Anne Robillard A.N.G.E Tome 3 : Perfidia MICHEL BRÛLE …001 L'explosion d'une partie de la ville de Montréal avait porté un dur coup à l'économie du Québec. La province avait reçu de l'aide financière de plusieurs des pays industrialisés, mais six mois après la tragédie, elle commençait à peine à s'en remettre. Les équipes d'urgence avaient réussi à stopper les fuites de gaz et à réparer les conduites d'eau, les lignes téléphoniques et les fils électriques autour du cratère massif, qui ressemblait à celui qui avait suivi l'effondrement des tours jumelles, à New York. Les autorités montréalaises avaient dressé une haute clôture tout autour du vaste trou, mais avaient choisi une enceinte grillagée métallique plutôt qu'une palissade, pour que la population n'oublie pas ce qui s'était passé. Elles avaient aussi annoncé qu'au début de l'été, des camions commenceraient le remplissage, et placardé un peu partout les plans des quartiers qui y seraient établis. C'était le début du printemps, mais il faisait encore froid à Montréal. Les gens portaient toujours leurs manteaux d'hiver et leurs bottes, et maugréaient contre la rigueur du climat. Planté devant la clôture argentée, Yannick Jeffrey ne ressentait toutefois pas la morsure du vent. Il ne regardait pas dans la crevasse. En fait, il ne regardait nulle part. Ce Témoin de la fin des temps avait eu de nombreuses identités, de nombreuses citoyennetés et de nombreuses maisons depuis deux mille ans. Pourtant, c'était le loft qu'il avait habité à Montréal, au cours de ces dernières années, qui lui manquait le plus. Dans ce sanctuaire fortifie, gardé par un puissant ordinateur, Yannick avait trouvé suffisamment de paix pour se plonger dans tous les vieux livres qu'il avait collectionnés au fil du temps. Malheureusement, ce loft avait été pulvérisé en même temps que la base de l’ANGE, ainsi que tout ce qui se trouvait au-dessus de celle-ci. Depuis un moment, le professeur d'histoire se remémorait chacun des visages de ses anciens élèves. Le cégep avait disparu lui aussi, emportant ceux qui s'y trouvaient au moment du drame. Les journaux disaient que les survivants avaient été inscrits dans d'autres collèges, mais ils ne parlaient pas de leur état de détresse. Des bras entourèrent la taille de Yannick, le sortant de sa rêverie. Chantai, la jeune touriste qu'il avait rencontrée en Judée, s'appuya contre son dos pour le réconforter. Yannick aurait bien aimé lui rendre son amour, mais il craignait de perdre ce qui lui restait de pouvoirs divins. De toute façon, depuis le début de sa longue vie, l'amour n'avait servi qu'à le rendre malheureux. — Il y a dans ton cœur un trou aussi grand que celui-là, soupira-t-elle. — Beaucoup de gens sont morts ici, assassinés par les forces du Mal. — Ce massacre n'est qu'en partie responsable de ton chagrin. Yannick ferma les yeux. Une larme s'en échappa et glissa lentement sur sa joue. — J'aimerais tellement soigner la blessure que tu tentes désespérément de cacher à tout le monde, lui chuchota Chantai. — Je l'ai déjà expliqué que… — Arrête de trouver des excuses pour repousser l'amour, Yannick. Tu étais l'un des disciples de Jésus. Il vous a certainement répété des centaines de fois que c'est la plus belle émotion d'entre toutes. — Il m'a aussi confié une mission. — T'a-t-il demandé de l'accomplir seul ? — Pas exactement, mais tu as vu de quoi ces démons sont capables. Je serais égoïste d'exposer qui que ce soit à leur venin, juste pour avoir de la compagnie. — Jésus est mort pour nous. Nous serions bien ingrats de ne pas en faire autant pour lui. — Il n'est pas mort pour nous, il a vécu pour nous. Ce n'est pas la même chose. — Allons bavarder quelque part où il fait plus chaud. Elle ne lui donna pas le choix et glissa sa main dans la sienne, puis l'entraîna vers la rue. Le petit café préféré du professeur d'histoire avait miraculeusement survécu au désastre. Chantai l'y avait trouvé une fois, après l'avoir cherché pendant toute une soirée en rentrant du travail. Elle avait tout de suite compris qu'il s'agissait de son refuge favori. La jeune femme commanda des cafés expresso allongés et enleva ses gants, tout en observant l'air morose de son compagnon. Yannick Jeffrey n'était pas seulement le plus bel homme que Chantai ait rencontré au cours de sa jeune vie, il était aussi le plus intéressant. Ses connaissances semblaient n'avoir aucune limite. Elle ne s'était donc pas ennuyée un seul instant à ses côtés depuis que son ami Océlus l'avait déposé chez elle. En plus d'être une présence rassurante, Yannick lui enseignait l'histoire par petites tranches, mais pas celle qu'on retrouvait dans les livres de classe, puisqu'il avait réellement vécu chacune de ces périodes du passé des hommes. Lorsqu'il entreprenait la description de lieux anciens, ou répétait un discours prononcé jadis par un grand maître de philosophie, Chantai buvait ses paroles. Ce qui l'épatait, surtout, c'est qu'il avait personnellement connu tous ceux dont il parlait. Mais ce jour-là, Yannick était étrangement silencieux. Quelque chose lui manquait, et ce n'était pas ses élèves. — J'ai l'impression que tu meurs un peu plus tous les jours, soupira finalement la jeune femme. — Il y a longtemps que je n'ai pas vu mes amis. La serveuse posa les tasses fumantes devant eux. Yannick la gratifia d'un sourire irrésistible. — Tu as vraiment envie de revoir celle qui t'a brisé le cœur ? lui reprocha Chantai. Elle arrivait très souvent à voir clair en lui. Les épaules du professeur s'affaissèrent, comme si elle venait d'y déposer un poids accablant. — Tu aimes la douleur, on dirait, remarqua-t-elle. — Je ne sais pas comment y échapper. Elle remarqua que ses yeux sombres se remplissaient de larmes. — Je ne prétends pas être une sommité des relations humaines, mais j'ai déjà trop aimé, moi aussi, susurra-t-elle. J'ai même cru que j'allais perdre la raison lorsque mon ami m'a quittée. Il n'y a pas de remède miracle à ce genre de blessure, malheureusement. Seul le temps finit par la guérir. — Tu n'aimes plus cet homme ? — Je l'aime encore, mais autrement. Je sais maintenant que nous devons cheminer sur des routes différentes. — C'est peut-être aussi notre cas. Elle garda le silence. Il en profita pour siroter le réconfortant liquide. — Je dirais que c'est plutôt l'inverse, dit-elle, au bout d'un moment. Toi et moi progressons sur le même sentier, mais nous n'osons pas nous abandonner l'un à l'autre. Toutefois, si tu devais m'annoncer maintenant que tu dois partir, je souffrirais comme personne n'a jamais souffert. Il reposa immédiatement la tasse sur la table. — Chantai, je n'ai jamais… — Ne dis rien. Écoute-moi. Il s'adossa dans la chaise capitonnée, sans cacher sa terreur. — Lorsque je t'ai trouvé sur le trottoir, à Jérusalem, j'ai su que je vivais une étape marquante de mon existence. En te touchant, j'ai ressenti comme un courant électrique. — Parce que je suis un être immortel. — Océlus aussi, mais il ne m'a jamais fait cet effet. — Je ne veux pas te tourmenter. — C'est, trop tard, Yannick. Je t'aime et je ne sais même pas pourquoi. « Elle est en train de vivre la même chose que moi quand j'ai rencontré Océane », comprit-il. Il avait alors été incapable de résister aux pulsions qui avaient assailli son corps et l'avaient jeté dans ses bras… — Je t'ai ramené à mon hôtel sans réfléchir, parce que mon intuition m'indiquait que c'était la seule chose à faire, poursuivit Chantai. Jamais je n'avais tendu la main à un étranger en détresse, surtout dans un pays du Moyen-Orient. L'agence de voyage m'avait prévenue de ne pas jouer au bon Samaritain, à cause des bombes. Une fois dans la chambre, j'ai bien contemplé ton visage. Tu ressemblais physiquement aux gens que je croisais dans les rues de la Ville Sainte, mais ton âme était différente. Elle ressemblait à la mienne. Si le Témoin était féru d'histoire, il ne connaissait cependant pas grand-chose aux émotions. Il écoutait les aveux de la jeune femme sans savoir comment réagir. Océane ne lui avait jamais vraiment parlé de ses sentiments envers lui. Ils s'étaient laissés prendre tous les deux au piège d'une passion dévorante, un langage qui ne nécessitait pas de mots. — Je sais que tu es un personnage biblique, mais je vois bien qu'au fond, tu es un homme de chair et de sang. Tu as besoin de tendresse, de compréhension et d'amour, comme tout le monde. Et deux mille ans sans compagne, c'est drôlement long. — Tu as raison, admit-il, c'est presque insupportable. À son grand étonnement, Chantai but son café sans rien ajouter, comme si elle avait terminé sa plaidoirie. Pour éviter de se mettre en mauvaise posture, Yannick demeura aussi silencieux qu'elle. Ils quittèrent le petit bistro et affrontèrent le froid encore plus mordant de la fin du jour. Ce ne fut qu'une fois arrivés dans le coquet appartement de la jeune femme, que Yannick eut le courage de lui annoncer ses plans. Elle prit place en tailleur sur le sofa, et il choisit de s'asseoir dans le fauteuil berçant. Habituellement, lorsqu'il s'installait à cet endroit, il narrait ses extraordinaires voyages. — Connais-tu mon destin ? lâcha-t-il enfin. — Je sais que Dieu t'a choisi, avec ton ami de Judée, pour surveiller les agissements de l'Antéchrist jusqu'à son retour. — C'est ma mission, en effet. Mais sais-tu comment elle se terminera ? — J'imagine que vous ferez du bon travail, puisque la Bible annonce mille années de béatitude. — Satan dominera ce monde pendant sept ans avant le retour de Jeshua. Durant son règne, il tuera beaucoup de soldats de la Lumière. — Mais pas toi sinon nous n'avons pas la même définition du mot « immortel ». — Yahuda et moi pouvons en fait être mis à mort, sauf que nous revenons toujours à la vie, et c'est plutôt déplaisant. — Oui, je me rappelle… Tu t'étais échappé de la morgue, à Jérusalem. Es-tu en train de me dire que vous serez parmi les victimes de l'Antéchrist ? — Les deux Témoins de Dieu seront décapités sur la place publique. Chantai devint soudain si livide que Yannick crut qu'elle allait perdre connaissance. Il bondit du fauteuil et abrita la pauvre femme dans ses bras. — Non… gémit-elle. — Apparemment, ce sacrifice éveillera la conscience de toutes les nations, car il sera présenté en direct sur tous les écrans de télévision. — Mais quelle sorte de dieu fait une chose pareille à ses plus fidèles serviteurs ? demanda-t-elle, scandalisée. — Il est incorrect de le juger ainsi, Chantai. Il a déjà choisi les armes qu'il utilisera contre son ennemi, et nous devons respecter sa volonté. — Comment pourras-tu ressusciter, si ta tête est séparée de ton corps ? — Océlus prétend être capable de recoller les membres. — Mais il aura perdu la sienne, lui aussi ! — Alors, ce sera un miracle, fit-il en haussant les épaules. Il la berça pendant un long moment dans ses bras sans savoir ce qu'il pourrait lui dire pour l'apaiser. Il avait accepté son sort depuis des milliers d'années, et il n'y pensait même plus. — Je serai là pour vous aider, décida-t-elle. — C'est tout à fait hors de question, dit-il avec fermeté. — Je suis prête à me faire couper le cou à tes côtés. — Eh bien moi, je ne suis pas prêt à voir ça. Il l'éloigna doucement de sa poitrine et la regarda fixement. — Nous avons tous notre propre mission sur Terre, et ce n'est pas la tienne. — Tu vois mon destin dans mes yeux, n'est-ce pas ? — Tu t'es incarnée pour aider les femmes à reprendre leur place dans le monde. Elles ont été trop longtemps écrasées par la société. C'est peut-être même cette injustice qui a créé un si terrible déséquilibre sur cette planète. — Mais comment ? — Dieu t'a donné de grands talents. A toi de les utiliser. Elle réprima maladroitement une grimace de douleur. — Je vais aller te chercher de l'eau, décida-t-il en caressant doucement sa joue. — Pas encore… — Tes reins en ont besoin, tu le sais fort bien. Il disparut momentanément dans la cuisine et se perdit dans ses pensées en versant dans un verre de l'eau qu'il fit briller un instant avec la paume de sa main. À son retour, il trouva Chantai assise au même endroit, mais tenant un cahier à spirale dans une main et une plume dans l'autre. — Qu’es-tu en train d'écrire ? demanda-t-il en posant la bouteille sur la table à café. — Je prends des notes au sujet du nouveau but que je viens de me fixer. Il prit place près d'elle, aussi curieux qu'un enfant. — Je savais déjà que je voulais venir en aide aux femmes dans le monde des affaires, mais je viens de me découvrir une deuxième mission : documenter les efforts des Témoins pour contrer la montée de l'Antéchrist. — Pas contrer : surveiller, la reprit Yannick. Un témoin assiste à un événement. C'est un simple spectateur, il n'intervient pas. — Si Dieu n'avait pas voulu que vous preniez part à cette guerre, Il ne vous aurait pas donné de pouvoirs. — Il nous les a donnés pour que nous puissions nous défendre, pas pour attaquer qui que ce soit. Chantai remarqua tout de suite l'expression de tristesse qui s'afficha sur le visage de son ami. — Je t'en prie, dis-moi ce qui te tracasse, le pria-t-elle. — Je dois retourner à Jérusalem. — Non ! — Je me sens bien ici, mais ce n'est pas ma place. — C'est trop dangereux. Yannick, je t'en conjure, ne retourne pas là-bas ! — Je reviendrai de temps en temps pour te faire un rapport, de manière à ce que tu puisses l'ajouter à ton documentaire, dit-il en tentant de plaisanter. — Je ne veux pas que tu partes. Il lança son cahier sur la table et se faufila dans les bras du professeur d'histoire en pleurant. — Je savais que tu aurais de la peine, mais je n'ai pas le choix, s'excusa-t-il. C'est ma mission, et elle ne concerne que moi. — Quand l'Antéchrist te mettra-t-il à mort ? sanglota-t-elle sur son épaule. — Je n'en sais rien. Sûrement pas avant quelques années. Il la serra avec force, mais ne parvint pas à sécher ses larmes. Il se contenta donc de la garder contre lui, attendant patiemment qu'elle reprenne une contenance. Il sentait en elle une force dont elle ignorait encore l'existence, mais qui lui serait fort utile tout au long de sa vie. …002 Les événements traumatisants qui avaient entouré la disparition de James Sélardi avaient finalement eu raison de Cindy Bloom. Même si elle avait rassuré ses supérieurs en arborant un large sourire après son enlèvement, les cauchemars avaient mis peu de temps à se manifester. Aaron Fletcher, le directeur intérimaire de la base de Toronto, avait tout de suite remarqué sa détresse, puisque le premier dossier sur lequel il avait eu à se pencher avait évidemment été celui du politicien disparu. Il avait écouté les témoignages d'Océane Chevalier et de Cindy Bloom, mais n'avait pas eu le loisir d'entendre Cédric Orléans à ce sujet, les hauts dirigeants de l'ANGE l'ayant très rapidement envoyé ailleurs. Cindy avait commencé par raconter sa mésaventure avec beaucoup de courage, mais en arrivant à l'épisode du rituel satanique qui avait eu lieu dans le sous-sol d'une résidence de banlieue, elle s'était mise à pleurer à chaudes larmes. Fletcher avait également eu beaucoup de mal à comprendre ce qui s'était réellement passé, le jour où Sélardi avait donné une conférence sur la plateforme électorale de son parti, car Cindy avait sauté du coq à l'âne, et utilisé des phrases incomplètes et ponctuées de sanglots. À l'inverse, Océane avait fait preuve d'un flegme presque britannique lorsqu'elle lui avait relaté les mêmes événements. Elle n'avait pas hésité à lui parler de l'intervention du policier Morin qui, selon ses dires, s'était tout simplement trouvé au bon endroit, au bon moment. Les pompiers torontois avaient, de leur côté, fouillé les débris de la maison incendiée et trouvé très peu d'indices sur les activités qui s'y tenaient. Mais puisqu'il s'agissait de la résidence d'une femme œuvrant dans le domaine de la haute finance au Canada, il y avait fort à parier qu'on leur avait demandé de ne pas creuser trop loin. Il ne faisait donc plus aucun doute, dans l'esprit de Fletcher, que cette affaire était du ressort de l'ANGE. Il avait par conséquent affecté Océane Chevalier et Aodhan Loup Blanc à cette enquête et confié Cindy aux bons soins du psychologue de la base. Dès que ce dernier lui aurait confirmé que la jeune demoiselle était en mesure de reprendre du service, il lui trouverait une investigation de routine pour qu'elle reprenne confiance en elle. Cindy avait volontiers accepté de s'asseoir presque tous les jours dans le bureau d'Auguste Collin et de lui raconter sa vie, en se disant que cela ne prendrait pas beaucoup de temps. Elle n'avait en effet que vingt-quatre ans et avait jusqu'à présent fait peu de choses, hormis vivre chez ses parents et étudier. Elle avait cependant déchanté lorsque le psychologue avait voulu connaître toutes ses impressions au sujet de la base de Toronto. Le défunt directeur Ashby avait eu un triste rôle à jouer dans ces malheureux événements. Pourtant, Cindy n'avait mentionné son nom qu'une fois. Celui de Sélardi, par contre, était revenu dans presque toutes ses phrases. Collin avait arqué un sourcil lorsque sa patiente avait prétendu que le politicien était en réalité un reptilien de la pire espèce. Elle avait dessiné pour lui la salle de torture et remplacement de l'autel auquel les complices de Sélardi l'avaient attachée. Le psychologue n'avait toutefois pas été étonné de l'entendre parler de la soudaine transformation de son bourreau en monstre, car le traumatisme avait été suffisamment grand pour que la jeune femme imagine des choses plus horribles encore. Il lui suffirait, à présent, de la ramener à la réalité, Fletcher ayant exigé qu'il la débarrasse le plus rapidement possible de sa terreur. Au bout de quelques semaines, Cindy était parvenue à raconter sa terrible aventure sans trembler, mais elle refusait toujours d'en changer les détails. À son grand soulagement, ses cauchemars diminuaient progressivement. Toutefois, elle continuait à se réveiller en sursaut et à entendre toutes sortes de bruits étranges dans son appartement. Même Océlus, sous ses diverses apparences, n'arrivait pas à la rassurer. En cette inhabituelle journée froide de mars, Cindy se soumit à une autre séance de réhabilitation de l'âme, puis alla se réfugier aux Laboratoires. Lorsqu'elle était complètement seule, elle se remettait inévitablement à penser à Yannick. Elle s'était tant sentie à l'abri dans son loft de Montréal. Mais où était-il allé après l'opération de sauvetage de Toronto ? Océlus refusait de le lui révéler. Il se contentait de lui dire que son vieil ami était en sécurité et qu'il surmontait son traumatisme avec courage, lui aussi. À présent qu'Ashby était parti, les agents de l'ANGE pouvaient établir des communications avec l'extérieur, à condition de ne pas appeler leurs familles, puisqu'ils étaient censés avoir péri dans l'explosion de Montréal. Étant incapable de joindre Yannick, Cindy se rabattait sur Vincent. Ils avaient désormais quelque chose en commun : ils avaient tous les deux été perturbés par un violent choc émotionnel. Le visage rassurant de Vincent apparut sur l'écran de l'ordinateur devant lequel Cindy avait pris place. — Comment ça va, mademoiselle rose tendre ? demanda-t-il, taquin. Cindy baissa les yeux sur son pull. — Ce n'est pas plutôt saumon ? s'étonna-t-elle. — Les relais entre les bases déforment parfois les couleurs. — Tu as sans doute raison. J'en mettrai un vrai rose demain, et tu verras la différence. — Le psychologue a-t-il réussi à te débarrasser des affreuses images qui flottent toujours dans ta conscience ? s'enquit Vincent. — Pas vraiment. Et toi ? — Je comprends ce qui m'est arrivé et pourquoi, mais je crains que la terreur n'ait imprimé ces scènes dans mon esprit à tout jamais. — Tu fais encore des cauchemars ? s'affligea Cindy. — De temps en temps, mais je ne me réveille plus en sueur. — Ce n'est pas évident d'oublier qu'on a essayé de nous tuer de la façon la plus horrible possible. — Mon psychologue ne veut pas que je l'oublie. Il veut plutôt que je me réjouisse d'être encore vivant, et que je poursuive mes activités avec plus de détermination. — Est-ce que tu lui as parlé des reptiliens et des démons ? — Plusieurs fois, mais il se contente de sourire, comme si j'étais un enfant qui lui raconte des histoires sorties tout droit de mon imagination. — C'est pareil avec le mien. Il dit que je me protège en transposant un ancien traumatisme dans une situation stressante de mon travail. Mais j'ai vu ce que j'ai vu. De toute façon, nos psychologues vont bientôt être obligés d'admettre l'existence de ces créatures maléfiques, parce que Toronto vient d'ouvrir une nouvelle section pour les étudier. — C'est bizarre que la base d'Alert Bay n'en ait pas fait autant. — Je pense que ce n'est qu'une question de jours avant que toutes les bases ne se penchent sur ce problème, parce qu'il est mondial, apparemment. Vincent hocha doucement la tête. Il avait suffisamment consulté de sites Internet pour déduire qu'il y avait des reptiliens sur toute la Terre. — Océane ne m'appelle pas souvent, dit-il pour changer de sujet. — Elle enquête sur ce qui m'est arrivé, et comme presque toutes les preuves ont été détruites par le feu, elle est obligée de fouiller plus creux, si tu vois ce que je veux dire. — Est-ce qu'elle va bien ? J'ai vu dans les archives qu'elle avait été admise à l'infirmerie de Toronto, et on parle d'état de choc. Pourtant, elle ne m'en a même pas glissé un mot la seule fois où elle m'a appelé, en février. — Elle prétend avoir eu un contact télépathique avec Yannick au moment où il se faisait « tuer » par les agents de l'Alliance, ou quelque chose comme ça. Mais ne t'en fais pas pour elle. Elle est retombée sur ses pattes en un rien de temps. J'espère être un jour aussi forte qu'elle. — Avez-vous des nouvelles de Yannick ? — Si tu me le demandes, c'est que tu n'as rien trouvé toi-même, n'est-ce pas ? — Il ne porte plus sa montre, alors j'épluche les journaux pour voir si je ne le reconnaîtrais pas sur une photo ou un truc du genre. Océlus devrait pourtant savoir où il est. — Je suis sûre qu'il le sait, mais il ne dit rien. Tout ce que j'ai pu lui arracher, c'est que Yannick avait besoin de mettre un terme à sa relation avec Océane, et que c'était impossible à Toronto. — Tu l'as dit à Océane ? — Non. J'attends qu'elle me parle elle-même de Yannick. Et puis, je pense qu'elle s'est éprise de Thierry Morin, le détective de Montréal. — Il y a des gens qui se remettent plus vite de leurs peines d'amour que d'autres, on dirait. — Si tu veux mon avis, je pense qu'Océane ne sait pas aimer. Elle ne fait que céder à ses pulsions sans réfléchir. Elle aura certainement des centaines d'amants avant la fin de sa carrière. — Et pour toi et Océlus ? — Eh bien, même s'il doit emprunter des corps différents, c'est toujours le même homme. Lorsqu'il aura dénoncé l'Antéchrist, que Jésus lui aura recollé sa tête et que les mille ans de bonheur auront été instaurés, je lui demanderai de m'épouser. — Tu ne penses pas que le bon Dieu voudra plutôt le reprendre avec lui, pour le remercier de ses services ? se moqua Vincent. — Dans ce cas, nous le tirerons à pile ou face ! Pour la première fois depuis longtemps, le savant éclata de rire. Décidément, les membres de l'Agence de Montréal étaient tous un peu fous ! — J'ai hâte que notre base soit reconstruite, soupira Cindy. Vincent redevint sérieux. — Moi aussi, Cindy. Alert Bay, c'est reposant, mais vous me manquez tellement… La jeune femme appliqua ses lèvres sur l'écran pour lui donner un baiser, y laissant une trace de rouge. — C'est pour te faire patienter, fit-elle affectueusement. — Sois sage, lui répondit-il sur le même ton. Elle le vit alors baisser les yeux et étirer le bras. Son visage fut aussitôt remplacé par le logo de l'ANGE. …003 Si Cindy croyait que sa collègue Océane était la femme la plus forte au monde, cette dernière était loin d'en être convaincue. Il avait coulé beaucoup d'eau sous les ponts depuis l'affectation d'Océane en Ontario. Le directeur de la base de l'ANGE à Toronto était mort. Thierry Morin lui avait avoué sa véritable identité. Pire encore, elle était à présent amoureuse de lui. Il y aurait certes toujours une petite place pour Yannick dans son cœur, mais Océane était une personne de nature pragmatique. Or, comme L’Agence défendait les relations intimes entre ses membres sous peine d'expulsion, et que ni le professeur d'histoire, ni elle-même, ne voulaient quitter cette organisation qui défendait secrètement les hommes sur Terre, leur relation ne pouvait leur apporter que des souffrances inutiles. Donc… La soudaine découverte de sa filiation naturelle l'avait, par contre, estomaquée. Ceux qu'elle avait toujours appelés maman et papa étaient, en réalité, son oncle et sa tante. Océane avait été fière d'apprendre qu'elle était la fille d'Andromède. Mais le fait d'être celle de Cédric Orléans l'inquiétait, surtout depuis que Thierry lui avait révélé que celui-ci était reptilien. En ce matin de mars, Océane paressait dans son lit en se reposant sans cesse les mêmes questions. « Andromède sait-elle qu'elle a couché elle aussi avec un extraterrestre ? » se demanda-t-elle une nouvelle fois. Elle se rappela alors ses propres expériences. Thierry n'était certes pas aussi passionné que Yannick, mais il lui avait pourtant, semblé tout à fait « humain ». Il n'y avait donc aucune façon de reconnaître les reptiliens s'ils décidaient de ne pas reprendre leur apparence de lézard… — Il faut que j'arrête de me torturer, décida-t-elle soudain en repoussant les couvertures. Elle fila sous la douche, mais ses obsessions recommencèrent très vite à la hanter. Troublée, elle examina de près la peau de ses mains et de ses bras, lui trouvant une légère complexion verdâtre. Il lui sembla même voir de petites écailles autour de son pouce. — Je suis en train de devenir folle, se dit-elle à haute voix. Elle cessa son observation, se sécha, se lava les dents et appliqua ses nombreuses crèmes, en se rappelant ce que disait Andromède lorsqu'elle effectuait elle-même ce rituel tous les matins et tous les soirs : Il faut conserver notre jeunesse aussi longtemps que possible, au cas où on déciderait de nous reproduire un jour dans un musée de cire. Océane éclata de rire. L'excentricité de sa tante lui manquait terriblement. Elle s'habilla chaudement et tira une chaise devant la porte-fenêtre du salon. Elle contempla la ville et le lac Ontario, au loin. « Comment est-il possible que du sang de reptilien coule dans mes veines sans que je le sache ? » se demanda-t-elle. Elle ne ressemblait pourtant pas aux monstres qui avaient failli tuer Cindy ! — Je n'aime même pas la viande ! s'exclama-t-elle. Heureusement que les systèmes de surveillance de son appartement avaient été enlevés, sinon le directeur intérimaire l'aurait certainement fait interner. — Et pourquoi Andromède ne m'a-t-elle jamais dit que j'étais sa fille ? Océane se rappela alors de son enfance. Aussi loin que ses souvenirs pussent remonter, Andromède avait fait partie de sa vie. Elle avait toujours organisé ses fêtes d'anniversaire dans des décors aussi abracadabrants les uns que les autres. Peu de fillettes pouvaient par exemple se vanter d'avoir fêté leurs douze ans dans un château de glace, fabriqué juste pour elles, dans la grande cour de leur tante. À l'école, en tout cas, personne ne l'avait cru. « Je pense que je tiens un peu d'elle », admit intérieurement Océane. Elle avait adoré toutes les bizarreries d'Andromède, même si elles mettaient sa grand-mère dans tous ses états. Toutefois, pour Océane, il était devenu normal de vivre dans une maison où chaque pièce avait une saveur différente. La résidence de sa tante avait été décorée à l'égyptienne, à la grecque et à l'asiatique bien avant sa naissance. Qui plus est, tous les ans, cette femme fantaisiste s'amusait à changer l'aspect de sa cour. Sans quitter les frontières de St-Hilaire, Océane avait ainsi visité tous les pays du monde. Son décor préféré avait cependant été celui du château de fées, même si sa tante n'avait pas trouvé de vraies fées pour le peupler. Andromède, sa petite sœur Pastel et elle avaient à cette occasion revêtu de belles robes faites de centaines de voiles et s'étaient poursuivies dans les couloirs multicolores du palais illuminé en touchant les meubles de verre et les lustres de cristal avec leurs baguettes magiques. — Je n'avais pas de soucis à cette époque, soupira Océane. D'autres questions surgirent immédiatement dans son esprit. « Andromède est-elle vraiment la fille de ma grand-mère ? Et Bérangère est-elle ma grand-mère ? » Sa sœur n'était même pas sa sœur, mais sa cousine ! Et encore fallait-il que leur père soit bien le frère d'Andromède… On frappa soudain à la porte de son appartement. Profondément perdue dans ses pensées, Océane sursauta. Ce n'était pourtant pas dans ses habitudes d'être ainsi surprise. Elle s'empressa de se rendre à la porte et jeta un coup d'œil dans le judas. Reconnaissant le concierge, elle ouvrit. — On vient de me livrer ceci pour vous, fit-il d'un air agacé. Il déposa brusquement le colis dans les mains de la locataire. — Vous êtes bien gentil de me l'apporter, mais j'aurais pu le prendre dans mon casier. — C'est trop gros. Sans dire un mot de plus, il tourna sèchement les talons et marcha en direction de l'ascenseur. Océane cessa de se préoccuper de lui, et elle baissa plutôt les yeux sur l'emballage de la taille d'une boîte à chaussures. Elle était surprise, car les seules personnes à connaître son adresse étaient des membres de l'ANGE, et cette dernière n'utilisait jamais la poste pour livrer quoi que ce soit. Océane retourna dans l'appartement et déposa le paquet sur la table à café. Elle examina les timbres et l'oblitération, pour constater qu'ils étaient en langue italienne. — Thierry ? se demanda-t-elle à haute voix. Elle résista à l'envie de déchirer le papier brun pour voir ce qu'il lui avait envoyé. Si l'Alliance l'avait aperçue en compagnie du policier du Vatican, il n'était pas non plus impossible qu'elle se serve de cette ruse pour la liquider. Suivant la procédure qu'on lui avait enseignée à Alert Bay, Océane alla chercher son étui à manucure, puis transforma prestement la polissoire électrique en instrument de détection, en ôtant la brosse et en faisant glisser une partie du manche. Elle pianota un code sur un minuscule clavier : une intense lumière verte fusa du trou où s'était trouvée la brosse. En surveillant le compteur, l'agente passa le paquet au peigne fin. Aucun explosif ne semblait s'y trouver. Soulagée, elle déchiqueta prudemment le papier, puis tira sur le ruban adhésif qui scellait le couvercle. La boîte était remplie à ras bord de petites coupures de journaux de la taille de celle des emballages des lapins de Pâques. « Mais personne n'en a jamais reçu qui ressemblaient à ceux que m'offrait ma tante », se rappela Océane en souriant. Les lapins étaient trop banals pour Andromède, qui lui offrait plutôt des chocolats en forme d'animaux si exotiques qu'ils ne figuraient que dans les encyclopédies. Océane plongea une main dans les milliers de languettes de papier. — Morin, si ça vient de toi, il va falloir que tu apprennes à t'occuper autrement, grommela-t-elle. Elle toucha finalement une petite enveloppe, qu'elle retira avec curiosité. Elle fit une deuxième fouille, sans rien trouver de plus. Elle décacheta alors la petite pochette argentée et trouva à l'intérieur une clé, ainsi qu'une note pliée en deux. — Non, pas une chasse au trésor, soupira-t-elle. Je déteste les chasses au trésor. Mais, comble du malheur, les directives étaient en italien. — Lorsque je vais lui mettre la main au collet, je vais le tuer. Elle tenta tant bien que mal de déchiffrer les mots écrits à la main, car théoriquement, cette langue se rapprochait du français, mais elle n'arriva à rien. — Ça va te coûter de plus en plus cher, maugréa-t-elle. Il n'était, pas question de demander une traduction de ce message à l'ANGE, car il s'agissait peut-être d'un petit mot d'amour. Elle voulait garder sa vie intime loin des regards de ses collègues, ce que Thierry apprécierait sans doute. Elle chaussa donc des bottes chaudes et un manteau d'hiver, puis quitta son immeuble. Depuis qu'on avait cessé de la harceler, elle commençait à s'attacher à cette ville cosmopolite. Elle marcha jusqu'au centre-ville, situé à quelques minutes seulement de son immeuble, et commença sa recherche en visitant une librairie. Elle y acheta un dictionnaire italien/ français, puis s'installa dans un café. Sa formation d'espionne lui avait appris qu'il était très dangereux d'écrire quoi que ce soit. Elle se fia donc à sa mémoire pour retenir la traduction du message du Naga. Océane se félicita tout de suite de ne pas avoir eu recours aux linguistes de l'Agence. La première phrase était en effet une déclaration d'amour. La seconde, quant à elle, lui conseillait de se rendre à la gare. « C'est une clé de casier ! » comprit la jeune femme. Elle rangea immédiatement le petit livre dans ses poches et se dirigea vers la station de train, qui se trouvait sous terre, au cœur de la métropole. Elle marcha lentement en surveillant attentivement les alentours. Personne ne semblait la suivre. Elle longea donc les casiers en se demandant dans lequel était caché le trésor qui l'attendait. Elle sortit la clé de l'enveloppe et l'approcha de ses yeux. Il n'y avait aucune inscription sur les deux faces de cette dernière. « Je ne vais tout de même pas l'insérer dans toutes les serrures ! » se découragea-t-elle. Elle examina donc chaque porte en cherchant un indice, puis arriva devant le seul casier décoré du lot. On y avait collé en plein centre un minuscule autocollant de dinosaure. — Le petit plaisantin, siffla Océane entre ses dents. Elle glissa la clé dans la serrure qui, tout comme elle s'y attendait, tourna dans le barillet sans se faire prier. Océane s'assura une dernière fois qu'elle n'était pas surveillée et ouvrit la porte. Elle découvrit au bas du casier deux paquets de la taille d'une boîte de papier mouchoir. Le premier lui était adressé, et sur l'autre, elle découvrit le nom de Cédric en lettres calligraphiées. Tout en demeurant parfaitement naturelle, Océane prit les colis et referma la porte. Elle se retint, de les cacher à l'intérieur de son manteau, car ce geste aurait pu paraître suspicieux. Elle poursuivit plutôt sa route jusqu'aux escaliers mécaniques, et remonta à la surface. L'un des deux paquets se mit alors à vibrer. Océane entra dans le premier restaurant, qu'elle vit sur sa route et s'installa sur la banquette la plus éloignée des autres clients. Elle commanda un café et déballa précipitamment l'une des deux boîtes qui bougeait toute seule sur la table. Elle contenait un téléphone cellulaire, qui bourdonnait comme une abeille. — Allô ! répondit-elle, le cœur battant. — Il était temps, soupira Thierry Morin. Sa voix était si claire qu'elle crut qu'il était revenu au Canada. — C'est la cinquième fois que je t'appelle, poursuivit-il. — Je viens juste de trouver le cellulaire ! Si tu voulais que je réponde plus rapidement, il aurait fallu me donner des indices plus clairs. — Je ne voulais surtout pas qu'il tombe entre de mauvaises mains. J'étais certain que tu saurais quoi faire avec la clé. — Je ne parle pas italien, malheureusement. Où es-tu ? — Je suis sur le toit d'un des immeubles du Vatican et j'avais envie d'entendre ta voix. Océane se radoucit instantanément. — Quand reviens-tu à Toronto ? — Je n'en sais franchement rien. Ma prochaine cible n'a pas encore été établie. J'attends que mon mentor m'en fasse part. — Il doit attendre ses ordres de votre réseau. — Je ne suis pas encore assez haut placé pour le questionner à ce sujet. — Tu es un novice ? le taquina Océane. — Il ne faut pas te fier à ma séduisante apparence. Je suis encore très jeune pour un Naga. — Vous vivez des milliers d'années ? — Les gens de ma race peuvent vivre jusqu'à quatre cents ans, mais, en général, les traqueurs meurent plus jeunes. — Quand ils deviennent trop confiants en leurs propres habiletés, j'imagine. — Ton sarcasme me manque. — Moi, ce sont tes écailles. Il éclata de rire, réchauffant du même coup le cœur d'Océane. — Les dragons choisiront certainement un autre roi en Ontario, non ? s'enquit-elle, une lueur d'espoir dans la voix. — Ce sont des Dracos. — Comme tu le dis. — Ils chercheront à placer un autre membre de la royauté sur ce terrain fertile, c'est évident. — Donc, tu reviendras, n'est-ce pas ? — Probablement. — Y en a-t-il d'autres comme toi dans le monde ? — Dans la force de l'âge, seulement quelques-uns. Les plus vieux ont cessé depuis longtemps de procéder à des exécutions. Quant aux plus jeunes, ils sont toujours en formation. — Comment une poignée d'hommes peut-elle espérer changer les choses ? — Il n'est pas nécessaire d'être nombreux pour mener une guérilla. Et la dernière chose que nous voulons, c'est provoquer une autre guerre sur cette planète. « Il a bien raison », songea Océane. Il y avait suffisamment de conflits sur tous les continents. De surcroît, ces hostilités servaient à nourrir les reptiliens d'une dimension invisible ! — Qu'y a-t-il dans l'autre boîte ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint. — Toujours aussi curieuse, à ce que je vois. — C'est ma façon d'échapper à la terreur. — Je t'ai pourtant expliqué que tu n'as que quelques gouttes de sang reptilien dans les veines. Même moi je n'ai pas su le flairer. Tu es en sécurité, Océane. Affligée, elle baissa la tête et demeura silencieuse un instant. — As-tu eu l'occasion de reparler à Cédric ? demanda-t-il pour changer de sujet de conversation. — Non. Ils l'ont emmené pour clore leur enquête. Mon intuition me dit qu'ils ne l'ont pas incarcéré en Arctique, cette fois-ci. Je suis même presque certaine qu'il est encore à Toronto. — Il est aussi bouleversé que toi, tu sais. Toute sa vie, il a cru qu'il était Neterou. Océane se redressa comme si une mouche l'avait piquée. — Il est Dracos ? s'énerva-t-elle. — Non, il est Anantas, mais ce n'est guère mieux. — Tu m'as seulement parlé de trois espèces… Océane était confuse, mais aussi un peu en colère contre son ami italien. Pourquoi ne lui avait-il pas dit toute la vérité ? N'avait-il pas confiance en elle ? — Mon mentor en connaît au moins une dizaine, mais il ne m'a parlé des Anantas que lorsque j'ai vu Cédric se métamorphoser. Il n'était pas vert comme nous. — Je vais recommencer à m'angoisser. — Cesse de te faire du mauvais sang avec les reptiliens. Mon ordre se charge de détruire les plus menaçants d'entre eux. — Bon, revenons un peu en arrière. Mon père n'est pas un Neterou, mais un Anantas. Qu'est-ce que ça change pour moi ? — Rien, sinon de savoir qu'au lieu d'être au bas de l'échelle hiérarchique reptilienne, ton père se situe tout en haut, juste derrière les Dracos. Toutefois, grâce à ta mère, tu n'as qu'une partie de son sang. Océane entendit alors un horrible grincement et crut qu'il provenait de la ligne téléphonique. — C'est mon mentor qui m'appelle, indiqua Thierry. — Il est donc reptilien. — Je n'ai pas le droit de te parler de lui. Ah, avant que je ne l'oublie, dans la boîte de Cédric, il y a de la poudre d'or. Il en a besoin pour survivre. — Je la lui remettrai en mains propres, c'est promis. — Je t'aime, Océane. Elle n'eut pas le temps de lui faire part de ses propres sentiments, car il avait déjà raccroché. Tout semblait toujours si simple pour ce justicier de l'ombre. Il connaissait ses ennemis et ne se posait pas de question sur les autres calamités qui menaçaient la Terre, comme les astéroïdes, ou encore le réchauffement climatique. Océane rangea le cellulaire dans sa poche, espérant de tout son cœur que Thierry la rappellerait après son entretien avec son patron. Thierry glissa le cellulaire dans une enveloppe en plastique et le cacha sous une tuile, entre deux statues. À Rome, lorsqu'il avait des jours de repos, il ne portait qu'une tunique de lin et des sandales, comme les gens qui vivaient dans cette ville, à l'époque du Christ. Les Nagas étaient des reptiliens simples qui ne cherchaient pas la richesse. Ils ne fournissaient d'ailleurs aux traqueurs que ce dont ils avaient besoin pour leurs missions, et ils ne les rémunéraient jamais pour leurs services. Sans se presser, Thierry descendit jusqu'aux cavernes, situées sous l'édifice. Il emprunta de nombreux corridors, jusqu'à ce qu'il arrive aux appartements du vieil érudit. Silvère était assis dans son fauteuil préféré. Il semblait particulièrement songeur ce soir-là. L'élève prit place sur un coussin, posé à même le sol, et attendit que son mentor s'adresse à lui. — J'ai identifié ta cible, lui dit finalement l'aîné dans un murmure. — Êtes-vous souffrant, maître ? s'inquiéta Thierry. — Je n'ai plus ton âge, Théo. Ces opérations sont de plus en plus difficiles pour moi. — Je ne comprends pas. — Il est temps que tu l'apprennes, je pense. Le visage attentif de son disciple fit sourire Silvère. « L'enthousiasme de la jeunesse », songea-t-il. — Sais-tu à quoi servent les glandes que tu me rapportes ? — Elles prouvent que j'ai bel et bien accompli mon travail, répondit Thierry. — Elles jouent un bien plus grand rôle encore, mon enfant. Tous les reptiliens possèdent cette glande au milieu du front. Elle enregistre tout ce qu'ils apprennent durant leur vie. — J'en ai une aussi ? — Oui, Théo, et moi également. — Tout comme les Anantas et les Dracos ? — Nous l'avons tous, et elle remplit la même fonction. Mon rôle, en tant que doyen des traqueurs, est d'extraire les informations contenues dans les glandes que tu me rapportes. C'est un processus épuisant, surtout pour un Naga de mon âge, mais c'est ainsi que j'arrive à déterminer tes prochaines cibles. Thierry pencha doucement la tête sur le côté, indiquant qu'il avait besoin de plus d'éclaircissements. — Lorsque nous avons de la chance, poursuivit Silvère, le Dracos que tu as exécuté occupe un rang important et connaît beaucoup d'autres rois serpents sur la planète. C'est grâce à cela que j'arrive à les localiser avec précision. L'une des deux glandes que tu m'as rapportées contenait ainsi beaucoup de renseignements, alors que l'autre, très peu. Sélardi venait tout juste d'être possédé par une entité invisible. Il ne pouvait donc pas en savoir autant que le banquier qui avait œuvré au Canada et partout dans le monde, pendant de nombreuses années. — Vous y avez donc trouvé un grand nombre de cibles, comprit Thierry. — Il y en avait suffisamment pour t'occuper pendant toute une année. Le traqueur dissimula sa déception de son mieux, ce banquier ne pouvant évidemment pas savoir qui succéderait à James Sélardi en Ontario. Thierry serait donc séparé d'Océane pendant un long moment. — Maître, si la même chose est vraie pour nous, votre glande doit contenir tout le savoir du monde. Le compliment fit sourire Silvère. — Est-ce pour cette raison qu'un traqueur mortellement blessé lors d'une exécution doit se retirer du combat et mettre fin à sa vie aussi loin que possible de sa proie ? renchérit Thierry. — C'est précisément pour cette raison. Théo. Comme je te l'ai souvent répété, la glande doit être extraite aussitôt que la tête a été tranchée. Ce que tu ne savais pas encore, par contre, c'est qu'elle perd sa substance mnémonique dans les minutes qui suivent le décès du reptilien. Le traqueur ne doit pas se trouver en présence d'un Dracos, ou de tout autre reptilien, lorsqu'il se donne la mort, sinon ses ennemis pourraient lui voler ses connaissances. — Mais je ne sais pas grand-chose. — Tu connais mon nom, mon identité, mon sanctuaire et tu as lu certains de mes traités qui mentionnent, entre autres, les cachettes des Pléadiens sur la Terre. — Si un Dracos devait s'emparer de ma glande, alors il serait en mesure de vous retracer… — Ainsi que les survivants du dernier changement d'axe de la planète. — Pourquoi ne pas me l'avoir dit auparavant ? — Chaque chose en son temps, Théo. Tu es jeune et tu as encore beaucoup à apprendre… comme à ne pas faire de cachotteries à ton maître. Les joues de Thierry rougirent aussitôt. — À quel commandement as-tu désobéi ? — J'éprouve une grande attirance pour une jeune femme que j'ai rencontrée en mission. — J'espère qu'il ne s'agit pas d'une reptilienne, au moins. Le disciple garda un silence coupable. — Théo, est-ce que tu m'écoutes quand je parle ? — Bien sûr, maître, mais je ne voyais pas comment cette femme pouvait me nuire. Au contraire, son aide m'a été fort utile. — Est-ce que tu as brisé ton vœu de chasteté ? Profondément honteux, Thierry se pencha en avant jusqu'à ce que son front touche le plancher de pierre, offrant ainsi sa nuque au sabre de son mentor. — Si j'avais une dizaine d'autres traqueurs de ton âge, je t'infligerais le châtiment que tu mérites. Heureusement pour toi, tu es le seul. Thierry demeura immobile et soumis. Silvère aurait pu le tuer sur-le-champ. Curieusement, son disciple ne craignait pas la mort. — Est-ce ta seule indiscipline ? — Non, mais elles sont toutes en lien avec l'amour que j'éprouve pour cette femme. — Relève-toi. Thierry s'exécuta très lentement et garda les yeux baissés lorsqu'il fut de nouveau assis sur le coussin. — Chez les Nagas, les varans font partie d'une classe à part, le sermonna Silvère. Ils ne sont pas choisis au hasard. Leur destin diffère de celui de leurs frères. Lorsqu'ils acceptent leur rôle au sein de notre société, ils acceptent aussi les terribles responsabilités qui l'accompagnent. Thierry se rappela sa première nuit dans les bras d'Océane. Il savait pertinemment qu'il était en train de briser son serment en cédant aux caresses de la jeune femme. Elle avait interprété ses larmes comme étant une expression de son inexpérience en amour. Mais en réalité, il avait pleuré car il trahissait Silvère… — Toute attache émotive, qu'il s'agisse d'une femme, d'un ami ou d'un rejeton, les met en danger, continua son mentor. Les varans ne peuvent pas céder à un chantage qui les ferait retarder ou stopper une exécution. Est-ce que tu comprends, Théo ? — Oui, mais… — Je sais que tu as plus de sang pléadien que nous tous, mais en tombant amoureux, tu signes ton propre arrêt de mort. Silvère se leva et se métamorphosa en reptilien. Sans ajouter un mot de plus, il quitta la pièce, laissant Thierry dans un indicible état de détresse. — Je ne comprends même pas ce que je ressens, murmura ce dernier, d'une voix étranglée par l'émotion. Il avait fait le serment devant les dieux de ses ancêtres de protéger les habitants de la Terre et de les débarrasser des tyrans Dracos, qui tentaient de les maintenir dans l'ignorance et dans la peur. C'était le seul but de sa vie. Il ne comprenait pas comment Océane pourrait mettre sa mission en danger. Silvère l'avait quitté pour le forcer à réfléchir, mais le pauvre traqueur ne voyait tout simplement pas de solution à ce dilemme. …004 Océane rentra chez elle en serrant le paquet de Cédric contre elle. Elle longea la rue en pensant à son étrange situation. Comment s'était-elle retrouvée successivement amoureuse d'un disciple du Christ, puis d'un reptilien qui en exécutait froidement d'autres ? Elle avait beau retourner cette question dans tous les sens, elle arrivait toujours à la même conclusion. « J'ai suivi mon instinct ». Yannick répétait souvent que rien n'arrivait pour rien. Parfois, on ne comprenait vraiment les conséquences d'une décision ou d'un geste que des mois, voire des années, plus tard. « Peut-être serai-je impliquée dans la guerre contre Satan parce qu'il a des reptiliens à son service ? » Elle se remémora alors sa dernière rencontre avec Yannick, dans son appartement, après la messe satanique de Sélardi. L'intervention de l'ANGE s'était soldée par un fiasco. Cindy, Yannick et elle avaient bien failli y laisser leur peau. Et comble de l'ironie, c'étaient des reptiliens qui les avaient sauvés des griffes d'autres reptiliens ! Le visage du professeur d'histoire la hanta à nouveau. Thierry lui avait remis sa chaîne en or devant Yannick. Ce geste avait brisé le cœur de son premier amant. Il était parti et n'était pas revenu depuis. Puisqu'il ne portait plus sa montre, et que son ami Océlus refusait de divulguer l'endroit où il s'était réfugié, Océane n'avait pas pu lui expliquer ce qui s'était passé. Elle aimait Thierry Morin, mais elle était loin d'être sûre qu'il était l'homme de sa vie… Elle leva la tête en arrivant devant son immeuble et reconnut une silhouette familière dans l'entrée vitrée. Cindy se tenait devant le panneau jalonné de boutons qui servaient à communiquer avec les nombreux appartements. Elle portait un manteau rose fait de poils longs et des bottes à talons hauts. « C'est sûrement du synthétique, pensa Océane, amusée. Il n'y a pas un animal sur cette Terre qui oserait naître d'une pareille couleur. » — Salut, Cindy, fit la doyenne en entrant dans le vestibule. — C'est pour ça que tu ne répondais pas ! s'exclama la jeune femme. — Pourquoi n'as-tu pas utilisé ta montre pour communiquer avec moi ? — Je pense que je suis encore traumatisée par Ashby. On dirait que j'ai peur de ma montre. — Tu t'énerves pour rien. Celles qu'on nous a données après sa mort étaient de vraies montres, pas des appareils de contrôle. Elles montèrent à l'appartement d'Océane. Cindy suspendit son manteau dans la penderie de l'entrée. — C'est du yéti ? plaisanta l'aînée. — Non, je ne le pense pas. La dame qui me l'a vendu a affirmé que c'est de la peluche. — Ce n'est pas très malin, pour une espionne, de se promener à Toronto dans des vêtements pareils. Tu es une véritable cible ambulante ! — C'est seulement quand je ne travaille pas, évidemment. Océane fit chauffer de l'eau pour le thé. — Est-ce qu'ils t'ont déjà donné du boulot ? s'enquit-elle. — Pas encore. Ils veulent être bien certains que j'arrête de voir des reptiliens buveurs de sang partout. Cindy prit place sur le sofa. Elle promena son regard sur la pièce et se rappela tout de suite la dernière fois où tout leur groupe s'y était réfugié. — As-tu des nouvelles de Yannick ? se hasarda-t-elle. — Aucune. Justement, je songeais à te demander d'intervenir. — À moi ? — J'aimerais que tu fasses apparaître Océlus, pour que je puisse le questionner à ce sujet. — Il n'est pas un génie qu'on peut faire sortir de sa lampe à volonté, tu sais. Et puis, il m'a déjà dit que Yannick ne voulait pas être retrouvé. — Si toi, tu es tourmentée par les dents de Sélardi, moi, ce sont les larmes de Yannick qui me hantent. Il est parti sans que nous ayons tous les deux une bonne explication. Je suis certaine qu'il souffre autant que moi, en ce moment. Je lui dois bien ça, tu ne crois pas ? — Est-ce qu'il est toujours membre de l'ANGE ? — Théoriquement, oui, même si la division de Jérusalem l'a déclaré mort au combat. Je ne sais pas si Fletcher a régularisé sa situation. Océane versa de l'eau chaude dans les tasses et déposa celles-ci sur la table à café. Puis elle ouvrit la boîte contenant des sachets de diverses variétés de thé, et laissa son amie choisir celui qui l'inspirait. — J'ai été très occupée avec le dossier de la secte, ajouta la doyenne en s'asseyant sur le fauteuil berçant. Nous avons retracé ses membres de peine et de misère en nous servant des avis de disparition de la police de Toronto. Il n'y avait rien que nous puissions utiliser dans les décombres de la maison où se déroulaient ces activités. — Est-ce qu'ils t'ont traitée de folle quand tu leur as parlé des reptiliens ? — Non. Enfin, pas encore. C'est peut-être dans mon dossier. Tu veux bien appeler Océlus maintenant ? Cindy n'eut même pas le temps de prononcer son nom, qu'il se matérialisait déjà au milieu du salon. Océane se rappela la première fois où elle avait vu son visage, dans le sous-sol d'une maison où Éros prodiguait ses enseignements. Elle l'avait alors trouvé très beau, sans doute parce qu'il ressemblait un peu à son ami de Judée. — Avez-vous des ennuis ? demanda immédiatement le Témoin, d'une voix inquiète. — Non, le rassura Océane. Il s'agit plutôt d'un cas de conscience. Océlus s'assit sur le sofa, près de sa belle. Il glissa ses doigts entre les siens, tout en prêtant attention à sa collègue. — Je n'arrête pas de penser à Yannick, avoua Océane. Je n'ai pas eu le temps de lui parler de ce que je ressens pour Thierry Morin. En fait, je ne suis même plus sûre de ce que j'éprouve. Connaissant Yannick, il est probablement tout aussi déchiré que moi, et je l'aime trop pour le laisser dans un tel état. — Il est en effet inconsolable, confirma Océlus. Océane ferma les yeux, se sentant profondément coupable de la douleur que son ancien amant devait ressentir au même instant. — Je l'ai conduit chez quelqu'un qui, je le croyais, pourrait lui faire oublier sa peine. J'ai même cru, les premières semaines, que cette personne était arrivée à lui changer les idées, poursuivit le Témoin. — Il est impossible d'oublier aussi facilement un tel amour, soupira Cindy, les larmes aux yeux. — Ces derniers jours, il a recommencé à dépérir. — Tu es retourné le voir ? s'enquit Océane. — Non, mais je le surveille à distance, tout en gardant un œil sur le territoire d'Israël. J'attends qu'il m'appelle. Je ne veux pas le forcer à faire quoi que ce soit. — Est-il retourné à Jérusalem ? — Non. De toute façon, j'aurais refusé de l'y conduire. Il n'a plus tous ses pouvoirs, alors il est bien démuni face à l'ennemi. — Tu pourrais nous organiser un petit rendez-vous quelque part où il ne se sentirait pas vulnérable ? J'ai vraiment besoin de clore ce chapitre de ma vie, et lui aussi, d'ailleurs. — Je pense être en mesure de vous rendre ce service, mais je dois tout d'abord en parler à Képhas. Océlus voyait bien que la peine d'Océane était réelle. Cette femme se disait prête à chérir tout le monde, mais dans le domaine amoureux, il lui était impossible de ne pas faire un choix. Le Témoin se tourna vers Cindy, qu'il trouvait aussi séduisante que lors de leur première rencontre. La perdrait-il, comme Képhas avait perdu Océane ? La montre de la doyenne se mit soudain à vibrer sur son poignet, mettant fin aux interrogations d'Océlus. — Un code orange, constata-t-elle sans inquiétude. C'est sûrement Aodhan. Elle alla chercher son petit écouteur sans fil et appuya sur son unique bouton. — OC, neuf, quarante. — Océane, c'est Aodhan. J'ai trouvé quelque chose d'intéressant. J'aimerais que tu viennes me donner un coup de main. — Où es-tu ? — Dans une salle de conférences de la base. — C'est bon, j'arrive. Océane se défit de l'écouteur et fit un sourire forcé aux amoureux. — Faites comme chez vous, leur dit-elle en allant chercher son manteau. Elle quitta l'appartement, laissant Océlus et Cindy en tête-à-tête. — Je ne voudrais pas être à sa place, soupira la jeune femme, découragée. Aimer deux hommes à la fois, ce doit être déchirant. — Si j'ai bien compris ce qu'elle compte faire, elle veut mettre fin à sa relation avec Képhas pour vivre sans remords son idylle avec le policier. — Et, selon toi, il est prêt à l'oublier, lui aussi ? — Non. Mais dès qu'il le sera, je verrai à ce qu'ils se rencontrent loin de toute distraction. — Merci, O. Tu as vraiment un grand cœur. Elle l'embrassa tendrement sur les lèvres. …005 Océane adorait Cindy et éprouvait beaucoup de respect pour le deuxième Témoin, mais elle ne voulait vraiment pas assister à leurs ébats amoureux. L'invitation d'Aodhan était donc arrivée à point nommé. Puisqu'elle n'avait pas encore de travail destiné à lui servir de couverture, et donc aucun point d'entrée personnel à la base, Océane fit ce qu'elle avait pourtant détesté faire depuis qu'elle avait mis le pied à Toronto : demander un transport officiel de l'ANGE. La grosse berline vint la chercher à trois rues de chez elle et l'emmena à la base souterraine. « Je deviens paresseuse, songea Océane. Il va rapidement falloir qu'on m'assigne une mission plus trépidante. » Elle emprunta l'ascenseur du garage souterrain et déboucha dans le long corridor. Elle se dirigeait vers les Renseignements stratégiques lorsque, tout à coup, quelque chose lui parut anormal. Elle ralentit le pas et examina attentivement le couloir : on y avait ajouté une porte ! Elle lut tous les écriteaux un par un et en découvrit effectivement un nouveau. — Reptiliens ! s'exclama-t-elle, estomaquée. L'ANGE commençait donc à prendre cette menace au sérieux. Elle hâta le pas jusqu'au centre nerveux de la base, y accéda grâce à sa montre, et salua les techniciens qu'elle croisa dans la vaste salle remplie d'ordinateurs et d'écrans de toutes les tailles. Elle passa devant le bureau du directeur sans lui accorder un seul coup d'œil et se dirigea vers les salles de conférences. Océane trouva son collègue dans l'une d'elles. Elle s'immobilisa à l'entrée en apercevant les dizaines de boîtes chargées de documents qui occupaient presque toute la surface de la grande table. — Bienvenue dans le merveilleux monde de la recherche de renseignements ! lui lança Aodhan, qui épluchait déjà une pile de papiers. — Qu'est-ce que c'est ? — La GRC a fait des perquisitions chez toutes les personnes manquantes, qui occupaient également des postes clés dans la région. Leurs enquêteurs ont déjà fait le tour de ces documents, sans rien y trouver d'anormal. Alors, ils nous les ont gentiment remis en nous disant que nous perdions notre temps. — Tu as déjà commencé ? — J'ai étudié le contenu de la moitié de ces boîtes et ça devient déjà intéressant. L'agente déposa son sac à main et prit place à côté de lui. — Raconte. — Tous ces gens sont partis de rien et sont devenus des magnats de la finance. Ils ont épousé des hommes ou des femmes très riches. Ils habitaient, à peu d'exceptions près, le même quartier. Ils s'absentaient souvent le soir en disant à leurs familles qu'ils avaient des réunions de bureau. — Jusqu'à présent, je ne vois rien d'extraordinaire là-dedans. Tout le monde a le droit de réaliser ses rêves. — Ils avaient également tous le même médecin : Douglas Grimm. Océane tressaillit en entendant ce nom. — J'ai évidemment fait une petite enquête sur lui, poursuivit Aodhan, et je trouve très curieux qu'une vingtaine de personnes très riches consultent un spécialiste radié du Collège des médecins. — Sauf si c'est un reptilien. — Donc, selon toi, tous ceux qui sont riches sont des serpents ? se moqua-t-il. — Non, je ne suis pas prête à affirmer une chose pareille, mais Grimm, lui, j'en suis certaine. Ce renseignement provient d'ailleurs d'une source sûre. Que nous le voulions ou non, ces créatures bizarroïdes sont bien réelles. — Lézard ou pas, on pourrait certainement trouver des choses fascinantes dans les dossiers du docteur Grimm. — La dernière fois que j'ai tenté de lui rendre visite, j'ai failli me faire tuer. — La dernière fois, si j'en crois les fragments de rapports qu'a finalement restitués l'ordinateur, après avoir été réparé, c'est Ashby qui t'a dépêchée chez lui. Mais il n'y avait aucune mention officielle de cette mission dans les archives. — Il espérait que je n'en revienne jamais. Océane sortit un dossier d'une boîte. — Les policiers n'ont-ils pas trouvé étrange que tous ces gens aient disparu le même soir ? demanda-t-elle pour changer de sujet. — Leurs familles n'ont pas rapporté en même temps leur disparition. Il y a même des écarts de plusieurs jours. Des avis de recherche ont été lancés d'un bout à l'autre du Canada, car ce sont des hommes et des femmes d'affaires qui voyagent souvent. — Ils ne les retrouveront évidemment jamais, puisqu'ils ont tous péri dans le sous-sol de la maison du culte satanique. — Les pompiers n'ont découvert aucun corps dans les décombres, lui rappela Aodhan. — Peut-être que, contrairement à nous, les reptiliens se consument en peu de temps, suggéra l'espionne. L'Amérindien leva les yeux au plafond, en signe d'exaspération. Océane vit alors le nom de Sélardi indiqué sur l'un des dossiers placés dans une autre boîte, et le dégagea. — As-tu épluché celui-ci ? — Pas encore, mais ne te gêne surtout pas. Elle le déposa devant elle et en parcourut rapidement les quelques pages qui le composaient. Il s'agissait d'un rapport de police dressé le lendemain de la disparition du chef du parti mondialiste. — La femme de Sélardi prétend qu'on s'est infiltré chez elle le soir de l'incendie, découvrit-elle. Elle dit que le voleur est parti avec leur appareil vidéo. — Rien d'autre ? — Non, rien. J'imagine qu'il devait y avoir des bijoux, des objets précieux et de l'argent dans son manoir. Ce n'est donc pas un criminel qui est parti avec l'appareil vidéo, mais quelqu'un qui voulait faire disparaître ce que ce dernier contenait. — Pourquoi ne pas avoir pris uniquement la cassette ? — Je ne voudrais surtout pas paraître obsédée, soupira Océane, mais peut-être que les reptiliens ne savent pas comment fonctionne notre technologie ? Aodhan se contenta de la regarder sans rien dire. — Toi aussi, tu penses que je suis folle, soupira Océane. — Je dirais plutôt obsédée… — Et si je te disais que j'ai vu des reptiliens de mes propres yeux, est-ce que tu me croirais ? — J'ai aussi lu le rapport du médecin de la base. — Pourquoi penses-tu que j'ai subi un si grand choc ? Aodhan garda le silence encore un moment, puis décida de ne pas se prononcer tout de suite. — Eh bien, en attendant que je me forge une opinion, que dirais-tu d'aller faire un peu d'exploration dans les ruines de la maison ? — Si j'avais su, je me serais habillée autrement, déplora Océane. — Je possède une paire d'espadrilles supplémentaires, mais elles risquent d'être un peu grandes, dit son collègue pour la taquiner. Aaron Fletcher donna deux petits coups sur le cadre de la porte, attirant leur attention. — Nous avons entré tous ces noms dans l'ordinateur, et devinez quoi ? demanda le directeur intérimaire. — Ils ont le même rhésus sanguin ? tenta Océane. — Non, mais ils ont tous contribué à la caisse électorale du parti mondialiste. Aodhan Loup Blanc expliqua alors à son patron son intention de retourner sur les lieux du crime et de voir s'il pourrait y dénicher d'autres indices. — Il a neigé et plu une vingtaine de fois depuis l'incendie, lui fit remarquer Fletcher. Les pompiers, la GRC et nos techniciens ont examiné les débris. Qu'espères-tu y trouver de plus ? — Je ne voudrais surtout pas entamer une discussion spirituelle ce matin, mais mes ancêtres ne se fiaient pas uniquement à leurs sens physiques pour élucider les mystères, répondit l'Amérindien. « On dirait Yannick », songea Océane. Le professeur d'histoire avait passé leur court laps de temps ensemble à tenter de la convaincre qu'elle avait des pouvoirs psychiques. — Je te laisse y aller parce qu'il n'y a aucune urgence, mais si je te rappelle, tu devras rentrer à la base. — Ça va de soi. Puis-je emmener Océane avec moi ? — Elle a des ancêtres amérindiens, elle aussi ? « S'ils savaient », pensa la jeune femme, amusée par cette question. — J'aime bien sa compagnie, répondit Aodhan en lui jetant un regard de côté. Fletcher secoua la tête avec découragement et les quitta. Les agents ne perdirent pas de temps. Empruntant un véhicule de l'ANGE, ils se rendirent sur-le-champ à la maison qui avait flambé le soir de la disparition du nouveau chef du parti mondialiste. Thierry Morin avait dit à Océane qu'il avait tué le roi. Dracos, et donc James Sélardi du même coup, mais elle ne pouvait pas divulguer cette information à l'Agence sans savoir où était le corps du politicien. Elle prit mentalement note de le lui demander lors de leur prochaine conversation téléphonique. Océane et Aodhan s'engagèrent sur la rue jalonnée de manoirs luxueux, et constatèrent avec surprise que la maison avait été démolie. — Elle ne devait pas être rasée avant l'été ! lâcha l'Amérindien, visiblement furieux. — Quelqu'un était probablement pressé de faire disparaître les indices que les yeux ordinaires ne peuvent pas repérer. Ils descendirent tout de même de la voiture et s'approchèrent du grand trou dans le sol. Il ne restait pas le moindre débris. Aodhan poursuivit sa route dans la cour, puis s'immobilisa brusquement. La jeune femme lui emboîta le pas. — Tu as trouvé quelque chose ? se réjouit Océane. Son collègue ne répondit pas. Il était figé et écoutait attentivement un son que lui seul semblait entendre. « Thierry a raison : j'attire les hommes étranges, même quand ils ne sont que des collègues de travail », soupira intérieurement la jeune femme. Aodhan écarta les doigts. Ses bras s'élevèrent lentement de chaque côté de son corps. Pendant un court instant, Océane crut même voir de la lumière autour de ses mains. Elle cligna des yeux : le phénomène disparut aussitôt. Océane avait lu des récits incroyables lors de son court séjour à la section des Phénomènes inexpliqués. Certaines personnes possédaient un don de guérison qui avait été vérifié scientifiquement, mais que les plus grands savants ne parvenaient pas à expliquer. Il existait dans cet univers des forces invisibles aussi puissantes que l'électricité, mais que peu de personnes savaient utiliser. Elle observa l'Amérindien sans émettre de commentaires, même si elle mourait d'envie de le questionner sur son comportement. Aodhan se mit à tourner sur lui-même, puis avança en direction de la cabane de jardin, dont il heurta la façade. Ébranlé, il vacilla sur ses jambes. Océane se précipita pour l'empêcher de s'écraser sur la pelouse détrempée. — Est-ce que ça va ? s'alarma-t-elle. — Il y a un tunnel sous mes pieds, haleta-t-il en revenant de sa transe. — Tu as des semelles à ultrasons ? — Ce serait trop compliqué à expliquer. Il reprit son équilibre et marcha d'un pas résolu vers la maison. Il fit le tour des fondations en tendant son bras au-dessus de la cavité. — Il y a un important vortex, ici, déclara-t-il. — Qu'est-ce que c'est ? — Un tourbillon de courant induit par un champ magnétique. — Ce n'est pas tellement plus clair. — Il y a dans le sol de la planète des veines et des artères, tout comme dans notre propre corps. Les vortex se forment au croisement de deux artères. Ils peuvent être positifs ou négatifs. — Laisse-moi deviner… Celui-ci est particulièrement négatif ? — Je n'ai jamais rien senti d'aussi maléfique. Un homme traversa alors la rue en courant. Ses vêtements chauds n'étaient pas ceux d'un agent de l'ordre ou d'un assassin de l'Alliance. Toutefois, Aodhan avait déjà discrètement enfoui sa main à l'intérieur de son manteau, afin d'en tirer son revolver, si le besoin s'en faisait sentir. — Vous êtes de la police ? demanda l'inconnu. — Nous sommes des enquêteurs, répondit Océane, ce qui n'était pas faux. — Ils ont tout emporté hier, mais je ne crois pas que c'était légal. — De qui parlez-vous ? — D'une entreprise de démolition plutôt louche. Il n'y avait aucun nom d'entreprise inscrit sur les dizaines de camions, de pelles mécaniques et d'autres engins de terrassement qui étaient là. Quand je leur ai demandé qui ils étaient, ils m'ont dit de me mêler de mes affaires sur un ton menaçant. J'ai appelé la police. On m'a répondu que des agents feraient tout de suite des vérifications. Mais quand une voiture de patrouille est finalement arrivée, il ne restait plus rien de la résidence de Meg Smythe. — Qui êtes-vous ? s'informa Aodhan, sur ses gardes. — Je m'appelle Robert Serrano. J'habite en face. — Vous connaissiez madame Smythe ? l'interrogea Océane. — Surtout de réputation. Ce n'était pas le genre de personne qui soignait elle-même ses fleurs, si vous voyez ce que je veux dire. Elle était très occupée, et quand elle était à la maison, elle recevait toujours beaucoup de monde. — Des amis ? — Je n'en sais rien. Ils arrivaient les uns après les autres dans de luxueuses voitures, et ils ne faisaient jamais de bruit. — Elle ne donnait pas de grandes fêtes avec de la musique ? — Jamais. — Pourriez-vous nous fournir une description des véhicules et des gens de cette entreprise de démolition ? s'enquit Aodhan. — J'ai fait quelques photos pour la police, mais j'en ai aussi gardé des copies. Il les extirpa de sa poche de son manteau. Océane les examina aussitôt, tandis que son collègue continuait de surveiller attentivement Serrano. L'ennemi pouvait adopter bien des visages… — Elles ont été prises avec un appareil numérique ? voulut savoir la jeune femme. — Oui, et comme vous le voyez, il est très précis. — Ce sont, en effet, de très bons clichés. Nous serait-il possible d'en obtenir la version électronique ? — Pour les analyser dans vos laboratoires ? Aodhan releva un sourcil, très inquiet. — Je regarde toutes les émissions de télé sur les enquêteurs spécialisés, ajouta le voisin. — Ah… laissa échapper Océane, rassurée. — J'imagine que vous ne divulguez pas les résultats à tout le monde. — Aux membres de la famille des victimes, parfois. — Je vais aller chercher le disque compact. — Nous apprécions beaucoup votre collaboration. Serrano retourna chez lui au pas de course. — Si tous les témoins étaient aussi dynamiques que lui, notre travail serait beaucoup plus simple, plaisanta Océane. Mais Aodhan ne l'écoutait pas. Il ne regardait pas non plus les photographies qu'elle tenait toujours dans sa main. — Qu'y a-t-il ? se troubla la jeune femme. — On nous épie. Il promenait son regard avec lenteur, d'une maison à l'autre. — Notre présence doit inquiéter bien des voisins, après tout ce qui s'est passé ici, songea-t-elle tout haut. Serrano traversa de nouveau la rue en trottinant et tendit fièrement un disque brillant aux agents de l'ANGE. Océane le remercia, agrippa son collègue par la manche et le tira vers la voiture. …006 La destruction d'une partie de la ville de Montréal n'avait pas seulement causé la mort de milliers de ses habitants, elle avait aussi fait des ravages parmi les membres du peuple souterrain. Plus de la moitié des grottes creusées par les esclaves des Dracos avaient disparu, ainsi que tous les reptiliens qui y vivaient. La reine avait dû s'abriter de toute urgence dans une portion de son royaume à peine excavée, sous le Mont-Royal. Elle avait perdu son époux et plusieurs de ses fils dans l'explosion et, même si ces créatures au sang bleu ne manifestaient pas souvent leurs émotions, la souveraine était en deuil. Il n'existait pas vraiment de rites funéraires chez les peuples ophidiens. Lorsqu'un reptilien mourait, les autres le dévoraient jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, ce qui avait depuis longtemps résolu le problème de la surpopulation dans les souterrains. Les familles ne gardaient rien non plus de ce qui avait appartenu aux défunts. Seuls les Nagas et les Anantas aimaient conserver une partie du corps de leurs victimes. Le Neterou qui avait l'intention de demander une audience à la reine ce jour-là était très jeune. À peine âgé d'une vingtaine d'années, il rentrait à Montréal après un long séjour à Toronto. Les nouvelles qu'il rapportait de ce voyage à la souveraine ne la réjouiraient guère. Il eut beaucoup de mal à trouver un accès aux cavernes, celui qu'il empruntait jadis n'existant plus. Il décida donc de descendre dans les égouts d'une ruelle moins fréquentée de la ville et reprit sa forme primitive, ce qui lui permit de couvrir une grande distance en peu de temps. Son arrivée à la cour causa un grand émoi. Les esclaves Neterou étaient bien nerveux depuis la dévastation de leur monde. Les plus chétifs d'entre eux s'écartèrent aussitôt de sa route. Les plus costauds se massèrent à l'entrée des appartements de la reine. — Laissez-moi passer, gronda le nouveau venu. J'ai un important message pour Sa Majesté. — Elle ne veut voir personne. — Dites-lui que je connais l'identité de l'assassin de Jilleb et de Kièthre. Il pointa son sac à dos, sans toutefois leur montrer ce qu'il contenait. Un reptilien, dont la peau verte était plus foncée que celle de ses congénères, fonça dans le tunnel qui menait à la grotte royale. Il s'approcha très prudemment de l'entrée en se prosternant sur le sol, car il était très dangereux d'importuner la reine, surtout lors de ses ébats amoureux. Heureusement, elle était seule. L'ouïe très fine de la souveraine avait perçu l'approche du serviteur bien avant qu'elle ne le voie. — Je vous ai ordonné de ne pas entrer ici ! tonna-t-elle. — Quelqu'un demande à vous voir, Altesse. Il sait qui a tué les rois de l'ouest. Perfidia se redressa instantanément dans la pile de coussins où elle reposait. C'était une femme magnifique qui, au même titre que ses ancêtres serpents, possédait un charme mortel. Lorsqu'elle adoptait sa forme humaine, de longs cheveux noirs coulaient sur ses épaules et lui atteignaient la taille. Sa peau était claire et parfaite, et ses yeux sombres savaient captiver même la plus réticente des proies. Sous son apparence Dracos, elle était tout aussi superbe. Ses écailles étaient immaculées, et ses yeux prenaient la couleur d'un splendide coucher de soleil. — Je souhaite sincèrement pour lui que ce soit la vérité, répliqua-t-elle, agacée. Laissez-le entrer seul. Je me charge de lui. Elle replaça son corsage de cuir noir et étala sa jupe autour d'elle. Le messager montra timidement le bout de son museau au seuil de la caverne. « Un autre Neterou », soupira-t-elle. Autrefois, les rois serpents la visitaient souvent, mais depuis quelques années, ils s'étaient mis à disparaître les uns après les autres. Si la tendance se maintenait, elle serait forcée de concevoir les prochains princes avec ses propres enfants. — Approche, Neterou. Il s'avança avec beaucoup d'inquiétude. C'était pourtant un beau spécimen : jeune, musclé et, apparemment, en parfaite santé. Il était évident, au premier coup d'œil, qu'il n'était pas de la région. — Laisse-moi voir ton visage humain, réclama-t-elle. Il se métamorphosa sans aucune gêne sous ses yeux et lui rappela tout de suite un autre homme, qu'elle n'avait pas revu depuis des lustres : Cristobal… Ses cheveux bouclés étaient foncés et ses yeux noisette ne recelaient aucune malice. Était-ce son fils ? — Comment t'appelles-tu ? — Je suis Ludo Haegen, fils de Martin Haegen. — J'ai connu ton père avant sa disparition en mer, se souvint-elle. Je n'ai jamais compris son attirance pour ces moyens de transport ridicules. — Moi non plus, Altesse. — Il ne m'a jamais présenté son fils, comme nos traditions l'y obligent pourtant. — Mes parents se sont séparés lorsque j'étais très jeune. C'est ma mère qui a insisté pour me garder auprès d'elle. — Ça aussi, c'est inhabituel. De quelle famille est-elle ? — De la dynastie Lepsoe, de Londres. — Comme c'est intéressant… Approche, Ludo. Elle lui fit signe de s'asseoir près d'elle, un privilège qu'elle ne réservait habituellement qu'à ses favoris. — Les Lepsoe sont apparentés à mon premier mari, lui apprit-elle. Elle ne lui avoua cependant pas qu'elle en avait eu une centaine depuis son incarnation sur la Terre. — Je m'en réjouis, Majesté. — Que m'apportes-tu, Ludo ? — Au risque de vous ennuyer, permettez-moi de vous parler un peu de moi, pour que vous compreniez de quelle façon j'ai pu mettre la main sur cet inestimable présent. Elle lui accorda cette permission d'un geste gracieux de la main. — Je suis étudiant en politique à Toronto depuis quelques mois. Afin de mieux comprendre le monde dans lequel je désire œuvrer pour votre cause, je me suis enrôlé dans le parti mondialiste. J'ai offert mon soutien à James Sélardi lors de la course à la chefferie, ce qui fut une sage décision, puisqu'il a, peu de temps après, cédé son corps à un roi Dracos. Le sourire séducteur de Perfidia fit place à une expression sévère. Cet enfant la conduirait-elle enfin au Naga qui décimait la famille royale ? — Lorsqu'il a disparu, je me suis introduit chez lui et j'ai fouillé ses affaires. J'ai trouvé une bande vidéo sur laquelle on peut voir le visage humain du traqueur qui a tué tous ses disciples et qui a vraisemblablement assassiné Kièthre. Si ce Naga se trouvait à Toronto, il y a fort à parier qu'il est également responsable de la perte de Jilleb. — Tu as agi comme un véritable Dracos, Neterou. Le sang des Lepsoe coule véritablement dans tes veines, le complimenta la reine. Ludo sortit alors une petite machine de son sac à dos. — Pour vous faire voir cette bande, il me faudra de l'électricité. — Nous en empruntons régulièrement aux sangs-mêlés qui vivent là-haut, indiqua-t-elle en pointant une prise pendant au bout d'un fil devant un épais rideau rouge. Le jeune homme ne perdit pas de temps. Il brancha l'appareil, y relia un petit écran plat et le tourna vers la souveraine. Avec un remarquable stoïcisme, celle-ci assista au massacre commis dans le sous-sol de Meg Smythe. Lorsque la caméra de surveillance montra enfin le visage de Thierry Morin, elle ordonna à Ludo de geler Limage. — C'est donc lui que je recherche, siffla-t-elle entre ses dents. Si elle en avait été capable, elle lui aurait arraché la tête à travers l'écran. — Il a non seulement assassiné deux rois l'un après l'autre dans l'ouest, mais je suis certaine qu'il est également responsable de l'explosion qui a détruit ma tanière et tué le roi et les princes qui vivaient avec moi. Elle se changea immédiatement en magnifique Dracos albinos et ouvrit toutes grandes ses ailes immaculées, puis poussa de terribles cris qui résonnèrent à travers tout son royaume. Son message était clair : elle offrait pour la capture du traqueur une récompense inégalable, mais le Naga devait lui être remis vivant. Aussi subitement qu'elle s'était métamorphosée en reptilienne, elle reprit sa forme humaine. — Les traqueurs se déplacent sur toute la planète, Majesté, lui rappela Ludo. Celui-là était à Toronto il n'y a pas longtemps, mais il est peut-être déjà en Angleterre, à l'heure qu'il est. — Tu as raison, mais son sang pléadien ne lui permet pas de quitter cette planète, alors nous le retrouverons et je le mettrai moi-même à mort. Je suis une femme patiente, Ludo. Très patiente. Son visage reprit un aspect serein. — En attendant, faisons connaissance, tous les deux. Elle le saisit par ses vêtements et le fit basculer dans les coussins. …007 Puisque Vincent McLeod parvenait à exécuter très rapidement les tâches qu’on lui confiait à Alert Bay, il disposait de plus de temps libre que les autres techniciens. Toutefois, au lieu de les passer à inventer de nouveaux programmes, comme il le faisait à Montréal, il se concentrait sur sa légendaire obsession pour les reptiliens. Cindy lui avait raconté son aventure et lui avait même dessiné les visages des monstres qui avaient bien failli l'offrir en sacrifice à leur chef albinos, ce qui le stimulait encore plus à poursuivre sa recherche. Lorsqu'il ne comparait pas le récit de sa collègue à ceux qu'il avait trouvés sur Internet, il se replongeait dans l'étude de la dernière bande vidéo transmise par son ancienne base. Cette entité vaporeuse qui se déplaçait comme de la fumée dans le corridor ne ressemblait absolument à rien de ce qui était répertorié dans les banques de données de l'Agence, ou même d'ailleurs. Cette chose n'était pas humaine ou reptilienne. Elle n'était même pas solide, alors comment avait-elle pu recevoir la mission de faire exploser les installations de Montréal ? Yannick lui avait souvent parlé de démons, ainsi que d'un sombre personnage qui chercherait très prochainement à contrôler la Terre, mais il ne pouvait pas s'agir de ce type de créatures… Vincent avait déjà vu des illustrations du diable, et elles ne ressemblaient pas à ça. Seul dans un petit laboratoire isolé d'Alert Bay, le savant analysait les images qui défilaient une par une devant ses yeux. Tandis qu'il cherchait pour la centième fois à découvrir si le dynamiteur transparent avait des jambes ou des bras, Océlus apparut derrière lui. — C'est un élémental, indiqua le Témoin. Vincent sursauta violemment, car il était très nerveux depuis son enlèvement par les sbires du Faux Prophète. — Pardonnez-moi, s'excusa aussitôt Océlus. Je ne voulais surtout pas vous effrayer. — Ce n'est pas votre faute, haleta Vincent en tentant de se calmer. Il fit signe à son visiteur de s'asseoir sur une chaise à roulettes qui lui faisait face. Océlus n'avait pas vraiment besoin de repos, mais il s'exécuta pour lui faire plaisir. — Je suis venu vous voir, afin de savoir comment vous allez, expliqua-t-il. Cindy s'inquiète beaucoup pour vous. — J'imagine que j'irai beaucoup mieux lorsque nous serons enfin réunis à Montréal. — La nouvelle base est déjà en construction de l'autre côté de la rivière. — Ah oui ? Vincent était surpris, car étant un as de l'informatique, il savait pourtant tout ce qui se passait dans l'Agence, en Amérique du Nord comme à l'étranger. — Je suis allé m'assurer des progrès de ce chantier en personne, affirma Océlus. Les excavations se font surtout la nuit, pour que personne ne soit alarmé, et les débris sont acheminés vers la surface dans des voitures qui roulent sous terre. — C'est très encourageant. J'apprécie que vous m'en teniez informé. Tout en se promettant de mener sa propre enquête à ce sujet plus tard, Vincent pointa l'écran. — Vous dites que cette chose est un… — Un élémental. — Est-ce un démon ? — Non. Enfin pas dans le sens où vous l'entendez. C'est une entité rudimentaire qui n'a pas vraiment de volonté propre. Elle évolue généralement dans l'un de vos éléments, comme l'eau, l'air, la terre ou le feu. — Pourquoi celle-ci se trouvait-elle dans notre base ? — Il est facile de déraciner les élémentaux et de les propulser dans un milieu différent, en leur promettant qu'ils y retourneront s'ils accomplissent une mission très simple. Ils n'ont pas de conscience. — Mais cette chose était composée de fumée. Comment a-t-elle réussi à faire exploser la base ? — En réalité, c'était un élémental de feu. Il s'est donc volontairement éteint pour passer inaperçu, et il s'est infiltré chez vous en voyageant avec les démons qui vous ont attaqués. Ne vous sentez pas coupable, Vincent. Personne, à part moi, n'aurait pu le voir. — Yannick est un Témoin, lui aussi. Pourquoi ne l'a-t-il pas repéré ? — Il a malheureusement perdu beaucoup de ses pouvoirs. — L'amour ne lui a pas rendu service, n'est-ce pas ? demanda tristement Vincent. — Il aurait dû réfléchir avant de s'abandonner à sa passion, soupira Océlus. Maintenant, il est trop tard. — Il pouvait vraiment faire tout ce que vous faites ? Océlus hocha doucement la tête. — Ce qui le peine le plus, c'est d'avoir perdu son lien direct avec Dieu. Il n'a plus la faculté de retourner vers lui lorsqu'il a besoin de se ressourcer. — Puisque vous avez accès à des mondes au-delà de tout ce que je peux imaginer, vous en savez donc plus que Yannick, je suppose. — Détrompez-vous. Ses connaissances sont aussi étendues que les miennes, mais dans des domaines différents. Képhas s'est surtout penché sur les découvertes de l'humanité, au fil du temps. — Et vous ? — Je me suis contenté d'observer tout ce que je pouvais. L'esprit scientifique de Vincent avait encore du mal à accepter qu'un homme puisse vivre plus de deux mille ans, mais ce n'était là qu'un des nombreux mystères de l'univers. — Connaissiez-vous l'existence des reptiliens avant que mes collègues ne mettent malencontreusement le pied dans leur tanière ? voulut-il savoir. — Votre monde est peuplé de nombreuses entités dont vous ne savez rien. J'ai vu les reptiliens remonter progressivement à la surface, mais je ne me suis pas suffisamment préoccupé de leurs aspirations. J'ai seulement cru qu'ils voulaient survivre, comme toutes les autres créatures de votre planète. — Sont-ils dangereux ? — J'ai récemment constaté que certains d'entre eux le sont, mais j'ignore où se trouve la frontière entre le bien et le mal dans leur société. — Vous me racontez tout cela avec un détachement difficile à comprendre pour un simple mortel, remarqua l'informaticien. — Ce n'est pas mon rôle de juger les créatures de Dieu. Je les surveille en attendant de pouvoir accomplir ma mission. — Et si les reptiliens venaient à mettre vos plans en péril ? — Alors ils seront détruits en même temps que Satan. « Si c'était aussi simple que cela… », se découragea Vincent. L'innocence d'Océlus était désarmante. — Compte tenu du fait qu'il a perdu ses plus importantes facultés, Yannick pourra-t-il vraiment vous seconder ? — Dieu nous a choisis pour que nous nous aidions mutuellement. Je n'ai aucun doute que Képhas jouera son rôle à la perfection, lorsque le temps sera venu. Vincent se mit à saigner du nez, ce qui lui arrivait au moins une fois par semaine depuis qu'il s'était terré à Alert Bay. — Avez-vous le pouvoir d'arrêter le sang ? maugréa Vincent, agacé par ce malaise. — C'est en effet une des prérogatives que le Créateur m'a octroyées. Sans se méfier, Océlus posa la main sur le front du jeune savant pour mettre fin à l'hémorragie. Mais une force maléfique le repoussa alors si violemment qu'il vola à travers la pièce et heurta le mur. — Océlus ! cria le savant en se précipitant à son secours. — Ne me touchez pas, Vincent. Le Témoin avait la mine affreuse d'un homme venant de s'électrocuter. Écrasé sur le dos, il secouait la tête pour tenter de reprendre ses sens. — Que s'est-il passé ? — Il y a quelque chose en vous… bredouilla Océlus. — Un élémental ? s'écria Vincent, paniqué. — Je ne peux en être certain. Je sais seulement que cette énergie ne veut pas que je m'en approche. — Comment ? Il y a un démon en moi et vous ne pouvez rien faire ? La porte du laboratoire s'ouvrit brusquement. Trois membres de la sécurité foncèrent à l'intérieur, armés de mitraillettes. Ils mirent aussitôt les deux hommes en joue. — Ne faites pas un geste ! ordonna l'un d'eux. Christopher Shanks entra derrière les tireurs, visiblement alarmé. — Vincent, est-ce que ça va ? Il était plutôt difficile de prétendre que oui, avec tout le sang qui tachait son sarrau blanc. — Éloigne-toi doucement de cet étranger, poursuivit Shanks. — Vous le voyez ? — Je ne sais pas comment il a réussi à s'introduire dans la base, mais ce n'est certainement pas pour te faire du bien. — Océlus est un ami, lui dit Vincent, pour défendre le Témoin. — Emparez-vous de lui, commanda Shanks. — Non ! L'informaticien bloqua aussitôt la route de deux des membres de la sécurité qui s'avançaient vers Océlus. — Vous ne comprenez pas ! s'insurgea Vincent. Ce n'est pas un ennemi de l'ANGE ! Shanks s'approcha doucement afin de prendre le technicien par le bras et de permettre à ses hommes de faire leur travail. Lorsque Vincent résista, il resserra son emprise. Océlus fut prestement emmené hors de la pièce. — Océlus ! cria le savant en tentant de le suivre. Le directeur d'Alert Bay se planta aussitôt devant lui. Il admirait le génie du jeune Montréalais, mais il n'était pas sans savoir que son état psychologique était plutôt fragile depuis son enlèvement. — Tu connais la procédure, Vincent. Nous devons séquestrer et questionner quiconque arrive à pénétrer dans nos installations sans être détecté. — Évidemment que vous ne l'avez pas détecté ! C'est un envoyé de Dieu ! — Ordinateur, faites venir le docteur Robson. — Mais je dis la vérité ! Vincent voulut contourner Shanks, mais ce dernier ne le laissa pas passer. Quelques secondes plus tard, le psychologue entrait dans le laboratoire, une seringue à la main. Le jeune savant comprit tout de suite ce qu'il allait tenter de faire. Il ne fit qu'un pas vers l'arrière. L'aiguille s'enfonça dans son bras, et il perdit conscience. …008 Après une vigoureuse séance d'exercices, Thierry Morin s'essuya le visage et s'assit en tailleur au milieu de la salle souterraine. Il était très important que ses muscles demeurent, agiles et rapides s'il voulait vivre longtemps, car les Dracos n'étaient pas tous inexpérimentés comme Kièthre. Jusqu'à présent, son mentor ne lui avait indiqué que des cibles faciles à abattre, mais il sentait que cela était, sur le point de changer. Thierry promena lentement son regard sur les murs de pierre du dojo. Plusieurs sabres y étaient accrochés, certains très vieux, d'autres tout neufs. Il en possédait bien d'autres, cachés dans presque toutes les grandes villes du monde. Il attendit que sa respiration revienne à la normale avant de commencer sa méditation quotidienne. Il avait beaucoup de mal à faire taire ses pensées depuis qu'il avait rencontré Océane Chevalier. Il avait pourtant, croisé des milliers de femmes depuis le début de sa carrière de traqueur. Aucune d'elles ne l'avait intéressé. L'agente de l'ANGE s'était continuellement trouvée sur sa route à Montréal et l'avait même insulté, menacé et dupé. Pourquoi ressentait-il une telle attirance pour elle ? Elle avait certes un peu de sang reptilien dans les veines, mais il s'agissait de celui des Anantas, les ennemis jurés des Nagas. Il promena doucement le bout de ses doigts dans le sable, sur lequel il avait pris place. Son mentor l'avait préparé à se battre, à tuer, à accepter la douleur et à se taire, mais jamais il ne lui avait parlé du sexe opposé, ni de la possibilité qu'un jour, il ait à se reproduire pour fournir de nouveaux défenseurs aux humains. À quoi ressemblerait le croisement d'un Naga et d'une Anantas ? Thierry entendit le bruit presque inaudible des pas de Silvère à l'entrée de la salle et se tourna aussitôt vers lui. — On dirait que tu as de plus en plus de mal à méditer, remarqua le vieil homme, inquiet. — Il y a dans ma tête trop de questions qui demeurent sans réponse. — Peut-être pourrais-je satisfaire ta curiosité, proposa le maître. — Connaissez-vous mes parents ? — Il est étonnant que tu t'intéresses à eux trente ans après ta naissance. — J'essaie seulement de comprendre d'où viennent les traqueurs comme moi. Silvère s'assit sur le sol, en face de son pupille. Sa souplesse était étonnante pour un homme d'un âge aussi vénérable. — Les Pléadiens et les Nagas ont longtemps voulu le savoir, commença le vieil homme. Ce n'est que tout dernièrement que nous avons compris, grâce aux progrès de la médecine sur cette planète, que vous portiez en fait en vous une anomalie génétique. — Vous ne savez donc pas, avant sa naissance, si un bébé pourra être un varan ? — La science nous permet maintenant de le découvrir dans les derniers mois de la gestation. Thierry demeura muet un moment, étudiant la portée de cette déclaration. — Ta mère ne t'a pas abandonné, si c'est ce que tu veux savoir, lui dit. Silvère pour le rassurer. — Elle n'a fait que son devoir en me déposant sur le parvis d'une église ? — Nous avons choisi de te raconter cette fable pour que tu n'attires pas trop l'attention de tes professeurs Neterou, mon enfant. En réalité, ta mère t'a confié à moi quelques jours après ta naissance. — Pourquoi ne m'en avez-vous jamais parlé ? — Parce que tu n'as manifesté aucun intérêt pour ton passé avant aujourd'hui. — Est-ce que vous faites ces tests sur toutes les mères Nagas ? — C'est la règle, mais ta mère était Pléadienne, et non Naga. Il y a si peu de traqueurs dans le monde, Théo. Nous sommes toujours à la recherche de nouvelles recrues. — Je ne suis donc pas le seul, comme vous me l'avez si souvent dit ? — Dans ma brigata, tu es le plus vieux. Il y en a un autre, très expérimenté, au Moyen Orient, deux plus jeunes ici même, en Italie, qui vont bientôt se lancer sur le terrain, et un enfant qui commence à peine ses études. Toutefois, ils ne sont pas aussi purs que toi, génétiquement parlant. — Je suis donc une excentricité de la nature, déplora Thierry. — Oui, mais grâce à toi, un jour, les véritables habitants de la Terre pourront enfin se gouverner eux-mêmes. Ne l'oublie jamais. Silvère contempla longuement le visage de son protégé. Thierry ressemblait davantage aux Pléadiens qu'aux Nagas, physiquement comme mentalement. Les véritables traqueurs avaient le cœur froid et faisaient leur travail sans se torturer l'esprit. — Es-tu prêt à repartir ? lui demanda le vieil homme. Le jeune homme hocha énergiquement la tête. Au moins, lorsqu'il était à la chasse, il parvenait à se concentrer et à oublier ses propres besoins. — J'ai identifié deux cibles en Suisse. Je te remettrai les documents d'usage lorsque tu quitteras Rome. Il est très rare que deux Dracos se partagent un même territoire, alors tu devras être très prudent. Ce pacte cache peut-être quelque chose. Ne te presse surtout pas, et étudie-les bien. Sers-toi de ton jugement. Si tu n'es pas en position de force, recule et attends. — C'est ce que vous m'avez déjà enseigné, maître. — Oui, mais il y a en toi une fierté qui n'a pas sa place chez un traqueur. Tu dois être un fantôme. Le silence est ton seul ami. Aussi, ne te gonfle pas d'orgueil lorsque tu exécutes un roi. Remercie plutôt le ciel que ce ne soit pas toi qui perdes ta tête. — Oui, maître. — Et chasse ces pensées amoureuses de ton esprit lorsque tu pisteras ta proie. Ces inattentions pourraient te coûter la vie. Thierry baissa honteusement la tête. — Vous lisez en moi comme dans un livre ouvert, se lamenta-t-il. — Et si je suis capable de le faire, les Dracos le peuvent aussi, malheureusement. — Ces sentiments sont si nouveaux pour moi… — Si tu veux mon avis, je ne crois pas que les Nagas devraient mêler leur sang à celui des Neterou. — Celle qui fait battre mon cœur n'est pas Neterou. Silvère releva un sourcil, l'air inquiet. — Elle est la fille d'un Anantas, confessa Thierry. — Le reptilien bleu dont tu m'as déjà parlé, n'est-ce pas ? Alors tout compte fait, je ne t'enverrai plus jamais au Canada. — Mais pourquoi ? s'alarma le jeune homme. — Les Anantas sont nos ennemis au même titre que les Dracos, et ils sont mille fois plus dangereux. Pire encore, ces deux races se livrent une guerre sans merci. — Le seul Anantas que je connaisse est un homme intègre, qui lutte lui aussi contre le Mal. — Ne te fie pas aux apparences. Un Anantas civilisé n'en demeure pas moins un assassin potentiel. — Et sa fille ? — Tout dépend de son ascendance maternelle. Si sa mère est humaine, alors je ne crois pas que son sang reptilien lui donne envie d'arracher le cœur de tous ceux qu'elle rencontre. Mais si sa mère est Neterou, c'est une toute autre histoire. D'une façon ou d'une autre, je te recommande de mettre fin à cette relation, qui pourrait être désastreuse pour toi. — Si je comprends bien ce que vous me dites, les Pléadiennes qui mettent au monde des traqueurs n'éprouvent aucun sentiment pour le père de leurs enfants. — Ce n'est pas ce que j'ai dit, et ne prends pas la vilaine habitude de mettre des mots dans ma bouche, Théo. Il y a des couples parmi les Pléadiens, les Nagas et toutes les autres races qui peuplent cette planète. Mais ces maris ne sont pas des traqueurs, car ces derniers ne sont créés que dans un seul but et ce n'est pas celui de se reproduire. — Je comprends. — Jure-moi que tu ne te laisseras pas distraire. — N'ayez crainte, je ferai consciencieusement mon travail. Il semblait sincère, mais Silvère avait formé d'autres traqueurs avant lui et il avait appris à sonder leurs âmes d'un seul coup d'œil. Celle de Thierry Morin rêvait à présent d'une vie normale, ce qu'elle n'aurait jamais, la mort étant la seule manière pour un varan de briser définitivement ses vœux. — Sois doublement prudent, Théo. Le vieil homme embrassa son pupille sur le front avant de le quitter. …009 À peine avait-il remis les pieds à la base de Toronto que Cédric Orléans avait une fois de plus été séparé de ses agentes. Les représentants de la sécurité l'avaient immédiatement escorté jusqu'au garage de l'ANGE, puis emmené dans un autre lieu, totalement secret. Les vitres teintées de la limousine n'avaient pas permis à Cédric de voir où il allait. On lui avait retiré sa montre avant de l'enfermer à Arctique III et on ne lui en avait pas fourni d'autre depuis. Malgré tout, il avait estimé que le trajet n'avait pas duré plus de quinze minutes. Les hommes en noir le firent descendre de la limousine dans un autre garage souterrain. Curieusement, les quelques véhicules qui y étaient stationnés n'appartenaient pas à l'ANGE. Leurs plaques indiquaient que leurs propriétaires étaient des civils. Pourquoi le conduisait-on dans un immeuble qui, de toute évidence, n'était pas rattaché à l'Agence ? Il suivit tout de même docilement ses gardiens. Il avait toujours fait preuve d'obéissance envers ses supérieurs, probablement en raison de son éducation reptilienne. Son père l'avait terrorisé, lorsqu'il était enfant, pour le rendre docile. Il lui avait sans cesse répété que les Neterou n'avaient qu'un seul but dans la vie : servir les Dracos, au meilleur de leurs connaissances. Les rois serpents ne pouvaient dominer les humains qu'en plaçant leurs valets à des postes stratégiques du monde de l'économie, de l'éducation et de la politique. S'ils tentaient de se dérober ou de vivre leur propre vie, les Neterou étaient systématiquement assassinés. Dans l'ascenseur, l'ancien directeur de Montréal se rappela ce que le policier Morin lui avait révélé sur ses origines. De l'avis du Naga, Cédric ne pouvait pas être un Neterou, puisque ses écailles étaient bleues lorsqu'il reprenait sa forme ophidienne. « Je suis un monstre, mais je ne sais rien de plus sur ma véritable nature », conclut-il avec tristesse. Ses gardiens lui intimèrent de sortir au quatorzième étage et lui ouvrirent une porte située au bout du corridor. Cette dernière débouchait sur un grand loft. En face de lui, une femme lui tournait le dos. Les sens de Cédric lui indiquèrent tout de suite qu'il ne s'agissait pas d'une reptilienne. Une vague de soulagement parcourut tout son corps, car même s'il n'avait rencontré Perfidia qu'une seule fois, il redoutait de croiser à nouveau sa route. Son père la lui avait décrite comme une grande consommatrice de Neterou. « Pourquoi n'a-t-elle pas ressenti mon essence différente ? » se demanda-t-il. — Bonjour Cédric, le salua la femme qui l'attendait, mettant ainsi fin à ses questionnements. Mithri se retourna et son visage souriant acheva de le rassurer. — Bonjour, madame Zachariah. — Pourquoi autant de formalités, tout à coup ? — Je suis soupçonné par l'ANGE d'avoir saboté ma propre base, et je suis sur le point d'être également accusé de m'être évadé de sa prison. Il me semble donc clair que je ne fais plus partie de l'équipe. — Allez, viens t'asseoir, le pria-t-elle, d'une voix chaleureuse. Cédric prit place dans le fauteuil qu'elle lui désignait. Il ne savait plus à quoi s'attendre de la part de cette organisation qu'il avait cru connaître comme le fond de sa poche. Il avait demandé une audience spéciale devant tous les directeurs continentaux, et voilà qu'il se retrouvait seul avec la dirigeante de la division internationale. — Dois-je conclure que ma requête a été rejetée ? s'enquit-il. — Non, je l'ai accordée, mais j'en ai quelque peu changé les règles. Je t'en prie, détends-toi. Tu n'as aucune raison d'être sur la défensive. — C'est mon destin qui se joue ici, madame. Je sais ce qui m'attend si vous me condamnez. Il savait aussi ce qui lui arriverait si, par clémence, l'Agence décidait de le relâcher dans la vie civile… — Je veux que nous discutions de façon amicale, dit la vieille dame pour tenter de l'apaiser. — Notre conversation sera-t-elle enregistrée ? — Non. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi cet endroit. Il ne contient ni micro, ni caméra. — Je ne comprends pas. — C'est pourtant fort simple, Cédric. J'ai choisi de te rencontrer de façon isolée et de ne mettre dans mon rapport que le strict nécessaire, car je sens que les explications que tu es sur le point de me donner seront difficiles à croire pour la majorité de mes directeurs. Cédric garda le silence. À moins que Mithri ne fût déjà convaincue de l'existence des reptiliens, il ne voyait pas très bien ce qu'elle insinuait. — Alors, commençons par le commencement, fit-elle avec un sourire aimable. Vincent McLeod a fait une étonnante découverte en visionnant les derniers instants qui ont précédé la destruction de la base de Montréal. Michael en est encore sous le choc. — Vincent ? s'étonna Cédric. Il y avait une éternité qu'il n'avait pas vu le brave savant. — En travaillant la bande vidéo à sa façon, il a capté un curieux phénomène : une entité apparemment composée de fumée est sortie du corps d'un des deux assassins de l'Alliance abattus quelques secondes plus tôt par tes hommes. Mithri nota que l'ancien directeur de Montréal s'intéressait à ce qu'elle disait. Toutefois, il ne semblait pas surpris d'apprendre l'existence de ce type de créature. — Cette chose, à toutes fins pratiques transparente, a poursuivi sa route jusqu'à ton arsenal. Quelques instants plus tard, ta base disparaissait. — Je vous ai dit que je n'étais pas responsable de ce désastre, se défendit-il. J'aimais mon travail et tout le progrès que mon équipe avait accompli depuis ma nomination. La mort de tous ces gens m'afflige énormément. — En ce qui me concerne, cette accusation a été retirée. Mais explique-moi comment tu as réussi à t'enfuir d'Arctique III sans ouvrir la porte de ta cellule et sans laisser de traces dans la neige. « Cette fois, c'est à l'asile qu'ils m'enverront », soupira intérieurement Cédric. Mithri était certes une femme intelligente et perspicace, mais croyait-elle en Dieu ? — As-tu eu des complices ? le questionna la dirigeante. — Un seul. — Un de tes agents ? Cédric secoua la tête négativement. — Tu ne veux pas me révéler son nom ? poursuivit-elle. — Vous allez me prendre pour un fou. — Après ce que j'ai vu sur les enregistrements de Montréal, plus rien ne me surprendra, je le crains. Sachant que la grande directrice de l'ANGE ne le relâcherait pas avant d'avoir des réponses, Cédric décida de plonger. — Lorsqu'il a vu que Yannick et Océane n'étaient plus en mesure d'arracher Cindy des griffes des adeptes du culte satanique qui l'avaient enlevée, cet homme, qui se fait appeler Océlus, est venu me chercher. — De quelle façon ? Nos équipements n'ont détecté la présence d'aucun transport, terrestre ou aérien. — Nos équipements ne sont pas calibrés pour capter le divin. — Le divin ? Es-tu en train de me dire que cet Océlus est un ange ? Cédric se posait souvent cette question. Il avait épluché à plusieurs reprises la base de données sur l'Antéchrist, sans jamais trouver de renseignements précis sur les Témoins de la fin des temps. Il savait seulement qu'ils seraient probablement la réincarnation de saints hommes. — Je ne sais pas ce qu'il est exactement, avoua-t-il. Il pourrait tout aussi bien être un esprit, qu'un extraterrestre. Il prétend être l'un des deux Témoins annoncés par les prophètes de la Bible. Ils sont ici pour surveiller les agissements d'un homme d'affaires dont Satan s'emparera. — L'Antéchrist, murmura la vieille dame avec découragement. Comment se fait-il que ce Témoin te connaisse ? — Il m'a sauvé la vie lorsque j'ai déclenché la mission Adonias. Cédric n'aimait pas mentir, mais il ne savait pas très bien comment lui avouer la vérité. — Il est arrivé par hasard dans cet immeuble en construction où la force de frappe de Montréal tentait de coincer un guérisseur suspect ? le pressa Mithri. — Ce guérisseur n'était nul autre que le bras droit de l'Antéchrist. Je ne désirais pas le voir s'installer au Québec. — La Bible ne mentionne pourtant aucun Témoin du nom d'Océlus. — Ce n'est pas son véritable nom. En réalité, il est l'un des apôtres du Christ de la religion chrétienne. Mithri demeura silencieuse un moment. — Qui est l'autre Témoin ? lâcha-t-elle finalement. La question tant redoutée… — C'est Yannick Jeffrey. Mithri arqua un sourcil. — Ses antécédents ne sont pas clairs, mais ils ne remontent certainement pas à l'époque du prophète Jésus, tout de même. — Son véritable nom est Simon-Pierre, et il attend depuis deux mille ans que se manifeste enfin l'ennemi de Dieu. La dirigeante avait évidemment entendu parler de la théorie du professeur au sujet de la résurgence de l'Empire romain. Une brillante thèse, d'ailleurs, à son avis. Elle avait aussi croisé cet agent, un peu avant la destruction de sa base. Il lui avait alors semblé différent des autres hommes, mais pas à ce point. — Si tu dis vrai, pourquoi a-t-il choisi de vivre à Montréal, plutôt qu'à Jérusalem, où la Bible annonce l'apparition de l'Antéchrist ? — Je n'ai pas eu le loisir de l'interroger à ce sujet. Ce que je sais, je l'ai appris d'Océlus. Cédric ne voulait pour rien au monde impliquer Océane, qui lui avait aussi fait des confidences. — Yannick travaille pourtant avec toi depuis plusieurs années, et tu n'as rien soupçonné ? — J'ai noté plusieurs anomalies dans ses déplacements. Il refusait, par exemple, de m'expliquer comment il arrivait à franchir de grandes distances en très peu de temps. Les sanctions n'y changeaient rien. La vieille dame se leva et marcha pendant un moment dans le loft. Cédric ne savait pas du tout à quoi elle pouvait penser. Il se doutait cependant qu'elle avait du mal à digérer cette invraisemblable histoire. — Il se passe des choses bien étranges sur Terre, déclara-t-elle tout à coup. C'est la raison pour laquelle nous avons créé cette agence. Nous savions que, éventuellement, les humains finiraient par se réveiller et découvrir la vérité. Elle avait utilisé le mot « humain », et non le mot « homme »… Cédric sentit son sang se glacer dans ses veines. — Tu trembles, Cédric. Il sursauta, faisant croire à Mithri qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne le laissait transparaître. — Je ne suis qu'un directeur provincial, se défendit-il. Je n'ai pas accès à tous les secrets de l'Agence. — Vincent McLeod a réussi à en déterrer quelques-uns, alors tu dois sûrement les connaître, toi aussi. — J'ai en effet gardé un œil sur ses recherches, et j'attendais avec impatience qu'il m'apporte des preuves concrètes de ce qu'il avançait… — Tu ne crois donc pas à ses reptiliens ? Cédric était à nouveau coincé entre la vérité et la survie. Son silence sembla amuser Mithri Zachariah, qui revint s'asseoir devant lui. — Tu ne sais pas mentir, mon jeune ami, et c'est une bonne chose pour moi. — J'ai une opinion, mais je ne veux pas qu'elle influence les décisions de l'ANGE. Mithri prit l'une de ses mains et la serra doucement dans les siennes. — Deux de tes agents racontent de terrifiantes histoires à leur sujet, alors j'ai demandé à la base de Toronto de créer un nouveau champ de recherche. J'aimerais que tu t'en occupes personnellement. — Pourquoi moi ? — Parce que ton équipe est la seule à avoir vu des lézards humanoïdes, et parce que tu crois à leur existence. — Je n'ai pas dit cela. — C'est écrit dans tes yeux. — Je pensais que… — Que nous te renverrions à Arctique III ? J'ai trop besoin d'un bon directeur à Toronto, surtout après ce qui s'y est passé. D'ailleurs, tu sembles être le seul homme à faire obéir l'indomptable Océane Chevalier. — Elle est rebelle, mais sagace. — Je suis dans le même camp que toi, Cédric, affirma la vieille dame avec un regard énigmatique. Avant qu'il ne puisse répliquer, Mithri tira sur la chaînette qu'elle portait au cou et sortit une breloque sphérique de son corsage. De couleur or, elle ressemblait aux petits œufs que Fabergé fabriquait jadis pour la famille impériale de Russie. — Nous avons tous nos petits secrets, avoua-t-elle en manipulant le bijou entre ses doigts. Cédric vit que la breloque s'ouvrait en deux. Toutefois, Mithri se contenta de la lui montrer, sans aller plus loin. — Acceptes-tu de diriger Toronto en attendant la reconstruction de la base de Montréal ? — Oui, s'entendit dire le suspect libéré. …010 Vincent McLeod se réveilla à la section médicale de la base d'Alert Bay. Désorienté, il battit des paupières plusieurs fois. Les dernières images gravées dans sa mémoire lui revinrent aussitôt à l'esprit. — Océlus ! hurla-t-il en s'assoyant. De solides bras l'écrasèrent sur la civière. Le visage de Christopher Shanks apparut au-dessus de lui. — Vincent, je ne veux pas être forcé de t'attacher, ou de te gorger les veines de sédatifs, jusqu'à ce que tu te calmes, l'avertit le directeur. Le jeune savant cessa de résister, car il ne pourrait certainement pas venir en aide à son ami si on le gardait prisonnier à l'infirmerie. — Tu te calmes ? Vincent hocha doucement la tête. Shanks le libéra immédiatement et demeura près de la civière, afin de s'assurer qu'il tiendrait parole. — Où est Océlus ? demanda l'informaticien. — Si c'est l'homme qui se trouvait avec toi, alors il est dans une salle d'interrogatoire, comme le dicte la procédure en cas d'entrée non autorisée dans une de nos bases. Vincent se demanda s'il devait révéler à son nouveau directeur qu'une entité maléfique se cachait probablement en lui. Il n'eut pas le temps de prendre une décision, que Shanks poursuivait son explication. — Son cas sera réglé par la division canadienne, surtout si nous n'arrivons pas à tirer quoi que ce soit de lui, l'informa le directeur. — Vous ne pourrez pas le garder à Alert Bay. — Tu doutes de notre capacité à le retenir ? — Il n'est pas physique comme vous et moi. Shanks leva les yeux vers la petite caméra qui filmait tout ce qui se passait dans la pièce. Il savait que le psychologue de la base observait attentivement Vincent. La théorie de ce dernier sur l'existence de créatures reptiliennes intelligentes commençait à se concrétiser, selon les rapports en provenance de Toronto. Shanks demeurait cependant sceptique, puisqu'ils émanaient tous des anciens collègues de travail de Vincent. — Océlus est-il reptilien ? demanda tout de même le directeur d’Alert Bay. — Non, c'est un envoyé de Dieu. L'incrédulité de Shanks se transforma en profonde désillusion. — Dans ce cas nous le ménagerons, dit-il, pour clore la discussion. — Vous pensez tous que je suis fou, n'est-ce pas ? — Non, Vincent. Nous savons que tu as traversé de rudes épreuves. Ne te soucie plus de notre visiteur. L'ANGE s'occupe de lui. L'informaticien comprit qu'il perdait son temps à lui expliquer la futilité de cette détention. Il ferma les yeux et pria qu'aucun mal ne soit fait au Témoin. Océlus se laissa emmener sans se débattre. Il y avait deux mille ans qu'il n'avait pas ressenti autant de violence. Ce qu'il vivait, lorsqu'il se matérialisait auprès de Képhas ou de Cindy, était si différent. Son ami de Judée avait toujours fait preuve de compréhension, de patience et de douceur avec lui. Et grâce à la belle agente de l'ANGE, il avait enfin connu l'amour et l'abandon total. Les membres de la sécurité le tinrent fermement par les bras en l'emmenant à la salle d'interrogatoire, ce qui lui causa beaucoup de douleur physique. Océlus tenta de disparaître pour y échapper, mais il ne parvint pas à se dématérialiser. La panique s'empara de lui. L'énergie maléfique qui habitait Vincent avait sans doute altéré ses pouvoirs divins ! Comment pourrait-il accomplir sa mission sans eux ? Et Képhas dépendait de lui… Les hommes en noir le firent asseoir sur une chaise en bois, dans une petite pièce à peine éclairée, aux murs métalliques. Puis ils refermèrent la porte, le laissant seul. Océlus ne connaissait pas les coutumes de ce siècle. Toutes ces années, il s'était contenté d'observer les progrès de toutes les créatures de Dieu sans intervenir. Il n'avait pas éprouvé le même besoin que Képhas, qui avait appris un nombre considérable de langues et avait participé à la vie quotidienne de plusieurs nations. Lors de la dernière incarnation d'Océlus, les soldats romains ne traitaient pas les espions avec déférence. Le pauvre Témoin ferma les yeux pour prier. Il fit connaître sa situation périlleuse à son Créateur, mais n'eut pas le temps d'entendre sa réponse, car la porte de la salle s'ouvrit. Océlus ne connaissait pas l'homme qui venait d'entrer. Il était d'âge mûr et son cœur lui parut bon. Toutefois, il ne semblait pas du tout apprécier le mystère qui entourait la soudaine arrivée d'un intrus dans cette base. Shanks prit place sur une chaise libre, de l'autre côté de la table étroite. Ses yeux pâles étaient perçants comme ceux de Jeshua… — Qui êtes-vous, et comment êtes-vous entré ici ? — Je m'appelle Yahuda Ish Keriyot. « J'espère qu'il ne s'agit pas d'un terroriste… », s'alarma intérieurement le directeur d'Alert Bay. Heureusement, le chef de la sécurité de la base était en train d'écouter cet interrogatoire. En entendant le nom de l'étranger, il avait sûrement lancé une recherche. — Je me suis matérialisé ici, ajouta Océlus. — Pardon ? — Je m'appelle… — J'ai bien entendu votre réponse, monsieur Ish Keriyot, mais je ne la comprends pas. — Parce que vous n'avez pas encore le pouvoir de vous déplacer de cette façon. Lorsque Jeshua sera de retour dans ce monde, plus rien ne vous sera impossible. Christopher Shanks arqua les sourcils, sceptique. Ses techniciens lui avaient en effet assuré que personne n'était entré à Àlert Ray par l'un ou l'autre de ses deux points d'accès, à savoir un ascenseur d'urgence destiné à évacuer rapidement le personnel en cas d'incendie, ainsi que le hangar d'où partaient tous les aéronefs de l'ANGE. Il avait méticuleusement étudié les dossiers des agents de Montréal qui avaient séjourné chez lui. Ils étaient truffés d'anomalies que Cédric Orléans avait promis d'élucider, mais ce dernier avait été emmené par les autorités supérieures de l'Agence avant de s'exécuter. — Je n'appartiens pas à votre univers, dit Océlus pour l'éclairer. — Vous venez d'une autre planète ? — Non. Je suis né ici, mais à une autre époque. Je suis revenu à la vie, à la demande du Créateur de toutes choses, afin de… Océlus se rappela alors les mots modernes qu'utilisait Képhas, et crut que Shanks le comprendrait mieux s'il les utilisait. — … faire de la surveillance. Son initiative n'eut pas l'effet voulu, puisque le visage du directeur de la base passa de l'incrédulité à la méfiance. — Vous êtes donc un espion. — D'une certaine façon, oui, répondit innocemment le Témoin. Je dois surveiller un homme qui vit à votre époque et qui… — Vincent McLeod ? — Non. — Quelqu'un qui travaille pour la même organisation que lui ? — Non. — Alors, pourquoi vous êtes-vous introduit ici ? — Vincent est mon ami, et je suis venu l'encourager. Shanks observait l'étranger pendant qu'il répondait à ses questions. Il n'y avait pas d'agressivité dans sa voix. Son comportement se rapprochait même de celui d'un homme qui n'avait rien à se reprocher. « Il s'est tout de même infiltré dans une base secrète sans être détecté », se rappela le directeur d'Alert Bay. L'Agence prévoyait de sévères sanctions pour ce genre de violation. — Vincent a besoin d'aide, ajouta le Témoin, qui ne se sentait pas compris. Il a été enlevé et mortellement blessé par Arimanius, à Montréal. Je crains même que ce démon n'ait introduit en lui un esprit malin. Les choses se compliquaient de seconde en seconde. Shanks décida tout de même de conserver son sang-froid. — Nous sommes au courant des difficultés psychologiques de Vincent et nous faisons l'impossible pour l'en soulager. — Cet esprit n'est pas dans sa tête, mais dans tout son corps. — Êtes-vous en train de me dire qu'il est possédé ? s'étonna le directeur. Shanks avait vu des documentaires sur l'exorcisme, mais il avait toujours cru que ces pauvres gens souffraient de maladies qui n'étaient pas encore répertoriées par les médecins. — Je n'en suis pas certain, le rassura un peu Océlus. Ceux qui sont dominés par le Mal agissent de façon étrange, alors il vous sera facile de le découvrir, si tel est le cas. « Facile, vraiment ? » se dit le directeur, découragé. Il était vrai que Vincent se comportait de façon bizarre depuis quelques mois. — Je verrai ce que je peux faire pour lui, indiqua Shanks. Un technicien entra alors dans la salle. Le directeur ne cacha pas son agacement. Son personnel savait pourtant qu'on ne devait jamais interrompre un interrogatoire ! — Je suis désolé, monsieur Shanks, s'excusa le jeune homme, mais vous devez absolument voir ceci. Il lui tendit un document informatique et quitta prestement l'endroit, avant que son patron n'ouvre la bouche pour le réprimander, Shanks lut rapidement les premières lignes du rapport avec l'intention de le terminer plus tard, mais la teneur du court document retint son attention. L'homme assis devant lui n'avait ni chaleur corporelle, ni pouls ! L'ordinateur allait même jusqu'à suggérer qu'il était un hologramme. Shanks se redressa d'un coup sur sa chaise en levant les yeux sur l'étranger aux boucles noires. Les hologrammes ne répondaient aussi précisément à des questions que lorsqu'ils étaient dirigés à distance par quelqu'un qui pouvait entendre toute la conversation. Il se leva d'un bond et alla toucher Océlus pour vérifier les dires du rapport. Ses doigts s'enfoncèrent dans la manche du veston sombre et entrèrent en contact avec son bras, ce qui prouvait que cet homme était on ne peut plus solide. — Les instruments de cette base me disent que vous n'êtes pas réel et pourtant, vous êtes devant moi et je viens de constater que vous n'êtes pas une hallucination. — Je suis une créature immortelle qui peut se solidifier à volonté. Vos instruments ne me perçoivent pas comme vous le faites, parce qu'ils n'ont pas de conscience, expliqua calmement Occlus. L'Agence avait répertorié beaucoup d'entités et de phénomènes surnaturels depuis sa fondation, mais jamais rien d'éternel, jusqu'à ce jour. — Je vais être contraint de demander à un autre niveau de mon organisation de vérifier vos dires, monsieur Ish Keriyot. Avant que vous ne partiez, dites-moi au moins comment vous êtes devenu l'ami de Vincent. Océlus ignorait si Képhas faisait encore partie de l'Agence. Avait-il démissionné de son poste ? Il préféra finalement ne pas le mêler à cette histoire. — Nous avons des amis communs, se contenta-t-il de répondre. — Je connais à fond le dossier de Vincent, et il mentionne pourtant clairement qu'il n'a pas d'amis. Il ne fréquente en fait que ses collègues de travail. Serait-ce l'un d'eux ? Océlus demeura muet. — Dites-moi de qui il s'agit, insista le directeur. Le Témoin baissa la tête sans répondre. « Il est temps que je confie ce mystère à Kevin », décida le directeur d'Alert Bay. Sa véritable tâche était de former les agents de demain, pas de mener ce genre d'enquête. — Des membres de la sécurité viendront vous chercher dans un instant, annonça-t-il. Je vous prierais de les suivre docilement. Shanks sortit de la salle d'interrogatoire en serrant le rapport dans sa main. Il se rendit directement à son bureau, où il s'enferma. Il n'était pas encore assis derrière sa table de travail, qu'il demandait déjà à l'ordinateur d'établir une communication prioritaire avec le directeur du Canada. — Christopher ? s'étonna Kevin Lucas en apparaissant à l'écran. La dernière fois que tu m'as appelé, c'était… En fait, je ne me souviens plus de la dernière fois que tu m'as appelé. — J'ai un indésirable à remettre entre tes mains de toute urgence. — Un de tes élèves a commis une faute impardonnable ? — Il s'agit d'un intrus qui s'est infiltré à Alert Bay. Lucas tressaillit. Le dernier incident du genre remontait à l'année précédente, à Montréal, et avait coïncidé avec la destruction de cette base. — Sais-tu qui il est ? s'alarma le directeur canadien. — Il dit s'appeler Yahuda Ish Keriyot. — Si je me souviens bien, c'est le nom du traître qui a dénoncé Jésus aux soldats romains et qui est en quelque sorte responsable de sa mort, non ? — J'avais donc raison : c'est un illuminé. — Il est cependant suffisamment futé pour s'introduire dans tes installations, qui sont pourtant impénétrables. — Les ordinateurs n'ont absolument rien capté. J'ai demandé à mes techniciens de les vérifier de A à Z, et ils sont en parfait état de fonctionnement. — As-tu questionné cet homme ? — Oui, mais nous avons tourné en rond. Il prétend être un envoyé divin en mission sur la Terre. — Je vois. Mets-le tout de suite dans un avion sécurisé à destination d'Ottawa. — MONSIEUR SHANKS, VOUS AVEZ UNE COMMUNICATION URGENTE DE LA PART DE MONSIEUR REEVES. C'était le meilleur technicien d'Alert Bay. D'ailleurs, Kevin Lucas le connaissait très bien, puisqu'il l'avait lui-même affecté à cette base de formation. — Accepte-la, recommanda-t-il à Shanks. L'écran encastré dans la table de travail s'illumina et des mots, tapés à la hâte, y apparurent. — J'aurai tout vu, souffla Shanks, sidéré. — Que se passe-t-il, Christopher ? — Lis toi-même. Il pressa quelques touches du clavier et donna à son supérieur le temps de prendre connaissance du court rapport. — Son énergie fluctue ? s'étonna Lucas. Vous ne l'avez pas torturé, tout de même. — Cela n'a jamais fait partie de nos méthodes, voyons, s'offensa Shanks. Nos senseurs enregistrent l'image et la voix de cet homme, mais il n'a ni pouls, ni chaleur corporelle. Qui plus est, il y a quelques minutes à peine, il n'affichait aucune activité cérébrale et pourtant, il répondait à toutes mes questions. — Fais partir l'avion tout de suite et assure-toi que ce petit plaisantin soit sous bonne garde. Transmets-moi aussi tout ce que tu as récolté sur lui, avant que Korsakoff ne me le demande. — Avec plaisir. …011 De retour à la base de Toronto, Océane Chevalier et Aodhan Loup Blanc examinèrent à la loupe les photographies prises par le voisin de Meg Smythe. Elles défilèrent une par une devant les yeux attentifs des deux agents. — C'est beaucoup d'équipement pour démolir une seule maison, remarqua l'Amérindien. — Voyons si nous pouvons identifier quelqu'un dans cette foule de travailleurs, murmura Océane en pianotant le code du programme informatique de Vincent. — De mon côté, je vais tenter de trouver plus d'informations sur cette entreprise. La jeune femme ne l'entendit même pas. Elle promenait lentement le carré rouge du logiciel sur chacun, des visages, même ceux des hommes qui se trouvaient en arrière-plan. La banque de données de l'ANGE n'en reconnut qu'un seul : Douglas Grimm ! Océane imprima sa trouvaille et se concentra ensuite sur les plaques d'immatriculation des camions. L'ordinateur lui fit tout de suite savoir que tous les véhicules appartenaient à la même entreprise. Aodhan revenait justement vers sa collègue avec un imprimé en main. — Dominatio Inc., dirent-ils en même temps. Ce mot signifiait domination. « Tout à fait reptilien, comme concept », pensa Océane. — La compagnie appartient à quelqu'un dont tu as déjà entendu parler, ajouta l'Amérindien. — Laisse-moi deviner : Douglas Grimm ? — Il ne pouvait plus charcuter les gens, alors il s'est lancé dans la démolition de leurs maisons ? — Je pense qu'il voulait plutôt faire disparaître des preuves gênantes, conclut Océane. — Après que la police et les pompiers aient ratissé les lieux ? — Il s'agit peut-être de choses difficilement discernables pour un œil humain. — Examinons ces photos une autre fois, si tu veux bien, proposa Aodhan. Océane pianota sur le clavier, afin d'afficher la première photographie. À la troisième, Aodhan sursauta. — Regarde, là ! s'exclama-t-il en appuyant le bout de l'index sur l'écran. La jeune femme s'empressa d'élargir le cliché autant qu'elle le put, puis d'en améliorer la résolution. — Ils se débarrassent des débris, comme sur toutes les autres photographies, constata-t-elle. — Examine plus attentivement ce qu'ils transportent. Océane agrandit encore une fois l'image, même si de ce fait, celle-ci devenait plus floue. — On dirait des corps ! Elle distinguait clairement les contours de grands sacs de plastique noir, que les hommes chargeaient dans un camion qui ne convoyait pas de la terre. — Pourtant, aucun cadavre n'a été retrouvé dans les débris, se rappela l'agente. — Ça ne signifie qu'une chose : le chef des pompiers est de mèche avec notre machiavélique chirurgien. Il lui trouve des corps pour alimenter ses recherches. — J'ai une théorie encore plus troublante. — Reliée aux reptiliens de Vincent McLeod, sans doute ? soupira Aodhan. — Ouais. Océane discerna l'irritation que l'Amérindien tentait de lui cacher. — Prends au moins le temps de m'écouter. Il s'enfonça contre le dossier de sa chaise et croisa ses bras sur sa poitrine. — Tu prétends avoir la capacité de ressentir des trucs cachés dans le sol, comme des tunnels et des vortex d'énergie, et tu refuses de croire que nous partageons cette planète avec d'autres créatures pensantes ? reprocha-t-elle. — L'ANGE reconnaît depuis longtemps que certaines personnes possèdent des facultés extrasensorielles. Quant aux reptiliens, on en parle sur Internet, mais aucun n'a encore été capturé. — Je croyais que tu avais l'esprit ouvert, grommela Océane. Je suis désolée de t'avoir fait perdre ton temps. Elle se leva, mais n'alla pas plus loin, Aodhan ayant saisi son poignet. — Eh, doucement ! s'exclama-t-il. Comment peux-tu savoir ce que je pense vraiment ? — C'est écrit dans tes yeux. — Assieds-toi, si tu veux bien ? En temps normal, Océane se serait défait de son emprise et aurait claqué la porte, mais l'expression de supplication qu'affichait le visage de son collègue eut pour effet de la calmer. — Je sais que le but ultime de cette agence est d'enquêter sur tous les phénomènes paranormaux qu'on lui présente et de tenter de les expliquer de la façon la plus scientifique possible, commença-t-il. Toutefois, je sais aussi que plusieurs de ces phénomènes résistent à toutes nos analyses. J'ai passé des mois à éplucher de tels dossiers. — Mais tu n'as rien vu sur des hommes lézards. — L'ANGE n'a jamais mené d'enquête officielle à ce sujet. — Eh bien, cette lacune va bientôt être comblée. — Nous pouvons certainement interroger le docteur Grimm au sujet de sa présence sur ces photos, mais je vois mal comment cette initiative convaincra Fletcher que ce médecin est un reptilien. — Et si je te disais que je connais quelqu'un qui peut dépister ces créatures malfaisantes de la même manière que tu sondes le sol à la recherche d'énergie positive ou négative ? — Alors, j'aimerais bien le rencontrer. — Lorsqu'il reviendra au Canada, il te prouvera qu'il existe des dragons humains. — En attendant, nous pourrions faire une petite balade en voiture dans le beau quartier qu'habite Douglas Grimm. Qui sait ? Nous pourrions peut-être trouver l'endroit où il entrepose sa machinerie. Océane hocha la tête sans empressement. Les agents se rendirent au garage de la base et empruntèrent une berline argent. Aodhan n'eut pas à utiliser ses pouvoirs surnaturels pour sentir la nervosité de sa collègue. Il décida toutefois de ne pas jeter d'huile sur le feu. Au lieu de lui faire raconter l'incident qui lui avait fait perdre sa montre dans cette partie de la ville, il lui fit plutôt des excuses. — Je te demande pardon de t'avoir fait la morale à ton arrivée à Toronto, lâcha-t-il, pour briser le silence. Océane lui jeta un regard en coin. — Je n'aurais pas dû te juger avant de te connaître. — As-tu une meilleure opinion de moi, maintenant ? demanda-t-elle d'un air taquin. — Tu n'es pas aussi rebelle que je le pensais. Tu as tout simplement plus de facilité que le reste de la population à reconnaître les injustices, et tu ne peux pas t'empêcher de les crier sur tous les toits. — C'est vrai que je ne peux pas supporter l'injustice. Ils poursuivirent leur route sans dire un mot pendant quelques minutes. — Avec qui avais-tu l'habitude de faire équipe, à Montréal ? — J'y ai travaillé seule pendant presque dix ans. Il m'est arrivé de former des recrues sur le terrain, mais elles volaient de leurs propres ailes assez rapidement. — Comme Cindy ? — Elle a été jetée dans l'action un peu trop rapidement, à mon avis. Quand le psychologue me dira que ses traitements l'ont remise d'aplomb, je lui demanderai de travailler sur ce dossier avec moi pour l'aider à reprendre confiance en elle. — On dirait que ces événements tragiques ont laissé moins de séquelles sur toi. — Je ne suis pas faite du même bois que les autres agents de l'ANGE. Ils débouchèrent dans la rue où Océane avait été attaquée lors de sa première mission à Toronto. Le sourire de la jeune femme s'effaça d'un seul coup. Tous ses sens étaient maintenant aux aguets. Elle scruta toutes les entrées des grands manoirs sans y voir de camions comme ceux qui lui avaient barré la route. « Thierry est de l'autre côté de l'océan, se rappela-t-elle. Si ces horribles monstres m'attaquent à nouveau, il ne pourra pas me secourir. » Aodhan savait que sa collègue avait peur, mais qu'elle devait apprendre à surmonter ses appréhensions. Personne ne pouvait le faire à sa place. Jadis, le grand-père de l'Amérindien l'avait obligé à remonter à cheval après une chute brutale qui lui avait presque arraché un genou. Il lui avait ainsi appris, dans sa grande sagesse, que c'était la seule façon d'avancer dans la vie : Ses mots demeureraient inscrits dans sa mémoire toute sa vie : Laisse la peur te traverser comme si tu étais un nuage et elle ne prendra pas racine en toi… Au lieu de chercher un piège, Aodhan observa la propriété du docteur Grimm, délimitée par un mur de pierre ponctué de grillages en fer forgé. — Il n'y a pas suffisamment d'espace ici pour entreposer tous les véhicules que nous avons vus sur les photos, nota-t-il. — L'entreprise n'avait pas d'autre adresse ? s'enquit Océane. — Non. Je n'ai vu que celle-ci. — Les reptiliens sont des créatures endogées, donc ces camions sont sans doute entreposés sous le sol. — Tu veux dire qu'ils achètent de grosses résidences pour s'installer en dessous ? la taquina Aodhan. — À chacun ses goûts, rétorqua-t-elle, le sourire aux lèvres. — Dans ce cas, je suis le mieux placé pour le vérifier. Océane sentit son sang se figer dans ses veines lorsqu'il gara la voiture sur une rue transversale. — Tu veux sonder ce terrain en plein jour ? s'alarma la Montréalaise. — Nous allons commencer par en faire le tour, en marchant comme de simples piétons, afin de repérer le système d'alarme ou les gardes armés du docteur Frankenstein. Nous sommes suffisamment bien habillés pour qu'on nous croie du quartier. Océane retira du coffre à gants un petit appareil carré, qu'elle attacha à son avant-bras avec une bande velcro. Le couvrant de sa manche de manteau, elle n'en laissa sortir que la fine antenne entre ses doigts. — Tu crois vraiment que nous en aurons besoin ? la défia Aodhan. — On dirait que la vie ne met sur ma route que des hommes arrogants qui veulent absolument se faire tuer, grommela-t-elle. Ils sortirent de la berline. — Tu parles de tes collègues de Montréal ? — Non, de ma vie privée. Aodhan ne la questionna pas à ce sujet. Il avait appris à respecter l'intimité des autres. Ils grimpèrent sur le trottoir. Heureusement, il ne neigeait plus à Toronto à cette période de l'année. Dès qu'ils furent en vue de la propriété de Douglas Grimm, Océane glissa ses doigts entre ceux de son collègue. — Ne te fais surtout pas d'idée, l'avertit-elle avec un large sourire. Nous aurons moins l'air de deux espions, ainsi. — Pas de baiser ? — Si tu veux mettre mes techniques d'autodéfense à l'épreuve, tu n'as qu'à essayer, le menaça-t-elle. Ils ralentirent le pas en circulant dans les deux rues qui bordaient l'immense terrain à l'est et au sud. Un mur, à l'ouest, séparait la propriété de Grimm de celle de son voisin. — Il y a un système de détection de mouvement sur cette muraille, annonça l'Amérindien, mais aucune caméra. L'appareil que portait Océane se mit à vibrer sur son avant-bras. À son grand étonnement, le mécanisme électronique ultrasophistiqué avait détecté la même chose qu'Aodhan, quelques secondes après ! Possédait-il vraiment le pouvoir de sentir ce genre de choses ? — Retournons à la voiture et allons explorer le boisé derrière la résidence, chuchota-t-il à son oreille. Nous pourrons certainement y accéder par une autre rue. Ils firent demi-tour en continuant de bavarder de tout et de rien, pour que les voisins pensent voir un jeune couple à la recherche d'une maison. — Y a-t-il quelqu'un dans ta vie ? finit, par demander Aodhan. — Oui, mais il habite plutôt loin d'ici, alors c'est une relation télégraphique, si tu vois ce que je veux dire. Et toi ? — J'ai fréquenté une fille au Nouveau-Brunswick, mais elle a fini par en avoir assez de mes trop fréquentes absences. — Quelle était ta couverture, là-bas ? — Technicien en biologie marine. — Pourquoi ne nous trouve-t-on pas des postes aussi intéressants ici ? s'insurgea Océane. — Parce que l'ancien directeur torontois souffrait de paranoïa ? — Je me demande qui la division internationale enverra pour le remplacer ? Si les futurs agents étaient formés à Alert Bay, les chefs de division, pour leur part, étaient choisis parmi les meilleurs agents du monde entier, et ils apprenaient leur travail sur le terrain. Il était bien difficile de leur fournir un manuel de dépannage, puisque leur champ d'opération était l'étrange. En sillonnant le quartier riche, en voiture, Océane et Aodhan découvrirent que le boisé qui décorait le fond de la cour de Grimm s'étendait jusqu'à une rue parallèle, un demi-kilomètre plus loin. Le muret de pierre se rendait jusque-là, tout comme les fils du système de détection. L'Amérindien scruta donc l'enceinte centimètre par centimètre en l'effleurant de la main. — Il y a un dispositif de branchement juste ici, chuchota-t-il. Au même instant, l'appareil de détection d'Océane se mit à vibrer. Exaspérée, elle sortit son bras de sa manche. Le lecteur confirma une fois de plus ce que son collègue venait de découvrir. — Connais-tu-une incantation qui pourrait le désamorcer ? se moqua-t-elle. — Non. — Ce système d'alarme détecte le mouvement… — Au-dessus du mur, oui, je sais. Océane fourra la petite boîte métallique dans sa poche de manteau. — Il n'y a aucune façon de grimper là-haut sans se faire prendre sur le fait, soupira-t-elle. — Alors, passons en dessous, suggéra son collègue. La Montréalaise n'avait certainement pas envie de passer la journée à creuser, alors elle étouffa un commentaire désobligeant et se contenta d'observer Aodhan. Lorsque celui-ci atteignit la section de la muraille qui obliquait vers le sud, il constata avec satisfaction que le lot adjacent n'avait pas été vendu. Mieux encore, il n'avait pas été défriché. Il s'enfonça donc entre les arbres, jusqu'à ce qu'il soit suffisamment éloigné de la rue, sans être non plus trop près du terrain du voisin de Grimm. Il retira alors son briquet de sa veste. — As-tu perdu la tête ? s'écria Océane. Une explosion attirera non seulement la police, mais elle ameutera tout le quartier ! — Cette technologie a l'avantage d'être très silencieuse. Océane avait été enfermée un long moment à Alert Bay, et elle n'avait pas encore cherché à s'informer des plus récentes découvertes de l'ANGE. Une fois à Toronto, Ashby l'avait empêchée de se servir des ordinateurs de la base. Sa curiosité l'emporta donc une fois de plus sur sa prudence et elle voulut voir ce qu'avaient inventé les petits génies de l'Agence. — Comme tu le sais probablement déjà, nous possédons notre propre satellite en orbite, lui dit Aodhan. — Et ? le pressa la jeune femme qui ne voyait pas le lien entre cet engin et le briquet. — Il a été programmé de façon à détecter toutes sortes d'énergies et y réagir différemment. — Pourrais-tu être un peu plus clair ? — Une image valant mille mots… Il manipula le briquet jusqu'à ce que ce dernier ressemble à un minuscule pistolet, puis en pressa la gâchette. Un mince filet de lumière s'en échappa. « Sans doute un nouveau type de rayon laser », conclut Océane. Sur la base du mur, Aodhan dessina un rectangle juste assez grand pour qu'un homme puisse s'y faufiler. Dès que l'opération fut terminée, il saisit sa collègue par le bras et l'entraîna plus loin, en vitesse. — Qu'est-ce qui te prend ? s'écria-t-elle en se dégageant de la pression de son collègue. L'Amérindien demeura silencieux, mais avec un sourire triomphal, il appuya sur le petit dauphin qui apparaissait en relief sur le briquet. Une boule de feu tomba alors du ciel, arrachant un cri de surprise à Océane. La sphère incandescente frappa sa cible, la désintégrant instantanément. Il n'y avait eu aucune explosion, aucun fracas, aucune secousse, seulement un curieux grésillement. — j'aurai vraiment tout vu, souffla la jeune femme, interloquée, en s'approchant de l'ouverture percée dans la pierre. — Ne perdons pas de temps. Les gens du coin voudront sans doute se mettre à la recherche de ce qu'ils auront pris pour une météorite. Il s'élança dans le trou sans plus d'explication. Océane le suivit en se disant qu'avec une arme semblable, son travail allait devenir beaucoup plus palpitant. Les agents s'infiltrèrent discrètement sur la propriété du médecin sans déclencher d'alarme. Ils marchèrent en silence entre les arbres. Aodhan avait écarté les doigts. Il cherchait déjà une possible cachette sous ses pieds. L'Amérindien s'immobilisa brusquement, juste avant d'arriver sur la pelouse encore trempée par les pluies printanières. Il ne demeura en transe qu'un court moment, cette fois. « Comment fait-il ce truc ? » se demanda Océane, fascinée par ses facultés extrasensorielles. — Il y a de l'activité sous la terre dans ce qui semble être un large tunnel, l'informa-t-il. — Essayons d'en trouver l'entrée, dans ce cas. Aodhan apprécia le soudain aplomb de sa collègue. Il perçut que sa peur s'était envolée. Elle commençait même à réagir comme une véritable agente de l'ANGE. Elle le suivit tandis qu'il tentait de délimiter la taille du terrier ennemi. Ils ne trouvèrent aucune ouverture dans la forêt et en conclurent qu'elle devait donc se situer derrière ou devant le manoir. — Es-tu capable de sentir s'il y a quelqu'un dans la maison ? s'enquit Océane. — Il faudrait que je m'en approche davantage. « En terrain découvert ? » hésita Océane. Elle faisait souvent fi des règlements de l'Agence et ne pensait pas à sa propre sécurité lorsqu'elle était sur une piste fraîche. Pourtant, cette fois-ci, elle se fit violence. — Le mieux serait d'avertir la base et de demander des renforts, indiqua-t-elle en répétant les mots exacts du manuel du parfait agent. — Je suis d'accord. Océane posa son minuscule écouteur sur son oreille, et appuya sur le cadran de sa montre en même temps que sur une petite décoration orange. — OC, neuf, quarante. Je veux parler au directeur de la base. — Océane, où es-tu ? s'impatienta une voix, qu'elle reconnut aussitôt. — Cédric ? — Je vois que tu es toujours aussi imprudente. — C'est un bien grand mot… — Je ne trouve nulle part l'autorisation de monsieur Fletcher de pénétrer sur une propriété privée, ou d'utiliser les pouvoirs dévastateurs de notre satellite. — Nous avions l'intention de la demander en rentrant à la base, répondit-elle, taquine. — Sortez tout de suite de là, c'est un ordre. Je vous attends dans mon bureau. Sur ces mots, Cédric mit fin à la communication. Océane savait qu'elle serait probablement réprimandée pour son geste hardi, mais elle s'en moquait : elle voulait surtout revoir celui qui l'avait conçue. …012 Cindy Bloom ne fut pas informée du retour de Cédric à la base de Toronto. En fait, elle avait quitté les Laboratoires au moment même où son ancien chef entrait aux Renseignements stratégiques. Au lieu de retourner à son appartement, elle se planta devant la nouvelle porte du long couloir. — Reptiliens, lut-elle à voix haute pour se donner du courage. Elle approcha l'index de la combinaison à numéros, mais n'en pressa pas les petites touches. — AVEZ-VOUS BESOIN D'AIDE, MADEMOISELLE BLOOM ? demanda l'ordinateur de la base. — Non. Il faut que je le fasse seule. Cindy fit un nouvel essai, et se ravisa. — Les reptiliens existent, mais ils ne sont pas tous méchants, déclara-t-elle pour se rassurer. — NOUS NE POSSEDONS PAS ENCORE SUFFISEMMENT DE DONNEES POUR L'AFFIRMER. — Eh bien, moi, j'en ai vus. — IL FAUDRAIT QUE PLUSIEURS PERSONNES DEPOSENT DES RAPPORTS POUR QUE NOUS PUISSIONS LES COMPILER. — Oh, je sais bien que personne ne me croit. Pour échapper à l'ordinateur, Cindy pianota la combinaison et fit un premier pas dans ce nouveau laboratoire. Les plafonniers s'allumèrent instantanément, révélant une salle de taille moyenne. Sur deux tables reposaient de puissants ordinateurs de l'ANGE. Cindy leva alors les veux et étouffa un cri d'horreur en voyant les affiches au-dessus des écrans. On avait élargi les dessins qu'elle avait faits à la demande du psychiatre, et on les avait fixés au mur ! — Mais de quel droit… Elle s'avança sans s'apercevoir qu'elle avait franchi un mince filet lumineux au ras du sol. Une banderole tomba soudain du plafond, directement devant les yeux de la jeune femme, qui cria d'effroi. — MADEMOISELLE BLOOM, AVEZ-VOUS BESOIN D'AIDE ? Pressant les deux mains sur son cœur, elle parvint à lire ce qui était écrit sur la bannière : BIENVENUE CINDY ! — Je vais la tuer ! s'écria la recrue, persuadée que c'était Océane qui lui avait joué un tour. — MADEMOISELLE BLOOM ? Elle arracha le papier en poussant un grondement de colère et constata, avec étonnement, que cette farce avait chassé sa peur. — Je n'ai besoin de rien, merci. Cindy prit place devant l'ordinateur. Elle inspira profondément et tapa son code. Un visage tout vert apparut à l'écran. — Ce n'est qu'un dessin, répéta-t-elle tout haut, à plusieurs reprises. Elle consulta la table des matières de la base de données. Son témoignage s'y trouvait, suivi de celui d'Océane. Elle prit le temps de les relire. Sa collègue avait vu une créature humanoïde recouverte d'écailles blanches descendre l'escalier du sous-sol, dans lequel se tenait la messe noire. Le reptilien albinos avait assommé Yannick et Océane avant qu'ils ne puissent faire quoi que ce soit. Le troisième rapport aurait dû être celui de Yannick, mais il était vide, car le professeur d'histoire ne leur avait pas redonné signe de vie depuis cette terrible soirée. Cindy entendit chuinter la porte et fit volte-face. C'était Cédric ! Il portait un complet impeccable, une chemise blanche et une cravate seyante, comme lorsqu'il dirigeait la base de Montréal. Cindy bondit de sa chaise pour lui sauter dans les bras. — Ce que je suis contente de te revoir ! s'exclama-t-elle. Depuis le début de sa vie, Cédric n'avait ressenti que très peu d'émotions. Il ne connaissait que la peur, car il avait grandi dans les menaces et les corrections. Il avait appris à vivre avec sa peur, car il savait qu'à tout moment, la reine des Dracos pouvait le retrouver et le mettre en pièces. Il avait également honte de sa véritable apparence et tentait de l'oublier le plus souvent possible. Cédric n'avait en fait connu l'amour qu'un bref moment dans les bras d'Andromède Chevalier, mais il avait dû s'enfermer à Alert Bay peu de temps après pour échapper aux caprices meurtriers de Perfidia. Il n'avait donc jamais su comment réconforter les braves hommes et femmes qui travaillaient sous ses ordres. C'étaient des humains, qui avaient la chance d'être des mammifères depuis leur naissance, et dont les émotions s'exprimaient sans effort… Il referma les bras sur Cindy, sans exercer toutefois trop de pression, car il savait que sa force physique était nettement plus grande que celle de ses subalternes. — Dis-moi que tu n'es pas seulement de passage, lui dit précipitamment la jeune femme en se libérant de son emprise. — On m'a offert le poste de directeur de la base de Toronto, en attendant que la mienne soit reconstruite, et j'ai accepté. — C'est merveilleux ! — Que fais-tu dans cette salle, Cindy ? — J'essaie de surmonter ma peur. Il la fit asseoir sur une chaise à roulettes et prit place sur une autre. — Qu'as-tu vu le soir où tu as été enlevée ? — Tu étais là, toi aussi. Pourquoi me poses-tu cette question ? rétorqua-t-elle, surprise. — Je veux seulement connaître ta version des faits. — J'ai pourtant écrit un long compte-rendu au sujet de ces événements, lui rappela Cindy. — Je viens juste d'arriver et je n'ai pas eu le temps de tout lire encore. — Oui, c'est vrai. Eh bien, j'ai vu ce que je croyais être des hommes qui portaient des masques de monstre, jusqu'à ce que l'un d'eux arrive sans porter de vêtements. Sa peau n'était pas humaine. Elle était constituée de petites écailles blanches comme celles des poissons. Il avait de longues dents et il marchait sur deux jambes, comme toi et moi. — Et ensuite ? Les yeux de la recrue se remplirent de larmes. Tout à coup, les détails de sa captivité devenaient de plus en plus clairs dans sa mémoire. — Le reptile blanc voulait tuer Océane et Yannick, mais tu es arrivé et… Le reste de sa phrase s'étrangla dans sa gorge. Elle fit brusquement reculer sa chaise pour s'éloigner de Cédric. — Il t'a offert de me dévorer ! se rappela-t-elle, bouleversée. — Tu as cru que j'allais le faire ? — On aurait dit qu'il te connaissait. — Je devais jouer le jeu, Cindy. C'était la seule façon de vous sauver tous. Il fallait que je m'approche du policier Morin et que je le libère. — Pourquoi le reptile blanc ne t'a-t-il pas attaqué, comme il l'a fait pour Océane et pour Yannick ? — Je n'en sais rien. La séquence des événements défila une nouvelle fois devant les yeux de la jeune femme. — Tu es le reptilien bleu ! comprit-elle. — De quoi parles-tu ? — Tu as empêché ce monstre de me mordre dans le cou en le plaquant sur le sol ! C'était exactement ce que Cédric ne voulait pas entendre. Contrairement à ce qu'il venait de dire à Cindy, il avait rapidement parcouru les rapports de ses agentes, afin de savoir s'ils risquaient de révéler ses origines. À son grand étonnement, il n'y avait pas trouvé la mention de trois reptiliens de couleur différente. Dans le cas d'Océane, c'était parfaitement compréhensible, puisqu'elle avait été mise hors d'état de nuire avant que Thierry Morin ne soit libéré. Quant à Cindy, elle avait écrit qu'un monstre immaculé avait voulu la mordre, puis qu'elle avait entendu des cris de terreur et des pas de course autour d'elle. Elle avait probablement eu si peur qu'elle avait involontairement chassé ces horribles souvenirs de sa mémoire. — Es-tu le reptilien bleu ? redemanda-t-elle. Ou suis-je en train de devenir folle ? Le père de Cédric lui avait appris, jadis, que les Neterou ne possédaient aucun pouvoir et qu'ils n'étaient que de dévoués esclaves. Les Dracos, quant à eux, régnaient sur bien des mondes en se servant de facultés télépathiques, ou carrément de leur force physique. Pourtant, le policier Morin était persuadé que Cédric n'appartenait à aucune de ces deux races. Les reptiliens comme lui possédaient-ils des facultés aussi puissantes que les Dracos ? Était-ce grâce à elles qu'il avait réussi à amadouer Kièthre ? Il allait immédiatement le vérifier. — Cindy, regarde-moi dans les yeux. Le regard sombre du directeur la captiva sur-le-champ. — Je ne suis pas le reptilien bleu que tu as vu ce soir-là. — Tu n'es pas le reptilien bleu, répéta-t-elle, hypnotisée. — Tu as vu des reptiliens dans la salle de rituel, mais tu ne connais pas leur identité. — Je ne connais pas leur identité… Puis Cédric ferma les yeux, brisant l'envoûtement. — Tu n'es certainement pas folle, la rassura-t-il. Notre monde recèle de nombreux mystères. C'est notre travail de séparer les véritables énigmes des fausses. — Tu crois donc à l'existence des reptiliens ? — Disons que je commence à m'y intéresser. Je suis content que l'ANGE ait ouvert ce champ d'études à Toronto. Nous serons peut-être les premiers à y voir clair, qui sait ? — Moi, je pense qu'ils sont une menace au même titre que les assassins de l'Alliance. — Tout ce que nous savons, pour l'instant, c'est qu'ils enlèvent les jolies filles pour boire leur sang. Avant de les accuser de complots internationaux, il faudra réunir plus de preuves et dresser un rapport qui impressionnera Michael Korsakoff. — Quand le médecin me donnera la permission de retourner sur le terrain, j'aimerais bien m'en occuper personnellement. — Chaque chose en son temps, Cindy. — Oui, je dois commencer par me reposer, je le sais. — Tu peux naviguer encore un peu dans les articles réunis par Vincent, à condition qu'ils n'alimentent pas tes craintes, d'accord ? Je vais même demander à l'ordinateur de garder un œil sur toi. — A VOS ORDRE, MONSIEUR ORLEANS. Cindy offrit à son directeur une moue contrariée. — Sois sage, ajouta-t-il. Il quitta la salle des reptiliens en réfléchissant à sa situation. Grâce aux efforts de ses agents, il avait repris sa place au sein de l'ANGE et rétabli sa crédibilité. Mithri Zachariah lui faisait confiance, sans doute en raison de son dossier sans tache depuis son entrée dans l'Agence, mais pas encore assez pour lui révéler son propre secret. Cédric n'avait pas arrêté de penser au pendentif qu'elle avait balancé devant ses yeux. Que représentait-il, exactement ? Il traversa la grande salle des Renseignements stratégiques en saluant les techniciens et les techniciennes qui s'y affairaient. Il entra finalement dans le bureau du défunt directeur de Toronto. Andrew Ashby avait disparu le soir de l'enlèvement de Cindy. Il avait fait partie du groupe de Neterou qui servaient le roi serpent de la région. Cédric ne pouvait évidemment pas prouver qu'il avait été tué par Thierry Morin. En attendant que l'ANGE déclare Ashby officiellement disparu, il s'assurerait que la base redevienne efficace. Son successeur lui en serait certainement reconnaissant. Puisqu'il n'avait pas l'intention de passer sa vie à Toronto, Cédric avait refusé de changer le mobilier et la décoration du bureau. Ce serait le privilège du prochain directeur. Il avait par contre l'intention d'apporter des réformes dans le fonctionnement quotidien de cette base. Ashby n'avait jamais encouragé l'initiative personnelle de ses employés, afin de les dominer. Il leur avait même fourni des montres non réglementaires pour savoir tout ce qui se passait autour de lui. Cédric connaissait d'autres façons d'arriver aux mêmes résultats sans indisposer ses agents. — Ordinateur, montrez-moi les progrès de la division des… — LES AGENTS CHEVALIER ET LOUP BLANC DEMANDENT A VOUS VOIR, MONSIEUR. DOIS-JE LES FAIRE ATTENDRE ? — Non. Faites-les entrer. Nous reprendrons ce travail plus tard. La porte glissa en douceur, s'effaçant devant les deux aventuriers. Océane étudia tout de suite le visage de Cédric. Elle constata, pour la première fois, qu'elle lui ressemblait physiquement. Elle avait ses cheveux et ses yeux sombres. Son caractère, toutefois, s'apparentait davantage à celui d'Andromède. — Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur Loup Blanc, le salua Cédric. J'ai survolé votre dossier, en attendant de pouvoir le lire attentivement, et j'ai été étonné d'y trouver autant de rapports. — Je suis un bourreau de travail, répondit amicalement Aodhan. — Nous devrions bien nous entendre, dans ce cas. Je vous en prie, asseyez-vous. Océane s'offusqua intérieurement qu'il se soit adressé à son collègue, et non à elle. — Que faisiez-vous sur cette propriété privée, et qui vous a autorisés à utiliser le satellite ? demanda alors le directeur. Sans donner le temps à la Montréalaise d'ouvrir la bouche, Aodhan s'élança dans une longue explication, qui remontait à la disparition de James Sélardi et aux soupçons d'Aaron Fletcher sur l'enquête menée par la police. Cédric l'écouta sans l'interrompre. Pas un muscle de son corps ne bougea. Il ne cligna même pas des yeux une seule fois. Lorsque son nouvel agent eut terminé son récit, le directeur joignit ses mains et appuya le bout de ses index sur ses lèvres. — Si vous avez besoin de moi, je serai aux Laboratoires, annonça Océane en se levant. — Assieds-toi, ordonna Cédric. La jeune femme se laissa retomber sur sa chaise avec un soupir de mécontentement. — Il y a des procédures à suivre au sein de l'ANGE, les sermonna Cédric. Et j'aimerais que vous vous en souveniez. Alors faites-moi un compte-rendu écrit de tous vos faits et gestes depuis le commencement de votre enquête. Je veux des noms, des lieux et des notes personnelles sur ce document. Vous n'êtes pas sans ignorer que j'ai aussi des patrons. — Je m'y mets tout de suite, monsieur, répondit Aodhan. D'un mouvement de la tête, Cédric lui donna la permission de partir. Océane voulut le suivre, mais son directeur la somma de ne pas bouger, en la pointant discrètement de l'index. L'Amérindien quitta donc le bureau seul, en bon petit soldat. Il avait intuitivement compris que les deux membres de la division montréalaise désiraient bavarder en tête à tête. — Comment es-tu passé du statut de suspect numéro un de la destruction de notre base, à celui de directeur de la base de Toronto ? s'informa Océane, une fois qu'ils furent seuls. — J'ai été innocenté, et il y avait un poste disponible ici. — Toujours aussi pragmatique, à ce que je vois. — Et toi, toujours aussi « risque-tout » ? — Je sais que nous devrions concentrer nos efforts sur la montée de l'Antéchrist dans le monde, qui est selon toute vraisemblance reliée aux activités croissantes de l'Alliance, mais nous ne devons pas oublier qu'il y a d'autres créatures dangereuses sur notre planète. Cédric releva un sourcil. — Et ne me dis pas que tu ignores ce dont je parle, ajouta-t-elle. — Pourquoi ce ton accusateur ? — Quand tu m'as avoué que tu étais mon père, tu as oublié un petit détail. — De quoi parles-tu ? — De ton ascendance, évidemment. Le regard de Cédric se planta de manière menaçante dans celui de sa fille. — Mon père est Français et ma mère est Espagnole, déclara-t-il en pesant sur chaque mot. — Anantas, tu veux dire. Océane résistait à son pouvoir hypnotique, probablement parce qu'elle avait un peu de sang reptilien en elle. — Je ne connais pas ce pays, se défendit-il. — Ce n'en est pas un. Les Anantas sont une race d'hommes serpents, comme les Nagas et les Neterou. — Je suis impressionné par tes connaissances en la matière, mais je… — Cesse de vouloir me ménager, Cédric. Je sais la vérité. Thierry Morin n'a pas eu peur de me la dire, lui. Le nouveau directeur ne répliqua pas. Il se contenta de regarder fixement la jeune femme, aussi intraitable que sa mère. — Je ne sais plus ce que je suis… avoua-t-il finalement. Mon père m'a répété toute ma vie que je n'étais vivant que parce que ses maîtres le voulaient bien, et que je devrais les servir jusqu'à mon dernier souffle. — Si ton père était un esclave Neterou, cela veut donc dire que c'est ta mère qui fait partie de la caste supérieure des Anantas. Un drôle de couple, si tu veux mon avis. Pourquoi tes parents ne t'ont-ils jamais parlé de leurs différences ? — Je n'en sais rien et je n'ai certainement pas été élevé en vue de faire partie de la royauté. Le but ultime de mon éducation était de me préparer à devenir un dirigeant à la solde des rois serpents. — Ce sont les Dracos qui t'ont octroyé ton poste de directeur de l'ANGE ? s'horrifia la jeune femme. — Non, je me suis… Le reste de sa révélation resta coincée dans sa gorge, soudainement serrée. Océane comprit que la seule mention de ce peuple de tyrans continuait à l'effrayer, même après tant d'années. — Tu t'es enfui, n'est-ce pas ? — J'ai refusé mon destin. Alert Bay m'a procuré le havre de paix dont j'avais toujours rêvé. — Les Dracos ne sont pas partis à ta recherche ? — L'ANGE a publié un article et des photos relatant ma mort dans un terrible accident, et mon certificat de décès a été déposé à l'état civil par l'un de ses médecins. — Tu fais partie des fantômes, alors ! — Comme toi, d'ailleurs. Océane figurait en effet sur la liste des victimes de la catastrophe de Montréal. — Pourquoi n'es-tu pas plutôt allé travailler à l'Internationale ? — C'était trop risqué. Il était préférable pour ma santé que j'occupe un poste plus sédentaire. — Ce qui est ridicule, car tu es un Anantas, même si tu refuses de reconnaître tes véritables origines. Tu pourrais faire trembler de peur n'importe quel Dracos. Et comment as-tu survécu parmi les humains, sans qu'ils se doutent de quoi que ce soit ? — Je suis certain que ton ami policier te l'a déjà dit, alors pourquoi me harcèles-tu ? — Parce que ma généalogie me préoccupe. Je suis ce que tu es, rappelle-toi. — En partie, seulement. Tu n'es pas soumise aux mêmes restrictions que moi, à ce que je sache. — Tu bois du sang ? — J'ai dû le faire lorsque j'étais jeune, mais j'ai mis fin à cette barbarie dès que j'ai été libéré du joug de mon père. — Et à présent, tu as besoin de ceci pour garder ton apparence, c'est cela ? Océane sortit une petite bouteille de sa poche et la déposa sur la table de travail, tout en observant la réaction de son père. Celui-ci se mit presque à trembler en reconnaissant la poudre dorée. — C'est le policier qui te l'a donnée ? — Il l'a expédiée par la poste. Combien de temps te permettra-t-elle de tenir le coup ? Cédric soupesa le flacon. — Au moins six mois, évalua-t-il. — Peux-tu te transformer à volonté ? Elle était vraiment trop curieuse. — Cela ne m'intéresse pas, gronda-t-il. Maintenant que tu sais que je suis ton père et que je ne suis pas comme les autres hommes, cela affectera-t-il ton rendement ? — Non, seulement ma santé mentale, ironisa-t-elle. Les reptiliens n'avaient malheureusement aucun sens de l'humour. Ils étaient intelligents, attentifs et efficaces. Ils excellaient en mathématiques, en sciences et en finance, mais leur cœur était sous-développé. Il ne comprit donc pas qu'elle plaisantait. — Je regrette infiniment de t'avoir légué toutes ces tares, si c'est ce que tu veux m'entendre dire depuis le début. Je n'ai jamais accepté ce que j'étais. J'ai même tout fait pour l'oublier. Je sais que l'évitement n'est qu'une solution temporaire, et que le jour viendra où je serai découvert. Mais en attendant, je veux continuer à faire du bien dans le monde. Si l'ANGE venait à apprendre qui je suis… — Ce n'est pas moi qui te dénoncerai. Cette affirmation ne sembla pas le rassurer. — Je n'ai pas envie de planter les clous de mon propre cercueil, affirma Océane. Et puis, comment se fait-il que les tests d'ADN que nous devons tous passer n'ont pas révélé notre lien de famille ? — J'ai faussé les miens. — Je vois de qui je tiens en matière de débrouillardise. — Jure-moi que c'est la dernière fois que nous parlons de mes origines, exigea-t-il. — Tu me l'ordonnes en tant que père, ou en tant que patron ? — Les deux. Maintenant, retourne au travail. Ton collègue ne devrait pas être le seul à rédiger ce rapport. Océane allait répliquer que l'Amérindien était habitué à travailler en solo, mais elle changea d'idée en voyant l'insistance sur le visage de Cédric. Elle fit quelques pas vers la porte, puis se retourna. — As-tu un peu aimé ma mère ? demanda-t-elle. Le soupir agacé du directeur lui fit comprendre qu'elle avait atteint le point de rupture de sa patience. — Ce sera pour une autre fois, alors, soupira-t-elle. Cédric attendit qu'elle ait quitté le bureau et que la porte métallique se soit refermée pour lancer ses ordres. — Ordinateur, effacez ma conversation avec l'agent Chevalier, commanda-t-il. Voici mon code de sécurité. Il le pianota rapidement sur le clavier de sa table de travail. …013 Comme Océane l'avait prévu, son collègue Loup Blanc avait déjà commencé à dresser la chronologie des événements qui avaient suivi la disparition de Sélardi. La jeune femme regarda par-dessus son épaule et lut rapidement son texte, « il est impossible d'être plus rigoureux que lui », constata-t-elle. Cédric avait vu juste : cet agent recruté au Nouveau-Brunswick était une véritable perle. Au lieu de perdre son temps à ajouter des commentaires dont Aodhan ne tiendrait probablement pas compte, Océane annonça à l'ordinateur qu'elle quittait la base et demanda au chauffeur de l'Agence de la déposer devant un petit café non loin de chez elle. Elle s'isola dans un coin et sortit le téléphone cellulaire de Thierry de son sac à main. Ce fut pour elle un jeu d'enfant de retracer son numéro à Rome. Le problème, c'est que le policier avait pris la vilaine habitude de fermer le petit appareil lorsqu'il ne l'utilisait pas. Espérant qu'il avait au moins une boîte vocale, Océane composa le long numéro. — Come sta ? fit une voix masculine. — Un autre mot en italien et je raccroche, je te préviens. Elle reconnut aussitôt le rire rassurant de son nouvel amant. — Comment vas-tu ? se reprit-il. — À part le fait que tu as changé ma vie avec tes histoires de reptiliens, tout va très bien. — Ne me dis pas que tu fais des cauchemars à cause de moi. — Pas encore. — Alors de quoi suis-je coupable ? — Au lieu de pourchasser les ennemis connus de mon groupe, je cherche plutôt à coincer les tiens. — Tu n'as même pas de sabre. — Je n'ai pas besoin d'être aussi dramatique que toi quand je procède à une arrestation, je te ferai remarquer. — Et puis, ils ne sont pas seulement mes ennemis, ils menacent toute la planète. — Mes patrons ont décidé de leur allouer un espace de recherche, afin de vérifier s'ils existent réellement, ce qui, à mon avis, est une pure perte de temps. Ils sont bel et bien là, et ils sont extrêmement dangereux. — Si je comprends bien, tu ne m'appelles pas pour me dire que je suis charmant, séduisant et que je te manque ? — Évidemment, que tu me manques ! s'exclama-t-elle. Tu dois d'ailleurs ressentir la même chose que moi, puisque ton cellulaire est ouvert. — J'ai en effet du mal à me concentrer sur mon travail. — Où es-tu, en ce moment ? — Je suis à l'aéroport. — Reviens-tu au Canada ? — Je ne peux pas te révéler ma destination. Je devrai mettre fin à notre conversation dans quelques minutes, puisque l'embarquement va bientôt commencer. Si tu as une faveur à me demander, je te suggère de le faire maintenant. — Je veux savoir où se trouve le corps du dernier roi que tu as exécuté. Il y eut un court silence et Océane craignit que la communication n'ait été coupée. — Thierry ? — Je réfléchis à ma réponse. — Si cela peut te rassurer, je n'en parlerai pas aux journalistes. Il n'y a que quelques personnes qui se pencheront sur cette affaire dans mon groupe. — Je réfléchis toujours. — Aura-t-il repris la forme du politicien entre-temps ? — Non. Les meilleurs experts de ton organisation ne pourront pas non plus le relier à cet homme. — Même si je ne dispose que d'un petit morceau de son corps, je pourrai prouver à mes patrons que ces créatures existent. — Tu essaies de mettre ton père dans l'embarras ? — Mais non ! De toute façon, il n'est même pas de la même couleur que les Dracos ! Océane se croisa les doigts, priant le ciel que le Naga ne tente pas de se dérober. — Il y a un petit parc à Unionville où nagent de jolies bernaches. Il se trouve à moins de deux mètres du bord, dans l'eau, près de l'allée. Je dois te laisser, maintenant. — Merci, Thierry. Je te revaudrai ça. La communication prit fin sur un déclic. — Pourquoi ne lui ai-je pas dit que je l'aimais et que j'avais hâte de le revoir ? se reprocha Océane en glissant le téléphone dans sa poche. « Est-ce que je l'aime vraiment, ou est-ce que je me sers de lui pour oublier Yannick ? » Il était plus facile de mener une enquête sur l'Antéchrist que de comprendre les méandres du cœur. Océane ne s'était jamais cassé la tête avant de connaître Yannick. Elle avait eu plusieurs petits copains, avec qui elle avait surtout eu du bon temps. Elle les avait tous laissés tomber lorsqu'ils n'avaient plus rien eu à lui offrir. Le vétéran de l'ANGE lui avait fait découvrir une nouvelle facette d'elle-même : sa faiblesse devant la passion. Toutefois, les deux agents avaient dû mettre fin à cette dévorante obsession pour conserver leurs postes dans l'Agence. Cet ultimatum les avait déchirés tous les deux. « J'aime encore Yannick, conclut-elle, mais j'ai besoin de bras pour me serrer. » Elle aperçut alors un homme assis près de la porte. Il la surveillait sans même s'en cacher. Océane se servit discrètement des miroirs muraux de l'établissement pour examiner attentivement son visage. Elle arrêta presque de respirer lorsqu'elle reconnut les traits de Douglas Grimm ! Plusieurs choix s'offraient à l'agente : alerter la base du danger qu'elle courait, faire semblant de ne pas avoir vu Grimm et quitter normalement le café sans rentrer chez elle, prendre la fuite par la porte arrière ou aller carrément s'asseoir avec le bandit pour l'interroger sur la démolition prématurée de la résidence de Meg Smythe. Elle jeta un coup d'œil dehors et vit une limousine noire garée devant l'établissement. Le macabre médecin n'était donc pas venu seul. « Comment a-t-il su que je m'étais arrêtée dans ce restaurant ? » se demanda Océane. L'avait-il suivie depuis qu'elle avait quitté sa propriété avec Aodhan ? Et si tel était le cas, son collègue et elle avaient-ils, par inadvertance, dévoilé l'emplacement de la base de Toronto à l'ennemi ? Océane jugea préférable de ne pas entrer en contact avec le reptilien. Le seul souvenir du piège qu'on lui avait tendu devant sa maison lui donnait encore des frissons d'horreur. Elle laissa le montant de l'addition sur la table et fit mine de se diriger vers la salle de bain. Tout comme elle s'y attendait, l'homme lézard sortit du café pour aller ordonner à ses sbires de surveiller la ruelle. Océane utilisa donc la stratégie de son adversaire à son avantage. Elle enleva son manteau réversible en revenant sur ses pas, rentra ses cheveux dans son col et sortit de l'établissement en prenant la direction opposée. Pour avertir la base de sa situation périlleuse, Océane transmit un code rouge en appuyant sur le cadran et le point rouge sur le pourtour de sa montre. Elle plongea la main dans son sac et en retira un tout petit capteur, qu'elle colla en vitesse sur un lampadaire, de manière à envoyer des images de ses poursuivants à Cédric. Elle traversa ensuite la rue aux feux de circulation et se dissimula derrière un camion de livraison, pour voir ce que faisait Grimm. Elle le vit debout, près de la voiture, parlant au chauffeur. Lorsque les deux hommes forts dépêchés derrière l'immeuble revinrent les mains vides, le médecin les envoya à l'intérieur du restaurant. La montre d'Océane se mit alors à vibrer sur son poignet. Voyant que les chiffres clignotaient en orange, elle plaqua aussitôt son petit écouteur sur son oreille. — Qui sont ces hommes ? demanda Cédric, tendu. — C'est le propriétaire de la résidence que j'ai explorée plus tôt aujourd'hui et quelques-uns de ses amis. — Ils t'ont suivie ? — Pas à ce que je sache. C'est peut-être une heureuse coïncidence. Planté derrière l'écran d'un des techniciens des Renseignements stratégiques, le nouveau directeur fit appeler Aodhan. L'Amérindien s'empressa de le rejoindre. Il identifia tout de suite le plus trapu des suspects, pour l'avoir vu sur une fiche signalétique. — C'est le docteur Douglas Grimm, affirma-t-il. — Comment a-t-il trouvé Océane ? — J'aimerais bien le savoir. Personne ne nous a suivis lorsque nous avons quitté la forêt, je m'en suis personnellement assuré. Aodhan raconta à Cédric que l'ancien directeur avait demandé à Océane d'enquêter sur ce médecin, mais qu'elle n'avait, jamais pu se rendre jusque chez lui, la première fois. Même si Cédric demeurait parfaitement immobile, son cerveau fonctionnait à plein régime. Sa fille s'était mise en tête de purger le monde des méchants reptiliens. Malheureusement, elle oubliait qu'elle avait un peu de leur ADN en elle. Les chiens de chasse des Dracos pouvaient-ils l'avoir repérée malgré tout ? — Devons-nous intervenir ? s'impatienta Aodhan. — Elle ne me l'a pas encore demandé. Cédric connaissait bien son agente, dont le premier réflexe n'était jamais la fuite. Il ignorait évidemment qu'elle avait détalé à toutes jambes en voyant Thierry Morin se transformer sous ses yeux. En temps normal. Océane affrontait le danger plutôt qu'elle ne l'évitait. Pour l'instant, elle demeurait derrière le capot du camion et attendait la réaction des malfaiteurs. Dès qu'ils montèrent dans la limousine, Océane chercha une voiture libre des yeux. — N'y pense même pas, gronda Cédric dans son écouteur. — Aodhan est persuadé qu'il y a une cachette souterraine dans la propriété du docteur Grimm. — J'ai dit non. Reste où tu es. J'envoie quelqu'un te chercher. — Je veux juste savoir comment ils y accèdent. — C'est non, dit-il fermement. Le directeur mit fin à la communication et perçut le regard réprobateur de l'agent Loup Blanc. — Nous ne sommes pas des policiers, se justifia-t-il. Nous possédons des outils que les gouvernements ne peuvent même pas se payer. Cédric se pencha sur un technicien. — Faites-moi une analyse de la propriété du docteur Grimm à partir des données que nous possédons, je vous prie, ordonna-t-il. Il se tourna ensuite vers Aodhan. — Avez-vous terminé votre rapport, monsieur Loup Blanc ? — Pas encore, monsieur. Il salua son patron d'un rapide mouvement de la tête et quitta les Renseignements stratégiques, afin de se remettre au travail. Cédric attendit le résultat de la recherche informatique. Les hommes et les femmes en sarraus blancs l'observaient discrètement. Pendant des années, ils avaient travaillé pour un directeur qu'ils ne voyaient presque jamais, et qui se contentait de lire leurs comptes-rendus à la fin de la journée. Cédric Orléans inaugurait une nouvelle ère à Toronto. Debout devant le mur tapissé d'écrans, à promener son regard de l'un à l'autre, il ressemblait à un capitaine de sous-marin. — J'ai les premières images, monsieur, fit enfin une femme. Dois-je vous les imprimer tout de suite ? — Je veux d'abord les voir à l'écran. Il se posta derrière la technicienne. Les différentes couleurs du sol de la propriété de Grimm indiquèrent sans l'ombre d'un doute qu'il y avait une cavité, sous la maison, qui s'étendait vers la forêt. — Excellent travail, la félicita Cédric. — Je peux tenter de déterminer ce que contient cet abri, suggéra un autre informaticien, encouragé par l'attitude positive du directeur. — Donnez-moi tout ce que vous pouvez. Cédric s'empara des feuilles que lui tendait la technicienne et se dirigea vers son bureau. …014 Océlus commençait déjà à reprendre des forces lorsque les membres de la sécurité vinrent le chercher dans la salle d'interrogatoire. Il les suivit docilement, mais fit tout de même quelques essais de désintégration, sans succès. Il fut donc contraint de monter dans un petit avion, toujours sous bonne garde. Il avait souvent vu ces engins sillonner le ciel à travers le monde entier et décida que ce serait une expérience intéressante. Les hommes en noir lui ordonnèrent de s'asseoir sur l'un des fauteuils de ce qui ressemblait à un petit salon et lui passèrent une ceinture autour de la taille. Ils prirent eux-mêmes place dans d'autres sièges similaires et indiquèrent qu'ils étaient prêts pour le décollage. Tandis qu'on refermait la porte de l'aéronef et que le pilote demandait que l'on ouvre la porte par laquelle il ferait sortir le jet de la grotte souterraine, Océlus se perdit dans ses pensées. Képhas était monté à bord de beaucoup d'avions depuis qu'ils avaient été inventés par les hommes. Les premiers n'avaient pas été aussi sécuritaires et performants que leurs successeurs. Malgré ses craintes, le professeur avait tenu à traverser l'océan à bord de ces machines, mues par des hélices. Océlus n'avait jamais compris la fascination de son ami pour l'histoire et le progrès. Ce qui était fait ne pouvait être défait. Alors pourquoi y revenir constamment ? Ses pensées le ramenèrent, ensuite aux premiers jours de l'association des deux Témoins avec Jeshua jamais deux hommes n'avaient été aussi différents que Yahuda Ish Keriyot et Shimon ben Yonathan. Pourtant, le Maître les aimait tous les deux… Océlus n'avait pas été témoin des événements qui avaient incité Shimon à se joindre aux apôtres. Il en avait seulement entendu parler. A l'époque, son ami Képhas ne savait ni lire, ni écrire. Il faisait partie d'un groupe de pêcheurs qui travaillaient pour un homme riche. Il ne demandait rien à la vie, sinon de nourrir sa famille et de vivre vieux. Mais, un beau jour, son frère était arrivé chez lui en clamant avoir trouvé le Messie. Avec plus de curiosité que d'entrain, Shimon avait accepté de le rencontrer. Particulièrement marqué par la personnalité rayonnante de Jeshua, il ne s'était cependant pas senti digne de faire partie de son entourage, alors il était retourné à ses activités quotidiennes. D'un seul regard, Jeshua sondait l'âme de ceux qu'il croisait et il avait senti le potentiel de celle de Shimon. En le voyant pour la première fois, il lui avait annoncé qu'il s'appellerait Képhas, et qu'il lui confierait la poursuite de son œuvre. Le pauvre pêcheur n'avait pas tout de suite compris ses paroles. Toute leur portée ne lui serait en fait révélée que bien plus tard. Même si les douze principaux apôtres passaient beaucoup de temps ensemble pour recevoir les enseignements de Jeshua ou pour discuter entre eux, il ne s'était pas formé des liens étroits entre tous. Océlus, qui portait alors le nom de Yahuda, passait beaucoup de temps avec le Maître, sans doute parce qu'il avait plus d'efforts à fournir que les autres pour se détacher des biens matériels. A cette époque, il était plus instruit que Képhas. Il savait lire, écrire et même compter. C'était d'ailleurs à lui que Jeshua avait confié les finances du groupe. Avant de se joindre au cercle des intimes du Maître, Yahuda avait largement profité de la vie et de tous les plaisirs qu'elle offrait. Il buvait beaucoup et ne fréquentait pas toujours des endroits respectables. Il oubliait même parfois qu'il était marié. Son premier contact avec le Maître l'avait profondément bouleversé. Un matin, Yahuda s'était réveillé dans une ruelle, après une nuit de beuverie dont il ne se rappelait presque rien. Il rentrait chez lui lorsqu'il était arrivé face à face au Maître et ses disciples, qui remontaient l'étroite allée entre les maisons de terre cuite de la ville. Jeshua s'était arrêté devant ce jeune homme titubant pour l'observer, malgré les exhortations de ceux qui l'accompagnaient, car ils connaissaient la réputation de Yahuda. Toutefois, le Maître ne prêtait jamais attention aux cancans. Il avait posé la main sur le cœur de l'étranger et lui avait dit qu'il lui pardonnait tous ses péchés. Il voyait en lui de grands talents qui n'étaient pas exploités de la bonne manière. Avec un sourire d'une grande bonté, Jeshua lui avait recommandé de changer ses habitudes, afin qu'elles profitent aux autres, et non seulement à lui-même. Puis le rabbin avait poursuivit sa route avec ses disciples et tous ceux qui voulaient entendre sa parole, plongeant Yahuda dans la confusion la plus totale. Une fois dégrise, ce dernier s'était mis à la recherche de l'homme aux yeux pâles, qui avait vu une étincelle de bienveillance en lui. Il l'avait trouvé sur le flanc d'une colline, un peu à l'extérieur de la ville. Il s'adressait à plus d'une centaine de personnes qui buvaient ses paroles. Yahuda avait pris place parmi eux pour l'écouter, lui aussi. À la fin du sermon, Jeshua s'était levé et avait marché jusqu'au jeune hédoniste. Yahuda n'avait pas eu le temps de fuir. Prenant sa main, le Maître l'avait invité à faire partie de ses disciples… Une secousse brutale ramena Océlus à la réalité. Ses gardiens se cramponnaient aux bras de leurs sièges. Où l'avion se trouvait-il ? Le Témoin jeta un coup d'œil par le hublot et vit de gros nuages noirs qui se bousculaient sous l'appareil. Une deuxième secousse le propulsa presque hors de son siège. Il baissa les yeux et constata que son corps traversait la ceinture qui était censée le retenir. « Je reprends des forces », se réjouit-il. Il réussit à se lever complètement, malgré les mouvements saccadés de l'aéronef. — Asseyez-vous, c'est dangereux ! ordonna l'un des hommes en noir. L'énergie qui circulait de plus en plus rapidement dans les membres du divin personnage lui fit presque tourner la tête. Il n'était plus qu'à quelques secondes de sa libération. — Je vous ai demandé de vous asseoir ! Un sourire apparut sur les lèvres du Témoin. Il salua ses escortes de la tête et disparut sous leurs yeux. — Mais qu'est-ce… s'étrangla l'un d'eux. Le gardien se détacha aussitôt et se mit à la recherche du suspect. Ses collègues en firent autant. Au bout d'une demi-heure de fouille, ils durent admettre que le jeune homme leur avait bel et bien faussé compagnie. — C'est impossible, bredouilla l'un d'eux. — Il n'avait pas de parachute, lança un autre en faisant de gros efforts pour conserver son équilibre, en raison des soubresauts du petit jet. Leur chef les fit taire d'un geste de la main. — S'il avait ouvert la porte de cet avion, nous ne serions même plus ici, leur rappela-t-il. Il pressa sur le cadran de sa montre. — Ici MG, deux quarante-six. J'ai un message urgent pour CS, dix soixante-douze. Il n'eut pas à attendre longtemps. — Qu'y a-t-il, monsieur Griffith ? demanda Christopher Shanks. — Je crains que le détenu n'ait disparu, monsieur. — Il s'est enfui à Ottawa ? s'énerva le directeur. — Non, monsieur. Nous sommes toujours en vol. — Ne me dites pas qu'il s'est suicidé… Les paroles de Vincent résonnèrent alors dans la tête de Shanks : Océlus n'est pas physique, comme vous et moi. C'est un envoyé de Dieu. Malgré son nom, l'ANGE, qui enquêtait sur les phénomènes surnaturels, n'avait jamais ouvert de dossier sur Dieu. — Rentrez à la base, ordonna Shanks, découragé. Il demeura songeur un moment, incapable d'expliquer ce qui venait de se passer. — Ordinateur, je dois parler tout de suite à Kevin Lucas. — J'ETABLIS LA COMMUNICATION, MONSIEUR SHANKS. — Christopher ! Ou nous n'avons aucun contact pendant des mois, ou nous nous parlons deux fois dans la même journée ! plaisanta Kevin en apparaissant sur l'écran du mur. La mine déconfite du directeur d'Alert Bay lui fit perdre son sourire. — As-tu de mauvaises nouvelles ? — Je ne saurais comment les qualifier. L'homme que je t'envoyais par avion a disparu. — S'il s'est échappé à Alert Bay, même à la surface, vous devriez pouvoir le retrouver facilement, non ? — Malheureusement, il a disparu en plein vol. Kevin Lucas ne masqua pas son étonnement. — Les portes de l'appareil n'ont pas été ouvertes depuis le décollage. Nous avons cherché partout, même dans la cabine de pilotage. Il s'est évaporé. — Je sais que cela paraît invraisemblable, mais c'est ce qui est arrivé, poursuivit Shanks. Vincent McLeod prétend que cet homme est une créature divine en mission sur la Terre et, sincèrement, je commence à me demander s'il y a du vrai dans ses paroles. — Il peut aussi y avoir une explication scientifique et rationnelle à tout cela. — À moins que nos ennemis n'aient créé une technologie leur permettant de se téléporter, celle d'une disparition mystique en vaut bien d'autres. — Korsakoff va suffoquer de colère, soupira Lucas. — C'est pour cette raison que je te laisse le soin de lui raconter toi-même l'incident. — Transmets-moi ton rapport de sécurité dès qu'il sera prêt, d'accord ? — Bien entendu. Le logo de l'ANGE se substitua au visage inquiet du directeur canadien. — Ordinateur, où se trouve Vincent McLeod ? — IL EST A LA SALLE A MANGER, MONSIEUR. DOIS-JE LUI DEMANDER DE VOUS REJOINDRE A VOTRE BUREAU ? — Non, ce ne sera pas nécessaire. Shanks avait besoin de se délier les jambes. Il se rendit donc en personne jusqu'à la vaste pièce, déserte à cette heure de la journée. Vincent était assis seul à l'une des tables de métal et mangeait un potage. Le directeur s'approcha lentement en se demandant comment il allait formuler la question qui lui brûlait les lèvres. Il n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit. — Il s'est volatilisé, n'est-ce pas ? fit Vincent, sans sarcasme. Son nouveau patron prit place devant lui. — Pourrait-on reprendre notre conversation du début ? s'enquit ce dernier. — Je ne changerai aucune de mes réponses. — J'ai d'autres questions. Vincent déposa sa cuillère et regarda le directeur dans les yeux. Il avait maigri depuis son arrivée en Colombie-Britannique et son visage n'exprimait plus aucune émotion. — Tu appelles cet homme Océlus, et il dit s'appeler Ish Keriyot. — Lorsqu'il est né pour la première fois, en Galilée, il s'appelait Yahuda Ish Keriyot, mais en raison de la mauvaise réputation que lui a faite l'Église, il a choisi de porter le nom que lui donnaient les druides celtes à l'époque où les Romains occupaient l'Angleterre. — J'ignorais que tu étais croyant. — Je ne connais de la religion que ce que Yannick et Océlus m'en ont rapporté. — Yannick Jeffrey ? — Il est professeur d'histoire biblique quand il ne travaille pas pour l'ANGE. — Océlus travaille-t-il pour l'Alliance ? — Non ! s'horrifia Vincent. — Il m'a pourtant dit qu'il était un espion dont le travail consistait à surveiller un homme en particulier. — Il est à la solde de Dieu, pas de l'ennemi. Il garde l'Antéchrist à vue. — S'il s'est introduit spécifiquement dans cette base, cela veut-il dire que ce démon est ici ? demanda Shanks, sans cacher son inquiétude. — Vous embrouillez tout. — Je ne demande qu'à être éclairé, Vincent. — Nous avons donné le nom d'Alliance à une bande de malfaiteurs qui semblaient tous avoir le même but : détruire l'humanité. Rien ne prouvait, jusqu'à maintenant, qu'ils étaient vraiment reliés entre eux, puisqu'ils opèrent sur toute la Terre. Shanks encouragea le jeune savant à poursuivre en se forçant au silence. — J'ai découvert que ce ne sont pas des assassins ordinaires, mais des démons dépêchés partout dans le monde pour déséquilibrer les humains, poursuivit Vincent, très sérieux. En agissant ainsi, ils préparent la voie pour leur maître Satan, qui ne sera nul autre que l'Antéchrist. — Donc, Dieu nous a envoyé de l'aide, laissa échapper le directeur. — Il y a un ordre logique dans son plan de sauvetage, et il n'interviendra lui-même qu'à la toute fin. Pour commencer, ses deux Témoins devront épier les actions et les discours de l'Antéchrist, afin d'avertir le Ciel lorsqu'il deviendra trop puissant. À ce moment-là, Dieu enverra trois Anges pour les aider à prévenir le peuple de ce qui l'attend. Puis, de nombreux juifs s'élèveront contre ce tyran et dévoileront sa véritable nature aux yeux de la Terre entière. Mais c'est seulement au bout de sept ans que le Fils de Dieu viendra mettre fin à son règne et instaurera mille ans de bonheur. — C'est rassurant, mais ce que j'aimerais vraiment savoir, c'est pourquoi un de ces Témoins s'intéresse autant à toi. — Nous sommes des amis. — Comment devient-on l'ami d'un envoyé de Dieu ? L'informaticien se sentit piégé et fit reculer sa chaise pour se lever. — Vincent, je t'en conjure, réponds-moi. — C'est une longue histoire compliquée dont je ne veux pas parler. — Est-ce que tu es l'autre Témoin ? — Moi ? Jamais de la vie ! — Donc, c'est quelqu'un que tu connais et que tu essaies de protéger, n'est-ce pas ? Et puisque tu ne connais pas beaucoup de monde… Cette fois, le jeune savant paniqua. Il bondit de sa chaise et prit la fuite dans le corridor. Son directeur ne le poursuivit pas. Où aurait-il pu aller, de toute façon ? — Ordinateur, suivez Vincent McLeod à la trace. Je veux savoir où il s'arrêtera. — FILATURE ENCLENCHEE, MONSIEUR SHANKS. Christopher Shanks demeura immobile et confus. Il n'avait pas les compétences requises pour éclaircir ce type de mystère, et il ne le savait que trop bien. …015 Le cœur en peine, Chantai Gareau s'était arrêtée à l'épicerie en quittant le bureau de comptables pour lequel elle travaillait. Yannick lui avait annoncé que son départ était imminent. Alors tous les jours, en rentrant à son appartement, elle s'attendait, à le trouver désert. La seule chose qui empêchait le Témoin de s'envoler pour Israël était le silence d'Océlus. Yannick l'appelait régulièrement, mais le serviteur divin ne lui apparaissait pas. Le retard que lui imposait son ami angoissait beaucoup l'ancien agent de l'ANGE. La jeune femme fit tourner la clé dans la serrure, en serrant le sac de provisions contre sa poitrine de l'autre bras. Elle retint, son souffle et poussa la porte. Tout son corps se détendit lorsqu'elle aperçut Yannick assis au salon, en train de lire. — Bonjour ! lança-t-elle gaiement. Il leva les yeux du livre. — Tu as passé une bonne journée ? poursuivit-elle en s'efforçant d'être la plus naturelle possible. — J'ai terminé le dernier ouvrage de ta bibliothèque et je suis presque prêt à postuler pour un poste en finance, plaisanta-t-il. Elle poursuivit sa route jusqu'à la cuisine pour déposer ses affaires sur le comptoir, et sentit qu'il l'avait suivie. — Chantai, il est… — Je ne veux pas l'entendre, l'avertit-elle. Nous en avons parlé des centaines de fois. Lorsque tu seras prêt à partir, fais-le quand je ne serai pas là. Comme ça, tu ne me verras pas pleurer. — Mais je le saurai. Elle se retourna vivement et se blottit dans ses bras. — Océlus t'a répondu, cette fois, n'est-ce pas ? — Il est passé tout à l'heure. Je lui ai demandé de me laisser encore quelques minutes avec toi. — Tu es cruel… sanglota-t-elle. — Je ne pouvais pas partir comme un voleur sans rien te dire. Je voulais te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi. — J'aurais pu en faire encore bien plus. — Peut-être un jour… — Surtout, ne me fais pas de promesse que tu ne saurais tenir. Elle recula et s'essuya les yeux. — Je ne saurais que faire d'un homme décapité. — Je prendrais moins de place dans le lit, plaisanta-t-il pour dédramatiser la situation. Elle faillit sourire. — Dis-moi que tu reviendras, jure-le-moi. Il sortit de sa poche de jeans le bout de papier qu'elle lui avait jadis fait remettre. — Je l'ai encore et je ne le perdrai pas. — À présent que j'ai vu tes ennemis, je ne peux pas m'empêcher d'avoir peur pour toi. — Ils ne peuvent pas m'abattre. Yannick attira la jeune femme contre lui et l'embrassa avec tendresse. Pressentant qu'elle ne le reverrait plus jamais, Chantai fit durer ce baiser aussi longtemps qu'elle le put. — Dis à Jésus que s'il a besoin d'autres soldats, il en trouvera au Québec. Je répondrai à son appel, jura-t-elle d'une voix étranglée par l'émotion. Il la serra très fort dans ses bras, puis quitta la cuisine. La jeune femme demeura figée sur place et éclata en sanglots, lorsqu'elle entendit claquer la porte de l'appartement. Yannick savait qu'il brisait le cœur de Chantai, mais il ne pouvait pas l'emmener là où il allait. C'était trop dangereux. Il descendit du perron et remonta la rue, cherchant un endroit où Océlus pourrait apparaître sans traumatiser les passants. Toutefois, ce dernier ne s'embarrassa guère de ce genre de précaution. Il avait suivi son ami à partir de son monde invisible et se matérialisa tout bonnement à ses côtés, tandis qu'il marchait sur le trottoir. — Tu n'es pas en meilleur état que lorsque je t'ai laissé ici, déplora-t-il. — Il y a des blessures qui ne guérissent jamais, mon frère. — Chantai t'aimait beaucoup. Je croyais qu'elle pourrait t'aider. — Nous ne sommes pas restés sur Terre pour jouir de tous ses plaisirs. Ce fut une grave erreur de ma part, et je ne la répéterai pas. Ne voulant surtout pas qu'il lui reproche sa liaison indirecte avec la belle Cindy, Océlus changea de sujet. — Je suis prêt à te ramener à Toronto, déclara-t-il. — Je n'y retournerai pas, et n'essaie pas d'influencer ma décision. Le travail que Dieu m'a confié, je dois le faire à Jérusalem. — Pourtant, tu m'as répété des centaines de fois que tu pouvais fort bien t'en acquitter en travaillant pour l'ANGE. — Eh bien, tout a changé. — Je ne te comprends plus, Képhas. Yannick s'immobilisa et se tourna vers son ami. — Lorsque je me suis épris d'Océane, j'ai perdu certains de mes pouvoirs, mais ce n'était pas dramatique, puisqu'il n'y avait aucune menace à l'horizon. Nous savons maintenant que l'Antéchrist est sur le point de faire connaître son identité, et il est devenu très clair que l'ANGE ne pourra pas freiner sa montée. — Tu ne vas tout de même pas te mesurer à lui ! s'effraya Océlus. — Non. Mais je vais devenir son plus gros mal de tête, crois-moi. Les yeux noirs d'Océlus brillaient d'interrogation. — Fais ce que tu dois, mon frère, poursuivit Yannick, mais moi, je vais recommencer à prêcher dans la Ville Sainte. Si tu ne veux pas m'y emmener, alors je trouverai une autre façon de m'y rendre. — Tu es l'homme le plus têtu que je connaisse. — J'essaie seulement de faire pour le mieux, malgré la confusion qui règne dans mon cœur. — Un de tes amis de l'ANGE ne pourrait-il pas t'aider à y voir plus clair ? — Qui ? Vincent ? Il est encore plus mal en point que moi. Cindy ? Elle commence à peine à saisir ce qui s'en vient. Océane ? C'est hors de question. Elle s'est entichée de tout ce qui est couvert d'écailles. — Et Cédric ? — Je n'ai jamais entretenu une bonne relation avec lui, à mon plus grand regret. Je suis certain qu'il me donnerait de bons conseils, dans la limite de ses connaissances et de ses croyances, mais j'ai déjà pris ma décision. — Où veux-tu aller, exactement ? — Dans la grotte où tu as rassemblé mes affaires. En soupirant, Océlus saisit les bras du professeur d'histoire et le transporta divinement dans la caverne où personne n'avait mis les pieds, en dehors des deux Témoins. Il alluma même pour lui quelques lampes à l'huile, pour qu'il ne soit pas plongé dans l'obscurité. Yannick vit un livre sur la table à café poussiéreuse. Curieux, il s'en approcha pour en lire le titre, car il ne se rappelait pas avoir laissé traîner quoi que ce soit lors de son dernier passage dans le souterrain. — L'histoire du passé reptilien des hommes ? s'étonna-t-il. — J'ai pensé que cela te ferait plaisir, lui souffla Océlus. — Encore faut-il qu'il soit écrit par un chercheur ou un historien de confiance. Merci, Yahuda. — Tu veux que je reste avec toi ? — J'ai surtout besoin de prier et de reprendre ma véritable identité. — Je comprends. Sais-tu comment quitter la caverne ? — J'en ai trouvé la sortie. Même si elle n'est pas très facile d'accès, elle fera l'affaire. — Je pourrais t'en créer une autre, si tu le désires. — Ton intervention ne ferait qu'attirer Armillus. Je suis ici pour le surveiller, et non pour le provoquer. — Tu m'appelleras si tu as besoin de moi ? — Si je crie à l'aide et que tu ne m'apparais pas, je serai très fâché contre toi, évidemment, lança le professeur d'histoire pour plaisanter. — Je te promets de demeurer attentif. Océlus serra son ami très fort, puis se volatilisa. Bien sûr, Yannick appréciait sa présence et son réconfort, mais avant de poursuivre dans les fonctions qui lui avaient été confiées par son créateur, il lui fallait d'abord reprendre contact avec son âme. Il avait côtoyé les hommes pendant plus de deux mille ans et leur matérialisme l'avait souillé. Il s'agenouilla donc devant la table à café, sur la moquette de plus en plus défraîchie, et joignit ses mains. — Maître, lorsque tu as fait de moi l'un de tes bergers, j'étais un homme ignorant, mais vibrant de bonne volonté. J'ai prêché ta parole dans le monde connu jusqu'à ma mort et j'ai converti des milliers de personnes à ton amour. Tu as choisi de me redonner la vie, pour qu'un jour je te serve une fois de plus en arrachant les hommes aux ruses de ton ennemi. En attendant que celui-ci se manifeste, je n'ai pas perdu mon temps. J'ai appris toutes les langues du monde, afin de me faire comprendre partout où j'allais, je sais maintenant lire et écrire et je possède un vaste savoir. Yannick était trop concentré pour s'apercevoir que deux yeux bleus venaient de s'ouvrir sur la surface du mur de la caverne. — Le Prince des ténèbres rôde sur ton empire, poursuivit-il avec ferveur. Je n'ai pas vu son visage, mais j'ai ressenti sa puissance. Je la reconnaîtrai lorsque je croiserai à nouveau son chemin. — Et à quoi cela vous servira-t-il de vous exposer ainsi au danger ? Le Témoin bondit sur ses pieds. Suivant les règles de la formation qu'il avait reçue à Alert Bay, il chercha son revolver sous son aisselle, même s'il n'était pas armé. — Je n'ai pas l'intention de vous faire du mal. Yannick fit de gros efforts pour se calmer. S'il s'agissait d'un démon, le Ciel se chargerait de l'éliminer. — En fait, j'ai beaucoup aimé nos premières conversations, alors je reviens vers vous. Cette voix était étrangement familière. — Pourquoi ne puis-je pas vous voir ? — Parce que je veux vous rassurer, avant d'apparaître devant vous. — Apparaître ? répéta l'ex-espion. Expliquez-vous. Silvère Morin se détacha du mur comme dans un film d'horreur. D'abord plat comme une image, il se gonfla jusqu'à reprendre une forme acceptable, du moins pour un reptilien vert pâle… — J'avais bien hâte de vous revoir, Képhas, disciple de Jeshua. — J'aimerais pouvoir en dire autant, mais d'autres affaires retiennent actuellement mon attention. — Voulez-vous en discuter avec moi ? Apres tout, si l'Antéchrist était aussi un lézard, cet érudit Naga pourrait certainement lui en apprendre davantage à son sujet. — Asseyez-vous, je vous en prie, et veuillez excuser l'horrible état de mon logis, répondit-il finalement à son visiteur. La femme de ménage ne s'y est pas présentée depuis fort longtemps. — Ce que j'apprécie le plus chez les humains, c'est leur sens de l'humour, avoua Silvère en s'avançant vers le sofa. Il parvint à y prendre place, malgré sa longue queue de serpent, et vit tout de suite le livre qu'Océlus avait laissé sur la table. Même s'il écrivait tous les siens dans la langue des Pléiades, Silvère avait appris à lire le français. — J'ignorais que les humains s'intéressaient à leur véritable passé, confessa-t-il. — Apparemment, ce n'est pas un secret aussi bien gardé que le voudraient les reptiliens. — Ce ne sont pas ceux de ma race qui trompent les humains. Les Dracos n'ont pas intérêt à vous dire la vérité, puisqu'ils seraient chassés des positions de pouvoir qu'ils occupent. — Si ces Dracos sont aussi forts que vous le dites, pourquoi Satan a-t-il choisi de s'incarner dans le corps d'un Anantas ? Yannick alla s'asseoir dans la bergère, directement en face du Naga, curieux d'en savoir davantage. — Sans doute parce qu'ils possèdent des pouvoirs surnaturels. — Sont-ils les seuls à en avoir parmi les reptiliens ? — Les Orphis sont magiques, eux aussi, mais ce sont davantage des serviteurs que des maîtres. Je sens aussi d'étranges facultés en vous. Heureusement, elles ne sont pas maléfiques. — Dieu m'a octroyé celle de me défendre avec la foudre, ainsi que celle de guérir tous les maux. — Vous n'êtes donc pas ici pour mener la guerre aux Anantas, conclut Silvère. — J'ignorais même leur existence lorsque j'ai accepté cette mission. Celui que je venais surveiller était un homme possédé par l'esprit de Satan. Enfin, c'est ce que j'avais cru comprendre. — Ce n'est pas de votre faute si les rois serpents vous ont induit en erreur, tout de même. — Le Seigneur aurait dû me prévenir. — Cela aurait-il changé quelque chose à votre travail ? À moins que vous n'ayez secrètement le désir de vous en prendre directement au prince que vous appelez l'Antéchrist. — Dites-m'en davantage à son sujet. Connaissez-vous son nom ? — Non, et avant que vous ne me le demandiez, je ne l'ai jamais rencontré. Ce sont mes maîtres Nagas qui m'ont parlé de cette race reptilienne héritière de l'esprit de conquête des Dracos. Yannick se demanda s'il devait prendre des notes. Il n'eut, cependant pas le temps d'aller chercher une plume et du papier. — Sur votre planète, il n'y a que deux reines : celle des Dracos et celle des Anantas, poursuivit son invité. Et elles ne s'aiment guère. — Mais les rois serpents ? — Ils sont tous des subordonnés de la reine. Il y en a une bonne centaine chez les Dracos, mais un seul chez les Anantas. — C'est l'Antéchrist ? — Non, cet homme est l'un de ses fils. Personne ne sait où se cache le roi des Anantas, mais nous avons repéré quelques-uns des princes de ce croisement barbare entre les Dracos et les Lyriens. Mon élève croit même en avoir rencontré un au Canada. Le Naga donna à Yannick le temps d'assimiler ces informations, car il savait qu'elles allaient à l'encontre de ses croyances. — Les Dracos et les Anantas cherchent-ils à s'éliminer entre eux ? demanda le Témoin. — Ils ne s'attaquent jamais ouvertement, mais s'ils ont l'occasion de se rencontrer, cela se termine généralement dans un bain de sang. — Donc, si l'Antéchrist réussit à dominer le monde, comme l'annoncent les prophètes, ne déclarera-t-il pas automatiquement la guerre aux Dracos ? — C'est ce que je crains, oui. S'il prend le pouvoir, ce prince Anantas voudra placer ses propres lieutenants à la tête de tous les pays du monde et, comme vous le savez déjà, ces postes sont déjà occupés par des Dracos ou des Neterou. — Et les humains se retrouveront coincés entre les deux. — Sans même s'en douter. Yannick comprit aussitôt qu'il lui fallait des alliés. — Les Nagas peuvent-ils aider les messagers divins à éviter ce carnage ? demanda-t-il. — Nous ne possédons pas de grande armée, si c'est ce que vous voulez savoir. Sachez que nous sommes au contraire les plus paisibles de tous les reptiliens. Seuls nos traqueurs naissent avec un gène qui leur permet d'user de violence. — Êtes-vous un traqueur ? — Je l'ai été, dans mes jeunes années. Maintenant, j'en forme de nouveaux. Ils éliminent autant de rois serpents qu'ils le peuvent, mais il en arrive toujours d'autres. C'est un travail très frustrant. — Éliminent-ils aussi les Anantas ? — Laissez-moi vous expliquer comment nous opérons. Silvère lui révéla que pour trouver une cible, il fallait toujours en éliminer une première qui possédait dans sa mémoire l'identité et le lieu de résidence d'autres Dracos. Les varans devaient donc sillonner le globe et, bien souvent, ils ne tuaient qu'une vingtaine d'ennemis durant toute leur carrière. — Ils risquent donc d'être éliminés, eux aussi, lorsque les légions de démons s'empareront de ce monde, soupira le Témoin. — Je suis désolé de ne pouvoir vous être plus utile. — Dites-moi, y avait-il des reptiliens il y a deux mille ans ? — Presque toutes les races actuelles habitaient déjà la Terre et elles le faisaient plus ouvertement que maintenant. Heureusement, les Nagas veillaient déjà. Ils débarrassaient très efficacement l'ancien monde des usurpateurs, car ces derniers n'étaient pas encore nombreux. Nous vénérons d'ailleurs toujours le plus grand varan qui ait jamais existé. Il s'appelait Jeshua ben Yossef. Estomaqué, Yannick fut incapable de dire un mot de plus… …016 Cédric Orléans relut la requête d'Océane au moins trois fois en se demandant si elle se rendait compte du danger auquel elle risquait de s'exposer. Pourquoi voulait-elle à tout prix prouver l'existence des reptiliens ? Ne lui suffisait-il pas de savoir qu'ils étaient implantés sur la Terre depuis des milliers d'années et qu'ils avaient la faculté d'adopter la forme humaine ? Si l'ANGE se mettait à étudier sérieusement la menace qu'ils représentaient pour l'avenir de la planète, une véritable chasse aux sorcières s'ensuivrait, et tous les imposteurs seraient démasqués. Lui-même perdrait sans doute son poste. Pire encore, il serait sans doute emprisonné dans un camp de concentration pour reptiliens. — Ordinateur, localisez l'agent Chevalier. — ELLE EST EN ROUTE POUR LA BASE, MONSIEUR ORLEANS. — Transmettez-lui un code vert, je vous prie. — TOUT DE SUITE, MONSIEUR. Lorsqu'il travaillait à Montréal, Cédric savait exactement à qui s'adresser lorsqu'il avait besoin d'une faveur. À son grand désarroi, il ne trouva aucune personne ressource dans les dossiers de l'ancien directeur de Toronto. — Ordinateur, pouvez-vous m'obtenir la liste des principaux dirigeants de la police de Toronto ? L'écran géant sur le mur s'anima et afficha cinq noms, avec des numéros de téléphone. — Avec lequel de ces hommes monsieur Ashby faisait-il affaire le plus souvent ? — IL NE COMMUNIQUAIT JAMAIS AVEC LA POLICE. — Et avec le gouvernement ? — IL FREQUENTAIT LE PRINCIPAL CONSEILLER DU MAIRE, AINSI QUE L'EPOUSE DU PREMIER MINISTRE, MAIS UNIQUEMENT DANS DES RESTAURANT DU CENTRE-VILLE. « Belle utilisation des ressources de l'ANGE », déplora Cédric. — Il ne s'est donc jamais adressé à qui que ce soit pour délimiter un territoire, évacuer la population d'un quartier de la ville, ou encore pour sécuriser une route empruntée par une délégation officielle ? — SEULEMENT POUR FAIRE ELIMINER DES ENNEMIS. — Pardon ? — MONSIEUR ASHBY AVAIT SOUVENT RECOURS AUX SERVICES D'UNE FIRME SPECIALISEE EN LA MATIERE. — Comment s'appelle-t-elle ? — DOMINATIO INC. — Obtenez-moi tout ce que vous pouvez sur cette entreprise. — MONSIEUR LOUP BLANC ET MADEMOISELLE CHEVALIER M'ONT DEJA FAIT CETTE DEMANDE. JE VOUS TRANSMETS A L'INSTANT LE MEME DOSSIER. Les deux agents avaient récemment enquêté sur les agissements d'un médecin radié du Collège des médecins. — J'aimerais aussi obtenir la liste des ennemis dont monsieur Ashby s'est débarrassé de cette manière. Une dizaine de noms apparurent sur l'écran, et Cédric ne fut pas surpris d'y retrouver celui d'Océane en tout dernier. — Donnez-moi plus de détails sur tous ces gens, je vous prie. — CELA NECESSITERA QUELQUES MINUTES, MONSIEUR ORLEANS. — J'attendrai. Le nouveau directeur relut une quatrième fois la folle requête de sa fille unique en se demandant comment il pourrait faire fouiller un étang public sans alerter les citoyens d'Union ville. — MADEMOISELLE CHEVALIER VIENT D'ARRIVER, annonça l'ordinateur. — Faites-la entrer. Océane offrit son plus beau sourire à son père naturel. Ce dernier n'eut, cependant aucune réaction, ce qui mit la jeune femme sur ses gardes. — Comment vas-tu, Cédric ? demanda-t-elle en prenant place devant lui. — Je ne comprends pas ce que tu essaies de faire. — C'est pourtant simple : je veux alimenter la base de données de Cindy. L'air sérieux qu'affichait le directeur l'amena à penser qu'il refuserait de la laisser patauger dans la mare ontarienne. — D'accord, je vais te dire la vérité, soupira-t-elle. Je veux juste clouer le bec à Aodhan, qui nous prend tous pour des fous. — Es-tu certaine qu'il y a quelque chose dans cet étang ? — Mon informateur est fiable. — Combien de fois vous ai-je dit que nous ne travaillons pas de cette façon ? — C'était Yannick qui utilisait des informateurs, pas moi. Cédric s'enfonça dans son fauteuil en soupirant. — Ta requête me place dans une position délicate, lâcha-t-il finalement. Océane s'accouda sur sa table de travail et baissa la voix. — Il y a un Dracos décapité dans l'étang, l’informa-t-elle. — LES INFORMATIONS QUE VOUS AVEZ DEMANDEES SONT MAINTENANT DISPONIBLES. — Affichez-les sur mon écran personnel. — C'est quelque chose que tu ne veux pas me montrer ? fit mine de s'offusquer Océane. — Seulement pour éviter de te donner d'autres idées de croisade. Il jeta un coup d'œil rapide à l'écran encastré sur sa table de travail. — Revenons à l'affaire qui nous préoccupe, dit-il en regardant fixement sa fille. — Je comprends qu'il soit difficile de fermer un tel parc en plein jour, c'est pourquoi je procéderais à ce ratissage durant la nuit. Cédric se contenta d'arquer un sourcil, geste que l'agente interpréta comme un signe encourageant. — Donne-moi quelques agents de sécurité pour éloigner les curieux, et un appareil ou deux pour détecter les cellules. Je ne veux même pas me servir du satellite. — Je vais bientôt vous rafraîchir la mémoire en ce qui concerne les règlements de cette agence, marmonna le directeur. — Mon seul but est de rendre service à l'humanité. Tu sais bien que jamais je ne mettrai ceux que j'aime dans l'embarras. — Pas volontairement. — Même involontairement. — Tu ne pourras pas faire profiter la communauté scientifique de ta découverte. — Ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention de l'offrir à un musée ou à un laboratoire public. Cédric baissa les yeux sur la feuille imprimée, où apparaissait la requête d'Océane. « Mes paupières sont-elles aussi immobiles que les siennes ? » se demanda-t-elle. — Cette nuit, lâcha-t-il finalement. Attention, tu n'auras pas de seconde chance. Ne me fais pas regretter ma décision. Si son père reptilien avait eu un meilleur sens de l'humour, Océane lui aurait sauté dans les bras. — Je vais te rendre célèbre, annonça-t-elle plutôt. Le regard de Cédric s'enflamma. — Dans les rangs de l'ANGE, évidemment, s'empressa-t-elle d'ajouter. C'est sous ta direction que la base de Toronto aura découvert une nouvelle race intelligente sur cette planète. — File, se contenta-t-il de répliquer. La jeune femme n'attendit pas qu'il se ravise. Elle quitta le bureau, afin de préparer son plan. Si la sécurité de l'ANGE faisait bien son travail, elle mettrait rapidement la main sur ce qu'elle cherchait. Il lui fallait de l'aide, cependant. Elle n'allait certainement pas s'adresser à Aodhan l'incrédule. Elle avait davantage besoin d'une personne prête à tout pour faire éclater la vérité et faire régner la justice, quelqu'un qui n'avait pas froid aux yeux. — Cindy ! s'écria Océane en entrant dans la salle de formation. La jeune femme ne l'entendit pas. Elle était assise en tailleur sur le sofa, le dos bien droit, les mains reposant sur ses genoux, paumes vers le plafond. Elle prenait de profondes respirations, les yeux fermés. Océane s'assit sur le plancher, à quelques pas de sa collègue, et attendit qu'elle termine sa méditation. Cindy ouvrit les yeux et hurla de terreur en découvrant Océane à quelques centimètres seulement du sofa. — Je ne voulais pas te faire peur, tenta de la rassurer l'aînée, avec un air coupable. — Eh bien, c'est manqué ! Depuis combien de temps es-tu là ? — Pas longtemps, rassure-toi. J'ai quelque chose à te proposer. — Si cela peut m'aider à vaincre mes peurs et à reprendre du service, alors je dis oui tout de suite. — Magnifique ! Océane lui expliqua qu'elle irait la chercher chez elle vers minuit, car il s'agissait d'une mission ultrasecrète. Même si elle était un peu inquiète, Cindy décida de lui faire confiance. Le soir venu, elle enfila un pull rose tendre, une minijupe carrelée dans les mêmes teintes, ainsi que des bottes noires à talons hauts. Puis elle s'enveloppa dans sa chaude veste de peluche rose criard et quitta son appartement. Elle se faufila par la porte arrière de l'immeuble et se rendit sur la pointe des pieds jusqu'à la grosse berline, qui l'attendait dans le stationnement. L'homme en noir qui lui ouvrit la portière fut tenté de faire un commentaire, mais crut bon de laisser Océane s'en charger. Cindy sauta sur la banquette arrière. — Est-ce que j'ai oublié de te dire que nous devions être très discrets ? soupira l'aînée. — Tu m'as dit que c'était ultrasecret, pas discret. Et puis, c'est tout ce que j'avais. Je n'ai pas eu le temps de faire la lessive. Cindy remarqua alors que tous les membres de l'équipe portaient des habits sombres. — Nous allons au moins te prêter une veste foncée, sinon les aventuriers de minuit risquent de te prendre pour un flamand rose qui s'est échappé du zoo. — Un flamand rose ? Mais où m'emmènes-tu ? Océane ne lui révéla leur destination qu'une fois arrivés au parc. La berline s'immobilisa dans le stationnement et les membres de la sécurité se dispersèrent avec leur efficacité habituelle, afin de sécuriser le périmètre. Océane tendit une veste noire à sa collègue, qui l'enfila en bougonnant. Puis elle sortit l'équipement du coffre de la grosse voiture. Cindy souleva l'une des grandes bottes de pêche en faisant la grimace. — Tu ne vas pas me demander de porter une telle horreur, tout de même ! s'écria-t-elle. — Premièrement, ne parle pas aussi fort, car nous ne sommes pas supposées être ici. Deuxièmement, il n'est pas question que tu marches dans l'eau en talons aiguille. — Mais pourquoi devons-nous mettre les pieds dans de l'eau ? — Il faut retrouver un morceau du corps de Sélardi. Le comportement de cet homme avait été si déplacé, lorsque Cindy avait travaillé pour lui, qu'elle ne s'étonna guère que quelqu'un ait pu lui faire son compte et le faire disparaître dans ce bassin. À contrecœur, elle retira ses bottes reluisantes, pour chausser celles qui lui atteignaient la taille. — La prochaine fois que tu me proposeras une mission, je dirai non, maugréa-t-elle. — Arrête donc de te plaindre. Ces bottes te vont à merveille. Elle expliqua sommairement à la recrue le fonctionnement du sonar cellulaire de l'ANGE. — Laisse-le flotter en surface et surveille ton écran. S'il indique un gros objet, utilise ce crochet pour le sortir de l'eau et regarde ce que c'est avec ta lampe de poche. Elle lui flanqua les deux instruments sur les bras. — Y a-t-il autre chose dans l'étang que je devrais savoir ? s'inquiéta la recrue. — Peut-être bien. Cindy, je suis parfaitement consciente que la base d'Alert Bay ne nous prépare pas à toutes les éventualités, alors essaie de voir cette expérience un peu déplaisante comme une étape nécessaire de ton apprentissage. Océane installa des lampes sur des trépieds pour éclairer le bord de l'eau, puis enfila elle aussi des bottes. Cindy rassembla son courage et mit un pied dans l'étang. — Comment allons-nous couvrir toute cette surface ? se découragea-t-elle. Nous serons certainement ici jusqu'à demain matin. — Thierry m'a assuré que le corps se trouvait tout au plus à deux mètres du bord, de ce côté. Puisqu'il n'y a aucun courant dans cette mare, il n'a probablement pas bougé depuis l'hiver. — Et si les poissons l’ont mangé ? — Ils auront sûrement laissé quelque chose. Je vais commencer à l'autre extrémité et marcher vers toi. Nous nous rencontrerons au centre, d'accord ? — Ai-je vraiment le choix ? — Non. Océane s'éloigna en faisant clapoter ses bottes. Elle descendit dans le bassin, déposa le flotteur en forme de losange sur l'eau et mit le petit, appareil électronique en marche. Sans plus se préoccuper de sa collègue, elle se mit à avancer en zigzag, tout en surveillant attentivement l'écran. Cindy l'imita, mais en faisant la grimace chaque fois que ses semelles s'enfonçaient dans le limon. Au bout de quelques minutes, son appareil de détection se mit à clignoter, indiquant, juste au-dessous du flotteur, un objet de la taille d'un ballon de volley-ball. — J'espère que c'est, lui, siffla-t-elle entre ses dents, car je veux rentrer chez moi. Cindy plongea la courte perche armée d'un crochet dans l'eau sombre, et la sentit s'enfoncer dans une surface molle. En retenant son souffle, elle tira sa trouvaille vers elle et la souleva. L'affreux visage laiteux d'un reptilien émergea alors de l'étang, la bouche ouverte et les yeux crevés. Cindy poussa un cri de terreur qui fit revenir les membres de la sécurité à la course vers le centre du parc. Océane s'était également élancée vers sa collègue. — Calme-toi ! ordonna-t-elle en espérant qu'elle n'avait pas réveillé tout le quartier. — Regarde… balbutia Cindy. Océane faisait de son mieux pour ne pas laisser transparaître sa satisfaction, car son amie venait de faire la plus importante découverte du siècle. Mais cette dernière ne partageait pas son ravissement. Elle était immobile et n'arrivait plus à détacher son regard de cette vision cauchemardesque. — Ce n'est pas Sélardi… — En fait, c'est lui, mais sous une autre forme, rectifia Océane. Ne bouge surtout pas. — Je n'en ai pas du tout l'intention. Océane sortit un sac de plastique de sa poche de manteau et secoua la perche de Cindy, jusqu'à ce que la tête y tombe. — Le corps ne doit pas être bien loin, pensa-t-elle tout haut. — Est-ce que je pourrais sortir de l'eau, maintenant ? supplia Cindy. — Tu as fait plus que ta part. Rapporte la tête à la voiture et attends-nous là-bas. Heureusement, le sac n'était pas transparent. La jeune femme le prit donc du bout des doigts, sans se gêner pour montrer son dégoût. Océane lui mit la perche et le flotteur dans l'autre main, puis la poussa vers la berge. Dès que Cindy se fut suffisamment éloignée, l'aînée poursuivit ses recherches au même endroit en effectuant des demi-cercles de plus en plus grands. Lors de leur dernier entretien téléphonique, Thierry lui avait dit qu'il avait rejeté le reste du corps du Dracos à peu près au même endroit que la tête… Elle s'entêta donc à ratisser cette section, près de la berge. Au bout d'un moment, son écran s'illumina ! L'objet qu'elle venait de découvrir était si gros que l'appareil ne pouvait en définir les contours. — Bingo ! s'exclama-t-elle. Elle enfonça le crochet solidement et tira. Ce qu'elle venait de harponner était particulièrement lourd. — Comme un cadavre gorge d'eau, se dit-elle en utilisant toute sa force. Elle le traîna jusqu'au bord de la mare et demanda aux hommes en noir de lui donner un coup de main. En quelques minutes à peine, ils avaient fait glisser le corps à la peau immaculée dans un grand sac mortuaire. Une fois que le tout fut rangé dans le coffre, l'équipe rejoignit Cindy à l'intérieur de la grosse voiture. Océane se glissa sur la banquette arrière, où elle trouva sa collègue pelotonnée contre la porte et tremblant comme une feuille. — Cindy, que se passe-t-il ? — Je ne voulais pas qu'ils existent, hoqueta-t-elle. — Viens un peu par ici. Océane la serra dans ses bras pour la réconforter. — Si tu ne voulais pas qu'ils existent, pourquoi as-tu demandé à Cédric de diriger toi-même les recherches sur les reptiliens ? voulut-elle savoir. — Pour me rassurer, voyons. — La seule chose qui devrait nous faire peur, c'est l'ignorance. Lorsqu'on connaît enfin une chose, on arrête d'imaginer ce qu'elle peut et ne peut pas faire. On sait à quoi s'attendre. Je vais faire analyser cette créature, et tu n'auras qu'à entrer les résultats dans l'ordinateur. Je ne te demanderai pas d'assister à l'autopsie. — Il ne manquerait plus que cela… Contrairement à sa jeune amie, Océane ne craignait pas la vue du sang, ni celle de l'intérieur d'un cadavre. Elle se disait souvent qu'elle aurait été une excellente chirurgienne. Une fois le corps du défunt Dracos allongé sur la table métallique du docteur Adam Wallace, l'agente ne put s'empêcher de lui offrir son assistance. — Je travaille toujours seul, grogna-t-il avec un accent écossais prononcé. — Est-ce que je peux au moins regarder ? insista Océane. — Il ne faudra pas me déranger. — Promis ! lui dit-elle en lui adressant son plus large sourire. Le médecin légiste commença par découper ce qui restait des vêtements. Curieusement, l'habit d'homme d'affaires avait été taillé dans un tissu élastique. Il avait pris de l'expansion, mais pas à cause de l'eau. — Pas besoin de laver celui-là. Il examina la peau blanche comme neige en relevant un sourcil, puis souleva une main. Au lieu d'y trouver des ongles, il y vit des griffes. Croyant qu'elles étaient artificielles, il tenta d'en arracher une, mais constata rapidement qu'elle était authentique et bien ancrée dans la chair du pouce. — Que signifie cette diablerie ? — C'est un Dracos, l'informa Océane. Wallace leva un regard surpris sur l’agente. — C'est supposé me dire quelque chose ? grommela-t-il. — Les Dracos sont des reptiliens. — Sans la tête, c'est difficile à établir. — Retournez-le sur le dos et vous comprendrez ce que je veux dire. Le médecin lui jeta un coup d'œil agacé, mais suivit tout de même sa suggestion. — Par tous les saints ! s'exclama-t-il, lorsque le bout de la queue retomba sur le sol. Une fente, pratiquée sur le siège du pantalon, avait permis le passage de ce membre qui établissait sans l'ombre d'un doute que le défunt n'était pas humain. Wallace mit un moment à revenir de sa surprise. Océane comprenait exactement ce qu'il ressentait, alors, elle ne le pressa pas. Reprenant ses esprits, le médecin découpa le tissu abîmé et déshabilla le cadavre, déposant précautionneusement les vêtements dans un bac de plastique. — J'admire votre sang-froid, docteur Wallace, avoua Océane. Moi, la première fois que j'ai vu un reptilien, j'ai carrément paniqué. — Je ne sais même pas ce que j'ai sous les yeux, avoua ce dernier. J'ai d'abord, pensé que c'était un homme d'affaires, en raison de ses vêtements, même si ses proportions n'étaient pas normales. Il examina une fois de plus la peau, puis la gratta avec un scalpel sur l'appendice caudal, les bras et les jambes. — On dirait de la peau de serpent… et une queue ! Je pensais que seul le diable avait une queue ! — Êtes-vous bien sûr que le diable n'est pas un reptilien ? demanda Océane, amusée. Sans lui répondre, Wallace descendit sur son nez les lunettes de protection qu'il portait sur la tête, et découpa méthodiquement la queue. — Dites-moi ce que vous savez sur ces créatures qui sont censées ne pas exister, exigea-t-il. — C'est vous l'expert. — Je pourrai bientôt vous dire où sont placés ses organes, son type sanguin et ce qu'il a mangé avant de mourir, mais il me sera plus difficile d'établir ses habitudes de vie. Éclairez-moi donc un peu, au lieu de rester plantée là à ne rien faire. — Je veux bien vous révéler le peu que je sais. Les Dracos ne sont pas des êtres compliqués. Ils sont carnivores, boivent, du sang et veulent à tout prix dominer le monde, ce qu'ils arrivent assez bien à faire en nous tenant dans l'ignorance. Éberlué, Wallace s'immobilisa. — Je n'aime pas que l'on se moque de moi, mademoiselle Chevalier. — Loin de moi cette idée, docteur. Pour vous prouver que je ne me paie pas votre tête, je peux tout de suite vous dire que le seul sang rouge que vous trouverez dans ce corps se situera dans son estomac. — Je serais surpris qu'il reste encore du sang dans son corps. — Eh bien, s'il y en a encore un peu, vous verrez qu'il est bleu. — Bien sûr ! Et moi, je suis le père Noël ! En poussant un soupir contrarié, le médecin légiste détacha la queue et la déposa sur une autre civière pour l'étudier plus tard. Il examina attentivement de quelle façon elle avait été reliée au corps et confirma avec stupeur qu'il ne s'agissait pas d'une chirurgie esthétique. — C'est incroyable… s'étrangla-t-il. Océane n'ajouta rien, préférant le laisser se convaincre lui-même de l'existence des reptiliens. Wallace retourna le corps sur le clos et découpa les côtes avec une petite scie. À sa grande surprise, de petites perles bleues se formèrent sur la lame. Il déposa l'instrument et ouvrit la cage thoracique. Les organes qui la composaient étaient recouverts de filaments verdâtres qui ressemblaient à une toile d'araignée. — Par tous les diables ! s'exclama l'Écossais. — Attendez de voir la tête, le taquina Océane. — On ne m'a pas dit qu'il y en avait une. — J'imagine que monsieur Orléans voulait éviter que vous ne preniez la fuite. — Mais qu'est-il donc arrivé à cette créature ? — À l'origine, elle était humaine. En fait, nous espérons que vous pourrez trouver une parcelle de cet homme dans vos analyses approfondies. Les Dracos proviennent d'une autre dimension, une sorte de monde invisible qui nous entoure, mais auquel les gens normaux n'ont pas accès. Ils empruntent le corps d'un homme ou d'une femme, lors de cérémonies dont nous ne savons rien encore, et ils finissent par en déloger complètement la conscience. — Êtes-vous en train de me dire qu'il y en a d'autres comme lui ? — J'aimerais vous rassurer, mais j'en ai au moins vu une dizaine de mes propres yeux ici même, à Toronto. — Et ils peuvent prendre possession de n'importe qui ? — Heureusement, non. Il faut avoir certains gènes reptiliens, ou quelque chose du genre. Nous commençons à peine à les étudier. « Il n'est pas question que je lui répète tout ce que Thierry m'a confié là-dessus », décida Océane en voyant l'air horrifié du médecin. Wallace reprit contenance et se mit à fouiller à l'intérieur de la poitrine du cadavre. — Si je comprends bien ce que vous me dites, je serai un pionnier bien malgré moi, lâcha-t-il enfin. — Nous le sommes tous un peu, dans un domaine ou un autre. Il se mit à sortir les organes les uns après les autres, à les mesurer, à les peser et à les examiner attentivement. Ces derniers se situaient à la même place que chez les êtres humains, mais semblaient être en train de se faire étouffer par une matière fibreuse impossible à identifier, pour l'instant. Le médecin recueillit également ce qui restait dans les veines du Dracos : le liquide était marine ! — Comment peuvent-ils prendre possession d'un homme et transformer ainsi son sang ? — C'est ce que nous aimerions savoir. Wallace poursuivit son examen sous le regard attentif de la jeune femme. — Il est drôlement bien conservé, si l'on tient compte du fait que vous l'avez trouvé au fond d'un étang. Sa mort doit au moins remonter à deux ou trois mois, lorsque l'eau était gelée. Océane se mordit la langue pour ne pas lui raconter l'exécution de Kièthre. Elle se contenta d'écouter ses commentaires. Lorsqu'il eut terminé, elle fit chercher la tête, qui avait été photographiée sous tous les angles aux Laboratoires, afin d'en réaliser un modèle informatique. Un homme en noir déposa la boîte de plexiglas contenant ce nouvel élément sur une autre civière. Wallace se signa aussitôt en prononçant des paroles inintelligibles, probablement dans la langue de ses ancêtres. — Vous n'avez rien à craindre, voulut le rassurer Océane. — Je vous en prie, laissez-moi seul, maintenant, souffla le pauvre homme. — Je ne ferai pas de bruit… — C'est une question de fierté, madame. Je ne veux pas pleurer devant une femme. — J'en ai vu d'autres, vous savez. L'Écossais regardait fixement le visage vaguement humanoïde de Kièthre, sans savoir ce qu'il devait en penser. Adam Wallace avait été médecin à Édimbourg pendant plusieurs années, avant d'être recruté par l'ANGE. Ses nombreux patrons lui avaient fait disséquer bien des hommes aux facultés étranges de leur vivant, afin de savoir s'ils possédaient des organes supplémentaires qui leur permettaient d'accomplir des miracles, mais rien n'avait, jusqu'à ce jour, ressemblé à cette tête sans chevelure, au faciès allongé et aux dents pointues. — Jurez-moi que ce n'est pas une farce, implora-t-il en se tournant vers Océane. Elle secoua tristement la tête. — Vous aurez mon rapport demain, au plus tard… Océane aurait aimé voir ce qu'il y avait dans un crâne de reptilien, mais elle respecta la volonté de Wallace de procéder seul à cette autopsie. — Ce que vous faites là pourrait bien nous sauver un jour, dit-elle pour l'encourager. Si vous changez d'idée et que vous avez besoin de compagnie, vous savez où me trouver. Elle lui tapota amicalement le dos, puis quitta la salle d'examen. …017 Le rapport d'autopsie d'Adam Wallace n'intéressa pas seulement Océane. Cédric Orléans le lut en entier, enfermé dans son bureau. Il appartenait lui-même à cette race extraterrestre qui s'était établie sur la planète dans la nuit des temps. Toutefois, Cédric ne connaissait presque rien sur les reptiliens. Son père lui avait seulement répété des milliers de fois qu'il était Neterou et qu'un jour, il devrait servir ses maîtres Dracos. Terrorisé, le nouveau directeur de Toronto n'avait jamais cherché à en apprendre davantage. Sa désastreuse expérience dans le repaire de la reine Dracos avait achevé de le convaincre qu'il n'était, en réalité, qu'un monstre… Les observations de Wallace le renseignèrent sur l'anatomie de la caste supérieure. Encore fallait-il que les Anantas soient apparentés aux Dracos, pour que Cédric puisse s'y comparer. À première vue, les organes de Kièthre semblaient avoir les mêmes fonctions que ceux des humains. En y regardant de plus près, le médecin légiste avait cependant découvert qu'ils étaient en train de se transformer. Il n'arrivait pas à expliquer pourquoi le sang de Kièthre était bleu, sa peau recouverte de petites écailles blanches, et ses doigts armés de griffes aussi puissantes que celles d'un ours. La présence d'une queue lourde et articulée sur cette créature le déconcertait. Tout ce qu'il pouvait en dire, c'est qu'elle avait beaucoup de points communs avec celle des lézards… La dernière partie du rapport d'autopsie inquiéta Cédric, car elle concernait la monstrueuse tête, sortie tout droit d'un film d'horreur. Le médecin s'était montré très prudent dans ses observations. Si le corps qu'il avait disséqué comportait plusieurs anomalies, son crâne, quant à lui, semblait provenir d'une créature totalement inconnue. Seuls les tests d'ADN avaient permis à Wallace d'affirmer que les deux morceaux étaient reliés. Le crâne était mou, mais étrangement lourd. Le cerveau ne ressemblait à rien de ce que le médecin légiste avait vu durant sa carrière. Les dents s'approchaient de celles d'un alligator et la mâchoire avait la flexibilité de celle d'un cobra. Une ouverture avait été pratiquée à l'aide d'un objet tranchant au milieu du front, probablement un poignard. Wallace était même persuadé qu'on avait retiré quelque chose de la tête de ce reptilien au moment de sa mort, probablement une glande ou un petit organe que ne possédaient pas les humains. Il ne pouvait rien dire sur les yeux, qui avaient été dévorés par les habitants de l'étang, mais le fonctionnement de l'oreille interne le fascinait. Cette créature avait eu l'ouïe aussi fine qu'un chien. — LE DOCTEUR WALLACE DEMANDE A VOUS VOIR. — Faites-le entrer, accepta Cédric. Le médecin écossais traîna les pieds jusqu'à la table de travail du directeur. Ce dernier n'avait jamais vu autant de découragement sur le visage d'un collaborateur de l'ANGE. — Asseyez-vous, je vous en prie. — J'aurais aimé faire votre connaissance dans d'autres circonstances, monsieur Orléans, dit Wallace en prenant place devant lui. Habituellement, on ne me désarçonne pas aussi facilement. — Je comprends ce que vous ressentez. — On m'a demandé de pratiquer une autopsie sur des gens qui étaient morts de façon étrange, ainsi que sur des prodiges dont on ne comprenait pas les pouvoirs, mais jamais sur des créatures qui n'étaient pas de ce monde. Ce corps ressemble au nôtre, mais la tête provient certainement d'une autre galaxie. — Vous dites pourtant dans votre rapport que les marques de sectionnement concordent. — C'est ce qui m'indispose le plus. Il est évident que cette tête a été tranchée de ce corps. En revanche, cette observation remet en question ma compréhension du monde, et même ma foi. — Tout s'explique, docteur Wallace, même les phénomènes les plus étranges. Nous utiliserons toutes les ressources de l'ANGE pour élucider ce mystère. Pour l'instant, je ne sais pas quoi dire pour vous rassurer. — Si vous trouvez un de ces reptiliens encore vivant, qu'en ferez-vous ? Cédric réprima un frisson d'horreur devant la perspective de faire lui-même, un jour, l'objet d'une autopsie. — Je devrai bien sûr le remettre à mes supérieurs. La mission des bases provinciales n'est pas de traiter elles-mêmes les dossiers des menaces mondiales. Ces derniers relèvent des divisions continentales et du chef international. Je suis cependant persuadé que nous serions mis au courant des résultats de tout interrogatoire ou examen médical. — Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais étudier le crâne une seconde fois demain, lorsque le choc sera passé. — Je ne puis vous garantir qu'il sera encore ici après que j'aurai soumis mon rapport à la division canadienne, mais vous avez ma permission de procéder, cela va de soi. — Merci beaucoup, monsieur Orléans. — Je suis enchanté d'avoir enfin fait votre connaissance, docteur Wallace. Cédric lui serra chaleureusement la main et le laissa partir. La procédure exigeait que ce rapport d'autopsie soit transmis à Kevin Lucas dans les vingt-quatre heures. La division canadienne, sinon celle de l'Amérique du Nord, confisqueraient certainement le corps et la tête du reptilien pour la faire analyser par l'équipe internationale. Il allait comparer les résultats de l'analyse d'ADN du reptilien à ceux de Sélardi, lorsque l'ordinateur lui annonça l'arrivée impromptue de sa fille. — L'AGENT CHEVALIER DESIRE VOUS VOIR, MONSIEUR ORLEANS. Cédric ne répondit pas tout de suite, hésitant à la faire entrer dans son bureau, de peur qu'elle n'ait eu une autre brillante idée. — MONSIEUR ORLEANS ? — Vous pouvez lui ouvrir. En tailleur noir, Océane ressemblait davantage à une femme d'affaires qu'à une espionne. — Que puis-je faire pour toi, cette fois-ci ? — Je veux seulement jeter un coup d'œil aux conclusions du docteur Wallace et, pour cela, j'ai besoin de ton autorisation. Tu vois bien que je suis capable de respecter le protocole. — Quand cela te convient. Il lui tendit les feuilles imprimées. — Pourquoi as-tu cet air sinistre ? s'alarma-t-elle. — Tu l'ignores sans doute, mais j'ai aussi des patrons à satisfaire. Lorsqu'ils apprendront que tu as trouvé un reptilien au fond d'une mare, ils voudront savoir comment tu as su qu'il était là. — Je leur dirai la vérité, évidemment. Cédric arqua un sourcil. — Et ils me prendront pour une folle. — Ils demanderont à rencontrer l'inspecteur Morin. — Tu peux commencer à l'appeler Thierry, maintenant qu'il est presque ton gendre. — Les agents de l'ANGE n'ont pas le droit de… — Se marier, je sais. Mais les règlements ne nous empêchent pas de faire semblant. Thierry ne travaille pas pour l'ANGE, de toute façon. — Ne joue pas avec le feu, Océane. — Est-ce que c'est un avertissement parental ? — Je ne serais pas un bon directeur si je ne te prévenais pas du danger que tu coures. — Directeur, quoi. Pas encore prêt à être père, donc ? — J'y réfléchis, quand tu te comportes bien. La jeune femme éclata de rire. — Si tu attends que je sois sage avant d'accepter qu'il y a un petit peu de toi en moi, je peux te dire tout de suite que cela n'arrivera jamais. Merci pour le rapport. Elle lui souffla un baiser et quitta le bureau. Au fond, Cédric était content d'avoir conçu un enfant. Même les reptiliens éprouvaient ce besoin fondamental de perpétuer leur race. Ce qui le troublait, par contre, c'était l'héritage qu'il léguait à Océane. Il ne voulait surtout pas la voir mourir comme il avait vu périr son propre père, puisque ce n'était pas du sang Neterou qui coulait dans ses veines… Océane trouva Cindy dans la nouvelle section consacrée à l'étude des reptiliens. Sa jeune collègue était assise devant l'ordinateur et contemplait, sur l'écran, la photographie de la tête de Kièthre. Océane s'assit près d'elle. — On dirait que tu vas un peu mieux, se risqua-t-elle. — Il me manque des souvenirs, soupira Cindy, sans la regarder. — C'est tout naturel, voyons. — Je suis dans la vingtaine, Océane. Je ne suis pas supposée perdre la mémoire à cet âge. — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Tu as subi un grand choc, alors, pour te protéger, ton cerveau te bloque l'accès à certains événements du passé. Il le fait pour ton bien. — Tu en es sûre ? — J'ai été bibliothécaire. J'ai donc eu le temps de lire toutes sortes de bouquins de psychologie, lui dit affectueusement Océane. Cindy soupira avec soulagement. — Je vais d'ailleurs donner un coup de pouce à ton cerveau, annonça joyeusement l'aînée. — Qu'est-ce que tu vas me faire ? — Voici le rapport du docteur Wallace. Peux-tu l'intégrer à ta base de données ? — L'as-tu lu ? — Pas encore. Je vais attendre que tu en aies terminé. De toute façon, je me doute un peu de ce qu'il contient. Veux-tu que je reste auprès de toi ? — Tu es gentille de me le proposer, mais il faut que je m'endurcisse. — Bien dit ! Fais-moi signe quand tu seras prête, d'accord ? Océane tapota gentiment le dos de Cindy pour lui donner du courage et la laissa seule dans la pièce. Cette dernière demeura immobile encore un instant, puis baissa les yeux sur le rapport. Elle se mit aussitôt à trembler, horrifiée par les descriptions du médecin légiste. — Je n'ai aucune raison d'avoir peur de ce cadavre, puisqu'il est mort, s'encouragea Cindy. Ordinateur, le rapport d'autopsie du docteur Wallace a-t-il été indexé dans la base de données de l'ANGE ? — SEULEMENT DANS CELLE DE LA BASE DE TORONTO. — Puis-je le télécharger dans celle de la division des reptiliens ? — VOUS DEVEZ OBTENIR L'AUTORISATION DE MONSIEUR ORLEANS. — Cela va de soi. Pourriez-vous la lui demander pour moi ? — JE TRANSMETS VOTRE REQUETE TOUT DE SUITE. — Merci. Cindy leva les yeux sur l'écran. Quelque chose se débattait dans son esprit, comme une souris tentant à tout prix de s'échapper. Océane avait sans doute raison : dans les situations de stress extrême, le corps humain développait des mécanismes de défense pour éviter d'aboutir à l'hystérie. — PERMISSION ACCORDEE, annonça soudain l'ordinateur. LE DOCUMENT SERA DISPONIBLE DANS CINQ SECONDES. La jeune femme décida de mettre fin à cette obsession. Il lui fallait maintenant indexer le rapport d'autopsie à l'aide de mots clés si elle voulait pouvoir y accéder plus rapidement au cours des prochaines semaines. Dès que l'ordinateur fit apparaître le symbole d'accès sur l'écran, Cindy se mit au travail. Elle n'avait pas atteint le bas de la première page, que son beau prétendant apparaissait près d'elle. — Océlus ! s'exclama-t-elle avec joie. Elle bondit dans ses bras et l'étreignit avec force. — Je n'apporte pas de bonnes nouvelles, je le crains, soupira-t-il. Cindy recula aussitôt, effrayée. — Qui concernent-elles ? — Vincent. Je me suis rendu auprès de lui pour lui offrir mon aide, et j'ai failli y laisser mon immortalité. — À cause de l'Antéchrist ? — Je ne sais pas ce qu'il transporte. J'ai senti une présence maléfique à l'intérieur de son âme. Toutefois, je n'ai pas pu l'extraire, car elle est trop puissante. — Il est donc possédé par un démon ou une entité vaporeuse comme celle qui accompagnait les hommes qui nous ont attaqués à la base… Que pouvons-nous faire ? — Il faut convaincre les dirigeants de sa base de la gravité de sa condition, conseilla fortement Océlus. Personne n'a voulu m'écouter. — Je m'en occupe. Merci de m'avoir avertie. — C'est tout naturel. Les amis de Képhas sont mes amis. — En parlant de lui, avez-vous de ses nouvelles ? — Je l'ai reconduit à Jérusalem. Cindy savait bien que Yannick ne pourrait reporter indéfiniment sa mission divine. — J'ai cru qu'un moment en compagnie de la jeune femme qu'il y a rencontrée lui rendrait son sourire, mais j'ai eu tort, ajouta le Témoin. — Il aime toujours Océane comme un fou, n'est-ce pas ? — Il n'a jamais autant aimé une femme. — Mais il a eu une épouse en Galilée, à ce qu'on prétend dans la Bible. — C'était la tradition de se marier avec celle que nos parents choisissaient pour nous, à cette époque-là. Il n'y a jamais eu entre cette première femme et lui de lien aussi fort que celui qui le lie à Océane. — Yannick sait-il qu'elle s'est laissée séduire par cet inspecteur Morin ? — Il s'en est aperçu le soir de votre enlèvement et cela l'a attristé. Il n'est pas sans savoir que sa relation avec votre amie est impossible, mais le cœur est plus difficile à dompter que la raison. Je crois qu'il aurait préféré quitter le Canada avant qu'elle ne se tourne vers un autre homme. — S'il est parti pour Israël, cela veut-il dire que vous devrez bientôt partir, vous aussi ? — Ce temps approche, en effet. Cindy se blottit contre lui, incapable de se montrer courageuse. — Je me doute que vous ferez partie des heureux élus que Dieu rappellera bientôt auprès de lui, chuchota Océlus, alors réjouissez-vous, car nous passerons l'éternité ensemble. — Serons-nous comme nous sommes maintenant ? — Nos corps ne seront pas composés de matière, mais de lumière. Rien ne les altérera et rien ne leur sera impossible. La jeune femme ne comprenait pas cette notion de corps éthéré, mais elle lui faisait confiance. Chaque fois qu'il parlait de l'au-delà, Océlus s'émerveillait tant qu'il arrivait à la rassurer totalement. — Je vous promets que nous serons heureux. Il l'embrassa tendrement sur les lèvres. …018 Kevin Lucas, le directeur de la division canadienne de l'ANGE, ne fut pas du tout content d'apprendre que l'individu capturé à Alert Bay s'était volatilisé pendant qu'on le transférait à Ottawa en avion. Il avait visionne la bande vidéo de surveillance où ce prévenu disparaissait comme par enchantement, lu les rapports des membres de la sécurité, du pilote et de Christopher Shanks, mais ne comprenait toujours pas comment cette fuite avait pu se produire. Malgré toutes ces années passées à étudier les phénomènes inexpliqués, et parfois inexplicables, en provenance du monde entier, Lucas n'avait jamais rien vu de tel. Tout comme Cédric dans sa cellule d'Arctique III, l'inconnu s'était tout bonnement évaporé sous leurs veux. Une fois remis de sa surprise, le chef canadien communiqua avec Michael Korsakoff, comme le voulait la procédure. Korsakoff se montra plus curieux qu'alarmé. Il posa mille questions auxquelles Lucas n'avait évidemment pas de réponse à lui fournir. — C'est fascinant, lâcha-t-il après avoir regardé l'enregistrement visuel au moins dix fois. — Je penche davantage pour alarmant, soupira Lucas. Comment dois-je traiter ce dossier ? — Laisse-le-moi, tu veux bien ? — Avec plaisir. Mais si jamais tu découvres comment le prisonnier a opéré ce tour de magie, j'aimerais en être informé. — Je te le promets, Kevin. Korsakoff mit fin à la conversation en pressant une touche de l'ordinateur encastré dans le gros meuble de chêne qui lui servait de table de travail. Décidément, tout ce qui sortait de Montréal frôlait la bizarrerie. Cédric avait désobéi à ses supérieurs en quittant son ancienne base, ce qui lui avait sauvé la vie. Deux de ses agents de la force de frappe, qui l'avaient accompagné durant la mission Adonias, avaient été tués par un mystérieux projectile qui leur avait dévoré la poitrine. Ceux qui avaient survécu à cette attaque juraient sur la tête de leurs mères que leur agresseur leur avait lancé des boules de feu qui apparaissaient dans ses mains… Les étrangetés ne s'arrêtaient malheureusement pas là. L'agent Jeffrey avait été aperçu dans la métropole montréalaise par plusieurs caméras de l'ANGE, alors qu'on l'avait déclaré mort à Jérusalem. L'agente Chevalier fréquentait un insaisissable policier de la Sûreté du Québec qui était mêlé à la disparition du nouveau chef du parti mondialiste à Toronto. Toutes les recherches de l'ANGE pour retrouver Thierry Morin s'étaient révélées infructueuses. L'agent McLeod s'était remis des graves blessures qu'il avait subies lors de son enlèvement, mais il continuait à prétendre que son ravisseur était le Faux Prophète de la Bible, et que ce dernier avait le pouvoir de se transformer en démon. Korsakoff connaissait depuis longtemps son obsession pour une illusoire race d'hommes lézards qui vivaient dans les entrailles de la Terre. Toutefois, le rapport de Christopher Shanks sur la possibilité qu'une force occulte se soit emparée de l'informaticien et de son esprit était déroutant. L'agente Bloom commençait aussi à inquiéter les hauts dirigeants, car elle avait réussi à persuader Cédric Orléans d'ouvrir un nouveau département de recherches sur les prétendus reptiliens de McLeod. Ces agents étaient-ils tous devenus fous ? Korsakoff voulait surtout mettre la main sur un seul homme : Yannick Jeffrey. Plus l'ANGE fouillait son dossier, plus ce dernier devenait nébuleux. Cet homme affirmait être né au Canada de parents britanniques, qui étaient ensuite retournés vivre en Europe. Ces derniers n'avaient pas été faciles à retrouver. Ils étaient bien réels, mais ils ne connaissaient pas Yannick. Le directeur de l'Amérique du Nord avait donc poussé plus loin son enquête. Jeffrey n'était pas un orphelin et il ne faisait partie d'aucun programme de protection de la police, où que ce soit dans le monde. L'ordinateur n'avait pas réussi à apparenter ses empreintes digitales à celles d'un dossier existant, ce qui prouvait au moins qu'il n'était pas un criminel. Mais qui était-il, en réalité ? Jeffrey avait bel et bien terminé toutes les études mentionnées dans son curriculum vitae. Ses professeurs encore vivants se rappelaient très bien de lui, car il avait été leur élève le plus doué. Étrangement, sa photo n'apparaissait cependant dans aucun livre de fin de cycle. Les tests sanguins effectués par l'ANGE, à l'arrivée de cet agent prometteur à Alert Bay, ne révélaient rien de particulier, mais ceux effectués à Jérusalem, lorsqu'il avait été blessé par les tirs de l'ennemi, étaient pour le moins troublants. En effet, l'ADN de Yannick Jeffrey indiquait, non pas qu'il était de descendance juive, mais qu'il faisait partie d'une souche sémite disparue depuis des siècles. Korsakoff avait dû intervenir lui-même pour modérer l'enthousiasme de l'équipe médicale de Jérusalem, qui se demandait s'il n'était pas le Messie revenu pour mettre fin à la corruption de ce monde. Ce ne fut pas chose facile, puisque l'agent montréalais avait également disparu de la section médicale de la base sans laisser de trace, alimentant ainsi ce mythe. Korsakoff préférait de loin les explications scientifiques aux théories farfelues, mais en quarante ans de service, il avait été témoin de nombreux phénomènes incompréhensibles. Il avait donc lu avec intérêt les rapports transmis par Cédric sur les inexplicables déplacements de Jeffrey à la vitesse de la lumière, lorsqu'il travaillait à Montréal. « Cet Océlus et Yannick Jeffrey pourraient-ils être reliés ? » se demanda le chef nord-américain. L'Océlus en question avait laissé derrière lui plusieurs notes écrites avec du sang vieux de deux mille ans. Et Jeffrey semblait avoir le même âge que ce sang… Il était vraiment temps d'interroger Vincent McLeod, qui en savait certainement plus qu'il ne le prétendait. Le dernier entretien du savant avec le directeur d'Alert Bay était d'ailleurs édifiant. McLeod avait confié à Shanks que l'homme qui s'était introduit dans sa base était un envoyé de Dieu. Compte tenu de la disparition de cet homme dans l'avion qui le transportait à Ottawa, il était fort possible que le génie de l'informatique leur ait dit la vérité, en fin de compte. Michael Korsakoff retourna une fois de plus en Colombie-Britannique. Il fut accueilli, à son arrivée, par un Christopher Shanks plutôt nerveux. Ce dernier lui donna malgré tout une franche poignée de main. — Me sera-t-il possible de voir Vincent McLeod aujourd'hui ? demanda Korsakoff, habitué à aller droit au but. — Il est chez le médecin, en ce moment. Je vais vous installer dans mon salon privé. — Est-il souffrant ? — Depuis la catastrophe de Montréal, il a de violents maux de tête et de fréquents saignements de nez. — En connaît-on la cause ? — Pas encore. Les examens n'indiquent rien d'anormal. Shanks entraîna son illustre invité dans les nombreux corridors de la base école, puis l'invita à entrer dans l'ascenseur privé menant à ses appartements. — Nous serons tranquilles, ici, annonça-t-il. — Assieds-toi un peu avec moi. Le directeur d'Alert Bay fit ce que Korsakoff demandait, sans cacher toutefois son inquiétude. — Dis-moi ce qui te tracasse, Chris. — Je sais que le cas de Vincent paraît bizarre. — C'est le moins que l'on puisse dire. — Mais cet homme est loin d'être cinglé. — Tu crois à son histoire d'envoyé de Dieu ? — Depuis que son copain s'est dématérialisé sous les yeux de mon personnel, je me suis remis à lire la Bible, surtout les passages concernant les Témoins de la fin du monde. En réalité, ce qui m'obsède le plus, actuellement, c'est de perdre Vincent. Lorsqu'il a suivi sa formation ici-même, il y a quelques années, on était loin de deviner ce qu'il allait devenir, Vincent est brillant et audacieux. Il n'a pas peur de sortir des sentiers battus. — Tu sais pourtant que Cédric veut le reprendre lorsque sa base aura été reconstruite. — Dans un an, peut-être deux. D'ici là, je ne voudrais pas qu'il soit expulsé uniquement parce qu'il est croyant. — Sois sans crainte, ce n'est pas la raison de ma venue. — MONSIEUR SHANKS, L'AGENT MCLEOD EST DESORMAIS DISPONIBLE. — Demandez-lui de monter chez son directeur, ordonna Korsakoff. Tous les ordinateurs de l'ANGE étaient configurés de façon à reconnaître la voix des hauts dirigeants. — SOYEZ LE BIENVENU, MONSIEUR KORSAKOFF. JE TRANSMETS VOTRE DEMANDE SANS DELAI. — Je mets tout en œuvre pour soigner Vincent, poursuivit Shanks, tenace. — Même contre des entités maléfiques ? — J'ai demandé à la base de Calgary de m'envoyer un prêtre qui travaille là-bas depuis plusieurs années. — Le révérend Sinclair, si je ne m'abuse ? Shanks hocha vivement la tête. — Tu crois vraiment qu'un exorcisme pourra rendre sa santé à ton informaticien ? — C'est la seule chose que je n'ai pas essayée, avoua le directeur, visiblement peiné. — MONSIEUR SHANKS, L'AGENT MCLEOD DEMANDE LA PERMISSION D'ACCEDER A VOTRE ASCENCEUR PERSONNEL. — Permission accordée. Quelques instants plus tard, la porte de métal chuintait et laissait entrer le savant. Plutôt pâle, Vincent tenait un papier mouchoir appuyé sous ses narines. Il s'arrêta net en reconnaissant le chef nord-américain, assis à côté de Shanks. — Approche, Vincent, le convia Korsakoff. L'informaticien montréalais s'exécuta avec beaucoup de réticence. — Je suis renvoyé, c'est cela ? — Pas du tout, le rassura aussitôt Shanks. Monsieur Korsakoff veut seulement en savoir plus sur ce qui t'arrive. Je vais nous faire apporter du café. Il se leva, mais n'eut pas le temps de faire un pas vers l'ascenseur. — Merci, mais je n'en veux pas, monsieur Shanks, déclina Vincent. — Christopher peut rester, si tu le veux, proposa Korsakoff. — J'aimerais mieux, oui. Vincent prit place sur le sofa, du côté opposé au légendaire personnage de l'ANGE, tandis que Shanks se rasseyait. Le pauvre informaticien ressemblait à un lapin aux aguets, prêt à prendre la fuite. — Ai-je une si mauvaise réputation, Vincent ? commença Korsakoff. — Disons que je n'ai jamais aimé votre façon de ridiculiser la théorie de mon collègue. — Bien que l'étrange soit notre principal champ d'étude, j'aime travailler avec des faits concrets. — Donc, vous êtes venu démolir la mienne sur les reptiliens, si je comprends bien. — Non. Compte tenu de tout ce qui se passe en ce moment dans cette organisation, je commence à m'assouplir. — C'est une bonne chose. — Et tu me rendrais service si tu le faisais savoir à l'agent Jeffrey. — Je ne sais pas où il est. — Océlus le sait-il, lui ? Le visage du savant se durcit instantanément, et il garda le silence. — Nous découvrons toujours la vérité, Vincent, l'avertit Korsakoff. — Je me tue à vous dire ce qui se passe, mais personne ne m'écoute. Que vous me croyiez ou non, je commence à m'en moquer. — Tu t'intéresses aux reptiliens depuis fort longtemps. Pourquoi ? — Pour qu'ils ne deviennent pas une menace, évidemment, et vous allez bientôt voir que j'avais raison. — Et tout dernièrement, tu t'es mis à porter une attention particulière aux prophéties bibliques. Est-ce à cause de l'agent Jeffrey ? — J'ai toujours cru en lui, mais après avoir failli mourir entre les mains du Faux Prophète, c'est devenu plus clair. Je n'ai pas besoin qu'on me donne plus de preuves tangibles de la montée de l'Antéchrist annoncée dans les livres saints. — Qui est Océlus ? Vincent en avait vraiment assez de protéger ses amis, car c'était toujours lui qui se retrouvait dans l'embarras, en fin de compte. — Il est l'un des deux Témoins que Dieu nous a envoyés pour nous mettre en garde contre l'Antéchrist. — Qui est l'autre ? — C'est Yannick Jeffrey. Les deux dirigeants écarquillèrent les yeux et ouvrirent la bouche pour protester, mais les mots s'étouffèrent dans leurs gorges. — Il s'est enrôlé dans l'ANGE pour mieux surveiller les activités du Mal dans le monde, poursuivit Vincent, même s'il se doutait qu'aucun des deux hommes ne le croirait. Son véritable nom est Képhas, le prince des apôtres de Jésus. Il a été choisi en même temps qu'Océlus pour expier ses péchés. — Et qu'a-t-il fait de si grave ? demanda Shanks en revenant de sa surprise. — Il a renié le Seigneur, évidemment, trois fois, même. Vous devriez au moins savoir cela, même si vous n'êtes pas des hommes pieux. — Et quelle est la faute qu'a commise Océlus ? s'enquit Korsakoff. — À vous de le deviner, répondit Vincent sur un ton sarcastique. Il s'appelle aussi Judas l'Iscariote. Korsakoff demeura silencieux, mais on pouvait presque lire ses pensées dans ses yeux clairs. C'était un homme brillant. Il ne mettrait pas beaucoup de temps à relier tous les points du dessin. — Jeffrey ne reviendra pas, n'est-ce pas ? dit-il, finalement. Vincent secoua doucement la tête et se remit à saigner du nez. — Il a des choses bien plus importantes à faire que de surveiller nos écrans, expliqua-t-il. Vous allez bientôt constater que sa théorie sur la résurgence de l'Empire romain n'était pas si bête que cela. Christopher Shanks proposa alors au jeune homme de lui présenter un prêtre, pour le débarrasser du mauvais sort qui s'acharnait sur lui. — Si Océlus n'a rien pu faire pour moi, je ne vois pas en quoi il me serait utile, soupira le savant. — Je veux simplement t'aider, Vincent. Je n'aime pas te voir souffrir. — Si c'est vrai, alors ne le faites pas de façon hypocrite. — Tu as ma parole. — Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai un travail à terminer. Sans attendre la permission de ses supérieurs, Vincent se dirigea vers l'ascenseur. Ni Shanks, ni Korsakoff ne cherchèrent à l'arrêter. — Fais ce que tu peux pour lui, Chris. J'aime bien le feu qui l'anime. Le directeur d'Alert Bay lui promit de tout essayer. La montre de Korsakoff se mit alors à vibrer. Il baissa les veux et vit que les chiffres clignotaient en orange. Il installa son petit écouteur sur son oreille et s'identifia. — Je suis à Alert Bay, Kevin. Envoie-le tout de suite à Christopher. Je te rappellerai dès je l'aurai lu. Il soupira profondément en décrochant le minuscule appareil, qu'il remit dans sa poche. — MONSIEUR SHANKS, VOUS VENEZ DE RECEVOIR UN DOCUMENT DE LA PART DE MONSIEUR LUCAS. Shanks consulta le chef nord-américain du regard. — Faites-le monter à son appartement, ordonna Korsakoff. — TOUT DE SUITE, MONSIEUR. — Je peux aller le chercher, proposa le directeur d'Alert Bay. — Non, reste. Je crois que ce rapport t'intéressera aussi. Il s'agit de l'autopsie d'un reptilien qui vient d'être effectuée à Toronto. — Ils existent vraiment ? s'étrangla Shanks. — Je n'en sais rien. Apparemment, ils ont trouvé une créature humanoïde au fond d'une mare, au nord de la ville. Sur ces mots, le chef nord-américain s'enfonça profondément dans son fauteuil. — Par hasard ? voulut savoir Shanks. Korsakoff ne répondit pas. Que l'équipe de Montréal soit une fois de plus l'initiatrice de cette découverte le tourmentait beaucoup. …019 Lorsque l'agent Loup Blanc se présenta enfin à la salle d'autopsie, Océane l'attendait, le dos appuyé contre le mur et les bras croisés. Le cadavre de Kièthre reposait à côté d'elle, dans un cercueil de fibre de verre qui serait bientôt transporté dans le plus grand secret à Genève. Aodhan marcha le long de la grande boîte transparente en examinant son contenu. — Un peu plus et tu le manquais, le piqua Océane. — J'avais déjà vu les photos de la base de données. Il s'arrêta à la hauteur de la tête, que le docteur Wallace avait habilement recousue au reste du corps, pour éviter qu'elle ne se perde dans le transport. — Je t'avais bien dit que je t'apporterais la preuve de leur existence. — Il n'y a pas à dire, quand tu décides de faire quelque chose, tu es plutôt tenace. — Ma tante disait que j'étais la personne la plus opiniâtre qu'elle connaissait. Elle laissa à son collègue quelques minutes de plus pour imprimer l'image de leur ennemi dans son esprit. — Tes ancêtres croyaient-ils aux reptiliens ? lui demanda-t-elle. — Mes ancêtres celtes, ou mes ancêtres micmac ? — Les deux. — Ils croyaient à des êtres mythiques qui nous aidaient ou nous nuisaient. Mais il s'agissait de créatures immatérielles, rien qui ait des traits communs avec cette chose. Il dirigea ses yeux noirs vers la jeune femme. — Tu crois réellement que le docteur Grimm ressemble à ça ? — Il y a malheureusement plusieurs sortes de lézards, alors je ne peux pas te promettre que notre chirurgien soit de la même teinte. — Alors, je pense qu'il est temps de lui rendre officiellement visite. — Tu n'as pas peur de ce que tu vois là ? s'étonna Océane. — Non. Une fois qu'un homme connaît son ennemi, il ne le craint plus. — Attends d'en affronter quatre en même temps. — Disons que j'aviserai à ce moment-là. Il faudra obtenir de monsieur Orléans la permission d'interroger le propriétaire de Dominatio. — Si tu y allais la lui demander toi-même ? — Tu affrontes bravement des reptiliens et tu as peur du grand patron ? se moqua Aodhan. — Quelque chose comme ça… « Je ne vais certainement pas lui expliquer qu'il est un peu les deux… », soupira intérieurement Océane. — Je reviens tout de suite, annonça l'Amérindien sur un ton fanfaron. Prépare-toi à partir. Aodhan quitta la pièce avec un petit sourire en coin qui n'échappa pas à Océane. « Il va lui jeter un sort ! » espéra-t-elle. Elle regarda le roi serpent une dernière fois, mit le cap vers la salle de Formation, avant de s'armer d'un revolver, puis descendit au garage. Quelle ne fut pas sa surprise de voir son collègue l'y retrouver quelques minutes plus tard ! — A-t-il dit oui ? s'étonna la jeune femme. — Pourquoi aurait-il dit non ? — Est-ce qu'il sait que je t'accompagne ? Aodhan signala à l'un des préposés qu'il voulait utiliser une voiture de luxe. — Réponds-moi, insista Océane en se plantant directement devant l'Amérindien. — Oui, il le sait, et il m'a donné des directives très spécifiques à ton sujet. « Cédric veut encore me protéger », comprit-elle. Elle s'installa sur le siège du passager de la belle automobile noire. — C'est fou comme j'aime l'odeur du cuir neuf, dit-elle en humant l'air. On dirait qu'elle n'a pas souvent servi. En effet, le compteur indiquait un très bas kilométrage. Aodhan prit place derrière le volant et lui tendit un sac de plastique. Curieuse, Océane l'ouvrit tout de suite. Ce dernier contenait une perruque longue, blonde comme les blés. — Il veut que je me déguise en Cindy ? plaisanta-t-elle. — Étant donné que le bon docteur a vu ton visage lorsque tu as réussi à lui échapper au café, Cédric jugeait plus prudent de changer un peu ton apparence. — Un peu ? Voyant que son collègue était sérieux, Océane remonta ses cheveux noirs et les dissimula sous la perruque. Aodhan lui tendit alors une paire de lunettes cerclées en or dont les verres étaient sans correction. Amusée, la jeune femme les chaussa, puis s'admira dans le petit miroir du pare-soleil. — Qu'en penses-tu ? demanda-t-elle à son collègue en se tournant vers lui. — Tu es méconnaissable. L'Amérindien fit démarrer la berline et la fit rouler jusqu'au mur de béton, où il devait attendre que les membres de la sécurité lui donnent l'autorisation de sortir. — Au fait, pourquoi veux-tu rendre visite au docteur de la mort dans une voiture de luxe ? demanda Océane. — Parce que les assureurs de madame Smythe, ainsi que de la plupart de ses amis, n'acceptent que des clients très riches. J'ai aussi pris le temps de nous faire fabriquer de fausses pièces d'identité. Il lui tendit un porte-cartes qui contenait un faux permis de conduire et des cartes de visite. — Miranda Fonseca Manresa ? lut-elle sur la carte. C'est bien trop long ! Je ne m'en souviendrai jamais ! — Tu n'as pas tellement le choix, puisque cette femme existe. En fait, tu lui ressembles même un peu. — Et la vraie Miranda, où se trouve-t-elle, en ce moment ? — Elle fait la tournée de ses clients à travers le Canada et les États-Unis. Puisque sa secrétaire refuse d'en dire davantage sur ses déplacements, j'ai pensé que le docteur Grimm ne sera pas plus avancé que moi s'il tente de vérifier ton identité. — Et toi, qui es-tu ? — Bond, James Bond. Océane éclata de rire si fort, qu'elle parvint à lui arracher un sourire. La voie étant libre, la plaque de métal s'abaissa devant la berline, ouvrant un trou béant dans l'entrée du garage extérieur de la Casa Loma. Les agents quittèrent prestement la base, en direction des quartiers riches où habitait le docteur Grimm. — Sérieusement ? redemanda Océane en essuyant sur ses joues des larmes de plaisir. — Edwin Samuel Bond. Il est le plus jeune associé de la boîte. — Et je suppose qu'il est en tournée avec madame Fonseca Manresa ? — Pas exactement. Il dort au fond d'un placard, au deuxième étage de l'immeuble de la compagnie d'assurance. — Tu n'as pas fait ça, quand même ? — Monsieur Fletcher s'en est chargé. Il a seulement assommé notre gaillard. — Tu as intérêt à mieux te faire connaître, toi. Lorsqu'ils tournèrent sur la rue de la résidence en question, Océane se crispa à nouveau, mais elle n'exprima pas le désir de faire demi-tour. Elle serra plutôt les poings, prête à se battre. Aodhan immobilisa la voiture devant les grilles et baissa la vitre pour s'adresser à l'interphone. — Qui êtes-vous ? demanda la voix râpeuse d'un garde du corps. — Je m'appelle Edwin Samuel Bond, de la firme Laun, Gibbs et Griffith. Je suis en compagnie de madame Miranda Fonseca Manresa. Nous représentons madame Meg Stéphanie Smythe, dont la maison a été rasée par l'entreprise de monsieur Douglas Grimm. Océane comprit tout de suite pourquoi l'Amérindien avait choisi ces noms. Il y avait peu de chances qu'un homme de main, aussi malin fût-il, puisse les retenir tous. — Avez-vous un rendez-vous ? — Non, mais nous pouvons revenir avec la police, si vous le désirez. — Attendez une minute. Quelques secondes plus tard, les grilles s'ouvrirent devant le capot de la voiture. — La police ? répéta Océane, une fois que la vitre de la portière fut remontée. — La succession de notre cliente n'a pas autorisé la démolition. Alors à lui de nous prouver qu'il avait le droit d'abattre cette résidence. Finalement, Océane trouvait bien plus amusant de travailler avec un coéquipier que seule. Le duo fut reçu par deux colosses, immobiles comme des statues sous le porche du manoir. Au lieu de porter les traditionnels complets noirs avec des lunettes de soleil, ils avaient endossé un accoutrement qui les aurait facilement fait passer pour des chanteurs de rap. Une alarme retentit aussitôt dans l'esprit de l'agente : les hommes qui l'avaient agressée dans ce même quartier portaient eux aussi des gilets en molleton noir munies de larges capuches… Aodhan s'empara d'une mallette noire sur le siège arrière. Il avait vraiment pensé à tout. — Bonjour, je suis Edwin Samuel… — Suivez-moi, le coupa l'un des deux hommes, sans aucune manière. Océane se donna un air snob et suivit son collègue à l'intérieur. Ils entrèrent dans un immense vestibule aux carreaux noirs et blancs reluisants, face à un escalier double en marbre blanc. Un tapis d'un rouge éclatant en recouvrait les marches jusqu'au palier supérieur. Le docteur vivait dans le plus grand luxe. « Il a dû en démolir, des maisons… », songea Océane en activant le premier bouton de sa veste de cuir. L'homme fort poursuivit sa route jusqu'à une porte à double battant, qu'il ouvrit bruyamment. « Grimm devrait veiller à embaucher des domestiques plus raffinés », soupira intérieurement la jeune femme. Elle suivit son collègue, les mains jointes, de manière à pouvoir s'emparer rapidement du revolver sous son aisselle. Ils pénétrèrent dans un grand salon aux boiseries dignes des châteaux anglais. De lourdes tentures de velours bleu sombre, retenues par de gros cordons dorés ornaient les murs de la pièce. Océane tourna lentement sur elle-même pour mémoriser ce somptueux décor. — Docteur Grimm, je présume ? s'enquit Aodhan. Océane pivota vers son collègue et reconnut immédiatement l'homme assis derrière un impressionnant bureau en chêne massif. C'était bien celui qui l'avait suivie au restaurant. — À qui ai-je l'honneur ? demanda le chirurgien, avec un accent allemand plutôt prononcé. — Je représente la succession de madame Meg Stéphanie Smythe. — Vous êtes avocat ? — Non, monsieur, assureur-conseil. — Je ne connais personne qui porte le nom de Smythe. — Vous avez pourtant démoli sa maison, juste après que le feu l'ait ravagée. Grimm se redressa de façon menaçante dans son fauteuil. Il fit signe à son sbire de tirer deux chaises pour les visiteurs casse-pieds puis de sortir de la pièce. « S'il reste seul avec nous, c'est qu'il ne sait pas qui nous sommes », comprit Océane. Les deux faux assureurs s'assirent en prenant soin de faire preuve d'une affectation visible. — Nos clients aimeraient savoir qui a conclu un pareil contrat avec vous, car il y avait des objets, dans cette maison, qu'ils auraient aimé récupérer, expliqua Aodhan en serrant sa mallette contre lui. — Vous auriez pu m'appeler au lieu de venir jusqu'ici pour me poser ces questions. — Nous sommes très fiers du service personnalisé que nous offrons à nos clients, monsieur Grimm. Mais si vous préférez procéder ainsi, nous nous soumettrons à voire volonté. Il devint évident que l'air hautain de l'Amérindien ne plaisait guère au reptilien. — C'est bon, finissons-en pendant que vous êtes ici, gronda-t-il. Il fouilla dans l'un des tiroirs de son bureau. Océane surveilla attentivement, son geste, craignant qu'il n'en retire une arme. Grimm déposa plutôt sur la surface de la table une chemise remplie de contrats. — Je ne fais jamais affaire avec des particuliers, précisa-t-il en feuilletant les documents. Ils changent trop souvent d'idée et, une fois que le premier mur est tombé, il est trop tard pour intervenir. — Vous étiez médecin avant de vous lancer dans ce genre d'entreprise, n'est-ce pas ? demanda Aodhan. — C'est exact. J'ai été chirurgien jusqu'à ce que l'un de mes patients intente une coûteuse action en justice contre moi. Ce manque de reconnaissance m'a dégoûté. Les médecins mettent tout en œuvre pour sauver la vie de leurs patients et leur permettre de poursuivre une vie aussi normale que possible. Pourtant, lorsque la moindre petite chose va de travers, ces ingrats les lapident. Ce n'était pas tout à fait la version des faits que les agents avaient trouvée dans les bases de données de l'Agence, mais ce n'était pas le moment de confronter cet homme dangereux sur son propre terrain. — Bon, le voilà. Il tendit, une feuille jaune à Aodhan, qui était la copie de ce qui semblait être un contrat en bonne et due forme. L'Amérindien la parcourut sans se presser et s'efforça de n'avoir aucune réaction lorsqu'il lut la signature dans le coin inférieur droit : c'était celle d'Andrew Ashby ! Il tendit le document à Océane avec un regard entendu. Elle comprit tout de suite pourquoi. « Comment l'ancien directeur de Toronto avait-il pu signer ce contrat après sa mort ? » se demanda-t-elle en lisant la date. Y avait-il un autre homme portant, le même nom ? — Monsieur Ashby ne figure pas parmi les héritiers de madame Smythe, indiqua Aodhan. Il ne pouvait donc pas signer cette entente avec vous. — Étant donné qu'il faisait partie de la police canadienne, et qu'il voulait que le travail soit effectué rapidement, je n'avais pas vraiment le choix. — J'imagine qu'une explication de la part de monsieur Ashby satisfera mes clients, surtout s'il est officier de police, mais ils voudront tout de même récupérer leurs biens. Pouvez-vous me dire ce que vous avez fait des décombres ? — J'ai acheté une carrière à plusieurs kilomètres d'ici et j'utilise les débris pour faire du remplissage. Dans un avenir rapproché, nous pourrons bâtir tout un quartier sur ce flanc de montagne. « Quel grand bienfaiteur ! », s'amusa intérieurement Océane. — Avec l'aide d'une équipe spécialisée, j'imagine que nous pourrions retrouver certaines des sculptures, dit l'Amérindien à sa collègue. — Ils vont avoir besoin d'avoir de bonnes pelles, dans ce cas, grommela Grimm. — Devons-nous obtenir une permission de votre part pour visiter ces lieux ? — Il y a un gardien à la barrière. Je lui annoncerai votre arrivée, mais je préférerais que vous y alliez seuls pour commencer. Lorsque vous verrez dans quel état sont les ruines, vous comprendrez que des fouilles supplémentaires sont inutiles. Voici l'adresse. — Je vous remercie infiniment, monsieur Grimm. Je vous ferai connaître la décision de mes clients dès que nous aurons visité le site en question. Aodhan poussa l'audace jusqu'à serrer la main du buveur de sang. Océane crut voir légèrement vaciller son collègue, mais il se reprit tout de suite et lui fit signe de passer devant lui. Le duo quitta la résidence sans se presser. Océane attendit qu'ils soient dans la voiture pour émettre des commentaires. Elle ouvrit la bouche, mais l'Amérindien lui fit tout de suite signe de se taire en appuyant son index contre ses lèvres. Il exécuta ensuite un petit cercle avec son doigt, indiquant qu'on avait posé un microphone quelque part dans la voiture. — Allons-nous visiter cet endroit maintenant, Edwin ? demanda donc l'agente en se mettant à la recherche du capteur électroacoustique dans le tableau de bord. — Je crois que ce serait plus prudent si nous voulons remettre un rapport complet à la succession. À mon avis, ils ne trouveront aucun des objets qu'ils nous ont mentionnés, mais il est de notre devoir de nous assurer que ces derniers ont bel et bien disparu. Océane fit reculer le banc aussi loin qu'elle le put et se mit à quatre pattes pour fouiller plus loin. Au bout d'un moment, elle se releva, victorieuse. Elle tenait entre ses doigts une minuscule bille métallique munie d'une antenne. — Crois-tu qu'il y aura d'autres procédures ? demanda-t-elle en sortant une petite boîte de métal de son sac à main. — Non, je ne le crois pas. Dès que le microphone fut coupé du reste du monde dans l'étui spécialement conçu par l'ANGE, Aodhan plissa le front. — Je n'en sens plus d'autres, affirma-t-il en se relaxant. Avec l'aide du GPS de la voiture, ils parvinrent à se rendre jusqu'à la carrière, un endroit plutôt isolé en pleine campagne. Ils en longèrent la clôture métallique, surmontée de barbelés, pendant de longues minutes. — Ce sera un petit quartier bien accueillant, une fois que les remplissages seront complétés, commenta Océane d'un air sarcastique. — Il y a deux façons de procéder ici : secrètement ou ouvertement. — Puisque nous avons informé ce cher docteur de notre visite, je suggère que nous commencions par la seconde. Ils se présentèrent donc à la barrière où un seul gardien les attendait, vêtu comme ceux qui surveillaient la résidence de Grimm. Aodhan se présenta avec beaucoup de courtoisie. — Je sais qui vous êtes, rétorqua le fier à bras sur un ton bourru. C'est au fond, là-bas, numéro 15, et faites vite. — Je vous remercie. Aodhan conduisit prudemment la voiture sur la route de terre cahoteuse. Les agents virent à leur droite l'impressionnante flotte de camions, de bulldozers et de grues de Dominatio Inc. L'équipement était relativement neuf. Un peu partout, de chaque côté du sentier sinueux, étaient plantés des piquets portant un numéro en plastique. L'Amérindien s'arrêta devant celui qui affichait le chiffre 15. — Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai comme l'impression qu'on nous a envoyés au mauvais endroit, fit Océane en sortant de la voiture. Son collègue sortit un appareil photo numérique de la mallette de cuir et la rejoignit sur le bord d'un grand trou, dans lequel on avait déversé pêle-mêle des briques, des poutres, des morceaux de gypse et tout ce qui entrait dans la construction d'une maison. — Ces ruines sont ici depuis au moins un an, commenta Aodhan en prenant des photos pour ses « clients ». — Nous pourrions fouiner un peu, s'il n'y avait pas ces fichues caméras. En effet, au sommet des piquets, l'œil noir d'un appareil de surveillance épiait leurs moindres gestes. — Cédric m'a remis ceci, fit l'Amérindien en tendant à Océane un objet rectangulaire d'à peine trois centimètres de long qui ressemblait à une épingle à cravate. Il a dit que tu saurais quoi en faire. — Rappelle-moi de l'embrasser en rentrant. La jeune femme actionna le mécanisme de brouillage et fixa le dispositif au col de sa veste. Il allait évidemment perturber les images que la minuscule caméra de son bouton enregistrait depuis un petit moment, mais c'était un sacrifice qu'elle acceptait volontiers de faire pour se promener plus librement sur le site. La réaction des employés de Grimm ne se fit pas attendre. Aodhan et Océane n'avaient pas parcouru deux cents mètres à pied sur la route de terre, qu'une demi-douzaine de nervis apparaissaient au bout du chemin. — Il n'y a qu'un seul gardien à la barrière, tu disais ? soupira Océane. — Es-tu armée ? — Évidemment. Ne me dis pas que tu n'y as pas pensé ! — Ne te sers de ton revolver qu'en dernier recours. Ils veulent peut-être seulement nous expulser. — Les agents ne doivent pas vivre vieux au Nouveau-Brunswick, s'ils pensent tous comme toi. — C'est justement parce que leur taux de survie est le plus élevé de l'ANGE, que notre directeur est obligé de les disperser à travers tout le pays, répliqua Aodhan avec un sourire moqueur. Alors reste calme, d'accord ? — Je préférerais courir, plutôt que d'attendre qu'ils nous aient encerclés. Aodhan fit la sourde oreille. Il se tourna vers le groupe d'employés et les attendit sans afficher la moindre crainte. — Qu'est-ce que vous faites là ? tonna l'un d'eux. — Nous voulions jeter un coup d'œil aux autres sites d'enfouissement, répondit calmement l'Amérindien. — Le patron a dit que vous regarderiez seulement le numéro 15. — Nous ne croyions pas que cela poserait un problème, veuillez nous en excuser. Dès qu'ils furent tout près, Aodhan remarqua que la peau du visage de celui qui lui avait parlé était très sombre. Son regard descendit le long de son bras, jusqu'à sa main, qui était verte et armée de longues griffes ! — Nous en avons assez vu, alors nous pouvons partir, ajouta l'Amérindien en conservant de son mieux son sang-froid. — Tuez-le ! ordonna le leader. Le patron veut la fille vivante ! Vif comme l'éclair, Aodhan dégaina aussitôt son arme et tira. La balle frappa le front du chef de la bande, qui s'effondra comme une poupée de chiffon. Les autres foncèrent sur les agents de l'ANGE, qui n'avaient pas suffisamment d'espace pour abattre rapidement, cinq assaillants. Ils ne pourraient en tuer que deux, tout au plus. Réagissant instinctivement comme le voulait leur formation sur le terrain, ils prirent la fuite chacun de leur côté, divisant le groupe de leurs poursuivants. Aodhan jeta un coup d'œil derrière lui en courant. Il déplora tout de suite que deux des monstres seulement se soient lancés à sa poursuite. Cela signifiait que sa collègue était aux prises avec les trois autres. Il se jeta sur le sol et effectua quelques roulades, avant de s'arrêter sur le dos et de décharger toute la cartouche de son arme dans la poitrine de ses poursuivants. L'un d'eux s'écroula, atteint en plein cœur, et l'autre fonça sur lui malgré ses blessures. L'Amérindien n'eut pas le temps de recharger son revolver. Le reptilien se jeta sur lui en poussant un grincement discordant. Son capuchon retomba sur ses épaules, révélant un visage semblable à celui que l'agent avait vu dans la salle d'autopsie, sauf sa couleur. Les dents pointues du reptilien fondirent sur sa gorge, comme celles d'un requin affamé. Aodhan releva les genoux et frappa durement son attaquant dans l'estomac, lui coupant le souffle. Le nervi perdit l'équilibre et tomba sur le dos. L'agent de l'ANGE retira aussitôt de ses bottes un couteau de chasse et s'élança sur le lézard, lui tranchant la gorge. Soudain, sous ses yeux, s'opéra une étrange transformation. Le visage du reptilien redevint celui d'un homme, tandis qu'il expirait. Horrifié, Aodhan recula. Il avait cru tuer un monstre, alors qu'en réalité, il s'agissait d'un être humain ! Pourtant, du sang bleu sombre s'échappait de ses nombreuses blessures… — Que le ciel me protège, pria l'Amérindien. Des coups de feu le sortirent de sa torpeur. — Océane ! Il s'élança entre les chantiers, dans la direction où il avait entendu le bruit de la fusillade. Il trouva sa collègue au pied d'un bosquet de vieux chênes, à quelques pas d'une partie de la carrière qui n'avait pas encore été remplie. Un reptilien l'avait saisie par-derrière et tentait de lui arracher son arme, tandis que les deux autres essayaient de la maîtriser par-devant. La jeune femme se débattait vivement, assenant des coups de coude à celui qui la retenait et des coups de pieds à ceux qui tentaient de s'approcher. Aodhan sortit l'appareil photo de la poche de son veston et prit plusieurs clichés du combat, tout en tenant fermement le poignard dans sa main droite. — Mais qu'est-ce que tu fais là ? hurla Océane, furieuse. — C'est pour la nouvelle banque de données. — Viens m'aider ou je te tue ! L'Amérindien déposa l'appareil sur le sol et sauta dans la mêlée, agrippant l'un des attaquants par les épaules pour l'éloigner de sa collègue. Le reptilien se retourna à vitesse de l'éclair et lui laboura un bras. Aodhan oublia la douleur qui l'étreignait et planta sa dague dans le cœur du monstre, qui mourut sur le coup. Son comparse fonça dans le ventre de l'agent de l'ANGE comme un taureau. En s'écroulant sous le poids de son adversaire, l'Amérindien faillit bien démolir les preuves qu'il venait de recueillir sur l'existence de cette race extraterrestre. Mais il parvint à lancer l'appareil photo loin de lui et se démena pour se défaire du reptilien, beaucoup plus lourd que lui. Océane poussa un cri de rage et fit faire une pirouette à son assaillant. Il passa par-dessus sa tête et s'écrasa brutalement sur le dos, mais n'attendit pas qu'elle lui troue la peau. Il se retourna sur le ventre avec une étonnante souplesse et saisit sa cheville, lui faisant perdre l'équilibre. Le revolver échappa à la jeune femme lorsqu'elle heurta le sol. Pour libérer sa jambe, elle se mit à frapper la tête du reptilien avec le talon de son autre botte. À sa grande surprise, il la lâcha pour porter les mains à son crâne, d'où jaillissait du sang bleu. Océane n'attendit pas qu'il se ressaisisse. À quatre pattes, elle s'empressa d'aller chercher son arme et la pointa vers le blessé. — Aodhan, est-ce que ça va ? cria-t-elle. Elle entendit alors le battement sourd des hélices d'un hélicoptère. « C'est pas vrai… », se découragea-t-elle en pensant qu'il s'agissait sûrement du docteur Grimm. — Aodhan ! Il avait roulé sur lui-même pour se débarrasser de son agresseur, mais s'était vite retrouvé sur le bord du précipice artificiel de la carrière, la tête dans le vide. Il serrait fermement sa dague dans sa main droite, mais le reptilien retenait son poignet, tout en tentant de planter ses dents dans son cou. Aodhan utilisait toute sa force pour le faire reculer, mais il se sentait faiblir, sans doute parce qu'il perdait beaucoup de sang. Un tir de mitraillette retentit sur les parois rocheuses. Le reptilien s'écroula aussitôt sur l'agent de l'ANGE. Utilisant le peu d'énergie qu'il lui restait, ce dernier repoussa le nervi. Haletant, il tenta de se relever et vit le visage rassurant d'Aaron Fletcher. — Il était temps que la cavalerie arrive, dit Aodhan dans un souffle. Fletcher l'aida à se relever. — Océane a allumé la caméra de sa veste, expliqua le chef de la sécurité. Cédric a donc pu vous suivre visuellement jusqu'à ce que vous atteigniez la carrière. Lorsque les images se sont embrouillées, il nous a tout de suite envoyés à votre secours. — Océane… Il l'aperçut plus loin, l'air dégoûté, à genoux devant le cadavre du dernier homme de main de Grimm. Des membres de la sécurité l'entouraient. L'un d'eux s'était même accroupi près d'elle et lui parlait tout bas. La jeune femme secouait la tête, comme si elle refusait d'obéir. Aodhan se défit de Fletcher et se rendit jusqu'à elle. — Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il doucement. — Il s'est arraché le cœur lui-même, hoqueta-t-elle, en état de choc. — Il ne voulait sans doute pas être pris vivant. — Qui sont ces hommes ? s'enquit Fletcher. — Ce sont des reptiliens à la solde du docteur Douglas Grimm, répondit Aodhan. — Ils ont pourtant l'air humain. — Quel est ce liquide bleu ? voulut savoir une des femmes qui faisait partie de l'équipe d'intervention. — C'est leur sang, répondit Océane. Elle en était souillée, tout comme son collègue amérindien, d'ailleurs. — Êtes-vous blessés ? interrogea Fletcher. — Je n'ai aucune plaie ouverte, affirma Océane. — J'ai des lacérations au bras, indiqua Aodhan. — Nous allons vous transporter à la base en hélicoptère pendant que nous ramasserons tout ça, les informa Fletcher. Nous ramènerons aussi la voiture. Il fit signe à deux des hommes de raccompagner les agents. — Attendez ! s'exclama Aodhan. Il alla chercher sa caméra et l'enfouit dans la poche intérieure de son manteau. — J'ai deux mots à te dire à ce sujet, lui marmonna sa collègue. On les invita à marcher jusqu'à l'hélicoptère, qui s'était posé un peu plus loin, en terrain découvert. …020 Après le départ de Silvère Morin, Yannick avait longuement prié, car ce reptilien avait totalement changé sa vision du monde. L'idée que le Maître, qu'il avait si vaillamment servi pendant plus de deux mille ans, fût un extraterrestre, l'avait d'abord horrifié. Il avait donc demandé à Dieu d'apaiser son cœur et d'éclairer son esprit. Au bout de quelques jours, il avait ressenti une grande paix intérieure, comme si on avait versé un baume sur son âme. Il avait également pris le temps de lire le livre que lui avait offert Océlus sans juger les reptiliens, car ils étaient aussi des créatures de Dieu. Il voulait surtout s'informer de leurs origines et de leurs motivations. Les Nagas semblaient faire régner l'équilibre entre le Mal et le Bien depuis des siècles. Il en avait toujours été ainsi. Sans leur intervention, les Dracos auraient depuis bien longtemps détruit la planète. Certains d'entre eux poursuivaient toujours ces sombres desseins, mais un jour ou l'autre, ils finiraient tous par trouver un traqueur sur leur route. « Comment dois-je mener ma mission, à présent ? » se demanda Yannick. Il n'allait certainement pas se mettre à militer pour les Nagas en expliquant au peuple de la Terre qu'il se trouvait au milieu d'une guerre secrète entre plusieurs races reptiliennes. Le Seigneur lui avait demandé non pas de s'immiscer dans ce conflit, mais de surveiller les agissements de l'Antéchrist et de mettre les gens en garde contre ses machinations, au risque d'y perdre sa tête. Dès que ce monstre atteindrait une position de pouvoir, les sept ans de décadence de la race humaine commenceraient. « Je dois survivre jusqu'au retour de Jeshua », se répétait continuellement Yannick. Il se remémora son passé lointain, ses amis parmi les disciples du Fils de Dieu, les gens qu'il avait guéris, ceux qu'il avait aimés. Ils étaient tous morts, mais un jour, ils ressusciteraient et reprendraient leur place à la droite du Père. « J'ai assez perdu de temps avec l'ANGE, décida-t-il. Il est temps que je m'adresse ouvertement aux masses, comme jadis. » Lorsqu'il émergea enfin de son antre souterrain, Yannick Jeffrey était méconnaissable. Non seulement avait-il cessé de se raser, mais il portait une longue tunique beige. Au fil des ans il avait toujours trouvé des couturières pour lui en faire de nouvelles, car les anciennes n'avaient pas résisté à l'usure du temps. Pour la première fois depuis bien longtemps, lorsqu'il arriva à l'air libre, en pleine nuit, à Jérusalem, il se sentit revivre. Il prit place sur le flanc d'une colline et observa les étoiles. Il avait perdu la faculté d'aller s'y promener, mais il les aimait toujours autant. Puis le sourire d'Océane recommença à le hanter. Il cacha son visage entre ses bras croisés sur ses genoux et pleura amèrement. Il se rappela alors ce que Jeshua lui avait dit, autrefois : Il y a un moment précis pour soulager quelqu'un de son fardeau. Tu dois apprendre à attendre, Képhas. La véritable compassion doit tenir compte de ce dont l’âme de l’autre a besoin. Aimer ne signifie pas se laisser emporter par le jeu des émotions du moment. Aimer vraiment, c'est arriver à lire entre les lignes dans l'âme de l'autre et ne pas chercher à la réécrire à notre façon. Yannick avait respecté la décision d'Océane de s'éloigner de lui. Jamais il n'avait pensé qu'il serait si dur de la voir se tourner vers un autre homme, sans le moindre remords. Lui n'aimerait jamais une autre femme. Son cœur n'en était plus capable. Il dormit en boule sous un olivier puis, au matin, il se promena dans la ville jusqu'à ce que la faim se fasse sentir. Il s'arrêta devant l'étal d'un marchand pour acheter des petits pains fourrés, mais lorsqu'il voulut les payer, l'homme refusa de prendre son argent. — Je ne suis pas un mendiant, se défendit Yannick. — Non, vous êtes un saint homme, rétorqua le marchand. — Dieu est en chacun de nous, pas seulement en moi. — J'ai vu beaucoup de monde depuis que j'opère ce commerce, mais personne comme toi. Je sais que tu es venu pour nous sauver. Yannick était si surpris, qu'il ne trouva rien à répondre. Il remercia le marchand d'un signe de la tête et s'éloigna pour manger. Il contempla alors sa tenue dans la glace d'une boutique. C'était sans doute son habillement qui avait fait prononcer ces paroles à cet homme. Une femme d'une quarantaine d'années le heurta et faillit tomber sur le pavé. Yannick la saisit aussitôt par les bras pour l'empêcher de se blesser les genoux sur la pierre. Il constata alors qu'elle était aveugle. — Je suis désolée, vraiment désolée, s'excusa-t-elle, profondément malheureuse. — Depuis combien de temps tes yeux ont-ils cessé de voir la lumière ? — Depuis que je suis toute petite. Mes parents étaient pauvres. Ils n'ont donc pas pu payer les médicaments qui auraient sauvé ma vue. Mais je me débrouille et je ne manque de rien, car le Seigneur s'occupe même de ses enfants aveugles. Des larmes coulèrent sur les joues de Yannick. Il était l'un des douze apôtres chéris de Jeshua, mais la foi de cette femme était encore plus grande que la sienne. Il plaça la main droite sur les yeux de la croyante et demanda à Dieu de la récompenser. Ressentant soudain une vive douleur sur son visage, celle-ci recula et battit des paupières. Des images d'abord brouillées se formèrent devant ses yeux, pour la première fois depuis bien longtemps. Puis elle vit le visage de Yannick et tendit une main tremblante pour le caresser. — Comment avez-vous fait ? bredouilla-t-elle en pleurant. — Ce n'est pas moi, mais le Seigneur qui vous a guérie. Yannick l'embrassa sur le front et poursuivit sa route. Il était loin de se douter de ce qui allait s'ensuivre. Il parcourut la ville, ne la voyant plus avec ses yeux modernes, mais avec ceux de jadis. Le peuple avait encore besoin d'être guidé, car il s'était perdu au cours de son évolution. Il s'engagea sur la Via Dolorosa, dont le parcours ne reposait pas sur des fondements historiques, mais qui avait été foulée par bien des croyants au fil des siècles. Lorsqu'il s'arrêta finalement dans un jardin pour se reposer, il se rendit compte qu'il avait été suivi par une trentaine de jeunes gens. Sans qu'il ne leur ait demandé, ces derniers prirent place sur la terrasse, autour de lui. Une femme dans la vingtaine lui tendit même une bouteille d'eau froide qu'il accepta volontiers. — Quelle est cette lumière qui te suit ? demanda-t-elle à Yannick. — Mais c'est vous, évidemment. Sa réponse les fit rire. — Il y a quelque chose d'attirant en toi, fit un garçon qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. — Quelqu'un nous a dit que ce matin, tu as rendu la vue à une femme aveugle, ajouta un autre. — Je suis seulement l'instrument d'une puissance bien plus grande que moi. — Tu es guérisseur ? — Entre autres. — Magicien ? — Non. — Pourquoi t'habilles-tu ainsi ? — Ce vêtement sert à montrer mon humilité, je crois. — Comment t'appelles-tu ? — J'ai porté plusieurs noms, mais le plus important d'entre eux a été Képhas. — Que viens-tu faire à Jérusalem ? — Je suis venu la mettre en garde contre un grand fléau qui, pour l'instant, est tapi dans l'ombre. — Es-tu un soldat ? — En quelque sorte, mais je ne porte pour toute arme que mon amour pour cette Terre et pour ses habitants. L'amour aime servir, et celui qui sert reçoit de la joie en retour. — Parles-tu au nom de Dieu ? — J'essaie de lui rendre justice. — Mais il y a plusieurs dieux, protesta une jeune fille. — Il n'y en a qu'un seul, déclara Yannick avec fermeté. On lui a donné bien des noms, mais il s'agit toujours de la même énergie d'amour. — Parle-nous de Dieu, l'invita-t-elle. « Comme en Galilée… », comprit le Témoin. Était-ce là ce que le Seigneur attendait de lui ? Il avait beau prier avec toute la ferveur de son âme, son lien direct avec lui avait été coupé - par sa faute… Il leur raconta donc l'histoire de Jeshua, le plus grand de tous les initiés, en omettant cependant de leur dire qu'il était peut-être un Naga, une réalité que lui-même n'avait pas encore assimilée. Son public captif l'écouta sans dire un mot. Bientôt, des curieux s'arrêtèrent pour l'écouter parler, mais le jardin était bien trop petit pour un grand auditoire. Plusieurs personnes passèrent donc leur chemin. À la fin de l'après-midi, la chaleur devint insupportable. Yannick demanda aux jeunes gens de retourner chez eux. Ils se dispersèrent en bavardant joyeusement. « Autrefois, je comptais le nombre de personnes que je convertissais… », se rappela le Témoin. Il n'avait plus besoin de chiffres ou de statistiques pour se sentir aimé du Père. Il se remit en route, afin de retrouver le petit café où se cachait l'entrée des grottes chrétiennes. — Maître ? l'interpella une voix tremblante. Il se retourna et aperçut une femme, qui voilait son visage. — J'ai besoin de te parler. Viendrais-tu chez moi, un moment ? Je n'habite pas très loin. Yannick avait cessé de réfléchir comme un homme du vingt-et-unième siècle. Il reprenait petit à petit le rythme de son ancienne vie dans cette ville, même si celle-ci avait beaucoup changé. Sans arrière-pensée, il accepta de suivre l'inconnue et se retrouva bientôt dans une petite maison du quartier musulman. La femme referma vivement la porte derrière lui et lui demanda de s'asseoir à sa table. — J'ai écouté ce que tu disais aujourd'hui, et j'ai entendu des gens dire que tes mains avaient le pouvoir de guérir, lui dit-elle, les veux pleins de larmes. — Tu as besoin de mon aide ? — Pas moi, mais mon fils unique. Il est si petit et si malade. Mon mari est parti à la recherche d'un autre spécialiste. Nous en avons consulté des dizaines, malheureusement sans succès. — Où se trouve l'enfant ? Elle se dirigea vers une porte recouverte d'un rideau opaque. Quelques secondes plus tard, elle en revint en portant un bambin de quatre ans, qui n'avait plus que la peau sur les os. Yannick le prit dans ses bras. Il ne pesait presque rien et la vie avait bel et bien commencé à le quitter. — Seigneur, toi qui aimais les enfants plus que tout, aide-moi… Le Témoin serra doucement l'enfant contre sa poitrine et ressentit une grande chaleur, comme si une partie de sa force vitale venait de pénétrer le corps du petit. — J'ai fait ce que j'ai pu, dit-il en rendant le fils à sa mère. Chancelant, Yannick quitta la maison. Il lui fallait regagner la grotte pour y refaire ses forces. Il se faufila habilement jusqu'au café, et fit bien attention que personne ne le voie disparaître dans le petit entrepôt. Océlus avait raison : il avait besoin d'une nouvelle entrée. Il s'appuya sur le mur crayeux du long tunnel, se dirigeant instinctivement dans le noir, puis toucha la porte métallique qui gardait l'entrée de sa nouvelle résidence. Adielle Tobias feuilletait les rapports de la journée, sans se douter que l’énigmatique agent de la division montréalaise de l'ANGE était de retour sur son territoire. Ce fut le technicien Noam Eisik qui lui mit tout d'abord la puce à l'oreille. L'ordinateur signala à la directrice qu'elle avait reçu un message. Elle appuya sur une touche et tourna les yeux vers l'écran. Pour ne pas la distraire de son travail, le technicien Noam Eisik avait choisi de lui écrire, plutôt que d'utiliser l'interphone. Il lui envoyait un petit entrefilet du journal du matin, intitulé : « Nouveau messie signalé à Jérusalem ». Ce genre d'annonce était courante dans la Ville Sainte, mais Adielle parcourut tout de même l'article, car Eisik n'avait pas l'habitude de lui faire parvenir des banalités. — Un homme circule dans les rues de la ville depuis hier, vêtu comme les prophètes de jadis, lut-elle à voix haute. Une femme, aveugle depuis plus de vingt ans, aurait recouvré la vue à son contact. Le mystérieux guérisseur aurait aussi rassemblé une petite foule dans le jardin d'un hôtel, mais il a été impossible d'apprendre ce dont il l'a entretenue. Adielle appuya sur une touche de son ordinateur. — Eisik, c'est quoi, cette histoire ? — Je connais la sœur de cette femme, répondit d'une voix hésitante le technicien. — Et ? le pressa-t-elle. — C'est juste un pressentiment, mais il me semble que la description qu'elle en a faite à ses proches correspond drôlement à celle de Yannick Jeffrey. La directrice se cacha les yeux dans ses mains. — Tu sais bien qu'il est mort dans mes bras, Eisik, soupira-t-elle. — Mais son corps a disparu de la morgue. — Il a probablement été enlevé par nos ennemis. Tu sais aussi bien que moi que l'Alliance aime démembrer ses victimes et les éparpiller sur toute la planète. — Vous avez raison. Je n'aurais pas dû vous importuner avec cette affaire. Adielle cessa complètement d'y penser, jusqu'à ce qu'elle rentre chez elle, ce soir-là. Comme à son habitude, elle donna à manger à son chat et alluma le téléviseur, juste à temps pour écouter les nouvelles. — Celui que tout le monde surnomme maintenant le Messie a été aperçu sur les remparts de la cité en début de journée, annonça un journaliste. Adielle monta le volume de l'appareil et fixa son regard sur l'écran. — Il s'est ensuite rendu sur le mont des Oliviers pour se recueillir, mais sans qu'il l'ait conviée à le faire, une foule s'est massée autour de lui. Voici quelques images vidéos tournées par un amateur. Malheureusement, le vent a rendu les paroles du prophète inaudibles. Comme le cinéaste amateur ne se trouvait pas à proximité du « Messie », il avait utilisé le zoom de sa caméra pour s'en rapprocher. Adielle reconnut aussitôt les traits du mystérieux personnage. — C'est impossible… s'étrangla-t-elle. Elle appuya immédiatement sur le cadran de sa montre en même temps que sur le voyant orange, puis s'empressa d'accrocher l'écouteur à son oreille. — Ici AT, zéro six, zéro neuf. — Laissez-moi deviner, fit la voix amusée d'Eisik. Vous êtes devant le téléviseur. — Il n'y a plus de doute, c'est Jeffrey. — Voulez-vous que j'envoie une équipe pour le retrouver ? — Je veux seulement savoir où il sera demain. Il n'est pas question de le ramener de force à la base. — De toute façon, il s'en échapperait, comme la dernière fois. — Nous ne savons pas ce qui s'est passé, Eisik. S'il te plaît, ne fais pas circuler de rumeur. — Il y en a déjà, et elles ne viennent pas de moi. — Fais ce que je te demande. — Oui, bien sûr. Elle mit fin à la communication et prépara son repas du soir, sans pouvoir s'empêcher de penser à Yannick Jeffrey. Elle regarda une dernière fois la dernière édition des nouvelles avant de se mettre au lit, puis fila à la base dès le lever du soleil. Elle rappela tout de suite le dossier de l'agent montréalais à l'écran et l'éplucha pour la vingtième fois. Son parcours était remarquable, surtout ses études. Puisqu'il avait obtenu une maîtrise, puis un doctorat en histoire biblique, il lui était certainement facile de réciter des textes saints par cœur… Adielle n'était pas sans savoir que certains morts se réveillaient parfois à la morgue, n'ayant arrêté de respirer que l'espace de quelques minutes. Si Yannick était revenu à lui après avoir été sauvagement attaqué au couteau à Jérusalem, il n'était donc pas impossible qu'il ait subi un choc si grand, qu'il se prenne pour un prophète. Elle tourna en rond jusqu'à ce qu'on lui annonce qu'on avait enfin localisé le « Messie » dans le quartier juif, et que ce dernier se dirigeait vers le Cardo. Elle sauta dans l'ascenseur et aboutit à son accès personnel, situé dans le lobby d'un grand hôtel. Il y avait beaucoup de circulation, mais elle réussit tout de même à trouver un taxi. Elle lui demanda de se rendre jusqu'aux jardins archéologiques, afin de faire le reste du trajet à pied. Lorsqu'elle arriva finalement à l'arcade marchande, elle y trouva Yannick au milieu d'une centaine de personnes qui ne le laissaient plus avancer. Elle se faufila tant bien que mal dans la petite foule, afin de pouvoir entendre ses paroles. — Chacun possède un don dont il est responsable, disait Yannick à ceux qui se tenaient directement devant lui. Lorsque vous retournerez vers lui, le Seigneur vous demandera ce que vous en avez fait. C'est donc maintenant que vous devez développer ce talent avec soin. — Dis-nous ce que Dieu attend de nous, implora une jeune voix. — Il nous demande de chasser l'hypocrisie et la peur de nos vies et de lui être fidèle. Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse. Adielle parvint à se rendre suffisamment près de Yannick pour qu'il la voie. Dès que leurs regards se rencontrèrent, elle lui fit signe du bout des doigts qu'elle voulait lui parler, et pointa sa montre. Mine de rien, il releva son poignet nu. Il était donc hors de question de communiquer par le biais de l'ANGE. Utilisant le langage codé qu'on enseignait aux agents à leur arrivée à Alert Bay, Yannick tapa une série de petits coups rythmés avec son index sur le dos de sa main. Adielle lui fit signe qu'elle avait compris. L'ancien agent venait de lui donner rendez-vous à la station de taxis, au coucher du soleil. La directrice de la base de Jérusalem recula de quelques pas, pour continuer à l'écouter sans le distraire. Si Yannick se souvenait du code secret, la théorie du choc traumatique venait de s'écrouler. Jeffrey semblait au contraire parfaitement lucide. Alors pourquoi s'affichait-il en public dans cette tunique d'un autre temps, alors que ceux qui avaient cherché à le tuer pouvaient fort bien le retrouver dans cette ville ? Elle ne reçut des réponses à ses questions que le soir venu. En faisant les cent pas dans le stationnement adjacent au mur occidental, Adielle jetait de furtifs coups d'œil à la rue. Quel ne fut pas son soulagement de voir enfin Yannick déboucher seul sur l'esplanade. S'assurant qu'il n'avait pas été suivi, elle le pressa de monter dans sa voiture et demanda au chauffeur de l'ANGE de les conduire chez elle. Il n'était pas question de le ramener à la base, où Eisik était en train de lui constituer un club d'admirateurs. — Est-ce que tu vas bien ? lui demanda-t-elle, alarmée. — En fait, ce que tu veux savoir, c'est si je suis tombé sur la tête, c'est ça ? plaisanta-t-il. Le sourire chaleureux du Montréalais la rassura sur-le-champ. — Entre autres. — La réponse à ta question est complexe. J'en suis arrivé là à la suite d'une série d'événements qui ne sont pas nécessairement reliés entre eux. — Nous sommes presque chez moi. Commence à organiser tes pensées. Ils descendirent devant la maison gardée par un haut mur et des dizaines de capteurs électroniques. Adielle ouvrit les grilles en utilisant le cadran de sa montre et poussa Yannick à l'intérieur, car la dernière chose qu'elle voulait, c'était alerter ses voisins. — Tu dois être mort de faim, dit-elle en allumant la lumière. — Les gens m'offrent beaucoup d'eau, mais pas de nourriture, et ils ne me laissent pas non plus le temps de me reposer, avoua le Témoin. Il prit place à la petite table de la cuisine, éreinté. — Dis-moi comment tu fais pour entrer et sortir du pays sans prendre d'avion, exigea-t-elle en sortant une assiette de restes du réfrigérateur. — Je me téléporte. — Si ce moyen de transport était offert par l'ANGE, je le saurais. — Disons que c'est Dieu qui en détient le brevet, pour l'instant. — Comment, Dieu ? Elle plaça l'assiette dans le four à micro-ondes, régla la minuterie et se tourna vers lui. — Mon vrai nom n'est pas Yannick Jeffrey. J'ai dû l'emprunter pour pouvoir m'enrôler dans les services secrets. — Tu es un espion ? — Non. Je suis un Témoin. — Explique-moi la différence. — Dieu a choisi parmi ses fidèles deux Témoins, trois Anges et cent quarante-quatre mille Juifs pour contrer la première montée de l'Antéchrist. Puisque c'est ici même qu'il tentera de se faire les dents, il est donc naturel que je sois revenu à Jérusalem. — Ce sont de vieilles prophéties, Yannick. Ne me dis pas que tu vas passer le reste de tes jours à attendre qu'elles s'accomplissent ? — L'Antéchrist n'est pas une fable, Adielle. Il existe et j'ai presque vu son visage. La directrice soupira avec découragement. La sonnerie du four se déclencha. Elle sortit le plat chaud et le posa devant son invité, avec des ustensiles. Ce dernier se mit à manger avec appétit, tandis qu'elle prenait place devant lui. — Aurais-tu une objection à ce que je te fasse évaluer mentalement ? demanda-t-elle sans détour. — Je ne veux pas remettre les pieds dans une base de l'ANGE. — Il y a donc eu une confrontation que j'ignore. Yannick continua à manger en silence. — Ne me dis pas que tu en es venu aux coups avec Cédric ? — Nous n'avons jamais vu les choses de la même façon, mais il me tolérait. — Alors tu as eu le cœur brisé ? Le pouvoir de déduction de cette femme était terrifiant. — C'est à cause d'une femme que tu te déguises pour prêcher l'amour ? poursuivit-elle, tenace. Des larmes coulèrent silencieusement sur les joues de l'ancien espion. — Je suis désolée, Yannick. Je ne voulais pas te faire de peine. — Pendant deux mille ans, j'ai résisté à toutes les tentations mais en mettant le pied dans l'Agence, j'ai finalement succombé. Et parce que j'ai faibli, j'ai perdu la moitié de mes pouvoirs. Cette fois, Adielle fut convaincue qu'il avait perdu la raison. — Tu ne crois pas un mot de ce que je te dis, déplora Yannick. — Personne ne vit deux mille ans, voyons. — Pourtant, je suis né Shimon ben Yonathan, dans la cité de Capharnaüm. Je suis devenu l'un des disciples du Maître Jeshua, puis l'un de ses apôtres. Après sa crucifixion, j'ai commencé à répandre la bonne nouvelle à travers la Judée et un peu partout dans le monde. J'avais le pouvoir de comprendre toutes les langues, de soigner les malades et même de ressusciter les morts. J'ai été exécuté à Rome, mais me suis réveillé dans une fosse commune, après que Dieu m'ait confié une nouvelle mission. J'ai changé de nom et de pays des centaines de fois depuis et, surtout, j'ai étudié jusqu'à ce que mon esprit me demande grâce. Mais mon temps dans ce monde s'achève, car mon ennemi est enfin arrivé. Adielle ne trouva rien à répliquer. Elle le serra tout simplement dans ses bras en pensant que l'ANGE venait de perdre un bon soldat. — Si je te prouve que je te dis la vérité, est-ce que tu cesseras de penser que je suis fou ? — Comment pourrais-tu me prouver une chose pareille ? Elle essuya les larmes de Yannick et s'assit près de lui. — Il y a un hôpital tout près d'ici. Si je guéris tous les patients à l'urgence, est-ce que tu me croiras ? — En fait, en soigner juste un suffirait largement à me convaincre, tu sais. La montre d'Adielle se mit à vibrer. Elle baissa les yeux et vit que les chiffres clignotaient en orange. Laissant Yannick terminer son repas, elle accepta la communication. — Ici AT, zéro six, zéro neuf. — J'ai une mauvaise nouvelle, soupira Eisik. J'ai pris vos messages sur votre ligne sécurisée tout à l'heure. Il s'agissait là d'un privilège que la directrice de la base de Jérusalem accordait au jeune homme en qui elle avait aveuglément confiance. — Votre grand-mère vient de mourir, lui annonça-t-il d'une voix triste. — Oh non… — Je suis vraiment navré, madame Tobias. Elle mit fin à la communication en tremblant, puis se tourna vers Yannick, qui finissait son assiette au même instant. — Si tu es vraiment un saint homme, voilà ta chance de me le démontrer. Elle le saisit par le bras et l'emmena avec elle jusqu'au garage, dans lequel elle gardait une automobile dont elle ne se servait pas souvent. Yannick se cramponna, tandis qu'elle fonçait vers Jéricho, où habitait sa grand-mère. Plusieurs membres de la famille étaient déjà rassemblés dans la maison de retraite où vivait la vieille femme. Adielle les écarta sans les saluer, jusqu'à ce qu'elle arrive au chevet de cette merveilleuse personne, qu'elle avait chérie toute sa vie. — Est-ce que c'est un prêtre ? demanda une de ses tantes en voyant l'accoutrement de Yannick. — À quelle heure est-elle morte ? demanda Adielle sans répondre à sa question. — Un peu avant le souper. Elle n'avait pas faim et elle nous a demandées de la laisser dormir. Quand je suis revenue pour lui apporter de l'eau, elle s'était éteinte en silence. Derrière la directrice, Yannick avait déjà commencé à prier. Sentant ses paumes devenir de plus en plus chaudes, il s'approcha à son tour du lit de la défunte. En prononçant des paroles en araméen, il plaça une main sur le front de la grand-mère, et l'autre sur son cœur. — Mais que faites-vous là ? s'offensa une autre tante d'Adielle. Cette dernière l'empêcha d'intervenir. C'est alors que se produisit un prodige qui allait changer à tout jamais la vie de la directrice. Une lumière éclatante jaillit des mains de Yannick l'espace d'une seconde, arrachant des cris de terreur à la famille de la défunte. Le Témoin recula en chancelant, jusqu'à ce que son dos heurte le mur. La vieille femme, morte quelques instants plus tôt, se mit à tousser, comme si on venait de la sauver de la noyade. — C'est un miracle ! s'écria la sœur de la défunte. Gadièla ! Parle-moi ! — Mais que faites-vous tous dans ma chambre ? s'étonna la grand-mère. Yannick avait dépensé le peu d'énergie qui lui restait pour ramener cette femme à la vie. Il glissa lentement le long du mur, jusqu'à ce qu'il se retrouve assis sur le plancher. Toute la pièce tournait devant ses yeux. Il perdit connaissance. …021 C'est en se rendant à l'infirmerie, que Cédric écouta le rapport d'Aaron Fletcher, qui avait ramené ses deux agents au bercail. Lorsqu'il entra dans cette section de la base, il trouva Aodhan Loup Blanc assis sur la table d'examen, torse nu, en train de laisser le médecin entourer son biceps de bandages. Portant un petit tricot de corps noir, Océane Chevalier était étendue sur un lit bas, pendant que l'ostéopathe manipulait doucement les os de son cou. — Vous l'avez échappé belle, on dirait, soupira le directeur. — Je dirais plutôt que nous nous sommes bien débrouillés compte tenu qu'ils étaient six, rétorqua Océane. — As-tu subi des blessures ? — Ils m'ont seulement un peu tordu le cou, rien de grave. Cédric se tourna vers le médecin qui soignait Aodhan. — Si ces lames s'étaient enfoncées plus profondément dans son bras, elles l'auraient sans aucun doute sectionné, commenta l'Amérindien en terminant son travail. — Sont-ils en état de subir un court interrogatoire ? demanda le directeur. — Franchement ! s'exclama Océane, insultée. Nous ne sommes pas à l'article de la mort ! — Ils sont à vous, confirma le médecin. Il quitta la pièce, bientôt suivi du spécialiste, qui n'avait eu qu'à replacer légèrement la colonne vertébrale de l'agente rebelle. Fletcher referma la porte derrière lui. Il avait déjà fait son rapport à Cédric, et il n'avait pas besoin d'entendre celui de ses agents. — Ce sera enregistré, ou non ? s'enquit Océane. — Ai-je vraiment besoin de te rappeler que je suis surveillé de près depuis mon retour d'Arctique III ? répliqua Cédric. — Même si tu as été innocenté ? — Korsakoff est un homme soupçonneux. — À qui le dis-tu ! agréa-t-elle. Cédric se croisa les bras en scrutant les mines déconfites de ses agents. — Je vous ai donné la permission de rencontrer le docteur Grimm chez lui. Alors que faisiez-vous au milieu d'une carrière, à des kilomètres de chez lui ? Océane lui raconta toute l'histoire en détail. Aodhan se contenta de hocher fréquemment la tête, pour corroborer son récit. — Et en plus, pendant que je me faisais massacrer, il prenait des photos ! ajouta la jeune femme sur un ton réprobateur. L'agent de l'ANGE tendit la caméra à son chef. — C'était pour une bonne cause, évidemment. Je voulais que vous puissiez voir le visage de nos agresseurs de vos propres yeux. Cédric examina sommairement le petit appareil et en comprit tout de suite le fonctionnement. Il regarda attentivement la dizaine de clichés pris par Loup Blanc, sans réagir. — Les photos sont-elles bonnes, au moins ? maugréa Océane. — Que comptiez-vous en faire ? — Les remettre à l'agent Bloom, pour qu'elles soient indexées dans la base de données, affirma Aodhan. Cédric lui rendit l'appareil. — Je vais dépêcher une équipe dans la carrière et tenter de découvrir pourquoi le docteur voulait vous empêcher d'examiner les autres terrains, décida-t-il. — Pourrions-nous aussi obtenir votre permission de fouiller la maison de monsieur Grimm, afin d'y découvrir le passage menant à son souterrain ? demanda Aodhan. — Je vais y réfléchir. En attendant… Aaron Fletcher fit irruption dans la pièce. — Il vient de se produire une terrible explosion dans la montagne où était creusée la carrière, annonça-t-il. Heureusement, nos hommes n'y étaient plus. Mais tout a été enseveli. — Une drôle de coïncidence, fit remarquer Océane. — Il y avait donc là-bas quelque chose qu'ils ne voulaient pas que l'on découvre, ajouta Aodhan. — Utilisez toutes les fonctions du satellite et passez ce terrain au peigne fin, ordonna Cédric. — Tout de suite. Fletcher sortit aussi rapidement qu'il était entré. — Ne faites rien sans m'avertir, fit Cédric à l'intention de ses agents. Il tourna les talons et quitta lui aussi l'infirmerie. — Pas de médailles ou de mention d'honneur ? soupira Océane. — Allons plutôt voir pourquoi ces photographies n'ont pas réussi à l'émouvoir, suggéra Aodhan. Ils enfilèrent des chandails et se dirigèrent vers la section des Reptiliens. Cindy s'y trouvait et pianotait gaiement sur l'ordinateur. — Salut, rose bonbon, fit joyeusement Océane en prenant place près d'elle. — Tu n'aimes pas ma nouvelle veste ? — Elle est très bien, au contraire, tant que tu ne la portes pas sur le terrain. Dis-moi, nous avons des photos à télécharger dans l'ordinateur. Est-ce que tu sais comment le faire ? — Bien sûr ! Aodhan tendit le petit appareil photo à la jeune espionne. Pour montrer qu'elle savait s'y prendre. Cindy trouva le fil USB correspondant à la prise de l'appareil sans la moindre hésitation, puis le brancha. Elle accéda ensuite au logiciel de traitement des photographies de l'ordinateur et transféra les données en quelques secondes à peine. Puis elle fit apparaître la première photo à l'écran. — Oh, mon Dieu… s'étrangla-t-elle. — Et ce ne sont pas des masques, ajouta Océane. Tu peux inscrire dans la base de données que ceux qui ont la peau verte sont des Neterou. — Et celui que le docteur Wallace a disséqué ? — C'est un Dracos. Aodhan plissa le front en étudiant chacune des photos qui défilaient sur l'écran. — Pourquoi ceux-là ont-ils repris une forme humaine en mourant, alors que le Dracos a conservé son apparence reptilienne dans la mort ? demanda-t-il finalement. — C'est une bonne question, convint Océane. — Tu pourrais la poser à ton informateur ? — Il y a d'autres sortes de reptiliens ? osa demander Cindy. — Il m'a déjà parlé de sangs-mêlés qui sont, en fait, des humains possédant une parcelle de sang reptilien. — Quoi ? s'horrifia la recrue. Nous pourrions être des reptiliens sans le savoir ? — Ils sont ici depuis des milliers d'années, alors oui, il est possible que certains d'entre eux aient eu un faible pour les belles Terriennes. — Comment peut-on s'en assurer ? s'enquit Aodhan. — C'est presque impossible à déceler lorsque le croisement s'est produit à l'ge de bronze, mais s'il a eu lieu plus récemment, les Dracos arrivent à détecter cette ascendance. C'est de cette manière qu'ils ajoutent de nouveaux esclaves à leur armée de Neterou. Cédric Orléans n'était pas au bout de ses peines. Déjà déchiré entre son besoin de garder son identité secrète et la mission que s'était donnée l'ANGE d'élucider tous les mystères, il fut totalement décontenancé par ce qui l'attendait aux Renseignements stratégiques. — Monsieur Orléans ! le réclama tout de suite un technicien, lorsqu'il arriva sur place. Vous devez absolument voir ça ! Le directeur alla se poster derrière son employé. Ce dernier lui fit rejouer une partie d'un bulletin de nouvelles, que l'ordinateur avait jugé bon de porter à l'attention de toutes les bases de l'ANGE. Cédric reconnut aussitôt le visage de Yannick, malgré la barbe et le déguisement biblique que ce dernier portait. — MONSIEUR ORLEANS, VOUS AVEZ UNE COMMUNICATION DE LA PART DE MADAME ARIELLE TOBIAS. — Je la prends dans mon bureau. Cédric s'y rendit d'un pas rapide. Le logo de l'ANGE fut remplacé par le visage souriant de la directrice de la base de Jérusalem. — Bonjour, Cédric. J'imagine que tu sais maintenant ce que fait ton agent numéro un. — Je n'ai appris que tout récemment ce qu'il était réellement venu faire sur la Terre, et je t'avoue que cela explique bien des anomalies que nous avions notées dans son dossier. Mais si tu m'appelles pour me demander d'aller le chercher, c'est hors de question. — Tu ne veux pas te mettre le bon Dieu à dos ? — Je peux écrire tout ça dans l'ordinateur ? demanda Cindy. — C'est pour ça que je te le dis, voyons. — Je ne suis pas croyant. — Pourtant, Yannick ne bluffe pas. Il y a quelques minutes à peine, il a ressuscité ma grand-mère, morte depuis plusieurs heures. — Ai-je bien entendu ? s'étonna-t-il. — Oui, tout à fait. Et sache que contrairement à toi, je doutais de sa santé mentale, alors je lui ai demandé une preuve de son ascendance divine. Il m'a accompagné au chevet de ma grand-mère et il l'a ramenée à la vie en posant ses mains sur elle. Toute ma famille est en état de choc. — Et ta grand-mère ? — Il n'y a plus moyen de la remettre au lit. Elle veut commencer à faire le petit-déjeuner. — Yannick est-il encore avec toi ? — Il est tombé dans les pommes après ce miracle, alors nous l'avons transporté sur le sofa du salon. Je sais en revanche que je ne pourrai pas le retenir lorsqu'il reviendra à lui. Il voudra retourner à Jérusalem pour prêcher. — On a déjà attenté à sa vie dans cette ville. — Et il a quitté la morgue, comme si de rien n'était. À mon avis, nous devrions cesser de nous inquiéter pour lui. Il jouit d'une protection que nous n'aurons jamais. — Pourrais-tu tout de même le surveiller discrètement ? — Je savais que tu me le demanderais, avoua la directrice de Jérusalem, amusée. Je vais faire le nécessaire, ne t'inquiète pas. — Merci d'avoir appelé, Adielle. — Et félicitations pour ta nouvelle nomination, en passant. J'ai travaillé un an à Toronto, autrefois, et j'ai adoré cette ville. — C'est temporaire. Dès que ma base de Montréal sera reconstruite, on m'y enverra. — Si jamais on te laissait prendre des vacances, viens me visiter. — Je n'y manquerai pas. Adielle mit fin à la transmission. Cédric se laissa alors tomber dans son fauteuil. Son cerveau fonctionnait à plein régime. Pour la première fois depuis longtemps, il regretta de ne plus être un agent actif de l'Agence. Il aurait adoré mener lui-même, sur le terrain, l'enquête sur les reptiliens. …022 Yannick Jeffrey se réveilla plusieurs heures après s'être évanoui. Il battit des paupières et regarda autour de lui. Ses yeux s'arrêtèrent sur le visage d'Adielle Tobias. Assise sur un pouf, elle attendait depuis l'aube qu'il reprenne connaissance. — Bon, tu m'as convaincue, soupira-t-elle. Comment te sens-tu ? — Un peu comme lorsque je reviens de la mort, dit-il dans un souffle. J'ai l'impression qu'un camion m'est passé sur le corps. — Quand tu accomplis un miracle, est-ce que tu risques de mourir ? — Peut-être bien, mais puisque je suis immortel… Il parvint à s'asseoir. Au moins, la pièce avait arrêté de tourner. Il reprenait lentement ses sens. — Comment se porte ta grand-mère ? — Elle est en train de te préparer de la soupe aux lentilles. Je n'ai pas besoin de te dire que son médecin veut te parler. — Est-ce qu'il croit aux miracles ? — Nous ne croyons plus à grand-chose dans ce monde moderne. Moi-même, j'évolue au milieu d'une si puissante technologie, que j'en avais oublié la présence de Dieu. Merci de me l'avoir rappelée, Yannick. — Est-ce qu'il est enfin réveille ? demanda une voix depuis la cuisine. — Tu ne pourras pas lui échapper, le taquina Adielle. Sa grand-mère entra sur ces entrefaites dans le petit salon en portant un plateau en bois garni d'un bol de potage, d'un petit pain et d'une fleur du jardin, malgré toutes les protestations de ses filles et de ses nièces. Adielle l'aida à le poser sur les genoux de Yannick. — Je suis Gadièla, se présenta la femme âgée de plus de quatre-vingts ans. Comment Dieu vous appelle-t-il ? — Képhas, répondit Yannick en souriant. — C'est lui qui s'est servi de vos mains, n'est-ce pas ? Adielle la fit asseoir dans son fauteuil berçant préféré. — Je ne sais pas comment il opère, mais il est toujours là quand je fais appel à lui, répondit le Témoin. — Je vais profiter des quelques années dont vous venez de me faire cadeau pour vous tricoter un bon manteau chaud, lui dit la vieille dame. Ce que vous portez est bien joli, mais vous aurez froid l'hiver prochain. Et puis, ce serait une bonne chose que vous portiez des chaussures. Yannick se tourna vers Adielle, qui se retenait pour ne pas rire. — Il n'y avait sans cloute pas de danger à se promener pieds nus à ton époque, renchérit la directrice, mais de nos jours, tu risques de te blesser. — Un de nos vieux amis fabrique des sandales très résistantes. Je vais lui passer un coup de fil, ajouta la grand-mère que sa fille aînée empêchait à grand-peine de se lever. Yannick remarqua à ce moment-là que toute la famille d'Adielle était massée dans l'encadrement de la porte, mais que personne n'osait entrer dans la pièce. — Vous êtes très gentille, Gadièla, mais je dois partir, lui dit-il aimablement. — Pas sans avoir mangé, en tout cas. Yannick avala donc la soupe, afin de lui faire plaisir, car il n'avait pas très faim. — Que quelqu'un lui apporte des chaussures ! ordonna ensuite la grand-mère, je ne veux pas qu'il sorte d'ici sans se chausser. Le médecin de famille se fraya un chemin parmi les femmes, et déposa aux pieds de Yannick des sandales presque semblables à celles qu'il portait des centaines d'années auparavant. — Elles n'ont jamais servi, expliqua-t-il avec un fort accent hébreu. Je les avais fait fabriquer pour accomplir le pèlerinage de Compostelle, mais je n'ai jamais eu le temps d'y aller. Je vous les offre en toute humilité. — Et je vous en remercie, se réjouit le Témoin en serrant ses mains dans les siennes. — Hier soir, vous avez réussi là où j'avais échoué. Je n'avais rien trouvé pour guérir madame Tobias. Ses organes avaient arrêté de fonctionner les uns après les autres. — C'est le privilège de Dieu d'accorder un répit à ses enfants. Une cousine d'Adielle s'approcha alors avec une bassine d'eau chaude et une serviette. Sans l'en avertir, le médecin lava les pieds de Yannick et le chaussa. — Ce n'était pas nécessaire, protesta l'ancien espion. — Je voulais seulement vous montrer mon respect. Le Témoin déposa le plateau à côté de lui, sur le sofa, puis se leva. Les sandales que l'on venait de lui offrir étaient souples et très confortables. — Merci pour tout. Il fit un pas en direction de la porte, dispersant aussitôt les femmes, qui s'enfuirent dans la cuisine. — Je vais te conduire où tu veux, lui proposa Adielle en s'accrochant à son bras. Il voulait évidemment retourner à Jérusalem, dans les plus brefs délais. Il embrassa donc Gadièla sur le front, salua le médecin et fit ses adieux aux femmes, encore trop impressionnées pour s'approcher de lui. Sur la route qui menait à la Ville Sainte, Yannick se montra peu bavard. — J'ai parlé avec Cédric à partir de ma voiture, tout à l'heure, lui apprit Adielle. Il aimerait que nous assurions ta protection. — Je n'en ai pas besoin. — Tu as de puissants ennemis, Yannick. — Nous en avons tous. — Tu vas encore les foudroyer en récitant des prières ? — J'ai reçu le pouvoir de me défendre. Ne vous inquiétez surtout pas pour moi. Ce jour-là, la directrice de la base de Jérusalem le constata de ses propres yeux. À sa demande, elle le déposa sur l'esplanade, là où elle l'avait rencontré la veille, puis elle le regarda s'éloigner en direction du mur occidental. Adielle hésita un moment. Elle aurait dû regagner sa base le plus rapidement possible, mais elle s'inquiéta lorsqu'elle vit l'ancien espion se diriger vers le lieu de prières de la communauté juive. Elle gara donc sa voiture et prit Yannick en filature, comme à l'époque où elle était elle-même un agent. Le Témoin s'arrêta au milieu des fidèles, qui récitaient des prières par petits groupes. Il avait pratiqué cette religion avant l'avènement du Christ. Il ne comprenait toujours pas pourquoi le peuple, qui venait jadis écouter Jeshua, n'avait pas vu en lui son sauveur. Deux mille ans après sa mort, ses concitoyens continuaient à implorer un Messie qui, selon eux ne s'était pas encore manifesté. — Mes frères ! s'exclama-t-il d'une voix forte. Graduellement, le silence se fit et les hommes se tournèrent vers lui. Adielle s'arrêta à bonne distance, pour ne pas influencer la suite des événements. — Pourquoi attendez-vous encore quelqu'un qui est déjà venu ? Sa voix retentissait sur toute l'esplanade. — Tu n'es pas Juif, alors va-t-en d'ici, le menaça un rabbin. — J'étais Juif avant même que tu ne viennes au monde, riposta Yannick. J'ai vu cette ville au moment où vous mettiez à mort le Prince de la vie. De violentes protestations s'élevèrent de la foule. Adielle plaça immédiatement ses doigts sur sa montre, afin d'être en position pour déclencher un code rouge, si nécessaire. — Mais le Dieu de nos pères a ressuscité celui que vous avez fait mourir en le clouant sur une croix, poursuivit le Témoin. — Chassez-le ! réclama une personne dans l'assemblée. — C'est lui que Dieu a exalté par sa droiture, afin de donner la repentance à Israël et la rémission de ses péchés. Et moi, j'ai été témoin de ces choses, et j'ai reçu l'Esprit Saint que Dieu a accordé à ceux qui lui obéissent, continua Képhas, sourd à toutes leurs protestations. Furieux, un jeune homme s'empara d'une pierre et la lança à Yannick. Mais elle frappa un mur invisible devant le Témoin, puis retomba plus loin. S'ensuivit un véritablement bombardement. Néanmoins, aucun des projectiles ne l'atteignit. — Jeshua était notre sauveur, poursuivit Yannick en se rapprochant du mur. Vous n'avez pas su le reconnaître lorsqu'il s'est abaissé à s'incarner dans la chair. Mais il n'est pas trop tard, enfants d'Israël. Dieu répond toujours aux prières de ceux qui l'aiment. Un homme sortit brusquement de la foule et s'élança avec un couteau dans la main pour tuer le blasphémateur. Par magie, un jet de flammes descendit du ciel sur-le-champ et incinéra l'agresseur. La panique s'empara aussitôt des fidèles qui coururent se mettre à l'abri. Seuls les chefs du culte demeurèrent sur place, n'ayant manifestement pas l'intention de se laisser intimider. « C'est donc ainsi qu'il a déjoué ses ennemis à Noël », comprit Adielle, émerveillée. — Jeshua était aussi pur que la lumière, continua Yannick en se tournant vers le peuple apeuré. Sa mission était de purifier vos âmes par l'obéissance à la vérité. Il voulait que vous vous aimiez les uns les autres d'un cœur pur, sans hypocrisie. — Il n'y a qu'une seule religion ! Garde la tienne pour toi ! — Que celui qui se croit debout ne prenne garde de tomber, répliqua Yannick. La terre se mil alors à trembler, jetant au sol tous ceux qui se tenaient sur l'esplanade, sans pour autant provoquer un quelconque effet sur le Témoin. Le court séisme ne parvint toutefois pas à convaincre tous les fidèles de l'ascendance divine de Yannick. — Es-tu le Messie que nous attendons ? s'écria l'un des rabbins en se relevant. — Je suis l'un des deux Témoins qu'il envoie vers vous pour vous prévenir que la fin des temps approche. — J'ai lu ces textes chrétiens, affirma un autre. Il est dit que Moïse et Élie reviendraient prêcher à Jérusalem. Lequel des deux es-tu ? — Ni l'un, ni l'autre. Je suis Képhas, disciple du Maître Jeshua. — Et qui est l'autre, qui brille par son absence ? Un homme apparut alors à quelques pas de Yannick, dans un éclair étincelant. — Yahuda Ish Keriyot ! rugit Océlus. La foule recula davantage encore, totalement terrorisée. — Je n'ai jamais été aussi content de te voir, murmura Yannick à son ami. — Croyais-tu vraiment que j'allais te laisser faire le travail tout seul ? Les bras croisés, debout derrière les techniciens, Cédric Orléans écoutait le reportage que venait de capter l'ANGE. Aodhan, Océane et Cindy se tenaient à ses côtés, et manifestaient leur incrédulité plus ouvertement que lui. Sur l'écran, ils assistèrent tout d'abord à l'incinération de plusieurs fanatiques qui avaient tenté de déloger les deux hommes aux longues tuniques, puis ils entendirent une partie de leur discours, malgré les cris et les protestations de la foule. — Nos espoirs, nos joies et celui que nous aimons sont au Ciel, disait Océlus. Aussi, considérons-nous le Ciel comme notre demeure. Nés du Ciel, nous appartenons au Ciel. — Vous connaissez les pièges qui peuvent vous faire trébucher, enchaîna Yannick, alors vous devez renoncer à toutes les choses qui font la guerre à l'âme. Pour être puissant à l'extérieur, il faut d'abord acquérir la pureté intérieure. Gardez votre langue du mensonge. Détournez-vous du Mal et faites le Bien. — En tout cas, si l'Antéchrist ne savait pas qui était vraiment Yannick, il n'a plus qu'à regarder la télé, soupira Océane. Sans qu'ils s'en aperçoivent, des caméras de télévision et des journalistes venaient d'arriver parmi les fidèles. Pour une fois, Cédric partagea tout à fait son inquiétude. …023 Ce que Thierry Morin aimait le plus dans son travail, c'était de pouvoir visiter constamment des pays différents. Ce qu'il aimait toutefois le moins maintenant, c'était d'être séparé d'Océane. Il savait qu'il n'y avait pas beaucoup de Nagas dans le monde et qu'il était de son devoir, en raison de l'héritage qu'il portait dans son sang, de purger la planète des Dracos. Il avait somnolé pendant le vol vers Zurich puis, de Zurich à Genève, il avait songé à la façon la plus rapide de tuer ses victimes, afin de pouvoir passer un peu de temps avec l'élue de son cœur avant l'été. Silvère lui avait désigné deux rois serpents. Il n'était pas inhabituel qu'il en exécute deux au cours d'une mission. Il risquait, cependant, s'il ne se montrait pas suffisamment prudent, de voir le premier avertir le second. À Montréal, l'explosion avait éliminé sa cible de façon naturelle, alors le banquier de Toronto n'avait eu aucune raison de se méfier de l'arrivée d'un Naga. La situation serait fort différente, cette fois-ci. Thierry trouva facilement la voiture que les frères des Pléiades avaient laissée pour lui dans le stationnement de l'aéroport. On ne la lui décrivait jamais, pour éviter toute fuite, mais on y laissait une odeur indécelable pour un humain, mais très perceptible pour un Naga. Les clés étaient toujours cachées au même endroit, c'est-à-dire au-dessus de la roue, du côté du conducteur. Thierry trouva le coupé sport du premier coup. Il y déposa sa petite valise, qu'il n'enregistrait d'ailleurs jamais dans les aéroports, et étudia pendant quelques secondes la carte de la ville. Genève était la capitale mondiale de la diplomatie, ainsi que le siège du Centre européen de recherche nucléaire. Thierry ne savait pas encore s'il trouverait le Dracos sur la rive gauche ou droite de la ville, mais son intuition penchait pour cette dernière. On lui avait réservé une chambre à l'hôtel Beau Rivage, à l'intérieur duquel l'impératrice Sissi avait perdu la vie. En s'y rendant, le Naga huma l'air, par précaution, mais il n'y décela aucune trace d'ophidien. Il gara la voiture à proximité de l'hôtel, monta à sa chambre, située au coin de l'immeuble, et examina la vue par la large fenêtre dont celle-ci disposait. Devant l'hôtel, de l'autre côté de la rue du Quai du Mont-Blanc, se trouvaient le Quai Pâquis et le magnifique lac Léman. Ce jour-là, puisqu'il n'y avait pas de vent, le jet d'eau lançait sa plume miroitante à cent trente mètres dans les airs. Thierry admira longuement la magnifique scène tout en réfléchissant à cette nouvelle mission. Silvère n'était pas parvenu à extraire de la glande reptilienne du banquier torontois le nom et l'occupation de ses congénères en Suisse. Son mentor se faisait-il vieux ? Habituellement, il lui remettait des informations bien plus précises… Le traqueur enleva sa veste et la jeta sur le lit. Il s'empara de la télécommande et alluma le téléviseur. Il attendrait le lendemain avant de partir à la chasse. Il navigua entre les quelques chaînes offertes par l'établissement, puis s'immobilisa en reconnaissant le visage de l'homme dont on parlait à la chaîne britannique d'informations. Abasourdi, il s'assit au pied du lit et fouilla dans la poche de sa veste, à la recherche de son téléphone cellulaire. Il n'appuya que sur un seul chiffre, ayant déjà mémorisé le numéro d'Océane. — Buona sera ! s'exclama la jeune femme. — Es-tu chez toi ? — Évidemment. Il n'est pas encore neuf heures. Où es-tu ? — Je suis quelque part en Europe, devant un bien curieux spectacle. Sais-tu où se trouve ton ex-copain, en ce moment ? — Pourquoi ? Es-tu à Jérusalem, toi aussi ? — Non. J'observe son curieux comportement à la télévision. — Comme tu le vois, les hommes très bizarres m'attirent. — Très drôle. — Pendant que tu assassines des reptiliens, lui, il s'en prend à l'Antéchrist. — Est-ce que Cédric le sait ? — Évidemment qu'il le sait, mais que peut-il y faire ? Yannick a jeté sa montre à la poubelle et il a choisi de se battre ouvertement, sur la scène mondiale. — Mais il va se faire tuer… — Tu t'inquiètes pour mon ex-amant ? le taquina Océane. — Je n'aime pas voir mourir de bons soldats. — Tu n'as donc pas encore vu le reportage en entier. Tous ceux qui essaient de s'en prendre à lui sont frappés par un rayon laser venu de nulle part. Les techniciens, ici, sont persuadés que ce faisceau provient d'une soucoupe volante en orbite autour de la Terre. — Quoi ? — Tu as été chanceux de ne pas devenir le rival de Yannick, si tu veux mon avis. — Océane, te rends-tu compte de ce que tu dis ? — Nos experts sont incapables d'expliquer ce phénomène, je suis désolée. — Les seules créatures qui possèdent de tels pouvoirs sont les Anantas. — Crois-moi, Yannick n'est pas reptilien. Peut-être qu'il dit vrai et qu'il est vraiment un envoyé de Dieu. Thierry garda le silence un instant, confus. — Tu ne t'inquiètes pas du tout de son sort ? demanda-t-il enfin. — J'essaie de me convaincre qu'il sait ce qu'il fait. Quand on aime vraiment quelqu'un, il ne faut surtout pas l'empêcher de faire ce qui lui tient à cœur. — Tu l'aimes donc encore… — J'ai vécu avec lui quelque chose de magique que je ne pourrai jamais oublier, Thierry. Chaque personne qui traverse notre vie nous marque un peu, c'est connu. Mais si tu regardes bien ces images, je pense que tu pourras conclure par toi-même qu'il n'est plus disponible. Le commentaire arracha un sourire au traqueur. — Es-tu bien certaine que je n'ai plus rien à craindre de lui ? — Absolument certaine. En fait, si j'ai un conseil à te donner, c'est d'arrêter de penser à Yannick et de faire attention à toi. — Il y a un moment que je fais ce métier. — C'est lorsqu'on devient trop confiant que l'on commet des erreurs. Ne l'oublie jamais. — Je pourrais te retourner le conseil. — Pendant que je t'ai au bout de la ligne, j'ai une question pour toi. Lorsqu'ils meurent, les reptiliens conservent-ils leur apparence de lézard ? — Non. Pour empêcher les humains de nous disséquer dans un laboratoire, les anciens généticiens se sont assurés que nous conservions notre forme humaine lorsque la vie nous quitte. Toutefois, quelques secondes avant notre dernier souffle, il arrive que nous reprenions notre véritable aspect. — Pourquoi Sélardi a-t-il gardé sa forme de Dracos, alors ? — Parce que je l'ai décapité, bien sûr. — Bien sûr… Et le trou dans son front, c'était quoi ? — Je ne peux pas t'en parler. — C'est donc toi qui l'as fait. — Océane, n'insiste pas. Il s'agit d'une information qui pourrait mettre ma race en danger. — Bon, d'accord… Sachant fort bien qu'elle était tenace, Thierry décida de parler d'autre chose. — Après cette mission, j'aimerais bien que nous nous retrouvions quelque part, juste tous les deux. Vous devez bien avoir des vacances de temps en temps, non ? — Je m'arrangerai, même si je dois feindre la dépression nerveuse. — Je connais des endroits magnifiques et isolés sur cette planète. — Ah oui ? Comme une île déserte ? Ils continuèrent à rêver ensemble d'une vie sans Dracos, sans Antéchrist et sans hostilité. Une vie au cours de laquelle ils pourraient passer le reste de leurs jours à s'aimer. Lorsqu'il raccrocha, Thierry était plutôt déprimé. Il mangea au restaurant de l'hôtel, étudia à nouveau la carte de Genève, prit une douche, puis se coucha, afin d'être au meilleur de sa forme le lendemain. À son réveil, il réchauffa méthodiquement ses muscles dans sa chambre, puis mangea légèrement. Il alla marcher au bord du lac et trouva le monument encerclé sur sa carte. Il s'assura d'être seul et plongea la main dans la pierre. Il en ressortit ce qui ressemblait à un étui de flûte, mais qui contenait, en réalité, un sabre d'exécution. Thierry ne pouvait évidemment jamais prendre l'avion avec ses armes, alors celles-ci avaient été placées un peu partout sur la planète par les frères des Pléiades. Il passa la courroie par-dessus sa tête, portant ainsi le sabre en bandoulière, et revint à l'hôtel, pour y prendre sa voiture. Genève n'était pas une ville immense, et la forme physique du Naga lui aurait certainement permis de la parcourir à pied, mais il était pressé de terminer cette mission et de retrouver sa belle. Il commença donc par explorer la rive droite du lac. On y trouvait de majestueux hôtels au bord de Peau, ainsi que le principal quartier commerçant. Il parcourut chaque rue en laissant ses sens reptiliens saisir chaque odeur, chaque vibration. Le Dracos qu'il cherchait ne semblait ni habiter ni travailler de ce côté. Thierry se dirigea alors plus au nord, dans le quartier international, et arrêta la voiture devant le siège social d'une organisation internationale. Il sentit que sa cible avait visité cet endroit une semaine ou deux avant son arrivée… À la recherche d'une piste plus fraîche, Thierry traversa vers la rive gauche, où se trouvaient le quartier universitaire, le faubourg des artistes et la vieille ville du seizième siècle. Ne pouvant vraiment visiter cette dernière qu'à pied, il laissa sa voiture dans un stationnement à proximité et emporta son arme, par mesure de précaution. Il n'avait pas encore franchi les remparts de l'ancienne cité de Genève qu'il ressentit une douleur au front. Le Dracos avait tout récemment circulé dans cette rue. Il suivit sa trace jusqu'à un immeuble, fermé à cette heure-là de la journée. Patiemment, Thierry le contourna. Il y entrerait seulement s'il sentait que le roi serpent s'y trouvait encore. Il capta à nouveau son odeur derrière le bâtiment et la suivit jusqu'au bord de l'eau, où elle s'estompait. Il n'y avait que deux explications possibles à cela, soit sa victime était montée dans une voiture, soit elle était entrée dans l'eau. Mais les Dracos n'étaient pas des créatures aquatiques. Thierry opta par conséquent pour la première hypothèse. Il revint au cœur de la vieille cité, afin de trouver plus d'informations sur ce qui semblait être le lieu de résidence du roi serpent, car son odeur y était particulièrement prononcée. Il ne pouvait pas s'annoncer à l'entrée du bâtiment sans savoir à qui s'adresser, alors il pénétra dans le mur de pierre et se retrouva au pied de l'escalier. Les Dracos détestaient les hauteurs. Lorsqu'ils y étaient contraints, ils travaillaient dans les derniers étages des tours à bureaux, mais lorsqu'ils achetaient une maison ou un appartement, ils prenaient garde de toujours demeurer proches de la terre ferme. Thierry marcha le long des portes du rez-de-chaussée, sans rien capter. Il vit alors un escalier descendant, tout au fond du couloir. En mettant le pied sur la première marche, son cœur se mit à battre plus rapidement et il dut se faire violence pour ne pas se métamorphoser sur-le-champ. Le bois de l'escalier était vieux et il craqua sous ses pas. Si cet endroit était fréquenté par un seul locataire, il était évident que ce dernier se douterait que son visiteur n'avait pas de bonnes intentions. Il n'y avait qu'un logement au sous-sol. Le Naga s'en approcha aussi silencieusement que possible car, tout comme les traqueurs, les rois serpents pouvaient ressentir la présence d'autres reptiliens. Thierry entendit alors des pas précipités à l'intérieur et capta même une onde de panique. Le Dracos savait donc qu'il était là. Sans hésitation, le justicier traversa le mur de brique et se retrouva à l'intérieur. Il fut aussitôt plaqué par un homme de forte stature, qui fonçait vers la porte. Thierry tomba à la renverse, mais se retourna rapidement sur le ventre, comme un chat, juste à temps pour voir s'enfuir le locataire. Il se releva prestement et le prit aussitôt en chasse. Contrairement à Kièthre, qui venait juste de prendre possession du corps de Sélardi, les rois serpents qui vivaient sur la planète depuis un moment savaient franchir les obstacles en pierre, en brique et en béton. Dès qu'il eut grimpé l'escalier quatre à quatre, le Dracos fonça dans le mur. Thierry l'y suivit et aboutit dans la rue d'Italie. Sa cible courait en direction du lac, à l'endroit même où il avait précédemment perdu sa trace. Il devait le rattraper avant qu'il n'atteigne la rue du bord de l'eau et ne saute dans un taxi ! Le Dracos traversa la rue Guisan et fonça dans le Jardin anglais. Il eut alors une réaction à laquelle Thierry ne s'attendait pas. Il jeta un objet sur le sol et se retourna pour lui faire face. C'était un homme dans la quarantaine, aux cheveux noirs grisonnants. Il était vêtu d'un jean et d'un pull à col en V, aux couleurs de l'Université de Berne. Haletant, il regardait fixement le traqueur, sans la moindre crainte. — Je savais que tu finirais par me trouver, Naga ! s'exclama-t-il sur un ton de défi. Je m'appelle Conners et je ne te crains pas ! Oseras-tu me tuer en plein jour, sous ma forme humaine ? Il y avait des joggeurs et des gens qui promenaient leurs chiens, à cette heure, mais ils se trouvaient principalement sur la Promenade du lac. En agissant de façon expéditive, Thierry pourrait en finir avec le roi serpent, sans que personne ne s'en aperçoive. Le véritable problème serait de rejeter le corps dans le lac sans être vu. — Il y a un début à tout, se contenta de répondre le traqueur. Il se transforma aussitôt en reptile vert pâle. D'un geste rapide, il fit sauter la partie supérieure de l'étui qu'il portait sur le dos et en retira son sabre. Au lieu de déguerpir, sa victime se changea elle-même en un lézard tout blanc et fonça sur lui. Thierry fut forcé d'utiliser d'abord sa lame pour se protéger des griffes acérées de son adversaire. Il comprit assez rapidement qu'il n'avait pas affaire à un novice. Conners exécuta une pirouette sur lui-même, projetant sa lourde queue dans l'estomac du Naga. Thierry sentit l'air s'enfuir de ses poumons. Ce furent véritablement ses réflexes de guerrier qui lui sauvèrent la vie. Refusant de céder à la panique, il fit un pas en arrière. Les griffes de la main droite du Dracos fendirent l'air à un centimètre de sa gorge, mais celles de sa main gauche lui labourèrent l’épaule droite. Thierry cessa alors de raisonner et s'en remit entièrement à la formation qu'il avait reçue de Silvère, se moquant d'être surpris ou non par des humains. Faisant fi de sa douleur, il contre-attaqua autant avec ses pieds, qu'avec son épée. Son ardeur et sa détermination finirent par épuiser le Dracos, qui n'avait pas d'arme pour se défendre. Ce dernier abaissa sa garde une fraction de seconde, ce qui suffit au traqueur pour balayer l'air de sa lame et lui trancher net la tête. Celle-ci roula sur le sol, tandis que le corps du roi serpent s'écroulait sur place. Son exécution accomplie, le Naga ne perdit pas une seconde, il planta ses griffes dans le front de Conners et en retira la glande mnémonique. Reprenant son apparence humaine, il la plaça en tremblant dans la petite fiole qu'il conservait dans la poche intérieure de sa veste. Il se rendit compte qu'il perdait beaucoup de sang et sut qu'il devrait soigner rapidement ses plaies, car même les reptiliens n'étaient pas à l'abri des infections. Voyant que des piétons se massaient sur le sentier, Thierry fit la seule chose qu'il pouvait faire : il piqua son sabre dans la tête du Dracos, lui saisit une cheville et s'enfonça dans le sol avec sa prise. Son geste causa évidemment une grande panique parmi les curieux, qui venaient de le voir disparaître par enchantement. Toutefois, même s'ils rapportaient cet incident à la police, qui les croirait ? Épuisé et souffrant, le traqueur voyagea sous le sol jusqu'au lac. Le contact de l'eau glacé lui fit le plus grand bien. Il laissa couler les deux morceaux du roi serpent au fond du lac, puis nagea en direction de la rade. Les Nagas étaient les seuls reptiliens qui évoluaient aussi facilement dans l'eau que sur la terre ferme. Silvère avait d'ailleurs souvent recommandé à son élève d'achever ses victimes dans ce milieu où elles devenaient sans défense. C'était évidemment plus facile à dire qu'à faire. Lorsqu'il voulut grimper sur le quai, Thierry constata que son bras droit n'avait plus de force. Heureusement pour lui, des passants lui vinrent aussitôt en aide. Ils le tirèrent hors de l'eau et le couchèrent sur le dos. — Que vous est-il arrivé ? lui demanda un des hommes. — Je suis tombé par-dessus la balustrade et j'ai heurté quelque chose. — J'appelle tout de suite une ambulance. — Vous êtes bien aimable, mais je n'ai rien. Je préférerais que vous appeliez un taxi. Pour leur prouver ses dires, Thierry se releva de lui-même, en espérant que le sang ne recommencerait pas à traverser son manteau. — Ça m'apprendra à me montrer téméraire. L'homme composa un numéro sur son téléphone cellulaire. — Vous êtes ici pour affaires ? demanda un autre passant. — En quelque sorte. Je voulais profiter un peu de l'air frais avant mes rendez-vous. — D'où venez-vous ? — Je suis Italien. Par chance, le taxi arriva avant que le bon samaritain ne continue à l'interroger sur sa vie. Thierry remercia tout le monde, accepta la couverture que lui tendit le chauffeur de la voiture, puis s'engouffra sur la banquette arrière. — À l'hôtel Beau Rivage, je vous prie, indiqua le traqueur épuisé. Une fois dans sa chambre d'hôtel, il traiterait lui-même ses plaies, comme il avait appris à le faire. Ce qu'il ignorait, cependant, c'était que l'objet que Conners avait jeté sur le sol, avant de l'attaquer, était un téléphone cellulaire. Le Dracos avait composé le numéro préenregistré de son congénère de Zurich pour que celui-ci sache ce qui venait de lui arriver. Seul dans son bureau, à cette heure matinale, le banquier reptilien avait assisté, impuissant, à l'assassinat du frère de la reine des Dracos. …024 Lorsque Perfîdia apprit la nouvelle du décès de son frère à Genève, elle entra dans une rage indescriptible. Ses sujets détalèrent comme des lapins dans les tunnels, tandis qu'elle massacrait coussins, rideaux et tout ce qui lui tombait sous la main. Seul Ludo Haegen demeura immobile à l'entrée de sa grotte, attendant son moment de gloire. La reine des Dracos possédait une grande force physique quand elle se changeait en dragon, mais sous son apparence humaine, elle se fatiguait rapidement. Au bout d'une heure, sa colère s'estompa suffisamment pour permettre au jeune Neterou de l'approcher. — Je sais comment le piéger, Majesté, déclara-t-il, sûr de lui. — Pourquoi ne l'as-tu pas fait avant qu'il n'assassine mon frère ? cria-t-elle, meurtrie. — Il fallait que je vérifie les informations que j'ai reçues. — Parle, ou tu perdras ta tête. — Le Naga a une petite amie à Toronto. Beaucoup de vos sujets les ont vus ensemble. Si j'arrivais à la capturer, je suis certain qu'il se porterait à son secours. Perfidia demeura silencieuse un long moment, en réfléchissant à ce plan. Ludo avait raison : un appât attirerait le traqueur jusque dans son antre… — Trouve-la et ramène-la-moi. — J'ai besoin de votre autorisation pour utiliser des ressources supplémentaires. La reine serpent retira une magnifique bague d'un de ses doigts et la lança à son serviteur. Il écarquilla les yeux en reconnaissant l'énorme rubis au fond duquel se dessinait un «