ARTHUR C. CLARKE Base Vénus-3 Cache - cache PAUL PREUSS TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR JEAN-PIERRE PUGI ÉDITIONS J’AI LU Ce roman a paru sous le titre original : ARTHUR C. CLARKE’S VENUS PRIME Vol. 3 : HIDE AND SEEK Byron Preiss Visual Publications, Inc., 1989 Pour la traduction française : Éditions J’ai lu, 1991 PROLOGUE Dare Chin n’avait pas un tempérament inquiet, mais ce soir-là il était nerveux. À cause de la plaque, cette maudite plaque martienne découverte une décennie plus tôt quelque part dans le Nord, à proximité de la calotte glacière. Nul ne savait où, car l’auteur de cette découverte s’était refusé à en parler et un accident de forage lui avait coûté la vie avant qu’il n’ait pu revenir sur sa décision. La plaque en question n’était en fait qu’un morceau de métal poli tel un miroir et gros comme une assiette, sur lequel avaient été gravées de nombreuses lignes de symboles indéchiffrables. La mise au jour et l’authentification de cet objet apportaient la preuve que des êtres sachant écrire – car tous les experts s’accordaient à dire que ces inscriptions devaient avoir un sens, même s’ils ne pouvaient le trouver – avaient vécu sur Mars un milliard d’années avant que le processus d’évolution de l’espèce humaine n’eût débuté sur Terre. La précieuse relique était exposée au rez-de-chaussée de l’Hôtel de ville depuis une dizaine d’années ; pas une copie comme l’eût voulu le bon sens, mais l’original. Ce vestige d’un lointain passé était pour l’instant unique dans tout l’univers et cela lui conférait une valeur inestimable, mais le conseil municipal refusait de placer une reproduction dans la vitrine afin d’attirer des touristes. En outre, peu de gens auraient envisagé de voler un pareil objet. Mais Chin devait à présent veiller jusqu’à des heures indues pour assurer sa protection, alors qu’il avait des choses bien plus intéressantes à faire… ou tout au moins d’autres occupations. Il était l’adjoint au maire de Labyrinth City, la plus grande colonie de Mars : une agglomération qu’il fallait alimenter en eau sur une planète dont l’atmosphère raréfiée et déshydratée sublimait le peu de glace présent dans la nature ; une ville dont la population avait besoin d’oxygène et de chaleur pour vivre alors que la pression atmosphérique était inférieure de un pour cent à celle qui régnait sur Terre et que le thermomètre grimpait péniblement jusqu’à moins cinq degrés centigrades pendant les périodes de canicule ; une cité qui devait se débarrasser d’un monceau de déchets au cœur d’un écosystème privé de tout micro-organisme à même de les dégrader. Et en plus de devoir relever les défis quotidiens lancés à une telle infrastructure citadine, la municipalité avait la charge d’assurer la cohabitation d’une population ingouvernable composée à parts égales de résidents permanents – des foreurs pour la plupart –, de gens de passage appartenant à la catégorie des riches touristes, et enfin de scientifiques enfermés dans leur tour d’ivoire et de bureaucrates arrivistes employés par le Conseil des Mondes. Les dossiers empilés sur le bureau de Dare Chin étaient de nature à engendrer de la colère, des pleurs, une dépression suicidaire ou les trois à la fois chez tout administrateur convaincu de la perfectibilité de l’humanité… ce que cet homme était censé être puisqu’il appartenait au Parti Socialiste des Travailleurs Interplanétaires. Les foreurs, une catégorie sociale composée de deux fois plus d’hommes que de femmes, s’enivraient toutes les fins de semaine et on déplorait alors de nombreuses rixes au couteau. Chaque jour, des touristes se faisaient escroquer, voler ou insulter. Les chercheurs et les fonctionnaires, qui avaient pourtant bénéficié d’une meilleure éducation, possédaient autant de sens moral que des chats sauvages et consacraient tous leurs instants de loisir à échanger conjoints, compagnons et progéniture. Il suffisait pour en avoir la preuve de prendre le premier des dossiers en attente : le cas posé par l’union triple d’une géologue et de deux hydrologistes. Ce noyau familial éclatait pour la simple raison que le contrat de travail de la géologue embauchée pour participer au Projet de terraformage n’avait pas été renouvelé. Elle regagnerait sous peu la Terre et voulait emmener sa fille avec elle. Cette femme avait porté l’enfant, le fruit de la fusion de ses gamètes et de ceux de l’autre élément féminin de l’union triple. Le mari et « père » légal n’avait pas apporté sa contribution génétique à la fécondation mais il soutenait les revendications de sa collègue hydrologiste qui réclamait un droit de garde sur l’enfant… parce que leurs contrats n’expireraient que deux ans plus tard. Chin eût aimé pouvoir les renvoyer tous les trois à Strasbourg, leur ville d’origine, et laisser à d’autres que lui le soin de régler ce différend. Mais comme des contrats de travail étaient en cause, il fallait rendre un jugement administratif avant de pouvoir transmettre l’affaire à la cour civile de Station Mars. Entre-temps, quatre individus aux rapports tendus devraient cohabiter une nuit supplémentaire dans le dédale de verre de Labyrinth City. Dare Chin espérait qu’il ne se produirait aucun drame, car il avait pour l’instant des problèmes plus pressants à régler. Dont celui posé par la grande blonde qui l’empalait du regard par-dessus son bureau. Son corps svelte et musclé indiquait qu’elle était une Martienne de longue date et le réseau de rides arachnéennes tissé autour de ses yeux laissait supposer qu’elle scrutait fréquemment l’horizon. Elle portait une combinaison pressurisée en polytoile brune de type standard et avait suspendu son casque à sa ceinture. — N’espère pas pouvoir t’en tirer à si bon compte, Dare, lui lança-t-elle d’une voix dont le volume rivalisait avec celui d’un hurlement. — Nous en discuterons quand tu voudras, Lydia. Mais pas ce soir. Ils étaient amants depuis près de trois ans ; compte tenu de la durée moyenne de ses précédentes liaisons, Dare Chin estimait que Lydia Zeromski avait déjà battu des records de patience. — Tout de suite, insista-t-elle. Je dois partir demain, et je veux savoir si je reviendrai chez toi à mon retour ou s’il est préférable que je biffe ton nom de mon carnet d’adresses avant mon départ. Il se leva et s’approcha d’elle, les mains écartées en un geste d’imploration. — Rien n’est changé entre nous, Lydia. Mais tu choisis bien mal ton moment pour tenter de faire pression sur moi. Je croule sous un monceau de travail, sans parler du type qui s’incruste au rez-de-chaussée. — Le gros cinglé ? — Il a sorti de sa vitrine le bout de ferraille le plus précieux de tout l’univers… — Et tu trembles à la pensée qu’il pourrait le laisser tomber ? — Ouais, tout juste. L’exaspération le fit soupirer. La plaque martienne était plus dure que le diamant, plus résistante que le plus solide des matériaux jamais fabriqués par l’Homme. Tous savaient que rien n’aurait pu l’endommager. — Je te demande de me laisser. Je passerai te voir avant ton départ. — Inutile. Elle remit son casque, un geste devenu machinal au fil des ans. Arrivée sur le seuil, elle fit une pause pour lui lancer un dernier regard incendiaire mais s’abstint de tout commentaire. Un instant plus tard elle s’éloignait en rabattant sa visière. Chin écouta ses pas décroître dans le couloir puis l’escalier. Il resta figé en face de la porte, les yeux rivés sur le rectangle de clarté verdâtre du passage désormais désert. Il tentait de remettre un peu d’ordre dans ses pensées. Il était beau garçon : grand, brun, les yeux noirs, un visage fin, une bouche ferme dont les coins, en cet instant, s’incurvaient vers le bas. Comme celle de Lydia, sa silhouette possédait la sveltesse apportée par vingt années d’existence sous une pesanteur trois fois moindre que sur Terre. Cette morphologie était commune à la plupart des Martiens, car si le fait de vivre sous un tiers de g facilitait les déplacements, un excédent de graisse et de muscles était inutile, voire dangereux. Par la baie vitrée de la pièce il discerna un vague halo jaunâtre dans une rue balayée par le vent : le faisceau de la torche d’un vigile qui, ainsi observé à travers le panneau verdâtre, lui évoquait un poisson phosphorescent des abysses. Puis le point de lumière reprit sa lente progression et Chin jeta un coup d’œil à sa montre : 20 : 08. La régularité de la vieille Nutting rivalisait avec celle d’une horloge au césium. Il regagna son bureau et s’assit pour contempler la voûte de grès qui le surplombait au-dessus du plafond de verre de la pièce. À l’extérieur de l’immense renfoncement naturel luisaient dix milliers d’étoiles à l’éclat privé de tout scintillement… des points de lumière vive dans la nuit martienne. Quelle décision devait-il prendre, au sujet de Lydia ? Il se posait cette question depuis le début de leur liaison. Cette femme était bien plus jeune que lui, passionnée et exigeante. Il se sentait plus mûr que n’aurait pu le laisser supposer son physique – la faible pesanteur de Mars ralentissait le processus de vieillissement, pour ceux qui prenaient soin de ne pas s’exposer aux ultraviolets – mais en dépit de sa maturité il était toujours tiraillé entre ses désirs et ses besoins… Il se reprit ; ce soir, il devait chasser de son esprit ses problèmes d’ordre privé. Il venait d’obtenir des informations sur une affaire délicate à laquelle il ne savait quelle suite donner. Il récupéra les fax jaunes qu’il avait glissés sous la pile de dossiers en entendant Lydia gravir l’escalier. Il relut les renseignements. Si les faits exposés ne prêtaient pas à controverse, les rapports étaient pour le moins incomplets. Chin connaissait suffisamment les rouages de la justice pour savoir qu’il fallait présenter des preuves irréfutables tant devant un tribunal qu’une commission administrative, et il ne découvrait rien de probant dans cette masse de documents. Mais il existait des voies détournées qu’il pourrait emprunter pour régler ce problème. À son arrivée sur Mars, bien des années plus tôt, Chin, comme de nombreux immigrants, s’était fait rouler en signant un contrat de travail qui comportait des clauses d’une légalité douteuse. De telles entorses à la loi étaient fréquentes, à l’époque. Labyrinth City ressemblait plus à un camp de prospecteurs qu’à une agglomération véritable et les conditions de vie y étaient pénibles. En désespoir de cause, il avait demandé conseil à un avocat plus ou moins marron. — Inutile de vous fatiguer à tenter de me persuader que vous êtes dans votre bon droit, lui avait dit cet homme. Je vous l’accorde sans discussion. Mais le démontrer et obtenir un dédommagement sera une autre affaire. Jusqu’où êtes-vous prêt à aller ? — Dans quel domaine ? — Pour les convaincre que vous êtes cinglé. — Cinglé ? — Assez fou pour avoir des réactions violentes, leur casser la figure, incendier leurs locaux ou détruire du matériel. Vous saisissez le fond de ma pensée ? En fin de compte, il n’avait pas été nécessaire d’intenter un procès ou de mettre de telles menaces à exécution… tout laissait supposer que Dare Chin avait su se montrer convaincant. Depuis qu’il occupait un poste d’administrateur, il appelait ces techniques paralégales des « approches personnelles ». Et le moment était venu d’employer de telles méthodes pour régler le problème posé par Dewdney Morland. Il sortit de son bureau et descendit l’escalier. Penché vers ses instruments installés au centre du grand hall du rez-de-chaussée, Morland lui tournait le dos. Des projecteurs juchés sur des trépieds s’associaient à ceux du plafond pour enclore cet homme et la plaque dans un cône de lumière aveuglante. Ce professeur était arrivé sur Mars une semaine plus tôt, précédé par des autorisations de la Commission culturelle du Conseil des Mondes. Les deux soirs précédents, Morland avait mis en place son matériel dès la fermeture des portes de l’Hôtel de ville et travaillé jusqu’à l’aube. Il ne pouvait utiliser ses instruments d’optique qu’en dehors des heures d’ouverture au public car ils étaient très sensibles aux vibrations. Celles des pas, par exemple… — Que diable se passe-t-il ? … dont les tremblements l’incitèrent à relever les yeux et à se retourner avec colère. — Vous ! Bon Dieu, savez-vous ce que vous venez de faire ? Vous avez bousillé vingt minutes d’enregistrements ! L’adjoint au maire se contenta de lui adresser un regard de dégoût, presque de mépris. La chevelure blonde de Morland, un individu obèse au teint terreux et à la barbe en bataille, n’avait pas été coupée depuis des mois et des mèches poisseuses descendaient se lover sur le col d’une veste en tweed aussi coûteuse qu’informe. Chin savait que les renflements de ses poches étaient dus à une pipe et une blague à tabac : les accessoires d’une habitude que les habitants d’un milieu artificiel jugeaient polluante et incompréhensible. — Après la furie qui a traversé cette salle avec une démarche d’éléphant, voilà que vous en faites autant ! criait Morland. Dans quelle langue dois-je vous répéter qu’il faut éviter toutes les vibrations, bordel ? L’attaché-case posé sur le sol à côté de son siège était ouvert. Il ne contenait à première vue que quelques fax et les restes d’un en-cas. — Voudriez-vous vous écarter, professeur ? — Qu’avez-vous dit ? — Laissez-moi passer, s’il vous plaît. — Qu’est-ce que vous cherchez, bon Dieu ? Que je vous fasse interdire l’accès de cette salle quand j’y travaille ? Ce sera vite fait, croyez-moi. Le bâtiment des services administratifs du Conseil des Mondes n’est pas loin d’ici. Chin se pencha vers lui, l’expression menaçante. — Écartez-vous ou je vous casse la gueule ! Cette démonstration de fureur homicide fut convaincante. Morland recula. — C’est… C’est… Je vais signaler votre attitude inqualifiable à la Commission. Il s’étrangla et s’écarta en sautillant de la vitrine. — Vous vous en mordrez les doigts, Chin… Sans faire cas de ses menaces, l’adjoint au maire se pencha vers la plaque. Elle reposait sur un coussin de velours rouge et reflétait les faisceaux lumineux braqués sur elle. Ce fragment argenté avait été séparé d’un bloc bien plus important par un coup d’une violence inouïe, mais elle ne gardait aucune trace des mauvais traitements subis au cours du milliard d’années écoulé depuis. La perfection de la surface sur laquelle Chin étudiait son reflet démontrait qu’il ne s’agissait pas d’une vulgaire reproduction en métal ou en plastique, et quand son haleine la ternit il sut sans la toucher que ce n’était pas non plus un hologramme. — Vous ne pouvez ignorer que la condensation de votre respiration fétide rend tous mes préparatifs de ce soir inutiles, lança Morland d’une voix pleine de fiel. Je vais devoir attendre plusieurs heures avant de… Chin se redressa et interrompit sa tirade. — Silence ! — Je ne me laisserai pas… — Je me suis renseigné sur votre compte, professeur. Hier, j’ai contacté le Musée de l’Homme et ce matin l’Université de l’Arizona. Il y a une heure, j’ai reçu la réponse du Muséum des Vestiges de l’Antiquité de Nouveau-Beyrouth. Il leva les fax jaunes devant le visage de son interlocuteur. Et, pour la première fois depuis son entrée dans cette salle, Morland se tut et lorgna les feuilles avec méfiance, sans toutefois demander à les lire. — Je vois. Votre comportement ô combien primitif m’inspire toujours autant de mépris mais je comprends enfin les raisons d’une telle attitude. Dois-je vous préciser que la diffamation est un délit et que les peines encourues précisées dans le Code unifié de… — Je n’ai pas l’intention de révéler quoi que ce soit à qui que ce soit, Morland. Vous semblez oublier que vous êtes sur Mars. Il inclina la tête pour désigner la paroi de verre la plus proche. — Au-delà de cette baie, le taux d’oxygène est trop faible pour qu’il soit nécessaire d’en parler. Ce soir, la température extérieure est de moins cinquante degrés centigrades. Nos tubes pressurisés font l’objet d’une maintenance constante et il se produit malgré tout des accidents. Si un problème se posait dans votre secteur vous devriez enfiler sur-le-champ votre combinaison… vous ne l’avez pas oubliée, j’espère ? Il venait de remarquer que c’était le cas. — Si ? De nombreux visiteurs commettent cette erreur… parfois fatale. D’ailleurs, même celui qui a pensé à s’en munir ne peut être certain qu’elle est bien hermétique. Je vous conseille d’examiner la vôtre très attentivement, quand vous l’aurez récupérée. Chin poussa du pied l’attaché-case, sans lui adresser un regard. Cette mallette était assez grande pour contenir la plaque, dissimuler une reproduction, servir de cache à un holoprojecteur de poche et Dieu sait quel autre gadget miniaturisé. — J’espère que vous m’avez bien prêté attention. Mon but n’est pas de vous nuire en révélant certains épisodes de votre passé mais de vous faire part de l’opinion d’un spécialiste. Sur ces mots, Chin lui tourna le dos et repartit. Il s’attendait à entendre Morland lui crier une menace ou une protestation, mais l’homme ne dit rien. Peut-être venait-il de saisir le sens de son message. Lydia Zeromski avait besoin de solitude et elle ferma son casque pour sortir dans la nuit glaciale. Les immeubles de verre de Labyrinth City se dressaient autour d’elle, mais à l’exception du bloc lumineux de l’Hôtel Interplanétaire de Mars juché au bord de la falaise les seules sources de clarté étaient les ampoules peu puissantes du système d’éclairage des tubes pressurisés et les veilleuses des immeubles plongés dans l’obscurité : des centaines de petites sphères qui luisaient telles des méduses dans un océan de verre. Elle fit une pause et se retourna. Elle pouvait voir Morland sous le dôme central de l’Hôtel de ville, illuminé tel un patient dans un bloc opératoire. Il se penchait sur la plaque, pour l’étudier. Loin au-dessus du dôme le halo des projecteurs se réfléchissait sur la voûte de grès qui abritait la ville haute. Elle reporta son attention sur le bureau de Dare, mais si la pièce était éclairée rien ne bougeait au premier étage. Elle s’avança jusqu’au bord de la falaise et s’y arrêta pour scruter les ténèbres. En contrebas, les bâtiments de la ville basse s’éparpillaient comme une poignée de diamants jetés des hauteurs. Elle remarqua la danse d’un petit cercle de lumière jaune dans les escaliers abrupts qui serpentaient entre les demeures tapies les unes contre les autres et les tavernes signalées par leur halo rubis… la vieille Nutting qui effectuait sa ronde. Tant de pensées se bousculaient dans son esprit qu’elle n’accordait guère d’attention au paysage familier illuminé par les étoiles : les falaises vertigineuses du Noctis Labyrinthus, le Labyrinthe de la Nuit – la pénombre changeait ses strates de grès rouge et jaune en stries grises et noires parfois liserées de blanc –, le permafrost, la glace souterraine à l’origine des nuages de vapeur qui erraient dans ces gorges par les matinées les moins froides, l’eau qui rendait Mars habitable, le trésor dont dépendaient la vie et l’avenir économique de la planète. Des piliers et des ponts de roche spectaculaires se découpaient contre un ciel constellé d’étoiles bleutées… des centaines de colonnes alignées en rangées irrégulières qui s’éloignaient jusqu’à un horizon proche mais estompé comme dans un lavis oriental par la brume, un brouillard de particules microscopiques en suspension dans l’atmosphère ténue. Lydia restait silencieuse et immobile pendant que le vent sculptait le sable autour d’elle. Puis elle discerna devant la tache de lumière de l’Interplanétaire la silhouette d’un homme qui levait la tête vers l’espace. Khalid Sayeed : même revêtu d’une combinaison pressurisée, son corps svelte et harmonieux était aisément reconnaissable. Il étudiait l’horizon au-dessus duquel brillaient deux points à la clarté plus vive que les autres. Le premier progressait avec lenteur vers l’est dans un ciel figé : Station Mars en orbite assez élevée pour recevoir encore la lumière du soleil. Le second entrait lui aussi dans la catégorie des corps errants, mais son déplacement ne pouvait être constaté en une seule nuit d’observation : Jupiter. Lydia pensait savoir ce que Khalid cherchait du regard. Il ne s’intéressait pas à cette planète mais à un astre situé bien au-delà : une chose lointaine, obscure et invisible, qui se rapprochait de Mars chaque jour davantage. Un mouvement retint son attention à la limite de son champ de vision. Le sas principal de l’hôtel s’ouvrait, et la clarté du hall révéla des touristes qui entraient en riant sans bruit dans le tube pressurisé. Après une brève bousculade d’origine sans doute éthylique, ils atteignirent une intersection et prirent un passage qui conduisait à la ville basse. Lydia cessa de les observer après avoir vu le directeur du complexe hôtelier venir les rejoindre. Elle ne pouvait supporter Wolfgang Prott. Ce séducteur mielleux avait assez de bon sens pour s’abstenir de poursuivre de ses assiduités les résidentes de Labyrinth City, mais il était rare de le voir sans une touriste à son bras. La durée de la plupart de ses liaisons correspondait à celle des séjours sur Mars organisés par les agences de voyages. Labyrinth City était une petite agglomération et les gens qui y vivaient ne se connaissaient que trop. Ils tentaient d’en rire mais avaient souvent des difficultés à réaliser leurs désirs ou leurs souhaits quand toute la population de la planète surveillait leurs moindres faits et gestes. Dare Chin regagna son bureau pour contacter le poste central des services de sécurité. Il ne voulait courir aucun risque. Après avoir informé Morland qu’il se trouvait placé sous étroite surveillance, ce qui relevait d’ailleurs de l’exagération, il devait à présent user de flatteries ou de menaces pour persuader les vigiles de fournir à la plaque une protection digne de ce nom jusqu’au jour où ce professeur peu recommandable quitterait la planète. Il pressait la deuxième touche du communicateur quand il entendit un bruit au rez-de-chaussée. Sans terminer de composer l’indicatif, il sortit de son bureau et se dirigea vers l’escalier. Il descendit les marches avec moins de hâte, attentif à ne pas faire de bruit. Il espérait surprendre Morland. Dare Chin venait de s’engager dans le couloir du bas quand la surprise le paralysa. Il ouvrit la bouche pour crier… … mais cet homme avait déjà dit ses dernières paroles. Une heure s’écoula. La cité s’assoupit et devint silencieuse. Jupiter brillait toujours dans le ciel mais Station Mars avait disparu sous l’horizon est. Quand Phobos apparut au-dessus de la voûte qui abritait la ville nul ne regardait du côté du Labyrinthe et ne put voir le trait de feu blanc qui s’éleva alors du sommet de la falaise. PREMIÈRE PARTIE AUX PORTES DU LABYRINTHE 1 Au pays de la nuit les identités sont incertaines, les coordonnées invérifiables, les codes indéchiffrables… La femme faisait un rêve qui lui était familier, même s’il prenait cette fois une forme nouvelle. Une multitude d’ailes noires battaient à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Elles tournaient comme les rayons d’une roue et fondaient sur leur victime qui avait l’impression d’être aspirée vers l’œil de leur tourbillon. Dans les profondeurs de ce trou noir des yeux l’étudiaient, des mains se tendaient vers elle, des bouches l’appelaient : — Linda, Linda… Elle se débattit et donna des coups de poing, mais elle s’était embourbée dans un fluide visqueux et invisible, un mucus immatériel qui s’opposait à ses efforts et ralentissait ses mouvements. — Linda ! Elle comprit l’inutilité de cette lutte et se sentit sombrer… Elle cria. Et fut réveillée par son hurlement. Elle était nue dans de chaudes ténèbres, captive d’un linceul qui adhérait à son corps. Un homme également nu l’écrasait sous son poids et refermait ses mains autour de ses poignets pour immobiliser ses bras sur le lit. Elle tenta de le désarçonner, se contorsionna, cria encore. — Réveille-toi, Linda ! Réveille-toi, je t’en supplie ! Ces paroles l’ébranlèrent. — Tu as fait un cauchemar. Ce n’est qu’un rêve. Elle se laissa redescendre sur le matelas, à bout de forces et réduite au silence. Elle l’avait reconnu. Un instant plus tard elle se rappela où se déroulait cette scène : à bord d’un vaisseau spatial en phase d’accélération. — Ça va mieux ? — Oui, murmura-t-elle. Il lâcha ses poignets et s’accroupit près d’elle. — Linda, pourrais-tu me dire ce que… — Ne m’appelle pas Linda. Elle venait de parler d’une voix plate, à peine audible. — Je suis désolé. Je dormais, quand tu m’as roué de coups… — Linda est morte. Elle assimila le silence de l’homme, son refus de répondre, à une négation. Non, Linda n’avait pas perdu la vie… … mais elle s’était égarée, et tant qu’elle n’aurait pas retrouvé son chemin il serait préférable de considérer qu’elle n’appartenait plus à ce monde. Elle étudia son compagnon qui ne pouvait discerner ses traits dans ces ténèbres. Elle n’était pour lui qu’un visage issu de sa mémoire, une silhouette familière, une fragrance agréable, une peau douce et chaude sous ses paumes. Mais l’acuité de la vision de la femme était telle que le halo sanglant du voyant de l’interphone mural mettait en relief tous les muscles de l’autre corps. Elle voyait ses yeux luire dans la nuit et humait son odeur forte et épicée, rassurante… … et stimulante. La chaleur qui regagna ses membres fut accompagnée par des souvenirs de la nuit. Ils étaient à deux jours de voyage de la Terre, à bord d’un cutter qui accélérait en direction de Mars. Après avoir feint d’être de simples amis ils s’étaient familiarisés avec le vaisseau et son équipage et avaient éprouvé moins de gêne à s’isoler, même si la timidité naturelle de la jeune femme constituait un obstacle difficile à surmonter. La veille au soir, après un dîner pris dans le carré des officiers, l’horloge de bord avait tamisé l’éclairage des coursives et ils s’étaient éclipsés dans sa petite cabine pendant que leur entourage feignait de ne pas leur prêter attention. Ils désiraient renouer les liens qui les avaient autrefois unis, une entreprise interrompue par la force des choses une dizaine de jours plus tôt. À bord de cet appareil ils étaient coupés du monde extérieur. Ils resteraient inaccessibles et sans obligations pendant deux semaines, jusqu’au jour où le cutter arriverait à destination. Peut-être lui inspirait-il de tendres sentiments. Il affirmait l’aimer et elle se sentait touchée par son attitude plus prévenante et compréhensive que ne le justifiait ce qu’il savait sur son compte… cependant, n’étaient-ils pas des amis d’enfance ? Il se montrait attentionné et compatissant mais son affection pour elle, le désir qu’elle lui inspirait, était aussi physique. Elle s’imaginait que coucher avec lui serait aussi facile et naturel que s’ils ne s’étaient jamais séparés, comme s’ils avaient toujours vécu ensemble. Peu après que la porte de la cabine se fut refermée derrière eux, les vêtements de l’homme allèrent s’empiler sur ceux de la femme et ils s’allongèrent sur le petit lit sans être incommodés par son exiguïté qui les obligeait à se serrer l’un contre l’autre. Une chose qu’elle ne pouvait définir l’intriguait. Il remarqua ses hésitations et se figea. Elle avait conscience de la maîtrise qu’il devait exercer sur lui-même, avec autant d’acuité que s’ils avaient interverti leurs rôles… de la difficulté de contenir un désir ardent qui risquait de se transmuer en besoin non soumis aux volontés de l’esprit. Si l’amour qu’il lui portait transcendait ses pulsions sexuelles, ces dernières se manifestaient malgré tout. Et elle souhaitait elle aussi avoir des rapports charnels avec lui. Son corps voulait connaître le sien… Elle se tendit vers l’homme et fut déchirée par une douleur soudaine. Son origine ne semblait pas matérielle, mais elle se manifestait dans son aine… un refus catégorique, une sorte de crampe. — Je… je ne peux pas… — Tu ne peux pas ? — Je suis désolée. — Si ce n’est pas… Tu dois t’expliquer… — J’ai mal. — Veux-tu que j’aille chercher quelqu’un ? — Non, non, ne me laisse pas. Reste auprès de moi. La souffrance s’atténue déjà. Il finit par se coller contre son dos pour la serrer entre ses bras. Elle demeura blottie dans l’abri qu’il lui offrait… … secouée par des sanglots silencieux. Elle finit par s’endormir, mais il garda les yeux ouverts pour veiller sur elle. Elle sommeilla une heure, ou plus. Il fit de même, et son étreinte se desserra. Ce fut ensuite que le cauchemar débuta… Elle était à présent éveillée, éveillée et soumise aux assauts de l’angoisse et du désir. — Je préférerais ne pas t’avoir si près de moi, lui dit-elle. Il m’est impossible de me contrôler, dans ces conditions. Il resta un instant immobile puis fit basculer ses jambes hors de la couchette de toile et se leva. — Comme tu voudras… Ellen. Il se pencha pour ramasser sa chemise et son pantalon restés sur le sol. — Non, je… Elle avait des vertiges. — Ce n’est pas ce que je voulais dire… — Quel était le fond de ta pensée, alors ? — Quelque chose… en moi… Des fragments de phrases sans suite s’échappaient de ses lèvres. Elle avait des difficultés à expliquer contre quoi elle devait lutter, une chose qu’elle ne réussissait pas à définir. — J’ai peur… — D’eux ? — Non. Si, bien sûr… Oui, ils m’effraient. Mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Je… Au prix d’un violent effort de volonté, elle exprima la pénible vérité. — Je ne suis pas humaine. J’ai peur d’avoir cessé de l’être. Voilà ce qui m’angoisse. Il s’assit sur le lit et tendit la main pour caresser son épaule. Le contact presque électrique des doigts de l’homme fut un catalyseur pour ses pleurs contenus. Elle se laissa aller contre sa poitrine, entre ses bras, et ses larmes devinrent plus abondantes comme elle dressait le bilan de ses pertes… ses parents, elle-même, tous ceux qui avaient désiré lui offrir leur amour. Elle pleura longtemps. Quand la lassitude eut raison d’elle, il la rallongea avec douceur sur le lit et se leva. Il défroissa le drap défait et le remonta sur le corps de la jeune femme puis s’assit dans le noir pour lui tenir la main. Ils ne renouvelèrent pas cette expérience. Elle se montrait désormais peu prolixe, lorsqu’il leur arrivait de se croiser dans les étroites coursives du cutter, et elle passait la majeure partie de son temps dans la bibliothèque, avec une constance proche de l’obsession. Elle prit connaissance des dossiers de l’affaire en cours puis écouta, visionna et lut tout ce qui se rapportait à leur destination. Quand elle eut assimilé ce qui lui serait utile dans le cadre de sa mission elle s’intéressa aux autres sujets traités dans les archives de l’appareil. Elle ne lui demanda pas comment il passait son temps. Elle avait déjà des difficultés à supporter de le voir déçu à ce point, blessé, sur la défensive. Trois nuits plus tard elle refit un cauchemar. Elle jouait un rôle actif dans ce songe mais suivait son déroulement comme une simple spectatrice, une femme différente et moins vulnérable. Il lui semblait en outre que les scènes auxquelles elle assistait n’étaient pas de simples fruits de son imagination mais des souvenirs… On frappait à la porte de la chambre – une des pièces de la maison de la femme grise, un bâtiment de briques de plain-pied entouré d’un grand jardin et de vieux arbres mais cerné de multiples clôtures, quelque part dans le Maryland – et ce bruit la surprit car ses geôliers ne prenaient jamais la peine d’annoncer leur arrivée. Ils entraient quand ils le voulaient, sans se préoccuper de sa tenue vestimentaire ou de ses occupations, semblant au contraire désireux de lui rappeler qu’elle n’avait droit à aucune intimité. Elle connaissait le sens du terme « lavage de cerveau » et savait qu’il s’appliquait à ce qu’ils lui faisaient subir, ou tentaient de lui faire subir, depuis qu’ils l’avaient enlevée à ses parents. Mais quelqu’un frappait. — Linda ! Elle reconnut la voix de son père, dont elle percevait la chaleur derrière le battant. — Papa ! Elle bondit de son lit et essaya à tout hasard le bouton. Il était presque toujours verrouillé, mais cette fois il ne lui opposa aucune résistance et la porte s’ouvrit sur son père. Il était debout dans l’étroit couloir, voûté et las, avec un costume de tweed marron si fripé qu’il semblait le porter depuis une semaine et des cheveux bruns striés de plus de mèches grises que dans ses souvenirs. Il se contenta de la regarder, figé sur place. — Dieu soit loué, Linda. Tu es indemne, murmura-t-il. Elle se jeta dans ses bras. — Oh, papa ! Et elle fut surprise de constater qu’elle pleurait. Il la serra contre lui en silence, avant d’ajouter : — Nous devons partir tout de suite, ma chérie. — Est-ce que je peux prendre… — Non. Il faut tout laisser et venir avec moi. Elle leva vers lui son visage strié de larmes. Le contact et l’odeur de son père l’informaient de sa peur. Elle inclina la tête pour indiquer qu’elle avait compris et il la laissa glisser jusqu’au sol. Elle s’éloigna à son côté en le tenant par la main. Il la guidait à l’intérieur d’une maison hantée – dans l’entrée et le couloir de la cuisine, à côté des portes vitrées de l’arrière-cour – par des silhouettes aux jambes écartées et armées de pistolets. Son père la poussa dans le séjour et adressa un geste à ces ombres. Les hommes leur emboîtèrent le pas et couvrirent leur retraite en regardant de tous côtés avec nervosité. Un Snark noir était posé sur la pelouse. Elle entendait les sifflements de ses rotors jumelés et les plaintes étouffées de ses doubles turbines. Arrivé entre les portes de verre, son père n’hésita qu’une seconde avant de quitter le couvert de l’habitation pour courir vers l’hélicoptère en la tirant derrière lui. Les membres de leur escorte les imitèrent et les encadrèrent. Ses capacités sensorielles accrues lui permirent de discerner malgré la nuit un visage blême qui se penchait derrière la porte coulissante de l’appareil. Elle reconnut sa mère, la bouche grande ouverte. Ce n’était pas normal… Puis quelqu’un repoussa la femme de côté et la remplaça. Linda entendit les quintes de toux sèche de son arme, auxquelles répondirent les crépitements d’un tir d’enfilade provenant d’un point situé derrière elle. Elle vit filer au-dessus de sa tête les traînées embrasées d’un essaim de balles traçantes. Ils étaient à mi-chemin entre la maison et l’hélicoptère. L’inconnu dressé sur le seuil de l’engin ne tirait pas sur elle ou sur son père mais sur leur escorte. On dénombrait encore au moins un ennemi sur le toit de la demeure et un autre entre les arbres. Pris sous ce feu croisé, les hommes qui les encadraient tombaient l’un après l’autre. Son père imprima une violente secousse à son bras et l’envoya s’étaler dans l’herbe, avant de plonger à son tour. Mais il n’avait pas terminé de rouler sur le sol qu’elle se relevait déjà. À l’époque, elle ignorait la nature de l’implant greffé dans son cerveau antérieur mais son double, l’autre Linda qui assistait à ce rêve en simple spectatrice, en était informée : un apport de matière cérébrale très dense destiné à lui permettre de procéder à des calculs et des déductions avec une rapidité impensable. Son œil modifié fit un zoom sur l’adversaire de l’hélicoptère et elle établit quelle était sa cible. Elle n’eut qu’à suivre la trajectoire des projectiles tirés par son arme automatique pour constater qu’il veillait à ne pas risquer de la toucher, bien que cela l’eût obligé à se mettre à découvert. Elle courut vers lui et piqua un sprint final pour passer sous les pales sifflantes. À l’intérieur de la carlingue sa mère ouvrait à nouveau la bouche, afin de lui hurler quelque chose, mais les mots franchissaient trop lentement ses lèvres pour être compréhensibles. Le tireur se tourna vers Linda comme dans une séquence au ralenti et la surprise qui étira ses traits lorsqu’il découvrit qu’elle le chargeait fut presque comique à voir. Quant à son hésitation, elle lui fut fatale. Linda le plaqua à la hauteur des genoux et fit dévier son arme d’une manchette assez puissante pour briser son poignet. Il se contorsionna afin de se dégager et son crâne se plaça sur la trajectoire d’une balle. Tué sur le coup, il bascula hors de l’hélicoptère. Linda avait entre-temps enregistré son image dans son esprit et pouvait cesser de lui prêter attention. Elle regarda la personne qui immobilisait sa mère, la reconnut et se jeta sur elle. Son poing lancé tel un piston vers l’œil de la femme grise projeta cette dernière contre le fuselage et l’assomma. — Derrière toi, Linda ! Elle se retourna et plongea vers le poste de pilotage. Elle avait l’impression d’être sur la lune, tant la scène se déroulait au ralenti. Tel un personnage de tableau, l’homme qui occupait le siège de gauche s’était figé pendant qu’il se levait et se tournait. Son bras se tendait vers elle à la vitesse d’un millimètre par siècle. Le cadavre affaissé dans l’autre siège devait être celui du pilote. Dans l’éventualité où elle croiserait à nouveau son chemin, Linda enregistra dans sa mémoire les traits et l’étrange odeur de cet individu : un mélange d’eau de toilette et d’adrénaline, et elle sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré. Elle lui arracha le pistolet des doigts : un Colt .18 Aetherweight avec un réducteur de recul. Le temps recommença à s’écouler. Elle abattit la crosse de l’arme vers le côté du crâne de son adversaire, juste sous l’oreille. Il s’effondra et elle l’extirpa de son siège en le tirant par-dessus l’accoudoir. Avec la souplesse et l’assurance d’une acrobate, elle sauta à sa place, saisit les commandes et poussa la manette des gaz. Les gémissements des turbines s’amplifièrent et montèrent dans les aigus. Les rotors s’emballèrent. Elle agit sur le contrôle d’assiette et l’engin blindé frémit puis s’éleva de cinquante centimètres. Avec expertise, elle le laissa tourner d’un quart de tour pour le placer face aux tireurs juchés sur le toit de la maison et leur offrir ainsi une cible plus étroite. Dès que l’appareil eut atteint la position désirée, elle le stabilisa et pressa les détentes des Gatling. Le crépitement des mitrailleuses lui perçait les tympans. Une traînée de feu bleutée – une centaine de munitions tirées chaque demi-seconde – rogna la toiture. Dans les faisceaux de blancheur aveuglante des projecteurs de l’hélicoptère elle vit son père qui gisait face contre terre. D’autres corps immobiles jonchaient la pelouse : ceux des membres de leur escorte. Elle inclina son engin qui piqua du nez et se mit à avancer sans cesser de tirer, rugir et souffler, jusqu’au moment où elle le redressa et qu’il resta en vol stationnaire à la verticale de son père. Elle s’adressa à l’appareil : — Snark, mon matricule est L.N. 30851005. Reconnais-tu mon autorité ? — Je me place sous votre commandement, répondit le synthétiseur vocal dès que l’ordinateur de bord eut identifié sa voix. — Garde cette position à trois degrés près, ordonna-t-elle. Tu pourras passer outre ma consigne pour me couvrir, si nécessaire. Riposte immédiatement en cas d’attaque. Une rafale cribla le nez de l’hélicoptère et fissura sa verrière… quelque part au sein des ombres qui s’étendaient sur la droite se dissimulait un autre tireur. Le Snark pivota et la Gatling de droite cracha : l’arbre d’où les coups de feu avaient été tirés fut déchiqueté. Nul ne décida de rouvrir les hostilités, au-delà du tronc désintégré. — Ordre exécuté, déclara l’ordinateur de bord avec une satisfaction mécanique. — Cessez le feu ! entendit-elle crier dans les ténèbres. Elle reconnut cette voix, celle de l’homme gris… de Laird. Elle se leva du siège de pilotage et regagna la cabine. — Aide-moi, m’man. Avec sa mère – athlétique et brune comme son mari – elles tirèrent les corps inertes de leurs adversaires vers la porte. La femme grise bascula derrière l’homme et rebondit contre un des patins de l’engin avant d’aller s’immobiliser dans l’herbe. — Recule, rentre à l’intérieur, cria Linda à sa mère. Elle sauta sur la pelouse, amortit l’impact avec le sol en pliant les jambes, plongea et roula sous la carlingue du même élan. Le fracas et le souffle des pales agressaient ses oreilles, sans toutefois couvrir les cris qui s’élevaient à proximité. Le sang d’une longue entaille au cuir chevelu laquait les cheveux de son père, mais il était toujours conscient. — Peux-tu te déplacer ? lui cria-t-elle. — Je crois que ma jambe est cassée. — Je vais te tirer. L’hélicoptère pivota et elle vit des silhouettes courir à la bordure du jardin. Mais aucune balle ne fut tirée depuis les ténèbres et le Snark, qui suivait ses instructions à la lettre, s’abstint d’ouvrir le feu. Accroupie sur le sol, elle traîna son père par les épaules. Il fit tout son possible pour l’aider en se poussant sur l’herbe boueuse avec sa jambe valide et Linda put constater qu’il avait perdu une de ses chaussures. Elle dut rester une quinzaine de secondes à découvert pour l’amener sous l’hélicoptère. Puis elle le redressa afin de lui permettre de se hisser sur un des patins. Sa mère se pencha pour saisir les mains de son mari qui bascula avec lourdeur sur le plancher de l’appareil. Linda s’accroupissait pour bondir et aller les rejoindre quand sa hanche subit un choc violent. Elle ne souffrait pas, mais avait été repoussée sur le sol. Quand elle voulut faire une nouvelle tentative, son corps refusa de lui obéir. Elle ne sentait plus sa jambe et ne pouvait la déplacer. Le Snark pivota, mais ses mitrailleuses restèrent muettes. L’ordinateur de bord n’avait pas entendu le coup de feu, lui non plus. Elle gisait sur le dos, les yeux levés vers les pales indistinctes et ses parents qui se penchaient vers elle à moins d’un mètre de distance… — Linda ! Linda ! … les mains tendues. Sa mère allait enjamber le rebord inférieur de la porte. — Snark, protocole de vol furtif, exécution immédiate ! cria Linda. Prends toutes les mesures nécessaires à la protection de tes passagers. L’appareil enregistra cet ordre et ses projecteurs s’éteignirent. Le grondement de ses turbines grimpa dans les ultrasons et il s’éleva dans le ciel en hurlant et donnant de la bande. — Tirez ! Tirez ! Arrêtez-les ! hurla Laird. Des balles traçantes crépitèrent et rebondirent sur le blindage de l’engin. Grâce à sa vision surnaturelle Linda put voir sa mère basculer vers l’intérieur de la carlingue et la porte se refermer devant elle : les mesures prises par le Snark pour la protéger. Quelques secondes plus tard l’hélicoptère disparaissait dans la nuit brumeuse. Linda restait allongée sur le dos, tous ses sens en alerte mais condamnée à l’impuissance. Elle respirait une odeur d’herbe chaude et humide, de carburant, de poudre et de sang, et elle voyait des silhouettes sortir en courant des ténèbres pour venir se regrouper autour d’elle. — On l’achève ? — Ne dis pas de conneries. On ne peut rien faire tant que ses parents sont en vie. — Il serait préférable de regarder la réalité en face, fit une autre voix. Nous ne pouvons pas continuer d’agir comme si rien ne… — Je n’ai de leçons à recevoir de personne. Il faut la soigner et faire en sorte que le résultat soit convaincant. Il risque d’y avoir une enquête. — Bill… — Rien n’est perdu. Nous réussirons à faire face. — William… L’homme gris tressaillit et Linda leva à contrecœur les yeux vers le visage qui pénétrait dans le cercle de plus en plus réduit de sa conscience : celui de la femme grise qui venait de les rejoindre, échevelée et armée d’un pistolet au canon rallongé par un silencieux. C’était elle qui l’avait touchée après que Laird eut ordonné de cesser le feu… parce que sa future victime n’avait pas eu le temps, ou le désir, de l’achever. — Pourquoi elle ? aboya Laird. C’est Nagy qu’il aurait fallu abattre… lui et sa femme. — Je ne voulais pas la tuer, William. Seulement l’empêcher de nous fausser compagnie. L’individu que Linda avait assommé dans le poste de pilotage pénétra en titubant à l’intérieur du cercle, le visage empourpré par la colère. — Vous l’avez laissée passer ! Elle… — Silence, ordonna l’homme gris qui cessa de lui prêter attention pour foudroyer la femme du regard. Nagy a bien failli réussir, et il recommencera. Tant d’imprudence est inexcusable. — Nous ne devons pas nous débarrasser d’elle. Linda peut encore devenir la plus grande d’entre nous. — Assez ! Elle n’a jamais accepté de se plier à nos volontés. Elle a toujours été rebelle. Il suffit de voir cette… cette débâcle. — Ce n’est qu’une enfant. Quand elle prendra conscience de certaines choses, quand elle comprendra… — Refuser notre autorité, c’est refuser la Connaissance. — William… — Je ne veux plus rien entendre ! Il baissa les yeux sur Linda, qui ne lui avait jamais vu une expression aussi menaçante. — Cette fille est bien trop ignorante. Nous l’enverrons là où nul ne pourra la trouver et ensuite nous reprendrons tout du début. Son double, la Linda qui la voyait paralysée sur la pelouse, savait qu’il lui suffirait de s’éveiller pour échapper à ce cauchemar. Elle ouvrit la bouche… — Blake, murmura-t-elle. Blake. Laird l’étudia et un rictus plein d’amertume incurva ses lèvres. À son éveil il n’y avait près d’elle aucune présence rassurante, et elle resta allongée sur l’étroite couchette de sa cabine obscure pour tenter de se rappeler ce rêve épouvantable, le cœur battant. 2 Le cutter à la coque blanche fuselée ornée de l’étoile dorée et de la bande bleue du Bureau du Contrôle spatial descendait poupe la première vers Station Mars. Sa torche à fusion avait été coupée à la limite du périmètre de sécurité et il utilisait à présent ses propulseurs chimiques pour décélérer et se placer en orbite de stationnement tout en conservant une pesanteur constante d’un G. Nul hublot ne s’ouvrait dans le blindage qui le protégeait des radiations. En face de la vidéoplaque qui occupait la totalité d’une paroi du carré des officiers, la jeune femme regardait Phobos traverser en poupe le disque orangé de Mars… une lune noire ellipsoïdale dont l’axe le plus important ne dépassait pas vingt-sept kilomètres et qui se découpait contre une planète située à seulement 6000 kilomètres. L’expression « en forme de patate » utilisée pour décrire ce satellite depuis plus d’un siècle manquait d’élégance, mais elle seule permettait de résumer de façon aussi succincte les caractéristiques essentielles de son aspect : piquetée, couverte de protubérances et sombre, Phobos ressemblait à une belle pomme de terre ramassée dans le sol volcanique de l’Idaho. La femme qui admirait ce spectacle en solitaire s’appelait Sparta. Ce n’était cependant qu’un nom de guerre, un masque dont tous ignoraient l’existence. Pour la plupart des membres de son entourage elle était Ellen Troy… l’inspecteur Troy du Bureau du Contrôle spatial. Un second nom d’emprunt. Les seuls individus informés de sa véritable identité tenaient sa vie entre leurs mains et désiraient presque tous l’éliminer. Pour les autres, Sparta était une jeune femme belle et intelligente, habile et favorisée par la chance. Elle possédait en fait des capacités qui dépassaient l’entendement. Mais elle se considérait très fragile, car on avait altéré son humanité et condamné son esprit à errer à jamais aux frontières de la dissolution. Elle venait d’être une fois de plus détournée du cours normal de son existence – à condition que sa vie pût encore être normale – et placée de but en blanc dans une situation qu’il lui faudrait affronter avec une vigilance et une concentration totales après être restée coupée du monde extérieur pendant quinze jours à bord de ce cutter minuscule. En raison de l’alignement actuel des planètes, relier la Terre à Mars en si peu de temps relevait de l’exploit même pour un de ces appareils qui étaient pourtant les plus rapides du système solaire… deux semaines pendant lesquelles Sparta n’avait eu d’autre occupation que d’étudier les rares informations disponibles sur l’enquête qu’il lui faudrait bientôt mener. Elle fut tirée de ses pensées moroses par le jeune homme qui avait pénétré dans le carré après elle. — Phobos et Deimos, commenta-t-il sur un ton joyeux. Peur et Terreur. De bien jolis noms pour des lunes. — Je les trouve appropriés, répondit-elle. Ce sont les chevaux du chariot de Mars, je crois ? Il haussa un sourcil noir au-dessus d’un œil vert. — Ellen, existerait-il une chose qu’ignore ton cerveau encyclopédique ? Si j’étais tatillon je te ferais remarquer que le chariot en question appartenait à Arès… le dieu de la Guerre grec, et non le romain. En outre, Phobos et Deimos sont deux des trois fils qu’il a eus d’Aphrodite. — J’ai lu quelque part que Phobos et Deimos étaient des chevaux et qu’ils se nourrissaient de chair humaine. — Voilà un beau salmigondis mythologique. Les chevaux mangeurs d’hommes appartenaient à Diomède. Ils étaient quatre, et si l’un d’eux s’appelait en effet Deimos il n’y avait aucun Phobos dans son écurie. Tu as dû le lire dans l’Iliade. Les lèvres de Sparta s’incurvèrent. — Comment peux-tu te rappeler tous ces détails ? — Parce que ces histoires me fascinent. J’aime à tel point l’Iliade que j’ai réussi l’exploit de terminer la lecture de la traduction pourtant lamentable qu’en a faite le pape Alexandre. Il lui retourna son sourire. — Une femme qui se fait appeler Ellen Troy devrait lire cet ouvrage, ne serait-ce qu’une seule fois. Blake Redfield – son nom véritable et très connu dans certains milieux – savait qu’elle se cachait sous une identité d’emprunt. Parmi les gens au courant de ce fait, il était un des rares – peut-être même le seul – à ne pas souhaiter la voir disparaître. Si Sparta pensait parfois l’aimer, il lui arrivait aussi d’avoir peur de cet homme. Ou des sentiments qu’il lui inspirait. Mais l’amour était un sujet qu’elle prenait soin de ne pas aborder, depuis quelque temps. — Regarde, on aperçoit Base Phobos. Des points miroitants scintillaient à la bordure de la plus importante cuvette de cette lune : Stickney, un profond cratère de huit kilomètres de diamètre qui se découpait contre la latitude médiane de Mars tel un calice de fer noir posé devant un miroir doré. Quatre-vingts ans plus tôt les premiers humains partis pour la planète rouge s’étaient posés sur Phobos qui avait ensuite servi pendant plusieurs décennies de base d’exploration puis de colonisation du sol martien. — On pourrait presque croire que tout cela vient d’être construit, dit Blake. J’ai des difficultés à admettre que ces installations sont désaffectées depuis un demi-siècle. Des abris et des dômes d’aluminium se dressaient toujours sur le rebord opposé du cratère, intacts et épargnés par la corrosion, tel un mémorial dédié à la conquête de l’espace. Phobos s’éloignait déjà sur la vidéoplaque et du côté opposé Station Mars se détachait du champ d’étoiles… la raison de l’abandon de Base Phobos. La station spatiale était un énorme réservoir cylindrique rempli d’air dont la rotation engendrait une force de gravitation artificielle sur son pourtour interne. Ils l’admirèrent en silence jusqu’au moment où elle devint aussi lumineuse que le soleil et qu’il ne subsista de la lune qu’un point de noirceur sur un fond constellé de têtes d’épingles brillantes. Sparta s’adressa à Blake. — Ce dont nous avons parlé… j’y ai bien réfléchi et je préfère que tu restes à Station Mars jusqu’à la conclusion de mon enquête. — Désolé, mais je refuse. — Ils savent qui nous sommes et nous ignorons qui ils sont. — Mais nous connaissons leurs méthodes. Et j’estime être mieux renseigné que toi en ce domaine. — J’ai été préparée à effectuer des missions de ce genre, rétorqua-t-elle d’une voix plus autoritaire. — Je pense que ma formation vaut la tienne, même si elle a été un peu moins orthodoxe. — Blake… — Je peux te le prouver. — Le prouver ? — Tout de suite, dans le gymnase. À mains nues. — Qu’espères-tu démontrer ? — Tu as dit que nous ne savions pas sous quelle identité se dissimulent nos adversaires. Il en découle que tu ne seras pas plus avantagée que moi pour les affronter. Si je suis capable de te battre à la lutte, n’est-il pas sans objet de me placer en quarantaine ? Elle n’hésita qu’un instant. — On se retrouve au gymnase. Blake venait peut-être de lui faciliter la tâche. La partie de Sparta qui aimait cet homme voulait lui permettre de survivre même si elle perdait la vie. L’autre facette de son être, celle qui souhaitait le chasser hors de son existence en même temps que tout ce qui s’avérait humain, l’eût éliminé sans la moindre hésitation. Mais elle n’avait pas terminé de nouer la ceinture noire de son kimono de coton rêche qu’elle prit conscience de son handicap. Et elle se demanda alors lequel des deux venait de jouer le jeu de l’autre. N’était-ce pas plutôt elle qui se retrouverait à sa merci ? Ils entrèrent dans la petite salle circulaire par des portes opposées. Sparta était une jeune femme mince et athlétique aux cheveux blond clair coupés à la hauteur de la mâchoire sans aucune concession aux canons de la mode. Au-dessus de ses sourcils une frange très courte dégageait ses yeux bleus. Blake, plus grand de quelques centimètres, avait des épaules et une carrure plus impressionnantes. Ses cheveux auburn étaient aussi raides que ceux de la jeune femme et on lisait dans ses yeux verts un calme comparable. Son visage qui trahissait ses origines sino-irlandaises eût possédé une beauté gênante si la tare de la perfection ne lui avait pas été épargnée par une bouche trop large et un essaim de taches de rousseur disséminées sur son nez grec. Ils se saluèrent d’une inclinaison du torse puis se redressèrent. Un battement de cœur… ils ployèrent leurs jambes et levèrent leurs mains en les raidissant comme des lames de couteaux. Ils se rapprochèrent, sur le qui-vive. Contrairement à la plupart des lutteurs, qui prennent le temps de s’observer avant l’affrontement, ils se chargèrent tels deux fauves. Ils n’étaient ni droitiers ni gauchers, et s’ils n’avaient pas réussi à éliminer totalement la prédominance d’un côté de leur être cela n’apparaîtrait pas avant les tout derniers instants du combat. Arrivés à deux mètres l’un de l’autre, ils surent qu’ils avaient atteint une ligne de démarcation imaginaire, la frontière de la zone de danger. D’ici, ils englobaient leur adversaire du regard ; de la tête aux pieds, des yeux aux bouts des doigts. Du point où ils étaient ils ne pouvaient rien tenter sans trahir aussitôt leurs intentions. Mais Blake avait quelque chose à prouver et devait prendre l’initiative. Sans perdre de temps, il sauta en dirigeant vers la mâchoire de Sparta un coup de pied qui l’obligerait à tendre la jambe et rendrait ainsi son aine vulnérable. Pendant une fraction de seconde, les inhibitions de la jeune femme furent les plus fortes… ce qu’il avait prévu et espéré. Mais son pied ne rencontra que le néant. Et il sut qu’elle n’aurait plus de telles réticences. Elle bondit sur lui à l’instant où il reprenait contact avec le sol et il ne lui échappa que de justesse en roulant de côté. Il recouvra son équilibre et dirigea une manchette vers le ventre de Sparta qui l’esquiva et abattit le tranchant de sa main vers son cou… pour ne fendre que de l’air. La rencontre débutait véritablement. Une minute s’écoula, puis deux, cinq, et… Sparta roula sur le tatami en polytoile et fut debout à temps pour parer une riposte de Blake dont le poing gauche se dirigeait vers son diaphragme. Elle comprit ses intentions et repoussa sa main droite qui montait vers son nez. Elle saisit son poignet et allait pour le tordre quand elle s’accorda une fraction de seconde de réflexion et estima qu’il feintait encore. À l’instant où les doigts de Blake effleuraient le revers de son kimono elle lâcha prise et fit un saut périlleux arrière en projetant un genou vers la hanche de l’homme, dont la main se referma sur le néant. Les deux lutteurs roulèrent vers les côtés opposés du gymnase et se relevèrent d’un bond, le souffle court et en sueur, proches de l’épuisement. Pendant les six minutes qui venaient de s’écouler ils s’étaient affrontés en mettant à contribution toute leur force et leur ruse. Blake ne lui avait porté qu’un seul coup digne de ce nom et elle ne s’était pas avérée bien meilleure. La marque rougeâtre laissée par une manchette sur sa pommette commençait à bleuir. Le kimono de l’homme dissimulait les ecchymoses de ses côtes et de sa cuisse gauches qui le feraient souffrir dès que ses muscles seraient au repos. Ils ne disaient pas un mot, mais en voyant l’éclat des yeux de la femme et la mâchoire serrée de l’homme nul n’aurait cru assister à une rencontre amicale. Une impression qui fut renforcée quand un couteau apparut dans la main de Blake. Une demi-seconde lui avait suffi pour remonter sa large ceinture noire et sortir l’arme de la gaine dissimulée dans le creux de ses reins. Ce poignard à la lame en polycarbonate revêtue d’une pellicule de diamant juste assez longue pour infliger des blessures mortelles faisait partie de l’équipement standard des agents de l’Alliance Nord-Continentale : une petite arme de taille et d’estoc, et même un jet en cas de besoin. Il se rapprocha pour menacer le diaphragme de son adversaire. — Ne crois-tu pas que… tu vas un peu loin ? lui demanda-t-elle. — Tu déclares forfait ? — Ne m’oblige pas à te faire mal. — De belles paroles, c’est tout. Nous sommes à égalité, pour l’instant. Il la contourna avec prudence, plongea pour tenter une feinte et recula avant qu’elle n’eût saisi son poignet. Il répéta la tactique et se glissa sous sa garde, se retrouva captif d’un ciseau et se dégagea pour découvrir qu’elle se jetait sur lui. Il feignit de vouloir battre en retraite puis se projeta sur Sparta, qui n’interrompit pas son mouvement. La pointe acérée fendit le kimono de la jeune femme à la hauteur de la taille. Blake avait lui aussi des inhibitions. Il n’eut pas le temps de s’agenouiller qu’elle se relevait et revenait à la charge. Il calcula la trajectoire du coup de pied dirigé vers son crâne et l’esquiva, mais le talon atteignit son poignet. Il cessa de sentir ses doigts et le couteau tomba, mais il employa l’autre main pour saisir la ceinture de son adversaire et se servit de son élan pour être entraîné sur son dos quand elle s’étala sur le sol. Sa main droite était désormais inutilisable, mais pas son bras. Il le referma autour du cou de Sparta et ramena son menton en arrière. Pas assez vite. Elle se tordit de côté et Blake sentit la pointe du couteau piquer sa chair à l’emplacement du foie. Le bond de la jeune femme lui avait permis de s’approprier son arme. Ils restèrent figés sur place pendant un long moment, tels deux prédateurs saisis par les glaces en plein milieu d’un combat. — Tu aurais pu me rompre le cou, murmura-t-elle. — Juste avant de rendre l’âme. Il la lâcha et s’écarta en roulant sur le sol. Sparta s’assit. Sans rien ajouter, elle fit sauter le poignard dans sa paume pour le saisir par la pointe et le lui tendre du côté du manche. — D’accord, je ne t’ai pas battue. Il reprit le couteau et libéra sa respiration, les joues distendues. — Mais tu ne m’as pas non plus vaincu et je doute que nous puissions rencontrer des adversaires aussi redoutables que toi. — Es-tu sincère ? Elle croisa les mains derrière sa nuque et tourna la tête afin d’étirer ses muscles noués. — Khalid pourrait être notre homme. Il a suivi le même entraînement que nous. — Jusqu’à un certain point. — Et peut-être au-delà. Nous ignorons l’identité de nos ennemis, Blake… — Oui, oui. Mais je te rappelle ta promesse. Il lui tendit la main et ils s’aidèrent à se relever. — Je viens de te démontrer que je sais me défendre. — Sous un G. La pesanteur de Mars est trois fois moindre que celle de la Terre. Il ne prit pas la peine de lui rétorquer qu’elle effectuerait elle aussi son premier séjour sur ce monde. — Je n’ai pas fait un si long voyage pour m’enfermer à l’arrivée dans un hôtel de Labyrinth City. — Tu es un conseiller civil, pas un agent du Bureau spatial. — Alors, je ferai ma propre enquête sur cette affaire. Il remit l’arme dans son étui qu’il dissimula sous sa ceinture. — Avec ou sans ta coopération. — Je pourrais ordonner ton arrestation pour entrave à l’exercice de mes fonctions. — Ce qui t’attirerait de sérieux ennuis, étant donné que c’est toi qui m’as emmené. Et songe au temps que tu perdrais pour tenter de me retrouver. Elle s’abstint de lui dire que cela ne lui poserait aucun problème, malgré les déguisements les plus habiles et toutes les mesures qu’il pourrait prendre pour brouiller les pistes. Elle suivrait son odeur, ses empreintes et sa chaleur corporelle partout où il irait se réfugier. Que leur combat se fût achevé par un match nul la surprenait, car elle ne l’avait pas ménagé, mais pour ne pas lui révéler à quel point elle était différente des autres humains elle n’avait pas utilisé contre lui ce qui constituait ses atouts. Elle ne possédait pas une force ni des capacités de coordination supérieures aux siennes. Ses impulsions nerveuses ordinaires n’étaient pas plus rapides que celles de Blake et elle avait des muscles moins puissants, un handicap que compensaient sa plus petite taille et sa masse inférieure. Les lois de la physique lui permettaient de se déplacer plus vite. Les haltérophiles ne sont pas des gymnastes et les sumos n’ont pas l’agilité des champions de karaté. Mais leur rencontre se soldait par un match nul alors qu’elle aurait dû la remporter. On avait entre autres choses apporté des modifications à sa boîte crânienne. L’évolution de l’espèce humaine a eu pour cadre des prairies et des forêts. Nos ancêtres effectuaient déjà inconsciemment des équations différentielles complexes lorsqu’ils calculaient et modifiaient leur parcours pour poursuivre des zèbres et des gnous tout en leur lançant des pierres, ou pour sauter de branche en branche en cueillant parfois un fruit au passage… et il est de nos jours possible de voir nos proches parents en faire autant dans les grandes réserves d’Afrique et d’Amazonie. Les hommes ont conservé une partie de ces capacités sous une forme rudimentaire. Nous sommes des experts pour lancer des objets, bien plus que nos ancêtres les plus directs : les chimpanzés. L’homme a un don pour jeter des épieux, tirer des flèches, viser avec une arme à feu, atteindre n’importe quoi. Il s’avère presque aussi habile lorsqu’il doit saisir quelque chose. La démonstration la plus spectaculaire de la capacité du cerveau humain à calculer et anticiper les déplacements d’un objet remonte sans doute au milieu du XXe siècle, quand un joueur de base-ball américain nommé Mays suivit en courant à toutes jambes la trajectoire d’une petite balle de cuir blanc renvoyée par une batte de frêne très haut dans le ciel le long d’une parabole incalculable. Cet homme – sans ralentir le pas, sans tourner la tête, et peu avant de percuter un mur qui délimitait le terrain – n’eut qu’à lever sa main gantée pour saisir la balle à l’instant où elle redescendait vers son épaule. Mays fut le seul à réussir pareil exploit, que ce soit avant ou après ce jour mémorable, mais Sparta en eût été capable. Un minuscule bloc de cellules de forte densité greffé dans son cerveau antérieur, à l’endroit où les Hindous situent l’œil de l’âme, faisait office de microprocesseur pour intégrer les trajectoires et effectuer bien d’autres calculs plus vite, bien plus vite, que ses neurones. Si elle avait mis cet implant à contribution en le connectant à ses circuits mentaux, elle eût anticipé tous les mouvements de son adversaire à l’instant même où il les esquissait. Elle l’eût envoyé au tapis dix secondes après le début de la rencontre. C’était de propos délibéré qu’elle n’avait pas modifié son statut et s’était efforcée de rester humaine, en se contentant d’utiliser ses capacités naturelles. Et Blake avait fait de son mieux, avec des résultats eux aussi honorables. — D’accord, déclara-t-elle. Je t’autorise à faire ta propre enquête, mais tu dois me promettre de rester en contact avec moi. Elle n’ajouta pas qu’il avait sans doute raison de se juger capable de venir à bout de tous les adversaires que leurs ennemis pourraient envoyer contre lui. Et s’ils étaient en toute logique armés… eh bien, lui aussi. Le jeune homme avait une expression singulière. — Je m’y suis déjà engagé. — Je te connais, Blake. Il se pencha vers elle, et quand ses lèvres s’entrouvrirent elle lut dans ses yeux et sa bouche de la douceur, presque du désir. Puis il parut hésiter et son masque se durcit. — J’aimerais pouvoir en dire autant, marmonna-t-il. Toujours en sueur, ils empruntèrent une cabine d’ascenseur exiguë pour gagner la passerelle de commandement. — Toutes nos précautions seront inutiles si tu te fais tapisser. — Si je me fais quoi ? — Excuse l’expression. Si quelqu’un te reconnaît à Station Mars. — Nous en avons déjà discuté. — Et le résultat sera aussi catastrophique si tu n’empruntes pas la navette régulière. Je pourrais réquisitionner un de ces appareils, en cas de besoin, mais tu devras prendre un vol normal si tu ne veux pas te retrouver hors jeu. — Admets que je possède un minimum d’intelligence, d’accord ? — Bien volontiers, mais je ne veux pas que quoi que ce soit puisse tout ficher par terre. — Ne t’inquiète pas pour moi. Elle lui adressa un regard oblique. — Avant de te connaître, je ne me souciais que de moi-même. — Et de tes parents. — Oui. — Et des autres. — Oui, Blake, des autres. Ceux qui ont tenté de m’éliminer et qui ont sans doute assassiné mon père et ma mère. — C’est pour cette raison que je suis ici… Il n’acheva pas sa phrase. Quand ses émotions devenaient trop intenses il lui arrivait d’oublier qu’il devait l’appeler Ellen. Ils se connaissaient depuis l’enfance et pendant les huit années où ils avaient été élevés ensemble elle avait porté le prénom de Linda. — Tout se résume à cela. — Non, c’est bien plus simple encore. Nous sommes venus enquêter sur un double meurtre et retrouver la plaque martienne. C’est tout ce que notre entourage a besoin de savoir. — Je parie que ton commandant du Bureau spatial, ce type au regard si perçant, en sait déjà plus long. Bien plus long. L’ouverture de la porte de la cabine évita à Sparta de chercher une réponse. — Allons voir la capitaine. — Par les conduites de vidange, annonça Walsh. Cette femme d’une trentaine d’années était à la fois assez âgée pour posséder l’expérience d’un bon pilote de cutter et assez jeune pour avoir toujours à sa disposition la plupart de ses synapses. — Nous vous enfermerons dans un sac alimentaire et vous expulserons dans les cuves de stockage de la station. Une demi-heure plus tard, à peu de chose près, quelqu’un viendra vous repêcher. Blake blêmit. — Vous comptez me balancer dans un réservoir d’hydrogène liquide ? — De deutérium. — Mais je vais geler ! Et comment pourrai-je respirer ? — Tout a été prévu. On m’a affirmé que ces sacs sont très confortables. Je dois cependant préciser que je n’ai jamais eu l’occasion de m’en assurer. — N’existe-t-il pas des méthodes plus classiques ? s’enquit Sparta. Walsh secoua son crâne à la chevelure coupée en brosse. — Des informateurs sont à l’affût. Ils pullulent dans tous les ports et sont pour la plupart des travailleurs indépendants. Nous connaissons la majeure partie de ceux de Station Mars et nous savons que les procédés que vous qualifiez de traditionnels n’ont pour eux aucun secret, inspecteur… si vous vous référez aux sacs de linge sale et autres subterfuges de ce genre, bien sûr. Elle haussa les épaules. — Si vous m’en aviez parlé plus tôt, nous aurions pu déposer votre protégé sur Phobos et passer le récupérer au cours de notre prochaine révolution orbitale. — Est-ce une procédure standard ? voulut savoir Sparta. La femme lui adressa un sourire. — Non, cette possibilité m’est venue à l’esprit il y a un instant. J’ai trouvé Phobos plus hospitalière que de coutume, lors de cette approche. Ça vaudrait la peine d’essayer, ne pensez-vous pas ? — Vous ne manquez pas d’ingéniosité, capitaine. Walsh parut se radoucir. — J’ai conscience que la perspective de devoir séjourner à l’intérieur d’un sac immergé dans une cuve de deutérium peut vous paraître effrayante, monsieur Redfield, mais je vous assure que la méthode est efficace. Je ne garantis pas que les fouineurs locaux n’en ont jamais entendu parler mais je peux par contre vous affirmer que vos jours ne seront pas en danger. Blake libéra son haleine. — Merci d’avoir dissipé mes craintes. — J’allais oublier… pensez à faire un saut aux toilettes avant d’entrer dans ce sac. L’attente risque d’être longue. — Je prendrai mes précautions. Station Mars dominait le ciel étoilé : un énorme cylindre tronqué en rotation autour de son axe vertical. Vue sous l’angle d’observation du cutter qui poursuivait son approche, la station faisait penser à une toupie qui tournait lentement en équilibre instable sur l’horizon incurvé de la planète. Plus moderne et confortable que L-5, la première des grandes colonies spatiales en orbite terrestre, mais plus ancienne et dépouillée que Port Hespérus, le joyau de la couronne des mondes artificiels satellisés autour de Vénus, Station Mars était une structure de métal et de verre obtenus à partir des minéraux extraits d’un astéroïde de passage. Sa conception portait l’empreinte des ingénieurs soviétiques chargés de superviser sa construction. La station était désormais trop proche des caméras du cutter pour que ses passagers puissent voir autre chose que l’extrémité tribord du cylindre sur la vidéoplaque : ses miroirs inclinés, les pylônes de ses antennes, ses cales d’appontage qui saillaient de l’axe fixe tels les rayons d’une roue. Ils découvraient un cercle de vaisseaux « à l’amarre » dans l’espace proche, car le nombre de places était limité, mais le Bureau du Contrôle spatial avait à sa disposition des sas de haute sécurité réservés et d’autres moyens de débarquer ou d’embarquer avec discrétion du fret et des agents. Les espions patentés et les simples oisifs étaient toujours plus nombreux dans le secteur Q quand on annonçait l’arrivée d’un cutter de cet organisme. Après la jonction du manchon de liaison au sas principal du vaisseau ces observateurs ne virent cependant qu’un seul passager en descendre : une femme blonde et élancée qui portait l’uniforme bleu des inspecteurs du Bureau spatial et se faisait appeler Ellen Troy. 3 Blake passa deux heures en position fœtale, recroquevillé à l’intérieur d’un sac en plastique noir surchauffé. Il devait garder un masque à oxygène collé à son visage et l’angoisse commençait à le ronger – ne m’ont-ils pas oublié ? – quand il fut ébranlé par un choc et sentit un bras télémanipulateur saisir son enveloppe pour la tirer du deutérium au sein duquel il flottait. Après avoir franchi les valves de la cuve, Blake dut consacrer plusieurs minutes à s’extraire de la triple poche isotherme. Il bénéficiait d’une aide, à l’extérieur de sa prison. Il était en sueur, quand il sortit du sac qui se mit à danser tel un ballon de baudruche dégonflé dans ce milieu où régnait une pesanteur réduite. Blake partit lui aussi à la dérive à l’intérieur de la station de pompage du secteur Q, entre les énormes réservoirs sphériques du deutérium et de lithium, le précieux combustible des torches à fusion dont étaient dotés les cutters du Bureau spatial. — Monsieur Redfield, je présume ? s’enquit une petite femme brune. Elle portait un uniforme bleu identique à celui de Sparta et l’étudiait sans prendre la peine de dissimuler le dégoût qu’il lui inspirait. — Je suis l’inspecteur L. Sharanski. Blake la salua de la tête afin de respecter les règles de politesse les plus élémentaires et regarda avec curiosité les parois d’acier brut qui le cernaient. Cette immense soute était festonnée de guirlandes de tuyaux et de câbles. Des nuages de vapeur blanchâtre roulaient dans les airs : la condensation de l’humidité ambiante au contact des cuves et des conduites empruntées par l’hydrogène liquide. Des voyants rouges et jaunes apportaient leur luminescence à ces nappes de brume et métamorphosaient la salle aux parois ruisselantes en antichambre de l’enfer. Il reporta son attention sur la femme et ses sourcils noirs touffus qui se rejoignaient presque au centre de son front pour traduire son irritation. — Charmé de faire votre connaissance, inspecteur Sharanski, dit-il. — Da. Tenez, c’est pour vous. Elle lui lança un ballot de vêtements malodorants. — Et mettez-les tout de suite. Il s’empressa de s’exécuter, étant donné qu’il était nu et que s’il avait échoué en enfer la réputation de chaleur de ce lieu s’avérait surfaite. Il lui vint à l’esprit que la réprobation dont il faisait l’objet pouvait avoir pour origine sa tenue vestimentaire, ou plutôt son absence. Malgré un processus d’évolution politique entamé un siècle plus tôt, de nombreux Soviétiques avaient conservé une mentalité puritaine. Lorsqu’il eut enfilé un pantalon empesé de graisse, un pull-over crasseux et des bottes – une tâche difficile en apesanteur –, il décida de tenter un sourire. — On ne risque pas de me voir par une nuit sans lune. — Il n’y a pas de nuits sans lune, sur Mars. — Je plaisantais. — Ce n’est pas le moment. Elle accentua ses propos en secouant la tête avec vigueur. — Exact, répondit-il avant de se racler la gorge. Et je reconnais que ce n’était pas non plus très spirituel. — Des vêtements de rechange, fit-elle. Elle lui lança un sac de toile. Il le prit sans faire de commentaire et attendit la suite. Elle baissa les yeux vers la tablette sur laquelle ses instructions étaient écrites puis lui tendit un petit rectangle de plastique. — Idcarte et curriculum vitae. Vous êtes canadien et vous vous appelez Michael Mycroft. — Je présume que mes amis disent Mike. — C’est exact. Elle reprit sa lecture. — Vous avez été renvoyé du Bureau de l’Administration centrale des Travaux communautaires de Station Mars, où vous étiez employé en tant que plombier de classification trois virgule trente-trois… — Pourquoi ? Elle leva le regard. — Pourquoi quoi ? — Pourquoi ai-je été viré ? La femme l’étudia un instant avant de répondre : — Insubordination. Il sourit. — Je parie que vous venez de l’inventer. Elle rougit et baissa la tête vers sa plaquette, comme si elle était myope. — Vous voudriez bien rentrer sur Terre mais n’avez pas de quoi payer le billet. Personne n’acceptera de vous embaucher, ici. Il vous reste juste assez de crédits pour prendre la navette de Mars. Si vous n’y trouvez pas un emploi… il vous faudra coucher à la ruche. Elle releva les yeux et il la suspecta d’éprouver une satisfaction perverse en se l’imaginant dans un asile pour indigents. — Votre passage pour Labyrinth City a été réservé et réglé. — Je ne sais même pas ce que fait exactement un plombier. Il rafistole des tuyaux, je crois ? Elle lui tendit une autre carte. — Vous trouverez là-dedans un condensé de tout ce que vous devez savoir pour rendre votre couverture plausible. Les écouteurs sont dans la poche de la chemise. Apprenez vite, les données s’effaceront dans une heure et la carte deviendra une banale compilation des derniers succès de musique populaire. Des questions ? — Heu, je ne crois pas qu’il soit utile de les poser. Faites-moi seulement sortir d’ici. Vêtu de la combinaison graisseuse qui semblait constituer l’uniforme de tous les travailleurs du bas de l’échelle sociale, même dans les utopies égalitaires, Blake suivit les instructions de la femme et quitta le secteur Q sans être inquiété ni remarqué. Tout au moins se permit-il de l’espérer. Sharanski lui avait suggéré d’aller directement au port situé à l’autre extrémité de la station, mais sa navette n’appareillerait que seize heures plus tard et il estimait qu’en profiter pour visiter les lieux – sans pour autant attirer l’attention – serait une façon plus constructive de mettre cette attente à profit. Sans s’attarder dans le secteur d’appontage tribord, où la présence d’un plombier de sixième catégorie aurait pu paraître suspecte, il se dirigea vers des zones plus animées. Il prit un des trois larges escaliers mécaniques du moyeu, celui où était indiqué 270 DEGRÉS en russe, en anglais, en japonais et en arabe. Il l’emprunta, privé de poids, agrippa la rambarde et put après quelques douzaines de mètres de descente poser les pieds sur une des marches télescopiques qu’il quitta à l’arrivée en étant aussi lourd que sur Terre. Il se retrouvait au bas d’un long boyau circulaire constitué d’anneaux de verre à facettes qui concentraient les rayons du soleil lointain, comme les lentilles de Fresnel d’un phare du XIXe siècle. Il était passé devant des terrasses où les passagers qui débarquaient d’autres environnements gravitationnels – tels que la Lune, les astéroïdes, Mars ou un vaisseau venant d’effectuer une longue traversée – pouvaient faire des haltes et s’accoutumer de façon progressive à une pesanteur plus importante. Blake n’en avait pas besoin : depuis son départ de l’orbite terrestre, le cutter s’était déplacé sous un g, tout d’abord en accélération puis en décélération pendant la seconde partie du voyage. Bien que très dépouillée, Station Mars l’impressionna par ses dimensions imposantes. Une véritable ville occupait la paroi interne de ce cylindre d’un kilomètre de long et les bâtiments privés et publics s’entassaient d’un côté et de l’autre de la surface concave pour aller se rejoindre en position renversée à la verticale de l’observateur. Les rues étroites étaient bordées de petites maisons modestes mais bien entretenues et agrémentées d’un carré de gazon avec des arbres émondés et des haies fleuries. Cette agglomération spatiale eût fait penser au faubourg prospère d’une ville sibérienne sous le soleil de minuit, si elle ne s’était pas enroulée sur elle-même comme un vieux parchemin. La lumière était renvoyée à l’intérieur de la station par des déflecteurs installés aux deux extrémités du cylindre et certains visiteurs étaient enthousiasmés par cette impression de vivre sur une planète illuminée par deux astres en rotation rapide. On n’y trouvait pas les contrastes de L-5 avec ses immenses fermes, ses aciéries et ses secteurs d’habitation démesurés où l’on passait du dénuement le plus complet à l’opulence. Station Mars n’était pas aussi luxueuse et élégante que Port Hespérus et sa grande sphère-jardin, mais ses 50 000 âmes constituaient le tiers de la population totale du secteur de Mars. Blake prit le temps de se mettre dans la peau de son nouveau personnage. Mike Mycroft, ce plombier inventé de toutes pièces, avait été chargé d’entretenir le réseau de distribution d’eau et les égouts de cette station. Les données fournies par Sharanski ne se rapportaient pas qu’aux méthodes à employer pour colmater une fuite. Il y trouva aussi les principes de fonctionnement des systèmes de recyclage de l’eau. Compte tenu de la simplicité des installations, Blake pensait pouvoir donner le change s’il lui fallait aborder un tel sujet. Ce qui l’intéressait surtout, c’était de découvrir la vie quotidienne à bord d’une telle station. Il décida de faire une promenade. Il effectua une première halte non loin de l’escalier mécanique, devant un hôtel de deux étages situé à proximité de la place Nevski où Mycroft était censé avoir séjourné. Comme la plupart des bâtiments importants de cette station spatiale, celui-ci possédait des murs et un toit en tôle ondulée. Un lavis de peinture noire avait permis d’obtenir un effet très réussi. Vu de loin, le motif rappelait celui d’une palissade de bambous. Blake franchit sans hésiter la porte d’entrée puis étudia le petit hall. Derrière le comptoir de la réception une femme âgée vêtue de noir sommeillait et ronflait. À pas rapides et silencieux, il traversa le sol carrelé en direction d’un étroit escalier puis grimpa au premier étage. Il trouva sur le devant de l’immeuble la chambre que Mycroft avait soi-disant occupée, colla l’oreille à la porte de fer peint et n’entendit aucun bruit. Il ne lui fut pas difficile de repousser le loquet à l’aide de la carte de données remise par Sharanski. Cette opération la rendit inutilisable mais il s’était familiarisé avec son contenu et ne s’intéressait guère à la compilation des « derniers tubes » qu’une métamorphose digitale prévue pour bientôt lui eût permis d’écouter. Il regarda la pièce grande comme un placard et y répertoria deux petits lits superposés, une vidéoplaque murale, un bureau et une chaise métalliques. Il lui vint à l’esprit que le bois devenait par la force des choses un matériau rare et donc précieux quand la méthode la plus simple pour se procurer des matières premières consistait à capturer un astéroïde et à extraire les minéraux qu’il contenait. Rien n’était pendu aux patères des parois. Tout laissait supposer que les agents de l’antenne locale du Bureau spatial connaissaient bien leur travail… c’était le genre d’endroit où un solitaire tel que Mycroft aurait pu décider de s’installer et la chambre semblait avoir été libérée depuis peu. L’unique fenêtre était ouverte. Blake s’en approcha pour regarder la place bondée de monde. Les nombreux individus qui empruntaient le grand escalier mécanique lui firent penser à des anges juchés sur l’échelle de Jacob. Il n’était jamais allé en Russie et ce qu’il voyait en contrebas lui rappelait la station de téléphérique de Roosevelt Island, à l’extrémité est de la Cinquante-Neuvième Rue de Manhattan, même si ici une femme en tunique de velours rouge faisait danser un ours et un vendeur ambulant n’avait pas dans sa carriole des bagels ou des saucisses chaudes mais des pirojki chauds. Il se pencha à l’extérieur. Sous cet angle d’observation – le même que celui offert à quelqu’un couché sur le lit inférieur – la fenêtre offrait une vue des énormes anneaux de verre de l’extrémité tribord du cylindre. L’inclinaison du prisme qui emplissait ce « ciel » circulaire s’était modifiée pour réduire la clarté de moitié et les lampadaires bleutés du pourtour de la place prenaient la relève. Un crépuscule artificiel descendait sur la station. L’heure locale correspondait à celle du premier méridien de Mars. Le jour solaire martien durait vingt-quatre heures trente-neuf minutes et 35,208 secondes, ce qui permettait aux humains de s’adapter sans difficulté à cette planète. Il y avait un restaurant, juste en face de la fenêtre de sa chambre. Dans la ramure des arbres de sa terrasse des festons d’ampoules multicolores écrivaient son nom en diverses langues : Les Jardins Nevski. Un arôme appétissant de saucisses grillées dériva jusqu’à lui et il se souvint que si le moment de dîner était venu pour la population locale, il jeûnait quant à lui depuis qu’il avait mangé un en-cas préemballé et saturé de glucides à bord du cutter, plus de cinq heures plus tôt. Il ne faisait aucun doute que si Mike Mycroft avait été un personnage fait de chair et de sang il eût accordé sa clientèle à cet établissement. Puis il remarqua autre chose. Deux hommes et une femme venaient de s’immobiliser au sein de la foule qui passait devant Les Jardins Nevski et levaient les yeux sur lui. Un des hommes le désigna du doigt et poussa une exclamation qui parvint à ses oreilles malgré l’animation de la rue. — C’est lui ! Les inconnus entreprirent de se frayer un chemin au sein de la cohue, en direction de l’hôtel. Ils écartaient les gens de leur passage et couraient dès qu’un espace se dégageait devant eux. Blake recula de la fenêtre. Que se passait-il ? Ces gens qui ne lui avaient jamais été présentés semblaient le connaître… et ne pas le porter dans leur cœur. Il n’avait remarqué que deux voies de repli praticables, à son arrivée : l’escalier principal et une issue de secours au bout du couloir. À un demi-pâté de maisons de distance, il est difficile de porter un jugement sur des individus que l’on n’a jamais rencontrés mais Blake n’osait espérer qu’ils seraient stupides, même s’ils commettaient sans doute l’erreur de se diviser pour couvrir les deux chemins d’évasion. Le temps lui manquait pour arriver à d’autres conclusions sur leur compte et il regarda à nouveau au-dehors. Les trois inconnus avaient disparu. Deux devaient être entrés et gravir l’escalier. Il remonta le cadre de la fenêtre et grimpa sur son appui pour lever les yeux sur l’avant-toit, puis les baisser sur la rue. Sans doute survivrait-il à ce saut d’un étage mais il risquait de se blesser. Il se tourna vers l’intérieur de la pièce puis tendit les bras et fléchit les genoux, comme un plongeur qui s’apprêterait à exécuter un saut périlleux arrière. Il se laissa tomber à la renverse… … et détendit ses jambes une fraction de seconde plus tard en mettant tous ses muscles à contribution. Ses mains agrippèrent le rebord de l’avant-toit. La tôle ondulée entailla ses paumes, mais il n’en fit pas cas. Il se balança… une fois, deux, le corps aussi droit qu’un pendule, puis il se propulsa vers le haut. Son torse retomba sur le toit – la pente modérée avait été calculée en fonction des légères averses programmées par le service météorologique – et un genou puis l’autre vinrent y prendre appui. Il fut bientôt debout et se mit à courir. Il se dirigeait vers la façade opposée de l’immeuble, où il espérait découvrir un autre escalier de secours. Mais il n’y avait pas d’impasses, à Station Mars. Les activités qui se déroulaient sur Terre dans les cours intérieures – livraisons, recyclage, etc. – étaient ici exécutées dans les sous-sols. De véritables rues séparaient tous les bâtiments et les toits étaient trop éloignés les uns des autres pour que sauter fût envisageable. Une cheminée de ventilation des niveaux inférieurs se dressait dans un jardin enclavé entre l’hôtel et deux immeubles d’habitation ; une pelouse en forme de L. Si la chance acceptait de lui sourire il pourrait atteindre l’échelle scellée sur le côté de ce conduit vertical. Il prit son élan et fit un bond de trois mètres au-dessus du vide, percuta sa cible, glissa sur un barreau, se meurtrit l’épaule et manqua s’assommer… … mais il garda les idées assez claires pour pouvoir descendre. Il atteignait le sol, quand les deux hommes sortirent par la porte de service. Ils perdirent une seconde à s’adresser un regard puis se ruèrent vers lui. Blake était pris au piège entre les murs de tôle ondulée qui ceignaient le petit jardin. Les inconnus – jeunes, sveltes et musclés – entreprirent de lui donner une correction avec plus d’enthousiasme que de style. — Sale ordure, siffla l’un d’eux… … juste avant que Blake ne décourageât son ardeur d’un coup de pied dans l’entrejambe. Cet adversaire s’effondra sur le sol pour s’y contorsionner de surprise et de souffrance, mais l’autre était plus rapide et prudent. Blake para sans difficulté deux directs mais son épaule contusionnée lui fit rater sa riposte. Il réussit malgré tout à rompre l’engagement et bondit vers l’angle de l’hôtel afin d’aller se perdre parmi les badauds qui flânaient sur la place. À cet instant, deux pieds bottés percutèrent son omoplate endolorie. Le troisième membre du trio avait gravi l’escalier de secours puis fait demi-tour en découvrant qu’il venait de quitter l’immeuble. En le voyant passer sous elle, la femme avait sauté… et l’impact de ses soixante-cinq kilos l’envoya s’étaler sur le sol. Sa réception laissa à désirer et il était encore à genoux quand elle lui décocha un autre coup de pied qui atteignit ses côtes, sous le bras qu’il avait levé afin de protéger son visage. Elle était forte pour une représentante du sexe faible ! Il vit l’ombre des deux hommes se dresser à la limite de son champ de vision et tenta de rouler au loin… un peu trop tard. Un objet lourd et contondant s’abattit sur sa nuque. Pendant une seconde, une minute ou plus longtemps encore, il ne vit que des ténèbres où tourbillonnaient des taches purpurines. Quand il rouvrit les yeux, la femme s’éloignait en le foudroyant du regard par-dessus son épaule. Ses joues étaient rouges et ses cheveux bruns humides de sueur, mais elle semblait avoir renoncé à sa vengeance. Ses deux acolytes la suivaient d’un pas titubant. S’ils étaient toujours en colère, ils se contrôlaient. Celui qui avait reçu un coup de pied dans l’aine tentait de dissimuler qu’il boitait. Il cracha devant Blake au passage mais ne fit aucun commentaire. — Ça va ? Le visage carré de l’homme qui l’aidait à s’asseoir semblait avoir été taillé à coups de serpe et des rides profondes creusaient le pourtour de sa bouche et de son nez. L’inconnu portait une combinaison bleue trop ample qui, comme la sienne, aurait eu grand besoin d’être lavée au moins une fois au cours de l’année écoulée. — Qu’est-ce que… owww ! Une douleur vive remonta le long de son flanc quand il voulut se tourner pour suivre des yeux ses trois agresseurs qui disparaissaient dans la foule en s’invectivant. — Tu n’es pas blessé, camarade ? — Non, je n’ai que quelques contusions, répondit Blake qui palpait ses côtes. Ses blessures étaient surtout morales. Après avoir passé haut la main sa mise à l’épreuve dans le gymnase du cutter, il venait de rater son premier combat véritable et avait dû être secouru par un simple passant. — Merci pour votre aide. Il se redressa lentement. — Evgueny Rostov, dit l’homme en lui présentant une main calleuse et tachée de cambouis. J’ai convaincu ces gens qu’ils commettaient une grave erreur. — Mike… Mycroft. Blake serra la main tendue et prit conscience que la sienne risquait de le trahir. Elle n’était pas flasque – entre autres activités, il pratiquait l’escalade à ses moments perdus – mais elle ne ressemblait pas pour autant à celle d’un plombier. Son métier véritable, qu’il négligeait depuis quelques mois, consistait à étudier des livres et des manuscrits précieux. Il travaillait dans la poussière, pas dans la graisse. — Pour qui m’ont-ils pris ? Qui sont-ils ? — Ils viennent de Mars, comme moi. Ils t’ont pris pour l’homme qui habitait cet hôtel. Mais je suis pensionnaire ici et j’ai dit niet, chambre inoccupée depuis deux jours. — Et qu’a fait le type en question pour les mettre en rogne à ce point ? — Quelque chose de pas gentil, je suppose. Viens avec moi, Mike. Tu n’as peut-être pas besoin de voir un médecin mais tu dois reprendre des forces. Quelques minutes plus tard ils étaient assis sous un des oliviers noueux de la terrasse des Jardins Nevski et commandaient le plat du jour : des saucisses. Le serveur vint leur apporter deux chopes de bière brune mousseuse qu’il fit glisser sur le plateau de zinc de leur table. Evgueny baissa la tête, ce qui parut suffire pour régler l’addition. — Merci, la prochaine sera pour moi, promit Blake. L’homme leva sa chope. — Tovarichtch, gronda-t-il. — Camarade. Blake l’imita et goûta avec méfiance le breuvage opaque. Il trouva sa saveur un peu forte mais agréable. Sur la place l’animation était toujours aussi grande. Les passants se hâtaient de regagner leur foyer pour la nuit. Quelques âmes en peine, parmi lesquelles on devait compter un ou deux plombiers de sixième catégorie, allaient à leur travail d’un pas pesant. Les habitants de Station Mars portaient des tenues vestimentaires moins voyantes que ceux de la serre de Port Hespérus. Les vêtements et les coupes de cheveux créaient une sensation d’uniformité – on trouvait plus de combinaisons que de shorts et de minijupes – mais le mélange social et racial correspondait à ce melting-pot que Blake commençait à considérer comme typique de l’espace : une majorité d’Euro-Américains, de Japonais et de Chinois auxquels venaient s’ajouter quelques Arabes. On voyait des jeunes et des gens entre deux âges, mais très peu d’enfants et de vieillards de la première génération. Il savait cependant qu’il ne devait pas généraliser. En plus de Port Hespérus, il n’avait effectué qu’une très brève visite de la base lunaire de Farside et il existait dans la partie extérieure du système solaire bien des colonies où l’odeur du curry était plus forte que celle des grillades. — Il n’y a pas longtemps que tu es ici, déclara Evgueny. — Je ne suis que de passage. Demain, je prendrai la navette pour Lab City. Et Blake estima qu’il eût sans doute mieux fait de suivre les conseils de l’inspecteur Sharanski et de gagner le secteur d’embarquement sans faire de détours. — J’avais l’intention de passer la nuit à l’hôtel, mais les chambres sont chères… compte tenu de leur confort. Les sourcils touffus de son interlocuteur s’incurvèrent au-dessus de ses yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. — Tu n’es pas un touriste, hein ? — Non, je cherche du travail. — Quel genre de travail ? — Ce que je trouverai. Blake haussa les épaules. Il ne voulait pas créer un mystère autour de ses activités mais espérait se soustraire à la curiosité d’Evgueny. Le serveur arriva avec leur repas. Blake découpa avec enthousiasme une tranche de saucisse brune croustillante pendant que son compagnon piquait sa fourchette dans la sienne et la levait tout entière vers sa bouche. Après quelques minutes de silence relatif, le Russe exprima sa satisfaction par un rot et Blake par un commentaire : — Excellent. — Ces saucisses sont faites avec des porcs élevés ici. Des animaux très intéressants, des machines à transformer les déchets en protéines. — Aussi efficaces que les moisissures nutritives ? Evgueny haussa les épaules. — Tu n’as pas une tête de végétarien. Blake sourit, essuya une goutte de graisse tombée sur son menton et pensa que la vie d’un plombier de Station Mars devait être plus agréable qu’il ne l’avait tout d’abord supposé. Sa tension musculaire commençait à s’estomper. Une femme en uniforme bleu du Bureau spatial sortit du restaurant et vint s’asseoir à une table ombragée par l’avant-toit : Ellen… svelte, pleine d’assurance et – Blake ne put s’empêcher de le penser – très belle. Elle se mit à étudier les informations qui apparaissaient sur son terminal portable et s’il la regarda une seconde de trop elle feignit de ne rien avoir remarqué. C’était Blake, qu’Evgueny observait. Le soleil fragmenté avait disparu du ciel de verre et seul le halo coloré des guirlandes lumineuses révélait le visage verruqueux de cet homme. — Histoire individuelle moins importante qu’Histoire sociale, déclara-t-il sur un ton encore plus affable. Ses yeux s’étaient portés sur Sparta, la femme flic dissimulée par les ombres. — Elle ? Je ne suis pas recherché par la police, si c’est ce que tu veux dire. — Il y a encore beaucoup à faire, en bas. — Le terraformage ? — Da. Dans deux siècles, peut-être avant, on pourra sortir sans combinaison pressurisée et respirer un air pur. Ensuite, quand eau coulera sur Mars, on verra des grandes prairies à côté des canaux. Comme dans romans de science-fiction du XXe siècle. — Une entreprise démesurée. — Oui, beaucoup de travail. Tu trouveras facilement à te faire embaucher, Mike. — Tu viens de Mars ? — Je sers d’intermédiaire entre Guilde des Installateurs d’Aqueducs et Noble Water Works Inc., une société capitaliste engagée par gouvernement socialiste de Mars, premier agent du consortium qui réunit Alliance Nord-Continentale et Sphère de Prospérité du Dragon Bleu, sous charte du Conseil des Mondes. Quand j’ai des moments de libres, j’étudie Histoire. C’est un passe-temps utile. — Je suppose que tu vas rester ici un certain temps ? demanda Blake avec espoir. — Je rentre demain sur Criquet martien. Même navette que toi, mon ami. Evgueny leva sa chope à moitié pleine, la vida d’un trait et la fit claquer sur la table avant d’ajouter : — Reste avec moi, camarade. J’ai des amis, à Lab City. Tu trouveras du travail sans aucun problème. — Formidable, lui répondit Blake. Il se maudit. Il n’avait guère l’habitude de boire de l’alcool mais ingurgita une autre lampée de bière et tenta de feindre l’enthousiasme. Il savait désormais qu’il aurait dû suivre le conseil de Sharanski. S’il ne trouvait pas un moyen élégant de se débarrasser de cet ami encombrant il perdrait sa couverture avant même d’être arrivé à destination. — As-tu une petite amie, tovarichtch ? demanda Evgueny. Ses sourcils laineux s’incurvèrent pour lui donner une expression libidineuse pendant qu’il suivait des yeux les femmes qui traversaient la place. Puis il regarda Blake et redevint sérieux. — Question stupide. Je te ferai connaître des filles, à Station Mars. Tu en rencontreras peut-être une à ton goût et alors… plus besoin de chercher un hôtel. Mais finis ta bière. C’est bon pour la santé, plein de protéines. Il éructa avec enthousiasme. — Tu dois entretenir ta forme. On se laisse vite aller, ici. Parmi les appareils regroupés autour du moyeu d’appontage situé du côté planétaire de la station il y avait une vedette de direction fuselée : le Kestrel, joyau de la flotte de la Noble Water Works Inc. Dans le nez de l’engin, devant la petite cabine à quatre couchettes, le pilote étudiait son reflet dans un miroir et utilisait une pince minuscule pour épiler les poils excédentaires de ses sourcils pâles. Des taches de rousseur grosses comme des confettis pointillaient son visage et ses cheveux roux formaient un casque de boucles serrées sur son crâne. Une sonnerie retentit et il glissa l’outil miniature dans un compartiment du manche de son canif, redressa le nœud de sa cravate de laine orange assortie à sa chevelure et se détourna du miroir. D’une poussée il se propulsa dans le compartiment arrière, en direction du sas de poupe dont il vérifia les voyants. — La pression est correcte, monsieur Noble. Je vous ouvre. Une voix sortit du haut-parleur de l’interphone. — Il serait presque temps. Je présume que vous étiez encore à l’avant ? — Des préparatifs à terminer, monsieur. Le pilote imprima un mouvement de rotation au volant puis tira l’écoutille. Il regagna en flottant le nez de l’appareil pendant que son employeur sortait du sas. Noble referma la porte étanche et le suivit. Il retira la veste de son costume sombre à rayures et la rangea dans un placard pendant que l’autre homme se sanglait dans le siège de gauche. Il s’installa dans celui de droite. C’était un homme athlétique aux cheveux blonds coupés en brosse et au visage sympathique, fripé par deux décennies consacrées à superviser des travaux de forage et de construction à la surface de Mars. — Cette rencontre s’est-elle bien passée, monsieur ? Sans qu’il fût nécessaire de lui en donner l’ordre, le pilote procédait déjà aux préparatifs du lancement. — Oui, les foreuses laser et les pièces du marscam seront déchargées aujourd’hui même et prendront la navette de fret de demain. Nous n’aurons les produits textiles et organiques que dans trois jours, après l’inspection des douanes. — Le départ n’en sera pas compromis ? — Non. Tout a été calculé avec précision. Rupert affirme que le Doradus pourra appareiller comme prévu. — Il n’y a donc aucun problème ? — Aucun, confirma Noble avant de redresser sa cravate de soie entortillée dans le harnais de sécurité. Au fait, l’enquêteur du Bureau spatial vient d’arriver. Les autorités n’ont pas perdu de temps. — J’ai vu le cutter sur tribord, à notre arrivée. — Vous n’êtes pas curieux ? — Devrais-je l’être ? — Ils ont envoyé une femme, une vraie célébrité. Elle est sur le point de devenir la star de la police. Voyons voir… Noble énuméra les exemples sur ses doigts. — Elle a résolu l’affaire du Roi des Étoiles, secouru Forster et Merck, sauvé la base Farside… Il haussa un sourcil. — Et la plaque martienne figurera peut-être bientôt à son palmarès. L’expression du pilote était étrange, un mélange d’amusement et de quelque chose d’indéfinissable. — Ellen Troy ? — Tout juste. Le pilote hocha la tête et termina ses vérifications. — Si vous êtes prêt, monsieur, je vais demander le feu vert à la tour de contrôle. 4 L’atmosphère ténue de Mars empiète bien plus loin dans l’espace que celle de la Terre et l’air commença à siffler sur les ailes du Criquet martien peu après qu’il eut appareillé et entamé sa chute vers la planète ; des plaintes qui ne s’interrompraient pas quand la navette s’immobiliserait à l’extrémité de la piste car ici les vents soufflaient sans discontinuer. Après un trajet si bref que Sparta en fut surprise, le train d’atterrissage toucha brutalement le sable fondu. L’appareil continua sur sa lancée et la jeune femme baissa la tête vers le petit hublot ovale pour regarder de plus près le paysage martien. Ce qu’elle voyait à proximité était indistinct. La température des navettes qui se posent sur Mars est élevée. Ces engins aérodynamiques doivent voler très vite, car même avec leur voilure variable déployée ils risquent de tomber en panne de vitesse dans une atmosphère aussi raréfiée ; un danger que ne peut compenser la faible pesanteur. Pour cette raison les pistes du port spatial étaient très longues. Elles striaient sur une trentaine de kilomètres les sables rouges du désert dans l’alignement des vents dominants et s’achevaient par plusieurs rangées de filets de sécurité. Au-delà du tarmac déformé par les ondes de chaleur, Sparta discernait une étendue de dunes qui ne s’interrompait qu’au pied d’escarpements lointains. Les falaises stratifiées qui se dressaient à une hauteur vertigineuse étaient plongées dans la pénombre, hormis à l’est où le soleil illuminait encore leurs sommets, et elles barraient l’horizon d’une muraille pourpre soutenu qui virait au doré sur ses crêtes accidentées. À cette longitude la journée tirait à sa fin et dans l’étrange ciel crépusculaire rougeâtre de ce monde quelques étoiles brillaient déjà. Des minutes s’écoulèrent puis la navette finit par ralentir sa course folle et s’immobiliser en douceur avant d’avoir atteint les filets. Son nez pointu s’abaissa vers le sol. Ses ailes, noires à basse température, possédaient toujours une luminescence orangée. Un tracteur vint chercher l’appareil et le remorqua vers un groupe de petits bâtiments éloignés. Des nuages de sable rose charriés par une brise glaciale traversaient le tarmac et, à l’exception du halo bleuté des balises et de celui, verdâtre, qui nimbait le terminal, Sparta ne décelait aucune trace de vie dans cette immensité poussiéreuse. Puis elle vit des silhouettes étoffées par des combinaisons pressurisées se déplacer dans le désert, voûtées face au vent. Elle ignorait quelles tâches devaient accomplir ces hommes mais leurs attitudes indiquaient qu’ils se déplaçaient dans un milieu hostile et elle ne put s’empêcher de frissonner. Une température agréable régnait à l’intérieur du terminal. Elle sortit du manchon de débarquement d’un pas léger. Sur ce monde, elle ne pesait pas plus de vingt kilos mais sa force lui eût permis de soulever un bureau ou de sauter d’un bout à l’autre de ce local guère plus grand qu’une station de magnéplane terrestre. Le bâtiment possédait un charme étrange : une voûte de verre à la courbure impensable dont la surface interne s’ornait de motifs lisses et coulants compliqués, alors que l’extérieur caréné avait été poli par le vent. Ce matériau de construction était très prisé sur cette planète dont la faible pesanteur permettait aux architectes de réaliser des prodiges. Il faut de l’eau pour fabriquer des briques et surtout pour préparer le mortier qui servira à les assembler, mais il suffit pour obtenir du verre d’avoir à sa disposition du sable et de l’énergie solaire. Par ailleurs, même une plaque de faible épaisseur filtre les ultraviolets. C’était ainsi qu’une architecture martienne avait vu le jour, un style à la légèreté et à la grâce surprenantes dans ce qui était toujours un avant-poste de l’humanité. Sparta ne s’attarda pas outre mesure pour admirer la petite cathédrale de cristal du terminal. Elle prit seulement le temps de regarder Blake et son ami corpulent et braillard s’éloigner en direction de la ruche. Ces deux hommes avaient embarqué à bord du Criquet martien en ayant tous les symptômes de l’ivresse. Le Russe beuglait une chanson de corps de garde et l’Américain l’accompagnait en imitant une balalaïka. Telles étaient en tout cas ses intentions, ainsi qu’il l’avait expliqué d’une voix forte aux autres passagers. Cela ne lui ressemblait guère. Il n’était pas du genre à faire de tels excès. Après avoir vu les deux hommes aux Jardins Nevski, Sparta avait utilisé son code d’accès aux banques de données pour identifier ce nouveau personnage et se renseigner sur son compte. Evgueny Rostov occupait un poste important au sein du Parti Socialiste des Travailleurs Interplanétaires et était le responsable commercial de la Guilde des Installateurs d’Aqueducs. Elle se demandait comment Blake avait procédé pour entrer si rapidement dans les bonnes grâces d’un individu aussi important. À moins que ce ne fût Rostov, et non lui, qui eût souhaité établir le contact… Avec l’identité d’emprunt d’un indigent, son ami devait passer la nuit dans la ruche du port spatial. Sparta voyageait tous frais payés et une chambre confortable lui avait été réservée à l’Interplanétaire de Mars. Elle sourit. C’était regrettable pour Blake, mais rien ne l’obligeait à mener son enquête incognito. Parmi les deux douzaines de passagers de la navette on dénombrait quelques hommes d’affaires et techniciens, mais la plupart étaient des touristes aux coiffures et aux toilettes extravagantes… des gens qui avaient assez de temps libre et d’argent pour pouvoir s’offrir un tour complet du système solaire. Sparta suivit le groupe au-delà du comptoir des changes, en direction des toboggans à bagages. — Liaison directe pour l’Interplanétaire de Mars ! Le plus important complexe hôtelier de la planète ! Ne manquez pas de visiter le Salon Phénix ! La vue la plus grandiose sur les merveilleux paysages naturels de Mars et attractions chaque soir… Elle vit le robotram dans la gueule du corridor principal. Pendant qu’un gyrophare rose s’emballait au sommet de sa perche dressée au-dessus des rangées de sièges de la plate-forme, sa voix synthétique nasillarde ajoutait : — Ne manquez pas le Salon Ophir ! Repas gastronomique plantureux ! Nagez dans la plus vaste étendue aquatique de Mars ! Seulement trois mille dollars la nuit. Tarif par personne sur la base d’une chambre double. Cartes Mondial Express et autres banques acceptées ! Quelques possibilités de logement sans réservation préalable… Ce qui signifiait que l’établissement n’affichait pas complet. Le tram recommença son boniment en russe, japonais et arabe pendant que les touristes se bousculaient pour grimper à bord. Sparta n’était pas pressée. Elle resta dans le terminal et attendit que le robot eût démarré et se fût éloigné vers le bas du passage incliné pour jeter son sac de marin sur son épaule et s’engager à son tour dans le tunnel. Elle franchit deux sas pressurisés et arriva à la hauteur d’une plaque de verre sombre incurvée enchâssée dans la paroi. Dans les hauteurs les pistes d’atterrissage s’interrompaient au ras d’une falaise. Le couloir qu’elle avait emprunté débouchait sur le flanc de cette muraille verticale… et la beauté du paysage révélé par le panneau transparent était telle que des larmes humidifièrent ses yeux. Sparta avait devant elle la vue qu’on retrouvait sur la plus célèbre des holocartes postales de Labyrinth City, cette agglomération nichée dans un recoin du Labyrinthe. Comme toutes les merveilles de la nature, ce paysage grandiose laissait la population locale indifférente. À vrai dire, même un esthète eût fini tôt ou tard par s’accoutumer à cette splendeur au point de la trouver banale. Mais c’était pour Sparta une nouveauté. Elle s’essuya les yeux d’un geste brusque, irritée par ces larmes qui lui donnaient l’impression d’être vulnérable. Pourquoi pleure-t-on face à une incommensurable beauté ? Parce qu’elle nous rappelle ce que nous croyons avoir perdu, peu importe que nous l’ayons ou non possédé. Au moins avions-nous – avant de trop nous éloigner sur le chemin de l’existence – un tel potentiel. Sparta découvrait un fragment de paradis, un monde parfait qui avait existé ou pu exister autrefois mais qui ne renaîtrait jamais. Au-dessus de ce site fantastique Phobos traversait un champ d’étoiles, aussi lentement que si elle participait à une procession. Bien que très proche, cette lune sombre paraissait quatre fois plus petite que celle de la Terre, mais malgré sa noirceur elle était un phare dans le ciel martien. Et en dépit de sa lenteur elle allait vite en besogne et bouclait son orbite en sept heures et demie. Elle apparaissait deux fois par jour à l’ouest pour aller se coucher à l’est. Au-dessous de Phobos les mesas démesurées du Labyrinthe se dressaient dans des canyons si profonds que leurs falaises descendaient se perdre dans les ténèbres. Sur le rebord des escarpements de l’Ouest, au-delà de milliers de tours aux formes baroques, une tempête de sable faisait rage et la foudre dardait ses traits de lumière depuis de lourds nuages noirs. La beauté de ce site naturel n’était pas l’unique raison de la pause de Sparta. Adossé à la mesa la plus proche, un torrent de verre miroitant se déversait dans les ombres des profondeurs de la gorge : Labyrinth City. Elle voyait au sommet de la cascade les bâtiments principaux – l’Hôtel de ville, le siège local du Conseil des Mondes, l’Hôtel Interplanétaire de Mars –, protégés du vent par une voûte de grès si démesurée qu’elle eût pu abriter toutes les habitations troglodytiques anasazi des falaises de Mesa Verde. Sous cette grande arche de pierre et formant des terrasses vertigineuses s’entassaient des magasins et des demeures, avec en contrebas des fermes de culture hydroponique ou d’élevage et tout au fond de l’abîme les installations d’épuration et de recyclage, plus lumineuses encore que la cité en surplomb. Sparta prit le temps de faire coïncider ce qu’elle voyait du Labyrinthe et de la cité avec les cartes des lieux stockées dans sa mémoire, puis elle se détourna du belvédère et repartit le long du chemin incurvé qui menait à la ville. Noctis Labyrinthus, le Labyrinthe de la Nuit, était un immense désert montagneux chaotique – dont le regard ne pouvait englober qu’un fragment depuis n’importe lequel des points d’observation – creusé des millions d’années plus tôt par la fonte brutale du permafrost. Avant l’arrivée des hommes sur Mars, nul ne savait si la chaleur nécessaire à sa formation avait été due à l’impact d’un astéroïde, une gigantesque éruption volcanique, ou autre chose. Mais quelle qu’eût été la cause de cette débâcle, les torrents ainsi créés avaient coulé vers le nord et l’est en des crues soudaines et parmi les plus importantes de l’histoire du système solaire, dans le fossé tectonique de Valles Marineris où ils avaient contribué à sculpter les falaises fantastiques et les vallées en surplomb du plus impressionnant réseau de canyons de tous les mondes connus… quatre fois plus profond que celui du Colorado et plus long que l’Amérique du Nord mesurée dans le sens de la largeur. Après l’arrivée des premiers explorateurs dans le Labyrinthe, on avait obtenu confirmation que sa formation n’était pas due à un brusque cataclysme mais à des dizaines de milliers d’années d’érosion… un processus instantané à l’échelle géologique mais pas en fonction de la durée de la vie humaine. Mars faisait toujours l’objet d’une forte activité volcanique, ses feux internes ne s’étaient pas éteints. Le phénomène s’avérait bien plus important que ne l’avaient supposé les planétologues du XXe siècle. Les fumerolles du premier volcan répertorié avaient été aperçues moins d’un an après l’installation d’une base d’observation permanente sur Phobos. Mais les grands bouleversements du Labyrinthe appartenaient au passé et cette région se révélait désormais plus stable que bien d’autres. Les falaises étaient toujours riches en glace, dont les strates apparaissaient ici et là. On y trouvait les plus beaux paysages de Mars et il se situait à cinq degrés au sud de l’équateur, ce qui en faisait un point d’atterrissage et de décollage des navettes idéal tant sur le plan pratique qu’en matière d’économies de combustible. Même la température était douce… pour ce monde. Depuis sa récente fondation, Labyrinth City se développait à la fois en tant que centre scientifique et administratif et pôle d’attraction touristique. Une marche d’un quart d’heure à l’intérieur des tubes municipaux conduisit Sparta jusqu’au hall de l’Hôtel Interplanétaire. Son instinct la poussait à renvoyer le porteur qui tendait la main vers le sac de marin au contenu méticuleusement rangé qu’elle avait sur l’épaule, mais on lui avait enseigné à adapter son comportement au milieu dans lequel elle se trouvait – même si cela allait à l’encontre de sa nature – et cet établissement n’avait rien d’une auberge de jeunesse. Elle abandonna son unique bagage sans opposer de résistance. Elle n’avait pas atteint le comptoir depuis plus de trente secondes qu’un homme approcha. Sparta dissimula sa méfiance et se tourna vers lui dès qu’il pénétra dans son espace personnel. Les cheveux blonds de l’importun étaient coupés très court et il avait le teint couleur carotte propre aux obsédés de la lampe à bronzer. Des sourcils transparents s’incurvaient au-dessus de ses yeux bleus délavés et un sourire dénudait sa denture jaunâtre. Sparta remarqua le vide important qui séparait ses incisives et estima qu’un dentiste aurait eu fort à faire pour le rendre présentable. Il se pencha encore plus près. — Inspecteur Troy ? Elle hocha la tête. Sparta n’avait pas besoin de mettre à contribution ses sens surnaturels pour humer l’odeur de rademas qui alourdissait son haleine. De nombreux individus prenaient de ce stimulant, malgré la dépendance qu’il créait. — Puis-je me présenter, inspecteur ? Wolfgang Prott, directeur de l’Hôtel Interplanétaire de Mars. Cet homme était grand et portait un costume lustré. Son ensemble en soie synthétique – de la naturelle eût valu une fortune – était malgré tout assez coûteux pour faire un peu tape-à-l’œil. — Mais appelez-moi Wolfy, comme tout le monde. Il lui présenta sa main. Tout en serrant sa paume moite elle lui demanda en imitant son fort accent teuton : — Avez-vous dit Wolfy ou Folfy ? — C’est la même chose, non ? répondit-il avec une gaieté injustifiée. Sparta s’interrogea. Pourquoi avait-elle délibérément enfreint les règles de politesse les plus élémentaires ? Elle n’était pas du genre à lancer des propos sarcastiques et surtout pas à trouver quelqu’un antipathique au premier regard. — Je tenais à venir vous souhaiter la bienvenue, ajouta Prott. Puis-je vous remettre, comme à tous nos hôtes de marque, cette brochure où est répertorié ce que vous pourrez trouver dans notre établissement de grand standing ? Il retira sa main qu’il remplaça par une pochette bourrée de coupures de presse et d’holos. — Et j’espère que vous accepterez de me suivre jusqu’à notre adorable Salon Phénix, où vous pourrez boire un verre sur le compte de la maison tout en écoutant au clavier la virtuose Kathy. — Je vous remercie, monsieur Prott, mais je dois refuser, répondit-elle avec fermeté. La virtuose Kathy ? Ce type parlait comme la voix off d’un clip publicitaire, ou le tram de l’hôtel. Elle découvrait qu’il l’irritait à divers niveaux. En certains domaines son attitude était délibérée mais en d’autres involontaire pour ne pas dire maladive. — Je vous joindrai plus tard, afin de convenir d’un rendez-vous. Il ne parut pas ébranlé par son refus. — Je comprends. Le voyage a dû être épuisant et vous avez des affaires pressantes à régler… Il venait de lui trouver des excuses, étant donné qu’elle n’avait pas pris la peine de lui en présenter. — Le moment est donc assez mal choisi. Mais ce n’est que partie remise, et entre-temps sachez que notre personnel efficace et serviable se tient à votre entière disposition. Mais je vous demande de me pardonner, car mes propres occupations professionnelles me réclament. Sur ce chapelet de paroles, il battit en retraite sans se départir de son sourire indélébile, puis il lança un final : — J’ai été charmé de faire votre connaissance ! … avant de disparaître dans les profondeurs de l’immense salle. Sparta se tourna vers le comptoir. Le réceptionniste – le mouchard qui avait dû informer Prott de son arrivée – soutint son regard avec un calme imperturbable. L’éclairage tamisé de sa chambre mettait en valeur le verre et les surfaces de grès poli. Verre, lave, poussière pétrifiée : les richesses abondantes de Mars… Elle sortit de sa poche une liasse de billets de banque locaux et en glissa quelques-uns dans la paume discrètement tendue du porteur qui s’empressa de la laisser sitôt après avoir empoché le pourboire. La diode du communicateur de chevet clignotait. Elle s’adressa à l’appareil pendant qu’elle retirait sa veste. — Le standard ? Ici Ellen Troy. Vous avez un message qui m’est destiné ? — Un instant… La voix était humaine, pas de synthèse. — Oui, inspecteur Troy. Désirez-vous un transfert direct ? — Non, lisez-le-moi, s’il vous plaît. Et pourquoi pas, après tout ? Plusieurs employés et Dieu sait qui devaient déjà en avoir pris connaissance. — Le Pr. Khalid Sayeed qui participe au Projet de terraformage de Mars a appelé. Il souhaitait vous inviter à déjeuner, demain, au Salon Ophir. Il viendra à midi, si cela vous convient. Dans le cas contraire, son indicatif est… — Laissez tomber. Elle connaissait le numéro. — Merci, ajouta-t-elle avant de couper la liaison. Elle gagna la fenêtre et écarta les tentures. Elle n’avait pas sous les yeux la beauté majestueuse et austère du Labyrinthe mais un atrium de pierre, avec une forêt de palmiers trapus et de ficus filiformes devant ce qui était, conformément au slogan publicitaire, la plus vaste étendue d’eau de la planète : la piscine olympique de l’hôtel. Le « repas gastronomique plantureux » du Salon Ophir devait de toute évidence être servi au bord de ce bassin. Elle étudia son reflet dans la vitre. Intéressant. Tout d’abord Wolfgang Prott, et à présent Khalid Sayeed. Aucun de ces hommes ne savait, ou n’aurait dû savoir, quelle était sa véritable identité. En tant que directeur de l’hôtel, Prott avait des raisons de l’aborder mais… pourquoi Khalid se rappelait-il à son souvenir ? Jugeait-il préférable de prendre les devants et de lancer un défi à l’enquêtrice venue de la Terre pour déterminer s’il était ou non impliqué dans le vol d’une relique archéologique inestimable et l’assassinat de deux hommes ? Ne risquait-il pas de savoir qu’Ellen Troy avait autrefois porté un autre nom, celui de Linda ? Nul être vivant n’était au courant de cela, à l’exception de Blake… et de quelques prophètes du Libre Esprit. La ruche du port ressemblait à tous les refuges du même genre : une multitude d’alvéoles métalliques dotés d’un petit lit inconfortable, d’étagères assez larges pour recevoir quelques vêtements, et d’une vidéoplaque fixée au plafond qu’on pouvait regarder en restant allongé. Blake n’avait pas l’intention de s’attarder en ce lieu et il alla se promener dès qu’Evgueny eut pris congé de lui. Le port spatial était bien plus animé qu’il ne l’avait imaginé. On trouvait également dans ce secteur la gare routière et les dépôts des énormes camions qui assuraient les liaisons avec Tharsis. C’était là que les denrées extraplanétaires étaient déchargées des navettes de fret et transférées à bord des caravanes de marscams – outils et machines, plaques de métal et conduites en plastique, chaussures et vêtements, nourriture et médicaments, et tous les autres articles indispensables que ne pouvaient produire les industries martiennes. Il y avait des entrepôts, des dépôts de vivres, des magasins, des réserves de carburant, des baraquements pour les ouvriers et les chercheurs et, en fait, la moitié de la population de Labyrinth City, qui appelait « la vitrine » le quartier où des maisons de verre s’accrochaient à la falaise. Si les hôtes de passage à la ruche avaient peu de sujets de distraction, les vids en boîte de leurs plaques exceptées, les résidents disposaient d’un lieu de rendez-vous dont ils évitaient de communiquer l’adresse aux étrangers. Evgueny avait fait une entorse à la règle et dit à son nouvel ami d’aller l’y retrouver. Occupé à lutter contre un vent de force huit et à enjamber les tas de sable qui se formaient entre les hangars et les entrepôts en partie ensevelis, Blake faillit ne pas voir l’abri long et étroit accolé à une remise pour navettes. Le faisceau jaunâtre d’un projecteur illuminait un morceau d’aluminite de titane suspendu au-dessus de l’écoutille du sas d’entrée. Seul un expert aurait pu établir l’origine de ce bout de ferraille : un fragment d’aileron stabilisateur vertical d’avion-fusée sur lequel avaient été écrits en grosses lettres noires les mots Ton Chagrin. Officiellement, l’établissement s’appelait Noie ton chagrin, mais selon Evgueny tous disaient Le Chat gris, ou encore Le Chat. Blake pénétra dans le sas et attendit que le voyant fût vert pour ouvrir l’écoutille interne. Il repoussa son casque en arrière et fut assailli par l’atmosphère pestilentielle des lieux : une puanteur très particulière composée de relents de rademas, de fumée de tabac, de parfum bon marché, de bière renversée, de sueur ayant macéré dans des combinaisons pressurisées et de désinfectant. Quant à la pollution sonore, les décibels devaient être aussi élevés que sur le pas de tir d’une fusée. Et ce n’était qu’un début de semaine. La mélodie d’un synthékord faisait penser aux hurlements d’angoisse d’une navette en cours de désintégration dans la stratosphère et un accompagnement de basse compliqué reconstituait les sons qui avaient dû emplir l’univers juste après le big bang. Pas de paroles. Pure introspection. L’éclairage était assuré par des balises bleues de piste d’atterrissage assistées dans cette tâche par une douzaine de vidéoplaques murales sur lesquelles ondulaient des lignes aux couleurs saturées. La salle eût été plongée dans la pénombre si les parois n’avaient pas été doublées de plaques d’acier inoxydable et de verre. Les lieux étaient décorés par des fusées pénétrantes et des propulseurs auxiliaires de décollage suspendus au plafond. La traversée de la porte au comptoir s’annonçait aussi mouvementée qu’un match de rugby. Blake eût aimé pouvoir se rendre invisible, mais tous les yeux restaient rivés sur lui. Il se déplaçait avec prudence et progressait pas à pas vers le bar. Il craignait surtout de bousculer une femme sous un angle pouvant prêter à controverse, et devoir régler plusieurs problèmes à la fois. Il atteignit enfin le but qu’il s’était fixé en entrant. — Je prendrai une Pilsner. Il venait de s’adresser au barman, un homme dont le crâne chauve balafré avait subi autant de dégâts que l’aileron d’avion-fusée exposé à l’extérieur… lors du même accident, peut-être ? Mais le regard de dément de cet individu dissuada Blake de lui demander si l’épave exhibée au-dessus de la porte indiquait qu’il était un ancien pilote. Sitôt qu’il eut sa bière, il entreprit de se chercher un recoin où il serait isolé de la foule. Il repartit en veillant à rentrer les coudes et à coller la chope contre sa poitrine. Evgueny devait venir le rejoindre, après avoir fait un peu de prospection pour son compte. Blake n’était pas impatient de trouver un travail, mais il venait de reconnaître le trio qui l’avait attaqué place Nevski et espérait que son ami ne tarderait guère à arriver. Il ne tenait pas à devoir jouer une comédie qu’il jugeait peu convaincante. Il avait improvisé une nouvelle version de son passé, en conservant son métier d’emprunt mais en situant ailleurs le cadre de ses activités professionnelles. Désormais, il n’avait pas été plombier à Station Mars mais à Port Hespérus. Il longea le bar, en attendant qu’il y eût du nouveau. À cause de la musique, les hommes devaient hurler pour se faire entendre. — … couler la GIA. Ils veulent nous en faire baver pour qu’on finisse par baisser notre froc. — Ça leur servira à quoi ? — Quand on aura la dent, ils feront venir le STS et nous devrons adhérer à ce syndicat pourri pour ne pas crever de faim. Le visage ridé et buriné par le soleil de celui qui parlait semblait appartenir à un individu de plus forte corpulence, mais il vivait sur Mars depuis longtemps et avait la silhouette élancée des anciens. L’autre était encore lesté par de la graisse excédentaire. — Noble refusera de traiter avec ces salopards du STS. Il n’est pas du genre à se laisser emmancher. — Ce type n’est pas un saint, intervint un troisième personnage. — Je n’ai pas dit ça, mais… — C’est le plus gros capitaliste de la planète. Il se fiche pas mal de la GIA et du STS. Ce qu’il veut, c’est foutre en l’air le PTM. — J’ai jamais rien entendu d’aussi con… Les débats des buveurs de bière confirmaient ce que deux heures passées à flâner dans le port spatial lui avaient permis d’apprendre. La Guilde des Installateurs d’Aqueducs subissait les attaques du tout-puissant Syndicat des Transporteurs Spatiaux, une des premières associations de travailleurs à avoir étendu son influence au-delà de la Terre. Selon des analystes de comptoir, certains entrepreneurs indépendants n’auraient pas été mécontents de voir disparaître la GIA, un peu trop teintée de syndicalisme à l’ancienne à leur goût, même s’il leur faudrait par la suite traiter avec le STS corrompu. D’autres affirmaient que si des capitalistes tels que Noble pratiquaient une politique de laisser-aller c’était pour saper les bases du Projet de terraformage de Mars… alors qu’il était un des membres de son comité directeur. — À quoi sert un aqueduc ? Il est utile à la population et aux industriels. Il favorise le développement. Et qu’est-ce qui ralentit l’exploitation de Mars ? Le PTM… — T’as tout compris de travers, mec ! Le but du projet est de mettre en valeur la totalité de la planète… et comme c’est Noble qui est chargé de la construction de l’aqueduc, je te demande pourquoi il chercherait à tout faire foirer. — Parce que c’est trop concret, bon sang ! Le projet s’étale sur des siècles… pendant lesquels on nous interdira de toucher aux fossiles, ce genre de conneries. Écoute, l’ami. On dit que le capital grossit à long terme. Je ne soutiens pas le contraire, mais la mise de départ provient presque toujours d’arnaques à court terme. Ce que Noble et les autres pontes veulent provoquer, c’est une ruée vers ces terres… Trop de théories non étayées par des faits donnaient le tournis à Blake. Il reprit sa progression le long du comptoir et accorda son ouïe sur une autre conversation tonitruante. — … deux mois, c’était un lot de cycline. Le mois dernier une demi-tonne de fil de cuivre… — Merde[1] ! — Tu l’as dit. Et une semaine avant, une caisse de fusées topographiques. — Des pénétrateurs ? demanda une femme aux sourcils épais couverts par une frange de cheveux bruns. — Trois par caisse, confirma son amie blonde en portant les yeux sur Blake. — C’est mon service. J’aurais dû en entendre parler, non ? — L’incident a été passé sous silence. Je suis tombée là-dessus en pointant l’inventaire des stocks et mon chef m’a ordonné de la boucler. Je crois que la direction ne veut pas faire de vagues. — Pourquoi ? — Pour éviter qu’on se fasse des idées, tiens ! La blonde buvait sa bière et continuait de dévisager le nouveau venu. D’un geste à la fois inélégant et charmant, elle s’essuya la bouche avec le pouce. — Qui a pu faire un truc pareil ? insista la brune. Ce que je voudrais savoir, c’est s’il te viendrait à l’esprit de piquer un pénétrateur. — Peut-être, si j’étais en manque, répondit la blonde en rivant ses yeux sur ceux de Blake… … qui jugea préférable de repartir dans la direction d’où il était venu. — Mike ! Mike Mycroft ! Tovarichtch ! La voix de baryton d’Evgueny lui parvint à travers les cris, les sifflements et les miaulements du synthékord, et tous le regardèrent une fois de plus. Autant pour son incognito. Il sourit au Russe. Blake ignorait toujours quelle position occupait cet homme, mais sans doute était-elle élevée car un chemin s’ouvrait devant lui au sein de la cohue. Son nouvel ami tenait par les épaules une jolie femme qu’il serrait contre lui. — Vois un peu qui j’ai pensé te faire connaître ! rugit Evgueny. Il accompagna ses propos d’un clin d’œil que n’eût pas désavoué Long John Silver. — Lydia, c’est cet ami dont je t’ai tant parlé… Grands yeux bruns, sourcils audacieux, hautes pommettes et bouche généreuse, longs cheveux blonds ramenés pour des raisons pratiques en queue-de-cheval sur la nuque… comment s’appelait-elle, déjà ? — Mike, je te présente Lydia Zeromski, à qui j’ai vanté tes mérites. Nous avons une chance extraordinaire, tovarichtch. Lydia devait partir pour chantier d’aqueduc avec son marscam mais il y a eu contrordre. Hélas, elle nous quittera bientôt. En vérité, Evgueny n’avait prononcé le nom de Lydia Zeromski qu’à une occasion, au milieu d’une énumération de femmes seules auxquelles il estimait qu’il eût été justifié de s’intéresser. Mais Blake savait bien d’autres choses sur son compte. Il continua de jouer la comédie. — Charmé de vous rencontrer. Il adressa un sourire enjôleur à Lydia, qui l’empala du regard. — Merci, lui dit-elle. Puis elle reporta son attention sur la paroi qui se dressait derrière lui. Il savait par les dossiers d’Ellen que cette femme avait été la maîtresse d’une des victimes du double meurtre perpétré quinze jours plus tôt. Il ne s’était pas écoulé suffisamment de temps depuis le drame pour qu’elle eût retrouvé ses dispositions joyeuses… même si c’était elle qui avait commis ce crime. — Mike, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer, dit Evgueny. Il se détournait du comptoir avec deux bouteilles de bière ruisselantes de condensation dans ses larges mains. Il en tendit une à Lydia et prit le temps d’ingurgiter la moitié du contenu de l’autre avant de reporter son attention sur Blake. — Ah… oui ! Tu as un emploi, mon ami ! — Un emploi ? Quel genre de travail ? — Mécanicien de huitième catégorie, sur chantier d’aqueduc. Tu n’appartiens pas au syndicat, mais j’ai obtenu que tu sois embauché à un poste intéressant. — Je te remercie, mais je suis plombier de sixième catégorie et je ne veux pas recommencer au bas de l’échelle… — Estime-toi heureux de ne pas débuter comme apprenti, tovarichtch. C’est ce que prévoit règlement. Et comme j’ai pas mal d’influence, tu n’auras pas à passer d’examen. Tu commences après-demain. Après-demain ? — Présente-toi à huit heures du matin au dépôt des véhicules. La boîte de conserve partira pour Tharsis à huit heures trente. Blake fixa le gros Russe souriant pendant plusieurs secondes avant de retrouver sa voix. — La boîte de conserve ? — Transport de personnel. Dix places dans compartiment arrière. Quatre jours de route. Repas emballés standards… ou presque. T’inquiète pas, tovarichtch ! C’est un travail, hein ? Et un bon. Tu économises beaucoup d’argent… pas un seul endroit où dépenser ton salaire ! Le rire d’Evgueny était un aboiement. — Et je t’offre une autre bière en prime. Blake étudia Lydia qui paraissait hypnotisée par les jeux de lumière d’une des vidéoplaques de la paroi d’acier inoxydable. — Il faut combien de temps pour aller jusqu’au chantier ? lui demanda-t-il. — Trois jours, fit-elle sans le regarder. — Et vous faites ce trajet toute seule ? — D’habitude, nous formons un convoi. Mais pas pour mon prochain voyage. — Personne ne vous accompagne ? — Jamais. Elle daigna se tourner vers lui. — Enfin… sauf quand les pontes me demandent d’emmener un passager. DEUXIÈME PARTIE LA MORT DANS LES MAISONS DE VERRE 5 — Inspecteur Troy au rapport, lieutenant. Sparta adressa un salut réglementaire à l’homme assis derrière le bureau métallique de la petite pièce. Polanyi, le responsable de l’antenne locale, était un individu replet et zélé au teint blême. Il occupait ce poste depuis peu et sans doute n’était-il pas son aîné de plus de cinq ans. — Asseyez-vous, inspecteur Troy. Elle eût préféré rester debout mais devait lui permettre de jouer son rôle de chef. Elle s’installa en face de lui, sur une chaise en métal. Il baissa les yeux vers la vidéoplaque posée sur le plateau du bureau. — Nous avons tout ce que vous désirez. Notre équipe s’est occupée de cette affaire à temps complet. — Savez-vous ce que je voudrais vraiment ? — Je vous demande pardon ? Il releva la tête. Elle sourit, afin de le rassurer. — J’aimerais vous entendre dire que vous n’avez pas besoin de mes services et que je peux rentrer sur Terre. Les lèvres de l’homme s’incurvèrent mais restèrent pincées. — Je crois malheureusement votre présence indispensable. Vous avez acquis une excellente réputation en seulement quelques… — Excusez-moi, lieutenant, mais j’ai des démangeaisons dès qu’on cite mes états de service. Il sembla se détendre. — Je crains qu’en l’occurrence votre chance proverbiale ne refuse de vous sourire, déclara-t-il avant de pousser la vidéoplaque vers elle. En attendant votre arrivée, nous avons interrogé près de deux cents individus. Tous ceux qui pouvaient rôder dans les parages au moment de ces crimes. Nous avons même pu éliminer tous les touristes de la liste des suspects. Polanyi et son équipe avaient suivi la procédure à la lettre et il tenait à l’en informer. — En fait, il ne reste que les trois résidents déjà cités. Ils ont eu l’opportunité de commettre ces assassinats, en tout cas. Quant à leurs motivations… — Je préférerais ne pas m’en préoccuper pour l’instant. — Vous pensez aux actes de vandalisme perpétrés contre d’autres reliques de la Culture X ? — J’estime que si nous démasquons le coupable nous apprendrons par la même occasion quel était son mobile, fit-elle en citant le manuel. Polanyi hocha la tête. Cet homme aimait suivre les règles établies. Il ignorait que Sparta connaissait les raisons de ces agissements et ne souhaitait pas révéler ce qu’elle savait à un fonctionnaire tel que lui. — Quels sont les rapports que votre unité entretient avec la police locale, lieutenant ? — Les vigiles se chargent de maintenir l’ordre public et nous nous occupons du reste. — Par exemple ? — Le marché noir, qui accapare la majeure partie de notre temps. Le trafic de drogue pose lui aussi un sérieux problème. Il nous arrive de mettre la main sur des articles de contrebande qui possèdent une certaine valeur artistique, historique ou culturelle. Restent encore les différends qui opposent les travailleurs et ce gouvernement qui se veut socialiste mais a horreur des syndicats. Nous n’intervenons cependant que s’il y a sabotage ou malversations entre les particuliers et l’administration… ou les grandes sociétés. Le lieutenant Polanyi ne faisait aucune différence entre l’État et les multinationales. Il avait en ce domaine l’attitude typique des Euro-Américains, ce qui faisait de lui un excellent agent du Bureau spatial, prêt à exécuter tous les ordres qu’il recevrait, où qu’il fût en poste. Sparta adressa un coup d’œil à la vidéoplaque et feignit de prendre connaissance de quelques informations avant de repousser l’appareil et de déclarer : — J’étudierai tout cela plus tard. Quand elle bénéficierait d’une certaine intimité, elle se connecterait aux banques de données du système informatique et seules quelques secondes lui seraient nécessaires pour procéder à la copie de tous les fichiers utiles dans sa mémoire. Ce serait plus rapide que de lire des centaines de rapports rédigés dans le style propre à la plupart des représentants de l’ordre. — Je voudrais me familiariser avec les lieux du crime. — J’ai ici une reproduction du bâtiment. Il se pencha en arrière pour prendre un projecteur holo posé sur une étagère. — Parfait, dit-elle. Emmenez-le avec vous. Nous nous en servirons une fois sur place. Elle se leva. Polanyi ne s’y était pas attendu mais il l’imita aussitôt. — C’est une excellente idée, déclara-t-il. Il avait dit cela avec autant d’enthousiasme que si cette initiative lui était attribuable. Ils traversèrent les salles animées du siège local du Conseil des Mondes, le bâtiment où étaient exécutées toutes les tâches administratives dont les services de Station Mars ne pouvaient se charger. Ils passèrent devant un tribunal et une bibliothèque. Des panneaux lumineux indiquaient le chemin à suivre pour aller au centre de détention, à la clinique et à la cafétéria. Derrière les parois de verre Sparta voyait des gens se déplacer, discuter, communiquer avec leurs ordinateurs, et à travers les sols et les plafonds elle discernait une multitude d’autres employés. L’immeuble lui faisait penser à un jouet qu’elle avait eu autrefois : un labyrinthe tridimensionnel constitué de plaques de plastique transparent superposées. Le jeu consistait à faire rouler une bille d’acier du sommet au bas de l’assemblage, en la guidant vers les trous qui lui permettaient de changer de niveau. Elle se demanda si elle pourrait retrouver son chemin dans ce dédale vertical tant qu’elle ne se serait pas familiarisée avec la disposition des lieux. Ils empruntèrent un tube de liaison bondé de monde et bruyant. La population de Mars n’était pas assez importante pour justifier la présence de deux prisons, deux cliniques bien équipées et deux grandes bibliothèques, et c’est pourquoi il n’y avait que des bureaux dans l’Hôtel de ville de Labyrinth City. Des bureaux et autre chose. Elle s’arrêta sous un dôme verdâtre transparent, au milieu de la cohue de visiteurs qui la frôlaient au passage. Elle entendait les talons cliqueter sur le sol de verre et voyait des tenues disparates : combinaisons pressurisées ou vêtements d’intérieur complétés sur l’épaule par un sac contenant un scaphandre. Sparta regarda autour d’elle, avec intérêt. L’architecture de style palladien s’étirait dans le sens de la verticale et ici encore le verre était le principal matériau de construction. Le dôme de treize mètres de hauteur sur six de diamètre avait été coulé d’un seul bloc. Sur quatre parois de la coupole centrale s’ouvraient des couloirs voûtés aux parois elles aussi transparentes. Ils étaient arrivés en empruntant l’un d’eux. Elle discernait les autres ailes à travers les cloisons, mais l’éloignement augmentait l’opacité et les distorsions et il lui semblait étudier le fond d’une mare d’eau glauque. Au-dessus, là où l’épaisseur s’amenuisait, la cloche de verre devenait limpide et offrait une vision très nette de l’immense voûte de grès du renfoncement de la falaise qui abritait la ville haute. — La transparence me surprend, déclara-t-elle. Je croyais le verre simplement translucide, à cause de l’effet abrasif des grains de sable. — On ne peut les comparer à ceux de la Terre, expliqua Polanyi. Ils sont mille fois plus petits et font plutôt penser à des particules d’argile. Ils ne rayent pas le verre mais le polissent. Elle gardait toujours le cou penché en arrière. — Ils ont pourtant creusé cette arche naturelle. — Ce sont le gel et le dégel qui ont fait le plus gros du travail… et il y a de cela très longtemps. N’oubliez pas qu’il y a seulement dix ou vingt ans que ces bâtiments ont été construits. Avec le temps, même un simple polissage finit par user la plupart des matériaux. Sparta baissa les yeux. — Pas ceci. J’ignore ce que c’est, mais je n’y vois pas la moindre rayure. À l’aplomb du centre du dôme se dressait un piédestal sur lequel trônait une cloche en cristal xanthien. Rien n’était mis en montre dans la vitrine, à l’exception d’un coussin de velours rouge et d’un carton où était écrit : « Exposition suspendue à titre provisoire ». Provisoire ? L’auteur de ces lignes était un optimiste. Elle regarda les passants et écouta l’écho de leurs voix et de leurs pas. — Pourriez-vous m’attendre une minute, lieutenant ? — Eh bien, si vous… — Je n’en aurai pas pour longtemps, l’interrompit-elle sèchement. Si l’orgueil de son collègue en fut blessé, elle estima qu’il finirait par se cicatriser. Elle s’engagea d’un pas rapide dans le corridor illuminé où le second meurtre avait été perpétré, étudia l’écoutille du sas pressurisé situé à son extrémité et releva l’orientation du bâtiment. Au retour, elle effectua un bref détour vers le haut d’un escalier et suivit un autre couloir jusqu’au bureau de Dare Chin. Elle se pencha dans l’encadrement de la porte pour voir un déménageur installer des meubles, sans faire cas des regards étonnés que suscitait son comportement. Des sens dont elle seule connaissait l’existence sondaient toutes les choses sur lesquelles ses yeux se posaient et engrangeaient les informations ainsi obtenues dans sa mémoire. Moins d’une minute s’était écoulée lorsqu’elle revint auprès de Polanyi, sous le dôme central. — Voyons cette reconstitution, à présent. — À vos ordres, inspecteur. Je vous demande un instant… Il déplia le trépied de l’holoprojecteur puis procéda à des réglages. — Voilà. Il mit l’appareil en marche. La lumière du jour disparut, en même temps que tous les gens qui les entouraient. Sparta et le lieutenant ne pouvaient plus se voir, eux non plus. Ils se retrouvaient au cœur d’une reproduction parfaite de l’Hôtel de ville peu après l’arrivée des vigiles locaux sur les lieux, le soir du crime. — La nuit du dix-sept boréal, à vingt heures dix-huit minutes… heure locale, précisa Polanyi dont la voix s’élevait au sein des ténèbres. Ce qui correspond au quinze septembre sur Terre, vers deux heures du matin en temps universel. La cloche en cristal de la vitrine avait été basculée en arrière pour permettre aux feux des projecteurs d’atteindre directement le coussin où la célèbre plaque martienne avait reposé pendant près de dix ans. Cet écrin était cerné de trépieds qui supportaient des sources de lumière additionnelles et divers appareils orientés vers le milieu du présentoir vide. Sur le sol elle voyait un siège renversé… et un cadavre. — Dewdney Morland, commenta Polanyi. Sparta s’avança à l’intérieur de la projection holographique. Elle alla se placer au-dessus du corps de la victime. — Calibre vingt-deux. La balle d’uranium est entrée par la nuque pour ressortir au sommet du front, ajouta le lieutenant désincarné. Perforations très nettes des deux côtés, avec à la base du crâne des traces de brûlures qui indiquent que le coup de feu a été tiré à moins d’un mètre de distance. Une exécution. — Pourquoi une balle d’uranium ? — Je l’ignore, mais l’emploi de tels projectiles est assez répandu, ici. Les vigiles disent que la masse supplémentaire leur apporte une force d’impact plus importante lorsqu’on tire de loin sous une pesanteur réduite. Le folklore local. — Vous ne l’avez pas retrouvée ? — Non, pas plus que celle qui a tué Chin. L’arme du crime a également disparu. — L’assassin a pu utiliser un compteur Geiger pour les localiser et les récupérer. Bien que faites avec de l’uranium déjà soumis à fission dans des réacteurs nucléaires, ces balles conservaient des traces de radioactivité. Elle reporta son attention sur le corps holographique de la victime. Morland, un xénoarchéologue de trente-cinq ans, avait étudié la plaque martienne sous un fort grossissement et diverses longueurs d’onde. Cet homme obèse avait une barbe blonde broussailleuse qui couvrait ses joues en y formant des plaques irrégulières et des cheveux crasseux dont les mèches emmêlées recouvraient le col de sa veste : un vêtement de tweed organique et coûteux devenu informe et d’une propreté douteuse au fil du temps. Une blague à tabac s’était renversée sur le sol et sa main droite serrait toujours le tuyau d’une pipe. — Rotation, s’il vous plaît, demanda-t-elle. Polanyi, invisible, manipula les commandes de l’holoprojecteur et l’image pivota lentement. L’immeuble donna de la bande et le cadavre fut révélé sous tous les angles. La vitrine et les appareils de mesure immatériels passèrent à travers Sparta. — Par-dessous. La scène bascula et elle vit le corps de Morland qui gisait à plat ventre comme si elle le regardait depuis un point d’observation situé sous le plancher. — Son expression traduit de la tension mais aucune peur, déclara-t-elle. Tout laisse supposer qu’il ne se doutait pas de ce qui allait se produire. — Qu’en déduisez-vous ? fit la voix creuse et lointaine du lieutenant. — Il est encore trop tôt pour avancer des hypothèses. Sa nervosité était peut-être attribuable à ce que lui révélaient ses appareils. Elle fit une pause. — Que savons-nous sur cet homme ? Sparta n’avait pas pour habitude de poser des questions de pure rhétorique, mais elle espérait inciter Polanyi à orienter ses pensées dans des directions moins conventionnelles que celles qu’elles avaient suivies jusqu’alors. Elle disposait d’informations détaillées sur le compte de la victime, mais rien qui permît de progresser dans cette affaire. L’archéologue devait sa réputation, d’ailleurs modeste, à trois articles – bien qu’il en eût publié des douzaines – où il affirmait qu’il était possible de déduire la nature des outils ayant servi à la fabrication d’objets préhistoriques des marques laissées sur ces derniers. Morland avait étudié les encoches creusées par les hommes de Cro-Magnon sur des os de rennes, les striures des chemises d’épis de maïs trouvées dans des puits à détritus anasazis, et les entailles faites par des maçons dans des chapelles syriennes du néolithique. S’il n’avait pu fournir des exemples précis de méthodes et d’outils employés, ses arguments étaient persuasifs et nul ne les avait contestés. La science du compagnonnage. Mars représentait pour lui un nouveau terrain de recherches, un bond entre l’étude des techniques primitives de la Terre et celle d’une technologie extraterrestre si avancée que nul ne pouvait en assimiler les principes. Bien que la composition de la plaque martienne fût connue – titane, molybdène, aluminium, carbone, hydrogène et traces d’autres éléments –, les méthodes qui avaient permis leur association en un alliage bien plus dur et résistant que le diamant restaient incompréhensibles. Et le procédé employé pour la graver était tout aussi énigmatique. Tel avait été l’objet de ses études. Un mystère que bien d’autres chercheurs s’étaient efforcés en vain d’élucider avant lui. Pour travailler ce matériau, le plus dur jamais découvert, il avait fallu disposer d’outils encore plus résistants… des outils ou autre chose. Morland avait convaincu la Commission culturelle du Conseil des Mondes qu’il n’endommagerait pas la plaque – une tâche aisée étant donné que rien ne pouvait l’entamer – et persuada ses membres qu’il apporterait sa modeste contribution aux connaissances de l’humanité à son sujet. — Nous avons copié ses banques de données, déclara Polanyi. — Je voudrais visiter le reste, au cas où il y aurait encore quelque chose à découvrir. J’ai suffisamment vu Morland pour l’instant. Le bâtiment immatériel soumis aux volontés du lieutenant bascula et glissa sous eux. Dès qu’il se fut redressé ils suivirent sans se déplacer le couloir que Sparta avait exploré un peu plus tôt. — L’autre victime… Les images cessèrent brusquement de défiler, et si les murs illusoires avaient possédé une masse la force d’inertie les eût brisés. Un second cadavre gisait sur le dos dans une mare de sang, les jambes et les bras en croix. — Dare Chin. Darius Sénèque Chin. Un des premiers colons de Labyrinth City. Un homme apprécié de tous. — L’adjoint au maire. Il effectuait des heures supplémentaires parce que Morland ne pouvait procéder à ses expériences pendant l’ouverture des bureaux et qu’il aurait été risqué de le laisser seul avec la plaque, commenta Sparta d’une voix plate. — C’est exact. — Où était le maire, cette nuit-là ? — Il fait un séjour de deux mois sur la Terre. Un congrès de responsables municipaux, je crois. Chin, un homme brun et mince de grande taille, avait un visage agréable mais trop ridé pour ses trente-cinq ans. Ses yeux marron écarquillés et son expression traduisaient de la surprise mais pas la moindre peur. Il portait un ensemble en polytoile brune, un tissu qui ne nécessitait presque aucun entretien et était très prisé par les premiers colons de Mars. — Une autre balle d’uranium, je présume ? demanda Sparta. — En plein cœur. D’assez loin, cette fois. La force d’impact l’a repoussé de huit mètres. — Pas un simple exécuteur, alors. Un tireur d’élite. — Nous avons affaire à un professionnel. — Ou à un amateur enthousiaste, un amoureux des armes, un individu qui a une cause à défendre. Et ce crime avait été commis pour servir un idéal, c’était une des rares choses dont elle avait l’absolue certitude. — A-t-il pris l’escalier qu’on voit là-bas ? — Oui, son bureau est situé en haut des marches. Il étudiait les dossiers de quelques affaires civiles. Nous avons ses… — Je m’en occuperai plus tard. Peut-on voir cette pièce de l’extérieur ? — Oui. La vieille Nutting – c’est la vigile qui est passée devant le bâtiment peu avant l’heure supposée des meurtres – affirme que tout était plongé dans l’obscurité à l’exception de la salle du dôme illuminée par les projecteurs de Morland, le bureau de l’adjoint au maire et quelques couloirs. Elle les a vus tous les deux, en vie et bien portants. Elle a également reconnu Lydia Zeromski qui se trouvait avec Chin. Ils se disputaient. — Alors que n’importe qui pouvait les voir ? Il sourit. — Nous avons un dicton, inspecteur. Ici, on dit que les gens qui vivent dans des maisons de verre s’inquiètent peu de leurs pairs. Autrement dit qu’ils ne font pas grand cas de leur intimité. — Jamais ? Sparta était sceptique. — Les Martiens se contentent de baisser les stores, lorsqu’ils en ressentent le besoin. Elle avait lu le rapport de la vigile. Cette femme âgée qui ne tarderait guère à partir à la retraite jurait n’avoir vu que trois individus à l’intérieur du bâtiment. Mais Sparta qui venait de visiter l’Hôtel de ville et l’hologramme de sa reconstitution nocturne savait désormais que le témoignage de Nutting était sujet à caution… quelqu’un pouvait s’être dissimulé dans les ombres. L’épaisseur des parois de verre suffisait pour déformer une silhouette et la rendre indistincte. — J’aimerais l’interroger dans l’après-midi. — Le poste central des services de sécurité est situé dans le même immeuble que nos bureaux. Vous n’aurez qu’à prendre rendez-vous quand nous rentrerons. Sparta verrait cette femme, mais elle savait déjà ce qu’elle apprendrait. Nutting effectuait ses rondes avec la précision d’une horloge, en dépit des principes élémentaires de sa profession… elle cédait à la paresse et à l’habitude, et il ne faisait aucun doute que le tueur avait chronométré ses passages. Elle n’en tenait pas rigueur à cette femme âgée. Le climat de l’Antarctique était tropical, comparé à celui de ce monde, et nul ne sortait la nuit hormis en cas de nécessité absolue. Sparta comprenait pourquoi Nutting – assez vieille pour souffrir de la froidure même à l’intérieur d’une combinaison chauffante – retardait jusqu’au tout dernier instant le moment où il lui fallait quitter son bureau confortable, enfiler son scaphandre et aller parcourir des rues glaciales en étant cinglée par le sable. L’assassin avait dû attendre son passage dans un des tubes pressurisés qui reliaient la cité à l’Hôtel de ville. Trois minutes après que la vigile eut laissé derrière elle le bâtiment illuminé, l’alarme avait retenti dans les locaux des services de sécurité… situés à une centaine de mètres seulement des lieux du crime. La première sirène s’était déclenchée quand on avait subtilisé la plaque martienne. La plupart des autres systèmes – renifleurs, sondes volumétriques, détecteurs de passage, etc. – avaient été débranchés pour permettre à Morland de travailler, mais une autre sonnerie avait signalé l’ouverture de la porte externe du sas de l’entrée principale avant la fermeture complète de la porte interne, ce qui avait provoqué une brève chute de pression. Le voleur portait donc une combinaison pressurisée et s’était éclipsé non par des corridors à la chaleur agréable mais par des rues glaciales. — Allons examiner le sas. — Il n’y a rien à voir, inspecteur. Polanyi modifia les réglages de l’holoprojecteur qui les transporta vers de grandes portes à l’encadrement de bronze avant de leur en faire franchir d’autres, extérieures. Elle ne voyait au-dehors que les rides du sable modelé par le vent et quelques dépressions aux contours trop imprécis pour être assimilables à des empreintes de pas. Quelques mètres plus loin la scène s’interrompait sur le néant ténébreux qui régnait hors des limites de l’hologramme. — Le vent devait être violent. — Une brise légère, selon les normes locales. Sparta étudia les crêtes figées dans le sable fin par la prise de vue holographique. Ses capacités visuelles dépassaient de beaucoup la résolution de l’enregistreur et ses yeux ne lui étaient guère utiles… pas plus que ses sens de l’odorat et du goût qui lui auraient permis en d’autres circonstances de procéder à certaines analyses chimiques. Le crime avait été commis deux semaines plus tôt. Si elle avait pu commencer son enquête juste après… — Vous avez raison, lieutenant. Il n’y a pas grand-chose à voir. — C’est tout ce que nous avons pu reconstituer. Nous pensons que le tueur a emprunté ce chemin parce que les vigiles arrivaient par les couloirs. À moins qu’il n’ait eu un complice qui l’attendait à l’extérieur. — C’est possible. En l’absence de preuves, elle s’abstenait d’émettre des hypothèses. — Les vigiles ont fait du bon travail, précisa Polanyi qui tenait à faire montre de loyauté envers ses collègues. Ils sont intervenus aussitôt. Vous avez sous les yeux ce qu’ils ont trouvé. Pas d’arme du crime. Pas de témoins. Pas d’empreintes ou d’autres indices matériels. — Merci, vous pouvez arrêter le projecteur. Il obéit et ils furent de retour sous la coupole lumineuse et animée de l’Hôtel de ville. Dix minutes plus tard ils étaient dans le bureau encore plus encombré et lumineux du lieutenant. — Voulez-vous que je vous parle des suspects ? Les trois individus qui ont eu l’opportunité de commettre ces crimes ? — Je vous en prie. Elle avait décidé de lui permettre de faire son travail et d’attendre d’être seule pour commencer à tirer des conclusions. Elle savait déjà que la plaque martienne avait bien été subtilisée cette nuit-là et non, par exemple, la veille ou l’avant-veille. Le vol avait eu lieu à l’instant précis où les autres reliques et documents se rapportant à la Culture X étaient détruits partout ailleurs dans le système solaire. Les prophètes avaient lancé leurs commandos dans le cadre d’une offensive généralisée… afin d’éliminer quiconque risquait de se rappeler ces textes et de les reconstituer. Sur Terre, une douzaine de chercheurs avaient ainsi perdu la vie. Sur Mars, Dewdney Morland était la victime désignée et l’exécution de Dare Chin relevait d’un simple concours de circonstances. Un homme, sans doute le plus important, avait échappé à cette attaque dirigée contre les joyaux de la couronne de la xénoarchéologie. À Port Hespérus, le Pr. J.Q.R. Forster avait survécu de justesse à un attentat à la bombe et était à présent placé sous la protection d’une équipe du Bureau du Contrôle spatial. Polanyi parlait. Sparta s’ordonna de lui prêter attention. — … population de presque dix mille individus auxquels s’ajoutent un maximum de deux mille touristes. Nous avons reconstitué les faits et gestes de quatre cent trente-huit pensionnaires de l’Interplanétaire et des six autres complexes hôteliers de Labyrinth City, au cours de cette nuit-là. Si d’autres étrangers se sont promenés en ville, nul ne les a vus et cette agglomération est trop petite pour qu’ils aient pu passer inaperçus. Nous avons donc concentré nos recherches sur la population locale. Sur la vidéoplaque du bureau apparut le visage d’une jeune femme. Yeux audacieux, large bouche, cheveux blonds rassemblés en queue-de-cheval sur la nuque. Malgré une silhouette élancée caractéristique des Martiens de longue date, elle paraissait à la fois forte et compétente. — Lydia Zeromski, dit le lieutenant. Un chauffeur de poids lourds qui travaille sur la piste de l’aqueduc. Elle était la petite amie de Darius Chin – l’une d’elles, tout au moins – et Nutting l’a vue dans le bureau de ce dernier quelques minutes avant les meurtres. Aucun témoin ne pourrait confirmer l’heure de son départ. — Elle ? fit Sparta, sceptique. Elle aurait dû descendre au rez-de-chaussée, abattre Morland, subtiliser la plaque puis se retourner et tirer sur Chin venu voir ce qui se passait… — C’est réalisable. — En admettant qu’elle ait voulu commettre ce vol, ne croyez-vous pas qu’elle aurait évité d’attirer l’attention par cette dispute ? — Si elle n’a pas tué ces hommes elle est peut-être la complice de l’assassin, rétorqua Polanyi. — Elle n’a pas de casier, lieutenant. — Cette fille a blessé un type à coups de barre de fer, dans un bar. Il n’a pas porté plainte. — Armes ? — Eh bien… pas déclarées, si c’est le cas. — Des relations douteuses ? — Pas que je sache. Sparta grogna. — Au suivant. — Cet homme. Zeromski fut remplacée sur l’écran par un individu proche de la quarantaine. Ses cheveux blonds très fins et presque incolores étaient si courts que son cuir chevelu rose apparaissait au travers. Sparta n’eut aucune difficulté à le reconnaître. — Wolfy Prott – Wolfgang Prott, plutôt –, directeur de l’Hôtel Interplanétaire de Mars. Que cet établissement ait servi de cadre à des ventes illégales de « souvenirs » martiens n’est un secret pour personne… pépites de minerai, fossiles et même quelques objets manufacturés. Prott a été envoyé sur Mars il y a un an par cette chaîne hôtelière. — Dont le siège est à Zurich… — Exact. Il travaille pour cette compagnie depuis environ dix ans… Athènes, Koweït, Cayley sur la Lune… d’abord dans les relations publiques, puis la vente, et enfin dans la gestion. C’est son premier poste de directeur. Il a une réputation de dragueur invétéré à ses moments perdus. — Son théâtre d’opérations ? — Les bars à touristes, presque jamais son propre établissement… et il se tient à l’écart des femmes du cru. Il a peut-être peur de leurs maris. — Et il n’a pas d’alibi pour la nuit des meurtres ? — Il déclare qu’il dormait dans sa suite, mais des témoins l’ont vu sortir de l’hôtel en combinaison pressurisée peu avant les crimes et une heure après il prenait un dernier verre en compagnie d’un de ses employés. — Ses déclarations ne tiennent pas debout. À tel point qu’elles en sont ridicules. — Il mijotait quelque chose… j’ignore quoi. — Pas un meurtre, en tout cas. — Oh, un dernier détail, ajouta Polanyi sans pouvoir dissimuler son autosatisfaction. Wolfy est un tireur d’élite au pistolet de compétition. Il y a un stand de tir, au sous-sol de l’hôtel, et il est son client le plus assidu. — Une de ses armes aurait-elle disparu ? — Eh bien, nous ne savons pas combien il en… — C’est parfait, l’interrompit-elle d’une voix sèche. Qui d’autre avez-vous à me proposer ? Elle avait espéré ne pas voir le visage séduisant et basané qui apparut sur la vidéoplaque. Les lèvres de ce jeune homme aux yeux bruns et à la chevelure noire bouclée s’entrouvraient en un sourire qui révélait des dents blanches régulières. Il portait une combinaison pressurisée de type standard. Hélas, Polanyi ne l’avait pas éliminé de sa liste. — Le Pr. Khalid Sayeed, planétologue du Conseil des Mondes. Moins d’une heure avant les meurtres, cet homme et Morland se traitaient de tous les noms au bar de l’Interplanétaire… — Khal… Le Pr. Sayeed se serait emporté ? — Disons qu’ils étaient en violent désaccord au sujet du Projet de terraformage. Morland est ensuite parti pour l’Hôtel de ville et Sayeed prétend avoir regagné son appartement situé près du port, mais il ne peut le prouver. Sparta étudia l’image. Khalid était d’un an son cadet et avait le même âge que Blake. Elle l’avait vu pour la dernière fois à seize ans. Il semblait avoir bien vieilli et être devenu un adulte posé et sûr de soi. Comme elle et Blake, Khalid avait été un des cobayes du Projet de Développement d’Évaluation des Aptitudes Spécifiques lancé par les parents de Sparta dans le but de démontrer que les intelligences multiples propres à chaque enfant pouvaient être développées pour faire de chacun d’eux l’équivalent d’un génie. Khalid était une des réussites de cette expérience : intelligent, instruit et possédant de nombreux talents, il avait consacré sa vie à améliorer le bien-être de l’humanité. Mais d’après Blake il risquait aussi d’être un prophète. Un membre de la secte du Libre Esprit. Un adepte de ce culte implacable. — Si cela ne vous ennuie pas, lieutenant, je vais emporter ces fichiers. Sans attendre sa réponse, elle retira les cartes de données de la vidéoplaque. — Servez-vous, inspecteur. (Polanyi recula et écarta les mains pour lui présenter ses paumes.) Vous avez tout ce dont nous disposons. Que pourrais-je encore vous proposer ? De vous faire découvrir la vie nocturne de Labyrinth City ? — Non, merci, mais ce n’est que partie remise. Quand le vent se sera calmé, peut-être ? Polanyi lui adressa un sourire sans joie. — Il souffle toujours, ici. 6 L’humidité ambiante déposait une pellicule de condensation sur la voûte de verre du Salon Ophir. Le maître d’hôtel guida Sparta vers quelques volées de marches puis ils se faufilèrent entre les tables pour traverser des terrasses qui surplombaient la plus vaste étendue d’eau de la planète… une eau très verte. Dans la piscine cernée de palmiers barbotaient et nageaient une douzaine de jeunes gens au corps nu si bronzé et bien proportionné qu’ils ressemblaient plus à des mannequins qu’à des touristes. Sans doute étaient-ils rémunérés pour s’ébattre ainsi à l’heure du déjeuner, se dit Sparta. Une sorte de défilé de mode, mais sans la mode ! La table de Khalid Sayeed occupait un balcon que quelques palmiers rachitiques séparaient du bassin. L’homme se leva pour l’accueillir : un des rares individus au sourire si éblouissant et au regard si fascinant qu’ils paraissaient plus grands qu’en réalité. — Inspecteur Troy, je ne sais comment vous remercier d’avoir accepté de me rencontrer. Elle prit la main tendue et la serra, très vite. — Professeur Sayeed. La fragrance légère et agréable de son interlocuteur parvenait à ses narines, et elle n’eut pas à mettre à contribution ses sens surnaturels pour obtenir la confirmation qu’elle était bien en présence d’une vieille connaissance. Pour sa part, s’il identifia la fille avec qui il avait effectué ses études dans le cadre du projet SPARTA, il n’en laissa rien paraître. Ils avaient reçu la même éducation et appris à respecter les règles du savoir-vivre – apparemment innées chez cet homme, qui n’aurait quoi qu’il en soit jamais fait le premier pas. Elle s’assit en face de lui et de vieux souvenirs remontèrent à la surface de son esprit… Khalid, à neuf ans, dans l’aire de jeux aménagée sur le toit de la New School et plongé dans une discussion théologique avec Nora Shannon. Il conservait son calme et sa douceur face à la fille qui refusait d’admettre, désormais avec désespoir, que l’islam rendait le rôle du christianisme dépassé. Et il finit par la contraindre à déclarer forfait, car il citait bien plus d’extraits du Coran – pour ne pas parler de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin – qu’elle n’en connaissait du Nouveau Testament. Après quoi il entreprit de lui expliquer pourquoi la secte Shi’a à laquelle appartenait sa famille était l’unique dépositaire véritable des enseignements de Mahomet… Khalid, à douze ans, au cours d’un voyage aux Caraïbes, cerné par des requins sous le regard horrifié des parents de Sparta. Son avion à pédales était tombé dans la mer et il maintenait les squales à distance depuis plus de vingt minutes en leur donnant des tapes sur le nez avec ses chaussures… Khalid, à quinze ans, qui dirigeait le Manhattan Youth Philharmonie. Son interprétation enlevée et pleine de brio de la Symphonie italienne de Mendelssohn serait saluée par des applaudissements frénétiques puis par une mondiovision au cours de laquelle on annoncerait l’apparition d’un nouveau Bernstein… — Je dois aller effectuer un vol d’observation, demain matin, et je ne voulais pas disparaître avant que vous n’ayez pu me joindre, déclara-t-il. Le maître d’hôtel leur présenta des menus écrits à l’encre authentique sur un papier qui semblait lui aussi véritable, à en juger par sa texture. — Disparaître ? — Ce vol ne devrait durer que deux jours, mais les déplacements aériens sont sur ce monde imprévisibles et si mon retour devait être retardé je ne voudrais pas vous inciter à croire que je vous fuis. — Je vous prie de m’excuser, intervint avec affectation le maître d’hôtel, mais souhaitez-vous prendre quelque chose avant le repas ? — Vous laisserez-vous tenter par un apéritif ? demanda Khalid. Sparta vit du thé dans son verre : du Ceylan, d’après son arôme. — Je prendrai la même chose, dit-elle. — Très bien, madame. Un serveur va s’occuper de vous dans un instant. Il s’éclipsa. Khalid prit la théière posée sur la table et la servit. Elle reporta son attention sur le breuvage, qu’elle trouva excellent mais un peu trop âgé – les techniques de transport s’étaient améliorées au cours des derniers siècles, mais le Sri Lanka était plus éloigné de Mars que de l’Angleterre – avant de faire à nouveau cas de son interlocuteur. — Tout ce que je veux obtenir de vous, professeur Sayeed, c’est la preuve que vous n’avez pu tuer ces hommes et commettre ce vol. — La preuve ? Il ne souriait plus et seul l’éclat de ses yeux traduisait un certain amusement. — Des écoles complètes de philosophes et de mathématiciens ont été fondées afin de démontrer que rien n’est assez probant pour offrir des certitudes. — Mais la vérité existe. — Je le pense, contrairement à Ponce Pilate. Reste la loi… et je ne la remets pas en question. Je présume que vous avez lu ma déposition, inspecteur. Elle hocha la tête. — Peu avant l’assassinat du Pr. Morland, vous avez eu une altercation avec cet homme. Cela s’est passé ici même, dans cet hôtel. Vous êtes parti peu après lui et on ne vous a revu que le lendemain matin. — C’est exact. Je ne peux hélas prouver que je suis rentré chez moi pour regarder une infovid sur le projet de mise en valeur du Sahara, faire mes prières du soir et me coucher. Mais telles ont été mes seules activités. — Vivez-vous seul, professeur ? — Oui. — Mais vous êtes marié ? — Ma femme vit à Paris, avec son père et sa mère… pour ne pas parler d’une multitude de tantes, d’oncles, de frères, de sœurs et de cousins. Je suppose que vous le savez déjà. (L’étrange expression à la fois moqueuse et pensive qui incurva ses sourcils fut éphémère.) Mais vous a-t-on informée que je ne l’ai jamais rencontrée et qu’elle n’a que quatorze ans ? C’était le cas. Issu d’un milieu modeste, Khalid avait pu entrer à la New School grâce à une bourse accordée par la société philanthropique des Tappers. Ses brillants résultats avaient attiré l’attention d’une branche puissante de sa famille et ce mariage organisé sans le consulter représentait pour lui un honneur, l’indice que son grand-oncle ferait peut-être un jour de lui l’imam des Sayeedi. — Vous habitez près du port, fit-elle remarquer. — Oui, place de Kirov, dans le complexe du PTM. — Votre immeuble n’est pas relié au réseau des tubes urbains. Quand vous sortez de chez vous, emportez-vous toujours votre combinaison pressurisée ? Elle désigna de la tête le sac de toile brune qu’il avait posé sur une chaise, à côté de lui. — Tous les habitants de Mars le font systématiquement. Où est le vôtre ? — Dans ma chambre. — Je vous conseille d’adopter au plus tôt nos usages. Voyez ceci… Il engloba d’un geste les arbres, la piscine, le toit de verre ruisselant de condensation. — Tout n’est qu’une illusion qui peut disparaître en un instant. La réalité qui entoure ce mirage est constituée de dioxyde de carbone raréfié et gelé. Si un rocher se détachait de l’arche naturelle qui surplombe nos têtes… — Je suivrai votre conseil. Elle était sincère et le simple fait de penser aux dangers lui faisait regretter son imprudence, même si elle ne pouvait l’avouer. — Votre immeuble… il comporte trois niveaux aux entrées indépendantes. Le logement que vous occupez est situé au premier étage, auquel on accède par un escalier extérieur. — Je constate que vous n’êtes pas restée inactive, ce matin. Savez-vous pourquoi j’ai jeté mon dévolu sur cet appartement ? — En raison de la vue, je présume ? — C’est en effet un élément de mon choix. Il se pencha en arrière pour boire une gorgée de thé. — Quand des musulmans ont pour la première fois embarqué pour l’espace un problème s’est posé à eux, inspecteur. Ils devaient déterminer la qibla, la direction dans laquelle il convient de se tourner pour prier, autrement dit la position de la Kaaba dans la Grande Mosquée de La Mecque. Si l’heure de la prière peut être décidée sur un plan local, l’emplacement de La Mecque – qui à partir d’une certaine distance se confond avec celui de la Terre – se modifie constamment. C’est pourquoi les musulmans orthodoxes se munissent de ceci. Il posa son verre et sortit de sa poche un objet plat et circulaire gros comme une montre de gousset. Il le posa sur la table. — C’est une reproduction à l’échelle d’un quart d’un astrolabe du XIVe siècle dû à l’astronome Ibn al-Sarraj d’Alep. L’instrument se composait d’une superposition de disques de bronze incisés et portant des inscriptions en arabe. Celui du dessus était une grille de coordonnées sphérique. De minuscules égratignures et imperfections révélaient son origine artisanale. Sparta l’étudia. Elle l’examina de bien plus près que n’eût permis de le faire un œil normal, mais nul ne pouvait se douter de l’intérêt qu’elle lui portait. Le cerveau est un organe malléable et on peut lui apprendre à éliminer une image superposée à une autre. Comme les utilisateurs des vieux microscopes monoculaires, la jeune femme réglait à sa guise la netteté et le rapport de grossissement de son œil droit macroscopique sur tout objet de petite taille ou éloigné sans pour autant se trahir en fermant l’autre paupière. — Une copie magnifique. — Et fonctionnelle, précisa Khalid. Elle sert d’astrolabe dans l’hémisphère nord de la Terre – et même sur Mars si on se donne la peine de procéder aux conversions nécessaires – mais sa principale caractéristique est l’ajout d’un système de guidage inertiel miniaturisé. Il fit tourner l’appareil jusqu’au moment où l’aiguille de bronze montée sur l’axe central dépassa la ligne équatoriale incurvée de la grille. — C’est en quelque sorte ma boussole spirituelle. Où que j’aille et où que puisse se trouver la Terre, l’alidade me désigne La Mecque. — C’est absolument fascinant, dit-elle d’une voix plate. Mais j’avoue ne pas saisir le rapport avec le choix de votre logement. — C’est très simple. Ma chambre est orientée vers le ciel sous un angle de deux cents degrés. Ainsi, la qibla n’est presque jamais située face à une paroi. Il leva les yeux. — Ah ! On ne nous a pas oubliés. Le serveur arrivait et le moment était si opportun que tout semblait avoir été minuté. Ses commentaires sur l’astrolabe qu’il rempochait lui avaient permis de ne rien dire ayant un rapport avec l’enquête. Il se fit ensuite un devoir d’apporter des précisions sur les spécialités locales dont le serveur récitait la liste – chèvre de Station Mars rôtie et farcie d’ail et de prunes ; saumon poché apporté par navette des viviers du cargo Doradus qui venait de se placer en orbite – et il alla même jusqu’à fournir les recettes des plats les plus raffinés qui figuraient au menu. Quand Sparta opta pour une salade verte, il n’en parut pas choqué et donna même l’impression d’approuver un tel choix. Mais il ne put quant à lui résister au saumon. Le serveur les laissa. — Parlez-moi de votre altercation avec Morland, professeur Sayeed. Son sourire se réduisit. — Je me contenterai de vous en esquisser les grandes lignes. Je sais que vous étofferez mes déclarations à partir de vos autres sources d’information. — J’ai tout mon temps. — Alors, je vais commencer par le contexte. Il but une gorgée de thé et fit une pause pour lui indiquer qu’il choisissait ses paroles. — Les xénoarchéologues et les xénopaléontologues ont une tâche difficile. L’atmosphère martienne était autrefois saturée d’humidité et de l’eau coulait en abondance dans le désert martien… Je précise qu’on en trouve toujours dans les sites les plus bas, là où la glace mise à nu peut fondre sans se sublimer et où une pression atmosphérique plus forte l’empêche de s’évaporer au fur et à mesure que le processus a lieu. Mais ce sont désormais des phénomènes très rares et peu importants : Il y a un milliard d’années, une atmosphère plus dense et un climat tempéré rendaient la situation différente. Les conditions climatiques se stabilisèrent pendant une période assez longue pour permettre à la vie d’apparaître et d’évoluer. Il en subsiste des fossiles, et quelques preuves que ce monde reçut la visite d’une race supérieure. Nous devons tout faire pour préserver ces trésors d’une valeur inestimable. Il fit une pause, pour préparer la suite. — La tâche des xénologues est à la fois difficile et noble, reprit-il. Ils doivent empêcher le passé de sombrer dans l’oubli en assurant la préservation de ses vestiges, mais… Les doigts de sa main droite s’ouvrirent comme les pétales d’une fleur. — Mars redeviendra un jour un paradis. Même sans l’intervention des hommes… dans un milliard d’années. Cette déclaration avait de quoi choquer, mais Sparta ne réagit pas et il ajouta : — La période de précession de l’orbite de Mars autour du Soleil et de ses pôles semble en effet indiquer que c’est la durée approximative du cycle de réchauffement de cette planète. Le dégel des calottes glaciaires et du permafrost permet à de l’eau d’apparaître à sa surface. Le but du Projet de terraformage de Mars est d’accélérer ce phénomène. Il faudra pour cela accentuer la densité de l’atmosphère et l’enrichir en vapeur d’eau. Au-delà d’un certain stade l’effet de serre prendra la relève et élèvera la température de l’air, ce qui augmentera la pression atmosphérique. Une fois la rétroaction positive déclenchée, les réserves d’eau abondantes mais pour l’instant inaccessibles fondront et irrigueront le désert sans s’évaporer aussitôt. Des plantes pousseront à ciel ouvert et libéreront de l’oxygène, un gaz qui sera fourni plus abondamment encore par les rochers ensemencés par certaines bactéries. Et un beau jour les habitants de ce monde pourront se passer de leurs scaphandres. Sparta était certaine qu’il débitait fréquemment un tel discours et que son auditoire exprimait alors sa surprise. Elle se contenta de lui rappeler : — Vous deviez me parler de votre altercation avec Morland. Il hocha la tête. — Mars a cessé de vivre il y a un milliard d’années. Mais, parce qu’il y avait autrefois de la vie sur ce monde, les xénoarchéologues, xénopaléontologues et xénobiologistes – le préfixe xéno ne semble pouvoir précéder que les noms de disciplines qui se rapportaient à l’origine à la Terre, car on ne trouve pas de xénophysiciens et de xénochimistes –, tous ces xénooptimistes, donc, paraissent croire que la vie indigène a pu survivre jusqu’à ce jour. Quelque part. Par miracle. Je partage leur passion et j’aimerais entretenir moi aussi un tel espoir, fit-il en tambourinant sur son verre du bout des doigts. Mais c’est impossible et telle est, en substance, la raison de mon désaccord avec le Pr. Morland. — Vous ne semblez pourtant pas être du genre à vous emporter pour de simples divergences d’opinions sur un plan théorique. — Notre discussion ne portait pas sur un sujet abstrait. L’eau est la clé de tout ce que je viens de décrire. On a avancé de nombreuses suggestions, par le passé. Pour faire fondre la calotte glaciaire du pôle certains ont proposé de la recouvrir de terre noire qui absorberait les radiations solaires, ou de créer de nouvelles espèces d’algues ou de lichens très sombres qui permettraient d’arriver au même résultat. D’autres ont suggéré d’utiliser des douzaines, des centaines ou des milliers de réacteurs nucléaires. Les idées ne manquent pas. En fait, toutes ces méthodes devraient être efficaces. Le seul problème, c’est qu’il faudrait attendre des siècles avant que l’hygrométrie ne s’élève de façon significative. Les projets pour faire fondre le permafrost sont encore plus surprenants. Je ne citerai comme exemple que la proposition de provoquer l’explosion souterraine de milliers de bombes atomiques… une idée moins motivée par l’avenir de Mars que par le désir des Euro-Américains de se débarrasser du stock d’armes avec lesquelles ils se menaçaient autrefois. Mais toutes ces solutions ont un grave inconvénient. — La planète en serait sérieusement éprouvée, fit-elle observer. — Le plus grave, c’est que l’épreuve en question serait de nature artificielle alors qu’il existe un moyen d’accélérer le cycle d’une façon que je qualifierais de naturelle. Ce monde subirait un choc, mais il serait en quelque sorte écologique. Il fit une nouvelle pause et cette fois elle accepta de coopérer. Elle lui posa la question qu’il attendait. — Et ce serait ? — Un bombardement cométaire, répondit-il avec enthousiasme. Les comètes se composent surtout de glace. Pendant la genèse de Mars – et des autres planètes intérieures – ce monde a été percuté par des essaims de ces astres qui lui ont apporté de l’eau, du carbone et des molécules organiques. Il y a un milliard d’années, l’intensité de ces « pluies » a commencé à diminuer, mais nous pouvons en provoquer de nouvelles. Nous avons les moyens techniques de dévier la trajectoire de tels astres. D’ailleurs, nous comptons faire un essai sous peu. — Vous allez provoquer une telle collision ? Il hocha la tête. — Un simple test, mais s’il est concluant l’eau ne sera pas gaspillée. Elle s’écoulera pendant une courte période sur le plateau de Tharsis avant de s’évaporer dans l’atmosphère… un apport plus important qu’en un demi-siècle de fonte de la calotte polaire. — Quand effectuerez-vous cette tentative ? — Dans quelques années. La comète que nous avons choisie est toujours au-delà de l’orbite de Jupiter. Il sourit. — Malgré la distance, elle se heurte déjà à la résistance de l’air chaud. Elle faillit rire. — Je vois… — Voilà de quoi Morland et moi avons discuté, inspecteur. Pas de simple théorie mais des détails de l’Opération Chute d’eau. Il s’y opposait avec véhémence. Il a même été jusqu’à comparer ce projet à celui des explosions nucléaires souterraines dont je vous ai parlé. Il convient de préciser qu’il était ivre. — Ivre ? — J’ai appris ensuite qu’il était resté pendant deux ou trois heures au bar du Salon Phénix. Je viens souvent dîner ici. C’est un des rares plaisirs que je m’accorde, inspecteur. J’allais rentrer chez moi quand j’ai croisé Morland qui m’a… pris à partie en m’adressant des propos sarcastiques et injurieux. — Pourquoi s’en est-il pris à vous ? Khalid leva un doigt et paraphrasa son antagoniste. — Ce bombardement préservera les calottes polaires, mais les comètes creuseront de vastes cratères qui pourront détruire des colonies de bactéries qui ont miraculeusement survécu au fil des millénaires, pour ne pas parler des vestiges inestimables de la Culture X. Il ouvrit sa paume, pour indiquer qu’il concédait ce point à son adversaire. — Le problème, c’est qu’il a formulé ces objections dans un langage que je n’oserais répéter. — Vous vous connaissiez donc. Comment ? — Nous nous étions rencontrés lors d’une réception organisée en son honneur une semaine plus tôt par Wolfy… Mr Prott, le directeur de cet hôtel. Je précise que j’avais écourté cette entrevue et fait en sorte de ne plus croiser son chemin. Morland était un personnage haut en couleur, mais il s’avérait aussi borné que ses collègues dès qu’il était question du projet. Son aversion pour mes activités professionnelles devait être aussi grande que celle qu’il m’inspirait à titre personnel. — Quel est votre rôle dans le cadre de cette Opération Chute d’eau, professeur Sayeed ? — Pour l’exprimer de façon concise, j’en suis l’auteur. Le serveur arriva avec un plateau et fit glisser des assiettes devant eux. Pendant les minutes suivantes ils restèrent silencieux. Sparta mâchonnait les feuilles caoutchouteuses d’une laitue qui avait poussé en apesanteur à bord de la station spatiale et Sayeed savourait son saumon. Leur mutisme se poursuivit lorsqu’ils eurent terminé le repas. Nul ne semblait désireux de reprendre cette conversation. Pour Sparta, la situation était délicate et elle ne savait quel comportement adopter. – Vous devez vous douter que vous figurez sur la liste des suspects, professeur Sayeed. — Je le supposais, mais je vous remercie de m’en apporter la confirmation. — N’allez pas croire que vous pouvez organiser et diriger votre propre interrogatoire et vous laver ainsi de tout soupçon. Il reste trop de questions sans réponse. Il s’abstint de discuter, de protester de son innocence, de tenter de se justifier. Il se contenta de l’étudier et de réfléchir aux options qui s’offraient à lui. — J’espère que vous irez jusqu’au fond des choses, inspecteur, car j’y ai intérêt. Je n’hésiterais pas à reporter ce voyage, si ce n’était pas aussi dangereux… en cette période de l’année les conditions météorologiques ne cessent d’empirer. — Ne vous tracassez pas, professeur. Quelle que soit la durée de votre absence je serai là à vous attendre, à votre retour. Il se pencha vers elle, l’expression empreinte de gravité. — Je peux vous proposer de m’accompagner et de poursuivre ainsi cette discussion. Je vous garantis que vous apprendrez bien plus de choses que vous ne l’imaginez. C’était donc cela, le but de leur rencontre, la finalité de cette mise en scène. — J’y réfléchirai. — Appelez les bureaux du PTM, quand vous aurez pris une décision. Si vous acceptez, je passerai vous chercher dans le hall demain matin, à cinq heures et demie. Et n’oubliez pas de vous munir de votre combinaison. Il se leva brusquement. — Si vous voulez bien m’excuser… l’addition est réglée. Je dois vous laisser. Il se détourna sans rien ajouter. Elle le regarda s’éloigner à grandes enjambées, une démarche qui eût mieux convenu dans le désert que dans ce restaurant. Elle bascula le levier sur la position de tir automatique et vida le chargeur sur la cible distante de vingt mètres. Les crépitements de l’arme étaient ininterrompus, à l’intérieur du long boyau de pierre et un unique éclair stroboscopique jaillissait du canon. Des geysers de sable se formaient dans le piège à balles de la paroi du fond et des confettis se détachaient du carré de carton. Elle baissa le pistolet et éjecta son chargeur avant de reculer de la ligne de tir et de repousser son protège-oreilles. Le responsable du stand retira le sien et le posa sur la tablette. — Eh bien, il ne nous reste qu’à prendre connaissance des mauvaises nouvelles. C’était un individu corpulent vêtu d’un pantalon blanc et d’un tee-shirt moulant assorti orné du logo de la chaîne hôtelière. Il pressa un bouton et la cible revint vers eux le long du câble. L’homme la décrocha et l’étudia en silence avant de lever sur Sparta un regard soupçonneux qui réunissait ses sourcils noirs et touffus. — Joli tir. Il lui tendit le carton perforé en son centre. — La chance des débutants, dit-elle. — Vous m’avez mené en bateau, inspecteur. Vous aviez déjà utilisé une arme à feu sur ce monde. Il inclina la tête en direction de la cible. — Je ne parle pas de ceci… Un trou du diamètre d’un projectile était visible à l’extérieur des cercles concentriques, dans l’angle inférieur droit. Sparta n’avait pas fait mouche, avec la première balle. — Mais j’aimerais malgré tout l’accrocher dans mon bureau, pour donner un peu d’inspiration aux amateurs. — Votre compliment me flatte, mais je n’y tiens pas. Elle lui tendit l’arme, par le canon. — Merci de m’avoir permis d’essayer. — Tirez un autre chargeur, la direction peut se le permettre. — Non, je ne voudrais pas fatiguer mon poignet… ces balles d’uranium ont une sacrée force d’impact. — Elles ne sont d’aucune utilité, ici. En fait, elles rendent seulement l’arme plus difficile à contrôler. Il prit le pistolet et le mit de côté pour le nettoyer plus tard. — Je dirais même qu’elles réduisent les avantages naturels offerts par cette planète : plus de puissance à poids égal. — Alors, pourquoi Mr Prott s’en sert-il ? C’est un excellent tireur, à ce qu’on m’a dit. — Disons que son cas n’est pas désespéré. Il hésita. — Mais je ne l’ai jamais vu employer ces projectiles. Ça ne veut pas dire qu’il ne le fasse pas, notez bien. — Qui en utilise ? — Pas grand monde, mais seuls les clients de l’hôtel et quelques hommes d’affaires de Labyrinth City fréquentent ce stand. Le type qui a été assassiné a voulu les essayer. — Morland ? — Ouais. Un vrai connard, mais avec un peu d’entraînement il a réussi à regrouper ses balles dans le mur du fond. — Il n’avait jamais pratiqué le tir, auparavant ? — Pas avec un pistolet, en tout cas. Et pas sur Mars. Je pense que Prott me l’a envoyé pour l’éloigner du bar. Je vais vous avouer quelque chose, inspecteur. Ce salopard avait une si grande gueule que j’ai été tenté de le descendre, moi aussi. Sparta le regarda, impassible. — Et vous me le dites ? Il haussa les épaules. — Vous pouvez me boucler, si ça vous chante. — Désolée, mais des tas de témoins vous ont vu loin des lieux du crime, cette nuit-là. Le visage rond de l’homme fut encore élargi par un sourire. — Ouais… les clients du Chat sont vraiment formidables, pas vrai ? Ils diraient n’importe quoi pour éviter des ennuis à un copain. 7 Phobos passait devant les étoiles et Deimos apparaissait dans le lointain sous la forme d’un point lumineux quand Blake quitta son alvéole de la ruche. Cinq cents mètres d’allées obscures et balayées par le vent le séparaient du dépôt de véhicules de la Noble Water Works. Il pressa le pas dans la pénombre jusqu’au secteur du port et son but situé face au désert. À une cinquantaine de mètres de distance les réservoirs d’hydrogène liquide faisaient penser à des œufs d’autruche en partie enfouis dans le sable. Il traversa en courant le terrain à découvert pour gagner leur abri. Accroupi dans leurs ombres, il étudia l’enceinte grillagée du dépôt illuminé. Il avait effectué une reconnaissance des lieux plus tôt dans la journée, en prenant soin de ne pas dévoiler son visage aux employés qui ne devraient pas pouvoir le reconnaître lorsqu’il viendrait se présenter à son travail. Sur ce monde, il n’avait pas à redouter des renifleurs chimiques ou biologiques à l’extérieur des bâtiments… un ou deux gardes, peut-être, mais aucun chien. Un grillage, des projecteurs, des caméras télécommandées, quelques sondes volumétriques et détecteurs de mouvement… un minimum en matière de mesures de sécurité. Et si les entrepôts de fret recevaient autant de visites que le laissaient supposer les rumeurs entendues au Chat gris, les veilleurs de nuit n’étaient guère vigilants. Tout semblait être fait pour faciliter la tâche aux rôdeurs. Les véhicules du dépôt s’alignaient derrière un double grillage. Entre des rangées de marscams aux allures d’insectes se tapissaient des rovers et des tracteurs qui paraissaient chercher ainsi à s’abriter du vent. Les engins auxquels Blake s’intéressait et qu’Evgueny comparait à des boîtes de conserve étaient remisés dans l’ombre de ce qui devait être un hangar de ravitaillement en combustible. Ils ressemblaient à des transports de troupes militaires – de simples coques d’acier montées sur des chenilles –, bien qu’aucune guerre ne fût livrée sur cette planète. Pas de conflit déclaré, tout au moins. Blake s’accroupit dans la cachette offerte par une cuve d’hydrogène liquide, le temps de faire le point. Il aurait pu saboter ces trois véhicules, mais cela l’eût occupé la majeure partie de la nuit et la découverte que tous avaient des problèmes mécaniques eût fait naître des soupçons. Il jugeait préférable de provoquer un accident qui les rendrait inutilisables, avec quelques autres engins et diverses machines en prime. Blake tenta de contenir son excitation. S’il adorait utiliser des explosifs, il savait que de tels passe-temps étaient répréhensibles et ne s’accordait des petits plaisirs de ce genre que s’il pouvait leur trouver une justification valable. Il étudia le réservoir d’hydrogène et l’énorme logo de la Noble Water Works peint sur la sphère. Il voyait un peu plus loin des cuves aux parois plus minces, destinées à recevoir un fluide de pression inférieure : de l’oxygène liquide. Ces deux gaz obtenus sous leur forme liquide par dissociation électrique des blocs de glace extraits du sol alimentaient les grosses turbines à gaz des moteurs des marscams. Hydrogène et oxygène. Un mélange détonant. Une puissance de destruction importante. Des conduites partaient de ces cuves et franchissaient l’enceinte de l’entrepôt juchées sur des pylônes, dégagées du sable pour faciliter les travaux d’entretien et surélevées pour ne pas entraver le passage des véhicules. À deux mètres de hauteur les piliers métalliques étaient entourés de fils aussi tranchants que des rasoirs, afin de décourager toute escalade. Au prix de quelques contorsions Blake aurait pu franchir cet obstacle, mais il avait trouvé un moyen d’accès plus pratique. Il progressa à découvert sur une vingtaine de mètres, jusqu’à une avancée de la clôture, puis il fit une pause dans le cône d’ombre d’un transformateur mal placé qui le protégeait des faisceaux de deux projecteurs. Mal placé, ou bien placé ? Il manqua rire en découvrant qu’en cet endroit les mailles du grillage avaient été cisaillées puis réunies par des torsades. D’autres que lui étaient souvent passés par là. Les voleurs professionnels – pour ne pas parler des occasionnels et des simples employés indélicats – suivaient des raisonnements identiques. Il glissa la main dans la poche de sa combinaison pressurisée et prit sa « trousse à outils ». Fervent partisan de l’improvisation, il avait mis à profit sa visite du port pour se constituer un assortiment de matériel en gardant les yeux ouverts et la main leste. Il utilisa un détecteur à induction sauvé de l’oubli pour s’assurer qu’aucun courant ne parcourait le treillis métallique, puis rouvrit le passage à l’aide d’une cisaille elle aussi empruntée. Il franchit la première clôture sans perdre de temps, puis renouvela l’opération sur la seconde. Les faisceaux des projecteurs se contentaient de dorer les nuages de sable soulevés par le vent. Ils n’auraient pu fournir plus de cachettes aux intrus même si leur disposition avait été étudiée en ce sens. Des allées d’ombre reliaient tous les véhicules. Ainsi qu’il l’avait espéré, les sondes volumétriques disposées dans la cour étaient facilement repérables et leur sensibilité devait être réduite pour empêcher le sable et les cailloux de déclencher des alertes intempestives. Blake effectua une sorte de ballet au ralenti comme dans un champ de mines posées à la surface du sol. Heureux de constater que des engins garés n’importe où et des réservoirs de combustible vides interrompaient les rayons laser de la plupart des détecteurs de passage, il se glissa avec prudence entre les géants de métal et se colla aux énormes chenilles des marscams. Il allait poursuivre son chemin quand il vit un fil de lumière rouge tendu devant lui. Sa présence lui fut révélée par un grain de sable emporté par le vent qui brasilla en le traversant. Le rai se prolongeait dans la nuit au-delà de la clôture. Blake étudia sa cible, un petit point rouge qui apparaissait par intermittence en fonction des balancements du grillage secoué par le vent. Il sortit une clé à tube nickelée de sa poche et l’installa sur la trajectoire du rayon, avec précaution et en se tenant prêt à prendre la fuite. L’alarme ne se déclencha pas. Il fit alors pivoter l’outil afin de renvoyer le trait de lumière vers une section différente de la clôture. Avec prudence, il contourna le piège en modifiant l’angle de réflexion au fur et à mesure de sa progression. Après avoir franchi l’obstacle, il rempocha son réflecteur improvisé. Toujours rien. Il libéra sa respiration. C’était presque trop facile. Les vidéoplaques du poste de garde, disposées en arc de cercle autour du bureau du responsable de la sécurité, étaient reliées à des caméras qui effectuaient un balayage panoramique des différents secteurs de l’entrepôt. — Toujours rien ? demanda Evgueny Rostov. Il se dressait derrière l’autre homme, les sourcils froncés et les bras croisés sur sa poitrine. — Tu peux le constater comme moi, Ev. Tous les voyants sont au vert et les vidéoplaques restent sur les mêmes canaux. — Ce dispositif de surveillance comporte tant de lacunes que notre homme pourrait entrer et sortir sans être vu. Son interlocuteur se carra contre le dossier du fauteuil ergonomique. Sa corpulence impressionnante indiquait qu’il devait y passer la majeure partie de son temps. — Lancer des insultes informées est un acte gratuit. — Pas informées mais infondées, grommela Rostov. Sans bases. Sans fondements. Nous parlons anglais, non ? — Infondées, ouais. Si j’étais aussi nul que tu le laisses entendre, la compagnie m’aurait déjà viré. Evgueny gronda : un son qui rappelait celui d’un moteur récalcitrant. — De toute façon, je doute qu’il se manifeste. Il s’est tenu tranquille, hier soir. — Il n’a jamais fait de mécanique, et il ne doit pas tenir à se retrouver sur un chantier où il devra prouver ses compétences. Ce soir, c’est sa dernière chance. — Il n’aura qu’à se faire porter malade, ou trouver une échappatoire de ce genre. — Et nous adresser un mot d’excuse de sa maman ? Ne sois pas ridicule. C’est un professionnel. Evgueny se détourna vers les fenêtres de la tour de garde pour scruter la cour déserte. Blake se dissimulait sous le pont de la conduite principale, caché par un étai d’acier. Les tuyaux reliaient les grandes cuves de stockage au poste de ravitaillement où étaient remplis les réservoirs amovibles. Une caméra vidéo juchée à l’angle de la bâtisse effectuait de lents panoramiques dans sa direction. Il recula dans l’ombre de la chenille d’un marscam pour attendre qu’elle eût balayé sa position et remarqua que son coaxial pendait sur le côté du hangar et se balançait sous les assauts de la brise. Il l’entendait claquer contre les briques de verre brut malgré la distance. Ce câble ballant était usé… et semblait sur le point de se rompre. Si la cassure se produisait dans sa partie supérieure, le vent l’emporterait sans doute jusqu’à un poste de dérivation ceint d’une cage grillagée situé sur un côté du hangar. Et si la valve principale fuyait et que la conduite contenait par un malheureux effet du hasard un mélange explosif d’hydrogène et d’oxygène… Dès que l’objectif fut tourné dans une autre direction Blake quitta son abri et courut à découvert sur les quelques mètres qui le séparaient de la bâtisse. Une fois là, il bénéficia d’un bonus. Le boîtier par lequel transitait la télécommande de la caméra recevait aussi les câbles des sondes volumétriques. Trois coups de pinces et des épissures rapides mirent ces appareils hors d’usage. Il s’apprêtait de nouveau à prendre la fuite… … mais il n’eut pas à passer aux actes. Il avait trouvé les bons branchements au premier essai. Il ne toucha pas à la caméra. Le hangar n’était pas pressurisé et la porte s’ouvrit sans opposer de résistance. Il pénétra dans une pénombre verdâtre atténuée par le halo des projecteurs de la cour, tous braqués vers le désert. Les dérivations et les valves formaient un ensemble de tuyaux impressionnant contre un des murs : un énorme collecteur de conduites d’acier, des canalisations enchevêtrées au point d’évoquer un accouplement de poulpes. L’hydrogène et l’oxygène liquides passent à l’état gazeux dans l’atmosphère martienne et leur mélange devait avoir lieu à l’intérieur des canalisations. Ce que Blake avait eu récemment l’occasion d’apprendre sur les principes des réseaux d’alimentation en eau d’une station spatiale n’incluait pas les branchements des collecteurs d’un poste de ravitaillement en combustible, mais un examen visuel lui permit d’extrapoler. En outre, certaines manettes étaient peintes en rouge. Il dut mettre toutes ses forces à contribution pour tourner ces volants qui ne devaient pas être souvent utilisés. Puis il referma les vannes. Il regagna l’extérieur et attendit dans l’ombre du seuil que la caméra eût regardé ailleurs pour ramper sur le ventre jusqu’à la cage de la valve de dérivation. Il utilisa à nouveau ses pinces, car nul voleur n’avait jugé utile d’emprunter ce passage, faute d’avoir des raisons de franchir le grillage. Une fois à l’intérieur, il tourna un volant d’un côté, un second de l’autre… ils lui opposeraient une résistance bien moindre. Il obtint très vite des résultats. Il n’eut qu’à coller son casque à la conduite pour entendre les sifflements des gaz qui se mélangeaient. Il s’extirpa du trou ouvert dans la clôture et étudia le coaxial secoué par le vent. La pesanteur réduite lui faciliterait l’escalade de la paroi et il n’aurait pas à pénétrer dans le champ couvert par le système de surveillance. Comme il ne désirait pas que la chute du câble fît tout exploser pendant qu’il serait encore accroché au mur du bâtiment le plus proche, il devait le réduire à quelques brins qui céderaient après son départ et avant que des gardes informés de la panne n’aient eu le temps d’arriver sur les lieux. L’entaille devrait être précise. Il utilisa son couteau et ne laissa que trois fils dénudés qui brillaient dans la nuit. Puis il redescendit la paroi en se laissant glisser et tomber. Sa technique manquait d’élégance mais il s’était à présent familiarisé avec le terrain et savait quand il convenait de plonger ou de sauter. D’autres caméras pouvaient épier son étrange ballet solitaire, là-bas, au sein des ombres des marscams et des boîtes de conserve. Un voyant rouge s’alluma sur la console. — Il est là ! s’exclama Evgueny. C’est quel secteur ? Envoie immédiatement une patrouille ! — Détends-toi, Ev. Les gardes sont déjà en route. Ton type n’est pas encore à l’intérieur, il s’en faut de beaucoup. Nous le cueillerons au moment où il escaladera la clôture. Ils voyaient sur des vidéoplaques deux vigiles armés se diriger vers la partie saillante du grillage d’enceinte. Ils couraient et leurs enjambées étaient allongées par la pesanteur réduite de ce monde. — Je savais qu’il tenterait d’entrer par là, déclara le chef de la sécurité. — Ouais ? Et comment ? — Oh ! Je pense qu’on pourrait parler d’instinct… Le gros homme se pencha en arrière dans son fauteuil et arbora un large sourire. — L’instinct et des années de méti… D’innombrables points lumineux remplacèrent l’image visible sur un des écrans et derrière les fenêtres le ciel nocturne devint blanc orangé incandescent. Le garde en fut si surpris que lorsqu’il voulut se redresser son mouvement brusque le fit tomber du siège. Evgueny avait déjà plongé pour saisir le sac de sa combinaison pressurisée. Le double vitrage des baies s’enflait vers l’intérieur. L’onde de choc faillit souffler le sas du bâtiment, mais l’écoutille résista. De même que les fenêtres : un fait dont le chef de la sécurité et Evgueny Rostov ne purent que se féliciter. Une sphère orangée lumineuse semblable à une lanterne japonaise démesurée s’éleva dans la nuit, à l’aplomb du dépôt de véhicules. Un geyser de flammes blanches grimpa à sa suite, une langue de feu régulière à l’éclat plus vif que celui des torchères d’un champ de pétrole. Blake s’était assis à l’abri d’une des grosses cuves d’hydrogène dont le contenu allait entretenir le brasier. C’était un spectacle magnifique. Grandiose. Il ne put s’empêcher de sourire. Les sirènes ne sont d’aucune utilité dans une atmosphère raréfiée et l’alerte fut donnée par les circuits des systèmes de communication et d’alarme. Aucun des pensionnaires de l’Interplanétaire de Mars n’entendit ni ne vit quoi que ce soit. L’incendie était invisible depuis l’hôtel, et nul ne fut dérangé par l’incident… à une exception près. Sparta s’éveilla, pour tendre l’oreille… Elle entendait le chant frénétique des fils téléphoniques, les vibrations des pas et les grondements des chenilles des véhicules. Des voix lui parvenaient à travers les cloisons de sa chambre : Un accident dans le secteur du port, un incendie, une explosion… Elle gémit. Blake avait fait des siennes. Bon sang, il ne pouvait décidément s’empêcher d’organiser des feux d’artifice ! Mais il avait agi pour son compte et cette fois elle ne lèverait pas le petit doigt pour le soustraire à la justice. TROISIÈME PARTIE LA TRAVERSÉE DES SABLES GELÉS 8 En partie enfoui dans les sables qui envahissaient le port spatial, le hangar du Projet de terraformage était presque invisible contre le décor de dunes. Le vent soufflait sur la remise comme sur une aile d’avion démesurée et tentait en vain de lui imprimer un mouvement ascensionnel. À l’intérieur, une immense voûte d’acier recouvrait une étendue de dalles de verre. La courbure de ce toit était si douce qu’il paraissait peu élevé, mais en son centre, l’armature de fines poutrelles métalliques privées de tout soutien surplombait le sol d’une trentaine de mètres. À travers les panneaux transparents de la toiture, le soleil matinal dardait des rais de clarté diffuse dans la pénombre. Un groupe d’une douzaine de marsplanes à la fois gigantesques et arachnéens évoquait un nid de faucheux. Khalid et Sparta se dirigèrent vers le plus proche de ces appareils. — C’est notre principal mode de transport, commenta l’homme d’une voix rendue grêle par le communicateur. Ces engins ressemblent un peu à ceux utilisés en Alaska au XXe siècle. Ils portaient leurs combinaisons pressurisées. Les larges portes du hangar étaient closes mais pas hermétiques. — Le diamètre de cette planète est deux fois moindre que celui de la Terre, mais elle est bien plus vaste qu’on ne pourrait le croire. Notre monde d’origine est aux trois quarts occupé par des océans et la surface de terre ferme est dans les deux cas comparable. Il se baissa pour passer sous une aile noire étroite et aussi longue qu’un terrain de football dont l’extrémité s’affaissait pour reposer sur le sol. Les ailerons de queue montés sur des longerons très fins s’élevaient presque jusqu’au plafond. — Essayez d’imaginer l’Asie, l’Afrique, l’Europe, les Amériques, l’Australie, l’Antarctique et les grandes îles… tout cela réuni en un seul continent, un désert où règnent en maîtresses la froidure, la sécheresse et la poussière, et où n’existent que cinq routes. Je précise que le fait de les appeler des routes relève de l’exagération. Sparta étudiait le marsplane dont la voilure les couvrait de son ombre et elle ne lui trouva guère de ressemblance avec un avion terrien. Elle le jugeait élégant, à sa manière. Il n’avait pas la grâce d’une fusée, d’un engin spatial ou d’une navette, mais celle d’un oiseau marin. Les ailes peu profondes s’incurvaient vers l’avant puis se rabattaient vers l’arrière ; une forme étudiée pour obtenir une capacité ascensionnelle optimale même à faible vitesse. C’était un appareil conçu pour prendre de l’altitude. Khalid ouvrit la verrière hémisphérique de la petite cabine fixée à l’avant de l’immense voilure. — Nous avons besoin d’une vaste surface portante pour nous élever dans cette atmosphère ténue, mais la fibre de carbone permet la fabrication de véritables géants. Et sur Mars la résistance de ce matériau est deux fois et demie plus grande que sur Terre. Il fournit ensuite des instructions à Sparta qui s’installa dans le siège arrière et boucla le harnais de sécurité sur sa combinaison pressurisée. — Je vois ses ailes, ses longerons de queue et la petite cosse dans laquelle nous devons prendre place, mais quel est son mode de propulsion ? voulut-elle savoir. — Le temps. Il se pencha pour vérifier ses angles. — Et des fusées d’assistance au décollage qui fournissent la poussée nécessaire pour prendre de l’altitude quand les vents sont défavorables. Une fois dans les airs, c’est un planeur. — Un simple planeur ? — Oui, un simple planeur. Elle pensait s’être exprimée d’une voix posée, mais le petit rire de l’homme lui indiqua qu’il venait de percevoir son appréhension. — Les premiers explorateurs utilisaient des avions sans pilote assez proches de ceux-ci, auxquels ils fournissaient de l’énergie sous forme de micro-ondes. Les antennes étaient logées dans les ailes et des moteurs électriques entraînaient de grandes hélices. Il termina la vérification du harnais et un regard approbateur confirma à la jeune femme qu’elle n’avait commis aucune erreur. — Le système manquait d’efficacité – ne serait-ce qu’en raison des nuages de poussière qui interrompaient parfois les faisceaux – et ils finirent par découvrir que tout cela était superflu. Dès que le nombre de satellites en orbite fut suffisant pour assurer la couverture de toute la surface de la planète, son climat devint le moteur de notre flotte aérienne. Il s’installa dans le siège du pilote. — De nos jours, les satellites restent en liaison directe avec l’ordinateur de bord qui connaît en permanence sa position exacte et est informé de la meilleure route à suivre pour atteindre son but. Il boucla son harnais et tendit les sangles. — Nous ne volons jamais en ligne droite, hormis pendant de courts instants, et nous ne courons aucun risque de nous perdre ou de nous échouer. — Nier l’existence des dangers est en soi périlleux, professeur Sayeed. — Comme je l’ai précisé hier, les tempêtes de sable posent parfois des problèmes. Surtout quand elles se lèvent à l’improviste et que leur importance nous interdit de les contourner ou de les survoler. Il rabattit la verrière. — C’est très rare, mais cette éventualité a été prévue. Quand cela se produit, nous devons nous poser et amarrer notre marsplane au sol. — Et vous dites que la mauvaise saison approche ? Il se tourna pour la regarder par-dessus le haut dossier de son siège, la main figée sur une des poignées de la verrière. — Il n’est pas trop tard pour renoncer. — Même si j’en éprouvais le désir ce serait impossible, professeur. Vous m’intéressez bien trop pour que je déclare forfait à présent. Il hocha la tête, acheva de verrouiller la verrière et reporta son attention sur le tableau de bord. Les commandes du marsplane consistaient en un petit manche à balai. Les pédales n’étaient d’aucune utilité en l’absence d’ailerons, de volets, de gouvernes de direction et de profondeur. Les déplacements de ce levier suffisaient pour gauchir les ailes et l’empennage, selon une version perfectionnée de la technique de déformation de la voilure employée par les frères Wright. Ce contrôle manuel n’était en fait qu’une option. Une fois le but à atteindre communiqué à l’ordinateur de bord, le marsplane se dirigeait vers lui sans intervention extérieure. Si le pilote préférait le mode de guidage à vue, le système informatique s’y pliait volontiers. Pour changer de cap, il suffisait alors de porter les yeux sur le point de destination. Les indications fournies par les instruments de bord apparaissaient sur une batterie d’écrans, mais la principale aide à la navigation était une reproduction holographique de l’atmosphère en couleurs simulées. L’image tridimensionnelle tenait compte de toutes les données transmises par les appareils embarqués et les satellites. Sayeed en fit la démonstration. Il brancha le projecteur et ils furent aussitôt immergés au cœur de l’hologramme. Quel que fût le côté où ils regardaient, les courants d’air semblaient constitués de fumée multicolore. Même ici, à l’intérieur de ce hangar, des tourbillons se matérialisaient sous la forme de petites spirales pastel. — Tour de contrôle, ici PT-5, dit Khalid. Nous sommes parés pour le décollage. — Bien reçu, PT-5, fit la voix d’un homme désincarné. Vous avez beau temps, avec des vents dominants d’est-nord-est de force 6 réguliers. Nous allons ouvrir les portes et vous remorquer jusqu’à la catapulte. Sparta regarda autour d’elle avec curiosité. Trois membres de l’équipe au sol engoncés dans des combinaisons pressurisées sortirent de la pénombre et se séparèrent pour se diriger vers le nez et les côtés de l’appareil. Arrivés aux extrémités de la voilure – si éloignées qu’elles faisaient penser à des pointes de crayon depuis le point d’observation de la verrière – ils les saisirent et les soulevèrent. Puis les hommes entreprirent de tirer le marsplane. Seule la roue ventrale du fuselage restait en contact avec le sol. Que trois minuscules humains puissent déplacer sans aide mécanique cet engin démesuré paraissait incongru, mais sur Mars l’avion et ses passagers pesaient deux fois moins lourd qu’une antique Volkswagen sur la Terre. Les portes commençaient à s’ouvrir. Le hangar comportait un sas rudimentaire destiné à le protéger du vent. Ses dimensions étaient juste suffisantes pour permettre au marsplane d’y entrer. Quand il fut à l’intérieur, les battants internes se refermèrent pour isoler les autres appareils des violentes rafales. Les portes externes s’ouvrirent lentement sur une vision matinale du port et de l’immense vallée flanquée de hautes falaises. Le planeur démesuré frissonna et trembla quand la brise tenta de le soulever. Vues de l’habitacle, les guirlandes roses de l’atmosphère holographique s’enroulaient sur elles-mêmes comme les nuages de Jupiter. Les membres de l’équipe au sol pesèrent de tout leur poids sur les ailes. Sparta percevait les ajustements instantanés des surfaces porteuses, des modifications constantes qui empêchaient l’appareil – guère plus qu’un énorme cerf-volant – de basculer sur le flanc et de se briser. Un des hommes accrocha le câble d’une catapulte pneumatique à un mousqueton fixé sous le fuselage. Sparta reconnut dans ce système de lancement d’autres techniques empruntées aux frères Wright. Khalid utilisa la radio pour s’adresser au contrôleur de vol : — Parés… Puis il se tourna pour la regarder par-dessus son épaule. — C’est parti. L’accélération fut progressive et rapide. La catapulte propulsait l’appareil face au vent le long de la courte piste. Les ailes souples et les ailerons de queue se chargèrent de lui faire garder le bon cap tant qu’ils n’eurent pas quitté le sol. Brusquement, elle découvrit qu’ils frôlaient des dunes. Khalid trouva un courant ascendant au-dessus d’une mer de sable clair au centre de la vallée et ils s’élevèrent en dessinant une large spirale. Le mouvement ascensionnel était assez rapide pour brasser le contenu de leur estomac. — Les satellites signalent un jet-stream régulier de nord-est à sept mille mètres, commenta Khalid. Ce sera suffisant pour nous dégager si nous nous dirigeons vers le bas de Valles Marineris. L’énorme avion vira et s’inclina. Sparta regardait à travers la verrière, fascinée par le spectacle. Elle discernait au-delà du ciel holographique factice un paysage piqueté de cratères et balafré de failles, un sol à la topographie tourmentée où se succédaient des buttes couleur fauve et des étendues de sable doré. Des nappes de brume flottaient dans les profondeurs des gorges du Labyrinthe. Au-dessus, des rubans nuageux de cristaux de glace striaient un ciel rosé. À l’ouest, la clarté orangée du matin se déversait dans le Labyrinthe de la Nuit. Au-delà, Valles Marineris s’élargissait et se creusait en direction d’un horizon lointain. En certains points les canyons atteignaient des profondeurs sidérantes, avec des à-pics de six mille mètres qui séparaient le plateau de la vallée, mais depuis les airs la perspective était écrasée et le sol semblait s’aplanir au fur et à mesure que l’avion grimpait à la rencontre du courant d’altitude. Dans l’aube martienne… — Je viens vous signaler mon arrivée. Je m’appelle Mycroft. — C’est à quel sujet ? — Ma nouvelle place. Mécanicien de septième catégorie. Les pépiements des communicateurs étaient accompagnés par les sifflements ininterrompus du sas que des hommes et des femmes empruntaient constamment pour entrer et sortir des bureaux. — Vous ne voyez pas que je suis occupé ? — Evgueny Rostov m’a dit de me présenter à huit heures pour prendre une boîte de conserve qui doit m’emmener sur le chantier de l’aqueduc. — Rostov ? Les façons de l’employé s’adoucirent aussitôt. — Vous vous appelez comment, déjà ? — Mycroft. Inutile de préciser que je suis sacrément heureux d’avoir déniché ce boulot. Dieu sait que j’ai cherché longtemps. Là-haut, à bord de la station, ils… — Gardez vos salades pour vous, mon gars. J’ai ma dose d’histoires compliquées quand je regarde la vid. L’homme tapa sur un clavier graisseux et consulta une vidéoplaque maculée de café renversé quelques jours ou semaines plus tôt. — Ouais, il y a un Mycroft sur la liste des passagers. Mais il est mécano de huitième catégorie. Un rectangle de carton jaune sortit d’une fente de l’ordinateur. — Voilà votre carte de travail. Il la tendit à Blake. — Vous n’avez pas de veine, Mycroft. Aucune boîte de conserve ne partira aujourd’hui. — Pourquoi ? — Parce qu’elles ont toutes sauté en l’air. L’homme obèse exhiba ses dents cariées et se mit à rire. — Elles ont quoi ? — Eu un accident… à ce qu’ils disent. Tous les transports de personnel sont hors d’usage pour une durée indéterminée. Notez bien que vous n’avez pas perdu votre boulot sur le chantier de l’aqueduc, mon gars. Le seul problème, c’est que vous devrez vous débrouiller pour aller là-bas par vos propres moyens. — Quand les liaisons seront-elles rétablies ? — Tout dépend du temps qu’il leur faudra pour se faire livrer de nouvelles boîtes de conserve. Vous savez combien de mois il faut aux cargos limaces pour venir de la Terre. — Cargos limaces… ? Oh, je vois ! — Vous pourriez demander à un camionneur de vous emmener avec lui, mais ces types sont plutôt gourmands. Qu’est-ce que vous avez à leur proposer ? Blake secoua la tête et se détourna avec dégoût. Mais lorsqu’il entra dans le sas et fit une pause pour rabattre la visière de son casque, il s’autorisa un sourire de satisfaction. Le marsplane trouva le jet-stream et se rua vers le nord-est et la lointaine Cydonia. Les commentaires de Khalid étaient aussi impersonnels que ceux d’un guide touristique. — Lunae Lacus – le Lac de la Lune situé plus au nord – est une dépression où la pression atmosphérique suffirait pour que l’eau – si la glace voulait bien dégeler un jour – conserve sa forme liquide. C’est une des raisons pour lesquelles il a été désigné comme point d’impact de la comète de l’Opération Chute d’eau. Nous contournerons la région de Candor. Si les vents ascendants restent réguliers nous suivrons la route du nord que les camions empruntent pour aller de Labyrinth City à l’aqueduc… — Jusqu’à ce lac ? — Non, je suis chargé d’une nouvelle étude de la zone située juste au-delà du chantier. Nous pourrions atteindre Lunae Lacus en un vol, car notre vitesse relative est désormais supérieure à cinq cents kilomètres à l’heure, mais si nous allions aussi loin, et compte tenu des conditions climatiques actuelles, nous devrions sans doute boucler le tour de la planète pour pouvoir revenir à notre point de départ. — L’aqueduc est à quelle distance ? — Environ trois mille kilomètres. — Nous y serons donc dans six heures. — Ce serait le cas si nous pouvions rester à cette altitude, mais nous devrons descendre pour utiliser les détecteurs et nous perdrons alors de la vitesse. Le retour sera bien plus long, car il faudra aller contre le vent en volant très bas. Nous en aurons pour deux ou trois jours, ce qui nous laissera amplement le temps de discuter. Il rit. — Candor nous inspirera peut-être. Elle l’imita, mais sans paraître joyeuse. — Si Candor a sur vous un tel effet, professeur Sayeed, ne pensez-vous pas que vous devriez en profiter pour me dire pourquoi vous m’avez demandé de vous accompagner ? — Pour pouvoir vous parler. Vous parler librement, ce qui était impossible dans cet hôtel où les indiscrets sont nombreux. Je suis prêt à parier que tous les individus qui s’intéressent à votre enquête disposent d’un enregistrement de notre conversation. — Je ne serais pas surprise d’apprendre que c’est également votre cas. Sparta stockait toutes les informations pertinentes dans sa mémoire et n’avait pas besoin d’utiliser pour cela des machines. — En outre, la boîte noire de ce marsplane écoute tous nos propos. Pourquoi ce désir de discrétion ? — Je voulais vous adresser une mise en garde. — Contre quoi ? — Je suis convaincu qu’on veut vous tuer. Elle ne décelait que de la sincérité dans la voix de cet homme et elle ne put s’empêcher de frissonner. — Qui, et pourquoi ? — J’ignore l’identité de vos adversaires. J’ai entendu des commentaires, voilà tout. — Qui en est l’auteur ? — Il n’y a rien de spécifique, notez bien, et il est possible que je me sois trompé en interprétant les indices. Prott a fait certaines remarques… — Lesquelles ? — Il estime que vous devriez surveiller vos arrières. — Vous croyez qu’il veut m’éliminer ? — Non… j’en serais étonné. Je ne sais pas. Quant aux motivations, j’ai tout lieu de croire depuis notre rencontre qu’elles sont en étroit rapport avec votre identité. Il se tourna vers elle. — Je n’ai rien remarqué quand j’ai vu ton holo, Linda, mais dès que je t’ai aperçue en chair et en os… — Je t’interdis de m’appeler Linda ! — Comme tu voudras… — Et j’exige que tu détruises l’enregistrement de cette conversation. — D’accord. Mais nous n’étions pas les seuls participants à ce projet, et je doute que tu puisses donner le change à n’importe lequel de nos camarades. Elle demeura silencieuse. Blake l’avait lui aussi immédiatement identifiée… dans la cohue de Manhattan et à un pâté de maisons de distance. Le projet SPARTA semblait avoir tissé entre ses cobayes des liens auxquels ni la chirurgie esthétique ni la plus habile des couvertures ne permettaient d’échapper. — Es-tu en transmission ? — Que les données télémétriques. — Khalid, sais-tu pourquoi il ne faut laisser aucune trace de cette discussion ? — Oui, et je m’en charge. Je comblerai les passages effacés avec des bruits de fond… vent sur les ailes, craquements de l’habitacle. Il y a de fortes chances pour que nul ne se donne la peine d’écouter la boîte noire, mais même dans le cas contraire tes adversaires ne remarqueront rien de suspect… hormis s’ils t’ont déjà repérée. — Ils ont essayé de me tuer, Khalid. Ils ont tenté d’éliminer mes parents. — Nous avons entendu dire qu’ils étaient morts dans un accident d’hélicoptère. — C’est possible. Mais je n’ai pas vu leurs corps. Je n’ai jamais rencontré un seul témoin du drame, alors que j’ai consacré beaucoup de temps à chercher leur trace. — Voudrais-tu dire qu’ils n’ont pas renoncé ? Et qui sont ces ils mystérieux, au fait ? — Les membres d’une certaine organisation. J’ai accepté de monter avec toi à bord de cet appareil dans l’espoir d’obtenir la preuve que tu n’en fais pas partie, toi aussi. Il se tourna, pour la fixer. — Moi ? Sa surprise paraissait à nouveau authentique. S’il lui jouait la comédie et connaissait son identité depuis plus longtemps que la veille, il n’existait pas de lien surnaturel entre les cobayes de SPARTA et il était un prophète doublé d’un menteur accompli. — Oui, toi. Il y a dix ans, c’est Jack Noble qui a financé tes études. Le savais-tu ? Et nous retrouvons cet homme au sein du comité directeur du Projet de terraformage de Mars. — Quel est le rapport avec ta situation ? — Je sais qu’il est l’un d’eux. Je ne dispose d’aucune preuve, mais j’en suis fermement convaincue. Les Tappers, les membres de l’association philanthropique qui t’a accordé une bourse, sont liés aux prophètes du Libre Esprit. Et c’est à cause du projet SPARTA que cette secte a voulu éliminer mes parents. Khalid avait abandonné les commandes au pilote automatique et restait tourné dans son siège pour l’étudier. — Et veut toujours me faire disparaître, ajouta-t-elle… … avant de hurler. La souffrance qui perforait son crâne trouvait son origine dans sa colonne vertébrale. Puis tout son torse parut s’embraser, du ventre aux épaules, et les flammes se propagèrent à ses bras paralysés et tremblants qu’elle tendait devant elle sans le vouloir. Ses doigts s’incurvèrent et griffèrent le néant. Elle frissonnait. Ses dents s’entrechoquaient et ses yeux se révulsaient. Seuls les blancs apparaissaient encore derrière ses cils qui battaient rapidement. Trente secondes plus tard, elle s’affaissa dans son siège. 9 Une chose noire à la silhouette dégingandée tombait du ciel rose pâle en tournoyant. Des vents contraires repoussaient le planeur désemparé de tous côtés, au-dessus d’un désert de dunes qui grimpait à sa rencontre afin de l’engloutir. Les ailes fuselées du marsplane battaient, se vrillaient, s’incurvaient. Elles semblaient sur le point de plier et de se rompre. Radar, module de liaison avec les satellites, holoprojecteur, ordinateur de bord et systèmes de communication… tout avait cessé de fonctionner au même instant. Sans les instructions du système informatique chargé de gauchir la voilure et de modifier sa surface, la portance de l’appareil n’était pas supérieure à celle d’un bout de papier. Dans l’habitacle qui donnait de la bande Khalid abaissait des interrupteurs et réglait des potentiomètres, aussi posément qu’il était possible de le faire en étant ballotté en tous sens. L’atmosphère dense et colorée reproduite par l’holoprojecteur avait cédé la place au ciel réel et au désert de sable et de roche qui tournoyait autour de la bulle de plastique de la verrière en lui donnant des nausées. Il brancha les instruments de bord sur les batteries auxiliaires. Le logiciel de l’ordinateur avait été entre-temps effacé et bien d’autres fonctions s’avéraient inutilisables. Khalid dut rappeler au système électronique frappé d’amnésie que sa tâche principale consistait à maintenir l’assiette de l’appareil et à l’empêcher de s’écraser au sol. Il consacra une minute de plus à réécrire d’autres programmes. Finalement, le marsplane interrompit son piqué brutal et irrégulier. Une falaise impressionnante se dressait devant eux, noire de basalte et rouge de minerai de fer oxydé. Le planeur se ruait vers elle, sans dévier de sa trajectoire. Avec fatalisme, Khalid regardait approcher la muraille impénétrable. L’ordinateur cherchait un courant ascendant. Il le trouva à une douzaine de mètres de la paroi de roche verticale et l’engin remonta avec une vitesse ascensionnelle identique à celle de sa chute, mais ses ailes démesurées frôlèrent à deux reprises la falaise avant qu’il n’eût atteint le sommet et un ciel dégagé. Khalid prit alors les commandes. Les batteries auxiliaires n’alimentaient pas les instruments de navigation. L’altimètre radar restait inutilisable, de même que les émetteurs-récepteurs assurant la liaison avec les satellites et les stations au sol. À en juger par les indicateurs éteints, les systèmes inertiels avaient grillé. Il coupa ces écrans où n’apparaissait plus que de la neige. Il tira le manche à balai et fit virer le planeur qui volait désormais à basse altitude dans une direction qu’il espérait être celle de Labyrinth City. C’était son seul projet, l’unique chose sensée qu’il pouvait tenter. Des centaines de kilomètres le séparaient de son but, mais, bien que minuscule, cette cité était la plus importante des agglomérations martiennes. L’avion perdait de la vitesse chaque fois qu’il grimpait un peu trop haut. Éviter les vents contraires qui soufflaient en altitude était capital. Le jet-stream les avait emportés si loin en une heure que Khalid devrait consacrer une journée entière à contourner buttes et mesas et à traverser gorges et déserts de dunes pour regagner le Labyrinthe. Toujours en pilotage manuel, il prit le temps de regarder par-dessus le dossier de son siège. Sparta était ballottée dans son harnais et les abattées brutales de l’appareil rejetaient sa tête en arrière avec violence. Malgré son teint cendreux et son front perlé de sueur, elle paraissait respirer normalement et les pulsations de sa veine jugulaire traduisaient la régularité de son rythme cardiaque. Il reporta son attention sur les commandes. Après deux heures de vol sans incident, ils atteignirent l’immense plaine de Tharsis. Khalid avait mémorisé les planisphères de Mars. Après avoir passé des milliers d’heures dans les airs, il était capable de faire correspondre cartes et territoires et de lire le vent dans le sable. Il pouvait repérer les tourbillons qui tournaient tels des derviches à vingt kilomètres de distance et trouver les courants ascendants qui lui permettaient de rester en altitude. Mais, sans les instruments de bord, il était dans l’impossibilité de voir ce que dissimulait l’horizon. Le marsplane longea un alignement de cônes volcaniques abrupts à la lave noire iridescente saupoudrée de sable orangé. L’appareil vira sur l’aile pour contourner celui qui se dressait à l’extrémité de la rangée, le plus récent et le plus haut, et une étendue de dunes qui se poursuivaient à perte de vue apparut au sud-ouest. Khalid murmura : — Dieu est bon. Une tempête s’était levée sur Tharsis et étendait ses ailes de poussière du nord au sud aussi loin que portait le regard. Le front de la perturbation se hérissait d’éclairs qui lui firent penser aux épieux de lumière d’une phalange céleste. Il fit revenir le marsplane vers le col qui séparait les deux derniers cônes de cendre et piqua. Il redressa l’appareil juste à temps pour frôler la pente prononcée et abaissa des interrupteurs. Des douzaines de volets de freinage sortirent des ailes. Quand l’appareil atteignit le seuil de la perte de vitesse, il ne survolait qu’à un mètre les scories volcaniques sur lesquelles il se posa en douceur. Khalid ouvrit d’une tape son harnais de sécurité, releva la verrière et sauta au-dehors. En s’étirant sous l’aile gauche, il retira ses goupilles de fixation de la voilure qui se détacha de la carlingue, puis il alla démonter le longeron caudal et fit reposer son empennage bien à plat sur le sol. Il courut ensuite jusqu’à l’extrémité de l’aile, ouvrit un petit logement aménagé dans sa structure et en sortit une sangle de fibre à laquelle il fixa un piton trouvé dans la poche de sa combinaison pressurisée. Il plongea à nouveau la main dans cette poche pour y prendre un petit maillet d’acier dont il se servit pour planter la pointe de métal dans la lave. On trouvait de telles lanières à intervalles réguliers le long des bords d’attaque et de fuite de l’aile. Lorsqu’il eut terminé de la fixer au sol, Khalid arrima l’empennage, puis alla répéter cette opération du côté droit de l’appareil. De hautes colonnes de poussière assombrissaient déjà le ciel, au-delà du col. Sa dernière tâche consistait à immobiliser l’habitacle. Finalement, il remonta à bord et rabattit la verrière. Il dut faire appel à toutes ses forces, car le vent s’y engouffrait déjà. Il regarda Sparta. Elle n’avait pas repris connaissance mais la souffrance ne déformait plus ses traits. Il reporta son attention sur la tempête, les nuages qui grandissaient au-dessus d’eux telles les chenilles d’un char d’assaut qui avancerait sur deux fourmis. Le mauvais temps se ruait vers eux comme un énorme prédateur qui voudrait les gober. Un courant d’air et de sable siffla sur la verrière. Quelques secondes plus tard, l’atmosphère s’était obscurcie, matérialisée par des grains de poussière en suspension qui dissimulaient tout le reste, un tourbillon brunâtre à travers lequel rien n’apparaissait à plus d’un ou deux mètres. Les ailes arrimées au sol se mirent à vibrer, mais l’air ne put s’engouffrer sous elles. Des serpents de sable ne tardèrent guère à y ramper. Khalid avait l’impression d’être cerné par des créatures frétillantes, des goélands, des vairons et des anacondas de poussière. Il plongea la main dans la poche de sa combinaison et en sortit son astrolabe. Le système électronique ne fonctionnait plus et l’alidade avait cessé de désigner la Terre, mais il pensait connaître la position approximative de sa planète natale. Et il ne lui restait plus qu’à prier. La nuit. Les lumières bleues et l’acier inoxydable du Noie ton chat gris. Blake cria pour couvrir les plaintes assourdissantes du synthékord : — Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais… — Ouais, hurla Lydia. Je ne vous ai pas oublié. — … nous nous sommes rencontrés l’autre soir. Je suis… Oh ! Vous vous rappelez de moi ? — Mycroft, c’est ça ? Que me voulez-vous ? — Écoutez. Evgueny a dit qu’il m’avait dégoté un boulot sur le chantier de l’aqueduc. Eh bien, j’ai sacrément besoin de travailler, mais les boîtes de conserve ne peuvent plus aller là-bas à cause de cet accident et à présent que j’ai cet emploi, je dois trouver un passage. Elle le regarda, incrédule. — Vous voudriez que je vous emmène ? — Je sais que vous ne prenez pas de passagers, mais c’est très important pour moi et… — Attendez un moment, je dois consulter quelqu’un. — Je suis disposé à vous payer. Enfin, je pourrai pas vous dédommager tout de suite, mais… — La ferme, d’accord ? L’irritation de la femme fut suffisante pour le faire reculer. — Je reviens dans une minute. Il la regarda s’ouvrir à coups de coudes un chemin dans la cohue. Il faillit la perdre de vue au milieu des têtes, là-bas dans les ombres bleutées, lorsqu’elle se pencha vers le communicateur de sa combinaison. La minute s’écoula. Elle revint. — Vous vous y connaissez en mécanique ? — Pas tellement. Ma spécialité, c’est la plomberie. — Ouais. Enfin, je suppose que ça fera l’affaire. — Vous m’emmenez ? — C’est ce que je viens de dire, il me semble ? — Quand partons-nous ? — À l’aube. — Formidable ! Merci, Lydia. Est-ce que je peux vous offrir un… — Non, l’interrompit-elle. On se reverra demain. D’ici là, soyez gentil et fichez-moi la paix, d’accord ? Khalid s’éveilla d’un sommeil agité. Quelques instants lui furent nécessaires pour comprendre ce qui avait changé : il s’était accoutumé aux violentes secousses que le vent imprimait à la carlingue, mais l’habitacle se contentait désormais de frissonner. Par la verrière, il voyait les dernières étoiles s’éteindre et le ciel se réchauffer pour accueillir l’aube. Il se tourna et secoua l’épaule de Sparta, mais elle dormait profondément. Il releva la bulle de plastique et descendit. Le réassemblage de l’avion fut plus long que son démontage, surtout pour remettre en place l’aile droite, car la gauche et le longeron arrière déjà remontés inclinaient le fuselage. Le gond et le treuil qui complétaient l’étrier de fixation de la voilure lui permirent de reconstituer malgré tout l’énorme planeur. Il entreprit ensuite de le débarrasser de la poussière qui le recouvrait. Il ne lui restait qu’à retirer les lanières qui arrimaient le bout des ailes. De retour dans l’habitacle, Khalid arma le système d’assistance au décollage. Les préparatifs furent rapides, car il était désormais inutile de s’assurer de la fiabilité des instruments de navigation. Il referma sa main droite sur le manche à balai, utilisa la gauche pour tirer le levier de la commande hydraulique de largage des deux dernières sangles et abaisser l’interrupteur de mise à feu des fusées. Comme rien ne se produisait, il reprit tout du début et essaya à nouveau. Toujours rien. L’avion frémissait sous les caresses du vent, impatient de prendre son essor. S’il ne regagnait pas le ciel au plus vite, les rafales finiraient par le briser. Khalid déboucla son harnais, remonta la verrière et sauta sur le sol pour la troisième fois. Il vérifia les propulseurs d’appoint fixés sous les ailes. Le problème n’était pas d’origine mécanique. Il n’en fut pas surpris. Le marsplane était victime d’une panne électrique générale et catastrophique qui rendait tous les systèmes électroniques inutilisables, exception faite des doubles commandes de vol alimentées par des batteries blindées indépendantes. Il gagna une trappe d’accès du fuselage et souleva la plaque. Si un examen visuel ne lui révéla aucune erreur de câblage manifeste dans la masse des circuits, il remarqua dans le comparateur du pilote automatique un objet qui n’aurait pas dû s’y trouver : une boule d’acier inoxydable irisée de vert et de pourpre, ce qui laissait supposer qu’elle avait été soumise à une chaleur intense. Il prit cette sphère et la glissa dans la poche de sa combinaison. Après s’être accordé un moment de réflexion, Khalid redémonta l’avion et l’arrima à nouveau sur le sol. Lorsqu’il eut terminé, il se pencha dans l’habitacle pour poser ses outils et les pitons restants sur le siège puis fouilla dans un filet accroché à la paroi. Il en sortit un peu moins de la moitié des rations de nourriture et fourra ces tubes dans ses poches. Il étudia une dernière fois le visage de Sparta. Il aurait pu tenter certaines choses pour la ranimer, mais rien ne justifiait de prendre des risques. Il referma la verrière sur la jeune femme inconsciente puis se détourna et s’éloigna dans le désert. 10 Quand il entra dans les bureaux de la compagnie, tous les employés semblaient débordés de travail. Même le réceptionniste obèse brassait des chiffres en se concentrant sur cette tâche. — J’ai suivi votre conseil et trouvé un moyen de transport, lui annonça Blake. — Tiens donc ? fit l’homme sans relever les yeux. — Je pars avec Lydia Zeromski. Où est-elle ? Son interlocuteur tendit le doigt vers la large baie qui surplombait le dépôt. Un camion dont les turbines crachaient des flammes bleutées dans l’aube orangée quittait l’aire de chargement. Blake ressortit et traversa des nuages de poussière sous la clarté oblique du soleil. Il passa devant le poste de ravitaillement et put constater l’étendue des dégâts… les vestiges tordus du collecteur qui avait explosé se dressaient au-dessus de sa tête tels des spaghettis holographiés à l’instant où quelqu’un retournait son assiette… mais les boîtes de conserve noircies et éventrées avaient été remisées dans un angle de la cour, les canalisations déviées et le dépôt était à nouveau en activité. Il s’approcha du marscam de Lydia et entendit les hurlements de ses moteurs malgré les mauvaises propriétés de propagation du son d’une atmosphère aussi raréfiée. En plein jour, ces engins s’avéraient encore plus impressionnants que la nuit… à la fois tracteurs, chars d’assaut et trains. Les énormes turbines à gaz alimentées et oxydées par des réservoirs fumants d’hydrogène et d’oxygène liquides étaient installées derrière la cabine et l’ensemble avait les dimensions d’une locomotive. Des bâches en fibre de verre recouvraient ses deux remorques, afin de réduire la prise au vent. Celles d’autres tracteurs garés dans la cour ne bénéficiaient pas d’une telle protection… Pour avoir traîné au Chat gris, Blake savait que les camionneurs étaient divisés sur ce point. Certains jugeaient ces bâches plus efficaces qu’un carénage et des déflecteurs, mais les routiers étaient des travailleurs indépendants et ils équipaient leurs engins à leur guise. Malgré leur volume, les marscams avaient des points communs avec les araignées. La bande de roulement de leurs chenilles était constituée d’un treillis de mailles d’acier et non de patins massifs, et le châssis se juchait sur des pattes filiformes qui paraissaient bien trop fragiles pour pouvoir supporter un tel poids. Les remorques, très longues et construites comme des ponts métalliques, semblaient elles aussi bien trop frêles pour leur lourde charge. Mais ce n’était qu’une impression de Terrien. Blake commençait à s’accoutumer à cette planète où tout ne pesait qu’un tiers de son poids apparent et était deux fois et demie plus solide que sur Terre. Le marscam de Lydia était semblable à tous les autres, avec ses bâches tendues, sa carrosserie brillante et ses chromes polis. Seul son nom écrit sur les portières de la cabine en lettres bleues et blanches rappelant des flammes indiquait qu’il lui appartenait. Blake grimpa sur les chenilles du côté passager et frappa. Lydia releva les yeux de la console, lui fit signe d’attendre et commanda l’ouverture de la bulle de pilotage. Il alla la rejoindre. Dans l’habitacle très propre et ordonné l’unique note personnelle était un crucifix en bois noir poli du XIXe siècle suspendu au-dessus du tableau de bord. Derrière les sièges s’ouvrait un compartiment couchette spacieux isolé par un rideau de dentelle qui apportait une touche de féminité au décor. Lydia s’assura que tous les voyants confirmaient la fermeture hermétique de la cabine puis la pressurisa. Quand seuls des points verts furent visibles sur la console, elle releva la visière de son casque. Blake fit de même. — Vous êtes en retard, lui reprocha-t-elle. J’ai dû vous attendre et gaspiller du combustible. — Désolé. Je croyais que vous aviez dit à l’aube. — Le soleil est levé depuis cinq minutes, Mycroft. Soyez plus ponctuel, à l’avenir. — Entendu, j’y veillerai. Elle poussa des manettes et l’engin s’ébranla. La route de l’aqueduc était la plus longue de Mars. Ils la suivirent pendant un quart d’heure, puis le dernier signe de présence humaine sur ce monde – la voie poussiéreuse creusée d’ornières exceptée – disparut derrière eux sous la faible clarté de l’aube martienne. Cette piste souvent invisible était aussi la plus périlleuse de tout le système solaire. Hormis les épaves des véhicules abandonnés le long du chemin, ils ne trouveraient rien avant d’avoir atteint le chantier, situé à 3 000 kilomètres au nord-est. Blake regardait au-dehors à travers la bulle de verre, fasciné. Rien ne vivait, ici. Il n’y avait pas le moindre arbuste rabougri enraciné dans le sable, pas un lézard ou un scorpion tapi sous une roche. Partout, un manteau de fine poussière recouvrait le sol, étalé par les tempêtes qui s’étendaient à la totalité de la planète à quelques années d’intervalle. C’était une des raisons pour lesquelles on appelait Mars le monde le plus poussiéreux du système. Pendant que le petit soleil montait dans le ciel sur sa droite et que l’attitude de la femme traduisait son intention de garder les yeux rivés sur la route et la bouche close, Blake était confronté aux superlatifs qui s’appliquaient à ce désert : le plus aride, le plus dangereux, le plus inhospitalier, le plus vaste. Il suivait un chemin assez long pour permettre de traverser toute l’Australie. Il eût été préférable de se perdre au milieu du Sahel en plein été ou d’être abandonné dans l’Antarctique au cœur de l’hiver, plutôt que de s’égarer sur Mars. Le marscam bondissait sur le sable tel un félin, pattes tendues, ventre au ras du sol. Blake jugea les capacités d’adaptation de l’esprit humain merveilleuses. Il ne tarderait guère à considérer comme banales les expériences les plus terrifiantes, sans attrait les plus extatiques. Il s’accoutuma très vite à la vitesse élevée du camion. L’engin filait dans le désert, guidé par les satellites sur cette route dont les ornières se déplaçaient et s’effaçaient sans cesse. Mais son tracé n’était en fait qu’une abstraction, une ligne tirée sur une carte dont on trouvait des copies dans les mémoires du système de guidage inertiel du marscam et dans les ordinateurs de Station Mars dont les détecteurs enregistraient tous les déplacements à la surface de la planète… tant que les communications n’étaient pas interrompues, évidemment. En un sens, ils n’étaient pas seuls sur cette route déserte. Ils restaient en étroit contact avec des milliers de machines et de gens, tant sur ce monde que dans l’espace. C’était un fait réconfortant… auquel le paysage tentait insidieusement d’apporter un démenti. Guère au-delà des faubourgs de Labyrinth City, la piste entamait sa descente et la traversée des régions occidentales de l’immense réseau de gorges de Valles Marineris, et Blake put voir pour la première fois cette balafre planétaire accidentée. Il serait vain d’essayer de décrire Valles Marineris à ceux qui n’ont jamais visité ce lieu. Toute analogie avec des sites terrestres manquerait de puissance évocatrice, mais Blake essaya malgré tout de comparer ce qu’il découvrait à ce qu’il avait déjà eu l’occasion de voir. Il se rappela un été passé pendant sa jeunesse sur le Mogollon Rim, et d’autres périodes de vacances consacrées à visiter l’ouest des États-Unis… la descente de la rive nord du Grand Canyon ou des pentes de Denali, la traversée de la Salt River ou des Scablands, l’arrivée dans le parc de Zion ou dans Panamint Valley, la découverte de Phantom Canyon derrière Pikes Peak, le voyage le long de la route tortueuse de Grapevine Canyon en direction de la Vallée de la Mort… il n’existait aucune comparaison aisée, ou valable. Il y a sur Terre un chemin – on ne pourrait l’appeler une route – qui porte le nom d’Escalier d’or. Il descend dans le Maze, un secteur des Canyonlands dans l’ouest de l’Utah, près du confluent de la Green River et du Colorado. Les amoureux du désert l’appellent la Glissade dorée. Ouvert pour desservir des mines, creusé dans la roche tintante des mesas dénudées, les pentes friables et les fossés sculptés par le vent, ce passage abrupt a causé la perte de nombreux 4×4 et même de quelques marcheurs. La route de Valles Marineris était pire. Quelques secondes après que Lydia eut fait franchir au marscam emballé le rebord de la falaise, Blake eut sous les yeux le canyon le plus vertigineux qu’il eût jamais vu. Dans les profondeurs, une brume bleutée effaçait le bas de lointaines parois verticales stratifiées. Le tableau de bord dissimulait désormais le sol et il crut que Lydia avait décidé de se suicider en plongeant dans le vide et de l’emmener dans la mort avec elle. Quand son cœur se remit à battre, il découvrit que les chenilles du tracteur reposaient toujours sur de la roche et qu’il lui était possible de voir la route en collant son front à la bulle de verre. Il le fit et trouva la vision ainsi révélée aussi terrifiante que ce qu’il venait d’imaginer. La pente était deux fois plus accentuée qu’elle n’aurait pu l’être sur Terre, plus proche de celle d’un toboggan que du plus abrupt des chemins. Il essaya de se convaincre qu’il n’avait aucune raison de s’inquiéter – les objets tombent moins vite sur Mars, non ? – mais il continuait de redouter une perte d’adhérence et de s’interroger sur les risques de dérapage chaque fois que le camion négociait un des virages en épingle à cheveux de ces montagnes russes. N’avait-il pas appris que l’inertie dépend de la masse et non du poids ? Alors, qu’est-ce qui empêcherait ce tas de ferraille emballé de tomber dans l’abîme ? — Lydia, est-ce que… — La ferme ! Ce n’est vraiment pas le moment de me distraire. Réplique ô combien rassurante… Il la ferma et tenta de se persuader qu’elle savait ce qu’elle faisait. Il n’avait d’ailleurs pas de raisons d’en douter, conclut-il. C’était son métier, et elle avait dû suivre ce parcours des vingtaines de fois. C’est ton estomac que tu dois convaincre, Mycroft… Leur vitesse était sans doute moins élevée qu’il ne le pensait, la route moins étroite et la pente moins raide. En outre, Lydia conduisait avec prudence et ne s’autorisait aucune erreur en mettant à contribution une expérience bien plus grande que n’aurait pu le suspecter un profane qui venait d’arriver d’un autre monde. Mais le gros camion roulait vers le bas d’une falaise abrupte haute de mille mètres. Et Blake découvrait d’autres à-pics. Ce fut seulement après avoir réussi à se convaincre que sa dernière heure n’avait pas nécessairement sonné qu’il put apprécier le paysage à sa juste valeur. Ils descendirent sans incident pendant cinq heures vers le bas d’une succession de terrasses rocheuses. Du plateau au fond de la vallée, la dénivellation était de trois mille mètres. Puis le marscam accéléra dans un désert de dunes creusé de vieilles ravines croulantes avant d’entamer l’ascension d’une falaise aussi vertigineuse que la précédente. À présent qu’ils montaient, Blake voyait la route sans avoir à se pencher, mais la vision de la piste étroite et accidentée était encore plus angoissante que celle de l’abîme, lorsqu’il avait dû tenter de se persuader que les chenilles du véhicule restaient en contact avec un sol invisible. La muraille de roche rouge se dressait sur sa droite. De l’autre côté de la cabine, le visage sévère de la femme se découpait contre un ciel rose éblouissant. Quand ils atteignirent la ligne de crête, le soleil était toujours haut dans le ciel et Lydia stoppa sur la seule portion de route horizontale – au point culminant – avant de réduire le régime des turbines. Ils déjeunèrent en silence – des sandwiches préemballés et une pomme arrivée à maturité dans les serres de Labyrinth City – puis ils allèrent faire un saut aux toilettes : un minuscule réduit pressurisé situé derrière la cabine et accessible par un passage exigu qui débouchait sous le compartiment couchette. Lydia remit les gaz et ils repartirent sur l’autre versant. Ici, la pente était encore plus effrayante. Ils atteignirent bientôt un point où leur chemin s’interrompit au ras de la falaise. Blake écarquilla les yeux en découvrant cet à-pic… il devait y avoir un truc, mais lequel ? — Qu’est-il arrivé à la route ? Un glissement de terrain ? — Plus tard, fit-elle. Elle continua droit vers l’abîme, sans ralentir. Loin en contrebas, le sol plissé et balafré de la vallée s’éloignait entre des murailles de roche dentelée. La femme brancha la vidéoplaque du tableau de bord et l’image qui y apparut provenait de la caméra de la dernière remorque. Et Blake put voir la route étroite qui poursuivait sa descente derrière eux. Ils avaient franchi l’embranchement et s’engageaient dans un cul-de-sac trop étroit pour permettre à un simple rover de manœuvrer et effectuer un demi-tour. — On va y aller en marche arrière, expliqua Lydia. — Comment comptez-vous… Elle lui lança un regard lourd de mépris. — Ces tracteurs sont faits pour ça, Mycroft. Les chenilles sont orientables. L’ordinateur se charge de tout le boulot et la seule chose que j’aie à faire, c’est de viser juste. Ce qu’elle fit sans quitter des yeux la vidéoplaque, dos tourné à la route. Blake remarqua un petit cirrus haut dans le ciel et se plongea dans sa contemplation pendant que le marscam reculait lentement. Un peu plus bas le chemin s’interrompait à nouveau au ras de l’abîme. Lydia ne s’arrêta que lorsque seuls le ciel et les falaises du versant opposé de la gorge furent encore visibles sur la vidéoplaque. L’embranchement était entre-temps apparu devant eux et elle passa la marche avant. L’engin bondit et Blake sentit ses muscles se détendre dans son cou et ses épaules. Ils durent effectuer de telles manœuvres à trois autres reprises. Blake était presque serein, la dernière fois. Les falaises en terrasses et les pentes qu’ils avaient désormais devant eux descendaient bien plus bas dans Valles Marineris que les précédentes, et quand ils atteignirent le fond, l’immense gorge était plongée dans l’ombre et le ciel toujours lumineux. Ils continuèrent de rouler pendant près d’une heure après le coucher du soleil, le long d’une route que les projecteurs du marscam débusquaient au milieu des hautes dunes et des rochers isolés. Lydia arrêta son véhicule près d’une coulée de lave d’apparition récente… selon les normes géologiques, tout au moins. Ses bords de magma figé étaient aussi tranchants que des éclats de verre malgré des années ou des décennies de polissage par le sable. — Je commence à être fatiguée. Nous passerons la nuit ici. Vous préférez du chili aux oignons ou du ragoût de dragon ? — Du ragoût de dragon ? — Protéines texturées et légumes à la mode asiatique. Ce n’était guère appétissant mais il n’osait opter pour le chili aux oignons, pas dans un espace clos qu’il partageait avec une femme désireuse de garder ses distances. — Ragoût de dragon, ce sera parfait. Elle plongea la main dans le placard à nourriture, en retira deux sachets en plastique et lui en lança un. Il détacha la fourchette et la cuiller du couvercle de la boîte trouvée à l’intérieur, tira la languette de l’emballage auto-chauffant, attendit dix secondes que le plat eût tiédi puis y goûta. Ils prirent leur dîner sans échanger plus de paroles qu’au cours du déjeuner. Au milieu de ce morne repas, Blake adressa un regard à la femme taciturne qui venait de conduire pendant quinze heures en ne s’accordant qu’une seule pause et en ne disant peut-être que deux cents mots en tout. Sa déclaration la plus importante, peu après qu’il eut exprimé une pensée profonde dans le but de faire plus ample connaissance, avait été : — Je n’ai pas envie de parler. Lydia gardait les yeux rivés droit devant elle, ce qu’elle n’avait cessé de faire tout au long de la journée. Son regard semblait être dans l’incapacité de se détacher de la route. Blake se carra dans le siège rembourré et desserra son harnais de sécurité. Rien ne s’était déroulé comme prévu. Il avait escompté pouvoir s’entretenir seul avec cette femme, se lier d’amitié avec elle, gagner sa confiance et l’inciter à lui révéler ce qui s’était passé entre elle et son amant la nuit des meurtres. Mais il avait été impossible de glisser le nom de Darius Chin dans leurs semblants de conversations. Aucune opportunité de lui faire comprendre qu’il savait certaines choses ne s’était présentée. Qu’elle fût innocente ou coupable, son chagrin et son sentiment de perte devaient l’empêcher d’aborder ce sujet. Se livrer à des confidences avec un inconnu lui était certainement difficile. Quelque chose le tracassait. Elle avait accepté de l’emmener avec elle mais il s’interrogeait sur ses motivations. Il était évident qu’elle ne le trouvait pas sympathique au point de ne pouvoir se passer de sa charmante compagnie. Était-ce Evgueny qu’elle avait joint, le soir de leur rencontre au Chat ? Était-ce à cet homme qu’elle voulait rendre service ? En ce cas, la destruction du parc de véhicules entrait dans la catégorie des actes inutiles… pour ne pas dire gratuits. Lydia jeta les restes de son dîner dans le vide-ordures, écarta une mèche de cheveux rebelle tombée devant ses yeux et défit son harnais. Elle grimpa sur le siège central, bascula dans le compartiment couchette et lui lança un oreiller. — Prenez ceci, lui dit-elle. Dormir assis n’est pas trop inconfortable, sous cette pesanteur réduite. Pas pour quelqu’un qui vient de la Terre, en tout cas. Elle referma les rideaux de dentelle. Sans lui souhaiter de passer une bonne nuit. Minuit. Station Mars était haut dans le ciel. Khalid progressait avec lenteur sur une étendue de sable quartzique qui miroitait sous la clarté des étoiles. Cette plaine de blancheur s’étendait jusqu’à l’horizon, comme le lit de sel d’une mer asséchée. Les silhouettes bleutées des buttes et des mesas lointaines se découpaient contre le ciel. Khalid disposait de suffisamment de vivres et d’eau pour tenir deux jours. La nourriture en tube était peu appétissante et difficile à absorber, étant donné qu’il devait l’aspirer par une valve de son casque, mais sa forte valeur énergétique suffirait à renouveler ses forces. Son plus lourd fardeau était le générateur sanglé dans son dos, un appareil qui permettait de se déplacer sur ce monde sans devoir s’encombrer de bouteilles d’oxygène. Il possédait un cœur biomécanique : une culture d’enzymes chargées de décomposer le dioxyde de carbone de l’atmosphère martienne en carbone et en oxygène, une sorte de forêt artificielle enfermée dans une besace. Mais la réaction ne pouvait se produire sans l’électricité fournie par des batteries et Khalid estimait que ces dernières contenaient moins de deux jours de charge. Il lui serait impossible d’atteindre Labyrinth City en si peu de temps et il n’avait à aucun moment nourri cet espoir. Il se dirigeait vers un point de repère plus proche. Pendant la traversée de cette plaine de quartz, il occupa son esprit en lui soumettant des exercices mathématiques. Calculer la superficie du plateau de Tharsis. Tracer la diagonale de cette étendue et l’appeler la Route de l’Aqueduc… Il regarda son astrolabe, puis le ciel. Cet instrument avait été conçu pour être utilisé sur Terre, mais il était possible de convertir les coordonnées… une sphère restait une sphère quel que fût l’endroit et Khalid connaissait à peu de chose près la longitude et la latitude du point où il s’était posé. Quant à la position des étoiles, elle ne différait pas d’une planète à l’autre. Mais son esprit continuait de vagabonder. Existait-il une relation entre tant de kilomètres de dunes au carré et le volume de lave contenu dans le cratère du Mont Ascraeus ? Il en doutait, mais s’il laissait ses pensées dériver toujours plus loin dans cette nuit de cristal, peut-être en découvrirait-il une… Le soleil s’était levé au-dessus des falaises vertigineuses et le marscam approchait des limites de Valles Marineris. Il sortait de l’immense réseau de gorges en suivant le lit tortueux d’un des anciens affluents asséchés de la vallée. Il gravit les derniers kilomètres en dévers sur des pentes glissantes puis se retrouva au bord du plateau de Tharsis. Une fois sur l’autre côté de ce dédale, Lydia et Blake purent se dire qu’ils avaient entamé leur voyage. Devant eux s’étendaient plus de 2 500 kilomètres de sable piqueté par des météorites, balafré par d’anciennes coulées de lave, creusé d’avens, fissuré par le tassement du permafrost. Ils s’engagèrent dans cette immensité désertique… un homme et une femme qui n’avaient absolument rien à se dire. 11 Les détecteurs des satellites ne pouvaient déterminer l’état du sous-sol de la planète. C’est ainsi qu’après deux jours de route, alors qu’ils avançaient sans visibilité sur une piste effacée par une tempête de sable, leur marscam plongea dans une grande cuvette créée par la décomposition du permafrost. Dès que le terrain se déroba sous le tracteur, un mécanisme automatique le découpla de ses remorques. La première fut abandonnée en équilibre au bord du trou, avec son chargement de tuyaux qui menaçait de glisser du plateau incliné. Avec l’agilité que lui conférait l’ordinateur de bord, le camion stoppa sa glissade en calant ses chenilles avant sur une corniche. Retenus par les sangles de sécurité, ses deux occupants avaient sous les yeux un gouffre de glace sale. Des voyants jaunes clignotaient sur le tableau de bord et Lydia s’empressa de couper les turbines pour passer sur les batteries de secours. — Nous avons un problème, commenta-t-elle. — Si c’est vous qui le dites. Pour la première fois depuis leur départ, elle soutint le regard de Blake. Ils étaient grotesques, ainsi suspendus dans leurs harnais, et il crut un instant qu’elle allait lui sourire. Ils rabattirent la visière de leur casque, s’extirpèrent de la cabine et escaladèrent les flancs du tracteur incliné. Hors de la cuvette le vent n’était pas assez violent pour les déséquilibrer et si les nuages de poussière réduisaient leur champ de vision, ils restaient en contact grâce aux communicateurs de leurs scaphandres. Blake put ainsi constater que Lydia savait donner des ordres avec concision. — Le coffre à outils, de votre côté. Dégagez le crochet puis abaissez-le. À l’intérieur, sur la gauche, vous trouverez une douzaine de pitons autoperforateurs. Des tubes jaunes d’environ un mètre, avec une étiquette rouge. — Je les vois. — Prenez-en trois. Vous planterez le premier au bord de la cuvette, à l’avant. J’en ferai autant. Ensuite, nous placerons les autres derrière et sur les côtés. Cherchez de la roche solide, du grès si possible. Si vous n’en trouvez pas, de la glace bien saine conviendra. — Compris. Il se sentait qualifié pour exécuter de tels ordres qui lui paraissaient pleins de bon sens. Ils trouvèrent des points de fixation apparemment sains devant le tracteur et s’apprêtèrent à utiliser les pitons explosifs. — Avez-vous déjà manipulé des trucs de ce genre ? lui demanda-t-elle. — Ça ne semble pas très sorcier. — Ce qui est facile, c’est de tout recevoir en pleine figure. — Je serai prudent. Il arracha l’étiquette, tira la goupille et fit trois pas en arrière. Quelques secondes plus tard, la charge sans recul explosait et enfonçait la tige d’acier dans la pierre. De l’autre côté du marscam, Lydia en fit autant. Lorsqu’ils eurent installé ces pitons, ils cherchèrent des points d’ancrage fiables sur les côtés et l’arrière. Ils durent pour cela s’éloigner, mais sur une distance inférieure à la longueur des câbles. — Quel est le programme ? voulut savoir Blake. — Tendre des élingues. Une fois le bahut soulevé hors du trou, il avancera jusqu’au bord de la cuvette le long de ces filins. L’ordinateur sait ce qu’il doit faire – ce ne sera pas la première fois qu’il jouera au funambule – et il contrôlera les treuils afin que la tension soit optimale. — Tout seul ? — Presque. Je serai dans la bulle pour superviser l’opération. Et vous, vous resterez à l’écart… au cas où il se produirait un pépin. Ils déroulèrent les câbles et les tendirent, puis les treuils se mirent à l’ouvrage avec un synchronisme parfait. Lydia se pencha hors de la cabine, pour vérifier la tension des élingues. Le nez de l’énorme tracteur fut soulevé et il se retrouva bientôt suspendu dans les airs au milieu des filins. Quand il arriva au niveau du sol, il se mit à progresser vers la bordure en oscillant au-dessus du vide. Sans bruits ni signes précurseurs, l’amarre arrière gauche se rompit comme une corde de guitare… la roche à la solidité trompeuse venait de se fissurer. Pendant un instant, Blake espéra que l’incident ne tirerait pas à conséquence, car les chenilles avant mordaient déjà sur le pourtour de la cuvette et les élingues restantes semblaient soutenir le tracteur à elles seules. Mais l’amarre rompue vint cingler une des sangles d’arrimage du fret de la première remorque et la sectionna. Les tuyaux glissèrent et se déversèrent dans le trou, en tranchant au passage deux des câbles restants. Sur Mars, les objets tombent moins vite que sur Terre et les catastrophes se produisent avec la lenteur d’un raz de marée de mélasse. Du point où il se trouvait, Blake ne pouvait rien tenter pour retenir le chargement, mais il sauta sur l’avant de la chenille droite et se pencha vers la portière à l’instant où Lydia tentait de sortir de la cabine. Il saisit ses mains tendues et les tira. Ils bondirent vers le haut de la cuvette une fraction de seconde avant qu’un des tuyaux ne vînt percuter l’écoutille et l’emporter avec lui. Ils restèrent prostrés sur le sol, au cœur des tourbillons de poussière, côte à côte et face contre terre. Leurs combinaisons n’avaient pas été perforées et ils n’étaient pas blessés. — Maintenant, nous avons un problème, commenta Blake. — Très drôle, grommela-t-elle. Mais le résoudre relevait de la simple routine. Ils consacrèrent plusieurs heures à récupérer les tuyaux avec les treuils et à les entasser sur la remorque. Puis ils arrimèrent à nouveau le tracteur et cette fois le système de halage s’avéra efficace. L’engin se retrouva bientôt sur un terrain stable. Il leur restait encore à recharger le matériel, tendre les sangles, réparer la portière de la cabine à l’aide de gros emplâtres de polymères à prise rapide et la remettre sur ses gonds. Ils ne terminèrent ces tâches qu’en fin de journée et le soleil se couchait à l’ouest du désert quand Lydia déclara que le marscam pouvait repartir. — Maintenant ? — Ne soyez pas ridicule, Mycroft. Je ne suis pas maso. Que préférez-vous pour le dîner ? Chili aux oignons ou, voyons voir… chili aux oignons ? — Qui s’est chargé de faire les courses ? — Nous disons donc chili aux oignons. Elle lui lança un plateau de plastique. Ils tirèrent les languettes, puis mangèrent en silence pendant quelques minutes. — Vous avez fait preuve de présence d’esprit, dit-elle, la bouche pleine. Elle ne lui adressait pas un remerciement. C’était plutôt une sorte d’attestation officielle des services rendus. — Par intérêt. Sans vous, je me serais retrouvé dans de beaux draps. — Non. Tout le monde sait où nous sommes. Je ne crois pas que vous ayez fait cela pour sauver votre peau. — Je suis donc victime d’une sensiblerie excessive. — Tout juste. Elle l’étudia, et il lut dans son expression du doute et de la suspicion. — Qu’est-ce que vous me voulez, Mycroft ? — Ce que j’ai obtenu… voyager gratis. — Et quoi d’autre ? — Je ne sais pas. Apprendre dans quoi je me suis fourré. C’est comment, ici ? Je veux parler de Mars. Vous faites partie des plus vieux résidents de ce monde. Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire. — Je ne suis pas vieille, Mycroft, mais j’ai un sale caractère et je ne me laisse pas marcher sur les pieds. C’est le principe de base, sur ce monde. Notre existence vaut quand même la peine d’être vécue, notez bien. Rendre la vie à une planète où on ne trouve que du sable est une tâche exaltante. Même nos patrons prennent de sacrés risques. — Nos patrons ? Vous voulez parler des gens comme Noble ? — Oh ! Je sais qu’un beau magot les attend sur Terre, au cas où les choses tourneraient mal… mais ils misent gros eux aussi. — Ce n’est pas un discours de bonne syndicaliste. — Quel est votre syndicat ? s’enquit-elle sèchement. — Le même que le vôtre, grâce à Evgueny. — Assez juste. Ceux qui veulent être acceptés doivent respecter nos règles. Les autres… nous nous en débarrassons. Que voulait-elle dire ? — Je trouve Evgueny très sympathique. — Vraiment ? Eh bien, je l’adore, fit-elle avec passion. Bien que ce soit un vrai salopard, je l’aime pour ce qu’il a réalisé. — Vous l’aimez ? Elle le fixa, avec des yeux rougis par la lassitude. — Je ne parle pas d’amour charnel. — Vous réserviez cela à Darius Chin, pas vrai ? L’expression de la femme se durcit. — C’est ce que j’ai entendu dire, s’empressa-t-il d’ajouter pitoyablement. Lydia jeta les restes de son repas dans le vide-ordures et se tourna vers le compartiment couchette. — Demain, nous devrons rattraper le temps perdu, déclara-t-elle pour couper court à la conversation. Elle monta dans le réduit sans le regarder et une seconde plus tard un oreiller tombait vers Blake entre les rideaux de dentelle. Ténèbres. Sparta dormait, quelque part au milieu d’une nuit glaciale. Des élancements parcouraient son crâne, des ondes de douleur accompagnées de taches sombres qui tournoyaient et dessinaient des spirales derrière ses paupières pendant que des tintements aigus résonnaient dans ses oreilles. Une forme drapée d’un manteau d’ombre voletait au cœur des tourbillons qui voulaient l’aspirer, un élément d’une importance capitale dont la signification lui échappait parce qu’elle ne pouvait se concentrer. Elle essaya de le faire et découvrit qu’elle en était incapable, à cause de la souffrance. Pire que la torture que subissait sa tête, il y avait l’autre… celle qui déchirait son ventre. Son diaphragme était devenu un anneau de feu qui se comprimait autour de son abdomen. De nouveaux éléments vinrent s’insérer dans son rêve : du sang, des yeux larmoyants qui l’étudiaient, et des choses lustrées qui pouvaient être de la fourrure, des poils, des écailles ou des plumes. Elle griffait avec impuissance sa cage thoracique, incapable d’atteindre la créature qui la rongeait de l’intérieur. Elle se mit à hurler, et à hurler encore… 12 Une lumière vive blessait ses yeux, dans un ciel rosâtre traversé par une pluie de météorites. C’était le matin. La clarté aveuglante provenait d’un soleil jaune lointain et les traînées brillantes qui striaient la voûte céleste n’étaient en fait que de simples rayures sur la verrière en plastique du marsplane. Le harnais de sécurité maintenait Sparta dans son siège et sa tête s’inclinait sous un angle inconfortable pour reposer contre son épaule. Elle la redressa – et eut l’impression que la tige flétrie de son cou supportait un boulet de canon – mais malgré les protestations de ses muscles ankylosés, elle découvrit que la torture infligée à son crâne avait des causes oniriques. Ses brûlures d’estomac s’atténuaient et pouvaient désormais être comparées aux conséquences d’un repas trop épicé. À une différence près… la faim la tenaillait. Elle tourna la tête avec précaution pour regarder autour d’elle un marsplane privé de ses ailes et posé sur une pente de lave recouverte d’un fin tapis de sable. Elle constata qu’elle était seule, que les cadrans des instruments de bord ne fonctionnaient plus et qu’il ne devait pas encore être midi à en juger par la position du soleil. Puis elle vit un message, écrit au stylo à bille sur un bout de papier coincé sous l’armature du dossier du siège du pilote. « Nous sommes privés de moyens de communication et nul ne sait où nous nous trouvons. Je pars en direction de la zone habitée la plus proche. Je prie le ciel pour que tu te rétablisses au plus vite. Si tu veux survivre, reste à bord de cet appareil. Je sais que Dieu sera bon pour nous. » Khalid ne s’était pas donné la peine de signer. Sparta déboucla son harnais et testa avec méfiance les articulations de ses poignets, de ses coudes et de ses genoux. Elle semblait indemne. Elle était ankylosée et avait mal aux reins, mais il ne subsistait de sa migraine qu’une trop grande sensibilité à la lumière. Elle essaya les instruments de bord : tous les interrupteurs, qu’elle abaissa, séparément puis en formant diverses combinaisons. Seule de la purée de pois apparut sur les écrans. Elle s’assura de l’étanchéité de son scaphandre puis commanda la dépressurisation de l’habitacle. Au moins les pompes fonctionnaient-elles toujours. La panne électrique n’était pas générale. D’autres systèmes vitaux marchaient peut-être encore. Une fois l’air évacué, elle leva les bras pour déverrouiller la verrière, mais ce mouvement fut à l’origine d’une douleur insoutenable qui lui déchira le ventre. Elle hoqueta, se laissa retomber dans son siège et renonça à sortir. Elle avait localisé le foyer de la souffrance : Remplacement occupé par les feuilles de polymères d’une batterie greffée sous son diaphragme, la source d’énergie qui alimentait les oscillateurs implantés dans son sternum et la céramique supraconductrice qui enrobait les os de ses bras. Comme certaines créatures biologiques – mais pas les humains – elle voyait dans le spectre électromagnétique les ondes qui allaient des infrarouges aux ultraviolets. Comme les membres de quelques espèces qui avaient suivi une évolution naturelle – mais pas les humains – elle percevait des champs électriques et magnétiques sur une plage de fréquences encore plus vaste même si leur intensité était insignifiante. Contrairement à tous les autres êtres vivants, elle captait et émettait des signaux modulés sur les longueurs d’onde radiophoniques. Elle ignorait si ce pouvoir singulier et artificiel, contre nature et non désiré – cette capacité implantée en elle à son corps défendant à une époque dont elle ne gardait aucun souvenir – venait d’être à jamais détruit. Elle ne savait qu’une seule chose : elle souffrait le martyre. Elle tenta de reconstituer ce qui s’était produit et ne put tout d’abord se rappeler que leur ascension au-dessus de l’immense désert. Elle se souvint ensuite de Khalid, qui lui faisait une déclaration ennuyeuse… … il disait l’avoir reconnue, c’était cela. Et aussi… qu’on voulait la tuer… Puis la souffrance insoutenable avait débuté. Elle ne disposait plus de l’atout qu’un émetteur eût représenté dans une telle situation. Les satellites orbitaux auraient capté une brève émission de micro-ondes – même d’une puissance infime – et signalé aux équipes de secours la position exacte du marsplane. Mais elle venait d’être privée de la possibilité d’envoyer un tel signal et doutait que ce fût par un simple effet du hasard. Tout laissait supposer que la panne était due à une puissante impulsion émise sur une bande de fréquence très large qui avait grillé les systèmes de réception et de détection, l’ordinateur de bord et… l’unique fonction non biologique de Sparta. Seule une inspection de l’épave lui permettrait de découvrir si l’onde destructrice provenait de l’extérieur de l’appareil ou de son bord, et dans cette éventualité si l’émetteur avait été déclenché à distance ou par son pilote. Pourquoi Khalid avait-il démonté le planeur ? Pour empêcher les vents de le détruire. S’il voulait sa mort, pourquoi s’était-il donné cette peine ? Parce qu’il fallait que la mort tragique de sa passagère pût paraître accidentelle, évidemment. Elle s’adossa à son siège et concentra son attention sur le brasier qui couvait dans son cœur, afin de tenter de l’étouffer en projetant son esprit jusqu’à lui. Mais la souffrance devint très vite insoutenable et elle dut battre en retraite vers un sommeil agité et des rêves sinistres. Des symboles tournoyants dont la signification lui échappait la soumettaient au supplice de Tantale… Midi. Le marscam de Lydia Zeromski roulait vers le nord. À l’ouest, l’énorme masse du mont Ascraeus saillait du plateau de Tharsis pour grimper jusqu’à la stratosphère. Sur Terre nul ne lui eût prêté attention, pas sous cet angle d’observation. Un homme dressé au pied du Mauna Loa, le plus important volcan terrestre, ne voit que des arbres, des collines vallonnées et une vaste plaine, tant ses pentes sont modérées. La présence du volcan martien n’était révélée que par les coulées de lave et les arroyos érodés qui ourlaient son pourtour. Lydia avait retrouvé son mutisme habituel et la matinée s’était écoulée dans un silence que seuls troublaient les gémissements désormais familiers des turbines : un grondement sourd retransmis par le châssis du véhicule. Assis de l’autre côté de la cabine, Blake broyait du noir. Il ne lui restait plus d’atouts à abattre. Il avait joué la carte du charme et celle de la compétence – en allant sans doute jusqu’à sauver la vie de la femme – mais rien ne semblait pouvoir l’amadouer. Lydia Zeromski était coriace. Avachi dans son harnais, il écoutait siffler les turbines et crisser les chenilles qui filaient dans le désert. Ce voyage lui permettait de découvrir de nouvelles sensations, d’apprendre à reconnaître la nature du sol sur lequel ils roulaient : roche, lave, sable stable ou mouvant, permafrost en décomposition. La consistance du terrain se traduisait par des modifications subtiles des vibrations des bandes de roulement. Et il remarquait à présent un élément nouveau… … des tremblements et des grondements dont le rythme différait de celui des chenilles. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Il se tourna vers la femme et lut pour la première fois de la peur dans ses yeux. — Une inondation, dit-elle. Elle referma la visière de son casque. Elle n’eut pas à lui dire de l’imiter pour qu’il fît de même. Une inondation sur Mars ? Il n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille mais cela ne semblait pas la surprendre. Elle écrasa la pédale des gaz et l’engin bondit en avant. Ils traversaient un large cône de déjection au pied du lointain volcan, une dépression au sol recouvert de galets et de cailloux tamisés par leur poids, de terrasses de sable et de conglomérats tranchés et mis à nu par des crues. Blake, qui n’avait aucune raison de mettre en doute les textes lus pendant la traversée vers Mars, s’imaginait que le terrain avait acquis de telles caractéristiques un million d’années plus tôt. Il l’étudia avec plus d’attention et dut admettre ce que son esprit avait jusqu’alors refusé d’analyser : les angles vifs des arêtes démontraient que ces tracés d’érosion étaient récentes. L’énorme tracteur plongeait et tanguait dans le sable. Il percutait des rochers et ses chenilles soulevaient des gerbes de gravier. Blake n’avait encore jamais vu Lydia conduire avec une telle témérité. — Nous n’y arriverons pas, fit-elle. — Où ? — Nous ne pourrons pas atteindre la berge. Bon sang, si je trouvais une île… — Mais… comment peut-il se produire des inondations sur ce monde ? — Le volcan. Quand les vapeurs provoquent la fonte du permafrost, les boues s’écoulent dans le premier canal qu’elles rencontrent. Celui-ci est un des plus importants. Elle releva les yeux du volant. — Écoutez, Mycroft. Quand je vous dirai de sauter… obéissez sans perdre de temps. Vous prendrez deux pitons autoperforateurs et le câble de votre treuil, et vous irez le plus loin possible en amont. Inutile de chercher de la roche saine, vous n’en trouverez pas. Vous n’aurez qu’à avancer sur une centaine de mètres, planter les tiges d’acier, y fixer les filins et revenir en priant pour que ça tienne. — La situation est donc grave à ce point ? Lydia ne prit pas la peine de le confirmer. Elle repéra une île un moment plus tard et gravit sa berge avant de faire pivoter le marscam vers le mini-raz de marée qui approchait. — Sautez ! Elle freina. Le tracteur n’avait pas terminé son dérapage que Blake bondissait et se mettait à courir. Une seconde plus tard, la femme l’imitait pour suivre un parcours parallèle au sien. Il trouva un énorme bloc de basalte qui paraissait constituer un point d’ancrage plus fiable que de simples barres enfoncées dans un sol instable. Il planta malgré tout les deux pitons et y fixa le câble après l’avoir enroulé autour de ce rocher. Il sentait désormais le sol vibrer sous ses bottes, comme le matelas vibromasseur d’une ruche pour indigents. Il regarda vers l’amont. — Oh, merde ! Une vague de sept mètres de hauteur se ruait dans la tranchée. La boue, qui avait la couleur et la consistance d’une glace au chocolat fondue, emportait des rochers avec elle. Il fit demi-tour et revint en courant vers le marscam, précédé par Lydia. Il la vit grimper à bord et batailler pour refermer sa portière endommagée. Elle se pencha ensuite vers la sienne et il fut touché par cette attention. Il sauta sur la chenille et tira la poignée. Coincée. Il recommença. — Elle est bloquée, cria-t-il dans son communicateur. Ouvrez-la de l’intérieur, d’accord ? À travers sa visière, à travers la bulle du camion, à travers l’autre casque… à travers tous les reflets superposés, il découvrit l’expression décidée de la femme au visage blême figé tel un masque. Elle ne paraissait pas disposée à lever le petit doigt pour l’aider. — Lydia, cette saloperie de porte refuse de s’ouvrir ! Faites-moi entrer, bordel ! Le mur de boue qui descendait le cône de déjection lui rappelait les mini-déluges des films catastrophe de série B, dans une séquence tournée au ralenti. Mais celui-ci n’était pas miniature. Des tourbillons de vapeur jaillissaient de la crête de cette vague démesurée… le permafrost chauffé qui s’évaporait au contact de l’atmosphère déshydratée et raréfiée. — Pour qui travaillez-vous, Mycroft ? — Quoi ? Lydia… ! Bien que rauque et basse, la voix de la femme résonnait à l’intérieur de son casque. — Il y a des mois que nous sommes fixés sur votre compte. Ce que je veux savoir, c’est si vous êtes un indic de la compagnie ou un homme de main du STS. — De quoi diable parlez-vous ? — Vous souhaitez vous mettre à l’abri ? Alors, dites-moi qui sont vos employeurs. — Ni vos patrons ni le STS. — Evgueny vous attendait au dépôt, Mycroft… il savait que vous feriez sauter les boîtes de conserve, mais se trompait sur vos motivations. Il croyait que vous ne vouliez pas vous retrouver sur le chantier et voilà que vous me demandez de vous y emmener. Nous voulons savoir pourquoi. Blake regarda la vague auréolée de vapeur qui étendait ses ailes sur les berges et y creusait de nouvelles mini-falaises. La lenteur de son approche était presque plus angoissante que la ruée brutale d’un raz de marée terrestre. — Lydia, je voulais me rendre jusqu’à l’aqueduc avec vous… vous en particulier. — Vous reconnaissez avoir fait sauter le dépôt ? — Je peux me justifier. Mais à l’intérieur. La vague déferlante visqueuse atteignait la proue de l’île. — Il doit vous rester une demi-minute à vivre, peut-être moins. Expliquez-moi d’abord. Elle continuait de le fixer, sans accorder la moindre attention au déluge. Il s’accorda deux secondes de réflexion, un laps de temps trop court pour lui permettre de penser à autre chose qu’à ce qu’il risquait de perdre. — Je m’appelle Blake Redfield et je suis chargé par le Bureau spatial d’enquêter sur les meurtres de Morland et de Chin. Je devais trouver un moyen de vous approcher, pour en apprendre plus sur vous. — Vous me croyez capable de tuer un homme ? Sa surprise ne semblait pas feinte. — Non, mais je serai fixé sous peu. — On me soupçonne d’avoir tué Dare ? — Vous en aviez la possibilité, et cela vous place sur la liste des suspects. Il fallait examiner votre cas, et je me suis porté volontaire. Elle continuait de le fixer à travers les reflets des couches de plastique. — Lydia… — Détendez-vous, Mycroft ou autre chose. Votre dernière heure n’a pas encore sonné. Mais elle ne se pencha pas vers la portière de la cabine. Les yeux toujours rivés aux siens, elle tendit le menton vers l’amont. La vague gigantesque venait de s’effondrer et ce fut une coulée de boue peu impressionnante qui atteignit le marscam. Seules des vaguelettes de glace fondue vinrent clapoter sur les chenilles et salir les bottes de Blake. Le flot avait perdu toute violence et il se réduisait à une couche de cendre et de poussière à l’arrière de l’engin. Le permafrost avait glissé sur le lit de vapeur qui s’en dégageait et à présent que l’humidité lubrifiante s’était évaporée il n’en subsistait que ces fines particules qui recouvraient d’immenses zones de la surface aride de ce monde. Il regarda Lydia. — Un minutage parfait. — J’ai improvisé. Vous êtes libre de ne pas me croire, mais je ne vous aurais pas laissé crever, même si vous aviez été un indic à la solde du patronat. Ce que vous êtes peut-être. Elle ouvrit sa portière et descendit. — Aidez-moi à retirer les piquets. Ils eurent fort à faire pour creuser les couches compactées de nouveau gravier et de cendre et dégager les câbles, mais quelques minutes plus tard ils avaient terminé et étaient de retour dans la cabine. Les turbines hurlèrent et le marscam entama la traversée de la coulée. Lydia s’était replongée dans son mutisme coutumier, les yeux rivés sur l’horizon de ce paysage sans limites. Elle n’accorda qu’un seul regard à Blake, peu après qu’ils eurent repris leur voyage dans le cône de déjection. — Comment avez-vous dit que vous vous appelez, déjà ? Il le lui répéta. Comme elle n’ajoutait rien, il laissa vagabonder son esprit. Il regardait défiler les collines de sable et dressait la liste des erreurs lamentables commises dans le cadre de la mission qu’il s’était attribuée avec tant d’insistance. Il avait agi en parfait imbécile et compromis dès le début ses chances de réussite. Les raisons de tout ce qui s’était produit depuis qu’il avait endossé sa nouvelle identité devenaient évidentes. Il connaissait désormais les causes de l’agression perpétrée contre lui à Station Mars et la façon dont Evgueny l’avait débarrassé de ses assaillants… des individus à sa solde. Cela permettait de comprendre l’intérêt qu’il lui portait et pourquoi il s’était donné la peine de lui trouver un emploi avant d’aller l’attendre dans le dépôt de véhicules. Rostov lui avait tendu un piège. Selon Lydia, tous étaient au courant depuis des mois. On pouvait en déduire que les agents du Bureau spatial de Station Mars avaient utilisé une ou deux fois de trop la couverture offerte par l’identité d’emprunt de Michael Mycroft. Juste avant de sortir du chenal et de s’engager dans le désert, ils passèrent devant l’épave noircie d’un marscam qui n’avait pu traverser le cône de déjection. Les yeux rivés à la carcasse tordue et déchiquetée en partie enterrée dans le sable, Blake s’interrogea. Lydia l’eût-elle laissé entrer si la lame de boue ne s’était pas effondrée avant d’atteindre leur véhicule ? N’attendait-elle pas une autre opportunité de commettre un crime parfait ? Sparta était en suspension au-dessus du pivot d’un monde en rotation. Elle occupait le corps d’un faucon dont l’ouïe et la vision étaient dix fois plus développées que celles d’un être humain. Un arbre mort se dressait dans le désert, et c’était autour de son tronc noueux que tournait la planète : une immense plaine de sables mouvants et de roche lisse dénudée. Ses yeux perçants lui permettaient de voir des motifs gravés dans les surfaces de grès, des sillons si profonds que les ombres que le soleil y déversait étaient noires comme de l’encre sur une page blanche. Ses oreilles hypersensibles entendaient les cris s’élever de l’arbre. Ses ailes filtrèrent l’air et elle se laissa descendre, poussée par la curiosité. La silhouette visible dans les branches était humaine. Elle appartenait à une jeune fille à laquelle manquaient encore des attributs de la féminité, écartelée dans la ramure dépouillée de son feuillage. On l’avait crucifiée en plantant dans ses poignets et ses pieds des ossements brisés… fémurs et humérus. Dans son ventre fendu du sternum au nombril s’ouvrait une cavité béante et obscure qui ne contenait rien. Sur son visage ovale les sourcils dessinaient deux larges traits noirs au-dessus de ses yeux marron larmoyants. Ses cheveux bruns tombaient en mèches molles et sales sur ses joues blêmes. Elle leva ses yeux liquides pour regarder Sparta. Je me crois immolée dans l’arbre aux quatre vents Où mon agonie dure depuis neuf nuits complètes, Car l’épieu m’a blessée et j’ai été offerte À Odin, et livrée à cette solitude Dans l’arbre sous lequel nul ne saura jamais Quelles racines courent… Ce n’était pas la voix du dieu nordique. Vibrante et profonde, elle n’appartenait pas non plus à l’adolescente crucifiée mais à une femme plus âgée qui détenait la connaissance. J’ai voulu lire les runes, je l’ai fait en hurlant… Le visage levé vers elle se déforma et fondit. Les yeux s’embrasèrent et quand leur luminescence décrut ils avaient la couleur du ciel, les lèvres étroites désormais entrouvertes étaient charnues et sensuelles, la chevelure s’assortissait au sable. J’en ai tiré profit, obtenu la sagesse. De ce nouveau savoir je me suis rassasiée ; Chaque mot vers un autre me guidait dans ma quête, Chaque action préludait à un nouvel exploit. L’entaille béante du ventre de la fille s’était refermée et seule en subsistait une marque écarlate, mais elle avait vieilli et continuait de se flétrir sous l’effet de la souffrance. Les rais de lumière qui jaillissaient de ses yeux empalèrent Sparta. En proie à la panique, elle chercha le vent du bout des ailes, le trouva, et prit son essor dans le ciel rosé. Elle survolait les runes qui la cernaient, gravées dans la pierre polie du désert : des signes qu’elle aurait pu lire et interpréter à condition d’interrompre la rotation de ce monde. Elle grimpa plus haut encore. Elle s’élevait au prix d’efforts incommensurables… … vers la conscience. Elle s’éveilla dans l’habitacle du marsplane, seule. Le soleil apparaissait à l’ouest, à peine au-dessus de l’horizon, avec au-delà le fin croissant de Phobos. La lune appelée Peur. Sparta resta un moment immobile. Elle n’essaya pas de nier ses craintes. Elle s’en imprégna et admit la probabilité de sa mort prochaine. Elle laissa la terreur du trépas l’envahir. Une fois acceptée, cette frayeur se tarit et la jeune femme put reporter son attention sur les choses de la vie. Elle testa la commande de dépressurisation et découvrit que les pompes fonctionnaient. Mais elle avait déjà fait le vide dans l’habitacle – comment pouvait-elle l’avoir oublié ? – et sa combinaison était toujours hermétique. Quand elle s’étira pour déverrouiller la verrière elle ne ressentit qu’un tiraillement dans son ventre. Elle sortit et faillit s’effondrer sur la pente de cendre. Un vent d’ouest régulier soufflait à vingt kilomètres à l’heure. Elle étudia de quelle manière Khalid avait procédé pour détacher les ailes de la carlingue et les fixer au sol. La conception du marsplane était évidente. Elle savait qu’elle aurait pu le réassembler, qu’il avait été conçu pour subir de tels démontages. Mais il lui fallait découvrir les origines de la panne avant de tenter quoi que ce soit. Elle alla ouvrir la trappe du fuselage qui donnait accès aux instruments de bord. Elle utilisa son œil macroscopique pour suivre les contours de la partie dévastée et radiographier les microsoudures des circuits. Une « bombe à impulsion électromagnétique », un générateur de surtension dont elle n’avait jusqu’alors vu qu’un seul exemplaire – dans le cadre d’un cours de sabotage du Bureau du Contrôle spatial – avait été inséré dans le comparateur du pilote automatique. Il ne s’y trouvait plus, mais Sparta pouvait se l’imaginer aisément. C’était une boule d’acier grosse comme un citron, une comparaison encore plus appropriée après qu’elle eut été colorée en bleu-vert par la chaleur libérée lors de sa mise à feu. Elle avait contenu un noyau microscopique d’isotopes d’hydrogène, de tritium et de deutérium enchâssé dans des sphères d’azote et de lithium liquides, d’explosifs et d’épais blindages, le tout étant soumis à une pression intense. Le détonateur déclenché par un signal extérieur avait comprimé les isotopes d’hydrogène et lancé la réaction en chaîne de cette bombe H miniature. La puissance était insuffisante pour briser la coquille d’acier mais les ondes qui se propageaient comme le bruit d’un claquement de mains à l’intérieur d’un tunnel s’étaient changées en une sorte de sifflet électronique, une pulsation électromagnétique capable de faire griller tous les circuits non protégés par un épais blindage. Seule une organisation disposant de moyens très importants pouvait se procurer un dispositif aussi coûteux : une grande société, un puissant syndicat, une nation ou une organisation – comme celle du Libre Esprit, qui disposait de ressources comparables, bien qu’occultes. Khalid devait avoir emporté ce gadget. Ces circuits ne pouvaient être réparés, seulement remplacés, et ils ne figuraient pas sur la liste des pièces de rechange disponibles à bord du marsplane. Sparta referma la trappe. Elle s’appuya au fuselage et regarda le soleil descendre avec langueur. Khalid pouvait être sincère. Peut-être était-ce pour son bien qu’il lui conseillait d’attendre sans bouger. Rien ne démontrait sa culpabilité. Il avait pu récupérer le dispositif de sabotage pour le remettre aux autorités. Mais il risquait de mourir dans le désert, même s’il était animé de bonnes intentions. Et s’il survivait mais voulait sa perte, il lui serait facile de faire en sorte que les recherches durent plusieurs semaines. Le bon sens lui murmurait de quitter cet endroit au plus tôt. Elle retira les pitons du sable et des cendres puis enroula et rangea les lanières, à l’exception de celles qui arrimaient le bout des ailes. Elle entreprit ensuite d’assembler l’énorme planeur, un élément après l’autre. Quelques minutes plus tard l’avion démesuré et fragile tremblait sous les caresses du vent, maintenu au sol par les deux dernières sangles. Une commande hydraulique les reliait au poste de pilotage. Les concepteurs avaient prévu que la fiabilité des systèmes électroniques ne serait pas garantie en certaines circonstances. Face au vent, Sparta n’aurait eu qu’à larguer ces amarres pour que l’appareil pût prendre son essor sans avoir besoin des fusées d’appoint. Elle n’avait jamais piloté un tel engin. Elle ne se trouvait sur Mars que depuis deux jours. Le vent latéral n’était guère propice à un décollage non assisté, mais elle se savait douée pour réaliser des exploits de ce genre. Le soleil venait de se coucher quand elle libéra l’aile droite et se pencha sur le manche à balai. Le vent souleva la voilure et le marsplane recula en frôlant le sol autour du pivot que constituait la sangle opposée. Une fraction de seconde avant que son nez ne se retrouvât face au vent, Sparta largua l’autre amarre. L’avion frémit et tenta de se maintenir dans les airs – le bout de l’aile gauche retomba sur le sol et rebondit –, puis il s’éleva avec assurance et vira dans le col qui séparait les cônes de cendre sombre. Les planeurs ne sont pas conçus pour les vols de nuit, quand l’air refroidit et redescend vers le sol, mais Sparta savait que des poches de sable chaud seraient à l’origine de courants ascendants pendant quelques heures après le coucher du soleil. Les localiser lui serait facile. Sa vision infrarouge inutilisable en plein jour devenait efficace dans les ténèbres. Elle n’avait pas besoin d’une reproduction holographique de l’atmosphère pour voir ses courants, au cours de la nuit. Le plateau de Tharsis se dessinait dans diverses nuances bleu nuit et argent stellaire, avec au-dessus Phobos illuminée qui se déplaçait devant les étoiles et apportait des ombres aux buttes et aux dunes. Mais les yeux de Sparta ne voyaient pas que cela. Pour elle, le désert se parait d’un halo rougeâtre : la chaleur que les rochers et le sable avaient emmagasinée pendant le jour se libérait à présent plus ou moins vite. Révélées par leur température plus élevée, des spirales d’air brun se lovaient dans la nuit au-dessus du paysage nocturne… en dessinant des entonnoirs sur le pourtour desquels le marsplane pourrait s’élever. Elle survola les dunes en rase-mottes et atteignit le plus proche de ces courants ascendants. Peu après l’appareil virait au-dessus du désert et Sparta explorait sa mémoire eidétique pour superposer ses souvenirs des cartes à ceux du territoire et y chercher le fil ténu qu’elle devrait suivre jusqu’à Labyrinth City. 13 À l’intérieur du casque un voyant jaune signalait que la charge des batteries tirait à sa fin, mais Khalid ne pouvait le voir. Il dormait, bien trop las pour rêver, pendant que le vent glacial le recouvrait d’une couche de sable. La fatigue avait eu raison de lui et il s’était recroquevillé à l’abri d’une dune pour s’abandonner au sommeil. Il savait que ses précieuses réserves risquaient de s’épuiser avant son réveil mais également que le repos lui était aussi nécessaire que de l’air respirable. Juste avant de fermer les yeux, il avait vérifié qu’il s’était couché face à l’est, afin d’être éveillé par la clarté de l’aube. La petite sphère du soleil se leva et grimpa rapidement dans le ciel. Devant le marscam qui roulait à vive allure le sable était lisse et sensuel comme un kimono de soie jaune abandonné sur le sol et aux plis hauts comme des collines. Lydia avait redémarré avant l’apparition du jour et son véhicule filait sur la plus vaste étendue de dunes que Blake n’eût jamais vue ou imaginée. Il voyait des traces laissées par d’autres chenilles, des sillages qui gravissaient et descendaient les vagues de sable. Il avait sous les yeux un bien étrange palimpseste, car bien qu’effacés par le vent les signes réapparaissaient sous l’éclairage oblique du soleil. Seul l’imprimatur constamment renouvelé par les véhicules de passage déjouait la censure opiniâtre des éléments. Le chantier n’était plus qu’à seize heures de route, au-delà des dunes qui se succédaient à l’infini. Ils rouleraient tout le jour et tard dans la nuit, pour finir par l’atteindre quand les étoiles auraient acquis toute leur brillance et que les lunes effectueraient un ballet dans le ciel. Lydia scrutait la piste. Le soleil toujours bas soulignait les rides du sable de traits de blancheur et d’ombre. Elle était depuis longtemps redevenue taciturne. Blake gardait les yeux rivés sur l’horizon, et il remarqua l’apparition avant elle. — Bon Dieu, vous voyez ça ? murmura-t-il. Elle ralentit, regarda dans la direction qu’il indiquait et discerna la silhouette. Un homme, à en juger par sa taille et sa conformation, cheminait devant eux sur cette piste. Il ne semblait pas avoir remarqué leur approche. Maigre et voûté, il évoquait une poupée de brindilles partie vers Dieu sait quelle destination. Ils rabattirent la visière de leur casque et Lydia fit le vide dans l’habitacle avant d’accélérer. L’engin bondit en dérapant sur le sable. Avant même d’arriver à la hauteur du marcheur elle sut de qui il s’agissait. Elle avait reconnu son allure et sa démarche. Elle stoppa le marscam qui s’immobilisa au terme d’une longue glissade près de l’homme émacié et déshydraté. Il leva les yeux vers Blake. Qui fut aussi surpris que lui de le voir. — Khalid ! Le rescapé dut l’entendre par son scaphcom, mais il était trop hébété ou avait la gorge trop sèche pour répondre. Il se contenta de le fixer. Lydia ouvrit sa portière et sauta de l’engin. Blake en fit autant. — Le témoin de charge de ses batteries indique qu’elles seront à plat dans moins de deux heures, dit-elle. — Bon Dieu, il a eu de la chance ! Ils le soulevèrent par-dessus les chenilles et le hissèrent dans la cabine. Une minute plus tard la femme avait refermé et repressurisé la bulle. Blake redressa le torse de Khalid afin qu’elle pût lui retirer son casque. Sayeed ne quittait pas Blake des yeux. — Khalid, est-ce que tu me reconnais ? — Blake… Un murmure à peine audible, guère plus qu’un soupir. Puis ses paupières se clorent et sa tête s’affaissa. — Il faut lui donner à boire, déclara Lydia. Elle tendit le bras pour saisir un tube posé sur le tableau de bord. Elle le leva vers les lèvres de l’homme. Il toussa et s’étrangla, puis aspira le précieux liquide avec avidité. L’eau ruisselait sur la barbe naissante qui envahissait son menton. Blake attendit qu’il eût lâché le tube pour lui demander : — Que s’est-il passé ? Le rescapé leva avec difficulté la main vers lui, pour agripper sa poitrine. — Blake… j’ai dû laisser Linda là-bas. — Linda ? Tu veux parler de… — Oui. Le planeur a été saboté. Avec ceci. Ses doigts tiraillèrent le rabat de la poche de sa combinaison. Blake l’aida à l’ouvrir et il en sortit une sphère d’acier bleuie par une chaleur intense. — Qu’est-ce que c’est ? — Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que ce machin a fait griller tous les systèmes électroniques de l’appareil. Elle est toujours là-bas. — Loin d’ici ? Il réfléchit avant de répondre. — Deux jours de marche. Une centaine de kilomètres, cent vingt au maximum. Au sud-est. Je vais vous guider. — Et votre balise ? voulut savoir la femme. — Inutilisable. — Lydia… — En plein désert, la moindre approximation risque d’être fatale, déclara la femme. — Vous ne pouvez pas refuser de nous aider ! — Je n’ai rien refusé, rétorqua-t-elle avec colère. Mais je vais demander par radio aux satellites d’effectuer des recherches et contacter le chantier pour qu’on envoie des équipes de secours. — Dites-leur de suivre nos traces, suggéra Blake. Il nous reste du combustible et nous nous déplacerons plus vite si nous dételons les remorques. Et même si nous ne la retrouvons pas les premiers, cela permettra de réduire l’étendue du secteur à explorer. Lydia l’étudia. Ils étaient séparés par le siège sur lequel Khalid se reposait, les yeux fermés. — Cet homme n’est pas hors de danger, rétorqua-t-elle. Qui est cette Linda ? Sa vie a-t-elle une importance plus grande que la sienne ? Que représente-t-elle, pour vous ? — Elle ne s’appelle pas Linda mais Ellen… Ellen Troy, répondit Blake avec gêne. C’est l’inspecteur du Bureau spatial qui mène l’enquête sur ces meurtres. — Oui… murmura Khalid. Ellen. Il lui est arrivé quelque chose… — Que faisait-elle avec vous ? voulut savoir Lydia. Il la dévisagea. — Elle me soupçonnait d’avoir commis ces crimes. Les lèvres de la femme se pincèrent, puis un nœud de résistance interne se desserra et elle leva les yeux sur Blake. — Comment comptez-vous la retrouver ? Khalid fouilla à nouveau dans sa poche et en sortit son astrolabe miniature. — Dieu guidera nos recherches. — C’est quoi, ce machin ? Il tenta de lui adresser un sourire. — Le système de guidage inertiel ne fonctionne plus mais – à condition d’effectuer certaines conversions de coordonnées – c’est toujours un astrolabe. Sparta s’était laissé porter par les vents pendant toute la nuit. Phobos filait vers l’est et le soleil grimpait à sa rencontre. Il était croisé par cette lune martienne basse et rapide bien plus souvent que par la compagne plus volumineuse et distante de la Terre, mais ici il n’y avait presque jamais personne pour y assister. Sparta pilotait le marsplane à haute altitude dans l’atmosphère réchauffée par le lever du jour quand elle vit l’ombre de Phobos passer au nord, une colonne inclinée de ténèbres dans un ciel où miroitaient une multitude de grains de poussière. Sur les rides de l’étendue de dunes visible en contrebas une tache de vingt-sept kilomètres de diamètre se déplaçait vers l’est telle une amibe géante. Sparta se retrouva bientôt au sud-ouest de l’ombre mouvante de la lune. Elle ne vit pas le point microscopique d’un marscam emballé et les passagers de cet engin n’aperçurent pas le planeur qui s’élevait en spirale avec à son bord celle qu’ils espéraient sauver. Lydia conduisit tout le jour. Elle roulait très vite sur les dunes. Il n’y avait plus de piste et elle maintenait le tracteur dans la direction indiquée par Khalid en suivant un parcours qui contournait les crêtes les plus abruptes mais empruntait des pentes périlleuses plongées dans l’ombre chaque fois qu’un détour leur eût fait perdre trop de temps. Débarrassé de ses remorques, le marscam évoluait avec l’agilité d’un buggy. Khalid, rétabli grâce à l’eau, la nourriture et l’air non rationnés, s’était retiré dans le compartiment couchette… où il dormait depuis leur départ. Lydia ne l’entendit pas prononcer un seul mot avant le crépuscule, lorsqu’il pencha la tête entre les rideaux de dentelle pour lui demander de s’arrêter. — C’est l’heure de la prière, expliqua-t-il. Lydia, étonnamment fraîche et dispose ou tout simplement dopée à la caféine – elle préparait une nouvelle réserve de café dans la machine logée sous le tableau de bord –, se pencha vers la paroi de la bulle pour regarder Khalid s’éloigner d’une cinquantaine de mètres dans le désert, étaler un tissu sur le sable et s’agenouiller pour se prosterner dans la direction approximative d’une Mecque invisible. Le vent rabattait le carré de polyfibres autour de ses genoux et envoyait des doigts de poussière caresser son dos voûté. — Comment pouvez-vous conduire aussi longtemps ? demanda Blake d’une voix rauque. Les yeux chassieux et le corps ankylosé pour avoir sommeillé en étant ballotté dans son harnais, il s’étira et regarda à son tour Khalid à travers la bulle de plastique. — Si un seul d’entre vous savait piloter ce bahut, les mecs, je ne serais pas obligée de me farcir tout le boulot. Mais ça me change du train-train habituel, et c’est ce qui me permet de rester éveillée. Elle désigna l’autre homme de la tête. — Il semble prendre sa religion très au sérieux. — Je l’ai toujours vu ainsi. — Autrement dit ? — Nous avions neuf ans, quand nous nous sommes connus. — Il paraît tenir à vous. — C’est réciproque. — Alors comment se fait-il que votre amie commune le soupçonne de meurtre ? — Elle espère prouver son innocence. Moi également. — Je ne connais pas le Pr. Sayeed depuis aussi longtemps que vous, mais je l’ai souvent rencontré et je le vois mal tuer quelqu’un. Pas de sang-froid, en tout cas. — Moi non plus. Mais vous avez fait remarquer qu’il est très pieux. La religion prend parfois des formes surprenantes et il lui arrive de pousser des gens à commettre des actes contraires à leur nature. — S’il était coupable, pourquoi essaierait-il de sauver celle qui peut causer sa perte ? Blake réfléchit un moment avant de répondre. — La question ne se pose que si elle est toujours en vie. — Du café ? — Merci. Il prit la tasse fumante qu’elle lui tendait. — Qui a bien pu les tuer, d’après vous ? — À vous entendre, vous ne semblez pas penser que je souhaite le découvrir. Eh bien, détrompez-vous. — Disons que vous faites preuve d’une froideur peu commune. — Vraiment ? Elle le dévisagea par-dessus le rebord de sa tasse. — Avec vous, peut-être. Mais Khalid s’était porté garant de Blake et elle y avait longuement réfléchi. Elle prit le temps de boire son café à petites gorgées avant de déclarer : — Dare et moi sommes arrivés ici avec le premier groupe de colons. Je parle de ceux qui désiraient s’installer sur Mars de façon définitive. Avant nous, aucun explorateur ni scientifique n’avait séjourné sur ce monde plus de quelques mois. Nous étions presque tous des foreurs… nous avons fait des sondages dans toutes les zones de permafrost et permis de dresser les cartes hydrologiques de ce monde. Et nous avons apporté notre contribution à la construction de Lab City. « Oh ! Nous étions des individus peu recommandables qui juraient, se battaient et s’enivraient constamment. Comme tout le monde, à l’époque. Et il nous a fallu un certain temps – je parle de Dare et de moi – pour comprendre que nous tenions l’un à l’autre. Les couples étaient rares, chez les pionniers. Il y avait bien plus d’hommes que de femmes et la plupart de ces dernières se casaient avec des types qu’elles n’aimaient guère pour ne plus être importunées par ceux qu’elles n’aimaient pas du tout. Quand d’autres gens sont venus s’installer ici, bien plus tard, la plupart de ces couples ont éclaté. Bien des femmes ont découvert qu’elles préféraient leur liberté à leur mari. — Il n’y a pas de Martiens originaires de ce monde ? — Vingt-trois gosses sont nés sur Mars, au dernier recensement. Il serait exagéré de parler d’une explosion démographique, et c’était bien pire il y a dix ans. Attention, je ne dis pas qu’on ne trouve aucun couple solide, seulement qu’ils sont rares. Heureusement que la jalousie l’est aussi. — Tiens donc ? Ce n’est pas l’impression que j’ai eue au Chat… J’ai bien cru que les types me feraient la peau si je m’intéressais aux filles d’un peu trop près. — Parce que vous n’êtes pas des nôtres. Les étrangers doivent regarder où ils mettent les pieds. Ce serait pareil si vous étiez une femme, d’ailleurs. En outre, tous vous prenaient pour un indic. — Tous ? — La plupart des clients du Chat gris vous avaient catalogué en tant que source d’ennuis, même s’ils ne savaient pas lesquels. Les faits ont démontré la justesse de ce point de vue. — Je refuse d’admettre quoi que ce soit. Il inclina la tête pour désigner Khalid qui s’était relevé et revenait vers le marscam. — Pas devant témoin, en tout cas. Lydia sourit. — Je ne dirai rien. Ce n’est pas avec votre paie que vous pourriez rembourser les dégâts. La voix de Sayeed résonna dans leurs communicateurs. — On dirait que vous avez retrouvé votre langue, tous les deux. Il attendit que Lydia eût dépressurisé l’habitacle. — Nous parlions de l’explosion qui a soufflé le poste de ravitaillement en combustible du dépôt des véhicules il y a deux jours, expliqua-t-elle. Plusieurs engins ont été détruits. — Oh ? Blake pouvait constater que Khalid le regardait avec un air entendu à travers sa visière et la bulle de la cabine. Il se racla la gorge. — Certains individus semblent croire que je pourrais y être pour quelque chose. La porte s’ouvrit et il remonta à bord en l’enjambant. Khalid alla s’installer dans le siège central. Son sourire révélait une denture parfaite à la blancheur accentuée par son teint basané. — Tu te rappelles comme on s’est bien amusés au cours de l’été qu’on a passé en Arizona, Blake ? Tu sais… quand on se barbouillait le visage avec du cirage et qu’on faisait sauter des tas de trucs ? — On ne va pas ennuyer Lydia avec nos histoires d’adolescents, mon vieux. — Je les trouve au contraire très intéressantes, affirma-t-elle. — Le moment me paraît mal choisi pour entrer dans les détails scabreux. Sous son casque, Blake sentait ses joues s’empourprer. Ils restèrent à court de mots et la femme augmenta le régime des turbines puis enclencha une vitesse. L’engin redémarra. Khalid toussa et dit : — Il n’était pas dans mes intentions d’interrompre votre… — Oui, finissez ce que vous aviez commencé à me dire, Lydia, surenchérit Blake. Au sujet de ce qui s’est passé… Comme il s’interrompait, Khalid lui adressa un regard interrogateur. — … la nuit où la plaque a été volée. — Eh bien, j’expliquais à Blake que Dare et moi nous aimions. Tous pouvaient s’en rendre compte, n’est-ce pas ? Ainsi pris à témoin Khalid hocha la tête, mais elle perçut ses réticences, ses hésitations. — D’accord, ce n’était peut-être pas évident. À vrai dire, je lui offrais plus d’amour que je n’en recevais en retour. Il était indépendant et solitaire, et je pouvais seulement appliquer des emplâtres provisoires sur ses blessures. Elle fit une pause, afin de choisir ses mots. — Mais il avait besoin de moi et je m’étais résignée. C’est au cours de la dernière semaine avant son… assassinat, qu’il a changé. Il fuyait tout le monde et était toujours sur les nerfs. Je croyais en être la cause, sans doute parce que je manquais de confiance en moi. Il travaillait très tard – toutes les nuits, depuis l’arrivée de ce salopard de Morland – et je suis passée le voir à la mairie. Pour lui adresser un ultimatum. Comme si nous avions pu faire un choix… Cette fois, le silence s’éternisa. La pression était entre-temps redevenue normale à l’intérieur de l’habitacle et elle releva sa visière. Les deux hommes l’imitèrent. Comme elle ne reprenait pas son récit, Blake décida de demander : — Que s’est-il passé ? — Il a refusé d’en discuter. Il m’a demandé de ne pas lui tenir rigueur de son comportement et affirmé qu’il me fournirait des explications par la suite, mais il soutenait que c’était pour l’instant impossible. Il avait appris certaines choses sur le compte de Morland. À l’entendre, ce type ne devait pas être très net. Pour résumer, il m’a fichue à la porte de son bureau. — Et vous êtes repartie ? — Bien sûr. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? J’ai bouclé ma combinaison et je suis sortie. Je me suis promenée un moment autour de l’Hôtel de ville, mais je n’ai pas vu Dare par les fenêtres. Elle se tourna vers Khalid et parut sur le point d’ajouter un commentaire, mais se ravisa. Savait-il qu’elle l’avait vu ? Elle soupira : — Je suis partie vers le port et suis entrée au Chat. Je buvais des bières depuis une demi-heure quand quelqu’un m’a appris la nouvelle. — Savez-vous ce que Dare Chin reprochait à Morland ? — Non. Il refusait de m’en parler. Elle regarda les ondulations du désert au relief accentué par le soleil couchant. — Et je ferais mieux de me concentrer sur la conduite. Blake hocha la tête. Les turbines grimpèrent d’une octave dans les aigus et le tracteur bondit en avant, pour charger les dunes. Khalid se tourna vers Blake, pensif. — Que sais-tu sur ce Morland ? — Rien de plus que son cursus officiel. J’ignore même à quoi il ressemblait. — C’était un individu peu sympathique, arrogant et hâbleur. Il aimait mener la grande vie et avait un goût immodéré pour les boissons alcoolisées. — Tu me parais influencé par certains préjugés. — Cela ne me ressemblerait guère, et tu le sais. Je ne reproche rien à ceux qui boivent modérément, même si je ne touche jamais à de l’alcool. Mais ce type était une véritable éponge. Et il y a autre chose, mon ami. — Oui ? — J’avoue douter qu’il ait été l’expert de la Culture X pour lequel il se faisait passer. Je reconnais qu’il effectuait son petit numéro avec beaucoup de brio… un peu trop, même… — Son petit numéro ? — Celui de l’archétype du xénoarchéologue soucieux de préserver les trésors naturels de Mars. Il était imbattable dès qu’on parlait de la plaque martienne mais chaque fois que j’ai mentionné d’autres découvertes ses commentaires sont devenus très vagues. — Tu crois qu’il usurpait son titre ? — Non, mais ses connaissances de la Culture X étaient superficielles. C’est tout au moins l’impression que j’ai eue. — Il pouvait s’y intéresser depuis peu. — Possible. Sais-tu de quoi il est mort ? — Bien sûr, ce n’est pas une information confidentielle. Un coup de feu. — Tiré par… ? — Un pistolet de compétition calibre vingt-deux. — Bon, alors sais-tu que Morland se vantait d’être un tireur d’élite ? — Intéressant. Ellen le sait-elle ? — Notre conversation a été interrompue… Khalid n’acheva pas sa phrase et se tourna vers Lydia. — Sommes-nous loin du but ? — Si vous vous référez au secteur dont vous m’avez fourni les coordonnées, il est encore à cinquante kilomètres. C’est indiqué sur cet écran. — Ellen se trouve là-bas depuis deux jours, marmonna Blake. — Il ne lui est rien arrivé, affirma Khalid. — J’aimerais être aussi optimiste que toi. — Si elle a repris connaissance, elle est hors de danger. Peut-être était-elle en effet saine et sauve. Ils n’auraient pu se prononcer pour l’instant. Blake et Khalid se dressaient dans le col qui séparait les cônes de lave éclairés par le clair de lune. Le vent avait été modéré tout le jour et les empreintes de pas et les marques laissées par le fuselage et les ailes apparaissaient toujours dans la couche de sable qui recouvrait les cendres. — Elle a des ressources insoupçonnées, déclara Khalid. — Et une chance insolente, ajouta Blake. — Je suis certain qu’elle s’en tirera. Ils évitèrent de se regarder dans les yeux pendant qu’ils revenaient à pas lourds vers le tracteur dont Lydia n’avait pas arrêté les turbines. QUATRIÈME PARTIE LA DERNIÈRE CARTE DE PROTT 14 Midi. Le soleil était haut dans le ciel et un vent d’ouest violent soufflait sur Labyrinth City. Le marsplane porté disparu descendit en vol plané, prit contact en douceur avec la piste et continua sur sa lancée jusqu’au hangar du Projet de terraformage devant lequel il s’immobilisa. Quelques instants plus tard des hommes en combinaison pressurisée s’essaimaient autour de l’appareil. Sparta leur désigna son casque et secoua la tête, afin d’indiquer que son communicateur était hors d’usage. Les portes de la remise s’ouvrirent et l’équipe au sol entreprit de tirer le planeur à l’abri du vent. Dès qu’elle fut à l’intérieur de la remise, la jeune femme se hissa hors de l’habitacle, sauta sur le sol et se mit à courir en direction des bureaux. Elle releva la visière de son casque dans le sas puis se précipita vers la responsable éberluée assise derrière le comptoir. — Khalid est quelque part au milieu du désert, s’empressa-t-elle de lui dire. Nous devons partir à sa recherche… il est là-bas depuis plus de trois jours. Je vais vous montrer sur une carte le secteur où il a quitté l’appareil. La femme parut se détendre. — Le Pr. Sayeed est sain et sauf, inspecteur. Il a été recueilli hier par un marscam qui suivait la route de l’aqueduc. Il nous a fait le récit de l’accident. — Il a donc trouvé de l’aide ? — Ses sauveteurs sont partis à votre recherche et ont découvert que vous aviez pu redécoller. Sparta s’accorda le temps de retirer son casque. — Je n’aurais jamais cru qu’il réussirait. — Vous avez pris une excellente décision. Mais s’il était dans nos habitudes de décerner des médailles, nous en attribuerions une à Khalid. Nous comptons organiser une petite fête pour célébrer son retour. Elle eut un large sourire. — Vous y êtes cordialement invitée. — Merci. J’accepte avec plaisir. La femme l’étudiait avec attention. — Nous avions tous entendu parler de votre chance extraordinaire, inspecteur Troy. La plupart d’entre nous auraient cru un tel exploit irréalisable… voler sur plus de deux mille kilomètres sans holo ni moyens de communication et pas même un compas. D’autant plus que vous n’aviez jamais piloté un de ces appareils. Sparta haussa les épaules. — Disons que je suis assez douée pour ce genre de choses. — Plutôt, oui. Et pour la navigation. — J’ai une bonne mémoire, voilà tout. J’ai eu le temps d’étudier les cartes de ce monde, au cours des deux semaines qu’a duré mon voyage vers Mars. — Je m’efforce de les mémoriser depuis que je suis adulte, et je n’aurais jamais pu en faire autant. — Vous vous sous-estimez, répondit Sparta sans dissimuler son irritation. La plupart d’entre nous se découvrent des capacités insoupçonnées, quand les circonstances l’exigent… prenez Khalid. Elle tripota avec nervosité les sangles de son scaphandre. — Enfin… j’ai des affaires pressantes à régler. Avez-vous encore besoin de moi, ici ? Un employé qui l’avait jusqu’alors dévisagée avec admiration éclata de rire. La responsable se contenta de sourire et de désigner une vidéoplaque. — Vous voyez toutes les cases blanches de ce rapport sur l’accident ? Si je vous laissais filer avant d’avoir comblé ces vides j’aurais de sérieux ennuis. Sparta soupira. — Entendu. Le sas ne cessait de claquer et de siffler. Les bureaux étaient envahis par des mécaniciens et d’autres membres de l’équipe au sol qui désiraient voir la femme la plus chanceuse de trois planètes. — Quelle est ton estimation des dégâts ? demanda la responsable à un des nouveaux arrivants. — Je ne peux que confirmer les déclarations du Pr. Sayeed. Tous les systèmes électroniques qui n’étaient pas protégés par un blindage ont grillé. C’est la première fois que je vois un truc pareil. La femme se tourna vers Sparta pour préciser : — Le Pr. Sayeed a trouvé un objet étranger dans le pilote automatique. Une sphère métallique d’environ trois centimètres de diamètre… — Une bombe à impulsion. — Jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est ? — Un dispositif hors de prix qui sert à détruire des circuits intégrés. Quelqu’un souhaitait que le marsplane disparaisse des écrans radar, se perde dans le désert et y reste. Un individu informé de la nature particulière de mes structures internes et désireux de me faire souffrir, pensa-t-elle sans toutefois le préciser à haute voix. — Alors, qu’est-ce que j’écris dans la case « origine de l’incident » ? Sabotage ? — Oui. — Mr Prott tente de vous joindre depuis deux jours, déclara le jeune réceptionniste. — Vraiment ? Sparta en était un peu surprise. — J’ai dû m’absenter. — Il espère que vous accepterez de dîner avec lui. Ce soir, si possible. Elle désirait rencontrer cet homme mais n’avait aucune envie de prendre un repas. Son estomac protestait. Le feu couvait toujours dans ses entrailles. — Eh bien, ce sera parfait. — À dix-huit heures trente ? Mr Prott vous attendra au Salon Phénix pour l’apéritif. Elle se sentait trop lasse pour discuter. Ce dont elle avait surtout besoin, c’était de dormir. — Entendu. Elle tira les tentures, éteignit la lumière, se dépouilla de sa combinaison pressurisée et de ses vêtements puis se laissa choir à plat ventre sur le lit moelleux. Le sommeil eut raison d’elle après seulement quelques secondes. Deux heures plus tard, elle prit sur elle pour s’éveiller. Hébétée et mal en point, elle enfila une de ses deux tenues civiles : des ensembles qui ne faisaient pas pour autant oublier son statut. Si le Bureau spatial fournissait un justaucorps pare-balles en mailles jaunes pour les combats à l’arme à feu, un pantalon noir satiné complété par un bustier noir moulant et une tunique blanche au col relevé constitueraient une protection suffisante dans le cadre d’un simple affrontement mondain. Ils proclamaient un message concis : Noli me tangere. Elle remontait la fermeture de sa veste quand les flammes furent attisées sous son sternum, et la douleur fut telle qu’elle cria et s’effondra sur le lit. Trente secondes plus tard, elle savait qu’elle ne pourrait ignorer ces crises plus longtemps et se penchait pour tendre la main vers le communicateur de chevet. — Pouvez-vous me passer l’hôpital ? C’est urgent. Les structures rompues de son abdomen empoisonnaient son organisme. Quels que soient les risques, il lui fallait réclamer de l’aide. — Vous dites qu’on vous a greffé ces tissus synthétiques après un accident ? Le médecin étudiait la reproduction graphique tridimensionnelle de ses entrailles et accordait un intérêt particulier aux fines feuilles de polymères empilées sous son diaphragme. — Je l’ai déjà précisé, il me semble ? Sparta avait effectué de longs séjours dans des cliniques et des hôpitaux, et si ces établissements n’étaient plus des salles de torture comme un siècle plus tôt, ils lui inspiraient malgré tout une aversion profonde. — Que vous est-il arrivé ? — Un accident de la circulation. J’avais seize ans. Un chauffard ivre m’a projetée dans un réverbère. — Votre abdomen a été transpercé ? — Je ne saurais le dire. Ce que je sais, c’est que des côtes ont été brisées. — Ouais. Je vois une grosse agrafe dans votre sternum. Le travail manque de finesse mais on ne remarque rien de l’extérieur et c’est déjà ça. Elle grogna. Sans doute n’était-elle pas la plus docile des patientes, mais l’attitude de ce jeune médecin l’irritait. Elle était cependant heureuse qu’il eût pris un oscillateur à micro-ondes pour une vulgaire agrafe. — J’ignore ce que mes collègues avaient à l’esprit, mais je ne peux pas dire qu’ils aient été bien inspirés, ajouta-t-il. Ces tissus se détériorent et votre pH dégringole à toute allure… je ne suis pas étonné que vous souffriez de maux d’estomac. — Que pouvez-vous faire pour moi ? — Il faudrait retirer tout ça… quitte à remplacer ces tissus par des implants plus modernes si c’est nécessaire. Ce dont je doute. Vos structures abdominales ont eu le temps de se régénérer, en dix ans. J’irais même jusqu’à dire que vous semblez vous porter comme un charme, exception faite des problèmes posés par cette greffe. — Pas d’intervention chirurgicale, rétorqua-t-elle. Je suis pressée. — Vous devrez y passer tôt ou tard. Vous administrer des implants locaux permettra de rééquilibrer votre pH, mais ce sera une mesure provisoire. — Ça me convient. — Vous devrez revenir me voir dans deux jours. Le travail de mes collègues fait un peu trop penser à du rafistolage pour que je vous laisse dans cet état. — Comme vous voudrez. L’injection sous-cutanée des implants ne prit que dix minutes. Quand le médecin eut terminé, Sparta frissonna et referma sa tunique. Elle la serra autour de son torse et quitta la clinique en proie à une crise de solitude irrationnelle. Irrationnelle ou compréhensible ? Dans le tube pressurisé qu’elle suivait pour rentrer à l’hôtel, elle tenta de ramener une pensée fugace vers sa conscience, une sensation qui voletait aux frontières de son esprit. Elle savait que les feuilles de polymères de ses batteries internes étaient rompues. Elle avait pu interpréter le scanner avec plus de précision que ce médecin qui ignorait la nature de ce qu’il avait sous les yeux. Faute d’être constituées de tissus biologiques, ces structures ne pouvaient se reconstituer. Elles étaient mortes. Elles n’avaient jamais été vivantes. Sparta aurait dû suivre ses conseils et autoriser l’ablation de ces éléments abîmés. De toutes les modifications apportées à son corps, l’ajout de cette batterie était sans doute ce qu’elle avait le moins bien accepté. Cela la privait de son statut d’être humain et faisait d’elle la créature que des tiers avaient voulu créer à partir de ce qu’elle était autrefois. Mais elle commençait à maîtriser les pouvoirs surnaturels que lui conférait cette chose, la capacité d’émettre des ondes radiophoniques sur une large plage de fréquences et donc – entre autres choses – de contrôler de loin des machines. D’agir à distance. Certaines parties de son être ne souhaitaient plus se débarrasser de ce générateur mais au contraire le faire réparer, ou remplacer. Admettre qu’à son ressentiment se mêlait désormais une tentation, le désir de conserver un statut surhumain, l’ennuyait. Imposer ses volontés au monde matériel avec son esprit, par la simple pensée, enivrait une partie de son ego avide de puissance. Mais cela justifiait-il de renoncer à son humanité ? Elle estima que le moment était mal choisi pour se poser de telles questions et referma son armure de plastique pour se diriger vers l’hôtel d’un pas rapide. — Mr Prott ? Je crains qu’il ne soit pas encore arrivé. Je serai heureux de vous conduire à votre table. Sparta parcourut les lieux du regard. En face, une paroi transparente incurvée surplombait le Labyrinthe, et elle regretta que la vision sublime fût gâchée par tant de reflets. Elle voyait sur sa droite un long comptoir et des tables de verre luminescentes qui nimbaient en contre-plongée les clients de leur clarté verdâtre. Sur sa gauche, dans un recoin illuminé par une batterie de projecteurs, une femme brune assise devant le clavier d’un synthékord susurrait des vieux succès d’une voix rauque agréable : la virtuose Kathy. — Entendu, répondit Sparta. L’homme la guida vers une petite table disposée de façon à permettre de voir en même temps la chanteuse et le paysage. Il lui demanda ce qu’elle souhaitait boire et elle commanda de l’eau. Puis elle endura les regards hostiles et intrigués des clients pendant qu’elle attendait Prott. À quelques minutes d’intervalle, le serveur venait s’enquérir de ses désirs. Voulait-elle un apéritif ? Du vin ? Un autre verre d’eau, peut-être ? Ne souhaitait-elle pas qu’on lui présentât le plateau de hors-d’œuvre ? Rien, mademoiselle ? Vous avez bien réfléchi ? Mais certainement… Près d’un quart d’heure s’écoula ainsi. Quand l’employé zélé revint, elle lui demanda un communicateur. Il s’empressa de la satisfaire et elle composa l’indicatif du bureau du directeur. Un robot lui répondit et proposa de prendre un message. Elle raccrocha et appela la suite de Prott. Ce fut une autre machine qui s’adressa à elle. Cet homme n’était pourtant pas du genre à placer une invitée sous le feu des projecteurs puis à la laisser dans l’embarras. Cela eût été préjudiciable à la réputation de son établissement. S’il correspondait tant soit peu à son image de gestionnaire ambitieux et paranoïaque, indisposer sa clientèle serait bien le dernier de ses désirs. — Excusez-moi, mais j’ai oublié quelque chose dans ma chambre. Quand Mr Prott arrivera, veuillez l’informer que je compte revenir. — Mais certainement, mademoiselle. Le serveur s’inclina bien bas, mais elle lut du mépris et de l’amusement derrière le masque de neutralité qu’il prenait soin d’arborer. Ouvrir le verrou rudimentaire du bureau extérieur ne prit que le temps nécessaire à l’analyse de ses champs magnétiques. Elle étudia la vidéoplaque de la secrétaire, sans faire la lumière. L’appareil avait été utilisé tout le jour et l’écran luisait encore dans les infrarouges. Un œil normal n’aurait pu discerner son halo, mais Sparta n’eut aucune difficulté à reconstituer la dernière image qui y était apparue. Rien d’intéressant, une simple liste de chambres et de réservations. Elle avait déjà accédé à l’ordinateur central et ce n’était qu’un de ses nombreux terminaux. Cette pièce était déserte depuis au moins une demi-heure. Elle ne voyait aucune empreinte lumineuse de pas sur le sol ou de mains sur les murs. Elle tendit l’oreille… Les évents d’aération et les parois lui apportaient les commérages et les récriminations du personnel de l’hôtel, les murmures et les bavardages oiseux de ses clients, les cliquetis et les bourdonnements de ses entrailles mécaniques. Elle pouvait même entendre les plaintes du vent qui soufflait à l’extérieur. Elle huma l’air, afin d’analyser les éléments chimiques qui y flottaient. Sous le parfum de l’eau de toilette du maître des lieux, elle sentait les relents qui suivaient les conduits de ventilation : odeurs de cuisine, de café brûlé, de désinfectant, de savon, de détergent, d’alcool éventé, de tabac froid… les senteurs concentrées de tels établissements. Et une légère fragrance, une essence plus subtile qui titilla son esprit en lui signalant une présence lointaine mais menaçante… Elle tendit la main vers la porte de l’autre bureau. Le verrou ressemblait à une fermeture magnétique de type standard mais bien qu’identique au précédent le pavé alphanumérique était factice. L’ouverture était déclenchée par certaines empreintes analysées dans les infrarouges – une configuration bien précise de zones de chaleur et de fraîcheur sur les touches – celles des doigts de Prott. Faute de disposer de leur enregistrement dans sa mémoire, elle pouvait les reconstituer. Chaque individu a une signature chimique personnelle. La peau sécrète un mélange d’huiles et d’acides déterminé par le bagage génétique… uniquement comparable à celui d’un vrai jumeau ou d’un autre clone. Les sens du toucher et de l’odorat de Sparta, couplés à ses structures neurales artificielles, analysèrent les traces laissées par Prott lorsqu’il avait pressé les touches pour la dernière fois et lui fournirent une carte mentale des spirales et des tourbillons de deux doigts et d’un côté du pouce. Reconstituer ces empreintes serait plus difficile. Il lui faudrait pour cela de la chaleur, de la précision et de la rapidité. Nul être humain n’aurait pu reproduire à main levée de telles circonvolutions à l’échelle exacte, mais Sparta n’était plus tout à fait un être humain. L’œil de l’âme compact situé derrière son front était bien plus performant que le plus perfectionné des automates industriels. Quant à la chaleur, il lui suffisait de transmettre celle de sa main à un objet métallique. Elle prit un coupe-papier qu’elle réchauffa dans sa paume puis utilisa sa pointe pour reproduire les empreintes avec une précision lithographique en superposant par des touches légères et rapides la copie à l’original. Elle poussa le battant… Le verrou cliqueta et s’ouvrit. Elle s’avança. La pression atmosphérique était plus forte dans l’autre pièce et un courant d’air frais hérissa ses cheveux. Elle entra. La porte se referma derrière elle. Sparta n’eut pas besoin d’utiliser ses facultés d’analyse pour déceler la différence. Quiconque avait visité un abattoir l’eût remarquée. Et quiconque avait visité un stand de tir eût aussitôt reconnu l’odeur caractéristique de la poudre brûlée. Le corps de Prott gisait sur le sol, derrière son bureau. Il était mort depuis environ une demi-heure et la chaleur avait abandonné ses membres désormais bleutés dans la pénombre, mais la vision infrarouge de la jeune femme révélait dans son crâne et son torse un rougeoiement qui rappelait celui des braises d’un feu qui couvait. Elle s’agenouilla près du cadavre. Sans le toucher, elle huma l’air, regarda, écouta… Au moment du meurtre, Prott occupait le fauteuil laqué de son bureau qui avait basculé en arrière et s’était déporté de côté. Un trou circulaire très net s’ouvrait au milieu de son front, avec un cratère plus large dans la nuque. Sa tête reposait de guingois dans une flaque de sang. Sparta ne put interpréter son expression, car la balle avait déclenché un réflexe et cet homme si soucieux de son apparence de son vivant s’était mis à loucher en mourant. Sparta leva les yeux. Au niveau que le crâne de Prott avait dû occuper lorsqu’il était assis à son bureau, un petit cratère apparaissait dans le mur de grès, au milieu d’une tache de sang séché. Elle se redressa et se rapprocha. Un effet de zoom lui révéla les paillettes de métal microscopiques qui scintillaient dans la roche. Le projectile était retombé sur le sol, où le meurtrier n’avait eu qu’à le ramasser. Dans le cas contraire, Sparta l’eût localisé sans peine. Une légère odeur de plomb et de cuivre oxydés écrivait des formules simples sur le tableau noir de sa conscience. Elle regagna la porte et effleura l’interrupteur. Des appliques de verre en forme de coquillage nichées au ras du plafond diffusèrent une douce clarté jaunâtre dans la pièce. Le bureau de Prott était spacieux et somptueux, meublé de sièges de cuir sombre – un divan aussi grand qu’un lit et des fauteuils profonds – et de petites tables de basalte poli. Sur le sol, dans un angle, un vase d’albâtre ventru contenait une composition de plantes séchées d’importation. Un seul tableau décorait les murs, une huile aux couleurs estompées et aux formes indistinctes qui ne représentait rien de particulier. Un paysage, peut-être. Une simple musique de fond visuelle. Il ne se dégageait de cette pièce aucun indice de personnalité véritable. Ce milieu coûteux et sans âme avait sans doute été conçu par la société chargée de la décoration intérieure de cet hôtel de pierre et de verre. Les livres et les cartes de données visibles avaient pour thèmes l’actualité financière, la vie des hommes d’affaires célèbres et les conseils de gestion censés pouvoir pallier un manque d’inspiration… Sur une étagère encastrée dans la paroi de grès, non loin du divan, s’alignaient des bouteilles brunes, rouges et vertes. Aucune n’avait été débouchée depuis longtemps et une fine pellicule de poussière ternissait les verres de cristal posés juste à côté. Quand Sparta les examina de plus près, elle n’y vit aucune empreinte récente. Prott avait fait le nécessaire pour ne pas risquer d’être pris au dépourvu, même s’il ne recevait que rarement des relations d’affaires. Elle parcourut la pièce du regard, en quête d’impressions. Le moment était venu de chercher des indices sur l’identité du tueur et elle regrettait de ne pas mieux connaître la victime. Elle avait mis à profit les deux semaines de traversée à bord du cutter du Bureau spatial pour lire toutes les informations disponibles sur cet homme, mais ces fichiers étaient aussi stériles que ce bureau, le simple compte rendu aseptisé de l’ascension d’un gestionnaire au sein de la hiérarchie d’une chaîne hôtelière interplanétaire. Ô combien pratique, et ô combien frustrant. L’individu dont le cadavre gisait sur la moquette avait été un directeur compétent mais aussi, selon les rapports de la police locale, un coureur de jupons et un tireur d’élite. Lors de leur rencontre, Sparta avait eu l’impression qu’il était au bord de la psychose. Alors que son curriculum vitae montrait la courbe régulière d’une carrière banale qu’aucun incident ne venait entacher. Wolfgang Prott était un personnage imaginaire. Le Wolfgang Prott de leurs fichiers, en tout cas. Elle se pencha sur la petite vidéoplaque du bureau. Des tiges de polymères sortirent de sous ses ongles comme les griffes d’un chat et elle les inséra dans les ports d’entrée et de sortie du clavier, telles des clés dans un ancien verrou. Mais ce n’était qu’un des terminaux de l’ordinateur central de l’hôtel. Après quelques secondes, Sparta sut tout ce que ses mémoires avaient à lui proposer, autrement dit rien de nouveau. Les tiroirs étaient protégés par des serrures à Idcarte de type standard. Elle glissa ses extensions digitales dans la fente et ils s’ouvrirent. En plus des accessoires habituels – petites fournitures, punaises, ruban adhésif, stylos, effaceurs –, ils contenaient des classeurs de cartes de données indexées. Elle érigea des barrières contre d’éventuels indiscrets et utilisa son terminal portable pour les consulter. Elle consacra plus de temps à les glisser dans le lecteur puis à les retirer qu’à prendre connaissance de leur contenu. Elle fut une fois de plus surprise par la banalité de ce qui constituait l’univers de Prott. Tous ces enregistrements avaient un rapport avec ses activités professionnelles : répertoire téléphonique, fichier des employés, registre des clients et comptes personnels. Il n’avait eu pour tout revenu apparent que son salaire, dont il avait investi un modeste pourcentage, avec des résultats qui laissaient à désirer. Pour un individu proche de la psychose, Prott s’était montré très discret et organisé. Voire même prévenant. Il n’avait pas voulu que les problèmes de la vie privée de ses employés soient stockés dans l’ordinateur central, d’où auraient pu se répandre des rumeurs sur leur état de santé, leurs liaisons et leurs dettes. Il conservait les dossiers délicats sur ces cartes rangées dans son bureau. Cela forçait le respect de Sparta et éveillait ses soupçons. On ne trouvait rien dans ces fichiers à même de révéler la personnalité de cet homme ou des membres de son entourage. Il devait disposer d’autres données, et si elles n’étaient pas dissimulées dans son bureau elles se trouvaient dans sa suite. Mais des employés allaient chaque jour faire le ménage de son appartement, et n’importe quel client déterminé aurait pu y pénétrer… c’était un sanctuaire moins sûr que ce saint des saints où la poussière du bar témoignait que nul autre que lui n’entrait jamais, sa secrétaire et le concierge exceptés. Non, ce qu’elle cherchait était ici. L’assassin n’avait pas utilisé la ruse ou la force pour s’introduire dans la pièce. Il ne s’était pas donné la peine d’essuyer le verrou sur lequel seules les empreintes de Prott apparaissaient. Le tueur avait franchi une porte ouverte, accompli sa mission sans toucher à quoi que ce soit, puis était reparti en laissant le battant se refermer derrière lui. Sparta décida de se hâter. Elle fit le tour de la pièce et mit tous ses sens à contribution. Il n’y avait rien de dissimulé dans les vases, aucun coffre caché sous le tableau sans motif, pas le moindre objet glissé dans les renfoncements du divan de cuir, nulle trappe sous le tapis. Mais les huiles et les acides corporels de Prott maculaient une section du mur de grès, juste à côté du bureau. On avait découpé au laser une courbe irrégulière autour des cristaux de fer rayonnants qui constituaient un des dessins de la pierre. Sparta dut exercer des pressions en divers points de la fine plaque de roche avant de la retirer. Il fallait pour cela appuyer sur sa partie inférieure et la laisser basculer dans la main. La cavité peu profonde contenait deux objets : une carte de données et une arme. Le pistolet était un modèle de compétition de calibre .22 à canon long. Il n’avait pas été nettoyé depuis sa dernière utilisation et une odeur de poudre éventée et d’oxyde d’uranium s’en dégageait. Sparta se pencha pour l’étudier avec sa vision microscopique et le renifler. Prott l’avait tenu, mais pas récemment. Les autres signatures chimiques, dont deux très prononcées, semblaient encore plus anciennes. Elle ne put identifier la première et refusa d’admettre ce que lui révélait la seconde… Elle reporta son attention sur la carte. Les empreintes de doigts laissées par Prott étaient aussi récentes que celles relevées sur le verrou de la porte. Il l’avait enregistrée peu avant sa mort. Sparta la glissa dans la fente du terminal du bureau. Elle fit ressortir ses extensions digitales et les inséra dans les ports d’entrée et de sortie de l’appareil, puis elle se plongea en transe et lut le contenu de la dernière carte de Prott. 15 Ici débute un enregistrement dont la voix de synthèse est celle de Wolfgang Prott : Si vous êtes bien celle que je pense, inspecteur, vous trouverez ceci : l’arme utilisée pour tuer Morland et Chin ainsi que la déposition d’un témoin oculaire arrivé sur les lieux quelques secondes après leur assassinat. J’espère en fait que vous n’écouterez jamais cette carte, car vous n’aurez des raisons de fouiller mon bureau que si je n’ai pu vous dire tout ceci de vive voix. Et donc que j’ai à mon tour perdu la vie. Cette possibilité n’est malheureusement pas invraisemblable, et c’est pourquoi je prends la précaution d’enregistrer ces explications. Nous avons les mêmes adversaires, vous et moi. Je me réfère aux prophètes du Libre Esprit. Ils ont pratiqué sur vous des choses qui me dépassent, tout ce qui fait de vous une femme à la chance insolente et vous permettra de trouver la cache dans laquelle je compte dissimuler ce document. C’est à cause de ces individus – de façon indirecte – que je suis devenu tel que je suis. Non, je ne cherche pas à me justifier. Des décennies m’ont été nécessaires pour peaufiner ce personnage peu sympathique. Oui, je suis l’hôtelier odieux auquel je m’efforce de ressembler. Le résumé de ma carrière banale est précis, dans les domaines qu’il aborde. Mais à mes heures de loisir, je m’adonne à… appelons cela un passe-temps. Je ne parle pas de l’attention que j’accorde aux femmes, même si je ne ménage pas mes efforts pour donner de moi l’image d’un libertin. Avec succès, semble-t-il. Mon premier… objectif… a été d’enrayer le trafic illégal des fossiles et des vestiges xénoarchéologiques découverts sur Mars. À mon arrivée, il y a de cela un an, cet hôtel était un véritable repaire de contrebandiers. Ce n’est plus le cas. Les vols continuent, cela va de soi. Comment pourrait-il en être autrement quand des gens par ailleurs respectables, des conservateurs de musée et autres, utilisent des excuses égocentriques et ethnocentriques pour justifier de tels agissements ? Ils avancent par exemple qu’ils assureront la protection de ces objets de façon plus efficace, qu’ils sauront mieux les apprécier ou les mettre en valeur que leurs légitimes propriétaires. Mais ces tractations n’ont plus pour cadre l’Interplanétaire de Mars. Grâce à mon action, les trafiquants doivent désormais redoubler de prudence. C’est l’intérêt que je porte à l’archéologie qui m’a incité à me pencher sur la carrière de Dewdney Morland… avant même qu’il n’ait commencé à se passionner pour Mars, en fait. Cet homme avait un bagage à première vue solide et sa vie, très banale, n’était pas plus étrange que celle de la plupart des autres chercheurs. Il étudiait des sujets qui pouvaient paraître obscurs et sans liens entre eux pour les profanes, mais ses travaux avaient des bases plausibles et valables : la relation entre les objets manufacturés et les outils utilisés pour les créer. Puis il s’est intéressé à la Culture X et a décidé de venir sur Mars. On dénombre – on dénombrait, devrais-je dire – une douzaine de spécialistes de cette civilisation dans tout le système solaire. Morland s’est vanté d’avoir rejoint cette élite et c’est sans doute ce qui lui a coûté la vie, car lui et tous les autres – le Pr. Forster excepté – sont désormais décédés. Or, Morland n’était pas un expert. Je me suis intéressé à cet homme pour une raison très simple : des objets de valeur disparaissaient de la plupart des lieux où il effectuait des recherches. Il a étudié les calendriers en os des hommes de Cro-Magnon au Musée de l’Homme de Paris, et une semaine plus tard une collection de films ethnographiques du XXe siècle était portée manquante. Les informations qu’ils contenaient n’ont pas été perdues pour autant car ils avaient été reproduits sur un support plus durable, mais certains amateurs auraient payé une fortune pour posséder les originaux. Nul n’a alors suspecté Morland, et il convient de dire que rien de probant n’a jamais été trouvé contre lui. Un an plus tard, notre homme étudiait des objets anasazi à l’Université de l’Arizona. Ce sont des poteries qui ont alors disparu, et cette fois l’humanité a été privée d’informations inestimables. Malgré une enquête méticuleuse, rien n’a pu être démontré. Deux ans plus tard, à l’époque où il séjournait à Nouveau-Beyrouth, des bijoux en or helléniques ont été volés au Muséum des Vestiges de l’Antiquité. Leur valeur esthétique était en l’occurrence supérieure à l’historique, mais leur disparition a mis en difficulté cette institution dont la situation financière était déjà précaire. Vous devez savoir qu’il est rare de retrouver de telles pièces. Négocier une antiquité inconnue est assez aisé, mais essayer d’en fourguer une qui a été cataloguée entraîne presque toujours – si elle est célèbre – l’arrestation du coupable. Voilà pourquoi de tels vols sont dans la plupart des cas commandités par des amateurs fortunés et sans scrupule qui font aussitôt disparaître ces objets dans leurs chambres fortes, où ils peuvent les admirer en secret. En ce qui concerne Dewdney Morland, nous étions en présence d’un chercheur à la notoriété médiocre et aux revenus modestes qui avait ses entrées dans les plus grands musées du système solaire. Mais il n’était pas, dirons-nous, au-dessus de tout soupçon. Des lois très strictes interdisent de répandre des rumeurs impossibles à prouver, mais des bruits circulent malgré tout dans le cercle des principaux intéressés. Les conservateurs se rencontrent, et certains se font parfois des confidences. J’ai tremblé, en apprenant que Morland avait été autorisé à étudier la plaque martienne. Et cet homme n’avait jamais commis l’imprudence de subtiliser une pièce qu’il venait d’étudier, mais ses nombreuses réussites risquaient de l’avoir enhardi. La plaque martienne n’était pas conservée dans un musée avec d’autres objets de valeur. Pour la voler, il fallait changer de méthode. Rien ne venait étayer mes soupçons et je ne pouvais sans me trahir en parler aux autorités locales. Sous le couvert de l’anonymat, j’ai transmis des informations à Darius Chin qui a repris cette enquête. Morland séjournait ici, dans cet hôtel. Un incident regrettable s’est produit à son arrivée, lors du transfert de ses bagages. Que nous les ayons égarés m’a permis de m’assurer qu’il ne transportait rien de suspect et que ses appareils étaient bien ce qu’ils devaient être… des interféromètres et autres instruments de mesure. Pour me faire pardonner cette erreur, j’ai veillé à ce qu’il bénéficie d’une meilleure chambre que celle qu’il avait réservée et je me suis efforcé de lui accorder une attention particulière. Ce n’était pas un homme agréable à fréquenter. Il se montrait grossier envers moi et le personnel, agressif et querelleur avec tout le monde. J’ai des difficultés à comprendre comment il pouvait travailler à longueur de nuit, étant donné qu’il consacrait la plupart de ses après-midi à boire. Le soir de sa mort, il a accosté le Pr. Sayeed dans le hall et s’est montré à tel point odieux que d’autres clients s’en sont plaints et que des employés ont dû le menacer de le mettre à la porte. En outre, le côtoyer m’irritait pour la simple raison que s’il mijotait un mauvais coup il était très habile. Les systèmes de surveillance installés dans sa chambre et ceux que je réussissais parfois à placer sur lui me permettaient d’être tenu informé de toutes ses activités et conversations. Or je n’ai rien relevé de suspect. En désespoir de cause, j’ai décidé de me lier d’amitié avec lui. Il déclarait être un bon fusil. Il s’en vantait. J’en ai déduit qu’il devait chasser le daim et d’autres espèces protégées de la Terre. Le tir est pour moi un passe-temps, une sorte de marotte. On ne trouve aucun gibier sur Mars, mais ce sport est ici très prisé. J’ai proposé à Morland de l’accompagner au stand de l’hôtel et de lui apprendre à se servir d’un pistolet. Il a accepté. J’avoue avoir été amusé par sa maladresse, au début. Il n’avait pas l’habitude d’une telle arme et la faible pesanteur lui jouait de mauvais tours. Il a vidé son premier chargeur à côté de la cible mais ses progrès rapides m’ont ensuite surpris. Il s’est amélioré de façon significative au cours de cette même séance. Il semblait vouloir à tout prix me battre à mon propre jeu. Quand il a demandé à emprunter un de mes pistolets – vous pouvez constater qu’ils sont bien supérieurs à ceux mis à la disposition des clients au stand de tir –, je n’ai su comment refuser. Il m’a dit qu’il avait l’intention de passer ses journées à s’entraîner, pendant que je vaquerais à mes occupations professionnelles, puisqu’il était condamné à une inactivité forcée. Nous nous sommes retrouvés deux jours plus tard, et sa démonstration a été impressionnante. Il faisait mouche à tous les coups. Cela m’a rappelé une erreur que nous commettons souvent. Nous supposons que les gens au corps harmonieux sont des athlètes et que les autres n’ont aucune capacité physique. Mais rien n’empêche un individu obèse au souffle court, au visage empâté et à la tension élevée de viser juste. Il n’a pu réaliser un meilleur score que moi, ce jour-là, mais il s’en est fallu de peu. Nous sommes convenus d’une revanche et il a parié une bouteille de Dom-Pérignon sur l’issue de ce match. Il devait être sûr de lui, car nous vendons ce champagne à un prix prohibitif. Ce n’était pas un problème pour moi, car je n’aurais eu qu’à aller me servir dans la réserve. La rencontre n’a pu avoir lieu, car il a été assassiné avec Darius Chin le soir même. J’étais présent, inspecteur. Je suis arrivé sur les lieux trop tard pour sauver la vie à ces hommes mais assez tôt pour récupérer l’arme du crime… celle que vous venez de trouver. Oui, c’est mon pistolet, celui que j’avais prêté à Morland. Voici comment tout s’est passé : je comptais m’arrêter au Salon Phénix pour discuter un moment avec le barman quand j’ai vu quelqu’un que j’ai pris pour un spectre, un individu que je croyais décédé depuis longtemps. Mais je ne pouvais me méprendre. Je parle d’un homme de petite taille, affecté et élégant, aux cheveux roux bouclés coupés très court. C’est un des rares prophètes que je suis capable de reconnaître au premier coup d’œil, et le plus redoutable de leurs exécuteurs. Je revenais d’inspecter les pompes à chaleur de l’hôtel et n’avais pas retiré ma combinaison pressurisée. L’homme orange sortait du Salon Phénix. Il a enfilé son scaphandre dans le vestiaire et s’est mêlé à des clients qui voulaient aller faire une virée en ville. Je l’ai suivi. Il n’est pas resté avec les autres. Je suis assez doué pour les filatures et je connais bien Labyrinth City. J’ai très vite compris qu’il se dirigeait vers l’Hôtel de ville par un chemin détourné. J’ai fait une pause pour le laisser prendre un peu d’avance. Comme vous le savez, le seul tube qui conduit à la grande salle traverse le bâtiment du Conseil des Mondes… et ce passage bien éclairé n’offre aucune cachette. Après une minute d’attente, je suis reparti. Je n’osais le suivre de plus près. Le sas du bâtiment était ouvert. Beaucoup de gens l’empruntent pendant la journée et son cycle est très lent. Je n’ai vu personne au-delà et me suis rapproché. C’est alors que l’alarme s’est déclenchée. J’ai été tenté de faire demi-tour et de m’enfuir pour ne pas risquer d’être surpris en cet endroit, mais je redoutais une catastrophe. J’ai couru jusqu’au dôme central. Vous savez ce que j’y ai trouvé : ces projecteurs aveuglants braqués sur le cadavre de Morland qui gisait dans son sang, devant la vitrine où la plaque était encore exposée quelques instants plus tôt. Puis d’autres sirènes ont mugi et j’ai remarqué une diminution de la pression… quelqu’un venait d’ouvrir un sas. J’ai aussitôt rabattu ma visière et suis parti vers le bas de l’abside… J’ai manqué glisser dans le sang de Dare Chin. Un regard m’a suffi pour comprendre que je ne pouvais plus rien pour lui. L’écoutille extérieure se refermait devant moi. J’ai couru vers elle… Pour m’immobiliser une fois de plus en voyant mon arme sur le sol. Je ne devais pas perdre une seconde pour pouvoir rattraper le tueur, mais je n’osais pas laisser mon pistolet sur les lieux de ce double meurtre… Je me suis penché pour le ramasser, pendant que la porte se refermait. J’ai pressé la touche de commande et ai dû attendre la fin du cycle. Quand elle s’est rouverte, je me suis enfui dans la nuit. J’étais devenu un fugitif. L’homme orange m’avait-il vu le suivre ? Il m’était impossible de me prononcer. Connaissait-il mon identité ? Je l’ignorais, mais je crains à présent que ce ne fût le cas. M’avait-il vu récupérer l’arme qui m’accusait ? Je ne pouvais le dire… pas plus que s’il savait à qui elle appartenait. Mais je redoutais cet homme, et je le redoute toujours. Je suis revenu à l’hôtel, pour ranger le pistolet dans la cache murale. Après avoir retiré ma combinaison pressurisée, je suis descendu au salon pour prendre un dernier verre. Cet alibi lamentable ne me lavait d’aucun soupçon. Des témoins avaient pu me voir sur les lieux du crime, mais je ne m’en inquiétais plus car j’estimais désormais que le vol de la plaque martienne était bien trop important pour que l’enquête fût confiée aux vigiles ou même à la section locale du Bureau spatial. Terre Central enverrait quelqu’un. Je désirais rencontrer cet inspecteur et tout ce qui me désignait comme suspect – mon alibi douteux, par exemple – hâterait cette entrevue. J’ai attendu deux semaines, pendant lesquelles les policiers martiens se sont démenés sans grande efficacité. Ils ont par exemple fouillé ce bureau sans soupçonner un seul instant l’existence de la cachette que vous avez trouvée sans peine. J’ai fait de mon mieux pour attirer les soupçons. Si vous m’aviez arrêté le jour de votre arrivée, je vous aurais dit tout ceci de vive voix. Je suis à présent contraint d’enregistrer cette déposition à votre intention. Cette précaution est devenue indispensable. Vous êtes absente depuis plusieurs jours et si je ne peux m’entretenir avec vous au cours des prochaines heures, il sera sans doute trop tard. J’ai revu l’homme orange, aujourd’hui. Je l’ai aperçu dans un groupe de touristes, au terminal des navettes. Une dernière chose. Nous avons un ami commun, vous et moi. Je parle de votre commandant, votre supérieur hiérarchique du Bureau du Contrôle spatial. Il n’est pas que cela, mais je lui laisse le soin de vous fournir des détails sur son compte s’il le juge utile. Je souhaite simplement que vous me rappeliez à son souvenir si je devais disparaître. Fin de l’enregistrement… 16 Sparta empocha la carte que l’ordinateur venait de recracher puis regarda le pistolet de compétition toujours rangé dans sa cachette. Le récit de Prott, remarquable de concision et de précision, confirmait les indices détectés par ses sens, les preuves d’une présence qu’elle avait préféré nier. L’homme orange. Ce petit individu à la chevelure couleur de flamme, toujours tiré à quatre épingles et redoutable. Elle humait les traces angoissantes de son passage dans la puanteur de sang qui flottait à l’intérieur de cette pièce. C’était son odeur, plus importante que tout le reste pour Sparta… puissante et lourde de menaces comme celle d’un loup pour un homme des cavernes. Bien des années plus tôt, handicapée par l’effacement délibéré de ses souvenirs, elle avait été admise dans un sanatorium du Colorado. L’homme orange avait tenté de la tuer. Un médecin était mort en voulant la sauver. Trois ans auparavant, elle avait vu l’homme orange avec son père et sa mère, à Manhattan… la dernière rencontre avec ses parents enregistrée dans sa mémoire. Mais son subconscient lui murmurait que d’autres faits étaient enfouis dans son esprit et qu’elle devait en trouver la clé. L’homme orange. La carte de Prott venait de lui apprendre ce qui s’était passé la nuit des meurtres. En apporter la preuve serait plus difficile. Elle utilisa le communicateur du bureau. — Passez-moi le lieutenant Polanyi. À son domicile, si nécessaire. Ici l’inspecteur Troy. C’est officiel et urgent. Elle fit visiter le bureau de Prott à un Polanyi ensommeillé et à deux vigiles. Ils se penchèrent sur le cadavre du directeur de l’hôtel, l’étudièrent et en firent le tour pendant qu’un des hommes l’holographiait sous tous les angles. Elle leur montra le compartiment secret de la cloison et l’arme qu’il contenait. Seules quelques secondes furent nécessaires à l’ordinateur pour confirmer qu’elle appartenait à Prott. Mais Sparta ne mentionna pas la carte trouvée près de ce pistolet. Elle répugnait à mentir et ce fut par de simples omissions qu’elle incita le lieutenant à croire que la victime lui avait fait part de ses soupçons avant de lui fixer rendez-vous pour ce dîner. — Vous croyez sa version des faits ? demanda Polanyi sans dissimuler son scepticisme. D’autres que lui peuvent-ils confirmer la présence de ce mystérieux homme orange ? — Je ne le sais pas encore, répondit-elle. Je n’ai pas eu le temps d’interroger le barman du Salon Phénix et les autres témoins en puissance. J’estime d’ailleurs que vous et vos collègues pourrez vous en charger. — S’il n’est pas l’assassin, comment a-t-il récupéré l’arme du crime ? — Je suis certaine qu’il me l’aurait appris au cours de ce repas. Mais il est évident qu’il ne s’est pas suicidé, que ce soit avec cette arme ou une autre. Son interlocuteur le lui accorda de mauvaise grâce… par un silence. — Le port spatial, lieutenant ? suggéra-t-elle d’une voix posée. La gare routière ? Ne pensez-vous pas qu’il serait judicieux de lancer un avis de recherche avant que cet individu n’ait une opportunité de nous fausser compagnie ? — Nous prendriez-vous pour des imbéciles, inspecteur ? Toutes les routes qui partent de Labyrinth City sont placées sous surveillance depuis la nuit des meurtres. Nous sommes très vigilants en ce qui concerne les départs de la planète. Si cet homme orange existe, je vous garantis qu’il ne pourra pas quitter Mars. De simples affirmations dont elle devrait pour l’instant se contenter. Il n’y avait parfois pas d’autre possibilité qu’attendre la suite des événements et satisfaire la curiosité de l’administration. Et les bureaucrates avaient de nombreux formulaires à remplir. Ce fut seulement bien des heures plus tard qu’elle put s’effondrer sur le lit de sa chambre d’hôtel, morte de fatigue. Le matin. Elle sommeillait et ce fut à tâtons qu’elle chercha le communicateur dont les bourdonnements venaient de la réveiller. — Ellen Troy. Qui est à l’appareil ? — C’est Blake, Ellen. — Blake ? Cette ligne est-elle sûre ? — Je n’ai pas pris la peine de brouiller la communication car c’est désormais sans importance. Ma couverture était bidon et elle a volé si haut qu’elle doit être en orbite autour de la planète. La voix de Sparta se réduisit à un murmure. — Je suis heureuse de t’entendre. — C’est réciproque. Par l’épaisse vitre du hangar métallique, Blake regardait la piste de terre ouverte à coups de bulldozer dans le sable et stabilisée par une couche de durcisseurs polymères. À l’extérieur, les membres de l’équipe au sol en scaphandre faisaient le plein d’une vedette spatiale argentée : le Kestrel. Déployées, les ailes rétractables de cet appareil s’affaissaient jusqu’au sol au milieu des tourbillons de vapeur qui s’échappaient des gros tuyaux qui amenaient l’hydrogène et l’oxygène liquides dans les réservoirs de ses propulseurs. La voix de Sparta fut reproduite par le petit haut-parleur du communicateur : — Quand es-tu arrivé à destination ? — Il y a environ trois heures, dans une obscurité complète. Il fait jour, maintenant, et je suis venu à l’aéroport pour essayer d’obtenir un passage. Khalid a été placé en observation à la clinique, mais il semble indemne. Et toi ? — Je suis revenue hier. Si j’avais su qu’il était possible de te joindre… — Je ne me suis pas inquiété car nous avons eu de tes nouvelles par radio. Tu as parcouru un sacré trajet. — La chance m’a souri une fois de plus. Comment ont-ils appris la vérité, à ton sujet ? — Lydia Zeromski m’a en quelque sorte forcé la main pour que je fasse une confession. Il se détourna de la fenêtre et de l’homme qui l’étudiait avec curiosité depuis le comptoir. — Tout laisse supposer qu’ils ont déjà eu affaire à quelqu’un qui se faisait appeler Mycroft… un membre de l’antenne locale du Bureau spatial a utilisé cette identité pour jouer de sales tours à la GIA. — Ce serait contraire à la politique de nos services. Il sourit. — En ce cas, je tiens à te voir botter le cul des responsables. Mais il est plus urgent de me faire partir d’ici. — Tu n’es pas confortablement installé ? Il pouvait, déceler de l’amusement, dans sa voix. — Je serais mal placé pour me plaindre. Il regarda les murs d’acier peints en vert et en blanc hôpital, les cartes et les panneaux où étaient épinglés des fax jaunes. — Ils sont à court de Taittinger mais c’est un lieu de villégiature charmant… une sorte d’archipel du Goulag, si tu vois ce que je veux dire. Il n’y manque que les neiges de Sibérie. — Alors, qu’est-ce qui te retient là-bas ? — Je suis convaincu que tous ces types seraient ravis d’être débarrassés de moi. Le problème n’est pas là. Et Lydia est devenue ma copine… elle a décidé de ne pas laisser mes os blanchir dans le désert et veut bien me reprendre à son bord quand elle repartira, dans deux jours. Mais je vais me morfondre, d’ici là. — Et ceux du PTM ? Ne vont-ils pas récupérer Khalid ? — Il souhaite rester ici quelque temps… il avait projeté d’effectuer un séjour sur le chantier. Un marsplane viendra le chercher la semaine prochaine. Mais depuis ce qui t’est arrivé… ces appareils ne m’inspirent qu’une confiance toute relative. En fait, j’espérais trouver une place à bord de la vedette de Noble. — Tu le connais ? As-tu pu lui parler ? — Mon vieil ami est impossible à joindre depuis des mois. J’ai dit la vérité aux responsables de l’aéroport et précisé que j’apportais mon concours à une enquête importante d’un personnage non moins important : l’inspecteur Ellen Troy du Bureau du Contrôle spatial, ce qui – même sans la caution de Jack Noble – devrait également faire de moi un individu important. J’ai exigé d’être conduit sur-le-champ à Labyrinth City. — Et qu’ont-ils répondu ? Blake regarda les deux personnages chevelus assis derrière le comptoir. La femme avait un aspect encore plus rébarbatif que son pendant masculin. — Ils ont paru… amusés. Pour des raisons de coût de combustible. Peut-être qu’avec ton appui… — Tu peux compter sur moi. Mais je dois avant tout te parler de certaines choses confidentielles. — Compris, je me bouche les oreilles. Le communicateur piailla puis se remit en phase. — Tu m’entends, Blake ? — Tes paroles doivent passer par au moins trois satellites… — Tu me reçois ? — Il y a du phasing, mais c’est audible… — Parfait… — Qu’as-tu appris ? — Je n’ai pas encore de preuves, mais l’affaire Morland-Chin est résolue. Khalid et Zeromski ne sont pas impliqués dans ces meurtres. — Je dois te féliciter, Ellen. Même si je le savais déjà. Elle ne fit aucun cas de ses propos sarcastiques. — Dewdney Morland projetait de voler la plaque martienne, avec l’aide d’un complice qui devait passer pour son agresseur… sans doute en l’assommant. Mais son comparse l’a tué. Sparta résuma le contenu de la carte de Prott. Elle expliqua comment il avait identifié et suivi l’homme orange. — Il ne dit pas avoir entendu de coups de feu avant sa découverte des cadavres, il ne parle que de sirènes. — Tu en déduis que Chin a été assassiné bien plus tôt ? Il regarda les comptoirs et baissa encore la voix. — Oui. Il a dû avoir des soupçons et descendre avant l’arrivée de l’autre tueur. — Tu penses que c’est Morland qui l’a descendu ? — Oui. Il savait depuis peu se servir d’un pistolet. Et quand son complice est venu le rejoindre il s’est retrouvé avec un cadavre supplémentaire et une arme du crime dont il devait se débarrasser. Morland a dû lui dire à qui elle appartenait… — Savait-il que Prott le filait ? — Je l’ignore, et c’est secondaire. L’homme orange a dû dire à son associé de s’asseoir devant la vitrine, comme s’il étudiait la plaque… en précisant qu’il comptait l’étourdir d’un coup de crosse. Mais quand l’archéologue s’est penché, il l’a abattu. — Puis il s’est emparé de l’objet… — Ce qui a déclenché l’alarme… — Et il a laissé le pistolet de Prott près du sas afin de désigner un autre coupable. Sait-il que son propriétaire l’a récupéré peu après ? — J’en doute. Il a dû tout simplement attendre dans les parages que le directeur de l’hôtel soit accusé de ces meurtres. Quand il a compris que sa machination avait échoué – que les vigiles n’avaient pas trouvé l’arme du crime –, nous étions déjà en route pour Mars. — Tu étais en route pour Mars. On n’a pas parlé de moi, rétorqua Blake. Et si tout s’est déroulé de cette façon, ce type connaît la véritable identité de l’inspecteur Ellen Troy. — Il se cache toujours sur Mars. — Pour attendre une opportunité de te descendre. C’est lui qui a placé la bombe à impulsion à bord du marsplane de Khalid. — Ça ne fait aucun doute. Quand il a appris que j’avais survécu, il a décidé d’éliminer Prott avant qu’il ne puisse me révéler ce qu’il savait. Et cette fois il n’a pas raté son coup. — Pas tout à fait. Tu sais qu’il est ici. — Mais pas où il se terre. — Tu devras redoubler de prudence, en attendant mon retour. Il crut l’entendre rire. — Te croirais-tu indispensable ? — Je voulais… — Je sais, Blake. — Une question n’a pas reçu de réponse… — Qu’a-t-il fait de la plaque ? — Bravo. À ton avis ? — Elle est encore sur Mars. Mais l’intonation de sa voix trahissait quelques doutes. — Les autorités affirment que les mesures de sécurité ont été renforcées et qu’elle n’a pu quitter cette planète. — Disons qu’il y a de fortes chances pour qu’elle soit toujours ici. L’assassin aurait déjà filé s’il n’attendait pas de pouvoir emporter son… Blake n’acheva pas sa phrase. — Oui ? — Je viens de me rappeler une conversation que j’ai entendue dans un bar du port. Des femmes parlaient de vols dans les entrepôts… — Quoi ? — Un lot de pénétrateurs. Elles se demandaient ce que le voleur pourrait bien faire de tels engins. — Des fusées à combustible solide ? — Je ne connais pas leurs caractéristiques techniques, mais si elles sont assez volumineuses… — Sur Mars, la vitesse de libération est peu élevée… — On a pu utiliser un de ces machins pour expédier la plaque en orbite. — Prott a vu l’homme orange au port spatial, dit-elle. Tu dois revenir le plus vite possible. Je vais te réquisitionner la vedette de Noble. — Tu me donnes l’impression d’être une huile. Elle rit. — Je veux simplement t’éviter de t’attirer des ennuis, et il est pour cela préférable que tu restes près de moi. Sparta coupa la liaison puis appela les services de l’aéroport du chantier de l’aqueduc. Elle était toujours dans sa chambre et utilisait sa main libre pour sortir ses vêtements du placard et les entasser sur le lit. — Le contrôleur de vol du camp numéro un de la Noble Water Works ? Ici l’inspecteur Troy du Bureau du Contrôle spatial. Oui, c’est officiel… Elle s’assura que Blake obtiendrait un passage puis se vêtit en hâte et contacta Povlanyi. — Du nouveau ? — Affirmatif, répondit le lieutenant qui ne paraissait pas heureux de l’entendre. Le barman confirme la présence d’un client qui correspond à la description fournie – cheveux roux, petite taille, vêtements de prix – dans le Salon Phénix la nuit des meurtres. Mais cet homme n’est pas descendu à l’Interplanétaire, ni à aucun autre hôtel. Nul ne se souvient l’avoir vu auparavant, ou ensuite. — Et les mesures de sécurité ? — Comme je vous l’ai déjà dit, nous contrôlons en permanence le port et la gare routière avec les vigiles. Les satellites ont reçu un programme de détection de tout départ non officiel. Rien n’a quitté ce monde ou Station Mars depuis hier après-midi. L’espace planétaire est désert. Il se reprit. — À une exception près… — Laquelle ? — Eh bien, il n’existe pas le moindre rapport, inspecteur. Le cargo Doradus a appareillé hier matin, mais il est toujours en orbite. — Toujours en orbite ? Un vague souvenir remontait vers la surface de son esprit. — Pour quelle raison ? — L’avarie d’un des propulseurs. Ils ont diagnostiqué un problème d’ordinateur et pensent pouvoir régler la question sans aide extérieure. Le seul risque qu’ils courent, c’est d’entrer en collision avec Phobos… Pendant une fraction de seconde, le visage de Sparta se figea en un masque inexpressif. La chose qui voletait aux marches de sa conscience cessa d’être inaccessible… une remarque que la capitaine du cutter du Bureau spatial avait faite peu avant leur arrivée à Station Mars : «… Nous aurions pu déposer votre protégé sur Phobos et passer le récupérer au cours de notre prochaine révolution orbitale… J’ai trouvé Phobos plus hospitalière que de coutume, lors de cette approche… » Polanyi parlait toujours. — … mais ils pourront l’esquiver sans peine en utilisant leurs moteurs de manœuvre, et s’ils ne trouvent pas l’origine du pépin ils seront de retour à Station Mars une demi-orbite plus tard. Mais Sparta avait cessé de l’écouter. Elle décida de l’interrompre. — Lieutenant, il me faut un vaisseau spatial. Exécution immédiate. — Qu’avez-vous dit ? — Mettez à ma disposition une navette, une vedette, n’importe quoi. Réquisitionnez un appareil paré au décollage. Priorité absolue. Je veux qu’il soit prêt à appareiller quand j’arriverai au port. — Inspecteur, je… — Je n’ai pas de temps à perdre en explications. C’est une priorité triple-A, lieutenant. Un ordre qui recevra l’aval de Terre Central. Exécutez-le, vous pourrez en demander confirmation par la suite. Obéissez, et au trot ! Elle coupa la liaison et saisit sa combinaison pressurisée. Elle savait désormais où le voleur avait caché la plaque martienne et il ne lui restait plus qu’à arriver sur les lieux avant le Doradus. CINQUIÈME PARTIE CACHE-CACHE 17 Le Bureau du Contrôle spatial déclare Phobos zone interdite. Quiconque se posera sur cette lune sera passible d’une arrestation immédiate. Cette déclaration était répétée sur la fréquence des avis à la navigation, un canal écouté en permanence par tous les appareils qui croisaient dans l’espace planétaire. Elle était émise en alternance avec un second message : Criquet martien à antenne du Bureau du Contrôle spatial de Station Mars. Inspecteur réclame l’envoi de renforts à Base Phobos. Code jaune. Le commandant du Doradus gagna la passerelle moins d’une minute après la première diffusion. Il s’installa dans la couchette située derrière celles du pilote et du mécanicien, et il lissa son abondante chevelure grise sur ses tempes. La distinction de cet homme pouvait surprendre. Il était rare de trouver un capitaine de cargo à l’allure aussi aristocratique, une prestance que partageaient d’ailleurs les membres de son équipage : des hommes rasés de près et aux uniformes blancs irréprochables qui n’auraient pas déparé à bord d’un yacht privé. Il écouta le message. — Vous l’avez brouillé, j’espère ? — Oui, commandant. Les contre-mesures électroniques ont été prises dès la première transmission. La seconde partie a été ainsi rendue inintelligible… je me réfère à la demande d’assistance. Nous avons lancé un leurre dont les signaux se substitueront aux codes des transpondeurs de ce vaisseau. — Peut-il être détecté ? — Je doute que l’appareil en question ait à son bord le matériel nécessaire. — Le connaît-on ? — C’est le Criquet martien, commandant. Une simple navette orbitale. — Des réactions de Station Mars ? — Il n’y a pas eu d’accusé de réception de ce message. — Cap du vaisseau ennemi ? — Il se dirige vers Phobos. Nos ordinateurs ont reconstitué sa trajectoire. — Vient-il de Mars ? — Oui, commandant. Et le Doppler indique que s’il ne modifie pas son cap il atteindra cette lune dans trente minutes. — Quand devrions-nous arriver ? — Si nous nous en tenons au plan de vol prévu et suivons notre orbite elliptique sans utiliser nos propulseurs… — Oui, oui… — Nous serons sur place dans un peu moins de deux heures. — Les ordres sont changés. Utilisez les moteurs pour rattraper cet appareil. Si le contrôle du trafic nous interroge, répondez que nous testons nos réacteurs nucléaires et qu’ils nous posent toujours des problèmes. Estimation de la durée du vol ? Le pilote pianota sur le clavier de son terminal et obtint une réponse immédiate. — Sous une accélération et une décélération constantes, quarante-neuf minutes nous seront nécessaires pour nous placer sur la nouvelle orbite et arriver à destination. — Parfait. Exécution. — À vos ordres, commandant. L’homme déclencha la sirène d’accélération. Dans les ponts inférieurs les membres de l’équipage se hâtèrent d’aller se sangler sur leurs couchettes. — Dès la fin de la séquence de mise à feu, retirez les capots de camouflage. — Bien, commandant. — Contrôle de tir, armez deux torpilles. Seule à bord de la navette réquisitionnée, Sparta calculait la trajectoire la plus rapide à partir des informations fournies par les instruments de bord. Pendant qu’elle effectuait ces calculs, plus vite qu’un ordinateur, elle vit apparaître Phobos derrière les petits hublots de quartz : un bloc de roche noire piqueté de cratères. Elle accordait aussi son attention à un point brillant visible sur la vidéoplaque de navigation : le Doradus, toujours placé sous la ligne d’horizon de la planète. Station Mars venait de disparaître du côté opposé mais les satellites chargés de surveiller l’espace planétaire communiquaient en permanence la position de tout ce qui s’y déplaçait par l’entremise du centre de contrôle de Mars. Sans les signaux émis par les transpondeurs les radars ne pouvaient déceler que les objets les plus importants. Le Criquet martien et le Doradus entraient dans cette dernière catégorie. Mais Sparta savait qu’une fusée s’était posée sur Phobos deux semaines plus tôt en échappant à toute détection. Les pénétrateurs n’étaient pas assez volumineux pour apparaître sur un écran et n’annonçaient leur présence que s’ils avaient été programmés pour le faire. Les pénétrateurs – ou, pour employer la terminologie exacte, les pénétromètres à combustible solide – étaient conçus pour être lancés d’un satellite ou d’un marsplane en direction de Mars et non de l’espace. Les humains n’avaient visité qu’un minuscule secteur de la planète rouge et ils utilisaient de tels engins comme stations de sondage radiocommandées dans les régions inexplorées. Leur tête blindée cunéiforme était prévue pour percuter de la roche sans que les appareils qu’elle contenait soient endommagés par l’impact. La section caudale, dotée de larges ailerons comparables à l’empennage d’une flèche et reliée par un câble à la tête qui s’enfonçait dans le sol, se détachait et restait à la surface pour y déployer une antenne chargée de diffuser des ondes télémétriques en direction de lointains récepteurs : les données séismiques et géologiques transmises par les instruments de mesure enfouis sous terre. Il suffisait de retirer ces derniers de la tête d’un pénétrateur, de les remplacer par la plaque martienne, puis de lancer la fusée à la verticale pour la placer sur l’orbite de Phobos. Le sol carbonifère friable de cette lune avalerait avec avidité la tête de l’engin et les signaux codés de sa section caudale indiqueraient où il fallait creuser pour déterrer le trésor. Le précieux vestige archéologique était parti de Mars la nuit même de son vol. Nul radar ou ordinateur de navigation n’avait détecté son passage. Il attendait depuis sur ce satellite naturel que le Doradus vînt le chercher. Ce cargo n’avait appareillé que quand Station Mars et Phobos, aux orbites proches mais pas identiques, s’étaient retrouvées au-dessus des hémisphères opposés de la planète. Lorsque les deux satellites de Mars avaient atteint ces positions respectives, une soi-disant défaillance des propulseurs avait permis au vaisseau de se laisser dériver sans éveiller de soupçons en direction de son point de rendez-vous avec la petite lune. Nul ne verrait un petit groupe sortir du Doradus et descendre faire une courte promenade à la surface de Phobos. Nul ne serait surpris d’apprendre, après le retour de ces hommes, que l’équipage avait remédié à l’avarie et que le cargo pouvait repartir vers la ceinture d’astéroïdes. Sparta se pencha sur la console de pilotage du Criquet martien et abaissa des interrupteurs. Les moteurs de verniers furent mis à feu tels des mortiers. Derrière les hublots, les étoiles tournoyèrent pour confirmer que l’appareil pivotait sur son axe. Une autre salve les immobilisa. La jeune femme rebrancha les propulseurs principaux et poussa la manette des gaz. En quelques secondes son poids passa de nul à dix fois la normale, et elle fut écrasée dans la couchette de pilotage. Le Criquet martien venait de se dresser sur sa queue pour décélérer et se placer sur la même orbite que Phobos. Elle abandonnerait bientôt son appareil dans l’espace. Elle n’avait reçu aucun accusé de réception de sa demande d’assistance, et elle se rappela les récriminations de Blake contre ceux qui lui avaient attribué une couverture trop souvent utilisée. Elle s’interrogea. Avait-il été victime d’une incompétence ou d’une trahison ? Elle savait par expérience que les prophètes du Libre Esprit pouvaient infiltrer la plupart des organismes gouvernementaux. Mais elle ne s’inquiétait guère pour sa propre sécurité. La diffusion incessante du message par lequel elle déclarait Phobos zone interdite et annonçait la présence d’un représentant du Bureau spatial sur cette lune inciterait certainement le commandant du Doradus à rebrousser chemin. Il ne lui restait donc qu’à descendre récupérer la plaque. Si elle avait disposé d’une preuve, elle eût arraisonné le cargo et arrêté tout son équipage. Mais elle ne se fiait qu’à sa seule intuition. Par ailleurs, l’interception du Doradus pouvait attendre. Pour l’instant, il était plus important de retrouver la plaque. Si ses adversaires s’en emparaient les premiers, ils auraient ensuite largement le temps de la dissimuler et de faire en sorte qu’elle soit introuvable lorsqu’ils arriveraient à destination dans la Grande Ceinture et que les services des douanes perquisitionneraient leur appareil. Plus grave encore, ils pourraient se résigner à renoncer à leur trésor et l’éjecter sur une trajectoire aléatoire qui l’emporterait tôt ou tard dans l’espace interstellaire. Les rugissements des propulseurs principaux du Criquet martien s’interrompirent et furent remplacés par des tintements dans ses oreilles. Derrière les hublots de quartz la surface de Phobos emplissait son champ de vision et masquait toutes les étoiles. Elle fournit des instructions à l’ordinateur de bord afin qu’il maintînt le vaisseau en position stationnaire, déboucla son harnais et descendit jusqu’au sas de l’équipage. À l’intérieur de l’étroit réduit elle rabattit sa visière, referma l’écoutille derrière elle et tourna le volant pour la rendre hermétique. Les voyants passèrent de vert à jaune et elle pressa des boutons. Les pompes aspirèrent l’air que contenait le sas. Elle portait un scaphandre renforcé et doté d’articulations mécaniques que la pression interne ne pouvait raidir. Cette protection supplémentaire permettait de sortir travailler dans l’espace en cas d’urgence, quand il s’avérait impossible de prendre le temps d’effectuer les inspirations nécessaires pour purger le sang de son azote. Les jauges des réservoirs d’air comprimé indiquaient qu’elle pourrait séjourner six heures à la surface de Phobos et son propulseur dorsal était plein de gaz. Sur une des parois du sas était suspendu un filet qui contenait divers outils : treuil sans recul, bandes et emplâtres adhésifs, gel de colmatage, câbles, prises de connexion, et même un poste de soudure laser. Elle décrocha ce sac et attendit l’arrêt des pompes. Un panneau rouge s’alluma : DANGER, VIDE. Elle leva le loquet de sécurité du volant de l’écoutille et le fit tourner. L’épaisse porte circulaire s’ouvrit vers l’extérieur. Cinq cents mètres en contrebas s’étendait une mer noire de poussière et de cratères. Elle cala ses bottes sur le pourtour du sas et se donna une légère poussée. Dès qu’elle se fut écartée du Criquet martien elle utilisa les jets du propulseur dorsal de son scaphandre pour se diriger vers Phobos. Ce fut avec prudence qu’elle traversa le détroit de néant. L’avertissement et la demande d’assistance qu’émettait toujours son appareil lui étaient retransmis par son scaphcom. La navette faisait office de réémetteur et tant que Sparta la garderait dans son champ de vision ses messages seraient retransmis aux satellites orbitaux. Mais elle n’avait pas reçu de réponse à son second appel et commençait à s’interroger sur l’utilité d’un tel relais. Elle se posa en douceur sur le sol poussiéreux de Phobos. Le terrain rendu friable par les bombardements de météorites craquait sous les semelles de ses bottes. Elle leva la tête pour vérifier sa position. L’unique source de lumière était le halo écrasé de Mars qui surplombait l’horizon rapproché et emplissait un tiers du ciel. Le soleil avait disparu mais le clair de Mars lui fournissait une illumination suffisante. La jeune femme se dressait au centre d’une plaine irrégulière d’environ deux kilomètres de diamètre cernée de basses collines sur lesquelles elle aurait pu sauter si elle l’avait souhaité. Ces éminences étaient en fait des bordures de cratère. Le plus haut était Stickney, où les installations de Base Phobos devaient être en meilleur état de conservation que les tombes des explorateurs perdus dans les glaces de l’Arctique. Elle s’éloigna dans sa direction et fut surprise d’être emportée si haut par son premier pas. Elle se rappela l’histoire d’un homme qui avait été projeté dans l’espace. C’eût été impossible sur Phobos – et réalisable sur Deimos – car la vitesse de libération ne pouvait être atteinte par quelqu’un lesté d’un scaphandre. Mais si elle ne se montrait pas un peu plus prudente elle risquait de grimper à une telle hauteur qu’il lui faudrait ensuite des heures pour redescendre sans utiliser son propulseur dorsal dont elle devrait économiser la réserve de gaz jusqu’à l’arrivée des renforts. La possibilité que le commandant du Doradus ne tînt pas compte de son avertissement n’était pas à négliger et elle ne voulait pas se rendre vulnérable. Elle gagna la bordure de Stickney en trois bonds démesurés puis s’arrêta sur la crête du profond cratère pour se tourner et lever les yeux vers le Criquet martien immobile tête en bas dans l’espace. Sur un fond d’étoiles en sucre glace le clair de Mars illuminait ses ailerons blancs trapus. Sparta contemplait la navette quand un trait de lumière traça une bissectrice dans la noirceur du ciel et l’atteignit. Une sphère de clarté aveuglante se substitua à l’appareil et la jeune femme se jeta en arrière sur la pente interne de Stickney. Le verre polarisant de sa visière s’assombrit à temps pour protéger ses yeux, mais des débris de l’explosion criblaient déjà le sol. Des fragments de métal rebondirent sur la pente externe du cratère et remontèrent vers l’espace à une vitesse supérieure à celle de libération. Si elle ne s’était pas éloignée du point situé à la verticale du Criquet martien, la mitraille l’eût déchiquetée. Cette fois, elle devait son salut à sa célèbre chance et à rien d’autre. L’équipage du Doradus était trop discipliné pour manifester sa joie par des cris quand son commandant restait imperturbable, mais son enthousiasme fut extériorisé par quelques murmures. Quand l’officier de tir confirma la destruction du Criquet martien le capitaine ne se départit pas de son flegme. Si la gêneuse envoyée par le Bureau spatial était restée à son bord elle avait disparu en même temps. Mais ce n’était pas une certitude. L’officier des communications ne captait rien qui laissât supposer que les contrôleurs de Station Mars eussent remarqué le lancer de la torpille et les satellites en orbite autour de ce monde n’avaient pas pour tâche de détecter les agressions, matérielles ou électroniques. Il ne pouvait cependant considérer cela comme un fait acquis. Les signaux du leurre lancé avant la torpille s’étaient substitués à ceux de la navette détruite. Il émettait le code du transpondeur du Criquet martien ainsi que sa signature radar et suivait une trajectoire qui s’éloignait déjà de Phobos. Combien de temps avaient-ils devant eux avant que l’étrange parcours de l’appareil réquisitionné ne pût susciter des interrogations ? Qu’avait déclaré à ses collègues l’officier du Bureau spatial auteur de cette réquisition ? Telles étaient les questions qui causaient bien du tracas au commandant du Doradus. Sous son masque stoïque, il était terrifié. Depuis la mise en quarantaine de Phobos, il avait été tenté de se conformer à cette interdiction. Pourquoi devait-il risquer de révéler la véritable nature de son appareil alors que nulle référence à la plaque martienne n’était faite dans ce message ? Il eût été plus sage de s’en tenir à la version de la panne de moteurs, regagner Station Mars pour procéder à des réparations fictives et attendre que la situation se fût calmée pour passer récupérer le butin. Car l’apparence du Doradus était trompeuse. Sa silhouette disgracieuse caractéristique des cargos nucléaires de type classique – avec en proue un module d’équipage et des cales de fret séparés des cuves et des moteurs de poupe par un interminable longeron central – servait à dissimuler sa puissance. Ses réservoirs compartimentés contenaient les combustibles nécessaires à deux techniques de propulsion différentes. En plus de ses réacteurs atomiques il était doté d’une torche à fusion identique à celles qui équipaient les cutters ultrarapides du Bureau spatial, et on ne trouvait pas dans ses soutes que des leurres et des missiles mais aussi des torpilles, des mines et des robots explosifs autoguidés. Ce n’était pas pour sa mission actuelle que cet appareil ventru avait été équipé en secret d’armes et de dispositifs électroniques suffisants pour détruire un vaisseau militaire ou une station orbitale, et son commandant aurait pu rétorquer à ses armateurs que les risques de mettre en péril l’autre mission – qui était bien plus importante – s’avéraient trop grands. Mais il connaissait les raisons de cette mise en quarantaine de Phobos. L’inspecteur – une femme qui s’appelait Troy et dont le dossier lui avait été communiqué – devait avoir compris la vérité. Plus que la révélation des secrets du Doradus et son arrestation, il redoutait le sort que lui réserveraient ses semblables s’il n’employait pas tous les moyens mis à sa disposition pour tenter de récupérer la plaque martienne. Dans tout le système solaire, nul objet n’avait plus de valeur aux yeux des prophètes, qui lui vouaient un véritable culte. Il était le commandant d’une forteresse invincible qui serait capable de venir à bout de n’importe quels cutter ou station spatiale quand débuterait l’ère nouvelle mais qui ne convenait guère pour éliminer une femme seule échouée sur un rocher. De tous les moyens de transport jamais inventés, les cargos étaient incontestablement les moins maniables. Le Doradus pourrait s’immobiliser au-dessus de Phobos, scruter sa surface à l’aide de ses radars et de ses détecteurs optiques et infrarouges, et détruire tout ce qui bougeait. Mais cette Troy aurait la possibilité de faire plusieurs tours de la petite lune pendant que l’énorme appareil n’en accomplirait qu’un seul. Un vaisseau ne peut se déplacer que le long de son axe longitudinal et pour changer de cap il faut le réorienter au préalable. Les moteurs de contrôle d’assiette ou, en cas d’urgence, les gyros sont utilisés pour placer les propulseurs principaux dans une direction différente. Les appareils comme le Doradus ont une masse de plusieurs milliers de tonnes, ce qui ne facilite pas de telles opérations. En outre, l’inertie est un facteur encore plus important et elle est démesurée dans le cas d’un objet aussi long et étroit qu’un cargo. La puissance des propulseurs principaux les rend quoi qu’il en soit inutilisables pour des manœuvres précises et des modifications d’orbite mineures. Pour suivre une spirale autour d’un astéroïde ou d’un planétoïde, on ne peut se servir que des moteurs d’appoint. Mais ils perdraient plusieurs minutes chaque fois qu’ils devraient employer les moteurs de verniers pour imprimer un mouvement de translation au Doradus… fût-il de quelques degrés. En d’autres circonstances de tels inconvénients étaient mineurs, car le but à atteindre suivait un parcours préétabli. Mais ils étaient de taille pour un vaisseau de guerre camouflé qui devait approcher furtivement de l’ennemi ou le détruire en restant à des milliers de kilomètres de distance, comme cela était le cas pour le Criquet martien. Que la cible pût fuir sur un parcours circulaire de dix kilomètres de rayon n’avait pas été prévu et cela ennuyait le commandant du Doradus. Cette Troy devait avoir eu le temps de descendre sur ce monde miniature, il n’en doutait plus. Et elle ne respectait pas les règles établies. 18 Le Kestrel attendait sur la piste rudimentaire du chantier de l’aqueduc, paré pour le décollage. Le soleil matinal teintait dans des tonalités orangées les rubans de vapeur qui se lovaient sur ses propulseurs auxiliaires. Dans le poste de contrôle de cet aéroport de fortune Blake serra la main de Khalid. — Nous nous réunirons dès ton retour, déclara-t-il avant de baisser la voix pour ajouter : Je ne peux pas entrer dans les détails, mais Ellen a résolu l’affaire. — En ce cas, vous risquez de quitter sous peu ce monde. — Je te promets de tout faire pour la retenir, quoi qu’il advienne. Khalid sourit et ferma les yeux pour se rappeler leur jeunesse. — Je te fais confiance. Il regarda par la fenêtre un inconnu qui gesticulait à côté de l’écoutille de la vedette spatiale. — Ceux qui t’offrent ce voyage semblent être pressés. Je te conseille de ne pas leur fournir une excuse pour te laisser ici. Blake serra à nouveau le main de son ami puis se détourna. Il entra dans le sas et rabattit sa visière, et moins d’une minute plus tard il bravait la tempête de sable pour se diriger vers l’appareil. L’homme qui l’avait attendu avec impatience le poussa dans l’habitacle et le suivit pour l’aider à se sangler dans un siège. Blake regarda la cabine de pilotage, mais la porte de communication était close. L’homme contrôla la tension des harnais de la couchette puis battit en retraite. Il referma les deux écoutilles du sas derrière lui. Le pilote ne prit pas la peine d’utiliser l’interphone pour signaler ses intentions au passager, et ce fut la voix de synthèse de l’ordinateur de bord qui déclara : — Parés au décollage. Heure H moins trente secondes. À la fin du délai imparti l’engin s’arracha du tarmac et grimpa dans le ciel sous un angle proche de la verticale. La vedette était si inclinée que Blake avait devant lui le zénith… une ascension et une accélération brutales. Puis le grondement de tonnerre des moteurs s’interrompit et le largage des propulseurs d’appoint fit bondir l’appareil. La poitrine de Blake cessa d’être soumise à une compression écrasante. À présent que la vitesse était constante son absence de poids le désorientait. Ils ne suivaient pas une trajectoire à basse altitude vers Labyrinth City… quelque chose clochait. Il n’eut pas le temps de se dégager de son harnais que la porte de proue s’ouvrit. Il releva les yeux, sur un Colt Aetherweight semi-automatique calibre .38 braqué sur son nez. Il vit ensuite le visage souriant du pilote qui le menaçait avec cette arme : un individu de petite taille aux cheveux roux bouclés et vêtu d’une veste en poil de chameau. Elle était très ample mais semblait avoir été faite sur mesure… et valoir bien plus d’argent que ce qu’un plombier de sixième catégorie pouvait espérer gagner en une année de travail. — Ne prenez pas la peine de vous lever, monsieur Redfield, dit l’homme orange. Vous ne pourriez quoi qu’il en soit aller nulle part. Le sourire du nabot tiré à quatre épingles s’élargit. — Pas pour l’instant, en tout cas. Blake faillit perdre son calme, comme toujours lorsqu’il se sentait impuissant. — Vous n’oseriez pas… — Quitte à vous décevoir, je précise que la carlingue de cet appareil ne court aucun risque d’être perforée. Je puis vous garantir que si vous m’obligez à tirer, la balle n’ira pas plus loin que votre cœur. Sparta resta couchée à plat ventre une bonne minute. Elle étudiait les voyants qui clignotaient dans la partie inférieure de son casque. Sa combinaison était intacte, elle n’avait pas été endommagée par l’explosion. Elle se plongea en transe pendant une fraction de seconde, le temps nécessaire à son œil de l’âme pour résoudre les équations différentielles partielles qui lui permettraient de savoir à quel moment le Doradus atteindrait le voisinage de Phobos : dans treize minutes. Elle se redressa et se dégagea de la poussière noire du cratère pour regarder au-delà de son rebord. Rien ne bougeait, dans la plaine. Bien que sa portée fût réduite, le communicateur de sa combinaison spatiale captait une gamme de fréquences plus large que les autres appareils de ce type… mais elle n’y entendait qu’un seul son à même d’éveiller son intérêt : les stridulations de ce qui semblait être le spectre du Criquet martien, comme s’il était toujours dans l’espace et s’éloignait de Phobos avec un transpondeur qui continuait d’émettre. Le Doradus avait donc envoyé un leurre remplacer la navette. Même ce signal décroissait très vite. La sensibilité de sa radio laissait à désirer. Elle regrettait plus que jamais que l’explosion de la bombe à impulsion placée à bord du marsplane de Khalid eût détruit l’émetteur micro-ondes intégré dans son corps. Ce dispositif permettait de relever la position d’un vaisseau spatial et, en cas de besoin, d’émettre des impulsions capables de semer la confusion dans ses systèmes électroniques. Ses structures internes lui auraient même offert la possibilité de capter les émissions codées de faible puissance du pénétrateur enterré. Toutes ces possibilités appartenaient au passé et le port d’un scaphandre l’empêchait d’utiliser ses sens surhumains, celui de la vision excepté. Mais son regard était toujours aussi perçant. Elle disposait de treize minutes pour localiser la petite fusée et son précieux chargement avant de devoir affronter le Doradus. Pendant qu’elle plaçait le Criquet martien sur orbite, elle avait procédé à des estimations de la trajectoire du pénétrateur. Son propulseur à combustible solide était assez puissant pour lui permettre d’atteindre les 2 100 mètres par seconde réclamés pour pouvoir grimper jusqu’à Phobos. Le voleur devait souhaiter se débarrasser au plus tôt de son butin et avait dû opter pour une orbite parabolique sous une poussée maximale. Lancé de n’importe quel endroit situé à proximité de Labyrinth City peu après que les crimes eurent été commis, quand Phobos était haut dans le ciel, l’engin avait dû monter presque à la verticale et atteindre le secteur est de sa cible. Sparta quitta la bordure ouest de Stickney. Des bonds démesurés lui firent traverser ce cratère de huit kilomètres de diamètre et elle gravit peu après le versant opposé de la vaste cuvette. Elle se dirigea vers la zone de cette lune orientée en permanence vers son primaire, le point par lequel passait son premier méridien. Le pénétrateur devait s’être enterré au-delà, quelque part dans un secteur de plus de cinq cents kilomètres carrés. Elle fit une pause à côté du pylône de la station radio depuis longtemps abandonnée, ce vestige resté intact de la première expédition humaine à destination de Mars. Le grand mât se dressait toujours sur la bordure de Stickney et on pouvait lire sur une plaque de bronze scellée à côté du sas de la petite cabane construite à sa base : « C’est en ce lieu que des hommes et des femmes ont pour la première fois érigé une structure permanente sur un astre situé au-delà de l’orbite de la Terre. » Cet exploit était relatif, à cause de la précision « au-delà de l’orbite de la Terre » qui excluait la Lune, mais c’était un exploit malgré tout. Sparta parcourut du regard le paysage vérolé et ridé que surplombait cette tour métallique et de la joie vint s’ajouter à la peur et à la colère que lui inspiraient ses agresseurs. C’était à elle de prendre l’initiative, depuis que le Doradus avait raté son attaque-surprise. Phobos filait vers le côté nocturne de la planète et Mars décroissait déjà. Elle discerna les lumières d’une colonie isolée juchée loin au-dessus de sa tête, des feux sans éclat dans le crépuscule du désert martien. Tout le reste se résumait aux étoiles et au silence, et à un horizon bosselé si proche qu’il semblait pouvoir être touché. Au zénith, Mars lui fournissait des indications utiles. Quand la moitié du disque serait illuminée le soleil se lèverait et, si ce n’était déjà fait, le Doradus deviendrait à son tour visible dans le ciel. Le commandant de ce vaisseau savait, ou saurait bientôt, où le pénétrateur s’était enfoui et enverrait des hommes le récupérer. Elle repoussa dans son dos le filet qui contenait ses outils et pénétra dans la zone dangereuse. L’arrivée d’un groupe chargé d’effectuer des recherches ne lui poserait aucun problème. Cela lui offrirait au contraire de nouvelles opportunités. Allongé sur sa couchette le capitaine du Doradus regardait par-dessus les têtes du pilote et du mécanicien la vidéoplaque à haute définition qui occupait toute la largeur du pont. Une image de Phobos prise au télescope y grandissait. Un nuage de poussière miroitant s’élargissait devant le limbe de la lune… les restes du Criquet martien. — Avons-nous reçu des signaux de la cible ? — Non, commandant. Nous sommes toujours en phase d’approche et l’objectif n’est pas encore entré dans notre champ visuel. Le commandant fit reposer son menton dans sa paume, pensif. Quelque part sur ce bloc de roche – sans doute dans l’hémisphère est – les ailerons d’une petite fusée en partie enterrée servaient de support à une antenne radio. Le Doradus émettrait une série d’impulsions codées pour indiquer au pénétrateur qu’il devait signaler sa position. Lorsqu’ils l’auraient localisé, des hommes iraient le déterrer. Ils devraient le ramener à bord avant que les contrôleurs de Station Mars ne soient intrigués par ce regain d’activité dans les parages de Phobos. Il leur resterait ensuite à régler un dernier problème… débusquer Troy et l’empêcher de révéler leurs secrets. La surface de Phobos dépassait mille kilomètres carrés. Si la femme avait survécu à la destruction de sa navette, elle se cachait quelque part. Et il était raisonnable de la supposer armée. Compte tenu de la puissance de feu du Doradus certains de ses collègues auraient sans doute trouvé cette dernière considération négligeable. Il espérait ne pas avoir un jour à leur expliquer pourquoi ce n’était pas le cas. Pour livrer un combat dans l’espace, un pistolet n’est pas plus performant qu’un coutelas ou un arc, pour ne pas dire moins. Une arme à feu est dangereuse à bord d’un vaisseau, d’une station spatiale – et aussi d’un avion – car ses projectiles risquent de causer dans la coque une perforation par laquelle l’air s’engouffre aussitôt. C’était la raison de l’interdiction formelle de tels moyens de défense hors des milieux naturels. Mais le commandant du Doradus – par un pur effet du hasard et en violation des règlements – gardait dans sa cabine un Lüger et une centaine de cartouches : une arme dont il avait hérité d’un ancêtre qui s’était trouvé sous les ordres du vicomte Montgomery of Alamein. Quant aux munitions… eh bien, c’était pour lui une sorte de hobby. Et il ne risquait pas de mettre en péril la vie des membres de son équipage, étant donné qu’il eût été impossible de glisser l’index du gant d’un scaphandre à l’intérieur du pontet. De quel armement cette Troy pouvait-elle disposer ? Hormis sur Terre, les agents du Bureau du Contrôle spatial ne recevaient que trois types d’armes, avec pour consigne de ne s’en servir qu’en cas de nécessité absolue. Dans un milieu pressurisé, ils utilisaient des pistolets qui tiraient des balles en caoutchouc : des projectiles dont la force d’impact mettait un adversaire hors d’état de nuire mais ne risquait pas d’endommager des installations vitales. Dans l’espace – un cas très rare – ils employaient des fusils laser qui avaient pour avantage une absence totale de recul et pouvaient perforer une feuille d’aluminium ou les couches de tissu et de métal d’une combinaison si on les laissait braqués assez longtemps sur la cible. Mais leurs batteries se retrouvaient à plat en quelques secondes et ils s’avéraient peu maniables et encombrants, ce qui les rendait la plupart du temps inutilisables. Restaient les fusils de chasse. Leur recul renvoyait le tireur en arrière mais ils transformaient aussitôt un scaphandre en passoire et il n’était pas nécessaire de viser avec précision en combat rapproché. Trois armes de ce genre, modifiées pour convenir à des affrontements dans l’espace, étaient entreposées dans l’arsenal. — Où en sont les préparatifs du groupe de débarquement ? Une voix lui répondit du pont inférieur. — Tous ont mis leurs combinaisons et se tiennent prêts, commandant. Ils attendent devant le sas principal. Ce commando comprenait deux hommes et deux femmes, des vétérans de l’espace et des prophètes zélés. — Remettez-leur des fusils. Je veux qu’ils soient armés. — À vos ordres, commandant. — Nous recevons le signal émis par la cible, annonça le pilote. Des couinements et des pépiements télémétriques jaillissaient des haut-parleurs, plus tôt qu’ils ne l’avaient escompté. — Sur l’hémisphère ouest ? — Dans le quart sud-ouest, capitaine. La fusée pénétrante semble avoir dépassé le site prévu. La ligne terminatrice de Mars acheva de se redresser à l’aplomb de sa tête et le soleil se leva au même instant… l’équivalent d’une salve de bombes atomiques. Son diamètre apparent était moins important sur Phobos que sur la Terre ou à Port Hespérus, mais sans le filtre d’une atmosphère il possédait un éclat insoutenable. La visière de son casque s’assombrit aussitôt pour compenser l’augmentation brutale de la luminosité. Mais Sparta ne voyait toujours pas le Doradus au-dessus de l’horizon devenu aveuglant. Elle se réfugia dans l’ombre d’une crevasse proche, un des étranges fossés qui strient Phobos tels les sillons d’un champ labouré. L’astre errant qui avait percuté cette lune avec assez de force pour y creuser Stickney avait bien failli la faire éclater comme une pastèque trop mûre. Les canaux poussiéreux qui rayonnaient à partir du cratère – et dont certains atteignaient deux cents mètres de largeur – étaient les cicatrices laissées par cette rencontre… les balafres de l’écorce de ce monde miniature. Enfoncée jusqu’aux genoux dans la roche pulvérulente qui emplissait la tranchée peu profonde, Sparta risqua un regard par-dessus son rebord pour scruter l’horizon. Puis elle leva les yeux afin d’étudier le ciel. Elle hésitait à se déplacer à découvert sous la clarté du jour, car le Doradus devait être équipé d’instruments optiques très puissants. Son œil droit était aussi performant, mais elle ne savait dans quel secteur chercher le vaisseau. Pour l’instant, elle ne voyait que des étoiles. Elle monta le volume de son scaphcom et n’entendit que des parasites sur les fréquences réservées aux communications. Elle réduisit la puissance. Hormis s’ils s’en tenaient à un silence radio absolu, les membres du commando devraient rester en contact en utilisant les gammes d’ondes attribuées aux émetteurs-récepteurs de ce type. Pour les localiser, il lui suffirait de laisser le sien branché et d’arriver dans la zone de réception. Le Doradus devait avoir atteint Phobos. Sparta ne représentait pas une menace… elle essayait d’échapper à ses adversaires qui n’avaient aucune raison de la redouter et étaient contraints de descendre récupérer le pénétrateur. Si elle ne pouvait voir le cargo, il devait se trouver quelque part derrière elle. Elle avait le choix entre attendre au soleil et reculer en même temps que la ligne terminatrice qui suivait la reptation de l’aube. Sur un planétoïde où se déplacer par bonds était aussi aisé, le jour ne pourrait la devancer. Elle se propulsa avec prudence sur une trajectoire presque horizontale et entama ainsi un tour de ce monde. Cette fois, ce fut par le nord qu’elle contourna Stickney. Le croissant de Mars se rétrécit et s’éleva, puis il redescendit. Finalement, il n’en resta qu’une étrange corne cabrée devant les étoiles. Ne pouvoir apercevoir le Doradus l’irritait. Ce vaisseau, peint en blanc comme tous les cargos, aurait dû être un phare au-dessus de l’horizon. Elle fit une pause et son instinct l’incita à se tapir dans l’ombre d’un monticule proche. Le doute battait en brèche les affirmations de sa logique : ne se dirigeait-elle pas dans la mauvaise direction ? Ses ennemis ne faisaient-ils pas le tour de cette lune dans le même sens qu’elle et n’arrivaient-ils pas dans son dos ? Elle leva les yeux, et son cœur rata un battement. Une chose démesurée éclipsait les étoiles, presque à la verticale du point où elle était. Comment avait-elle pu se retrouver sous le ventre de ce Léviathan ? Puis elle comprit que la masse noire qui traversait le ciel n’était pas celle du Doradus mais d’un adversaire aussi redoutable… un engin plus petit et plus proche qu’elle ne l’avait tout d’abord supposé. Si elle venait d’identifier correctement ses contours, c’était un robot explosif autoguidé qui la survolait. Elle se figea et abaissa du menton l’interrupteur de son casque pour couper les systèmes de survie. Le scaphcom cessa lui aussi de fonctionner. Si elle ne bougeait pas et si le REAG la dépassait avant que le besoin de respirer ne l’eût contrainte à rebrancher ces appareils, leurs radiations infrarouges échapperaient à sa vigilance. Elle était une experte pour rester immobile et retenir sa respiration. Si le Doradus disposait de REAG du même type que ceux employés par le Bureau du Contrôle spatial – des engins qui n’auraient pas dû être disponibles sur le marché de l’armement – leurs possibilités étaient limitées. Contrairement aux torpilles, ces robots destructeurs ne se dirigeaient pas vers une cible désignée au préalable. Ils étaient conçus pour patrouiller dans un secteur et détecter des activités qui correspondaient à des données programmées : la mise en route d’un propulseur d’appoint, les mouvements d’une antenne, des émissions de vapeurs organiques… les signes que la vie laissait dans l’espace. Leur principal organe sensoriel était un œil vidéo. Il fallait que l’objectif eût identifié une forme qui se juxtaposait avec précision à une cible prédéterminée, détecté des déplacements ou enregistré une différence de contraste anormale, pour que les autres sondes soient braquées vers ce point. Les REAG n’étaient guère adaptés à la recherche d’une femme qui se dissimulait dans un labyrinthe de rochers… et qui pouvait les voir la première. Les propulseurs de l’engin crachèrent un jet de flammes et il repartit. Sparta rebrancha les pompes de sa combinaison et s’accorda le temps de reprendre son souffle. L’incident lui confirmait ses soupçons. Le commandant du Doradus voulait non seulement récupérer la plaque mais aussi éliminer un témoin gênant. Les pièces étaient plus nombreuses sur l’échiquier et la partie devenait plus dangereuse, mais c’était toujours à elle de jouer. Le REAG s’éloigna dans la nuit et finit par disparaître au sud-est. Comme il suivait une trajectoire presque rectiligne dans ce champ gravitationnel peu important, il ne tarderait guère à laisser Phobos derrière lui. À moins que… Sparta attendit et vit peu après un jet de flammes jaillir de ses tuyères. L’engin effectuait un demi-tour. Presque au même instant elle discerna une autre langue de feu au sud-ouest. Elle se demanda combien de ces machines infernales avaient été lâchées. Elle se rappela ce qu’elle savait sur le Doradus… les cargos de l’espace étaient peu nombreux et les membres de sa profession devaient apprendre leurs caractéristiques principales même lorsqu’ils ne possédaient pas des extensions de mémoire artificielle. Cet appareil avait été construit dix ans plus tôt par les New Clyde Shipyards, un des chantiers de construction navale privés les plus anciens et les plus renommés en orbite autour de la Terre. De dimensions moyennes, ce cargo ne se singularisait des autres que par le rapport plus élevé que la normale entre la capacité de ses réservoirs de combustible et celle de ses soutes. Son équipage de dix membres s’écartait lui aussi des normes établies – trois représentait le nombre minimum et habituel – mais comme il devait desservir les colonies bourgeonnantes de la Grande Ceinture il n’était pas absurde de privilégier la vitesse au détriment du volume de fret et de le doter d’un personnel assez important pour assurer son autarcie là où les installations d’appontage et de manutention étaient rudimentaires, voire inexistantes. Depuis son lancement l’histoire de ce cargo était banale, à l’exception du fait que son premier voyage avait duré trois ans. Sparta se demanda où il était allé et à quoi ses armateurs avaient pu consacrer tout ce temps. La réponse paraissait évidente : ils l’avaient en secret transformé en vaisseau pirate. Mais même avec un équipage aussi important il était improbable qu’il eût à son bord plus d’un officier de tir, dont les ordinateurs n’auraient pu contrôler simultanément les trajectoires de plus d’une demi-douzaine de REAG qui évoluaient dans un secteur aussi réduit… car il fallait empêcher ces engins de se détruire les uns les autres. Elle pourrait suivre leur trace sans difficulté, à condition de les localiser au préalable. Si la chance voulait bien lui sourire une fois de plus, ils ne représenteraient pas un véritable danger et lui permettraient de relever la position du Doradus. Non loin de là, ce vaisseau émettait des signaux dans des fréquences supérieures à un kilohertz. Elle fit passer son scaphcom sur une bande plus large, qu’elle entreprit de balayer. Elle ne tarda pas à entendre ce qu’elle cherchait… des gémissements enroués dont la source était proche. Elle captait une harmonique, mais cela lui suffisait. Ses adversaires venaient de se trahir. Tant qu’ils transmettraient des instructions aux robots, elle connaîtrait leur position. Elle se dirigea vers le sud et redoubla de prudence. Ses sens surhumains restaient à l’écoute des pépiements de l’émetteur et analysaient ces sons. Avec une oscillation inaudible pour une ouïe normale, le signal ne cessait de décroître, puis de s’amplifier. Les ondes puisées interféraient entre elles pendant que Sparta se déplaçait par rapport au vaisseau, et l’importance du décalage lui indiquait sa vitesse relative. Elle se rapprochait du Doradus. Elle aurait dû l’apercevoir… … là ! Le cargo s’était immobilisé à environ cinq mille mètres au-dessus de l’horizon sud et le clair de Mars soulignait ses contours. Sparta estima que ses adversaires avaient dû établir un contact avec le pénétrateur et stopper à la verticale de son point d’impact, à une altitude suffisante pour que leurs détecteurs couvrent le plus de terrain possible. Elle s’en félicita, car le commando perdrait un temps précieux pour descendre jusqu’au sol. Elle bénéficiait d’un second avantage, qu’elle ne devait pas à une erreur de tactique mais à un pur effet du hasard. C’était « l’hiver » sur cet hémisphère et elle n’avait plus à s’inquiéter du soleil qui était passé sous l’horizon nord. La pénombre régnerait longtemps dans ce secteur. Elle s’assit en un point d’où elle pouvait surveiller le cargo. Quand des hommes en sortiraient, les REAG – ou la plupart d’entre eux – devraient être désactivés. Il lui serait alors possible de repartir. Elle n’eut pas longtemps à attendre. Les pépiements des signaux de contrôle des robots s’interrompirent. Un instant plus tard un cercle de lumière apparaissait dans la sphère brunie par les ombres du module d’équipage du Doradus. Avec son œil macroscopique braqué sur le sas, elle pouvait le voir comme s’il n’était situé qu’à une douzaine de mètres. L’écoutille acheva de s’ouvrir et quatre membres d’équipage en sortirent. Sparta nota avec intérêt que leurs combinaisons étaient noires et que trois avaient des armes. Ces gens prenaient la piraterie très au sérieux. Des jets de gaz jaillirent de leurs propulseurs dorsaux et ils entamèrent leur descente. Elle tira parti des cratères et des monticules du terrain pour avancer par bonds comme une sauterelle. Elle régla son scaphcom sur les fréquences réservées aux communications et cette initiative fut aussitôt couronnée de succès. Dix degrés droite, fit une voix féminine. Ils descendaient vers elle, de simples silhouettes noires qui masquaient les étoiles, en dessinant des spirales tels des parachutistes en chute libre filmés au ralenti. Quand ils atteignirent le sol poussiéreux de la lune Sparta s’était couchée à plat ventre derrière un gros rocher brillant comme un bloc d’anthracite. Moins de cent mètres la séparaient du point d’atterrissage. Trois membres du groupe se dispersèrent pour prendre position sur le pourtour d’un cercle dont le quatrième occupait le centre approximatif. Il disparut dans un des sillons qui balafraient Phobos. Une seconde entorse au silence radio, une voix d’homme : Objectif localisé. Près de cinq minutes s’écoulèrent sans autre appel. Les individus qui montaient la garde faisaient des bonds d’un ou deux mètres à chacun de leurs pas. Ils paraissaient tendus. Dans la tranchée qui le dissimulait aux regards, leur compagnon devait creuser le sol. C’était à Sparta de jouer. Le facteur temps serait déterminant. Elle avait sorti le poste de soudure laser du filet qui contenait l’outillage et le tenait dans ses bras. Il ne s’agissait pas d’une arme idéale, avec ses batteries aussi volumineuses que celles d’un fusil mais aucun dispositif de visée… ce qui la contraindrait à se servir de son œil droit comme d’une lunette. Et bien qu’un rayon laser n’eût pas tendance à s’évaser dans le vide de l’espace, les optiques de cet appareil avaient été conçues pour offrir une concentration optimale à quelques centimètres de l’extrémité du canon. La réserve d’énergie ne lui permettrait pas de garder le faisceau braqué sur chacun des trois scaphandres assez longtemps pour y forer un trou, mais elle ne désirait pas tuer ses adversaires. Il lui suffirait de les mettre hors de combat. J’ai l’objet en ma possession. Retour au vaisseau. Avant que l’homme chargé de déterrer la tête du pénétrateur ne pût ressortir de la tranchée, elle tira sur le garde le plus proche. Le hurlement de la femme lui fut retransmis par son scaphcom. Le laser venait d’illuminer sa cible pendant une fraction de seconde, pas au niveau du torse mais de la visière. Le verre polarisant n’avait pas eu le temps de s’assombrir que l’éclat d’une douzaine de soleils aveuglait la malheureuse. Ses compagnons cédèrent à leur instinct et se retournèrent. Cette erreur leur imprima un mouvement de rotation incontrôlable. Sparta tira à nouveau et en toucha un avant qu’il n’eût fait un tour complet. La femme cria de nouveau. Le dernier garde, un homme, commit une autre faute en utilisant son fusil. Chose paradoxale, cet acte inconsidéré faillit le sauver car le recul le propulsa vers les étoiles. Il s’éloigna en tournoyant et Sparta dut garder la détente pressée pendant deux secondes avant de le revoir de face. Il ne semblait pas avoir compris l’erreur de ses compagnons, car il omit d’assombrir sa visière par la commande manuelle. Il hurla à son tour quand la lumière explosa à l’intérieur de son crâne. Retour immédiat, groupe de débarquement… Nous subissons une attaque. Envoyez des REAG. Un sourire sans joie incurva les lèvres de Sparta. Elle pourrait aveugler ces engins comme les gardes. Une demi-douzaine de ces robots devaient patrouiller dans les parages. Elle vérifia la charge de son arme. Ce serait réalisable, si elle faisait mouche au premier coup… L’homme qui tenait la plaque martienne bondit hors du fossé qui l’avait jusqu’alors dissimulé. Par hasard, ou parce qu’il possédait du bon sens, il lui tournait le dos. Bien que dans l’impossibilité de l’aveugler, elle braqua son arme sur lui et tira. Cinq secondes s’écoulèrent. Sa cible s’élevait toujours. Dix… Les batteries furent vidées et au même instant le réservoir de gaz du propulseur dorsal surchauffé explosa. Le souffle renvoya l’homme vers Phobos, en tournoyant. Sparta avait déjà jeté le laser devenu inutile et s’élançait sur une trajectoire d’interception. Ils se rapprochaient lentement. Son adversaire était encore en vie et il le resterait si ses compagnons venaient le récupérer avant qu’il n’eût épuisé la réserve d’air de son scaphandre. Sparta fut heureuse de ne pas l’avoir tué, sans toutefois se soucier de ce qu’il deviendrait. Elle ne s’intéressait qu’à l’objet qu’il tenait. Il la vit arriver, condamné à l’impuissance. Il se contorsionna, sans aucun résultat. Dirigez les REAG sur moi ! Risque de capture ! À la dernière seconde il jeta le miroir loin de lui, de toutes ses forces. Dans sa panique, il le lança en direction de Sparta qui tendit la main pour le saisir au passage… et le rata. L’homme voulut l’agripper mais elle lui donna un coup de pied qui atteignit son masque et la renvoya par réaction vers la plaque. Des jets de gaz de son propulseur dorsal la firent accélérer. Les secondes s’écoulaient si lentement que le temps paraissait s’être figé. Elle rattrapa l’objet à l’instant où il percutait la surface et soulevait un nuage de poussière noire qui resterait longtemps en suspension dans le vide. De la main, elle se poussa vers le haut tel un plongeur au fond de la mer et saisit le miroir tournoyant avant qu’il ne pût rebondir à nouveau. Un jet de son propulseur dorsal la fit piquer vers le cratère le plus proche. Son adversaire qui se débattait en vain atteignit le sol quelques secondes plus tard et repartit vers l’espace. Si le commandant du Doradus souhaitait sauver les membres de son équipage il désirait aussi éliminer Sparta… et la plaque par la même occasion, si une telle mesure devait s’avérer nécessaire. Elle s’était éloignée d’une centaine de mètres quand le premier REAG arriva, trouva l’homme et le fit exploser avec lui. La jeune femme s’était réfugiée dans un minuscule cratère, dont le pourtour fut criblé de shrapnels. Son scaphcom lui retransmit les hurlements des autres membres du commando touchés par les fragments de la tête explosive qui déchiquetaient leurs scaphandres et répandaient leur sang et leur air dans le vide. Sparta sentait croître sa colère, la rage que lui inspiraient ceux qui voulaient la tuer et avaient assassiné ses parents. Elle eût laissé la vie sauve à ces simples subalternes. Elle les avait aveuglés de façon temporaire. Mais leur propre chef venait de leur porter le coup de grâce. Elle dut faire un effort de volonté pour contenir la montée d’adrénaline, puis elle régla son scaphcom sur la fréquence des REAG. Les esquiver serait un jeu d’enfant, il lui suffirait pour cela de rester silencieuse et immobile lorsqu’ils passeraient à proximité. Pendant combien de temps le commandant du Doradus pourrait-il se permettre de provoquer un tel remue-ménage ? Tôt ou tard les contrôleurs de Station Mars remarqueraient quelque chose. Mais elle devait pour l’instant inciter ses adversaires à croire qu’elle avait été elle aussi victime de l’explosion, afin qu’ils décident de descendre du vaisseau pour en obtenir confirmation. Avant de s’éloigner de cette scène de carnage, elle ajouta un fusil de chasse à son équipement. 19 Assis en face de la gueule du pistolet de l’homme orange depuis une demi-heure, Blake eut un vertige qui lui indiqua que la vedette spatiale se retournait. Puis le Kestrel entra en phase de décélération et il eut à nouveau un poids. Le petit rouquin élégant ne paraissait pas incommodé par ces changements. Il avait été se percher sur le pourtour de la porte de la cabine de pilotage au moment où l’engin s’était redressé en laissant à l’ordinateur de bord le soin de s’occuper des détails. Il gardait son arme braquée sur son prisonnier. Il n’avait répondu à aucune de ses questions et ne s’était jamais rapproché ni éloigné de lui, se contentant de sourire quand Blake lui avait déclaré qu’il devait faire un saut aux toilettes. Il n’avait laissé à son captif aucune opportunité de s’écarter de la ligne de mire de son arme. Un signal tinta dans la cabine de pilotage. — Le moment est venu d’enfiler votre combinaison, dit l’homme orange sur un ton joyeux. Vous la trouverez dans le placard, à côté du sas. — Pourquoi devrais-je mettre un scaphandre ? — Parce que si vous refusez, je vous descends. Blake ne mit pas sa parole en doute et formula autrement sa question. — Pour quelle raison désirez-vous que je m’équipe pour une sortie dans l’espace ? — Vous l’apprendrez bientôt, si vous m’obéissez. Mais je dois admettre que vous me seriez presque aussi utile une fois mort… je n’aurais qu’à fourrer votre cadavre dans ce scaphandre. Le prisonnier libéra sa respiration. — Pourquoi toutes ces complications, dès l’instant où vous comptez m’abattre ? — Mon cher monsieur Redfield, votre mort n’est pas inéluctable… si c’était le cas, croyez bien que je ne me serais pas imposé la tâche ô combien monotone de vous surveiller tout au long de ce voyage. Son sourire était presque charmant. — Vous ai-je suffisamment motivé ? Blake défit son harnais, sans lui répondre. Sous la surveillance de l’homme orange juché sur son perchoir, il descendit jusqu’au placard, l’ouvrit, et entreprit de se glisser dans la combinaison qui y était suspendue. — Allez-vous me laisser un temps d’adaptation ? Le réservoir de ce scaphandre contenait de l’oxygène et non de l’air comprimé comme ceux des tenues utilisées sur Mars. Si Blake n’éliminait pas l’azote dissous dans son sang – un processus qui durerait des heures – ce gaz se mettrait à bouillir dans ses veines et il souffrirait du mal des caissons. — Vous n’êtes pas raisonnable, mais c’est sans importance, fit remarquer l’homme orange. Sachez que vous n’aurez pas le temps d’en être incommodé. Votre sort sera fixé quelques minutes après votre sortie. — Voilà qui me rassure. — Je suis au regret de vous dire que votre tranquillité d’esprit, même si elle me préoccupe au niveau abstrait, ne peut entrer en considération, compte tenu des enjeux auxquels elle doit être sacrifiée. Faute de disposer d’une arme, Blake ne trouva aucune réplique valable à ce commentaire pour le moins alambiqué et acheva d’enfiler la combinaison. Il venait de terminer quand un autre carillon se fit entendre. — Accrochez-vous, nous repassons en apesanteur, déclara l’homme orange. Les grondements des moteurs du Kestrel se turent quelques secondes plus tard. Blake et son ravisseur flottaient une fois de plus dans l’habitacle, et l’arme restait braquée sur lui. — Fermez votre casque et entrez dans le sas. Tout de suite… et n’oubliez pas de refermer l’écoutille derrière vous. Il obtempéra. S’il avait eu l’intention de bloquer le sas il en eût été empêché par la rapidité de son adversaire qui se propulsa vers la cabine de pilotage dont il fit aussitôt claquer la porte. Blake n’eut pas le temps de saisir le rail de sécurité que le panneau extérieur s’ouvrait, commandé à distance. L’air contenu dans le sas se rua au-dehors et l’emporta avec lui. Il se mit à tournoyer dans l’espace, le souffle court. Il regarda de tous côtés avec désespoir et essaya de s’orienter. L’énorme croissant de Mars emplissait la majeure partie du ciel et il voyait un gros rocher noir strié et piqueté de cratères. Il savait qu’il devait s’agir de Phobos. Derrière lui le dard effilé de la vedette de la Noble Water Works dont il venait d’être expulsé de façon si cavalière s’embrasait sous la lumière du soleil jaune vif et l’albédo de la planète rouge. Puis il aperçut un autre appareil, un long cargo blanc distant d’environ cinq kilomètres qui se rapprochait lentement de lui sous la poussée de ses moteurs de verniers. Il regrettait de ne pas disposer lui aussi d’un système de propulsion. Sans cet accessoire, il mourrait… et dans très peu de temps. Le manomètre du scaphandre indiquait qu’il utilisait déjà la réserve de secours. Il venait de calculer qu’il lui restait juste assez d’oxygène pour survivre pendant cinq minutes… … quand l’écoutille du Kestrel se referma derrière lui. Sparta se dirigeait vers le nord en surveillant le ciel, à l’écoute des fréquences sur lesquelles le Doradus transmettait ses instructions aux REAG. Elle remarqua une lueur au-dessus de l’horizon ouest. L’analyse spectrale lui confirma qu’un de ces engins venait d’exploser. L’officier de tir avait cru voir une silhouette… ou, chose plus probable, l’ordinateur surchargé de travail venait de laisser deux REAG s’entre-attaquer. Elle ne vit qu’un seul de ces engins passer au-dessus de sa tête. Elle n’avait qu’à rester immobile et mettre les systèmes de survie de son scaphandre au repos pour être indétectable. Le Doradus ne pénétra lui aussi qu’une seule fois dans son champ de vision et elle se figea entre deux rochers tant qu’il n’eut pas disparu sous l’horizon. Quand ses signaux radio décrurent, elle en déduisit que son commandant cédait au désespoir. Rien d’autre ne pouvait expliquer pourquoi il survolait au hasard cette lune sombre. Mais les déplacements du cargo ne constituaient plus sa préoccupation première… … car elle venait d’atteindre son but. Sur la bordure ensoleillée de Stickney se dressaient les dômes d’aluminium brillants de Base Phobos, déserts depuis un demi-siècle, abandonnés mais intacts. Sparta devait envoyer un message plus loin que ne l’autorisait la portée de son scaphcom et il lui fallait pour cela disposer d’un amplificateur puissant et d’une grande antenne. La parabole juchée au sommet du pylône de la base était toujours orientée vers un point que la Terre avait dû occuper cinquante ans plus tôt. Elle se propulsa sans effort vers le haut du grand mât et tourna le disque concave dans la direction approximative du plus proche des satellites de télécommunications synchrones en orbite autour de Mars. La précision était superflue. La largeur du faisceau d’émission de cette vieille parabole compenserait les erreurs d’alignement. Elle redescendit vers la cabane, poussa son écoutille non verrouillée et entra dans une pièce vide d’occupants et d’air. Elle referma le panneau derrière elle et brancha le projecteur de son casque. Les lieux étaient tels que les explorateurs soviétiques et américains les avaient laissés… ou tout au moins tels que les conservateurs de ce monument voulaient faire croire qu’ils les avaient laissés. Elle ne voyait aucun détritus. Deux boules à café tachées étaient fixées sur la table. Un bloc-notes tenait sur un bureau à l’aide de bandes Velcro, et on pouvait y lire quelques commentaires écrits au stylo à bille. Une grande carte de Mars protégée par une pellicule de plastique avait été boulonnée au mur. Mais il y avait surtout ce qu’elle cherchait : une radio qui paraissait intacte installée au-dessus du plan de travail. Une vérification de son témoin de charge lui indiqua qu’après un demi-siècle des hordes d’électrons se tenaient toujours prêtes à s’engouffrer dans ses condensateurs supraconducteurs. Sparta s’était apprêtée à devoir utiliser une partie de la réserve d’énergie de son scaphandre, mais ce sacrifice ne semblait pas nécessaire. Le filet d’outils pris dans le Criquet martien incluait tout ce dont elle avait besoin pour improviser une liaison entre son scaphcom et le vieil amplificateur. Elle hésita un instant avant de passer aux actes. Dès qu’elle aurait commencé à émettre, le Doradus connaîtrait sa position… une tâche facilitée par le fait que les satellites de télécommunications se chargeraient de retransmettre son message. Ses ennemis le capteraient même s’ils survolaient l’autre hémisphère de la petite lune. Cependant, le cargo mettrait un certain temps pour arriver jusqu’à elle. Même ses REAG perdraient de précieuses secondes pour atteindre leur cible. Sparta avait la possibilité de réclamer de l’aide sans perdre pour autant toutes ses chances de leur échapper. — Bureau du Contrôle spatial de Station Mars, appel en code rouge. Inspecteur en danger à Base Phobos. Assistance immédiate requise. Je répète, inspecteur en danger à Base Phobos. Toutes les unités disponibles doivent lui porter secours. Bureau du Contrôle spatial de Station Mars, alerte rouge… La voix qui grésilla dans ses oreilles la fit sursauter. — Inspecteur Troy, ici le lieutenant Fisher du Bureau du Contrôle spatial de Station Mars. Nous avons déjà atteint Phobos. Quelle est votre position ? Son précédent message avait donc été capté. — Il serait temps ! Où êtes-vous ? — En vol stationnaire au-dessus du secteur qui fait face au primaire. — Voyez-vous le Doradus ? — Ce cargo s’est placé sur une trajectoire d’insertion en orbite haute à notre arrivée. Il garde un silence radio complet et ne répond pas à nos questions. — Vous avez ordre de l’arraisonner. Priorité triple-A. — Bien reçu, inspecteur. — Nous nous retrouverons à Base Phobos. N’envoyez qu’un agent me chercher. — Pourriez-vous répéter ? — Je veux qu’un officier descende me rejoindre, lieutenant. Un seul. — Nous suivrons vos instructions, inspecteur… Sparta coupa l’émetteur et sortit de la cabane dont l’écoutille se referma en claquant derrière elle. Elle plongea comme un oiseau vers le bas des parois noires et lisses de l’intérieur de Stickney et se posa au bord d’un petit cratère d’apparition récente niché dans ses profondeurs. Elle referma ses gants sur la bordure de ce terrier et tourna la tête pour braquer son œil grossissant sur les bâtiments miroitants de la base qu’elle venait d’abandonner. Le Doradus s’était peut-être enfui, car elle ne pouvait le voir du point où elle se tenait. Il n’était pas à exclure que le Bureau du Contrôle spatial eût chargé ce lieutenant Fisher de lui venir en aide, mais quand elle avait lu la liste des agents en poste à Station Mars la seule Fisher qui figurait sur les registres était une simple employée. Elle se demandait si ce serait cette femme ou un missile qui se présenterait au rendez-vous qu’elle venait de donner. Blake tournoyait dans l’espace depuis quatre minutes quand il vit l’écoutille du Kestrel se rouvrir pour laisser sortir un homme en scaphandre rigide qui tenait un objet oblong. Il ne put reconnaître cet objet mais lui trouva une forte ressemblance avec un fusil. Puis le rouquin se tourna vers le limbe de Phobos et se lança dans le vide. Le panneau circulaire se referma. La jauge d’oxygène du scaphandre de Blake passa au rouge, lui signalant que ses réservoirs étaient vides. Le soleil disparaissait derrière la silhouette qui franchissait la bordure de Stickney et se dirigeait vers l’émetteur de la base sous la poussée de son propulseur dorsal. Sparta regarda « Fisher » se poser en souplesse devant l’abri, l’ouvrir et disparaître à l’intérieur. Quelques secondes plus tard l’écoutille pivotait à nouveau et l’inconnu ressortait. Bien qu’il fût à un kilomètre de distance, elle le voyait comme s’il était à moins d’un mètre. Les reflets de la visière empêchaient la jeune femme de discerner son visage mais elle savait que cet individu ne faisait pas partie du Bureau du Contrôle spatial. Il était armé d’un fusil laser. — Troy – mais peut-être devrais-je vous appeler Linda ? –, je suis certain que vous pouvez me voir. Et je sais que vous avez récupéré la plaque. Si vous me la remettez tout de suite, j’aurai peut-être le temps de retourner sauver Blake Redfield. La voix qui résonnait dans son casque lui donnait des frissons, mais elle ne dit rien. Elle avait décidé de laisser l’homme orange arriver jusqu’à elle. — Dans quelle mesure pouvez-vous vous permettre d’attendre, Linda ? Ma réserve d’oxygène est intacte, alors que vous êtes ici depuis des heures. Je finirai par vous trouver – même si je dois patienter jusqu’à votre mort –, alors pourquoi ne pas déclarer forfait tout de suite et éviter à votre ami une fin atroce ? Ce pauvre diable dérive dans l’espace sans propulseur dorsal, seul et avec des réservoirs presque vides. Le laisser venir à elle… — Oh, je vois… vous pensez que je bluffe. Auriez-vous oublié que vous avez demandé à la Noble Water Works de mettre sa vedette à la disposition de Redfield ? Vous avez eu tort de ne pas vous renseigner sur l’identité de son pilote… mais il va sans dire que son nom n’aurait rien signifié pour vous. Je précise que j’ai été ravi de vous rendre ce service. Vous pouvez voir le Kestrel, si vous êtes bien celle que je vous soupçonne d’être. Il ne devrait pas tarder à apparaître à l’est. Le tiret brillant d’un engin spatial s’élevait en effet au-dessus de la bordure du cratère. Quand Sparta augmenta le rapport de grossissement de l’image elle discerna un petit point blanc qui flottait à proximité, presque invisible sur le fond étoilé. — Blake et moi avons eu l’opportunité de faire plus ample connaissance, pendant le vol. Je vous assure qu’il languit de me revoir. — Je suis là, dit-elle. Elle se redressa sans hâte, en veillant à éviter les gestes brusques qui l’auraient propulsée hors de la protection offerte par le petit cratère. Laisser l’homme orange venir jusqu’à elle… — Ah… montrez-moi cette plaque, ma chère. — Dès que vous l’aurez, vous me tuerez. — Je crains que ce ne soit exact. Je regrette d’ailleurs ne pas avoir pu vous éliminer plus tôt. — Pourquoi devrais-je croire que vous épargnerez Blake ? — Parce que je ne tue pas pour le plaisir, Linda. Je le sauverai si c’est encore possible. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Elle plongea la main dans la poche de sa combinaison et en sortit le miroir immaculé qui brilla sous le soleil, telle une étoile scintillante sur la pente noir charbon de Stickney. — Merci, ma chère. L’homme orange leva son arme, avec dextérité et rapidité. Il visa. Son doigt ganté pressa la détente à l’instant où… … un épieu de lumière l’empalait. Avec une précision inouïe Sparta venait de diriger vers ses yeux le rayon lumineux réfléchi par la plaque. Elle vit son adversaire vaciller et partir à reculons, en tournant sur lui-même. Si la clarté du soleil filtrée par la visière n’était pas assez violente pour l’aveugler – pas plus d’un bref instant, tout au moins –, des papillons luminescents devaient brouiller son champ de vision. Ce qu’elle devrait faire ensuite lui répugnait, car Sparta eût préféré mourir plutôt que tuer un autre humain… mais elle n’avait pas le droit de sacrifier Blake sur l’autel de ses principes. Elle leva son fusil et visa l’homme désorienté qui se tenait au-dessus d’elle. Le recul la repoussa vers la paroi opposée du cratère pendant que l’essaim de plombs s’éloignait sans rencontrer de résistance ni dériver de façon significative. Mais l’homme était rapide. Il avait déjà plongé vers le sol et la décharge de chevrotines déchiqueta une section du mur d’aluminium de la cabane de l’émetteur, dans le prolongement du point qu’avait occupé son casque. Le temps que Sparta eût recouvré son équilibre et glissé une autre cartouche dans la culasse, il avait disparu. Mais elle l’entendait toujours dans son scaphcom. — Un essai valable, Linda. Un combat singulier entre nous serait plein d’intérêt, mais nous ne sommes pas les seuls concernés. Des points noirs dansaient devant les yeux de Blake. L’effort réclamé pour ne pas ouvrir la bouche et retenir sa respiration devenait insoutenable. Il savait que s’il avait cédé il eût découvert qu’il ne restait plus rien pour emplir ses poumons. Il savait aussi – bien que cela lui parût impossible – que l’oxygène dissous dans le sang permettait de survivre plusieurs minutes après que le cerveau eut enregistré tous les signes de la suffocation. Les combinaisons spatiales modernes avaient bénéficié pendant plus de cent ans d’améliorations diverses, dont la refonte complète de la conception du module de survie interchangeable. Contrairement à ceux des tenues utilisées à la fin du XXe siècle, leurs réservoirs pouvaient être remplacés dans le vide. Ceux de Blake étaient devenus inutiles, aussi les retira-t-il. Il continuait de retenir sa respiration et de tournoyer avec lenteur dans l’espace. Il fit un tour, puis un autre, en comptant les secondes. — Cent un, cent deux, cent trois… Il savait que l’anorexie embrouillerait son décompte mais estimait pouvoir encore se fier à sa raison. Il était loin de se sentir euphorique. Quand il tourna le dos à la vedette il lança les réservoirs devant lui, de toutes ses forces. Ils constituaient une fraction de la masse qu’il représentait avec son scaphandre, et ils s’éloignèrent très vite. Il se mit à reculer par réaction, plus lentement… mais selon des lois immuables. Il sourit. Ce bon vieil Isaac Newton ! Lorsqu’il arriva à proximité du Kestrel il était orienté vers sa coque fuselée. Rien n’en dépassait. Il agrippa le bord d’attaque de son aile et s’y retint avec l’énergie du désespoir. Le système d’ouverture du sas était hors de portée, mais il commençait à trouver cette expérience amusante. Il laissa échapper un petit rire. Il eût préféré ne pas se sentir si joyeux, car il savait que cela annonçait sa fin. C’était à se tordre… Il se lâcha et se laissa partir à la dérive en direction de la poignée encastrée. Il la saisit. Et maintenant ? Oh, ouais ! Tourne-la, pauvre imbécile ! Il le fit. L’écoutille s’ouvrit sur lui si violemment qu’il gloussa de plus belle. Heureusement, une sangle de sa manche s’accrocha à la manette et lui évita d’être renvoyé vers Phobos. Il grimpa dans le sas et pressa avec l’imprécision de l’ivresse les boutons du tableau de commande. Le panneau se referma. De l’air emplit le sas. Mais il n’arrivait pas jusqu’à lui… à cause de sa combinaison hermétique. Le monde s’était réduit à un minuscule point de lumière, quand il pensa à retirer son casque. — J’appelle le pilote du Kestrel. Ici Blake Redfield qui appelle le pilote de la vedette spatiale de Noble. Ce message est diffusé sur toutes les fréquences. Rouquin, je m’adresse à vous, mais tous peuvent entendre ce que j’ai à vous dire. L’équipage de ce cargo, par exemple, et les contrôleurs du trafic de Station Mars. J’ai pris votre place dans le poste de pilotage, et il ne vous reste qu’à prier pour qu’une âme compatissante vienne vous récupérer sur ce rocher, parce que je n’ai pas l’intention de vous laisser remonter à bord. Sparta reconnut sa voix avant la fin de la première phrase. — Blake, tu m’entends, Blake ? C’est Ellen. Tu me reçois ? — Ellen ! — Fiche le camp tout de suite. Tu es une cible. Procédures de fuite immédiate. Tu me reçois ? Tu me comprends ? Tu dois… Elle vit des flammes bleutées jaillir des tuyères de la vedette. Blake avait suffisamment assimilé la teneur de ses propos pour ne pas perdre de temps. Elle regarda avec angoisse le Kestrel tourner dans le ciel… en redoutant de voir une torpille sortir du Doradus. Car le cargo venait d’apparaître à l’est, à portée de tir. Un chaos sonore satura son scaphcom et elle vit l’homme orange se relever de sa cachette et se mettre à courir sur la bordure nord de Stickney. Il fit des enjambées sidérantes, une, deux, trois – des bonds de cent mètres, deux cents –, puis il s’étira tel un spécialiste du saut en longueur et quitta la surface de cette lune. Les jets de gaz de son propulseur dorsal augmentèrent sa vitesse et sa silhouette blanche s’amenuisa en direction du Doradus. Elle le visa. La décharge du fusil qui ne rencontrerait pas la résistance d’une atmosphère et ne serait pas déviée par la pesanteur le rattraperait en n’importe quel point de sa trajectoire. L’essaim de chevrotines s’ouvrirait en un éventail de plus en plus large et un seul plomb atteindrait peut-être son casque, mais ce serait suffisant. Elle abaissa son arme, sans avoir tiré. L’écoutille du sas du Doradus ne s’était pas refermée derrière le fuyard que les moteurs de verniers entrèrent en action et que les propulseurs du vaisseau pirate libérèrent le déluge de feu propre aux torches à fusion. Il ne fallut que quelques secondes au cargo pour disparaître en direction du soleil. Sparta se demanda si son commandant n’était pas, malgré cette défaite, soulagé de s’éloigner de ce bloc de roche qui venait de le priver d’une proie qu’il avait crue facile. … Pendant que le Kestrel continuait de tournoyer comme une toupie. — Blake, tu dois essayer de reprendre le contrôle de cet appareil et l’immobiliser assez longtemps pour me permettre de te rejoindre et de monter à bord. — Tu crois peut-être que je m’amuse ? Son scaphcom lui retransmit alors une voix féminine. — Inspecteur Troy. Inspecteur Troy. Ici l’inspecteur Sharanski du Bureau spatial. Nous répondons à votre demande d’assistance. Que devons-nous faire… — Ici Troy. — Troy ? C’est vous ? — Et bien moi, Sharanski. Je n’ai qu’une seule chose à vous dire. — Oui, j’écoute. — Vous êtes arrivés juste à temps. 20 Les signes gravés dans la plaque différaient les uns des autres mais tous avaient une hauteur, une largeur et une profondeur identiques. Ils étaient disposés en lignes et on en répertoriait trois douzaines assemblés en diverses séquences. Leur nombre total dépassait le millier… Sparta prit conscience que son esprit se mettait à vagabonder et elle fit un effort pour se concentrer. Les faisceaux des projecteurs convergeaient à moins d’un mètre d’elle pour illuminer l’objet exposé sur son coussin de velours rouge que protégeait une cloche de cristal xanthien taillé au laser. Il miroitait comme s’il n’avait jamais été volé, ou seulement touché. Sparta et le lieutenant Polanyi étaient seuls dans la salle. Les membres de la délégation officielle chargée de remettre la relique dans son écrin, dont le maire qui s’était éclipsé du congrès des responsables municipaux pour prendre un vaisseau de ligne rapide et venir présider cette cérémonie, avaient finalement vidé la dernière bouteille de champagne et regagné leurs foyers. — Nous pourrons rebrancher les systèmes d’alarme dès que nous serons sortis. Elle hocha la tête. — Je regrette de vous avoir retardé, lieutenant. Malgré l’animation je n’ai pu détacher le regard de cet objet. C’est une bien étrange relique. — C’est vrai. On ne peut la rayer mais elle a été brisée, il y a longtemps. Le choc en question a dû être d’une violence inouïe. Elle se tourna vers le jeune représentant du Bureau spatial. — Que savez-vous sur cette plaque ? — J’aurais tendance à croire que tout ce qui la concerne a été inventé par le syndicat d’initiative local. Il était aussi indifférent que le laissaient supposer ses propos. Il récitait ce qu’il savait comme s’il lisait un rapport de police. — Personne n’a jamais appris d’où elle provenait… nous savons seulement qu’elle a été trouvée quelque part dans la zone polaire. Celui qui l’a découverte l’a dissimulée sans en parler à qui que ce soit et elle a été récupérée dans ses affaires après sa mort. Des rumeurs ont alors circulé sur l’existence d’un monceau d’objets extraterrestres, mais plus rien n’a été mis au jour depuis. Dans les brochures touristiques cette plaque est appelée « l’âme de Mars ». Je trouve que c’est un nom bien poétique pour un vulgaire bout d’assiette. Elle contempla la surface gravée du miroir. — Pensez-vous qu’elle vienne de Mars, qu’elle ait été faite ici ? — Je ne suis pas un expert, inspecteur. Polanyi ne prenait plus la peine de dissimuler son impatience. — Je doute qu’elle soit originaire de ce monde. — Oh, pourquoi ? — Pour rien. Une simple impression. Enfin, je dois vous remercier de m’avoir permis de satisfaire mon caprice. Allons rebrancher les systèmes d’alarme. Vous devez avoir hâte de rentrer chez vous. Les hurlements destructeurs du synthékord prirent la relève pour rétablir le niveau sonore habituel du Noie ton chagrin quand les conversations bruyantes s’interrompirent autour des quatre nouveaux arrivants qui relevaient leur visière et s’ouvraient un chemin dans la foule. — Faut pas vous inquiéter. Avec moi, vous ne risquez rien. Evgueny Rostov leva son énorme main pour prendre Sparta par les épaules et la serrer contre lui. Blake et Lydia Zeromski suivaient dans leur sillage. Le gros Russe foudroya les autres clients du regard sans interrompre sa progression vers le comptoir. — Flics pas tous agents du vil impérialisme capitaliste, beugla-t-il. Voilà une femme courageuse. Elle a ramené plaque martienne. Nous sommes tous des camarades, ici. Les habitués du bar dévisagèrent Sparta pendant d’interminables secondes. Blake suscitait lui aussi leur curiosité mais il s’était accoutumé à cet établissement. Puis tous les oublièrent et se remirent à crier pour se faire entendre en dépit de la musique. — Alors, Mike, tu n’es pas un indic ? Un simple flic ! Ils atteignirent le sanctuaire du comptoir en acier inoxydable. — Je t’offre quand même un verre. Evgueny lâcha Sparta pour assener sur l’épaule de Blake une tape amicale qui le fit tituber. Le barman ne prit pas la peine de leur demander ce qu’ils voulaient et leur servit quatre bières brunes avec un large faux col. — Lydia, buvons au départ rapide de nos serviteurs. Sparta leva sa chope avec méfiance, Blake avec plus d’enthousiasme. — Merci, camarade. Au départ de la prochaine navette. La rencontre des quatre chopes fut assez brutale pour renverser un peu de mousse. — Mais sois sympa, Evgueny, et cesse de me considérer comme un flic. Ces activités ne sont pour moi qu’un passe-temps. Sparta rit. — Tu l’as dit. Grande soirée pour amateurs sur la planète Mars. — Tu as fait sauter le dépôt pour te distraire ? L’exclamation de Lydia était assez forte pour pouvoir être entendue malgré les rugissements du synthékord. Blake ouvrit de grands yeux, l’air innocent. J’ai fait sauter quoi ? articulèrent ses lèvres. — J’oubliais que nous ne devions pas en parler devant témoins, hurla Lydia en se tournant vers Sparta. — Je l’approuve sans réserve ! cria Blake. Je bois à la section 776 de la Guilde des Installateurs d’Aqueducs, à laquelle je souhaite longue vie et prospérité ! Son toast fut accueilli par les vivats de tous les clients placés à moins d’un mètre de distance… une demi-douzaine, les seuls qui avaient pu l’entendre. Ses compagnons sourirent et secouèrent la tête. Sparta renifla le breuvage sombre et n’osa y goûter. Blake plongea ses lèvres dans la mousse pour les orner d’une moustache mais fit semblant de boire pendant qu’Evgueny ingurgitait sa bière d’un trait. Le Russe fit claquer la chope vide sur le comptoir et leva quatre doigts. — Non ! hurla Blake. Pas pour moi. — Eh, quand ce sera ton tour je te le ferai savoir. — Evgueny, je tiens à te poser une question avant notre départ… — Oui, mon jeune ami ? — Tu vis sur Mars depuis longtemps, alors pourquoi as-tu toujours cet accent épouvantable ? J’aimerais savoir si ce n’est pas pour augmenter ta crédibilité auprès de tes camarades ou autre chose du même genre ? Evgueny recula, l’air offensé… … et quand il se pencha pour coller son visage à celui de son interlocuteur des braises se consumaient au fond de ses yeux et ses sourcils broussailleux semblaient sur le point de s’envoler de son front. — Que voulez-vous dire par là, monsieur Redfield ? Il avait baissé la voix afin que seul Blake pût l’entendre. — Me prendriez-vous pour un vil imposteur dans votre genre ? — Vieux renard ! s’exclama Blake avant d’éclater de rire. Tu l’as fait. — Fait… quoi ? Les sourcils d’Evgueny grimpèrent encore plus haut. — Dire la vérité. Et sans jamais utiliser un seul article défini. — Un article ? répéta Evgueny. Il se redressa et gronda : — Qu’est-ce que c’est ? Voûtés face au vent, Sparta et Blake marchaient dans les rues qu’envahissait le sable. — Chez toi ou chez moi ? demanda-t-il. Mais je me fais peut-être des idées ? — Que dirais-tu de ton alvéole de la ruche ? On se lasse si vite du luxe. — Je te connais assez pour redouter que tu sois sincère. — Rassure-toi, je ne… À cet instant elle hoqueta et trébucha contre lui, les mains crispées sur son ventre comme si elle venait de recevoir un coup de poing sous le cœur. Il la soutint. — Ellen ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Ellen ! Elle s’affaissa dans ses bras et s’effondra. Il l’allongea sur le sable. Elle le regardait à travers sa visière mais plus aucun son ne franchissait ses lèvres. Elle pourrait être la plus grande d’entre nous. Elle résiste à notre autorité. Les projecteurs de la table d’opération étaient disposés en cercle, comme ceux qui formaient un anneau au-dessus de la plaque martienne et les vidéoplaques aux motifs abstraits du Noie ton chagrin. Une odeur rance d’oignon menaçait de la faire suffoquer. L’œil de son esprit lui fit voir la formule du soufre pendant que les feux situés à la verticale de son corps se mettaient à tournoyer pour dessiner une spirale dorée. Blake se tenait près d’elle. Sparta avait conservé une lucidité suffisante pour exiger qu’il fût présent avant d’autoriser les médecins à pratiquer l’intervention. Ils laissaient au jeune homme une place près de son épaule gauche, ce qui lui permettait de tenir sa main dans les siennes. Ce n’est qu’une enfant, William. En voyant approcher les ténèbres elle agrippa la paume de Blake avec force, pour ne pas y tomber. Refuser notre autorité, c’est refuser la Connaissance. Elle sombrait. Elle s’enfonçait dans la spirale. Elle lâcha prise. Des choses indistinctes constituaient des essaims à l’intérieur du tourbillon. Et ces formes étaient des signes. Elle reconnut les motifs gravés dans la plaque. Elle sut qu’ils avaient un sens. Et leur signification lui apparut soudain. Elle tenta de crier, de lancer une mise en garde. Mais quand le rideau des ténèbres se referma sur elle il n’en subsista qu’une seule image, la vision de nuages multicolores qui bouillonnaient au sein d’une tornade démesurée, assez grande pour engloutir une planète. Elle abandonna alors son corps et plongea dans ce maelström pour y faire un voyage éternel… Les médecins ne permettaient pas à Blake de voir ce qu’ils faisaient. Ils avaient eu la délicate attention de lui éviter des haut-le-cœur en tendant un paravent de toile à la hauteur du cou de Sparta. L’entaille fut pratiquée très rapidement et il n’y eut pas une goutte de sang ; le scalpel microtomique cautérisait les rebords de l’incision au fur et à mesure qu’il tranchait l’épiderme, les muscles et la membrane. Sparta fut ouverte du sternum au nombril. — Qu’est-ce c’est que ce machin ? marmonna avec colère le jeune chirurgien. Sa voix était étouffée par sa combinaison transparente stérile. Il remarqua le regard gêné que son assistant adressait à Blake et grommela : — Biopsie. Je veux savoir de quoi il retourne avant de refermer. Il donna des ordres concis et les membres de son équipe écartèrent les lèvres de l’entaille et la maintinrent ouverte avec des clamps. Il plongea dans les entrailles de la jeune femme avec son scalpel, des ciseaux et des pinces. Il excisa tous les tissus visqueux argentés qu’il put atteindre, dégagea avec rapidité et précision le pourtour des vaisseaux sanguins et des organes. Des feuilles de cette étrange substance s’entassaient sur un plateau comme une méduse échouée sur le rivage, frissonnante et iridescente. Il n’avait pas retiré les derniers fragments sous la voûte musculaire du diaphragme que le technicien revenait avec une analyse effectuée au spectromètre laser et un graphique tracé par un ordinateur. Il s’agissait d’un polymère conducteur d’une variété qu’ils n’avaient encore jamais vue. — C’est bon, il vaut mieux refermer. Je veux que cette femme reste sous surveillance constante jusqu’à ce que le comité de recherche nous fasse part de ses conclusions. Les instruments de cicatrisation furent passés sur l’incision, pour rabouter les vaisseaux sanguins et les nerfs tranchés, joindre les chairs et les régénérer avec des gels de croissance qui effaceraient toutes les traces de cette intervention en quelques semaines. Blake suivit le chariot pour continuer de tenir la main devenue insensible de Sparta, quand ils l’emmenèrent. Le chirurgien et ses assistants remirent un peu d’ordre puis sortirent à leur tour. Un homme se dressait dans la pénombre de la galerie qui surplombait la salle d’opération et regardait ce qui s’y passait à travers le plafond de verre. Ses yeux bleus brillaient dans son visage hâlé par le soleil et ses cheveux gris étaient coupés à quelques millimètres de son crâne. Il portait l’uniforme des commandants du Bureau du Contrôle spatial. Peu de décorations ornaient sa poitrine mais celles qu’il arborait témoignaient de son courage et de ses capacités. Il se tourna vers un officier qui restait en retrait, au sein des ombres. — Récupérez ces analyses et effacez les mémoires de la machine. Ces résultats ne doivent en aucun cas être transmis à un comité d’étude de l’hôpital. Sa voix grondait comme le ressac sur une plage de galets. — Et les médecins qui ont pratiqué l’intervention, commandant ? — Expliquez-leur, Sharanski. — Vous savez comment sont les chirurgiens. Surtout les plus jeunes. Oui, il le savait. Ils lui avaient sauvé la vie, à plusieurs reprises. Ils ne réclamaient en échange qu’un peu de reconnaissance et de respect. — Essayez de vous montrer persuasive, et s’ils ne peuvent comprendre… Il n’acheva pas sa phrase. Sharanski laissa le silence s’éterniser, avant de lui répondre : — Compris, commandant. — Parfait. S’il faut en arriver là, ne vous trompez pas dans les doses. Je ne voudrais pas qu’ils oublient par la même occasion ce qu’ils savent si bien faire. — N’ayez crainte, commandant. Et pour l’inspecteur Troy ? — Nous la ferons sortir d’ici ce soir même. — Et Redfield ? Il soupira. — Sharanski, si je ne n’appréciais pas autant votre cousin Proboda, je vous ferais rétrograder. Viktor fait peut-être partie de ces héros qui ont plus de muscles que de cervelle, mais vous… vous êtes tout simplement une imbécile. — Commandant ! Ce terme ne dépasse-t-il pas votre pensée ? J’ai commis une erreur d’appré… — Foutaises ! Vous aviez une sainte horreur de Redfield et des syndicats. Nous vous avions remis trois Idcartes et vous lui avez fourni celle de ce Mycroft parce que vous saviez qu’il aurait des ennuis. Elle se redressa, avec raideur. — J’ai voulu créer une diversion, commandant. Pour permettre à l’inspecteur Troy d’avoir les coudées franches. — Je vous avertis que votre prochain mensonge sera le dernier, Sharanski. Elle attendit un long moment avant de répondre : — Compris, commandant. — Parfait. Il lui adressa un regard glacial. — Les êtres humains sont bizarres, Sharanski, ils ont d’étranges exigences. Il est indubitable que cette femme est humaine, malgré toutes les manipulations dont elle a fait l’objet. Et quoi que nous puissions penser de ce Redfield, elle a pour l’instant besoin de lui. ÉPILOGUE Ce fut ainsi que la plaque martienne revint sur Mars. Et, deux ans plus tard… Dans une propriété au sud-est de Londres un homme entre deux âges en tenue de chasse s’avance dans des bois dorés par l’automne. Le maître des lieux est près de lui, un gentleman plus âgé, Lord Kingman. Tous deux ont un fusil dans le creux de leur bras. On trouve dans leurs gibecières un contenu varié – trois faisans, quatre garennes et deux pigeons – et, malgré les sinistres prévisions de certains, leurs chiens sont toujours en vie et battent les fourrés. Rien, chez le plus jeune de ces hommes, celui que ses proches appellent Bill, ne trahit la complexité de ses pensées ou l’ambiguïté de ses sentiments. Aux yeux de tous il pourrait être un membre de l’aristocratie britannique venu apporter sa modeste contribution à un noble massacre de petits animaux. Quant à Lord Kingman, un personnage à la chevelure grise léonine, il personnifie de façon encore plus imposante la virilité et la maturité. Jusqu’au moment où il aperçoit l’écureuil. L’animal voit les hommes au même instant. Peut-être se sait-il condamné à la peine capitale pour avoir causé quelques dommages aux arbres de la propriété, peut-être a-t-il déjà perdu des proches sous les chevrotines de Kingman. Quelles qu’en soient les raisons, il fuit aussitôt et atteint en trois bonds le pied d’un arbre, derrière lequel il disparaît dans un éclair de grisaille. Kingman en est électrisé. Il relève son fusil aussi vite que si un faisan venait d’être débusqué et garde l’arme braquée sur la partie du tronc où devrait selon lui réapparaître le rongeur. Il en fait lentement le tour, à pas feutrés. Ses chiens doivent en avoir l’habitude, car ils vont se tapir dans les fougères. La gueule au repos sur leurs pattes antérieures, ils lèvent des yeux larmoyants sur leur maître et attendent la fin du drame. Bill doit se contenter de rester à l’écart de la ligne de mire de Kingman et de faire le moins de bruit possible en le suivant. L’écureuil sort la tête de derrière le tronc, à quatre mètres du sol. Kingman tire, actionne la pompe pour éjecter la douille et vise à nouveau en une succession de mouvements rapides – c’est un bon chasseur – mais il s’abstient cette fois de presser la détente car la cible a disparu. Des éclats d’écorce volent de la blessure qu’il vient d’infliger à cet arbre, là où l’animal a fait une brève apparition (des dégâts plus importants que ceux qu’il aurait jamais pu faire, estime Bill), mais nul cadavre avec eux. Ils tournent autour du chêne et Kingman tient toujours son arme levée. Ses espoirs sont vains, ils ne reverront pas cette proie. Ils traversent à présent la pelouse en direction de la vieille demeure magnifique, et Kingman est songeur. — Ce rat des arbres ! Il vient de grommeler ces mots avec colère. Un peu plus tôt, il a confié à Bill qu’il les appelle ainsi parce que les gens sont trop sentimentaux pour admettre qu’on puisse tuer de gentils petits écureuils. — Cet incident m’a fait penser à ce que j’ai vécu il y a deux ans. Bill sait ce qui va suivre et ne tient pas à l’entendre. Kingman s’est retrouvé dans une situation gênante, mais il ne peut rien faire pour cet homme – tels seraient tout au moins ses propos si on l’interrogeait à ce sujet – et il espère ne pas avoir à refuser d’écouter le récit de son hôte. Il est sauvé, à titre provisoire, par l’approche de deux autres chasseurs qui arrivent du côté opposé de la demeure. Jürgen et Holly ont parcouru l’ouest de la propriété, Bill et Kingman l’est. À en juger par leurs expressions on ne trouvera plus un seul oiseau dans cette moitié du domaine pendant de nombreuses années. Jürgen crie : — Holà ! Et il brandit les représentants de plusieurs générations d’une famille nombreuse de cailles réunis par leurs pattes. Holly a un air élégant et redoutable, avec son pantalon d’équitation en daim immaculé et son chemisier de soie blanche. Un fusil aux motifs en argent repoussé repose dans le creux de son bras et deux des chiens de Kingman sont sur ses talons. A-t-elle chargé Jürgen de porter ses victimes ou laissé ces dernières sur place pour ne pas risquer de souiller ses vêtements ? La veste de Jürgen est en effet couverte de sang et de plumes. Cela s’ajoute à son sourire mauvais pour lui donner un air cruel – ce qu’il est, même si son terrain de chasse favori n’est pas le sous-bois. Il s’adresse à Kingman d’une voix trop forte et joyeuse. C’est avec un accent allemand prononcé qu’il exprime des mots correspondant à l’idée qu’il se fait du langage employé par l’aristocratie britannique : — C’est une propriété tout simplement merveilleuse que vous avez là, Lord Kingman. Vous avez été bien aimable de nous y accueillir. Le maître des lieux lance un regard à son compagnon. Il paraît peiné. — Il n’y a pas de quoi, marmonne-t-il. Et Bill en déduit que s’il n’en était que de lui il ne fréquenterait pas ce maudit Jürgen et tous les individus du même acabit. Mais cet homme n’est plus le maître de son destin. — Allons remettre tout ceci à la cuisinière, d’accord ? — Je vais monter me reposer au premier, déclare Holly. À ce soir. Elle les salue en agitant deux doigts puis gravit les marches de pierre du porche. Jürgen la suit, les yeux rivés sur ses hanches aux mouvements lascifs. Kingman confie les chiens au gardien du chenil puis entre par la porte de la cuisine. Cet homme et Bill remettent le gibier à Mrs McGrath qui le prend sans enthousiasme – tant de plombs à retirer –, puis ils se séparent. Bill monte sans se presser le grand escalier, en direction de sa chambre. Il regarde sa montre. Ils se réuniront à dix-huit heures… pour un simple tour d’horizon. Ils reporteront au lendemain tous les choix délicats. Le dîner sera servi à vingt heures précises. Bill pense qu’en dépit de ses piètres prestations en tant que stratège, Kingman sait se comporter en homme civilisé. Il va de soi que la cérémonie aura lieu avant toute autre chose. Peu d’endroits seraient plus appropriés. Bien que petit, ce sanctuaire est un des plus anciens de la Société Athanasienne. Les premiers construits sur le continent ont été détruits pendant les diverses Terreurs. Le plafond en voûte s’orne du motif de la Croix d’Étoiles en feuilles d’or sur fond bleu… et sa précision peut surprendre quand on pense que les Européens savaient si peu de choses sur les constellations de l’hémisphère sud à l’époque où cette crypte a été bâtie. Jürgen lit l’introduction. Un profane serait surpris de constater à quel point l’intelligence de l’homme peut resplendir au travers de sa stupidité lorsqu’il s’abandonne à la Connaissance. Pour terminer, ils expriment à l’unisson la Grande Affirmation – « Tout sera Bien » – et boivent dans le Calice, en l’occurrence une coupe de fer hittite, joyau de la collection de Kingman. Après avoir troqué leurs robes de cérémonie contre des vêtements ordinaires ils se retrouvent dans la bibliothèque, sous des étagères de chêne où se serrent de nombreux livres aux reliures en cuir repoussé. En plus des chasseurs – Kingman et Bill en ensemble de tweed, Jürgen avec un accoutrement qui le fait ressembler à un cow-boy et Holly toujours de blanc vêtue mais cette fois d’un sari qui eût mieux convenu à une maharani – le comité exécutif comprend deux autres membres : Jack et Martita. Jack ressemble à un ancien combattant et s’habille comme un banquier de Manhattan. Martita, aussi blonde qu’Holly est brune, cherche elle aussi à tirer parti des contrastes et a jeté son dévolu sur un ensemble de laine au tissage grossier qui met en valeur sa chevelure dorée. Bien que la tenue de Martita ne soit que paramilitaire, sa combativité est authentique. — Nous nous sommes relevés de la défaite subie il y a deux ans, mais pas de façon satisfaisante, déclare-t-elle pendant que le maître d’hôtel leur sert des boissons. Notre programme – ou plutôt votre programme, Bill, mais reprenez-moi si je me trompe… Elle lui lance un coup d’œil malicieux. — … s’est soldé par un cuisant échec, même s’il a pu nous paraître judicieux à l’époque. — Est-il bien nécessaire de revenir sur les revers que nous avons subis ? Nous ne savons que trop ce qui en est résulté, rétorque Bill d’une voix trop sèche. Existe-t-il plus grande humiliation qu’une atteinte à sa dignité ? Martita ne paraît pas disposée à se taire. — J’estime qu’il ne serait pas superflu d’énumérer nos problèmes… — Par la Connaissance, pourquoi croyez-vous que nous nous sommes réunis ? grommelle Bill. — … de façon à pouvoir étudier tout nouveau projet avec objectivité, termine-t-elle. — Dites-nous ce que vous avez sur le cœur, ma chère, demande Jürgen sans détacher le regard de la poitrine sous laquelle bat l’organe en question. Martita ne fait pas cas de son intervention. — Notre premier essai de création d’un intermédiaire n’a pas abouti… — C’est de l’histoire ancienne, bougonne Bill. — … et nous n’avons pu tester les résultats de notre nouvelle tentative. — Nous le ferons bientôt, répond Bill. Nous avons du temps devant nous. — Il s’est avéré impossible d’empêcher nos adversaires de découvrir dans quel secteur se situe l’étoile originelle, continue-t-elle. Et nous n’avons pu conserver aux textes sacrés leur caractère confidentiel. — En ce qui concerne l’étoile, nos craintes se sont révélées infondées, mais nul ne pouvait alors le savoir, intervient Jack avec sa franchise habituelle. Personne ne sait ni ne saura où elle est avant que nous ayons reçu le signal. — Ce n’est pas ce qu’elle voulait dire, déclare Holly. Sa sérénité et son autosatisfaction irritent tout le monde… et Bill pense qu’il a parfois failli réagir avec violence. Mais cette femme a un esprit logique. — Ce qui importe c’est notre échec, cette défaite qui a attiré l’attention sur tout ce que nous voulions justement dissimuler. — Je partage l’opinion de Jack, fait Jürgen L’étoile originelle n’a pas besoin de nous pour échapper à la curiosité des hommes. — Et juste après il y a eu la débâcle des textes… continue Martita. Mais elle laisse mourir sa phrase et nul ne décide de combler le silence. Un ange passe. L’ange de la mort, sans doute. Certains les appellent les prophètes du Libre Esprit, d’autres les Athanasiens. S’ils sont sortis de l’ombre pour détruire toutes les copies existantes de ce que le grand public connaît sous le nom d’écrits de la Culture X – et éliminer quiconque pourrait les reconstituer de mémoire –, c’est par nécessité. En outre, il ne s’agit pas non plus d’un échec complet. Dans le cadre de cette tentative Bill et ses compagnons ont appris des choses qu’ils n’auraient pu découvrir autrement. Dans les textes eux-mêmes. Certaines de ces informations figuraient déjà dans la Connaissance, mais pas toutes. Des passages avaient été mal interprétés. Mais Bill ne peut s’empêcher de penser que les pertes sont plus importantes que les gains. Kingman, qui n’a participé à la réunion qu’en donnant des instructions au maître d’hôtel par des hochements et autres mouvements de la tête, prend alors la parole. — J’ai vécu une expérience singulière, très singulière. Ce maudit rat des arbres, cet après-midi – vous en souvenez-vous, Bill ? – me l’a rappelée. Jürgen devine la suite, comme Bill l’a fait plus tôt, et il décide d’intervenir. — Lord Kingman, le récit de votre aventure est plein d’enseignements, ja, mais l’ordre du jour ne nous laisse pas… — Si vous préférez que je m’abstienne… Son irritation est évidente. — Non, je vous en prie, se hâte de dire Bill qui vient de découvrir une opportunité là où il n’avait vu jusqu’à cet instant qu’une source d’ennui. Il a décidé de permettre à Kingman de raconter son histoire, afin que les autres prennent une fois de plus conscience de leur déroute. — Martita a déjà modifié notre ordre du jour, il me semble. Nous allons suivre votre suggestion, ma chère… Il la gratifie d’un sourire empoisonné. — … et essayer de tirer profit des leçons du passé. Il se tourne vers Kingman. — Allez-y, je vous en prie. Je suis curieux d’apprendre quel rapport peut exister entre un écureuil et le destin du plus sacré de tous les textes. Kingman se radoucit. Il se carre dans son fauteuil de cuir, boit une gorgée de scotch et se met à parler : — Je ne me rappelle plus certains noms, mais l’époque et le lieu sont restés gravés dans ma mémoire. Tout a débuté à Station Mars… Les minutes se sont écoulées très vite et il est presque huit heures. Des serviteurs font de brèves apparitions sur le seuil de la pièce pour tenter de faire comprendre que le dîner va être servi. Kingman a gardé un rythme soutenu et il achève sa narration dans les temps. — … c’est ainsi que nous avons dû battre en retraite. Nous n’avions pas le choix. C’était la seule possibilité qui s’offrait à nous. Il s’ensuit un silence interminable. Bill reprend la parole : — Voilà un récit fort intéressant, Rupert, et je comprends à présent quel est le rapport avec cet écureuil. Vous étiez là-bas et disposiez d’une puissance de feu impressionnante. Vous commandiez un des vaisseaux les plus puissants de tout le système solaire et aviez en face de vous une femme désarmée isolée sur un petit rocher… — Bill, vraiment… Quand la colère s’emparait de lui, il ne pouvait plus s’interrompre et je… il ajoutait l’insulte gratuite à un affront mérité. — Auriez-vous fait aussi bien qu’elle, à sa place ? Pensez-vous que vous auriez réussi à survivre – que dis-je ? – à chasser ce que le Libre Esprit pouvait réunir de mieux en matière de matériel et d’hommes ? Qu’auriez-vous fait si vous aviez été l’écureuil et qu’elle ait tenu le fusil ? Le visage aristocratique de Kingman s’allongea, il pâlit. — Elle n’est pas humaine, Bill. Il se lève, avec raideur. — Et n’oubliez pas que c’est grâce à vous. Ce qui me remet à ma place. C’est tout au moins ce que je… ce que Bill admet. Notre hôte – l’hôte de Bill, de Bill et des autres – sort de la pièce. Malgré son âge, il s’efforce de garder les épaules droites, comme à l’armée. Ceux qui restent dans la bibliothèque me regardent, et s’ils me désapprouvent c’est à des degrés divers. Seul Jürgen manque de savoir-vivre au point de rire. Le jour suivant se lève. C’est une de ces froides matinées d’octobre où, malgré un soleil paresseux, la brume apporte au paysage les perspectives plates d’un lavis oriental. J’admire la vue que l’on a de la terrasse quand Kingman sort de la demeure. Il paraît mécontent de me voir. — Rupert, lui dis-je, il n’était pas dans mes intentions de… — Veuillez m’excuser, m’interrompt-il. J’ai décidé d’aller faire un nouvel essai contre ce maudit rat des arbres. Je l’aurai peut-être, cette fois. Je le regarde s’éloigner à grandes enjambées sur la pelouse humide de rosée puis dans les fougères couleur de rouille. Il finit par disparaître sous les frondaisons dorées par l’automne, du côté opposé de la petite vallée. Quelques minutes plus tard j’entends une détonation. Ce n’est pas le grondement d’un fusil de chasse mais le claquement sec d’un pistolet. Je m’appuie à la balustrade de pierre pour observer la tache jaune d’une feuille qui descend en voletant vers le sol, à l’orée des bois lointains. Les autres sortent de la maison. — Pauvre Kingman, déclare Jürgen qui contient un petit rire. — Il aurait mieux fait de prendre la fuite… quand il a su à qui il avait affaire, intervient Martita. — Le dossier que nous lui avions transmis était incomplet, dis-je. Mais ce n’est pas une excuse. S’il n’avait pas tergiversé, il aurait pu la vaincre. — Ce qui semble sous-entendre que nous n’aurions pas perdu le Doradus et qu’une moitié des membres de son équipage ne seraient pas morts et les autres contraints de se cacher ? Je la maudis et refuse de répondre. — Il est évident qu’elle n’a pas oublié tout ce que nous lui avons appris, fait observer Jack. La Connaissance n’a pas été effacée de son esprit. — Sans importance, dis-je sur le ton le plus catégorique possible. Nous sommes désormais inattaquables. L’Homme Nouveau est indestructible. Jürgen renifle de mépris et me fait penser à un gros ongulé. — Vous l’avez déjà dit, et c’était une erreur aussi grave que celle commise par Kingman. Quand il est de très bonne humeur ses gloussements rappellent les hennissements d’un âne. — Entre nous soit dit, Bill, si cet homme devait mourir pour une faute aussi bénigne, pourquoi devrions-nous vous laisser vivre ? — Me laisser vivre ? Je cesse de contempler la pelouse et la forêt, pour leur faire face. — Je vous crois capables de trouver seuls la réponse à cette question. Ils n’ont pas su comment je comptais en finir avec Kingman ni qui j’avais désigné pour faire ce travail. Mais je viens de voir l’exécuteur sortir des bois… et c’est pourquoi je me suis tourné vers eux. Sur un décor de feuillage d’automne ses cheveux roux, sa veste en poil de chameau et ses gants en porc forment une tache orange qui le rend aisément identifiable. Je les regarde parce que je tiens à voir leurs expressions. Tous manifestent une crainte qui me satisfait… tous, à l’exception de Jack Noble qui sert mes intérêts depuis qu’il a dû comme moi passer dans la clandestinité. L’homme orange est lui aussi à mes ordres, et tous le savent. Holly est la première à recouvrer son aplomb. — Nous partons donc pour Jupiter. Elle a l’audace de me sourire. — Mais Linda ne risque-t-elle pas d’y arriver avant nous, comme sur Phobos ? Plusieurs réponses me viennent à l’esprit. C’est la moins choquante que je décide d’exprimer. — En fait, ma chère, j’y compte bien. FIN CACHE-CACHE POSTFACE par Arthur C. CLARKE Les auteurs de science-fiction tant soit peu prudents préfèrent situer leurs récits dans des galaxies très lointaines et à des époques très éloignées de la nôtre, où ils sont à l’abri des critiques agaçantes… comme celle du petit garçon qui déclara autrefois à Ray Bradbury qu’un de ses satellites ne tournait pas dans le bon sens. Mais par un concours de circonstances inopportun, ce roman se déroule près de nous et dans un avenir proche. Mes tentatives désespérées pour convaincre l’éditeur de reporter d’un an le compte à rebours ont été infructueuses. Quand cette histoire paraîtra, Paul et moi devrons peut-être ravaler certaines de nos paroles. Comment aurais-je pu imaginer en 1948, année où j’écrivis Cache-cache, que quarante et un ans plus tard une sonde russe irait sautiller sur Phobos comme l’héroïne de ma nouvelle ? (Ainsi qu’il est de mise quand on parle d’une mission spatiale en cours, cette phrase devrait être complétée par l’incantation : « Si tout se passe bien. ») Car au début de 1989 – sans doute lorsque je corrigerai les épreuves de ce livre, bon sang ! – deux engins auront pris rendez-vous avec cette lune et l’un d’eux aura lâché un « rover » chargé de l’explorer en effectuant des sauts de vingt mètres et de procéder à des séries complètes de mesures scientifiques à chaque point d’atterrissage. (Quel ne sera pas mon embarras s’il découvre au cours de ses vagabondages un gros monolithe noir !) En 1877, la découverte de Phobos rendit désuets les « pôles enneigés de Mars sans lune » de Tennyson et révéla aux astronomes un phénomène qu’ils n’avaient encore jamais eu l’occasion d’étudier. La plupart des satellites se déplacent sans hâte excessive et à bonne distance de la planète principale. Notre Lune met presque trente fois plus de temps pour faire le tour de la Terre qu’il n’en faut à cette dernière pour accomplir une simple révolution sur elle-même. Mais les chercheurs découvraient un monde où un « mois » était plus court qu’un seul « jour » ! Mars effectue une rotation complète en vingt-quatre heures et demie (ce qui sera bien pratique pour les futurs colons qui n’auront pas à modifier de façon importante les réglages de leurs montres et leurs rythmes circadiens), mais Phobos en fait le tour en seulement sept heures et demie ! Nous nous sommes habitués aux satellites artificiels qui accomplissent de façon quotidienne de tels exploits en se levant à l’ouest pour se coucher à l’est (sauf celui de Bradbury), mais la conduite de Phobos était très surprenante pour les astronomes de la fin du siècle dernier. Ce fut aussi une source d’inspiration pour des écrivains tels qu’Edgar Rice Burroughs ; qui pourrait oublier la lune intérieure qui passait en trombe au-dessus des anciennes mers de Barsoom en les illuminant au passage ? Hélas, Phobos ne va pas très vite, et il faut l’observer un moment avant de pouvoir seulement constater qu’elle se déplace. Et c’est une piètre source de lumière. Sa taille apparente est bien inférieure à celle de notre Lune et c’est aussi un des corps les plus sombres du système solaire, avec une albédo presque comparable à celle d’un morceau de charbon. Elle peut d’ailleurs être constituée en grande partie de carbone et elle ressemble fort au noyau de la comète de Halley, ainsi que l’ont révélé les sondes spatiales de 1987. Elle ne serait donc pas très utile aux voyageurs pour leur permettre d’apercevoir au cœur des froides nuits martiennes les monstres qui approchent en quête d’une proie[2]. Bien que minuscule – c’est un rocher ellipsoïdal bosselé dont l’axe le plus long mesure moins de trente kilomètres –, Phobos pourra peut-être jouer un rôle majeur dans l’histoire de l’exploration de l’espace. Après notre Lune, ce sera sans doute le prochain corps céleste à recevoir la visite des hommes, étant donné qu’il représente une base idéale à partir de laquelle explorer Mars. Le premier écrivain à le suggérer fut peut-être Laurence Manning, un des membres fondateurs de l’American Rocket Society. Dans The Wreck of the Asteroid (Wonder Stories, 1932), ses explorateurs se posèrent tout d’abord sur Phobos et s’amusèrent à faire des bonds dans ce milieu où la pesanteur est négligeable par rapport à celle de la Terre. Jusqu’au moment où l’un d’eux ne sentit plus ses forces et se propulsa à la vitesse de libération… pour tomber vers Mars, impuissant. C’est une vieille situation dramatique que l’auteur a en l’occurrence très bien exploitée. Les membres de l’expédition durent décoller aussitôt et se lancer à la poursuite de leur collègue, dans l’espoir de le rattraper avant qu’il n’aille creuser un cratère de plus à la surface de Mars. Je n’aime pas jouer les rabat-joie, mais je dois préciser qu’une telle chose ne pourrait se produire. Bien que la vitesse de libération soit sur Phobos peu importante (environ 20 mètres par seconde, contre 11,2 kilomètres sur la Terre), même un champion de saut en hauteur olympique ne pourrait l’atteindre… surtout s’il était gêné aux entournures par une combinaison spatiale. En outre, même s’il réussissait pareil exploit, il ne courrait aucun risque de tomber sur Mars – parce qu’il conserverait les huit mille mètres par seconde de vitesse orbitale acquise sur Phobos et que ce ne serait pas l’impulsion fournie par ses muscles qui y changerait quelque chose. Il continuerait de se déplacer sur la même orbite que la lune, décalé de quelques kilomètres, pour se retrouver à son point de départ après une révolution complète… Ceux qui souhaitent disposer de plus amples détails n’auront qu’à lire Jupiter V (dans Reach of Tomorrow) dont l’action se déroule sur ce qui était, avant l’époque de Voyager, le satellite de Jupiter le plus proche de cette planète et qui a été baptisé depuis Amalthée. Tomber sur Jupiter serait bien plus spectaculaire que tomber sur Mars, mais encore plus difficile à réaliser. (« Si tout se passe bien », la sonde Galilée le démontrera en 1995.) Cache-cache n’est pas le seul de mes récits où je parle de Phobos. Dans Les Sables de Mars (1954), je n’ai pas hésité à transformer cette lune en soleil miniature (grâce à des techniques que j’ai pris soin de passer sous silence) de façon à améliorer le climat de la planète rouge. Il me vient à présent à l’esprit que j’effectuais un coup d’essai en prévision de l’explosion de Jupiter qui se produirait dans 2010 : Odyssée deux[3]. Peu après la parution de Cache-cache, un autre écrivain de science-fiction britannique me demanda avec une certaine suspicion : « Ne vous êtes-vous pas inspiré de la courte histoire de C.S. Forester Brown on Resolution ? — Non, lui répondis-je sans mentir. Je n’ai même pas lu sa célèbre série dont Horatio Hornblower est le héros. Quel en est le thème ? » Eh bien, j’ai cru comprendre que ce Brown était un marin britannique et que l’action se déroulait pendant la Première Guerre mondiale. Ne disposant que d’un simple fusil, cet homme tenait à distance un croiseur allemand depuis les diverses cachettes offertes par un petit îlot rocheux. (Un récit presque similaire, à une guerre mondiale près, servit de thème à un excellent film dans lequel joue Peter O’Toole. Dans La Guerre de Murphy, le héros plus ou moins solitaire affronte toujours des Allemands, mais comme il est irlandais il est probable qu’il serait aussi heureux de s’en prendre à des Rosbifs.) Je suis au regret de dire que je n’ai pu trouver l’histoire de Forester, ce qui m’a fait rater l’opportunité de lui parler de « Brown » lorsque j’ai dîné en sa compagnie dans le magnifique Painted Hall du Royal Navy College de Greenwich. C’est regrettable, car j’aurais alors pu insérer dans la conversation une de mes citations préférées : « Le talent emprunte… mais le génie vole. » Des décennies avant que la sonde Viking ne nous offre les premières images rapprochées de Phobos, il était évident qu’un morceau de roche guère plus grand que Manhattan ne pouvait posséder une atmosphère, et encore moins abriter de la vie. Cependant, sauf si ma mémoire me trahit, je crois me rappeler que Burroughs a autrefois décrit l’invasion de Mars par des maraudeurs phobiens. L’économie – pour ne pas parler de l’écosystème – d’une telle micro-civilisation défie l’imagination. Je crains une fois de plus qu’ERB n’ait pas suffisamment étudié son sujet[4]. Néanmoins, Phobos a figuré de façon spectaculaire dans l’agenda de la SETI (Recherche de l’Intelligence Extraterrestre). Dans les années soixante l’astrophysicien russe Iosef Shkovskii – plus connu du grand public pour sa collaboration à l’ouvrage de Carl Sagan Intelligence in the Universe (1966) – lança une suggestion extraordinaire à propos de ce petit monde. Il se basait sur l’observation déjà ancienne de sa lente descente vers Mars. Je n’ai jamais pu décider quelle était la part de sérieux dans cette théorie, car Iosef a un sens de l’humour développé… dont il a eu grand besoin pour mener l’existence d’un chercheur juif sous Staline (et longtemps après) – mais voici quels étaient ses arguments : La chute de Phobos est due aux mêmes causes que celle des satellites artificiels proches de la Terre : l’effet de ralentissement de l’atmosphère. Un corps dense n’y est guère sensible. Celui dont la masse est négligeable par rapport à son volume tombera bien plus vite, ainsi que l’ont démontré le ballon Echo et plus tard Skylab, qui n’était en fait qu’un gros réservoir vide. En travaillant en sens inverse à partir des données se rapportant à la résistance du milieu, Iosef a calculé que la densité de Phobos devait être plus ou moins identique à celle de l’eau. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : cette lune était creuse… Et comme il paraissait improbable que la Nature eût créé un monde vide d’environ dix-neuf kilomètres sur vingt-sept, Phobos devait être une station spatiale… construite par les Martiens. Ce qui, ajoutait un autre scientifique, expliquait en outre pourquoi ils ne vivaient plus dans les parages. Une telle entreprise les avait ruinés. Hélas, les photos de Viking ont démontré sans laisser la moindre place au doute que Phobos est d’origine naturelle, même si sa surface a des particularités déconcertantes. Elle est couverte de sillons parallèles de plusieurs centaines de mètres de largeur, et elle ressemble à un champ labouré par des géants. Je ne puis m’empêcher de penser que quand l’astronome italien Schiaparelli signala la présence de « sillons » sur Mars en 1877, il choisit pour les décrire le terme malencontreux de « canaux ». Que de complications ont été dues depuis aux erreurs d’interprétation… et que Percival Lowell aurait été vexé d’apprendre que ses bien-aimés canaux n’étaient pas situés sur Mars mais sur sa petite lune ! Arthur C. CLARKE Colombo, juin 1988 P.-S. : Hélas, nous venons de perdre Phobos I à mi-chemin de son but. Il a suffi de lui adresser une instruction incorrecte pour entraîner son arrêt complet et définitif. Je me sens désolé pour le programme concerné. Il doit à présent subir le ressentiment de mes collègues qui ont ainsi perdu des années de travail. Soit dit en passant, un incident semblable est survenu à Mariner I, la première d’une série de sondes américaines qui ont finalement exploré Vénus, Mercure et Mars. Mariner I a cessé de fonctionner peu après le décollage parce qu’il manquait une simple virgule dans une ligne de programme. Je croise les doigts pour Phobos II, et je me félicite que mon rôle consiste à écrire des histoires se rapportant à ces machines et non à les faire fonctionner… Colombo, 10 octobre 1988 PLANCHES TECHNIQUES D.A.O. Dans les pages suivantes sont regroupés les plans – effectués en D.A.O. – de quelques réalisations techniques décrites dans Base Vénus. Pages 300 à 303 : Marscam : tracteur lourd de transport. — Vue d’ensemble et coupe longitudinale ; vue en perspective ; vue de dessus et châssis ; turbines et superstructures. Pages 304 à 306 : Hôtel de ville de Labyrinth City. — Vue d’ensemble et représentation tridimensionnelle de l’assemblage des plaques de verre ; vue de dessus et coupe de l’armature ; projection et composants. Pages 307 à 310 : Marsplane : planeur à long rayon d’action à propulsion climatique. — Verrière avec système de reproduction holographique et carlingue ; habitacle ; système d’assistance au décollage et empennage ; vue plongeante sur l’habitacle et section caudale. Pages 311 à 313 : Labyrinth City. — Diverses projections. Page 314 : Mars. — Relevé topographique de la surface. * * * [1] En français dans le texte. (N.d.T.) [2] Cet érudit qu’est Sprague de Camp fit autrefois remarquer un trait singulier de l’écosystème barsoomien : sa faune était constituée en majeure partie de carnivores. Ces pauvres bêtes devaient souffrir de malnutrition. [3] Paru aux Éditions J’ai lu, n°1721. [4] Je suis prêt à répéter une déclaration que j’ai faite il y a des années : ERB est un écrivain sous-estimé. Avoir créé le personnage le plus célèbre de la fiction occidentale (et peut-être mondiale) n’est pas un mince exploit. Mais ses romans martiens devraient être lus avant l’âge de seize ans : j’espère retourner à Barsoom quand je retomberai en enfance, une échéance qui approche rapidement. Table des Matières PROLOGUE PREMIÈRE PARTIE AUX PORTES DU LABYRINTHE 1 2 3 4 DEUXIÈME PARTIE LA MORT DANS LES MAISONS DE VERRE 5 6 7 TROISIÈME PARTIE LA TRAVERSÉE DES SABLES GELÉS 8 9 10 11 12 13 QUATRIÈME PARTIE LA DERNIÈRE CARTE DE PROTT 14 15 16 CINQUIÈME PARTIE CACHE-CACHE 17 18 19 20 ÉPILOGUE POSTFACE PLANCHES TECHNIQUES D.A.O.