula vers la porte d'entrée, l'arme toujours braquée. Il s'arrêta pour dire, avec une sorte de gaieté sinistre : « Bien sûr, si elle était là maintenant, Harlan, si elle était là, vous pourriez jouir d'elle. Vous pourriez poursuivre votre liaison et la régulariser. Si elle était près de vous. Mais le Changement va se produire bientôt, Harlan, et après cela, vous ne l'aurez plus. Quel dommage, l'instant présent ne dure pas, même dans l'Éternité, n'est-ce pas, Harlan? » Harlan ne le regardait plus. Finge avait finalement gagné et il partait en décochant la flèche du Parthe. Harlan regardait sans le voir le bout de ses chaussures et, quand il leva les yeux, Finge était parti, depuis quelques secondes ou depuis un quart d'heure, il n'aurait su le dire. Les heures avaient passé comme un cauchemar et Harlan se sentait pris au piège de ses propres pensées. Tout ce que Finge avait dit était si vrai, d'une vérité si évidente. Avec la lucidité de son esprit d'Observateur, Harlan voyait avec un certain recul les relations qu'il y avait eues entre Noys et lui et qui avaient été très brèves et inhabituelles, et elles prenaient une tout autre signification. Il ne s'agissait pas d'un engouement soudain. Comment avait-il pu croire une chose pareille? Tomber amoureuse d'un homme comme lui? Bien sûr que non. Les larmes lui piquaient les yeux et il se sentait honteux. II était tellement évident que tout avait été froidement calculé. La fille avait certains atouts physiques indéniables et aucun principe de morale pour l'empêcher d'en user. Aussi s'en servait-elle et cela n'avait rien à voir avec Andrew Harlan en tant qu'individu particulier. Il incarnait seulement l'idée erronée qu'elle se faisait de l'Éternité, avec ce que cela impliquait. D'un geste machinal, les longs doigts d'Harlan caressèrent les volumes de sa petite bibliothèque. Il en prit un et l'ouvrit sans le voir. Les lettres lui parurent brouillées. Les couleurs fanées des illustrations étaient des taches horribles et sans signification. Pourquoi Finge avait-il pris la peine de lui dire tout cela? Au sens le plus strict, il n'aurait pas dû le faire. Un Observateur, ou quiconque agissant comme Observateur, ne devait jamais connaître le but de son Observation. Cela l'éloignait par trop de son rôle idéal, celui d'un outil objectif, non humain. C'était pour l'écraser, bien sûr; pour prendre une revanche mesquine inspirée par la jalousie. Harlan passa le doigt sur la page ouverte du magazine. Il se surprit à examiner une reproduction, d'un rouge agressif, d'un véhicule terrestre semblable autant aux véhicules caractéristiques du 45e, du 182e, du 584e et 590e siècle qu'à ceux des Temps Primitifs tardifs. C'était une sorte d'engin très commun avec un moteur à combustion interne. Dans l'Ère Primitive, la source d'énergie était un carburant provenant de la distillation du pétrole et du caoutchouc naturel entourait les roues. Bien entendu, dans aucun des siècles ultérieurs, il n'en était de même. Harlan avait montré cela à Cooper. Il avait particulièrement insisté là-dessus et maintenant son esprit y revenait inconsciemment comme s'il cherchait à oublier l'instant présent. Des images sans rapport avec la situation venaient l'obséder comme pour le distraire de sa souffrance intérieure. « Ces photos publicitaires, avait-il dit, nous en disent plus sur les Temps Primitifs que les prétendus articles de fond du même magazine. Les articles supposent une connaissance de base du monde dont ils parlent. On y trouve des termes que les auteurs ne jugeaient pas devoir expliquer. Qu'est-ce qu'une « balle de golf », par exemple? » Cooper avait de bonne grâce avoué son ignorance. Harlan continua du ton didactique qu'il avait bien du mal à éviter en semblables circonstances : « Nous pourrions déduire que c'était une sorte de petite boule d'après certaines indications fournies par le contexte. Nous savons qu'on l'utilisait dans un jeu par le simple fait qu'elle est mentionnée dans un article portant en titre « Sport ». Nous pouvons même faire des déductions supplémentaires et dire qu'on tapait dessus avec une espèce de longue canne et que l'objet du jeu était d'amener la balle dans un trou du sol. Mais pourquoi se casser la tête avec des déductions et des raisonnements? Regardez cette réclame! Son but est seulement de pousser les lecteurs à acheter la balle, mais ce faisant, on nous présente une excellente reproduction grandeur nature de la balle, avec une coupe verticale pour montrer sa structure. » Cooper, qui venait d'une ère où la publicité n'avait pas subi un développement aussi envahissant que dans les derniers siècles des Temps Primitifs, avait du mal à comprendre tout cela. « Ne trouvez-vous pas plutôt révoltant la façon dont ces gens entonnaient leurs propres louanges? Qui pouvait être assez idiot pour croire les vantardises de quelqu'un sur ses propres produits? En reconnaissait-il les défauts? Est-ce qu'à un certain degré d'exagération il jugeait bon d'arrêter les frais? » Harlan, par le fait que la publicité se pratiquait sur une assez vaste échelle à son époque d'origine, leva des sourcils tolérants et se contenta de dire : « Il faudra que vous acceptiez la chose. Ça fait partie des mœurs du temps et nous n'intervenons jamais dans quelque culture que ce soit tant qu'elle ne porte pas préjudice, par tel ou tel de ses aspects, à l'Humanité considérée dans son ensemble. » Mais l'esprit d'Harlan revint brusquement à l'instant présent et il se vit en train de regarder les réclames tapageuses du magazine. Il se demanda avec une soudaine excitation : les pensées qui venaient de lui traverser l'esprit étaient-elles vraiment sans rapport? Ou était-il en train de trouver un moyen tortueux pour se tirer du mauvais pas où il était et pour rejoindre Noys? La publicité! Un truc pour forcer ceux qui n'en avaient pas envie à suivre la norme. Était-il important pour un constructeur de véhicules que tel individu éprouvât un désir spontané pour son produit? N'était-il pas tout aussi bien d'amener les gens au but (c'était le mot qui convenait) cherché en les incitant par un conditionnement venu de l'extérieur à désirer tel ou tel objet et en les persuadant d'agir en conséquence? Dans ce cas, qu'est-ce que cela pouvait faire si Noys l'aimait par passion ou par calcul? Qu'ils soient ensemble assez longtemps et elle se mettrait à l'aimer. Il la ferait l'aimer et, en définitive, ce qui comptait, c'était l'amour et non sa motivation. A présent, il regrettait de n'avoir pas lu quelques-uns de ces romans venus du Temps que Finge avait mentionnés avec mépris. Il pensa soudain à une chose qui lui fit serrer les poings. Si Noys était venue à lui, Harlan, pour acquérir l'immortalité, cela ne pouvait signifier qu'une chose : c'est qu'elle n'avait pas encore rempli les conditions requises pour cela. Elle n'avait donc pas couché avec un Éternel auparavant. Et ses relations avec Finge n'avaient été rien de plus que celles de secrétaire à employeur. Autrement quel besoin aurait-elle eu d'Harlan? Pourtant Finge devait sûrement avoir essayé, il devait avoir tenté... (Harlan était incapable de poursuivre même dans le secret de son être.) Finge avait pu faire lui-même l'expérience de cette superstition. Il était impossible qu'il en soit autrement étant donné la tentation toujours présente que représentait Noys. Alors elle avait dû se refuser à lui. Il s'était donc servi d'Harlan et celui-ci avait réussi. C'est pour cette raison que Finge avait été amené à se venger par jalousie et à torturer Harlan en lui révélant que Noys avait agi par intérêt et qu'il ne pourrait jamais l'avoir. Pourtant, Noys avait refusé Finge malgré la vie éternelle comme enjeu et avait accepté Harlan. Elle avait au moins ce choix-là et elle l'avait fait en faveur d'Harlan. Aussi n'avait-elle pas agi uniquement par calcul. L'émotion jouait un rôle. Ses pensées se brouillaient dans sa tête et devenaient incohérentes et Harlan sentait croître son exaltation de minute en minute. Il devait l'avoir, et maintenant. Avant tout Changement de Réalité. Qu'est-ce que Finge lui avait dit avec ironie : L'instant présent ne dure pas, même dans l'Éternité. Était-ce bien vrai, en fait? Était-ce bien vrai? Harlan savait exactement ce qu'il devait faire. Les reproches sarcastiques et irrités de Finge l'avaient piqué et mis dans un état d'esprit tel qu'il était prêt au crime et la raillerie finale de Finge lui avait, à tout le moins, inspiré la nature de l'acte qu'il devait commettre. Il n'avait pas perdu un moment après cela. Ce fut avec une excitation presque joyeuse qu'il quitta son appartement d'un pas hâtif, pour commettre un crime majeur contre l'Éternité. 8 LE CRIME Personne ne lui avait posé de question. Personne ne l'avait arrêté. Il y avait du moins cet avantage dans l'isolement social d'un technicien. Il utilisa la cabine jusqu'à une issue temporelle et en actionna les commandes. Il y avait évidemment le risque de voir arriver quelqu'un pour une mission légitime et qu'il s'étonne que la porte soit en service. Il hésita, puis décida d'apposer son sceau à la plaque de contrôle. Une porte scellée attirerait peu l'attention. Une porte non scellée et en service serait un mystère sans pareil. Bien sûr, ce pouvait être Finge qui tomberait sur la porte. Il devait en prendre le risque. Noys se tenait toujours debout comme il l'avait laissée. Des heures pénibles (des physio-heures) s'étaient écoulées depuis qu'Harlan avait laissé le 482e siècle pour une Éternité solitaire, mais il revenait maintenant au moment même, à quelques secondes près, où il était parti. Pas un cheveu de la tête de Noys n'avait bougé. Elle eut l'air effrayée : « Avez-vous oublié quelque chose Harlan? » Harlan la regarda d'un air avide, mais ne fit aucun mouvement pour la toucher. Il se souvenait des paroles de Finge et il n'osait pas risquer d'être repoussé. Il dit d'un ton froid : « Il faut que vous fassiez ce que je dis. » Elle dit : « Mais alors, il y a quelque chose qui ne va pas? Vous venez de partir il n'y a pas une minute. — Ne vous inquiétez pas », dit Harlan. C'était tout ce qu'il pouvait faire pour s'empêcher de prendre sa main, essayer de la calmer. Au lieu de cela, il parla durement. C'était comme si quelque démon le forçait à faire tout de travers. Pourquoi était-il revenu dès son premier moment de libre? Il ne faisait que la troubler par son retour presque instantané après son départ. (Il connaissait la réponse à cela, en réalité. Le diagramme spatio-temporel lui avait accordé une marge de sécurité de deux jours. Les premières heures de ce laps de temps étaient les moins exposées et celles qui avaient le plus de chances de passer inaperçues.) Il avait eu envie tout naturellement d'en profiter le plus tôt possible. Il prenait malgré tout un risque idiot. Il aurait facilement pu commettre une erreur de calcul et revenir dans le Temps avant qu'il l'ait quitté, quelques physio-heures plus tôt. Que serait-il arrivé dans ce cas? C'était une des premières règles qu'on lui avait apprises en tant qu'Observateur : une personne occupant deux points du même Temps dans la même Réalité court le risque de se rencontrer elle-même. De toute façon, c'était une chose à éviter. Pourquoi? Harlan savait qu'il ne désirait pas se rencontrer lui-même. Il ne désirait pas regarder dans les yeux un autre Harlan (antérieur ou ultérieur). Ce serait d'ailleurs un paradoxe et qu'est-ce que Twissell se plaisait à répéter? « Il n'y a pas de paradoxes dans le Temps, mais seulement parce que le Temps évite délibérément les paradoxes. » Pendant que ces pensées se bousculaient dans l'esprit d'Harlan, Noys le regardait de ses grands yeux lumineux. Puis elle vint vers lui et posa des mains fraîches sur ses joues brûlantes et dit doucement : « Vous avez des ennuis. » Son regard semblait à Harlan plein de gentillesse et de tendresse. Mais comment pouvait-il en être ainsi? Elle avait ce qu'elle désirait. Que voulait-elle encore? Il saisit ses poignets et dit d'une voix enrouée : « Voulez-vous venir avec moi? Maintenant? Sans poser aucune question? En faisant exactement ce que je dis? — Le dois-je? demanda-t-elle. — Vous le devez, Noys. C'est très important. — Alors je vais venir. » Elle le dit comme une chose allant de soi, comme si on lui présentait chaque jour une telle requête et qu'elle acceptait toujours. A la porte de la cabine, Noys hésita un instant, puis entra. « Nous allons en avant, Noys, dit Harlan. — Cela veut dire le futur, n'est-ce pas? » La cabine était déjà en train de ronronner doucement tandis qu'elle y entrait et elle était à peine assise qu'Harlan mettait discrètement le contact. Elle ne montra aucun signe de nausée au début de cette indescriptible sensation de « mouvement » à travers le Temps. Il avait craint que cela ne lui arrive. Elle était assise, là, tranquillement, si belle et si à son aise qu'il souffrait en la regardant et se moquait pas mal d'avoir, en emmenant une Temporelle dans l'Éternité sans autorisation, commis une trahison. « Est-ce que le cadran indique le nombre d'années parcourues, Andrew? demanda-t-elle. — Les siècles. — Vous voulez dire que nous sommes à mille ans dans l'avenir? Déjà? — C'est bien ça. — On n'en a pas l'impression. — Je sais. » Elle regarda autour d'elle. « Mais comment bougeons-nous? — Je n'en sais rien, Noys. — Vous n'en savez rien! — Il y a beaucoup de choses concernant l'Éternité qui sont difficiles à comprendre. » Les chiffres défilaient sur le temporomètre. Us allaient de plus en plus vite et ils ne formèrent bientôt plus qu'une image confuse. De son coude, Harlan avait poussé la vitesse au maximum. Peut-être l'énergie dépensée causait-elle quelque surprise aux techniciens des générateurs de puissance, mais il en doutait. Personne ne l'attendait dans l'Éternité quand il revint avec Noys, ce qui signifiait qu'il avait pratiquement gagné la partie. A présent, il ne lui restait plus qu'à emmener Noys en lieu sûr. A nouveau, Harlan la regarda : « Les Éternels ne savent pas tout. — Et je ne suis pas une Éternelle, murmura-t-elle, j'en sais si peu. » Le pouls d'Harlan s'accéléra. Pas encore une Éternelle? Mais Finge avait dit... « Laisse tomber, se dit-il à lui-même. Laisse tomber. Elle vient avec toi. Elle te sourit. Que désires-tu de plus? » Mais il parla tout de même. « Vous pensez qu'un Éternel vit à jamais, n'est-ce pas? — Eh bien, on les appelle Éternels, non? Et chacun sait qu'ils se désignent ainsi. » Elle lui fit un chaud sourire. « Mais ce n'est pas vrai, n'est-ce pas? — Vous ne le pensez pas alors? — Après un certain temps passé dans l'Éternité, je ne l'ai plus pensé. Les gens ne parlaient pas comme s'ils vivaient éternellement et il y avait là des vieillards. — Pourtant vous m'avez dit que j'étais immortel — cette nuit. » Elle se rapprocha de lui sur la banquette, souriant toujours : « Je me disais : « Qui sait? » Il dit, sans parvenir tout à fait à effacer toute trace de tension dans sa voix : « Comment un Temporel fait-il pour devenir un Éternel? » Le sourire s'évanouit et était-ce un effet de son imagination ou une légère rougeur avait-elle envahi son visage? « Pourquoi demandez-vous cela? dit-elle. — Pour savoir. — C'est stupide. Je préférerais ne pas en parler. » Elle examina ses mains fines ; le vernis incolore de ses ongles étincelait dans la lumière atténuée de la cabine. Harlan pensa distraitement et tout à fait hors de propos que, dans une soirée mondaine, avec une légère touche d'ultra-violet dans l'éclairage mural, ces ongles auraient des reflets d'un vert léger ou d'un pourpre sombre, selon l'angle d'inclinaison de ses mains. Une fille intelligente comme l'était Noys pouvait produire une demi-douzaine de nuances et donner l'impression que chacune reflétait son humeur du moment. Bleu pour l'innocence, jaune vif pour le rire, violet pour la tristesse et écarlate pour la passion. Il dit : « Pourquoi avez-vous fait l'amour avec moi? » Elle ramena ses cheveux en arrière d'un mouvement de tête et le regarda avec un visage pâle et grave. « Si vous devez le savoir, c'est en partie en vertu de la théorie selon laquelle une fille peut devenir une Éternelle de cette manière. Ça ne me déplairait pas de vivre à tout jamais. —• Je pensais que vous aviez dit ne pas y croire. — Je n'y croyais pas, mais cela ne pouvait faire de mal à une fille de tenter sa chance. D'autant plus... » Il la regardait d'un air sévère, essayant de cacher sa souffrance et sa déception derrière un regard glacé et désapprobateur s'inspirant du puritanisme de son époque d'origine. « Eh bien? — D'autant plus que, de toute façon, j'en avais envie. — Vous aviez envie de faire l'amour avec moi? — Oui. — Pourquoi moi? — Parce que vous me plaisiez. Parce que je vous trouvais drôle. — Drôle\ — Eh bien, bizarre, si vous aimez mieux. Vous faisiez de tels efforts pour ne pas me regarder, mais vous me regardiez quand même. Vous essayiez de me haïr et je pouvais voir que vous me désiriez. J'avais un peu pitié de vous, je crois. — Pourquoi aviez-vous pitié de moi? » Il sentait que ses joues étaient brûlantes. « Parce que l'envie que vous aviez de moi vous tourmentait. C'est une chose si simple. Vous vous contentez de le demander à une fille. Il est si facile d'être gentil. Pourquoi souffrir? » Harlan hocha la tête. Les mœurs du 482e! « Vous vous contentez de demander à une fille, murmura-t-il, c'est si simple. Il n'y a rien d'autre à faire. — Il faut que la fille soit consentante, bien sûr. La plupart du temps, elle l'est, si elle n'est pas engagée ailleurs. Pourquoi pas? C'est très simple. » Ce fut au tour d'Harlan de baisser les yeux. Évidemment, c'était très simple. Et il n'y avait rien de mal à cela non plus. Pas au 482e siècle. Qui dans l'Éternité devait mieux le savoir? Il serait un imbécile, un indécrottable et parfait imbécile s'il l'interrogeait sur ses précédentes aventures. Il pourrait aussi bien demander à une fille de sa propre époque si elle avait jamais mangé en présence d'un homme et comment elle avait osé. Au lieu de cela, il dit humblement : « Et que pensez-vous de moi maintenant? — Que vous êtes très gentil, dit-elle doucement, et que si seulement vous vous détendiez... Ne souriez-vous jamais? — Il n'y a aucune raison de sourire, Noys. — Je vous en prie. Je veux voir si vos joues prennent le pli qu'il faut. Voyons. » Elle mit les doigts sur les coins de sa bouche et appuya de chaque côté. Surpris, il rejeta la tête en arrière et ne put s'empêcher de sourire. « Vous voyez, vos joues ne se sont même pas plissées. Vous êtes presque beau. Avec un peu de pratique, — debout devant un miroir, souriant et en allumant une étincelle dans vos yeux, — je parierais que vous pourriez être réellement beau. » Mais le sourire, qui dès le début avait été hésitant, s'effaça. « Nous sommes dans une mauvaise passe, non? reprit Noys. — Oui, Noys. Une très mauvaise passe. — A cause de ce que nous avons fait? Vous et moi? Ce soir-là? — Pas exactement. — C'était ma faute, vous savez. Je le leur dirai, si vous le voulez. — Jamais, dit Harlan avec énergie. Ne vous chargez d'aucune faute en tout ceci. Vous n'avez rien fait, rien dont vous puissiez vous sentir coupable. Il s'agit d'autre chose. » Mal à l'aise, Noys regarda le temporomètre. « Où sommes-nous? Je ne peux pas voir les chiffres. — Quand sommes-nous? » la corrigea machinalement Harlan. Il réduisit la vitesse et les chiffres apparurent. Ses beaux yeux s'élargirent et les cils ressortirent sur la blancheur de sa peau. « Il n'y a pas d'erreur? » Harlan jeta un coup d'œil à l'indicateur. On y lisait 72 000. « Je suis sûr que c'est ça. — Mais où allons-nous? — Vers quand allons-nous? Loin dans le futur, dit-il d'un air sombre. Très loin, à une époque sûre. Où ils ne vous trouveront pas. » En silence, ils regardèrent les chiffres défiler. En lui-même, Harlan ne cessait de se dire que la fille était innocente et l'accusation de Finge sans fondement. Elle avait avoué franchement ce qu'il y avait de vrai et elle avait admis, tout aussi franchement, la présence d'une attirance plus personnelle. Il leva les yeux juste au moment où Noys changeait de position. Elle se dirigea de son côté, et d'un geste résolu, elle arrêta la cabine ; la décélération temporelle leur causa une impression très désagréable. Harlan avala sa salive et ferma les yeux, attendant que la nausée se dissipe. « Que se passe-t-il? » demanda-t-il. Elle était d'une pâleur mortelle et resta un instant sans répondre. Puis elle dit : « Je ne veux pas aller plus loin. Les chiffres sont si élevés! » Sur le temporomètre, on lisait : 111 394. « Nous sommes assez loin », approuva-t-il. Puis il tendit la main d'un air grave : « Venez, Noys. Ceci sera votre demeure pour un certain temps. » Ils errèrent le long des couloirs de la station temporelle comme des enfants, la main dans la main. Dans les principaux, les lumières brillaient et les pièces obscures s'éclairaient dès qu'ils effleuraient un commutateur. L'air était frais et on y sentait passer comme un souffle qui, sans qu'on puisse parler de courant d'air, indiquait cependant la présence de ventilation. Noys murmura : « Il n'y a personne ici? — Personne », dit Harlan, s'efforçant de parler d'une voix forte et assurée. Il désirait rompre le charme car il se trouvait dans un « Siècle Caché », mais finalement il ne fit entendre qu'un murmure. Il ne savait même pas quel nom donner à un avenir aussi éloigné. L'appeler le cent onze mille trois cent quatre-vingt-quatorzième siècle était ridicule. Il faudrait dire simplement, en restant dans le vague, « le siècle cent mille ». Il était absurde de s'occuper d'un pareil problème, mais maintenant que l'exaltation due au départ et à la distance parcourue avait disparu, il se retrouvait seul dans une région de l'Éternité où aucun pied humain ne s'était aventuré et il n'aimait pas cela. Il avait honte, doublement honte du fait que Noys était témoin, de ressentir un petit froid intérieur qui était un frisson d'appréhension. « Tout est net. Il n'y a pas un grain de poussière, dit Noys. — Nettoyage automatique », répondit-il. Avec un effort qui lui parut déchirer les cordes vocales, il éleva la voix jusqu'à un niveau presque normal. « Mais il n'y a personne ici, tant vers l'avenir que vers le passé, tout au long de milliers et de milliers de siècles. » Noys parut se faire à cette idée. « Et tout est aménagé? Nous avons dépassé des entrepôts de vivres et une cinémathèque. L'avez-vous remarquée? —- J'ai vu. Oh! c'est entièrement équipé. Elles sont toutes entièrement équipées. Toutes les Sections. — Mais pourquoi, si jamais personne ne vient ici? — C'est logique », dit Harlan. Le fait d'en parler enlevait à la situation un peu de son étrangeté. Dire à voix haute ce qu'il connaissait déjà en théorie donnerait aux choses un aspect plus concret, les ramènerait au niveau du vécu. Il reprit : « Tôt dans l'histoire de l'Éternité, aux alentours du 300e siècle, on inventa le duplicateur de masse. En avez-vous entendu parler? En installant un champ de résonance, l'énergie pouvait être convertie en matière, les particules subatomiques s'ordonnant rigoureusement selon une structure identique, compte tenu du principe d'incertitude, à celle du modèle utilisé. On obtient ainsi une copie exacte de celui-ci. » Nous autres, dans l'Éternité, nous avons réquisitionné l'appareil pour notre propre usage. A cette époque, il n'existait guère que cent Sections. Nous avions des plans d'expansion, bien sûr. « Dix nouvelles Sections par physio-année » était un des slogans d'alors. Le duplicateur de masse rendit tout cela inutile. Nous avons construit une nouvelle Section complète avec nourriture, énergie, eau, équipement automatique perfectionné, installé la machine et reproduit la Section une fois par siècle tout au long de l'Éternité. Je ne sais pas jusqu'où on est allé, à des millions de siècles probablement. — Toutes sont comme celles-ci, Andrew? — Toutes sont exactement pareilles. Et à mesure que l'Éternité progresse, nous n'avons plus qu'à les occuper, adaptant la construction aux structures culturelles du siècle considéré. Les seuls ennuis que nous ayons, c'est lorsque nous tombons sur un siècle dont la technologie est basée sur l'utilisation de l'énergie. Nous, nous n'avons pas encore atteint cette Section. » (Inutile de lui dire que les Éternels ne pouvaient pas pénétrer dans le Temps à l'ère des Siècles Cachés. Quelle différence cela faisait-il?) Il lui lança un regard ; elle semblait désemparée. Il se hâta de dire : « Rien n'a été négligé dans la construction de ces Sections. Elles utilisent de l'énergie, rien de plus, et avec la nova sur laquelle on peut tirer... » Elle l'interrompit : « Non. Je n'arrive pas à me souvenir. — Vous souvenir de quoi? — Vous avez dit que le duplicateur a été inventé dans les siècles 300. Nous ne l'avons pas au 482e siècle. Je ne me souviens pas avoir vu quoi que ce soit à son sujet dans l'histoire. » Harlan devint pensif. Bien qu'il ne lui manquât que deux pouces pour être aussi grande que lui, il se sentit soudain d'une taille de géant en comparaison. Elle était un bébé, une enfant et il était un demi-dieu de l'Éternité qui devait l'instruire et l'amener avec précaution à la vérité. Il dit : « Noys, mon petit, trouvons un endroit où nous asseoir et... et j'aurai quelque chose à vous expliquer. » Le concept d'une Réalité variable, d'une Réalité qui n'était pas fixe, éternelle et inaltérable n'était pas de ceux que l'esprit humain pouvait assimiler comme en se jouant. Au cours des réminiscences inconscientes du sommeil, parfois, Harlan se souvenait des premiers temps de son Noviciat et se rappelait ses efforts désespérés pour s'arracher à son siècle et au Temps. Il fallait six mois au Novice moyen pour apprendre toute la vérité, pour découvrir qu'il ne pourrait jamais rentrer chez lui, littéralement parlant. Ce n'était pas seulement la loi de l'Éternité qui l'en empêchait, mais le fait déconcertant que sa demeure telle qu'il la connaissait pouvait très bien ne plus exister ou même, en un sens, n'avoir jamais existé. Cela affectait les Novices différemment. Harlan se souvenait du visage soudain pâle et désemparé de Bonky Latourette le jour où l'Instructeur Yarrow leur avait finalement exposé, avec une précision ne laissant plus place au doute, tout ce qui concernait la Réalité. Aucun des Novices ne mangea ce soir-là. Ils se serraient l'un contre l'autre à la recherche d'une sorte de chaleur psychique, tous, excepté Latourette qui avait disparu. Il y eut des rires qui sonnaient faux et quelques plaisanteries qui firent long feu. Quelqu'un dit d'une voix tremblante et mal assurée : « Je suppose que je n'ai jamais eu de mère. Si je retourne au 95e siècle, on me dira : « Qui êtes-vous? Nous ne vous connaissons pas. Nous n'avons aucune trace de vous. Nous n'existez pas. » Ils sourirent faiblement et hochèrent la tête, en garçons solitaires à qui il ne restait rien d'autre que l'Éternité. Ils trouvèrent Latourette à l'heure du coucher, plongé dans un sommeil comateux et respirant à peine. On remarqua heureusement une légère trace de piqûre au creux de son coude gauche. Yarrow fut appelé et pendant un moment on put craindre que le Novice passât de vie à trépas, mais on parvint à le tirer d'affaire. Une semaine plus tard, il avait rejoint sa place. Mais cette épreuve l'avait profondément marqué et il ne fut plus jamais le même après cela, pour autant qu'Harlan s'en souvînt. Et maintenant, Harlan devait expliquer la Réalité à Noys Lambent, une fille guère plus âgée que ces Novices, et lui dire tout d'un seul coup. Il le fallait. Il n'avait pas le choix. Elle devait apprendre exactement ce qui les attendait et exactement ce qu'elle aurait à faire. Il le lui dit. Ils mangèrent des viandes en boîte, des fruits congelés et du lait à une longue table de conférence destinée à recevoir douze personnes, et là, il le lui dit. Il le fit aussi doucement qu'il le put, mais il n'eut guère besoin de gentillesse. Elle réagissait vivement à chaque concept et avant qu'il en soit à la moitié, il se rendit compte à son grand étonnement qu'elle ne réagissait pas mal. Elle n'avait pas peur. Elle ne montra aucun désarroi. Elle paraissait simplement irritée. La colère finit par lui rosir le visage et ses yeux noirs semblèrent s'obscurcir encore. « Mais c'est criminel, dit-elle. Qui sont les Éternels pour agir ainsi? — Ils agissent ainsi pour le bien de l'Humanité », dit Harlan. Bien entendu, elle ne pouvait pas vraiment comprendre cela. Il réprouva quelque regret de voir qu'un Temporel était étroitement conditionné par une certaine conception du Temps. « Vraiment? Je suppose que c'est pour cela que le duplicateur de masse a été supprimé. — Nous en avons encore des copies. Ne vous inquiétez pas pour cela. Nous l'avons conservé. — Vous l'avez conservé. Mais nous, dans tout ça? Nous, du 482e siècle, nous aurions pu l'avoir. » Elle gesticula de ses deux poings fermés. « Ça ne vous aurait été d'aucun profit. Allons, ne vous énervez pas, mon petit, et écoutez-moi. » D'un geste presque convulsif (il lui faudrait apprendre à la toucher naturellement, sans cette gaucherie donnant l'impression qu'il s'attendait à une rebuffade), il prit ses mains dans les siennes et les tint fermement. Pendant un moment, elle essaya de les libérer, puis elle se laissa faire. Elle eut même un petit rire. « Allez, nigaud, poursuivez, et n'ayez pas l'air si solennel. Je ne vous accuse pas. — Vous ne devez accuser personne. Il n'y a aucun reproche à faire. Nous faisons ce qui doit être fait. Ce duplicateur de masse est un cas classique. Je l'ai étudié à l'école. Étant donné qu'on reproduit des objets, on peut aussi reproduire des êtres humains. Ce qui soulève des problèmes très compliqués. — N'est-ce pas à la société de résoudre ses propres problèmes? — En effet, mais nous avons étudié cette société à travers le Temps et elle ne résout pas ses problèmes de façon satisfaisante. Souvenez-vous que son échec en ce domaine ne l'affecte pas seulement elle-même, mais toutes les sociétés qui en dérivent. En fait, il n'y a pas de solution satisfaisante au problème du duplicateur de masse. C'est une de ces choses comme les guerres atomiques et les utopies qu'on ne peut tout simplement pas permettre. La mise en pratique présente toujours des inconvénients. — Qu'est-ce qui vous en rend si sûrs? — Nous avons nos machines à calculer, Noys. Des Computaplex beaucoup plus précis qu'aucun de ceux jamais mis au point dans chaque Réalité prise séparément. Ceux-ci Calculent les Réalités possibles et établissent dans l'ordre préférentiel leurs avantages respectifs en tenant compte de plusieurs milliers de variables. — Des machines! » fit-elle avec mépris. Harlan fronça les sourcils, puis se radoucit aussitôt. « Allons, ne réagissez pas ainsi. Évidemment, il vous déplaît d'apprendre que la vie n'a pas ce caractère de certitude que vous vous étiez toujours plu à lui reconnaître. Vous et le monde dans lequel vous vivez auraient pu n'être qu'une probabilité en puissance il y a un an, mais où est la différence? Vous avez tous vos souvenirs, qu'ils soient des facteurs de probabilité ou non, n'est-ce pas? Vous vous souvenez de votre enfance et de vos parents? — Bien sûr. — En ce cas, c'est exactement comme si vous l'aviez vécu, non? Non? Je veux dire si c'était arrivé ou pas? — Je ne sais pas. Il faudra que j'y réfléchisse. Et si demain, c'est encore un monde de rêve ou une ombre ou comme il vous plaira de l'appeler? — Alors il y aurait une nouvelle Réalité avec un nouveau vous doué de nouveaux souvenirs. Ce serait exactement comme si rien n'était arrivé, sauf que la somme de bonheur humain aurait été encore accrue. — Somme toute, cela ne me semble guère convaincant. — En outre, se hâta de dire Harlan, rien ne vous arrivera maintenant. Il va y avoir une nouvelle Réalité, mais vous êtes dans l'Éternité. Vous ne serez pas changée. — Mais vous dites que cela ne fait pas de différence, dit Noys d'un air sombre. Pourquoi se donner tout ce mal? » Avec une ardeur soudaine, Harlan dit : « Parce que je vous désire telle que vous êtes. Exactement telle que vous êtes. Je ne veux pas que vous soyez changée. En aucune manière. » Il fut à un doigt de laisser échapper la vérité et de lui dire que s'il n'y avait pas eu la superstition relative aux Éternels et à la vie éternelle, elle ne se serait jamais sentie attirée vers lui. Elle dit, en regardant autour d'elle avec un léger froncement de sourcils : ce Je devrai donc rester ici à tout jamais? Je serai... seule. — Non, non. Ne croyez pas cela », dit-il avec emportement, agrippant ses mains si fort qu'elle fit une grimace, ce Je découvrirai ce que vous serez dans la nouvelle Réalité du 482e siècle et vous y retournerez sous un déguisement, pour ainsi dire. Je prendrai soin de vous. Je vais demander une permission pour une union régulière et faire en sorte que vous restiez saine et sauve à travers les futurs Changements. Je suis un Technicien et un bon et je m'y connais en Changements. » Il ajouta d'un ton menaçant : « Et je connais un certain nombre d'autres choses aussi » et il s'interrompit. « Tout cela est-il permis? demanda Noys. Je veux dire, pouvez-vous emmener des gens dans l'Éternité et les soustraire à un Changement? Ça ne me semble pas très régulier, d'après ce que vous m'avez dit. » Pendant un moment, Harlan se sentit minuscule et perdu dans l'immense vide des milliers de siècles qui l'entouraient dans le passé et dans l'avenir. Pendant un moment, il se sentit coupé même de l'Éternité qui était sa seule demeure et sa seule foi, doublement rejeté par le Temps et par l'Éternité; et il n'y avait près de lui que la femme pour qui il avait tout abandonné. Il dit, et c'était une certitude profondément ancrée en lui : « Non, c'est un crime. C'est un très grand crime et j'en éprouve une grande honte. Mais je le ferais encore si j'avais à le faire, et autant de fois qu'il serait nécessaire. — Pour moi, Andrew? Pour moi? » Il ne leva pas les yeux vers les siens, ce Non, Noys, pour moi-même. Je ne pourrais supporter de vous perdre. — Et si nous sommes pris... » fit-elle. Harlan connaissait la réponse à cela. Il connaissait la réponse depuis cet éclair d'intuition qu'il avait eu au 482e siècle, alors que Noys était endormie à ses côtés. Mais, même alors, il n'osait regarder en face l'effrayante vérité. Il dit : « Je ne crains personne. J'ai des moyens de me protéger moi-même. Ils n'imaginent pas combien de choses je connais. » 9 INTERLUDE Ce fut, à la considérer avec le recul du temps, une période idyllique qui suivit. Des centaines de choses prirent place dans ces physio-semaines et tout se confondit inextricablement dans la mémoire d'Harlan, tellement qu'il eut l'impression, par la suite, qu'elles avaient duré beaucoup plus longtemps qu'en réalité. Ses moments de plus grande joie furent évidemment les heures qu'il put passer auprès de Noys, et cela illumina tout le reste. Premier Point : au 482e siècle, il empaqueta lentement ses effets personnels; ses vêtements et ses films, la plupart de ses magazines de l'Époque Primitive reliés en volumes — qu'il avait si souvent et si amoureusement caressés. Il surveilla anxieusement leur retour à sa station permanente du 575e siècle. Finge était auprès de lui tandis que le dernier paquet était hissé à bord de la cabine de fret par des hommes du Service d'Entretien. Finge dit, en termes d'une banalité voulue : « Vous nous quittez, à ce que je vois. » Son sourire était si faible qu'on ne voyait de ses dents qu'une mince ligne blanche. II avait les mains serrées derrière le dos et son petit corps replet se balançait en avant sur ses larges pieds. Harlan ne regarda pas son supérieur. Il murmura un machinai « Oui, monsieur ». Finge reprit : « Je ferai un rapport au Premier Calculateur Twissell sur la façon particulièrement satisfaisante dont vous avez accompli votre mission d'Observation au 482e siècle. » Harlan ne parvint même pas à articuler un seul mot de remerciement. Il resta silencieux. Finge continua, d'une voix soudain beaucoup plus basse : « Je ne mentionnerai pas, pour l'instant, votre récente tentative de violence contre moi. » Et bien qu'il gardât le sourire et que son regard restât aimable, on sentait en lui une sorte de satisfaction cruelle. Harlan lui lança un regard pénétrant et dit : « Comme vous voudrez, Calculateur. » Deuxième Point : il se réinstalla au 575e siècle. Presque tout de suite, il rencontra Twissell. Il fut heureux de voir ce petit bonhomme au visage ridé de gnon e. Il fut même heureux de voir le cylindre blanc coincé entre deux doigts tachés, que Twissell portait à ses lèvres d'un geste vif. Harlan dit : « Calculateur. » Twissell, sortant de son bureau, regarda un moment sans voir et sans reconnaître Harlan. Son visage était hagard et ses yeux louchaient de fatigue. Il dit : « Ah! Technicien Harlan. Vous en avez fini avec votre travail au 482e siècle? — Oui, monsieur. » Le commentaire de Twissell fut étrange. Il regarda sa montre qui, comme toute montre de l'Éternité, était réglée sur le physio-temps, donnant le quantième aussi bien que l'heure du jour, et dit : « Sur des roulettes, mon garçon, sur des roulettes. Merveilleux. Merveilleux. » Harlan sentit son cœur faire un petit bond. La dernière fois qu'il avait vu Twissell, il n'aurait pas été capable de percevoir le sens de cette remarque. Maintenant, il croyait qu'il le pouvait. Twissell était fatigué, sans cela il ne se serait peut-être pas laissé aller si loin. A moins que, conscient du caractère hermétique de sa remarque, il ne craignît pas d'en avoir trop dit. Harlan demanda, d'un ton aussi détaché que possible pour éviter que sa question ait l'air d'avoir le moindre rapport avec ce que Twissell venait de dire : « Comment va mon Novice? — Très bien, très bien », fit distraitement Twissell qui, l'esprit ailleurs, n'écoutait qu'à moitié. Il tira une courte bouffée du tube de tabac qui se raccourcissait, alla jusqu'à saluer Harlan d'un bref signe de tête et se sauva. Troisième Point : le Novice. Il paraissait plus âgé. Il semblait y avoir plus de maturité en lui quand il tendit la main et dit : « Heureux de vous voir de retour, Harlan. » Ou était-ce simplement que, Harlan l'ayant jusque-là toujours considéré comme un élève, il paraissait maintenant plus qu un Novice? Il semblait à présent un instrument gigantesque entre les mains des Éternels. Naturellement, cela ne laissa pas d'impressionner Harlan quelque peu. Il essaya de ne pas le montrer. Ils étaient dans l'appartement d'Harlan et le Technicien avait retrouvé avec plaisir les surfaces de porcelaine crémeuse qui l'entouraient, heureux d'être sorti du décor surchargé et aux couleurs trop vives du 482e siècle. Quand il essayait d'associer le baroque échevelé du 482e avec Noys, il ne réussissait qu'à évoquer Finge. A Noys, il associait un demi-jour rose et satiné et, de façon étrange, l'austérité nue des Siècles Cachés. Il parla d'un ton bref, presque comme s'il était anxieux de cacher ses pensées dangereuses : « Eh bien, Cooper, qu'a-t-on fait de vous pendant que j'étais loin? » Cooper rit, brossa du doigt sa moustache tombante et dit d'un air un peu embarrassé : « Des maths. Toujours des maths. — Oui? J'imagine que vous devez en connaître un bout sur la question maintenant? — Ça commence à venir. — Comment ça se passe? — Jusqu'à présent, c'est supportable. Ça rentre assez facilement, vous savez. Ça me plaît. Mais maintenant, ils mettent vraiment le paquet. » Harlan hocha la tête et éprouva une certaine satisfaction. « Les matrices du Champ Temporel et tout ça? » Mais Cooper, les joues un peu rouges, se tourna vers les volumes entassés sur les rayons et dit : « Revenons aux Primitifs. J'ai quelques questions à poser. — Sur quoi? — La vie urbaine au 23e siècle. Plus particulièrement Los Angeles. — Pourquoi Los Angeles? — C'est une ville intéressante, vous ne trouvez pas? — Certes, mais prenons le 21e siècle alors. Elle était à son apogée à cette époque. — Oh! essayons le 23e. — Eh bien, pourquoi pas? » fit Harlan. Son visage était impassible, mais si on avait pu lire en lui, on y aurait vu une détermination farouche. Sa grandiose hypothèse, à laquelle il était arrivé intuitivement, était plus qu'une hypothèse. Tout s'imbriquait parfaitement. Quatrième Point : Recherche en deux temps. Pour lui-même d'abord. Chaque jour, il devrait soigneusement parcourir les rapports sur le bureau du Twissell. Ils concernaient les divers Changements de Réalité prévus ou suggérés. Des copies en parvenaient automatiquement à Twissell puisqu'il était membre du Comité Pan-temporel et Harlan savait qu'il n'en manquerait pas un. Il chercha d'abord le Changement prévu pour le 482e siècle. En second lieu, il chercha d'autres Changements, n'importe lesquels, susceptibles de présenter un défaut, une imperfection, quelque déviation du modèle idéal, qui risquaient de ne pas échapper à ses yeux entraînés de Technicien hors ligne. Strictement parlant, il n'avait pas à compulser ces dossiers, mais Twissell était rarement dans son bureau ces jours-là et personne n'aurait osé se mêler des affaires du Technicien personnel de Twissell. C'était là une partie de ses recherches. L'autre avait pour cadre le Service des Archives de la Section du 575e siècle. C'était la première fois qu'il s'aventurait hors du Service de Documentation qui monopolisait habituellement son attention. Dans le passé, il avait fréquenté la section concernant l'Histoire Primitive (très pauvre, en vérité, si bien que la plupart de ses références et de ses sources devaient être ramenées du lointain troisième millénaire comme il était normal qu'elles le fussent). Il avait encore plus fureté parmi les rayons consacrés au Changement de Réalité, à sa théorie, à sa technique et à son histoire; une excellente collection (la meilleure dans l'Éternité en dehors des Archives centrales proprement dites, grâce à Twissell) et il était devenu expert en la matière. Maintenant, il errait avec curiosité au milieu des classeurs contenant d'autres documents filmés. Pour la première fois, il Observa (au sens technique du terme) les rayons consacrés au 575e siècle lui-même; sa géographie, qui variait peu de Réalité en Réalité, son histoire qui variait davantage, et sa sociologie qui variait encore plus. Ce n'était pas là les livres et les rapports écrits par des Observateurs et des Calculateurs de l'Éternité (il connaissait déjà ce genre de documents), mais par les Temporels eux-mêmes. II y avait les œuvres littéraires du 575e siècle et ceux-ci contenaient les thèses ahurissantes qu'il avait entendues concernant la valeur des Changements successifs. Ce chef-d'œuvre serait-il altéré ou non? Si oui, comment? De quelle manière les Changements passés affectaient-ils les œuvres d'art? Pourrait-on jamais se mettre d'accord sur une définition générale de l'art? Pourrait-on jamais le réduire à des termes quantitatifs qui pussent être soumis à une évaluation mathématique par les machines à calculer? Un Calculateur du nom d'Auguste Sennor était le principal opposant de Twissell dans ce domaine. Harlan, aiguillonné par les dénonciations fiévreuses de Twissell à l'égard de cet homme et de ses vues, avait lu certains des papiers de Sennor et les avait trouvés remarquables. Sennor demanda publiquement, ce qui déconcerta Harlan, si une nouvelle Réalité ne pouvait pas contenir une personnalité en elle-même analogue à celle d'un homme qui avait été enlevé à une Réalité antérieure pour être placée dans l'Éternité. Il analysa alors la possibilité d'un Éternel rencontrant son homologue dans le Temps, qu'il le connaisse déjà ou non, et spécula sur les résultats dans l'un et l'autre cas. (Cela touchait de très près l'une des craintes les plus puissantes de l'Éternité; Harlan trembla et, mal à l'aise, s'arrangea pour faire dévier la discussion.) Il s'étendit naturellement sur le destin de la littérature et de l'art dans divers types et classifications de Changements de Réalité. Mais Twissell n'était pas d'accord là-dessus. « Si les valeurs de l'art ne peuvent pas être calculées, s'emporta-t-il, à quoi bon en discuter alors? » Et les vues de Twissell, Harlan le savait, étaient partagées par la plupart des membres du Comité Pan-temporel. Pourtant, Harlan se tenait à présent près des rayons consacrés aux romans d'Eric Linkollew, tenu habituellement pour le plus grand écrivain du 575e siècle, et il s'étonnait. Il compta quinze collections différentes de ses « Œuvres Complètes », chacune provenant certainement d'une Réalité différente, et il était persuadé qu'elles variaient légèrement entre elles. Une collection était nettement plus petite que les autres par exemple. Une centaine de Sociologues, pensait-il, devaient avoir écrit des analyses des variantes que présentait chacune d'elles, compte tenu du contexte sociologique de chaque Réalité, ce qui avait dû leur valoir une promotion. Harlan se dirigea vers la section de la bibliothèque qui était consacrée aux inventions et aux découvertes des divers 575e. Nombre d'entre elles, Harlan le savait, avaient été éliminées lors des modifications temporelles et restaient inexploitées après avoir été placées dans les Archives de l'Éternité comme produits de l'ingéniosité humaine. L'homme devait être protégé des excès mêmes de son esprit inventif. C'était une tâche qui primait toutes les autres. Il ne se passait pas une physio-année sans que, quelque part dans le Temps, la technologie nucléaire s'approche d'une limite dangereuse et la menace devait être conjurée. Il retourna à la bibliothèque proprement dite et aux rayons des mathématiques et de leur histoire (qui différait selon les siècles). Il effleura du doigt quelques titres particuliers et après un instant de réflexion, il en prit une demi-douzaine et signa le bon de retrait. Cinquième Point : Noys. C'était là le point vraiment important de la période préparatoire et le plus agréable. Durant ses heures de liberté, quand Cooper était parti, quand, ordinairement, il aurait mangé seul, dormi seul, attendu le jour suivant dans la solitude, il se dirigeait vers les cabines. En lui-même, il se réjouissait vivement de sa position de Technicien dans la société. Il se félicitait, comme jamais il n'aurait penser pouvoir le faire, de la façon dont on l'évitait. Personne ne posait de question sur son droit à utiliser une cabine, ni ne se préoccupait de savoir s'il allait vers l'avenir ou vers le passé. Aucun œil curieux ne le suivait, aucune main empressée ne s'offrait à l'aider, aucune bouche bavarde n'en discutait avec lui. Il pouvait aller où il voulait et quand il voulait. « Vous avez changé, Andrew. Dieu. que vous avez changé », lui dit Noys. Il la regarda et sourit : « De quelle manière, Noys? — Vous souriez, n'est-ce pas? Voilà une des manières. Ne vous regardez-vous jamais dans un miroir pour vous voir sourire? — Cela me fait peur. Je dirais : « Je ne peux pas être aussi heureux que cela. Je suis malade. Je suis en délire. Je suis enfermé dans un asile. Je vis dans un rêve et je ne m'en doute pas. » Noys se pencha tout près pour le pincer : « Vous sentez quelque chose? » Il attira sa tête vers lui, se sentit baigné dans sa chevelure douce et noire. Quand ils se séparèrent, elle dit d'une voix haletante : « Vous avez changé en ceci également. Vous avez fait des progrès. — J'ai un bon maître », commença Harlan et il s'arrêta court, craignant de montrer ce qu'il trouvait de déplaisir à la pensée de tous ceux qui avaient pu être à l'origine de sa compétence à elle. Mais elle rit sans paraître troublée à cette idée. Us avaient mangé et elle avait un éclat soyeux, chaudement blottie dans le vêtement qu'il lui avait apporté. Elle suivit son regard et passa lentement son doigt sur sa jupe, la soulevant là où le tissu lisse moulait sa cuisse. Elle dit : « Vous ne devriez pas, Andrew. Vraiment, vous ne devriez pas. — Ça ne présente aucun danger, fit-il avec insouciance. — C'est dangereux. Ne soyez pas stupide. Je peux me débrouiller avec ce qui est ici jusqu'à... jusqu'à ce que vous ayez tout arrangé. — Pourquoi n'auriez-vous pas vos propres vêtements et vos affaires personnelles? — Parce qu'ils ne valent pas la peine que vous alliez chez moi, dans le Temps, et que vous soyez pris. Qu'arriverait-il s'ils procédaient au Changement pendant que vous êtes ici? » Il éluda cette question avec un sentiment de malaise : « Je passerais au travers. » Puis s'animant un peu : « En outre, mon générateur de poignet me maintient dans le physio-temps de sorte qu'un Changement ne peut m'affecter, vous voyez. » Noys soupira : « Je ne vois pas. Je me demande si j'y comprendrai jamais quelque chose. — Ça n'a aucune importance. » Et Harlan se mit à lui expliquer et Noys écouta avec des yeux brillants qui ne révélaient jamais tout à fait si elle était vraiment intéressée ou amusée ou peut-être un peu des deux. C'était une grande nouveauté dans la vie d'Harlan. Il avait quelqu'un à qui parler, quelqu'un avec qui discuter de sa vie, de ses actes et de ses pensées. C'était comme si elle avait été une partie de lui-même, mais une partie suffisamment distincte pour qu'il soit nécessaire d'utiliser la parole plutôt que la pensée pour communiquer. Et suffisamment distincte pour être capable de répondre de manière imprévue à partir de processus de pensée indépendants. Étrange, pensait Harlan, comme on pouvait Observer un phénomène social tel que la vie conjugale et cependant laisser échapper une vérité si capitale la concernant. Aurait-il pu prévoir, par exemple, que ce serait ces intermèdes passionnés que plus tard il associerait le moins souvent avec son idylle? Elle se pelotonna au creux de son bras et dit : « Et vos équations mathématiques, ça marche? » Harlan dit : « Vous voulez voir de quoi ça a l'air? — Ne me dites pas que vous vous promenez avec. — Pourquoi pas? Le voyage en cabine prend du temps. Inutile de le gaspiller. » Il l'écarta, tira une petite visionneuse de sa poche, y inséra le film et sourit tendrement quand elle la porta à ses yeux. Elle lui rendit l'appareil avec un hochement de tête. « Je n'ai jamais tant vu de fioritures. Je voudrais savoir lire votre Intertemporel Standard. — En fait, dit Harlan, la plupart des fioritures dont vous parlez ne sont pas réellement de l'Intertemporel, mais des symboles mathématiques. — Et vous les comprenez, n'est-ce pas? » Harlan détestait faire quoi que ce soit qui puisse atténuer la franche admiration qu'il y avait dans ses yeux, mais il fut obligé de dire : « Pas autant que je le voudrais. Pourtant, j'ai appris assez de maths pour faire ce que je souhaite. Je n'ai pas besoin de tout comprendre pour être capable de voir un trou dans un mur assez grand pour y faire passer une cabine pour le transport de matériel. » Il lança la visionneuse en l'air, la rattrapa d'un geste prompt et la posa sur un coin de table. Noys la suivit des yeux d'un air avide et une pensée soudaine traversa l'esprit d'Harlan. « Père Temps! Vous ne pouvez lire l'Intertemporel avec ça. — Non. Bien sûr que non. — Alors la bibliothèque de la Section ne vous servira à rien. Je n'y avais pas songé. Il vous faudrait vos propres films du 482e siècle. » Elle dit rapidement : « Non, je n'en veux aucun. — Vous les aurez, répliqua-t-il. — Sincèrement, je n'en veux pas. Il est idiot de risquer... — Vous les aurez! » Pour la dernière fois, il se tenait devant l'écran immatériel séparant l'Éternité de la demeure de Noys au 482e. Il avait pensé que la fois précédente serait la dernière. Le Changement était presque sur eux, maintenant, fait dont il n'avait pas prévenu Noys à cause du respect qu'il aurait eu pour les sentiments de n'importe qui, à plus forte raison quand il s'agissait de la femme qu'il aimait. Pourtant, il s'était décidé sans peine à effectuer ce voyage supplémentaire. C'était en partie par bravade, pour briller devant Noys, qu'il allait lui chercher ses documents dans la gueule du loup; par ailleurs, il éprouvait une folle envie de (quelle était l'expression en Langue Primitive?) « de brûler la barbe au roi d'Espagne », si toutefois il pouvait désigner ainsi un Finge aux joues lisses. Et puis il aurait également le plaisir de savourer une fois de plus l'atmosphère étrangement attirante qui entourait une maison condamnée. Il l'avait sentie avant, quand il y était entré avec précaution pendant la marge de sécurité ménagée par le diagramme spatio-temporel. Il l'avait sentie en errant à travers ses pièces, récupérant les vêtements, les petits objets d'art, les vases curieux et les objets se trouvant sur la table de toilette de Noys. Il y régnait le silence oppressant d'une Réalité condamnée, au-delà de la simple absence physique de bruit. Harlan n'avait aucun moyen de prévoir ce que serait son homologue dans une nouvelle Réalité. Ce pourrait être un petit pavillon de banlieue ou un appartement dans une rue de la ville. Ce pourrait être le néant, un terrain plein d'arbustes sauvages et rabougris remplaçant le jardin d'agrément au milieu duquel elle se dressait actuellement. Elle pouvait aussi, la chose était concevable, rester presque inchangée. Et (Harlan osa à peine envisager cette hypothèse) elle pourrait être habitée par l'homologue de Noys ou, bien entendu, ne pas l'être. Pour Harlan, la maison était déjà un fantôme, un spectre prématuré qui avait commencé à hanter les lieux avant de mourir effectivement. Et parce que la maison, telle qu'elle était, signifiait beaucoup de choses pour lui, il découvrit qu'il était irrité de sa disparition et qu'il en portait le deuil. Une fois seulement, en cinq voyages, un bruit était venu troubler le silence pendant qu'il rôdait. Il était alors dans la dépense et il remerciait le ciel que la technologie de cette réalité et de ce siècle eût fait passer de mode les domestiques et écarté ce problème. Il avait, il s'en souvenait, fait son choix parmi les boîtes de conserve et il était en train de se dire qu'il en avait assez pour un seul voyage et que Noys serait sans aucun doute heureuse de varier le menu nourrissant mais insipide de la Section désaffectée et de goûter à quelques-uns de ses plats habituels. Il se mit même à rire tout haut à la pensée que, peu de temps auparavant, il avait jugé son régime décadent. Ce fut au milieu de cet éclat de rire qu'il entendit un claquement distinct. Son sang se glaça! Le bruit était venu de quelque part derrière lui et, pendant les quelques secondes durant lesquelles il resta paralysé de frayeur, il pensa d'abord qu'il pouvait s'agir d'un cambrioleur, auquel cas les risques étaient relativement minces. Sa seconde pensée fut qu'il s'agissait d'un Éternel en tournée d'inspection, et là, le danger était plus grave. Ce ne pouvait être un cambrioleur. La période considérée dans le diagramme spatio-temporel, y compris la marge de sécurité, avait été soigneusement sélectionnée parmi d'autres périodes semblables de la même zone temporelle à cause de l'absence de facteurs compliquant la situation. D'un autre côté, il avait introduit un micro-changement (peut-être pas tellement minime après tout) en retirant Noys. Le cœur battant, il se força à se retourner. Il lui sembla que la porte qui était derrière lui venait de se refermer et qu'elle reculait encore d'un dernier millimètre avant de se confondre avec le mur. Il réprima le geste instinctif qui le poussait à ouvrir cette porte, à passer la maison au peigne fin. Emportant les friandises de Noys, il retourna dans l'Éternité et attendit les répercussions pendant deux jours pleins avant de se risquer dans l'avenir lointain. Il n'y en eut pas et il finit par oublier l'incident. Mais maintenant, tandis qu'il réglait les commandes pour entrer dans le Temps une dernière fois, il y repensa de nouveau. Ou peut-être était-ce la pensée du Changement, presque sur lui maintenant, qui le tracassait. Lorsque, plus tard, il réfléchit à cet instant, il pensa que c'était une de ces deux raisons qui l'avait amené à mal régler les commandes. Il ne voyait aucun autre motif à cela. Cette erreur de réglage n'apparut pas immédiatement. Harlan débarqua à l'endroit voulu et pénétra directement dans la bibliothèque de Noys. Il était devenu assez décadent lui-même désormais pour ne pas être parfaitement dégoûté par la manière dont avaient été conçus les rayons contenant les films. Les lettres des titres s'ornaient d'entrelacs compliqués qui les rendaient attirantes mais presque illisibles. C'était un triomphe de l'esthétique sur l'utilitaire. Harlan prit quelques films au hasard dans les rayons et fut surpris. Le titre de l'un d'eux était l'Histoire Sociale et Economique de notre Temps. En un sens, c'était un côté de Noys auquel il avait accordé peu d'attention. Elle n'était certainement pas stupide et pourtant il ne lui était jamais venu à l'esprit qu'elle pût s'intéresser à des sujets graves. Il fut tenté de parcourir quelques pages de l'Histoire Sociale et Économique, mais s'en abstint. Il la trouverait dans la bibliothèque de la Section du 482e, si jamais il le désirait. Finge avait sans doute pillé les bibliothèques de cette Réalité pour les archives de l'Éternité des mois auparavant. Il mit ce film-là de côté, parcourut le reste, choisit quelques ouvrages de fiction et une partie de ceux qui paraissaient traiter de sujets sérieux mais d'abord facile. Il y joignit deux visionneuses de poche et rangea soigneusement le tout dans un sac à dos. C'est à cet instant qu'il entendit de nouveau un bruit dans la maison. Il n'y avait pas à s'y tromper cette fois. Ce n'était pas un simple son d'origine indéterminée. C'était un éclat de rire, l'éclat de rire d'un homme. Il n'était pas seul dans la maison. Il ne se rendit pas compte qu'il avait laissé tomber le sac à dos. Pendant une seconde de vertige, il ne put penser qu'à une seule chose : il était pris ! 10 PRIS! D'un seul coup, cela lui avait semblé inévitable. C'était dramatique et d'une cruelle ironie. Il avait pénétré dans le Temps une dernière fois, berné Finge une dernière fois, tenté le sort une dernière fois. Il fallait qu'il soit pris à ce moment précis. Était-ce Finge qui riait? Qui d'autre que lui l'aurait suivi pas à pas, l'aurait attendu patiemment, serait resté dans la pièce à côté et aurait laissé éclater sa joie? Alors tout était perdu? Et parce que, dans ce moment de nausée, il était sûr que tout était perdu, il ne lui vint pas à l'esprit de se mettre à courir ou d'essayer de fuir à nouveau dans l'Éternité. Il ferait face à Finge. Il le tuerait, si cela était nécessaire. Harlan se dirigea vers la porte derrière laquelle le rire avait retenti, marcha vers elle du pas silencieux et assuré du meurtrier qui prémédite son coup. Il dégagea doucement le loquet automatique et l'ouvrit à la main. Deux centimètres. Trois. Elle bougeait sans bruit. L'homme qui était dans la pièce voisine avait le dos tourné. Sa silhouette semblait trop grande pour être celle de Finge et ce fait pénétra dans l'esprit surexcité d'Harlan et l'empêcha d'aller plus loin. Puis, comme si la paralysie qui semblait maintenir les deux hommes immobiles cessait peu à peu, l'autre se tourna, centimètre par centimètre. Harlan n'attendit pas qu'il ait achevé son mouvement. Le profil de l'autre n'était pas encore visible qu'Harlan, retenant une soudaine explosion de terreur grâce à un dernier reste de maîtrise de soi, se rejeta de l'autre côté de la porte. Son mécanisme, et non Harlan, la referma sans bruit. Harlan, comme aveuglé, recula. Il ne pouvait respirer qu'en luttant violemment avec l'atmosphère, obligeant de toute sa force l'air à entrer et à sortir, tandis que son cœur battait follement comme s'il cherchait à s'échapper de son corps. Finge, Twissell, tout le Comité ensemble n'auraient pu le déconcerter autant. Ce n'était pas une crainte d'ordre physique qui l'avait plongé dans un tel désarroi. C'était plutôt une horreur presque instinctive devant la nature de l'incident qui lui était arrivé. Il rassembla le tas de livres filmés en une masse informe et parvint, après deux essais inefficaces, à rétablir la porte donnant sur l'Éternité. Il entra, ses jambes se mouvant mécaniquement. D'une façon ou d'une autre, il parvint au 575e, puis à son appartement. Le fait qu'il appartînt à la classe des Techniciens (et il s'en réjouit à nouveau) le sauva une fois de plus. Les quelques Éternels qu'il rencontra s'écartèrent instinctivement, tout en regardant obstinément par-dessus sa tête, à leur accoutumée. C'était une chance, car il était absolument incapable d'effacer de son visage l'expression mortelle qui y était plaquée comme un masque et le sang refusait d'y affluer à nouveau. Mais ils ne regardèrent pas et il en remercia le Temps et l'Éternité et la chose aveugle, quelle qu'elle fût, qui tissait la Destinée et avait permis qu'il en soit ainsi. Il n'avait pas vraiment reconnu l'autre homme dans la maison de Noys à son apparence, et pourtant il connaissait son identité avec une certitude effrayante. La première fois qu'il avait entendu un bruit dans la maison, lui, Harlan était en train de rire et le bruit qui avait interrompu son rire était produit par quelque chose de pesant tombant dans la pièce voisine. La seconde fois, quelqu'un avait ri dans la pièce voisine et lui, Harlan, avait laissé tomber un sac à dos plein de livres filmés. La première fois, lui, Harlan, s'était retourné et avait aperçu une porte qui se fermait. La seconde fois, lui, Harlan, avait fermé une porte tandis qu'un étranger se retournait. Il s'était rencontré lui-même! Dans le même Temps et presque à la même place, lui et son Moi antérieur de plusieurs physio-jours s'étaient presque trouvés face à face. Il avait mal réglé les commandes, les orientant vers un instant du Temps qu'il avait déjà utilisé et lui, Harlan, s'était vu lui-même. Au cours des jours qui suivirent, il accomplit son travail avec un sentiment d'horreur qui ne le quittait pas. Il se maudit et se traita de lâche, mais cela ne servait pas à grand-chose. En fait, dès cet instant, les choses allèrent de mal en pis. Il pouvait toucher du doigt la Grande Séparation. Le moment clef était l'instant où il avait réglé les commandes pour pénétrer une dernière fois dans le 482e siècle et, d'une façon ou d'une autre, il avait commis une erreur. Dès lors, les choses allèrent mal, très mal. Le Changement de Réalité du 482e siècle eut lieu pendant cette période d'abattement et l'accentua. Durant les deux dernières semaines, il avait relevé trois Changements de Réalité proposés qui présentaient peu de défauts, et maintenant, il choisit parmi eux, bien qu'il ne puisse rien faire pour passer à l'action. Il choisit le Changement de Réalité 2456-2781 V-5 pour un certain nombre de raisons. Des trois, c'était le plus avancé dans l'avenir le plus éloigné. L'erreur était minime, mais non négligeable en termes de vie humaine. Une rapide incursion jusqu'au 2456e siècle suffirait cependant pour découvrir la nature de l'homologue de Noys dans la Nouvelle Réalité, grâce à la pression d'un petit chantage. Mais l'échec de sa récente expérience le démoralisait. Cela ne lui semblait plus une chose aussi simple que cette démarche dans des circonstances pleines de risques. Et que ferait-il lorsqu'il aurait trouvé la nature de l'homologue de Noys? Il mettrait Noys à sa place comme femme de ménage, couturière, ouvrière ou n'importe quoi. Bien. Mais que faire alors de l'homologue elle-même? Et de son mari, de sa famille, de ses enfants si elle en avait? Il n'avait encore jamais pensé à tout cela. Il avait évité d'y penser. « On verrait le moment venu... » Mais maintenant, il ne pouvait penser à rien d'autre. Il se terrait ainsi dans sa chambre, se haïssant lui-même, lorsque Twissell l'appela, lui demandant d'une voix fatiguée et un peu intriguée : — « Harlan, êtes-vous malade? Cooper me dit que vous avez sauté plusieurs périodes de discussion. » Harlan essaya de composer son visage. « Non, Calculateur Twissell. Je suis un peu fatigué. — Eh bien, c'est pardonnable, en tout cas, mon garçon. » Et le sourire sur son visage fut plus près que jamais de s'effacer complètement. « Savez-vous que le 482e siècle a été Changé? — Oui, dit brièvement Harlan. — Finge m'a appelé, reprit Twissell, et a demandé qu'on vous dise que le Changement a entièrement réussi. » Harlan haussa les épaules, puis remarqua les yeux de Twissell qui le regardait fixement et durement sur l'écran vidéo. Il se sentit mal à l'aise et dit : « Oui, Calculateur? — Rien », fit Twissell, et peut-être était-ce le poids de l'âge qui s'apesantissait sur ses épaules, mais sa voix était inexplicablement triste. « Je croyais que vous alliez dire quelque chose. — Non, dit Harlan. Je n'ai rien à dire. — Bon. Eh bien, je vous verrai demain à l'ouverture dans la Salle des Ordinateurs, mon garçon. J'ai beaucoup de choses à vous dire. — Oui, monsieur. » Harlan fixa pendant plusieurs minutes l'écran redevenu sombre. On aurait presque dit une menace. Finge avait appelé Twissell, n'est-ce pas? Ce qu'il avait dit, Twissell ne l'avait pas répété. Mais une menace extérieure était ce dont il avait besoin. Combattre un malaise de l'esprit, c'était comme d'être dans du sable mouvant et de le frapper avec un bâton. Combattre Finge était une tout autre chose. Harlan s'était rappelé les armes dont il disposait et, pour la première fois depuis des jours, il reprit un peu confiance. C'était comme si une porte s'était fermée et qu'une autre se soit ouverte. Harlan devenait aussi fiévreusement actif qu'il avait été précédemment abattu. Il effectua le trajet jusqu'au 2456e siècle et exigea du Sociologue Voy qu'il fît selon sa volonté. Il y réussit parfaitement. Il obtint le renseignement qu'il cherchait. Il obtint même plus. Beaucoup plus. La confiance est récompensée, apparemment. Un proverbe de son siècle natal disait : « Empoigne fermement l'ortie et elle deviendra un bâton pour battre ton ennemi. » En bref, Noys n'avait pas d'homologue dans la nouvelle Réalité. Pas d'homologue du tout. Elle pouvait s'intégrer dans la nouvelle société de la manière la plus discrète et commode possible ou elle pouvait rester dans l'Éternité. Il ne pouvait y avoir aucune raison d'empêcher Harlan de contracter une union, en dehors du fait — tout théorique — qu'il avait contrevenu à la loi — et il savait très bien comment contrer cet argument. Il remonta rapidement le Temps pour mettre Noys au courant, pénétré de la certitude du succès d'une manière dont il n'aurait jamais osé rêver après quelques jours horribles d'échec apparent. Et à ce moment, la cabine s'arrêta. Elle ne ralentit pas ; elle stoppa simplement. S'il s'était agi d'un mouvement dans l'une des trois dimensions de l'espace, un arrêt aussi soudain aurait fracassé la cabine, porté le métal à l'incandescence et réduit Harlan en un tas d'os brisés et de chair pantelante. En fait, il fut simplement pris d'une nausée et une douleur aiguë le traversa. Quand il retrouva l'usage de la vue, il se traîna jusqu'au temporomètre et fixa sur lui un regard vague. Il indiquait 100 000. Cela l'effraya. C'était un chiffre trop rond. Il revint fébrilement vers le panneau de contrôle. Qu'est-ce qui n'avait pas marché? Il ne vit rien de défectueux, ce qui accrut ses craintes. Rien n'avait accroché le levier de direction. Il restait fermement fixé en position de remontée vers le futur. Il n'y avait pas de court-circuit. Tous les cadrans indicateurs étaient sur la position noire de sécurité. Il n'y avait pas de panne d'énergie. La petite aiguille qui indiquait la consommation régulière de plusieurs milliards de coulombs confirmait que tout était normal de ce côté. Qu'était-ce donc qui avait provoqué l'arrêt de la cabine? Lentement et avec beaucoup d'hésitation, Harlan toucha le levier de direction, l'entoura de sa main. Il le mit au point mort et l'aiguille de la jauge de puissance tomba à zéro. Il ramena le levier en arrière dans la direction opposée. La jauge de puissance remonta de nouveau et cette fois, le temporomètre descendit le long de la ligne des siècles. En arrière... en arrière... 99983... 99972... 99959... A nouveau, Harlan déplaça le levier. En avant encore. Lentement. Très lentement. Alors 99985... 99993... 99997... 99998... 99999... 100000... Crac! Rien après 100000. L'énergie de Nova Sol se consumait en silence à un taux incroyable, inutilement. Il revint en arrière, plus loin. Il reprit son élan vers l'avant. Crac! Les dents serrées, les lèvres crispées, la respiration sifflante, il se comparait à un prisonnier se ruant avec acharnement contre les barreaux d'une prison. Lorsqu'il s'arrêta après une douzaine de tentatives, la cabine resta bloquée à 100000. Jusque-là, et pas plus loin. Il changerait de cabine! (Mais il n'y avait pas beaucoup d'espoir dans cette pensée.) Dans le silence désert du 100000e siècle, Andrew Harlan sortit de sa cabine et en choisit une au hasard dans un autre puits. Une minute plus tard, la main sur le levier de direction, il lut d'un oeil hagard l'indication 100000 et sut que là non plus il ne pourrait pas passer. Il était furieux! Maintenant! A ce moment! Alors que les choses avaient tourné de façon si inespérée en sa faveur, arriver à un désastre si soudain. La malchance le poursuivait depuis cet instant d'erreur lors de son incursion au 482e siècle. Il ramena brutalement le levier vers l'arrière, appuyant dessus de toutes ses forces et le maintenant dans cette position. Du moins, en un sens, il était libre à présent, libre de faire tout ce qu'il voulait. Avec Noys séparée de lui par une barrière et hors de son atteinte, que pouvaient-ils lui faire de plus? Qu'avait-il encore à redouter? Il se transporta au 575e siècle et bondit hors de la cabine avec une indifférence pour son environnement qu'il n'avait jamais ressentie auparavant. Il se dirigea vers la bibliothèque de la Section, sans parler à personne, sans regarder personne. Il prit ce qu'il voulait sans jeter un coup d'œil alentour pour voir si on l'observait. Que lui importait? De retour à la cabine, il la dirigea vers le passé. Il savait exactement ce qu'il devait faire. Il regarda au passage la grande horloge qui mesurait le Physio-temps Standard, indiquait les jours et marquait les trois périodes de travail qui divisaient le physio-jour en parties égales. Finge devait être chez lui, et c'était bien mieux ainsi. Il sembla à Harlan qu'il avait la fièvre lorsqu'il arriva au 482e siècle. Sa bouche était sèche et cotonneuse. Sa poitrine lui faisait mal. Mais il sentait le contact dur de l'arme sous sa chemise tandis qu'il la tenait fermement contre lui avec son coude, et c'était la seule sensation qui comptait. Le Calculateur Assistant Hobbe Finge leva son regard vers Harlan et dans ses yeux la surprise fit lentement place à l'intérêt. Harlan l'observa en silence un moment, laissant l'intérêt monter et attendant qu'il se transforme en peur. Il fit lentement le tour, se plaçant entre Finge et la Communiplaque. Finge était partiellement dévêtu, le torse nu. Sa poitrine était peu poilue, ses seins adipeux et presque féminins. Son abdomen pansu débordait par-dessus sa ceinture. Il n'a pas l'air digne, pensa Harlan avec satisfaction, ni digne ni appétissant. Cela n'en vaut que mieux. Il mit sa main droite dans sa chemise et la referma solidement sur la crosse de son arme. « Personne ne m'a vu, Finge, donc ne regardez pas vers la porte. Personne ne viendra ici. Vous devez vous rendre compte, Finge, que vous avez affaire avec un Technicien. Savez-vous ce que cela signifie? » Sa voix était rauque. Il sentait la colère monter en lui en voyant que la peur restait absente des yeux de Finge, qu'on n'y lisait que l'intérêt. Finge fit même un geste vers sa chemise et, sans un mot, commença à la mettre. Harlan continua : « Savez-vous l'avantage qu'il y a à être Technicien, Finge? Vous ne l'avez jamais été, par conséquent vous êtes mal placé pour l'apprécier. Cela veut dire que personne ne surveille où vous allez et ce que vous faites. Tout le monde regarde ailleurs et met tant d'ardeur à ne pas vous voir que c'est effectivement ce qui arrive. Je pourrais, par exemple, aller à la bibliothèque de la Section, Finge, et prendre quelque objet curieux pendant que le bibliothécaire se penche d'un air affairé sur ses catalogues et ne voit rien. Je peux parcourir les niveaux résidentiels du 482e siècle, tous les passants se détourneront de mon chemin et jureront par la suite n'avoir vu personne. C'est ce qui se passe automatiquement. Vous voyez, je peux faire ce que je veux, aller où je veux. Je peux pénétrer dans l'appartement privé du Calculateur Assistant d'une Section et le forcer à dire la vérité en braquant une arme sur lui et il ne se trouvera personne pour m'arrêter. » Finge parla pour la première fois : « Qu'est-ce que vous tenez? — Une arme, dit Harlan en la sortant. Vous la reconnaissez? » Sa gueule s'évasait légèrement et se terminait par un renflement de métal lisse. « Si vous me tuez..., commença Finge. — Je ne vous tuerai pas, dit Harlan. A une récente réunion, vous aviez un foudroyant. Ceci n'en est pas un. C'est une invention d'une Réalité modifiée du 575e siècle. Elle ne vous est peut-être pas familière. Elle a été retirée de la Réalité. Trop dangereuse. Elle peut tuer, mais à basse puissance, elle active les centres de la douleur du système nerveux central et peut aussi bien paralyser. Ça s'appelle, ou s'appelait, un fouet neuronique. Il fonctionne. Celui-ci est à pleine charge. Je l'ai essayé sur un doigt. » Il leva sa main gauche au petit doigt raide. « C'est très désagréable. » Finge s'agitait sans arrêt. « Qu'est-ce que tout ça veut dire, au nom du Temps? — Il y a une sorte de bloquage dans les puits de projection au 100000e siècle. Je veux qu'on l'enlève. — Un blocage dans les puits? — N'essayez pas de feindre la surprise. Hier, vous avez parlé à Twissell. Aujourd'hui, il y a ce blocage. Je veux savoir ce que vous avez dit à Twissell. Je veux savoir ce qu'on a fait et ce qu'on va faire. Par le Temps, Calculateur, si vous ne me le dites pas, je vais me servir du fouet. Mettez-moi au défi, si vous ne me croyez pas. — Écoutez, — Finge bredouillait un peu et les premiers signes de la peur apparurent ainsi qu'une sorte de colère désespérée —, si vous voulez la vérité, la voilà. Nous sommes au courant au sujet de vous et de Noys. » Harlan cilla. « Qu'est-ce qu'il y a à propos de moi et Noys? » Finge dit : « Pensiez-vous que vous passeriez au travers de toutes les difficultés? »Le Calculateur gardait les yeux fixés sur le fouet neuronique et son front commençait à briller de sueur. « Par le Temps, avec l'émotion que vous avez manifestée après votre période d'Observation, avec ce que vous avez fait durant cette même période, pensiez-vous que nous ne vous Observerions pas, vous? J'aurais mérité d'être cassé comme Calculateur si j'avais laissé passer ça. Nous savons que vous avez emmené Noys dans l'Éternité. Nous le savions depuis le début. Vous vouliez la vérité. La voilà. » A ce moment, Harlan se méprisa pour sa stupidité. « Vous saviez? — Oui. Nous savions que vous l'avez emmenée dans les Siècles Cachés. Nous savions chaque fois que vous alliez dans le 482e siècle pour lui rapporter les objets de luxe dont elle aime à s'entourer. Vous vous êtes conduit comme un insensé et vous avez complètement oublié votre Serment d'Éternel. — Alors pourquoi ne m'avez-vous pas arrêté? » Harlan buvait jusqu'à la lie la coupe de sa propre humiliation. « Voulez-vous toujours la vérité? » Finge s'animait un peu et paraissait reprendre courage à mesure qu'Harlan voyait ses espoirs réduits à néant. « Continuez. — Alors laissez-moi vous dire que, dès le début, je ne vous ai pas considéré comme un bon Éternel. Un Observateur brillant, peut-être, et un Technicien plein d'initiative. Mais pas un Éternel. Lorsque je vous ai muté ici dans ce dernier poste, c'était pour le prouver aussi à Twissell, qui vous estime pour quelque raison obscure. Je n'éprouvais pas seulement la société dans la personne de la jeune fille, Noys, je vous éprouvais aussi et vous avez failli comme je pensais que vous failliriez. Maintenant, éloignez cette arme, ce fouet ou je ne sais quoi, et sortez d'ici. — Et vous êtes venu chez moi une fois », dit Harlan, le souffle coupé, s'efforçant avec difficulté de garder sa dignité et la sentant s'échapper comme si son intelligence et son esprit étaient aussi raides et insensibles que le petit doigt de sa main gauche frappé par le fouet, « pour m'inciter à faire ce que je faisais. — Oui, bien sûr. Si vous voulez l'expression exacte, je vous ai tenté. Je vous ai dit exactement la vérité, que vous ne pouviez garder Noys que dans la Réalité présente. Vous avez choisi de vous conduire non comme un Éternel, mais comme un pleurnicheur. J'attendais que vous le fassiez. — Je le ferai encore, dit Harlan d'un ton agressif, et puisque vous savez tout, vous vous rendez compte que je n'ai rien à perdre. » Il appuya son arme sur le ventre rebondi de Finge et dit à travers ses lèvres pâles et ses dents serrées : « Qu'est-il arrivé à Noys? — Je n'en ai aucune idée. — Ne me racontez pas d'histoires. Qu'est-il arrivé à Noys? — Je vous dis que je ne sais pas. » Le poing d'Harlan se crispa sur le fouet ; sa voix était basse. « Votre jambe d'abord. Ça va faire mal. — Au nom du Temps, écoutez! Attendez! — Très bien. Que lui est-il arrivé? — Non, écoutez. C'est tout au plus une faute de discipline. La Réalité n'a pas été affectée. J'ai fait des vérifications. Un déclassement, c'est tout ce que vous aurez. Si vous me tuez, cependant, ou si vous me blessez avec l'intention de tuer, vous aurez attaqué un supérieur. C'est la peine de mort pour ça. » Harlan sourit à la futilité de la menace. A côté de ce qui était déjà arrivé, la mort constituerait la solution la plus simple et la plus irrévocable. Harlan se méprit manifestement sur les raisons de ce sourire. Il dit précipitamment : « Ne croyez pas que la peine de mort n'existe pas dans l'Éternité parce que vous n'en avez jamais rencontré d'exemple. Nous en connaissons des cas, nous, les Calculateurs. Et qui plus est, des exécutions ont eu lieu aussi. C'est simple. Dans toute Réalité, il se produit un certain nombre d'accidents fatals au cours desquels les corps ne sont pas retrouvés. Des fusées explosent en l'air, des paquebots aériens sombrent dans l'océan ou s'écrasent sur des montagnes. Un meurtrier peut être placé dans un de ces vaisseaux quelques minutes ou quelques secondes avant l'issue fatale. Est-ce que ça vaut la peine de risquer ça? » Harlan s'anima et dit : « Si vous cherchez à me donner le change pour sauver votre peau, c'est loupé. Laissez-moi vous dire : je n'ai pas peur du châtiment. Par ailleurs, j'ai l'intention d'avoir Noys. Je la veux tout de suite. Elle n'existe pas dans la Réalité existante. Elle n'a pas d'homologue. II n'y a pas de raison pour que nous ne puissions pas contracter une union régulière. — C'est contraire au règlement pour un Technicien... — Nous laisserons le Comité Pan-temporel en décider, dit Harlan, laissant enfin parler son orgueil. Je n'ai pas peur d'une décision défavorable, pas plus que je n'ai peur de vous tuer. Je ne suis pas un Technicien ordinaire. — Parce que vous êtes le Technicien de Twissell? » Le visage rond et luisant de sueur de Finge avait une expression bizarre ; ce pouvait être de la haine ou un sentiment de triomphe ou un mélange des deux. « Pour des raisons beaucoup plus importantes que ça. Et maintenant... » répondit Harlan. Avec une détermination farouche, il toucha du doigt l'activateur de l'arme. Finge cria : « Alors allez au Comité! Au Comité Pan-temporel! Us sont au courant. Si vous êtes tellement important... » Haletant, il s'arrêta. Pendant un instant, Harlan, indécis, hésita : « Quoi? — Croyez-vous que j'engagerais une action unilatérale dans un cas pareil? J'ai rendu compte de toute l'affaire au Comité, en même temps que du Changement de Réalité. Tenez! J'ai les doubles. — Un instant, ne bougez pas! » Mais Finge ne tint pas compte de cet ordre. Avec une rapidité foudroyante, il bondit tel un démon et atteignit ses dossiers. D'un doigt, il repéra la combinaison codée du rapport qu'il voulait, de l'autre main, il appuya sur le classeur. La langue argentée d'une bande dont les perforations étaient à peine visibles à l'œil nu jaillit du bureau. « Voulez-vous l'entendre? » demanda Finge. Et sans attendre, il l'enfila dans le lecteur sonore. Harlan écouta, pétrifié. C'était assez clair. Finge avait tout enregistré. Il avait énuméré chaque geste d'Harlan dans les puits de projection. Il n'avait rien oublié, pour autant qu'Harlan s'en souvînt, au moment de rédiger son rapport. Finge cria, quand ce fut terminé : « Maintenant, allez donc au Comité. Je n'ai pas mis de blocage dans le Temps. Je n'aurais pas su comment. Et ne croyez pas qu'ils se désintéressent de la question. Vous disiez que j'ai parlé à Twissell hier. Vous avez raison. Mais je ne l'avais pas appelé, c'est lui qui m'a appelé. Allez donc demander à Twissell. Dites-leur quel important Technicien vous êtes. Et si vous voulez me tuer d'abord, tirez et allez au diable! » Harlan ne pouvait pas ne pas remarquer une exultation réelle dans la voix du Calculateur. A ce moment, il se sentait assez sûr de lui pour croire que même un coup de fouet neuronique le laisserait du bon côté de la pierre tombale. Pourquoi? Tenait-il tellement à la défaite d'Harlan? Sa jalousie à l'égard de Noys était-elle une passion à ce point dévorante? C'est presque avec indifférence qu'Harlan se posa ces questions et toute l'affaire, Finge et le reste, lui parut soudain dénuée de sens. Il empocha son arme, se précipita hors de la pièce et fila vers le puits de projection le plus proche. C'était le Comité alors, ou Twissell, pour le moins. Il n'avait peur d'aucun d'eux, ensemble ou séparément. Au cours du mois écoulé, chaque jour qui passait Fanerait un peu plus dans sa conviction : il croyait être indispensable. Le Comité Pan-temporel lui-même n'aurait d'autre choix que d'en venir à un accommodement dans une affaire où il s'agissait d'échanger une fille contre l'existence de toute l'Éternité. 11 LA BOUCLE EST BOUCLÉE Ce fut avec une surprise hébétée que le Technicien Andrew Harlan, en débouchant dans le 575e, se trouva dans la période nocturne. Le passage des physio-heures s'était effectué sans qu'il y prêtât attention, tandis qu'il se démenait de cabine en cabine tout au long des siècles. Il regarda d'un œil vide les couloirs à demi éclairés, ce qui indiquait une diminution de l'énergie utilisée pendant la nuit — chose assez rare au demeurant. Mais restant encore sous l'emprise de sa rage, Harlan ne perdit pas son temps à regarder. Il se dirigea vers son logement. Il trouverait l'appartement de Twissell à l'étage des Calculateurs comme il avait trouvé celui de Finge et il ne craignait pas davantage d'être remarqué ou arrêté. Le fouet neuronique était dur sous son coude lorsqu'il s'arrêta devant la porte de Twissell (dont le nom était gravé en lettres claires sur la plaque d'identité). Harlan actionna hardiment le signal phonique et le vibreur bourdonna. Il relâcha la pression de sa main moite et laissa le son devenir continuel. Le son lui parvenait confusément. Il entendit derrière lui un faible bruit de pas et il l'ignora dans la certitude que l'homme, quel qu'il fût, l'ignorerait (Oh! insigne vermeil de Technicien!). Mais le bruit de pas cessa et une voix dit : « Technicien Harlan? » Harlan pivota sur lui-même. C'était un Calculateur en Second assez nouveau dans la Section. Harlan ragea intérieurement. Il n'était plus au 482e siècle. Ici, il n'était pas simplement un Technicien, il était le Technicien de Twissell et les jeunes Calculateurs, dans leur ardeur à se faire bien voir du grand Twissell, se sentaient obligés de montrer un minimum de courtoisie à son Technicien. Le Calculateur demanda : « Désirez-vous voir le Calculateur en chef Twissell? » Agacé, Harlan répondit : « Oui, monsieur. » (L'imbécile! Pour quelle raison pensait-il qu'on se trouvait devant une porte en train de sonner? Pour prendre une cabine au vol?) — Je crains que ce ne soit impossible. — L'affaire qui m'amène est assez importante pour que je le réveille, dit Harlan. — Peut-être, dit l'autre, mais il est en déplacement. Il n'est pas au 575e. — Où est-il exactement alors ? » demanda Harlan impatienté. Le regard du Calculateur se fit dédaigneux. « C'est ce que j'ignore. » Harlan dit : « Mais j'ai un rendez-vous important ce matin. — Vous, vous avez... » dit le Calculateur, et Harlan se perdit en conjectures pour expliquer son évident amusement à cette idée. Le Calculateur poursuivit, souriant franchement à présent : « Vous êtes légèrement en avance, non? — Mais je dois le voir. — Je suis sûr qu'il sera là dans la matinée. » Le sourire s'élargit. « Mais... » Le Calculateur dépassa Harlan, évitant soigneusement tout contact, même de ses vêtements. Harlan serra les poings convulsivement. Il suivit des yeux, sans espoir, le Calculateur, puis, simplement parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire, il retourna lentement, et sans avoir pleinement conscience de ce qui l'entourait, jusqu'à sa propre chambre. Harlan eut un sommeil agité. Il se dit qu'il avait besoin de sommeil. Il essaya de se relaxer de force et, bien entendu, échoua. Son sommeil ne fut qu'une longue suite de pensées futiles. Tout d'abord, il y avait Noys. Ils n'oseraient pas lui faire de mal, pensait-il fiévreusement. Us ne pouvaient la renvoyer dans le Temps sans calculer d'abord l'effet que cela aurait sur la Réalité et ça prendrait des jours, probablement des semaines. Autre solution : ils pouvaient lui faire à elle ce que Finge avait menacé de lui faire à lui : la faire périr au cours d'un accident qu'on ne pourrait expliquer. Il ne s'arrêta pas à cette éventualité. Il n'y avait aucune nécessité d'agir de manière aussi définitive. Us ne prendraient pas le risque de mécontenter Harlan en agissant ainsi. (Dans la tranquillité d'une chambre à coucher noyée d'ombre et dans cette phase de demi-sommeil où les choses deviennent souvent étrangement disproportionnées dans la pensée, Harlan ne trouva rien de grotesque à sa certitude que le Comité Pan-temporel n'oserait pas risquer de mécontenter un Technicien.) Bien sûr, il y avait des choses auxquelles une femme en captivité aurait pu servir. Une belle femme venant d'une Réalité hédoniste... Harlan s'empressait de chasser cette pensée dès qu'elle revenait. C'était à la fois plus probable et plus inadmissible que la mort et il ne voulait ni de l'une ni de l'autre. Il pensa à Twissell. Le vieil homme avait quitté le 575e siècle. Où était-il durant ces heures où il aurait dû dormir? Un vieil homme a besoin de sommeil. Harlan était certain de la réponse. Le Comité continuait à délibérer. A propos de Harlan. A propos de Noys sur ce qu'il fallait faire d'un Technicien indispensable auquel on n'osait pas toucher. Harlan tiqua. Si Finge rapportait l'agression d'Harlan au cours de la soirée, cela n'influencerait nullement sur leurs délibérations. Ses crimes pouvaient difficilement être aggravés par cela. Il n'en serait pas moins indispensable. Et Harlan n'était pas certain que Finge ferait état de l'incident. Le fait d'admettre qu'il avait été forcé de s'humilier devant un Technicien mettrait le Calculateur Assistant dans une position ridicule et Finge ne pouvait prendre ce risque. Harlan pensa aux Techniciens en tant que corporation, ce que, ces temps derniers, il avait rarement fait. Sa propre position quelque peu anormale d'assistant de Twissell et de semi-Éducateur l'avait tenu beaucoup trop éloigné des autres Techniciens. Mais les Techniciens manquaient de solidarité de toute façon. Pourquoi en était-il ainsi? Devait-il traverser le 575e et le 482e en voyant rarement un Technicien et en parlant rarement avec? Devaient-ils s'éviter même entre eux? Devaient-ils se conduire comme s'ils acceptaient la situation où les mettaient les superstitions des autres? En imagination, il avait déjà arraché la capitulation du Comité en ce qui concernait Noys et maintenant, il exprimait d'autres revendications. On accorderait aux Techniciens une organisation à eux, des réunions régulières, plus d'amitié, un meilleur traitement de la part des autres. Il se voyait finalement lui-même en héroïque révolutionnaire social, avec Noys à ses côtés, lorsqu'il sombra enfin dans un sommeil sans rêve... Le vibreur de la porte le réveilla. Il bourdonnait à son oreille avec une impatience enrouée. Il rassembla ses idées jusqu'à ce qu'il soit en mesure de regarder la petite pendule à côté de son lit et gémit intérieurement. Père Temps ! Après toutes ces émotions, il avait dormi trop longtemps. Il parvint à atteindre le bouton situé près de son lit et le panneau d'observation devint transparent. Il ne reconnut pas le visage, mais qui que ce fût, celui-ci exprimait l'autorité. Il ouvrit la porte et l'homme, qui portait l'insigne orange de l'Administration, entra. « Technicien Andrew Harlan? — Oui, Administrateur? Vous avez affaire avec moi? » L'Administrateur ne sembla nullement gêné par l'agressivité marquée de la question. Il dit : « Vous avez un rendez-vous avec le Premier Calculateur Twissell? — Eh bien? — Je suis ici pour vous informer que vous êtes en retard. » Harlan le regarda fixement. « Qu'est-ce que tout ça veut dire? Vous n'êtes pas du 575e siècle, n'est-ce pas? — Ma station se trouve au 222e, répliqua l'autre d'un ton froid. Administrateur Assistant Arbut Lemm. Je suis chargé d'aplanir les difficultés et j'essaie d'éviter toute agitation superflue en annonçant moi-même les notifications officielles normalement transmises par la Communiplaque. — Quelles difficultés? Quelle agitation? Qu'est-ce que tout ça veut dire? Écoutez, j'ai déjà eu des entrevues avec Twissell. C'est mon supérieur. Ça n'implique aucune agitation. » Un éclair de surprise passa sur le visage volontairement impassible jusque-là de l'Administrateur. « Vous n'avez pas été informé? — A quel propos? — Eh bien, qu'une sous-commission du Comité Pan-temporel se réunit ici au 575e siècle. Cet endroit, m'a-t-on dit, a été mis au courant il y a plusieurs heures. — Et ils veulent me voir? » En même temps qu'il demandait cela, Harlan pensa : « Bien sûr qu'ils veulent me voir. Pourquoi la réunion aurait-elle lieu si ce n'est à mon sujet? » Et il comprit l'amusement du Calculateur en Second la nuit précédente, devant l'appartement de Twissell. Le Calculateur connaissait le projet de réunion de la commission et cela l'avait amusé de penser qu'un Technicien était capable d'espérer voir Twissell à un tel moment. « Très amusant », pensa amèrement Harlan. L'Administrateur répondit : « J'ai mes ordres. Je ne sais rien de plus. » Puis, toujours surpris : « Vous n'êtes au courant de rien? — Les Techniciens, dit Harlan d'un ton sarcastique, mènent une existence à part. » Cinq membres du Comité en plus de Twissell ! Tous Premiers Calculateurs, tous Éternels depuis trente-cinq ans au moins. Six semaines plus tôt, Harlan aurait été confus de l'honneur qui lui était fait de déjeuner avec un tel groupe et il serait resté muet de saisissement devant la somme de responsabilités et de puissance qu'ils représentaient. Us lui auraient semblé deux fois plus grands que nature. Mais maintenant, c'était pour lui des adversaires, pire mêmes des juges. Il n'avait pas le temps d'être impressionné. Il devait mettre au point son système de défense. Us ne devaient pas savoir qu'il était au courant que Noys était en leur pouvoir. Us ne pouvaient pas le savoir à moins que Finge leur ait parlé de sa dernière rencontre avec Harlan. Dans la claire lumière du jour, cependant, il était plus que jamais convaincu que Finge n'était pas homme à diffuser publiquement le fait qu'il avait été rudoyé et insulté par un Technicien. Il sembla donc opportun à Harlan de ne pas utiliser pour le moment cet avantage possible, de les laisser, eux, faire le premier pas, prononcer la première phrase qui engagerait le combat réel. Us ne semblaient pas pressés. Us l'examinaient tranquillement par-dessus un déjeuner frugal, comme s'il avait été un spécimen intéressant étendu sur une surface énergétique et maintenu par des répulseurs de faible intensité. En désespoir de cause, Harlan baissa les yeux. Il les connaissait tous de réputation et par les portraits tridimensionnels figurant dans les films d'orientation physio-mensuels. Les films coordonnaient les activités des différentes Sections de l'Éternité et étaient obligatoirement vus par tous les Éternels à partir du grade d'Observateur. August Sennor, le chauve (même pas de sourcils ni de cils), était bien sûr celui qui accaparait le plus l'attention d'Harlan. D'abord, parce que l'aspect singulier de ces yeux sombres et fixes sous des paupières et un front nus ressortait beaucoup plus au naturel que sur l'écran tridimensionnel. Ensuite, parce qu'il était au courant de certains affrontements de points de vue entre Sennor et Twissell. Enfin, parce que Sennor ne se contentait pas d'observer Harlan. Il lui posait des questions d'une voix aiguë. Il était impossible de répondre à la plupart de ses questions, comme :