Arthur Bernede BELPHEGOR (1927) PREMIERE PARTIE LE MYSTERE DU LOUVRE I LA SALLE DES DIEUX BARBARES - Il y a un fantome au Louvre ! Telle etait l'etrange rumeur qui, le matin du 17 mai 1925, circulait dans notre musee national. Partout, dans les vestibules, dans les couloirs, dans les escaliers, on ne voyait que des gens qui s'abordaient, les uns effrayes, les autres incredules, et s'empressaient de commenter l'etrange et fantastique nouvelle. Dans la salle dite des >, devant le celebre tableau, le Sacre de Napoleon, deux gardiens discutaient avec animation. Bientot, les balayeuses et les frotteurs qui, ce jour-la, n'accomplissaient que fort distraitement leur besogne, s'approchaient d'eux, afin d'ecouter leur conversation, qui ne pouvait manquer d'etre fort interessante. - Moi, je te dis que c'est un fantome ! scandait l'un des gardiens. Et tandis que son collegue eclatait de rire et haussait les epaules, il martelait avec un accent de conviction sous lequel percait un certain emoi : - Gautrais l'a vu !... Et c'est pas un blagueur ni un poltron !... Meme qu'il est en train de faire son rapport a M. le conservateur ! C'etait exact. Dans le bureau de ce haut fonctionnaire, Pierre Gautrais, un grand gaillard solide, robuste, aux epaules carrees, a la figure franche et un peu naive, declarait a son superieur, M. Lavergne, qui, assis devant sa table de travail et flanque de son adjoint et de son secretaire, l'ecoutait d'un air bienveillant mais plutot sceptique : - Je l'ai vu comme je vous vois !... Je me laisserais plutot couper la tete que de dire le contraire. - Dites-moi, Gautrais... Vous n'aviez pas bu un petit coup de trop ? observait M. Lavergne. - Oh ! Monsieur le conservateur sait bien que je ne me grise jamais ! protestait Pierre Gautrais. - Alors, vous avez eu une hallucination. - Oh ! non, monsieur... J'etais bien reveille, bien maitre de moi. Je suis un ancien soldat... et je puis dire, sans me vanter, que je n'ai jamais eu peur, meme lorsque, a Verdun, les marmites me tombaient sur la tete dru comme grele... Eh bien ! je n'hesite pas a vous avouer que, rien que de penser a ce que j'ai vu la nuit derniere, dans la salle des Dieux barbares... cela me fait courir un frisson dans le dos et dresser mes cheveux sur ma tete ! - Quelle heure etait-il quand ce phenomene s'est produit ? interrogeait le conservateur-adjoint. - Une heure du matin, monsieur Rabusson, repliquait le gardien. J'etais en train de faire ma ronde dans les salles du rez-de-chaussee qui donnent sur le bord de l'eau, lorsque, tout a coup, en arrivant dans la salle des Dieux barbares, j'apercois une forme humaine qui, enveloppee d'un suaire noir et coiffee d'une sorte de capuchon, me tournait le dos et se tenait debout aupres de la statue de Belphegor... > Mais le fantome, d'un bond prodigieux, se jette hors de la lumiere de ma lanterne... A la clarte de la lune qui passait a travers les fenetres, je le vois se faufiler entre deux rangees de statues et s'engouffrer dans la galerie qui conduit a l'escalier de la Victoire de Samothrace... Empoignant mon revolver, je m'elance a sa poursuite... Je le rejoins au moment ou, apres avoir grimpe les marches, il atteignait le palier, et braquant sur lui mon arme, je lui ordonne : > Mais a peine avais-je mis le doigt sur la detente que le fantome faisait un bond de cote et disparaissait comme s'il s'etait fondu dans les tenebres... Affole, je monte les degres quatre a quatre, tout en dechargeant mon revolver... J'atteins le palier... Je cherche, avec mon falot, ou pouvait bien se cacher mon lascar... Mais je ne decouvre rien... J'examine le sol... Je palpe les murs qui portent les marques de mes balles... Toujours rien !... C'est a croire que le fantome s'est volatilise a travers les murs du palais... Voila, monsieur, la verite, toute la verite, je vous le jure ! Visiblement impressionne par la manifeste sincerite du gardien, excellent serviteur dont la bonne foi et le courage etaient au-dessus de tout soupcon, M. Lavergne regarda tour a tour ses deux collaborateurs qui ne semblaient guere moins troubles que lui par le recit qu'ils venaient d'entendre. Puis, se levant, il fit : - Eh bien ! nous allons voir... Suivez-nous, Gautrais. Ils gagnerent aussitot la salle des Dieux barbares, ou un groupe d'employes et d'hommes de service peroraient devant la statue de Belphegor. Des qu'ils virent apparaitre les nouveaux arrivants, tous s'empresserent de deguerpir, a l'exception du gardien en chef, Jean Sabarat, sorte d'hercule aux proportions athletiques, qui respirait a la fois la force, le calme et la bravoure. Tout en relevant respectueusement sa casquette, Sabarat se dirigea vers son chef. - Monsieur le conservateur, annonca-t-il, on vient de decouvrir ici des traces suspectes... Et il designa le socle de la statue de Belphegor, dieu des Moabites, dont le masque grimacant, deconcertant, enigmatique, semblait contempler en ricanant les humains qui l'entouraient. M. Lavergne s'approcha et examina avec attention le piedestal. Il portait des eraflures toutes fraiches, assez profondes, qui semblaient avoir ete faites a l'aide d'un ciseau a froid. Trouble par cette decouverte, le conservateur en chef reprenait : - Voila qui n'est pas ordinaire ; et c'est a se demander si un cambrioleur ne s'est pas introduit dans le musee. - Depuis le vol de La Joconde, observait M. Rabusson, de telles precautions ont ete prises qu'il est impossible de penetrer la nuit dans le Louvre. Le secretaire ajoutait : - Et meme de s'y cacher avant la fermeture. Grave, pensif, M. Lavergne decidait : - Je vais prevenir la police. Deja il s'eloignait avec ses collaborateurs. Mais Sabarat, saisi d'une idee subite, le rejoignit en disant : - Monsieur le conservateur, si nous melons la police a cette histoire, le fantome, si tant est que ce soit un fantome, se gardera bien de reparaitre. - Tres juste... - Aussi, je vous demande la permission de me cacher ce soir dans cette salle... et je vous garantis que si notre gaillard revient, je me charge de lui regler son compte. - Qu'en pensez-vous, messieurs ? demandait M. Lavergne. - Sabarat a raison... approuvait M. Rabusson. - Avec lui, on peut etre tranquille, affirmait le secretaire. - Eh bien ! c'est entendu, mon cher Sabarat... La nuit prochaine, c'est vous qui serez de garde ! Tous trois quitterent la salle. Des qu'ils eurent disparu, Gautrais s'approcha de Sabarat et lui demanda : - Brigadier, voulez-vous que, cette nuit, je reste avec vous ? - Je te remercie, mon vieux... mais ce n'est pas la peine ! - Pourtant, il me semble que je pourrais vous etre utile. - J'aime mieux etre seul. Gautrais connaissait l'entetement de son collegue, un Basque, qui, par sa mere, avait du sang breton dans les veines... Il n'insista pas. - Alors, bonne chance, brigadier, fit-il en lui serrant la main. Et encore sous l'impression des evenements auxquels il avait ete mele, la nuit precedente, il s'en fut rejoindre sa femme, une bonne grosse commere, au visage un peu empate, mais naturellement rejoui, et qui, anxieuse de savoir, l'attendait dans la grande cour du Louvre. - Quoi de nouveau ? interrogea-t-elle. L'air sombre, le brave Gautrais repliquait : - Rien !... Marie-Jeanne !... C'est-a-dire que si !... Sabarat a demande a passer la nuit prochaine tout seul dans la salle des Dieux barbares. Je voulais veiller avec lui... mais il m'a envoye promener... - Il a bien fait. - Pourquoi ? - Parce que j'ai idee qu'il arrivera malheur a tous ceux qui s'occuperont de cette affaire. - Allons donc ! Tu dis des betises... - On verra bien ! Moi, mes pressentiments ne me trompent jamais. Mme Gautrais avait raison... La comedie de la veille allait se transformer en un des drames les plus mysterieux et les plus effrayants qui eussent jamais bouleverse l'opinion publique. Lorsque le lendemain, des la premiere heure, Gautrais, qui n'avait pas ferme l'oeil, penetra, le premier de tous, dans la salle des Dieux barbares, quel ne fut pas son effroi en decouvrant, pres de la statue de Belphegor, renversee de son socle sur les dalles, le corps inanime de Sabarat. Etouffant un cri d'angoisse et cherchant a surmonter la terreur qui s'etait emparee de lui, Gautrais se pencha vers le malheureux... Bien qu'il ne portat aucune blessure apparente, le gardien en chef ne donnait plus signe de vie. Son revolver gisait pres de lui, a portee de sa main crispee en un geste de supreme menace. Au comble de l'affolement, Gautrais se precipita dans la galerie voisine, appelant d'une voix de tonnerre : - Au secours ! au secours ! Deux gardiens qui, eux aussi, venaient aux nouvelles, accouraient et s'empressaient autour de Sabarat, qui, les yeux clos, exhala une faible plainte. - Vivant !... Il est vivant ! s'exclama Gautrais. Un de ses collegues, qui venait de soulever le blesse, s'ecriait, en montrant du doigt le derriere de sa tete : - Regardez... la ! Sabarat portait a la base du crane une forte contusion qui avait du etre produite par un violent coup de marteau ou de massue. Gautrais, qui avait ramasse le revolver, en ouvrait le barillet... Les six cartouches etaient intactes. Tout en montrant l'arme a ses compagnons, il fit : - Il a du etre surpris... Il n'a meme pas eu le temps de se defendre ! A peine avait-il prononce ces mots que Sabarat entrouvrait les paupieres. On eut dit que ses yeux, deja voiles par la mort, cherchaient a percer les tenebres qui l'environnaient de leur implacable linceul. Sa main, qui semblait avoir retrouve un vestige de force, s'accrocha au bras de l'homme qui le soutenait. Ses levres s'agiterent... Un soupir rauque et prolonge gonfla sa poitrine... Et d'une voix a demi eteinte, mais ou tremblait encore un echo d'epouvante, il rala : - Le fantome !... Le fantome !... Un spasme supreme lui tordit les membres... Sa tete ballotta sur ses epaules... Une ecume rougeatre frangea sa bouche entrouverte... Le gardien Sabarat etait mort ! II JACQUES BELLEGARDE Le meme soir, vers dix-sept heures, a la prefecture, tandis que M. Ferval, directeur de la police judiciaire, avait, dans son bureau, un important entretien avec M. Lavergne et son adjoint, une vive animation regnait dans la salle reservee aux informateurs judiciaires... Inutile d'ajouter qu'elle etait provoquee par la nouvelle du drame qui, la nuit precedente, s'etait deroule au Louvre. Tout en attendant le communique officiel, les representants de la presse parisienne, auxquels s'etaient joints ceux des grands quotidiens de province, se livraient aux commentaires les plus varies et les plus contradictoires. De bruyantes discussions s'engageaient. Les voix prenaient un diapason auquel n'etaient guere habitues les murs au papier vert sombre de cette piece austere et refrigerante, et, a plusieurs reprises, le garcon de bureau de service avait du prier poliment ces messieurs de parler un peu moins fort, observation dont il n'avait, d'ailleurs, ete tenu aucun compte. Assis un peu a l'ecart, un jeune homme d'une trentaine d'annees, au visage energique, au regard intelligent et profond, aux allures sportives et elegantes, semblait ne preter aucune attention au brouhaha qui l'environnait. Jacques Bellegarde, le brillant redacteur du Petit Parisien, que ses reportages en France et a l'etranger avaient rendu presque celebre, appartenait, en effet, a cette race de journalistes qui parlent peu, agissent beaucoup et pensent davantage. Se mefiant de son imagination, qu'il avait tres vive, procedant beaucoup plus par analyse que par synthese, tres prudent dans ses deductions, et conservant toujours, dans l'exercice de ses delicates fonctions, un parfait bon sens, en meme temps qu'une entiere maitrise de lui-meme, il avait pour principe de ne jamais s'emballer et d'etudier a fond tous ses sujets. Ayant une predilection toute particuliere pour tous les cas difficiles, le mystere du Louvre, bien qu'il n'en connut encore rien de plus que ses collegues, avait immediatement eveille son interet. Aussitot, et nous verrons par la suite combien il avait devine juste, il s'etait dit que cette affaire, qui debutait d'une facon si etrange, etait appelee a un grand retentissement... et il s'etait mis en tete d'elucider ce troublant mystere, en marge de la police. Avant d'entrer en campagne, Bellegarde avait tenu a venir, lui aussi, aux renseignements, et il attendait patiemment les evenements lorsqu'un de ses collegues, un gros gaillard a la figure rubiconde, mais au caractere grincheux, que ses camarades avaient surnomme l'>, s'approcha de lui et, lui frappant cordialement sur l'epaule, fit : - Eh bien ! l'as des as, qu'est-ce que tu penses de cette histoire ? - Rien encore. - Allons donc !... - Et toi ? - Moi, ca m'embete ! declarait le collegue de Bellegarde. - Chacun son gout ! ponctua Bellegarde, avec un fin sourire. - Ca te passionne, toi, ces machines-la ? - Pourquoi pas ? - Toi ! fit >, avec une mine dedaigneuse, tu finiras dans la peau d'un romancier populaire. Bellegarde allait repliquer ; mais une porte s'ouvrit, livrant passage a M. Lavergne et a M. Rabusson. Tous se precipiterent vers les deux fonctionnaires, les harcelant de questions. - Messieurs, je vous en prie ! suppliait M. Lavergne, en cherchant a se degager. Et, designant a ses assaillants un homme d'une quarantaine d'annees, de taille moyenne, a la moustache taillee a l'americaine, aux yeux percants, et qui, surgissant tout a coup du bureau du directeur de la police, considerait l'assistance d'un regard aigu, sous lequel percait une sourde hostilite, il ajouta : - Voici M. Menardier, un de nos meilleurs inspecteurs, qui a precisement la mission de rechercher l'assassin de ce pauvre Sabarat... Sans doute pourra-t-il vous renseigner mieux que nous ? Aussitot les informateurs, abandonnant M. Lavergne, entouraient Menardier... Deja plusieurs d'entre eux, sortant leurs carnets de leur poche, s'appretaient a prendre des notes. Mais, d'un ton incisif, M. Menardier declarait, au milieu d'un silence qui s'etait etabli comme par enchantement : - Messieurs, je n'ai rien a vous dire ! Un murmure de protestation s'eleva, domine aussitot par la voix tranchante de l'inspecteur qui, se retournant vers le conservateur et son adjoint, ajoutait : -... et je serai reconnaissant a ces messieurs de bien vouloir adopter la meme attitude. De nouveaux murmures eclaterent... Mais Jacques Bellegarde s'avancant vers le limier lui disait d'un ton de courtois reproche : - Vous n'etes guere aimable pour la presse, monsieur Menardier... L'inspecteur repliquait nerveusement : - Dans cette affaire plus qu'en toute autre, une discretion absolue est necessaire. - Cependant... - Excusez-moi, messieurs, je fais mon metier. Avec un sourire plein de finesse, Bellegarde repliqua : - Et moi, je vais tacher de faire aussi le mien. Sans insister, Menardier s'esquiva, entrainant avec lui M. Lavergne et son adjoint. Le reporter du Petit Parisien, laissant ses confreres manifester bruyamment le mecontentement que leur causait l'attitude du policier, gagna aussitot le dehors. Il se heurta presque a l'inspecteur, qui arrete sur le trottoir avec les deux fonctionnaires, leur recommandait une derniere fois d'observer la plus prudente reserve. A la vue du journaliste, Menardier fronca le sourcil. - Rassurez-vous, mon cher, lanca Bellegarde, je n'ai nullement l'intention de vous suivre ! Et il ajouta avec une legere pointe d'ironie : - Je crois meme pouvoir vous affirmer que je vais prendre une route tout a fait differente de la votre. Il s'eloigna, apres avoir poliment souleve son chapeau. - Ce lascar-la, grommela le limier, avec un accent de mauvaise humeur, j'aimerais mieux le savoir aux cinq cents diables ! - Sans doute, reprenait M. Lavergne, redoutez-vous qu'il n'en raconte trop long et ne donne ainsi l'eveil au coupable ? - Ce n'est pas cela ! fit Menardier, avec un accent de franchise spontanee. Et il ajouta d'un ton inquiet : - J'ai surtout peur qu'il me grille ! Apres avoir en vain tente de penetrer au Louvre, dont une consigne formelle fermait, jusqu'a nouvel ordre, les portes au public, Jacques Bellegarde s'etait decide a regagner a pied Le Petit Parisien. Il avait pour principe, lorsqu'il se trouvait en face d'un cas embarrassant, non point de s'isoler dans le calme de son bureau, mais de marcher a travers les arteres les plus animees de la capitale. Contrairement a tant d'autres, le mouvement, le bruit de la rue, loin de le distraire, rendaient plus apte son cerveau a saisir au vol et a classer les pensees qui s'y entrecroisaient dans le premier tumulte des discussions qu'il se livrait a lui-meme. Apres avoir longe la rue de Rivoli et s'etre engage sur le boulevard Sebastopol, il se disait, tout en cheminant : - Je me fais l'effet d'un romancier qui se trouverait en face d'une page blanche, avec un unique point de depart, fort captivant, certes, mais dont il ignorerait encore le developpement et la fin. > Bellegarde tirait de la poche de son veston un etui en argent, dont il allait extirper une savoureuse abdullah, lorsqu'il se vit tout a coup environne par une bande de camelots qui criaient la troisieme edition d'un journal du soir... La foule s'en arrachait les exemplaires et en attaquait aussitot la lecture avec un interet qui se lisait sur tous les visages. Il etait evident que l'affaire du Louvre passionnait le public. Le reporter s'empressa, lui aussi, d'acheter un numero... Il le parcourut rapidement. Il ne lui apprit rien qu'il ne sut lui-meme. Et, aussitot, il reprit sa route tout en continuant son monologue mental, lorsqu'un peu avant d'arriver aux grands boulevards, il se heurta a un rassemblement assez nombreux de badauds arretes devant la terrasse d'un cafe et ecoutant les vociferations d'un haut-parleur de T. S. F. qui, place au-dessus de la porte d'entree de l'etablissement, commentait, sur un ton tragique, l'assassinat du gardien Sabarat. Tout a coup, une commere qui, un filet de provisions a la main et le visage congestionne d'emotion, absorbait, le nez en l'air, ce recit sensationnel, poussa un hurlement d'effroi, et, designant du doigt le pavillon d'ou s'echappait le recit de ce crime epouvantable, elle s'ecria : - Le fantome... je l'ai vu la, dans le truc ! Des rires fuserent... Jacques Bellegarde, qui s'etait approche, partageait l'hilarite generale, lorsque son attention fut attiree par une delicieuse jeune fille dont la sobre et gentille elegance, le profil charmant, la blondeur doree et le visage tout de grace spirituelle et de malicieuse gaiete, en faisait le type de la vraie Parisienne. Autour d'eux, des colloques s'engageaient : - Moi ! clamait un petit trottin, je vous dis que c'est un fantome. - Moi ! repliquait un vieux monsieur, l'air indigne, je vous dis que c'est un voleur. Un voleur !... un fantome !... Un fantome !... un voleur !... ces deux mots se croisaient en un choc de dispute qui commence. Alors, s'adressant a la jeune fille que, depuis qu'il l'avait remarquee, il n'avait pas quittee des yeux, le reporter fit, d'une voix aimable : - Et vous, mademoiselle, qu'est-ce que vous en pensez ? - Vous etes trop curieux, monsieur Bellegarde, repondit la jolie inconnue. Le journaliste demeura tout interloque. En effet, bien qu'il put se vanter, a juste titre, d'avoir une infaillible memoire des physionomies, il ne se souvenait pas d'avoir jamais rencontre cette ravissante personne. Alors, comment le connaissait-elle ? Le desir de savoir l'engagea meme a emboiter le pas a son exquise interlocutrice... Bien qu'elle eut pris sur lui une certaine avance, il ne tarda pas a la rejoindre... Et, tout en soulevant son chapeau, il allait lui adresser la parole, lorsqu'elle se retourna... Son joli visage n'exprimait aucune indignation, aucun courroux, mais il revelait une si pudique reserve, et son regard exprimait une invitation au respect si eloquente, que Bellegarde eut l'intuition qu'en lui adressant la parole, il se rendrait coupable d'un manque de tact impardonnable... Et apres s'etre contente d'accentuer la deference de son salut, il laissa s'eloigner la jolie Parisienne, tout en suivant des yeux son exquise silhouette, qui se perdit bientot dans le tohu-bohu des grands boulevards. Un peu pensif, et sous le charme presque inconscient de cette premiere rencontre, aussi breve qu'inattendue, Bellegarde s'engagea dans le boulevard de Strasbourg, obliqua rue d'Enghien, et regagna Le Petit Parisien. D'un pas rapide, il escalada l'escalier a rampe en fer forge, traversa le hall monumental, prit place dans l'ascenseur, s'arreta a l'etage de la redaction et penetra dans son bureau. Apres avoir pris connaissance de son courrier, il s'installa a sa table, reflechit quelques instants, puis, s'armant de son stylo, il redigea avec une facilite surprenante et sans la moindre rature, d'une haute ecriture large, un peu gothique, et aussi lisible que des caracteres d'imprimerie, un article qui se terminait ainsi : S'agit-il d'un criminel isole ou bien est-ce un nouvel exploit de cette bande internationale qui a deja opere dans un musee d'Italie ?... Nous ne tarderons pas a le preciser... En tout cas, nous pouvons affirmer qu'il n'y a pas eu de fantome au Louvre, mais un voleur double d'un assassin... Et il allait apposer sa signature au bas de ces lignes, lorsqu'on frappa a sa porte... C'etait un garcon de bureau qui lui apportait un pneumatique que Bellegarde s'empressa de decacheter. Comme il le parcourait, il ne put retenir un cri de surprise. Voici en effet, ce que contenait le petit bleu : Je vous previens que si vous continuez de vous occuper de l'affaire du Louvre, je n'hesiterai pas a vous envoyer rejoindre le gardien Sabarat. Belphegor. - Belphegor ! fit Jacques, surpris... Ah ca ! Qu'est-ce que cela signifie ? A peine avait-il prononce ces mots, que la sonnerie de son telephone faisait entendre un appel strident et repete. Bellegarde s'empara du recepteur... Une voix vibrait dans l'appareil... Une voix de femme impatiente, nerveuse : - C'est toi, mon Jacques ?... Allo... c'est moi, Simone. - Tu vas bien, mon petit ? repliquait le reporter sans enthousiasme. - Allo ! tu m'entends ?... Je te rappelle que je reunis ce soir quelques amis... Je compte absolument sur toi ! Visiblement agace, Bellegarde repliquait : - C'est que je suis tres pris... Cette affaire du Louvre... - Quelle affaire ? - Ah ! tu n'es pas au courant ?... Eh bien ! lis demain Le Petit Parisien. - Alors, tu viens ?... suppliait presque la voix inquiete. - Si je peux... je te le promets..., repliquait le reporter. - Tu le pourras, si tu le veux... - De toute facon, je ne serai chez toi qu'assez tard. - Entendu... pourvu que tu sois la !... Alors a tout a l'heure, mon cheri. - A tout a l'heure. Bellegarde raccrocha l'appareil. Ce coup de telephone l'avait rendu soucieux. Une grande lassitude morale semblait s'etre emparee de lui. Il eut un bref mouvement d'epaules, comme s'il voulait, d'instinct, se debarrasser d'un poids qui lui peserait trop lourdement... Puis, d'un geste nerveux, il s'empara de l'etrange message qu'il venait de recevoir et se mit a le relire attentivement... repetant tout haut ces derniers mots : Je n'hesiterai pas a vous envoyer rejoindre le gardien Sabarat... Belphegor. Alors, tandis qu'une flamme d'audace illuminait ses yeux, le jeune journaliste s'ecria : - Eh bien ! seigneur Belphegor, j'accepte le defi, et nous verrons bien lequel de nous deux sera le plus fort ! III SIMONE DESROCHES Le meme soir, vers onze heures, une file d'autos de maitres, auxquelles se melangeaient quelques rares et modestes taxis, stationnaient rue Boileau, a Auteuil, pres d'un hotel particulier, a l'architecture tres moderne... De nouvelles voitures ne cessaient d'arriver, amenant de nombreux invites... Ceux-ci, apres etre entres dans la maison et avoir remis leurs manteaux et leurs chapeaux au vestiaire, au lieu de penetrer dans les salons, d'ailleurs plonges dans l'ombre, longeaient, sous la conduite de valets de chambre en impeccable livree, la longue galerie qui desservait tout le rez-de-chaussee, traversaient un petit jardin tres ombrage, et penetraient dans un vaste atelier dont la decoration n'etait pas sans evoquer le souvenir des manifestations les plus outrancieres de feu l'exposition des Arts decoratifs. A la clarte discrete de lampes voilees, on distinguait dans cette piece, encombree de divans profonds et de sieges aux formes cubiques, une foule qui, des le premier abord, semblait singulierement melangee : inevitables snobs, toujours prets a s'enthousiasmer de ce qui ennuie les uns, et a declarer > ce qui plait aux autres ; vieilles dames aux cheveux coupes a la Ninon et meme a la > ; jeunes bohemes des deux sexes accourus de la >, et du > de Montparnasse ; rimailleurs fameliques echappes du > de Montmartre ; rares gens du monde authentiques, qui semblaient deja regretter de s'etre fourvoyes, par curiosite, dans ce milieu vraiment par trop original. Une vive lueur qui provenait d'un plafonnier invisible eclaira tout a coup, dressee debout sur une estrade aux tentures sombres, une jeune femme d'une remarquable beaute. Drapee dans une sorte de peplum blanc qui laissait apparaitre ses epaules de marbre et ses bras magnifiques, on eut dit une fee shakespearienne, s'evadant tout a coup de la nuit. C'etait la maitresse de la maison, Mlle Simone Desroches, jeune deesse mondaine, qui s'appretait a declamer sa derniere oeuvre devant ses amis. Tout d'abord, elle promena ses grands yeux sur ses invites, tous figes en une attitude devotieuse. Son regard s'arreta un moment sur la porte d'entree, comme si elle n'attendait plus que quelqu'un, qu'elle avait hate de voir, pour attaquer les premieres strophes de son poeme... Mais la porte demeurait obstinement close... Simone ne put reprimer un leger soupir. Mais comprenant, au fremissement qui courait parmi l'assistance, que l'on commencait a trouver un peu trop long ce silence preparatoire, Simone attaqua d'une voix harmonieuse : LES FLEURS DU MENSONGE Ode symphonique Et, sur un ton de melopee, elle poursuivit, en appuyant chaque mot et en scandant chaque syllabe : Mon ame est une forteresse Dont j'ai fait le jardin de mon coeur... Mon coeur est le jardin terrestre Ou s'etiolent d'etranges fleurs... Laissons la poetesse infliger a ses hotes un long supplice que nos lecteurs ne nous pardonneraient pas de leur faire partager... et ne nous occupons plus que de la femme, d'ailleurs captivante entre toutes, qu'etait Simone Desroches. Unique enfant d'un banquier de Paris tres connu, elle avait perdu sa mere de bonne heure. Son pere, entierement absorbe par ses affaires, avait du confier l'education et l'instruction de sa fille a une institutrice d'origine Scandinave, Mlle Elsa Bergen, qui, tout en meublant l'esprit de son eleve des connaissances les plus etendues et en developpant ses reelles aptitudes artistiques, n'avait pas su lui inspirer les principes qui eussent fait d'elle une vraie jeune fille. D'un caractere independant et d'un esprit romanesque, a la mort de son pere, qui etait survenue tres peu de temps apres sa majorite, Simone avait decide de vivre sa vie. A la tete d'un heritage que l'on disait considerable, elle avait achete cet hotel d'Auteuil, ou elle s'etait installee avec Elsa Bergen, qui, grace a l'ascendant qu'elle avait pris sur son ancienne pupille, avait reussi a se faire attacher a elle en qualite de dame de compagnie. Alors, Simone, qui se croyait une grande poetesse, avait reuni autour d'elle une cour d'admirateurs, subjugues par sa beaute, ou simplement attires par l'appat de sa fortune. Parmi eux, on remarquait un certain Maurice de Thouars, fils de famille decave, qui representait une marque d'automobiles, toujours a court de capitaux. Tres beau, tres sportif, veritable don Juan de dancing et de bar, et, par consequent, tres infatue de sa personne, il s'etait vite convaincu qu'il n'avait qu'un mot a dire pour que la belle Simone tombat dans ses bras. A son vif desappointement, celle-ci lui avait declare : - Je ne veux pas plus d'un mari que d'un amant. J'entends rester moi-meme et ne pas m'embarrasser d'entraves qui me couteraient ma liberte. Mais elle avait compte sans l'amour, qui ne devait pas tarder a s'emparer victorieusement, tyranniquement de son ame. Simone Desroches, trois mois apres, etait devenue l'esclave de son coeur. La forteresse s'etait laisse prendre, et c'etait Jacques Bellegarde qui en etait le vainqueur. Ils s'etaient rencontres en Syrie, ou Simone excursionnait, et ou Bellegarde se trouvait en tournee de reportage. Ils avaient d'abord vecu en camarades. Mais bientot l'atmosphere, le decor, quelques aventures pittoresques et meme corsees, au cours desquelles le jeune journaliste eut l'occasion de donner la mesure de sa vive intelligence, de son adresse et de son courage, avaient eu raison de ses principes de poetesse ; et elle s'etait donnee a Jacques avec la meme ardeur qu'elle avait mise a se defendre contre les attaques de ses autres soupirants. Mais, des leur retour a Paris, Simone s'etait montree une compagne tellement inquiete, jalouse et tyrannique, qu'elle en etait arrivee a refroidir et meme presque a eteindre le sentiment tres vif et tres sincere qu'elle avait inspire au reporter. Celui-ci, soucieux avant tout de conserver intacte sa dignite d'homme et de remplir consciencieusement ses obligations professionnelles, ne supportait plus qu'avec peine l'esclavage dans lequel Simone voulait l'asservir. Elle, au contraire, s'etait attachee de plus en plus a lui... Elle revait meme de mariage... Il refusa... Elle etait riche... Lui n'avait que son talent pour toute fortune... Alors, ce furent des drames, des scenes, des reproches, des prieres, qui excedaient Bellegarde... Il songea a la rupture. Seule une crainte l'arreta : celle que Simone, dans l'exasperation de son desespoir, ne cherchat a se tuer, ainsi qu'elle l'en avait plusieurs fois menace. Et voila pourquoi bien qu'il eprouvat, surtout apres le mysterieux billet signe Belphegor, le besoin de se recueillir au moment ou allait s'engager entre le fantome du Louvre et lui un duel qu'il pressentait implacable, il avait decide d'aller faire acte de presence chez Simone, quitte a filer a l'anglaise si la seance se prolongeait trop avant dans la nuit. Lorsqu'il penetra dans l'atelier, Simone achevait son ode symphonique, au milieu des acclamations frenetiques et des cris pames de son entourage. Des qu'elle apercut Jacques, son visage se colora d'une expression de joie que tous attribuerent au plaisir et a la fierte que lui causait son triomphe... En realite, peu lui importaient ces bravos, ces cris d'admiration, ce concert d'eloges... Maintenant qu'il etait la, elle ne voyait plus que lui, et c'est vers lui seul qu'elle voulait aller, a lui seul qu'elle voulait etre. Mais le flot de ses invites la pressait, l'emprisonnait... l'etouffait... Des esthetes voulaient lui baiser les mains. Le baron Papillon, le riche collectionneur et la baronne, aussi snobs que riches et aussi sots que vains, proferaient, lui d'une voix de basse profonde, elle d'un ton criard et suraigu de soprano leger, des louanges qui tendaient a prouver qu'ils etaient aussi connaisseurs en poesie qu'en bibelots. Le beau Maurice de Thouars, qui avait reussi a s'approcher de l'artiste, s'appretait a lui adresser ses plus chaleureux compliments, mais Simone, qui avait reussi a echapper a la cohue bourdonnante, le repoussait en disant : - Je vous en prie... Laissez-moi... je n'en puis plus ! Je suis brisee ! Et rejoignant vite Jacques Bellegarde, elle lui tendit la main, tout en disant d'une voix mourante : - Ah ! vous voila, vous... Enfin ! Puis, tout en le regardant longuement d'un air de tendre reproche, elle ajouta tout bas : - Pourquoi viens-tu si tard ? - Je n'ai pas pu... - Tu vas rester ?... - C'est impossible... cette affaire du Louvre... - Un pretexte... - Je t'assure que c'est tres serieux. Laisse-moi te raconter. - C'est inutile... - Pourquoi ? - Je prefere t'epargner un mensonge. - Tu verras demain dans les journaux... - Je ne lis jamais les journaux. Des domestiques apportaient sur des plateaux des rafraichissements vers lesquels se ruaient les invites, qui n'etaient pas tous des gens d'une education parfaite. La poetesse et le reporter continuaient a s'entretenir a voix basse. Maurice de Thouars, qui les observait avec une expression de jalousie mauvaise, se dirigea vers une femme d'une cinquantaine d'annees, aux cheveux presque blancs, au visage naturellement severe, et qui, des le debut de la soiree, affectait de se tenir discretement a l'ecart. C'etait Elsa Bergen, la demoiselle de compagnie de Simone. Tout en lui designant, d'un coup d'oeil significatif, les deux amoureux, M. de Thouars lui murmura, non sans une certaine amertume : - Toujours aussi toquee de ce journaliste ? - Ne m'en parlez pas ! repliqua Elsa Bergen d'un air pince... Elle veut l'epouser. Le beau Maurice eut un leger sursaut... La Scandinave reprenait : - Mais... il refuse... Il pretend qu'elle est trop riche pour lui. Puis elle ajouta sur un ton de confidence : - Je crois plutot qu'il en a assez... - Le fait est qu'ils ont l'air de se disputer ferme. - Elle lui fait encore une scene. - Elle est terrible. - Il finira par se lasser, predisait Mlle Bergen. - Tant mieux ! fit Maurice de Thouars avec un inquietant sourire. Un virtuose a l'air grave et ennuye venait de s'installer devant un grand piano a queue de concert. Et projetant d'un air inspire ses dix doigts sur le clavier, il fit resonner un accord dont la dissonance eut le don d'imposer silence a tous et de figer chacun a sa place. Le baron Papillon, assourdi par ce tapage, s'approcha de Simone, et lui demanda : - Quel est ce virtuose ? Profitant que l'attention de Mlle Desroches etait distraite par le riche collectionneur, Jacques Bellegarde s'esquiva rapidement, et lorsque Simone se retourna, elle le vit franchir le seuil de la porte... Un cri faillit lui echapper. Mais elle se contint. Deux perles au bord de ses cils revelerent seulement la grande douleur qui etait en elle. Alors, tandis que le pianiste continuait le fracas de son tonnerre inharmonieux, la jeune poetesse s'assit tristement sur un siege et se cacha la figure entre les mains. - Quelle artiste ! murmura M. Papillon en designant Simone a sa femme. - On dirait qu'elle pleure, fit la baronne. Simone pleurait en effet, mais ce n'etait pas l'emotion artistique qui lui arrachait des larmes... c'etait son amour en detresse... son reve brise. Jacques Bellegarde avait regagne aussitot son petit rez-de-chaussee de l'avenue d'Antin et, apres une nuit de repos bien gagne, et meme une assez grasse matinee, il s'etait leve tres en forme et pret a reprendre son enquete. Comme il passait de son cabinet de toilette dans sa chambre, il apercut, assise dans un fauteuil et lisant Le Petit Parisien, sa femme de menage, qui n'etait autre que Marie-Jeanne, l'epouse legitime de Pierre Gautrais, le gardien du Louvre. Plongee dans sa lecture, Marie-Jeanne ne l'avait pas vu venir. Pendant un instant, il la regarda d'un air amuse. Puis, tout a coup, il frappa dans ses mains. La plantureuse commere eut un cri de surprise et de frayeur. - Le fantome ! Mais reconnaissant le journaliste, elle fit, la main sur son coeur, comme pour en comprimer les battements : - Excusez-moi, monsieur Jacques, j'etais en train de lire votre article... Il est rudement tape ! Et, tout en deposant le journal sur la table, elle allait se retirer, mais Jacques la rappela. - Un mot, madame Gautrais. - A votre service, monsieur Jacques, fit la brave femme en se rapprochant. Bellegarde reflechit quelques secondes, puis reprit : - Pouvez-vous me rendre un grand service ? - Avec plaisir, monsieur Jacques, vous etes si gentil pour moi ! C'est grace a vous si je vais parfois au theatre presque a l'oeil, et a la Chambre des deputes sans rien payer du tout... Aussi croyez que si c'est en mon pouvoir... D'un geste amical, le reporter arreta le flot de paroles qui menacait de le submerger. Puis, l'air grave et pesant bien chaque mot, il fit : - Il faut que votre mari m'aide a me cacher ce soir dans la salle des Dieux barbares. - Diable ! s'ecria Marie-Jeanne... Ca ne va pas etre commode. Jacques insistait : - Mais si, voyons... - Je veux bien essayer, seulement... Une sonnerie electrique vibrait dans l'antichambre. - Allez voir, ordonna le journaliste. En tout cas, je n'y suis pour personne ! La femme de menage s'en fut, pour revenir presque aussitot, annoncant d'un air d'hostilite : - C'est encore elle ! Jacques eut un geste d'agacement. - En voila un crampon ! souligna Marie-Jeanne. Et, comme Bellegarde, nerveusement, ecrasait dans un cendrier la cigarette allumee qu'il tenait a la main, elle demanda : - Faut-il lui dire que vous n'etes pas la ? - Non ! repliquait Jacques... Elle serait capable de m'attendre dans la rue. Faites-la entrer dans mon bureau. Lorsque Marie-Jeanne eut disparu, le reporter grommela entre ses dents : - Cette femme me rend la vie intenable... Cela ne peut pas durer ! Et apres avoir arpente deux ou trois fois sa chambre, cherchant le moyen de rompre avec Simone sans trop de tracas, il ouvrit la porte qui donnait dans son cabinet de travail... Mlle Desroches, qui semblait emue, angoissee, s'en fut vers lui, et, tirant brusquement un billet de son sac, elle le tendit au journaliste, en disant d'une voix tremblante : - Voila ce que je viens de recevoir ! Jacques prit le message et lut : Mademoiselle, Je sais combien vous vous interessez a M. Jacques Bellegarde... Aussi, je vous conseille vivement d'user de toute l'influence que vous avez sur lui pour l'empecher de s'occuper plus longtemps de l'affaire du Louvre... Sinon, il est condamne. Belphegor. - Pas possible ! fit le reporter en affectant de sourire. - Je t'en supplie, s'ecriait Simone... renonce a cette enquete. - Tu es folle ! ripostait Jacques. - Tu ne m'aimes plus !... haletait la jeune femme. Et elle se laissa tomber sur un siege, les epaules secouees par de douloureux sanglots. Bellegarde, gene, se rapprocha d'elle. Puis, avec plus de douceur, il lui dit : - Voyons, sois raisonnable ! Etre raisonnable, n'est-ce pas demander l'impossible a une amoureuse ?... N'est-ce pas surexciter, exasperer le dechainement de ses inquietudes ? Relevant la tete, Simone protestait : - C'est precisement parce que je suis raisonnable que je te supplie de m'ecouter. Et, d'une voix febrile, elle accentua : - Jacques, j'en ai le pressentiment, tu cours un grand danger. - Moi !... - Oui, toi. - Mais non ! - Ce matin, contrairement a mes habitudes, j'ai lu les journaux... qui rendaient compte de l'assassinat du Louvre. - Eh bien ?... - A peine les avais-je termines, que je recevais ce billet. - J'ai recu le meme hier soir... - Et tu n'y attaches pas plus d'importance ? - Malice cousue de fil blanc ! - Comment cela ? - Hier, j'ai tres bien compris que je genais l'inspecteur Menardier qui est charge de cette affaire ; et maintenant, j'en suis sur, c'est lui qui aura employe ce subterfuge pour se debarrasser de moi. - Un policier tel que lui, objectait Simone, n'emploierait pas des procedes aussi enfantins... Pour moi, cette missive est reelle... Jacques, je t'en supplie, renonce a une entreprise ou, j'en ai la conviction, tu t'exposes aux plus graves dangers. - Oh ! je t'en prie... scandait le journaliste, excede. Bouleversee, la jeune femme s'ecriait : - S'il t'arrive malheur, je ne te survivrai pas ! - Ma pauvre Simone, reprenait Jacques Bellegarde, tu es une grande romanesque. Elle n'eut qu'un cri : - Je t'adore ! Jacques, presque malgre lui, detourna la tete. Lentement, il degagea ses mains que sa maitresse tenait emprisonnees dans les siennes ; puis il s'en fut vers son bureau, ouvrit un tiroir et y renferma le message que Mlle Desroches venait de lui remettre. Celle-ci, qui ne l'avait pas quitte des yeux, murmurait, accablee : - Je sens bien que tout est fini ! D'un mouvement brusque, comme si elle rassemblait le restant de ses forces pretes a l'abandonner, elle se leva. Bellegarde eut un geste, mais un geste vague, pour la retenir. - Adieu... fit-elle en chancelant. Dans ce mot, il y avait tant de detresse, que Jacques eut l'impression qu'un glas tintait a ses oreilles. Angoisse, il lui barra la route... Elle s'effondra dans ses bras. En sentant son etreinte l'enserrer avec desespoir, son coeur battre contre le sien si precipitamment qu'on eut dit qu'il allait se briser, Jacques, envahi par une de ces pities d'autant plus fortes qu'elles sont la derniere flambee d'un amour qui s'eteint... ne put que murmurer : - Calme-toi... nous allons dejeuner ensemble ! - C'est vrai ? s'exclama Simone avec un sursaut de joie presque enfantine. - Oui. - Ou cela ? - Aux Glycines. Une expression de joie subite illumina le visage douloureux de la jeune femme. Jacques deposa un baiser rapide sur son front fievreux ; puis il sonna Marie-Jeanne. - Ma canne..., mon chapeau, fit-il. Simone sortit de son sac une petite boite a poudre... et se campant devant une glace, elle s'efforca de faire disparaitre les traces de son chagrin, qui rougissait ses beaux yeux si tendres. La femme de menage revenait avec les objets demandes. Le reporter lui glissa a l'oreille. - Surtout n'oubliez pas de demander a votre mari... Marie-Jeanne eut un geste d'acquiescement ; puis Jacques et Simone gagnerent le dehors. Alors, tout en les regardant s'eloigner, Mme Gautrais grommela : - Faut-il qu'il en ait du courage, M. Jacques, pour passer la journee avec cette raseuse et la nuit dans la salle des Dieux barbares ! IV LE RESTAURANT DES GLYCINES Le restaurant des Glycines etait, au moment ou se deroule cette histoire, l'etablissement le plus en vogue du bois de Boulogne. Ce jour-la, a l'heure du dejeuner, il faisait un temps magnifique. Profitant des premieres caresses du printemps, une clientele tres selecte avait envahi la plupart des tables qui se dressaient dans le joli decor de verdure d'un beau jardin fleuri et ombrage. Un homme deja d'un certain age, habille avec une sobre elegance, au regard tres vif sous ses lunettes a monture d'ecaille, a la barbe et aux cheveux grisonnants, et qu'accompagnait une delicieuse jeune fille vetue d'une toilette d'une fraicheur exquise et d'un gout parfait, venait de s'installer sous un parasol. Leur entree etait passee inapercue, meme a Bellegarde et a Simone Desroches, qui, a une table voisine, venaient d'attaquer de savoureuses tartines de caviar... S'approchant des nouveaux arrivants, le maitre d'hotel tendit la carte a la jeune fille... Mais celle-ci, la remettant au vieux monsieur, fit d'une voix claire, harmonieuse : - Commande, papa, tu t'y entends beaucoup mieux que moi. - Entendu, ma petite Colette. A ces mots, Jacques retourna legerement la tete. Il ne put reprimer un leger mouvement de surprise... Il venait de reconnaitre la charmante personne que, la veille, il avait rencontree boulevard Sebastopol. Elle, de son cote, en apercevant le journaliste, esquissa un rapide sourire ; puis, baissant les yeux, tandis que son pere commandait le menu, elle prit l'un des oeillets semes sur la table et l'approchant de son visage, elle parut prendre un vif plaisir a en respirer le parfum. Simone, toujours aux aguets, n'avait pas ete sans saisir au passage cette petite scene rapide dont aucune nuance ne lui avait echappe. - Tu connais ces gens ? demanda-t-elle tout bas a son ami. - Pas du tout !... repliqua celui-ci, en affectant un air indifferent. - Tiens, je croyais !... Simone se tut, rongeant son frein. Tandis qu'on apportait les quenelles de brochet au bourgogne, Jacques ne put s'empecher de jeter a la derobee, a l'adresse de la jolie Parisienne, quelques furtifs regards que Simone ne manqua pas de surprendre... Alors, brusquement, les sourcils fronces, elle lanca a Jacques, d'un ton bref : - Tu es toujours decide a t'occuper de cette affaire du Louvre ? Sans doute le vieux monsieur et sa fille avaient-ils surpris ce propos ; car ils echangerent un rapide coup d'oeil, qui, pour un observateur avise, aurait pu paraitre quelque peu etrange. Jacques, distrait, ne repondait toujours pas a la question que venait de lui poser son amie. Celle-ci, de plus en plus nerveuse, s'ecriait : - Tu pourrais au moins m'ecouter quand je te parle. Jacques tressaillit... Puis il fit, un peu gene : - Que me disais-tu donc ? - Rien ! repliqua Simone, en prenant une attitude boudeuse. Le maitre d'hotel, avec des gestes onctueux, sacerdotaux, disposait sur les assiettes les appetissantes quenelles. Bellegarde tourna legerement la tete vers la table voisine. Colette continuait a parler a son pere sur un ton de confidence... Bientot son regard, tout petillant de malice, s'obliqua vers le journaliste, qui accentua involontairement son sourire. Cette fois, c'en etait trop. Jetant rageusement sa serviette sur la table, Simone martelait : - J'en ai assez ! Jacques, deconcerte, tenta : - Voyons... qu'est-ce qu'il y a encore ? D'une voix agressive, la jeune femme poursuivait : - Parce qu'une jeune personne mal elevee te regarde avec effronterie, tu te figures tout de suite... - Simone, je t'en prie. - Laisse-moi... j'ai vu ce que j'ai vu, n'est-ce pas ! Jacques voulut la calmer, mais en vain... Elle se leva, et, s'emparant de son sac, toute fremissante de colere contenue, elle lanca au journaliste, sur un ton qui n'admettait pas de replique : - Ca va... Adieu ! Et elle s'en fut, apres avoir adresse a Colette un regard foudroyant... et sans que Bellegarde, litteralement meduse, eut rien tente pour la retenir. Au moment ou il s'appretait a adresser des excuses a ses voisins qui, d'ailleurs, n'avaient paru preter aucune attention a cette algarade, un chasseur survenait, annoncant : - On demande M. Claude Barjac au telephone. Le vieux monsieur se leva aussitot et suivit le chasseur. Colette, demeuree seule, dirigea ses yeux vers le journaliste, qui s'etait remis a manger ses quenelles d'un air distrait et renfrogne. Sans doute subit-il l'attraction de cette ame qui deja semblait se pencher vers la sienne ; car, bientot, son regard se croisa avec celui de la jeune fille et il y decouvrit tout a coup une expression de douceur et de bienveillance qui etait comme un acquiescement tacite aux excuses qu'il n'avait pas encore eu le temps de lui presenter... S'enhardissant, il allait lui parler, mais M. Barjac revenait ; et, tout en s'asseyant en face de sa fille, il lui murmura d'un air enigmatique : - C'est pour ce soir ! D'un rapide clignement d'oeil, Colette lui designa le reporter, qui, pour se donner une contenance, vidait d'un trait son verre de graves. Un sourire un peu narquois se dessina sur les levres de M. Barjac... tandis que derriere ses lunettes ses yeux avaient d'etranges petillements. Et Jacques comprenant, malgre tout le desir qu'il avait d'entamer la conversation avec sa jolie voisine, qu'il risquait de se rendre un tantinet ridicule, en donnant suite a un incident qui semblait apaise, prit dans son portefeuille un pneumatique, et, a l'aide de son stylo, y traca ces mots : Ma chere Simone, Bien qu'il m'en coute beaucoup de te faire de la peine, il m'est impossible de supporter plus longtemps tes scenes de jalousie, aussi ridicules qu'injustifiees. Le maitre d'hotel s'approchait de lui, la carte a la main. - Et maintenant, demandait-il, qu'est-ce que monsieur choisit ? - J'ai fini, repliquait Bellegarde. Donnez-moi l'addition. Et il continua a ecrire : Mieux vaut donc ne plus nous revoir, puisque nous ne nous comprenons pas et que nous ne pouvons plus nous entendre. Ne m'en veux pas d'une decision que toi seule as provoquee et rendue irrevocable. Adieu. Jacques. Le reporter cacheta son pneu et traca l'adresse. Un garcon apporta l'addition qu'il regla rapidement. Puis, tandis qu'on lui remettait son vestiaire, il glissa a l'oreille du maitre d'hotel : - Pouvez-vous me dire qui sont ce monsieur et cette jeune fille qui dejeunent la-bas, a cette table ? Le maitre d'hotel repondit : - Je l'ignore, monsieur. C'est la premiere fois qu'ils viennent aux Glycines. Jacques eut un dernier regard vers Colette, qui croquait, de ses jolies dents, de belles crevettes roses. Puis il s'eloigna. Colette le suivit des yeux... et elle soupira : - Pauvre garcon... c'est dommage ! Et s'adressant a son pere, qui, delaissant les nombreux et appetissants hors-d'oeuvre etales devant lui, griffonnait sur son calepin des mots illisibles, elle fit : - Tu dis que c'est pour ce soir ? Barjac, brusquement, releva la tete. - Je te raconterai cela tout a l'heure, fit-il d'un air grave. Et, d'un ton mysterieux, il ajouta : - Ici, les bosquets pourraient bien avoir des oreilles... V OU L'ON ASSISTE A DES FAITS TROUBLANTS Depuis le matin, le musee du Louvre, a l'exception de la salle des Dieux barbares, dont les portes avaient ete hermetiquement closes, avait ete rouvert au public qui, naturellement, s'y etait precipite, dans l'espoir, d'ailleurs vain, d'y apprendre ou d'y voir quelque chose. Le mystere, en effet, demeurait impenetrable. L'inspecteur Menardier n'etait cependant pas reste inactif. N'ayant decouvert dans le vieux palais, a la suite d'un minutieux examen, aucune trace d'effraction, l'habile limier en etait arrive a la conclusion logique que le ou les assassins de Sabarat devaient avoir un complice dans la place. Un moment, ses soupcons s'etaient meme arretes sur Gautrais. Or, non seulement les renseignements qu'il avait recueillis sur le brave gardien etaient excellents, mais il avait encore acquis la preuve que ce dernier, au cours de la nuit du crime, n'avait pas quitte son domicile. Donc, la piste Gautrais etait mauvaise, et il etait inutile de s'y attarder. Persuade qu'il avait a lutter contre un adversaire d'une rare audace et d'une habilete peu commune, Menardier en etait arrive promptement a se convaincre que la premiere chose a faire etait de rechercher d'abord comment il avait pu entrer au Louvre et en sortir avec une facilite qui tenait du prodige ; et il avait decide de se livrer, la nuit prochaine, en compagnie de quelques agents tries sur le volet, a l'abri de tout oeil inquisiteur ou de toute oreille indiscrete, a une exploration nocturne du musee. A cet effet, il avait prie M. Lavergne de lui confier les plans du palais, qu'il s'etait mis a etudier avec la plus grande attention. Jacques Bellegarde, plus que jamais decide a elucider ce terrible mystere, avait agi de son cote... Apres etre passe au Petit Parisien pour y prendre connaissance de son courrier, il s'etait rendu au Louvre. Lorsqu'il y arriva, il etait trois heures de l'apres-midi. Son premier soin fut de se rendre a la salle des Dieux barbares ; mais il constata, aussitot qu'il etait impossible d'y penetrer. Deux agents montaient, en effet, une garde vigilante devant la porte d'entree, qu'obstruait une barriere de bois improvisee, mais infranchissable. Sans tenter de flechir une consigne qu'il savait formelle, le jeune reporter rebroussa chemin, sans meme preter l'oreille aux propos plus ou moins abracadabrants qu'echangeaient les visiteurs ; et il resolut de se mettre tout de suite a la recherche du gardien Gautrais, comptant bien que celui-ci donnerait une reponse favorable a la requete qu'il lui avait fait adresser par Marie-Jeanne. Et s'engageant dans la galerie des Antiques, il se dirigeait d'un pas rapide vers la statue de la Venus de Milo, qui detachait nettement, sur le fond noir, ses formes harmonieuses lorsqu'il s'arreta, saisi de stupeur. Assise sur un pliant, un album sur ses genoux et un crayon a la main, la charmante Parisienne dont il avait fait la connaissance la veille, boulevard Sebastopol, et qui, deux heures auparavant, avait provoque, au restaurant des Glycines, la colere de Simone Desroches, contemplait d'un air extasie la divine statue. Jacques eut une minute d'hesitation ; puis, s'avancant vers elle, et tout en la saluant avec beaucoup de deference, il lui dit : - Decidement, mademoiselle, nous sommes destines a nous rencontrer... Je ne me presente pas, puisque j'ai deja l'honneur d'etre connu de vous. - En effet, monsieur, repliquait Colette avec un gracieux sourire, j'ai vu votre portrait en tete de l'un de vos livres. J'ajouterai que je lis tous vos articles et je ne vous cacherai pas qu'ils m'interessent vivement. - Vous etes trop indulgente, mademoiselle, reprenait le reporter. Aussi, j'espere que vous voudrez bien accepter mes excuses au sujet du facheux incident de tout a l'heure. Il s'arreta, un peu embarrasse. Colette reprenait toujours souriante, et feignant un certain etonnement : - Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Jacques sentit qu'il valait mieux ne pas insister ; mais desireux de continuer la conversation, il fit, tout en jetant un regard rapide vers l'album que Colette tenait sur ses genoux : - Vous avez beaucoup de talent, mademoiselle. La jeune fille eclata de rire. Et tout en presentant au journaliste une page de son album, que ne sillonnaient encore que quelques vagues traits de crayon, elle fit : - Vous voyez... je n'ai pas encore commence. Un peu gene de sa bevue et s'emparant de la premiere idee qui lui traversait l'esprit, Jacques reprenait : - Alors, mademoiselle, vous n'avez pas peur des fantomes ? Gaiement, Colette repliquait : - Je n'y crois guere. - Pourtant, il parait qu'il y en a un au Louvre. - Oui, je sais. - Figurez-vous que j'ai resolu de lui donner la chasse. - Eh bien ! bonne chasse, monsieur Bellegarde. Et reprenant son crayon, la jolie Parisienne se remit a dessiner, signifiant ainsi a son interlocuteur que l'entretien, a son gre, avait suffisamment dure. Jacques etait trop bien eleve pour s'imposer davantage ; et apres avoir salue la charmante artiste, il s'eloigna non sans regret, et meme un peu reveur. Lorsqu'il eut disparu, un homme qui se dissimulait derriere une statue et semblait observer avec beaucoup d'attention les deux jeunes gens, sortit de sa cachette. C'etait Claude Barjac. S'approchant de sa fille qui, en l'apercevant, avait legerement rougi, il lui demanda d'un air grave : - Que te disait-il ? Colette allait repondre... mais... surgissant tout a coup d'une salle voisine, Gautrais, l'air effare, s'avancait vers Barjac, et, tout en enlevant sa casquette, il fit : - Monsieur, je voudrais vous dire un mot. D'un geste bref, le pere de Colette l'invitait a parler. Le gardien, sur lequel son interlocuteur semblait exercer un singulier ascendant, reprit aussitot : - Ce journaliste, qui parlait a l'instant a votre demoiselle... - Oui, eh bien ? - Il m'a fait demander l'autorisation de l'introduire cette nuit dans la salle des Dieux barbares... - Et apres ? - En ce moment, il doit courir apres moi pour chercher ma reponse. - Eh bien ! ordonnait Barjac sur un ton imperatif, rejoins-le vite et dis-lui que c'est entendu. - Mais, monsieur ! balbutiait le gardien, litteralement ahuri. - Fais ce que je te dis... imposait Barjac. Tu n'as pas besoin de comprendre. Gautrais s'empressa de deguerpir. Alors, Colette se levant et regardant son pere avec emotion : - Pere... fit-elle... je ne voudrais pas qu'il arrivat malheur a M. Bellegarde. - Tu t'interesses donc a lui ? questionnait Barjac, froncant les sourcils. Visiblement troublee, la jeune fille repondit : - J'ai lu ses articles... ses livres, et je lui trouve beaucoup de talent. Barjac enveloppa de son regard profond sa fille, qui ajouta : - Et je ne te cacherai pas qu'il m'est tres sympathique. Colette, timidement, baissa les yeux, tandis que sur les levres de Barjac errait un etrange sourire... Pendant ce temps, Gautrais avait rejoint Jacques Bellegarde dans le vestiaire... Alors, se penchant vers lui, il lui glissa quelques mots a l'oreille. Le jeune reporter parut tres satisfait ; et, tout en lui serrant la main, il fit, egalement a voix basse : - Alors, entendu ? - Entendu, ponctua Gautrais d'un air sombre... VI OU GRANDIT LE MYSTERE Le meme soir, vers onze heures, par une nuit que de gros nuages bas immobiles rendaient particulierement profonde, une ombre venant du Carrousel traversait la grande cour du Louvre, dont les deux ailes monumentales dressaient dans les tenebres leur imposante silhouette. Bien que la vaste esplanade parut absolument deserte, l'ombre - celle d'un homme vetu d'un pardessus sombre, au col releve et coiffe d'un chapeau de feutre noir enfonce jusqu'aux oreilles - evitait avec soin les trainees de lumiere que projetaient sur le sol les becs de gaz encore allumes. Bientot, apres s'etre arrete un instant sur place et avoir constate, a travers le silence nocturne, qu'il n'avait pas ete suivi, il s'approcha, a pas de loup, de l'aile droite et rejoignit, sous la galerie, un personnage qui, cache derriere un pilastre depuis un certain temps deja, semblait guetter sa venue. Sans prononcer une parole, celui-ci adressa de la main un signe a l'individu en pardessus. Puis, s'emparant d'un trousseau de clefs, il ouvrit avec precaution une petite porte et penetra avec son compagnon dans le vestibule qui precedait la Galerie des Antiques. Tous deux, etouffant soigneusement le bruit de leurs pas, penetrerent dans la galerie, qu'ils longerent dans toute son etendue. Apres avoir ecarte la barriere en bois qui, depuis la veille, empechait le public de penetrer chez les Dieux barbares, ils se faufilerent dans cette salle ou regnait une obscurite a peu pres complete. L'homme au trousseau de clefs, qui semblait gene, embarrasse, regarda autour de lui d'un air inquiet. Et il murmura : - Monsieur Bellegarde, mon service m'appelle ailleurs. Sans ca, je serais bien reste avec vous. - C'est inutile, mon cher Gautrais, repliquait le journaliste... J'en ai vu bien d'autres. Et, tirant un browning de la poche de son manteau, il ajouta : - Je suis sur mes gardes. Fantome ou bandit, je ne crains personne... D'ailleurs, je ne crois pas qu'il ait le cynique toupet de revenir cette nuit au Louvre. Enfin, quoi qu'il arrive, je suis la pour le recevoir ! Et, tout en serrant la main au gardien, il ajouta : - Croyez que je n'oublierai pas le service que vous me rendez... car j'ai la conviction que, grace a vous, je vais faire ici de precieuses trouvailles qui me permettront peut-etre de damer le pion a ce cher monsieur Menardier. Gautrais hocha la tete d'un air sceptique... et il s'en fut laissant seul le hardi reporter. Un rayon de lune, s'evadant des nuages, filtra a travers l'une des hautes et larges fenetres. - Un peu de lumiere... se dit Bellegarde. Est-ce un symbole ? Il regarda autour de lui, distinguant confusement les silhouettes des dieux qui, figes dans leur immobilite de pierre, de marbre et de bronze, ajoutaient encore a l'atmosphere mysterieuse qui l'environnait. Apres avoir accorde un rapide coup d'oeil a une immense vasque en porphyre qui, sur un piedestal massif, se dressait presque au milieu de la salle, Bellegarde s'approcha de la statue de Belphegor qui gisait toujours sur les dalles au pied de son socle, directement eclairee par le miroitement de la lune ; et il se mit a l'examiner avec soin. - Quel malheur ! murmurait-il, mon vieux Belphegor, toi qui ecris si bien, que tu ne puisses pas parler !... Car tu dois en savoir long... tres long meme... sur l'affaire qui nous occupe. Et se rappelant tout a coup l'histoire, deja ancienne mais rigoureusement authentique de cette statue moyenageuse de la cathedrale de Dol, en Bretagne, a l'interieur de laquelle, un jour, par le plus grand des hasards, un sacristain avait decouvert une cachette contenant plusieurs centaines de pieces d'or, il se prit a penser : > Et, prenant dans la poche de son pardessus une petite lampe electrique a puissant foyer, il en promena lentement la lumiere tout le long de la statue. Tout a coup, d'abord confuse, mais se precisant peu a peu, en son grand suaire sombre et sous son capuchon en forme de masque a travers lequel brillaient deux yeux aux lueurs phosphorescentes, une ombre surgit des tenebres. C'etait le Fantome du Louvre, tel que Pierre Gautrais l'avait fidelement decrit a ses chefs... Serrant la poignee d'un casse-tete dans sa main droite gantee de noir, silencieusement, comme si ses pieds n'eussent pas touche le sol, il s'avancait vers Jacques, qui, absorbe dans son examen, ne pouvait ni le voir ni l'entendre. S'approchant du journaliste presque a le froler, le Fantome levait le bras et s'appretait a faire retomber sur la nuque de Bellegarde l'arme terrible qu'il brandissait, lorsqu'un homme, qui en un bond prodigieux, venait de s'elancer de la vasque en porphyre, le saisit par le poignet, tout en criant d'une voix vibrante : - Bandit ! je te tiens ! Jacques se redressa en un grand sursaut... Un cri de stupeur jaillit de sa poitrine... A la clarte lunaire, il venait d'apercevoir a deux pas de lui Claude Barjac, le pere de Colette, aux prises avec le Fantome du Louvre. Mais, d'un mouvement de felin, celui-ci echappait a l'etreinte de Barjac et, prompt comme l'eclair, il se precipitait vers la baie qui donne sur l'escalier de la Victoire de Samothrace. Jacques qui, instinctivement, avait saisi son browning, le dechargeait vers le Fantome, qui avait deja disparu dans la nuit. - Vite, a sa poursuite ! lancait Barjac, qui avait retrouve tout l'elan, la force et l'audace d'un homme de quarante ans. Tous deux s'elancerent sur les traces du fugitif... Bellegarde, le premier, l'apercut qui escaladait quatre a quatre les degres de l'escalier. Tres sportif, tres entraine, le reporter s'elanca et, en un effort de jarret digne du vainqueur de la course du marathon, il le rejoignit sur le palier... Mais d'un coup de casse-tete qui, heureusement, porta a faux et ne fit que l'etourdir legerement, le Fantome l'etendit a terre. Au meme instant, des lumieres apparaissaient au sommet de l'escalier... C'etait Menardier et ses hommes qui, en train d'explorer la galerie d'Apollon, avaient percu le bruit des detonations et accouraient avec des falots. Designant le Fantome qui venait de frapper le journaliste, et se silhouettait au pied de la celebre statue aux ailes deployees, Claude Barjac, tout en montant les marches, criait : - Barrez-lui la route. Nous le tenons ! Mais, d'un bond prodigieux, inattendu, le Fantome se jeta hors du rayonnement des lanternes et disparut comme par enchantement dans un vaste trou d'ombre qui se trouvait a sa gauche. Bellegarde s'etait deja releve... Promenant autour de lui le faisceau lumineux de sa lampe, il allait chercher a se rendre compte comment et par ou le Fantome avait bien pu lui echapper, lorsque l'inspecteur Menardier, qui avait atteint le palier avec ses hommes, s'approcha de lui, l'interpellant d'un ton courrouce : - Monsieur Bellegarde, vous ici !... Votre presence est suspecte et je me vois oblige de vous arreter. - Un instant... intervenait Barjac, qui avait rejoint le groupe. Dieux barbares et je puis vous affirmer que, sans moi, ce malheureux subissait le sort du gardien Sabarat ! A la vue de ce nouveau personnage qu'il ne connaissait pas, l'inspecteur Menardier interrogeait, menacant : - D'abord, qui etes-vous ? D'un geste brusque, Barjac, arrachant sa barbe postiche et la perruque dont il etait affuble laissa apparaitre le visage d'un homme de quarante-cinq ans environ, aux traits energiques, frappes en medaille, au menton volontaire et aux yeux etincelants d'audace. Et quelque peu gouailleur, il s'ecria : - Mon cher Menardier, je crois que nous avons manque notre gibier. - Chantecoq !... s'ecriait l'inspecteur, sidere, tandis que Bellegarde, non moins stupefait, martelait : - Chantecoq !... le grand Chantecoq !... le roi des detectives... VII LE ROI DES DETECTIVES Cet etrange personnage qui venait de jouer un role si inattendu dans le drame du Louvre n'etait autre qu'un ancien agent de la Surete generale qui, avant la guerre, avait acquis, grace a ses nombreux et retentissants exploits, une reelle celebrite. Mobilise en 1914, comme officier de reserve, Chantecoq, apres s'etre vaillamment battu et avoir merite la Legion d'honneur et la croix de guerre, avait ete mis en sursis d'appel et s'etait livre a une chasse aux espions qui avait acheve d'en faire un veritable heros populaire. Apres l'armistice, il avait donne sa demission et s'etait etabli detective prive. Il avait pris pour secretaire, ou plus exactement pour collaboratrice, sa fille, la charmante Colette, qui s'etait vite passionnee pour une profession dont son pere avait su faire mieux qu'un metier, c'est-a-dire un art. Sa reputation, solidement etablie et basee a la fois sur sa valeur professionnelle et son grand caractere, lui avait valu une clientele d'elite qu'il servait avec autant de succes que d'honnetete, d'intelligence et de zele. Comment se trouvait-il mele a cette histoire ?... En deux mots, voici : Chantecoq avait ete officieusement charge par le gouvernement italien de rechercher un bandit qui, a la suite d'un vol important commis dans un musee de Florence, s'etait cache a Paris. Supposant que ce gredin pouvait etre le pseudo-Fantome du Louvre, le grand detective s'etait aussitot adresse au gardien Pierre Gautrais qui avait servi autrefois sous ses ordres, pendant la guerre, et auquel il avait sauve la vie. Gautrais auquel son ancien chef inspirait une admiration et un devouement sans bornes, s'etait d'autant plus empresse d'entrer dans ses vues qu'il se sentait vaguement soupconne par l'inspecteur Menardier... Selon lui, Chantecoq, mieux que personne, ne manquerait pas d'elucider promptement cette angoissante enigme. Malheureusement les circonstances, ainsi qu'on vient de le constater n'avaient pas donne raison a l'excellent gardien. Et Chantecoq, lui aussi, etait oblige de s'avouer qu'il se trouvait en face du probleme le plus ardu et le plus troublant qu'il eut a resoudre. Mais ces difficultes n'etaient nullement faites pour decourager celui que Bellegarde avait salue du nom de >. Des le lendemain matin, il s'etait enferme dans son cabinet de travail, situe au rez-de-chaussee du petit hotel particulier ou il demeurait, aux Ternes, avenue de Verzy... C'etait une vaste piece meublee avec gout, ornee de jolis bibelots et au fond de laquelle se dressait une grande bibliotheque garnie de livres aux riches reliures... On eut dit beaucoup plus le studio d'un artiste que le bureau d'un policier. Assis devant sa table, apres avoir recapitule les evenements de la veille, il s'efforcait d'en tirer les deductions capables de lui faire entrevoir, ne fut-ce qu'une toute petite lueur, a travers les tenebres dans lesquelles il se debattait, lorsqu'une porte s'ouvrit doucement, livrant passage a Colette qui s'arreta pendant un instant, pour contempler son pere avec une expression de souriante tendresse. Chantecoq, absorbe dans ses reflexions, n'avait pas remarque sa presence. S'avancant a pas de loup, Colette, en un geste plein d'une grace exquise, se pencha vers son pere et l'entoura de ses bras. - Bonjour, cherie, fit le limier en lui rendant son baiser. - Rien de nouveau depuis hier soir ? interrogeait Colette, en s'asseyant sur un siege, en face de son pere. - Non, rien. - Menardier a du etre furieux, lorsqu'il vous a vus tous les deux, M. Bellegarde et toi !... - Et comment !... Il voulait maintenir Bellegarde en etat d'arrestation ! - Allons donc ! - J'ai eu meme assez de peine a le convaincre qu'en agissant ainsi, il se couvrirait de ridicule. Mais laissons Menardier tranquille ; nous avons a nous entretenir de choses beaucoup plus interessantes. - Le Fantome ? - Oui, le Fantome. - Je crois, soulignait Colette, que nous avons affaire a un rude adversaire. Chantecoq garda le silence. - Et toi, papa, qu'est-ce que tu en penses ? interrogea la jeune fille. - Je cherche ! repliqua le detective, dont le front assombri refletait le doute et l'anxiete qui etaient en lui. Brusquement, il se leva... et se mit a arpenter lentement son cabinet... Puis, au bout d'un instant, il s'ecria : - Pourquoi ce gredin s'est-il attaque a une statue aussi encombrante et aussi difficile a emporter ? Tout en parlant, Chantecoq s'etait rapproche de sa fille qui, le coude appuye sur la table, semblait absorbee dans ses pensees... Et tout en lui posant la main sur l'epaule, il fit : - Eh bien ! petite ? Colette tressaillit... Puis, s'efforcant aussitot de se ressaisir, elle repliqua, un peu genee : - Moi aussi, je cherche ! Chantecoq, tout en lui caressant affectueusement la joue, reprenait : - Je crois plutot que tu penses a un beau jeune homme... - Pere ! protesta la jeune fille en rougissant. - Rassure-toi ! scandait le detective avec une solennite comique, tu ne tarderas pas a le voir apparaitre. Et, prenant un pneumatique depose sur son bureau, il le tendit a sa fille en disant : - Lis ce message, que je viens de recevoir. Il etait ainsi redige : 31, avenue d'Antin Tel. : Elysee 86-29 Cher monsieur Chantecoq, Un empechement imprevu m'oblige a vous prier de bien vouloir remettre a cet apres-midi, quinze heures, le rendez-vous que nous avons pris la nuit derniere, au Louvre. Avec tous mes meilleurs sentiments, Jacques Bellegarde. J'ai cherche a vous joindre au telephone... Mais impossible d'obtenir la communication. Voila pourquoi je vous envoie ce bleu. J'espere qu'il vous parviendra a temps. - Decidement, ponctuait Chantecoq, le service du telephone va de plus en plus mal. Je vais adresser une reclamation. - N'en fais rien, pere ! demandait Colette. C'est moi qui ai decroche le recepteur. - Pourquoi ? - Tu etais rentre si tard et, ce matin, tu dormais si bien, que je n'ai pas voulu qu'on te derangeat. - Voyez-vous ca ! s'exclamait le detective, avec un bon sourire. Eh bien ! j'ai profite de ce que la communication etait retablie pour lui demander d'etre ici a trois heures... Es-tu contente ? D'un geste brusque et sans doute volontaire, Colette fit tomber a terre une pile de dossiers ranges sur la table. Vite, elle se baissa pour ramasser les feuillets epars sur le tapis... dissimulant ainsi a son pere le trouble qui s'etait empare d'elle. Chantecoq, dont le sourire s'etait accentue en une expression de profonde tendresse, la regardait... Colette se releva... Sa moisson de documents etait terminee... Et, tout en replacant les papiers dans leurs chemises, elle fit, d'une voix dans laquelle tremblait le discret fremissement d'une vague esperance : - Papa, si nous travaillions ?... VIII LE BOSSU MYSTERIEUX A la meme heure, avenue d'Antin, le long du trottoir qui s'etendait juste en face du rez-de-chaussee qu'habitait Jacques Bellegarde, un individu s'efforcait, depuis un bon moment deja, et d'ailleurs sans y parvenir, de regonfler l'un des pneus arriere d'une voiturette dont la carrosserie, en assez mauvais etat, revelait a la fois un long usage et un insuffisant entretien. Ce personnage etait d'aspect plutot bizarre. Vetu d'un complet de couleur sombre et qui n'avait rien de sportif, il etait afflige d'une gibbosite qui faisait de son dos un veritable hemisphere. Son visage aux traits durs et saillants, aux yeux a fleur de tete, s'encadrait de deux courts favoris parsemes de quelques fils d'argent. Les enormes pieds qui terminaient les jambes cagneuses, et les mains non moins gigantesques qui s'ajoutaient a ses bras d'une longueur demesuree achevaient d'en faire une sorte de personnage legendaire qu'on eut dit echappe d'un conte d'Hoffmann ou d'un recit d'Edgar Poe. En observant ce bossu avec un peu d'attention, il eut ete facile de constater que, par instants, tout en affectant de s'acharner a sa besogne, il dirigeait son regard vers l'une des fenetres du journaliste, dont les rideaux transparents laissaient apercevoir les silhouettes d'un homme et d'une femme qui paraissaient discuter avec animation et n'etaient autres que celles de Jacques Bellegarde et de la demoiselle de compagnie de Simone Desroches. La nuit precedente, en rentrant chez lui, le reporter avait trouve un mot d'Elsa Bergen lui faisant savoir qu'elle passerait avenue d'Antin dans la matinee, pour une affaire tres urgente. Soupconnant que de graves evenements avaient du se derouler, Jacques n'avait pas cru devoir econduire la visiteuse. Voila pourquoi il avait prie Chantecoq de remettre a l'apres-midi le rendez-vous qu'il avait pris avec lui pour la matinee. Les previsions de Bellegarde etaient exactes. Aux dires d'Elsa Bergen, le billet dans lequel Jacques signifiait a son amie que tout etait desormais fini avait plonge celle-ci dans un violent desespoir. Se departant de sa froideur habituelle, la Scandinave declarait avec emotion : - Tout a l'heure, quand je l'ai quittee, elle reposait encore... J'en ai profite pour accourir chez vous, apres avoir recommande a sa femme de chambre de ne pas la perdre de vue une seconde. - Mademoiselle reprenait le reporter, avec une expression de sincerite absolue, je ne demandais qu'a l'aimer... Mieux que personne vous savez a quel point elle s'est montree, a mon egard, tyrannique... insupportable... - Reflechissez, monsieur Jacques, aux responsabilites que vous allez prendre. Le medecin de Simone m'a confie qu'elle souffrait d'une insuffisance mitrale et qu'un choc violent et prolonge risquait de l'emporter. Bellegarde se taisait. Les dernieres paroles d'Elsa Bergen l'avaient peniblement impressionne. Certes, il lui etait extremement penible de reprendre contact avec une femme qu'il n'aimait plus et dont l'existence ne pouvait que peser lourdement sur la sienne. Mais avait-il le droit de lui infliger les affres d'une si cruelle douleur et peut-etre de ne se separer d'elle que pour la jeter dans les bras de la mort ? Tres pale, mais d'une voix assuree, il fit : - Puisqu'il en est ainsi, mademoiselle, je passerai tout a l'heure chez Simone. - Vous la sauvez ! repliqua la Scandinave en lui tendant la main. Et elle ajouta : - Je cours vite lui annoncer cette heureuse nouvelle. Bellegarde l'accompagna jusqu'a la porte... Puis il revint dans son cabinet de travail. Une grande preoccupation se lisait sur son visage... Simone... n'etait-ce pas sa vie intime gachee, son avenir compromis, son talent en peril, son ame a la derive ? N'etait-elle pas l'adversaire de son repos moral, une entrave permanente a son travail et a l'ascension de son talent dont elle risquait de causer la ruine ?... Et voila qu'ajoutant encore a ses transes, prelude a l'enlisement fatal qu'il prevoyait, surgissait a travers les brumes de mauvais augure qui commencaient a obscurcir sa route, la gracieuse et rayonnante image de cette jeune fille que, par trois fois, le hasard avait mise sur sa route. Quel contraste avec Simone ! Quelle ame simple et claire on devinait sous ce sourire si gracieusement, si gaiement epanoui, a travers ce regard limpide comme le miroir d'un lac aux eaux transparentes et sur lequel se refletent a la fois l'azur d'un ciel sans nuages et l'or d'un splendide soleil ! Que l'amour d'un etre pareil devait etre chose sublime et divine !... Quelle compagne elle serait un jour pour celui qui saurait se faire aimer d'elle ! Mais on frappait a sa porte. - Entrez ! fit-il en cherchant a se ressaisir. C'etait Marie-Jeanne. Sa bonne grosse figure avait perdu son habituelle expression de franche gaiete ; et ses yeux bouffis et rouges attestaient qu'il n'y avait pas longtemps qu'elle avait cesse de pleurer. - Monsieur Jacques, declara-t-elle, excusez-moi si je suis en retard, mais ca ne va pas a la maison. - Qu'y a-t-il donc ? lanca Bellegarde d'un ton un peu distrait. - Mon mari a ete appele ce matin, des la premiere heure, chez M. le conservateur du Louvre... Il a du lui avouer que c'etait lui qui vous avait introduit, ainsi que M. Chantecoq, dans la salle des Dieux barbares. - Et alors ? interrogeait le jeune reporter. - Il est revoque ! s'ecria la brave femme en etouffant un sanglot. - Ma bonne Marie-Jeanne, affirmait Jacques... je suis desole... Mais ne vous tourmentez pas ainsi... Je vais immediatement recommander Gautrais a la direction de mon journal et je suis sur qu'on lui trouvera, au Petit Parisien, une situation au moins equivalente a celle que je lui ai fait perdre. - Monsieur Jacques... je savais bien que nous pouvions compter sur vous... repliquait la femme de menage en dirigeant vers le journaliste un regard tout plein de reconnaissance. - Dites a votre mari de venir me voir, ce soir, vers dix-huit heures, au Petit Parisien. - Je lui ferai la commission, monsieur Jacques... Et encore, merci. Bellegarde quitta son bureau. Il prit, dans l'antichambre, son chapeau et son pardessus, accroches a un portemanteau... Puis il gagna le dehors... Le bossu mysterieux avait enfin fini de gonfler son pneu... Maintenant, il examinait son moteur qui, d'ailleurs, ronflait avec une regularite parfaite. A la vue du journaliste, il referma vivement son capot et s'installa sur son siege avec une souplesse de mouvements que l'on n'eut pas soupconnee chez un etre aussi difforme. Jacques, qui s'etait arrete sur le trottoir, hela un taxi qui passait a vide et y sauta lestement, tout en lancant au chauffeur l'adresse de Simone. Alors, le bossu mit en marche sa voiturette et s'elanca sur les traces du taxi... Marie-Jeanne qui, pour donner de l'air, avait ouvert la fenetre, apercut son dos voute et penche au-dessus du volant. - Un boscot... fit-elle. Quel malheur que je ne puisse pas caresser sa bosse ! On pretend que ca porte bonheur. Et, tout en secouant la tete, elle ajouta : - En attendant, j'ai grand-peur que tout cela ne finisse tres mal pour tout le monde ! IX L'AGONIE D'UN COEUR Dans un boudoir de style tres moderne, aux meubles bas, massifs, aux tentures sombres et aux murs rectilignes que n'egayait aucun tableau, Simone Desroches, l'air alangui, etait etendue sur un divan noir... Debout pres d'elle, Maurice de Thouars, dont l'elegance raffinee accusait encore le type de bellatre qu'il representait avec une si constante infatuation, la contemplait avec une expression dans laquelle il entrait beaucoup plus de desir que de pitie. D'une voix a laquelle il s'efforcait de donner une intonation a la fois persuasive et caressante, il lui disait : - Permettez-moi, ma chere amie de vous affirmer, avec tout l'immense attachement que je vous porte, que vous avez eu tort d'envoyer Mlle Bergen chez Jacques Bellegarde... Maurice de Thouars se pencha vers Simone... Mais, d'un geste las, la jeune femme l'ecarta. - Laissez-moi, fit-elle d'une voix brisee. Et elle ajouta, le regard perdu et comme fixe sur un reve entrevu s'envolant lentement : - Je sens bien que vous avez raison. Mais comment vous ecouterais-je, quand je ne m'entends plus moi-meme ? Tout a coup, son visage douloureux s'eclaira d'un furtif rayon d'espoir... Un cri leger lui echappa ; et sans trop d'effort apparent, elle se redressa sur son divan. Mlle Bergen venait d'entrer dans la piece... Elle avait encore son manteau et son chapeau... Vite, elle s'en fut vers Simone qui l'interrogeait d'un oeil anxieux. - Il va venir ! declarait la Scandinave en saisissant les mains que son amie lui tendait. - Il va venir ! repetait Simone, qui parut renaitre subitement a l'existence. Le visage de Maurice de Thouars se rembrunit. - Quand cela ! interrogeait la poetesse. - Dans un instant. Un taxi stoppait devant l'hotel... suivi a distance par la voiturette du mysterieux bossu. Simone fit d'un ton presque imperieux : - Laissez-moi. M. de Thouars s'inclina avec deference... Mlle Bergen lui fit signe de la suivre, et tous deux disparurent par une porte qui donnait dans un salon de meme style que le boudoir. Deux minutes apres, un valet de chambre introduisait Jacques Bellegarde dans le boudoir de Simone. Celle-ci, brisee d'emotion, avait du s'etendre de nouveau sur le divan noir. A la vue de son ami, les larmes qu'elle cherchait a contenir affluerent a ses yeux... Et se levant, elle tendit ses mains tremblantes vers celui qui s'avancait vers elle, la figure grave et le regard attriste. Un cri jaillit de ses levres : - Toi enfin ! Toi !... - Simone ! murmura Jacques, emu par ce grand dechirement. Elle se laissa tomber dans ses bras en sanglotant : - Je ne puis croire que tout soit fini ! Et comme il la sentait flechir, Jacques, avec beaucoup de douceur, la fit asseoir sur le divan. Il y eut un silence... un de ces silences pesants, presque tragiques qui semblent envelopper de mort les etres et les choses. - Jacques, reprenait Simone, je te demande pardon... J'ai eu tort !... mais il ne faut pas trop m'en vouloir... Je t'aime tellement... je t'aime trop ! Et elle soupira : - J'aurais tant voulu etre ta femme ! - Puisque c'est impossible ! declarait Bellegarde avec un accent de compassion sous lequel on devinait une volonte inebranlable. - Tu me l'as deja dit ! Et... tout en designant des lettres eparpillees sur un petit meuble place a portee d'elle, la jeune femme ajouta : - Tu me l'as meme ecrit... Mais, assieds-toi pres de moi ! Que j'aie encore au moins, ne fut-ce que quelques minutes, l'illusion que tu es toujours un peu a moi. Jacques obeit. Simone reprit aussitot : - Tes cheres lettres, que chaque jour je trouvais a mon reveil, veux-tu que nous les relisions ensemble ?... Tu ne me reponds pas... Je t'ennuie !... C'est terrible ! Oh ! pourquoi ai-je voulu t'avoir tout a fait ?... Je le sens bien, c'est mon idee de mariage qui a tout gate... J'ai rompu le charme !... Tu es comme moi autrefois... jaloux de ta liberte. Sa main s'en fut vers les lettres... Elle en prit une. Bellegarde eut un geste qui signifiait : A quoi bon ? Mais deja, Simone, d'une voix desesperee, lisait : Il faut renoncer a ce projet. Tu es riche et je suis sans fortune... Je ne puis pourtant pas commettre un crime... - N'ai-je pas raison ? observait Jacques. Simone reposa sa lettre sur le meuble ; puis elle laissa retomber la tete contre l'epaule de son ami... Elle ne parlait plus... Elle pleurait... Bellegarde sentait son coeur battre precipitamment contre le sien... Elle cherchait sa main timidement, comme si elle craignait qu'elle se refusat a son etreinte... Elle la saisit... l'enserra lentement... lentement... Envahi d'une pitie qui reveillait en lui ce qu'il avait cru etre de l'amour mais n'avait ete qu'une fantaisie, Jacques allait, d'un impulsif et brulant baiser, sceller de nouveau la chaine qu'il croyait avoir a tout jamais rompue, lorsque la pensee de Colette surgit tout a coup dans son esprit. L'espace d'un eclair il se figura qu'elle etait la, tout pres de lui, qu'elle se penchait a son oreille et qu'elle lui murmurait : > Instantanement, Bellegarde eut l'impression qu'une main le retenait au bord du precipice... Sa volonte, tout d'un coup, s'en trouva raffermie. Et, avec l'inconsciente cruaute d'un homme qui a hate d'en finir, il s'ecria : - Non, je ne veux pas !... Je ne peux pas ! Simone s'effondra et se cacha la tete dans les coussins. Jacques la regarda, et se souvenant de ce que Mlle Bergen lui avait dit quelques instants auparavant, il songea : > Et son angoisse se traduisit par cette pensee : > Secoue d'une emotion contre laquelle il etait a present incapable de se defendre, il allait s'approcher d'elle et, sinon lui ceder entierement, mais tout au moins lui rendre assez d'espoir pour qu'elle se reprit a accepter la vie, lorsque, brusquement, Simone se releva. Bellegarde eut un sursaut d'etonnement... Elle etait entierement transformee. Certes, son visage portait encore la trace mieux que de ses larmes, c'est-a-dire de tout l'affreux desarroi qui l'avait bouleversee... mais il revelait surtout une resignation que seule peut inspirer l'acceptation subite d'un total sacrifice. Le reporter, trouble par ce si brusque revirement, se demandait : > Debout, tres calme, d'une voix dans laquelle il n'y avait plus trace de sanglots, toute pleine a la fois de melancolie et de courage, humaine et touchante expression d'un deuil librement consenti et vaillamment supporte, Simone scanda : - La lumiere vient de se faire en moi... C'est toi qui as raison !... Je t'ai adore et je t'adore encore... Toi, tu croyais m'aimer lorsque je ne t'avais inspire qu'un caprice... Prolonger un tel malentendu serait vouloir notre commun malheur... J'abimerais ta vie et tu desolerais la mienne. Mieux vaut donc nous separer... - Simone ! - Tu peux partir sans crainte. Je n'ai contre toi aucune amertume et je ne veux garder, au cours des jours que je vais vivre, que le souvenir d'un reve qui etait trop beau pour ne point s'evanouir. Les jours que je vais vivre !... >> Ces mots sur lesquels Simone avait particulierement insiste parurent liberer Bellegarde d'une grande anxiete. - Simone, fit-il, tres emu, c'est a mon tour de te demander pardon. - Je te le repete, affirmait la jeune femme, je ne t'en veux pas ! Je souhaite, au contraire, que tu reussisses brillamment dans la carriere que tu as choisie... et au cours de laquelle, je m'en rends compte a present, j'ai ete deja pour toi une entrave... Adieu, Jacques, va et sois heureux ! - Adieu... Simone..., reprit Bellegarde. Et s'emparant de la main de son amie, pour la derniere fois il y appuya ses levres. Simone detourna la tete pour ne pas le voir partir. Quand il eut disparu, sans une larme, sans un soupir, sans une plainte, elle s'en fut, d'un geste las, ramasser les lettres eparses sur le petit meuble ; elle en fit un paquet qu'elle noua avec une faveur bleue qui trainait a cote d'elle... et elle l'enferma dans son secretaire... Alors... brusquement, elle porta la main a sa poitrine et voulu faire quelques pas... Mais, chancelant et tournant sur elle-meme, elle tomba inanimee sur le parquet. Au meme moment, une tenture se soulevait. C'etaient Mlle Bergen et Maurice de Thouars qui se precipitaient a son secours. Tandis que M. de Thouars la transportait sur le divan, Mlle Bergen appelait les domestiques. Juliette, la femme de chambre, accourut la premiere. - Vite, un flacon de sels, reclamait la demoiselle de compagnie, qui avait rejoint Simone et soutenait dans ses bras sa tete pale et alanguie. Avec colere, Maurice de Thouars s'ecriait : - Ce journaliste, c'est lui qui l'a assassinee ! Tandis que le bellatre proferait ce cri de haine contre Jacques, celui-ci filait a bonne allure dans son taxi, toujours suivi par le bossu mysterieux, qui semblait decide a ne pas lacher sa proie. X OU CHANTECOQ ENTRE EN CAMPAGNE Chantecoq apres un rapide dejeuner, avait regagne son cabinet de travail, ou il s'etait enferme... Il s'etait procure une Histoire du Louvre a travers les ages, qu'il s'etait mis a etudier avec une extreme attention. Le texte et les nombreuses gravures qui l'illustraient avaient ete, de sa part, l'objet d'un examen approfondi. Sans doute esperait-il decouvrir dans cet ouvrage tres complet un indice qui lui permettrait de reperer l'endroit par ou le Fantome s'etait introduit dans le musee ; mais au bout de deux heures de recherches, il n'avait encore rien trouve, et Chantecoq allait refermer son livre, lorsque son domestique apparut, portant une carte sur un plateau. C'etait celle de Jacques Bellegarde. Le detective donna l'ordre d'introduire aussitot le reporter. Des que celui-ci parut, Chantecoq s'en fut vers lui avec empressement... Et par une cordiale poignee de main, il l'invita a prendre place sur un siege place devant son bureau. - Tout d'abord, attaquait Bellegarde, permettez-moi de vous remercier encore. - Pourquoi donc ? - Sans vous, la nuit derniere, je subissais le sort du gardien Sabarat. - Si je vous disais que c'est un peu et meme beaucoup ma faute ? repliquait Chantecoq avec un fin sourire. - Allons donc ! s'ecriait Bellegarde. - Je savais, declarait le detective, que vous deviez passer la nuit derniere dans la salle des Dieux barbares. - Vous savez donc tout ? - C'est mon metier... J'ajoute que je n'avais qu'un mot a dire pour vous en empecher... Si je ne l'ai pas fait, c'est parce que, d'abord, je n'etais pas fache qu'un temoin de qualite assistat a la scene que je prevoyais, puis, qu'il y eut la un homme de votre courage pour me preter au besoin main-forte. - Plus que jamais, en effet, monsieur Chantecoq, affirmait le journaliste avec force. - A la bonne heure ! scandait le detective. Je vois que nous sommes faits pour nous entendre. Et, tout de suite, il ajouta : - M'avez-vous apporte les documents dont vous m'avez parle hier soir ? - Les voici ! repliquait aussitot Bellegarde, en lui remettant les deux lettres signees Belphegor. Chantecoq s'en empara et les lut attentivement. - Ce Belphegor a vraiment de l'audace... declara-t-il d'un ton grave. - C'est tout a fait mon avis. - Puis-je garder ces lettres ? - Je vous en prie. Et Chantecoq tout en les envoyant rejoindre, dans l'un des tiroirs de son bureau, le pneumatique que le reporter lui avait adresse le matin meme, repliqua, d'un air quelque peu enigmatique : - Je vais les examiner, des ce soir, avec la plus grande attention et peut-etre me fourniront-elles un indice capable de me lancer sur une bonne piste. Mais un cri de surprise echappait a Jacques. Ce n'etait nullement la declaration de Chantecoq qui le lui arrachait, mais l'apparition soudaine, dans le studio, de la delicieuse Parisienne dont l'image le hantait si puissamment depuis que, par trois fois et dans des circonstances si singulieres, il l'avait rencontree sur sa route. Colette, qui portait une toilette de ville d'une elegante simplicite, completee d'un charmant chapeau cloche qui lui seyait a ravir, s'avancait vers son pere ; et, tout en feignant de ne pas remarquer la presence du journaliste, elle annoncait joyeusement : - Papa, je suis prete ! - Monsieur Bellegarde ! presentait le detective en souriant... Ma fille et ma secretaire ! - Mademoiselle, balbutiait Jacques trouble, en regardant tour a tour Colette et Chantecoq. Celui-ci, tout en accentuant son sourire, reprenait : - Comment ! vous n'aviez pas devine ?... - C'est-a-dire que... hesitait le jeune homme. Mais Colette, desireuse de lui eviter l'evocation d'un incident dont il ne pouvait avoir conserve qu'un souvenir desagreable, lui tendait franchement la main tout en disant : - N'est-ce pas, monsieur Bellegarde, que mon pere possede au supreme degre l'art de se camoufler. - C'est tout simplement admirable, declarait Bellegarde, enchante de cette diversion. - Il peut, continuait Colette, s'incarner dans vingt personnages differents et je mets au defi l'oeil le plus exerce de le reconnaitre. Ainsi, moi-meme, il m'est arrive de passer pres de lui, dans la rue, sans le reconnaitre... - Et pourtant, s'ecriait le detective, je n'ai jamais ete comedien. - Je ne voudrais pas etre indiscret, reprenait le journaliste. Je vois que vous vous prepariez a sortir. - En effet ! repliquait Chantecoq. J'ai l'intention de me rendre au Louvre avec ma fille. Voulez-vous nous y accompagner ? - Tres volontiers. - Seulement, observait Colette, il faudra nous depecher, si nous voulons arriver avant la fermeture. - J'ai la justement une voiture, declarait Jacques. - Eh bien ! filons ! conclut le detective. Un instant apres ils montaient dans le taxi du reporter, qui stationnait avenue des Ternes. Non loin de la, le bossu, dans sa voiturette, etait toujours aux aguets. Sans doute attachait-il une grande importance aux allees et venues de celui qu'il filait avec une si opiniatre insistance, car, tout en feignant de s'absorber dans la lecture de son journal, il n'avait cesse de lancer de rapides coups d'oeil vers la grille ouverte qui sert d'entree a l'allee de Verzy. Lorsqu'il apercut Chantecoq, Bellegarde et Colette, un sourire de satisfaction erra sur ses levres minces et decolorees. A haute voix, le reporter lancait au chauffeur : - Au musee du Louvre ! Tous trois prirent place dans le taxi qui demarra... Le bossu, jetant son journal sur le trottoir, saisit son volant et, tout en mettant son vehicule en marche, il grommela : - Alors, c'est la triple alliance !... Et, tout en ricanant, il scanda : - Soit ! mais rira bien qui rira le dernier ! Vingt minutes apres, le taxi s'arretait dans la grande cour du Louvre... Ses trois occupants en descendirent... et, tandis que Bellegarde reglait le chauffeur, le bossu rangeait sa voiturette a une cinquantaine de metres de la, le long du trottoir. Le journaliste, ayant rejoint le detective et sa fille, tous trois penetrerent dans le palais et se dirigerent tout droit vers l'escalier de la Victoire de Samothrace qui, chance inesperee, etait absolument desert. Arrives sur le palier, ils s'arreterent. Chantecoq qui, doue d'une excellente memoire, avait exactement repere l'endroit ou le Fantome s'etait litteralement fondu dans les tenebres, demanda a Bellegarde : - C'est bien la, n'est-ce pas, qu'il a disparu ? - C'est bien la ! Le detective promena autour de lui un long regard qui finit par se fixer sur un gros pilier place a gauche et en retrait de la rampe. Et, tout en le designant du doigt, il reprit : - Je suis persuade qu'il doit exister la une issue secrete. Je ne puis, en effet, m'expliquer autrement l'evasion de notre bandit. Et, prenant dans la poche de son veston une loupe puissante, il se mit a examiner consciencieusement le pilier, depuis la base jusqu'a hauteur d'homme. Bientot l'air un peu desappointe, il declarait : - Je n'apercois aucune solution de continuite... pas la moindre fissure. Partout la patine de la pierre est uniforme, et pourtant... Remplacant sa loupe par un petit marteau en acier, il en frappa plusieurs coups espaces le long de la colonne... Mais son ouie, qui etait d'une finesse exercee, ne percut aucun son creux : - Rien, grommela-t-il... C'est bizarre ! Et, tout en faisant disparaitre ses deux instruments d'investigation, il ajouta : - Cherchons ailleurs... Les dalles ?... Aucun passage ne peut avoir ete pratique parmi elles, puisqu'il ne pourrait qu'aboutir a la voute de l'escalier et donc a aucun souterrain indispensable pour s'enfuir. A moins que... Chantecoq reflechit un instant, puis il reprit : - Oui, a moins qu'il n'y ait la-dessous une simple cachette dont le Fantome aurait surpris le secret et dans laquelle il se serait refugie quand nous le serrions de pres... et d'ou il sera sorti lorsqu'il n'y aura plus eu personne. De nouveau, le detective regarda autour de lui. - C'est sur la gauche qu'il a bondi... Voyons un peu de ce cote ! Il se dirigea vers une muraille recouverte d'une epaisse et sombre tenture qu'il souleva... Elle recouvrait une porte en chene massif defendue par une epaisse serrure. - Cette porte, observa-t-il, est condamnee depuis longtemps. Voyons cependant ou elle donne. Et, tirant de sa poche un plan du musee, il allait le consulter, lorsque retentit le cri quotidien et reglementaire : - On ferme ! Un flot de visiteurs, pousse par un gardien, apparut au sommet de l'escalier. - Fini pour aujourd'hui, conclut Chantecoq Allons-nous-en ! - Eh bien ! monsieur Chantecoq, qu'en dites-vous ? interrogeait Bellegarde en descendant les marches. - Je pense, repliquait le pere de Colette, que ce serait perdre son temps que de chercher a savoir par ou le Fantome est entre au Louvre et en est sorti, et que mieux vaut chercher plutot a savoir ce qu'il est venu y faire. - Pour cela, reprenait Colette, il faudrait que nous puissions penetrer dans la salle des Dieux barbares. - J'y songe ! ponctuait le detective. - Malheureusement, faisait observer Bellegarde, l'acces en est toujours interdit au public, et je ne crois pas que la police, sous les traits de notre cher ami Menardier, soit disposee a faire une exception en notre faveur. Tout en cheminant, nos trois interlocuteurs avaient gagne la grande cour et etaient arrives a la hauteur de la voiturette du bossu qui stationnait toujours le long du trottoir, mais vide, cette fois, de son conducteur. Ils allaient continuer leur route, lorsqu'une voix puissante retentit tout pres d'eux : - Monsieur Chantecoq ! Monsieur Chantecoq ! Ils se retournerent... Pierre Gautrais, sa casquette a la main et l'air navre, se tenait devant eux. - Eh bien ! mon brave, qu'y a-t-il donc ? interrogeait le grand limier. - Ca y est ! Je suis revoque ! expliquait le gardien d'un ton desespere. Tout en le fixant bien dans les yeux, Chantecoq reprenait : - Tu sais ce que je t'ai promis... - Alors, s'ecria Gautrais, vous me prenez a votre service ? - Ainsi que ta femme ! - Nous avons justement besoin d'une bonne cuisiniere, soulignait gaiement Colette ; et je sais que Marie-Jeanne est un vrai cordon-bleu. - Ca, appuyait Gautrais, j'en reponds, et je vous prie de croire que vous allez etre soignes. - Alors, s'exclamait Jacques avec bonne humeur, vous m'enlevez ma femme de menage ? - Je vous demande pardon... j'ignorais... s'excusait la jeune fille. - Je vous en prie, ne vous genez pas... s'empressait de declarer le reporter... Certes, je tenais beaucoup a Marie-Jeanne, mais je m'en voudrais de vous priver, ainsi que monsieur votre pere, des services de cette excellente femme... J'en serai quitte pour me procurer une autre femme de menage. - Marie-Jeanne vous trouvera ca... affirmait Gautrais, ravi de la tournure que prenaient pour lui les evenements. Et il ajouta rondement : - Au revoir tout le monde et encore merci ! L'excellent homme s'eloigna, tout exuberant de joie. Alors, Colette, s'avancant vers Jacques qui s'appretait a prendre conge d'elle et de son pere, lui dit : - Moi aussi, il faut que je vous remercie. - De quoi donc, mademoiselle ? - Mais du sacrifice que vous avez bien voulu consentir en notre faveur. - N'est-ce pas tout naturel ? Et, s'adressant au detective qui regardait les deux jeunes gens avec un bon sourire, le reporter ajouta : - Quand aurai-je le grand plaisir de vous revoir ? Avec bonhomie, Chantecoq repliquait : - Mais quand vous voudrez, et le plus tot sera le mieux. Au fait, j'y songe. Faites-nous donc l'amitie de venir diner demain soir avec nous, sans ceremonie, en famille. Vous pourrez ainsi gouter a la cuisine de votre femme de menage. Instinctivement, les yeux de Jacques se dirigerent vers Colette. Tout, en elle, semblait si bien exprimer qu'elle esperait une reponse favorable, que, sans hesiter, il repondit : - J'accepte avec plaisir. Apres de cordiales poignees de main, tous trois se separerent. Colette, en voyant partir Jacques, dit a son pere, avec cette exquise spontaneite qui la caracterisait : - N'est-ce pas, qu'il est charmant ? - Comme le prince du meme nom, dit Chantecoq en tapotant la joue de Colette qui se colora d'un joli rose. Et, prenant le bras de son pere, elle s'en fut avec lui dans la direction du Carrousel. Quand ils eurent fait quelques pas, la tete du mysterieux bossu emergea lentement de la voiturette, au fond de laquelle il se cachait. Et tout en suivant de son regard de batracien le detective et sa fille qui s'eloignaient en devisant gaiement, il murmura avec un hideux sourire : - Je crois que Belphegor sera content de moi !... XI OU BELPHEGOR DECLARE DIRECTEMENT LA GUERRE A CHANTECOQ Le meme soir, pendant le diner, Chantecoq avait observe un silence presque complet, que sa fille s'etait bien gardee de troubler. Apres avoir avale rapidement une tasse de cafe sans sucre, il s'etait retire dans son studio avec sa fille... L'Histoire du vieux Louvre etait restee sur sa table de travail... Il la considera d'un air dedaigneux et s'en fut classer dans un des rayons de la bibliotheque le livre, desormais pour lui inutile. Et tandis que Colette, assise a sa place habituelle, parcourait les journaux du soir, il s'installait devant son bureau en murmurant : - Et maintenant, a l'ouvrage ! Chantecoq prit dans le tiroir du meuble les deux messages signes > et les lisait et relisait avec une extreme attention. Puis, s'emparant de sa loupe, il se mit a scruter, a analyser tous les details de cette ecriture, lettre par lettre, avec le meme soin qu'un graphologue professionnel. Bientot le visage du grand limier trahit une assez vive surprise. Ouvrant de nouveau le tiroir, il y plongea la main et en retira le petit bleu dans lequel Jacques Bellegarde s'excusait de ne pouvoir se rendre chez lui a l'heure dite. Il le deposa a cote des deux messages de > et se livra sur lui, toujours a l'aide de sa loupe, a un examen aussi minutieux que le precedent. Quand il eut termine, il semblait trouble... inquiet... indecis... - C'est etrange, fit-il, tres etrange. Colette releva la tete. - Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle. - Viens voir. La jeune fille se leva ; et, tout en lui designant les trois documents etales devant lui, Chantecoq reprit : - Tu vois ces trois messages ? L'un m'a ete adresse par Jacques Bellegarde. - Je le connais, soulignait Colette. - Les deux autres ont ete envoyes par Belphegor. - Par Belphegor ? - Parfaitement... celui-ci a Jacques Bellegarde... celui-la a Mme Simone Desroches... Je te demande de les lire tous les trois lentement, posement. Tu me diras ensuite ce que tu en penses. Colette obeit. - Eh bien ? interrogea le detective quand elle eut fini de lire. - Je constate que l'ecriture de M. Bellegarde est tres nette, tres franche, tres typee, et que celle de Belphegor est incoherente, tarabiscotee et visiblement contrefaite. - D'accord... mais n'as-tu pas fait d'autres remarques ? - Mon Dieu ! non. - Veux-tu te donner la peine de fixer particulierement le B de Bellegarde et le B de Belphegor ? - Volontiers. Colette regarda pendant un instant les deux lettres que lui indiquait son pere. Celui-ci reprenait : - Ne trouves-tu pas que ces deux B semblent avoir ete ecrits par la meme main ? - En effet, reconnut la jeune fille. - Ce n'est pas tout, poursuivait le detective... regarde bien a present les boucles des C. - Elles sont les memes. - Et celles des l ? - Pareilles ! Et, subitement angoissee, Colette s'ecriait : - Pere, soupconnerais-tu M. Bellegarde ? Le detective garda le silence. - C'est impossible, protestait la jeune fille avec force... Ne m'as-tu pas dit toi-meme que le Fantome avait voulu frapper M. Bellegarde ? - Parfaitement. - Et alors ? - Je n'affirme rien ! Je constate simplement que son ecriture et celle de Belphegor ont de frappantes analogies. Avec emotion, Colette reprenait : - Qui te dit que Belphegor, quand il lui etait si facile d'employer pour sa correspondance une machine a ecrire, n'a pas cherche a imiter l'ecriture de M. Jacques ? - Dans quel dessein ? - Mais pour faire devier sur lui les recherches de la police. - C'est precisement ce que je voulais te faire declarer ! s'ecriait le grand detective. - Alors, tu es de mon avis ? - Entierement. - Oh ! que je suis contente ! - Et moi donc ! appuyait Chantecoq... Car cette decouverte circonscrit singulierement le champ de mes investigations... Et une flamme dans le regard, il martela : - Cela nous prouve peremptoirement que Belphegor connait Bellegarde... C'est donc dans l'entourage de celui-ci que je dois commencer immediatement mes recherches. Tres satisfait de la decouverte qu'il venait de faire et qui allait peut-etre lui servir de fil d'Ariane dans le labyrinthe ou il s'engageait, le limier poursuivit : - Il est evident que, de par sa profession, et au cours des enquetes auxquelles il s'est livre, ce journaliste a ete appele a frequenter les milieux les plus divers et par consequent a coudoyer des individus d'une moralite douteuse. lle Simone Desroches, recevait chez elle une societe extremement melangee. Sans s'apercevoir qu'au nom de Simone Desroches sa fille n'avait pu reprimer un geste de depit, Chantecoq, tout a son sujet, continuait : - C'est donc de ce cote... Mais le grand limier n'acheva pas. La vitre de l'une des fenetres de son studio venait de voler en eclats et un galet rond, autour duquel une lettre etait solidement fixee, s'en vint rouler aux pieds de Colette. D'un bond, Chantecoq s'elanca vers la fenetre, qu'il ouvrait precipitamment. Le petit jardin au milieu duquel s'elevait la villa etait desert ; mais il lui sembla qu'une ombre filait rapidement dans l'allee de Verzy, et se confondait promptement avec les tenebres. S'elancer sur les traces de cet inconnu ? Tel fut le premier mouvement du detective. Mais il reflechit que ce serait une perte de temps inutile... Non seulement l'agresseur avait sur lui une grande avance, mais il devait encore avoir pris ses precautions pour echapper a une probable poursuite. Chantecoq referma donc la fenetre et s'en revint vers Colette, qui avait ramasse le galet et le tendait a son pere. Celui-ci s'en empara et denoua la ficelle tres solide et tres serree qui liait la lettre au projectile improvise. Elle portait son adresse. Il decacheta l'enveloppe et lut ce qui suit : Monsieur Chantecoq, Un bon conseil. Cessez de vous occuper de moi, ou il vous arrivera malheur, ainsi qu'a votre fille. Belphegor. Chantecoq s'ecriait : - Ca... c'est le comble de l'audace ! Et les yeux etincelants, il scanda : - Eh bien ! nous allons voir ! Mais son regard s'arreta sur son enfant... Aussitot une expression de subite angoisse se repandit sur son masque si energique et si volontaire... - Qu'as-tu, pere ? interrogeait Colette, qui avait garde tout son sang-froid et paraissait toute surprise du trouble que manifestait son pere. Chantecoq ne lui repondit pas. - Tu sembles preoccupe, reprenait la jeune fille... Je suppose cependant que les menaces de ce Belphegor te laissent indifferent ! - S'il ne s'agissait que de moi, reprenait le detective, je ne ferais qu'en rire... Mais il y a toi... - J'en ris, moi aussi. - Je connais ta bravoure et je sais qu'elle est a l'abri de toute defaillance. - Ne suis-je pas ta fille ? Avec un accent de paternelle tendresse, Chantecoq s'ecriait, en attirant Colette contre lui : - Tu sais bien que tu es tout pour moi... S'il t'arrivait malheur, ma cherie, ce serait la fin de mon existence ! Colette protestait : - Je m'etonne que tu prennes au tragique ces quelques lignes qui ne sont qu'une tentative d'intimidation dont, pour ma part, je fais entierement fi. - Tu as tort, ma cherie, de considerer cette menace aussi a la legere. - Pourquoi ? - Mon flair m'avertit que nous avons affaire a un miserable qui ne reculera devant rien pour assurer son impunite. - Et le grand Chantecoq s'effacerait devant lui ! - Il y a toi... d'abord... Ah ! le gredin, comme il doit bien me connaitre, puisqu'il a tout de suite trouve le defaut de ma cuirasse. - Pere... tu te dois, avant tout, a ton oeuvre, a ta tache. - Rappelle-toi, ma cherie, qu'au moment de nous quitter pour toujours, ta pauvre mere m'a fait jurer de la remplacer a tes cotes ! - Comme elle m'a fait jurer de veiller sans cesse sur toi. - Ma petite ! - Pere, je ne te reconnais plus... s'ecriait Colette dont le visage resplendissait d'un veritable heroisme. - Eh bien ! soit, s'ecriait Chantecoq, tout fremissant de la fierte que lui inspirait l'attitude de sa fille. Et il ajouta, tout en deposant sur le front de Colette le plus tendre des baisers : - Pardonne-moi cette defaillance, la premiere de ma vie, mais quand il s'agit de toi, je ne suis plus qu'un pere. - Moi aussi, je t'aime tant !... mais il me semble que je t'aurais moins aime, si tu avais cede a Belphegor. - Sois tranquille, affirmait le detective, qui avait reconquis toute son energie... Maintenant, grace a toi, je me sens plus fort que jamais... Ce miserable, qui ose s'attaquer a toi, je l'attends de pied ferme... Un homme prevenu en vaut deux. Tout en nous tenant sur nos gardes, nous le forcerons bien a se demasquer, et alors... - Alors, fit Colette en un grand cri d'esperance... Chantecoq sera encore vainqueur ! XII OU LE FANTOME REPARAIT... La nuit enveloppait l'hotel de Mlle Desroches... Aucune lumiere ne brillait derriere les persiennes fermees de la facade. Aucun bruit ne s'elevait, sauf le roulement sourd et vite eteint de voitures lointaines... Seules, deux fenetres qui donnaient sur le jardin, dont les arbres confondaient leurs frondaisons avec les tenebres de la nuit, etaient eclairees : l'une au premier etage, celle de la chambre de Simone ; l'autre au rez-de-chaussee, celle du salon ou, a travers le tulle leger des rideaux, on apercevait les silhouettes d'Elsa Bergen et de Maurice de Thouars. Ceux-ci venaient seulement de quitter Simone qui, apres une tres mauvaise journee, s'etait enfin assoupie... Maurice de Thouars semblait particulierement nerveux, agite... Un geste d'impatience lui echappa... et il grommela, avec un accent de colere qu'il contenait avec peine : - C'est trop !... Je n'en puis plus !... - Monsieur de Thouars, reprenait la Scandinave avec calme, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ? Le bellatre s'arreta et eut un leger haussement d'epaules. Mlle Bergen poursuivait : - Si vous voulez atteindre le but que vous vous proposez... il faut vous armer de patience... - Croyez-vous que je n'en ai pas ? - Jusqu'a ce jour vous avez ete raisonnable... Eh bien ! continuez. - Je suis a bout. - Faites appel a votre sang-froid... J'ai l'intime conviction qu'un jour ou l'autre, jour peut-etre plus rapproche que vous ne le pensez, Simone ne manquera pas d'etablir un parallele entre celui qui lui a refuse de partager sa vie et celui qui s'est fait son veritable esclave. - Son esclave ! repetait Maurice de Thouars. Vous avez dit le mot. - Et, completait Elsa Bergen, je ne doute pas que la comparaison ne soit toute a votre avantage... - Je voudrais etre plus vieux de quelques jours, fit M. de Thouars d'un air sombre. Minuit sonnait a un cartel suspendu a la muraille. Mlle Bergen appuya sur le bouton d'une sonnerie electrique... Presque aussitot, Juliette, la femme de chambre, apparut... - Allez donc voir si Mademoiselle n'a besoin de rien ? fit la dame de compagnie. Juliette repliquait : - Tout a l'heure, Mademoiselle a pris sa tasse de camomille... avec ses gouttes... Elle m'a dit qu'elle voulait dormir... et elle m'a recommande de ne pas la deranger. - Allez, vous dis-je... ordonnait Mlle Bergen avec autorite. La femme de chambre obeit. Apres avoir gravi l'escalier, elle s'en fut entrebailler doucement la porte de Mlle Desroches et jeta un regard dans la chambre discretement eclairee par la lueur d'une veilleuse. Simone, etendue sur son lit, dormait profondement. Au meme moment, une scene etrange se deroulait dans le jardin de l'hotel. Surgissant d'un bosquet, une ombre se glissait derriere les arbres... Et cette ombre etait le Fantome du Louvre. Drape dans son suaire noir, coiffe de son capuchon, sans paraitre nullement inquiete par les lumieres qui continuaient a briller a l'interieur de la maison, il se dirigea sans hesitation vers la fenetre du boudoir qui etait restee entrouverte, l'ouvrit avec precaution, et, sans provoquer le moindre bruit, avec une souplesse toute feline, il s'introduisit a l'interieur de la piece... Demasquant le volet d'une lanterne qu'il tenait a la main, il s'approcha, a pas de loup, du secretaire dans lequel Mlle Desroches avait enfoui la correspondance de Jacques, introduisit dans la serrure un crochet de forme bizarre, le tourna et le retourna a plusieurs reprises, sans faire entendre le moindre grincement... Au bout de quelques secondes, le battant cedait... Alors, avancant la main, le Fantome s'empara des lettres que Simone avait deposees sur une planchette... lorsqu'une voix qui s'elevait dans la piece voisine le cloua sur place. C'etait Juliette qui revenait annoncer a Elsa Bergen : - Mademoiselle repose et je n'ai pas voulu la reveiller. Toujours a pas feutres, le Fantome se dirigea vers la fenetre. Mais, dans sa retraite, il heurta un petit meuble qui tomba en entrainant une potiche qui se brisa avec fracas. Dans le salon, surpris par ce tapage intempestif, Maurice de Thouars, Mlle Bergen et la femme de chambre, qui allait se retirer, eurent un sursaut simultane. - Il y a quelqu'un dans cette piece ! fit la Scandinave, tandis que Maurice de Thouars se precipitait vers la porte du boudoir et l'ouvrait toute grande. Un cri lui echappa. Il venait d'apercevoir, eclaire, trahi par la tramee lumineuse que projetait le lustre du salon, le Fantome en train d'escalader le rebord de la fenetre. Courageusement, il s'elanca vers lui... pas assez vite, cependant, pour entraver la fuite du mysterieux personnage. Ainsi que Mlle Bergen et Juliette, qui l'avaient rejoint, il eut le temps d'apercevoir le Fantome se faufiler le long de la maison... Les deux femmes, terrifiees, eurent une exclamation d'epouvante... M. de Thouars, sortant un revolver de sa poche, tirait une premiere balle dans la direction du Fantome qui, traversant d'un bond une allee, disparut derriere un buisson rapproche. Le jeune homme se precipita au dehors, laissant seules les deux femmes qui, en proie a une vive frayeur, etaient restees figees sur place. Les chiens du voisinage faisaient entendre de furieux aboiements. Aux lucarnes des etages superieurs, des domestiques apparaissaient, brusquement reveilles dans leur premier sommeil. M. de Thouars, decide a ne pas laisser echapper le malfaiteur, s'approchait du bosquet dans lequel il l'avait vu disparaitre... et tirait de nouveaux coups de revolver a travers le taillis touffu ou il supposait que le Fantome devait toujours se tenir cache. Le chauffeur, qui couchait dans une petite chambre attenante au garage, pres de l'atelier, accourait, simplement vetu d'un pantalon et d'une chemise, et penetrait dans le buisson avec Maurice de Thouars sans y rencontrer d'ailleurs aucune trace du mysterieux bandit qui, une fois de plus, semblait s'etre evapore. Le jardinier, le valet de chambre, le cuisinier, qui etaient accourus, se joignaient a eux... improvisant une battue aux alentours. Dans le boudoir, Mlle Bergen, retrouvant ses esprits, s'efforcait de rassurer la femme de chambre qui, epouvantee, clamait : - Au secours ! J'ai peur ! J'ai peur ! Mais brusquement, la porte s'ouvrait... Pale, echevelee, la figure hagarde, tragique en son deshabille de nuit qui la faisait paraitre plus pale encore, Simone se precipitait vers Elsa Bergen et se refugiait dans ses bras. Et, d'une voix saccadee, avec un accent d'indicible epouvante, elle s'ecriait : - Le Fantome ! je viens de le voir, de ma fenetre, qui traversait le jardin. - Oui, c'est lui, c'est lui !... repetait Juliette, prete a defaillir. - Calmez-vous, ma chere enfant, disait Mlle Bergen a Simone, tout en l'aidant a s'asseoir sur le divan. De nouveaux coups de feu retentissaient au dehors... Des pas precipites se faisaient entendre dans le jardin ou dansait la lueur des lanternes qu'avaient allumees les domestiques... Les aboiements des chiens redoublaient, dominant par instants la voix de Maurice de Thouars qui ordonnait : - Pierre, cherchez la-bas, pres du mur ! Vous, Louis, regardez dans les arbres... Albert, allez voir si la petite porte est ouverte. Tremblante, fievreuse, haletante, affolee, Simone, qui avait saisi la main d'Elsa et celle de Juliette, repetait, en claquant des dents : - Le Fantome !... Le Fantome ! Mais, soudain, son regard s'agrandit encore... Il venait de se poser sur le secretaire. D'un seul mouvement, Simone se leva, et avant qu'Elsa Bergen ait pu la retenir, elle se dirigea vers le meuble, qui etait reste entrouvert. Elle se pencha... chercha, et s'ecria : - Les lettres de Jacques... On a vole les lettres de Jacques ! La demoiselle de compagnie et la femme de chambre la recurent dans leurs bras... Sa tete se renversa en arriere. Ses levres s'entrouvrirent pour exhaler une plainte... un sanglot... Maurice de Thouars reparaissait, son revolver a la main... Derriere lui se profilaient les silhouettes du chauffeur et du gardien. - Simone !... s'ecria-t-il avec angoisse. Il allait s'elancer. Mais, d'un geste, Mlle Bergen le retint. - Et le Fantome ? demanda-t-elle, tandis que, figee de peur, la femme de chambre n'osait faire un mouvement. Gravement, M. de Thouars repondit : - Il a disparu ! DEUXIEME PARTIE DE MYSTERE EN MYSTERE I OU CHANTECOQ APPREND SUCCESSIVEMENT LA DISPARITION DE JACQUES BELLEGARDE ET LA REAPPARITION DE BELPHEGOR Il etait neuf heures du matin... Sur la petite terrasse attenant a sa maison et recouverte d'une veranda, Chantecoq, installe dans un confortable rocking-chair, parcourait tranquillement les journaux, lorsque, brusquement, il releva la tete. Des pas rapproches faisaient grincer le gravier de l'allee centrale. Le detective apercut Pierre Gautrais qui se dirigeait vers lui, accompagne d'un homme d'une trentaine d'annees, en costume de sport, et d'un garcon qui, habille d'un vetement rembourre de dresseur, tenait en laisse deux magnifiques chiens danois, Pandore et Vidocq. Chantecoq, se levant, fit quelques pas vers eux. Lorsqu'ils les eut rejoints, Gautrais aussitot presenta : - Monsieur Carabot, directeur du chenil de la rue Saint-Honore. Ce dernier salua le detective qui, simplement, cordialement, lui tendit la main. M. Carabot declarait, en lui montrant les deux chiens : - Ainsi que vous me l'avez demande, monsieur Chantecoq, je vous amene Pandore et Vidocq, les deux plus beaux numeros de mon chenil. - Sont-ils bien dresses ? interrogeait Chantecoq. - Vous allez voir ! fit le marchand avec un air tres sur de lui. Et tout de suite il ordonna a son employe : - Detachez-les ! Le garcon obeit. M. Carabot, tout en designant une fenetre ouverte de la villa a ses deux pensionnaires, qui, assis devant lui, le contemplaient de leurs yeux petillants d'intelligence, fit simplement : - Allez ! Pandore et Vidocq s'elancerent, escaladerent les marches de la terrasse et, franchissant le rebord de la fenetre, disparurent en un clin d'oeil a l'interieur de la maison. - He la ! observait Chantecoq un peu inquiet ; j'espere bien qu'ils ne vont rien demolir chez moi... - Soyez tranquille ! rassurait le directeur du chenil. Et, prenant dans sa poche un sifflet, il en tira un son aigu et prolonge. Aussitot, les chiens reparurent... se precipiterent vers lui, s'en vinrent se coucher a ses pieds. - Bravo ! appuyait le grand limier, tres satisfait de cette experience. Le directeur s'approchait de son employe et lui donnait quelques ordres a voix basse. Le garcon se dirigea vers le soupirail de la cave et, tirant de sa poche une scie a metaux, il fit semblant de s'attaquer a l'un des barreaux. M. Carabot n'eut meme pas besoin de prononcer une parole. Un simple coup d'oeil lance aux deux chiens suffit pour que ceux-ci s'elancassent sur le faux cambrioleur et l'immobilisassent avec une rapidite foudroyante, l'un en lui sautant a la gorge, l'autre en l'empoignant par une jambe. Il etait visible que celui-ci, sous peine d'etre devore, ne pouvait plus faire un mouvement. De nouveau, le marchand fit entendre un coup de sifflet et instantanement les deux danois lacherent le garcon et s'en vinrent s'etendre devant leur maitre. - C'est parfait !... declarait Chantecoq. Je crois qu'ils feront tres bien mon affaire. Et, se tournant vers Gautrais qui admirait les deux superbes betes, Chantecoq ordonna : - Va dire a ta femme de leur preparer une bonne patee. Et il reintegra son studio. Colette etait en train de disposer des fleurs dans un vase de cristal qui ornait la table de travail du detective. S'avancant vers elle, Chantecoq fit, tout en l'embrassant : - Bonjour, ma cherie ! - Bonjour, pere, fit Colette en lui rendant son baiser. Et, tout de suite, d'un ton anxieux, cette demande : - Rien de nouveau ? Le detective repliquait : - Non, rien encore. Et toi, tu n'as pas trop reve a Belphegor ? - Je n'ai jamais si bien dormi. Tout en l'enveloppant d'un regard qui revelait sa profonde tendresse, le detective reprit : - Alors, bien vrai, tu n'as pas peur ? Cranement, Colette ripostait : - Pourquoi aurais-je peur ? N'es-tu pas toujours le plus fort ? Une sonnerie de telephone retentit. Le limier decrocha l'appareil et ecouta. Sans doute la communication etait-elle importante, car, malgre sa grande maitrise de lui-meme, il parut a la fois surpris et preoccupe. A son tour, il lanca dans le cornet d'ebonite : - A la description que vous m'en faites, c'est evidemment le Fantome du Louvre qui vous a rendu visite la nuit derniere. Il se tut, ecouta de nouveau ; puis il lanca dans le cornet : - Allo !... Je veux bien. Mais a la condition formelle que la police officielle ne sera pas saisie avant que j'aie fait mon enquete... Allo !... oui... mes methodes sont tellement differentes... Vous me comprenez, n'est-ce pas ? Tres bien ! parfait ! entendu !... Je vais venir tout de suite. Au revoir, mademoiselle ! Et, tout en raccrochant l'appareil, Chantecoq scanda : - Decidement, ce Belphegor a toutes les audaces. - Qu'a-t-il encore fait ? interrogeait Colette avec un accent de vive curiosite. - Il parait que, la nuit derniere, le Fantome du Louvre s'est introduit chez Mlle Simone Desroches. - L'amie de M. Bellegarde... precisa la jeune fille en palissant legerement. Sans paraitre remarquer le trouble qui s'etait empare d'elle, Chantecoq poursuivait : - Il se serait empare d'un paquet de lettres ecrites par ce journaliste et que Mlle Desroches avait elle-meme serrees pendant l'apres-midi, dans un meuble dont elle seule avait la clef. Et comme s'il se parlait a lui-meme, il scanda : - Pourquoi ce nouveau vol ?... Decidement, cette affaire devient de plus en plus troublante ! - Pere, observait Colette, est-on bien sur que ce soit le Fantome du Louvre qui ait commis ce larcin ? - La demoiselle de compagnie de Mlle Desroches, qui vient de me telephoner, m'en a fait une telle description qu'il ne peut y avoir aucun doute a ce sujet ! - C'est vraiment extraordinaire ! murmurait Colette, tout en s'efforcant de dissimuler la profonde emotion qui s'etait emparee d'elle. - Tellement extraordinaire, martelait le limier, que je vais de ce pas me rendre chez Mlle Desroches. Il n'avait pas acheve cette phrase que la porte s'ouvrait avec fracas. Rouge comme une tomate, le chapeau de travers, essoufflee, affolee, la bonne grosse Marie-Jeanne se precipitait dans le studio en criant : - Monsieur Chantecoq !... Mademoiselle Colette !... Et elle se laissa tomber de tout son poids dans un fauteuil qui, malgre la solidite de ses pieds en acajou massif, fit entendre une plainte inquietante. - Voyons, qu'avez-vous ? interrogeait Colette en se precipitant vers sa nouvelle cuisiniere. Suffoquee, celle-ci haletait : - M. Jacques n'etait pas chez lui ; et la concierge m'a affirme qu'il n'etait pas rentre de la nuit. - Que dites-vous la ? s'exclamait la fille de Chantecoq tout en dirigeant son regard angoisse vers son pere qui froncait legerement ses sourcils. Mme Gautrais poursuivait : - Je suis passee au Petit Parisien. La, on m'a dit qu'on n'avait pas revu M. Jacques depuis hier soir huit heures. Aussi j'ai peur qu'il ne lui soit arrive malheur ! - Ne nous frappons pas ! declarait Chantecoq. L'enquete que fait en ce moment Jacques Bellegarde reclame, ainsi que toutes celles de ce genre, la plus parfaite circonspection et le plus grand mystere. Il se peut fort bien qu'il ait cru utile de s'absenter. - Pere, s'ecriait Colette, j'ai le pressentiment qu'il est arrive malheur a M. Jacques. - Calme-toi, mon enfant ! - Pourvu que Belphegor, qui doit le hair ferocement, ainsi que tous ceux qui s'acharnent a sa poursuite, ne l'ait pas, ainsi qu'il l'en menacait, lachement assassine ! - Ne te mets donc pas de pareilles idees en tete. - Le vol de ces lettres n'est-il pas extremement troublant ? - J'en conviens ! - Belphegor n'aurait-il pas derobe cette correspondance dans le dessein de renforcer les charges qu'il cherche a accumuler contre Bellegarde ? - C'est fort probable, reconnaissait Chantecoq, tres impressionne par la logique de sa fille. Celle-ci continuait : - Une fois en possession de ces documents, Belphegor n'aurait-il pas trouve plus prudent de s'eviter toute contradiction en supprimant le malheureux ? Et qui sait, si demain, les journaux ne nous apprendront pas que grace aux machinations de ce bandit, M. Jacques s'est soi-disant suicide... avouant ainsi qu'il etait le Fantome du Louvre ! - Ma chere Colette, reprenait Chantecoq, j'ai souvent admire ton imagination et je l'ai admiree d'autant plus que, sauf de rares exceptions, elle etait toujours d'accord avec la realite. Et, avec un accent d'energie qui se temperait d'une expression de douce et tendre affection, le celebre limier continua : - Je t'assure que tes hypotheses ne reposent sur aucune base solide. - Ah ! comme je voudrais que tu eusses encore raison ! laissa echapper la jeune fille. Devinant que le coeur de son enfant etait pris encore plus qu'elle ne s'en doutait elle-meme, Chantecoq reprenait : - As-tu toujours confiance en moi ? - Plus que jamais ! - Eh bien ! ma cherie, en toute franchise, je tiens a te declarer que j'ai la conviction tres nette, tres arretee, que non seulement Jacques Bellegarde est vivant, mais qu'il dinera ce soir avec nous. La-dessus je te dis > ; car il faut que je passe chez Mlle Desroches. - Promets-moi que tu ne vas pas bouger d'ici pendant mon absence ! - Oui, pere. Chantecoq embrassa le front de sa fille, puis, se retournant vers Marie-Jeanne, il lui murmura a l'oreille. - Je vous la confie ! - Monsieur, affirmait Marie-Jeanne avec une sincerite absolue, vous pouvez entierement compter sur moi. Tant que je serai la, il n'arrivera rien a Mademoiselle. Et le detective quitta son studio. Apres etre demeuree quelques secondes pensive et silencieuse, Colette fit quelques pas et se laissa tomber sur un siege. Envahie de nouveau par l'inquietude, elle courba le front et se cacha la tete entre les mains. Des larmes affluaient a ses yeux. Un douloureux sanglot gonfla sa poitrine. > Marie-Jeanne la contempla, tout attendrie. Et, s'approchant de la jeune fille, elle fit avec bonhomie : - Faut pas pleurer comme ca, mademoiselle Colette ! Et se penchant vers la charmante enfant dont elle avait devine le secret, elle ajouta simplement : - Il reviendra ! II PREMIERE ENQUETE Apres avoir recommande a Gautrais de monter, pendant son absence, une garde vigilante dans le jardin de la villa, avec les deux danois, qui, d'ailleurs s'etaient tout de suite familiarises avec l'ex-gardien du Louvre, Chantecoq s'etait rendu immediatement chez Simone Desroches. Il avait ete recu par Elsa Bergen et Maurice de Thouars. Celui-ci, maintenant, ne quittait guere la maison d'Auteuil. Tous deux avaient fait au roi des detectives le recit exact et detaille des evenements, troublants entre tous, auxquels ils avaient assiste au cours de la nuit precedente, recit que Chantecoq avait ecoute avec la plus grande attention et dont il avait soigneusement note dans son esprit jusqu'aux moindres details. Lorsque ses interlocuteurs eurent termine, apres s'etre recueilli pendant quelques secondes, il demanda : - Quelle heure etait-il quand vous avez vu le Fantome ? - Vingt-trois heures, repondit nettement M. de Thouars. - Pourriez-vous me montrer le meuble qui renfermait les lettres volees ? - Veuillez me suivre, invitait Mlle Bergen. Tous trois passerent du grand salon dans le boudoir. M. de Thouars conduisit directement le limier vers le secretaire qui etait reste ouvert. - On n'a touche a rien ? interrogea Chantecoq. - A rien. - Ou se trouvaient exactement les lettres ? - Seule, repliquait la Scandinave, Mlle Desroches pourrait le dire. Mais encore sous le coup de l'impression terrible que lui a causee ce mysterieux attentat, elle est tres souffrante, et je doute fort qu'elle soit en etat de repondre. Le limier n'insista pas... Maintenant, il examinait avec attention le secretaire, qui ne portait aucune trace d'effraction. - Il est evident, concluait-il, que le voleur, qui n'a commis aucun degat, a du se servir d'un instrument extremement perfectionne... - Peut-etre, observait Mlle Bergen, la photographie des empreintes donnera-t-elle quelque resultat ? - Je puis, des a present, vous affirmer que non... declarait le celebre limier avec force... et je vais vous en donner la preuve... Dieux barbares. - Comment ! vous l'avez vu ? s'exclamerent simultanement la demoiselle de compagnie et le beau Maurice. - Comme je vous vois ! repliquait Chantecoq. Et d'un ton mordant, incisif, il martela : - Et j'ai constate qu'il portait des gants noirs, grace auxquels il pouvait, sans risquer de se trahir, manipuler les objets les plus divers. - D'ou, appuyait M. de Thouars, la difficulte tres grande de se procurer, sur ce mysterieux malfaiteur, d'utiles renseignements. - Fort heureusement, declarait le roi des detectives, nous avons a notre disposition d'autres moyens d'investigation qui, lorsqu'on sait s'en servir... Il s'arreta... reflechit un instant, puis demanda a ses deux interlocuteurs : - Ou se trouvait exactement le Fantome, lorsque vous l'avez apercu ? - Il etait en train d'enjamber la fenetre que voici, repliquait M. de Thouars. - Qui vous a signale sa presence ? interrogeait le limier. La demoiselle de compagnie repondait : - Le bruit qu'a fait en tombant une potiche qu'il a renversee lorsqu'il gagnait la fenetre pour s'enfuir. - Alors, poursuivait M. de Thouars, je me suis precipite a sa poursuite... Je l'ai vu, dans le jardin, s'elancer derriere un bosquet. J'ai tire dans sa direction plusieurs coups de revolver ; mais j'ai du le manquer, car il a disparu sans laisser la moindre trace. - En etes-vous bien sur ? soulignait Chantecoq. - Absolument... car avec les domestiques qui etaient accourus, j'ai fouille le jardin... nous n'avons rien decouvert... rien... absolument rien ! - C'est infiniment curieux ! definissait Chantecoq. Se tournant vers Maurice de Thouars, le detective ajouta : - Allons visiter le jardin ! Il sortit, d'un pas rapide, avec Maurice de Thouars. Mlle Bergen les vit se diriger tous deux vers le bosquet a l'abri duquel le Fantome semblait s'etre evapore... Ils marchaient lentement, tres lentement. Chantecoq observait minutieusement le sol de l'allee. Il s'arreta un long moment devant le buisson, y penetra, examina attentivement la terre, qui ne portait aucun vestige de pas ; les branches qui ne revelaient aucune cassure, les feuilles qui ne semblaient meme pas avoir ete froissees. Il en tira la deduction logique que Belphegor avait du contourner le bosquet, et que, contrairement a l'avis de M. de Thouars, il ne s'y etait pas dissimule un seul instant. Bientot il rejoignit son guide et, sans prononcer une parole, il traversa le jardin dans toute sa largeur et s'en fut droit au mur qui contournait la propriete. Sa surface etait absolument lisse. Aucun espalier, aucun treillage n'y etait fixe... Fraichement recrepi, il ne portait aucune asperite capable de favoriser une escalade. Les arbres qui se dressaient dans le parc en etaient trop eloignes pour que l'on put supposer qu'ils eussent permis, grace a eux, d'en atteindre le faite, defendu, d'ailleurs, par une armature tres serree de debris de verre et de tessons de bouteilles. Toujours silencieux, Chantecoq, que M. de Thouars suivait comme une ombre, se mit a longer le mur le long duquel courait une plate-bande fleurie et parfumee dont rien ne paraissait avoir derange l'harmonie. Tout a coup, il s'arreta. Il se trouvait devant une petite porte peinte en vert sombre et dont la serrure commencait a se couvrir de taches de rouille. - Ou donne-t-elle ? questionna-t-il. - Dans une petite rue... repliqua M. de Thouars, qui s'appelle, je crois, le chemin des Lilas. Chantecoq appuya sur le loquet... La porte resista. - Elle est condamnee depuis longtemps, declarait son compagnon. Le detective se remit en marche... Comme il atteignait un batiment d'un seul etage, mais tres eleve, et dont l'architecture d'une bizarrerie ultra-moderne empechait de definir a premiere vue la destination, il demanda d'un ton bref : > - L'atelier de Mlle Desroches, definit Maurice de Thouars. Chantecoq s'approcha... Son guide le devanca et ouvrit la porte toute grande, invitant du geste le limier a penetrer dans l'etrange studio. Apres avoir promene autour de lui un regard inquisiteur, Chantecoq fit d'un ton subitement interesse : - Qui sait si le Fantome n'a pas reussi a se cacher sous l'un de ces vastes bahuts ? - C'est impossible ! affirmait M. de Thouars... La nuit, la porte de l'atelier est toujours fermee a clef. Il n'a donc pas pu s'y refugier. Cependant, monsieur Chantecoq, si vous voulez vous rendre compte, rien de plus facile... - C'est inutile ! refusait le detective. Et tout en esquissant un sourire indefinissable, il articula : - C'est a se demander si Belphegor n'a pas des ailes. Puis il ajouta : - Est-ce que je pourrais examiner de nouveau le secretaire qui se trouve dans le boudoir de Mlle Desroches ? - Tant que vous voudrez, monsieur Chantecoq. Ils rentrerent tous deux dans le salon ou Mlle Bergen les attendait. Chantecoq se dirigea aussitot vers le meuble et s'emparant de sa loupe, il fixa, a travers la lentille de verre, son oeil sur la serrure, cherchant a se rendre compte si le malfaiteur s'etait servi d'une fausse clef ou d'un crochet special, lorsqu'un cri echappa a la Scandinave : - Simone !... Quelle imprudence ! Le detective se redressa et tourna la tete. Pale, les yeux cernes, le visage douloureux, Mlle Desroches, dans un deshabille dont la sobre elegance ajoutait encore a la troublante et morbide beaute, s'avancait d'un pas hesitant, en s'appuyant au bras de sa femme de chambre. - Monsieur Chantecoq, fit-elle d'une voix alanguie, j'ai su que vous etiez la et j'ai tenu a vous remercier de l'empressement que vous avez mis a repondre a mon appel. Tandis que sa demoiselle de compagnie l'aidait a prendre place sur un canape, elle ajouta : - J'ai eu peur et j'avais tant besoin d'etre rassuree... Elle s'arreta comme pour reprendre haleine. Puis elle reprit d'une voix ou, par instants, passaient encore des fremissements de peur : - Depuis le moment ou, de la fenetre de ma chambre, j'ai vu le bandit bondir a travers le jardin, je n'ai pas cesse d'avoir sa terrible image devant les yeux. Mais maintenant que vous voila, monsieur Chantecoq, je me sens deja rassuree. Et, tout en s'efforcant de sourire, elle ajouta : - Avez-vous fait quelque decouverte interessante ? - Rien de precis encore... repliquait le roi des detectives. Mais si cela ne vous fatigue pas trop, peut-etre pourriez-vous me donner quelques utiles renseignements ? - Interrogez-moi, je vous en prie. - Ce sont bien des lettres que le Fantome vous a derobees ? - Parfaitement. - Des lettres intimes ? - Des lettres intimes. - Ces lettres, d'apres ce que m'a telephone Mlle Bergen, etaient bien de Jacques Bellegarde ? - Oui, monsieur. - Je vous remercie, mademoiselle. Chantecoq se tut. Simone, vivement, lui prit la main. On eut dit que ses angoisses, qui s'etaient momentanement apaisees, l'assaillaient de nouveau. Et d'un ton suppliant, elle exprima : - Monsieur Chantecoq, ne m'abandonnez pas. - Simone, je vous en prie, calmez-vous, conseillait Elsa Bergen. - Nous sommes la pour vous defendre, s'ecriait M. de Thouars. - N'ayez aucune crainte, mademoiselle, affirmait Chantecoq ; je suis certain que le Fantome ne reparaitra jamais chez vous. - Pourtant, objectait Simone d'une voix tremblante, il est retourne deux nuits de suite au Louvre. - Sans doute, expliquait le detective, parce que, lors de sa premiere visite, il n'avait pas atteint son but... tandis qu'ici... - Tandis qu'ici ? - Il a emporte ce qu'il desirait. - Les lettres de Jacques... scanda la jeune femme. Et, les traits bouleverses, les levres tremblantes, elle poursuivit : - Voila justement ce qui m'epouvante ! Le Fantome veut certainement se servir de ces lettres contre lui... pour s'en venger... C'est affreux !... - Jacques Bellegarde est de taille a se defendre, repliquait le detective. Simone reprenait : - Ecoutez-moi, monsieur Chantecoq. Ce que j'ai a vous dire est tres grave et peut jeter - qui sait ? - une lueur sur cette tenebreuse affaire ! > et le menacant des plus terribles represailles s'il persistait a s'occuper de cette affaire du Louvre. Vous me comprenez, n'est-ce pas ?... Tant que ce bandit n'aura pas ete decouvert et arrete, je ne vivrai pas... Petit Parisien. On nous a repondu qu'il n'avait reparu ni a son domicile ni au journal. Je tremble qu'il ne lui soit arrive malheur. Monsieur Chantecoq, voulez-vous me rendre le grand service de vous informer ?... Chantecoq tout en la regardant d'un air de sincere compassion, declarait : - Mademoiselle, vous pouvez d'autant mieux compter sur moi que je suis deja en rapports avec M. Bellegarde et qu'il m'est infiniment sympathique. - Merci !... balbutia faiblement Mlle Desroches, fermant les paupieres et laissant reposer sa tete sur l'un des coussins du canape. Chantecoq s'inclina devant elle, ainsi que devant Mlle Bergen, et il allait se retirer, reconduit par Maurice de Thouars, que le desespoir de Simone semblait vivement affecter, lorsque Mlle Bergen, tres soucieuse, tres peinee, elle aussi, fit, en s'approchant du celebre detective : - Monsieur Chantecoq, j'aurais un mot a vous dire. - Je vous en prie, mademoiselle. La Scandinave demanda : - Pouvons-nous, maintenant, prevenir la police ? Chantecoq reflechit pendant quelques secondes. Puis il declara gravement : - Pas encore ! Elsa Bergen fit un signe d'acquiescement. Puis, elle articula : - C'est entendu, monsieur, nous garderons le silence tant que vous le jugerez necessaire. Les deux hommes s'eloignerent. Dans le vestibule, M. de Thouars, tout en prenant conge du detective, lui demanda : - Alors, monsieur Chantecoq ? - Nous marchons de mystere en mystere, repliqua celui-ci. - Esperez-vous ?... - Quoi donc ? - Demasquer ce bandit ? - Si je l'espere !... Et le grand detective, avec l'accent d'une foi rayonnante et d'un indomptable courage, martela ces trois syllabes dans lesquelles il engageait tout son honneur et toute sa gloire : - J'en suis sur ! III LES BONBONS EMPOISONNES Une demi-heure apres, Chantecoq avait regagne son studio et s'installait tout de suite a sa table de travail. Il ouvrit le tiroir qui renfermait les billets de Belphegor, ainsi que celui de Jacques et il les etala tous les trois devant lui. Puis, s'armant de sa loupe, il recommenca a examiner les documents avec une attention peut-etre encore plus aiguisee que la premiere fois. - C'est extraordinaire ! murmura-t-il. Plus on les etudie et on les compare, plus on a l'impression que certains de ces caracteres ont ete traces par la meme main. Un bruit de pas legers se fit entendre dans la piece. C'etait Colette qui rejoignait son pere. D'une voix presque tremblante, elle lui demanda : - Pere, as-tu appris quelque chose d'interessant ? Chantecoq repondit : - Les constatations que j'ai faites chez Mlle Desroches n'ont fait qu'affermir ma conviction que Belphegor cherchait a rejeter sur Jacques Bellegarde la responsabilite de ses sinistres exploits. - Alors, s'ecriait la jeune fille en palissant, mes pressentiments seraient fondes ! - Colette ! reprochait le detective avec un accent de douce verite, je ne te reconnais plus !... - Pourvu que Belphegor ne l'ait pas tue, comme le gardien Sabarat ! - Je donnerais bien ma tete a couper qu'il est vivant. A peine Chantecoq avait-il profere cette phrase, que des aboiements retentirent dans le jardin. Le detective se leva et s'en fut vers la fenetre. Un cri de joie lui echappa. - Parbleu ! Voici M. Bellegarde ! Colette, subitement joyeuse, s'en fut rejoindre son pere. Gautrais apres avoir calme les chiens, accompagnait le reporter jusqu'a la maison. Chantecoq s'en fut au-devant de lui et l'accueillit a la porte de son studio. Tous deux echangerent une chaleureuse poignee de main. A la figure pale, aux traits tires, a l'expression des yeux du jeune reporter, le roi des detectives et sa fille devinerent qu'au cours de la nuit precedente il avait du etre mele a de graves evenements... Et tandis qu'il le faisait penetrer dans la piece, il lui demanda : - Que vous est-il donc arrive ? Bellegarde riposta, tout d'une traite : - J'ai tout simplement failli etre assassine ! Colette tressaillit et fut sur le point de s'ecrier : > Mais elle se contenta de pousser un profond soupir. Chantecoq invita Jacques a s'asseoir et se reinstalla tranquillement devant son bureau. Colette, muette, attendit, debout, pres du journaliste, qui attaqua aussitot : - Hier soir, j'etais au Petit Parisien en train de corriger les epreuves de mon article, lorsqu'un coup de telephone me prevint que mon ami, le peintre Dermont, que vous connaissez certainement de reputation, etait au plus mal. Jugez de ma surprise : la veille, je l'avais rencontre, boulevard Montmartre, et il m'avait paru en parfait etat de sante. La personne qui me telephonait, un de ses voisins, me repondit que Dermont avait ete frappe, dans la journee, d'une congestion cerebrale et qu'il n'avait pas repris connaissance. Dans ces conditions, je n'hesitai pas a prendre le train pour Nesles-la-Vallee, ou Dermont habite toute l'annee dans une charmante propriete ou j'ai passe souvent avec lui, en toute intimite, d'excellents moments. Deux heures apres, je descendais a la gare de Nesles. - Quelle heure etait-il ? coupait Chantecoq. - Vingt-trois heures environ. - Bien... continuez. Le reporter reprit : - Je m'engageais sur la route obscure et bordee de grands bois touffus qui conduit a la villa de mon camarade, lorsque, au bout de trois cents metres environ, j'apercus, arretee sur le bord du chemin, pres d'un tas de cailloux, une auto a conduite interieure et de couleur sombre. Un chauffeur, vetu d'une salopette, le visage barre d'une noire moustache, une casquette de cycliste enfoncee sur les yeux, tout en s'eclairant a l'aide d'une lampe baladeuse, etait en train d'examiner une des roues arriere de sa voiture. En entendant le bruit de mes pas, il se retourna et me cria : > > > Et bien que j'eprouvasse a la base du crane une assez forte douleur, je me sentais encore assez d'energie et de force pour echapper a la mort par immersion, a laquelle ces mysterieux gredins semblaient me destiner. Et le journaliste acheva : - Belphegor a tenu sa promesse ; car c'est lui, j'en suis sur, qui m'a frappe. - Dites plutot qu'il a voulu vous faire assassiner, rectifiait Chantecoq. - Alors, s'ecriait Bellegarde, vous croyez que ce n'est pas lui qui m'a administre ce coup de matraque ? - C'est impossible ! Au moment precis ou vous arriviez a Nesles-la-Vallee, Belphegor s'introduisait chez Mlle Desroches, pour y derober votre correspondance ! - C'est effarant !... ponctua Bellegarde, d'une voix sourde, tandis que Colette, le visage subitement attriste, regardait fixement le sol. - Ce n'est pas tout ! reprenait le grand limier. Et, designant au journaliste les trois missives qui etaient encore etalees sur la table, il fit : - Examinez ces lettres tres attentivement, je vous prie. Jacques se pencha, se demandant ou le detective voulait en venir. Au bout d'un moment, Chantecoq reprenait : - Vous ne trouvez pas qu'il existe certaines analogies entre votre ecriture et celle de Belphegor ? Et tout en parlant, le detective designait du doigt au jeune reporter les lettres B et G du mot Belphegor. Jacques, tres trouble, declarait : - A premiere vue, je ne l'avais pas remarque !... Mais je dois reconnaitre que, comme toujours, vous avez absolument raison... Et, tout en fixant le detective bien en face, il ajouta : - Et vous en concluez ? Avec un accent de conviction profonde, Chantecoq martela : - J'en conclus que Belphegor, apres vous avoir fait assommer et jeter a l'eau par ses complices, cherche a vous attribuer ses forfaits. Le reporter s'ecriait, en un violent sursaut de protestation ! - Mais c'est abominable ! Le plus tranquillement du monde, le roi des detectives scandait : - C'est parfait, au contraire. - Parfait ! Comment cela ? repetait Bellegarde, au comble de la stupefaction. Il dirigea son regard, d'abord vers Colette, a laquelle la presence du journaliste et l'attitude si nette de son pere semblaient avoir rendu toute sa confiance et toute son energie ; puis, vers le roi des detectives, qui le considerait, l'oeil brillant de toute la lumineuse intelligence qui rayonnait en son cerveau... Chantecoq reprit, tout en frappant cordialement sur l'epaule du jeune homme, litteralement bouleverse : - Si vous acceptez de marcher avec moi, la main dans la main, je vous assure que d'ici peu nous tiendrons Belphegor et sa bande. Tres impressionne par l'attitude si categorique du grand limier, Jacques demandait : - Que dois-je faire ? Brusquement, Chantecoq repliquait : - Disparaitre ! - Disparaitre ! s'ecriait Bellegarde. C'est impossible !... c'est... Il s'arreta... Colette le suppliait, d'un regard anxieux, d'ecouter son pere, qui reprenait aussitot : - Ou plutot, fit-il, de demeurer ici, a l'insu de tous, ce qui me permettra de tendre a Belphegor un piege de ma facon et dans lequel il ne manquera pas de tomber. - Monsieur Chantecoq, reprenait Bellegarde, croyez que je serais tres heureux et tres fier d'etre votre collaborateur dans cette affaire qui a menage et menagera encore au grand detective que vous etes et au modeste journaliste que je suis des surprises sensationnelles. Mais permettez-moi de vous dire que vous exigez de moi un sacrifice devant lequel j'ai un peu le droit d'hesiter. - Et pourquoi ? - Vous me demandez de disparaitre ? Il est evident que si vous voulez attirer Belphegor dans un de ces pieges remarquables dont vous avez le secret, il est preferable qu'il me croie mort que vivant. - Vous voyez bien ! soulignait le grand limier. Bellegarde coupa vivement : - Helas ! je n'ai plus de proches parents, je compte quelques bons amis. - Et vous avez peur de les inquieter ? - Mon Dieu, oui ! - Quand ils connaitront la raison de votre disparition, ils seront les premiers a vous la pardonner. - Peut-etre ! - Vous pouvez dire surement. - Mais il y aussi mon journal... Je me dois a lui... Chantecoq objectait : - Ne preparez-vous pas un coup de reportage qui vous vaudra, au contraire, toutes les plus chaleureuses felicitations de votre directeur ? Le regard tout brillant de la loyaute qui etait en lui, Jacques s'ecriait : - N'aura-t-il pas le droit de me reprocher de m'etre montre trop discret avec lui ? Chantecoq observait : - Votre directeur, j'en suis sur, ne vous en voudra nullement. Votre triomphe lui fera oublier une petite incorrection que j'affirme necessaire... Car... la plus legere indiscretion risque de tout compromettre... Et je ne reponds plus de rien si vous refusez de suivre, je n'ose pas dire mes directives, mais mon conseil !... - Ce que vous me demandez la est tres grave, hesitait encore Bellegarde. J'ai besoin de reflechir. Chantecoq, les sourcils legerement fronces, regarda sa fille, qui etait redevenue soucieuse... lorsqu'on frappa a la porte. - Entrez ! lanca le detective, d'une voix breve. Marie-Jeanne apparut un paquet a la main... et annonca : - C'est un commissionnaire qui vient d'apporter ceci pour Mlle Colette. Et elle tendit l'objet, soigneusement enveloppe dans du papier grave, entoure d'un fil d'or, et muni de l'etiquette d'une grande maison de confiserie, a la jeune fille qui s'en empara. Mme Gautrais s'en fut aussitot rejoindre ses fourneaux. Et Colette commenca a developper le paquet... Jacques, l'air preoccupe et plonge dans les graves reflexions que lui inspirait le conseil de Chantecoq, n'avait prete pour ainsi dire aucune attention a ce menu et banal incident de la vie quotidienne. Chantecoq, de son cote, qui souhaitait vivement de la part du reporter une reponse favorable, s'etait avance vers lui... et desireux de vaincre ses derniers scrupules, il lui disait : - Si vous y tenez absolument, je puis faire une demarche personnelle aupres de votre directeur ; mais, aupres de lui seul... en lui demandant instamment le secret le plus absolu. Jacques allait repliquer. Mais le visage souriant, Colette se dirigeait vers lui... Et tout en lui presentant une belle boite de chocolat qu'elle tenait a la main, elle s'ecriait : - Monsieur Bellegarde, vous m'avez gatee ! Le journaliste protestait avec un accent de tres reelle surprise : - Mademoiselle, vous vous trompez ! Ce n'est pas moi qui vous ai adresse ce cadeau... - Et cette carte ?... observait la fille du detective. Et Colette tendit au reporter un fin bristol sur lequel etait grave le nom de : Jacques Bellegarde 36, avenue d'Antin. De plus en plus eberlue, le reporter affirmait avec force : - Mademoiselle, je vous donne ma parole d'honneur que je ne suis pour rien dans cet envoi de bonbons, et bien que cette carte ressemble etonnamment a celles dont je fais usage... Chantecoq, qui avait tout entendu, s'ecria : - Ah ca ! le citoyen Belphegor, aurait-il ?... Il s'arreta, s'empara de la boite, et dit simplement a Colette et a Bellegarde : - Suivez-moi ! Il se dirigea vers le fond de son studio, ouvrit une petite porte et penetra, avec sa fille et le reporter, dans une petite piece bien claire qui representait un veritable laboratoire. Sans prononcer une parole, il deposa la boite sur une table encombree de fioles, d'eprouvettes et de cornues, prit au hasard un bonbon, le cassa en deux et l'approcha de ses narines. - Aucune odeur suspecte, declara-t-il. Pourtant, je parierais... Il se leva, s'en fut vers une armoire et l'ouvrit a l'aide d'une petite clef fixee a son trousseau qui ne le quittait jamais... Le meuble contenait une serie de bouteilles pharmaceutiques de toutes tailles et dont chacune portait une etiquette precisant le liquide qu'elle contenait. Sans la moindre hesitation, le limier en saisit une, revint vers la table, remplit a moitie du contenu de sa fiole la plus petite de ses eprouvettes... et y plongea les debris du bonbon qu'il venait de rompre. Jacques et Colette le regardaient en silence. Au bout de quelques instants, il saisit l'eprouvette, la placa bien dans la lumiere et la fixa tout en la tenant elevee a la hauteur de ses yeux. Peu a peu, tandis que le chocolat se desagregeait et teintait de brun le reactif, de nombreux globules descendaient dans le fond du recipient et se transformaient en une sorte de poudre grisatre qui, formant bientot un veritable depot, se degageait nettement des autres produits, dont les morceaux du bonbon etaient composes. Nettement, Chantecoq declarait avec un leger tremblement dans la voix : - Maintenant, j'en suis sur, ces bonbons sont empoisonnes ! Colette palit. Et Bellegarde s'ecria : - Le bandit tient sa promesse !... Apres moi, vous, et maintenant votre fille... Quelle lachete !... Quelle infamie ! Dissimulant l'emotion que lui causait le nouvel attentat dirige non seulement contre lui, mais aussi contre sa fille, Chantecoq reprenait : - Le gredin avait bien machine son plan... Apres s'etre debarrasse de vous, il comptait bien nous supprimer, Colette et moi... et vous charger de ce nouveau crime... Puis, s'adressant a Bellegarde, il lanca : - Eh bien ! que decidez-vous ? Le reporter, avec elan, repondit : - Vous avez raison, il faut que je disparaisse ! - Alors, vous restez ? - Je reste ! Tandis que le visage de Colette se rasserenait, le limier et le journaliste echangeaient une des ces poignees de main qui sont mieux qu'une promesse, c'est-a-dire un de ces pactes d'alliance et d'association qui font les grandes forces que rien ne peut briser. IV LE TRESOR DES VALOIS Ainsi que nous venons de le constater, si Chantecoq avait deja reussi a mettre debout contre Belphegor un plan de campagne qui, sans lui offrir encore de serieuses garanties de succes, avait au moins l'avantage d'etre inspire par la logique meme et base sur des evenements dont il avait pu controler lui-meme l'authenticite, l'inspecteur Menardier, malgre toute l'activite qu'il avait deployee, se debattait toujours dans les tenebres du plus obscur mystere. Les fouilles qu'il avait fait operer a l'interieur de notre grand musee, pas plus que les explorations et recherches auxquelles il avait procede lui-meme n'avaient donne aucun resultat. Aucune des empreintes, que le service anthropometrique avait photographiees, ne correspondait aux fiches de malfaiteurs dont on tient, a la prefecture, un repertoire si exact et si complet... Et pas un des limiers charges d'enqueter sur les individus suspects, etrangers ou non, n'avait decouvert le moindre indice qui put permettre de les accuser vraisemblablement d'etre le Fantome du Louvre. A la direction de la police, chefs et subalternes montraient des visages plutot renfrognes. En effet, l'opinion publique commencait a s'enerver : plusieurs journaux avaient deja publie quelques entrefilets aigres-doux a l'adresse de ceux qui sont charges de veiller sur la securite de leurs concitoyens. Et M. Ferval avait convoque Menardier, non pas pour le gourmander, mais pour rechercher avec lui le moyen d'en finir. - Monsieur le directeur, declarait nettement l'inspecteur, plus je me creuse la cervelle, plus je me dis que pour etre revenu deux nuits de suite dans la salle des Dieux barbares et pour n'avoir pas hesite a assommer d'un coup de casse-tete l'infortune Sabarat, il faut que le Fantome soit guide par d'importants et d'imperieux motifs, que le desir de s'emparer d'un objet de valeur est insuffisant a expliquer. - Alors ? ponctuait M. Ferval. - J'ai d'abord cru que notre mysterieux bandit avait eu l'intention de faire sauter le Louvre... Mais je ne m'y suis guere arrete... Car je ne vois pas tres bien a qui un pareil attentat profiterait. - En effet, a moins d'etre fou. - Et notre mysterieux gredin ne l'est pas... J'en repondrais sur ma tete... Car, pour agir ainsi qu'il l'a fait, pour entrer et sortir du Louvre sans qu'on puisse se douter comment, il ne suffit pas d'avoir toute sa raison, il faut encore etre doue d'un genie que je qualifierai d'infernal. - D'accord. - Et j'en suis arrive a me persuader qu'il y a la-dessous une affaire politique. Lorsque j'ai ete charge, a plusieurs reprises, de filer des Orientaux suspects, j'ai pu me rendre compte qu'il existait, dans ce pays, un grand nombre de societes secretes extremement puissantes et qui ont des ramifications un peu partout. - Nous savons cela. - Voila pourquoi, declarait l'inspecteur, j'en suis arrive a me demander si la statue de Belphegor n'aurait pas jadis servi de cachette a l'une de ces nombreuses sectes qui serait en ce moment desireuse de recuperer les papiers qu'on y avait deposes. - Mon cher Menardier, c'est un sujet de roman pour Pierre Benoit, que vous me racontez la... C'est evidemment tres captivant, et nul doute que ce grand romancier populaire n'en tirerait un tres amusant recit. Mais un limier tel que vous doit se mefier de son imagination... vous auriez tort de vous engager sur une piste qui ne peut que vous procurer une amere deconvenue. De tout ce que vous m'avez dit, je ne retiens qu'une chose, car elle est capitale, c'est que, pour etre revenu deux nuits de suite au Louvre, le Fantome doit avoir un motif aussi grave qu'imperieux. J'ajouterai qu'il n'y a pas de raison pour qu'il ne revienne pas encore dans la salle des Dieux barbares... - Monsieur le directeur, j'allais vous le dire, et j'ai l'intention d'etablir, des ce soir, une souriciere dans cette salle ou il s'est deja passe de si terribles choses. Seulement, voila, maintenant qu'il nous sent a ses trousses, le Fantome osera-t-il reparaitre ? - Oui, si nous lui donnons le change, affirmait le haut fonctionnaire. - Peut-etre, en effet... - Attendez un instant... Et M. Ferval se mit a griffonner les lignes suivantes, qu'il lut ensuite a Menardier : Nous apprenons que l'inspecteur Menardier, charge d'enqueter sur l'affaire du Louvre, serait sur la piste du coupable. Celui-ci, dans l'impossibilite de passer la frontiere, se serait refugie dans un petit village du Nord, ou il serait des a present traque par la brigade mobile. Ajoutons que l'inspecteur Menardier est parti ce matin en mission confidentielle pour une destination inconnue. Nous ne dirons rien de plus, afin de ne pas entraver l'action de la police, mais attendons-nous a des revelations aussi prochaines qu'inattendues. Sa lecture terminee, M. Ferval reprit : - Je vais adresser immediatement cette note a la presse, afin qu'elle paraisse dans la troisieme edition des journaux de ce soir. Elle ne manquera pas de tomber sous les yeux de notre gredin. Vous allez donc rester ici bien tranquille, dans mon arriere-bureau, ou l'on vous apportera a diner. Vers vingt-deux heures, avec deux agents que vous choisirez vous-meme, vous vous rendrez au Louvre. Vous vous cacherez avec eux dans la salle en question et si, comme je l'espere, dupe par notre communique, le Fantome y revient, cette fois, il ne vous echappera pas. - Et moi, monsieur le directeur, j'en suis sur ! affirmait l'inspecteur avec force. Fidele aux directives que lui avait donnees son superieur, Menardier, le meme soir, d'accord avec l'administration du musee, s'introduisait subrepticement au Louvre avec ses deux meilleurs agents. Ceux-ci, apres avoir recu ses instructions, se dissimulerent derriere deux grandes statues qui decoraient la salle des Dieux barbares. Menardier se blottit dans une enorme vasque ou il disparut tout entier, tandis qu'a travers les larges fenetres garnies de barreaux qui donnaient sur la cour du Louvre, les rayons de la lune se glissaient, nimbant de leur argent clair la tete du dieu Belphegor, gisant toujours au pied de son socle, sur les dalles en mosaique encore marquees par le sang du gardien Sabarat. A la meme heure, une scene etrange se deroulait a l'interieur de l'eglise Saint-Germain-l'Auxerrois qui dresse, en face de la celebre colonnade de Perrault, son admirable facade, dont le portail, si delicatement ouvrage, date, parait-il, de Philippe le Bel. Au milieu du sanctuaire, desert et silencieux, brillait, devant le maitre-autel, muette et perpetuelle priere, la petite lampe aux reflets rouges qui ne doit s'eteindre jamais. Tout a coup, la porte d'un confessionnal, qui s'appuyait contre le mur de l'un des bas-cotes, s'ouvrait lentement. Une ombre en sortait, puis une autre... C'etaient le bossu mysterieux et l'homme a la salopette. Celui-ci portait a la main une valise assez volumineuse... Tous deux se glisserent, a pas de loup, derriere le maitre-autel. Un instant, ils demeurerent immobiles, l'oreille aux aguets. Mais aucun bruit ne s'elevait dans la nef, dont les colonnades et les ogives se perdaient dans la nuit... Le bossu prit dans sa poche une lampe electrique, dont il fit fonctionner le contact... et projeta la lumiere vers le sol. Il s'agenouilla et promena sa main sur une dalle, au centre de laquelle on pouvait encore apercevoir les vestiges tres vagues d'une fleur de lis qui, plusieurs siecles auparavant, avait ete sculptee en plein granit. Peu a peu, la dalle se deplaca, comme si elle basculait sur un axe invisible, et demasqua une excavation ou s'amorcait un etroit escalier de pierre. Le bossu s'y engouffra le premier... suivi par son compagnon, dont il eclairait la marche avec sa lampe... Des qu'ils eurent disparu, la dalle reprit sa place. Apres avoir descendu une quarantaine de marches, les deux hommes atteignirent un couloir dont les voutes et les parois, en maconnerie puissante, ne semblaient pas avoir recu des ans le moindre outrage. Sur le sol, legerement detrempe par une infiltration qui provenait du voisinage assez rapproche de la Seine, ils s'avancerent a pas comptes, faisant fuir devant eux d'enormes rats et sautiller de non moins gros crapauds qui avaient elu domicile dans ce souterrain, desormais ignore des humains. Ils parcoururent ainsi une centaine de metres et s'arreterent devant une petite porte en chene massif garnie de grosses ferrures rouillees en forme de trefle... Le bossu heurta de trois coups espaces. La porte s'entrebailla, livrant passage aux deux complices, qui penetrerent dans une sorte de crypte en forme de rotonde. Le reflet rougeatre d'une lanterne accrochee au mur enveloppait sinistrement une forme humaine assise sur un banc. C'etait le Fantome du Louvre. Le corps drape dans un linceul noir et la tete dissimulee dans son capuchon, il semblait attendre le bossu et l'homme a la salopette qui s'approcherent de lui en une attitude non de frayeur, mais de respect. L'homme a la salopette deposa la valise a ses pieds. Le bossu, tout en continuant a s'eclairer avec sa lampe electrique, en retira un tube de la dimension et de la forme de ces bouteilles d'air qui servent a regonfler les pneus d'automobiles... Puis, il se mit a donner quelques explications, a voix basse, au Fantome qui l'ecoutait attentivement et l'approuvait de quelques brefs hochements de tete. Alors, apres avoir replace le tube dans la valise, le bossu se releva et fit : - Cette fois, Belphegor, la victoire est a nous ! Le Fantome se penchant vers la valise, s'empara du tube a air que le bossu y avait depose et le glissa sous son linceul. Puis, il se dirigea vers la porte, qu'il ouvrit toute grande... Precede par le bossu, qui avait rallume sa lampe electrique, et suivi par l'homme a la salopette, il s'engagea dans le souterrain qui se dirigeait vers le Louvre. Belphegor et ses deux complices, apres avoir marche environ pendant cent cinquante metres, arriverent devant un escalier exactement semblable a celui dont l'ouverture secrete donnait derriere le maitre-autel de Saint-Germain-l'Auxerrois. Ils le gravirent sans bruit et se trouverent bientot en face d'un mur qui ne presentait aucune fissure. Le Fantome appuya le doigt sur le centre d'une petite pierre qui, en legere asperite, ressortait sur la paroi. La muraille s'entrouvrit sans le moindre bruit, sans le plus petit grincement, laissant apparaitre une ouverture par laquelle s'engouffrerent successivement Belphegor, l'homme a la salopette et le bossu qui se trouverent de plain-pied sur le palier ou se dressait la Victoire de Samothrace, a l'endroit meme ou Chantecoq et Bellegarde avaient vu precedemment disparaitre le Fantome. Les trois personnages, sans s'y attarder, descendirent les degres, et atteignirent le palier du bas. Belphegor fit signe au bossu d'eteindre sa lampe et, seul, il s'engagea dans une galerie obscure. Presque en rampant, avec une souplesse feline, sans hesiter, sans tatonner, en homme qui connait admirablement les lieux et qui a soigneusement, meticuleusement repere d'avance tous les obstacles qu'il pourrait rencontrer sur son chemin, il atteignit l'entree de la salle des Dieux barbares... et, s'arretant, il deposa a terre l'instrument qu'il tenait cache sous son suaire. Il s'agenouilla et commenca a devisser une petite manette fixee a l'entree du tube, d'ou s'echappa aussitot une vapeur legere, presque impalpable, dont il dirigea le jet vers la salle ou Menardier et ses deux hommes se tenaient aux aguets. Puis, se relevant, il attendit, immobile, invisible dans la nuit. Du fond de la vasque ou il etait tapi, Menardier, qui avait l'ouie excessivement fine, entendit sans doute un bruit insolite, car, tout doucement, il se leva et regarda autour de lui. Il lui sembla que l'un des inspecteurs qui se dissimulait derriere une statue chancelait comme s'il etait pris d'un subit etourdissement. En proie lui-meme a un malaise indefinissable, Menardier sortit de la vasque. Au meme instant, son agent, comme assomme, s'ecroulait sur les dalles. La tete lourde, les jambes de plomb, a demi suffoque, Menardier s'approcha de lui. En meme temps, l'autre inspecteur sortait de sa cachette, titubant, lui aussi, comme un homme ivre. Menardier le considera avec stupeur. En un geste instinctif, il le saisit par le bras, mais l'homme glissa sur le sol, a cote de son collegue, pres duquel il demeura etendu, inanime. Se raidissant contre la torpeur qui l'envahissait, le limier voulut faire quelques pas... Mais, soudain, il s'arreta, sidere... Un spectre effrayant venait de surgir de l'ombre et s'avancait lentement vers lui, du pas automatique d'un hallucine... Machinalement, Menardier porta la main vers sa poche a revolver... Mais il n'eut pas le temps de saisir son arme... Le Fantome etait pres de lui, un poignard a la main. Rassemblant ses dernieres forces, qui semblaient pretes a l'abandonner, le policier saisit le bras menacant de Belphegor et, en meme temps, il releva brusquement le capuchon qui lui masquait entierement la tete. Un cri, un rale plutot, lui echappa... Le mysterieux bandit portait un masque contre les gaz asphyxiants. D'un bond en arriere, le Fantome se degagea... Menardier voulut s'elancer sur lui, mais battant l'air de ses bras, il s'ecroula, evanoui, pres des corps des deux hommes qui, ainsi que lui-meme, ne donnaient plus signe de vie. Tour a tour, Belphegor se pencha au-dessus des trois inspecteurs... et certain qu'ils etaient immobilises pour un long moment, il fit entendre un bref sifflement. Le bossu et l'homme a la salopette apparurent. Chacun d'eux portait un masque exactement semblable a celui de Belphegor, et qui les protegeait contre les emanations grace auxquelles le Fantome du Louvre avait reussi a endormir profondement les trois policiers... Frolant d'un pas ouate les mosaiques de la salle, les trois personnages s'approcherent de la statue du dieu des Moabites qui gisait toujours a la meme place. Mais ils ne s'y attarderent point. Sur un signe du Fantome, les deux acolytes saisirent a bras-le-corps le socle de la statue... et, non sans effort, mais habilement, silencieusement, ils le pousserent de cote, de facon a decouvrir la partie des dalles sur lesquelles il reposait. Pendant cette delicate operation, qui demanda plusieurs minutes, le Fantome demeura immobile... les yeux rives sur Menardier et ses agents, qui semblaient, d'ailleurs, aussi rigides que les images de marbre et de pierre qui les entouraient... Ce fut seulement lorsque le socle eut laisse entierement apparaitre l'emplacement qu'il recouvrait, que Belphegor regarda a terre. Eclaire par le rayonnement de la lampe electrique que le bossu avait rallumee, il fixa le rectangle plus clair, moins patine, qui s'offrait a son attention. Bientot il se pencha. Son doigt gante de noir s'en fut vers une fleur de lis qui occupait le centre d'une mosaique representant le blason des Valois et s'y appuya avec force... Lentement et sans bruit, comme celle de Saint-Germain-l'Auxerrois, la dalle bascula, demasquant un trou noir qui se prolongeait sous le sol. Belphegor s'empara de la lampe du bossu et la promena a l'interieur de l'excavation, au fond de laquelle gisait un coffre assez volumineux. Puis, se relevant, il adressa un simple signe a ses deux complices qui s'etendirent tout de leur long de chaque cote de l'orifice et y plongerent chacun un bras... Leurs mains rencontrerent et saisirent les poignees metalliques fixees aux deux extremites du coffre que, non sans peine - car il etait fort lourd - ils retirerent de sa cachette et deposerent pres de la statue renversee. Avec sa lampe electrique, le Fantome l'examina. Sur le couvercle en cuir de Cordoue, que fermaient de solides ferrures rouillees, il apercut, a demi effacees, des armes royales, au-dessus desquelles on pouvait encore dechiffrer les initiales en or terni d'Henri III, roi de France. L'une des quatre serrures d'angle etait presque entierement detachee... Belphegor l'arracha tout a fait, l'examina, reflechit un instant, puis, sans prononcer un mot, il designa simplement l'entree de la salle au bossu et a l'homme a la salopette... Ce dernier s'empara du coffre et le chargea sur ses epaules, qui ployerent legerement sous le poids. Alors, apres avoir jete a terre la ferrure, le Fantome, eclairant la marche, se dirigea vers la galerie, suivi par ses deux aides. En passant, le bossu reprit le tube qui etait reste sur le seuil. Tous trois, tels des ombres, gravirent l'escalier de la Victoire de Samothrace et atteignirent le palier. Belphegor fit de nouveau manoeuvrer le ressort de l'entree secrete que, plus perspicace que les historiens et les architectes du Louvre, il avait su decouvrir... Quelques instants apres, nos personnages s'enfermaient dans la crypte ou nous les avons vus tout a l'heure se rassembler. L'homme a la salopette, dont le front ruisselait de sueur, deposa a terre le coffre et, sans perdre une minute, apres avoir, ainsi que le bossu, retire son masque, il fit sauter les trois serrures a l'aide d'un ciseau a froid qu'il avait pris dans sa poche, et, vivement, il souleva le couvercle... Aussitot, le bossu approcha sa lampe electrique et Belphegor, qui s'etait avance, ne put reprimer mieux qu'une exclamation de surprise, un cri de victoire... Le coffre etait rempli de bijoux, de joyaux et de pieces d'or. L'homme a la salopette y plongea la main... et en retira une poignee d'ecus... qui etaient marques a l'effigie du roi Henri III. Tandis qu'il les faisait retomber en cascades, le bossu, a son tour, retirait du coffre une magnifique couronne enrichie de pierreries. - Le diademe de Catherine de Medicis ! murmura-t-il en le faisant admirer au Fantome. Presque aussitot, a voix basse, mais tout en scandant ses mots d'un geste autoritaire, celui-ci murmura a l'oreille du bossu quelques paroles qui devaient etre des ordres ; car le bossu s'empressa de replacer le precieux et somptueux objet a la place ou il l'avait pris... et, tirant un couteau, il attaqua une des ferrures d'angle... tandis qu'immobile, Belphegor contemplait le tresor etale devant lui. Une heure plus tard, la voiturette du bossu stationnait, avenue d'Antin, quelques maisons plus bas que le rez-de-chaussee de Jacques Bellegarde. Mais, cette fois, c'etait l'homme a la salopette qui se tenait sur le siege. De temps en temps, celui-ci se retournait pour jeter un rapide coup d'oeil vers l'entree de l'immeuble ou demeurait le jeune reporter. Il etait visible qu'il attendait quelqu'un. Or, ce quelqu'un n'etait autre que le bossu qui, a ce moment, etait occupe a une etrange besogne. Apres avoir penetre, a l'aide de fausses clefs dont il possedait un trousseau des plus complets, dans l'appartement du journaliste, dont il semblait connaitre a merveille toutes les dispositions, le bossu, tout en s'eclairant de sa lampe electrique, etait entre droit dans le bureau, dont les volets etaient clos et les rideaux fermes. Apres avoir referme la porte, dont il poussa le verrou, il tourna le commutateur qui faisait fonctionner le courant d'un petit plafonnier place au centre de la piece, eteignit sa lampe, qu'il deposa sur la table ; et, apres avoir jete autour de lui un regard investigateur, il s'approcha de la bibliotheque. Saisissant quelques-uns des livres qui garnissaient les rayons du centre, et tout en les gardant sous son bras gauche, il fouilla dans l'une des poches de sa houppelande, en retira un objet qu'il glissa rapidement derriere les bouquins demeures sur la planche et remit les autres livres a leur place... Puis, se transportant jusqu'au bureau de Bellegarde, apres avoir choisi, d'un oeil experimente, l'une des clefs de son trousseau, il l'introduisait dans la serrure de l'un des tiroirs qu'il ouvrit sans la moindre peine... Il deposa d'abord a l'interieur du meuble une liasse de lettres, puis la ferrure du coffre Renaissance qu'il avait prise dans l'une de ses autres poches... Il referma soigneusement le tiroir, ralluma sa lampe electrique, eteignit le lustre, quitta la piece, traversa l'antichambre, sortit dans le vestibule, donna un simple tour de clef a la porte et lanca, devant la loge du concierge, un sonore : - Cordon, s'il vous plait ! Un bruit de declic... et le bossu se retrouva dans la rue... A grandes enjambees, il rejoignit l'homme a la salopette, grimpa pres de lui, et... la voiture s'eloigna dans la nuit. V OU MENARDIER LANCE UN DEFI A CHANTECOQ Les premiers rayons de l'aurore commencaient a caresser les toits du Louvre et, grandissant peu a peu, s'infiltraient a travers les fenetres, dissipant l'obscurite qui enveloppait les incalculables richesses artistiques dont l'ancien palais de nos rois est l'unique et splendide ecrin. Bientot, les gardiens de jour se presentaient, liberant leurs confreres qui avaient ete de service pendant la nuit... et qui, conformement aux instructions qu'ils avaient recues de la direction, et cela sur la demande de Menardier, desireux de ne pas donner l'eveil au Fantome, s'etaient abstenus de toute ronde dans la salle des Dieux barbares, ainsi qu'aux alentours. - Rien de nouveau ? interrogerent les arrivants. - Rien de nouveau, declarerent les partants. L'un de ces derniers crut meme pouvoir ajouter, resumant d'ailleurs l'opinion quasi unanime de tout le personnel : - Maintenant, c'est fini ! Si l'on veut coffrer l'assassin de Sabarat, ce n'est pas ici qu'on doit le chercher ! Et tandis que les uns rentraient prendre chez eux un repos bien gagne, les autres se repandaient dans les salles dont ils avaient la surveillance. Le successeur de Pierre Gautrais, un jeune homme nomme Albert Droquin, qui n'appartenait que depuis quelques mois a l'administration, s'engagea dans la galerie des Antiques, avec un autre gardien, l'un des doyens de la maison, le pere Bizot, prepose a la garde de la Venus de Milo et de toutes les autres merveilles avoisinantes. Comme ils approchaient de la salle des Dieux barbares, Droquin s'arreta et fit : - Pere Bizot, ne trouvez-vous pas que ca sent une drole d'odeur ? Le vieux gardien renifla l'air. - Ma foi, non ! - Je vous assure que si... On dirait qu'on a debouche un flacon de pharmacie. Et, tout en penetrant dans la salle, il ajouta : - Ca vient de par la ! Soudain, une exclamation lui echappa. Il venait d'apercevoir Menardier et les deux inspecteurs etendus a terre, inanimes, dans la position ou Belphegor et ses complices les avaient laisses. - Pere Bizot, begaya-t-il... pere Bizot, re... regardez donc ! Tous deux, maitrisant leur emotion, s'elancerent vers Menardier, qu'ils reconnurent sur-le-champ. Presque aussitot, ils constaterent qu'il respirait assez regulierement et, qu'ainsi que les deux agents, il n'etait que profondement endormi. Le vieux gardien, se ressaisissant, s'ecria : - Va vite prevenir M. le conservateur ! Droquin s'elanca au dehors. Bizot se pencha vers Menardier qui commencait a s'evader du sommeil de plomb qui l'avait terrasse. Plusieurs gardiens qui se trouvaient dans le voisinage accouraient, attires par les clameurs de leurs collegues. Les uns se precipitaient vers les trois policiers. Les autres s'arretaient devant l'excavation beante qui occupait l'emplacement du socle de la statue de Belphegor. Des cris, des interjections se croisaient : - Le bandit ! - Le miserable ! - Cette fois, c'est trois victimes qu'il a faites ! - Mais non ! s'empressait de rectifier le pere Bizot, qui, seul, n'avait pas perdu la tete... Vous voyez bien qu'ils sont vivants ! En effet, Menardier et ses deux hommes, s'evadant de leur torpeur, commencaient a donner signe de vie, et lorsque M. Lavergne, le conservateur en chef, et M. Nabusson, conservateur-adjoint, que Droquin avait alertes, apparurent dans la salle, Menardier, redresse sur ses genoux et respirant encore avec peine, commencait a entrouvrir ses paupieres clignotantes. Aide par deux gardiens, il se souleva, l'air abruti... A plusieurs reprises, il passa la main sur son front, tout en begayant : - C'est fou !... C'est insense... C'est a croire que j'ai reve ! Apres avoir jete un rapide coup d'oeil sur les deux autres inspecteurs qui, eux aussi, reprenaient peu a peu conscience de la realite, M. Lavergne s'approcha de Menardier et lui demanda : - Que s'est-il donc passe ? - Ah ! c'est vous, monsieur le conservateur ? constata le policier de la voix pateuse d'un homme qui vient de s'evader, non sans peine, d'un long et profond sommeil. - Oui, mon ami... voyons, remettez-vous, et racontez-moi... - Monsieur le conservateur, c'est inimaginable ! - Ah ca ! auriez-vous vu le Fantome ? - Oui, monsieur le conservateur, et je vous jure que j'ai meme cru que ma derniere heure etait arrivee ! Cette declaration, faite par un gaillard qui passait a juste titre pour etre doue a fois d'un grand courage et d'une parfaite honnetete, produisit sur toute l'assistance une impression que nous pouvons, sans exageration, qualifier de sensationnelle... Menardier, au milieu d'un profond silence, entama le recit du veritable cauchemar qu'il avait reellement vecu au cours de la nuit precedente. Finissant son recit par ces mots : - J'ai bien cru que je le tenais... Si j'avais su, je lui aurais envoye une balle dans la peau. Mais je voulais l'avoir vivant ! D'ailleurs, je puis vous l'avouer, je n'etais pas maitre de mes moyens... J'etais tout etourdi... Je ne savais plus trop ce que je faisais... Avouez que c'est extraordinaire ! Pendant que tous l'ecoutaient dans le plus profond silence, un homme vetu avec une elegante simplicite, les bords de son chapeau de feutre gris legerement rabattus sur les yeux, se glissait dans la salle des Dieux barbares. C'etait Chantecoq. Profitant de ce que l'attention generale etait litteralement absorbee par Menardier, le roi des detectives laissa errer ses yeux vers le sol. Apres s'etre dirige vers l'excavation d'ou Belphegor et ses complices avaient retire le coffre qui contenait le tresor des Valois, son regard devint tout a coup plus vif et se fixa sur la ferrure qui avait ete abandonnee par le Fantome et gisait tout pres du trou noir et beant. Le detective se baissa et s'empara de la ferrure. A plusieurs reprises, il la tourna, puis la retourna dans ses doigts... Sans doute, la trouvaille qu'il venait de faire lui parut-elle importante, car un sourire de satisfaction erra sur ses levres, et, lentement, il se dirigea vers le groupe qui entourait le narrateur, qui s'ecriait : - Dans ma carriere de policier, j'ai ete deja mele a des drames que j'ai le droit de qualifier d'extraordinaires. Mais je vous jure que je n'ai jamais rien vu de pareil... et j'avoue franchement que je me demande ce qui a bien pu se passer. Une voix vibrante profera ces mots : - Je vais vous le dire, mon cher confrere ! Un vif mouvement de stupeur secoua l'assistance... Et tous les yeux se porterent vers Chantecoq qui, sans que personne ne l'eut vu venir, dressait sa fine silhouette entre M. Lavergne et Menardier. A la vue du grand detective, le visage de l'inspecteur se renfrogna, exprimant nettement et sans la moindre ambiguite : > Mais Chantecoq qui, pourtant, avait devine les intentions hostiles de son collegue, sans se departir de ce calme merveilleux qui le caracterisait, reprenait, tout en designant l'excavation : - Il y avait la un tresor cache ! - Un tresor ?... repeta Menardier d'un air incredule. - Parfaitement ! scandait le grand limier... Un tresor enferme dans un coffre Renaissance. - Oui vous le donne a penser ? - Cette ferrure d'angle, que je viens de recueillir au bord meme du trou... Et tout en la montrant a M. Lavergne, Chantecoq ajouta : - Je crois, monsieur le conservateur, que je ne me trompe pas. - En effet, reconnaissait M. Lavergne, ce morceau de ferronnerie date bien du seizieme siecle. - Permettez-moi de vous faire observer qu'il porte les armes des Valois, soulignait le grand limier. Mefiant, presque agressif, Menardier reprenait : - Ce n'est qu'une hypothese ! -... Qui est confirmee, appuyait le roi des detectives, par la precaution que le Fantome a prise de vous endormir, ainsi que vos collaborateurs, a l'aide de gaz somniferes. A ces mots, Menardier ne put reprimer une grimace de mecontentement. Et Chantecoq, tout en lui frappant familierement sur l'epaule, ajouta : - Estimez-vous heureux qu'il n'ait pas employe de gaz asphyxiants ! L'inspecteur se mordit les levres. N'etait-ce pas une lecon que lui donnait publiquement son maitre ? Mais un agent accourait, portant un pli a son adresse... Menardier s'en empara et l'ouvrit d'une main febrile. Au fur et a mesure qu'il en prenait connaissance, son visage se detendait pour refleter peu a peu une expression de joie manifeste et presque triomphante. Et, sur un ton de certitude et meme de defi, il lanca : - Monsieur Chantecoq, veuillez vous trouver, cet apres-midi, vers dix-sept heures, quai des Orfevres. Je crois que j'aurai le plaisir de vous annoncer une bonne nouvelle. Tranquillement, le roi des detectives repondait : - J'y serai, mon cher ami ! Menardier, s'adressant a M. Lavergne et a son adjoint : - Messieurs, je crois pouvoir vous affirmer que le Fantome du Louvre ne tardera pas a etre sous les verrous. Et, se tournant vers Chantecoq, qui avait accueilli cette prophetie sensationnelle, avec une indifference non depourvue d'une certaine ironie, il ajouta : - On sait encore travailler a la prefecture de police. - Je n'en ai jamais doute, mon cher Menardier, repliqua le detective avec un accent de courtoisie parfaite. - Alors, a tantot, monsieur Chantecoq ? - A tantot, mon cher Menardier. L'inspecteur s'eloigna avec ses deux hommes. Chantecoq glissa dans sa poche la ferrure qu'il tenait a la main et M. Lavergne, s'approchant de lui, fit sur un ton plein de cordialite : - Qu'en pensez-vous, l'as des as ? Chantecoq repliquait : - Monsieur le conservateur, j'ai toujours eu pour principe de ne jamais vendre la peau de l'ours avant qu'il fut a terre. - Alors, vous croyez que Menardier a bluffe ? - Pas du tout !... Je suis sur, au contraire, qu'il est sincere... J'ajouterai meme que c'est un garcon tres intelligent... Et j'en deduis que, pour avoir reussi a endormir ainsi sa vigilance et accomplir cette nuit l'exploit que vous savez, il faut que notre Fantome soit un de ces bandits comme on n'en rencontre pas plus d'un ou d'eux par siecle. - Cependant, Menardier a ete des plus affirmatifs... - Il y a certainement une arrestation sous roche... mais... mais... Et, apres avoir pris un leger temps, Chantecoq martela : - Mais je puis vous declarer que ce soir... Menardier aura a son tableau... un innocent ! VI UNE FLAMME QUI MEURT Dans le grand salon de la maison d'Auteuil, Elsa Bergen et Maurice de Thouars, l'air grave, preoccupe, echangeaient quelques vagues propos, lorsqu'un valet de chambre annonca : - Le baron et la baronne Papillon ! La baronne ne donna pas le temps a Elsa Bergen de s'avancer vers elle... Elle se precipita dans le salon, clamant, avec des larmes dans la voix : - Alors, notre chere Simone ne va pas ?... Le baron Papillon s'approchait a son tour, et, avec le regard vide de ceux qui sont pleins d'eux-memes et le ton declamatoire de ces gens superficiels qui s'efforcent de masquer leur insensibilite de profonds egoistes, il demanda : - Au moins, notre pauvre amie n'est pas en danger ? Mlle Bergen repliquait avec tristesse : - Nous n'avons plus beaucoup d'espoir. - Que dit le medecin ? - Simone n'a pas voulu le recevoir ! - Il fallait la forcer ! - C'eut ete hater ses derniers moments. A ces mots, Mme Papillon se laissa tomber sur un siege. Quant a son mari, tout en s'efforcant de donner a son masque petri de pretention imbecile et creuse une expression de douloureuse surprise, il s'en fut vers Maurice de Thouars et lui serra la main avec une effusion exageree : - Voyons, fit-il d'une voix caverneuse, que s'est-il passe ? Dissimulant avec peine l'enervement que lui causaient toutes ces visites, Maurice de Thouars repliquait : - Deja, depuis quelque temps, la sante de notre chere Simone nous causait de grandes inquietudes. - N'abusait-elle pas de stupefiants ? - Helas ! oui... Mais ce qui l'a surtout frappee, c'est la visite de ce Fantome. Au mot de Fantome, la baronne eut un sursaut d'epouvante. - Le Fantome ! s'ecria-t-elle en projetant les bras en avant... Le Fantome ! Ah ! ne m'en parlez pas ! Il me semble que je le vois sans cesse roder autour de moi. - Elle etait deja un peu detraquee, soufflait l'amateur de bibelots a l'oreille du beau Maxime... Mais, avec toutes ces histoires, je crains qu'elle ne devienne tout a fait folle... Tenez... ecoutez-la. En effet, la baronne Papillon qui, a present, ne semblait nullement jouer la comedie, continuait, tout en gesticulant : - Ce Fantome ! Je le vois partout... La nuit, le jour... dans mon salon, dans ma chambre a coucher, dans mon cabinet de toilette... Et, proferant un cri de terreur, elle montra d'un doigt tremblant la porte qui venait de s'ouvrir : - Le voici ! clama-t-elle, epouvantee. C'est lui ! C'est lui ! - Mais non ! rectifiait Elsa Bergen, c'est Dominique. Les yeux ecarquilles, la baronne contemplait, un peu calmee, le valet de chambre, qui venait d'apparaitre et s'avancait, d'un pas ceremonieux, vers la demoiselle de compagnie a laquelle il dit : - Je viens rappeler a Mademoiselle que M. Chantecoq attend deja depuis un quart d'heure dans le boudoir. - Chantecoq ! s'exclama la baronne Papillon. Chantecoq, le roi des detectives. Oh ! faites-le entrer ! Faites-le venir vite ! Je veux le voir... Je veux me placer sous sa protection... - Dominique, faites entrer M. Chantecoq, ordonnait Mlle Bergen. Le valet de chambre se retira pour revenir quelques instants apres avec le celebre limier qui, en apercevant le couple plutot ridicule que representaient le collectionneur et son epouse, s'arreta sur le seuil, en l'attitude d'un homme bien eleve qui redoute d'etre indiscret. Mais Mlle Bergen, avec beaucoup d'affabilite, le presentait aux Papillon. Chantecoq s'inclina devant la baronne, serra la main que le baron lui tendait et adressa une amicale salutation a M. de Thouars qui lui repondit avec non moins de cordialite. Achevant de rompre la glace, la demoiselle de compagnie poursuivait : - Le baron Papillon, qui est un grand amateur d'antiquites, est aussi le plus fin, le plus averti de tous nos collectionneurs parisiens. Mais Mme Papillon ne donna pas a la Scandinave le temps de continuer et elle s'ecria : - Monsieur Chantecoq, vous allez bientot arreter le Fantome... n'est-ce pas ? Chantecoq repondit en souriant : - Je l'espere, madame. - Figurez-vous que je ne vis plus ! - Madame reprit le limier, je ne vois pas pourquoi le Fantome s'attaquerait a vous plutot qu'a une autre. - Nous possedons une telle quantite de belles choses... - Evidemment ! reconnaissait le detective, c'est fort tentant pour un cambrioleur. Mais rassurez-vous, baronne... - C'est-a-dire ? - Le tresor des Valois. - Le tresor des Valois ! s'exclamerent simultanement Elsa Bergen, Maurice de Thouars et le menage Papillon. - Parfaitement ! declara le policier. - Il y avait donc un tresor cache au Louvre ? interrogeait le baron. - Oui... sous la statue de Belphegor. - Et le Fantome s'en est empare ? - En un tournemain. - Quand cela ? - La nuit derniere. - Decidement, s'ecriait Mme Papillon, la police est bien mal faite a Paris. - On n'avait donc pas etabli au Louvre, un service de surveillance ? observait Maurice de Thouars. - Ah ! si, declarait Chantecoq... L'inspecteur Menardier se trouvait meme dans la salle des Dieux barbares avec deux de ses meilleurs agents. - Et ils n'ont pu arreter ce monstre ? - Cela leur eut ete bien difficile. - Pourquoi ? - Ils etaient profondement endormis. - J'espere bien qu'on va les revoquer ! scandait le collectionneur. - Ce n'est pas leur faute... excusait Chantecoq. Belphegor leur avait fait, sans qu'ils s'en doutent, respirer des gaz somniferes. - Des gaz somniferes ! scandait Mme Papillon, en levant les bras au ciel. Et, reprise de toute sa terreur, elle se mit a piailler : - C'est effrayant ! C'est abominable ! Jamais on n'a vu une chose pareille ! - Ne criez pas aussi fort, madame ! intervenait Mlle Bergen... Simone pourrait entendre. - Mais oui, tais-toi donc ! appuya le baron. - Baronne, reprenait Chantecoq, vous ne m'avez pas donne le temps de terminer. J'avais a ajouter quelques mots qui, je l'espere, vont tout a fait vous rassurer. L'inspecteur Menardier m'a assure qu'il etait sur la piste du bandit et que son arrestation n'etait plus qu'une question d'heures. - Ah ! je respire ! fit Mme Papillon. - Je crois qu'apres cette bonne parole, conclut le collectionneur, nous n'avons plus qu'a nous retirer. - Oui, c'est cela, partons... acquiescait la baronne... Au revoir, mademoiselle Bergen. Et en tete de linotte qu'elle etait, Mme Papillon ajouta : - Cette pauvre Simone !... Vous lui direz mille choses aimables de notre part... Esperons que ce ne sera rien ! Et la demi-toquee s'en fut avec son mari qui, apres avoir pris conge de tous, la rejoignait dans l'antichambre, en grommelant des paroles inintelligibles qui n'etaient pas certes des eloges a l'adresse de la compagne de sa vie. Mlle Bergen soupira : - Deux grotesques !... Elle surtout est insupportable. Chantecoq reprenait : - J'ai bien vu qu'elle vous agacait et j'ai cherche a vous en debarrasser. - Et vous y avez reussi, monsieur Chantecoq !... Tous mes meilleurs remerciements. - Je me doutais bien, declarait Maurice de Thouars, que cette histoire de tresor des Valois n'etait qu'une fantaisie de votre imagination. - Pas du tout ! protestait le roi des detectives ; elle est parfaitement authentique. - Et l'inspecteur Menardier vous a affirme qu'il etait sur la piste du coupable ? - Il m'a meme donne rendez-vous, cet apres-midi, vers cinq heures a la prefecture de police pour me donner son nom. - Et vous irez ? interrogeait la demoiselle de compagnie. - Certainement ! - En ce cas, posait M. de Thouars, vous renoncez a votre enquete ? - Non, puisque je suis ici. - J'avoue que je ne comprends pas. - C'est pourtant bien simple, mon cher monsieur, reprenait le detective. Menardier pretend qu'il tient Belphegor, ou tout au moins qu'il va le tenir. Or, je suis convaincu qu'il suit une route differente de la mienne et qu'il est sur le point de commettre une grave erreur. Donc, je continue ! lle Desroches. - Helas ! repliquait la Scandinave, elle ne vous entendrait meme pas. Mais je pourrai, peut-etre, vous repondre pour elle. Simone n'a guere de secrets pour moi. - Puisqu'il en est ainsi, mademoiselle, reprenait le grand limier, je n'hesite pas a vous poser tout de suite une question d'une importance capitale. lle Desroches sont-elles de nature a compromettre leur signataire ? Mlle Bergen reflechit un instant. Puis, elle fit : - Soupconneriez-vous Jacques Bellegarde d'etre... D'un geste bref, energique, Chantecoq l'arreta. Puis il repliqua sur un ton categorique : - Je n'ai pas de soupcons, je cherche. Gravement, Chantecoq poursuivait : - Vous comprenez maintenant pourquoi j'attache un si grand prix a votre reponse. - Monsieur Chantecoq, reprenait la demoiselle de compagnie, je ne voudrais pas un seul instant que vous vous figuriez que je cherche a me venger d'un homme qui a si cruellement fait souffrir ma pauvre amie. Je suis, en effet, tres au-dessus d'un pareil sentiment. Silencieux, Maurice de Thouars approuvait de la tete les paroles de la Scandinave, qui poursuivait : - Mais je dois reconnaitre, dans l'interet de la verite, que ces lettres, dont Simone m'en avait fait lire quelques-unes, renferment certains passages qui peuvent etre genants pour celui qui les avait ecrits. Elle allait continuer, mais Juliette, la femme de chambre, accourait... bouleversee, et clamant d'une voix tremblante : - Venez vite ! Mademoiselle est au plus mal ! Elsa Bergen s'elanca vers la porte et disparut. Maurice de Thouars se disposait a la suivre ; se retournant vers Chantecoq, il lui dit : - Excusez-nous, monsieur ! Le detective, tout en s'inclinant legerement, repondit : - C'est moi au contraire, qui vous demande pardon... j'ignorais que Mlle Desroches fut aussi gravement atteinte. - Elle est perdue ! murmura M. de Thouars. Et il ajouta avec un accent de grande douleur : - Ce n'est plus qu'une flamme qui meurt ! Et tandis qu'une flamme de colere s'allumait dans ses yeux, il scanda haineusement : - Ce Bellegarde est un grand coupable. Et accompagnant Chantecoq jusque dans le vestibule, ou le valet de chambre s'appretait a ouvrir la porte, M. de Thouars escalada a grandes enjambees les marches de l'escalier qui conduisait au premier etage. Lorsqu'il penetra dans la chambre de Simone, Elsa Bergen, Juliette et une infirmiere s'efforcaient de maintenir dans son lit la malheureuse jeune femme. En proie a un delire effrayant, les yeux revulses, le visage decompose, elle s'ecriait, en agitant les bras : - Le Fantome ! Je le vois ! Il est la ! Il est la !... Echappant, en un supreme effort, a celles qui s'efforcaient de la calmer, d'un bond, elle sauta a bas de son lit et courut vers la fenetre, comme si elle voulait se jeter dans le jardin. Mlle Bergen et l'infirmiere, qui l'avaient rejointe, la maitriserent assez facilement et deposerent sur une chaise longue Simone qui, brisee par ce dernier sursaut, ne manifestait plus aucune energie, et demeura prostree, aneantie, les yeux clos. Maurice de Thouars s'etait precipite sur un flacon de sels place sur la table de nuit... et le passait a l'infirmiere, qui faisait immediatement respirer le revulsif a Simone. Au bout d'un instant, elle se ranima un peu et murmura d'une voix tres faible, mais ou subsistait encore l'echo d'un indicible dechirement : - Jacques ! Jacques ! Et tout en serrant nerveusement la main d'Elsa Bergen, elle ajouta, haletante, epuisee. - Vous lui direz que je lui pardonne ! Sa tete retomba en avant... Elle venait de perdre connaissance. Ce fut en vain que la demoiselle de compagnie essaya de la ranimer. Et d'une voix brisee, Maurice de Thouars dit a la femme de chambre, consternee : - Juliette, il etait temps ; allez chercher un pretre... car c'est l'agonie qui commence ! VII OU L'ON VOIT LES PREVISIONS DE CHANTECOQ SE REALISER D'UNE FACON MATHEMATIQUE Conformement aux directives de Chantecoq, Jacques Bellegarde etait demeure cache dans la villa des allees de Verzy, autour de laquelle Pierre Gautrais ne cessait d'exercer, avec l'aide de ses deux danois, Pandore et Vidocq, une rigoureuse surveillance. Une chambre, situee au premier, avait ete reservee au journaliste, et il avait ete entendu que, pendant le jour, il se tiendrait dans un petit salon dont les fenetres s'ouvraient a l'arriere de la maison, sur le jardin, et dont, par surcroit de precaution, on avait abaisse les stores. Colette avait choisi dans la bibliotheque fort bien fournie de son pere quelques livres qu'elle croyait capables d'interesser son hote. Et elle les lui avait apportes dans le petit salon qui servait de discret asile au jeune reporter. Celui-ci l'avait vivement remerciee de cette delicate attention. - J'ai peur que vous ne vous ennuyiez... exprimait Colette. - Moi, mademoiselle !... Mais c'est impossible... surtout quand vous etes la. Colette rougit legerement... Puis elle detourna la tete. Bellegarde se tut... Une grande melancolie se lisait dans son regard... Un pli d'amertume et de regret sillonnait son front... Et il reprit : - Mademoiselle... sans le vouloir, vous aurais-je fait de la peine ? - Pas du tout, protestait Colette, qui s'etait ressaisie. - Alors... laissez-moi vous dire... - Oui, parlez !... Dans ce >, il y avait a la fois tant de douceur, d'affection, de bonte et de confiance que Jacques se sentit tout de suite enhardi a ces confidences auxquelles, un instant auparavant, il s'interdisait de se livrer. - Mademoiselle, fit-il, la premiere fois que je vous ai rencontree, j'ai ressenti une impression a la fois tres etrange et tres douce... A peine avais-je echange avec vous ces quelques paroles, qu'il m'a semble, des que vous vous etes eloignee, qu'une force irresistible, que je prenais pour de la curiosite, m'attirait vers vous. Alors, j'ai voulu vous suivre, vous aborder... Mais vous m'en avez empeche ! - Comment cela ? - Par votre regard ! Oh ! certes, je n'ai lu en lui aucune indignation, aucune colere. Il etait au contraire si calme, si lumineux, si clair, que j'ai devine en une seconde toute votre ame... Une ame comme la votre, mademoiselle, est faite avant tout pour etre respectee... Et cela n'a fait que grandir l'attrait subit que vous avez eveille en moi... - Pourtant, ponctuait Colette, en baissant legerement la tete... Le journaliste reprit : - Oui, le lendemain, cette rencontre au restaurant des Glycines, et a laquelle vous avez eu le tact si delicieux de ne pas faire la moindre allusion. - Je l'ai oubliee ! affirmait la jeune fille avec un accent de sincerite charmante. - Pas moi ! declarait Jacques. - Oh ! pourquoi ? - Je crains que, a votre insu, peut-etre, cet incident ait laisse en vous une mauvaise impression, que vous croyez effacee, mais qui, au contact d'evenements toujours possibles, peut reparaitre et vous indisposer contre moi. - Ne croyez pas cela, monsieur Jacques, affirmait la jeune fille. - Merci ! fit Jacques avec effusion. Je crois que vous etes encore plus genereuse que je ne le pensais. - Ce n'est pas de la generosite, c'est de la justice, definit Colette. - Alors, mademoiselle, accentuait le journaliste, dont les traits s'etaient rasserenes, je n'ai plus qu'a me rejouir de cette algarade, puisqu'elle a ete pour moi mieux que le pretexte, c'est-a-dire la raison d'en finir avec une situation qui pesait aussi lourdement a ma conscience qu'a mon coeur. Colette, tout en reprimant un soupir, interrogeait un peu craintivement : - Pourtant, vous avez aime cette femme ?... - J'ai cru l'aimer ! affirmait le reporter, avec un accent de loyaute parfaite. - Mais elle ?... murmurait la fille du detective. Elle a du, elle doit encore beaucoup souffrir ! - Elle aussi a cru m'aimer... expliquait Jacques. - Qu'en savez-vous ? s'ecriait la jeune fille. La jalousie que vous lui inspirez ne prouve-t-elle pas combien elle vous est attachee ? - C'est une romanesque... une cerebrale... Elle vit dans une atmosphere qui ne peut, malheureusement, qu'exercer sur elle une tres pernicieuse influence. Je me suis ressaisi le premier. Mieux eut valu que nous nous rendissions compte en meme temps de notre mutuelle erreur. - Tout cela est tres penible, concluait Colette avec un accent de touchante pitie. - Je regrette de vous avoir attristee par ces confidences, soulignait Jacques. - Elles etaient necessaires... affirmait gravement la jeune fille. Puis, d'une voix subitement douloureuse, elle reprit : - Mais, n'est-ce pas, nous n'en reparlerons jamais ! - Mademoiselle Colette ! s'ecria Bellegarde, en remarquant la tristesse subite de la jeune fille. Et tout en lui prenant la main, il s'ecria : - Qu'avez-vous donc ? On dirait que vous allez pleurer. - Non ! ce n'est rien affirmait la jeune fille en refoulant ses larmes. Puis elle ajouta : - Ce doit etre si cruel, lorsque l'on s'aime vraiment, d'etre oblige de se quitter. Jacques, bouleverse par ces paroles, qui etaient presque un aveu, allait repliquer... lorsque la porte s'ouvrit avec fracas, et la brave Marie-Jeanne apparut dans un etat d'agitation impossible a decrire. Son chapeau ballottait sur sa tete. Sa figure avait perdu le teint de pivoine qui lui etait habituel et apparaissait aussi blanche qu'une pleine lune d'hiver. Colette, sans prendre les choses au tragique, demanda aussitot : - Je parie, Marie-Jeanne, que vous allez encore nous annoncer une catastrophe ! - Bien pire !... s'exclama l'excellente femme, en roulant d'enormes yeux en boule de loto. Et, tout d'un trait, elle lacha : - Monsieur Jacques, voila maintenant qu'ils vous prennent pour le Fantome du Louvre ! Et Marie-Jeanne, a bout de souffle, s'effondra sur un siege. Colette et Jacques echangerent un regard qui prouvait que les revelations de Mme Gautrais ne provoquaient pas en eux la stupefaction a laquelle celle-ci etait en droit de s'attendre... Et, rejoignant la cuisiniere, qui s'evertuait a reprendre son souffle et ses esprits, le journaliste lui dit avec un accent de grande bienveillance : - Rassurez-vous, ma bonne Marie-Jeanne, et racontez-nous ce que vous savez. - Ah ! ne m'en parlez pas, monsieur Jacques ! - Il faut en parler, au contraire. - Oui, vous avez raison... Excusez-moi, mademoiselle Colette, je n'ai plus la tete a moi... S'en prendre a vous, monsieur Jacques, vous, un si honnete homme ! Et Marie-Jeanne, qui s'etait ressaisie, poursuivit avec volubilite : - Eh bien ! voila, posa la commere... Ainsi que vous me l'aviez demande, je m'etais rendue, monsieur Jacques, a votre appartement, pour y prendre les differents objets que vous m'avez designes. J'etais en train de sortir de votre armoire vos chemises de nuit et vos chaussettes, lorsque l'on se mit a frapper a grands coups a la porte d'entree ; je me precipitai dans l'antichambre et j'entendis des voix qui criaient dans le vestibule : > J'ouvris... et je me trouvai nez a nez avec cinq bonshommes parmi lesquels je reconnus le petit fouinard. - Le petit fouinard ? - Oui, l'inspecteur Menardier... celui qui voulait a tout prix que mon homme fut le Fantome du Louvre. Alors, un grand type, qui n'avait pas l'air commode, me dit : > Je lui repondis, comme de raison, que vous etiez parti en voyage. Alors, le petit fouinard s'ecria, en ricanant : > Et le commissaire, d'un ton sec, riposta : > Avant meme que j'aie le temps de dire >, ils envahissent l'appartement. Le commissaire, le fouinard avec les deux agents en civil qui les accompagnaient s'en vont droit a votre cabinet de travail, comme s'ils etaient chez eux... Ils n'ont pas ete longs a vous ouvrir les tiroirs, a fouiller dans les papiers, dans les dossiers. Comme ils ne trouvaient rien, le commissaire recommencait a s'impatienter... Mais Menardier, tirant de sa poche une lettre, la lui a montree en grommelant : > > Et, les poings crispes, Marie-Jeanne s'ecria : - Je l'aurais bouffe, ce type-la !... Mais je n'ai pas ose, car j'ai bien senti que je ne serais pas la plus forte. Alors, il s'est mis a tout bousculer dans la bibliotheque, flanquant par terre vos beaux livres a tranche doree. Derriere une rangee, il a degotte un vieux cahier qu'il s'est mis a feuilleter d'un air interesse. Pendant ce temps-la, le commissaire ouvrait votre tiroir... et en retirait un morceau de fer... - Un morceau de fer ? interrogeait Bellegarde. - Oui. J'ai pas tres bien pu voir ce que c'etait... Mais ca m'avait tout l'air d'un vieil article qu'on aurait achete a la foire aux puces ; et puis, il a ramene des lettres, des pieces d'or qu'il a etalees sur la table. - Des pieces d'or ! declarait le reporter. Il y a beau temps que je n'en ai plus chez moi ! Avec force et insistance, Marie-Jeanne affirmait : - Pourtant, c'en etait bien, des pieces d'or, j'en suis sure. Alors, le commissaire a appele Menardier, qui etait toujours en train d'examiner le cahier, et est venu tout de suite vers lui... > Petit Parisien ; et puis, je suis remontee jusqu'a Barbes, ou j'ai pris le metro... et voila ! Et Marie-Jeanne conclut : - Vous verrez, monsieur Jacques, qu'ils vont vous accuser d'avoir assassine Sabarat ! Bellegarde, qui avait ecoute le recit de la brave femme avec une nervosite sans cesse croissante, s'ecriait, au comble de l'indignation : - C'est trop fort ! Et il allait s'elancer vers la porte, lorsque Colette le retint. - Ou allez-vous donc ? demanda-t-elle d'un ton plein d'anxiete. - Me justifier ! La fille du detective scandait avec force : - Rappelez-vous que mon pere vous a recommande de ne pas bouger d'ici. Le journaliste repliquait : - Je ne puis demeurer sous le coup d'une accusation pareille. - Restez, je vous en prie, suppliait Colette. Emporte par le desir de confondre ceux qui l'accusaient, Bellegarde allait passer outre. Mais Chantecoq apparut sur le seuil de la porte, que le jeune reporter s'appretait a franchir. Le visage souriant, le grand limier l'arreta d'un geste a la fois energique et amical. - J'ai tout entendu, fit-il. Calmez-vous, mon ami, je vous en prie. Vous allez voir que tout cela va s'arranger... Tandis que Colette rejoignait Marie-Jeanne et s'efforcait de la rassurer, Chantecoq prit Bellegarde par le bras et, apres avoir referme la porte, il l'emmena au milieu de la piece et commenca a lui murmurer quelques mots a l'oreille. A mesure que le roi des detectives parlait, le visage du journaliste se rasserenait. Et lorsque le pere de Colette eut termine, Jacques fit, d'un air satisfait et meme joyeux : - Decidement, monsieur Chantecoq, vous etes un homme de genie. - Dites plutot que je sais mon metier, protestait modestement le premier policier de France. Et, s'adressant a sa fille, il ajouta : - Tout marche tres bien. Je vais seulement m'occuper de mettre notre ami Bellegarde a l'abri de toute indiscretion... Mais je crois qu'avant peu, le veritable Belphegor aura de mes nouvelles ! Car cet animal de Menardier est tellement bute, malgre tout ce que j'ai pu lui dire, qu'il est capable d'attirer des ennuis a notre ami ! D'autre part, il faut bien reconnaitre que le Fantome du Louvre a fort habilement manoeuvre !... Chantecoq emmena aussitot son hote dans le laboratoire, ou nous l'avons vu precedemment analyser le contenu de l'un des bonbons empoisonnes. Allant droit a une grande armoire, il l'ouvrit a l'aide d'une clef empruntee au trousseau qu'il avait toujours en poche. Les deux battants du meuble laisserent apparaitre, suspendus a des portemanteaux, des vetements et des uniformes de toutes sortes... Chantecoq choisit tour a tour une redingote, un gilet, un pantalon noir et un chapeau genre Borsalino, qu'il remit a Bellegarde. Il s'en fut ensuite vers une commode, dont il tira a lui le premier tiroir... Il etait rempli de boites en carton qui portaient toutes une etiquette. Il en prit une et en retira une perruque aux cheveux abondants, une moustache en crocs et une barbiche a la mousquetaire. Puis il s'en fut deposer tous ces postiches sur une table a maquillage, telle qu'on en voit dans les loges d'artistes, et qui etait munie de tous les accessoires necessaires. Jacques, quittant son complet, commenca a revetir les habits que Chantecoq venait de lui remettre. - Nous sommes a peu pres de la meme taille, declara ce dernier. Vous allez voir que tout cela va vous aller a merveille. D'ailleurs, le role que je vous demande de jouer ne reclame pas une grande elegance. Lorsque Bellegarde eut termine son echange, le roi des detectives lui jeta un peignoir sur les epaules. Puis, apres l'avoir fait asseoir devant la table a maquillage, avec une dexterite et une surete de touche remarquables, il enduisit le visage du journaliste d'un fond de teint qui lui bistra la peau... comme celle d'un Italien de Calabre. Ensuite, il le coiffa de la perruque, l'aida a se coller sous le nez et le menton la moustache et la barbe, qui s'accordaient merveilleusement avec la chevelure postiche... et, apres avoir remis a Jacques une paire de lunettes a monture d'ecaille, que le jeune reporter s'empressa de faire chevaucher sur son nez, il lui dit : - Maintenant, mon ami, regardez-vous dans la glace ! Bellegarde se placa juste devant le miroir qui surmontait le meuble devant lequel il etait assis. Une exclamation de surprise et de satisfaction lui echappa... En effet, la transformation etait si complete, si absolue, qu'il etait impossible, meme a l'oeil le plus exerce, de penser qu'elle etait due a un artifice de camouflage et que le personnage qui se dissimulait sous cette identite nouvelle n'etait autre que le jeune et deja celebre reporter du Petit Parisien. Chantecoq, ravi, s'ecriait : - C'est parfait ! Et je defie qui que ce soit de vous reperer. - En effet, c'est prodigieux ! admirait le journaliste. D'un air resolu, Chantecoq scanda : - Maintenant, seigneur Belphegor, a nous deux ! A la meme heure, une torpedo sport filait a toute allure sur la route de Mantes a Dreux... Le bossu tenait le volant... Assis pres de lui, l'homme a la salopette lisait a haute voix le billet suivant : Lorsque vous aurez transporte le tresor a l'endroit que je vous ai indique, il ne vous restera plus qu'a me debarrasser de Chantecoq, qui commence a devenir singulierement encombrant. Belphegor. Le bossu eut plusieurs petits hochements de tete approbatifs. Tout en dechirant le papier en mille morceaux, qu'il abandonna au vent, l'homme a la salopette martela : - Ce detective est un adversaire redoutable. - Possible ! ricana le bossu... Et, le regard tout flambant d'une haine et d'une cruaute implacables, il ajouta : - Mais demain soir, le coq aura fini de chanter ! TROISIEME PARTIE LE FANTOME NOIR I LE GRIMOIRE DE RUGGIERI Sur la route de Mantes a Dreux, a quelques kilometres de cette derniere ville, le chateau de Courteuil, qui datait de la Renaissance, dressait sa magnifique silhouette. Le baron Papillon, qui s'en etait rendu acquereur quelques annees auparavant, n'en avait pas fait seulement restaurer l'exterieur ; il avait aussi voulu que l'interieur fut meuble comme il l'etait autrefois. Et nous devons dire qu'il avait presque atteint son but. Apres avoir franchi une superbe grille monumentale en fer forge et traverse une vaste cour d'honneur, on penetrait dans la salle des gardes, ornee de statues et d'armures, et au fond de laquelle s'amorcait un tres bel escalier en pierre, a double evolution, qui aboutissait, au premier etage, a un large vestibule dont les murs etaient tendus de tapisseries de haute lice. Ce vestibule desservait un tres beau salon Louis XV aux boiseries delicatement ouvragees et qui avaient conserve leurs ors, aux meubles rares et aux tableaux de maitres... Le parquet etait garni d'un splendide et unique tapis de la Savonnerie. Cette piece vraiment admirable communiquait directement avec une immense bibliotheque dont les quatre faces etaient garnies de rayons ou s'alignaient plusieurs milliers de volumes dont certains eussent ete dignes de figurer a l'Arsenal, a Chantilly ou a la Mazarine. Ce jour-la, dans cette salle, l'homme charge par le baron Papillon de surveiller toutes ces richesses etait assis devant une table Louis XIII, sur laquelle reposait un colis de forme rectangulaire et qu'enveloppait une toile d'emballage marquee de plusieurs cachets de cire rouge. Ce personnage n'etait autre que le bossu mysterieux, l'un des complices de Belphegor. L'autre comparse, c'est-a-dire l'homme a la salopette, se tenait debout pres du bureau, sa casquette a la main. En face d'eux, un concierge en livree ecoutait, en une attitude respectueuse, les ordres du bossu. Celui-ci lui disait, sur un ton qui revelait immediatement la place importante qu'il occupait dans la maison : - Par suite d'un accident survenu au mecanisme secret des oubliettes, M. le baron a donne l'ordre d'interdire toute visite au chateau. - Bien, monsieur le secretaire, repondait le portier en s'inclinant. Designant a celui-ci l'homme a la salopette, le bossu poursuivit : - Monsieur est un ouvrier specialiste que j'ai amene de Paris et qui doit executer devant moi les reparations. Puis, avec force, il scanda : - Vous veillerez a ce que personne ne nous derange pendant l'execution des travaux. Et, d'un geste imperatif, il congedia le concierge qui s'empressa de deguerpir. Le bossu et l'homme a la salopette resterent seuls en presence... Un instant, ils se turent. L'homme a la salopette, qui ne semblait doue ni du meme cran, ni de la meme autorite que son interlocuteur, rompit le premier le silence. - Alors, fit-il, monsieur Luchner, vous croyez que nous ne risquons rien ? - J'en suis sur ! repliqua le bossu avec l'apparence et l'accent de la plus parfaite tranquillite. Et il ajouta : - Les Papillon ne viennent jamais ici qu'au mois de septembre. - Mais les domestiques ? objectait l'autre. - J'en reponds ! scanda le bossu d'un ton qui n'admettait pas de replique. Et, s'emparant d'un trousseau de clefs depose sur la table, il fit signe a son acolyte de prendre le colis. L'homme a la salopette le chargea sur son dos et emboita le pas au bossu. Tous deux, sortant de la bibliotheque, traverserent la salle a manger et penetrerent dans le salon. M. Luchner se dirigea vers une petite porte en tapisserie... Tandis qu'il choisissait l'une des clefs a son trousseau, l'homme a la salopette deposa son fardeau sur un meuble... puis, promena son regard autour de lui, detaillant avec admiration et convoitise les merveilles accumulees autour de lui. Apres l'avoir considere pendant quelques secondes, le bossu fit avec un sourire plein d'ironie : - Vous vous dites qu'il y aurait ici un beau coup a faire ? - Et comment ? - J'y avais bien songe, declarait le secretaire du collectionneur... Mais c'est malheureusement impossible. - Pourquoi ? - Parce que ces objets d'art, ces tableaux, ces meubles sont catalogues et connus de tous les antiquaires... Et l'on se ferait immediatement pincer... - Alors, je n'insiste pas. Le bossu introduisit sa clef dans la serrure de la petite porte... L'homme a la salopette rechargea le colis sur ses epaules. Le bossu poussa la porte ; et, apres l'avoir refermee derriere eux, il fit fonctionner un commutateur. Une lampe electrique s'alluma, eclairant un petit escalier en colimacon qui s'enfoncait dans le sol. Tous deux descendirent les marches et atteignirent un couloir qui se terminait par une baie grillee. Le bossu, designant la baie, dit a son compagnon : - Les anciennes prisons du chateau ! Il chercha une grosse clef dans son trousseau et la placa dans l'enorme serrure qui fermait la grille et ceda a sa pression... Alors, il fit fonctionner un nouveau commutateur. Les deux aides de Belphegor se trouvaient dans une vallee voutee qu'eclairaient plusieurs lampes a reflecteurs accrochees aux murs. Au fond, se dressait une sorte de cheminee, d'aspect bizarre. A l'une des parois etait fixe un tableau electrique muni de plusieurs manometres. Apres avoir fait signe a l'homme a la salopette de se debarrasser de son colis, que celui-ci placa sur une table en bois massif, le bossu reprit, en lui designant la cheminee : - C'est un fourneau a haute tension que j'ai installe moi-meme ! - Decidement, monsieur Luchner, vous savez tout. Designant le colis, le bossu reprit : - Nous allons laisser ici le coffre... ainsi qu'il nous l'a ete ordonne... Des que Belphegor nous aura rejoints, nous commencerons la fonte des pieces et des bijoux qu'il s'agit de transformer en lingots d'or. Les deux bandits regagnerent par le meme chemin la cour du chateau, ou stationnait la voiturette du bossu. Le concierge s'empressa d'ouvrir la portiere... Tandis que son compagnon montait dans l'auto, le secretaire du baron Papillon lanca au portier : - Nous allons chercher une piece qui nous manque et nous reviendrons demain. Et il ajouta, tout en lui glissant un billet dans la main : - Voila pour boire a ma sante ! Il s'installa au volant... La voiture demarra... Et le concierge de Courteuil, ravi de l'aubaine, s'ecria : - Quel brave homme que ce M. Luchner !... A la meme heure, Menardier etait en grande conference avec M. Ferval, directeur de la police judiciaire, lorsqu'un garcon de bureau vint annoncer que M. Chantecoq etait la. - Il est exact au rendez-vous ! constata M. Ferval. - Il ne se doute pas de ce que je vais lui apprendre, scanda l'inspecteur. - Faites entrer ! ordonnait le directeur de la police judiciaire. Chantecoq apparut, accompagne de Jacques Bellegarde, ou plutot de Cantarelli. A la vue de ce personnage sous lequel, l'oeil le plus malin et le mieux exerce eut ete incapable de reconnaitre le brillant redacteur du Petit Parisien, M. Ferval et Menardier esquisserent un leger mouvement de surprise. Immediatement, Chantecoq attaquait : - Mon cher Ferval, je te presente le commandeur Cantarelli, premier numismate du roi Victor-Emmanuel III et directeur du musee de Florence ou a ete commis le vol dont - ainsi que tu le sais - je suis charge par le gouvernement italien de rechercher l'auteur. Le directeur de la police judiciaire salua courtoisement le soi-disant numismate, qui lui repondit avec un empressement bien italien. Chantecoq, qui s'etait approche de Ferval, fit, en lui serrant la main : - Le commandeur s'interesse vivement a cette affaire du Louvre ; car il est convaincu que le bandit de Florence n'est autre que notre Fantome. - Je crois pouvoir vous affirmer, des a present, intervenait Menardier, que monsieur le commandeur se trompe. D'une voix un peu pointue, Bellegarde-Cantarelli zezayait : - Ze ne demande qu'a etre convaincou ! Ferval et Menardier echangerent un rapide regard dont Chantecoq devina la signification, car il affirma aussitot : - Vous pouvez parler devant M. Cantarelli. Je reponds de sa discretion autant que de la mienne. Ferval reprenait : - En ce cas, vous allez tout savoir. - Peut-on savoir son nom ? interrogeait Chantecoq. - Oui, repliquait le directeur... Mais je te demande, ainsi qu'a M. Cantarelli, le secret le plus absolu. Le grand detective et son ami s'y engagerent d'un geste tellement sincere et spontane que l'esprit le plus sceptique ne se fut pas reconnu le droit de mettre en doute leur parole. Alors Ferval revela : - C'est Jacques Bellegarde ! - Le reporter du P. P. ? s'ecria le grand detective, en simulant la plus grande surprise. Quant au principal interesse, il demeura impassible. On eut jure que l'on prononcait pour la premiere fois son nom devant lui. - Eh oui ! soulignait Menardier, en affectant un petit air de superiorite. Ferval poursuivait : - On a trouve chez lui certains documents qui ne laissent subsister aucun doute sur sa culpabilite. Chantecoq feignit de nouveau un vif etonnement. Le faux Cantarelli, d'un air tres interesse, continuait a ecouter le directeur de la police judiciaire qui, tout en prenant differents objets etales sur son bureau, poursuivait : - Voici d'abord quelques ecus d'or qui, ainsi que vous le voyez, sont frappes au coin du roi Henri III. Chantecoq en prit un, l'examina et, tout en le passant a son voisin, il fit : - Il se peut que Bellegarde ait eu l'intention de commencer une collection. - Je ne le pense pas ! ponctuait M. Ferval. - Ce sont des pieces fort belles, declarait le pseudo-numismate en retournant l'ecu dans ses mains. - Ce n'est pas tout, reprenait le directeur... Voici une ferrure de coffre qui est, mon cher Chantecoq, ainsi que tu ne peux manquer de le reconnaitre, absolument semblable a celle que tu as trouvee toi-meme au Louvre. Il passa la ferrure au grand detective qui, tout en la regardant avec attention, murmura : - C'est exact ! Saisissant le manuscrit que Menardier avait trouve tout au fond de la bibliotheque du journaliste, Ferval reprit, en le presentant au celebre limier : - Enfin, voici un grimoire dont la lecture acheve de projeter une lumiere eclatante sur cette troublante histoire. Avec calme, Chantecoq reprenait : - Monsieur Cantarelli, qui est expert dans l'art de dechiffrer les manuscrits anciens, sera sans doute tres heureux de prendre connaissance de celui-ci. Jacques s'empressa de declarer : - Certainement, ze souis tres desireux de contempler de pres ce document. Le directeur, se levant, invita fort courtoisement le commandeur a s'installer a sa place... et tandis que celui-ci commencait a feuilleter le grimoire, Menardier, qui, pendant toute cette scene, n'avait pas cesse de braquer sur Chantecoq une paire d'yeux petillants d'ironie, s'approcha de son chef et lui dit : - Monsieur le directeur, je vous demande la permission de me retirer ; car il faut que je me mette sans tarder a la poursuite du sieur Bellegarde. - C'est cela, mon ami, filez vite ! Menardier salua de la tete Cantarelli, qui, absorbe dans sa lecture, ne parut pas s'apercevoir de cette marque de politesse... Puis il tendit la main a Chantecoq, qui lui dit d'un air legerement gouailleur : - Bonne chance, mon cher confrere ! Menardier gagna la porte, accompagne jusqu'au seuil par Ferval, qui lui dit a l'oreille quelques mots, pendant lesquels Chantecoq et Bellegarde echangerent un furtif sourire. Revenant vers eux, le directeur de la police judiciaire s'ecriait : - N'est ce pas que c'est concluant ? Une sonnerie de telephone l'arreta. Ferval decrocha le recepteur, ecouta... - Je viens tout de suite, monsieur le prefet, lanca-t-il. Et, tout en raccrochant l'appareil, il ajouta : - Le grand patron me demande. Chantecoq fit aussitot : - Nous allons nous retirer. - Pas du tout ! protesta cordialement le haut fonctionnaire. Ici, mon cher ami, tu es chez toi... D'ailleurs, je reviens dans quelques instants. Et il sortit apres avoir adresse un amical salut de la main a ses deux hotes. Le grand detective attendit qu'il se fut eloigne. Alors, s'emparant d'une chaise, il s'installa a cote de Bellegarde. - Tout va bien, martela-t-il... Et maintenant, travaillons ! Jacques lui passa le grimoire dont la couverture enluminee representait les attributs des astrologues et des magiciens et portait en tete, traces en caracteres gothiques : Memoires secrets de Cosme Ruggieri, astrologue de Sa Majeste la Reine Catherine de Medicis. Chantecoq feuilleta l'ouvrage, qui etait ecrit en francais de l'epoque. Il s'arreta a cette phrase, que nous traduisons immediatement en francais de nos jours : Peu de temps avant les journees des Barricades, tandis que Sa Majeste Henri III assistait a un grand bal dans son palais du Louvre, la reine Catherine me fit mander pres d'elle. Ma puissante et venerable protectrice se trouvait dans son oratoire. Elle etait assise sur une cathedre, pres d'une table ou etait depose un coffre en cuir repousse, aux ferrures d'angle finement ciselees et dont le couvercle portait au centre les armes des Valois. Apres m'etre incline devant elle, j'attendais qu'elle daignat m'adresser la parole... Pendant un long instant, elle garda le silence... Enfin, d'une voix grave, elle attaqua : - Pendant qu'ils dansent, la-haut, le peuple, revolte contre l'autorite des Valois, acclame notre implacable ennemi, le duc de Guise. Et tout en me designant le coffre depose pres d'elle, elle ajouta : - Voici le tresor des Valois. Avant de partir, je veux le mettre en surete. La reine souleva le couvercle. Le coffre contenait, avec une certaine quantite d'ecus d'or, de precieux joyaux, parmi lesquels je reconnus le diademe que portait Sa Majeste le jour du sacre de son epoux Henri II. Lorsque j'eus admire ces richesses, Sa Majeste referma le couvercle et fit jouer le ressort secret qui commandait les trois serrures dont il etait pourvu. Puis elle ordonna : - Suivez moi ! Je chargeai le coffre sur mes epaules, qui plierent sous le poids. Catherine s'empara d'un flambeau et ouvrit une petite porte qui donnait sur un couloir obscur. Je m'y engouffrai a sa suite. Quelques instants apres, nous penetrions dans la salle dite de Charles V... et je deposai mon lourd et precieux fardeau dans une cachette qui avait ete preparee sous une dalle et qu'un mecanisme ingenieux rendait invisible. Interrompant sa lecture, Chantecoq dit a Bellegarde qui, ainsi que lui, avait lu avec un interet palpitant ces lignes revelatrices : - Ferval avait raison... Ce document est des plus concluants ! - En effet... appuya le journaliste. - Continuons, fit le detective... qui enchaina aussitot sur ces lignes : Quelques jours apres, le Louvre etait envahi par les partisans du duc de Guise. Je reussis a m'enfuir par un passage souterrain, partant du grand palier, dont l'entree precede les appartements prives du roi Henri III, et qui aboutit derriere le maitre-autel de Saint-Germain-l'Auxerrois... Je restai cache plusieurs heures dans cette eglise et la nuit venue... - Inutile d'aller plus loin, decidait Chantecoq, nous sommes fixes... Belphegor aura mis la main sur ce grimoire qui, apres lui avoir revele l'existence du tresor des Valois, lui aura donne le moyen de penetrer dans le Louvre et d'en sortir par ce souterrain dont, malgre l'avis des historiens et des archeologues, j'avais soupconne l'existence, mais dont je n'ai pas ete assez habile pour decouvrir l'entree. Le reporter s'ecriait : - Et Belphegor, afin d'augmenter les charges qu'il a deja fait peser sur moi, aura glisse ou fait glisser chez moi ce document par un de ses complices ! - C'est clair comme l'eau de roche ! ponctuait le grand limier ; mais l'important est de savoir ou et comment notre ennemi s'est procure ce manuscrit. Chantecoq, qui s'etait empare du grimoire, eut tout a coup un furtif sourire. Il venait de decouvrir que la premiere feuille du parchemin qui devait, en realite, former ce que l'on appelle la page de garde, adherait a la couverture. S'armant de sa loupe, qui ne le quittait jamais, il regarda pendant quelques instants le feuillet sous lequel, tout en haut, il crut apercevoir une sorte d'etiquette sur laquelle se dessinaient vaguement des caracteres qu'il lui etait d'ailleurs impossible de verifier. - Tiens ! tiens ! fit-il, d'un air satisfait. Et, s'emparant d'une eponge humide qui se trouvait au fond d'un recipient en porcelaine blanche, place sur le bureau du directeur de la police judiciaire et devait servir a ce dernier a coller des timbres ou des enveloppes, il en humecta legerement le haut de la page... et saisissant un coupe-papier, il en introduisit delicatement la pointe entre la couverture et le parchemin, qu'il souleva lentement, avec de grandes precautions et sans provoquer la moindre dechirure. Un cri de triomphe lui echappa. L'etiquette, dont il n'avait jusqu'alors apercu que la forme, n'etait autre qu'un ex-libris, c'est-a-dire une inscription imprimee qui indique le nom du possesseur d'un livre. Ce nom, trace en lettres dorees, etait celui du baron Papillon. - Regardez ! fit le detective. Le reporter, stupefait, s'ecria : - Le baron Papillon ! Mais je le connais !... - Moi aussi ! appuyait Chantecoq. - Nous allons donc nous rendre tout de suite chez lui, declarait Chantecoq en recollant la partie du feuillet qui dissimulait l'ex-libris revelateur. Des pas retentissaient dans le couloir. Chantecoq se hata de deposer les Memoires de Ruggieri sur le bureau, et la porte s'ouvrit devant M. Ferval, qui, d'un ton joyeux, lanca : - Eh bien ! vous avez lu ? - Oui, nous avons lu, fit le detective qui, des l'entree du directeur, s'etait compose une figure preoccupee. - Qu'en penses-tu ? - Tout cela est bien troublant. - Et vous, commandeur ? - Moi, zezaya le faux Cantarelli, ze souis de l'avis de M. Chantecoq... C'est bien troublant, excessivement troublant ! - Je suppose, mon cher, reprenait M. Ferval en s'approchant du detective, que maintenant tu ne doutes plus de la culpabilite de Jacques Bellegarde... - Hum ! repliquait evasivement le limier... - Qu'est-ce qu'il te faut ? - Je me demande a quel mobile a pu obeir ce journaliste. - Tu tiens a le savoir ? - Autant que possible. - Eh bien ! je vais te le dire... car je ne t'ai pas encore tout raconte. Ferval s'en fut a un coffre-fort place derriere sa table de travail... Et, apres en avoir fait fonctionner le secret, il en retira une liasse de lettres et en choisit une qu'il tendit a Chantecoq en disant : - Voila ce qu'on a trouve chez lui. Le detective s'empara de la lettre et lut tout haut : Tu es riche et je suis sans fortune... Je ne puis pourtant pas commettre un crime... - Qu'est cela ? fit Chantecoq, en simulant un certain etonnement. Ferval repliquait : - Une lettre de Bellegarde adressee a Simone Desroches qui etait son amie. - Ou l'a-t-on trouvee ? - Chez Bellegarde... precisait le directeur... en reprenant le papier que lui tendait Chantecoq. Celui-ci, profitant d'un moment d'inattention de Ferval, lanca un rapide et expressif coup d'oeil au journaliste dont il devinait l'emotion. Ce coup d'oeil signifiait clairement : - Silence ! Jacques comprit et, pour dissimuler son trouble, il s'approcha de la table et s'empara du grimoire qu'il se mit a feuilleter avec toute l'attention recueillie d'un parfait bibliophile. - Tu dis que l'on a trouve cette lettre chez Bellegarde ? reprenait Chantecoq. - Parfaitement ! - Veux-tu me la relire ? - Volontiers ! Le directeur de la police reprit, en scandant bien chaque mot : Tu es riche et je suis sans fortune. Je ne puis cependant pas commettre un crime... Puis, avec force, il ajouta : - Ce crime, Bellegarde l'a commis. - En es-tu sur ? ripostait Chantecoq d'un ton incisif. - Cette lettre acheve de l'accabler. - Alors, pourquoi n'a-t-il pas pris soin de la detruire ? - Sans doute etait-il occupe a transporter en lieu sur le tresor des Valois ! Chantecoq s'ecriait : - Dans quel dessein, selon toi, Bellegarde, dont le passe etait au-dessus de tout soupcon, dont la situation presente etait deja fort enviable, et dont l'avenir s'annoncait comme des plus brillants, a-t-il cru devoir devenir tout a coup un aussi odieux criminel ? - Je vais te le dire, repliquait Ferval. Des que Bellegarde a eu connaissance de l'existence du tresor des Valois, il n'a eu qu'un but : s'en emparer et s'enfuir a l'etranger. Eh bien ! pour ne pas etre gene, qui sait meme peut-etre paralyse dans ses mouvements, il a rompu avec cette malheureuse jeune femme qui n'avait jamais ete pour lui qu'un amusement et dont la dot, si brillante fut-elle, n'etait rien en comparaison des millions qu'il savait pouvoir se procurer. Ferval se tut, persuade qu'il avait, cette fois, desarme son adversaire. Chantecoq, en effet, feignant une certaine indecision, reprenait : - Ton raisonnement se tient jusqu'a un certain point... En tout cas, tu me permettras de te faire observer que Belphegor a ete joliment maladroit, en laissant trainer chez lui ces lettres, ainsi que cette ferrure de coffre, ces ecus a l'effigie d'Henri III, et surtout ces Memoires de Ruggieri, clef du secret qu'il aurait du d'autant plus garder pour lui que sa divulgation risquait fort de lancer la police sur ses traces ! - Bellegarde n'avait pas l'experience du crime. - Et son complice ? Il me semble que tu l'oublies un peu ? - N'en crois rien. Et, tout en prenant un air quelque peu ironique, Ferval ajouta : - Je suis peut-etre beaucoup plus renseigne sur son compte que tu ne le penses, et, selon moi, le Fantome du Louvre ne serait autre que le voleur du musee de Florence que tu recherches pour le compte du gouvernement italien. Et, se tournant vers Cantarelli, qui feignait de s'absorber de plus en plus dans l'examen du grimoire, il scanda : - N'est-ce pas votre avis, mon cher commandeur ? - Mais oui, puisque c'est le votre, repliquait adroitement le reporter. - Tu vas voir comme tout s'explique, tout s'enchaine, reprenait le directeur de la police judiciaire, en s'adressant a Chantecoq. - Et Bellegarde aura accepte... et tout de suite ? - Il se peut qu'il ait refuse d'abord, mais qui sait si son complice, qui m'a tout l'air d'etre un bandit de grande envergure, n'aura pas employe envers lui d'irresistibles arguments... tels que le chantage... Bellegarde peut avoir commis des actes delictueux qui sont restes ignores de tous. - Sauf du voleur italien ? scanda Chantecoq. - Pourquoi pas ? - Evidemment, si l'on voulait s'en donner la peine, on pourrait prouver que Louis XVI est mort a Sainte-Helene et que Napoleon a ete guillotine en 93... - Alors !... s'ecriait le haut fonctionnaire, tu persistes a croire que Bellegarde n'est pas coupable ? - Veux-tu parier qu'il est innocent ? - Parier quoi ? s'exclamait le directeur en haussant les epaules. - Un bon dejeuner auquel nous inviterons le commandeur Cantarelli. - Eh bien ! soit, accepta Ferval. Alors Chantecoq, tout en prenant un bouton de son veston et en le regardant bien dans les yeux, ajouta : - Je parie egalement qu'avant huit jours je te livrerai les vrais coupables. - Tu as perdu ! - J'ai gagne ! Apres avoir serre la main du grand detective et du faux commandeur, il les reconduisit tous deux jusqu'a la porte de son cabinet. Quand ils eurent disparu, Ferval dirigea ses yeux vers les Memoires de Ruggieri, les ferrures, les ecus et les lettres de Bellegarde, qui etaient restes sur son bureau. - Il n'y a pas a en douter... toutes ces preuves sont accablantes ! Et il fit, en soupirant : - Le roi des detectives est en train de perdre sa couronne. II MONSIEUR LUCHNER Lorsque Chantecoq et Jacques Bellegarde se retrouverent dans la rue, la premiere phrase que prononca le journaliste fut pour demander au detective si celui-ci etait content de lui. - Tres !... repliqua nettement le grand limier... Vous avez admirablement joue votre role... Et ce n'etait pas commode, surtout avec un gaillard tel que Ferval... - Vous ne pouviez pas me decerner un compliment plus agreable. - Il n'y a qu'un moment ou j'ai eu peur. - Quand donc ? - Lorsque Ferval a sorti vos lettres. - Le fait est que sans le regard que vous m'avez lance et dont j'ai tout de suite compris la signification, je me demande si je serais reste maitre de moi. Mais Chantecoq hela un taxi qui passait a vide. - Maintenant, dit-il, filons vite chez le baron Papillon... J'ai idee que nous y apprendrons des choses interessantes. Quelques instants apres, l'auto de place qui vehiculait le limier et le journaliste s'arretait rue de Varenne, devant un tres bel hotel du XVIIe siecle qui evoquait la grandeur solennelle de cette epoque. Chantecoq fit fonctionner la sonnette dont la poignee de cuivre etait placee a la droite d'un portail monumental, orne d'un frontispice, decore d'un blason sculpte en relief. Au meme instant, une petite auto debouchait dans la rue... C'etait la voiturette du bossu... Celui-ci, pres duquel se tenait l'homme a la salopette, apercut le detective et le reporter, stoppa aussitot a une trentaine de metres de l'hotel, devant lequel le detective et le reporter attendaient toujours qu'on leur ouvrit. - Ah ca ! murmura le bossu a l'oreille de son compagnon, qu'est-ce que Chantecoq peut bien venir faire chez les Papillon ?... Certain de n'avoir pas ete reconnu - car Chantecoq et le faux Cantarelli lui tournaient le dos - il fit aussitot marche arriere et s'en fut se mettre a l'abri d'une enorme voiture de demenagement qui stationnait devant une maison voisine. La porte de l'hotel s'ouvrit enfin... laissant apparaitre la tete bourrue d'un concierge en grande livree qui, tout de suite, devisagea les visiteurs d'un air hautain et antipathique. - Vous desirez ? interrogea-t-il d'un ton rogue. Chantecoq poliment repliquait : - Parler a M. le baron Papillon. - M. le baron est sorti !... repliquait sechement le cerbere. Le detective insistait : - Vous ne savez pas a quelle heure il rentrera ? - Non. - Il s'agit d'une affaire urgente. - Je n'y puis rien. - Cependant... Avec importance et autorite, le concierge daignait expliquer : - Vous n'aurez qu'a ecrire a M. le baron Papillon pour lui demander une audience en lui exposant le but de votre visite. - Comme a un ministre ! goguenardait le limier. - Parfaitement, comme a un ministre ! martela le concierge, ferme d'ailleurs a toute ironie. Et il referma la porte au nez de son interlocuteur. - Le baron Papillon peut se vanter d'etre bien garde, constatait Bellegarde. - Ce n'est qu'un retard sans consequence, affirmait Chantecoq ; nous allons entrer tout de suite dans un bureau de poste d'ou j'enverrai un pneu au baron... Je suis certain qu'il me repondra d'une facon favorable et immediate. Et tous deux s'eloignerent. Le bossu, qui les guettait, les vit disparaitre a l'angle de la rue... Il attendit encore prudemment quelques instants... Puis, remettant sa voiture en marche, il s'en fut s'arreter devant l'hotel et fit entendre deux coups de klaxon. Presque aussitot la porte d'entree s'ouvrit a deux battants... Le concierge reparut. Il n'avait plus son air renfrogne et souriait meme au bossu qui, tout en restant a son volant, l'appela pres de lui. L'homme en livree s'approcha aussitot et, soulevant sa casquette, il fit : - Bonjour, monsieur Luchner... vous avez fait une bonne promenade ? - Oui, tres bonne ! repliquait le complice de Belphegor. Puis, il interrogea aussitot : - Que desiraient ces gens qui viennent de partir ? Le portier declarait : - Parler a M. le baron pour une affaire urgente et grave. Le bossu reflechit un instant, puis il reprit : - M. le baron est-il la ? - Non, monsieur Luchner... Il est sorti, avec Mme la baronne et il ne rentrera que tres tard dans la soiree. - Bien ! Et, se retournant vers l'homme a la salopette, le bossu lui dit a haute voix : - Je n'ai plus besoin de vous. Et, se penchant a son oreille, il murmura : - Il est grand temps d'agir... A ce soir, onze heures, ou vous savez... L'homme a la salopette fit un signe d'acquiescement et sauta a terre. Le bossu remit sa voiture en marche. Apres une manoeuvre des plus correctes, il penetra dans la cour de l'hotel et s'en fut ranger sa voiture dans le garage qui remplacait les ecuries d'antan. Puis, gravissant le large perron, il penetra dans un vestibule, gravit un escalier aux marches de pierre et a la rampe de fer forge qui donnait acces au premier etage, traversa une antichambre et penetra dans un cabinet de travail moins vaste que celui du chateau de Courteuil, mais tout rempli de meubles et de bibelots qui en faisaient un veritable musee. Mathias Luchner, d'origine indecise et de pays incertain, etait acheteur, pour le compte d'un grand marchand d'antiquites parisien, lorsqu'il fit, chez son patron, la rencontre de M. Papillon. Par sa vive intelligence, son apparente honnetete et sa connaissance remarquable du bibelot, il ne tarda pas a attirer sur lui l'attention du baron, dont, a force de flagorneries et de bassesses, il acheva de faire la conquete. Papillon, qui n'etait qu'un negociant enrichi dans la vente du cacao et savait a peine distinguer le > du >, lui offrit de devenir, a des appointements mieux qu'honorables, son conseiller artistique ; et, depuis un an que le bossu occupait ce poste, il avait vu grandir sa faveur a un tel point que le baron ne faisait plus aucune acquisition sans le consulter, ce qui permettait au ruse coquin de toucher d'importantes commissions dont son patron faisait naturellement tous les frais. Comment ce personnage, dont le passe devait etre singulierement louche, etait-il devenu le collaborateur du mysterieux Belphegor ? Quels liens assez puissants, en dehors d'un interet manifeste, l'unissaient au Fantome du Louvre pour qu'il lui temoignat un devouement et une obeissance de tous les instants ? Laissons a Chantecoq le soin de debrouiller cette enigme et contentons-nous des a present, de demeurer en tete-a-tete avec ce redoutable bandit. Apres avoir depose son chapeau de feutre sur un meuble, il s'installa devant une delicieuse table en bois de rose, aux bronzes delicatement ciseles... et il ouvrit un dossier qui contenait un certain nombre de lettres. Luchner les lut avec attention... jetant les unes au panier, conservant les autres, auxquelles il se mit a repondre avec la ponctualite d'un bureaucrate... Cela le mena jusqu'a sept heures du soir... Il se disposait a se rendre dans le petit appartement particulier que le baron Papillon lui avait fait amenager dans l'aile gauche de l'hotel, lorsqu'on frappa a sa porte. - Entrez ! fit-il de sa voix de fausset. C'etait un valet de chambre qui, un plateau a la main, s'approchait de lui en disant : - La correspondance de M. le baron. Le bossu prit les lettres et les rejeta l'une apres l'autre sur la table. Seul, un pneumatique retint son attention. Apres quelques secondes d'hesitation, il se decida a l'ouvrir... Et voici ce qu'il lut : Monsieur le baron, J'ai l'honneur de vous demander un entretien. Il s'agit d'une affaire tres grave et qui vous interesse particulierement. Veuillez agreer, monsieur le baron, l'expression de mes sentiments les plus distingues. CHANTECOQ, detective prive. 5, allee de Verzy (Les Ternes). Tel. W. 03-45. Luchner eut un ricanement sinistre... Puis il dechira le pneumatique en tous petits morceaux qu'il glissa dans sa poche. Et tout en se frottant les mains, il murmura : - Et maintenant, monsieur Chantecoq, a nous deux ! Mais, tout a coup, il songea : > Ceci decide, le bossu se rendit tranquillement dans la salle a manger, ou l'attendait un excellent diner auquel il fit largement honneur. Puis, il descendit a l'office, ou se trouvait le standard. Cinq minutes apres, il en ressortait, sa besogne accomplie... Il se rendit au garage, dont il ouvrit la porte a deux battants, grimpa sur le siege de la voiturette, mit en marche son moteur et sortit dans la cour. Attire par le bruit, le concierge apparut sur le seuil de la loge. - Vous allez en courses, monsieur Luchner ?... - Non, repondit le bossu, je vais passer la soiree chez des amis. Le cerbere ouvrit le portail... Et le complice de Belphegor, appuyant sur la pedale, gagna la rue de Varenne. A une allure moderee, il atteignit le boulevard Saint-Germain et obliqua a droite, dans le boulevard Saint-Michel, traversa la place de l'Observatoire, monta jusqu'au Lion de Belfort, longea l'avenue d'Orleans dans toute sa longueur, et, un peu avant d'atteindre la barriere, s'engagea dans la rue Beaunier... puis, dans une impasse faiblement eclairee et bordee de maisons ou plutot de masures qui profilaient, a la clarte de la lune, leurs silhouettes lezardees. Stoppant devant une bicoque uniquement formee d'un rez-de-chaussee que surmontait un toit auquel il manquait un certain nombre d'ardoises, il arreta son moteur, boucla le > adapte au volant, se dirigea vers la maisonnette, et tirant de sa poche une assez grosse clef, il l'introduisit dans la serrure d'une porte pratiquee au milieu de la masure, entre deux fenetres qui, garnies de barreaux de fer rouilles, ne laissaient filtrer aucune lumiere. Et s'introduisant a l'interieur, il referma derriere lui la porte... Puis ce fut un bruit de verrous que l'on tire... de chaines que l'on tend... Qu'allait donc faire le bossu en ce lieu sinistre ?... III PAUVRE JACQUES ! A la villa de Chantecoq, tandis que Gautrais continuait avec ses deux danois a monter une garde vigilante autour de la maison, le detective, Colette et Jacques, qui avait garde son travestissement de Cantarelli, achevaient de diner sous la veranda, lorsque Marie-Jeanne apparut. - Ces messieurs et dames sont-ils satisfaits ? demanda-t-elle d'un air epanoui qui prouvait qu'elle s'attendait a de legitimes compliments. - Votre diner etait parfait ! repliquait Colette. - Moi... declarait Chantecoq, j'ai repris trois fois du canard au porto. - Et ma croute aux fruits ? - Delicieuse !... affirmait Bellegarde. - Je suis bien contente ! affirmait l'excellente Mme Gautrais... Et apres avoir depose pres du detective quelques feuilles du soir, elle se retira. Chantecoq s'empara d'un journal, l'ouvrit et le deplia. Bellegarde et Colette allaient en prendre chacun un autre ; mais, tout a coup, le grand limier lancait en riant : - Ce pauvre Menardier... quel entete ! Decidement, il veut se couvrir de ridicule. Il tendit la feuille a Bellegarde et, tout en lui indiquant du doigt un passage, il ajouta : - Si vous voulez vous regaler, degustez cela ! Jacques s'empara du journal et lut l'entrefilet suivant : L'inspecteur Menardier a decouvert l'identite de l'un des complices de l'assassin du Louvre qui ne serait autre qu'un jeune journaliste connu. L'arrestation du coupable serait imminente. - Vous ne trouvez pas qu'il va fort... ce cher inspecteur ?... lancait ironiquement Chantecoq. Jacques ne lui repondit pas... Il continuait sa lecture... Soudain ses traits se contracterent sous l'emprise d'une violente emotion interieure. Le grand detective, surpris, reprit : - J'espere que cela ne va pas vous empecher de dormir ?... Vous ne supposez pas que Menardier vous a repere et qu'il va venir vous arreter chez moi ? Toujours sans dire un mot, Jacques deposa le journal sur la table... Son visage trahissait plus que de la preoccupation... de la douleur ! Tandis que Colette considerait le journaliste avec anxiete, Chantecoq demandait : - Qu'avez-vous, cher ami ? - Un malaise subit, fit Bellegarde en portant la main a son front. - Je vous le repete, insistait Chantecoq, vous n'avez rien a craindre de Menardier. Si j'avais le moindre doute a ce sujet, j'aurais deja pris toutes les precautions necessaires. - Ce n'est pas cela ! declarait le journaliste... Je ne me sens pas tres bien... voila tout... Et je vous demande la permission de me retirer. Colette chercha son regard et ne le rencontra pas. Jacques se leva... salua son hote... et rentra dans la maison d'un pas mal assure. - Mon Dieu ! fit Colette en palissant. - Qu'as-tu ? interrogeait son pere. La jeune fille murmura : - Si Belphegor l'avait empoisonne ?... - C'est impossible ! declarait le roi des detectives, d'un ton incisif. - Cependant... - Reflechis un peu... Je n'ai pas quitte Bellegarde depuis ce matin... Je suis sur qu'il n'a rien absorbe au dehors, et je pense que tu ne vas pas accuser cette brave Marie-Jeanne d'etre la complice de Belphegor ? - Oh ! non, pere ! Mais je me demande si ce miserable n'aurait pas, a l'insu de cette brave femme, reussi a glisser un toxique dans nos aliments ou dans notre boisson. - En ce cas, retorquait le grand limier, nous serions empoisonnes tous les trois. Colette n'insista pas. Machinalement elle prit le journal que Jacques avait laisse et en commenca la lecture. Tout a coup, elle tressaillit... et, comme frappee au coeur, elle eut un faible cri... Mais il etait si douloureux que son pere lui arracha le journal et chercha a decouvrir ce qui avait bien pu causer a son enfant un si profond chagrin. Tout de suite il fut fixe. A quelques lignes au-dessous de l'entrefilet qui annoncait l'imminente arrestation de Jacques, il decouvrait ceci : Mlle Simone Desroches, l'auteur d'un poeme intitule Beaux reves, a ete frappee, la nuit derniere, d'un mal subit qui ne laisse malheureusement que peu d'espoir de la sauver. Chantecoq dirigea ses yeux vers sa fille. Colette, qui avait beaucoup de peine a retenir ses larmes, s'ecria : - Je comprends ! Il l'aime encore ! Affectueusement, Chantecoq attira sa fille contre lui... La nuit etait venue... et les rumeurs du dehors n'arrivaient plus que tres attenuees jusqu'a la villa du detective. Soudain, celui-ci dressa l'oreille... Il lui semblait avoir entendu, de l'autre cote de la maison, dans la partie du jardin qui donnait sur l'allee de Verzy, un bruit de pas faisant grincer les petits cailloux de l'allee. Presque en meme temps, des aboiements de chien s'elevaient. Chantecoq s'ecria : - C'est Gautrais, sans doute, qui se promene avec ses danois. - Mon pere, fit Colette en se dressant. C'est lui... lui qui s'en va... la retrouver ! Chantecoq se precipita... suivi par Colette, au comble de l'angoisse... Et rejoignant Gautrais, il lui demanda : - Tu as vu M. Bellegarde ? - Oui, monsieur... a l'instant meme. - Ou est-il ? - Il vient de partir... Meme qu'il ne doit pas etre loin. Le detective courut vers la porte d'entree, l'ouvrit... se pencha au dehors... Bellegarde avait deja disparu. Revenant vers Gautrais, le grand limier lui demanda : - Etait-il toujours camoufle ? - Non ! repliqua l'ancien gardien du Louvre, il avait sa tete et ses habits ordinaires. - Tu es stupide ! grondait le detective... Tu n'aurais pas du le laisser partir. - Je ne savais pas, monsieur... - C'est juste ! J'aurais du te donner la consigne. Colette, affolee, s'exclamait : - Il va se faire arreter ! Mais sur un ton d'energique assurance, Chantecoq lui repliquait : - Rassure-toi... Je veille ! A bout de courage, la jeune fille laissa tomber sa tete sur l'epaule de son pere en murmurant : - Mon pauvre Jacques ! La conscience bouleversee beaucoup plus que le coeur par la nouvelle qu'il venait de lire dans le journal, Jacques Bellegarde, sautant dans un taxi, s'etait fait conduire a Auteuil. Sans remarquer un individu qui se tenait cache aux alentours de l'hotel de Mlle Desroches, et qui n'etait autre que l'homme a la salopette, le journaliste sonna d'une main hesitante a la porte de cette maison ou il croyait si bien ne plus jamais revenir. La porte s'ouvrit. - Juliette ! s'ecria le journaliste en reconnaissant la femme de chambre dont le visage consterne et les yeux rougis de larmes acheverent de l'affoler. - Alors ? murmura-t-il d'une voix presque imperceptible. - Tout est fini ! declara Juliette en etouffant un sanglot. - Elle... elle est morte ! begaya le journaliste. - Oui, monsieur... Bellegarde, comme un fou, penetra dans la maison. La femme de chambre lui ouvrit la porte du salon... Il s'ecroula sur un siege... et demeura accable, brise par la conviction qu'il etait la cause de cette catastrophe, torture par un remords tel que peuvent en avoir les ames aussi sensibles et aussi loyales que la sienne. De plus en plus convaincu qu'il etait l'assassin moral de cette femme dont il avait meprise l'amour, persuade qu'incapable de supporter une rupture qu'elle avait feint d'accepter soit par fierte, soit par desespoir, Simone avait volontairement mis fin a ses jours, Jacques demeurait effondre sur son siege... incapable de reagir, de raisonner, de se chercher une excuse, lorsque Mlle Bergen apparut. Sa figure exprimait un profond chagrin. Le reporter se leva... et s'en fut vers elle. - C'est donc vrai ?... fit Bellegarde, les yeux egares, les levres tremblantes. - Notre pauvre Simone est morte dans mes bras, cet apres-midi. - C'est horrible ! - Horrible, en effet. Elsa Bergen se tut... Dans ce silence, le reporter crut deviner toutes les accusations, tous les reproches... et il courba le front... Mais une question qu'il n'osait poser le harcelait a un tel point qu'incapable de resister a l'impulsion interieure qui l'epouvantait, il begaya : - Elle s'est suicidee ? - Non ! repliqua la Scandinave. Ainsi que je vous l'ai dit l'autre matin, lorsque je suis venue vous supplier de revenir pres d'elle, Simone avait le coeur malade, plus malade meme que nous ne pouvions le supposer... - Alors, c'est moi ?... - Je ne veux pas vous accabler... monsieur Bellegarde, mais vous lui avez fait bien du mal. - Si vous saviez combien je le regrette ! - Trop tard... helas ! - Vous pouvez tout me dire... car j'ai tout merite. Mlle Bergen regarda Jacques. Il etait si sincerement douloureux, si abattu, si dechire, qu'elle en parut quelque peu apitoyee et, d'une voix moins seche, d'un accent moins hostile, elle reprit : - Je dois a la verite de vous apprendre que vous n'etes pas le seul coupable. Bellegarde releva la tete. La demoiselle de compagnie poursuivait : - Certes, votre attitude avait jete notre pauvre Simone dans un etat des plus inquietants ; mais, somme toute, elle avait resiste a la crise terrible que votre depart avait provoquee en elle... et j'avais lieu d'esperer qu'elle en sortirait victorieuse... lorsqu'un incident imprevu a acheve notre chere blessee. - Un incident imprevu ! repetait Jacques, qui, dans le desarroi de son esprit, ne comprenait pas encore. La Scandinave reprenait : - Peut-etre avez-vous entendu dire que le Fantome du Louvre s'etait introduit dans cette maison et y avait derobe vos lettres ? Simone en a eprouve une telle frayeur qu'une nouvelle crise s'est declaree. > > > > - Pauvre Simone ! fit Jacques, atterre. La demoiselle de compagnie hocha tristement la tete. Puis, elle fit : - Je vais vous faire lire ses dernieres volontes ! Et elle emmena le reporter dans le boudoir. Un grand frisson secoua le pauvre garcon. C'etait la qu'il l'avait vue pour la derniere fois... qu'il avait implacablement, victorieusement resiste a ses larmes et a ses prieres et lui avait porte le coup fatal dont elle ne devait pas se relever. Elsa Bergen s'approcha du secretaire, l'ouvrit et prit sur l'une des tablettes un papier qu'elle tendit a Jacques. Celui-ci s'en empara et lut ces quelques lignes tracees d'une main defaillante : Lorsque je ne serai plus, je veux que l'on m'emporte dans mon atelier et que l'on m'etende sur le grand divan noir, parmi les fleurs que j'aimais... Apres un instant d'incertitude, le journaliste fit timidement : - Je voudrais la voir ! La Scandinave demeura un instant impassible... Bellegarde se demandait si elle allait acceder a sa requete... Il se preparait a insister ; car une force irresistible lui ordonnait de se rendre au chevet de la morte, de s'y agenouiller... non pour implorer de son ame envolee et sans doute deja lointaine un pardon qu'elle lui avait deja accorde, mais pour se recueillir et pour, enfin, donner libre cours aux sanglots qui l'etouffaient. - Mademoiselle... murmura-t-il d'un air suppliant. - Venez, fit simplement la demoiselle de compagnie. Tous deux quitterent le boudoir, et, gagnant le jardin, se dirigerent vers l'atelier dont on apercevait, a travers les frondaisons des grands arbres, les vitrages eclaires par une discrete lumiere. Ils atteignirent la porte, qu'Elsa Bergen ouvrit avec ce respect toujours un peu craintif qu'inspire la mort... Ils s'arreterent sur le seuil... Bellegarde se decouvrit et apercut, au milieu de la piece transformee en chapelle ardente, le grand divan noir sur lequel reposait Simone, a demi ensevelie sous les roses. Jacques s'avanca lentement vers Simone, dont la mort n'avait pas altere la beaute... C'etait elle encore... telle qu'il l'avait connue, mais les yeux fermes, la bouche close, et toute pale de la blancheur ivoirine d'un cierge. Arrive pres du divan, les yeux fixes sur celle qui, peu de temps auparavant, semblait respirer la vie avec tant de delices, il s'absorba dans sa meditation... Puis, insensiblement, il se laissa glisser a genoux. Discretement, Mlle Bergen se retira. En traversant le jardin, elle apercut le valet de chambre qui accourait vers elle. - Mademoiselle, annoncait-il d'un air agite, la police est a la maison. - La police ?... repeta la Scandinave. - Oui... L'inspecteur Menardier... Celui, precisement qui est charge d'arreter le Fantome du Louvre... Il est accompagne de deux agents en civil. - Vous a-t-il dit ce qu'il voulait ? - Non, mademoiselle... Il a simplement demande a vous parler tout de suite... Je l'ai fait entrer au salon. - Vous avez bien fait... La demoiselle de compagnie s'en fut rejoindre Menardier qui, apres l'avoir aussitot saluee, attaqua : - Nous avons la preuve que Jacques Bellegarde est l'un des auteurs, sinon l'auteur principal, de l'assassinat du gardien en chef Sabarat et du vol d'un tresor cache au Louvre. - Est-ce possible ?... s'ecria Elsa Bergen avec une expression de profond saisissement. - Ce n'est, helas ! que trop vrai ! affirmait Menardier. Et avec force, il poursuivit : - Nous avons ete prevenus que Jacques Bellegarde se cachait dans cet hotel. Douloureusement, la Scandinave declarait : - Monsieur, il y a une morte, ici et celui que vous cherchez est en ce moment aupres d'elle. Cette reponse parut impressionner l'inspecteur... Et se retournant vers ses agents, qui s'effacaient dans un coin de la piece, il leur parla a voix basse. Dans l'atelier, Jacques etait toujours agenouille aupres du divan noir... Absorbe dans la plus cruelle des meditations, il courbait legerement la tete... lorsqu'une main se posa sur son epaule... Il sursauta, se retourna... Chantecoq etait devant lui. Sans preter la moindre attention a la stupeur que manifestait le jeune journaliste, le grand detective lui disait d'un ton bref : - La police est dans la maison... Suivez-moi. Jacques dirigea un supreme regard vers la depouille mortelle de Simone... Mais Chantecoq, l'entrainant au dehors, sortit avec lui de l'atelier... et ils firent quelques pas dans la nuit. A ce moment, ils apercurent, eclaires par la lumiere du grand salon, Menardier et les deux agents qui, guides par la demoiselle de compagnie, franchissaient le seuil de la porte-fenetre accedant directement au jardin. Ils n'eurent que le temps de s'enfoncer dans un bosquet. Tandis que les policiers, toujours guides par la Scandinave, s'avancaient vers l'atelier, Chantecoq et Bellegarde, qui marchaient a pas de loup, se glissaient jusqu'a la petite porte qui, au cours de sa premiere enquete chez Simone Desroches, avait deja attire l'attention du grand limier. Cette porte etait legerement entrebaillee... Le detective poussa Jacques au dehors, et, tout en lui designant une auto qui stationnait a quelques metres de la, au milieu de la rue obscure, il lui dit : - Montez vite dans cette voiture... Je me charge du reste !... Bellegarde s'avanca vers l'auto, pres de laquelle Gautrais attendait... Colette etait assise sur le siege, les mains sur le volant, le pied sur la pedale, impatiente de partir. Jacques prit place dans le vehicule. Gautrais referma la portiere et s'installa pres de Colette, qui demarra aussitot. Chantecoq eut un soupir de soulagement ; puis il rentra dans le jardin... regagna le bosquet... et a travers les feuillages qu'il avait legerement ecartes, il apercut Menardier et ses deux hommes, qui arretes devant l'atelier, hesitaient visiblement a y penetrer. Tout a coup, l'inspecteur appela d'un geste brusque Elsa Bergen, qui se tenait a une certaine distance. La demoiselle de compagnie s'approcha de lui. Menardier lui adressa quelques mots. Sans doute lui demandait-il de penetrer dans l'atelier... car Mlle Bergen se dirigea vers la porte qu'elle ouvrit toute grande. Une exclamation de surprise lui echappa... et, de la main, elle invita les policiers a s'approcher. Menardier profera un cri de colere... Dans l'atelier, il n'y avait plus que la morte, inerte, pale et glacee sur son lit de roses qui tachaient de pourpre le velours du divan noir. Se retournant vers la Scandinave, qui ne semblait pas moins stupefaite que lui, Menardier scanda : - Si vous m'avez menti, Bellegarde est tout de meme perdu... Deux hommes places devant la porte de l'hotel le cueilleront au passage. - Je vous jure, monsieur, que je n'y comprends rien ! protestait Elsa Bergen avec une sincerite evidente. Menardier martelait : - Il ne saurait etre loin, et nous allons fouiller le jardin. L'inspecteur et ses deux agents allaient commencer leurs recherches, lorsque, sortant de l'ombre dans laquelle il se dissimulait, Chantecoq se dressa devant eux. - Chantecoq ! reconnut Menardier. Le roi des detectives, tout en lui tendant la main, reprenait avec bonhomie : - Inutile, mon cher collegue, de vous donner tant de mal... Jacques Bellegarde vient de me filer entre les mains... Menardier serra les poings... Mais, dominant la colere qui s'etait emparee de lui, il se contenta de repliquer : - Je vous remercie, mon cher maitre !... IV OU ON VOIT CHANTECOQ PROUVER QU'IL EST AUSSI FIN PSYCHOLOGUE QU'HABILE DETECTIVE Apres avoir regagne la villa de Chantecoq et remercie Colette d'un serrement de main expressif, Jacques Bellegarde etait remonte dans sa chambre. Assis devant sa table, la tete entre les mains, on eut dit que, condamne et vaincu par la fatalite, il n'en attendait plus que le coup supreme. Deja loin, tres loin du monde, il n'entendit pas ouvrir sa porte... et il ne vit pas Chantecoq et Colette qui, tous deux, arretes sur le seuil, le contemplaient l'un avec une expression de sincere compassion, et l'autre avec toutes les apparences de la plus anxieuse tristesse. Le detective prononca quelques mots a l'oreille de sa fille, qui aussitot, sur la pointe des pieds, se glissa derriere un paravent place a gauche de la porte. Chantecoq s'avanca vers Jacques et lui dit d'une voix a la fois grave et affectueuse : - Allons mon ami, du courage ! Le reporter tressaillit, releva la tete. A la vue du grand limier, ses traits contractes se detendirent un peu... et, d'une voix encore brisee, il murmura : - C'est affreux, n'est-ce pas ? Le grand limier interrogeait : - Vous aimiez donc encore cette femme ? - Non ! repliquait Jacques... Je ne l'aimais pas... Je suis meme sur de ne l'avoir jamais aimee. - Alors... pourquoi ce grand desespoir ? - Parce que j'ai la conviction que je suis cause de sa mort. Chantecoq fit un signe de denegation. Puis, il ajouta avec cette fermete d'accent qui rendaient si convaincantes ses affirmations : - J'ai la certitude, au contraire, que vous n'etes en rien responsable de ce douloureux evenement... - Ah ! si vous pouviez me faire partager votre conviction, s'ecriait Bellegarde, de quel poids serais-je soulage !... Tout en s'asseyant en face du journaliste, le grand detective reprit : - Etant retourne a l'hotel d'Auteuil, tandis qu'on me faisait attendre dans son boudoir, j'ai appris au cours d'une conversation qui se tenait dans un salon, entre Mlle Bergen et plusieurs de ses amis, que Mlle Desroches faisait un grand abus de stupefiants. - C'est vrai, appuyait Jacques. - Il se peut donc fort bien, developpait le limier, qu'a la suite, non pas de votre rupture, mais de la venue du Fantome dans sa maison, afin de calmer la veritable terreur qui s'etait emparee d'elle et dont j'ai pu constater les manifestations, Mlle Desroches ait absorbe une dose trop forte de l'une de ses drogues coutumieres. - C'est fort possible, en effet, mais ce n'est pas certain. - D'accord... mon cher ami... Mais admettez cependant que mon hypothese est des plus vraisemblables. - Je l'admets. - Parfait... Je n'ai pas termine... Tout a l'heure, Menardier, qui s'etait rendu a Auteuil pour vous arreter et auquel j'ai eu la satisfaction de jouer le bon tour que vous savez, a emis devant moi une autre hypothese, et je ne suis pas eloigne d'etre de son avis, que le deces de Mlle Desroches etait des plus suspects... Et il a meme ajoute, et la nous ne sommes plus d'accord, qu'il vous soupconnait fort de l'avoir assassinee. - Moi ! se revoltait Jacques... Et dans quel dessein aurais-je accompli un crime si abominable ? - C'est ce que je lui ai demande, a ce cher Menardier. - Et que vous a-t-il repondu ? - Menardier pretend qu'apres avoir derobe ou fait derober vos lettres, et redoutant que Mlle Desroches ne donnat a la police certains details qui n'eussent point manque de favoriser votre arrestation, vous l'auriez supprimee a l'aide d'un poison subtil que vous auriez rapporte de l'un de vos voyages en Extreme-Orient ; et il a declare qu'il allait adresser a son superieur hierarchique un rapport concluant a la necessite absolue d'une prompte autopsie de votre pretendue victime. - Decidement, s'irritait le journaliste, ce Menardier est la pire des brutes. - Non ! ripostait Chantecoq. Ce n'est certes pas un genie, mais ce n'est pas un sot. J'ajouterai meme que c'est un excellent garcon. - En ce cas, pourquoi, malgre tout ce que vous lui avez dit a mon sujet, s'acharne-t-il ainsi apres moi ? - C'est tres simple... Menardier est, en ce moment dans l'etat d'esprit d'un medecin qui, apres avoir commis une erreur de diagnostic, s'enteterait, par amour-propre a traiter son client pour une maladie qu'il n'a pas. - Comment cela ? - Parce que la lumiere ne peut plus tarder a se faire. Et lorsqu'on saura que, pour m'aider a la divulgation de la verite, vous avez consenti a vous laisser charger de tous les crimes de Belphegor et que, moi, ainsi que je vous en ai donne ma parole d'honneur, j'aurai publiquement declare que, sans votre heroique silence et votre si courageuse attitude, il m'eut ete impossible de decouvrir le vrai coupable, de quelle admiration, de quelle popularite serez-vous entoure ! Rasserene par les reconfortantes exhortations du grand detective, Bellegarde reprenait : - Je ne saurais vous dire a quel point je suis touche de votre amitie mais plus encore que tout le reste, je vous suis profondement reconnaissant de m'avoir permis d'esperer que je n'etais pour rien dans la mort de Simone. - Ce n'est pas esperer, qu'il faut dire, c'est : je suis sur ! - Alors, selon vous, c'est Belphegor qui l'aurait empoisonnee ? - Parbleu ! - Et par consequent dans l'intention d'augmenter les charges qu'il a deja accumulees contre moi. - C'est clair comme de l'eau de roche. Saisissant la main du detective, le reporter s'ecria : - Ah ! monsieur Chantecoq, si je ne vous avais pas rencontre sur ma route, j'etais perdu ; car seul je n'aurais jamais pu me defendre contre de si diaboliques machinations. - Alors, s'ecriait le grand limier, j'ai bien fait de laisser ce brave Gautrais vous introduire dans la salle des Dieux barbares ? - Je ne saurais trop vous en prouver ma gratitude. - Alors, plus d'arriere-pensees... Plus de doutes sur vous-meme... Plus de drames de conscience... lancait le roi des detectives. - Non, puisque je vous sens pres de moi... avec moi... scandait avec force le redacteur du Petit Parisien. Puis, il ajouta : - Permettez-moi cependant une question. - Je vous en prie. - Si Belphegor, ainsi que vous tendez a le croire, a empoisonne cette malheureuse Simone, il faut qu'il ait eu des complices dans la maison. - C'est tout a fait mon avis ; et c'est la premiere chose que je vais rechercher des que j'aurai appris du baron Papillon le nom de la personne a qui il a cede les Memoires de Ruggieri. Et, joyeusement, Chantecoq s'ecria : - Vous voyez que tout va bien, tres bien, admirablement bien... Avec de moindres indices j'ai debrouille souvent des enigmes que d'autres avaient renonce a resoudre... Car, voyez-vous, pour etre bon detective, il faut etre, avant tout, psychologue. - Et vous l'etes a un tel point, affirmait Jacques, qu'il doit etre impossible de rien vous dissimuler. Avec un bon sourire, le grand limier reprenait : - Il m'est arrive, en effet, parfois de decouvrir certains secrets. Il s'arreta. Jacques, embarrasse, attendait. Tout en le regardant avec bonte, Chantecoq reprenait : - Cette faculte que je dois a la nature m'a souvent permis d'eviter a ceux que j'interrogeais des aveux que leur timidite injustifiee les empechait de me faire... et qu'il m'eut ete infiniment agreable pourtant d'entendre de leur bouche. - Monsieur Chantecoq... - Voulez-vous que je parle pour vous ? - Soit. - Allons-y ! Avec un accent de bonhomie affectueuse et charmante, le grand detective poursuivit : - C'est donc vous qui parlez. - Je m'ecoute, sourit Bellegarde, tout reconforte d'un grand rayonnement d'esperance. Le pere de Colette scandait : - Monsieur Chantecoq, j'aime Mlle votre fille... Jacques tressaillit. - Ai-je ete bon devin ? interrogeait malicieusement le fin limier. - Certes. - Je vous avouerai franchement que je n'ai pas grand merite... Mais je n'ai pas fini... Et le detective fit : - C'est toujours vous qui parlez ! - Non, monsieur Chantecoq... s'ecria Jacques en un juvenile elan... Cette fois, c'est mon tour. - Bravo ! Et avec flamme le jeune reporter declarait : - Oui, j'aime Mlle Colette et j'ai l'honneur, monsieur Chantecoq, de vous demander sa main. Chantecoq, tout en l'enveloppant d'un regard de paternelle tendresse, repliquait : - Je vous l'accorde, d'autant plus volontiers, mon cher ami, que ma fille, elle aussi, vous aime. - Malgre... Le journaliste se tut... Il lui semblait que s'il eut prononce le nom de la disparue, toute l'atmosphere de reve apaisant et delicieux dans lequel il vivait depuis quelques instants allait brusquement se dissiper. Chantecoq reprenait : - Lorsque ma fille vous a vu, ce soir, partir si brusquement, si imprudemment, elle a eprouve, je vous l'avoue franchement, une vive peine, car elle a cru que vous etiez encore attache, plus que vous ne le pensiez vous-meme, a cette malheureuse dont je suis le premier a deplorer la triste fin. - Oh ! monsieur Chantecoq, s'ecriait Jacques, je ne saurais vous dire a quel point vous me rendez heureux. - Les mots ne sont rien, mon cher enfant, affirmait Chantecoq ; seul le coeur compte ; et je crois connaitre assez le votre pour etre sur qu'il est digne de battre a l'unisson de celui que vous avez su conquerir. Jacques, eperdu de joie, se jeta dans les bras du detective, qui l'etreignit comme l'eut fait un pere. Puis Chantecoq reprit gravement : - En attendant, vous allez reprendre au plus vite votre personnage de Cantarelli dans lequel vous vous etes, d'ailleurs, montre si remarquable. - C'est entendu... acceptait le reporter. - Je vous consigne donc ici... reprenait le roi des detectives... mais formellement... sous la garde de... Et, d'un geste affectueux, il designa Colette qui, depuis un instant deja, etait sortie de sa cachette et adressait a son fiance un sourire qui etait tout l'amour... Jacques s'en fut vers elle. - Mademoiselle, fit-il... votre pere vous dira... - Rien ! repondit Colette... car j'ai tout entendu... - Comment cela ? - J'etais la... derriere le paravent. - Pas possible ? - Je suis la fille d'un detective et... - Vous etes l'etre le plus adorable... et vous serez la femme la plus adoree ! Leurs mains se joignirent... Et ce fut le muet mais divin serment de ces deux ames... Desormais pour toujours unies dans la meme foi... dans le meme reve. Chantecoq les contempla d'un regard attendri ; puis il murmura : - Maintenant je suis tranquille... il ne sortira plus de la maison ! V OU L'ON VOIT LE BOSSU ET L'HOMME A LA SALOPETTE TRAVAILLER UNE FOIS DE PLUS POUR BELPHEGOR Vers minuit, l'homme a la salopette descendait de moto devant la masure ou nous avons vu s'enfermer l'homme de confiance du baron Papillon. Il s'en fut tout droit tirer le noeud d'une corde qui pendait a travers une etroite ouverture pratiquee au milieu de la porte. Le tintement d'une sonnette felee retentit a l'interieur de la bicoque... Puis, ce fut presque aussitot un bruit de ferraille retentissant, et l'huis s'entrebailla... laissant apparaitre la tete de Luchner, qui d'un simple signe, invita son complice a entrer. L'homme a la salopette, tout en tenant a la main sa moto, franchit le seuil, appuya sa machine contre la muraille ; et tandis que le bossu replacait la chaine et poussait les verrous, il regarda autour de lui. Il se trouvait dans une sorte d'atelier de mecanicien, uniquement eclaire par une puissante lampe electrique dont un abat-jour concentrait la lumiere sur un etabli qui supportait un compteur a gaz... et tout un attirail complet de pinces, de tenailles, d'ecrous et de clefs anglaises. Tout de suite, l'homme a la salopette reprenait : - Il vient de se passer de graves evenements ! - Quoi donc ? - Jacques Bellegarde est vivant. - C'est impossible ! - J'en suis sur. - Allons donc ! Je l'ai vu couler a pic dans l'Oise... et vous avez constate aussi bien que moi qu'au bout de cinq minutes, il n'avait pas reparu a la surface. - J'ignore comment il a pu se tirer d'affaire... Mais aussi vrai que j'existe - et je n'ai pas eu la berlue - je l'ai vu, il y a deux heures, penetrer dans l'hotel de Simone Desroches. >, mais il etait trop tard, Bellegarde les avait deja >. Le bossu machonna un juron de colere. Puis il fit rageusement : - Il faut absolument retrouver sa trace. - C'est fait, repliquait l'homme a la salopette d'un air triomphant. La voiture a demarre aussitot et Chantecoq est rentre dans le jardin. Je suis reste la un moment, cache dans l'ombre, puis j'ai enfourche ma machine, et au lieu de chercher a rejoindre l'auto, j'ai file droit avenue des Ternes. - Parfait ! approuvait le bossu. - Dois-je avertir de nouveau la police que Bellegarde se trouve chez Chantecoq ? - Non, repliquait Luchner. Et, avec un accent sinistre, il martela : - Nous avons mieux a faire. Puis, d'un air mysterieux et menacant, il ajouta : - Demain soir, ils sauteront tous ensemble. Venez voir la petite surprise que je suis en train de leur menager. Et, se dirigeant vers l'etabli, il s'empara d'une boite metallique en forme de cube et qui portait a chaque angle de sa face superieure quatre petites tetes de vis autour desquelles s'enroulaient des fils metalliques de quinze centimetres environ de longueur et relies ensemble a leur sommet. - Ceci, expliquait Luchner, est une bombe de mon invention. Elle contient une charge d'explosifs capable de faire sauter une maison de six etages. Avec precaution, il prit la bombe et l'introduisit a l'interieur du compteur a gaz ; puis il s'empara d'une petite pendulette en forme de reveil qu'il placa pres de la bombe, et il rejoignit l'extremite du fil metallique a une autre vis placee sur le cadran du reveil... juste a l'endroit d'une aiguille fixee sur la dixieme heure. L'homme a la salopette le regardait manipuler cet engin de destruction et de mort. - Grace a ce mecanisme d'horloge, declarait Luchner, la bombe eclatera au moment que j'ai fixe. Son complice observait : - Encore faudra-t-il que Chantecoq soit chez lui ! Tout en poursuivant sa besogne, le secretaire du baron Papillon affirma : - Il y sera ! Et, apres avoir referme le compteur, il s'ecria : - Demain soir, a dix heures, poum ! - Monsieur Luchner, s'ecriait l'homme a la salopette, vous etes l'as des as ! Le lendemain, vers quatre heures de l'apres-midi, Chantecoq, suivi de Jacques Bellegarde, de nouveau transforme en Cantarelli, sonnait a la porte de l'hotel des Papillon... Le concierge s'en vint leur ouvrir assez rapidement... Mais reconnaissant les deux personnages qui s'etaient deja presentes la veille, il prit aussitot une mine renfrognee qui exprimait clairement : > Chantecoq, nullement impressionne par ce peu favorable accueil, fit avec une courtoisie parfaite : - Monsieur le baron Papillon ? Le portier repliquait : - M. le baron et Mme la baronne sont sortis. - Cependant ! reprenait le detective. Et prenant dans son portefeuille un pneu qu'il avait recu dans la matinee, il le tendit au concierge tout en disant : - Veuillez prendre connaissance de ceci. Le cerbere s'empara du message et lut ce qui suit : M. le baron Papillon fait savoir a M. Chantecoq qu'il le recevra aujourd'hui, jeudi, vers quatre heures. Ces lignes etaient suivies d'une signature absolument illisible. Le portier reprenait, d'un air perplexe : - C'est bien, en effet, l'ecriture de M. le secretaire. Sans doute M. le baron aura-t-il oublie qu'il vous avait donne rendez-vous... car je vous assure qu'il n'est pas la... pas plus que Mme la baronne. - C'est incomprehensible, murmurait le detective. - Que voulez-vous que j'y fasse ? grommelait le concierge. Chantecoq voulut insister. Mais le portier lui coupa la parole, en proferant d'un air courrouce : - Puisque je vous dis que M. le baron n'est pas la ! Et il referma la porte au nez des visiteurs. - C'est bizarre, dit le grand detective au reporter. - En effet... ponctuait le faux Cantarelli. Mais le grand limier reprenait aussitot : - Ne nous frappons pas ! Je vous garantis que, des demain, je verrai le baron Papillon ; et il faudra bien qu'il me dise d'ou vient le grimoire. A la meme heure, une voiture a bras trainee par l'homme a la salopette et poussee par le bossu, camoufle en vieil ouvrier plombier, s'arretait devant la villa de Chantecoq. L'homme a la salopette s'arretait a la porte... Aussitot, des aboiements de chiens s'elevaient, et Gautrais, fidele et vigilant gardien, s'avancait et demandait aux arrivants, a travers la grille de cloture : - Qu'est-ce que vous voulez, vous autres ? Luchner repliquait : - Nous venons changer le compteur a gaz. Et, a travers les barreaux, il tendit a Gautrais un papier que le brave garcon lut avec la plus grande attention. Pandore et Vidocq, dans l'expectative, fixaient leurs yeux ardents sur Gautrais, attendant des ordres. Celui-ci, au bout d'un instant, rendit au bossu le papier qui reproduisait d'une facon rigoureusement exacte la formule ordinairement usitee en pareil cas. Puis, il ajouta, en ouvrant lui-meme la porte : - C'est bon ! vous pouvez entrer. L'homme a la salopette retourna vers la voiture a bras, chargea le compteur sur son epaule et penetra dans le jardin, suivi par le bossu, qui portait son sac a outils en bandouliere. Apres avoir impose silence a ses chiens qui commencaient a grogner d'une facon peu rassurante, Gautrais se dirigea vers la fenetre du jardin qui etait ouverte et a travers laquelle on apercevait la silhouette opulente de Marie-Jeanne en train de preparer son diner. - Marie-Jeanne ! Marie-Jeanne ! appelait Gautrais. - Qu'est-ce qu'il y a ? repliqua le cordon-bleu, sans quitter son fourneau. - Viens un peu. - Et mon boeuf-mode ? - Viens, te dis-je... Marie-Jeanne, tout en bougonnant, rejoignit son mari. Celui-ci, tout en lui designant l'homme a la salopette et le bossu, lui ordonna : - Ces hommes viennent pour changer le compteur. Conduis-les a la cave. - Et mon boeuf ? - Tu sais bien que je ne dois pas bouger d'ici. Marie-Jeanne objectait : - Il y a une panne d'electricite. - Eh bien ! repliquait Gautrais... prends une lanterne. - Ils ne pouvaient pas venir plus tot ? fit Marie-Jeanne en rentrant dans la maison. Un instant apres, Marie-Jeanne reparaissait sur le seuil, son falot a la main : - Venez ! fit-elle d'un ton autoritaire... Et puis depechons !... Je n'ai pas envie de laisser bruler mon boeuf-mode... Un bon morceau de viande que le boucher a, tout expres, decoupe pour moi. Tous trois descendirent a la cave. Marie-Jeanne conduisit les deux hommes jusqu'au compteur... et, pressee de retourner a son fourneau, elle fit : - Je vous laisse ; je vais m'occuper de mon diner. Et, passant la lanterne au bossu, elle s'empressa de regagner l'escalier. L'homme a la salopette deposa le compteur a terre. Le bossu, tout en s'eclairant avec le falot, examina l'objet qu'il devait remplacer. Puis, rejoignant son compagnon, il lui dit : - Au travail ! L'homme a la salopette remarquait : - Avec tout ca, la villa va etre privee de gaz. - Ah ca ! fit Luchner en haussant les epaules, vous me prenez donc pour un enfant !... Je vais brancher la canalisation directement sur la conduite... Tant pis pour la compagnie du gaz si elle y perd quelques metres... Elle coute assez cher a ses abonnes. Et, prenant dans son sac a outils une clef anglaise, il commenca a deboulonner le compteur. Tandis que les complices de Belphegor se livraient a cette sinistre besogne, Chantecoq et Cantarelli rentraient dans la villa. Chantecoq, en traversant le jardin, lancait a Gautrais : - Rien de nouveau ? - Non, monsieur. C'est-a-dire que si. - Quoi donc ? - Il y a des employes du gaz qui sont venus changer le compteur... Comme ils avaient leurs papiers en regle, je les ai laisses descendre a la cave avec Marie-Jeanne. - Tu as bien fait ! Le detective et le journaliste rentrerent dans la maison et se rendirent directement dans le studio ou Colette etait en train de feuilleter l'histoire du Louvre. A leur vue, elle se leva et s'en fut vers eux. - Rien de nouveau ? demanda-t-elle avec une expression de vif interet. Chantecoq repondit : - Non... le baron Papillon n'etait pas chez lui. Et, tout de suite, il se dirigea vers son bureau, au milieu duquel une enveloppe a son adresse, mais sans timbre, avait ete deposee. Il la decacheta aussitot... C'etait une carte du baron Papillon qui le prevenait qu'oblige de s'absenter tout l'apres-midi, pour une affaire imprevue, il prevenait M. Chantecoq qu'il passerait chez lui le meme soir, vers dix heures. Chantecoq, le front soucieux, demanda a sa fille : - Il y a longtemps qu'on a apporte cette lettre ? - Une demi-heure environ. Silencieusement, le detective passa la carte a Bellegarde, qui la lut a son tour. - De plus en plus bizarre, n'est-ce pas ?... lancait le grand limier. - En effet ! Chantecoq reflechit un instant, puis il gagna la fenetre, et, l'ouvrant, il appela : - Pierre ! A ce moment, l'homme a la salopette qui portait sur son dos le compteur qu'il venait de remplacer, et le bossu, son sac en bandouliere, traversaient le jardin et se dirigeaient vers la sortie. - Pierre !... repeta Chantecoq d'une voix vibrante, car le gardien, occupe a ouvrir la porte aux deux faux >, n'avait pas entendu le premier appel du detective. Abandonnant les deux personnages, qui s'empresserent de gagner la rue et de deguerpir avec leur voiture a bras, Gautrais accourut vers son patron, qui lui fit signe de le rejoindre dans le studio. Des qu'il apparut, le detective, l'oeil brillant, les narines dilatees, lui renouvela la question qu'il avait deja posee a sa fille : - Qui a apporte cette lettre ? - Je ne sais pas, monsieur... repliquait Gautrais... Je l'ai trouvee sous la porte. - Vous etiez cependant dans le jardin ? - Oui, monsieur. - Avec les chiens ? - Avec les chiens. - Et comment se fait-il que vous n'ayez rien vu et qu'ils n'aient pas aboye ? - Pour ce qui est de moi, monsieur, comme je faisais les cent pas, afin de me degourdir les jambes, il est possible, il est meme certain que le type qui a apporte cela aura glisse cette lettre pendant que j'avais le dos tourne. - Bien... fit Chantecoq, en appuyant sur le bouton d'une sonnerie electrique. Colette allait l'interroger. Mais, d'un geste bref, son pere lui imposa silence. Marie-Jeanne venait d'apparaitre. Tout de suite, le detective lui demandait : - C'est vous qui avez accompagne a la cave les hommes qui venaient changer le compteur ? - Oui, monsieur. - Vous etes restee avec eux ? - Rien qu'un petit moment... Je suis remontee a cause de mon boeuf-mode qui etait sur le feu. Chantecoq fronca les sourcils. La bonne Mme Gautrais reprenait : - J'ai cru que je pouvais le faire sans inconvenient... les employes du gaz sont des gens tres bien... Le detective repliquait, d'un air grave : - Oui, quand ce sont les employes du gaz. Marie-Jeanne, pressentant qu'elle avait fait une lourde gaffe et peut-etre pire encore, baissa le nez. - Allons voir cela ! decidait le detective d'un air resolu. Et il ajouta : - Vous, Pierre, reprenez votre faction, et vous, Marie-Jeanne, accompagnez-moi ; car j'aurai sans doute des questions a vous poser, et il faut que vous soyez la pour me repondre. - L'electricite est revenue, declarait la commere, navree a l'idee d'etre de nouveau arrachee a ses fourneaux. - Cela ne fait rien !... posait Chantecoq, sur un ton qui n'admettait pas de replique. - Et mon boeuf ? - Il cuira sans vous. - Mais il cuira trop ! - Eh bien ! nous mangerons moins. Quelques secondes apres, Chantecoq, sa fille, le reporter et la cuisiniere penetraient dans la cave. Le detective tourna un commutateur... Une clarte se repandit, tres suffisante pour permettre au limier de proceder a ses investigations. Celui-ci se dirigea tout droit vers le compteur... contre lequel il appuya son oreille. Et, dans un profond silence, il ecouta. Le tres leger tic-tac du reveil parvint a son oreille... Il ecouta encore, puis, se tournant vers Jacques, Colette et Marie-Jeanne, il scanda froidement : - Il y a une bombe, la-dedans. - Une bombe ! repeta Marie-Jeanne, effrayee. Et elle se laissa tomber sur une caisse a savons, qui s'effondra sous son poids. Tandis que le reporter l'aidait a se relever, Chantecoq, avec ce merveilleux sang-froid qui ne l'abandonnait jamais, meme au cours des situations les plus perilleuses, dit a sa fille : - Va vite me chercher la boite B, qui se trouve dans mon laboratoire, dans le tiroir de l'armoire numero 3. La jeune fille obeit aussitot. - Mon Dieu ! Mon Dieu ! se lamentait Marie-Jeanne... Pourvu que nous ne sautions pas, pendant ce temps-la ! - Ne dites donc pas de betises, proferait Chantecoq... Cette bombe, j'en suis sur, a ete reglee de telle sorte qu'elle ne doit eclater qu'a une heure ou celui qui l'a fabriquee est bien sur que je serai chez moi... c'est-a-dire pendant la nuit. - C'est la logique et l'evidence memes, affirmait Bellegarde. Marie-Jeanne reprenait : - Monsieur Chantecoq, pardonnez-nous, a mon mari et a moi ; je vous assure que Pierre fait pourtant bien attention et moi aussi... On fait tout ce qu'on peut, je vous le jure. - Vous dites qu'ils etaient deux ? interrogeait le detective. - Oui, monsieur. Un noiraud en salopette bleue... avec une petite moustache et... - Tiens !... tiens !... fit Jacques. Marie-Jeanne continuait : - Et un bossu. - Un bossu ? repeta le journaliste. - Qui portait son sac a outils sur son dos... Chantecoq n'ecoutait plus la commere. D'un regard, il interrogeait Bellegarde qui lui repondait aussitot : - Il n'y a pas l'ombre d'un doute. Ces deux hommes qui ont apporte ici ce compteur sont bien ceux qui ont voulu m'assassiner. Colette reparaissait avec la boite que son pere l'avait envoyee chercher. Elle contenait plusieurs outils... a l'aide desquels, rapidement, le detective demonta le compteur, tout en ayant soin de laisser la canalisation branchee sur le tuyau d'arrivee. - Je m'arrangerai avec la compagnie, fit-il... Car il ne faut pas que cette bonne Marie-Jeanne manque de gaz. Apres avoir place le compteur sur son epaule, il quitta la cave, suivi par Colette, Jacques et Marie-Jeanne, qui avait eu soin de reprendre la boite a outils. Il gagna aussitot son laboratoire... deposa le compteur sur une table et, avec une dexterite remarquable, il devissa les ecrous qui maintenaient la paroi interieure. - Vous voyez que j'avais raison, fit-il en designant a sa fille et au journaliste l'interieur du compteur ou Luchner, avait depose la bombe et la pendulette. Et, tout en designant l'aiguille d'arret, il ajouta : - Je ne me suis pas trompe... Belphegor avait bien decide de nous faire sauter a vingt-deux heures ! Colette, en un geste instinctif, saisit la main de Jacques. Son pere reprenait, en souriant : - Tres ingenieux ce petit appareil. Et, avec un calme etonnant, en meme temps qu'une adresse merveilleuse, il commenca a enlever, a l'aide d'une pince, les fils qui reliaient la pendulette a la bombe. Tandis qu'il achevait son delicat travail, Colette reprenait : - Nous l'avons echappe belle ! Jacques s'ecriait : - Tout est bien qui finit bien, et nous n'avons plus qu'a attendre la visite du baron Papillon. - Oh ! le baron Papillon... lanca Chantecoq, j'ai l'idee que nous ne le verrons pas ce soir. - Pourquoi ? firent simultanement les deux jeunes gens. Chantecoq ne repondit pas a leur question... Et comme s'il poursuivait uniquement sa pensee, il martela : - Mais demain, il faudra bien qu'il me livre son secret ! VI OU LE FANTOME REPARAIT Tandis que ces evenements se deroulaient chez Chantecoq, un taxi s'arretait devant l'hotel de Mlle Desroches. Une femme en descendait, en grand deuil. Ses cheveux, non coupes et meme abondants, s'echappaient en cascade d'or sous son chapeau de crepe, autour duquel flottait un long voile de deuil. Elle n'avait rien d'artiste, de moderne, ni meme de parisien... Elle paya le chauffeur... Sans doute dut-elle lui donner un bon pourboire, car il mit aussitot pied a terre, et apres avoir aide la voyageuse a descendre de voiture, il deposa sur le trottoir, devant la porte, une valise ; et tout en tenant a la main une couverture soigneusement roulee dans un portemanteau en cuir jaune, il attendit que la visiteuse eut sonne et qu'on lui eut ouvert, pour regagner son siege. Pendant ce temps, dans le grand salon, Maurice de Thouars, qui portait sur son visage les marques d'un profond chagrin, racontait au baron et a la baronne Papillon, figes en une attitude de consternation savamment etudiee, les derniers moments de Simone. M. de Thouars expliquait : - Jusqu'a la minute supreme, notre pauvre amie a cru revoir ce maudit Fantome. La baronne eut un sursaut d'effroi... Quant a son mari, il crut devoir accentuer encore sa mine apitoyee, et il se preparait a entamer un panegyrique emu de la morte, lorsque le valet de chambre apparut, annoncant : - Mme Mauroy vient d'arriver. M. de Thouars se leva en disant : - C'est la soeur de Simone. - Mlle Desroches avait donc une soeur ? s'exclamait la baronne. - Oui... mariee en province... Elles se voyaient tres peu. - Nous allons nous retirer, declarait M. Papillon. - Restez la, au contraire, protestait M. de Thouars, Mme Mauroy, j'en suis sur, sera tres heureuse de faire votre connaissance. Il gagna l'antichambre, ou Mme Mauroy attendait, et, tout en s'inclinant devant elle avec un profond respect, il fit : - Comte Maurice de Thouars. La dame en noir repondit a son salut avec beaucoup de dignite. Son interlocuteur precisait : - Mademoiselle votre soeur voulait bien m'honorer de son amitie. Et se tournant vers Juliette et le valet de chambre qui, pres de la valise et du portemanteau, attendaient des ordres, il reprit : - Montez les bagages dans la chambre que Mlle Bergen a fait preparer pour Mme Mauroy... Puis, avec beaucoup de deference, il invita celle-ci a entrer au salon. A sa vue, les Papillon se leverent, accentuant leur tristesse de commande. Maurice de Thouars presentait : - Baron et baronne Papillon... De bons, de vieux amis de Mlle Desroches. Mme Papillon s'avancait avec empressement vers la nouvelle venue, affirmant d'une voix pleurarde : - Croyez, madame, que mon mari et moi nous prenons une part bien vive a votre douleur. Mme Mauroy, en proie a une peine qu'elle parvenait difficilement a contenir, remercia le couple d'un geste emu... Puis, s'adressant a Maurice de Thouars, elle dit : - J'ai recu votre telegramme... Un sanglot lui coupa la parole. M. de Thouars la fit asseoir sur un canape... Et les yeux remplis de larmes, elle reprit avec effort : - Cette pauvre Simone !... Nous ne nous etions pas revues depuis longtemps... Nous n'avions ni les memes idees, ni la meme facon de vivre... mais je lui avais garde une profonde affection. - Elle me parlait souvent de vous. - Je voudrais la revoir !... declarait Mme Mauroy. M. de Thouars expliquait : - Elle repose dans son atelier, ainsi qu'elle l'a voulu... Le comte offrit son bras a Mme Mauroy. La baronne implorait : - Est-ce que vous nous permettez, a nous aussi ? M. de Thouars fit un geste affirmatif. Et tous les quatre ils se dirigerent vers l'atelier... Lorsqu'ils s'y presenterent, Mlle Bergen etait en prieres aupres de Simone... Aussitot, elle se leva et s'en fut vers Mme Mauroy, dont elle etreignit la main... Puis, tandis que les trois autres personnages demeuraient discretement a l'ecart, elle l'emmena pres du divan. Mme Mauroy contempla douloureusement sa soeur. - Elle n'est guere changee ! murmura-t-elle. Elle s'approcha de la morte et appuya ses levres contre son front... Puis, s'agenouillant, elle se mit a prier. - Partons, fit a voix basse Mme Papillon a son mari. Ce spectacle me fait trop de mal ! Maurice de Thouars les reconduisit jusqu'a la porte d'entree... Et apres avoir subi une derniere fois leurs protestations d'amitie et leurs compliments de condoleances, il regagna le salon et appuya sur le bouton d'une sonnerie electrique. Juliette apparut. Maurice de Thouars lui demanda : - Vous avez monte les bagages ? - Oui, monsieur le comte ; mais je n'ai pas pu ouvrir la valise ; car Mme Mauroy a conserve la clef. - Bien, je vous remercie. Mme Mauroy reparut, s'appuyant au bras de Mlle Bergen. Elle etait tout en larmes. - Voulez-vous, proposait la dame de compagnie, que je vous accompagne jusqu'a votre chambre ? - Oui, je veux bien. Maurice de Thouars s'avancait, declarant, en lui designant Juliette : - Voici la femme de chambre de Simone... Mlle Bergen s'empressait d'ajouter : - Une excellente fille, tres devouee, et qui, j'en suis sure, aura tres grand soin de vous. - Je suis brisee, declarait Mme Mauroy. - Eh bien ! venez, invitait la Scandinave, vous allez prendre un peu de repos. - Et moi, declarait M. de Thouars, je vais veiller notre amie. Quelques heures apres, dans le grand salon de l'hotel d'Auteuil, Elsa Bergen tenait compagnie a Mme Mauroy, a laquelle, tandis que Juliette leur servait le the, elle racontait les derniers moments de sa soeur, lorsque le valet de chambre apparut, annoncant : - M. le directeur de la police judiciaire est la. La Scandinave se leva, un peu surprise... tandis que Mme Mauroy lui demandait : - Que vient-il faire ici ? - Je l'ignore... Mais il me semble difficile de l'econduire... Toutefois, si vous desirez ne pas le voir, je puis le faire entrer dans une autre piece. - Non... refusait Mme Mauroy... je prefere etre la... Maintenant que vous m'avez reconfortee de vos consolations si affectueuses, je me sens assez courageuse pour affronter toutes les epreuves. La demoiselle de compagnie donna l'ordre a Dominique d'introduire M. Ferval. Celui-ci, apres avoir salue Elsa Bergen, dirigea son regard vers Mme Mauroy qui, accablee par sa profonde douleur, etait restee assise. La Scandinave murmurait a l'oreille du haut fonctionnaire : - C'est la soeur de Mlle Desroches... Elle a beaucoup de chagrin. M. Ferval s'inclina respectueusement devant Mme Mauroy, qui lui repondit d'un leger signe de tete. Puis s'adressant a la demoiselle de compagnie, il fit d'un air grave : - Je suis charge d'une mission tres penible. Elsa Bergen le considera avec etonnement. Quant a Mme Mauroy, elle semblait se desinteresser entierement de ce qui se passait autour d'elle. Le directeur reprenait : - Bien que le medecin de l'etat-civil ait declare naturel le deces de Mlle Simone Desroches, certains faits assez troublants, dont nous venons seulement d'avoir connaissance, nous ont donne a penser qu'il etait au contraire des plus suspects. - Monsieur, que me dites-vous la ? s'etonnait la Scandinave avec emotion. - Ce n'est pas l'avis de M. le juge d'instruction. - Peut-on savoir au moins sur quoi ce magistrat base sa conviction ? - Je regrette de ne pouvoir vous repondre. L'instruction, jusqu'a nouvel ordre, doit se poursuivre dans le plus grand mystere. - C'est-a-dire a une autopsie... - Qui doit avoir lieu dans le plus bref delai. A ces mots, Mme Mauroy se redressa tout a coup et, le visage hagard, elle s'ecria : - Ma soeur !... Ma pauvre soeur !... Oh ! non, pas cela !... pas cela !... Avec beaucoup de deference, le directeur de la police s'ecriait : - Helas ! madame, la decision du parquet est formelle... Mme Mauroy implorait : - Laissez-la-moi encore cette nuit. - C'est bien difficile... Je dirai meme impossible. - Monsieur, je vous en prie, je vous en supplie... Je viens de la voir... elle est encore si belle !... Oh ! oui, laissez-la-moi jusqu'a demain. Tres impressionne par ce desespoir qui se manifestait d'une facon si touchante, le haut fonctionnaire decidait : - C'est entendu, madame, et je m'en voudrais d'ajouter encore a votre peine. Je vais prendre les mesures necessaires pour que le medecin legiste n'intervienne que demain dans la matinee. - Je vous remercie, monsieur, fit Mme Mauroy, qui se laissa tomber en sanglotant sur un canape. Apres l'avoir saluee, M. Ferval se retira, reconduit par Elsa Bergen, tandis que Mme Mauroy continuait a pleurer, la tete entre les mains. Vers onze heures du soir, tout semblait dormir, dans la maison d'Auteuil. Aucun rais de lumiere ne filtrait a travers les persiennes des fenetres qui donnaient sur la rue ni de celles qui s'ouvraient sur le jardin ; seule, l'entree du vestibule etait faiblement eclairee. Depuis un long moment deja, les domestiques, a l'exception de Juliette, qui avait demande qu'on lui permit de veiller une derniere fois sa maitresse, avaient regagne leurs chambres. Toute la vie de cette demeure, qui semblait deserte, presque abandonnee, s'etait concentree dans l'atelier, autour de la morte. En effet, Mme Mauroy, Mlle Bergen et Maurice de Thouars etaient reunis autour du divan sur lequel reposait toujours la depouille mortelle de Simone, parmi les fleurs renouvelees. Dans un coin de la vaste piece, discretement a l'ecart, la femme de chambre priait. Decouvrant sur le visage douloureux de Mme Mauroy quelques traces de fatigue, Mlle Bergen lui dit : - Vous devriez aller prendre un peu de repos. - Laissez-moi encore aupres d'elle... soupirait la soeur de Simone. - Il ne faut pas user vos forces, conseillait M. de Thouars. - D'autant plus, soulignait la demoiselle de compagnie, que vous en aurez encore besoin. - C'est vrai, reconnaissait la jeune femme. Et, tout a coup, eclatant en sanglots, elle scanda : - Quand je pense que demain... Oh ! c'est trop abominable !... Dites, monsieur de Thouars, vous qui connaissez tant de monde a Paris, vous ne pourriez pas obtenir que l'on renoncat a cette chose affreuse ? - C'est malheureusement impossible ! - Ma soeur !... Ma pauvre Simone !... reprenait Mme Mauroy... que je l'embrasse une derniere fois... Elle s'approcha de la morte... appuya ses levres contre son front... Puis, s'emparant d'une des roses sous lesquelles elle disparaissait presque entierement, elle la glissa dans son corsage... en murmurant : - Je ne croyais pas l'aimer autant ! Et, se tournant vers la Scandinave, elle ajouta : - Je la revois encore toute petite... J'etais pour elle comme une seconde maman... Elle avait huit ans de moins que moi... Pourquoi faut-il que l'existence nous ait ainsi separees ?... Et penser que c'est fini... que je ne la reverrai plus jamais, jamais... Elle chancela, comme si elle etait prete a s'evanouir. Avec une douce mais ferme autorite, Mlle Bergen ordonnait : - Ne restez pas ici plus longtemps... Vous allez vous rendre malade bien inutilement... Songez a votre mari, a vos enfants que vous avez laisses la-bas. - Oui, vous avez raison, approuvait Mme Mauroy, un peu calmee. M. de Thouars proposait : - Permettez-moi de vous accompagner jusqu'a votre chambre... Mme Mauroy s'empara du bras qu'il lui offrait. Juliette s'avancait, proposant : - Si Madame a besoin de mes services... - Mais oui... allez, ma fille... appuyait Mlle Bergen... Je vais rester aupres de notre amie... Tout a l'heure vous viendrez me rejoindre. Mme Mauroy eut un dernier regard vers sa soeur... D'une main, elle lui adressa un long baiser, celui d'un supreme adieu... puis elle sortit dans le jardin avec M. de Thouars. Juliette courut vite dans le vestibule, gravit l'escalier, gagna le palier du premier etage, ouvrit la porte de la chambre qui avait ete reservee a Mme Mauroy, et donna l'electricite. Bientot Mme Mauroy et M. de Thouars apparaissaient sur le seuil. - Monsieur, fit la soeur de Mlle Desroches, je ne saurais vous dire a quel point je suis touchee des attentions dont vous m'entourez, Mlle Bergen et vous... - N'est-ce pas tout naturel ?... - Croyez que je ne l'oublierai pas... M. de Thouars effleura d'un baiser respectueux la main que lui tendait la jeune femme, puis fit quelques pas dans la chambre... - Madame veut-elle que je l'aide a se deshabiller ? proposa Juliette. - Non, merci, ma fille. Retournez aupres de ma pauvre soeur. La femme obeit et quitta la chambre. En traversant le vestibule, elle croisa M. de Thouars, qui lui dit : - Vous previendrez Mlle Bergen que je suis toujours la et que, des qu'elle se sentira fatiguee, j'irai la remplacer. - Mais, monsieur le comte, observait Juliette, je resterai bien toute seule. - La mort ne vous effraie donc pas ? - Non, monsieur le comte. Et puis, comme disait si bien le bon vieux cure de mon pays, on n'est jamais seul, avec les defunts... Il y a toujours leur ame. - Eh bien ! allez... Je vais prendre un peu de repos... D'ailleurs je ne tarderai pas a vous rejoindre. M. de Thouars penetra dans le grand salon et s'installa dans un fauteuil... Une grande expression de douleur et de lassitude contractait son masque, auquel il s'efforcait habituellement de donner une expression d'impassibilite qu'il jugeait de bon ton... Sans doute avait-il aime vraiment Simone et, bellatre qui avait fait pleurer tant de beaux yeux, souffrait-il cruellement a son tour ? Et tandis que Juliette gagnait l'atelier, visiblement brise, il ferma les yeux... en l'espoir d'un sommeil qui lui ferait momentanement oublier sa detresse. Juliette, un instant, resta a le contempler a travers la baie qui accedait au jardin. > Puis elle se dirigea vers l'atelier. Apres avoir fait quelques pas, elle s'arreta. Il lui avait semble entendre comme un bruissement de feuilles assez prolonge, immediatement suivi d'un silence absolu. Elle attendit un instant, l'oreille tendue... Mais le silence continuait a planer au-dessus de l'obscurite environnante. Envahie d'une instinctive angoisse, elle hata le pas et traversa presque en courant l'allee du jardin qui conduisait de la maison a l'atelier. Lorsqu'elle penetra dans la vaste piece, dont les plafonniers, habilement et artistement disposes, semaient autour d'eux une vive et radieuse clarte, Elsa Bergen etait en train de recueillir quelques roses qui avaient glisse du divan sur le tapis. S'apercevant du trouble qui agitait la femme de chambre, Mlle Bergen lui demanda : - Qu'y a-t-il, Juliette ? Est-ce que Mme Mauroy serait souffrante ? - Non, mademoiselle, c'est... Elle s'arreta, comme si elle n'osait parler. - Voyons, parlez... invitait la Scandinave. Juliette se decidait a dire : - Mademoiselle, je viens d'entendre, dans le jardin, un drole de bruit. - Quoi donc ? - On aurait dit que quelqu'un marchait dans le bosquet par ou a disparu le Fantome. Et, toute pale, elle ajouta : - Si c'etait encore lui ? - Allons, ma petite, reprenait la demoiselle de compagnie, vous n'allez pas vous mettre de pareilles idees en tete. Elsa Bergen avait a peine prononce ces mots que, subitement, les plafonniers s'eteignirent et l'atelier ne se trouva plus eclaire que par la lueur des bougies placees pres de Simone. Les deux femmes eurent un sursaut puis se turent... immobiles... les yeux rives sur une petite porte qui, placee au fond du hall et dissimulee par une tenture, s'ouvrait lentement d'abord, puis brusquement. Un cri d'epouvante leur echappa. Le Fantome venait de se profiler sur le seuil. Tournant sur elle-meme, la Scandinave s'evanouit. Folle de terreur, d'une voix qui s'etranglait dans sa gorge, Juliette voulut appeler au secours. Elle n'en eut pas le temps. Bondissant vers elle, Belphegor lui assenait sur la nuque un coup de sa terrible matraque, et la malheureuse s'effondrait, assommee. Alors le Fantome s'approcha du corps de Simone, le serra dans ses bras et disparut avec lui derriere la petite porte par laquelle il etait entre. Juliette, qui n'avait pas entierement perdu connaissance, voulut se relever, mais elle n'en eut pas la force, et se trainant sur les genoux jusqu'a la porte qui donnait sur le jardin, au prix d'un grand effort, elle parvint a l'entrebailler et d'une voix dechirante elle lanca, dans la nuit, par trois fois, ce cri : - Au secours ! Au secours ! Au secours ! M. de Thouars, qui commencait a sommeiller, se redressa d'un bond et, s'elancant dans le jardin, il se precipita dans l'atelier. Alors, s'accrochant a lui, Juliette, folle de terreur, rala : - Le Fantome... vient... d'enlever... Mademoiselle... Sidere, Maurice de Thouars dirigea ses yeux vers le divan sur lequel on voyait encore, parmi les fleurs en desordre, la trace du corps que Belphegor venait d'enlever. Et se penchant vers la femme de chambre, il voulut l'interroger. Mais la brave fille, a bout de forces, s'ecroula sur le parquet, tandis que Belphegor, emportant la morte, fuyait dans les tenebres. QUATRIEME PARTIE LES DEUX POLICES I VERS LA LUMIERE Vers neuf heures du matin, le baron Papillon, vetu d'un luxueux pyjama de soie, penetrait d'un air solennel, dans son cabinet de travail, ou, d'ailleurs, il ne faisait jamais rien. Tout de suite il appuya l'index sur le bouton d'une sonnerie electrique. Un valet de pied, deja en grande livree, apparut. D'un ton hautain, le nouveau noble articula : - Dites a mon secretaire que je l'attends. Le domestique repliquait : - M. Luchner n'est pas la. Le valet de chambre ajoutait, en presentant une lettre sur son plateau : - On vient d'apporter cela pour M. le baron. Celui-ci fit, tout en s'en emparant : - Est-ce qu'on attend la reponse ? - Oui, monsieur le baron. - C'est bon, je vais voir. Et M. Papillon prit connaissance du message. Il etait ainsi concu : Monsieur le baron, Je sais que vous recherchez pour votre admirable collection, la plus belle de toute l'Europe, une miniature du peintre Dumont, qui represente la reine Marie-Antoinette... - Tiens ! tiens ! c'est interessant, ponctua le lecteur, flatte a la fois dans son orgueil et dans sa manie. Et il reprit la lecture du billet, qui se terminait ainsi : J'ai fait tout expres le voyage de Hollande en France pour vous la presenter. C'est une piece unique... Et j'ai voulu vous la montrer avant tout autre. Veuillez agreer, monsieur le baron, mes respectueuses salutations. Jacob LEVY-NATHAN, antiquaire a Amsterdam. Le regard brillant de convoitise, M. Papillon declarait : - Un portrait de Marie-Antoinette par Dumont... C'est une aubaine inesperee. Ils n'en ont pas au Louvre : Et il ordonna au valet de pied : - Faites entrer ce monsieur. Quelques instants apres, le domestique introduisait l'antiquaire dans le cabinet de travail du collectionneur. C'etait un vieux bonhomme au type semite tres accuse. Une barbe broussailleuse dissimulait le bas de sa figure, dont le front etait couronne d'une epaisse tignasse grise. Son costume noir, etrique, et ses yeux qui luisaient derriere les larges verres d'une paire de lunettes a monture en ecaille achevaient d'en faire une sorte de Shylock moderne plutot fait pour inspirer la crainte que l'interet. Mais M. Papillon, au cours de ses nombreuses chasses aux bibelots, en avait vu bien d'autres. Et l'aspect de ce curieux visiteur n'etait nullement fait pour l'intimider. Assis devant sa table en une attitude avantageuse, d'un geste distant, il lui indiqua un siege en face de lui, et tandis que, relevant les basques de son vetement, Jacob Levy-Nathan, s'y installait d'un air plein de modestie et de timidite, le baron s'emparait d'une grosse loupe tout en disant : - Voyons cette miniature. L'antiquaire d'Amsterdam prit un air contrit. Puis il declara : - Monsieur le baron, excusez-moi, je ne l'ai pas en ma possession. - Que me dites-vous la ? s'exclama le mari d'Eudoxie... Ah ca ! est-ce que vous auriez l'intention de vous moquer de moi ? Le vieux Juif, sous les traits duquel nos lecteurs auront certainement deja reconnu Chantecoq, reprenait avec humilite : - C'est un subterfuge que j'ai employe, afin d'etre recu par vous. Furieux, Papillon se leva... et tout en lui indiquant la porte d'un geste tragique que n'eussent point desavoue nos plus importantes societaires de la Comedie-Francaise, il lanca : - Sortez, monsieur ! ou je vous fais chasser par mes laquais. Debout, les mains jointes, Chantecoq qui, comme toujours, representait a merveille le personnage qu'il avait decide d'incarner, implorait d'un ton larmoyant : - Ne vous fachez pas, monsieur le baron, je viens vous proposer une affaire superbe... Et je vous jure, sur le Dieu d'Abraham, mon ancetre, et de Jacob, mon patron, que vous regretterez de m'avoir congedie sans m'entendre. Le faux antiquaire s'exprimait avec tant de conviction que le baron, completement dupe de la manoeuvre du detective, fit, apres un peu d'hesitation : - En ce cas, je vous ecoute ! - Oh ! merci, monsieur le baron... reprenait le grand limier en se repandant en salutations... Je suis sur que vous allez etre ravi, enchante... - Parlez ! car mes moments sont precieux. - Je le sais, monsieur le baron, et je vais etre bref, tres bref... En deux mots, voici l'affaire. Et Chantecoq, l'echine toujours courbee, articula : - J'ai appris que vous deteniez un manuscrit du XVIe siecle qui porte pour titre : Memoires secrets de Cosme Ruggieri. M. Papillon, surpris, repondait : - En effet, j'ai bien eu ce grimoire entre les mains. Jacob Levy-Nathan, la bouche entrouverte, les yeux ecarquilles, ecoutait son interlocuteur, qui poursuivait sur un ton d'importante fatuite : - Un de mes amis, membre de l'Academie des Belles Lettres, M. Carpenas... vous connaissez ?... - Qui ne connait cet illustre maitre ? - Eh bien ! M. Carpenas, auquel je l'avais communique, m'a declare qu'il etait apocryphe et sans valeur. L'antiquaire d'Amsterdam hocha la tete d'un air dubitatif. Le collectionneur continuait : - Alors, j'ai enferme ce grimoire dans le bahut Renaissance ou je l'avais trouve. - Ne pourriez-vous pas, mon cher maitre, me le communiquer ? Au mot de >, le visage du baron Papillon s'empourpra de fierte. C'etait la premiere fois qu'on l'appelait ainsi. Enveloppant son flatteur d'un regard de soudaine bienveillance, il fit : - Je suis au regret ; mais il n'est plus en ma possession. - Quel dommage ! - Ayant des doutes sur l'authenticite du bahut, j'ai envoye ce meuble a la Salle des ventes, ou il a fait, d'ailleurs, un tres bon prix. - Sapristi ! - Et le manuscrit que j'avais laisse dans un des tiroirs a du passer entre les mains de l'acheteur. - Serait-ce un effet de votre bonte, mon cher maitre, de me dire le nom de cette personne ? - Rien de plus facile, concedait M. Papillon... C'est Mlle Simone Desroches. Chantecoq eut un leger sursaut, qui echappa a son interlocuteur ; puis il reprit : - Mlle Simone Desroches... N'est-ce pas cette jeune personne qui vient de mourir d'une facon si mysterieuse ? - Parfaitement ! Prenant un air de componction, le faux Hollandais se leva en disant : - Excusez-moi, monsieur le baron, de vous avoir derange. Mais, repris par sa manie, M. Papillon le retenait. - Selon vous, ce manuscrit aurait de la valeur ? - Certes ! affirmait le detective, avec un aplomb imperturbable. - Allons donc ! - Voila plusieurs annees que je suis a sa recherche. Il est, en effet, des plus authentiques. - Alors Carpenas serait un sot ? - Il arrive aux plus malins de se tromper. - Ah ! c'est trop fort ! s'irritait le collectionneur... C'est bien la peine d'etre membre de l'Institut pour commettre de pareilles bevues. - C'est entendu, mon cher maitre. - Mais, observait le baron, je crois qu'il vous sera bien difficile, quant a present, du moins, de recuperer ce precieux manuscrit. - Pourquoi ? - Parce qu'il vient de se passer, la nuit derniere, chez Mlle Desroches, un evenement qui va encore compliquer singulierement les choses. A ces mots, Chantecoq dressa l'oreille. A cent mille lieues de soupconner la veritable identite de son interlocuteur, M. Papillon revelait : - Je viens d'apprendre, par un coup de telephone de Mlle Bergen, qu'au cours de la nuit derniere, le Fantome du Louvre... - Le Fantome du Louvre ? - Comment ! vous n'avez pas entendu parler de ce mysterieux bandit qui, deguise en revenant, a deja commis un certain nombre de mefaits ? Tous les journaux sont remplis du recit de ses exploits... - Ah ! si, si... tres bien, j'y suis... - Eh bien ! le Fantome aurait enleve le corps de Mlle Desroches. - Pas possible !... feignait de s'etonner le fin limier. - Vous comprenez que ce n'est guere le moment d'aller trouver ses heritiers. - Je comprends... je comprends, mon cher maitre, approuvait Chantecoq ; mais, soyez tranquille, des que je pourrai les approcher, je ferai le necessaire. - Je vous remercie d'avance. - Vous pouvez entierement compter sur moi... - Alors, au revoir monsieur Jacob Levy-Nathan... - Au revoir, mon cher maitre. M. Papillon reconduisit le visiteur jusqu'au seuil de son bureau et, lorsque la porte se fut refermee il s'ecria : - Ce Carpenas... quel ane !... Ca, je ne le lui pardonnerai jamais ! Seul dans la chambre qu'il occupait chez Chantecoq, Jacques Bellegarde, sous ses traits ordinaires, etait assis dans son fauteuil. Il resumait par la pensee tous les evenements qu'il venait de vivre, lorsque, brusquement, il se leva et se mit a arpenter la piece a grands pas. Certes, il avait une confiance absolue dans le genie du grand detective, et il etait certain que celui-ci ne tarderait pas a remporter sur Belphegor une eclatante victoire. Cependant, a son allure nerveuse, impatiente, on devinait que son inactivite presente lui pesait lourdement et qu'il desirait vivement, ardemment, rentrer en pleine action, lorsqu'on frappa doucement a sa porte. - Entrez !... fit-il en s'arretant. La porte s'ouvrit et Colette lui apparut, dans tout l'eclat de son charme. A sa vue, il lui sembla que c'etait comme une lumiere divine qui penetrait en lui et dissipait ses angoisses. La jeune fille s'avanca vers lui. - Monsieur Jacques, fit-elle, sur un ton d'affectueux reproche, il faut que je vous gronde. - Vraiment ! mademoiselle... et pourquoi ? - Parce que vous avez desobei. - Moi ?... - Mais oui. Mon pere vous avait instamment recommande de ne pas vous montrer sous votre vrai visage. - C'est vrai. - Alors, pourquoi commettez-vous une telle imprudence ? - Parce que cela m'ennuie beaucoup de me remettre en Cantarelli... Je me sens tellement ridicule, sous les traits du personnage... - Mais pas du tout ! - Vous etes trop indulgente. - Je vous assure que c'est toujours vous, tel que vous etes, que j'apercois a travers cette defroque, sous cette perruque, cette moustache et cette barbiche, que je vous demande de reprendre au plus tot. Des aboiements retentissaient dans le jardin. Colette s'approcha de la fenetre et en souleva legerement le rideau. - Voici justement mon pere... En effet, Chantecoq, toujours camoufle en antiquaire d'Amsterdam, se dirigeait vers la maison. - A son allure declarait la jeune fille... je suis certaine qu'il nous apporte de bonnes nouvelles. - Allons vite le rejoindre... s'ecriait Bellegarde. - Pas avant que vous ne soyez redevenu Cantarelli, reprenait Colette. - Vous y tenez absolument ? - Je l'exige. Les deux amoureux echangerent un de ces regards qui refletaient tout leur amour... puis Jacques se dirigea vers une table sur laquelle ses postiches etaient deposes. Colette s'en fut aussitot retrouver son pere qui, dans son laboratoire, assis devant une table, commencait a enlever sa fausse barbe. - Alors, pere, tu es content ? lui demanda-t-elle. - Tres... - M. Papillon t'a dit ?... - Tout ce que je desirais apprendre, et meme davantage. - Puis-je savoir ?... - Pas encore... J'ai besoin de parler d'abord a notre ami. - Il va descendre. - Parfait ! - Alors, pere, tu ne veux rien me raconter de plus. - Tout a l'heure, ma cherie, tout a l'heure. - Pourquoi ne veux-tu pas parler a M. Jacques devant moi ? - Parce que j'ai a lui dire certaines choses qu'il lui serait peut-etre penible d'entendre en ta presence. Le visage de la jeune fille s'assombrit. - Ne t'inquiete pas... recommanda Chantecoq... Je te repete que tout va tres bien... Les evenements vont certainement se precipiter... Il ne s'agit plus que d'avoir un peu de patience... et de nous tenir plus que jamais sur nos gardes. - Je te laisse, fit Colette rasserenee. - C'est cela, va, ma belle... je te rappellerai tout a l'heure. La fiancee de Jacques quitta la piece... Chantecoq, apres avoir acheve de se demaquiller et s'etre debarrasse de sa defroque, revetit un complet veston et, entierement redevenu lui-meme, passa dans son studio. Quelques instants apres, Jacques, deguise en Cantarelli, le rejoignit. Tout de suite il attaqua : - Vous avez vu le baron Papillon ? Le grand detective, qui semblait d'excellente humeur, repliquait : - Je sors de chez lui et j'en rapporte deux nouvelles vraiment sensationnelles... Tres intrigue, le journaliste ecoutait le limier, qui continuait : - Premierement... le manuscrit des Memoires de Ruggieri a bien appartenu au baron ; mais il a passe de ses mains entre celles de Mlle Desroches. - De Simone ? s'exclamait le reporter au comble de la stupefaction... Chantecoq reprenait : - J'en conclus qu'il aura ete derobe a cette malheureuse par quelqu'un de son entourage. - Le fait est, affirmait Bellegarde, qu'elle recevait chez elle des individus assez interlopes. - Parmi eux... questionnait le detective, n'en est-il pas un que vous soupconnez etre Belphegor ? Le jeune homme s'absorba un instant dans ses pensees, puis il reprit : - Je suis incapable de preciser. Chantecoq interrogeait de nouveau : - Que pensez-vous de la demoiselle de compagnie ? - Mlle Bergen... Je sais qu'elle est depuis tres longtemps au service de Mlle Desroches... et dois dire bien qu'elle m'ait toujours temoigne une antipathie marquee, qu'elle a toujours eu pour Simone une grande affection et un devouement reel... - Et ce M. de Thouars ? - Fort epris de Mlle Desroches, il me detestait. - Est-ce vraiment un fils de famille ? - Tout ce qu'il y a de plus authentique. - Alors, un declasse ? - Absolu... - Et sans beaucoup de scrupules ? - Je le crois. Selon vous, ce serait lui ?... - Non, repliquait nettement Chantecoq... car autant que j'ai pu en juger... il ne m'a semble, ni assez intelligent, ni assez audacieux pour jouer un pareil role. Mais, laissons-le tranquille pour l'instant... Je vous disais tout a l'heure que je vous apportais deux nouvelles sensationnelles. - Je connais la premiere, qui me semble aussi bonne qu'inattendue, declarait le journaliste ; et maintenant, j'ai hate d'apprendre la seconde. - Attendez-vous a quelque chose d'inoui... - Vraiment ? - Belphegor a encore fait des siennes. - Cela ne m'etonne pas. - Mais ce qui vous surprendra bien davantage, c'est lorsque je vous aurai dit que la nuit derniere il a enleve le corps de Mlle Desroches. - Le corps de... murmura Bellegarde en palissant. Et il ajouta : - Et dans quel dessein cet odieux bandit aurait-il accompli ce monstrueux attentat ? - Je vais vous le dire : Menardier est persuade que Simone a ete empoisonnee ; et il a reussi a faire partager sa conviction au juge charge de l'instruction... - Dans quelle intention ? - Comment ! vous n'avez pas devine ? - Je suis tellement trouble par ce que vous me racontez. - Reflechissez un instant. - Pour augmenter encore les charges qui pesent sur moi, martelait Jacques. - Parbleu !... - Mais c'est effrayant !... - C'est excellent, au contraire. Et Chantecoq developpa : - Notre Belphegor est en train de s'enterrer... Rappelez-vous ce que je vous ai deja predit : c'est par ses complices que nous l'atteindrons. - Et ses complices, vous les connaissez ? Chantecoq eut un mysterieux sourire. Puis, tout en evitant de repondre a la question que lui posait le reporter, il fit : - Je crois que c'est le moment d'aller faire un petit tour du cote de la maison d'Auteuil. - Je vous accompagne ? interrogeait le journaliste. - J'allais vous le demander. Et saisissant le bras du faux Cantarelli, le grand detective s'ecria : - Quel beau livre vecu vous allez bientot pouvoir ecrire ! II LA JUSTICE TRAVAILLE La nouvelle de l'enlevement de Mlle Desroches par le Fantome du Louvre s'etait repandue dans le quartier et avait, naturellement, provoque une emotion considerable qui s'etait traduite par un rassemblement de nombreux curieux devant l'hotel de Simone. Devant la porte, deux agents en tenue montaient la garde, s'efforcant de maintenir de chaque cote du trottoir la foule qui grossissait de minute en minute. Pendant ce temps, la justice travaillait... Dans l'atelier, en face du divan noir, parmi les roses fletries et effeuillees qui jonchaient le tapis, Mme Mauroy, Elsa Bergen, Maurice de Thouars etaient en conference avec M. Ferval, Menardier et le commissaire de police du quartier. Le directeur de la police judiciaire, en effet, en raison de l'ampleur que prenait cette affaire, avait decide de presider a l'enquete que le juge d'instruction avait immediatement ordonnee. Ainsi que le commissaire et l'inspecteur, il ecoutait avec un vif interet Maurice de Thouars, qui lui faisait en ces termes le recit des evenements de la nuit precedente : - Je venais, disait-il, de reconduire Mme Mauroy jusqu'a sa chambre, et je m'etais rendu dans le grand salon, afin d'y prendre quelques instants de repos. > lle Bergen qui, elle aussi, gisait inanimee sur le parquet. lle Bergen et la femme de chambre dans leurs chambres respectives... Fort heureusement, grace aux soins qui lui furent prodigues, Mlle Bergen revint assez promptement a elle et elle me raconta ce qu'elle va vous repeter. La Scandinave qui, pale, les traits tires, semblait encore sous le coup de ses emotions de la veille, reprit : - Excusez-moi, messieurs, si je m'exprime mal ou d'une facon incomplete... Mais je suis encore si troublee !... Ce que j'ai vu est tellement effrayant !... Ferval incitait, sur un ton de bienveillance : - Efforcez-vous, mademoiselle, dans l'interet de la justice et de la verite, de preciser le plus possible vos souvenirs. - Je vais faire de mon mieux, affirmait la demoiselle de compagnie. Et elle poursuivait : - J'etais en train de veiller ma pauvre amie, avec la femme de chambre, lorsque, tout a coup, l'electricite s'eteignit... Puis, a la lueur des bougies qui jetaient autour de nous une lueur blafarde, je vis s'ouvrir lentement une porte qui se trouve la, tout pres du divan, dissimulee derriere une draperie. lle Desroches et disparaitre avec, par la petite porte. - Cette femme de chambre, ou est-elle ? interrogeait le directeur de la police judiciaire. Mlle Bergen declarait : - A la suite du coup tres violent qu'elle a recu, sur la tete, elle a du s'aliter. - Est-elle en etat de repondre a mes questions ? - Je le crois... En tout cas, je vais vous conduire pres d'elle. Tous se preparaient a quitter le studio lorsque Menardier, qui avait ete ouvrir la petite porte et avait regarde au dehors, s'ecria : - Monsieur le directeur, me permettez-vous, auparavant, de poser quelques questions a Mlle Bergen ? - Certainement. - Cette porte, qui donne dans le jardin, a quelques metres seulement du mur de cloture, etait-elle fermee a clef ? - En principe, oui... repliquait la demoiselle de compagnie, sans la moindre hesitation... Mais, sans toutefois l'affirmer, il est tres possible qu'elle soit restee ouverte, car je me souviens que c'est par la qu'on a apporte les fleurs parmi lesquelles Mlle Desroches etait etendue et sans doute avait-on neglige de la refermer. Menardier reprenait : - Parmi les domestiques de Mlle Desroches, en est-il qui soit depuis peu de temps a son service ? - Non, monsieur, le moins ancien, le chauffeur, est deja depuis plus d'un an a la maison... Nous avons eu sur lui les meilleures references, qu'il n'a, d'ailleurs, point dementies. - M. Chantecoq est donc venu ici ? questionnait negligemment Menardier. Mme Mauroy, qui, jusqu'alors, avait garde le silence, s'ecriait : - Quel malheur ! En effet, si ma pauvre soeur, au lieu d'avoir eu recours a ce detective prive, avait immediatement porte plainte au commissaire de police, qui sait si elle ne serait pas encore vivante ! - C'est fort possible, murmura Menardier. - Et maintenant, ou est-elle ? reprenait Mme Mauroy... Ou ce miserable l'a-t-il emportee ?... Oh ! messieurs, vous le retrouverez, n'est-ce pas, avant qu'il n'ait fait disparaitre son corps ? Desireux de mettre fin a une scene qui devenait extremement penible, M. Ferval reprenait : - Nous allons maintenant nous rendre pres de la femme de chambre. Et, s'adressant a Mme Mauroy, il fit : - Il vaut mieux, madame, que vous n'assistiez pas a cet interrogatoire, qui ne pourrait que raviver votre douleur. - Vous avez raison, monsieur le directeur, approuvait M. de Thouars, je vais emmener Mme Mauroy... - Non ! Non ! refusait celle-ci... je veux tout voir, tout entendre. D'ailleurs, ne craignez rien, je serai courageuse. M. Ferval n'osa insister... et, guides par Elsa Bergen, tous se dirigerent vers la chambre de Juliette, qui etait situee tout en haut de l'hotel. La femme de chambre etait etendue sur son lit, la tete enveloppee d'un pansement. Mlle Bergen entra la premiere, suivie de M. Ferval et de Menardier. Mme Mauroy, M. de Thouars et le commissaire de police resterent dans le couloir ; mais la porte etant demeuree ouverte, ils allaient pouvoir suivre tout ce qui allait se passer, entendre tout ce qui allait se dire. Mlle Bergen s'en fut vers Juliette, et sur un ton plein de bonte, elle lui dit : - Ma fille, voici M. le directeur de la police judiciaire, qui a tenu a vous interroger lui-meme, au sujet de ce qui s'est passe hier soir dans l'atelier... Juliette promena autour d'elle des yeux qui refletaient encore l'indicible epouvante dans laquelle l'avait plongee la nouvelle apparition du Fantome. M. Ferval s'approcha d'elle... - Mademoiselle, fit-il avec bienveillance, voulez-vous nous dire ce que vous savez ? - Monsieur, repondait la femme de chambre, tandis que Menardier prenait des notes sur un carnet, je me trouvais dans le studio, avec Mlle Bergen, pres de notre pauvre demoiselle, lorsque je vis une porte s'ouvrir, et puis... et puis... Elle s'arreta... comme si le souvenir du Fantome reveillait en elle ses transes qui semblaient momentanement apaisees. - Et puis ?... insistait doucement M. Ferval. - Et puis, reprenait Juliette avec effort... le Fantome est apparu... Mlle Bergen s'est evanouie... J'ai pousse des cris... le Fantome a bondi sur moi... et m'a donne un grand coup de marteau sur la tete... Je suis tombee... mais je n'ai pas tout a fait perdu connaissance... Elle s'arreta, suffoquee. Mlle Bergen, s'empara d'un flacon d'ether et le lui fit respirer, tandis que Menardier murmurait a son chef : - Cette deposition est tout a fait conforme a celle de la dame de compagnie... donc... D'un geste bref, Ferval lui imposait silence. En effet, Juliette, ranimee, reprenait, d'une voix un peu raffermie : - Alors, monsieur, j'ai vu le Fantome courir vers le divan, saisir Mademoiselle dans ses bras et s'enfuir avec elle. - Je ne voudrais pas vous fatiguer, mademoiselle, declarait le directeur de la police judiciaire, mais cependant j'aurais encore quelques questions a vous poser. D'un signe de tete, Juliette exprima qu'elle etait prete a repondre. - Lorsque le Fantome est apparu pour la premiere fois dans cette maison, vous l'avez vu, n'est-ce pas ? - Oui, monsieur. - Et vous etes sure qu'hier c'etait le meme ? - Oh ! oui, monsieur. - Il etait bien enveloppe dans un grand suaire noir ? - Oui, monsieur. - Et il portait sur sa tete un capuchon qui empechait de distinguer ses traits ? - Oui... et dans lequel il y avait seulement deux trous qui laissaient apercevoir ses yeux... Oh ! ces yeux... Ce regard... Je ne l'oublierai jamais ! - Il faut l'oublier, au contraire, conseillait le haut fonctionnaire. Et, lui montrant Menardier, il ajouta : - Voici un de nos meilleurs limiers, qui m'a promis d'arreter le Fantome dans les vingt-quatre heures. - Et je ne m'en dedis pas ! affirmait energiquement l'inspecteur. - D'ailleurs, reprenait Ferval, vous pouvez etre absolument tranquille... Apres ce qu'il a fait hier, ce bandit n'osera plus se hasarder ici. - Oh ! oui, monsieur, declarait Juliette, Mlle Bergen est si bonne, elle aussi. - Bientot, vous serez tout a fait retablie... et en guise de souvenir, il ne vous restera plus que la satisfaction de penser que vous l'avez echappe belle. - Mais notre pauvre demoiselle... scanda Juliette... Personne, helas ! ne nous la rendra. Deux larmes apparurent au bord de ses paupieres. Mlle Bergen decidait : - Je vais rester un peu aupres d'elle. Ferval et Menardier s'en furent rejoindre Mme Mauroy, Maurice de Thouars et le commissaire de police qui n'avaient pas quitte le couloir. - J'ai encore besoin de connaitre certains details, declarait Ferval. - Voulez-vous que nous descendions au salon ? proposait Mme Mauroy. - Avec plaisir, madame, acceptait le brave fonctionnaire. Pendant ce temps, au dehors, un taxi stoppait de l'autre cote de la rue. Deux hommes en descendaient... C'etaient Chantecoq et Cantarelli. Mais, en presence de la cohue qui se pressait aux abords de l'hotel, le detective dit au reporter : - Oh ! oh ! allons-y doucement... - En effet, opina Bellegarde, il doit se passer, dans la maison, quelque chose de pas ordinaire. - Approchons-nous, ponctua le grand limier. Et flanque du faux numismate italien, il traversa la chaussee. S'adressant a un curieux, Chantecoq lui demanda, de l'air le plus innocent du monde : - Qu'y a-t-il donc, monsieur ? D'une voix caverneuse, son interlocuteur laissa tomber : - C'est un vampire qui, la nuit derniere, a enleve un cadavre. - Voyons, ce n'est pas possible ! - C'est tellement possible, que la police est en train d'enqueter. - Ah ! c'est donc cela ? s'exclamait Chantecoq d'un air de plus en plus ingenu. Et, profitant d'un remous de la foule qui le separa de son interlocuteur, il glissa a l'oreille du reporter, en lui designant du coin de l'oeil l'hotel de Simone : - J'ai l'idee qu'il doit se passer des choses tres curieuses dans cette maison. - Et alors ? interrogeait le journaliste. - Alors, mon ami, scanda Chantecoq, restons... restons ! Mieux favorises que la foule et meme que le detective et son compagnon, penetrons de nouveau dans le grand salon ou se trouvaient rassembles Mme Mauroy, Maurice de Thouars, M. Ferval, Menardier et le commissaire de police. Tous les visages etaient empreints, les uns de gravite, les autres de tristesse. Seul, le > dissimulait mal la satisfaction que lui causait l'enquete a laquelle il venait de prendre part. Selon lui, en effet, elle ne faisait que confirmer sa these. Mme Mauroy, la premiere, rompit le silence. - Messieurs, demanda-t-elle avec une expression de vive angoisse, quand pensez-vous que cet affreux mystere va cesser ? Ferval repondait aussitot : - Je crois, madame, vous avoir deja declare que l'arrestation du coupable n'etait plus qu'une question d'heures. Menardier approuvait de la tete. M. de Thouars interrogeait : - Pensez-vous qu'il ait des complices ? - Certes ! - Deux au moins, precisait Menardier... Mais ceux-la, pour l'instant, ne sont pas interessants... Nous les rattraperons toujours. - Vous le connaissez ? interrogeait Mme Mauroy. - Je le connais. - Et c'est ?... - Celui qui a vole les lettres de Mlle Desroches ! - C'est-a-dire ?... ponctuait M. de Thouars... - Jacques Bellegarde. - Jacques Bellegarde ? repetait Mme Mauroy, qui semblait entendre ce nom pour la premiere fois. - Oui, allait poursuivre l'inspecteur. Mais M. de Thouars l'arreta. - Mme Mauroy ignorait les relations d'amitie que Mlle Desroches entretenait avec ce journaliste. - Alors, excusez-moi, madame, fit Menardier. Mais Mme Mauroy, se retournant vers Maurice de Thouars, s'ecriait : - Je veux tout savoir et vous n'avez plus le droit de rien me cacher. D'ailleurs, j'ai devine. Ce Bellegarde que vous accusez aujourd'hui d'avoir enleve le corps de ma pauvre soeur etait... son... son amant ? - Helas ! oui, repliquait M. de Thouars. - Alors... martelait la jeune femme, pourquoi, dans quel dessein aurait-il enleve le corps de ma pauvre soeur ? Menardier, cette fois, se tut. Mais comprenant que maintenant il fallait en finir avec des reticences qui ne pouvaient, en exasperant la douleur de Mme Mauroy, que provoquer un incident des plus regrettables, Ferval repliquait : - Jacques Bellegarde est l'auteur principal du crime et du vol qui ont ete commis au Louvre il y a quelques jours. - En effet, reconnaissait la soeur de Simone, j'ai lu dans les journaux toute une histoire de Fantome a laquelle je n'avais, d'ailleurs, accorde qu'une attention distraite. - Elle est cependant excessivement grave, soulignait le commissaire de police. - Comment Simone a-t-elle ete melee a cette histoire ? Ferval reprenait : - Ainsi que vous venez de l'apprendre, Mlle Desroches etait l'amie de Bellegarde. Elle lui etait meme tres attachee, au point qu'elle etait prete a l'epouser. Il refusait, sous pretexte qu'il n'avait pas de fortune personnelle. Or, cette delicatesse masquait purement et simplement son intention de rompre avec mademoiselle votre soeur. - C'est ce qu'il a fait, intervenait M. de Thouars, avec une brutalite et une secheresse de coeur revoltantes. - Et cela, declarait Menardier, parce que, sans aucun doute, le vol du tresor des Valois accompli, il voulait avoir les coudees franches au cas ou il aurait ete oblige de s'enfuir a l'etranger. Et pour etre bien sur que Mlle Desroches ne chercherait pas a le rejoindre, il l'aura lachement, froidement assassinee. - Le miserable ! profera Mme Mauroy, tandis qu'Elsa Bergen, qui venait d'entrer dans la piece, s'approchait d'elle... - Assassinee !... Comment ? interrogeait M. de Thouars. Avec l'accent d'une conviction absolue, Menardier ripostait : - A l'aide d'un poison qu'il lui aura fait absorber au cours du dejeuner qu'il a fait avec elle au restaurant des Glycines. - Le fait est, reconnaissait M. de Thouars, que c'est a partir de ce moment que notre pauvre amie est tombee gravement malade. Et se tournant vers Mlle Bergen, il ajouta : - N'est-ce pas, mademoiselle ? - C'est absolument exact, declarait la demoiselle de compagnie. J'ajouterai meme que j'en avais eu le soupcon, mais comme je manquais de preuves, je n'ai rien voulu dire. - Pourquoi, s'enervait Mme Mauroy, apres avoir tue Simone, l'a-t-il fait disparaitre ? Ferval repliquait : - Bellegarde ayant appris qu'il allait etre procede a un examen medical dont le resultat n'eut pas manque d'etablir que Mlle Desroches avait ete empoisonnee, aura voulu faire disparaitre la preuve de son crime. - C'est abominable ! s'ecriait la jeune femme... Oh ! messieurs, n'est-ce pas, vous retrouverez, vous vengerez ma pauvre soeur ? Menardier affirmait : - Encore un peu de patience, quelques heures seulement, et j'aurai le plaisir de lui passer les menottes... Apres avoir serre la main de M. de Thouars, Ferval, le commissaire et Menardier se retirerent, accompagnes jusqu'a la porte par le comte Maurice. Au-dehors, devant l'hotel, des agents cyclistes qui, fort heureusement, passaient dans la rue, aiderent leurs deux collegues a faire circuler la foule de plus en plus compacte et agitee... lorsque la porte s'ouvrit, livrant passage aux representants de la police. A leur vue, des rumeurs s'eleverent. On allait enfin savoir quelque chose. Mais d'une voix forte, imperieuse, Ferval ordonnait aux agents : - Empechez que l'on stationne et que personne, jusqu'a nouvel ordre, ne penetre dans cette maison. Les agents executerent aussitot les ordres de leur chef avec une energie remarquable, ce qui ne fut pas sans provoquer des cris, des protestations et meme une certaine bousculade. Ferval se dirigeait vers l'auto qui l'avait amene, lorsqu'il eut un geste de surprise : Chantecoq, flanque du commandeur Cantarelli, venait de se dresser devant lui. - Est-ce que la consigne est aussi pour moi ? demandait le grand detective au directeur de la police judiciaire. - Je le regrette, mon cher ami, repliquait celui-ci d'un ton un peu sec, elle est formelle pour tous. Chantecoq fronca les sourcils ; Menardier esquissa un sourire de triomphe. D'un ton plus cordial, Ferval reprenait : - Cette fois, mon bon Chantecoq, tu as perdu ton pari. - Tu crois ? fit le limier. - J'en suis sur. - Il y aura du nouveau avant ce soir, affirmait Menardier avec assurance. - C'est aussi mon avis... repondait le grand detective avec un malicieux sourire. Prenant conge du limier et du faux Cantarelli, Ferval regagna sa voiture avec le commissaire et l'inspecteur. Alors, se penchant a l'oreille de Bellegarde, qui, pendant toute cette scene, n'avait cesse de regarder la foule aux prises avec les agents, Chantecoq murmura, en lui montrant l'hotel de Simone : - C'est la que se trouve la clef du mystere. III LE > Dans le studio de Chantecoq, Colette, installee devant une machine a ecrire, etait en train de taper une lettre, lorsque Mme Gautrais entra precipitamment dans la piece. Tout de suite, Colette constata qu'elle avait sa figure de catastrophe et, se levant, toute tremblante comme si elle s'attendait a une mauvaise nouvelle, elle demanda : - Qu'y a-t-il, Marie-Jeanne ?... Mon pere, M. Jacques... - Chut ! chut ! mademoiselle, repliqua aussitot la cuisiniere. Et d'un air a la fois inquiet et mysterieux, elle ajouta : - Le petit fouinard est la. - Le petit fouinard ?... repeta Colette, toute troublee. - L'inspecteur Menardier. - Que veut-il ? - Parler a M. Chantecoq. - Vous lui avez dit que mon pere n'etait pas la ? - Oui, mademoiselle, mais il veut vous parler a vous. - A moi ? - Meme je l'ai entendu dire aux deux agents et bourgeois qui l'accompagnent qu'il ne s'en irait pas d'ici sans son >. Colette offusquee, declarait : - Sans doute a-t-il appris que M. Jacques se cachait ici, et vient-il l'arreter ? Alors, redevenant elle-meme en face du danger, et faisant appel a tout son sang-froid, en meme temps qu'a toute son energie, Colette decidait : - Faites-le entrer. - Bien, mademoiselle. Marie-Jeanne retourna dans l'antichambre, ou Menardier, febrile, impatient, attendait avec ses deux agents... D'un air hostile, elle lui fit signe d'entrer dans le studio... L'inspecteur y penetra aussitot et, son chapeau a la main, il s'avanca vers Colette, qui, tres calme, l'attendait de pied ferme. - Mademoiselle, fit-il en s'inclinant poliment, votre cuisiniere vient de me dire que M. Chantecoq n'etait pas chez lui. - C'est exact, monsieur, repliquait la jeune fille. - Je le regrette, declarait Menardier. Colette reprenait : - Peut-etre pourrai-je, monsieur, en l'absence de mon pere, vous donner le renseignement que vous desirez ? - Mademoiselle, repliquait l'inspecteur, c'est assez delicat et, si vous n'y voyez pas d'inconvenient, je prefere attendre le retour de M. Chantecoq. Toujours avec la meme assurance, Colette reprenait, en designant un siege a son interlocuteur : - Alors, monsieur, veuillez vous asseoir. Menardier s'installa sur une chaise. - Vous permettez que je continue mon travail ?... demandait Colette, peu desireuse d'entamer la conversation avec le policier qui, a ses yeux, etait un messager de malheur. - Je vous en prie, mademoiselle, acceptait l'inspecteur. Si toutefois je vous derange, je peux tres bien retourner dans l'antichambre. - Pas du tout, monsieur... Tout en tapant sur sa machine, Colette observait Menardier qui, obstinement fixait son regard sur la fenetre dont les rideaux etaient releves. De la place qu'elle occupait, elle ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait dans le jardin. Mais bientot, aux aboiements des chiens, a un bruit de pas sur le gravier et au sourire imperceptible qui se dessina sur les levres de Menardier, la jeune fille comprit que Jacques et son pere venaient de rentrer. Et son coeur se mit a battre tres fort, a l'idee des graves evenements qui risquaient de se derouler. Dominant son anxiete, elle continua a taper sa lettre, jusqu'au moment, ou la porte s'ouvrit, laissant apparaitre Chantecoq. A la vue de l'inspecteur, le roi des detectives ne manifesta aucune surprise. En effet, Gautrais l'avait prevenu de son arrivee... Et, tres cordialement, il s'en fut a lui en disant : - Tiens, Menardier !... Qu'y a-t-il pour votre service ? Menardier, qui s'etait leve, repondait avec gravite : - Monsieur Chantecoq, j'ai besoin de vous parler en particulier. - Parfait !... ponctua le grand limier. Colette, abandonnant sa machine a ecrire, s'en fut, sans dire un mot, retrouver Cantarelli, qui etait reste dans le jardin. Le detective referma la porte... Apres avoir invite Menardier a s'asseoir, il s'installa a son bureau, et, du ton le plus aimable, il fit : - Parlez, je vous ecoute. - Mon cher confrere, attaqua Menardier, j'ai appris que vous cachez ici le journaliste Jacques Bellegarde. Chantecoq ne parut nullement desarme par cette brusque affirmation, dans laquelle il avait le droit de voir comme une declaration de guerre. Tres maitre de lui, et meme un peu goguenard, il repliquait : - Tiens ! tiens ! qui vous a dit cela ? Menardier accentuait d'un ton sec : - Je le tiens de source certaine. Le plus simplement du monde, le detective invitait : - Eh bien !... Cherchez, mon ami. L'inspecteur reprenait : - Vous savez toute l'admiration, tout le respect que j'ai pour vous, monsieur Chantecoq... - Permettez-moi mon cher, de vous faire observer qu'en ce moment vous ne me le prouvez guere. - J'accomplis un devoir que m'imposent a la fois ma conscience et ma fonction. - Je vous le repete : cherchez ! - Ne rendez pas ma mission plus penible encore, en me contraignant a me livrer chez vous a une perquisition en regle et que vous ne me pardonnerez jamais. - Une derniere fois, je vous le dis en toute franchise, sans la moindre arriere-pensee : si vous etes convaincu que Jacques Bellegarde est cache dans ma maison, cherchez ! Et, tirant de sa poche un trousseau de clefs, il fit, en le lui presentant : - Voici de quoi ouvrir toutes les portes... Vous voyez que j'y mets vraiment une grande bonne volonte. L'inspecteur ripostait : - Je le constate, monsieur Chantecoq, et je vous en suis tres reconnaissant. Mais donnez-moi seulement votre parole d'honneur que Jacques Bellegarde ne se trouve pas sous votre toit... et je me retire immediatement. Chantecoq lanca un regard vers la fenetre qui donnait sur le jardin... Et, apercevant le commandeur Cantarelli assis sur un banc, pres de Colette, avec laquelle il paraissait deviser paisiblement, il martela : - Mon cher Menardier, je vous donne ma parole d'honneur que Jacques Bellegarde n'est pas sous mon toit. Et, satisfait de sa ruse, il ajouta mentalement : > - En ce cas, reprenait l'agent de la prefecture, je n'ai plus qu'a me retirer... en m'excusant du derangement que je vous ai cause. - Je vous accompagne, mon cher, declarait le roi des detectives, qui n'avait jamais montre plus de cordialite et de bonne humeur. Ils passerent dans l'antichambre deserte, puis sortirent dans le jardin. Colette et le faux commandeur s'entretenaient avec Pierre Gautrais, qui avait du attacher Pandore et Vidocq, et ceux-ci manifestaient une hostilite de plus en plus menacante a l'adresse des deux agents qui, maintenant, stationnaient devant la porte d'entree. Menardier s'approcha des deux jeunes gens, salua Colette, et tendit la main a Cantarelli, qui, se levant, s'en fut pour la saisir, mais l'inspecteur, l'empoignant par le bras, s'ecriait : - Au nom de la loi, monsieur Jacques Bellegarde, je vous arrete. Colette eut un cri, domine par la voix de Chantecoq qui, furieux, proferait : - M. Cantarelli est mon hote et je vous interdis de vous en prendre a lui... Menardier, tirant de sa poche une lettre decachetee, la presenta a Chantecoq en disant : - Veuillez prendre connaissance... Le grand limier lut a haute voix ces mots dont l'ecriture ressemblait etrangement a celle qui avait trace les differents billets signes Belphegor. Je vous previens que le commandeur Cantarelli, qui se trouve en ce moment chez le detective Chantecoq, n'est autre que Jacques Bellegarde. Instinctivement, Colette s'etait rapprochee de son fiance, derriere lequel les deux agents s'etaient discretement glisses. Alors le jeune reporter, incapable de se contenir plus longtemps, s'ecriait en arrachant ses postiches : - Eh bien ! oui, c'est moi... Mais je suis innocent ! Menardier fit un signe a ses deux hommes, qui encadrerent le reporter. L'un d'eux se preparait a lui passer les menottes, mais Jacques protestait : - Inutile de m'infliger un pareil affront... Je suis trop sur de moi pour chercher a m'evader. - Tres bien ! approuvait Chantecoq. Et, s'adressant a Menardier, il scanda : - Bien joue, mon cher collegue ; mais je crois pouvoir vous informer que vous venez de commettre la plus belle gaffe de toute votre carriere. - Nous verrons bien ! se contenta de repliquer Menardier qui ordonna, de la main, a ses agents d'emmener le prisonnier. - Jacques !... fit Colette tout en larmes. - A bientot ! lui repliqua le reporter avec une magnifique assurance... Et il s'en fut, precede par Menardier, radieux de sa capture, et escorte par les deux agents qui ne le quittaient pas du regard. Et Chantecoq, attirant dans ses bras sa fille qui sanglotait eperdument, lui dit dans un accent fait a la fois de toute sa tendresse paternelle et de sa pleine certitude en la victoire finale : - Ne pleure pas, ma cherie ; notre Jacques ne restera pas longtemps en prison. IV OU CHANTECOQ FRAPPE UN GRAND COUP A Auteuil, dans le grand salon de l'hotel, Mme Mauroy, assise pres d'une table, etait plongee dans ses douloureuses pensees. Mlle Bergen, le visage non moins altere, lisait distraitement un journal, lorsque Maurice de Thouars, l'air agite, fit irruption dans la piece... Et, tout d'un trait, il lanca : - Je vous apporte une bonne nouvelle : Jacques Bellegarde vient d'etre arrete chez le detective Chantecoq. - Enfin ! s'ecria Mme Mauroy en relevant la tete. - Quel soulagement ! s'ecriait Mlle Bergen. Et elle ajouta : - Ah ca ! ce Chantecoq jouait donc un double jeu ? - Il se pourrait fort bien, affirmait le comte Maurice, qu'il fut lui-meme compromis dans cette affaire. Et, tout de suite, il ajouta : - Je vais immediatement me rendre au palais de Justice ; la, je pourrai peut-etre apprendre ou ce miserable a emporte notre amie. Mme Mauroy, a laquelle la nouvelle de l'arrestation de l'assassin presume de sa soeur semblait avoir rendu une partie de ses forces, s'ecriait : - Je vous accompagne ! - Ne craignez-vous pas, observait Mlle Bergen, que ces nouvelles emotions n'achevent de vous briser ? - Non ! non ! martelait nerveusement la jeune femme, je veux savoir ! Et, d'un pas saccade, elle quitta la piece, accompagnee par M. de Thouars. Alors le valet de chambre, qui avait assiste a cette scene, s'avancait vers la demoiselle de compagnie et lui disait, la figure un peu rasserenee : - Enfin, notre pauvre demoiselle va etre vengee. - Il y a tout de meme une justice ! conclut la Scandinave. - Si on le guillotine, s'ecriait Dominique, j'irai le voir executer... Une heure apres un elegant landaulet stoppait devant la grille du palais de Justice. Mme Mauroy, en grand deuil, et Maurice de Thouars en descendaient et penetraient dans la grande cour. - Le mieux a faire, declarait le comte Maurice, est de nous adresser au juge d'instruction charge de l'affaire. Et, se dirigeant vers le garde municipal de planton, il lui demanda : - Le cabinet de M. le juge Darely ? Le garde donna a M. de Thouars toutes les indications necessaires, et, apres avoir gravi un escalier, ils arriverent a un couloir encombre d'avocats et de journalistes qui, ayant appris l'arrestation de Bellegarde, s'etaient empresses d'accourir aux nouvelles. M. de Thouars griffonna quelques mots sur sa carte, qu'il remit au > qui montait la garde a la porte du juge. - Veuillez remettre tout de suite ceci a M. Darely. Le garde prit le bristol ; puis, tout en le conservant dans sa main, il fit d'un air important : - En ce moment, M. le juge procede a un interrogatoire et il m'a interdit de le deranger. > Et il ajouta la formule sacramentelle : - Allez vous asseoir. M. de Thouars comprit qu'il etait inutile d'insister, et rejoignant Mme Mauroy, il lui fit prendre place sur un banc, et s'assit aupres d'elle... Autour d'eux regnait une vive effervescence... Les commentaires les plus animes s'echangeaient. Un journaliste s'ecriait : - Je l'ai vu passer tout a l'heure, les menottes aux poings, entre deux gardes... Quand il m'a vu, il m'a lance : > Et le confrere de Jacques concluait, tout en soupirant : - Quel sale metier, mes enfants ! Quel sale metier ! Laissant ses confreres troubles, indecis, le journaliste s'approcha d'un groupe au milieu duquel perorait Me Alban Troubarot, celebre avocat d'assises. Tout en agitant ses manches, la toque sur l'oreille, le torse bombe sous sa robe, la tete legerement renversee en arriere, il proferait, de cette voix puissante qui avait si souvent retenti dans la salle des assises : - Cette affaire s'annonce comme l'une des plus sensationnelles du siecle... D'apres les renseignements que j'ai obtenus au parquet, la culpabilite de Bellegarde ne saurait faire aucun doute. Au cours d'une perquisition operee a son domicile, on a trouve des documents accablants pour lui. Et je ne serais pas autrement surpris si, tout a l'heure, nous apprenions qu'il est entre dans la voie des aveux... Et comme s'il se desinteressait vraiment de cette affaire, il fit, tout en designant Mme Mauroy qui, toujours assise sur le banc, aupres de Maurice de Thouars, semblait ainsi que ce dernier, absolument insensible aux propos qui s'echangeaient autour d'elle : - Quelle est cette femme en deuil ? Elle n'est pas mal. A peine avait-il prononce ces mots, qu'une porte s'ouvrait. C'etait celle du cabinet du juge d'instruction Darely. Un grand silence s'etablit instantanement... On allait donc savoir quelque chose... En effet, Jacques Bellegarde, toujours tres calme, en franchissait le seuil avec ses deux gardes. A sa vue, Mme Mauroy s'etait redressee en un elan spontane d'indignation et de colere, et, avant que M. de Thouars ait pu la retenir, elle s'elancait vers le fiance de Colette et lui criait : - Miserable ! Qu'avez-vous fait de ma pauvre soeur ?... - Madame, protestait Jacques, je ne suis pour rien... Mais il ne put achever... Les gardes l'entrainaient vers la sortie. Mme Mauroy voulut s'elancer sur ses traces, mais elle chancela... Et M. de Thouars la recut dans ses bras, puis il la fit se rasseoir sur le banc... au milieu de l'emotion generale. - C'est la soeur de Simone Desroches... glissa un stagiaire a l'oreille de Me Troubarot. - Ah ! vraiment ? fit celui-ci. - Il parait, completait le jeune avocat, qu'elle accuse Bellegarde d'avoir empoisonne sa soeur et d'avoir fait disparaitre son corps. - Oh ! oh ! murmura le grand avocat, elle va certainement se constituer partie civile au proces. Et, s'avancant, vers la jeune femme, il retira sa toque en disant : - Je suis Me Alban Troubarot... Voulez-vous que j'envoie chercher le docteur de service au Palais ?... Mais il s'arreta. Mme Mauroy venait de s'evanouir. Le meme soir vers vingt-trois heures, un avion atterrissait dans une vaste prairie d'ou l'on apercevait, a une distance assez rapprochee, les tours du chateau de Courteuil baignees par la clarte de la lune. Deux voyageurs en descendaient : un homme en tenue d'aviateur, une femme en costume de voyage. Tous deux portaient des casques de cuir, completes par des masques qui dissimulaient entierement leur visage. Un personnage qui, cache derriere une haie, avait assiste a leur atterrissage, s'avanca vers eux. C'etait M. Luchner, le secretaire du baron Papillon. Sans echanger le moindre signe d'intelligence, ni la plus legere marque de politesse, ils s'entretinrent pendant quelques minutes a voix basse. Puis le bossu, leur designant une sorte de hangar ferme qui s'elevait a une des extremites de la prairie et avait du servir autrefois d'etable nocturne aux bestiaux que, durant la saison d'ete, on mettait >, fit : - Nous allons cacher la notre appareil. Et il ajouta : - J'espere bien que demain soir tout sera termine et que nous pourrons filer dans l'espace avec le tresor des Valois transforme en lingots d'or. L'homme et la femme approuverent de la tete, et toujours sans prononcer un mot, aides de Luchner, ils pousserent l'avion jusqu'au hangar dont la porte d'entree, a double battant, avait ete prealablement ouverte... Lorsque l'operation fut terminee, tous trois sortirent, Luchner boucla la porte a l'aide d'une tres forte chaine que garantissaient deux enormes cadenas de surete... Et tous trois se dirigerent vers le chateau. Mais au lieu d'y penetrer par l'entree principale, ils longerent le mur de cloture jusqu'au moment ou ils se trouverent devant une petite porte que le bossu ouvrit a l'aide d'une clef qu'il dissimulait dans l'une de ses poches. Avec ses compagnons, il penetra dans le parc, referma la porte... Et, apres avoir longe une allee recouverte d'une epaisse charmille, ils se perdirent dans la nuit... tandis que la lune se couvrait d'un lourd manteau de nuages et qu'au loin des chiens hurlaient lugubrement... a la mort... Quelques instants apres, par une fenetre basse, ils penetraient a l'interieur du chateau qu'aucune lumiere n'illuminait et ou tout le monde semblait dormir... Et le bossu, s'adressant a la femme masquee, murmurait : - Maintenant, Belphegor doit etre satisfait ! La femme masquee martela d'une voix grave : - Pressons-nous ! car Belphegor a hate d'avoir des ailes. A la meme heure, devant l'hotel de Simone, a la lueur d'un reverbere qui projetait sur l'asphalte du trottoir sa clarte blafarde et crue, deux agents montaient la garde. L'un d'eux disait a son compagnon, en lui montrant la maison dont aucune fenetre n'etait eclairee : - Tout a l'air bien tranquille, la-dedans, et je ne sais vraiment pas pourquoi on nous a mis la. - Sur qu'on serait bien mieux dans son lit... declarait l'autre agent. - Enfin, la consigne est la consigne. - Et puis, faut pas s'en faire ! S'ils avaient penetre dans le jardin de l'hotel, peut-etre, malgre leur scepticisme, eussent-ils ete moins convaincus de l'inutilite de leur presence... En effet, cache derriere un bosquet, ils eussent apercu, drape dans son suaire noir et la tete recouverte de son etrange capuchon, le Fantome du Louvre, Belphegor en personne, qui semblait attendre pour se livrer a de nouvelles et mysterieuses operations, que s'eteignit une petite lumiere qui brillait seule a travers la porte vitree du vestibule. Bientot cette porte s'entrouvrait et Mlle Elsa Bergen apparut. Elle se retourna comme pour s'assurer qu'elle n'avait pas ete suivie, et promena son regard a travers le jardin... Sans apercevoir le Fantome, qui se confondait avec la nuit, elle se dirigea vers l'atelier, se retourna encore, puis, ouvrant la porte avec precaution, elle se glissa a l'interieur du hall ou regnait une obscurite profonde. Aussitot, la demoiselle de compagnie manoeuvra un commutateur... La lumiere se fit... une lumiere assez faible que diffusait un plafonnier central, mais suffisante cependant pour permettre a la Scandinave d'aller et venir dans la vaste piece. Sans la moindre hesitation, Elsa Bergen se dirigea vers un bahut Renaissance... C'etait celui qui avait appartenu au baron Papillon. Elsa Bergen appuya sur un ressort secret dissimule derriere une charniere. L'un des battants s'ecarta lentement et elle allait introduire son bras a l'interieur du meuble, lorsqu'un bruit leger la fit se retourner. Le Fantome du Louvre etait la, debout, immobile au-dessous du plafonnier... Nimbe d'une sorte d'aureole mysterieuse, il semblait encore plus terrifiant. Cependant, la demoiselle de compagnie n'eut qu'un tres bref sursaut d'etonnement, mais elle ne manifesta aucune frayeur ; et tandis que Belphegor s'avancait, elle fit simplement : - Comment !... c'est toi... Simone ? Le Fantome ne repondit pas... Mais, brusquement, il se debarrassa de son suaire, de son capuchon et de son masque, qui se tenait tout d'une piece. Elsa Bergen, cette fois, poussa un cri de terreur. Chantecoq etait devant elle. Comme elle demeurait figee sur place, le grand limier la saisit par le poignet et lui dit avec force : - Parlons peu, mais parlons bien ! Fermant les yeux, la Scandinave chancela... Chantecoq la retint et constata qu'elle n'etait plus qu'une loque entre ses bras... - Evanouie !... grommela-t-il. Tant pis ! Quand elle reviendra a elle, il faudra bien qu'elle me dise la verite ! Et il s'en fut la transporter sur un canape. Tandis qu'il s'efforcait de la ranimer, Elsa Bergen tirait de son corsage un stylet a lame courte et, soit que le detective ne se fut pas apercu de son geste, soit qu'il n'eut pas le temps de le prevenir, elle lui portait, en pleine poitrine, un coup violent de son arme. Chantecoq s'ecroula a terre, foudroye. La meurtriere se releva, considera d'un air de triomphe le limier qui gisait a ses pieds, puis s'elanca vers la porte. Mais au moment ou elle allait l'atteindre, brusquement, elle s'ouvrit... et Gautrais, flanque de Pandore et de Vidocq, lui barra resolument la route. La demoiselle de compagnie eut un hurlement de bete traquee auquel succeda un bruyant eclat de rire. C'etait Chantecoq qui, dresse sur son seant, lui lancait : - Ah ca ! vous me preniez donc pour un nigaud ? D'un bond, il fut sur ses jambes, et rejoignant Elsa Bergen qui le contemplait d'un oeil rempli d'epouvante, il s'arreta a deux ou trois pas d'elle ; et le detective, ecartant brusquement son gilet, lui montra une fine cotte de mailles qui lui entourait entierement le buste. Puis il articula : - Quand j'ai affaire a des bandits, je me tiens toujours sur mes gardes ! Puis, braquant un revolver sous le nez de la Scandinave, et lui arrachant le poignard qu'elle tenait toujours a la main, il martela sur un ton qui n'admettait pas de replique : - Maintenant, a table ! Dominee par le regard imperieux du detective, la demoiselle de compagnie s'assit sur un fauteuil... Et tandis que Gautrais demeurait en faction devant la porte, avec ses deux chiens, Chantecoq attaquait : - Voulez-vous, mademoiselle, m'expliquer tout d'abord pourquoi, lorsque vous avez vu apparaitre le Fantome vous vous etes ecriee : > - Je ne vous repondrai rien. Le limier reprenait : - Je suis donc en droit de conclure que Mlle Desroches est vivante, et que c'est elle, Belphegor. Elsa Bergen gardait toujours le silence. Comprenant que, pour l'instant du moins, il ne tirerait rien d'elle, il commenca par jeter un coup d'oeil sur les objets qui l'environnaient... Et, apercevant le bahut Renaissance qui se profilait dans l'ombre, apres avoir indique du doigt, a Pierre Gautrais, la Scandinave qui, litteralement effondree, le considerait avec angoisse, il s'en fut vers le meuble dont il ouvrit largement les deux battants... - Ah ! ah ! tres bien !... C'est donc cela !... s'ecriait-il. Chantecoq venait en effet d'apercevoir, suspendu a l'interieur du meuble, un mannequin de cire qui reproduisait, a s'y meprendre, les traits de Simone Desroches. - Voila du beau travail, fit-il... Je serais curieux d'avoir l'adresse de l'artiste qui a execute ce veritable chef-d'oeuvre. Et s'adressant a Elsa Bergen dont le visage avait l'expression terrifiee d'un criminel qui se sent perdu et a la veille d'expier ses crimes, il fit : - Je comprends tout. Grace a ce mannequin, Belphegor pouvait a la fois reposer dans son lit... et assassiner au Louvre... Etre en meme temps morte et vivante... Pas mal imagine pour une femme poete !... Et tout a la joie de son extraordinaire decouverte, le roi des detectives disait : - Mon flair ne m'avait pas trompe. C'etait bien ici que se trouvait la clef du mystere. Puis, designant le mannequin a Elsa Bergen, il fit : - Maintenant que j'ai trouve la copie, il va falloir me dire ce qu'est devenu l'original. Mais la demoiselle de compagnie s'obstinait dans son mutisme. Chantecoq reprenait l'air menacant : - Puisque vous ne voulez pas parler, je sais ce qui me reste a faire. Et avec autorite, il ajouta : - Allons, debout... et suivez-moi !... Et au moindre cri de votre part, gare ! Ce n'est pas a moi, mais a ces deux chiens que vous aurez affaire. Et je vous conseille de ne pas vous y frotter... Jugeant toute resistance inutile, Elsa Bergen se leva... Et toujours sans proferer un mot, elle sortit de l'atelier avec Chantecoq, qui la tenait par le bras. Gautrais le suivit avec ses deux danois. Ils atteignirent ainsi la petite porte qui donnait sur le chemin des Lilas, et par laquelle nous avons vu Chantecoq penetrer dans le jardin. Une auto les attendait... Le detective y fit monter sa prisonniere... - Maintenant, ordonnait-il a Gautrais, tachez de trouver un taxi et rentrez a la maison. - Ou m'emmenez-vous ? se decidait a demander la demoiselle de compagnie au detective. Celui-ci repondait avec un sourire gouailleur : - Vers une retraite qui va vous assurer le pain pour vos vieux jours. Pendant que Chantecoq accomplissait ce veritable coup de maitre, une scene plutot etrange se deroulait a son domicile particulier. Colette, qui avait decide de ne pas se coucher tant que son pere ne serait pas rentre, l'attendait dans le studio en lisant distraitement un ouvrage qu'elle avait vite abandonne. En effet, elle n'ignorait pas que le grand detective etait en train de jouer une partie decisive et elle en attendait le resultat avec d'autant plus d'impatience qu'il ne pouvait manquer de provoquer la mise en liberte de Jacques Bellegarde, lorsque la sonnette de la grille retentit d'une facon precipitee. - Ce n'est pas mon pere... fit-elle, il a sa clef. Et il ne sonnerait pas ainsi. Intriguee, elle gagna la fenetre et apercut Marie-Jeanne qui, au coup de sonnette, s'etait precipitee dans le jardin et se dirigeait vers la grille d'entree. Elle la vit parlementer un instant avec un individu qui se trouvait sur le trottoir, puis revenir vers la maison... A travers la fenetre qu'elle avait ouverte, Colette lui lancait : - Qu'y a-t-il, Marie-Jeanne ? - C'est un chauffeur qui vous apporte un mot de la part de M. Chantecoq. - Il vous l'a donne ? - Non, mademoiselle, car il m'a dit que M. Chantecoq lui avait recommande de ne le remettre qu'a vous-meme. Colette demeura un instant pensive... Puis elle reprit : - Marie-Jeanne, vous connaissez l'ecriture de mon pere ? - Oh ! oui... mademoiselle, tres bien... Et je puis meme declarer que je la reconnaitrais entre mille. Baissant la voix, et se penchant vers la cuisiniere qui s'etait approchee, Colette fit : - Vous allez demander a ce chauffeur de vous montrer simplement l'enveloppe... Et si c'est bien cela, vous le ferez entrer... car il se peut que mon pere ait besoin de moi ou qu'il lui soit arrive un accident. - Vous avez raison, mademoiselle... De cette facon-la, nous serons fixees. Marie-Jeanne rejoignit le chauffeur qui attendait devant la grille... Et, d'un ton resolu, car c'etait une commere qui, dans les grandes circonstances ou dans les cas perilleux n'avait pas froid aux yeux, elle lui dit : - Je suppose que vous ne me racontez pas des blagues... Seulement, par le temps qui court, on est oblige de prendre des precautions. - Je ne vous dis pas le contraire, ma bonne dame... Et je trouve meme cela tout naturel. - Est-ce que vous ne pourriez pas me montrer simplement l'adresse de cette lettre ? - Certainement. Et sans lacher la lettre, il la passa a travers les barreaux. - Je n'y vois pas clair, fit Marie-Jeanne. Complaisamment, le chauffeur craqua une allumette, qu'il approcha de l'enveloppe en disant : - Vous voulez voir si c'est bien l'ecriture de M. Chantecoq ? - Vous avez devine juste repliquait la commere en ecarquillant les yeux. Et, presque aussitot, elle ajouta : - C'est cela. Elle ouvrit la porte d'entree au chauffeur en disant : - Suivez-moi. Et elle le conduisit jusque dans le studio, ou Colette attendait. - C'est bien vous Mlle Chantecoq ? fit le chauffeur, qui n'etait autre que l'homme a la salopette. - Oui, c'est moi, repliqua la jeune fille, tout en considerant son interlocuteur avec une instinctive mefiance. Le complice de Belphegor n'avait pas, en effet, malgre le soin qu'il avait mis a composer son personnage, su rendre sympathique sa physionomie si naturellement peu rassurante. Colette, cependant, s'empara de la missive qu'il lui tendait... Elle regarda l'adresse... Marie-Jeanne ne s'etait pas trompee : c'etait bien l'ecriture du grand detective. Elle decacheta l'enveloppe, deplia le papier qu'elle contenait et lut tout haut ces mots traces d'une main visiblement hesitante : Ma chere enfant, Je viens d'avoir un accident d'auto assez grave... Viens me retrouver. Chantecoq. Marie-Jeanne, affolee, se rapprocha de Colette, qui etait vivement emue. - Ou se trouve mon pere ? - A l'hopital de Mantes... ou il a ete transporte. - Alors, il est grievement blesse ? - Une jambe cassee. - Mon Dieu... L'homme a la salopette poursuivit, prevoyant les questions que la jeune fille allait lui poser : - Comme la poste etait fermee, il a fait demander une voiture au patron du garage ou je travaille afin que vous soyez prevenue plus tot... L'auto est la, et je puis vous conduire tout de suite a Mantes. Colette regarda l'homme bien en face... Un soupcon venait de traverser son esprit... Se rappelant, en effet, que son pere etait parti avec Gautrais, elle se demandait pourquoi, dans son billet, si laconique, Chantecoq ne faisait aucune allusion a lui... Il y avait la, evidemment, un mystere qu'il s'agissait d'eclaircir... Et sans lacher le regard du pseudo-chauffeur, elle articula : - Mon pere n'etait pas seul... Son valet de chambre l'accompagnait. Qu'est devenu celui-ci ? L'homme a la salopette eut un imperceptible battement de paupieres qui n'echappa pas a l'oeil exerce de la fille du detective. Puis il repliqua d'une voix un peu molle : - Ca, je ne sais pas, mademoiselle... Je ne pourrais pas vous dire... Je fais la commission dont on m'a charge... C'est tout ce que je puis vous dire. Brusquement, Colette s'ecriait : - Vous mentez ! L'homme a la salopette, qui ne semblait nullement s'attendre a une pareille replique voulut protester. Mais la fille du detective, avec la bravoure qui la caracterisait, repetait avec force : - Vous mentez ! Vous mentez. Ce n'est pas mon pere qui a ecrit ce billet. Et, saisissant l'appareil telephonique qui se trouvait a portee de sa main, elle voulut le decrocher. Elle n'en eut pas le temps. L'homme a la salopette, tirant un revolver de sa poche, le braquait vers elle... Et tandis que Marie-Jeanne demeurait petrifiee, il lancait d'une voix canaille et menacante : - Haut les mains toutes les deux ou je fais aboyer mon rigolo ! Marie-Jeanne obeit, et Colette admirable de courage, fit, en se croisant les bras sur la poitrine : - Que voulez-vous de moi ? - Je vais vous le dire... fit l'homme a la salopette, tout en continuant a menacer de son arme la fille de Chantecoq. V BELPHEGOR Au chateau de Courteuil, dans un cabinet de toilette d'une elegance un peu tapageuse, et qui n'etait autre que celui de la baronne Papillon, la femme que nous avons vue precedemment descendre d'avion etait assise devant une coiffeuse. Debout pres d'elle, son compagnon, qui avait conserve son costume d'aviateur, concentrait son regard dans la glace du petit meuble qui lui renvoyait l'image de Mme Mauroy. Celle-ci, apres s'etre debarrassee de son casque, se contempla un instant dans la glace... Un etrange sourire erra sur ses levres. Ses yeux brillaient d'un eclat de fievre... On eut dit deja une autre femme. Lentement, elle commenca a enlever le maquillage habile qui mettait une legere patte d'oie au coin de ses paupieres, accentuait le pli de sa bouche et donnait a son teint une paleur de fatigue et de souffrance... Ce travail delicat termine, elle enleva sa perruque blonde... et, se tournant vers Maurice de Thouars qui, tout en epiant chacun de ses gestes, la devorait des yeux, elle s'ecria, tout en lissant ses cheveux courts et bruns, d'une voix mordante, sarcastique : - La comedie est terminee... J'en avais assez de faire la morte. Simone Desroches venait de ressusciter. - Vous avez ete extraordinaire, declara M. de Thouars. - Dites, mon cher, que j'ai eu du genie, affirma orgueilleusement Simone. - En effet, reconnaissait le gentilhomme devoye... Rien que d'avoir eu l'idee d'une pareille affaire merite une admiration sans bornes. Simone eut un haussement d'epaules dedaigneux ; puis elle reprit : - L'essentiel est que tout ait bien marche... Je reconnais, d'ailleurs, que j'ai ete fort bien secondee... D'abord par la chance, qui m'a permis de decouvrir les precieux Memoires de Ruggieri au fond d'un tiroir du bahut que j'avais achete a cet imbecile de Papillon... puis par Elsa Bergen, qui a eu l'idee de me faire deguiser en Fantome ; par Luchner, qui a fabrique les fausses lettres signees Belphegor... et a fait executer dans le plus grand mystere ce merveilleux mannequin de cire, grace auquel j'ai pu si bien detourner de moi les soupcons de tous ; par ce petit Jack Teddy, qui s'est merveilleusement debrouille... et enfin, par vous aussi, mon cher comte, qui m'avez utilement aidee a donner le change aux gens de notre entourage... - Croyez que je suis heureux que vous daigniez apprecier mon devouement. Simone reprenait : - L'essentiel est d'avoir reussi... Il etait temps ! Maintenant, je puis tout vous dire. - Oh ! oui, parlez ! invitait M. de Thouars... car je ne sais que ce que vous avez bien voulu me reveler... c'est-a-dire tres peu de chose... et je me suis contente de vous obeir aveuglement. Simone Desroches reprit : - Vous allez tout apprendre. Memoires du fameux astrologue de la reine Catherine, j'ai considere l'avenir sous un aspect un peu plus agreable et je me suis dit : > Memoires etait tellement sincere que j'eus l'impression immediate qu'ils disaient la verite. Dieux barbares, et grace aux details contenus dans l'ecrit de Ruggieri et au plan tres complet qu'il avait adjoint, je ne tardai pas a me rendre compte que l'entree de la cachette se trouvait exactement sous le piedestal de la statue d'un dieu nomme Belphegor. Maurice de Thouars ponctua : - Vous aviez peur que le bossu ne voulut profiter seul de l'aubaine ? - Evidemment... Il avait beau etre le frere d'Elsa, je n'avais qu'a moitie confiance en lui. Ce fut alors que Mlle Bergen me suggera l'idee du Fantome. Je l'acceptai d'enthousiasme... Et le lendemain soir, emportant dans un paquet la defroque qu'Elsa avait confectionnee pour moi, je me laissai enfermer dans l'eglise de Saint-Germain-l'Auxerrois... Je vous assure que, bien que decidee a tout, lorsque je me sentis seule dans ce sanctuaire, je sentis mon coeur battre un peu plus fort que de coutume... Mais, faisant appel a toute mon energie, a toute ma volonte, je m'habillai en fantome et, tout en m'eclairant a l'aide d'une lampe de poche, et en me guidant sur le plan que j'avais detache du manuscrit, je me dirigeai ainsi qu'il l'indiquait vers la dalle qui se trouvait derriere le maitre-autel... et etait marquee d'une fleur de lis. Victoire de Samothrace. Alors, seule, sous mon suaire de Fantome, je gagnai la salle des Dieux barbares. - Et cependant, le lendemain, vous avez recommence. - Il fallait bien... D'ailleurs, j'etais assez tranquille... Jack Teddy avait appris que, la nuit suivante, le gardien en chef du musee avait obtenu de ses superieurs l'autorisation de monter la garde seul, dans la salle des Dieux barbares... Cela ne nous arreta pas... Je me munis d'un casse-tete... Et Simone scanda avec un accent diabolique : - Vous avez vu que je n'ai pas hesite a en faire usage... Puis, elle continua comme si elle se delectait au souvenir de ses formidables et terribles exploits : - Une fois debarrassee de ce temoin genant, j'appelai Luchner et l'homme a la salopette, qui m'attendaient dans une salle voisine... Tous deux se mirent a pousser la statue... afin de decouvrir l'entree de la cachette. - Et apres cela... s'ecriait Maurice de Thouars, vous avez eu l'audace de revenir encore ? - Parfaitement ! Mais, cette fois, nous faillimes tomber sur ce qu'on appelle vulgairement >. Dieux barbares ou, avant d'agir, avec mes deux hommes, il etait indispensable que je fisse une reconnaissance - qu'est-ce que j'apercois - en train d'examiner ce pauvre Belphegor qui, etendu sur les dalles, faisait une hideuse grimace ? Jacques Bellegarde... Je m'approchai de lui a pas de loup, bien decidee a lui faire subir le sort du gardien Sabarat. - Vous dites ? - Laissez-moi continuer... Captive par ses recherches, il ne m'avait ni vue ni entendue, et je pensai : > Mais a peine avais-je leve le bras pour lui assener un coup de matraque... qu'une main se posait sur mon poignet... C'etait celle d'un vieux monsieur... J'ai su depuis que c'etait Chantecoq... qui, sorti de je ne sais ou, intervenait de si facheuse maniere. Victoire de Samothrace, poursuivie par Bellegarde a coups de revolver, qui ne m'atteignirent pas. C'est a croire que je suis invulnerable. > - Vous avez cependant recidive. - Oui... car je me suis tenu le raisonnement suivant : devant tant d'insistance, la police, persuadee que le Fantome du Louvre reviendra certainement dans la salle des Dieux barbares, va y etablir une souriciere. - Ce qui s'est produit. - En effet. Mais l'inspecteur Menardier, charge d'arreter Belphegor, avait compte sans les ressources de mon imagination. - C'est vous qui avez eu l'idee des gaz somniferes ? - Oui, c'est Luchner qui s'est charge de les fabriquer... Cette fois, tout s'est admirablement passe... Et maintenant, mon cher, vous en savez aussi long que moi-meme. Tout aussi tranquille que si elle se fut trouvee dans son boudoir, elle prit dans un etui en or qui se trouvait sur la coiffeuse une cigarette orientale qu'elle alluma et dont elle lanca au plafond les premieres bouffees. Maurice de Thouars demeura un instant silencieux... Hypnotise par cette femme extraordinaire qui incarnait vraiment le genie du mal, de plus en plus domine par sa beaute et plus encore par son charme infernal, il la contempla d'un oeil ardent de convoitise. Tout a coup, Simone eclata de rire. - Voyez-vous, fit-elle, qu'il prenne aux Papillon l'idee de se rendre ici ! Le bellatre esquissa un geste d'inquietude. Toujours en ricanant, Simone Desroches reprenait : - Soyez tranquille, Luchner m'a donne, a ce sujet, tous les apaisements necessaires... D'ailleurs, s'il plaisait a ce delicieux menage de nous jouer ce mauvais tour, il ne serait pas long a faire connaissance avec les oubliettes que ce cretin de Papillon a fait reconstituer. De cette facon, elles serviraient a quelque chose. Fixant a son tour Maurice de Thouars, dont la passion qu'elle lui inspirait se revelait sur ses traits, elle ajouta, cette fois sur un ton de coquetterie feminine : - Et vous, c'est tout ce que vous trouvez a me dire ?... Peut-etre ai-je eu tort de vous raconter toutes ces choses, et maintenant vous n'osez plus parler d'amour a celle qui n'a pas craint de se faire l'egale des plus grandes criminelles des temps passes et modernes. - Simone, protestait le comte Maurice tout fremissant, je vous jure, au contraire, que je ne vous ai jamais autant adoree... et que rien desormais, ne pourra me separer de vous. - Meme si je vous ordonnais de disparaitre de ma vie ? M. de Thouars blemit. Puis, d'une voix rauque ou il y avait a la fois tous les desespoirs et toutes les prieres, il s'ecria : - Non, non, ne me demandez pas cela !... Ne m'imposez pas une aussi terrible epreuve. J'ai deja trop souffert, je ne supporterais pas un tel surcroit de douleur. Et tandis qu'une flamme de menace illuminait son regard, il martela en serrant les poings : - Et qui sait, alors... ce qui arriverait ?... Simone se releva et marcha droit sur lui... Puis l'entourant de ses bras, elle fit avec un accent qui revelait enfin le secret qu'elle avait ete assez forte pour garder en elle : - Imbecile !... c'est toi que j'ai toujours aime. Bouleverse, M. de Thouars allait lui crier sa joie, son ivresse, mais Simone lui mit la main sur la bouche en lui ordonnant : - Je sais ce que tu vas me dire ! Bellegarde, n'est-ce pas ? Eh bien ! je vais tout te raconter. J'ai ete, je l'avoue, attiree vers ce journaliste et j'avais meme eu l'espoir que je pourrais trouver en lui un auxiliaire... Ou plus precisement un complice... - Et qui m'a tant fait souffrir ! - Ne vous en plaignez pas... puisque votre chagrin m'a permis de me rendre compte que vous m'aimiez ainsi que j'entends l'etre ! - Oui... aveuglement... passionnement... affirmait le beau Maurice. Et sur un ton de tendre reproche, il ajouta : - Ah ! si j'avais su ! Si j'avais pu deviner !... - Les amoureux sont trop imprudents pour qu'on leur fasse d'entieres confidences. Je jouais une telle partie qu'une phrase, un mot, un rien pouvaient la compromettre. Bien qu'il m'en coutat de vous torturer, je ne voulais pas risquer de perdre la victoire. Mais a present que le tresor des Valois est a nous, je vais pouvoir enfin realiser un reve dont j'avais fait ma devise : Vivre ma vie... c'est-a-dire partir loin, tres loin, voyager sans cesse a travers des pays nouveaux, inconnus... sous les cieux les plus divers, en pleine nature, parmi des paysages de songe... des decors formidables... et cela avec l'homme que j'ai choisi librement, entre tous, avec celui que j'aime, avec toi... toi !... Un long baiser scella ce pacte que contresignaient le crime, la lachete, l'infamie, toutes les hontes. On frappait a la porte. Les deux amants se separerent. Simone, d'un ton irrite, profera : - Entrez ! La silhouette du bossu apparut. A sa vue, Mlle Desroches eut un geste d'impatience. Avec un sourire hypocrite, Luchner disait : - Excusez-moi de vous deranger. Mais le temps presse. Simone et Maurice de Thouars l'interrogerent du regard. Le bossu reprit : - Vous oubliez que nous n'avons pas reussi a nous debarrasser de Chantecoq, et tant qu'il sera vivant, nous pourrons toujours redouter qu'il decouvre notre piste. - C'est juste, ponctua le bellatre. Mais Simone s'ecriait d'un air mysterieux et menacant : - Belphegor n'a pas dit son dernier mot... Et M. Chantecoq fera bien de ne pas se mettre en travers de notre route... car je lui menage une surprise a laquelle il ne s'attend pas. M. de Thouars et Luchner echangerent un regard de surprise. Alors... d'une voix stridente, Mlle Desroches leur lanca : - Puisque vous n'avez pas ete assez adroits pour le supprimer ou tout au moins pour l'empecher de nous nuire... moi, j'ai fait le necessaire... > ! Le bossu allait parler... Mais, d'un signe d'impatience, elle lui imposa silence... Puis, elle fit, sur un ton d'autorite souveraine : - Allons nous reposer... Au point du jour, nous commencerons la fonte de l'or... M. de Thouars fit un pas vers elle. - A demain, lui dit-elle. Et s'approchant de lui, elle lui dit tout bas : - A toujours !... Et soulevant une portiere, elle disparut dans une piece voisine. - Quelle femme !... grommela le bossu... Mais malgre tout, je ne serai tout a fait tranquille que lorsque j'aurai ma part du magot ! VI LES NUITS ET LES ENNUIS DU BARON PAPILLON A l'heure ou s'accomplissaient les evenements que nous venons de decrire, le baron Papillon etait en train de se demander tout simplement s'il n'allait pas demander le divorce. En effet, une scene terrible avait mis aux prises les deux epoux, entre lesquels avait jusqu'alors regne cette harmonie de bon ton qui sert a masquer une indifference aussi mutuelle qu'absolue. En rentrant chez lui vers sept heures du soir, le collectionneur avait trouve la baronne dans le grand vestibule, au milieu d'un amoncellement de malles et de bagages qui eussent suffi a remplir un wagon de marchandises. Braillant, gesticulant, elle donnait des ordres tous plus contradictoires et plus ahurissants a ses domestiques qui, litteralement affoles, ne savaient plus ou donner de la tete. - Ah ca ! que signifie ?... interrogea le baron, qui se demandait si sa femme n'avait pas acheve de perdre le peu de raison qui lui restait. Dressee sur ses ergots, telle une poule en colere, Madame repliquait : - Belphegor me cause de telles frayeurs que j'ai decide que nous partirions pour le Japon. - Pour le Japon ! repetait le baron, ahuri. La baronne reprenait : - Il faut que je fasse mes preparatifs. Songe donc, un voyage de plusieurs mois... Et, designant la veritable montagne qui se dressait autour d'elle, elle ajouta : - Et encore, je n'emporte que le necessaire !... - Ma chere amie, declarait Papillon, effraye de l'orage qu'il n'allait pas manquer de faire eclater, j'aurais deux mots a te dire. - Eh bien ! parle ! - Pas ici !... Passons, si tu veux bien dans mon cabinet de travail. - Pourquoi ? - Parce qu'il est inutile de mettre le personnel au courant... Et tout en prenant sa femme par le bras, doucement, tres doucement, il lui dit : - Viens, mon chou... viens... Et il l'entraina jusque dans son bureau... Litteralement empoisonne, le baron ne savait comment entamer un entretien qu'il pressentait mouvemente, et dont il n'osait prevoir les consequences... Deja tres nerveuse, et tout en roulant des yeux en boules de loto, Eudoxie le pressait : - Eh bien !... qu'est-ce que tu attends ?... Il n'y a plus de domestiques. Nous voila en tete a tete, ainsi que tu le desirais... Pourquoi ces hesitations ?... ces reticences ?... Aurais-tu quelque mauvaise nouvelle a m'annoncer ? - Pas du tout ! - Alors ?... Papillon tergiversait toujours. Se montant de plus en plus, Eudoxie, severement, articulait : - Hippolyte, tu me caches quelque chose ! Et, tout a coup, elle s'ecria : - Je devine tout... Tu as une maitresse. - Moi ! - Oui, toi !... Une creature qui te retient a Paris. - Mais pas du tout !... C'est ridicule de ta part d'avoir un pareil soupcon. Et, appelant a lui le peu de courage qu'il avait a sa disposition, il fit, d'un air grave et solennel : - Eudoxie, il nous est impossible de partir demain au Japon. - Pourquoi ? - Parce que j'ai lu dans un journal qu'une epidemie de beriberi, apportee a Yokohama par des Noirs, venait d'y eclater et se propageait dans tout l'empire nippon avec une rapidite foudroyante. - Le beriberi ! s'exclamait Eudoxie. Qu'est-ce que c'est que cela ? - C'est la maladie du sommeil... Il parait qu'en moins de huit jours elle a fait plus de cinq cent mille victimes. - C'est absurde !... s'indignait Eudoxie... Il n'y a donc pas de medecins dans ce pays ? - Si... et meme d'excellents... Mais ils sont debordes... - Alors, filons aux Indes. - Aux Indes !... repeta Papillon, en feignant une subite epouvante... Aux Indes !... - Qu'est ce qu'il y a encore aux Indes ? Hippolyte, qui n'avait encore rien trouve, fit, pour gagner du temps : - Il s'y passe des choses effroyables. - Quoi ? - Des choses qu'on n'ose pas ecrire dans les journaux... et que je ne veux pas te repeter. - Je veux tout savoir !... tout ! - Eh bien !... Eh bien !... anonnait peniblement le collectionneur... aux Indes, c'est... c'est la revolution... et on y massacre tous les Europeens. - Et en Amerique ? - Il y a la grippe espagnole. - Et en Australie ? - Le cholera morbus. - Et au Maroc ? - Au Maroc ?... Mais tu n'y penses pas... ma cherie... au Maroc, on y enleve chaque jour, jusque dans les hotels, un grand nombre de Francaises que l'on emmene dans le Rif pour servir d'esclaves aux favorites des chefs dissidents. - Et en Algerie ? - En Algerie ?... Il y a... il y a la fievre aphteuse. - La fievre aphteuse ?... regimbait la baronne, je croyais qu'il n'y avait que les animaux a attraper ca. Papillon, qui faisait preuve d'une imagination qu'il ne se fut jamais soupconnee, affirmait, avec un serieux imperturbable : - C'est une erreur... Dans les pays chauds, elle se communique egalement aux gens... elle prend alors le nom de fievre de Malte. - Alors, sursautait Eudoxie, il n'y a plus moyen d'aller nulle part ? Puis tout a coup, elle fit, saisie d'une idee subite. - Et en Espagne ? - En Espagne ! Malheureuse ! se recriait Papillon... En Espagne !... Mais tu ignores donc que le gouvernement dictatorial vient de retablir l'Inquisition ? - Et apres ? - Comme nous appartenons a la religion protestante, nous serions immediatement arretes, emprisonnes, et peut-etre brules vifs. - En ce cas, il n'y a qu'a nous faire catholiques. - Cela nous entrainerait a des formalites qui demanderaient un temps considerable. - Si nous filions en Italie ?... s'entetait la baronne, nettement decidee a passer en revue tous les pays du monde. - En Italie !... repeta le collectionneur en levant les bras au ciel... - Pourquoi ?... C'est un tres beau pays... - Et Mussolini ?... - Mussolini !... Tous ceux qui l'ont approche disent que c'est un charmeur. - Pour ses amis... mais pas pour ceux qui ne partagent pas ses idees. - Comment !... Tu n'es pas fasciste ? - Mais je ne suis rien du tout !... Ca ne me regarde pas, ce qui se passe en Italie. - Eh bien ? - Seulement, voila, j'ai un de mes parents qui a ecrit, il y a quelque temps, dans l'Impartial de Castelnaudary, un article assez violent contre Mussolini duce... article, qui, etant donnee l'influence de son auteur et l'importance de son journal, n'a pas manque d'etre mis sous les yeux du dictateur. Mme Papillon s'obstinait. - Il nous reste encore l'Angleterre, la Suisse, la Hollande, l'Allemagne... - Mon chou... je t'en supplie... implorait Papillon... tenons-nous-en la pour aujourd'hui. - Alors, tu ne veux plus partir ? - J'ai une migraine atroce. Le fait est que l'effort cerebral auquel avait du se livrer l'infortune Hippolyte pour repondre a sa femme, lui avait donne un mal de tete que revelaient sa face congestionnee, ses yeux clignotants et ses paupieres violacees. Mais son egoiste et poltronne moitie etait beaucoup trop hantee par la crainte du Fantome pour accorder la plus legere pitie a son mari. Et eclatant de fureur, elle dit : - Une migraine ! Une migraine !... Pretexte pour n'en faire qu'a ta tete ! - Ma tete !... s'ecriait le baron... Je voudrais bien, en ce moment ne pas l'avoir sur mes epaules. - D'abord, piaillait Mme Papillon, tu ne peux pas avoir mal a la tete, puisqu'il n'y a rien dedans. - Je te jure, se montait l'amateur de bibelots, que je souffre atrocement. - Ce n'est pas vrai... - Laisse-moi au moins prendre un cachet d'aspirine. - Prends-en tout un flacon ! vociferait la baronne dechainee... et puisque tu ne veux pas partir... eh bien !... moi, je m'en irai toute seule. - C'est cela ! conclut Hippolyte, sans chercher le moindrement a retenir son irascible femme qui, tout en continuant a proferer des sons, rauques et inarticules, sortit en coup de vent du cabinet de travail. Demeure seul, l'amateur de bibelots se prit le front a deux mains. Puis il grommela : - Oh ! oui, qu'elle s'en aille... qu'elle me fiche la paix, que je ne la voie plus... jamais ! jamais ! Puis il sonna son valet de chambre et lui ordonna de lui apporter un flacon de comprimes et un verre d'eau. Le calmant produisit son effet... Un quart d'heure apres, le baron etait entierement soulage. Alors, il se mit a arpenter son bureau, tout en monologuant : - Deja, avant l'apparition de ce Fantome du Louvre, Eudoxie ne me rendait pas l'existence tres facile... Elle a toujours eu un si mauvais caractere ; cependant, avec de la patience, c'etait encore supportable. Jusqu'a l'heure du diner, Papillon chercha vainement une solution, et lorsqu'il se retrouva a table, en face de la baronne, il s'apercut a son attitude, que celle-ci non seulement n'avait pas desarme, mais qu'elle etait d'une humeur encore plus epouvantable. > se dit-il, en deployant sa serviette... Il ne se trompait pas. Elle commenca par trouver execrable un potage exquis, que son mari savourait avec delice. Puis elle condamna, avec une severite non moins implacable, une timbale de homard a l'americaine, dont le fumet, a lui seul, garantissait l'exquise saveur... Papillon esquissa une timide protestation. - Mon chou... fit-il, je t'assure que cette timbale est delicieuse... - Veux-tu que je te coiffe avec ?... menaca la terrible Eudoxie. Hippolyte n'insista pas, et se contenta de piquer le nez dans son assiette. Quant a Mme Papillon, elle se leva en declarant : - Je vais mettre la clef a la porte. - A quoi bon ? murmura le collectionneur, puisque tu pars demain. - Alors... grinca Eudoxie... tu me renvoies ? - Non !... Mais c'est toi qui m'as dit que tu voulais partir. - J'ai voulu voir, ripostait la baronne, jusqu'ou irait ta muflerie. A ces mots, Papillon se redressa, comme s'il eut ete secoue par une decharge electrique. - Vendre les collections ! s'ecria-t-il en verdissant... Ca, jamais !... J'aime mieux qu'on m'arrache les yeux et qu'on me coupe le nez, la langue et les oreilles. - C'est a prendre ou a laisser. - Mais c'est de la folie... Me priver de ces oeuvres d'art, de ces meubles precieux, de ces toiles magnifiques, de ces tapisseries splendides, qui sont l'orgueil et la joie de ma vie... ca, jamais ! - Nous verrons bien... Et ce n'est pas tout... - Que vas-tu exiger de moi ? - Nous mettrons aussi ton titre de baron en adjudication... - Mais cela ne se fait pas, voyons... - Tu l'as achete... tu peux bien le revendre. - C'est fou !... C'est insense !... hurlait le baron. Et dechaine a son tour, hors de lui, emporte par une de ces coleres de mouton enrage, Papillon s'elanca vers sa femme, et, la saisissant a la gorge, il fit, l'ecume aux levres : - Un mot de plus... et je t'etrangle... comme un poulet !... Alors, il se produisit un de ces phenomenes tels que Shakespeare en a introduit dans la Megere apprivoisee. Mme Papillon, sans chercher a se degager, laissa retomber sa tete vers l'epaule de son tortionnaire, et d'une voix pamee, elle fit : - Mon loup... mon aime... aie pitie de ta pauvre chere folle qui t'adore et serait heureuse de mourir de ta main. Papillon, ahuri, desserra son etreinte, qui, d'ailleurs, ne faisait courir aucun danger a sa femme, qui tomba aussitot dans ses bras en balbutiant : - Pardonne-moi, j'etais stupide. Et elle ajouta, en enveloppant d'un regard enamoure l'amateur de bibelots, qui croyait rever : - Dieu ! que tu es beau, quand tu es en colere ! - Eudoxie ! - C'est toi qui avais raison... Demain, au lieu de nous embarquer pour le Japon, nous nous en irons, ainsi que tu me l'avais propose, nous enfermer dans notre chateau de Courteuil. La, dans ses epaisses murailles, nous pourrons defier le Fantome et recommencer notre lune de miel. Aussi touche par ce revirement inattendu qu'il avait ete exaspere par les menaces de sa femme, Papillon deposa sur le front brulant d'Eudoxie l'habituel et classique baiser, grace auquel il avait deja si souvent reussi a arreter les discussions qui menacaient de devenir parfois orageuses. Et Eudoxie, l'entrainant vers la table, lui dit : - Viens t'asseoir pres de moi, mon Hippolyte... Viens, nous boirons dans le meme verre... nous mangerons dans la meme assiette... - La timbale va etre froide... fit observer le gourmet qu'etait le collectionneur. - Nous la rechaufferons de notre tendresse... minauda Mme Papillon, en rendant avec usure a son mari le baiser qui avait mis le point final a cette querelle plutot mouvementee. Le lendemain, des la premiere heure, le baron et la baronne Papillon partaient en auto pour leur chateau de Courteuil... Qu'allaient-ils y rencontrer ? VII OU SIMONE DESROCHE CROIT TRIOMPHER... MAIS... Tandis qu'a petite allure la limousine des Papillon roulait vers Courteuil, le bossu et Maurice de Thouars, toujours dans son costume d'aviateur, se preparaient, dans l'ancienne prison du chateau muee en laboratoire, a transformer en lingots d'or le tresor des Valois. Apres avoir ouvert le coffre, tandis que le comte Maurice rangeait sur la table les piles d'ecus d'or frappes a l'effigie du roi Henri III, Luchner, a l'aide d'une pince de bijoutier, commencait a dessertir les diamants et pierres precieuses qui enrichissaient le diademe de Catherine de Medicis. Maurice de Thouars lui demandait : - A combien evaluez-vous le montant du tresor ? Sans hesiter, le secretaire de Papillon repliquait : - A cinquante millions environ... En effet, s'il represente une quantite d'or relativement peu considerable, il renferme des pierres precieuses, et notamment plusieurs diamants, moins gros peut-etre, mais beaucoup plus purs que le fameux Regent. - Dites-moi... ne sera-t-il pas tres difficile de les ecouler ? - Detrompez-vous, affirmait le bossu. Toutes les precautions ont ete prises, et je me suis deja entendu avec un diamantaire d'Amsterdam qui se charge de tout realiser en six semaines. Tout en continuant son delicat travail, Luchner ajouta : - Mlle Desroches vous a-t-elle parle des conditions dans lesquelles nous devons partager le tresor ? - Non... C'est une question que je n'ai pas voulu aborder avec elle. - Eh bien ! voici... Elle touche cinquante pour cent... Mlle Bergen vingt ; moi vingt... et Jack Teddy... - Jack Teddy ? - Oui, l'homme a la salopette... dix pour cent... - Cela me semble tres bien ainsi. - En effet... declarait le bossu. Et, avec un sourire teinte d'ironie, il fit : - Ce qui m'etonne, je ne vous le cache pas, c'est de ne pas vous voir figurer dans la repartition. lle Desroches ? - C'est inutile, puisque je vais l'epouser. - Toutes mes felicitations ! s'ecriait le secretaire du baron Papillon... Vous n'etes pas a plaindre... C'est vous qui etes le plus favorise et je vous souhaite bien du bonheur a tous les deux. - Je vous sais gre de vos voeux... mon cher Luchner... fit tout a coup une voix qui resonna sous la voute de la prison. C'etait Simone Desroches qui, dans un elegant deshabille du matin, que la veille elle avait apporte en avion avec quelques menus bagages, faisait son apparition dans la prison. Jamais, peut-etre, elle n'avait ete aussi belle... On eut dit l'archange du mal. S'approchant du bossu, qui continuait sa besogne, elle scanda : - Je vois que vous etes tres avance. Et, s'emparant d'un des diamants que Luchner venait de dessertir, elle l'eleva entre ses doigts et le placa bien dans la lumiere que semait autour d'elle une puissante lampe electrique. - Quelle merveille ! admira-t-elle... Quels feux ! Je n'ai jamais vu un diamant aussi splendide. - Il y en a de plus beaux encore... scandait M. de Thouars... Et ces rubis, ces topazes, ces emeraudes ? Simone plongea les mains dans ce veritable tas de pierreries, que le comte Maurice avait amoncelees aupres des piles d'ecus... et les fit ruisseler en une feerique cascade. - Quel dommage ! fit-elle, que je ne puisse pas en garder quelques-unes. Mais ses instincts de bete de proie l'emporterent aussitot sur ses desirs de femme coquette. D'un ton apre, elle martela : - Mieux vaut tout liquider... C'est plus prudent, plus sur et plus profitable. Et, jetant un coup d'oeil circulaire sur le tresor disperse et etale sur l'etabli, elle fit : - Luchner, j'estime que votre estimation n'est pas suffisante. - Je commence a le croire aussi, appuya le bossu. Et il grommela entre ses dents : - Pourvu que ce maudit Chantecoq... - Chantecoq ! s'exclama Simone... Puis elle reprit d'une voix non plus harmonieuse, mais seche, implacable : - Je vous avais annonce, hier soir, que Belphegor n'avait pas dit son dernier mot. - Je me rappelle, en effet... ponctua Maurice de Thouars. - Eh bien ! Jack Teddy vient de me telephoner du bureau de poste de Mantes qu'il avait reussi a enlever la fille du detective et qu'il serait ici avec elle dans une demi-heure. - Ca, c'est le bouquet ! declarait Luchner avec une visible satisfaction. Simone poursuivit : - En admettant que Chantecoq decouvre notre piste, quand il saura que sa fille est entre nos mains - et il ne tardera pas a l'apprendre - il se gardera bien de nous attaquer et j'aurai le temps de filer en avion avec nos lingots, nos diamants, nos pierreries, et, si besoin est, avec la demoiselle ! - C'est tout simplement prodigieux, s'enthousiasmait M. de Thouars. Le bossu, qui avait fini de dessertir le diademe, et avait soigneusement enveloppe les diamants dans du papier de soie, s'en fut vers les piles d'ecus, qu'il deposa sur le plateau en y joignant le diademe et plusieurs autres bijoux d'un dessin magnifique. Puis, se dirigeant vers le fourneau a haute tension, il l'ouvrit et y introduisit le plateau... Apres avoir referme le four, il fit manoeuvrer une petite roue de cuivre... Aussitot, les aiguilles d'un manometre se mirent a fretiller. Simone, qui avait suivi l'operation avec un visible interet, se tourna vers M. de Thouars et lui dit : - Jack Teddy va bientot arriver... Allez le guetter ! Le comte Maurice s'eloigna. Alors, Mlle Desroches, s'approchant du bossu, qui surveillait son tableau, lui dit : - Combien de temps pensez-vous que cela va durer ? - Trois heures... repondit le secretaire de Papillon... Il faut au moins deux heures pour que le metal commence a entrer en fusion. - Alors, ironisa Belphegor, j'ai le temps de griller quelques cigarettes. Sur la route de Mantes a Dreux, une puissante auto fermee filait a une vitesse de cent a l'heure... L'homme a la salopette, revetu de son costume de chauffeur, sous lequel nous l'avons vu penetrer chez Chantecoq, et auquel il avait ajoute une paire de lunettes noires, se tenait au volant. Apres avoir depasse plusieurs voitures, et notamment la limousine du baron et de la baronne Papillon, qu'il n'avait pas eu le temps de reconnaitre, il arrivait bientot en vue du chateau de Courteuil. A l'interieur de la voiture, Colette, sans chapeau, un manteau jete sur ses epaules semblait plongee dans un profond sommeil... Sans doute le complice de Belphegor lui avait-il fait absorber un narcotique grace auquel il allait pouvoir l'emporter sans encombre jusqu'a l'endroit ou Simone Desroches lui avait donne l'ordre de la rejoindre... En effet, lorsque, apres avoir franchi la grille du chateau, l'auto s'engagea dans la cour d'honneur, la jeune fille demeura immobile dans le fond de la voiture, comme si elle avait ete aneantie par son lourd et invincible sommeil. L'homme a la salopette sauta a terre et, apres avoir fait signe a M. de Thouars qui s'avancait vers lui de ne pas bouger et de garder le silence, il s'en fut vers la portiere, l'ouvrit, et, prenant dans sa poche un flacon qu'il deboucha, il le fit respirer a la jeune fille. Presque aussitot, Colette entrouvrit les paupieres... Sa poitrine se dilata comme si elle avait hate de respirer a pleins poumons l'air pur et frais du matin. Et, s'appuyant sur la main que lui tendait Jack Teddy, elle mit pied a terre... Elle semblait harassee d'emotion et de fatigue. L'homme a la salopette invita cette fois M. de Thouars a le rejoindre... Et le comte Maurice, s'inclinant avec deference devant l'otage de Belphegor, lui dit : - Veuillez me suivre, mademoiselle, je vais vous conduire aupres de M. votre pere. Fort galamment, il offrit son bras a Colette, qui s'y appuya... tout en murmurant : - N'est-ce pas plus grave que l'on a bien voulu me le dire ? - Non, mademoiselle, et je puis meme vous assurer que la vie de M. votre pere n'est nullement en danger. Ces paroles parurent reconforter la jeune fille. Sous le regard du portier, qui etait accouru et auquel Luchner avait du, pour expliquer la presence au chateau de ces hotes inconnus, raconter une de ces fables ingenieuses dont il avait le secret, Maurice de Thouars et Colette penetrerent dans le chateau, suivis par l'homme a la salopette. Apres avoir gravi l'escalier d'honneur, ils penetrerent tous trois dans le grand salon ou se trouvait la porte qui donnait dans l'escalier dit des oubliettes. Maurice de Thouars l'ouvrit et invita Colette a en franchir le seuil. A la vue du couloir, de ces marches etroites, elle eut un instinctif mouvement de recul. - Ou m'emmenez-vous ? demanda-t-elle. - Je vous l'ai deja dit, mademoiselle... Pres de votre pere. - Ou se trouve-il donc ? - Dans une aile du chateau auquel l'escalier donne seul acces. Le bellatre ajouta : - Les architectes des temps passes avaient parfois de ces caprices... Colette n'insista pas. D'ailleurs, Jack Teddy avait deja referme la porte et barrait la route a la fille du detective, au cas ou celle-ci eut voulu esquisser un mouvement de retraite. - Je vous suis, monsieur, decida la fiancee de Jacques. Et, descendant les degres, ils arriverent jusqu'aux anciennes prisons. En apercevant a travers les grilles Simone Desroches et le bossu qui, debout devant le tableau d'electricite, les yeux fixes sur le manometre, guettaient les oscillations de l'aiguille, Colette s'arreta, tout en manifestant une violente surprise. Maurice de Thouars, la prenant par la main lui dit : - Entrez donc, mademoiselle, je vous en prie. Simone se retourna. A la vue de sa rivale qui venait de penetrer dans la salle, elle eut un eclat de rire triomphant. De nouveau, la fiancee de Jacques esquissa un mouvement de retraite. Mais elle se heurta a l'homme a la salopette qui s'encadrait dans la porte. D'une voix railleuse, Simone lancait : - Vous venez chercher votre pere ? - Oui, mademoiselle. - Il n'est pas ici. Et, sur un ton de menace implacable, Mlle Desroches poursuivit : - Et si jamais il y vient... Elle s'arreta. - Le voici ! s'ecriait Jack Teddy, en enlevant sa casquette, ses lunettes et sa fausse moustache. - Chantecoq ! s'ecria Simone. Deja, le detective braquait sur elle un revolver... Tandis que Maurice de Thouars et le bossu, sideres par tant d'audace, restaient figes sur place le grand detective reprenait : - Cette fois, Belphegor... je te tiens ! Maurice de Thouars crispa rageusement les poings. Et tandis que, sournoisement, le bossu se rapprochait de la table, le grand limier disait a Simone : - Vous avez voulu faire enlever ma fille par un de vos complices, mais je suis arrive a temps pour l'en empecher. Et ce gredin, ainsi que la demoiselle de compagnie Elsa Bergen, je les ai remis moi-meme entre les mains de la justice... Et, maintenant, reglons nos comptes. Livide, effaree, le dos appuye sur la muraille, Simone fixait Chantecoq avec une etrange fixite. Doucement, le bossu avanca la main pour saisir une paire de fortes tenailles qui trainaient sur l'etabli... Et la brandissant brusquement, il allait la projeter a toute volee a la tete du policier... Mais celui-ci, qui avait l'oeil a tout, ne lui en donna pas le temps... Un coup de feu retentit... Le bossu laissa echapper son arme improvisee... La balle du detective venait de lui traverser le bras. M. de Thouars voulut s'elancer entre Chantecoq et Simone... Mais Chantecoq le saisit au collet en disant : - Assez de casse comme ca ! Ne me privez pas du plaisir de vous livrer intacts a mon ami Ferval. Il n'avait pas prononce ces mots, que Gautrais, accompagne de Pandore et de Vidocq, faisait irruption dans la piece. Un commissaire de police et quatre agents de la brigade mobile les accompagnaient. - Monsieur le commissaire, fit Chantecoq en lui designant Simone et ses deux acolytes, voici Belphegor et ses complices... Je les remets entre vos mains. Deux agents se jeterent sur le bossu et M. de Thouars, qui n'opposerent aucune resistance. Le commissaire s'approcha de Simone... et il allait s'emparer d'elle, lorsque la muraille contre laquelle elle s'appuyait s'entrouvrit, demasquant un passage secret, dont la veille, en cas d'alerte, le secretaire du baron Papillon lui avait revele l'existence. Et tout en disparaissant par l'ouverture, elle s'ecria : - Tu ne me tiens pas encore !... Le roi des detectives se precipita, mais il se heurta a la muraille qui s'etait refermee. Chantecoq, tout en menacant le bossu de son arme, lui dit : - Livre-moi tout de suite le secret de cette porte ou je te brule la cervelle. Luchner n'hesita pas... S'approchant de la muraille, il appuya sur un ressort dissimule entre deux pierres... La muraille se deplaca aussitot... - Lachez les chiens ! ordonna le pere de Colette a Gautrais, qui detacha les deux danois qu'il tenait en laisse. Aussitot, Pandore et Vidocq s'elancerent a travers la baie et gravirent de toute la vitesse de leurs quatre pattes l'escalier derobe par lequel s'etait enfui Belphegor, et qui aboutissait a la plate-forme de l'une des tours du chateau. Ils y arriverent au moment ou Simone allait se laisser glisser sur un toit voisin d'ou, par une de ses fenetres a tabatiere, il lui eut ete possible de gagner, par les combles, une cachette que le prevoyant bossu, en cas d'alerte, s'etait amenagee. Mais Pandore et Vidocq ne lui en laisserent pas le loisir... Se jetant sur elle, ils l'empoignerent chacun par un bras... et comme elle cherchait a se degager, elle sentit les crocs des deux chiens s'enfoncer dans sa chair. Alors, se sentant perdue, et comprenant qu'elle n'avait plus qu'a se rendre ou a mourir, malgre la douleur que lui causait la double morsure qui s'accentuait a chacun de ses mouvements, elle chercha a gagner le creneau afin de se precipiter dans le vide... Pandore et Vidocq resserrerent l'etreinte de leurs machoires et elle eut l'impression de lire la mort dans leurs yeux. Un cri de rage impuissante lui echappa et elle s'abattit sur les dalles... Une haleine chaude passa sur son visage... Une gueule beante s'approcha de sa gorge... C'etait Pandore qui s'appretait a l'etrangler. Mais un coup de sifflet retentit... Les deux betes lacherent aussitot leur proie pour retourner docilement vers Gautrais qui venait de surgir, avec Chantecoq, sur la plate-forme. Et le detective, empoignant dans ses bras la jeune femme a moitie evanouie, s'ecria : - Maintenant, Belphegor, je te tiens tout a fait ! VIII L'EXPIATION Pendant que ces evenements se deroulaient a l'interieur du chateau, la limousine des Papillon s'arretait dans la cour. Le portier se precipitait vers eux, et avant que ses maitres eussent mis pied a terre, il s'ecriait, affole : - Monsieur le baron, madame la baronne, il se passe ici des choses extraordinaires !... - Quoi donc ? interrogea le collectionneur, en descendant de voiture. Le concierge expliquait : - La nuit derniere, M. Luchner a amene au chateau deux personnes, un homme et une femme, que je ne connais pas... Je me demande meme par ou il les a fait entrer... car je puis jurer a Monsieur le baron qu'ils n'ont pas franchi la grille, que j'avais fermee moi-meme a double tour. > - Cette histoire me semble louche !... soulignait Eudoxie, qui avait rejoint son mari. - Tu t'inquietes toujours a tort ! morigenait Papillon. Luchner est mon homme de confiance et il est incapable d'une imprudence et encore moins d'une indelicatesse. - Je n'ai pas fini, monsieur le baron, reprenait le portier. - Eh bien ! parlez. - Il y a environ une demi-heure, la soeur de l'ingenieur est arrivee en auto... Elle avait l'air bizarre, et j'ai remarque qu'elle n'avait pas de chapeau sur la tete... Mais ce n'est pas tout... L'ingenieur qui l'attendait depuis un moment - oh ! un monsieur tres bien, tres distingue - s'est approche d'elle, l'a saluee avec respect et lui a dit : > - En effet, opinait l'amateur de bibelots, cela me parait etrange. - Ce n'est pas encore tout, appuyait le concierge... Un quart d'heure apres, une nouvelle auto... decouverte, celle-la, arrivait dans la cour... Elle contenait six hommes et deux chiens, deux danois qui n'avaient pas l'air commode. > - Perquisitionner !... s'exclamait le baron. - Tu vas voir, s'ecriait sa femme, qu'ils vont te prendre pour Belphegor ! - Alors, poursuivit le portier, ils sont entres dans la maison. - Avec les chiens ? - Avec les chiens. - Mais ils vont tout saccager ! - Non, jusqu'ici, il n'y a pas de casse. J'oubliais, en effet, de dire a Monsieur le baron et a Madame la baronne que le commissaire m'a demande de les guider jusqu'a l'entree des oubliettes... C'est ce que j'ai fait. Je leur ai ouvert la porte qui conduit aux anciennes prisons. Alors, ils se sont tous engouffres la-dedans... - Les chiens aussi ? - Les chiens aussi... Et sur qu'il doit se cuire la-dedans un drole de fricot... Car a l'instant meme ou la voiture de Monsieur le baron et de Madame la baronne penetrait dans la cour, j'ai apercu, la-haut, sur la tour de Diane de Poitiers, une femme que les deux chiens voulaient boulotter et qui criait > ! - Hippolyte ! s'exclamait Mme Papillon... allons-nous-en ! - Jamais de la vie ! protestait le collectionneur... - Mon instinct me le dit... Ce sont des malfaiteurs qui ont voulu nous cambrioler. - Mais puisque la police est la ! - La police !... s'exclama Mme Papillon... Depuis Belphegor, j'en ai presque aussi peur que de ceux qu'elle est chargee d'arreter ! Tout a coup, le commissaire surgit dans l'encadrement de l'une des baies du premier etage... Et d'une voix sonore, il lanca au portier : - Telephonez a Mantes pour qu'on nous amene un fourgon ferme... Nous tenons toute la bande. - Alors, je monte ! decida Eudoxie, en retrouvant subitement tout son courage. Le couple gravit l'escalier d'honneur. Des rumeurs s'echappaient du grand salon... Ils y penetrerent, et a peine en avaient-ils franchi le seuil qu'ils s'arretaient, stupefaits. Tandis que les quatre agents de la brigade mobile entouraient Maurice de Thouars et le bossu, Chantecoq et Gautrais tenaient en respect Simone Desroches ; celle-ci, a moitie affalee sur une chaise, regardait avec une expression de haine indicible Colette qui, cependant, avait eu le tact de s'effacer dans un coin obscur du vaste salon. Le grand detective s'avanca vers le collectionneur et sa femme. - Madame, fit-il en s'inclinant devant Mme Papillon, je vous avais promis de vous delivrer de Belphegor. Et etendant le bras vers Simone, il ajouta : - Le voici !... Hippolyte, croyant rever, ecarquilla les yeux... Il renoncait d'ailleurs a comprendre. Quant a Eudoxie, elle se figura d'abord qu'elle etait l'objet d'une mystification... Dressee sur ses ergots, elle s'appretait a injurier copieusement ce policier qui se permettait de se moquer d'elle a ce point, lorsque Simone s'ecria, sur un ton de cynisme effrayant : - Eh bien ! oui, c'est moi ! Et apres ? C'en etait trop pour la >. Apres avoir pousse un cri d'horreur, elle s'evanouit dans les bras de son mari, qui s'empressa de l'emporter dans une piece voisine. Simone, qui venait de livrer a Chantecoq tout son secret, reprit d'une voix mordante : - Vous devez etre content, puisque vous etes le plus fort ! Avec une expression de reelle tristesse, le roi des detectives demandait : - Comment avez-vous pu devenir une aussi grande criminelle ? La coupable tressaillit et ferma les yeux, comme si elle voulait echapper aux visions que ces quelques mots lui inspiraient. Puis, tout en fremissant, elle articula avec peine : - Les drogues, et puis... la peur de la misere. Tous, en silence, contemplaient Simone qui semblait se ressaisir. Elle ouvrit ses yeux qui brillaient d'un singulier eclat... Et portant, d'un geste rapide, furtif, sa main a son corsage, elle en tira un petit objet qu'elle porta a ses levres... Chantecoq voulut s'elancer... il etait trop tard. Foudroyee, Mlle Desroches tombait la tete en avant sur le parquet... Le detective et le commissaire se pencherent vers elle... Chantecoq ouvrit une de ses mains qui se crispait en un spasme supreme... Elle serrait une ampoule de verre vide et a demi ecrasee... - Poison foudroyant... Elle s'est fait justice. Maurice de Thouars eut un violent sursaut de douleur... Le bossu courba la tete... et tous se decouvrirent... non devant la morte, mais devant la mort. Quelques instants apres, dans la salle de T. S. F. du Petit Parisien, un sans-filiste, l'oreille collee a un recepteur, ecoutait une communication que, par un tube acoustique, il transmettait a un redacteur. Celui-ci, assis a la table et entoure de plusieurs de ses collegues, la prenait en stenographie, tout en repetant a voix haute : Chantecoq, le roi des detectives, vient d'arreter, dans un chateau des environs de Mantes, le Fantome du Louvre, qui n'est autre qu'une femme. Tout a coup une voix vibrait : - Vous voyez bien que ce n'etait pas moi ! C'etait Jacques Bellegarde qui venait d'etre remis en liberte et s'empressait de regagner son journal. Tous ses camarades se precipiterent vers lui, le felicitant, lui serrant les mains. L'un d'eux s'ecria : - Quel beau papier tu vas nous donner ! - J'ai vecu, en effet, un roman extraordinaire, declarait le reporter. - Sans doute, reprenait l'un des secretaires de la redaction, comme tout roman qui se respecte, il se termine par un mariage ? - Peut-etre ! fit Jacques, avec un charmant sourire. EPILOGUE Quelques jours apres, au restaurant de la tour Eiffel, Chantecoq celebrait, dans un dejeuner intime, les fiancailles de sa fille avec Jacques Bellegarde... Ferval et Menardier y assistaient tous les deux... Nous devons dire que, beaux joueurs, l'un et l'autre, ils faisaient une excellente figure. - Eh bien ! mon cher collegue, demandait le roi des detectives a l'inspecteur, vous ne m'en voulez pas trop ? - Moi ? mais pas du tout ! ripostait Menardier, avec la plus parfaite sincerite. - Vous voyez que les vieilles methodes ont parfois du bon, et que se camoufler n'est pas toujours inutile. - Vous etes notre maitre a tous. Des applaudissements eclaterent... et Ferval, se levant, sa coupe de champagne a la main, s'ecria : - Je bois au bonheur des deux futurs epoux... et a Chantecoq, le meilleur des amis, le plus brave des hommes... Les coupes s'entrechoquerent... Menardier, qui se trouvait aupres de Bellegarde, lui demanda : - Vous ne m'en voulez pas trop ? Le reporter, finement, repondit : - C'est vous, au contraire, qui devriez m'en vouloir... Menardier, stupefait : - Pourquoi ? - Mais, repliqua Bellegarde, parce que je suis innocent. L'inspecteur eclata de rire... et une poignee de main cordiale mit fin au malentendu qui se terminait d'ailleurs d'une aussi heureuse et cordiale facon. Le repas termine, les invites de Chantecoq quitterent le restaurant... Jacques et Colette s'en furent vers la balustrade et s'y appuyerent, admirant le panorama de Paris... Tout a coup, il leur sembla qu'au lointain, au-dessus du palais du Louvre, s'elevait une sorte de Fantome noir qui, apres avoir un moment plane dans le ciel, s'evapora dans les airs... Instinctivement, Colette rapprocha sa tete de son fiance, qui deposa ses levres sur le front si pur qui s'offrait a son baiser... Et Chantecoq, qui les observait avec un bon sourire, murmura : - Maintenant, j'en suis sur, Belphegor ne ressuscitera jamais ! FIN Table des Matieres PREMIERE PARTIE LE MYSTERE DU LOUVRE I LA SALLE DES DIEUX BARBARES II JACQUES BELLEGARDE III SIMONE DESROCHES IV LE RESTAURANT DES GLYCINES V OU L'ON ASSISTE A DES FAITS TROUBLANTS VI OU GRANDIT LE MYSTERE VII LE ROI DES DETECTIVES VIII LE BOSSU MYSTERIEUX IX L'AGONIE D'UN COEUR X OU CHANTECOQ ENTRE EN CAMPAGNE XI OU BELPHEGOR DECLARE DIRECTEMENT LA GUERRE A CHANTECOQ XII OU LE FANTOME REPARAIT... DEUXIEME PARTIE DE MYSTERE EN MYSTERE I OU CHANTECOQ APPREND SUCCESSIVEMENT LA DISPARITION DE JACQUES BELLEGARDE ET LA REAPPARITION DE BELPHEGOR II PREMIERE ENQUETE III LES BONBONS EMPOISONNES IV LE TRESOR DES VALOIS V OU MENARDIER LANCE UN DEFI A CHANTECOQ VI UNE FLAMME QUI MEURT VII OU L'ON VOIT LES PREVISIONS DE CHANTECOQ SE REALISER D'UNE FACON MATHEMATIQUE TROISIEME PARTIE LE FANTOME NOIR I LE GRIMOIRE DE RUGGIERI II MONSIEUR LUCHNER III PAUVRE JACQUES ! IV OU ON VOIT CHANTECOQ PROUVER QU'IL EST AUSSI FIN PSYCHOLOGUE QU'HABILE DETECTIVE V OU L'ON VOIT LE BOSSU ET L'HOMME A LA SALOPETTE TRAVAILLER UNE FOIS DE PLUS POUR BELPHEGOR VI OU LE FANTOME REPARAIT QUATRIEME PARTIE LES DEUX POLICES I VERS LA LUMIERE II LA JUSTICE TRAVAILLE III LE > IV OU CHANTECOQ FRAPPE UN GRAND COUP V BELPHEGOR VI LES NUITS ET LES ENNUIS DU BARON PAPILLON VII OU SIMONE DESROCHE CROIT TRIOMPHER... MAIS... VIII L'EXPIATION EPILOGUE A propos de cette edition electronique